Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa http ://www.archive.org/details/lacritiquedudar00Onovi l us TL ji Copie a ïfe Le | ln hs 4 Ù 1 F 4 ci " VIT HN BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE LA CRITIQUE DU DARWINISME SOCIAL PARIS FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR LIBRAIRIES FÉLIX ALCAN ET GUILLAUMIN RÉUNIES 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108 1910 PAR J. NOVICOW + - = 2 DL th LA CRITIQUE DU DARWINISME SOCIAL A DU MEME AUTEUR Le problème de la misère et les phénomènes économiques naturels. Paris, Félix ALcax, 1908, 1 vol. in-8 de la Collection. Economistes el publicistes contemporains. RE ON RE DE her de RO ER EL La Justice et l'expansion de la Vie. Dssai sur bonheur des sociétés hu- maines. Paris, Félix ALcax, 1905, 4 vol. in-8 de la RAÉROEUT de Philo- sophie contemporaine. . . . - : rate te TMD) La Politique internationale. Paris, Félix ALCAN, 1886, 1 vol. in-8 7 fr. » Les Luttes entre sociétés humaines et leurs phases successives. 3° édi- tion. Paris, Félix ALcan, 1904, 1 vol. in-8 de la Ne de Philoso- phie contemporaine . . . . . . 2 2 eee A D FITE Les Gaspillages des sociétés D dO EE 2e édition. Pr Félix ALCAN, 1899, 1 vol. in-8 de la Bibliothèque de Philosophie contemporaine. 5 fr. » La question de l'Alsace-Lorraine. Paris, Félix ALcan, 4895. . . A fr. » L’Avenir de la race blanche. 2e édition. Paris, Félix ALcan, 1902. 1 vol. in-12 de la Bibliothèque de Philosophie contemporaine … . . . . 2 fr. 50 Une définition de l’Art. Paris. PLON. 1882, brochure. Le Protectionnisme. Saint-Pétersbourg, 1890, 1 vol. in-S (en russe). La guerre et ses prétendus bienfais. Paris, Armand Cou, 1894, 1 vol. in-12. Essai de notation sociologique. Paris, Grarp et. Brière, 1897, 1 vol. in-8 de la Bibliothèque sociologique internationale. La federazione europea. Milan, Verri, 1893. Conscience et volonté sociales. Paris, Grarp et Brière, 4897, 4 vol. in-8 de la Bibliothèque sociologique internationale. La théorie organique des sociétes. l’aris, Grarp et Brière, 1899, 1 vol. in-8. Les assimilations nationales. Odessa, 1899, brochure (en russe). Der ewige Krieg. Berlin, Deurscaes VerLaAGsHaUs, Vira, 1899, brochure. La fédération de FD 2 édition. Paris, F. ALcaN, 1901, 1 vol. in 127 LIL SPEARS 100 La Missione del Italia. 3° titi Milan, Has 1903. 1 vol. in-12. L'affranchissement de la Femme. Paris, Félix ALzLcan, 1903, 41 vol. 10-12 AMEL SC Te : RE à à à cs LS) L'expansion de la ao ao Par RER Coux. 1903, 4 vol. in-12. La possibilité du bonheur. Paris, Graro et Brière, 1904, 4 vol. in-12 de la Bibliolhèque pacifiste contemporaine. EVREUX. IMPRIMERIE CH. HÉRISSEY, PAUL HÉRISSEY, SUCC' LA CRITIQUE | DARWINISME SOCIAL FÉLIX ABCAN: ÉDITEUR LIBRAIRIES FÉLIX ALCAN ET GUILLAUMIN RÉUNIES 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108 1910 Tous droits de traduction et de reproduction réservés. LIVRE PREMIER ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE Novicow, — Darwinsme. 1 CHAPITRE PREMIER DÉFINITION DU DARWINISME SOCIAL Le darwinisme social peut être défini : la doctrine qui considère l’homicide collectif comme la cause des progrès du genre humain. Cette définition semblera paradoxale. Je vais montrer tout à l'heure, par de nombreux exem- ples, qu'elle est parfaitement exacte. Je commence par citer des gens du métier, des sociolo- gues. « Nous devons reconnaître, dit Herbert Spencer!, que la lutte pour l'existence entre les sociétés a été l’ins- trument de leur évolution. Ni la consolidation et la recon- solidation des petits groupes en un groupe plus grand, ni l’organisation des groupes composés et doublement composés, ni le développement concomitant des facteurs d'une existence plus large et plus élevée que produit la eivi- lisation, n'auraient été possibles sans les guerres de tribu à tribu et plus tard de nation à nation. Ce qui est le point de départ de la coopération sociale, c’est l’action combinée pour l'attaque et la défense ; c’est de ce genre de coopé- ration que tous les autres proviennent. Sans doule il est impossible de légitimer les horreurs causées par eet anta- gonisme universel qui, débutant par les guerres chroni- ques de petites troupes, il y a dix mille ans, a fini par les grandes batailles de grandes nations ; il faut recon- naître que, sans ces horreurs, le monde ne serait encore habité que par des hommes de type faible, cherchant un 1. Principes de Sociologie, trad. E. Cazelles. Paris, F. Alcan, 1883, t. I p. 327. + ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE abri dans les cavernes et vivant d'une nourriture gros- sière.. La lutte intersociale pour l'existence... a été une condition indispensable de l’évolution des sociétés... Nous reconnaissons que nous sommes redevables à la guerre de la formation des grandes sociétés et du développement de leurs appareils. » Il est évident que si le monde était encore habité par des hommes cherchant un abri dans les cavernes et s'il ne s'élait jamais formé de grandes sociétés, il n'y aurait pas eu de progrès dans le genre humain. Donc le progrès, selon Herbert Spencer, provient de la guerre, c’est-à-dire de l’homicide collectif. Personne ne pourra contester que guerre et homicide collectif ne soient des termes synonymes. Que se passe- t-il à la guerre? Les combattants des deux armées se met- tent en présence. Ils commencent à se tuer les uns Îles autres à coups d'épée, à coups de fusil ou à coups de canon. Une bataille est une série d’homicides, s’accom- plissant dans le même lieu et dans le même temps, donc un assassinat collectif. Le fait que les deux adversaires peuvent avoir des chances égales et s’attaquent loyalement ne change rien à la nature de l’action. Dans un duel individuel, la lutte peut s'accomplir aussi, non seulement avec une complète loyauté, mais même avec une grande courtoisie. Cela n'empêche pas que, lorsqu'un adversaire ou tous les deux perdent la vie, le duel ne soit, en fait, un homicide. A la guerre, d’ailleurs, on ne se croit nullement obligé de combattre à armes loyales. Les surprises et les ruses son! pratiquées constamment. Je continue mes cilalions et, après un Anglais, je passe à un Américain. Voici comment s'exprime M. Lester Ward, professeur de sociologie à la Brown University de Providence. « De même que l’évolution organique com- mença avec la phase métazoaire, l’évolution sociale com- mença avec la phase métasociale. De mème que la phase métazoaire fut produite par l'union de plusieurs ou d'ur nas donnes DÉFINITION DU DARWINISME SOCIAL bi) grand nombre d'organismes unicellulaires en un orga- nisme pluricellulaire, de même la phase métasociale fut produite par l'union de deux ou de plusieurs hordes ou clans en un groupe plus complexe de clans et de hordes amalgamés... Les groupes qui se rapprochaient de cette facon pouvaient être et étaient généralement tout à fait inconnus les uns aux autres. Les empiétements mutuels de ces groupes produisaient l'hostilité. La guerre en résultait, et l’un des groupes devait nécessairement se montrer supérieur à l’autre dans le combat. Le premier pas dans l’ensemble des processus sociaux est la conquête d’une race par une autre... Le plus grand nombre des vaincus étaient réduits à l’esclavage... Les esclaves furent soumis au labeur forcé, et le travail, dans le sens écono- mique de ce mot, commença à partir de ce moment. La réduction des producteurs à l’état d'esclaves et le travail forcé qui leur fut imposé furent l’unique voie par laquelle l'humanité put apprendre à travailler. Par conséquent, le système entier de la production industrielle tire son ori- gine de la conquête *. » Tout le monde comprend que le genre humain n'aurait pu réaliser aucun progrès sans passer de l’état présocial à l’état métasocial et sans développer le travail industriel, Si ces faits sont dus à la seule conquête, c’est-à-dire à la guerre, il faut conclure avec M. Ward que, sans l’homi- cide collectif, la civilisation eût été à jamais impossible. Non moins affirmatif que M. Ward est un autre socio= logue, allemand cette fois, G. Ratzenhofer. « La formation de l'État, dit-il?, ne résulte pas du jeu des libres intérêts, comme la formation de la horde, de la tribu, des partis et des associations quelconques ; non, il provient d'intérêts antagonistes et, par suite, il est une organisation coerci- tive... Toute évolution est la résultante de la concurrence, mais, pour ce qui est de l’État, la violence est l'agent l. American Journal of Sociology (publié à Chicago), mars 1905, p. 593. 2. Die sociologische Erkentniss. Leipzig, Brockhaus, 1898, pp. 233 et 234. 6 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE même qui le crée. Que cette violence suive la voie de la nécessité sociale, qu’elle agisse véritablement en vue des intérêts naturels, tel est le criterium auquel on peut juger que l'État réalise sa mission dans la vie sociale. Toutes les fois que l'on s’écarte de cette conception fondamentale de l'État, toutes les fois qu’on admet l'opinion que l'État peut provenir d’un simple effet de la civilisation, d’un accord pacifique ou de toute autre combinaison de ce genre, on entre en contradiction avec les enseignements de la sociologie et on aboutit à des expériences politiques se terminant de la facon la plus lamentable. » Évidemment aucun progrès du genre humain n'est imaginable sans la formation de l'État. La formation de l'État est impossible sans la violence, c’est-à-dire sans la guerre, au dire de Ratzenhofer ; donc, encore ici, l'homi- cide collectif est la cause des progrès du genre humain. Des gens du métier, passons aux philosophes et, de PAI- lemagne, à la France. « Si la sottise, la négligence, la paresse, l'imprévoyance des États n'avaient pour consé- q uence de les faire battre, dit E. Renan’, il est difficile de dire à quel degré d'abaissement pourrait descendre l'espèce humaine. La guerre est, de la sorte, une des conditions du progrès, le coup de fouet qui empêche un pays de s’en- dormir, en forçant la médiocrité satisfaite d'elle-même à sortir de son apathie. L’homme n'est soutenu que par l'effort et la lutte. Le jour où l'humanité deviendrait un grand empire romain pacifié et n'ayant plus d'ennemis extérieurs, serait le jour où la moralité et l'intelligence courraient les plus grands dangers. » Sans morale et sans intelligence, l’homme ne pourrait faire aucun progrès. Sans la guerre, l'intelligence et la moralité disparaîtraient, au dire de Renan. Ici, de nouveau, Ja conclusion s'impose : l'homicide collectif est la cause des progrès du genre humain. 4. La Réforme intellectuelle et morale. Paris, M. Lévy, 1874, p. 111. Lien DÉFINITION DU DARWINISME SOCIAL 1 Peu de temps après qu'Ernest Renan écrivait le passage cité, le maréchal de Moltke adressait à M. Bluntschli une lettre restée célèbre. « La paix perpétuelle est un rêve, y disait le maréchal, el pas même un beau rêve. La guerre est un élément de l'ordre du monde établi par Dieu. Les plus nobles vertus de l’homme s’y développent... Sans la guerre, le monde croupirait et se perdrait dans le matéria- lisme. » On le voit, c’est exactement la même idée que chez Renan. Le célèbre siratégiste ne dit pas que la guerre soit un élément du désordre établi par Dieu, mais de l’ordre. Or, l’ordre mène au progrès. D'autre part, si le monde croupissait ou se perdait dans le matérialisme, il n'avancerail pas, mais reculerait. Aussi impérieusement donc que pour Renan, la conclusion s'impose, toujours la même : sans l’homicide collectif, pas de progrès dans le genre humain. Je pourrais multiplier ces citations par milliers. Je me borne à celles que je viens de faire pour ne pas fatiguer le lecteur. Toutes d’ailleurs répéteraient le mème refrain. L'idée que la guerre a été la cause des progrès de notre espèce règne presque universellement dans le grand public, Bien limité est le nombre des personnes qui ne la parta- gent pas. Et les personnes qui en sont imbues se trouvent aux premiers rangs de la hiérarchie sociale, parmi celles qui ont le plus d'influence politique. Tous les esprits qui se prélendent pratiques et réalistes, qui ne veulent pas donner dans le ridicule de l'idéologie, affirment catégori- quement que l’homicide sert le progrès. Celte idée, de plus, est très vieille. Elle a été exprimée, dès le vr° siècle avant notre ère, par Héraclite : rokeuos ratio raycw, a dit le fameux philosophe d'Éphèse. Depuis, cette phrase a été répétée sous mille formes et sur tous les tons. Après la diffusion des théories darwiniennes, elle a acquis un nou- veau regain de popularité. A notre époque, affirmer que la lutte est la vie, que la concurrence est la source de toutes les améliorations sociales, bref, que sans la force té RP PE NT SEE CRETE FLO Ne DR ETS 8 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE brutale et l'homicide il n’y aurait pas eu de civilisation, est devenu presque formuler un truisme, et c'est ce pré- tendu truisme qui s'appelle le darwinisme social. On pourra demander, peut-être, si ce nom n’est pas un peu abusif. Sans doute, Charles Darwin n’est nullement responsable des conséquences tirées de théories qu'il avait nettement confinées dans le domaine biologique. Mais, comme le nom de Darwin est universellement associé à l'idée du perfectionnement des espèces par la lutte pour l'existence, le mot de darwinisme est très exactement applicable à la théorie qui voit dans l'homicide collectif la cause des progrès du genre humain. CHAPITRE IT, CAUSES DES SUCCÈS DU DARWINISME SOCIAL La doctrine darwinienne, éclose il y a un demi-siècle, s’est répandue rapidement dans le monde entier. Dès son apparition, elle a servi à expliquer presque tous les phéno- mènes naturels, depuis la formation des nébuleuses célestes jusqu'aux variations des genres littéraires. Dans ces cinquante années, l’ensemble des sciences, à commen- cer par l'astronomie pour terminer par la sociologie, a été profondément imprégné de darwinisme. D'où vient l’immense succès de cetle doctrine? De ce qu'elle répondaitégalement aux aspirations Les plus nobles et aux aspirations les plus basses de l'âme humaine. Elle satisfaisait et les conservateurs, épris de la force brutale, et les libéraux, épris de l’idée de justice, et les libres pen- seurs positivistes et monistes, et les croyants idéalistes et dualistes ; Ernest Hæckel etle maréchal de Moltke se préva- lurent, tous les deux, de Darwin. Puisqu'il plaisait aux esprits ayant les aspirations les plus diamétralement oppo- sées, on comprend que le darwinisme ait eu un succès énorme et très rapide. « Il n’est pas démontré que la transformation des êtres se fasse par la sélection, dit le D° G. Le Bon’, et il devient probable que les caractères spécifiques sont acquis autre- ment que par de petites accumulations héréditaires. Mais tout cela importe peu. Le monde soulevé par Darwin est 1, Revue scientifique du 8 février 1908, p. 172. . 10 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE resté soulevé. La possibilité du transformisme par des moyens nalurels reste établie, la théorie des créations suc- cessives des êtres fut ruinée pour toujours et la pensée des savants a profondément évolué. » Le triomphe du darwinisme marque l'affranchissement de l'esprit humain des liens de la théologie. Par suite, il est un des événements les plus importants de l'histoire de notre espèce. Le surnaturel, chassé successivement de toutes les sciences physiques, avait trouvé son dernier refuge, qu'on croyait inexpugnable, dans les domaines de la biologie et de la psychologie. Il n'était possible d'expliquer les phé- nomènes de la vie et de la pensée, affirmait-on, que par ._l’existence dans la nature d’un principe conscient tendant vers un but déterminé. La vie et la pensée prouvaient l'existence de Dieu et la vérité de la philosophie dualiste. La théorie darwinienne fit écrouler tout cet édifice construit patiemment pendant de longs siècles. Puisque les espèces se transformaient par des moyens naturels, tout miracle était rendu inutile, aussi bien dans le domaine de la biologie que dans celui de la psychologie. La nature ren- trait dans une grandiose et magnifique unité. L'ordre immuable remplaçait dans l'univers les caprices de la divinité. L'homme relevait la tête ; il se sentait le maître du monde ; il voyait que des horizons infinis s’ouvraient devant ses yeux et qu'aucune autorité ne pouvait désor- mais l’arrêler dans ses conquêtes. Le darwinisme appor- tant la libération définitive de l'esprit humain, on peut comprendre avec quel enthousiasme il fut accueilli par les penseurs imbus des véritables tendances scientifiques, par lous ceux qui s'étaient complètement affranchis des tradilions surannées, des routines anciennes et de l’igno- rance d'un passé barbare. « L'apparition de l'Origine des espèces de Darwin, en 1859, dit M. H. Lichtenberger', sembla donner le coup de grâce à la thèse spiritualiste. » 1. L'Allemagne moderne et son évolution. Paris, 1907, p. 293. Ur] Hit”. « LORS CT.e Ye : AT A. " 7, “, C r# SM 4 CAUSES DES SUCCÈS DU DARWINISME SOCIAL 11 Une autre circonstance souleva également un grand enthousiasme en faveur du darwinisme chez tous les esprits éclairés. Il propageait l’idée de la survivance des plus aptes, du triomphe des meilleurs. Cétait affirmer que la nature pratique une justice incorruptible, que l’idée de justice se trouve déjà dans le domaine biologique. Cette opinion rencontra une faveur extrême, car l'homme a une soif inextinguible de justice. Et c’est naturel, 11 ne peut pas en être autrement, car la justice, c'est la vie ; l'injustice, la mort. Tels sont les éléments qui assurèrent au darwinisme la faveur des esprits les plus éclairés et les plus libéraux de notre époque. Passons maintenant au camp adverse. Le darwinisme est allé au devant des instincts archaï- ques de brutalité, si profondément ancrés dans les cerveaux des traditionnalistes, des routiniers et des ignorants qui formentencore, hélas, l'immense majorité dwgenre humain. Lorsque les théories darwiniennes furent mises à la mode, le maréchal de Moltke put écrire avec un semblant de fon- dement scientifique que la guerre {c’est-à-dire lhomicide collectif) « était conforme à l’ordre des choses établi par Dieu », car « ordre établi par Dieu » correspondait parfai- tement à l'expression de « lois de la nature » dont se ser- vaient les positivistes et les darwiniens. Tous les brutaux, tous les violents s'emparèrent du dar- winisme avec enthousjasme. Il leur permit d'élever les instincts les plus bas du banditisme à la hauteur d’une loi universelle de la nature. Puisque les plus faibles doi- . vent nécessairement périr dans la lulle pour l'existence, puisque lelest le principeimmuable du monde vivant, alors le « væ victis » était tout ce qu’on peut imaginer de plus rationnel et de plus légitime. « Bismarck, dit M. H. Lichten- berger ‘, a eu à un rare degré l'amour de la force, la joie Op, pi ras: NÉ PERRET", CUT 12 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE d'exercer et d'épanouir sa force et celle de son peuple. Il a constamment misen pratique cette conception « agonale » de l'existence sans remords et sans scrupules, sans misé- ricorde pour les faibles etsans générosité pour les vaincus. » On comprend combien les idées darwiniennes devaient être sympathiques à un pareil esprit. Il y trouvait la jus- tification complète de ses tendances, une sanction supé- rieure, sil est possible de s'exprimer de la sorte. Aussi sa politique fut-elle basée sur le darwinisme, et il considéra toujours que la force prime le droit. Bismarck fit école, M. Chamberlain en Angleterre, les impérialistes, aux États- Uniset ailleurs, proclamèrenten toute circonstance, comme Le terrible chancelier de fer, que la force seule était noble, belle et respectable. Le banditisme fut élevé sur un superbe piédestal par les souverains, les ministres et les hommes d'État aux instincts conquérants . Au banditisme d'en haut réponditimmédiatement le ban- ditisme d'en bas. Karl Marx fut le complément de Bismarck. Il proclama que la lutte des classes était le fondement même de la vie sociale et que cet antagonisme invétéré el irréductible devait résoudre le problème de la misère. Au socialisme sentimental, Marx prétendit substiluer le socia- lisme scientifique, et il s'appuya précisément sur le darwi- nisme pour démontrer que la lutte des classes était une loi de la nature. Il la présenta comme un cas particulier, comme la forme économique d'un phénomène universel. Marx eut autant de disciples que Bismarck. Tous ceux qui, de nos jours, prèchent les méthodes révolutionnaires vio- lentes et attendent le «grand soir », comme les Juifs atten- daient le Messie, tous ces individus sont imprégnés de darwinisme social. Les événements de la seconde moitié du xx siècle contri- buèrent également à augmenter la vogue du darwinisme. Sous ce rapport, la première place appartient à la guerre de 1870. Pour les Allemands, rien de plus explicable. Enivrés 0 CAUSES DES SUCCÈS DU DARWINISME SOCIAL 13 par leurs fulgurantes victoires, ils furent amenés à l'ado- ration de la force brutale. Ils déclarèrent hautement qu’elle primait le droit, trouvèrent tout naturel qu'elle menât le monde, prétendirent que les vaincus n'avaient pas lieu de protester et assurèrent qu'ils devaient simplement se soumettre à leur sort. Mais, si paradoxal que cela puisse paraitre, la guerre de 1870 augmenta aussi la popularité-du darwinisme en France ! I semblerait que ce pays, ayant subi une viola- tion flagrante de ses droits, dût trouver la force abjecte et le droit admirable. Et pourtant il n'en fut pas ainsi. Comment expliquer cette apparente contradiction ? Elle tient à des causes très complexes, qu'on peut cependant démèêler sans trop de peine. Aprèsles défaites de 1870, l'esprit public français aurait pu suivre deux directions différentes. Les Français auraient pu dire: « Nous avons subi une injustice odieuse. I] faut donc fairetoutce quiesten notre pouvoir pour que des atten- tats internationaux de ce genre ne puissent pas se répéter. Il faut tâcher de supprimer l'injustice, en d’autres termes, travailler à l'union internationale. La force est abjecte, le droit seul estbeau. À basla force, vive le droit ! » Mais une autre conclusion était aussi possible : « La puissance mili- taire des Prussiens nous a infligé les humiliations les plus dures et les tourments les plus cruels. Si la force avait été de notre côté, c'est nous qui aurions goûté lesivresses du triomphe,etcesontles Prussiens qui auraient éprouvé les amertumes de la défaite. Rien n'est plus utile que la puissance. À bas le droit, et vive la force! » Depuis des siècles, la France avait été une nation formidable, bel- liqueuse, fière, grisée de succès. Deux fois elle avait exercé une hégémonie incontestée en Europe : sous Louis XIV et sous Napoléon; la Frante avait usé et abusé de la force. Elle ne put se consoler de l'avoir perdue. Quand il fallut bien s’y résigner, la force lui parut plus belle et plus enviable que jamais. Elle l’adora avec un redouble- 14 ERREURS DE L ORDRE BIOLOGIQUE . ment de ferveur. De là le suceès du darwinisme social en France et le mépris dans lequel tombèrent « l’idéa- lisme » et « l’idéologisme », c’est-à-dire la politique du droit. Mêmes circonstances en Îtalie. Quand, à l’époque du Risorgimento, les différents États de ce pays formèrent enfin une nation, elle subit, coup sur coup, l’amertume de la défaite, d'abord à Custozza, puis à Lissa. Dans leur période d’effervescence juvénile, si l’on peut s'exprimer ainsi, les Italiens avaient un äpre désir de se faire une place égale à celle des autres puissances de l'Europe. N'ayant pu l’ob- tenir, ils en éprouvèrent un amer regret, et la possession de la force leur parut, à eux aussi, constituer le comble de la félicité humaine. Ils sentaient que la victoire les auraitexaltés autant que la défaite venait deles décourager. Ils comprenaient qu'avec une ou deux brillantes batailles ils auraient occupé immédiatement une situation au pre- mier rang. Ils furent frustrés de celte joie profonde et se virent condamnés à la modestie. Tout cela donna un pres- tige extraordinaire à la force et favorisa la popularité des doctrines darwiniennes. Les Italiens venaient d’inaugurer une ère nouvelle dans l’histoire du monde : la formation d'un grand État, non par des massacres sur les champs de bataille, mais par des plébiscites unamines de citoyens. Les Italiens avaient la gloire magnifique d'être la première nation fondée par le droit. Ils attribuèrent à ce fait une médiocre importance. Ils auraient préféré de beaucoup une victoire sur des soldats en chair et en os à la plus belle des victoires dans le domaine de l'idée. Or, toute exallation de la force brutale servait les doctrines darwi- niennes. Les autres nations de l'Europe furent naturellement influencées par le courant d'idées qui s'établit en France, en Allemagne et en Italie. L'Angleterre était le berceau du darwinisme. Elle lui fut naturellement très sympathique, d'autant plus que l'Angleterre avait un immense empire PNR VA colonial fondé sur la foie œt, en Partie encore, souteau par R : elle. ‘4 Telles furent, en Europe, dans la re moitié du xx siècle, les circonstances qui augmentèrent le prestige de la force, et, par contre- coup, la De des doctrines darwiniennes. CHAPITRE III CONSIDÉRATIONS BIOLOGIQUES Malgré son immense succès, le darwinisme social n'en est pas moins une théorie complètement fausse. Elle contient des erreurs tellement nombreuses qu'on en est pour ainsi dire écrasé. Il est impossible de les signaler toutes; il faut faire un triage et parler seulement des plus importantes. Les erreurs du darwinisme social sont tellement grossières qu'on se demande avec éton- nement comment elles ont pu durer si longtemps, non seulement chez les sociologues de profession, mais même chez les gens éclairés. La faveur dont a joui cette énorme mystificalion qui s'appelle le darwinisme social montre d’une façon frappante le peu d'avancement de la sociologie et la formidable puissance des routines ancien- nes, nourries par l'esprit traditionnaliste. Le lecteur pense bien que, si je combats le darwinisme social, ce n'est pas au nom des principes religieux ou aristocratiques. Au contraire, je le combats uniquement au nom des principes de la libre pensée, du progrès et de la démocratie. Mon opposition contre le darwinisme ne signilie en aucune façon que je rejette l'idée du transfor- misme pour me rallier à la théorie des créations miracu- leuses. Non, loute ma critique tend seulement à démolir la proposilion que l’homicide collectif est la cause des progrès du genre humain. Et ce n'est ni au nom du déis- me. ni au nom de l’idéalisme ou de l’humanitarisme que je pars en campagne: c'est uniquement au nom de la _CONSIDÉRATIONS BIOLOGIQUES 17 vérité. Le savant, digne de ce nom, ne se préoccupe ni de sentiment, ni de bienfaisance : il cherche à exposer les faits tels qu'ils sont. C'est à cela que se réduit sa tâche. Mais il faut bien le dire: vérité et bienfaisance sont des termes identiques. Si l’homme savait toute la vérité, il serait dieu. Alors il ne connaîtrait pas la souf- france. L'homme ne saura jamais toute la vérité, il ne sera jamais dieu; mais, toujours, la somme de son bon- heur sera en raison directe de la somme de vérité qu'il pourra connaître. Chercher la vérité et seulement la vérité, c’est réaliser l’humanitarisme par l'unique pro- cédé qui soit rationnel, pratique et utile. Cette idée peut être présentée à un autre point de vue. L'homme agit conformément à ce qui lui parait ètre son intérêt. Or, si ce qui lui parait son intérêt était toujours son intérêt rée/, l'homme ne se tromperait jamais. Alors il atteindrait immédiatement le maximum de bon- heur réalisable sur la terre. Maintenant, comme l’humani- tarisme n’est autre chose que le désir de procurer la plus grande somme possible de félicité à l’ensemble de notre espèce, l’humanitarisme et l'exposition de la vérité se ramènent à des notions identiques. Pour faire voir le peu de créance que le darwinisme mérite sur le terrain sociologique, je vais tâcher de prou- ver, par quelques courtes remarques, qu'il ne soutient pas toujours la critique sur son propre terrain, celui de la biologie. Les espèces se transforment assurément, mais pas par les mécanismes qu'indique Darwin. | Considérons d’abord la théorie des variations lentes, On a essayé d'expliquer le cou de la girafe en disant qu'il provient de l'accumulation héréditaire de petits allon- gements. Les girafes ayant le cou le plus long ont trouvé plus facilement de la nourriture. Elles ont survécu; elles ont laissé des descendants. Les girafes au cou plus court Novicow. — Darwinisme, 2 18 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE n'ont pas laissé de descendants. De là, après une suite de siècles, l'allongement du cou qui caractérise cette espèce. Ces explications ne soutiennent pas la critique, et les objections se présentent en foule à l'esprit pour les com- battre. D'abord, pourquoi, à un certain moment, les ancètres de la girafe ont-ils voulu se nourrir de feuilles d'arbres à ramures plus ou moins élevées? Pourquoi n'ont-ils pas voulu manger de l'herbe, comme mille autres espèces herbivores, ou des pousses basses? Ce qui a induit: la girafe à préférer les feuilles des arbres n’était pas une nécessilé, puisque les girafes auraient pu toujours choi- sir, comme habitat, des pays où il y avait de l'herbe ou des arbustes. Mais passons. Admettons que la girafe ait été forcée par la lutte pour l'existence à se nourrir de feuilles poussant à une hauteur plus ou moins considé- rable. Il est évident qu'un accroissement de cou de deux ou trois centimètres n'assurait pas à une girafe plus d'avantages qu'à une autre. Les feuilles des arbres ne sont pas à un niveau uniforme que l’on ne peut atteindre que lorsqu'on à un cou d’une longueur mathématique- ment précise. Les feuilles setrouvent à des hauteurs très diverses, et quelques centimètres de plus ou de moins ne jouent aucun rôle. Faisons, cependant, encore cette concession. Une girafe, ayantun cou plus long de trois centimètres, à eu un avan- tage dans la lutte pour l'existence et a survécu. Sa voi- sine, ayant un cou tle trois centimètres plus court, à suc- combé. Certes, si l’on pouvait affirmer qu'une girafe a eu, soudain, un cou d’un mètre plus long que sa voisine, cette différence aurait pu avoir des conséquences sur sa vie. Mais une variation soudaine d'un mètre entier ne serait pas une variation lente. Voilà donc la girafe avec un cou plus long de trois centimètres. Elle a une supériorilé ; elle survit. Mais en- core-faut-il qu'elle transmette cet avantage à ses descen- CONSIDÉRATIONS BIOLOGIQUES -49 dants. Il faut donc que l’accouplement se fasse entre deux girafes offrant le même caractère. Or, comment un carac- tère si peu apparent sera-t-il reconnu? La sélection sexuelle, dit Darwin, a produit le magnifique plumage de certains oiseaux, Admettons-le. Mais la paonne voit les belles plumes du paon. Une girafe, mâle ou femelle, peut- elle être assez perspicace pour distinguer, dans l'autre sexe, une différence de cou de quelques centimètres ? Et, s'ils : ne distinguent pas cette différence de longueur, comment deux animaux peuvent-ils se rechercher à cause d’elle? Or, s'ils ne se recherchent pas à cause de cette différence, les accouplements entre girafes au cou long et girafes au cou court doivent être aussi fréquents que les accouple- ments entre girafes au cou long. Mais même si, par un hasard extraordinaire, toutes les girafes au cou long s'ac- couplaient entre elles‘, rien ne prouve qu'elles devaient nécessairement transmettre celte particularité à leurs descendants. L'expérience quotidienne montre que d’une femme de haute taille et d’un homme de haute taille peut naître un individu de taille moyenne et même de petite taille. L'hérédité est un phénomène des plus mys- térieux. Nous ignorons absolument dans quel cadre elle est enfermée. Nous ne savons pas quels caractères secon- daires se transmettent aux descendants et quels autres ne se transmettent pas. Les naturalistes sont même divi- sés sur la question de savoir si les caractères acquis sont héréditaires. Peut-on donc affirmer que cette variation de cou de quelques centimètres élait précisément une par- ticularité qui devait se transmettre aux descendants ? Or, si ce n'est pas le cas, toute la théorie croule par la base : le long cou de la girafe ne vient pas de l'accumulation de petites différences, transmises par hérédité et procurant des avantages dans la lutte pour l'existence ; done, ce 1. On comprend que l'union de deux individus humains de haute taille estun cas plus rare que l'union de deux individus de taille plus ou moins différente. Il en est de même pour les animaux. 20 ERREURS DE L’ORDRE BIOLOGIQUE n'est pas la lutte pour l'existence qui a prod la varia- tion des espèces. Cette dernière affirmation acquiert une évidence encore plus grande quand on songe que des centaines de milliers d'espèces vivent simultanément sur la terre. Une bactérie, l'amylobactère, a existé depuis l’origine de la vie sur le globe et elle existe encore. Elle a survécu à d’innombra- bles espèces qui ont apparu successivement dans les cou- ches géologiques et qui ne se retrouvent plus qu'à l'état fossile. Il en est exactement de même de milliers d’autres plantes et animaux. Nous voyons aujourd'hui, autour de nous, des représentants des types les plus primitifs et des types les plus perfectionnés. Dans les mêmes forêts, les conifères cryptogames poussent à côté des arbres à fleurs phanérogames. L’amylobactère a été soumise à la lutte pour l'existence, comme tous les autres êtres vivants : elle n’a pas varié. Les animaux, formant la série entière des ancètres de l’homme, ont aussi lutté pour l'existence: ils ont varié. La même cause produit, dans un cas, la fixité ; dans un autre, la variation. Cela prouve que la lutte pour l'existence n’est pas le facteur unique de la variation. Il existesimulianémentdans la mer des rougets etdes turbots. Les deux espèces sont sorties victorieuses de la lutte pour l'existence puisqu'elles n’ont pas péri. Cependant ces deux espèces ne se ressemblent guère. Preuve qu'il y a beau- coup d'autres causes de variation que la faculté de survi- vre dans la lutte. Si A est une forme plus apte et B une forme moins apte, la survivance des plus aptes signifie que la forme À doit détruire toute la forme B. Mais si la forme À el la forme B vivent simultanément, quoique d’aptitudesditfférentes (l’amphioxusestune forme plus pri- milive que le rouget), on ne peut pas dire que la diffé- rence d aptitudes soit le seul facteur qui a produit la varia- tion. Hugo de Vries, le célèbre Re hollandais, a fait une étude spéciale des mutations brusques qui se produi- CONSIDÉRATIONS BIOLOGIQUES 21 sent dans les plantes. Ainsi l'œnotheria lamarchkiana se «pulvérise en un nombre considérable de formes plus ou moins bien adaptées pour la concurrence vitale ». Or, si plusieurs formes sont également bien adaptées pour la concurrence vitale, comment peut-on dire que celte con- currence est la cause de la variation ? Si la concurrence était l'unique cause de la variation, elle ferait survivre une seule forme, précisément la plus apte. Mais s'il sur- vit plusieurs formes, c'est que, en plus de la concurrence, il y a aussi d’autres causes de variation que nous ne con- naissOns pas. Les explications de Darwin ne sont donc pas satisfai- santes. Les espèces ne varient pas par la seule nécessité de s'adapter au milieu, puisque plusieurs espèces diffé- rentes sont simultanément adaptées au même milieu. La variation doit provenir d’un ensemble énorme de cir- constances et non d’une seule. À proprement parler, cha- que individu, vivant actuellement sur le globe, est la résultante de l’ensemble des circonstances traversées par tous ses ancêtres. On peut donner à cet ensemble de cir-, constances le nom de znilieu. Mais le terme est bien im- propre. Le mot milieu implique une représentation plus ou moins statique, qui est fausse. « L'ensemble des cir- constances traversées par la série des ancêtres » est, au contraire, une conception dynamique, beaucoup plus juste. Mais, sitôt qu’on admet ce point de vue, plus con- forme à la réalité des choses, toute la théorie de la survi- vance des plus aptes est ruinée immédiatement. Voici deux jeunes pousses qui sortent de terre : celle d'un frêne et celle d’un chène. Une chèvre passe, par hasard, et mange la pousse du frène. Elle épargne la pousse du chêne, qui devient un grand arbre. Les darwi- niens, en présence de faits de ce genre, disent que, si le chène à survécu, c’est qu'il était mieux armé pour la lutte ou, en d’autres termes, qu'il était plus apte. Or, il est évident que toutes ces affirmalions ne soutiennent pas D 2. né FA. Le ss . + # de) f. e 4 1 L 4 4 d \ 22 ERREURS DE L ORDRE BIOLOGIQUE la critique, dans ce cas particulier. Si le chône a survécu, et non le frêne, cela ne provient nullement des mérites intrinsèques de l’une ou de l’autre plante, mais simplement de circonstances extérieures et fortuites. Si l’on géné- ralise le cas, si, en place d'une pousse individuelle, on met une espèce entière, on arrive à la mème conclu- sion. La morphologie actuelle de chaque espèce est la résultante de millions de facteurs externes purement acci- dentels. La théorie darwinienne aboutit immédiatement à faire de la férocité la condition pour ainsi dire unique de la vie et de l’évolution. En effet, ceux seuls, parmi les êtres, survivent qui savent le mieux tuer. Quand deux plantes se disputent un terrain, celle des deux qui peut évincer sa rivale survit: l'autre meurt. Or, évincer veut dire tuer. Donc, l'être supérieur est celui qui sait le mieux tuer. Cette idée a été immédiatement transportée du domaine biologique dans le domaine social et elle a produit l’affir- mation de la primauté de la force sur le droit et la théorie du surhomme de Nietzsche. Mais cette idée est complète- ment fausse, même dans le domaine de la biologie, parce que, ainsi que je viens de le montrer par l'exemple du chêne et du frène, l'être qui survitest celui qui a traversé les hasards les plus heureux et pas toujours celui qui a le plus de mérites, quels qu'ils soient. Ce n'est pas à dire, assurément, qu'une meilleure adap- tation au milieu et la faculté mieux développée de tuer ne soient un avantage dans la lutte pour l'existence. Je veux montrer seulement que ce n’est pas le facteur unique qui a différencié les espèces et qui a poussé leur évolution vers les formes supérieures de la vie. Justement le grand défaut du darwinisme c’est d'avoir des vues si étroites et si unilatérales. Il considère seulement les rapports entre êtres vivants. Il oublie qu'il existe un univers vaste et infini, avec lequel les êtres vivants sont en relation de tous les moments, et qui agit sur les êtres vivants par des mil- : liards de facteurs minimes et imperceptibles. Les facteurs “ Le RATS mn TU OORSONENS PANOTENS, TRES LA 7 ve y s) CONSIDÉRATIONS BIOLOGIQUES in 23 - que nous qualifions le plus souvent du nom de hasard exercent sur la transformation des espèces une action beaucoup plus importante que les êtres animés dont le nombre, relativement à l'ensemble des facteurs du monde physique, est assez petit. J'ai montré, dansle chapitre précédent, que la théorie de la survivance des plus aptes a grandement contribué au succès du darwinisme. Les brutaux y ont trouvé une justifi- cation naturelle du væ victis. Mais, quand on y regarde de plus près, on s’apercoit que la survivance des plus aptes ne résulte nullement de la lutte pour l'existence entre les êtres vivants. On peut soutenir qu'elle résulte plus ou moins de la lutte des êtres contre le milieu physique ; mais cela même n'est pas toujours le cas. En réalité, ce n'est pas le plus apte qui résiste, mais, le plus souvent, le plus heureux. Et d’abord, que signifie le plus apte ? Si l'on considère le terme uniquement au point de vue objectif, on doit dire que le plus apte est simplement le mieux adapté au milieu. Or le mieux adapté peut avoir les formes les plus primitives et les plus frustes. On observe dans la nature que des organismes d’une extrême simplicité sont répandus sur des espaces énormes et ont vécu, sans muta- tions sensibles, depuis les périodes géologiques les plus anciennes. Mais, si nous admettons, objectivement, que les mnerl= leurs sont les mieux adaptés au milieu, à un moment donné, nous ne pouvons plus appliquer ce principe à l’évolution ascendante des espèces. Dans le domaine de la biologie nous ne pouvons pas nous en tenir à des concep- tions quantitatives, mathématiques, qui seules peuvent être complètement objectives, nous sommes obligés de nous guider par des conceptions qualitatives. Or, quand on entre dans le domaine du qualitatif, on tombe inévita- blement dans la subjectivité. Meilleurs sont les êtres que 24 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE nous jugeons meilleurs pour mille raisons, qui nous plaisent davantage. Maintenant, les êtres qui nous plaisent davantage sont ceux qui nous ressemblent le plus ou ceux qui se trouvent pourvus de facultés que nous désirons et que nous n'avons pas. Notre idéal serait de posséder la beauté, la santé, l'omniscience et la vie éternelle. Nous considérerions un. êlre réunissant ces dons (ressemblant beaucoup aux dieux de Olympe grec) comme parfait. C'est précisément parce que l’évolution de la matière vivante, soi-disant sous la pression de la lutte pour l'existence, semble s’acheminer vers la formation d'un être de cegenre, que le darwinisme a eu un si grand succès. Mais est-il vrai que la lutte universelle, sans trêve et sans arrêt, pousse à la créalion d'un. tel être? Qui oserait l’affirmer en présence des millions de faits qui prouvent le contraire ? La lutte entre le microbe de la tuberculose et l’homme est aussi une luite pour l'existence entre deux organismes vivants. Est-ce à dire cependant que, dans celle lutte, le meilleur (à notre point de vue l'homme) emporte toujours? Hélas, on sait bien qu'il n’en est pas ainsi et que, la plupart du temps, ce bacille informe, ce protozoaire arrèlé aux degrés inférieurs de la vie parvient à vaincre un animal aussi extraordinairement complexe et aussi admirablement constitué que l'homme. On peut donner de nombreux exemples de ce genre. Il y a de vastes régions où nous sommes obligés de reculer devant des insectes (fourmis, moustiques), devant des animaux inlimes (rats, serpents), ou devant des animaux puissants (tigres, panthères). Or, que signifie reculer ? Cela signifie que, dans la lutte pour lexistence, ces êtres inférieurs gagnent du terrain el que nous en perdons. En d’autres termes, ces èêlres inférieurs tuent un certain nombre d'hommes déjà existants, et, de plus, empèchent un grand nombre d'autres de voir la lumière du jour. L'équilibre général de la vie peut aussi bien se déplacer en faveur de l'être inférieur que de l'être supérieur. Et il n’en est pas CONSIDÉRATIONS BIOLOGIQUES 25 seulement ainsi pour notre espèce, mais pour toutes les autres. Combien ne voit-on pas de champs envahis par les mauvaises herbes? Dans ce cas, les plantes les plus déli- cates, celles qui, à notre point de vue, sont les plus par- faites, succombent par l’action de celles qui sont les plus grossières. En un mot, nous voyons bien souvent, dans la nature, une épouvantable hécatombe des meilleurs et une survivance énorme des plus mauvais. Si done certains êtres ont pu monter les degrés de l'échelle vitale, s’il a pu s'établir sur la terre une lignée, allant de la monère jusqu’à l'homme, ce n'est pas à la lutte pour l'existence et à la tuerie que cela est seulement dû. La lutte pour l'existence détruit les bons comme les mauvais. Le progrès est dû uniquement à un ensemble de circonstances heureuses, provenant, én majeure partie, du milieu physique. Les êtres se trouvant dans des condi- tions de milieu extérieur plus favorables et ayant traversé des chances plus avantageuses ont avancé vite, les autres ont avancé lentement. Une réflexion peut faire comprendre combien est fausse l’idée que les êtres varient et se perfeclionnent seulement par suite de la lutte pour lexistence. L'homme l’a emporté sur les animaux. Si même il parvenait un jour à détruire tous ceux qu'il lui plait, on ne voit pas pourquoi il devrait alors changer morphologiquement, physiologiquement et psychologiquement. Ainsi la lutte pour l'existence, c'est-à-dire la tuerie, n'explique pas à elle seule la variation des espèces, ni surtout leur perfectionnement. Par conséquent, même sur le terrain biologique, le progrès n’est nullement en fonction de l’intensité de la lutte, puisque cette lutte peut aussi bien amener le triomphe des plus mauvais que le triomphe des meilleurs. De cette facon, le darwinisme perd un des principaux traits qui le rendaient si particuliè- rement précieux aux esprits élevés. Dans la nature, la sur- vivance d’une espèce n'est pas toujours une sentence lie énin e ÉNRCRRE {D : FTP CT 26 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE d'une incorruptible équité. Même dans le domaine de la biologie, le triomphe n'est pas toujours un criterium de supériorité. Avant de terminer ce chapitre, je veux signaler une auire erreur capitale du darwinisme, venant de ce qu’il considère les phénomènes naturels à un point de vue trop étroit et trop unilatéral. | Pour le darwinisme, le pivot général dela vie, la cause principale de son évolution est la douleur. I n’en est nul- lement ainsi. Quand on regarde seulement un côté des choses, on voit toujours faux. Il faut regarder les deux côtés. Le darwinisme considère seulement la douleur, il néglige complètement la jouissance. Cependant, c’est là un phénomène aussi répandu dans la nature que la souf- france. C'est la jouissance qui mène le monde et non la souffrance. Assurément la jouissance peut être considérée comme une absence de souffrance. Mais ce point de vue n’est pas absolument juste. L'animal ressent spécialement et Le fait négalif (absence de souffrance), et le fait positif (présence du plaisir). Mais ce dernier état est ressenti avec beau- coup plus de force, en sorte que l'impulsion positive, l'impulsion de la jouissance pousse à l’action avec plus d'énergie. C'est le désir de la jouissance qui est la cause de tout progrès. Quand un être vivant se trouve dans des conditions de milieu favorables et qu’il n’éprouve aucune souffrance, il semblerait que l'activité devrait cesser. Il n'en est nullement ainsi, cependant, parce que l'être vivant, poussé par la recherche du plaisir, tend constam- ment vers un champ d’activilé nouvelle ‘. 1. Un ami de l'auteur avait un chien qu'il aimait beaucoup. Cette bête était soignée d'une facon admirable. Elle avait tout ce qui pouvait lui être agreable : nourriture, bon gite, etc. On aurait pu croire qu'elle passerait sa vie à dormir. Nullement, elle allait souvent se promener et surtout se complaisait à le faire en voiture. On voyait que les nouveaux spectacles offerts à ses yeux lui faisaient plaisir et l'amusaient. ONS BIOLOGIQUES CONSIDÉRATI Ces considérations ont une grande importance pour ce qui va suivre. Le darwinisme fait de la douleur la reine du monde. Alors il semble que plus on inflige de douleur, plus vite doit marcher le progrès. De là, de nouveau, l’exaltation de la brutalité et de la tuerie. Mais ce point de vue est unilatéral, donc faux. En réalité, la jouissance occupe dans le monde un territoire dont l'étendue n’est en rien inférieure au territoire de la souffrance, si l’on peut s’exprimer de cette facon imagée. La jouissance est même plus puissante, car c'est un moteur constant, tandis que la souffrance est un moteur intermittent. Or, si la douleur n'est pas la reine du monde, il s’ensuil que le progrès n’est pas en raison directe de l’âpreté de la lutte entre les êtres vivants soit d’une même espèce, soit d'espèces diffé- rentes. La jouissance vient surtout de nos rapports avec le milieu physique. J'ai à peine besoin de rappeler qu'un de nos plus grands plaisirs est la contemplation du monde extérieur. Les animaux ressentent ce plaisir comme nous. Cest de [à que vient le charme des voyages . Or, le darwinisme néglige ces faits si importants. Il réduit tout aux rapports entre êtres vivants et, ne consi- dérant la vie que par un seul côté, il est une théorie unilatérale, donc fausse. 1. Voir plus bas, p. 366. CN EE ECS Le cu Se PT EP 0 a CHAPITRE IV MÉCONNAISSANCE DE L'EXISTENCE DE L'UNIVERS Après les quelques observations préliminaires contenues dans les trois chapitres précédents, j'aborde l'examen des phénomènes sociaux. J'ai déjà dit que les erreurs du darwinisme social sont d’une énormité qui remplit de profond étonnement. On va en juger dès le commencement. Chose étrange, en effet, les darwiniens, qui sont hypno- Lisés par le fait de la lutte, qui en font le pivot même de l’évolution vilale, les darwiniens, dis-je, négligent de voir la plus importante de toutes les luttes : celle qui se livre contre le milieu extérieur. Les darwiniens oublient seulement le monde physique ; ils ne s'apercoivent pas de l'existence de l'univers ! Ne voir que les hommes et ne pas voir l'univers, c'est tomber assurément dans la plus grande erreur qui se puisse imaginer. Îl est impossible d'aller plus loin. Or, toutle darwinisme social provient de celte colossale aberration. Les rapporis de l’homme avec le milieu physique sont infiniment plus importants que les rapports de l’homme avec ses semblables. Les rapports de l'homme avec le milieu physique sont constants pour ce qui regarde la température ; iis sont d’une périodicité très fréquente pour ce qui regarde la respiration, d’une périodicité moins fréquente pour ce qui regarde. la nécessilé d'étancher la soil et d’apaiser la faim. Les rapports des hommes entre eux, au contraire, peuvent devenir lrès rares el même ces- MÉCONNAISSANCE DE L'EXISTENCE DE L UNIVERS 29 ser complètement pendant quelque temps sans amener la mort. Alexandre Selkirk (le matelot anglais qui a servi de prototype au Robinson de Daniel de Foë) a vécu quatre ans absolument seul sur son île. [1 n'aurait pas pu vivre quatre minutes sans respirer, quatre Jours sans boire, et quatre semaines sansmanger. De là vient que la lutte contre le milieu physique à infiniment plus d'importance pour l'homme que la lutte contre ses semblables. Voilà ce que les darwiniens oublient complètement, et, je le répète, c'est la plus énorme erreur que puisse commettre notre esprit, puisqu'il n’y a rien de plus incommensurable que l'ensemble de l’univers. Ne pas apercevoir l'infini, c’est aussi se tromper dans une mesure infinie. Comment a-t-on pu arriver à un pareil aveuglement ? Par suite d’une disposition parliculière de notre nature psychique. Les phénomènes qui s’accomplissent sous nos veux, des milliers et des milliers de fois par Jour, passent inaperçus par suite même de leur fréquence. Tel est le mécanisme de notre cerveau. Toute sensation extérieure qui se répète un certain nombre de fois finit par ne plus affecter la conscience. Et, dès qu'un phénomène n'’affecte plus notre conscience, nous déclarons calégoriquement qu'il n'existe pas, tandis que nous aflirmons exister des phénomènes qui peuvent s’accomplir tous les centans, mais qui affectent notre conscience. Quelle singulière science ! Combien ridicule et enfantine! Ce sont, au contraire, les phénomènes se passantà tout moment, constituant la trame de la vie, quiseuls ont une grande importance. Ceux qui se passent rarement ont une importance minime et d'autant plusnéeligeable qu’ils sontplus rares. C'est parsuite de cette particularité psychique de notre être qu’on s'est trompé sur la véritable nature de la lutte pour l'existence. Celle qui s'établit entre l'homme et le milieu est de toutes les secondes, mais, précisément à cause de cela, nous ne la voyons pas. Alors, nous la déclarons inexistante et nous réservons Je nom de lutte aux combats entre les hommes, LS 20 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE qui peuvent se produire à des intervalles très espacés ‘ Critiquant une œuvre précédente de l’auteur, le profes- seur Ferdinand Puglia affirme qu'il n'est pas scientifique de soutenir que la lutte contre les semblables est un cas relativement rare. Cependant si le professeur Puglia avait pensé un instant aux relations entre l'homme et le milieu physique, il aurait vite compris combien ces relations sont plus nombreuses que les relations entre les êtres humains, non seulement au sein de l'État, mais même au sein de la famille. On est allé jusqu'à contester que lesrapports de l’homme et du milieu physique puissent être qualifiés du terme de lutte. «y a là un véritable abus de mots, dit M. E. d’'Eich- thal”. Lutte devrait toujours impliquer l'intention de se nuire l’un à l’autre. Il n'y a pas de lutte entre ou contre corps bruts ; cela devient une simple métaphore. » Dire que les rapports entre l'homme et le milieu physique ne sont pas une lutte et réserver ce terme uniquement aux rapports entre les hommes, c'est négliger de voir les quatre- vingt-dix-neuf centièmes de notre activité. M. d'Eichthal a parfaitement raison de dire que l’action d'un corps inanimé sur un autre corps ne peut être qualifiée du nom de lutte que par métaphore. Mais le rapport entre l’homme et le milieu - physique qui comprend l'ensemble du monde minéral, végélal et animal, est bel et bien une lutte dans le sens littéral du terme. En effet, la lutte n’a nullement pour but unique de nuire à l'adversaire‘, mais de trans- former le milieu selon les convenances de qui l’entre- 4. Il y aura bientôt cent ans, par exemple, qu'il n'y a plus ca de guerre entre la Grande-Bretagne-et la France. 2. Guerre et paix internationales. Paris, 1909, p. 7 3. L'auteur est en contradiction avec lui-même, car il dit un peu plus loin (p. 106) : Le désir de former une fédération internationale « viendra Jui aussi d'un instinct de lutte, mais de lutte, non plus contre des ennemis humains, mais contre les éléments hostiles de la nature ». Ici, on le voit. M. d'Eichthal appelle bel et bien « lutte » une modification du milieu physique n’impliquant nullement l'intention de nuire à quelqu'un. 4. Ce serait de la pure scélératesse et, du reste, une perte de temps complètement inutile. MÉCONNAISSANCE DE L'EXISTENCE DE L'UNIVERS 31 prend. Lorsqu'un individu arrache les chardons d'un champ pour y semer du blé, ce n'est pas en vue de faire tort aux chardons, mais en vue d’avoir du pain. Si l'effort fait par l'homme pour modifier le milieu n’est pas une lutte, de quel terme faut-il le qualifier ? Et c'est précisé- ment le darwinisme social qui, nous ayant habitués à con- sidérer l'homicide collectif comme la source de Ja eivili- sation, nous détourne de la vérité, à savoir que la, lutte contre le monde extérieur est l’œuvre la plus importante qui occupe notre espèce et toutes les autres. Le darwinisme social semble couper la nature en deux tranches. Il rejette le monde physique dans l’ombre la plus épaisse. Il semble le supprimer. Il ne met en lumière que le monde social. Le darwinisme tombe dans la même erreur que l’ancienne économie politique qui considérait seulement l'échange entre les hommes, tandis qu’en réa- lité cet échange est un phénomène de second ordre. Le phénomène principal de l’économie polilique est Faccom- modation du milieu ambiant aux convenances de l’homme. Les darwiniens sociaux basent leurs théories sur les faits biologiques. Eh bien, ce sont précisément les phénomènes fondamentaux de la vie qu'ils méconnaissentcomplètement. « La vie d’un être vivant, dit M. Félix Le Dantec !, résulte de deux facteurs : l'être et le milieu. A chaque instant le phénomène vital ou fonctionnel ne réside ni uniquement dans l'être, ni uniquement dans le milieu, mais bien dans les rapports actuels entre l'être el le milieu. » Le même auteur dit encore : « On considérait autrefois que l'être vivant existe par lui-même dans son contour limitant et indépendamment du milieu ambiant. C’est là une erreur manifeste, provenant des vieilles théories vitalistes, dans lesquelles on admettait un principe vital animant le corps vivant et localisé en lui. En réalilé, un être vivant est le 1. Revue scientifique du 14 novembre 1908, p. G10. nd ii ne AE TE > POUR ar | "US À ER ve 32 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE résultat d’une lutte de deux facteurs : la substance, loca- lisée dans le contour de l’animal, le corps de l'animal d'une part et, d'autre part, le milieu ambiant... La vie, c'est la lutte même entre le corps de l'être et l'ambiance. Le phénomène immédiat de [a lutte se passe entre l'indi- vidu et l'ambiance bien plus souvent qu'entre un individu et un autre individu. La véritable lutte, la lutte directe, c’est la lutte de l'homme contre le milieu : cette lutte, c’est Ia vie *. » Ainsi la science biologique. sur laquelle les darwiniens prétendent s'appuyer, ne se prononce pas pour eux, mais contre eux. La biologie, en démontrant que la vie est une lutte contre le milieu physique, fait voir que cette lutte est le phénomène principal, tandis que la lutte entre indi- vidus de même espèce est un phénomène accessoire, dont l'importance est relativement minime. La biologie remet les choses à leur place ; elle oblige la sociologie à consi- dérer, avant toutes choses, les rapports de l'homme avec le milieu physique : elle oblige à se débarrasser de la pro- fonde cécité qui frappe les darwiniens ; elle oblige enfin à reconnaître, en premier lieu, qu'il y a un monde exté- rieur, immense etinfini, dont la considération doit primer tout le reste. Examinons maintenant les différentes péripéties de la lutte entre l'organisme humain et le milieu physique. Le premier acte de cette lutte est la respiration. S'il n'arrive pas à chaque instant aux poumons de l'homme une quantité d'air suffisante pour faire fonclionner ses organes, il meurt aussitôt. Par suite, lorsque celte cir- constance vient à se produire, l'homme fait les efforts les plus prodigieux pour se procurer, de nouveau, la quan- tité d'air qui lui est indispensable, Comme nous sommes plongés dans un réservoir d'air pour ainsi dire inépui- 1. La lutte universelle. Paris, 105, pp. 73, et 255. RS Le MÉCONNAISSANCE DE L'EXISTENCE DE L'UNIVERS 33 sable, cefte circonstance se présente rarement. Le pro- cessus de la respiration échappe à la conscience et per- sonne ne semble se douter de son immense importance. Cependant, il ne suffit pas de respirer de l'air, il faut que cet air ait encore la composition qui nous est néces- saire, tant au point de vue chimique qu’au point de vue biologique. En ce qui concerne la composition chimique, on sait les immenses efforts que doit faire l'homme pour avoir de l'air pur. Si l'air, en général, ne coûte rien, l’air pur est, au contraire, une denrée parfois très rare et d'un prix très élevé. On n’ignore pas quelle atmosphère mal- saine règne dans la plupart des maisons de nos villes, surtout dans les appartements des pauvres. On a dépensé, dans ces dernières années, des milliards pour modifier la composition chimique de l'air dans les grands centres urbains de notre continent. Mais il reste beaucoup à faire. Le jour semble encore lointain où l’air pur, dans nos vastes cilés, pourra devenir l'apanage de tout le monde. Aussi, désespérant d’avoir l’air pur dans les villes, l’homme fait de grands efforts pour se procurer cet air à la campagne, soit pendant toute l’année, soit pendant des villégialures plus ou moins longues. On fait des voyages pour respirer de l'air frais sur les montagnes ou au bord de l'Océan. Par malheur, le nombre des privilégiés qui peuvent se permettre ce luxe est beaucoup trop restreint dans les sociélés civilisées. Mais la composition chimique de l'air n’est pas tout. Il y a encore sa composition biologique. L'air est rempli de bactéries, dont un grand nombre sont si dangereuses que nous succombons toujours sous leur attaque. À ce point de vue, il s'établit entre l'air, saturé de microbes, et nous une lutte dont l’âpreté et l'importance dépassent, dans une mesure énorme, celles de toutes les autres luttes auxquelles l'homme se livre pendant la vie. Qu'est-ce que la bataille la plus sanglante, Leipzig ou Waterloo, en comparaison des batailles que l'homme livre constam- Novicow., — Darwinisme. 3 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE ment aux microbes de la tuberculose ? La plus sanglante bataille peut coûter la vie à trois cent mille hommes. En admettant qu'il y en ait une de ce genre tous les trente ans, cela fait dix mille hommes par an. La tuberculose, elle, doitemporter bien près de cinq millions d'individus par an, dans le seul groupe de eivilisation européen. Aussi les efforts faits pour lutter contre les microbes sont prodigieux. Il y a d'abord les efforts biologiques. On eonnait l'admirable défense que notre organisme oppose aux infiniment petits par le moyen des phagocytes. M. Metchnikof a décrit récemment les péripéties de ce duel à mort. Elles sont aussi dramatiques que poignantes. Mais les ceilules de notre corps ne sont pas seules à mener la lutte contre les microbes pathogènes; nous la reprenons ensuite et nous la continuons par l'ensemble de notre personne, par l'association de notre inteHigence et de nos organes. Les péripéties de cette lutte sont l'énorme ensemble des moyens prophylactiques et thérapeutiques inventés par l’homme depuis l'antiquité, à commencer par les mesures de propreté les plus élémentaires ‘ pour aboutir à la création des cliniques les plus perfectionnées. L'ap- plication de ces moyens prophylactiques et thérapeutiques a demandé une somme d'efforts prodigieuse. Et cette lutte contre les microbes pathogènes est de toutes les heures, de toutes les minutes. Mais il faut dire ici ce que j'ai dit plus haut de l'air. Précisément parce que la lutte est constante, elle échappe à la conscience individuelle et sociale. Je dois faire une remarque importante. Le combat entre le microbe pathogène el l’homme est une lutte dans l'expression la plus liltérale du terme. Il n’y a ici aucune espèce de métaphore. Deux êtres vivants sont en présence, qui sont en antagonisme complet : la mort du microbe donnera la vie à l'homme, la mort de l'homme donnera 4. Se laver les mains avant de prendre un repas est une péripétie de la Hatte contre les microbes. Rhcsge Ra LE CUS MÉCONNAISSANCE DE L'EXISTENCE DE L'UNIVERS 35 la vie au microbe. C'est exactement la situation du lion et de la gazelle : la mort de la gazelle, dévorée par le lion, fera la vie du lion ; la mort du lion fera la vie de la gazelle. Personne ne contestera qu'entre le lion et la gazelle il y a lutte pour l'existence dans le sens le plus littéral de ce terme. Alors il en est exactement de mème de la lutte entre le microbe et l'homme. On voit done combien M. d'Eichthal se trompe en affirmant que le terme de « lutte » ne peut s'appliquer qu'à un'combat où l'on a l'intention de nuire à son adversaire. Il n'en est nullement ainsi. La lutte à uniquement pour but de créer un équilibre vital entre l'organisme et son milieu. Cette vérité se voit de la façon la plus nette dans le phénomène de la respiration. Si l'air avait toujours la composition chimique et biologique correspondant à notre constitution, nous ne ferions pas le moindre effort pour modifier la composition de l'air qui arrive à nos poumons : nous ne lutterions pas, nous nous laisserions vivre dans la béatitude. Mais parce que l'air n'a pas une composition exactement corrélative à notre être, parce qu'il n’y pas d'équilibre complet entre l'air ambiant et notre personne, nous fai- sons des efforts pour établir cet équilibre, et ces efforts sont précisément une lutte dans l’acception exacte et lit- térale du terme. Quel que soit ensuite le domaine où nous reprenons la lutte, nous retrouvons les mêmes conditions fondamentales. Le voleur qui veut voler une bourse n’a nullement pour but de nuire au volé, mais celui de s’ap- proprier la bourse. S'il avait seulement le but de nuire, il aurait dérobé la bourse et l’aurait jetée au loin. Mais aucun voleur ne fait cela : tous gardent les bourses. De même le possesseur de la bourse qui ne l’abandonne pas au voleur ne fait pas cela par haine du voleur, mais par amour: de soi. Or, amour de soi signifie désir de bien- ètre, donc désir d'adapter le milieu à sa convenance. Autre exemple, tiré du domaine collectif. Les Allemands croient utile pour eux de conserver l’Alsace-Lorraine. Ils xt Le ri CONCLUE AA Se ah f Net d £ 36 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE sont parfaitement sincères quand ils disent aux Français que, si ceux-ci veulent y renoncer d'une facon définitive, l'union la plus étroite pourra s'établir entre les anciens combattants de 1870. L'objet de la lutte entre les Alle- mands et les Francais n’est donc pas le désir de nuire à l'adversaire, mais le désir de se procurer un accroisse- ment de puissance. On voit done qu'il y a lutte dans le sens littéral de ce terme, même sans la moindre intention de nuire. Revenons à l'air. 1 ne suflit pas qu'il ait une compo- sition chimique et biologique convenable, il faut qu'il ait encore une autre qualité : une température spéciale, mi trop froide, ni trop chaude. La composition chimique et biologique importe à la fonction respiratoire; la tempéra- ture, à l’ensemble de notre corps. Dès qu'il n'y a pas cor- rélation entre notre organisme et la température externe, nous éprouvons une souffrance qui augmente au fur et à mesure que la corrélation diminue. Passé une certaine température, soit au-dessus, soit au-dessous du degré optimum, la mort est inévitable. Dans certaines régions fortunées de la terre (les îles du Pacifique, par exemple), la corrélation est parfaite entre l'air ambiant et le corps de l’homme. Mais ces régions fortunées sont relativement rares. Partout où la corréla- tion n’est pas naturellement satisfaisante, nous essayons de la rendre ar/ificiellement salisfaisante, en d’autres termes, nous lutions pour établir autour de nous la tem- pérature qui nous plait, ce qui est adapter le milieu à nos convenances. Îl y a deux procédés principaux pour atteindre ce résultat : le vêtement et l'habitation. On sait quels pro- digieux efforts exigent la production des plantes textiles, l'élève des animaux fournissant les matières pouvant être filées, puisla filature, le tissage, la confection des vètements, l'exploitation des carrières et des mines, la construction des maisons, la fabrication des appareils de chaulfage, ete., etc. Les différentes branches de l’activité humaine, qui sont : MÉCONNAISSANCE DE L'EXISTENCE DE L'UNIVERS 37 rendues nécessaires pour l'établissement d’un équilibre entre la température de notre corps et celle de l'air am- biant, occupent des millions et des millions d'hommes ct absorbent constamment des milliards de journées de tra- vail. Et bientôt ce travail va doubler. En effet, jusqu'à présent nous avons su seulement nous préserver du froid. Mais la découverte récente d'appareils frigorifiques très perfectionnés va nous permeltre de nous préserver égale- ment de la chaleur. Sans doute, dans peu d'années, les mai- sons dans la zone chaude et. en été, dans la zone tempé- rée seront pourvues d'appareils réfrigérants, comme les maisons de la zone froide sont pourvues d'appareils de chauffage. On créera ainsi une immense industrie nou- velle, qui ocecupera aussi des millions de travailleurs. On voit donc que, même au point de vue de l'air, si lar- sement répandu dans la nature et dans lequel nous sommes baignés, il n'y a pas de corrélation suffisante entre le milieu physique et notre organisme. Il se livre une lutte très âpre entre le milieu et nous pour établir cette corrélation. Cette lutte exige une quantité prodi- gieuse d'efforts qui se répètent à chaque seconde. Après celui de respirer, le besoin le plus impérieux de notre être est de boire. L'eau est loin de se trouver par- tout en quantité suffisante et en qualité satisfaisante. Aussi l’homme à dû faire des efforts immenses pour s’en procurer {caplations de sources, aqueducs, canalisations, puits, etc., ete.). Ceselforts doivent être renouvelés à chaque instant. Je passe rapidement sur ce sujet puisqu'il est analogue à celui qui suit. Si l'homme pouvait vivre d'air et de soleil, ou si la manne tombait tous les jours du ciel, il y aurait corréla- tion entre le milieu physique et nous, au point de vue alimentaire. Il y aurait donc équilibre, harmonie complète, par conséquent pas de lutte. Mais le milieu physique n’est pas arrangé de cette façon, la corrélation n existe pas et Ja lutte s'établit pour tirer du dehors les substances ali- 38 | ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE mentaires qui nous sont indispensables. Je n'ai pas besoin d'exposer ici les innombrables péripéties de cette lutte, allant de la cueillette des fruits sauvages à la confection des mets les plus succulents par les cuisiniers les plus habiles. La nécessité de l'alimentation a donné nais- sance à une série d'efforts si immense que leur seule énu- mération demanderait des pages entières (agriculture, chasse, pêche, élève du bétail, manipulation de tout genre, comme la mouture, la salure, la boulangerie, ete., etc.). Ces efforts sont connus de tous. Il faut encore considérer que la lutte contre le milieu physique se complique d'une manière prodigieuse, entre autres raisons parce qu'elle monte la série des exposants, si l’on peut s'exprimer de cette façon imagée. Elle passe du premier degré au second, puis du cube à la quatrième puissance, etainsi desuite. L'homme cueille d'abord des fruits et les mange. Puis il peut con- fectionner des outils pour atteindre les fruits, puis un second outil pour confectionner le premier, puis un four pour fondre les métaux servant à fabriquer les outils, puis une charrette pour transporter le minerai dont sera tiré le métal, et ainsi de suite. Le canal de Suez est aussi, à un certain degré, un outil pour l’homme, mais un outil à la vingtième puissance. | La lutte contre le milieu physique s'appelle production économique, en langage usuel. Cette lutte est de toutes les minutes et de toutes les secondes. La disproportion est tout simplement énorme entre les journées de travail consacrées à cette lutte contre l'ambiance et les journées de travail consacrées à la lutte entre hommes. Certains peuples, les Suédois, par exemple, n'ont eu ni guerre étrangère, ni guerre civile depuis près d’un siècle. Le nombre des journées consacrées par eux à combattre leurs semblables a été de zéro pendant cette période. Mais le nombre des journées consacrées à la lutte contre le milieu a dù s’élever,enunsiècle, à109.500.000.000, au plus bas mot! 4. Vers 1808, la Suède avait près de trois millions d'habitants : en 1909, ñ RS SR EE PDÉ TA NA ‘a GA Ge MÉCONNAISSANCE DE L'EXISTENCE DE L'UNIVERS 39 La proportion entre 0 et 109 milliards est infinie. Mais en considérant même les peuples les plus belliqueux de la terre, la proportion entre les journées économiques et les journées guerrières, si l’on peut s'exprimer de cette facon, reste encore immense. Prenons le peuple le plus militaire de l'Europe : le peuple allemand. Depuis trente- huit ans il a fait une seule guerre : chez les Herreros ; 8.000 Allemands y ont combattu pendant deux ans. Cela fait 5.840.000 journées de travail. Or, la production éco- nomique à dù exiger, en Allemagne, pendant ces trente- huit ans, au moins 53 milliards de journées de travail. La proportion entre les journées économiques et les jour= nées guerrières est à peu près de 4 à 10.000. Ces seuls chiffres montrent toute l’absurdité du darwi- nisme social. Quand on compare la faible importance des luttes entre les hommes à l'immense importance des luttes contre le milieu physique, on voit combien il est grossièrement simpliste de venir déclarer que l'homicide collectif a produit la civilisation. Prendre en considération un facteur sur 10.000 et négliger entièrement 9.999 autres est une méthode qui témoigne de l’aveuglement le plus extraordinaire. Dire que 9.999 facteurs ne font rien pour le progrès de la civilisation et qu'elle est produite entiè- rement par le dix-millième est anti-scientifique au pre- mier chef. Mais, siimmense que soit la proportion donnée par l'Allemagne pendant ces trente-huit dernières années, elle n’est rien en comparaison de la proportion donnée par la Suède pendant ces cent dernières années : 0 à 109.500.000.000 ‘! Et le cas de la Suède est encore plus probant que ne le montrent ces chiffres. Ce pays a fait d'énormes progrès pendant le xix° siècle. Or, ils ont été elle en avait cinq. On peut donc considérer qu'en moyenne elle en a eu, au xixe siècle, quatre millions. En défalquant un million pour les enfants et les malades. on a trois millions de travailleurs pendant 56.500 jours (un siècle), soit le nombre de journées de travail donné dans le texte. 4. Il faudrait dire en ces quatre-vingt-quinze dernières années pour être complètement exact, puisque les troupes suédoises ont combattu en 1813 et 1814 contre la France. EUR 7 FC RÉ 40 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE obtenus sans wa seul homicide collectif. Comment affirmer dès lors que l'homicide collectif est la cause du progrès? Comme la lutte contre le milieu physique est la plus âpre que l'individu ait à soutenir, il est naturel que la somme de son bonheur soit en raison directe de l'importance de la victoire remportée sur ce terrain’. Or, celte victoire, c'est l'adaptation du milieu aux convenances de l'indi- vidu. L'adaptation s'obtient par le travail économique. Affirmer que le progrès résulte de l’homicide collectif équivaut à affirmer que le bien-être de l’homme ne résulte pas de l'adaptation du milieu. Ceci revient à ne pas voir le milieu physique. J'étais donc parfaitement en droit de dire que le darwinisme social nous empêche de voir l’uni- vers, ce qui constitue à coup sûr le plus profond aveugle- ment qui se puisse imaginer. 1. Quand l'homme l'emporte sur le milieu, l'intensité de la vie indivi- duelle augmente et, en même temps, le nombre des hommes peut aug- menter. Quand le milieu physique l'emporte, l'adaptation devient moins parfaite, l'intensité de la vie individuelle se ralentit, et le nombre des hommes peut diminuer. Le peuple retombe alors dans la barbarie, comme on dit en langage usuel. CHAPITRE V LA LUTTE CONFONDUE AVEC L'EXTERMINATION ENTRE SEMBLABLES « C'est parce que la lutte pour l'existence s’est propagée dans toute l'étendue du monde animal, dit H. Spencer, qu'elle a été un moyen indispensable d'évolution. Nous voyons que, dans la concurrence d'individus de même espèce, la survie des plus aptes a, depuis le commencement, favorisé la production d’un type supérieur; nous voyons encore que la guerre incessante entre les espèces est la cause principale et de la croissance et de l’organisation. Sans le conflit universel, il n'y aurait pas eu de dévelop- pement des facultés actives... Du côté des animaux de proie, la mort par inanition, et, du côté de ceux qui ser- vent de proie, la mort par destruction ont fait disparaître les individus et les espèces les moins favorablement armés. Tout progrès dans la force, la vitesse, l’agilité où la sagacité chez les animaux d’une classe a eu pour con- séquence nécessaire un progrès correspondant chez les animaux de l’autre classe ; sans les efforts répétés sans fin pour échapper à l'ennemi, sous peine de la vie, ni les uns ni les autres n'auraient pu réaliser leur progrès. Il en est de même pour les organismes sociaux. » Une première objection se présente immédiatement à l'esprit, que j'ai déjà signalée au chapitre nr. Comment 1. Principes de Sociologie, t. IT, p. 326. 1 42 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE Spencer ne s’aperçoit-il pas que son argumentation ne tient pas debout? Il dit que la guerre entre les espèces est la cause de l’évolution, c'est-à-dire de l'apparition des types plus parfaits. Depuis l’âge paléozoïque, toutes les espèces, sans distinction, ont élé soumises à la pression F de la lutte pour l'existence. Comment se fait-il que cer- taines espèces aient évolué et abouti à un être aussi Fe élevé que l'homme, tandis que d’autres sont restées à la £ phase la plus rudimentaire de la vie ? La lutte pour l’exis- tence n’est donc pas la seule cause qui fait évoluer les espèces. Il yen a d’autres encore, que nous ne connais- È sons pas. 3. Mais cette objection, de l'ordre biologique, n'est pas ; celle qui intéresse le plus la sociologie. Au point de vue 5 de cette dernière science, la proposition de Spencer est ; faite pour remplir d’un profond élonnement. On reste à stupéfait en voyant un philosophe si célèbre faire preuve 4 d’un simplicisme si extrême. Il parle des luttes entre x animaux et puis, sans aucune solution de continuité, il dit : « De mème dans les sociétés. » Sans la moindre hésitation, il fait un saut prodigieux ; il passe au-dessus d’un véritable abîme. Certes, si le dicton : comparaison n'est pas raison, a jamais été applicable, c'est bien dans cette circonstance ; car il y a des dissemblances énormes entre lesluttes d'individus d'espèces différentes, au sein de l’animalité, et les luttes d'individus semblables, au sein de l'humanité. Je disais tout à l'heure que les darwiniens oublient l'existence de l'univers. La proposi- tion de Spencer démontre que, si ce philosophe n'oublie pas précisément l'existence de l'univers, il oublie l’un des faits les plus répandus qui s'y puissent observer, à savoir que les êtres vivants se trouvent les uns à l'égard des autres dans des rapports d'une complexité inouïe, allant de l’antagonisme le plus irréductible à la solidarité la plus absolue. De ce que certains rapports se sont établis entreanimaux d'espèces différentes, ilnes’ensuitnullement < 4 Pa ES gite A re pes M Se Pa ET de +3 pet 7, À NE eur rte EP En t La PR, S hu LI « g L'EXTERMINATION ENTRE SEMBLABLES Rd © at que les mémes rapports doivent se retrouver, sans modi- fication aucune, entre les sociélés au sein du genre humain. D'abord, cela contredit le fait incontestable que les rapports entre les êtres sont d’une variété infinie. Puis, cela contredit la simple logique. En effet, comme il y a de très grandes différences entre des individus séparés, appartenant à l’animalité, et les collectivités appartenant à l'humanité, dire qu'entre ces unités si diverses les rap- ports doivent être identiques, c'est commettre une erreur complète de raisonnement. Spencer fait deux confusions principales, qui rendent sa comparaison entièrement fausse : 1° Il compare les luttes d'individus d'espèces différentes avec les luttes d'individus de même espèce ; 2° Il compare les luttes entre individus aux luttes entre collectivités. ‘Les microbes dévorent les animaux et les plantes, les animaux mangent les plantes, les carnivores se nourris- sent de la chair des herbivores. Admettons que l’évolu- tion biologique, l'ascension sur l'échelle des êtres, se réa- lise par suite des luttes provenant de ce genre de rapports. Comment Spencer ne s’aperçoil-il pas que sa déduction : « de même dans les sociétés humaines » n’est pas appli- cable à ces cas ? Les microbes et l’homme, l'herbe et le bœuf, le loup et l’agneau ne sont pas de même espèce, Depuis que la vie s’est compliquée sur le globe, depuis que le parasitisme biologique” a fait son apparition, cer- tains êtres ont vécu au détriment des autres. Il s’est donc établi un ensemble de relations antagonistes entre ceux qui sont dévorés et ceux qui dévorent, entre les victimes et les bourreaux. La vie des dévoreurs n’est possible que par la mort des dévorés. Entre ces êtres, opposition irré- ductible, inimitié perpétuelle. Mais, en même temps, il y 4. La plante se nourrit de substances minérales, donc chimiques. Elle ne vit pas au détriment d'un autre être vivant. Au contraire. les animaux se nourrissent de plantes et d'autres animaux. Les dévoreurs (si l'on peut s'exprimer ainsi) vivent en parasites sur les dévorés. 4} ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE a dans la nature des rapports d’un genre diamétralement opposé : des rapports d'alliance, des associations. Ces associations peuvent devenir lellement étroites que la vie d’un des associés ne peut pas durer un seul instant sans la vie de l’autre, si étroites que les naturalistes ont mis parfois des siècles à comprendre qu'il y avait des associés et non un individu. À proprement parler, tous les méta- zoaires sont des associalions devenues si inlimes que nous ne distinguons plus les unités constituantes. Or, on n'est pas en droit d'identifier les rapports qui s'établissent entre unités naturellement antagonistes avec les rapports qui s’établissent entre unités naturellement associables. Spencer n'ignore certainement pas que l’homme s'associe à ses semblables de temps immémorial. Après avoir parlé des rapports qui règnent entre dévo- reurs et dévorés, entre individus d'espèces différentes, lorsqu'il dit : « de même dans les sociétés », il compare des faits qui ne sont pas comparables; donc, sa comparai- son est complètement fausse. Et ce n'est pas assez dire des « faits non comparables », il faut dire des faits diamé- tralement opposés, car l’anlagonisme vilal est Justement l'opposé de l'association vitale. Aucune des conclusions qu'on peut tirer des rapports entre êtres naturellement ennemis ne peut s'appliquer aux rapports entre êtres natu- rellement associables. Et si la lutte acharnée entre les premiers élait véritablement la cause de leur perfection- nement, il ne s’ensuivrait en aucune facon que la lutte acharnée entre les seconds produisit le mème résultat. Elle pourrait très bien avoir un effet autre, et même diamétlralement opposé, parce que les rapports entre êtres associables sont autres que les rapports entre êtres non associables et y sont même opposés. Si Spencer avait voulu comparer les luttes animales aux luttes humaines, il aurait dû comparer les luttesentre hommes aux luttes entre animaux de méme espèce. Le combat entre un tigre et un taureau n’est pas assimilable L'EXTERMINATION ENTRE SEMBLABLES 45 au combat entre deux duellistes, parce que le tigre et le taureau sont des individus de deux espèces inassociables, et même naturellement antagonistes, tandis que les duellistes sont des individus de la méme espèce. Le raison- nement serait déjà plus exact si Spencer avait comparé les rapports des hommes entre eux aux rapports des tigres entre eux. Ici nous aurions eu des animaux, non associables d'une façon permanente, mais au moins de même espèce. Et immédiatement, si Spencer s'était approché de la réa- lité concrète. au lieu de faire des comparaisons complè- tement arbitraires, 1l se serait aperçu que les tigres ne se mangent pas entre eux. Donc les rapports entre indivi- dus d’une même espèce, encore qu'elle soit insociable, sont déjà entièrement différents des rapports entre individus d'espèces différentes et naturellement antago- nistes'. Puisque les animaux d’une même espèce ne se massacrent pas entre eux, Spencer n'est pas en droit d’af- firmer que le progrès est impossible chez les hommes s'ils ne s’exterminent pas les uns les autres. Spencer peut dire que l’évolution vitale est impossible sans tueries entre individus d'espèces différentes et antagonistes. Là, il reste sur le terrain de la pure hypothèse (puisqu'il n'est pas prouvé que la transformation des espèces viennent unique- ment de la lutte pour l'existence), mais au moins sur le terrain de la logique. Mais Spencer ne peut pas dire que l'évolution vitale est impossible sans tueries entre indivi- dus de la même espèce, puisque, dans la nature, les indi- vidus des mêmes espèces ne se massacrent pas les uns les autres. Que le progrès ne puisse pas provenir du massacre entre individus de mème espèce, cela tient à un autre fait auquel Spencer n'a pas songé non plus. Moins un individu a d’ennemis, plus il a chance de survivre. Si un tigre a 1. Dans la classification des relations possibles entre êtres vivants, il ne faut pas oubiier les esuèces innombrables qui ne peuvent avoir aucune relation entre elles ou des relations si lointaines qu’elles échappent entiè- rement à la perception. 46 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE pour ennemis tous les autres carnivores, plus tous les autres tigres, 1l est dans une situation plus mauvaise que s’il avait pour ennemis seulement les autres carnivores ; donc, dans le premier cas, il aurait moins de chances de survivre. La lutte entre animaux de même espèce n’est donc pas favorable et progressive, mais défavorable et régressive. D'ailleurs Spencer n'est pas en droit de comparer les rapports des hommes entre eux aux rapports des tigres entre eux. Il n’est en droit de comparer les rapports des hommes entre eux qu'aux rapports entre individus d’es- pèces sociables : les abeilles, les fourmis, les castors, les singes, etc. Aussitôt qu'on arrive sur ce terrain des simili- tudes réelles, la scène change entièrement. Non seulement on voit que les individus d'espèces sociables nese dévorent pas les uns les autres, mais, au contraire, on voit qu'ils s’unissent pour des œuvres communes, qu'ils échangent des services, el, par suite, composent ce groupement du degré supérieur qui s'appelle une société. La seconde grande erreur de Spencer est de comparer la lutte entre individus de mème espèce ou d'espèces dif- férentes, non pas avec des endividus humains, mais avec. des sociétés humaines. Le combat singulier entre Chaka, chef des Zoulous, et Johnson, capitaine anglais (je prends des noms imaginaires) peut être encore assimilé d’une facon extrèmement lointaine à un combat entre un lion et un taureau. Mais la guerre entre les Anglais et les Zoulous, ou entre les Russes et les Japonais, ne peut être assimilée en aucune façon au combat entre un lion et un taureau, ou même à un combat entre deux lions. Par suite, la phrase de Spencer : « de même dans les sociétés humaines », est prodigieusement erronée. Il y à entre le combat de deux individus et le combat de deux collectivi- tés des différences tellement énormes, il entre en jeu, dans ce cas, des facteurs tellement nombreux, tellement variés et tellement nouveaux, que toute assimilation entre ces : : da el Tres PR OT CE MERE Gr ET TE SUP a ” à , L'EXTERMINATION ENTRE SEMBLABLES 47 deux phénomènes devient positivement grotesque. Le combat entre deux individus [le lion et le taureau, par exemple) reste dans le domaine de la zoologie ; lecombat entre les Japonais et les Russes rentre dans le domaine social, qui suppose un ensemble énorme de faits psycholo- giques, économiques, politiques et intellectuels ; ensemble si complexe et si varié qu'il constitue pour ainsi dire tout un monde. Alors, comment oser affirmer qu'une résul- tante, issue d'un combat zoologique entre deux individus, se retrouvera, exactement semblable, dans un combat entre deux grandes collectivités nationales, {elles que le Japon et la Russie? Il y a là, comme je l'ai dit, un saut prodigieux, qui n’est justifié par aucune logique. Pour faire un raisonnement exact, Spencer n'aurait pas dû comparer les luttes des sociétés humaines aux luttes des individus animaux, mais aux luttes des collectivités animales. Les animaux, ayant des facultés mentales infé- à D rieures à celles de l’homme, n'ont pas su créer des asso- ciations toutes les fois que cela leur était avantageux. Néan- moins, les animaux ont créé de nombreuses associations. Dans l'immense majorité des cas, les collectivités de même espèce ne s’exterminent pas. Il y a d’abord les troupeaux d’herbivores. Comme il leur serait impossible de manger les individus des autres troupeaux, l’extermination dés semblables ne serait d'aucun profit. Aussi ne se pratique- t-elle jamais. Mais les herbivores et les fructivores pour- raient se combattre, non pas par absorption !, mais par élimination. Un troupeau pourrait en attaquer un autre pour lui ravir des pâturages abondants. Cependant, nous n'observons pas de combats de ce genre parmi les herbivores *. De même, nous n’observons pas souvent dans la nature des combats entre collectivités de carni- 1. Forme de la lutte où le vainqueur mange le vaincu. 2. La raison en est très simple. Les herhivores n'ont généralement pas assez d'intelligence pour comprendre qu'il ÿ aurait avantage à s'emparer d’un champ contenant de l'herbe plus abondante. 48 ERREURS DE L ORDRE BIOLOGIQUE vores d'une même espèce ou d'espèces différentes. Les bandes de loups n'attaquent jamais d’autres bandes de loups, et elles attaquent rarement des bandes de chacals. Dans le règne animal, les guerres entre collectivités sont l'exception. Si donc le progrès s'est accompli par la lutte pour l'existence, c'est par la lutte entre individus et non par la lutte entre collectivités. Mais alors, de quel droit Spencer peut-il soutenir qu'il n’en est pas de même dans l'humanité, et qu'au sein de notre espèce, seule, le pro- grès s’accomplit par la lutte entre collectivités? Il faut comparer des circonstances comparables. Si le progrès biologique vient de la lutte entre individus, 11 faut que le progrès dans l'espèce humaine vienne aussi des luttes entre individus. Affirmer qu'il y a un certain ensemble de circonstances dans l’animalité et un autre ensemble de circonstances dans l'humanité et soutenir, néanmoins, que des causes différentes doivent produire les mêmes effets est contraire à la logique. Mais, dira Spencer, il y a cependant des exemples de combats collectifs dans le règne animal, et ces combats ont pu contribuer à améliorer les espèces. On sait que les fourmis se font la guerre en bonne et due forme. Si les collectivités des fourmis se livrent des batailles, les luttes collectives sont un fait naturel, donc les collec- tivités humaines doivent se combattre éternellement. Et, comme les espèces évoluent en se combattant, les batailles collectives des fourmis ont contribué à l'amélio- ration de leur espèce. Il y a dans cetle suite de proposi- tions une absence de logique véritablement étonnante. Il faut d'abord prouver que les espèces ont évolué par suite des combats qu’elles ont livrés à d’autres espèces, ce qui est encore sujet à caution. Il faut de plus démontrer que les combats collectifs, autant que les combats individuels, ont contribué au progrès biologique. Passant ensuite aux fourmis, il faut prouver qu'elles ont amélioré leur orga- nisation, donc qu’elles ont progressé, par suite des com- L'EXTERMINATION ENTRE SEMBLABLES 49 bats livrés de fourmilière à fourmilière. En dernier lieu, il faut démontrer que ce qui se dit des fourmis est litté- ralement applicable à l'homme. Les fourmis de la Nouvelle-Zélande ne peuvent pas entrer en communication avec les fourmis de l’Angleterre, tandis que, grâce au télégraphe, les Néo-Zélandais sont en communications constantes avec les Anglais. Les fourmis n'échangent pas des services et des marchandises de fourmilière à fourmilière. Une découverte scientifique, faite dans une fourmilière, n’est pas communiquée immé- diatement aux fourmilières du monde entier. L'intelli- gence des fourmis peut être si faible qu'il leur est impos- sible de se représenter des intérèts s'étendant au delà de leur propre fourmilière ; les hommes se représentent par- faitement des intérèts communs entre la- République Argentine, la France et la Russie. Les fourmilières, répandues sur le globe entier, ne pourraient pas former une seule association ; lescollectivités humaines, répandues sur le globe entier, le pourraient très facilement. Il y a une distance énorme entre les fourmis et l’homme. Les dissemblances sont ici plus grandes que les ressemblances. S'il était même prouvé que les batailles entre les four- milières ont amélioré l’espèce fourmi, cela ne démontire- rait pas encore que les batailles entre les nations ont amélioré l'espèce homme. De tout ce qui vient d’être dit on peut conclure, il me semble, que la thèse de Spencer ne soutient pas la cri- tique et que sa phrase : « de même dans les sociétés humaines », est tout ce qu'il y a de plus superficiel et de plus arbitraire. Il Lorsqu'on pense à la lutte pour l’existence dans le domaine de la zoologie, on se la représente toujours comme une extermination entre dissemblables, entre espèces antagonistes (telles quele mouton et l’herbe, le loup Novicow. — Darwinisme, £ L 1 D ÉRUNOde TE MEN Er os be 3 Eee 3 ’ F ‘ARC : 0 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE et l’agneau)'. Au contraire, dès qu'il s’agit de l'espèce humaine, on sela représente #niquement comme une exter- mination entre semblables. « Dans les pays civilisés, l'homme n'a plus d'ennemis à craindre, dit M. Vacher de Lapouge-; les animaux redoutables sont détruits, il n’a pas à s'occuper de la recherche des vivres, il les trouve chez le marchand”. La lutte pour l'existence n’est plus qu'avec son semblable, homo homini lupus. Elle ne s'exerce que par des actes sociaux. Pour avoir changé de mode et de nom, elle n’en est pas moins âpre el meur- trière. » D’où vient cette singulière contradiction ? Pour- “quoi la lutte zoologique nous semble-t-elle devoir se livrer uniquement entre dissemblables, et la lutte sociale uniquement entre semblables? Cette contradiction vient d’un certain nombre de faits psychiques qu'il faut analyser rapidement. Chez les singes anthropomorphes, il n°y a rien qui res- semble à nos guerres de conquêtes et à notre paix armée. Justement parce que les singes, ayant une intelligence très médiocre, n'ont pas pu se donner des organisations aussi vastes et aussi parfaites que les nôtres. L'association des singes n'a pas dépassé la phase purement rudimentaire de la bande errante. L'association humaine est parvenue à la phase de l'État, de la nationalité, et même du groupe de civilisation. C'est donc par suite de l'intelligence supé- rieure de l’homme que les conquêtes et la paix armée sont devenues possibles. C'est par suite de cette intelli- 4. Sauf dans certains cas d'élimination, dont il sera question au chapitre suivant. Voir p. 63. 2. Les sélections sociales. Paris, Fontemoing, 1896, p. 199. M. de Lapouge a la vue bien courte! Les microbes de la tuberculose, les bacilles du cho- léra, le phylloxéra ne sont-ils pas des ennemis que l'homme peut craindre parfaitement, même en pays civilisés ? 3. Voilà une affirmation pour le moins encore plus singulière que la pré- cédente. Sans doute l'homme trouve les vivres chez le marchand, mais à condition d’avoir à donner quelque chose en échange au marchand. Cette nécessité crée pour l'homme un souci constant. dont il ne peut jamais se débarrasser. Comment M. de Lapouge ne voit-il pas un fait si simple, passé même en dicton : « la préoccupation du pain quotidien » ? L'EXTERMINATION ENTRE SEMBLABLES 51 gence supérieure qu'a pu se produire la guerre latente per- pétuelle (car la paix armée n’est pas autre chose) entre individus de même espèce. L'homme étant l'ennemi le plus redoutable de l’homme, grâce à l’égalité des facultés mentales, la lutte entre les hommes est infiniment plus dangereuse et plus sanglante que la lutte contre les animaux. Cette lutte entre les hommes a tellement accaparé l'attention que la lutte contre les animaux a passé au second plan et a été oubliée. L'homme, par son intelligence, se trouve dans une situation unique. Îl dépasse de cent coudées tous ses concurrents des autres espèces. Par suite, la lutte entre les semblables a pris chez l’homme une si grande importance qu'elle a masqué complètement la lutte contre les autres espèces et contre le milieu physique. Lutte est devenu synonyme de combat entre les hommes, et seulement entre les hommes, si bien qu’on a contesté, comme je l'ai montré plus haut, l’applicalion de ce mot à l'effort nécessaire pour adapter le milieu. Ce qui a encore contribué à ren- forcer cette erreur, c’est le phénomène de l'inconscience dont j'ai aussi parlé au chapitre précédent. La lutte coutre les autres espèces et contre le milieu physique est pour nous de toutes les minutes et de toutes les secondes. Aussi nous la considérons comme un fait naturel, auquel nous ne pensons plus. Au contraire, les luttes entre les hommes, étant relativement rares, frappent vivement notre imagi- nation ‘. Alors, d’une part, la grande somme de calamités causées par les exterminations entre les hommes, et, de ‘autre, leur rareté relative, ont fait que ces exterminations ont toujours affecté la conscience et, par suite, ont seules élé qualifiées de luttes. Telles sont les circonstances qui ont fait tomber dans la contradiction signalée plus haut, à savoir qu’en zoologie 1. Même les rixes individuelles, au sein des sociétés, sont dans un rap- port infinitésimal relativement aux actions ayant pour but la production de la richesse ou l'adaptation du milieu 52 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE lutte signifie combat entre dissemblables, et, en socio- logie, combat entre semblables. Cette contradiction doit fausser, onle comprend, les com- paraisons qu'on élablit si superficiellement entre les faits zoologiques et les faits sociaux. Il est temps de reconnaitre dans quelle profonde erreur plongent les darwiniens; il est temps pour eux d'étudier les faits naturels d’une façon précise et exacte. Les généralisations hâtives, les à peu près, les vagues analogies ne suffisent pas; il faut se tenir constamment sur le terrain des réalités posi- tives. Pourquoi les loups ne se mangent-ils pas entre eux ? Mais tout simplement parce que, siles loups s'étaient cons- tamment jetés sur leurs semblables pour les dévorer, l’es- pèce loup aurait disparu depuis longtemps. Assurément, nous ne savons pas comment l’hérédité fixe les instincts, mais nous constatons que les instincts héréditaires exis- tent. L'espèce humaine ayant été d’abord une espèce ani- male, comme les autres, a dù subir la loi commune. Lorsque l’homme s’est dégagé d'une forme antérieure, il possédait nécessairement linstinct héréditaire qui le poussait à ne pas combattre ses semblables. Nous voyons eet instinct, non seulement chez les herbivores et les fructivores, qui ne peuvent pas se manger les uns les autres, mais encore chez les carnivores. Get instinct a dû exister chez l'homme, qui a commencé par être fruc- tivore. Mais au fur et à mesure que l'intelligence de l'homme s’est développée, l’instinet s’est atrophié, parce qu'il devenait moins utile. Aussi voyons-nous, de nos jours, chez les animaux des instincts très précieux que nous ne possédons, malheureusement, pas ou que nous ne possédons, malheureusement, plus. Qui sait s'il n’y à pas eu une époque où le premier homme qui a osé atta- quer son semblable a commis un acte novateur de la plus srande hardiesse? Et cet acte n’a été possible que par l'affranchissement de l'esprit humain, par la révolte vic- | 424 L'EXTERMINATION ENTRE SEMBLABLES d3 torieuse contre l'instinct héréditaire. L'homme qui a commis cet acte s'est grossièrement trompé, dans ce cas spécial. Dans son intérêt réel et dans celui de ses descen- dants, il aurait mille fois mieux fait de suivre son instinct qui l'aurait sûrement conduit au bonheur. Mais, de toute facon, c’est seulement par suite de son intelligence supé- rieure que l’homme a pu attaquer son semblable. On voit par cette analyse qu’il y a une différence énorme, une opposition même, entre la marche des phénomènes zoologiques et la marche des phénomènes sociaux. Admettons, pour un instant, que la lutte entre les individus, au sein de l’animalité, ait amené la survi- vance des plus aptes et le perfectionnement des espèces. Dans ce cas, la guerre est la cause, et le perfectionnement l'effet. Mais, dans le genre humain, la marche a été dia- métralement opposée. C'est le perfectionnement intellec- tuel qui à rendu la guerre possible entre les hommes. [ci, le perfectionnement a été la cause, et la guerre l'effet. Encore une fois, on voit combien il est anti-scientifique de comparer, comme le fait Spencer, des phénomènes complètement différents. On peut conclure de ce qui précede que la lutte pour l'existence et les combats des semblables contre les sem- blables ne sont nullement des termes identiques. On peut même dire que. dans une certaine mesure, ce sont des termes opposés et contraires, justement parce que les rapports entre l'individu et ses semblables sont en nombre infiniment petit, en comparaison des rapports entre l'individu et le milieu physique. Par suite, c'est contre le milieu physique que se livre le véritable combat qui a les conséquences les plus importantes sur les destinées de chacun. Sous ce rapport, ilen estexactement des animaux comme de l'homme. « Les terribles tourmentes de neige qui s'abattent sur l'Eurasie à la fin de l'hiver, dit M. P. Kro- VITE LE « PEUT MR D hd LP € “ DE L: EPS ; ET au gen 54 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE potkine", et les verglas qui les suivent souvent ; les gelées et les tourmentes de neige qui reviennent chaque année dans la seconde moitié de mai, les gelées précoces et Les. grosses chutes de neige en juillet et en août détruisent par myriades les insectes ainsi que les secondes couvées des oiseaux; enfin, les grosses chutes de neige au commen- cement d'octobre finissent par rendre un territoire aussi grand que la France et l'Allemagne absolument imprati- cable aux ruminants et les détruisent par milliers : voilà les conditions où je, vis la vie animale se débattre dans FAsie septentrionale. Cela me fit comprendre de bonne heure l'importance primordiale dans la nature de ce que Darwin décrivait comme « les obstacles naturels à la sur- multiplication », en comparaison de la lutte pour les moyens d'existence entre individus de la mème espèce, que l'on rencontre cà et là, dans certaines circonstances déterminées, mais qui est loin d'avoir la méme portée*. » On voit combien le nombre des individus qui périssent par suite des intempéries des saisons dépasse le nombre de ceux qui périssent, non seulement sous les atlaques d’in- dividus de même, espèce, mais même d'individus d’es- pèces différentes. D'abord, les herbivores et les fructivores ne peuvent pas périr sous les attaques d'individus de leur propre espèce. Quant aux carnivores, comme je l’ai montré plus haut, ils ne se mangent pas entre eux. Et il en est ainsi par suite d’une raison de l’ordre universel, à 4. L'Entr'aide, traduction L. Bréal. Paris, Hachette, 1906, p. VIL. 2. Le même auteur dit encore : « Lorsque mon attention fut attirée sur les rapports entre le darwinisme et la sociologie, je ne me trouvai d'ac- cord avec aucun des ouvrages qui furent écrits sur cet important sujet. Tous s'efforcaient de prouver que l'homme, grâce à sa haute intelligence et à ses connaissances, pouvait modérer l'âäpreté de la lutte pour la vie entre les hommes ; mais ils reconnaissaient aussi que la lutte pour l'exis- tence de tout animal contre ses congénères, et de tout homme contre les autres hommes, était « une loi de la nature ». Je ne pouvais accepter cetie opinion parce que j'étais persuadé qu'admetire une impitoyable guerre pour la vie, au sein de chaque espèce, et voir dans cette guerre une condition de progrès, c'élail avancer non seulement une affirmation sans preuve mas n'ayant même pas l'appui de l'observation directe.» 1bid., p- IX. L'EXTERMINATION ENTRE SEMBLABLES 55 savoir que la force suit la ligne de la moindre résistance. Le lion est l’ennemi le plus terrible du lion, parce que les deux adversaires sont de force égale. S'il fallait se nourrir uniquement de la chair de concurrents de force égale, la possibilité d'obtenir de la nourriture serait la plus faible possible pour chaque carnivore. Aussi les animaux évi- tent-ils soigneusement une conduite contraire aux lois de la nature, et absurde, si on la considère au point de vue mental. Les carnivores se jettent toujours sur des proies plus faibles qu'eux-mêèmes : les chats sur les souris, les tigres sur les moutons et les bœufs. On peut très bien comprendre que, lorsqu'arrivent ies grandes tourmentes de neige, les individus les plus capa- bles de supporter le froid (c’est-à-dire ceux qui sont le mieux adaptés au milieu physique) survivent, que les moins capables de supporter le froid périssent, et qu’ainsi s’opère une sélection favorable à l'espèce. Mais, dans ce cas, le perfectionnement vient de la lutte entre le milieu physique et l'individu, et non de la lutte entre individus de même espèce. Les darwiniens se trompent donc com- plètement lorsqu'ils font jouer à la lutte entre individus de même espèce le rôle principal dans l’évolution. En réalité, ce rôle est nul dans un grand nombre de cas (entre les herbivores et les fructivores, par exemple) et fort subordonné dans presque tous. Je puis retourner maintenant ma proposition et dire : ce qui est vrai des animaux l'est également de l'homme. « Dans certains villages du midi de la Russie, dit encore M. P. Kropotkine’, les habitants jouissent d’une réelle abondance, mais n’ont aucune organisalion sanitaire, Voyant que pendant les quatre-vingts dernières années, malgré un taux de naissances de 60 p. 1.000, la popula- tion est restée stationnaire, on pourrait conclure qu’il y a eu une terrible compélition pour la vie entre les habi- 1” Opel pie. 50 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE tants. Cependant cela n'est pas vrai. La population est restée stationnaire pour la simple raison qu'un tiers des nouveau-nés mouraient avant d’avoir atteint six mois, la moitié dans les quatre années suivantes, et 17 enfants sur 400 atteignaient l’âge de vingt ans. Les nouveaux venus s’en allaient avant l’âge où ils auraient pu devenir des concurrents. » Que signifie l'expression: « les habitants n’ont aucune organisalion sanitaire » ? Cela signilie purement etsimple- ment qu'ilsne savent paslutler contre les conditions défavo- rables du milieu physique. L’immense mortalité des enfants en bas âge vient de l’intempérie des saisons ou des microbes pathogènes. Or, comme les hommes dont il est question te sont dans l'abondance, la concurrence entre les hommes exerce une action nulle sur la mortalité des enfants. Cette mortalité élevée est causée uniquement par les conditions défavorables du milieu. La preuve en est que la morta- lité infantile est réduite fortement dans les pays à climat tempéré et sain. Ainsi donc, tant au point de vue des animaux qu’au point de vue des hommes, si la lutte pour l'existence amé- liore les espèces, c’est la lutte contre le milieu physique et non la lutte contre les semblables. La vie est un certain équilibre entre l'être et son milieu, équilibre quis'obtientparuneaction du milieusur l'individu et une réaction de l'individu sur le milieu. Cette réaction est la lutte. Les naturalistes ont donc parfaitement raison de dire que vivre c’est lutter, mais ce fait doit être inter- prété d'une façon exacte et non erronée. « Quand J'ai donné à la formule générale de l'équilibre l'expression de lutte universelle, dit M Le Dantec!, les pacilistes m'ont répondu que la vraie loi était la loi de l'amour. Partout il y a confusion entre /a lot naturelle, résumé de cons- 4. De l'Homme à la Science. Paris. E. Flammarion, 1907, p. 200. be à L'EXTERMINATION ENTRE SEMBLABLES 57 tatations impersonnelles et désintéressées, et le règlement social, conçu par les hommes intelligents en vue d'assurer à une société d'individus, soumis à la loi naturelle, la plus grande somme possible de bonheur. » M. Le Dantec dit vrai: il y a confusion. Mais elle n'est pas où il l’imagine. Elle estchez lui, non chezles pacifistes. Il n’y à aucune similitude entre les rapports des êtres vivants au sein du milieu physique et les rapports des hommes au sein du milieu social. Ce dernier milieu est complètement différent, et, par suite, il s'y produit des phénomènes qui n'existent pas dans le premier Comment M. Le Dantec, qui est naturaliste, n'est-il pas le premier à le comprendre et à le signaler? Il y a une grande diffé- rence entre les rapports d'un être vivant et du milieu environnant et les rapports des organes de ce mème être vivant. Vie et lutte universelle sont assurément des termes synonymes, mais non pas vie et extermination du sem- blable par le semblable, soit sous forme individuelle *, soit sous forme collective (guerre civile ou internationale). Si les hommes ne se combattaient pas entre eux, ils seraient simplement comme les tigres qui ne se mangent pas les uns les autres. Mais si les hommes faisaient comme les tigres, la définition de la vie ne changerait en rien: elle serait toujours une lutte perpétuelle contre le milieu phy- sique. Si les hommes cessaient de se massacrer, ils ren- treraient seulement dans la règle commune suivie par tous les animaux. Les hommes retourneraient à la vérité, dont ils se sont écartés par suite d’une aberration de leur esprit. Ils vivraient selon la loi de la nature. Îl est inu- tile de dire qu'ils atteindraient alors le maximum de bien- Être: Le lecteur comprend, sans doute, que, sous le nom de « milieu physique », j'entends, comme d'ailleurs tous les naturalistes, non seulement les objets inanimés (gaz et !. Ce qui, au sein de l'espèce humaine. est qualifié de meurtre. RE Te Pt EE TS SON PES EN APE TETE TT Ie D À gd je. HUE A da. ds à: 58 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE minéraux), mais aussi les êtres vivants de tous les règnes (microbiologique, végétal et animal) appartenant à des espèces différentes de l'individu considéré. Pour le lion, l’homme est impliqué dans la notion du milieu; pour l’homme, le lion, les autres animaux et les plantes. Revenons à la phrase de M. Le Dantec. Il prend en pitié les pacifistes parce qu'ils affirment que les rapports entre les hommes doivent être basés sur l’amour. M. Le Dantec n’a pas tort, mais on peut aussi lui opposer des arguments très solides et le prendre en défaut. En effet, M. Le Dantec ne voit pas qu'entre êtres vivants qui peu- vent s'associer règne, en réalité, la loi de l'amour. Seule- ment, il faut abandonner cette terminologie sentimentale des pacifistes, qui est si funeste, justement parce qu’elle peut provoquer le dédain des esprits réalistes. Il faut exprimer celle penséesousune formescientifique et précise. I faut dire : entre êtres pouvant s'associer, le bonheur de chaque membre de la collectivité est en raison directe des services échangés avec ses coassociés. Exposée en ces termes, tout le monde comprend que la loi de l'amour est vraiment la loi de la vie à l’intérieur des groupes. Mais à l'extérieur des groupes, entre espèces différentes, il en est autrementet, ici, M. Le Danteca raison. C'est la lutte, dans ce cas, qui devient la loi de la vie. En résumé, il y a des différences fondamentales entre les relations individuelles d'animaux d'espèces différentes au sein de la nature et les relations collectives au sein d’une même espèce. Les comparaisons directes de Spencer entre les faits zoologiques et les faits sociaux ne sou- tiennent pas la crilique un seul instant. CHAPITRE VI LA LUTTE CONFONDUE AVEC LA MORT TOTALE DES SEMBLABLES Avec leur simplicisme habituel et leurs observations superficielles, les darwiniens ne reconnaissent qu'un seul procédé de lutte : celui qui apour résultat la mort /o{ale du vaincu. Les faits sont infiniment plus complexes dans la nature. On y distingue les procédés de lutte les plus divers, mais qui peuvent être partagés d’abord en deux catégo- ries principales : celles qui aboutissent à la mort totale du vaincu, et celles qui aboutissent à sa mort partielle. J’ex- pliquerai plus loin ce que j'entends par ce dernier terme. Dans la catégorie des luttes aboutissant à la mort totale, on distingue, de nouveau, deux grandes subdivisions : l'absorption et l'élimination. L'absorption est le procédé le plus rapide. Il est pratiqué le plus souvent dans le règne animal. Il consiste à tuer un être pour le manger, pour l’absorber. Le procédé de l'élimination est pratiqué le plus souvent par les plantes. Il consiste à accaparer les substances alimentlairesde façon à forcer le rival à mourir de faim. On voit constamment des arbres qui luttent par le procédé de l'élimination au point de vue de la lumière. Le plus puissant empiète sur le périmètre du plus faible, lui enlève le soleil, ce qui produit l’atrophie d’abord de certaines branches, puis, à la longue, de la plante tout entière. Le procédé de l’élimina- e 60 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE tion peut aussi se pratiquer entre animaux, non seulement herbivores, mais même carnivores. Dans un champ, les animaux plus robustes peuvent manger toute l’herbe; il n'en reste plus alors pour les animaux plus faibles, qui doivent périr de faim. De même un carnivore, plus puis- sant”, peut accaparer tout le gibier d'une aire déterminée et peut forcer les autres carnivores à mourir d'inanition. Les darwiniens ont parfaitement distingué les procédés de l'absorption et de l'élimination. Ils ont considéré cette dernière non seulement au point de vue de l'alimentation, mais encore à celui de la reproduction. Ils ont trouvé ici l’un des facteurs les plus importants du transformisme. C'est ce qu'ils appellent la sélection sexuelle. Les mâles luttent pour la possession des femelles. Les mâles évincés n'ont pas de progéniture ; les mâles victorieux en ont une. Ils transmettent leurs qualités à leurs descendants, et de celte façon les espèces s’améliorent. Je n'ai pas à m'occuper de ce procédé d'élimination. Dans le genre humain, son rôle est assez secondaire. D'abord, nous n'observons pas que les qualités du père seul se transmettent toujours à l'enfant. Par quelle singulière étourderie oublie-t-on constamment la ere dans les raï- sonnements sur la sélection sexuelle ? En réalité, l'enfant est une résultante. Il hérite, dans les mesures les plus diverses, des particularités de ses deux parents. C'est par suite de ce fait que ces résultantes sont si variées. Si le plus beau des mâles l’a emporté sur ses rivaux, mais s’est uni à une femelle possédant de faibles qualités, son des- cendant peut ètre inférieur à celui d’un autre mâle, moins beau, mais qui s'est uni à une femelle supérieure. Les mêmes considérations peuvent s'appliquer lorsque ce sont les mâles qui choisissent les plus jolies femelles. D'ail- leurs, dans les sociétés humaines, les mariages sont décidés. sous l'impulsion de tant de facteurs de l'ordre écono- 1. Quel que soit le trait qui le rend tel : robustesse, rapidité à la course, intelligence supérieure, etc. LA LUTTE CONFONDUE AVEC LA MORT TOTALE 61 mique, politique et intellectuel, que les facteurs pure- ment physiologiques jouent un rôle subalterne. Je puis donc passer sous silence les luttes qui ont pour but la reproduction et me borner à parler de celles qui ont pour but l’alimentation. L Les luttes par absorption sont extrêmement rares entre animaux de même espèce. Ni les loups, ni les tigres ne se mangent entre eux. Les hommes non plus n’ont pas pu se manger entre eux à l’époque où ils étaient seulement fructivores. Quand ils ont inventé le feu, ils ont pu manger la viande et se manger les uns les autres. Mais le canniba- lisme a dûù être nécessairement d’une pratique assez rare, par suite de la loi que la force suit la ligne de la moindre résistance. Comme Île tigre ne chasse pas le tigre pour en faire sa nourriture habituelle, l'homme n'a pas chassé l’homme. Le cannibalisme à été introduit dans l'espèce humaine à une époque plus récente, lorsqu'elle était déjà arrivée à une certaine organisation politique. Tou- Jours le cannibalisme a été un cas sporadique et rare, Ni les Égyptiens, ni les Babyloniens, niles Assyriens ne l'ont connu. Il ne faut pas oublier que le cannibalisme a été pratiqué parfois parmi les hommes, non pour le motif phy- siologique de la faim, mais par suite d'impulsions de l’ordre mental. On croyait, par exemple, qu'en mangeant le corps de l’ennemi vaincu on acquerrait certaines qualités comme le courage. Il va sans dire que la lutte par absorption s'oppose à toute association entre les vainqueurs et les vaincus. Par le fait que la mort de l’antilope fait la vie du lion, et la mort du lion la vie de l’antilope, aucune communauté n’est pos- sible entre ces deux êtres. Le seul rapport qui puisse exister entre eux est celui de l'anlagonisme absolu et irré- ductible. Très bravement et sans songer à mal les darwiniens assimilent une guerre entre l'Allemagne et le Danemark, par exemple, au combat entre un lion et une gazelle. Il 62 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE suffit de formuler cette proposition pour en saisir immé- diatement le ridicule. La première objection et la plus capitale de toutes, c'est que les Allemands et les Danois peuvent s'associer, tandis que le lion et la gazelle ne le peuvent pas de par la nature des choses. Pour s'associer, la première condition est de ne pas se détruire les uns les autres. Or, comment le lion pourrait-il ne pas détruire la gazelle quand cette destruction est la condition même de son existence ? Mais pour établir cette analogie entre le combat du lion et de la gazelle et celui de l'Allemagne contre le Dane- mark, les darwiniens doivent tomber dans une erreur encore plus grossière. Par une abstraction de leur esprit, ils font de tous les Allemands comme un seul être égal au lion et de tous les Danois un seul être égal à la gazelle. Mais les faits de la nature ne correspondent pas toujours aux abstractions de nos esprits. Un combat entre l’Alle- magne el le Danemark est irréalisable. Il peut se produire un combat entre quelques Allemands et quelques Danois en chair et en os, qui se rangent les uns en face des autres et commencent à se massacrer. Il suflit de se représenter ces faits pour comprendre que les comparaisons des dar- winiens ne soutiennent pas un seul instant la critique’. Si donc la lutte pour l'existence se poursuit entre sociétés humaines, on comprend qu’elle doit s’accomplir par des procédés qui n'ont rien de commun avec l'absorption physiologique entre individus d'espèces différentes au sein de l’animalité. Ilest beau de se lancer dans de magni- fiques mélaphores, dans de pittoresques images, mais il faut bien comprendre qu'on n’édifie pas la science posi- tive sur d'aussi faibles fondements. 4. Un autre fait entre mille pour appuyer mon raisonnement. Dans la lutte entre le lion et la gazelle on comprend que la gazelle succombe toujours, si elle est atteinte. Mais un régiment de 1.000 Danois peut par- faitement battre un_ régiment de 1.000 Allemands, si grande que soit la disproportion totale des forces entre l'Allemagne et le Danemark. re du LA LUTTE CONFONDUE AVEC LA MORT TOTALE 63 La lutte par le procédé de l'élimination, comme la lutte par le procédé de l'absorption, a pour but la mort totale du vaincu. Mais, tandis que dans la lutte par absorption la mort est immédiate, dans la lutte par élimination, elle peut être différée. L’antagonisme indirect remplace l’anta- gonisme direct. La mort du vaincu fait bien la vie du vainqueur, et vice versa, mais, pendant une certaine période, aussi longtemps que la mort du vaincu n’est pas consommée, les deux adversaires peuvent vivre ensemble, et cette période peut durer de longues années et même des siècles. Il peut arriver alors que des individus, tout en se com- battant à un point de vue (par exemple, tâchant d’acca parer les substances alimentaires du sol), se prêtentnéan- moins un mutuel appui à un autre point de vue (par exemple, pour repousser l'invasion de certains animaux nuisibles). La lutte par élimination laisse apercevoir les premiers signes avant-coureurs de la coopération. Cepen- dant, dans les luttes par élimination, la mort du vaincu reste toujours la condition de la vie du vainqueur, en sorte qu’une association réelle ne peut s'établir entre deux êtres se trouvant dans des rapports de ce genre. Si les darwiniens ont assimilé les luttes par absorption entre animaux aux luttes entre sociétés humaines, à plus forte raison, 1ls ont assimilé à ces dernières la lutte par élimination, telle qu'elle se pratique dans le domaine de la botanique et de la zoologie. La comparaison entre la concurrence que se font les hommes et celle que se font les animaux pour s'arracher les substances alimentaires au sein de la nature est devenue banale. À aucun autre point de vue on n'a soutenu avec autant de force que la lutte pour lexistence était la condition même de tout ètre vivant et, par conséquent, des êtres qui constituent notre espèce. L'effort fait pour s'assurer un marché a été identifié à l'effort fait par un animal pour s'assurer un ter- rain de chasse. ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE & ss Sans doute la comparaison des luttes par élimination entre les animaux et des luttes humaines se rapproche plus de la vérité que la comparaison des luttes par absor- ption avec les luttes humaines. Cependant la comparai- son de l'élimination avec les luttes humaines est aussi complètement fausse pour une raison d’une importance de premier ordre. Dans les luttes par élimination, le butest la mort totale des vaincus. Dans les luttes au sein des sociétés animales aussi bien qu'humaines, le but est la mort partielle des’ vaincus. Cette différence est radicale. Par cette différence il s'établit dans la nature un ensemble immense de phé- nomènes nouveaux, qui constituent un règne spécial, le règne social. La mort partielle est tout simplement une diminution de puissance vitale, qui peut comporter des degrés infinis. Quand la résultante de la lutte entre deux êtres n’est pas la mort totale, même différée, du vaincu, mais seulement une certaine diminution de jouissance, le vainqueur et le vaincu peuvent vivre à côté l’un de l’autre pendant la durée normale de leur existence. La substitution de la mort parlielle à la mort totale est un des procédés par lesquels la vie sociale s’est organisée dans la nature. Ce procédé n’est pas le seul assurément. On verra au livre suivant qu'il y en a un autre, de beaucoup plus rapide: la coopération. Mais ce qui est certain, c’est que la seule lutte normale possible au sein d’une société est celle qui a pour résultante, non la mort totale du vaincu, mais sa mort partielle. Car si la lutte a pour résultante la mort totale du vaincu, la dislocation de l'association est inévi- table. Deux êtres ne peuvent continuer à vivre l’un à côté de l’autre, s’il est conforme à leur nature de s’entre- détruire. L'échelle des subordinations, dans les sociétés, va de la subordination purement alimentaire à la subordination intellectuelle et sentimentale. Dans l’ordre alimentaire, | | ï | 1 LA LUTTE CONFONDUE AVEC LA MORT TOTALE 65 le vainqueur peut s’attribuer une nourriture plus abon- dante et plus raffinée, et condamner le vaincu à une nour- riture moins abondante et plus grossière, mais qui lui permet cependant d'arriver au terme normal de la vie. Des hommes pauvres, avec une cuisine frugale, atteignent parfois un âge que n'atteignent pas toujours les nababs avec la cuisine la plus exquise. Les degrés intermédiaires sont infinis. [ls peuvent se rapporter à tous les besoins humains : le vêtement, l'habitation. Le vainqueur peut être mis d’une facon splendide, mais le vaincu peut être habillé de manière à se préserver de l’intempérie des sai- sons. De même, on peut parvenir à la vieillesse aussi bien en habitant une chaumière qu'en habitant un palais. Enfin, au bout de la série, nous avons les satisfactions d’amour- propre. Le vainqueur obtient des applaudissements, des honneurs qui sont refusés au vaincu. Ce dernier éprouve certainement une souffrance, mais qui ne l'empêche pas d'arriver au terme de la vie normale. Il doit se contenter seulement du second rang au lieu du premier. Je dois signaler avant tout que les luttes pour une plus grande intensité de la vie se livrent au sein des sociétés animales aussi bien qu’au sein des sociétés humaines. Chez les singes, le vieux mâle chasse du troupeau ses jeunes concurrents. Il garde donc la satisfaction de com- mander aux femelles et aux petits qui se groupent autour de lui. Une hiérarchie s’établit dans le troupeau : le vieux mâle a plus d'autorité, donc plus de jouissances. Dans les sociétés humaines, la hiérarchie prend une importance énorme. En réalité, les hommes luttent entre eux préci- sément pour monter aux échelons supérieurs de la hié- rarchie. Ce n'est pas alors la destruction des adversaires qui constitue la jouissance, c’est la situation relative occu- pée au sein de la communauté. Voilà pourquoi les comparaisons entre les luttes indivi- duelles des animaux et les luttes des hommes au sein des sociétés sont fondamentalement fausses. Dans les pre- Novicow. — Darwinisme. 5 66 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE mières, la résultante est la mort totale du vaincu : dans les secondes, sa mort partielle. À ‘partir du moment où la mort partielle remplace la mort totale, une association peut s'établir entre le domi- nateur et le dominé, car ce dernier peut se résigner à une vie plus terne, moins exubérante. Ayant vécu, par exem- ple, autrefois sur le pied de 10.000 francs de revenu, il peut encore vivre, plus ou moins satisfait, sur un pied de 5.000 francs. Mais il y a encore une autre échappatoire dont il importe de parler ici. L'homme n'est pas seul dans la nature. Il n’est pas entouré uniquement d’autres hommes. Il est entouré du milieu physique. Ayant subi une défaite de la part d’un adversaire, il peut parfaite- ment en rejeter le poids sur d’autres êtres et sur le milieu ambiant. Je m'explique par un exemple. Un: individu gagnait 10.000 francs par an. La concurrence de son voi- sin fait descendre son gain à 5.000 francs. Cette déché- ance n’est pas définitive et sans appel. Le vaincu peut découvrir un autre procédé, plus parfait, pour exploiter le milieu naturel et obtenir non seulement 10.000 francs, comme auparavant, mais même davantage. Rien d’ana- logue n'est possible dans les luttes visant la mort totale, soit par absorption, soit par élimination. La gazelle, man- gée par le lion, ne peut jamais renaître pour améliorer sa situation. L'arbre, desséché par Fombre de son voisin, ne peut jamais revenir à la vie et prendre une frondai- son plus belle qu'auparavant. Tous ces faits montrent encore une fois que les compa- raisons simplistes, établies par les darwiniens entre les luttes zoologiques des animaux et les luttes humaines, sont complètement fausses. En effet, dans les luttes entre animaux l'enjeu est la mort totale ; dans les luttes entre les hommes l'enjeu est la mort partielle. CPL ee LP a ie ” ‘Fr gi pe bee ” ME "rx Lei 10 Ê — LL LA LUTTE CONFONDUE AVEC LA MORT TOTALE 67 IT Si les darwiniens voulaient faire des comparaisons /us- tes entre les phénomènes biologiques et les phénomènes sociaux, ils ne devraient pas mettre en parallèle les luttes des collectivités humaines avec les luttes individuelles d'animaux d'espèces différentes; ils devraient meitre en parallèle les luttes au sein des collectivités humaines avec les luttes des cellules au sein des organismes vivants. Dans ce cas les analogies seraient nombreuses et plus précises. _Les découvertes de la physiologie moderne, opérées en grande partie grâce au microscope perfectionné, ont mon- tré que les cellules de nos corps se livrent des combats acharnés. Chaque tissu, chaque organe tâche d'accaparer la plus grande somme de substances alimentaires, quitte à en priver les autres tissus et les antres organes. Cepen- dant, aucune ceilule, en fait, ne se nourrit de la substance des cellules voisines (sauf une exception dont je vais par- ler tout à l'heure). Le combat entre cellules ne se fait donc pas par absorption, comme entre individus d'espèces différentes, mais par élimination. Cependant, le combat par élimination entre cellules du même organisme n'a pas pour résultante la mort totale, mais la mort partielle de la cellule vaincue, c’est-à-dire seulement un affaiblis- sement de vitalité. Les combats entre cellules ressemblent donc aux combats de deux citoyens au sein d'un État bien organisé, et non aux combats de deux plantes qui s'arra- chent la lumière et les substances alimentaires du sol, ce qui se termine par la mort complète du vaincu. La lutte des cellules, au sein de lorganisme, aboutit non à une destruction, mais à une subordination. L'or- gane ou le tissu vainqueur s'accroît, l'organe ou le tissu vaincu s’affaiblit. Chez un athlète, qui use constamment de ses bras, les biceps deviennent très volumineux. Chez 68 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE un savant, qui pense beaucoup, le cerveau absorbe plus de sang et les biceps restent malingres *. Les cellules, au sein de l’organisme, sont comme les hommes, au sein de la société. Elles sont opposées les unes aux autres dans une certaine mesure, et cependant elles sont aussi alliées les unes aux autres. Ainsi, dans un régi- ment qui attaque l'ennemi, chaque soldat cherche à préser- ver sa vie, même au détriment de ses camarades. Voilà donc une opposition, un antagonisme. Mais aucun soldat n’at- taque son camarade, et tous ensemble attaquent le régi- ment ennemi. Voilà un état de solidarité. Il y a donc lutte simultanée et entre les soldats du même régiment et entre les soldats des deux régiments ennemis. Mais ces deux luttes s'effectuent par des procédés complètement différents. Au fond, l'alliance n'est autre chose qu'une modification des procédés de la lutte, l'abandon de l'attaque contre le voisin. Passons maintenant à la seconde grande analogie qui existe entre les phénomènes se produisant au sein du même organisme et les phénomènes se produisant au sein des sociétés. Les recherches d'Élie Metchnikof et d'autres naturalistes ont montré qu’il y a dans le corps humain des cellules errantes et mobiles, qui ont deux fonctions principales : celle de combattreles microbes pathogènes qui nous enva- hissent par la respiration et celle de faire, pour ainsi dire, la police de notre corps en détruisant les éléments histo- logiques décomposés. Les cellules accomplissant cette dernière fonction s'appellent les macrophages. Ceux-ci emploient le procédé de l'absorption totale. Ils tuent et détruisent complètement les cellules vieilles et décompo- sées. Quoique on voie reparaître ici la destruction com- 1. 11 y a des cas où la lutte entre les cellules a pour conséquence un affaiblissement si grand des vaincus que l'équilibre général de l'association est rompu. On se trouve alors en présence d'un cas pathologique qui peut amener une dissociation complète, c’est-à-dire la mort totale de l’indi- vidu. 1] sera question de ces phénomènes au livre suivant. PE } LA LUTTE CONFONDUE AVEC LA MORT TOTALE 69 plète, comme entre êtres naturellement antagonistes!, on se trouve, cependant, en présence d’un phénomène diffé- rent. La destruction opérée par les macrophages ressemble plus, par certains côtés, à l'exécution d’un criminel au sein de l'État qu’à l'absorption d’une antilope par un lion. Dans les deux cas, il y a mort totale du vaincu. Mais la résul- tante de cette mort est différente. La mort totale de la cellule décomposée, comme celle du criminel, aboutit au maintien de l'association. Elle est un acte de justice. Assurément, on ne peut pas employer sans métaphore le terme de justice pour des faits biologiques, lesquels ne passent pas par le canal de la conscience. Maïs la justice biologique et la justice sociale, sans être identiques, sont assurément analogues, puisque l’une et l’autre arrivent au même résultat : le maintien de l'association. On voit donc que certaines formes de luttes sont nor- males dans les sociétés, lorsqu'elles s’opèrent par des procédés spéciaux amenant le maintien de l’association. Si toutes les luttes aboutissaient à la destruction des associations, celles-ci ne se seraient jamais formées sur le globe. Assurément, les macrophages ne sont pas ani- més du désir conscient de supprimer les éléments histolo- giques décomposés pour maintenir la santé de l'organisme entier. Ces macrophages sont aveugles. Ilsse jettent aussi quelquefois sur des cellules saines. Mais celles-ci, étant fortes, ne se laissent pas entamer. Au contraire, celles qui sont affaiblies succombent. Par le jeu complexe de ces attaques et de ces résistances, l'équilibre général est obtenu et l'organisme reste vigoureux. Dès que l'équilibre est rompu, le processus de dissociation commence et aboutit à la mort. Les mêmes phénomènes se repro- duisent à peu près dans les sociétés humaines (rutatis mutandis, bien entendu). Si les peuples savent empêcher les gouvernants d’abuser du pouvoir et si les gouvernants savent obliger les citoyens à ne pas violer les droits de 1. Le loup et l'agneau, par exemple. PC CE ON OL a 70 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE leurs compatriotes, la collectivité reste saine et vigou- reuse. Si leschefs deviennent despotiques ou les citoyens anarchistes, la dissociation commence et la collectivité peut se disloquer. Concluons. Les darwiniens ont raison. La lutte est une loi universelle de la nature. Elle se produit aussi bien entre les astres, au sein des espaces célestes, qu'entre les cellules, au sein des corps, et les hommes, au sein des sociétés. Mais les procédés par lesquels s'opère cette lutte universelle varient dans une immense mesure. Si l’on veut comparer ces procédés dans les différents domaines de la phénoménalité, il faut le faire avec un soin méticuleux et une grande attention. Il y a des analogies entre les différents domaines, mais il y a aussi des dissemblances extrêmement importantes. Si l’on néglige les dissem- blances, on tombe dans des erreurs si profondes qu'elles mettent à néant toutes les analogies. Aussi longtemps qu'il y aura des lions, ils devront tuer certains animaux pour les manger. Mais il ne s'ensuit nullement qu'aussi longtemps qu’il y aura des hommes, ils devront absolument se massacrer les uns les autres. Il y à une différence capitale ‘entre le phénomène de lab - sorption physiologique et les luttes au sein des commu- nautés humaines. Les conclusions applicables à l’un des procédés de la lutte ne le sont pas à l’autre. Dans les luttes zoologiques domine le procédé de la mort totale ; dans les luttes au sein des sociétés, le procédé de la mort partielle. Cela n'empêche en aucune façon les procédés de la mort partielle d’être des réalités absolument conerèles et de se répéter à chaque instant. Voir seulement les pro- cédés de la mort totale et ne pas vouloir considérer les procédés de la mort partielle est du pur aveuglement. Or, tout ce qui est vue wnilatérale, vue partielle, est anti-scien- tifique au premier chef, car la science est précisément la connaissance de {ous les phénomènes accessibles à l’intel- ligence et leur généralisation dernière. | | | CHAPITRE VII MÉCONNAISSANCE DE LA VÉRITABLE NATURE DES LUTTES SOCIALES J'ai montré, au chapitre 1v, que le darwinisme mécon+ naît l'existence de l’univers. L'erreur des darwiniens n'est pas moins profonde quand ils pénètrent dans le domaine spécial des faits sociaux. Ils en méconnaissent totalement la nature réelle. Ils croient qu'ils sont fondés uniquement sur des phénomènes physiologiques, comme l’homicide collectif. [n'en est nullement ainsi. Tous lesfaits sociaux, sans exception, se ramènent à des faits psychiques. Cette vérité est tout ce qu'il y a au monde de plus banal: Aussi banal serait d'affirmer qu'en mécanique tout se ramène à des mouvements. Imaginez un savant venant annoncer à la face du monde qu'il a fait cette découverte étonnante qu'en mécanique tout se ramène à des mouvements, Quel rire homérique soulèverait une pareille déclaration ! Mais quand les sociologues de notre temps viennent pro- clamer le truisme aussi vulgaire qu'en sociologie tout se ramène à des actes psychiques, les sociologues rencontrent la plus complète incrédulité et parfois même la plus forte opposition. [1 faudra de longues années et de persévérants efforts pour faire admettre au public cette vérité si élé- mentaire, que chacun peut contrôler pour son propre compte mille fois par jour. Mais il faut le redire : un phénomène social affecte d'autant moins la conscience qu'il se répète plus fréquemment: Les découvertes en sociologie consistent précisément à voir, d'une façon 72 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE scientifique, ce que chacun aperçoit mille fois par jour sans y faire la moindre attention. Qu'est-ce que la vie sociale, en dernière analyse? Un ensemble d'actions opérées par un certain nombre d’indi- vidus. Or, l’homme, pour exercer une action, doit avoir auparavant une représentation. Prenons l’exemple le plus vulgaire. Un individu, habitant à Paris, au boulevard des Italiens, va se promener au bois de Boulogne. Décompo- sons ce fait. Il n’est possible qu’à une condition : c'est que notre Parisien ait la représentation du bois de Bou- logne. S'il ne l’a pas, l'idée d'aller se promener dans ce bois ne peut pas lui venir. Ainsi doncles mouvements phy- siologiques, accomplis par notre Parisien en parcourant le bois de Boulogne, n’ont pu s'effectuer que s'ils ont été précédés de certains mouvements psychiques (la repré- sentation du bois). Tout ce qui devient ensuite action a été auparavant représentation interne, idéal. Voilà, certes, des vérités banales que nul ne pourra contester. Assuré- ment, on observe dans la nature des mouvements biolo- giques qui semblent comporter des fins utiles et qui sont inconscients. Mais d’abord, même ici, les mouvements musculaires, qui exercent une action extérieure, sont pré- cédés de mouvements ganglionnaires qui, quoique inconscients, sont cependant des mouvements du système nerveux. Même pour les êtres inconscients, la vérité reste inébranlable : toute action externe est précédée de mouve- ments psychiques, si embryonnaires soient-ils. Pour l’es- pèce humaine, les mouvements qui aboutissent à des actes sociaux sont conscients ; les sociétés humaines vivent par un ensemble de rapports interpsychiques. À un autre point de vue, on peut dire aussi que les sociétés vivent par l’organisation, par le fonctionnement des institutions collectives. Les mots organisation, insti- tution, se ramènent, en dernière analyse, à des ensembles de mouvements. Par exemple, dans une monarchie abso- lue, les ministres se rendent chez le monarque, lui expo- VÉRITABLE NATURE DES LUTTES SOCIALES 73 sent leurs projets, et, si le monarque les approuve, les mettent à exécution. Dans un État constitutionnel, les ministres doivent soumettre leurs projets au Parlement. Si celui-ci les accepte, les ministres les soumettent encore au souverain, et, son approbation étant obtenue, ils sont obli- gatoires pour les citoyens. Dans la monarchie constitu- tionnelle, les mouvements sont plus complexes que dans la monarchie absolue : réunions électorales, meetings de tout genre, élection des députés, voyages des députés à la capitale, déplacements quotidiens des députés se rendant à la Chambre, délibérations en présence des ministres, votes velcsvetc. Mais tousles mouvements musculaires, dont l’ensemble constitue une institution, sont précédés de mouvements intellectuels. La genèse des institutions est exactement la mème que la genèse des actions individuelles. À un certain moment, un homme se représente un état politique encore non existant, par exemple, des institutions parlementaires dans une monarchie absolue. Cet homme accomplit un ensemble de démarches et obtient le résultat désiré. Le pays passe du régime absolu au régime constitutionnel. Ce passage est radicalement impossible si, à un moment donné, le régime constitutionnel n’a pas existé à l'état de représentation idéale et future. Or, une représentation mentale est un ensemble de mouvements cérébraux. Donc, tout mouvement social (toute institution) est nécessaire- ment précédé de mouvements psychiques. Pour les faits collectifs, ces mouvements cérébraux se compliquent d’un autre élément : la propagande. Il ne suffit pas qu'un seul individu, dans un pays monarchique, concoive des institutions constitutionnelles et désire les appliquer. Il faut qu'un grand nombre de personnes les désirent : la majorité du peuple, ou, pour le moins, la majorité des classes dirigeantes. Alors, l'inventeur du régime constitutionnel (on me permettra cette expression abrégée) doit commencer d’abord par communiquer ses nu tn ho ne 74 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE projets à son entourage, ce qui revient à faire naître dans d'autres cerveaux la représentation du régime constitu- tionnel qu'il possède déjà dans le sien. Puis il doit faire naître le désir et la volonté de le réaliser. Quand l'accord des volontés s'est opéré, l'institution nouvelle devient un fait accompli. Or, le moyen par lequel l'inventeur propage son idée est une série d'actes interpsychiques. Une insti- tution humaine est un ensemble de mouvements indivi- duels similaires, au second degré de complexité, si l’on peut s'exprimer ainsi. Au second, parce que toute institu- tion humaine présuppose une représentation interne (pre- mière phase), communiquée d'un individu à d’autres indi- vidus (deuxième phase). Les actes internationaux suivent la même marche que les actes politiques intérieurs. Lorsque Napoléon [IT et Cavour combinaient à Plombières, en 1858, la libération de l'Ita- lie, ils devaient nécessairement se représenter un étal de choses encore non existant qu'ils voulaient précisément réaliser. Napoléon [IT et Cavour voyaient l'Autriche occu- pant le royaume lombardo-vénitien, et le reste de l'Italie partagé en six États. [ls se représentaient, au contraire, le Milanais et la Vénétie annexés au Piémont, la Savoie et Nice rattachées à l'Empire français, et les sept États ita= liens groupés en fédération. Cette représentation consti- tuait un certain ensemble de mouvements cérébraux, sans lesquels la guerre de 1859 n'aurait pas eu lieu. L'initiative de Napoléon IIT et de Cavour devait recevoir l’assenti- ment au moins tacite des Français et des Italiens, sans quoi l'Empereur et le ministre n'auraient pas été suivis par les peuples. On voit se reproduire ici, sous une forme différente, l’action de l'inventeur sur son entourage, Ainsi donc, les actes internationaux se ramènent, comme les institutions intérieures, à des mouvements musculaires précédés de certains mouvements interpsychiques du second degré de complexité. Il ne peut pas en être autre- ment, car les actes internationaux ne sont, en définitive, VÉRITABLE NATURE DES LUTTES SOCIALES 75 qu'une modification des institutions humaines. Aujour- d'hui, l'Europe est divisée en vingt-cinq États souverains, qui peuvent se déclarer la guerre à tout moment. C'est une anarchie complète. Si, demain, notre continent s’unit en fédération, qu'est-ce que cela signifiera ? Que les vingt- cinq États européens donneront à leursrelations mutuelles une organisation différente de celle qui existe aujourd'hui. Et organisation différente veut dire existence de certains mouvements qui n'existent pas à l'heure actuelle (par exemple, les voyages périodiques des délégués nationaux à la diète fédérale). | Il semble difficile de contester la réalité du méca- nisme social que je viens d'exposer. Et, si la réalité est telle que je la représente, le darwinisme est complète - ment perdu. Comment peut-on dire, en effet, que le pro- grès du genre humain provient de l'homicide collectif, quand il est manifeste qu'il provient des institutions sociales ? Or, les institutions ne sortent pas de l’homicide, mais des mouvements cérébraux, des représentations mentales. Voilà deux groupes humains en présence. Ils commencent à se massacrer les uns les autres. Imaginons un instant que le massacre mutuel soit complet et qu'il ne reste plus un seul survivant {je sais bien que l'hypo- thèse est irréalisable, je la donne seulement pour faire un raisonnement). Il est évident qu'il n’y aura aucun progrès social, puisqu'il n’y aura plus de société. Mais s’il reste des survivants ? Alors le progrès dépendra uniquement des institutions qui les régiront. Si elles sont plus par- faites qu'avant la bataiile, il y aura progrès ; si elles sont moins parfaites, il y aura régression. Il est contradictoire d'affirmer que la même cause (la bataille) peut produire des effets diamétralement opposés. De plus, c’est s'aveu- gler complètement que de considérer les progrès, réalisés quelquefois après les batailles, et de négliger totalement les régressions dont elles sont suivies si souvent. Venir affirmer après cela que les homicides collectifs sont la ". _ p 70 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE cause du progrès est absolument insoutenable. Il faut dire ce qui est conforme aux faits : les homicides collec- tifs sont suivis tantôt.de progrès, tantôt de régressions. Or, s'il en est ainsi, c'est un pur sophisme de soutenir que l’homicide collectif, dans le cas où il est suivi d’un pro- grès, est la cause de ce progrès. Est cause un phénomène qui partout et toujours est suivi d’un autre. Comme l’homicide collectif ne précède pas partout et toujours le progrès, l’homicide collectif n’est pas la cause du progrès. Au contraire, comme les institutions politiques plus par- faites précèdent toujours le progrès, les institutions poli- tiques plus parfaites sont la cause du progrès. Or, comme les institutions politiques sont la suite de mouvements cérébraux, ce sont ces mouvements cérébraux, et non les mouvements musculaires, sous forme d'homicide collec- tif, qui assurent le progrès. On connait le détour que prennent les darwiniens pour faire accepter leur sophisme. Ils ne peuvent pas affirmer que l'homicide collectif soit la cause directe du progrès. Le soir d'une bataille, quand cent mille hommes gisent sur le sol, les uns tués, les autres dans les râles de l’ago- nie, il est difficile de prétendre que, dans ce moment même, ces tueries et ces souffrances produisent le progrès. Aussi aucun darwinien ne soutient-il une proposition aussi sau- grenue. Mais les darwiniens affirment que la préparation de ces férocités est justement ce qui favorise le progrès, car le peuple le mieux préparé obtient la victoire. Or, la prépara- tion à la guerre comporte une série d'actes qui affinent l'in- telligence, donc lhomicide collectif affine l'intelligence, donc il fait le progrès. Il est à peine nécessaire de dire com- bien faible est cette parade. D'abord l'argument principal subsiste en entier : tout dépend de ce que le vainqueur fait après la victoire. S'il établit de meilleures institutions, ce sont ces institulions, et nullement la bataille, qui font le progrès. En second lieu, il y a un argument encore plus décisif. Si la somme d'efforts intellectuels, employés pour VÉRITABLE NATURE DES LUTTES SOCIALES 71 préparer la bataille, eussent été employés, directement, à améliorer le sort des humains, cette amélioration aurait marché plus vite. La ligne droite, il me semble, ne cesse pas d’être le chemin le plus court d'un point à l’autre sitôt que l’on entre dans le domaine de la sociologie. La préparation de Ja bataille est un circuit. Or, un circuit est plus long, en d’autres termes fait perdre plus de temps que la ligne droite. Personne ne combat pour le seul plaisir de combattre. Tout le monde combat pour améliorer son sort. Or, comme le sort de l'individu, dans les sociétés, ne peut être amé- lioré que par le perfectionnement des institutions, les luttes dans le domaine sociologique ne peuvent être que mentales. Les sociétés ne peuventexister que par l’établis- sement de rapports interpsychiques : par suite, les luttes entre les sociétés ne peuvent s'accomplir aussi que par des procédés interpsychiques. L'homicide, n'étant pas un rap- port interpsvchique, ne rentre pas dans la catégorie des faits sociaux. L'homicide est un fait présocial. Il est la forme naturelle et inévitable de la lutte entre individus qui ne sont pas encore associés ou que leur conformation organique empêche de s'associer (comme le loup et l'agneau). À un autre point de vue, l'homicide individuel et collectif est anti-social. Il arrête le cours des phéno- mènes sociaux qui, après la bataille, doivent reprendre leur marche interrompue. L'emploi des procédés biolo- giques (l'homicide) dans les luttes sociales, loin d’accé- lérer, ralentit, au contraire, la montée de l'espèce humaine sur l’échelle des êtres. Cela est évident, puisque le pro- grès humain vient de l'amélioration des institutions sociales et que cette amélioration est, pour le moins, arrê- tée pendant qu’on se massacre. Ce n’est pas sur les champs de bataille, mais dans les parlements qu'on a édicté la législation concernant le travail et la protection de l'en- fance. Je ne parle même plus des cas où la bataille amène 78 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE une péjoration manifeste des institutions, et pour les vain- queurs, et pour les vaincus. Le militarisme aboutit le plus souvent au despotisme. Des pays, naguère libres (c'est-à- dire procurant des garanties suffisantes au citoyen), sont asservis (c'est-à-dire n'offrent plus de garanties suffisantes au citoyen). On a dit souvent que la lutte des partis politiques entretient l’activité sociale. Elle est donc la vie, elle est donc le progrès. C’est parfait. Mais il faut analyser ce phé- nomène d'une facon précise. Que signifie la lutte des parlis politiques ? Cela signifie, en dernière analyse, l'existence de la liberté, c'est-à-dire le respect absolu des droits de chaque citoyen ou, en d’autres termes, la sup- pression de l'homicide et de la violence. Si la lutte des partis est un bien, c’est parce qu'elle substitue un combat intellectuel (propagande, agitation électorale, etc.) aux combats biologiques qui sont la tuerie. Sitôt que les partis recourent à l'homicide, on n'est plus en présence d’une lutte de partis, mais d’une guerre civile. Or, personne n'a jamais affirmé que la guerre civile était la cause des pro- grès du genre humain. Les luttes politiques se livrent aussi entre gouvernants et gouvernés. Aussi longtemps qu'elles restent sur le ter- rain intellectuel, elles sont fécondes. Les ministres sou- tiennent un programme, l’opposition en soulient un autre. C'est la vie, l'animation, le progrès. Mais sitôt que la lutte entre gouvernants et gouvernés se fait par les procédés biologiques (fusillades et pendaisons du côté de l'État, tueries terroristes du côté des citoyens), la vie et le progrès s'arrêtent, la sauvagerie et la misère s'avancent à grands pas. Lorsque les sociétés humaines se sont formées et ont acquis une organisation plus ou moins avancée, l'individu s’est trouvé impliqué dans une série de rapports d'une complexité inouïe. Alors le progrès, non seulement intel- lectuel mais même physiologique, a dépendu d'une masse VÉRITABLE NATURE DES LUTTES SOCIALES 19 énorme de facteurs. Ainsi, le paupérisme contribue cer- tainement à abâtardir la race. Or, le paupérisme provient d’une infinité de causes économiques, politiques et parfois religieuses. Quand on réfléchit à ces faits, on voit nette- ment combien les comparaisons des darwiniens sont superficielles et enfantines. En admettant même que le progrès se soit accompli parce que les animaux les plus forts ont dévoré les plus faibles, on doit bien reconnaître que le progrès des hommes, vivant en société, ne s’est pas accompli par ce procédé. Dans les sociétés, les vainqueurs ne mangent pas les vaincus. [l peut même arriver qu’une société, ayant subi une défaite, fasse plus de progrès que la société qui a infligé la défaite. En un mot, il peut arriver des milliers et des milliers de circonstances qui ne se pro- duisent pas dans la lutte, infiniment plus simple, entre animaux. Il est donc puéril d'identifier les luttes sociales aux luttes zoologiques. La lutte est universelle dans la nature ; mais, comme je l'ai dit plus haut, elle change de procédés selon qu’elle passe d’un domaine de la phénoménalité à un autre, J'ai décrit ces procédés en détail dans des travaux auxquels je renvoie le lecteur ‘. Je ne veux pas recommencer cette description. Mais, pour mettre plus en évidence les erreurs des darwiniens, je veux en résumer ici les traits essentiels, en quelques brèves phrases. La lutte astronomique s'opère par le procédé de l’attrac- tion universelle. Les étoiles les plus puissantes attirent à elles la matière répandue dans les espaces célestes et grandissent vite ; les étoiles plus faibles attirent moins de matière et grandissent plus lentement ou ne grandis- sent pas du tout. Dans le domaine biologique, la lutte se livre par les procédés de l'absorption et de l’élimina- tion. Les êtres les plus forts mangent les plus faibles, La \ 4. Voir ma Justice el Expansion de la Vie. Paris, F. Alean 1905, au chapitre xx1, et aussi mes Lulles enlre sociélés humaines. Paris, ibid., 1904. 80 ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE substance du vaincu est transformée et assimilée par les cellules du vainqueur. Par l'élimination, le vainqueur tire les matières alimentaires du sol et force seulement le vaincu à les lui abandonner. Les luttes sociales se font par les procédés intellectuels, parce que les luttes des sociétés humaines sont le résultat de l’interpsychisme. La société la plus forte assimile la plus faible. Cela revient à dire que la société la plus faible adopte la langue, les mœurs, en un mot le type de culture de la société la plus forte. Ainsi le canton de Fribourg, en Suisse, qui naguère était tout allemand, est devenu, de nos jours, plus qu’à demi francais. Le procédé naturel des luttes sociales est l’assi- milation. À un autre point de vue, on peut dire qu'il est l'émulation. Quand une société s'aperçoit que la société voisine possède plus de jouissances, elle est portée à vou- loir en acquérir un nombre égal. Ensuite, comme le plai- sir de servir de centre d'imitation, de centre de rayonne- mentest le plus grand de l’âme humaine, chaque société tâche de dépasser ses voisines pour leur servir de modèle, pour les attirer et les assimiler. Le principe de la lutte reste permanent. Le principe de la lutte est l'essence mème de la matière, qui n’estautre chose, au fond, qu’un ensemble d'attractions el de répul- sions. Qui dit matière dit dynamisme, et qui dit dynamisme dit lutte. Une matière à l'état purement statique, c'est-à- dire sans effort, sans lutte, est inconcevable. Cela serait en même temps l'être et le non-être, puisqu'elle n’exerce- rait aucune action autour d'elle. Tout cela est incontes- table. Mais la grande erreur des darwiniens consiste seulement à ne pas comprendre que, si la lutte est univer- selle et éternelle, les formes qu'elle affecte ou les procé- dés naturels qui lui sont inhérents se modifient constam- ment. Venir appliquer au domaine psychologique, puis social, des principes applicables seulement au domaine zoologique est contraire au bon sens et à l'observation des faits les plus élémentaires. Transporter d'emblée les | 4 | | VÉRITABLE NATURE DES LUTTES SOCIALES 81 phénomènes zoologiques dans le domaine social, c'est oublier que la vie sociale est un ensemble de faits inter- psychiques. Les sociétés les plus parfaites sont celles dont les idées sont les plus avancées, car les idées façonnent ? les institutions. Or, la sélection des idées ne se fait pas par les tueries, mais par des procédés de l’ordre mental (prédication, propagande, enseignement, etc.). En 1877, les Russes ont tué beaucoup de Turcs. Mais les institu- tions de la Turquie sont devenues, à cause de l’horrible despotisme hamidien, plus mauvaises qu'auparavant. La Turquie a reculé. En 1908, il n’y a eu aucune tuerie, mais 1 la Turquie est devenue constitutionnelle. Ce pays com- mence à perfectionner ses institutions, et il semble qu'un avenir brillant va s'ouvrir devant lui par suite de l’adop- tion spontanée des idées occidentales. Novicow. — Darwinisme. 6 D ET RS LIVRES ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE CHAPITRE VIII MÉCONNAISSANCE DU FAIT DE L'ASSOCIATION Les darwiniens oublient l’existence du monde physique. Ils méconnaissent également l’un des phénomènes les plus répandus dans la nature : l'association. En effet, si le progrès vient de la lutte, le progrès vient de l’antago- nisme. Mais l’antagonisme s'oppose à la solidarité, donc à l'association. Par conséquent, le darwinisme doit con- clure que #noins il y aura d'association, plus il y aura de progrès. Cette conclusion méconnaît, je le répète, l'es- sence véritable et intime d’un des faits les plus généraux de l'univers. A l'égard du phénomène de l'association, les darwiniens montrent une telle ignorance qu'il sera néces- saire d'en exposer ici en peu de mots le mécanisme véri- table afin de baser mes polémiques sur le roc solide des réalités concrètes. Dans la nature, à proprement parler, tout est associa- tion. Un corps chimique est une association embryonnaire, un assemblage de parties plus ou moins semblables, tenues en cohésion et formant un système en équilibre instable. Dans la nature, les semblables s’attirent, les dissemblables se repoussent. Mettez en contact deux gouttes de mercure : elles se fondent en une seule. Mettez en contact une goutte de mercure et une goutte d’eau : elles demeurent séparées. L’affinité chimique est un aspect particulier de l'association, qui sert de prodrome au phénomène biolo- gique. C’est dans ce domaine que l'association prend une puis- à ee Vi y « RÉ RE, : 4 86 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE sance redoublée, une extension énorme. Vie et association sont des termes synonymes. Quand nous nous serons débar- rassés du travers qui nous pousse à considérer comme inexistant ce que ne voit pas un organe aussi grossier que notre œil, nous le comprendrons immédiatement. A parler exactement, il n’y a pas des protozoaires et des métazoaires. Tous les êtres vivants sont des métazoaires, parce qu'ils sont des associations. La cellule la plus simple est une association d’une complexité prodigieuse. Dès que le microscope nous permet de l'agrandir dans une mesure suffisante, nous nous apercevons qu’elle est un monde. Et chaque élément de la cellule, le noyau, les chromosomes, sont également des associations d’élé- ments plus petits qui échappent encore à notre regard. Quant aux métazoaires, ce sont des associations d’une masse énorme d'unités composantes. Le corps de l’homme est une union de 460 trillions de cellules. Les associations biologiques, comme on le pense bien, présentent la variété la plus extrême. D’abord, « l’indi- vidualisation des groupes cellulaires ne se fait pas brus- quement, dit M. Le Dantec ‘.… Il y a entre les diverses cellules des groupements de protozoaires dans des espèces voisines, des liaisons d’importance variable, allant depuis l'indépendance complète jusqu’à l’interdépendance abso- lue ». Les lichens, par exemple, sont l'association d’une algue et d’un champignon, incapables désormais de vivre l’une sans l’autre. Leurs liens sont si étroits que long- temps on les a considérés comme un seul organisme. Dans la nature, les êtres vivants se trouvent dans des rapports d'une diversité infinie, depuis l’antagonisme le plus irréductible jusqu'à l'affinité la plus complète. Lorsque deux êtres entrent en contact, si leur union a pour résultante une plus grande intensité vitale pour cha- cun d'eux, l’union prend le dessus. Si l’antagonisme 1. Science et Conscience. Paris, 1908, p. 123. MÉCONNAISSANCE DU FAIT DE L'ASSOCIATION 87 produit une intensité vitale plus grande pour le plus fort, l’antagonisme prend le dessus. Le principe qui domine dans la nature, ce n’est pas la lutte, comme le pensent les darwiniens, ni l'alliance, c’est le principe de l'expansion de la vie. Sitôt que l'alliance favorise cette expansion, l'alliance l'emporte; sitôt que c’est la lutte, la lutte l'emporte. La nature n’est ni bonne ni cruelle. Il est ridicule de transporter nos sentiments dans le domaine de la phénoménalité biologique. La nature est aveugle. Tout dans l’univers est la résultante de certaines lois générales. Pour les êtres entre lesquels l'association est la combinaison la plus avantageuse, l'intensité vitale de l'unité composante est en raison directe de la somme de solidarité. Pour les êtres qui n'ont pas avantage à s’unir, il n’en est plus ainsi. Les darwiniens, ayant concentré toute leur attention sur les combats entre individus d'espèces différentes et naturellement ennemies, ont fait de la lutte pour l’exis- tence une divinité sombre, cruelle, impitoyable, omnipo- tente, omniprésente et éternelle. Ils ont représenté l’uni- vers comme un champ de carnage perpétuel. Par cela ils ont donné un puissant aliment à l'esprit pessimiste qui sévit à notre époque. Combien ces conceptions sont conventionnelles et erronées ! En réalité, l'alliance et le combat sont des phénomènes parallèles. L'antagonisme et la haine ne l’emportent pas toujours, en vertu d’une préten- due cruauté de la nature ressemblant fort à la malédiction qui pèse sur les fils d'Adam. Non; ce qui l'emporte, c'est tout simplement la combinaison qui, dans chaque cas donné, favorise le plus l'intensité vitale. La prétendue malédiction frappant notre espèce est de la pure mytho- logie, une simple fiction provenant de l'ignorance pro- fonde de nos grossiers ancôtres. En un mot, il y a, dans le monde, des individus et des groupes qui peuvent se fondre les uns avec les autres et des individus et des groupes qui ne peuvent pas se Cu + +: “un uiièes US PS y Tr FAT D 88 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE fondre. La grande erreur des darwiniens consiste préci- sément à considérer seulement les derniers et à oublier totalement les premiers. Comme les groupes qui peuvent se fondre sont aussi nombreux que ceux qui ne le peu- vent pas, les darwiniens pèchent encore ici par l'aveu- glement unilatéral. Ils voient la nature seulement à un point de vue, donc ils voient faux. Et quand on songe que les associations sont la totalité des êtres vivants, depuis l’infusoire le plus invisible jusqu'à l'homme, on peut s'imaginer quel énorme ensemble de faits est négligé par les darwiniens. Dans le passage de H. Spencer, cité plus haut”, il décrit de la façon la plus dramatique les luttes innombrables que se sont livrées les êtres depuis la plus haute antiquité et il conclut que, grâce à elles, se sont développés les types supérieurs. Mais le célèbre phi- losophe anglais ne fait pas la moindre allusion à l’associa- tion. Cependant, quels sont les types supérieurs ? Pour- quoi l'homme est-il un type supérieur à l’amibe? Et précisément parce que l’homme est une association extrèmement complexe de 460 trillions de cellules, tandis que l’amibe est un être monocellulaire, H. Spencer ne se croit pas obligé de parler un seul instant des effets que l'association a pu avoir sur le perfectionnement des êtres. Il est manifeste, cependant, que, lors même que les êtres monocellulaires se seraient massacrés avec une rapidité cent fois supérieure à celle que nous observons dans la nature, ils n'auraient pas réalisé le moindre progrès s'ils ne s'étaient pas associés. On voit donc combien les darwi- niens font fausse route. On ne peut pas avoir la prétention d’édifier une science avec des points de vue si unilatéraux. * Les darwiniens n'auraient dû oublier le phénomène de l'association à aucune des phases de l’évolution vitale. Alors, ils se seraient immédiatement aperçus que les rap- ports entre êtres assoctables sont différents des rapports entre êtres non associables. 4. Voir p. 41. MÉCONNAISSANCE DU FAIT DE L'ASSOCIATION 89 Comme nous vivons au sein de l'association, bien peu de personnes en comprennent la véritable nature. Les phéno- mènes dont nous sommes partie intégrante sont ceux que nous avons le plus de peine à observer d’une façon scien- tifique et objective. L'association est seulement un moyen servant à accroître l'intensité vitale de l'individu. Cette intensité est d'abord augmentée par la longévité. Isolés, les êtres monocellulaires durent à peine quelquesinstants. Unies dans un organisme comme l’homme ou l'éléphant, les cellules protoplasmiques peuvent durer cent ans. De même, lorsque nos ancêtres vivaient en petites hordes de quelques dizaines d'individus, la durée de la vie moyenne de chacun d'eux ne dépassait peut-être pas quinze ans. Quand le genre humain formera une fédération unique, la durée de la vie moyenne dépassera certainement cin- quante ans. Il est difficile de prévoir le chiffre, mais il est certain que la longévité sera alors la plus grande qui soit réalisable pour notre espèce‘. Mais, en même temps que la longévité, l'association produit l'accroissement de l'intensité vitale d'une façon directe. L'association a pour résultante non pas seulement une addition de puissance vitale, mais une #7ulhiplication de cette puissance. Dix hommes, associés et organisés, ne produisent pas dix fois plus de besogne que dix hommes séparés, ils en produisent cent fois plus et même davantage *. Et cette multiplication merveilleuse ne peut être obtenue que par l’association, car l’associa- tion est une multiplication toujours, mais sous mille aspects différents. Dans la phase embryonnaire, lorsque 4. Puisqu'il y aura le moins de morts violentes, provenant des guerres, et le moins de morts naturelles, provenant des privations. La moyenne de la mortalité doit être maintenant, pour le globe entier, de 30 à 50 p. 1.000; elle sera peut-être alors de 10 p. 1.000. 2. On connait l'exemple classique donné par Jean-Baptiste Say sur la fabrication des cartes à jouer. Si chaque ouvrier fabriquait une carte entière, à lui tout seul, il pourrait en livrer deux par jour. Mais trente ouvriers, organisés et se partageant le travail, peuvent confectionner 15.000 cartes par jour, soit 500 cartes par tête. L'association augmente donc la puissance productrice de 250 fois. TL fondé 2 sh ,e " ue / hé LC ie de ss gr becs a Lee, AE et, x 90 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE la cellule germinale se partage en deux, en quatre, en huit et ainsi de suite, pour produire, en moins de quelques mois, les 460 trillions de cellules du corps humain, la multiplication de la puissance vitale résulte du fait même de l'association. Car, si les cellules, à mesure qu'elles se forment, se séparaient, comme chez les protozoaires, leur puissance vitale n'augmenterait pas. Au contraire, en restant unies, elles peuvent produire un être dont la puissance vitale est énorme. Par cette combinaison, chaque cellule, englobée dans un organisme très com- plexe, a une puissance vitale infiniment supérieure à celle des êtres monocellulaires. Après la croissance physiolo- gique, l’homme peut encore croître psychologiquement (augmentation des connaissances) el économiquement (plus grande somme de bien-être) et, jusqu'à la vieillesse, il peut développer son intensité vitale. La croissance intellectuelle et économique est d'autant plus forte chez l’homme qu'il vit dans une société plus vaste et mieux organisée. Aussi longtemps que l’homme fait partie d’une petite tribu de quelques dizaines d'individus, l'accroissement de son intelligence et de sa fortune est lent. Lorsque l'humanité entière formera un seul groupe organisé, l’accroissement de l’intelligence et de la richesse de chaque habitant du globe sera le plus rapide possible. L'association et l’intensification de la vie sont des faits identiques. Les cellules s'associent en organismes végé- taux et animaux, puis les animaux s'associent en groupes plus ou moins considérables. Les processus biologique et sociologique sont exactement de mème nature. L'un est la continualion de l’autre, sans la moindre solution de con- ünuilé. On sait combien les naturalistes ont de peine, parfois, à déterminer si un être vivant est un individu ou une collectivité d'individus, c'est-à-dire une colonie. La question de l’individualité est une des plus difficiles de la biologie. Or, tous les phénomènes si extraordinairement MÉCONNAISSANCE DU FAIT DE L ASSOCIATION gt complexes de l'association proviennent d'un seul effort et ont une seule tendance : l’exaltation de l'intensité vitale des unités composantes. L'association est un moyen, l'intensité vitale de l’unité composante est. le but, ou, si l’on veut abandonner le langage finaliste, la résultante. __ L'association produit l’exaltation de la vie par suite de la simultanéité des fonctions. Pendant que le poumon aspire l'air et que l'estomac digère les aliments, le cerveau pense. Par suite de l’association des cellules, chacune d'elles profile immédiatement des conséquences favorables de ces trois fonctions. C'est comme si chaque cellule rem- plissait simultanément la fonction de l'oxydation, de l’as- similation et de la pensée. Accomplissant ainsi, d’une manière indirecte, un ensemble de fonctions plus nom- breuses, la cellule, dans un être collectif, vit, naturelle- ment, avec plus d'intensité. Il en est exactement de même dans les sociétés. Je ne prends aucune part aux travaux ayant pour résultat l'extraction de la houille des entrailles de la terre et le calcul de la parallaxe du soleil. Mais, par suite de l’associalion humaine, c’est comme si je prenais part à ces travaux, parce que, dans une certaine mesure, je Jouirai des avantages qu'ils produiront. On voit net- tement jar cet exemple comment l'association est un pro- cédé augmentant la puissance vitale de l'individu. Les darwiniens comprennent même mal l'essence de la lutte au sein de la nature. La lutte n'est pas le but de la vie, c'esl la jouissance qui est ce but. Si l’association pro- duit plus de jouissance que la lutte, l'association l’em- porte. La nature est d'une suprême indifférence au sujet 1. L'adaptation au milieu, à un certain point de vue, est le but de la vie, parce que cette adaptation est la jouissance. En psychologie, adaptation au milieu signifie représentation aussi exacte que possible du monde extérieur. Or, comme cette représentation est déformée par les catégories subjectives de l’espace et du lemps qui nous empêchent de voir le monde tel qu'il est, toute suppression de l’espace et du temips est un progrès de l'adaptation On peut donc dire que, en dernière analyse, l'association est un arrangement servant à supprimer l'espace et le temps. 92 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE d’un procédé autant que de l’autre. Elle donne indistincte- ment l'avantage à celui des deux qui favorise le plus l'intensification de la vie. La lutte ne peut pas produire une exaltation de la force vitale aussi puissante que la peut produire l’association. Aussi voyons-nous l'asso- cialion l’emporter dans une immense quantité de cas. Les naturalistes estiment qu’il y a sur la terre 150.000 es- pèces de plantes et 400.000 espèces d'animaux. Si l’on songe au nombre énorme d'individus que comprennent certaines espèces, c’est par milliards de milliards qu'il faut évaluer les associations existant sur notre planète, puisque tout métazoaire est une association. Dans ces dernières années, par le fait du darwinisme, la lutte est devenue la plus grande divinité de la mythologie occidentale. Elle a été exaltée comme le souverain bien, elle a des adorateurs fervents et enthousiastes, des croyants convaincus. Mais, vraiment, elle ne mérite pas cet excès d'honneur. La lutte n’est pas plus une divinité qu'une entité métaphysique. C'esttoutsimplement un phé- nomène de la nature, comme la gravitation. Versez un liquide dans des vases communiquants, il y alteint un niveau égal. Les mouvements nécessaires pour établir ce niveau ne sont pas le but de l'univers, mais simplement une manifestation de la pesanteur. De même la lutte bio- logique. Elle ne l'emporte pas toujours. Selon que la loi de l'équilibre y pousse ou n'y pousse pas, la lutte s'établit ou ne s'établit pas. L'association est un phénomène aussi fré- quent que la iutte. Sans doute, des milliards, d’ètres sont impliqués dans des milliards de combats, à chaque instant de la durée; mais des milliards, encore plus nombreux, sont impliqués dans des faits d'association. D'ailleurs, la lutte a toujours lieu entre collectivités. Le combat d’un homme contre un lion est, en réalité, le combat des 460 trillions de cellules de l'association homme contre les 440 ou 450 trillions de cellules de l'association lion, De même dans le genre humain : la lutte de la France contre MÉCONNAISSANCE DU FAIT DE L'ASSOCIATION 93 l'Allemagne est la lutte de deux collectivités et implique l'existence de ces collectivités. Donc la lutte est impos- sible, à un certain point de vue, si elle n’a pas été précé- dée d’une alliance. Donc l'association est le phénomène primordial, et, par suite, le plus important. Partant de l’idée que la lutte fait le progrès, les darwi- mens ont conclu que plus la lutteest äâpre et plus le progrès est rapide. Cette conclusion néglige complètement le côté alliance. Or, l'alliance est un phénomène aussi universel que la lutte. Le darwinisme a été une colossale déviation dans l’unilatéralité. Il a amené une véritable éclipse de la pensée. Parce qu'il y a la force centrifuge, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de force centripète. De même parce qu'il y a la douleur, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas la jouissance; parce qu'il y a la haine, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas la sympathie. Je ne saurais donner un meilleur exemple de l'esprit unilatéral que le passage suivant de M. Arnaud’. Après avoir dit qu'il lisait un ouvrage de M. Kropotkine sur l'entr'aide, qui l'avait fortement impressionné, il s'exprime ainsi : « J'avais à peine achevé ma lecture, quand j’aperçus dans une rainure de ma porte une pauvre mouche engluée dans une toile d’araignée aux fils à peine visibles. Pauvre petite créa- ture ! elle se débattait, mais en vain, essayant de s’arracher aux fils traîtres et poisseux de l’ennemie. Celle-ci accourut bien vite sortant de l’ombre et la lutte com- menca.. L'araignée fondit sur elle, la cribla de traits vénéneux.., et bientôt entraîna son cadavre. Le coup était rude au sortir de l'œuvre de Kropotkine...; je com- prenais bien que mouche folâtre et araignée n’appar- tiennent pas à la même espèce. Mais la lutte pour la vie m'apparut soudain dans toute sa hideur, et la nécessité de se procurer une subsistance indispensable en ôtant la 1. L'Ère nouvelle, de juin-juillet 1906, p. 12. RÉ EE DS Ds PR ei PU Em. 9% ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE vie à un être plein d'activité me sembla quelque chose d'indescriptiblement cruel et bas. » M. Arnaud a raison. Un monde où des milliards d'êtres ne peuvent vivre qu'en détruisant constamment des milliards d’autres êtres n’est certes pas un lieu de délices. Cependant, la lutte entre individus non associables n'empêche nullement que l'alliance entre individus asso- ciables ne soit une réalité. Les combats, comme ceux de l’araignée et de la mouche, et des milliards de combats semblables, qui se livrent à fous moments, n'empèche- ront pas la fédération du genre humain et ne la retarderont pas d’une seule minute, pas plus que ne la retarderont les tueries continuelles de bœufs et de moutons que nous accom- plissons tous les jours dans les abattoirs. Si M. Arnaud trouve une antinomie entre les idées de M. Kropotkine et les phénomènes de la nature, c'est parce qu'il fixe son attention seulement sur la lutte et néglige l'association. « La lutte pour la vie m'apparut soudain dans toute sa hideur », dit M. Arnaud. Certes, je le répète, un monde où une partie des êtres ne peut vivre qu’au détriment de l’autre, un monde de ce genre est tout, excepté une idylle. Mais, lorsque les darwiniens viennentnous dire : « le monde n’est pas une idylle, doncles hommes doivent se massacrer jus- qu'à la fin des siècles », je suis révolté jusqu'au plus pro- fond de mon être par ce donc, si outrageusement contraire aux réalités. Dans la nature nous voyons les associations se former partout pour combattre les conditions désavanta- geuses du milieu. Et l'humanité subit la même nécessité impérieuse que les autres espèces. Si la terre était un paradis, si les cailles rôties nous tombaient dans la bouche, si un printemps éternel régnait partout, chacun aurait pu vivre isolé et jouir de la béatitude la plus complète. Mais c’est parce que le monde n’est pas une idylle que l’asso- ciation avec nos semblables s'impose d’une manière iné- vitable, qu'elle est une question de vie ou de mort. Un milieu où 250.000 malheureux peuvent être ensevelis sous MÉCONNAISSANCE DU FAIT DE L'ASSOCIATION 95 les décombres en quelques secondes par les mouvements du sol n’est certes pas le comble de la perfection. Mais c'est précisément pour faire face à des conditions désa- vantageuses que l’aide mutuelle est indispensable. M. Lemeere, recteur de l’université libre de Bruxelles, tombe dans la mêmeerreur que M. Arnaud. « Les natura- listes, dit-il, nous représententla terre commeun immense champ de bataille sur lequel tous les êtres vivants luttent avec acharnement les uns contre les autres en se faisant une concurrence effroyable. Voulant réagir contre une pareille assertion, Kropotkine est tombé dans l'erreur opposée en voulant nous faire croire que l’entr'aide serait la loi qui régit les rapports des organismes. L'entr’aide est une réalité, mais, loin d'exister chez tous les êtres vivants, elle est seulement l'apanage d'un très petit nombre d'animaux à psychologie compliquée, d'oiseaux et de mammifères, et c'est aussi la loi commune à toutes Les sociétés animales, dans lesquelles le progrès s’accom- pagne toujours d’une évolution de la solidarité ‘. » Quand donc les sociologues comprendront-ils enfin que les êtres, dans la nature, ne se trouvent pas tous dans des relations identiques? Ni la lutte ni l’entr'aide ne sont « la loi qui régit les rapports des organismes ». C’est tantôt la lutte éttantôt l’entr’aide. Et M. Lemeere a tort de dire que l'entr'aide est l’apanage d’un petit nombre d'animaux « à psychologie compliquée ». L'entr’aide est un fait uni- versel en biologie, il est l'apanage de tous les méta- zoaires. Oui, certes, la lutte est une réalité, mais quel astro- nome serait assez fou pour venir affirmer que les systèmes sidéraux sont formés par la seule force centrifuge ? Tous les astronomes affirment, au contraire, que les systèmes sidéraux sont la résultante de la force centripète et de la force centrifuge, et de l’une dans la même mesure que de 1. Discours prononcé à l'ouverture des cours de l'Université libre de Bruxelles, le 14 octobre 1907. 96 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE l'autre. Les associations biologiques également se forment autant par la coopération que par la lutte contre les espèces naturellementennemies. L'association, c’est la vie; la dissociation, c’est la mort. Assurément, la mort est un phénomène universel, mais la vie aussi. Dire que le progrès vient uniquement de la mort et jamais de la vie, comme le font les darwiniens, est insoutenable. Le darwinisme social est la négation même de la socio- logie, puisqu'il nie que l'association soit le phénomène fondamental de cette science. En effet, quand on affirme que le progrès vient de l’homicide, on soutient, en réa- lité, que le progrès vient de la dissociation. D'autre part, l'homicide est un acte physiologique ; c’est la suppression d’une vie individuelle. Encore à ce point de vue spécial, le darwinisme social est la négation de la sociologie, car il attribue le progrès, non pas au jeu complexe des actes sociaux {se ramenant à des actes interpsychiques), mais à un fait physiologique. La sociologie est la science de la symbiose humaine. Dès que l'on affirme que le pro- grès vient du contraire de la symbiose, on sape le fonde- ment même de la science sociale. On ne peut pas com- prendre, quand on examine de près le phénomène de la vie, comment des sociologues ont pu se rallier un seul instant aux erreurs darwiniennes ! Puisque la lutte est un phénomène universel dans la nature, on en a conclu qu'elle doit se retrouver également au sein des sociétés humaines. On a constaté qu’il en est ainsi eton en a déduit qu’il;y a un antagonisme irréductible entre les intérêts de l'individu et l'intérêt de la collecti- vité, entre les intérêts des individus et enfin entre les intérêts des classes sociales, Ces idées sont anciennes, mais leur popularité s’est accrue lorsque Karl Marx a exposé son socialisme soi-disant scientifique. Karl Marx a fait de la lutte des classes le pivot même de l’évolution du genre humain. D'autre part, le darwinisme venant MÉCONNAISSANCE DU FAIT DE L'ASSOCIATION 97 proclamer que la lutte est d'autant plus âpre qu'elle se livre entre êtres plus semblables, on en a déduit que l’an- tagonisme entre les hommes devait être le plus profond qui existe au monde. Dans tous ces raisonnements on oublie seulement une toute petite chose, mais qui cependant remplit l'univers : le phénomène de l'association. S'il était vrai qu'il y a un antagonisme naturel, irréduc- ble entre les hommes, au sein de la société, il n’existe- rait sur la terre ni une plante ni un animal. En effet, si l’antagonisme est naturel entre les hommes, cela veut dire que l’association ne produit pas une multiplica- tion de la puissance vitale, un accroissement de vie. Dans ce Cas, aucune association biologique n'aurait pu se former et il n'aurait existé, je le répète, ni une plante, ni un animal. Si l’antagonisme des hommes était inhérent à la nature des choses, si le Aomo homini lupus était vrai, cela signifierait que l'association des hommes ne produit pas l’exaltation de la vie. Alors aucune association humaine ne se serait jamais formée. D'autre part, considérons le prétendu antagonisme entre l'individu et la collectivité. S'il était rée/, le mal de l’indi- vidu serait le bien de la collectivité. Alors la mort, qui est le mal suprême pour l'individu, serait le bien suprême de la collectivité. En d’autres termes, une société attein- drait le maximum de la prospérité quand tous les indi- vidus dont elle serait composée auraient cessé de vivre. En sens inverse, s'il y avait antagonisme réel entre l’in- térêt public et l'intérêt privé, le jour où la collectivité subirait le plus grand mal possible, la mort générale, serait celui où les individus auraient le plus grand bien. En d’autres termes, les hommes seraient le plus heureux quand ils seraient {tous morts. On voit à quelles absur- dités on arrive en soutenant qu'il y a antagonisme entre les individus et les collectivités. Cependant nous voyons cet antagonisme se produire Novicow. — Darwinisme. 1 98 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE partout autour de nous. Mais alors on doit affirmer, en mème temps, que l’antagonisme existe et n'existe pas! C’est une pure contradiction. Comment sortir de cette dif- ficulté ? D'une facon très simple : il n’y a pas d'opposition d'intérêt entre l’individu et la collectivité, il y en a seu- lement entre ce qui parait être l'intérêt de l'individu et ce qui est réellement cet intérêt. Il nous semble voir un antagonisme entre l'individu et la société, parce que nous voyons faux. Si nous voyions /a vérité, cet antago- nisme imaginaire disparaîtrait immédiatement. L'opposi- tion n'est pas entre les intérêts, elle est, en dernière ana- lyse, entre l'erreur et la vérité. Ce qui est dit des rapports entre individus et collectivités peut se répéter également pour les rapports entre individus’. Il s'établit un antago- nisme réel entre Pierre et Paul seulement à partir du moment où Pierre veut faire une chose contraire à son propre intérêt, done seulement à partir du moment où Pierre veut faire une chose qu'il peut croire conforme à son intérêt, mais qui ne l’est pas en réalité. Aussi long- temps que les hommes veulent faire des choses conformes à leur intérêt réel, il ne peut pas y avoir d'antagonisme enire eux au point de vue social. Et cela, parce que, selon les lois de la nature, l'association augmente l'intensité vitale des unités composantes. Ce serait seulement dans le cas où l'association n'augmenterait pas l'intensité vitale de lindividu qu'il pourrait y avoir un antagonisme réel entre les individus au sein de l'association *. Combien n'a-t-on pas tourné en ridicule, dans nos temps de socialisme outrancier et de syndicalisme violent, le « bon » Bastiat, venant développer lidylle des « harmo- nies économiques ». Cependant Bastiat n'était ni aussi superficiel ni aussi idéaliste qu’on veut bien l'affirmer. Il 4. En réalité, ces deux rapports n'en font qu'un seul. Le rapport entre l'individu et la collectivité se ramène à un rapport entre un individu et un grand nombre de ses semblables. 2, Bien entendu, il ne s’agit pas ici des associations coercitives, qui peu- vent être funestes. MÉCONNAISSANCE DU FAIT DE L ASSOCIATION 99 était, au contraire, le réalisme même. En effet, si l'on affirme qu'il n'y a pas d’harmonies économiques, on nie l'existence même de la vie, car on nie que l'association procure une intensificalion de vie. Or, nier que l'association soit avantageuse, c'est nier la vie, puisque tout être vivant est une association. S il n° y avait pas d’harmonies écono- miques, cela reviendrait à dire que la dissociation vaut mieux pour l’homme que l'association, que la souffrance vaut mieux que la jouissance, et la mort mieux que la vie. Le pessimisme social, qui règne de nos jours et qui con- teste l'existence des harmonies économiques, se ramène à affirmer, en définitive, que l'association n'intensifie pas la vie, ce qui est absolument contraire à tous les faits observés en biologie. C’est donc le « bon » Bastiat, et non ses adversaires contemporains, qui est le plus près de la biologie, donc de la réalité positive et concrète, et non des abstractions et des chimères. Pour savoir si un raisonnement est juste, il faut le mener jusqu'au bout : « Les harmonies économiques sont incontestables, donc l'association exalte la vie, donc l'as- sociation la plus grande possible, celle du genre humain tout entier, procurera le maximum possible de bien- être. » Nul ne contestera cette proposition : donc elle est vraie. Voyons maintenant la proposition contraire : « Il n'y a pas d'harmonies économiques, l’opposition des inté- rêts est complète entre les hommes, donc lassociation n'exalte pas la vie, donc la suppression totale de l’associa- tion serait le bien suprème, donc un individu resté seul sur la terre (ce qui constituerait la suppression totale de la société) jouirait du maximum de bien-être. » Tout le monde comprend que cette proposition est fausse. De nouveau, Bastiat a raison et ses contradicteurs ont tort : les harmonies économiques sont des réalités, les prétendus antagonismes sont des chimères. Les hommes n’ont eu, Jusqu'à présent, qu'une com- préhension vague et intuitive des avantages de l'asso- 100 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE ciation. Par suite, ceux qui affirmaient l'existence des harmonies économiques et l'avantage de la justice univer- _selle ? étaient traités d’idéalistes. Mais quand les hommes comprendront scientifiquement que l’association mène à l’exaltation de la vie des unités composantes, qu’en défi- nitive l’association est la vie. ce sont les individus affir- mant l'existence des harmonies et les avantages de la jus- tice qui seront considérés comme les véritables réalistes. Les apôtres de l’antagonisme et les partisans de l’homicide collectif seront, au contraire, traités d’idéalistes, parce qu'ils ne voient pas les phénomènes, tels qu'ils sont dans la nature, mais tels qu'ils leur paraissent à travers le prisme des conceptions médiévales. Cependant de tout temps, les hommes, sans avoir une idée très nette de l’es- sence réelle des phénomènes sociaux, en avaient une intuition obscure. Depuis de longs siècles, les hommes ont eu une soif ardente de justice. [ls n'avaient pas tort; car la justice, c’est l'association, donc l’exaltation de la vie, donc la vie elle-même. J'ai cité plus haut un passage de M. Le Dantec*. Ce naturaliste dit : « La véritable lutte, la lutte directe, c’est la lutte de l’homme contre le milieu, cette lutte c'est la pie. » Et il ajoute : « Les hommes, en sunissant pour lutter contre le milieu et contre les autres espèces vivantes, se sont assuré peu à peu la domination du monde. » On le voit, des deux directions que peuvent prendre les rela- tions entre les êtres vivants : l'alliance ou le combat, celle qui augmente le plus l'intensité vitale de l’individu c'est l'alliance. Donc, en réalité, les rapports entre les hommes 4. Ces deux conceptions en font une seule. Les disharmonies ne sont pas dans l'essence des phénomènes sociaux, elles viennent seulement des injustices que les hommes exercent les uns à l'égard des autres. Injus- tice et disharmonie économiques, comme justice et harmonie écono- miques sont des termes corrélatifs. 2. Voir plus haut, p. 52. 3. La lutle universelle, p. 283. MÉCONNAISSANCE DU FAIT DE L'ASSOCIATION 101 sont de même nature que les rapports entre les cellules d’un organisme et non que les rapports entre individus d'espèces antagonistes servant d'alimentation les unes aux autres. Si différents que soient les hommes, ils peuvent tous s'unir afin de lutter contre le milieu ambiant. La combinaison la plus avantageuse pour chaque homme est une association avec tous les autres. Plus on a d’associés, plus on est puissant. Notre maitrise sur la nature sera en raison directe de l'extension de l'association et de la perfection des liens qui nous unissent à nos semblables. Comme la lutte contre le milieu est le phénomène primordial de la vie, l'associalion de tous Îles hommes est l’état de notre espèce qui est conforme à la loi fondamentale de la biologie. Cette loi fondamentale est que tout être vivant fuit la douleur et recherche le plaisir. Or, comme M. Le Dantec vient de nous le dire, c'est en s’associant avec tous ses semblables que l’homme à pu s'assurer la domination du monde, c'est-à-dire le maximum de plaisir. On verra plus loin, au chapitre x1, quelles forces perturbatrices ont empêché l'homme, jusqu'à ce jour, d'atteindre l'équilibre complet dans ses relations avec ses semblables, ce qui équivaut à l'établissement de rapports juridiques entre toutes les nations. Mais l'analyse exacte des phénomènes de l'association, à laquelle Je viens de me livrer, démontre, d'une facon péremptoire, le néant et l’inconsistance de la théorie darwinienne. Non, ce n’est pas l’homicide collectif qui fait le progrès, c'est l'alliance entre les hommes qui fait le progrès. Ce n'est pas la mort du semblable qui fait la vie du semblable, c’est la vie du semblable qui fait la vie du semblable. Les vérités enseignées par la biologie s'appliquent directe- ment à la sociologie. Être sociologue et darwinien, c’est nager en pleine contradiction. U ur À 1117 ER AR ET ANRT IR bd: CHAPITRE IX LES LIMITES DE L'ASSOCIATION Les darwiniens affirment que l’homicide collectif entre sociétés humaines est la cause du progrès, non l'homicide collectif au sein des sociétés. Mais alors se pose aussitôt la question de savoir où se place la limite des sociétés humaines? Cette question est extrêmement difficile à résoudre parce qu'elle est prodigieusement complexe. Pour s'orienter dans ces ténèbres, il faut reprendre les choses de haut et se rendre un compte exact de la manière dont se sont formées les sociétés. Certains polypes hydraires, habitant dans le fond de l'océan, offrent (d’une facon très générale) l'aspect d’un tube. Les cellules placées à l'orifice ont des cils vibra- tiles par lesquels elles chassent l’eau dans l’intérieur du tube, et les cellules internes y trouvent les substances nécessaires à leur alimentation. On voit ici la forme la plus élémentaire de la circulation vitale. Les cellules de l'orifice transmettent à celles du centre un produit brut qui n'a subi aucune élaboration. Mais, plus tard, il n'en est plus ainsi. Les cellules se différencient. Peu à peu elles accomplissent les fonctions les plus diverses et échan- gent entre elles les produits de leur activité. C'est préci- sément cet échange, cette circulation vitale qui constitue l'association. La distance matérielle joue un rôle subor- donné. Sans doute la contiguité des parties facilite la cir- LES LIMITES DE L ASSOCIATION 103 culation vitale, et c'est seulement en cela qu’elle a de l'importance, mais elle n’est pas l'essence de l’association. Deux êtres, accolés l’un à l’autre, s'ilne se produit aucune circulation vitale entre eux, sont comme s'ils vivaient aux deux extrémités de la terre. Ils forment des organismes individuels séparés. Un banc d'huîtres n'est pas une société. Il faudrait parcourir le domaine immense de la biologie pour montrer par quelles phases innombrables passe la circulation vitale, depuis la plus simple jusqu'à la plus complexe. Le lecteur comprend que je ne puis pas m’en- gager dans cette voie. Il me suflira de faire remarquer que la circulation vitale aboutit à une solidarité de plus en plus grande des parties. Cette solidarité est telle, dans les phases les plus élevées de l’organisation biologique, que toutes les parties souffrent des souffrances d'une seule et que, si la souffrance d’une partie attemt un degré d'acuité trop considérable, la mort de l'organisme entier en résulte nécessairement. Il n'y a aucune solution de continuité entre les phéno- mènes biologiques et les phénomènes sociaux. Il est impossible de dire à quel moment précis finissent les uns et commencent les autres. En réalité, la biologie et la sociologie forment une seule et même science, partagée en deux vastes provinces. Aussi les phénomènes, qui se pro- duisent dans l'association des cellules, se retrouvent-ils, d'une façon parallèle, dans les associations d'individus. La circulation vitale forme les sociétés comme elle forme les organismes biologiques. Au sein de l'espèce humaine, elle prend trois aspects principaux : déplacement des hommes. déplacement des choses et transmission des idées. Ces trois aspects se fon- dent en un seul, puisqu'ils sont tous des échanges de ser- vices, mais, dans la pratique, il est bon de les distinguer. Tous les ans, des milliers de touristes s’en vont en Suisse. IL s'établit entre eux et les indigènes une série de 104 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE rapports économiques. Les indigènes fournissent aux étrangers les facilités de la vie : demeure, nourriture, moyens de locomotion, etc. ; les étrangers donnent en échange aux indigènes une certaine quantité d'argent au moyen duquel ceux-ci se procurent ce qui‘leur est néces- saire. Le déplacement des choses est le commerce. C’est un phénomène trop connu pour qu’il soit utile d'en parler ici. La transmission des idées s'opère soit par les objets matériels (livres, revues, journaux, etc.), soit par les hommes (prédicateurs, conférenciers, professeurs, etc.). La transmission des idées est aussi un échange de services. Les uns donnent un certain nombre de connaissances ; les autres, des marchandises par l'intermédiaire de l'argent. Bien entendu, l'échange des idées peut être bilatéral. Les Français peuvent donner des idées et prendre des produits aux Allemands et, à leur tour, ils peuvent prendre des idées aux Allemands et leur donner des produits. Le com- merce des livres forme un courant constant, mais coulant dans des directions opposées. Communications et société sont, à un certain point de vue, des termes synonymes. L'extension du lien social est en raison directe des communications. Pour des gens qui ne pourraient pas se déplacer, la limite de l'association serait la portée de la voix humaine. Mais, comme les hommes peuvent bouger, c'est comme si leur voix s'éten- dait de plusen plus”. Le nombre des communications est naturellement en fonction de leur rapidité. Quand on mettait plus d’une année pour aller de Paris à San Fran- cisco, on pouvait faire ce voyage une ou deux fois dans la vie. Maintenant qu’on met dix Jours, il y a des personnes qui le font tous les ans. J'ai connu une dame américaine qui l'avait accompli vingt-cinq fois et qui, étant encore jeune, n'avait pas envie de s'arrêter. 1. Le « comme si » a été supprimé, de nos jours, par le téléphone. Cet instrument étend la voix humaine à des distances de plus en plus grandes. On finira. certes, par causer à n'importe quelle distance ; cela équivaudra à ua rapetissement du globe. LES LIMITES DE L'ASSOCIATION 105 Au fur et à mesure que les moyens de communication se perfectionnent, les limites de l'association s'étendent. Etil en a été ainsi depuis la plus haute antiquité. Quand les hommes, au lieu d'aller à pied, ont commencé à monter à cheval, les limites sociales se sont étendues ; même circons- tance après l'invention du char, de la barque et de la voile. Les habitants des nomes de l'Égypte ont pu constituer une société unitaire précisément parce que la navigalion sur le Nil ayant été perfectionnée à permis une circulation vitale très active le long de ce fleuve. Cet événement s’est accompli, il y a quatre-vingts siècles au moins. Sans doute les dèmes de l’Attique se sont fondus en une seule unité, lorsque les courses à cheval ont remplacé les com- munications à pied. À un certain moment, la plus grande unité sociale était le nome et le dème. Puis l'unité sociale a été l'Égypte entière et l’Attique entière. Le perfectionne- ment des moyens de communicalion a été continuel depuis la plus haute antiquité. Au xIx° siècle, il a fait un bond pro- digieux grâce à la vapeur et à l'électricité. Aujourd'hui, l’Europe entière et mème le globe entierse trouvent dans la même situation où se {rouvaient, à une certaine époque, les nomes de l'Égypte et les dèmes de l’Attique. [ne faut pas plus de temps, pour aller maintenant de Paris à Pékin, qu'il n’en fallait, sous Ramsès IT, pour aller de Thèbes à Memphis. Et, certes, ce mouvement de concentration est loin d'avoir dit son dernier mot. Aux trains de cent kilomètres à l'heure succèderont des trains de deux cents. Les automobiles faisant cent kilomètres sur des routes spéciales deviendront d’un usage courant et les aéroplanes circuleront partout en coupant par le plus court. Dès que les êtres vivants peuvent échanger des services, la symbiose s'établit entre eux. Cette symbiose sociale aboutit aux mêmes résultats que la symbiose biologique. Chaque partie est affectée par les souffrances des autres et, lorsque la souffrance d’une partie arrive à un degré 106 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE d'acuité trop élevé, la mort de l'organisme entier peut s'ensuivre ‘. On croit généralement que la coalescence des sociétés humaines est loin d’avoir atteint un degré aussi élevé que la coalescence des cellules dans les corps biologiques. Cela est vrai. Néanmoins la coalescence dans les sociétés est déjà beaucoup plus grande qu'on ne le croit générale- ment et elle approche de la coalescence biologique. Celle- ci se manifeste par le fait que toutes les parties sont affectées de la souffrance d’une seule. Ce fait se retrouve absolument dans les sociétés humaines, à la phase actuelle de la civilisation. Une catastrophe qui se produit chez une grande nation du globe a immédiatement son contre-coup chez toutes les autres. Lorsqu’en 1907 une crise écono- mique terrible éclata aux États-Unis, les achats des Amé- ricainsetleurs voyages diminuèrentimmédiatement. Alors les Français, les Anglais, les Suisses perdirent beaucoup d'argent, c'est-à-dire éprouvèrent des souffrances, puis- qu'ils furent obligés de restreindre leur train de vie, ayant réalisé moins de bénéfices. En second lieu, l’émigration aux États-Unis tomba presque à rien. Des milliers d'Eu- ropéens qui auraient pu trouver du travail en Amérique n'en ont pas trouvé et, par suite, ils ont dû vivre dans de grandes privations. Mais la solidarité va beaucoup plus loin. Elle s'étend jusqu’à la trame même des nations, s’il est permis d'em- ployer cette expression imagée. Comment l'Allemagne peut-elle avoir maintenant 62 millions d'habitants ? Les produits alimentaires de son sol ne pourraient guère en nourrir plus de 45 millions. Elle peut avoir ces 17 millions en plus parce que les États-Unis et la Russie lui fournissent les denrées néces- saires à son alimentation. Si la Russie et les États-Unis ne produisaient pas ces denrées, l'Allemagne n’aurait pas 1. Voir plus haut, p. 103. LES LIMITES DE L'ASSOCIATION 107 pu avoir une croissance aussi considérable. On voit donc que la solidarité internationale va jusqu’à la trame, jus- qu'au tissu intime des nations. C’est l’activité de l’une qui donne la vie à l’autre. C’est parce que les États-Unis ont aujourd'hui 86 millions d'habitants et une bonne organi- sation politique que l'Allemagne peut avoir aussi une population de 62 millions. Autre exemple. L'Italie, il y a quelques années, avait de mauvaises finances. Elle avait été obligée d'introduire le cours forcé, et l’agio sur l'or, à un certain moment, attel- onit 13 p. 100. Dans ces derniers temps, un fort courant d’émigration s’est effectué entre l'Italie et le nouveau monde. Les Italiens, établis de l’autre côté de l'océan, commencèrent à envoyer de fortes sommes dans leur pays. Les banques italiennes, en recevant ces fonds, augmen- tèrent leur encaisse métallique, et l’agio disparut naturel- lement sans que l’État fût obligé de prendre aucune mesure spéciale. C’est donc l'Amérique qui a amélioré les finances de l'Italie. Sans doute la solidarité entre les nations est loin d’être encore aussi complète qu'entre les différentes parties des organismes biologiques. On n’observe pas encore dans les sociétés cette interdépendance si intime, par suite de laquelle la mort d’une partie entraîne la mort du tout. On en approche cependant. L'Angleterre ne peut plus se nourrir des produits de son sol que pendant quatre-vingt- onze jours sur trois cent soixante-cinq. Si les arrivages de l'étranger venaient à cesser entièrement, les Anglais devraient seulement manger un jour sur quatre ou les trois quarts des Anglais devraient mourir de faim. Voilà une situation qui ressemble beaucoup à la mort totale. Dans tous les cas, la seconde alternative serait la mort totale de 33 millions d'Anglais. Ainsi donc, d’une facon générale, sitôt qu'il y a circula- tion vitale il y a interdépendance et sitôt qu'il y a inter- dépendance il s'établit une association. Les faits dont je 108 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE viens de parler montrent qu'il n’y a aucune ressemblance entre les rapports dans lesquels se trouvent les États-Unis et l'Allemagne et les rapports dans lesquels se trouvent deux huîtres accrochées l’une à côté de l’autre au même rocher. Je dis cela pour montrer toute l’inconsistance de l’idée, si répandue encore, que l'unité sociale suppose la contiguité du territoire. Il y à encore un point de vue d'une extrême importance dont il me faut parler maintenant. C’est que l'association humaine est dans un état de perpétuel devenir, c'est-à- dire qu’elle n’a pas de limites stables et définitives. Seule notre habitude invétérée de considérer les phénomènes au point de vue statique nous empêche de comprendre cette vérité. Par paresse d'esprit, il nous est agréable d'imaginer que les choses ne changent pas pour n'être pas obligés, chaque matin, de les étudier à nouveau. Mais la nature se rit de la faiblesse de nos esprits : les transformalions sont partout, perpétuelles et constantes. Rien n'est stable, et c’est plus particulièrement par rapport aux êtres vivants que le point de vue statique est une véritable contradiction dans les termes. Il n'y a pas de viesans désir, et le désir est un phénomène dynamique. Il n'y a pas de vie sans chan- gement, etle changementestle dynamisme lui-même”. Les hommes, étant des êtres vivants, ne peuvent pas rester immobiles ; aussi les communications qui s’établissent entre eux sont-elles de tous les instants. [n'ya pas un point de la terre où l’homme se soit dit : « Je n'irai pas au delà. » Et puisque personne n'a jamais prononcé une sentence de ce genre, les inter-communications se sont étendues sur A. À proprement parler, {oule matière, vivante ou non vivante, est à l’état dynamique. On ne peut pas être sans agir autour de soi, et agir est du dynamisme. Seulement, dans la matière dite «inerte », le dynamisme s’accomplit par des mouvements si petits qu'ils sont inobservables pour nos sens grossiers. Les atomes d’une barre d'acier se livrent à des mou- vements vertigineux, mais qui échappent à notre vue. Dans ce que nous appelons la « matière vivante » les mouvements deviennent plus appa- rents parce qu'ils ont plus d'amplitude. k & LES LIMITES DE L'ASSOCIATION 109 la surface entière du globe. Or, ces relations créent des associations de plus en plus larges. Le processus dyna- mique, qui pousse maintenant à l’unification de l’Europe, est le même qui a poussé autrefois à l'unification des nomes de l'Égypte et des dèmes de l’Attique : le perfec- tionnement des moyens de communication, amenant une plus grande circulation vitale. Le mouvement qui dirige l'Europe vers la fédération n'a rien d’insolite ni de nou- veau. C’est un mouvement qui s'est opéré depuis la plus haute antiquité avec une vitesse variable. En un mot, l'association humaine n'a jamais eu et n'aura jamais de limites fixes et définitives ; les limites de l'association changent constamment, parce qu’elles dépendent de la circulation vitale ; l'association humaine est une concep- lion dynamique et non statique. L'intelligence de notre espèce est infiniment supérieure à celle des animaux. Par suite, l'homme a pu s'accommo- der à tous les climats et il a occupé la superticie entière du globe. Puis l'homme a inventé des moyens de communi- cation très perfectionnés et 1l à pu se mettre en relations avec tous ses semblables. Les éléphants d'Asie n’ont aucun contact avec ceux de l'Afrique, les fourmis de l'Eu- rope aucun avec celles de la Nouvelle-Zélande. Mais tous les hommes sont en relations constantes les uns avec les autres. Il y a circulation vitale entre tous les êtres humains, donc ils forment maintenant une association unique dans le sens biologique et réel de ce terme. Les darwiniens n’affirment pas que la civilisation a été faite par les homicides collectifs à l'intérieur des groupes. Mais qu'est-ce qui est le dehors et le dedans ? En d’autres termes, quelles sont les limites des groupes sociaux? Ces limites, en réalité, sont marquées par les limites de la cir- culation vitale. Or, comme celle circulation s'étend main- tenant à l'humanité entière, 1l faut dire qu'au point de vue concret, correspondant aux faits tels qu'ils sont, il n°y a plus comme dehors pour les associations humaines que Li 7 M, 48 ART A "4 Le SUNSET. CU É : / £ + La es D ‘ie 410 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE ce qui reste en dehors de l'humanité. Considérée au point de vue biologique et objectif, l'humanité est une associa- tion d'individus unis pour combaltre le milieu physique et les autres espèces animales. Mais on peut aller encore plus loin. L'humanité englobe dans son association de nombreux individus du règne animal et végétal. L'homme, le bœuf et le blé forment, à un certain point de vue, un groupe social. Il faut élargir nos conceptions et ne pas nous laisser aveugler par des vues trop étroites. D'ailleurs les corps physiologiques, eux-mêmes, sont des associations de substances vivantes et non vivantes, qui offrent entre elles une diversité plus forte que la diversité entre l'homme et le bœuf. Il n'y a dans la nature aucune limite à l'association, ni dans l’infiniment grand, ni dans l’infiniment petit. Une cellule est une association, le noyau de la cellule aussi, et ainsi de suite dans l’infiniment petit. De même dans l'in- finiment grand. Si nous pouvions communiquer avec les habitants de Mars, nous formerions une association avec eux. Une autre vérité, absolument négligée par les darwi- niens et qu'on ne saurait assez mettre en évidence, c'est que l'association est utile à l'homme à tous les degrés. H en est ainsi parce que l'association garde la mème essence à tous Les degrés : celle de produire une intensification vitale des individus qui la composent. L'association d'un groupe d'actionnaires, celle d’une commune urbaine, d'un État, sont aussi uliles que l'association du genre humain tout entier et pour la même raison. Il n’y à pas un Seul degré où l'association cesse d'être bienfaisante et commence à devenir malfaisante. C’est une véritable folie de croire que l'association cesse d'exercer ses effets avantageux passé un certain nombre de participants et que l'associa- tion de 60 millions d'hommes, par exemple, est un bien, tandis que l'association d’un milliard et demi d'êtres LES LIMITES DE L'ASSOCIATION 14427 humains peut être un mal. Je laisse de côté pour le moment la question de l’organisation. Combien de darwiniens modernes tombent dans cette grossière erreur ! Bismarck considérait l'union de 62 mil- lions d’Allemands comme heureuse, mais l'union de 400 millions d'Européens comme funeste. Ce célèbre homme d'État prussien et tous les darwiniens avec lui n'ont pas pu comprendre qu'il n'y a pas une limile où l'association cesse d'être utile à l'individu. Si une asso- ciation unique liait tous les hommes, c'est alors, et alors seulement, que chacun d'eux atteindrait le pointculminant de l'intensité vitale *. Il faut réfuter maintenant l'erreur très répandue par les darwiniens que les limites des groupes humains sont marquées par l'antagonisme. Selon cette théorie, ce qui fait, par exemple, l'unité sociale de la France, c’est que cette unité s'oppose comme antagoniste à l’unité de l’AI- lemagne ou de l’Angleterre, L'association viendrait uni- quement de la lutte entre les hommes. C'est une très grossière erreur, provenant d'une cause que j'ai signalée déjà plusieurs fois : l'oubli de l'existence du monde physique. Le lien social n’est pas formé uniquement par l’antagonisme contre d’autres sociétés, mais par l’antago- nisme contre le milieu ambiant. Ce qui forme le lien unis- sant les hommes en municipes, c’est le désir d'avoir des rues pavées et éclairées, des égouts, des canalisations: d’eau, etc., etc. Ce qui engendre l'antagonisme, c’est le désir d'arracher quelque chose au voisin. Certes, s'il y avaitdes hommes incapables d'adapter directement le milieu à leurs besoins (c'est-à-dire de produire la richesse) et d'autres capables d'accomplir cette besogne, il y aurait un antago- nisme irréductible entre les premiers et les seconds. Les hôtes sont les ennemis des parasites, Mais tous les hommes 1. Voir, à ce point de vue, plus bas, p. 173. 112 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE sans exception peuvent adapter le milieu à leurs besoins. C'est parce que les darwiniens oublient ce fait qu’ils ne comprennent pas bien la nature véritable du lien social. C'estle désir de se procurer certains avantages matériels, et non le désir de supprimer les avantages matériels du voisin, qui a constitué le lien municipal. Et ce qui est vrai, en petit, pour l’association urbaine est vrai, en grand, pour l’associalion nationale. Ainsi, la nationalité italienne est constituée par un certain ensemble de sons (la langue), de productions mentales (la littérature), d'œuvres d’art (les monuments) et de sentiments. C'est par cet ensemble que les Italiens se sentent différents des autres peuples, c’est cet ensemble qui marque les limites de leur groupe social. C'est la croissance de notre groupe national, non la décroissance des autres, qui constitue le but de tous nos efforts. En 1861, les Italiens étaient 24 millions et les Allemands 33 millions. Aujourd'hui, les Italiens sont 34 millions etles Allemands 62 millions. Les deux nations ont pu croître parallèlement parce que la croissance des hommes vient de la plus grande quantité de denrées tirées du milieu physique. Puisque les nations peuvent pros- pérer simultanément, elles peuvent ne nourrir aucune animosilé les unes contre Îles autres; donc il est anti- scientifique d'affirmer que l’antagonisme est le facteur unique formant le lien national. Il serait absurde de sou- tenir, parexemple, que les Italiens ont le sentiment de leur ‘ nalionalitéuniquementpar hainedes Allemands. En aucune facon; les Italiens ont ce sentiment par sympathie pour leurs compatriotes. Le point de vue négalif existe assu- rément, mais cela n'empêche pas le point de vue positif d'exister aussi. On a souvent affirmé que l'Europe ne s’unirait que le jour où elle serait atlaquée par l'Asie. Cela n’est pas vrai à tous les points de vue, cela peut être vrai seulement au point de vue militaire. Au temps de Voltaire, le péril jaune n'existait pas; dès celle époque, cependant, les Européens LES LIMITES DE L'ASSOCIATION 113 se sentaient parfaitement solidaires parce qu'ils avaient la même culture intellectuelle. Les darwiniens se trompent du tout au tout lorsqu'ils s’imaginent que le lien social est fait uniquement par le besoin d'éviter la douleur. Nul- lement; il est fait aussi par le besoin de ressentir le plaisir. On peut montrer encore à un autre pointde vuecomment le darwinisme social empèche de comprendre la nature réelle de l'association. M. B. Beau résume comme il suit les idées exprimées par M. E. Faguet dans son livre sur le Pacifisme : « On peut prévoir que l'Europe continuera à être emportée dans le grand mouvement où elle est engagée depuis des siècles. Les grands empires deviendront plus grands, les nations faibles seront conquises, et l’Europe ne comptera plus que deux ou trois agglomérations nationales. Ces deux ou trois empires s'entrechoqueront en luttes effroyables. Peut-être l'un d'entre eux finira par conquérir les autres. Mais, même alors, cela ne sera pas la paix. Les peuples garde- ront le souvenir de leur indépendance. Un peu partout des séparatismes se manifesteront ; l'énorme empire se désagrégera en nalionalités nouvelles et hostiles. Tout recommencera dans un cycle nouveau, et ainsi de suite indéfiniment". » Ce passage est véritablement remarquable. Pour M. Faguet, on le voit, il n'y a que la guerre. Les autres phénomènes sociaux n'existent pas pour lui. M. Faguet, malheureusement, représente bien, dans ce cas, la grande masse du public européen, qui, lui aussi, est complète- ment aveuglé et hypnotisé par les combats, L'immense série des phénomènes économiques, poliliques et intellec- tuels qui, à chaque minute, à chaque heure, pendant des siècles, sans arrêt et sans repos, tisse la trame des associa- 1. Voir la Paix par le droit, de novembre 1908, p. 465. Novicow. — Darwinisme. 8 " E Ca : 4 RS L 114 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE tions humaines, échappe au regard superficiel de l'immense majorité des hommes. M. Faguet ne semble même pas se douter que la circulation vitale fait l'association, que l’as- sociation est dans un état de perpétuel devenir, que son aire s'étend constamment. M. Faguet est hypnotisé par l’Empire romain. Il ne peut se représenter les événements futurs que comme une répétition servile des agissements du peuple-roi. M. Faguet ne voit pas toutes les circons- tances nouvelles qui existent maintenant et qui n’exis- taient pas dans l'antiquité. La Bourse d'Alexandrie et celle d'Antioche, à l’époque de Trajan, ne baissaient pas trois heures après une baisse à la Bourse de Lutèce. Et cela par la raison toute simple que, sous Trajan, il n’y avait de bourse ni à Alexandrie, ni à Antioche, ni à Lutèce. Et même, si ces bourses avaient existé, elles n'auraient pu entrer en communication les unes avec les autres qu’en trois semaines et non en trois heures. D'autre part, à cette époque, aucun des territoires, où se sont formées ensuite les grandes nations modernes, ne dépendait d'un autre pour ses sub- sistances quotidiennes‘. La circulation vitale étant devenue aujourd’hui cent fois plus active que sous Trajan, la coales- cence des sociétés aaugmenté dans une mesure proportion- nelle. Actuellement, une nation européenne souffre immé- diatement dès que souffre sa voisine *. Or, la souffrance com- mune et simultanée constitue précisément, comme je l'ai montré au commencement de ce chapitre, l'essence même de l'association. IT Une conclusion de la plus haute importance se dégage de ce qui vient d’être dit. Si la circulation vitale forme la 1. Sauf la ville de Rome, mais cela par suite de circonstances politiques (les distributions de l’annone). 2. Baisse des fonds, stagnation du commerce, diminution de la consom- mation, crise des affaires, etc., ensemble de faits qui amène l'appauvris- sement des peuples, donc une diminution de jouissance. Æ LES LIMITES DE L'ASSOCIATION 415 société, ty asociété aussitôt qu'ils’est formé une circulation vitale. L'Amérique du Sud et l'Italie faisaient des sociétés complètement séparées au x1v° siècle. parce qu'il n’y avait alors aucune circulation vitale entre elles. Elles font maintenant une sociélé parce que cette circulation vitale s’est établie. Les »rates limites des groupes sociaux sont où se termine la circulation vitale. Mais les limites qui son/ les vraies ne paraissent pas toujours être les vraies à l’im- mense majorité des hommes. La nature est une et infinie. Nos organes et notre esprit, étant très faibles, ne peuvent pas percevoir cette unité infinie d'un seul regard. Force nous est donc d'examiner les phénomènes successivement et, pour cela, d'établir des catégories imaginaires, existant seulement dans nos cerveaux et nullement dans le monde extérieur. Quand nous disons des gaz, des liquides, des solides, des plantes, des animaux, nous établissons comme autant de casiers dans lesquels nous logeons les images du monde extérieur. Mais les cadres de ces casiers n'existent pas plus dans la réalité que les lignes, tracées sur nos cartes pour indiquer les méridiens et les parallèles, n'existent d’une façon con- crète .sur le sol de notre planète. Comme c’est notre esprit qui trace les cadres, il faut s'attendre à ce que les divisions arbitraires que nous inventons ne correspondent pas d’une façon bien exacte aux faits extérieurs”. Or, s’il est des catégories arbitraires, ce sont bien celles de la sociologie : la famille, la classe, le clan, la tribu, la phratrie, la cité, l'État, la nationalité, le groupe de civili- sation. Voilà un ensemble de cadres dont l’imprécision est tout ce qu'il y a de plus complet. Et il ne peut pas en être autrement. D'abord, lorsqu'il s’agit des phénomènes sociaux; nous sommes petits et l’objet à étudier est grand. n'en est pas ainsi dans le domaine biologique. Même le 4. J'ai montré plus haut, à la page 90, combien il était difficile de déter- miner l'individu. L'individu, en effet, est fort souvent une çonvention de notre esprit. Es m.. + 146 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE plus énorme des animaux, la baleine, peut être observé directement d'un seul regard de nos yeux. Les cadres précis sont d'autant plus difficiles à tracer d'une façon exacte que les objets se dérobent à notre perception directe. En second lieu, parle fait même que la société est vivante, elle change constamment. Alors les cadres sont difficiles à tracer, non seulement parce qu'ils sont étendus, mais encore parce qu'ils n'ont aucune fixité, Autant vouloir donner les limites d’un nuage en termes géométriques et dire qu'il est une ellipse, un cercle ou un carré. Il y a cependant certaines associations qui nous parais- sent avoir des contours précis, correspondant vraiment à des faits concrets: tels sont la famille et l'État. Cepen- dant il n’en est pas ainsi dès qu'on regarde les choses de près. Qui constitue la famille? Est-ce le père, la mère et les enfants? Doit-on y comprendre aussi les ascendants, les collatéraux, les parents par alliance, les enfants adoptifs ? Les cousins issus de germain font-ils partie de la famille ou n'en font-ils pas partie ? Iest donc impossible de tracer les limites précises de la famille si l’on se place au point de vue des liens physiologiques où matrimoniaux. La famille n’est pas non plus une notion de l'ordre topogra- phique, puisque ses membres peuvent vivre aux quatre coins du monde tout en gardant entre eux une cohésion très grande. On peut ajouter que les membres d'une famille peuvent se déplacer constamment sans rompre le lien qui les attache les uns aux autres. Mais, même si l'on voulait donner au mot famille une acception topographique et dire qu’elle est constituée par les individus vivant sous le même toit, ses limites ne seraient pas plus précises. Les serviteurs feraient alors partie de Ja famille. Or, les servi- teurs peuvent changer, les membres de la famille se déplacer. La mème demeure, à deux périodes différentes, ne comprendra pas les mêmes habitants. Donc, au point de vue topographique également, la famille n’a pas de limites précises. LES LIMITES DE L'ASSOCIATION 117 On affirme que l'État en a certainement, puisque ses frontières sont tracées véritablement sur le sol par des obstacles naturels ou des poteaux indicateurs. La France a une étendue précise et sa forme, pour être complexe, n’en à pas moins une réalité concrète. C’est par suite de sa prétendue objectivité que l'État estdevenu le lien social par excellence, l'individu social, si l'on peut s'exprimer ainsi. Quand les darwiniens parlent des progrès réalisés par les homicides collectifs, ce sont toujours les homicides entre citoyens appartenant à des États indépendants qu'ils ontuniquement en vue. L’ennemi du dehors est le citoyen d'un État étranger. C’est entre États souverains que la tuerie fait, soi-disant, avancer la civilisation, tandis qu'elle la fait reculer entre citoyens du même État. Eh bien, malgré la netteté que donne le tracé des fron- tières, la notion de l'État s’évanouit comme un brouillard aussitôt qu'on veut serrer de près les réalités. Il n’est pas plus facile de dire où finit un État que de dire où finit une famille. C’est peut-être même encore plus malaisé. Et cela parce que souveraineté et État sont des termes iden- tiques. On n'a un État indépendant, un État, dans la véritable acception de ce terme, que lorsqu'une collec- tivité politique est complètement souveraine. Mais, dans la pratique, cette souveraineté comporte les diversités les plus extrèmes, allant de la liberté complète à l'entière subordinalion. Je défie que l’on puisse me dire si, à l'heure présente, Cuba est un État absolument souverain ou un État vassal. Silôt qu’il se produit des désordres à Cuba, les États-Unis d'Amérique envoient des troupes pour les réprimer. Cuba se trouve donc, en fait, complètement subordonnée aux autorités de Washington. Cependant Cuba peut conclure des traités avec les nations étran- sères d’une facon complètement indépendante, elle se gouverne à sa guise, elle est en dehors de la ligne des douanes américaines. Cuba semble done un État souve- rain. La relation entre la puissance du Canada et l’Angle- 2 6 + ap LT << LÉ. "| « Li op EE Jr tp Le … . ’ _— ; T# 118 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE terre est également très difficile à préciser. Le Canada est-il un État souverain ou ne l’est-il pas? En droit inter- national, on tranche la question par la négative. Mais le Canada possède une autonomie si grande que la cou- ronne d'Angleterre y exerce, en réalité, une domination purement nominale. C’est par suite des nuances innom- brables qui peuvent exister dans les degrés de souverai- neté qu'il est impossible de dire où finit l'État. Ainsi Cuba fait-elle partie des États-Unis, la Corée fait-elle partie du Japon, la Crète fait-elle partie de la Turquie‘? Selon que l'on répond par l’affirmative ou par la négative, on étend ou on restreint les limites des États-Unis, du Japon, etc. Donc, les limites poliliques sont imprécises, vagues et impossibles à déterminer d'une façon indiscutable. Ce qui fait encore évanouir un peu les souverainetés, ce sont les alliances internationales. Actuellement, si la France est attaquée par deux puissances, la Russie est obligée de marcher à son secours, en vertu des stipula- tions de la double alliance. Comme le gouvernement français, par sa conduite, peut amener l'Allemagne à atta- quer, la souveraineté de la Russie s’'évanouit dans une certaine mesure, puisque sa liberté d'action est subordon- née, actuellement, aux actes d’une autre puissance. Ilest à peine nécessaire de dire que les limites du clan, de la phratrie, de la classe sociale, de la nationalité, du groupe de civilisation, sont encore plus vagues et plus changeantes que les limites de l'État. Où finit la nationa- lité française, par exemple ? Les: dix-huit millions d'hommes qui, dans le midi de la France, parlent diffé- rents dialectes de la langue d'oc appartiennent-ils à la nationalité française ou à la nationalité languedocienne ? Les Flamands de la Belgique appartiennent-ils à la natio- nalité hollandaise, ou forment-ils une nationalité séparée? La réponse à ces questions dépend fort souvent d’appré- 1. £a seule trace de la souveraineté de l'empire ottoman en Crète est un: drapeau planté sur un roc hors de l'ile. LES LIMITES DE L'ASSOCIATION LL9 ciations subjectives. Donc, lanationalité, non plus, n’a pas de limites nettement déterminées. Si l’on veut ne pas se payer de mots et aller au fond des choses, on doit reconnaitre qu'il y a seulement deux réalités objectives et concrètes : l'individu et l'humanité. L'un est délimité nettement par l'enveloppe extérieure qui entoure le corps, l’autre est délimitée par la superficie de la planète et par le fait physiologique de la reproduction, Toutes les associations intermédiaires : famille, clan, tribu, phratrie, caste, classe, cité, État, nationalité et groupe de civilisation, sontconventionnelles dans une très forte mesure. De là vient qu'il y a seulement deux véri- tablessujets du droit : l'individu et le genre humain. Qui empèche l'individu d’aller où bon lui semble et de pro- duire le maximum de biens commet en même temps un crime contre son semblable et un crime contre l'huma- nité : il viole le droit naturel. Telles sont les réalités, mais telles ne sont malheureu- sement pas les apparences. Il y a toujours un groupe social dont l’homme se sent solidaire, mais le groupe dont il est vraiment solidaire peut avoir des limites bien diffé- rentes du groupe dont il se croit solidaire. Les limites réelles de l'association humaine sont posées par la cireu- lation vitale ; les limites imaginaires, par l'étendue de notre horizon mental. Il n’y a aucune différence entre les phénomènes d'association au sein de l'État et en dehors de l'État. Les uns et les autres proviennent de faits écono- miques et intellectuels semblables (circulation des per- sonnes, des biens et des idées). Mais, par suite de létroi- tesse de nos esprits, nous avons cru, jusqu'à présent, qu'il y avait entre ces deux genres d'associations des dif- férences radicales. Quand deux gouttes d'huile entrent en contact, elles s'unissent parce qu'elles sont composées de la même subs- tance. De mème, dès que des rapports suivis et constants 120 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE s'établissent entre deux collectivités humaines, elles for- ment, en réalité, un seul groupe. Mais les hommes ne comprennent pas ce fait, ils croient que les groupes sont différents. La France et l'Angleterre feront mainte- nant, au point de vue objectif, une unité sociale. Mais, comme les Anglais etles Français ne voient pas encore la réalité de ce phénomène, il leur semble qu'ils forment deux sociétés différentes. On croit actuellement que les frontières de l'État mar- quent les limites des sociétés humaines. Si les hommes ne pouvaient pas voir au delà des frontières de leurs États respectifs el si la circulation des personnes et des biens ne pouvait pas les dépasser, chaque État formerait une association spéciale et irréductible. Mais il n’en est pas ainsi. Les regards humains franchissent les distances et s'étendent sur le globe entier; la circulation des per- sonnes el des biens s'opère sur la surface complète de notre planète, donc la limite de l'État, qui parait ètre la limite de l'association, n'est pas cette limite en réalité. Quand nos idées changent, l'idée que nous nous faisons des limites de notre association change aussi. Il se peut que les Français et les Anglais comprennent un jour qu'ils forment un seul groupe social. Alors les limites de la France seront reculées jusqu'aux Orcades, et les limites de l'Angleterre jusqu'aux Pyrénées. Ce que je dis là pour l'avenir s’est accompli mille fois dans le passé. Il fut un temps, et pas bien ancien, où les différentes régions qui constituent aujourd'hui la France ne se sentaient nullement solidaires. Encore sous Louis XIV, un Provençal disait qu'il allait en France lors- qu'il se rendait à Paris. S'il n’en est plus ainsi, c'est parce que les idées des Provençaux se sont modifiées, c'est parce que leur horizon mental s’est étendu. De même, un Napo- litain, en 1450, ne se sentait pas Italien. L'association politique dont le Napolitain avait conscience alors de faire partie était plus étroite qu'elle ne l’est maintenant. LES LIMITES DE L'ASSOCIATION 121 Bien entendu, comme l'horizon mental des individus s'étend toujours, la limite de association humaine suit le même mouvement. Cette limite est donc en perpétuel devenir. Il en est encore ainsi pour une autre raison. Il faut bien comprendre que ce qui constitue le lien social, c’est la conscience qu'on a de celien. Tout ce qui unit la société : la contiguité du territoire, la race, la langue, la religion, la culture intellectuelle, les mœurs, l'histoire peuvent faire naître ou ne pas faire naître le lien social. Les sociétés sont comme un mélange d'hydrogène et d’oxy- gène enfermé dans un vase. Pour que ce mélange pro- duise de l’eau, la simple juxtaposition dans l’espace ne suffit pas, il faut le choc électrique qui combine les atomes. Considérons quelques-uns des facteurs que je viens d'énumérer. La contiguité du territoire, par exemple, marque-t-elle ou ne marque-t-elle pas la limite de la société? Cela dépend du point de vue subjectif des populations. La Nouvelle-Zélande est aux antipodes de l'Angleterre. Sur la terre, deux pays ne sauraient être à une plus grande distance l’un de l’autre. Cependant les Anglais et les Néo-Zélandais se sentent citoyens d’une même patrie. La Belgique est aux portes de la France. Cependant les Wallons {je ne parle pas des Flamands à cause de la diffé- rence de langue) et les Français ne se considèrent pas absolument comme compatriotes. Au contraire, les habi- tants de Trente, quoique séparés politiquement de lIta- lie, se considèrent comme ftaliens. Passons à la langue. Les Genevois et ies Bernois parlent des langues différentes. Ils ont conscience cependant de former un même groupe social. Les Genevois et les Fran- çais parlent la mème langue, mais ils n’ont pas cette conscience. Les Alsaciens parlent un dialecte alémanique, mais, quoique annexés politiquement à l'Allemagne, ils ne se sentent pas Allemands. De même, les lois, les mœurs, la religion peuvent créer la conscience du lien P. ni” DL Lé | .! Li Lila se T4 “ DR | £ L =, vs Par : 122 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE social ou ne pasla créer. Cette conscience peut s'étendre ou se restreindre selon les idées personnelles et selon les idées courantes de l’époque. Si les Européens avaient conscience de former une seule société, ils modifieraient immédiatement les institutions qui les régissent et orga- niseraient un État fédéral !. En un mot, la conscience du lien social étant affaire subjective, elle subitdes fluctuations perpétuelles, car rien n'est plus mobile que la pensée humaine. Encore de cette manière on peut faire voir nettement que les limites de L'État sont dans un perpétuel devenir. C’est-ce que tant de publicistes et de sociologues com- prennent encore si mal. « I n’y a de droit qu à l'intérieur des États et non entre eux, dit M. Lasson?. La politique de sage égoisme règne dans ce dernier domaine. Les États sont par nalure ennemis etleurs relations reposentsur la pointe de l'épée. La force seule peut décider entre eux. » On voit que cet auteur allemand ne semble pas comprendre la nature véritable des phénomènes sociaux. Il se les répré- sente uniquement sous l'aspect statique. Or, croire qu'un être vivant peut ne pas changer, c’est croire qu'un être : vivant peut en mème temps ne pas être vivant. M. Lasson a pu observer des milliers d'États anciens dont les limites ont changé”. Mais, par un aveuglement véritablement étrange, il croit queles États actuels ont des limites qui . 1. C’est ce qui arriva en Allemagne. Bismarck avait conscience que les États de l’ancienne confédération germanique faisaient une seule unité. Lorsqu'il négocia, en décembre 1870, l'entrée de la Bavière. du Würtem- berg et de Bade äans l'empire, il ménagea constamment les intérêts de ces petits Etats. Aussi consentirent-ils à entrer dans l'empire de plein gré. Si Bismarck avait eu conscience de l'unité de l'Europe, comme il avait conscience de l’unité de l'Allemagne, il aurait fait la paix à Ferrières sur le programme de Jules Favre (pas une pierre de nos forteresses, pas un pouce de notre territoire), et la fédération de l'Europe eût été maintenant bien près de se réaliser. Voir plus bas, p. 339. 2. Cité par M. G. Lagorgette. Le rôle sociologique de la Guerre. Paris, Giard et Brière, 1906, p. 338. : ù 3. Dans son propre pays en tout premier lieu. Autrefois la Bavière et le Würtemberg étaient des États séparés : « leurs relations reposaient sur la pointe de l'épée », puisqu'ils se faisaient la guerre et s’arrachaient des provinces. M. Lasson sait bien qu'il n’en est plus ainsi. RO DIR Fr LPS OS À D. ren lu Rat TU LES LIMITES DE L'ASSOCIATION 123 ne varieront plus jusqu'à la fin des temps. En un mot, il conteste le phénomène le plus universel de la nature : le changement, et il ne voit pas que le changement des idées amène nécessairement des modifications dans les concep- tions des hommes au sujet des limites de leurs patries. De tout ce qui vient d’être dit on peut conclure, 1l me semble, que les limites des associations humaines sont - conventionnelles dans une très forte mesure, et, par suite, que ces limites varient constamment. Or, ce fait ruine _ dans ses fondements la théorie darwinienne. Elle affirme : en effet que l’homicide collectif produit la civilisation seulement quand ilse commet à l'extérieur des groupes. Mais cet extérieur est une erreur subjective de notre esprit. Cet extérieur n'existe pas. Au point de vue réel, l'huma- nité forme une seule association, puisque la circulation vitale est établie maintenant entre tous les individus qui habitent sur la terre. Les combats que se sont livrés les hommes depuis la haute antiquité ont toujours été livrés à l'intérieur des associations, car le fait même que deux sociétés étaient entrées en contact, montre que la cireula- tion vitale s'était établie entre elles, donc qu’elles faisaient un seul groupement social. Tous les homicides collectifs depuis le commencement de l'histoire ont été, au point de vue biologique, des guerres civiles, car la distinction entre ce qui est guerre civile ou guerre étrangère n’est pas dans la réalité concrète, mais seulement dans les concep- - tions purement arbitraires de nos esprits. Or, si, selon les darwiniens, le progrès se réalise seulement par les guerres étrangères, le progrès ne se serait jamais réalisé, parce que, à proprement parler, il n’y a jamais eu de guerres étrangères. CHAPITRE X LA DISSOCIATION Si étrange que cela puisse parailre, les darwiniens, qui altribuent à la guerre des effets si importants, ne compren- nent pas du tout la nature réelle de ce phénomène social. La querre est une dissociation. Il suffit, pour s’en per- suader, de faire une légère incursion dans le domaine de la biologie. Comme nous l'avons vu, tout organisme est une société. Société signifie réunion de certaines unités entre lesquelles s'établit une circulation vitale. Aussitôt que cette circula-n tion se développe, elle se différencie et prend l'aspect d'un échange de services. Pendant que le poumon aspire l'air extérieur, le foie fabrique la bile, et le cœur chasse le sang dans les veines et les artères. Chaque organisme est un ensemble de services, done de mouvements, tenus en un certain équilibre. Aussi longtemps que l'équilibre est conservé, le fonctionnement de l'organisme s’accomplit d’une façon normale. Nous disons alors que l'être vivant est en état de santé. Si cet état pouvait durer éternelle-« ment, les individus seraient immortels. Mais il n'enest pas ainsi. Par suite de causes extérieures que nous con- naissons mal, aucun équilibre biologique ne se maintient indéfiniment. Il arrive un jour où un organe cesse de rendre des services équivalents à ceux qu'il reçoit. Il viole le pacte social, s’il est permis de se servir de celte méta- phore. Alors la guerre se met entre les cellules, l'équi- libre vital est rompu, l'état pathologique apparaît. Au lieu = äi ds LA DISSOCIATION 125 que les cellules concentrent leurs efforts (association), elles dispersent leurs efforts, elles brisent l’association, Jen un mot, elles se dissocient. « La maladie, dit M. Le [Dantec, est une rupture d'équilibre ‘. » Et la rupture de l'équilibre n’est autre chose, en dernière analyse, que la rupture de l'association. En effet, la rupture de l'équilibre [est la maladie, et lorsque la maladie dépasse un certain | degré d’acuité, elle amène la mort, c’est-à-dire Ja disso- | ciation complète, non seulement des cellules biologiques, | mais même des substances chimiques qui étaient associées auparavant pour les composer. Mort et dissociation sont | des termes synonymes. Au sein de l'organisme biologique, la guerre est donc | une dissociation. Il en est exactement de même au sein | des organismes collectifs appelés sociétés. | Une société est aussi un ensemble d'individus entre lesquels s'établit une circulation vitale. Cette circulation } aboutit à un échange de services, donc à un certain équi- libre que nous appelons l’état normal, le règne de la | Justice et du droit. Si les membres d'une société pouvaient toujours vivre dans cel état d'équilibre, la société donnée serait éternelle, c'est-à-dire que l'association se maintien- drait indéfiniment. Mais, par suite de circonstances forl diverses, il peut arriver que certains citoyens n'accom- plissent plus régulièrement leurs fonctions sociales. Ils tâchent d'obtenir plus que ce qu'ils veulent donner eux- mêmes ; alors l’équilibre est rompu, la justice est violée, l'état morbide se produit. Or, comment une partie peut- elle obtenir plus que ne veuf donner la partie adverse ? En recourant à la violence, c’est-à-dire à l'homicide ou à _ la menace d’homicide, c’est-à-dire à la guerre. Mais, dès que la guerre éclate au sein d'une collectivité, autrefois unitaire, cette collectivité se /ractionne en unités plus petites. Jusqu'en 1861, il y avait en Amérique un seul 4. La lulle universelle, p. 87. 126 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE Etat fédéral. À partir du moment où les sudistes déclarè- rent la guerre aux nordistes, il y en ent deux. La guerre, au sein des groupes constitués”, n’est donc qu'une disso- ciation. Ce fait est tellement évident que ce n’est pas la peine de s’y arrêter plus longuement. Personne ne le con- teste. Il ya un autre aspect du même phénomène que l’on comprend moins bien. La guerre est également une dissociation à l'extérieur des groupes. Elle est une disso- ciation précisément parce qu'elle empêche l'association. De nos jours, les nalions européennes se trouvent dans des rapports économiques et intellectuels encore plus intimes que les rapports des provinces francaises au | xvir° siècle. Mais les provinces françaises, au xvr° siècle, ne croyaient plus utile de se faire la guerre, tandis que les nations européennes, au xx° siècle, le croient utile. Par suite, au point de vue politique, l'association entre les nations européennes est moins intime que l'association entre les provinces françaises au temps de Louis XIV. Sans la guerre, l'Europe serait unie politiquement, par suite de la guerre, elle est désunie ; donc la guerre est la dissociation aussi bien à l'extérieur des organismes qu'à l'intérieur. Sans la guerre, il ne pourrait y avoir entre les hommes que des faits d'association. L'unité politique du genre humain, l'établissement de rapports juridiques entre toutes les nations de la terre, et la suppression de la guerre sout des termes équivalents. Guerre et dissocialion sont donc synonymes. il. Spen- cer et tant d'autres ont affirmé que la guerre a fait la civi- lisation, parce qu’elle a seule rendu possible la forma- tion des grandes nationalités, comme la France ou l'Angleterre. C'est juste le contraire qui est la vérité: La guerre atoujours retardé la formation des grandes collec- 41. J'appelle de ce terme les collectivités devenues conscientes de leur unité. cg bem: mit acte d À auraient: fonte En Auttis athrae a ” r Lo “ad r K À ai d * LA DISSOCIATION 127 tivités, parce qu'elle a créé des haines et des ressenti- ments implacables. C'est la guerre de 1870 qui, de nos jours, oppose un des principaux obstacles à l’organisation d’une fédération européenne. Sans la guerre, la fédération du genre humain tout entier eût été depuis longtemps un fait accompli. Il faut examiner la guerre non seulement au point de vue des crises qui sont les campagnes actives, mais surtout au point de vue des relations quotidiennes qui s'établissent pendant les périodes de trêve. Plus la guerre a été achar- née, plus les ressentiments sont forts et plus la circulation vitale est ralentie. Avant 1870, Baden-Baden était un petit Paris pendant la belle saison. Des milliers de Francais se rendaient dans cette délicieuse ville de bains. Après 1870, aucun Français n'alla plus à Bade. Les guerres que se sont livrées les hommes et l'hostilité qu'elles ont fait naître ont arrèté pendant des siècles des milliards et des milliards de rapports sociaux qui se seraient établis dans un état juridique. La guerre, ayant ralenti la circulation vitale, et la circulation vitale amenant l'extension toujours plus large de l'association humaine, la guerre ralentit l'association humaine, donc elle produit la dissociation. J'ai montré plus haut (page 89) que l’association est non pas une addition, mais une multiplication de puis- sance vitale. De même, la guerre n'est pas uniquement une soustraction, mais encore une division de la puissance vitale. Et cela, parce que la guerre amène non seulement une diminulion directe, mais encore une diminution indi- recte de la vie. Pour la diminution directe, elle est l’évidence même Les individus tués sur les champs de bataille subissent la plus complète diminution de vie qui soit possible, la mort totale. Les non combattants sont également extermi- nés en nombre considérable. On connaît dans l’histoire des exemples de sociétés entières complètement détruites 128 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE par la guerre. Tel est le cas des Tasmaniens qui ont péri jusqu'au dernier. À part ceux qui ont subi une diminution de vie totale, il ya les blessés et les invalides qui subissent une diminution de vie partielle. L'un ne peut plus mar- cher ; l’autre, privé d'un bras, re peut plus travailler ou écrire. Mais les combattants ne sont qu'une infime mino- rité de ceux qui subissent une diminution de vitalité par suite de la guerre. La diminution de vitalité peut atteindre l’ensemble des citovens des pays belligérants et cet ensemble surpasse, dans une immense mesure, le nombre des individus qui prennent directement part aux combats. La guerre produit la torpeur sociale, Fassoupis- sement, la léthargie. D'une part, il y a l'énorme somme d'efforts nécessaire pour préparer les batailles, puis, quand elles ont eu lieu, pour réparer les désastres. Ces efforts sont perdus pour l'intensité vitale des individus et des nations. En effet, lorsque des efforts aboutissent à une œuvre utile, à une adaptation plus complète de la planète (creusement d'un port, desséchement d’un marais, irriga- tion d'un désert), ces efforts intensifient la vie. Après qu'ils ont été accomplis, il y a plus de denrées alimen- taires, plus de vètements, etc., ete., done une somme de bien-être supérieure, donc un accroissement de puissance vitale. Rien de pareil quand un effort est fait en vue de tuer ses semblables. Cet effort n'aboutilt pas à une meil- leure adaptation de la planète, mais, au contraire, à un ralentissement de cette adaptalion, puisque l'effort qui aurait pu aboutir à cette adaptation à été consacré à la préparation ou à l’accomplissement de la tuerie. Ce sont les conséquences directes. Mais il y a aussi les conséquences indirectes, encore plus funestes. Les guerres ont pour résultante les conquêtes. Pour contenir le vaincu, on est obligé d'établir le despotisme. Or, le despotisme plonge dans la léthargie des nations entières pendant de longs siècles. Comparez l’activité de la Grèce à l’époque de Platon à sa torpeur sous le régime turc. Despotisme RL LA DISSOCIATION 129 et suppression de l'intensité vitale sont des termes syno- nymes. Or, le despotisme, une fois introduit dans un État, frappe, naturellement, le vainqueur autant que le vaincu, La guerre a réduit de vastes régions à la situation de solitudes, donc directement et indirectement elle a amené un amoindrissement de l'intensité vitale. J'ai montré plus haut (voir p. 101) que l'intensité de la vie de l'individu était en raison directe du nombre de ses associés. Qui osera soutenir que l'intensité vitale est en raison directe du nombre de ses ennemis ? Si un homme doit craindre l'hostilité de tous ses semblables, il devra prendre des précautions contre tous ses sem- blables. Alors, son bonheur sera réduitau minimum, puis- qu'il devra se priver de toutes les jouissances. Il ne pourra pas faire une promenade hors de sa demeure, il ne pourra échanger d’agréables propos avec personne, etc. Tout corps est une synthèse momentanée entre une alliance et un combat. Lorsque la résultante de la lutte des forces contraires aboutit à l'association, 1l y a accrois- sement de jouissance, de santé, de bonheur. Lorsque la résultante aboutit à la dissociation, il y a diminution de vie, maladie, souffrance, malheur. On ne saurait assez mettre en évidence que la guerre est un phénomène de pathologie sociale. En effet, est sain tout ce qui pousse à la croissance, car l’intensification de la vie est la jouissance, et la santé est l’état où il n'y a pas de souffrance. Si l'intensification vitale n’est pas l’état naturel, la langueur vitale est l’état naturel. Alors l'état naturel de l'être vivant serait de posséder la somme de vie la plus faible possible, c’est-à-dire de ne pas être vivant. C’est contradictoire. Croissance et vie sont donc des termes synonymes. La croissance, comme je l'ai dit plus haut, est d’abord physiologique, puis économique et intellectuelle. L'être qui devient tous les jours plus pauvre et moins intelligent est dans un état morbide. Or, Novwicow. — Darwinisme. 9 130 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE eomme l'entr'aide est le procédé le plus efficace pour intensifier la vie, ne pas employer le procédé le plus effi- çace, c’est diminuer la vie, c'est tomber dans un état pathologique. Donc toute hostilité entre les hommes, ayant pour résultat inévitale une dissociation, est pathologique. C'est ce qu'on exprime en d’autres termes en disant que tout homicide au sein des collectivités est anti-social. La guerre n'est pas une dissociation entre des êtres non associables naturellement, comme lamouche et araignée. Elle est une dissociation seulement entre des êtres assok ciables comme le sont les hommes. Les sociétés humaines étant des agrégats doublement composés, puisque leurs éléments constituants (les individus) sont eux-mêmes des sociétés de cellules, il s'ensuit qu'au sein des sociétés la lutte peut s’opérer et par des procédés biologiques (lhomicide) et par des pro- cédés sociaux (coneurrence économique, intellectuelle, émulation, etc.). Mais, à partir du moment où la lutte devient biologique entre les hommes (tuerie), elle cesse ’ôtre sociale et, par suite, devient anti-sociale, donc pathologique. L'homicide, en effet, est toujours un com- mencement de dissociation. C'est précisément parce qu'il est contre nature que nous considérons l’homicide comme immoral, car la morale est l’ensemble des règles aux- quelles il est bon de se conformer pour atteindre le maximum d'intensité vitale. L'état sain pour notre espèce est dans l’association de tous les hommes. Si c'est l’état sain, c’est aussi l’état naturel, car dire que l’état naturel d'un être est l'état morbide, c'est dire que le maximum d'intensité vitale est dans le minimum d'intensité vitale, ce qui est une contradiction pure. Or, si l’association générale est l’état naturel de notre espèce; on peut comprendre combien le maréchal de Moltke se trompe grossièrement lors- qu'il affirme que la guerre (c'est-à-dire l’état morbide de notre espèce) est conforme à l’ordre des choses établi par on "oi Dit A # APE 7 |: A A QE 7,4 t Le x ; + : LA DISSOCIATION 131 Dieu. Dieu aurait établi un ordre des choses qui est l'anarchie, donc le désordre des choses. Dieu aurait établi un désordre qui est un ordre. On ne saurait pousser la contradiction plus loin ! D'une facon plus générale encore on peut dire que la lutte entre deux êtres, qui ont plus d'avantage à s'associer, est pathologique. Non seulement la lutte entre deux fourmis d’une même fourmilière, entre deux abeilles d’une même ruche, entre deux castors d'une même communauté, mais même la lutte entre deux tigres. Pour ce qui est des fourmis, des abeilles et des castors, le fait est évident par lui-même. Quant aux tigres, qui ne vivent pas en société, la conclusion paraît moins directe. Elle est juste, cependant. Étant donné que la vie tend à l'intensification (c'est sa loi fondamentale), il vaut mieux se nourrir d’un gibier facile à abattre que d’un gibier difficile à abattre. Or le tigre est le gibier le plus difficile à abattre pour un autre tigre, vu l’égalité de forces des deux adversaires. Le tigre qui voudrait se nourrir exclusivement de la chair de ses semblables ne suivrait donc pas la ligne de la ë moindre résistance, il serait donc fou, donc dans un état : 1 pathologique”. La guerre est donc une dissociation, un cas pathologique TP En À IE Re De ES ÉOP TA S, qui mène à la mort, parce que l'association est le procédé le plus efficace pour intensifier la vie. Faute de com- prendre cette vérité si simple, les darwiniens tombent dans les contradictions les plus complètes. Il y a assuré- ment dans la nature deux phénomènes simultanés et parallèles : l'association et la dissociation; mais il est impossible de soutenir que la dissociation produit les mêmes effets que l'association. Dire que la dissociation peut produire un accroissement de vie, c’est dire qu’une “ chose peut être produite par son contraire : la lumière } k * 1. Voir plus bas, p. 251, combien est erronée l’opinion de M. Ward É qui considère les luttes entre sociétés humaines comme des faits normaux | ÿ et non pathologiques. + 132 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE par les ténèbres, la santé par la maladie; c’est dire qu’on peut augmenter un total par une soustraction. Spencer affirme que laguerre seule a pu former les grandes nations civilisées de notre temps. Or, il est contradictoire de soutenir qu'un fait de dissociation peut seul produire un fait d'association. En réalité, la dissociation produit la dissociation ; et l'association, l'association. Considérer la guerre comme une cause d'association, quand elle est précisément l'obstacle qui s'y oppose, c’est tomber dans la manie des antithèses. Les antithèses font très bien dans les drames de Victor Hugo, mais elles n'ont que faire dans la science positive. L'intensification de la vie n'est possible que par l'association. Dire que le progrès peut venir de la guerre, c'est dire qu'on peut intensifier la vie en l’empêchant de s'intensifier! La base du dar- winisme social est que la mort violente est la cause du progrès. La vérité est juste l'opposé. C’est la vie exubé- rante qui est la cause du progrès. Avec les darwiniens on arrive immédiatement à la contradiction pure. Ils disent que l'intensité de la lutte produit le progrès, en d'autres termes, que le maximum de mort donne le maxi- mum de vie. Penser que des phénomènes de mort, au sein d’un organisme, puissent augmenter la vie de cet orga- nisme est certamnement le raisonnement le plus insoute- nable qui se puisse imaginer. Qu'un être vive de la mort d'un autre, c’est la loi universelle; mais dire qu'il peut vivre de la mort de sa propre substance, c'est de la pure folie. Or, comme Fhumanité est, en réalité, un seul orga- nisme, toute tuerie entre les hommes est, en définitive, une destruction de leur propre substance. Si l’on veut donc ramener le darwinisme social à une seule propo- silion, on doit dire : il enseigne que la mort est la vie‘. 1. Voir plus bas, p. 336. La biologie a passé à certaines époques par les mêmes erreurs. On connaît le fameux paradoxe de Claude Bernard : « la vie c'est la mort». Mais, tandis que les biologistes ont abandonné ces erreurs depuis longtemps, les sociologues y sont encore plongés en plein. LA DISSOCIATION 133 Les biologistes protestent avec la plus grande force contredesaffirmationsdecegenre. Écoutons M. Le Dantec! : « Le perfectionnement de la vie est dû à des phénomènes étrangers à la vie, dit en substance le grand évolution- niste anglais (Darwin); voilà quinze ans que je lutte, sans grand succès d'ailleurs, contre cette étrange concep- tion de la biologie. » On peut certainement affirmer que les faits patholo- giques sont aussi absolument conformes à la nature des choses que les faits normaux. Au point de vue objectif c'est incontestable. Le choc de deux étoiles qui brise un système sidéral est un fait aussi naturel que les mouve- ments rythmiques qui constituaient précédemment ce système. L'homme affecté de la fièvre typhoïde est aussi bien dans la nature que l’homme non affecté de cette fièvre ; enfin les nations déchirées par les guerres civiles sont aussi bien dans la nature que les nations les plus unies. Tout cela est vrai. Santé, jouissance, justice sont des termes relatifs à notre être subjectif. Mais cela ne change rien à la logique du raisonnement. Parce que l’idée de la santé et l’idee de la justice sont subjectives, on n’est pas en droit d'affirmer que la maladie est la santé et l’anarchie le règne du droit. La maladie et l'erreur sont des faits aussi naturels que la santé et la vérité. Nul ne le conteste un seul instant. Mais, ce qui est contestable, c'est que la maladie produise la santé, et l'erreur la vérité, S'ilen était ainsi, il faudrait reconnaître que plus un homme est malade, mieux il se porte, et que plusil se trompe, moins il se trompe. Les darwiniens, quand ils affirment que la guerre est la cause du progrès, tombent dans des aber- rations de ce genre. L'anarchie, tant intérieure qu'ex- lérieure, se ramène à une menace de mort constamment suspendue sur la tête du citoyen. Il est difficile de sou- tenir que l'intensité vitale puisse être en raison directe de Ja probabilité de la mort. 1. Revue scientifique du 14 novembre 1908, p. 611. Bet. à état 134 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE Il suffit de serrer les réalités de plus près pour voir éclater aussitôt chez les darwiniens les contradietions les plus flagrantes. L'homicide collectif est la cause du pro- grès, disent-ils. Alors, quand tousles hommes se seraient tués les uns les autres, ils seraient arrivés au point culmi- nant de la civilisation". P. Kropotkine montre très bien que l'homme, étant une créature faible au point de vue physiologique, n'a pu survivre que grâce à l'association *. Les darwiniens affirment ie contraire. [ls disent que, si l'homme a fait des progrès et donc a survécu, c’est uni- quement parce qu'il a exterminé ses semblables. Et, chose étrange, les darwiniens font ce raisonnement seu- lement pour l'espèce humaine. Si l’on venait leur dire que les éléphants ou les castors ont survécu uniquement parce qu'ils se sont exterminés les uns les autres, ils pous- seraient un éclat de rire formidable. Si la guerre a fait la civilisation, elle est de la plus grande ulilité. Mais dire, que la guerre est utile, c’est dire que la dissociation est utile, en d’autres termes que la maladie vaut mieux que la santé, et Ia désorganisation mieux que l’organisation. Ces propositions sont absurdes. Sitôt qu'on les envisage au point de vue interne de l’État, les darwiniens le reconnaissent eux-mêmes immédiate- ment. Mais ils se tirent d'affaire en déclarant que ce qui est funeste au dedans de l'État est avantageux au dehors. Or, comme je l'ai montré au chapitre précédent, la sou- veraineté de l'État étant imaginaire, cette proposilion ne lient pas debout. Et déjà pour une raison bien simple. S'il y avait moyen de détruire les étrangers sans se 1. En raison de l'anarchie internationale, chaque État souverain peut déclarer la guerre, à chaque instant, à son voisin, donc tuer un certain nombre de citoyens de ce paysen mème temps que de citoyens du sien. Par suite, tous les hommes vivent sous la perpétuelle menace de la mort. 2. Survivance et progrès sont des termes synonymes à un certain point de vue. Si les hommes étaient un million à l’époque quaternaire et s'ils sont maintenant un milliard et demi, c'est parce qu’ils ont progressé, mais aussi parce que les descendants de ce million primordial ont sur- vécu, RENE re es “oi dope PP TN ‘ RD IEP EN ES PER M ER PR LA DISSOCIATION détruire soi-même (comme nous détruisons les rats et certains microbes), la guerre étrangère prendrait un autre aspect. Mais c’est impossible. En détruisant les étrangers, nous détruisons aussi de nombreux compatriotes, puisque, dans les combats, il y a des victimes dans les deux camps. Alors, comment affirmer que la guerre « étrangère » est d’une nature particulière et qu’elle a des effets diamé- tralement opposés à ceux des guerres civiles ? Toute guerre est une maladie sociale. L'homme qui n'a jamais été malade est supérieur à celui qui l’a été plusieurs fois dans sa vie. Le darwinisme social aboutit à la conclusion dia- métralement opposée et affirme que la supériorité (le progrès) est en raison directe du nombre des maladies. En un mot, par le darwinisme on arrive au plus insoute - _ nable de tous les paradoxes : la bienfaisance du mal. CHAPITRE XI LES FAITS PATHOLOGIQUES ET L’ERREUR La pression du monde extérieur tend à dissoudre les groupes biologiques constitués. Si l’organisme donne une réponse adéquate aux dangers qui l’assaillent, il reste en état de santé et continue à vivre. S'il y donne une réponse inadéquate, l'état pathologique se produit et la mort arrive inévitablement. Mais que signifie inadéquate ? Cela signi- fie erronée. Dès que l'adaptation au milieu s'opère sur des êtres pourvus de conscience, la réponse inadéquate prend laspect que nous appelons erreur. Un individu. par exemple, croit qu'un fil où passe un courant électri- que à haute tension n’est pas dangereux. Il se trompe, le courant est dangereux. Mais notre individu, se basant sur son idée fausse, touche le fil. Il est foudroyé aussitôt. Sans son erreur, il n'aurait pas touché le fil et serait resté en vie. Toute erreur, étant une rupture d'équilibre entre un être et son milieu, mène à la maladie, à la désa- grégation, c'est-à-dire à la mort. Considérons à ce point de vue les problèmes que soulève le darwinisme. L'association, étant l’arrangement qui produit le maxi- mum d'intensité vitale, est l’état de notre espèce con- forme aux lois de la biologie. L'état sain de notre espèce est l'union de tous les hommes habitant la planète. Le fait que cette union n’exisle pas encore démontre que l'humanité se trouve dans une condition pathologique. A LES FAITS PATHOLOGIQUES ET L'ERREUR 137 un autre point de vue, on peut dire que l’état normal {car tout ce qui est normal est sain) est l'association de tous les hommes. Dans ce cas, l'anarchie internationale est un état anormal. Mais, en faisant un pas de plus et en se plaçant sur le terrain intellectuel, on doit dire que l'association de tous les hommes est l’état rationnel. Alors l'anarchie est un état irrationnel, donc une erreur de nos esprits. L'association universelle des hommes est saine, normale et rationnelle parce que conséquente : l’être vivant veut le maimtien et l'expansion de la vie. Avec l'anarchie on arrive immédiatement à la contradiction, car tout en désirant l'expansion de la vie on arrive à une diminution, à une suppression de la vie. Tout être animé est en lutte contre le milieu physique. C'est par l'alliance entre semblables que cette lutte peut se poursuivre avec le plus d'efficacité. Done l'alliance entre semblables est précisément cette réponse adéquale que l'organisme donne aux dangers qui l'assaillent du dehors. Mais, lorsque l'organisme ne choisit pas, pour lutter con- tre le milieu, le moyen le plus adéquat, l'organisme se trompe; donc toute lutte entre individus qui peuvent s’allier est une erreur. Par suite, tout processus de disso- cialion au sein de l’espèce humaine est une erreur. Si l'homme ne se trompait pas, l'amalgamalion avec ses sem- blables se serait poursuivie sans interruption depuis l’ori- gine de notre espèce. Cela revient à dire que les groupes sociaux se seraient étendus constamment et que l’union politique aurait eu des limites correspondant exactement à celles de la circulation vitale. L'association entre tous les hommes est la combinaison la plus avantageuse pour chacun d'eux. D'où vient que cette association ne s’est pas réalisée ? Cela vient de l’idée qu’on augmente plus rapidement son bien-être en dépouil- lant le voisin qu'en travaillant soi-même à adapter le milieu, c'est-à-dire à produire la richesse. La dissocia- f L 1 UNS Are a En bte RTE VR je ‘3 138 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE tion entre les hommes vient de la spoliation et du bandi- üisme. L'idée qu'on s'enrichit plus vite en spoliant le pro- chain a décidé des destinées du genre humain pendant une centaine de siècles. Cette idée a façonné toutes nos institutions nalionales et internationales. La disparition de cette idée marquera la plus grande révolution de l’his- toire humaine, l'entrée de notre espèce dans une ère de prospérité et de bonheur dont nous ne pouvons pas main- tenant nous représenter la plus lointaine image. Ce qu'on ne saurait assez mettre en évidence, c’est que l’homicide collectif est seulement un moyen. C’est l’appro- priation des biens d'autrui quiest le but. Jamais, à aucune époque, l’homme n'a fait la guerre pour la guerre. Il Va faite pour arriver à une fin quelconque, qui n’était pas la guerre elle-même. Assurément, il y a eu des guerres qui ont eu des motifs purement intellectuels et éthiques. Les croisés sont allés à Jérusalem pour délivrer le tom- beau du Christ, les huguenots ont combattu en France pour avoir le droit de prier Dieu à leur guise. Mais ces faits sont exceptionnels et, de plus, relativement récents. L'immense majorité des guerres a eu la spoliation pour but. Cette spoliation se pratiquait autrefois sous une forme apparente ; maintenant elle se pratique sous une forme plus dissimulée. Les Romains pillaient cruelle- ment les régions conquises, d’abord immédiatement après la guerre en enlevant les trésors privés et publics, ensuite en soumettant les populations aux impôts les plus lourds et aux exactions les plus impitoyables. De nos jours, les fonctionnaires russes font dans l'Asie centrale ce que fai- saient les Romains il y a vingt siècles. La police et les autres employés extorquent de l'argent aux malheureux indigènes. Quand un peu plus d'ordre s'introduit dans les administrations, les conquérants pratiquent la spolia - tion des vaincus sous deux formes : les monopoles et privilèges commerciaux et les places. Le tarif des douanes français est maintenant appliqué à l'Indo-Chine. Gela LES FAITS PATHOLOGIQUES ET L’ERREUR 139 14 donne aux industriels français la possibilité de percevoir un tribut sur les Annamites. Quant aux places, elles sont toujours réservées aux vainqueurs au détriment des indi- gènes. Actuellement les hauts fonctionnaires en Alsace- Lorraine sont tous Allemands et non Alsaciens. Cependantles formes du banditisme vonten s’épurant et, à certains moments, elles se subtilisent au point qu'elles semblent s'évaporer. Par suite, les darwiniens peuvent soutenir que la conquête, loin d’être un acte de bandi- tisme, est, au contraire, un acte chevaleresque et huma- nitaire. De là cette prétention que la conquête, et par suite la guerre qui seule la rend possible, a contribué à faire le progrès de notre espèce. L'exemple que l’on donne le plus souvent à l'appui de cette thèse est l'Inde. Ce pays paye, il est vrai, tous les ans 278 millions de francs d’ap- pointements et de pensions à ses fonctionnaires anglais. Mais tout le monde comprend qu'en obtenant, en retour, la paix sur un territoire de 4.800.000 kilomètres carrés, les Hindous font une excellente affaire. Au fond, les Anglais ne restent aux Indes que pour y maintenir l'ordre et pour permettre aux indigènes d'acheter le maximum possible à la Grande-Bretagne. Les articles de la métropole, venant aux Indes, sont frappés de droits de douane (fort légers d’ailleurs) exactement semblables à ceux des autres pays. Dans ces conditions, comment peut-on dire que la domination des Anglais sur l'Inde est une spoliation? Elle l’est cependant et on le voit immédia- tement dès que l'on se place à un point de vue auquel personne ne songe généralement. Tout le monde voit les Anglais. Mais, dans ce cas, la spoliation ne vient pas d'eux. Elle vient des princes indigènes. Si les Anglais pouvaient jouir aux Indes d’une sécurité semblable à celle dont ils jouissent en France, les Anglais n’auraient aucun besoin d'occuper l'Inde. Ils l’'évacueraient immédiatement. Mais pourquoi les Anglais, une fois leur domination politique terminée aux Indes, ne pourraient-ils pas y jouir d’une 140 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE sécurité suffisante ? Parce qu'ils seraient spoliés par les princes indigènes. C’est donc toujours la spoliation qui est le facteur efficient. Les dépenses militaires, faites par les Anglais pour maintenir leur domination aux Indes et pour y assurer l’ordre, sont des sommes indirectement extorquées par les princes indigènes aux populations. Car si les princes indiens avaient su maintenir dans la pénin- sule du Gange une justice aussi parfaite que les princes allemands dans l’ancienne confédération germanique, jamais les Anglais n'auraient même songé à faire la con- quête de l'Inde. On voit donc que, lorsqu'on pousse l'analyse jusqu’au bout, on arrive toujours à découvrir la spoliation sous la conquête politique. Faut-il démontrer que l’idée qu'on s'enrichit plus vite en spoliant le voisin qu’en travaillant soi-même est la plus colossale des aberrations ? Je l’ai fait dans un autre travail et j'y renvoie le lecteur’. J'en dirai seulement quelques mots ici pour l’intelligence de ce qui va suivre. D'abord, pour que Pierre puisse spolier Paul, il faut nécessairement que Paul ait produit auparavant ce que Pierre s’approprie par la violence. Si personne ne pro- duisait rien, la spolialion serait impossible. 11 est donc faux de dire qu'or s'enrichit plus vite en spoliant qu'en travaillant. I faut dire que le spoliateur s'enrichit plus vite en spoliant qu'en travaillant. Cela réduit déjà, dans une immense mesure, le champ de la spoliation. Si l’on songe maintenant que nul n'abandonne de plein gré le fruit de son labeur et qu'il le défend parfois même au péril de sa vie, il fautencore restreindre le domaine de la spoliation et dire que seuls les spoliateurs heureux s’enrichissent plus vite qu'en travaillant. Car le spoliateur malheureux ne s’en- richit pas du tout. Un voleur qui manquerait tous ses coups 1. Voir mon volume sur Le Problème de La Misère el les Phénomènes éco- nomiques naturels. Paris, F. Alcan, 1208. LES FAITS PATHOLOGIQUES ET L'ERREUR 141 devrait mourir de faim. Il faut considérer encore que, plus la civilisation progresse, plus les précautions contre les voleurs deviennent efficaces, en sorte que le métier de voleur, en moyenne, ne rapporte pas plus que le travail honnête. À l’intérieur de l’État, la spoliation directe est considérée comme criminelle depuis la plus haute anti- quité. Elle est poursuivie et, partant, devient moins lucrative. Au contraire, la spoliation indirecte, autorisée par l'État, est pratiquée sur une échelle immense dans nos sociétés modernes : ce sont les monopoles, la protection douanière, les primes, les privilèges de tout genre, etc., ete. Aussi, c’est à cette espèce de spoliation que l’on pense le plus souvent lorsqu'on soutient que lon s'enrichit plus vite en spoliant qu'en produisant. On trouve avantageux d'être parasite. Cependant, encore ici, on se trompe complète- ment. Ainsi, l'industriel qui produit, en France, des fils de coton, est protégé par de forts droits de douane. Mais il n’est pas le seul protégé. Si l’on pouvait mettre en regard les bénéfices que l’on retire de la protection avec les pertes qu'elle fait subir, il y a bien peu de personnes pour qui le bilan se solderait en bénéfice. Enfin, la dernière forme de la spoliation et du bandilisme, la conquête politique, est la plus trompeuse de toutes. Pour donner à quelques rares privilégiés des places et des monopoles, les peuples supporlent des frais qui surpassent dans une immense mesure les profits des bénéficiaires. Ainsi les Japonais payent maintenant 15.000 francs par an à chacun de leurs compatriotes qui sesont établis dans leur nouvelle province, la Corée ‘. Ces individus sont de véritables parasites vivant au détriment de leurs compatriotes ?. D'ailleurs, à part tous ces faits, il suffit de comprendre 1. Officiellement, la Corée reste un État séparé : mais, en fait, elle est devenue une province japonaise. 2. Avant 1903. le budget du Japon montait à 250 millions de yens. Main- tenant il monte à 616 millions La difference vient de la guerre qui a about: à la conquête de la Corée. Soixante m Ile Japonais environ se sont établis dans ce pays après l'occupation. si l'on fait le calcul, on trouve le nombre indiqué dans le texte. RS APR PM MR 2e CEE ET TR 142 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE la véritable nature de la richesse pour voir qu’elle ne peut jamais être créée par la spoliation. La richesse est l'adaptation du milieu physique aux convenances de l’homme. La spoliation est uniquement le transfert, d'un individu à un autre, d'une utilité déjà produite. Or, un transfert n’est pas une adaptation du milieu, donc la spo- liation ne peut jamais produire la richesse. On le voit : on a beau tourner et retourner la ques- tion de toutes les manières, on arrive toujours à la même conclusion : croire que le banditisme peut créer le bien- être est la plus colossale aberration de l'esprit. Mais, hélas, si grossière que soit celte erreur, elle est encore univer- sellement admise, elle est la grande illusion, la déce- vante maya qui, depuis des siècles et des siècles, plonge le genre humain dans l’anarchie, la désolation et la misère. | L'immense majorité des hommes se procure les sub- sistances par le travail; ceux quiles cherchent dans le vol et le brigandage le font parce qu’ils croient les trouver ainsi plus facilement et plus vite. Le vol, étant une erreur, est donc un cas pathologique de l'esprit et nulle- ment un acte conforme à la nature des choses comme la destruction de la gazelle par le lion. Si le vol était con-. forme à notre nature psychique (comme le besoin de lali- mentation est conforme à notre nature physiologique), tous les hommes auraient dû seulement voler et aucun n'aurait pu produire. Lorsque les darwiniens affirment que les hommes doivent se faire éternellement la guerre, sous prétexte qu’elle est la forme sociale de la lutte pour l'existence, c’est comme s'ils affirmaient que l’homme ne peut pas ne pas pratiquer le banditisme. Or, comme l’im- mense majorité des hommes ne le pratique pas, cette affir- mation ne soutient pas la critique. Les darwiniens, ne s’apercevant pas que la guerre est seulement un moyen et le banditisme le but, ont élevé le vulgaire banditisme à la dignité d’une loi cosmique en l’affublant du titre pom- TORRES Ne ER PR AE ER EN Ar LR EUR à RASE ESS AA LE re < | È We) € ë LES FAITS PATHOLOGIQUES ET L'ERREUR 143 peux de lutte pour l'existence‘. Si la lutte pour l’existence entre semblables est une loi universelle et sile banditisme est la forme qu'elle affecte au sein des sociétés, les hon- nêtes gens doivent être en dehors d'un principe uni- versel. Autant affirmer que les honnêtes gens peuvent se soustraire aux lois de la pesanteur! Donc le banditisme n’est pas la forme sociale que revêt une loi universelle, car alors {ous les hommes devraient être bandits, comme tous sont pesants. Imaginez que, la fédération humaine étant établie et l'ordre régnant sur toute la planète, il ny ait plus un seul homicide ni un seul vol. Alors le prin- cipe universel de la lutte, serait supprimé pour les hommes. Comment les hommes peuvent-ils supprimer un principe universel ? Preuve que le banditisme n’est, en aucune façon, un principe universel. Mais la lutte de l'homme contre le milieu est véritablement un aspect particulier du principe universel de la lutte pour l'exis- tence. Aussi, à aucune époque et nulle part, l'homme ne pourra-t-il arrêter cette lutte un seul instant. Chaque bou- chée que nous nous mettons dans la bouche représente un épisode de notre lutte contre le milieu physique. La plupart des hommes s’imaginent que le banditisme est conforme à l’ordre des choses, est une loi universelle de la nature. Bien rares sont encore les personnes compre- nant nettement que le banditisme est une erreur de nos esprits, dont nous nous débarrasserons nécessairement tôt ou tard. Considérant le banditisme comme une loi de la nature, on en déduit que la lutte des classes aussi sera éternelle dans les sociétés. Mais les classes dirigeantes des nations civilisées ne seront pas toujours plongées dans leur aveuglement actuel. Elles comprendront, tôt ou tard, que le banditisme n est nullement conforme à leur intérêt. Alors elles établiront la justice universelle, c’est-à-dire la fédération du genre humain. 1. Voir plus bas, p. 386. 124 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE Cicéron, dit M. G. Ferrero’, «élait arrivé à cette convic- tion que, pour pacifier le monde, il fallait renverser le principe moral de la vie : considérer la richesse et le pou- voir qui corrompent si facilement les hommes, non pas comme les biens suprémes de la vie, qui doivent être recherchés et désirés pour eux-mêmes, mais comme de lourds fardeaux qu'il faut porter pour le bien de tous et surtout le bien du peuple ». Le même auteur dit encore : « Salluste posait comme fondement de toute sa concep- tion historique la doctrine que la richesse, le luxe et le plaisir corrompent les nations et détruisent les fortes vertus de l'âge rustique”... Enfin, Horace jugeait néces- saire d'arracher des cœurs ce désir ardent de la richesse qui est l’origine de tous les maux*°.» L'idée que le désir de la richesse a amené la ruine du genre humain est très vieille. Les Romains l’avaient prise des Grecs. Elle traversa tout le moyen âge et les temps modernes el, de nos jours, elle a encore beaucoup de partisans. Cependant, cette idée ne soutient pas la eri- tique un seul instant. On voit que Cicéron, par exemple, tombe dans une véritable contradiction. D'une part, il ne peut pas contester que la richesse soit le bien supérieur de la vie; de l’autre, il affirme qu'elle est un fardeau. Alors la richesse est simullanément un bien et un mal. Pendant de longs siècles, l'humanité n’a pas su sortir de celte impasse. Et cependant la solution est si simple! C'est parce que l’on voit seulement les relations d'homme à homme et non les relations entre l'homme et le milieu physique qu'on ne la découvre pas. Ayant praliqué le ban- dilisme sur une très vaste échelle, on en est venu à faire une association d'idées presque indestructible entre le banditisme et la richesse, et l'on a fint par croire 1, Grandeur el décadence de Rome, traduction Mengin. Paris. Plon, 1906, t. IL, p. 436. 2. Ibid., p. 76. DDC NPD EELE LES FAITS PATHOLOGIQUES ET L ERREUR 445 que la richesse pouvait être produite seulement par le banditisme. Or, comme le banditisme est, en effet, la ruine de notre espèce, on en a conclu que le désir de la richesse produisait celte ruine. La solution vraie est celle-ci : la pauvreté est un mal, la richesse n’est jamais un mal: c'est le banditisme seul qui est {oujours un mal. Pour pacifier le monde, pour établir le bonheur univer- sel, il ne faut nullement renoncer à la richesse, il faut seulement renoncer au banditisme et précisément parce que le banditisme empêche le développement le plus rapide possible de la richesse. Pour pacifier le monde, il n'est nullement nécessaire de renoncer à produire, il suffit de renoncer à ravir. La production intensifie la vie sociale et individuelle, la spoliation la ralentit; en un mot, la production c’est la vie, la spoliation c’est la mort. Or, comme le désir de la spoliation vient précisément de l’idée qu'elle intensifie la vie, tandis qu'elle ralentit la vie, la spolialion est une erreur. Nous arrivons par ce chemin à la formule dernière : la vérité c’est la vie, l’er- reur c’est la mort. Le banditisme n’est donc nullement la condition natu- relle de notre espèce. C’est seulement un produit de ler- reur de nos esprits. Mais, dira-t-on, étant donnée la con- formation de nos cerveaux, cette erreur était inévitable, donc elle était naturelle. Il est inutile de perdre une seule minute à discuter cette question. Qu'il ait été possible ou impossible de ne pas traverser la période où le bandi- tisme a paru avantageux, peu nous importe. Actuelle- ment, nous pouvons comprendre qu'il est une erreur, donc pour nous il est une erreur. Nos ancètres pensaient d’une façon différente ; cela ne nous oblige pas de faire comme eux. Nous voyons que le banditisme n’est pas une loi universelle de la nature, mais une grossière erreur de l'ignorance. Cela est un fait acquis, et toutes les aber- ralions de nos ancêtres n’y feront plus rien. On a cru longtemps qu'on facilitait la lutte pour l’exis- Novicow. — Darwinisme. 10 146 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE tence en pillant le voisin. C’est juste le contraire, on la facilite en respectant scrupuleusement les droits du voi- sin. Il a fallu de longs siècles pour découvrir cette vérité si simple ; mais, une fois découverte, rien ne l’arrachera plus de la conscience du genre humain. L'erreur banditique a fait perdre à notre espèce un temps qu'on peut évaluer, au plus bas mot, à cinq ou six mille ans. L'adaptation de la planète que nous voyons mainte- nant aurait déjà pu avoir été réalisée peut-être à l’époque de la fondation de Rome, si l'homme n'avait pas pratiqué le banditisme. Supprimez le banditisme, faites la fédéra- tion des États civilisés, immédiatement nous obtiendrons le maximum de bien-être réalisable dans les conditions actuelles de nos connaissances scientifiques. Mais, comme les connaissances scientifiques elles-mêmes sont condi- tionnées par la situation du milieu social”, avec la fédéra- tion, la richesse augmentera d’une manière prodigieuse. Tout acte de banditisme est une limitation de la vie, parce qu'ilest dissociation. On ne peut pas être sociologue et admettre la bienfaisance du banditisme ; c’est contra- dictoire. Aussi longtemps que les hommes n'avaient pas réuni l’ensemble des observations nécessaires pour déduire que la terre tourne autour du soleil, ils croyaient que le soleil tournait autour de la terre. L'idée du mouvement solaire, bien qu’elle fût universelle pendant une longue époque, n'en était pas moins fausse. De même, aussi longtemps que l’homme n'avait pas réuni l’ensemble des notions servant à établir que l'intérêt de l'individu est dans le respect scrupuleux des droits du prochain, les hommes ont cru que la spoliation était avantageuse. Cette idée a pu être universelle pendant une fort longue période, cela ne l'empêche pas d'être complètement fausse. Mais, 1. Imaginez seulement les progrès que pourrait faire la science si les laboratoires des savants avaient des dotations aussi considérables que nos seules marines militaires. mn: LES FAITS PATHOLOGIQUES ET L'ERREUR 147 bien entendu, chacun de nous ne vérifie pas d’une façon directe le mouvement de la lerre autour du soleil. Nous ajoutons une confiance entière à ce queles gens du métier nous disent à ce sujet. Un jour viendra aussi sans doute où l’on croira également les sociologues sur parole et où l’on fera de la politique conforme à leurs indications. Nous en sommes encore loin, hélas, puisque le souverain gou- vernant un des peuples les plus civilisés de la terre, l'em- pereur Guillaume Il, est encore fermement persuadé des bienfaits du banditisme. Mais évidemment cette erreur ne sera pas éternelle, parce qu'aucune erreur ne peut l'être. L'erreur banditique s’est emparée de toutes nos concep- tions, elle a faconné nos idées, notre morale, nos mœurs, et, comme je l'ai dit plus haut, nos institutions nationales et internationales. On me permettra de donner quelques rapides exemples de cette hypnotisation, tirés des diffé- rentes branches de l’activité humaine. On saiteombien a été universel le phénomène de l’escla- vage. Dans presque toutes les sociétés, à une certaine phase de l’évolution historique, on a cru qu'il était avantageux aux maîtres. Aussi l'esclavage a-t-il sévi dans presque tous les pays du monde. Cependant, il n'y a pas de plus gros- sière erreur que de croire l'esclavage avantageux aux mai- tres. L'homme ne peut être que sujet et non objet de droit, parce que les êtres s'unissent pour intensifier leur vie. Mais lorsque l’association, par l'esclavage et le despo- tisme, diminue l'intensité vitale, l'association va contre sa propre fin, c’est-à-dire aboutit à l’état morbide. Sitôt que l’homme devient la chose de l'homme, la vie collec- tive se fait plus languissante, le maître est membre d’une association malade, donc il a moins de jouissances, donc sa vie individuelle devient moins intense, donc c'est comme s'il devenait malade lui-même. Et il en est ainsi parce que l’esclave ne peut pas développer ses facultés dans toute leur plénitude. Or, la 2on-production est un alanguissement de la société. Tout affaiblissement de la 248 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE production est un acheminement vers la mort, donc une maladie. La spoliation, sous n'importe quelle forme, est aussi un mal pour celui qui la commet. Vouloir s'emparer des biens d'autrui, c’est obliger cet autrui à consacrer une partie de son temps à défendre ses biens. Ce temps est perdu pour le spoliateur, puisque la somme des utilités, apportées sur le marché, diminue. Or, le bonheur de chaque individu est en raison directe de la somme des uti- tilés apportées sur les marchés, car, si cette somme était infinie, le bien-être serait universel. Passant du domaine économique au domaine politique, nous voyons que le banditisme aboutit à la conquête. Alors, pour avoir plus de bénéfices, le vainqueur impose une fiscalité plus lourde au vaincu. La fiscalité excessive revient à l'établissement du parasitisme, revient à récom- penser le vice et à punir la vertu. En effet, la fiscalité excessive est toujours au profit de quelques individus qui ne travaillent pas etau détriment du grand nombre des in- dividus qui peinent et qui inventent. Or, le triomphe des mauvais amène nécessairement l'état morbide dans les sociétés. Le vainqueur, en affaiblissant l'intensité vitale de la région conquise, s’affaiblit aussi lui-même, car le bonheur de l'individu, comme je viens de ie dire, dépend de la quantité des produits apportés sur les marchés. Pour imposer aux vaincus un régime qu'ils exècrent, on est obligé de faire peser sur eux le despotisme poli- tique, on est obligé de restreindre leurs libertés, y compris celle de la presse. Or, la production intellectuelle est de la première importance pour le vainqueur. L'esprit souffle où il veut. Empêcher les vaincus de développer leurs facultés mentales dans la mesure la plus large possible, c'est peut-être étoufler en germe une invention qui aurait pu avoir l'importance la plus énorme pour le dominateur. Si l’on réfléchit bien, on voit que, dans un très grand nombre de cas, l'alanguissement intellectuel des sociétés LES FAITS PATHOLOGIQUES ET L'ERREUR 149 humaines vient du despotisme qui est le produit des con- quêtes politiques. Les adorateurs du banditisme donnent toujours l'exemple de l’Empire romain pour démontrer la bienfaisance de la force. Mais ils ne font pas attention que les conquêtes de la république et de l'Empire ont précisément ruiné des nations méditerranéennes et la nation italienne toute la première. C'est l'empire romain qui a ouvert la voie aux barbares. Ayant affaibli et désorganisé les nations, il les a rendues incapables de résister aux invasions étrangères. | Ayant opprimé les nations, il les a mème poussées à s’allier aux barbares. On sait que les Égyptiens ont appelé les Arabes au vu° siècle pour se débarrasser des Byzantins. Or c’est la soif des conquêtes, le banditisme qui a formé l’Empire romain. Si les Romains avaient su établir une fédération d'États autonomes, autour du bassin de la Méditerranée, les bibliothèques de Pergame et d'Alexan- drie existeraient encore, et l'humanité aurait fait l’écono- mie des onze siècles de ténèbres du moyen âge. Or, assu- rément l'Italie et Rome ont pris leur part des infortunes de cette sombre époque. Comparez la civilisation du n° siècle avant notre ère à la sauvagerie qui régna vers l’an mil. Si Rome s’est dégradée, au x1v° siècle, jusqu'à n'être plus qu’une misérable bourgade de 17.000 âmes, c'est à Caton et à son stupide Delenda Carthago qu’elle le doit en majeure partie. Le peuple français, pendant la Révolution, a renouvelé les erreurs du peuple romain avec les mêmes consé- quences. La Constituante avait inscrit, au titre VI de la constitution .de 1791, ces glorieuses paroles : « La nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple. » Si la Con- vention et le Directoire s'étaient conformés à cette loi, la France aurait conservé ses limites de 1792, et la fédération de l'Europe serait sans doute un fait accompli à l'heure 150 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE actuelle. Par malheur, la Convention, composée en grande partie d'hommes ignorants et grossiers, reprit les anciennes tendances bandiliques du moyen âge et de Louis XIV et amena, après vingt-trois ans de tueries, l’amoindrissement définitif du territoire national. Sans le banditisme des Conventionnels, il n’y aurait jamais eu de 1814 ni de 1871. La France serait aujourd’hui la reine de l'Europe, trônant au milieu de nations qu'elle aurait façonnées à son image’. Elle serait la puissance dirigeante de notre continent. Ainsi donc, de quelque côté qu'on retourne les questions, on arrive toujours à la même conclusion : la source prin- cipale des malheurs da genre humain est la funeste aberralion qui fait considérer la spoliation comme avan- tageuse. Il La vie résulte d'un équilibre entre lindividu et le milieu ambiant. Aussi longtemps que l'équilibre se main- tient, il y a santé; dès qu'il est rompu, il y a maladie. Pourquoi léquilibre se maintient-il pendant une certaine période et ne se maintient-il plus à une certaine autre, en d'autres termes d’où viennent la maladie et la mort? c’est ce que nous ne pouvons pas dire. Nous constatons seulement _ que, dans l’être vivant, la santé et la maladie suivent, depuis le jour de la naissance ou plutôt même depuis le jour de la conception, une marche parallèle ininterrom- pue. Aucun organisme, à aucune époque de sa vie, ne peut se dire complètement sain. La maladie peut être plus ou moins inconsciente, mais elle existe quand mème; car, si un organisme pouvait être complètement sain, il.serait immortel. 4. Si la guerre n'avait pas éclaté en 1792 ou si la France, étant victo- rieuse, s'était contentée de délivrer seulement les peuples sans les conquérir et les exploiter, l'histoire de notre continent se serait développée d’une Jecon tout autre et infiniment plus avantageuse. x RON ae Es Rad, AZ EE 7 M VIE NES Li LES FAITS PATHOLOGIQUES ET L'ERREUR 154 Les faits biologiques se retrouvent dans la sociologie. Depuis la plus haute antiquité, deux courants parallèles et ininterrompus coulent dans les sociétés. Le courant sain est représenté par la production; le courant morbide, par la spoliation. Le courant sain de la production mène à l'organisation et à l'association toujours plus étendue ; le courant morbide mène à l’anarchie et à l'association tou- jours plus limitée. Les fleuves de l’organisation et de la désorganisation ont des alternatives de crues et de baisses. Quand le premier monte et que le second descend, l’'huma- nité entre dans des périodes relativement fortunées; quand l'inverse se produit, l'humanité traverse des époques cala- miteuses. Organisation signifie établissement d'une plus exacte corrélation entre l’homme et le milieu physique : elle aboutit donc à l'intensité de la vie ; désorganisation signifie le contraire : elle aboutit à un affaiblissement de l'intensité vitale et, en dernière analyse, à la mort. Dans le domaine de la biologie, la désorganisation finit toujours par l'emporter chez tout individu. Quand on passe du domaine de la biologie à celui de la sociologie, on monte un degré de l'échelle de la vie. Pour les organismes sociaux, la mort n'est pas inévitable. Une société humaine, bien organisée, pourrait vivre aussi longtemps que le permettront les conditions géologiques de notre pla- nète. J'ai montré plus haut que, dans les sociétés, les phéno- mènes prennent un aspect psychologique. On peut donc dire que, dans l'humanité, l'erreur et la vérité suivent une marche éternellement parallèle. La vérité mène à l’organisation et à l’association ; l'erreur, à l'anarchie et à la dissociation. Les faits réels sont les facteurs de lunion; les vues fausses (le prétendu avantage de la spoliation) sont les facteurs de la désunion. En un mot, la vérité unit le genre humain, l'erreur le divise. On peut représenter ce qui vient d’être dit par le tableau synoptique suivant : LL, ». 152 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE SÉRIE CONSTRUCTIVE SÉRIE DESTRUCTIVE État sain, normal, rationnei Étal morbide, anormal, irrationnel el moral. etimmoral, Production. Spoliation. Organisation. Anarchie. Association. Dissociation. Justice. Violence. Vérité. Erreur. Vertu. Vicé. Sans l'erreur qui fait considérer la spoliation comme avantageuse, l'amalgamation du genre humain se serait déjà opérée depuis longtemps. C'est par suite de l'intelli- gence supérieure de notre espèce que nous pouvons éla- blir des liens embrassant tous les points de la terre. C’est donc par suite de notre intelligence supérieure que toute l'humanité peut constituer une seule association politique. Mais, hélas, c'est aussi par suite de notre intelligence supérieure que cette association n’est pas encore consli- tuée. Toute médaille a son revers, dit le proverbe. Toute invention semble faire autant de mal que de bien. Assu- rément la civilisation eùt été impossible si l’on n'avait pas trouvé la monnaie. Et cependant la monnaie, en créant dans les esprits la fausse association d'idées entre l'or et la richesse, a arrêté les progrès de la civilisation dans une mesure immense. Quand on a identifié, par erreur, la richesse avec l'or, on a voulu s'emparer de tout celui du voisin pour être plus riche. De là des guerres sanglantes et une politique douanière qui retærde de la facon la plus lamentable le développement économique des sociétés. La grande intelligence de l’homme fait qu'il tombe dans des erreurs aussi profondes que sont haules les vérités qu'il sait découvrir. La grande intelligence de l’homme fait qu'il arrive aux extrêmes dans les deux directions opposées. Seul des animaux, il à la possibilité d'unir tous les individus consliluant son espèce (ce que ne peuvent faire ni les singes, ni les éléphants, ni aucun | LES FAITS PATHOLOGIQUES ET L'ERREUR 153 autre animal sans exception). Mais, seul aussi de tous les animaux, l’homme offre le spectacle insensé d’une lutte permanente des semblables contre les semblables. Ni les tigres, ni les lions, ni les chacals ne sont aussi absurdes. Chez les animaux, l'instinct a fixé la conduite sans laquelle ils n'auraient pas pu survivre, comme je l'ai dit au cha- pitre v (voir p. 52). Chez l'homme, l'intelligence ayant pris le dessus, les individus et les nations ont été guidés par des idées. Lorsqu’elles étaient conformes à la vérité, elles menaient au bien-être ; lorsqu'elles étaient erronées, elles menaient à la misère. Ainsi les deux fleuves de la santé et de la maladie sui- vent éternellement leur cours parallèle. Depuis la plus haute antiquité, le processus de l’organisation de l’huma- nité marche pari passu avec le processus de la désorga- nisation. Mais c’est une erreur profonde de croire que l’organisation de l'humanité est produite seulement par les grandes assises internationales, comme le Congrès de Vienne ou la Conférence de La Haye, où se prennent des décisions politiques regardant des continents entiers ou même l’ensemble de la planète. Nullement. Le processus de l’organisation est opéré, en permanence, par la production économique. Passé un certain degré de civilisation, quand la division du travail s'établit, chaque producteur apporte ses articles sur les marchés pour les échanger. L'échange crée, précisément, l’organisation humaine, parce que l'échange, conséquence de la différenciation des fonctions, est cette circulation vitale qui crée l'association aussi bien biologique que sociale. Le commerce à une tendance permanente à l’organisa- tion : d’abord les marchés périodiques et temporaires (foires), puis les marchés permanents, puis les mille modes de payement qui aboutissent à l'invention des banques, des lettres de change, des virements, des chambres de compensation, des comptes courants, des bureaux d’in- formation nationaux et internationaux, etc., etc. Mais tout 154 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE cela même ne suffit pas. Le commerce à besoin d'ordre et de régularité. Alors, il est porté à créer une législation spé- ciale pour régler les transactions. Dès l’année 1238, des prud'hommes, réunis à Barcelone, codifièrent les coutumes nautiques de'la Méditerranée dans le fameux Livre du consulat de la mer. Ce code fut spontanément accepté par tous les négociants du midi de l'Europe sans avoir eu besoin d'être promulgué par aucune autorité politique. Le commerce pousse encore à l'organisation par l’unifi- cation des modèles. Quand Ia lampe Edison a été inventée, dans ces dernières années, le commerce a eu intérêt à faire un type ou tout au plus deux pour le globe entier. Aux États-Unis on tend maintenant à créer quelques types de locomotives, partout pareils, dont toutes les par- lies sont interchangeables. Non moins organisatrice que le commerce est la science. Aucune nalion ne pouvant se suflire à elle-même, au point de vue des connaissances, on a élé poussé à se prè- ter une aide intellectuelle de plus en plus puissante. D'abord les savants ont tendu à l’unité des termes et des mesures. Pour l'électricité, les mêmes dénominations sont établies désormais dans tous les pays civilisés. La science a aussi partout adopté le système métrique. En Russie, le peuple et les autorités gouvernementales comptent encore par archines et par sagènes ; mais, dans les laboratoires des universités, on ne compte plus, depuis longtemps, que par mètres, millimètreset microns. A part ce genre d'orga- nisation, la science a aussi employé le système des ententes internationales, Les savants de chaque branche tiennent des congrès et prennent des décisions qui sont appliquées immédiatement dans leurs pays respectifs. Cela aussi se fait de plein gré, sans la moindre pression coercitive. En un mot, le travail d'organisation du genre humain se poursuit à chaque instant par un nombre immense d'actes de tout genre. Ils s’accomplissent sans trève et sans repos et tendent à unir tous les hommes dans une EM LES FAITS PATHOLOGIQUES ET L'ERREUR 155 association universelle, ayant pour objectif de combattre les conditions défavorables du milieu physique, ou, en d’autres termes, ayant pour objectif d'adapter la planète à nos besoins ‘. Ce travail gigantesque est opéré par des milliards et des milliards d'actes invisibles. Plus tard, quand ceux-ci ont accompli leur œuvre, quand ils ont tressé des liens innom- brables, les diplomates et les hommes d'État arrivent, et, en leurs assises internationales, font seulement passer dans les législations positives ce que la production éco- nomique et intellectuelle a déjà réalisé dans la vie. Mais ces grandes assises internationales frappent les yeux, tandis que les phénomènes économiques et intellectuels restent invisibles. Alors on croit que ce sont les arrange- ments diplomatiques qui font l'organisation du genre humain quand, en réalité, elle est faite par les facteurs économiques et intellectuels. Le processus d'organisation a pour origine la production, et le processus de désorganisation, le brigandage. Un indi- vidu se dit : je vais m'emparer des biens d'autrui. Il com- met, pour arriver à cette fin, un vol, une escroquerie, un dol ou d’autres actions personnelles de ce genre. Mais l'individu peut aussi concevoir l'avantage de s'associer des compagnons pour spolier le voisin. Alors on entre dans le domaine du banditisme, qui est un acte collectif. Il peut se pratiquer par des particuliers, soit au sein de l’État, soit en dehors de ses frontières. Il peut se pra- tiquer par les pouvoirs publics de l'État. Alors il prend 1. Une des œuvres les plus remarquables, dans cet ordre d'idées, a éte l’organisation de la biblicgraphie. Elle a été entreprise dès l'antiquité. De nos jours, elle est devenue internationale et se concentre à l'Institut biblio- graphique de Bruxelles. Il se publie, tous les ans, près de 150 000 ouvrages dans le monde et presque 600.000 articles. De plus, il v a le stock ancien qui monte à 10 millions d'ouvrages et 15 millions d'articies. Tout cela est classé maintenaut de la facon la plus systématique et peut se retrouver en quelques minutes, grâce à un système de classification admirable (la classification décimale). Voir un très intéressant article de M. Paul Otlet dans le Mouvement sociologique international (publié à Bruxelles), de décembre 1908. Je voudrais demander aux darwiniens ce que la guerre à eu à voir avec cet immense labeur d'organisation. Ÿ ot s- à. Tonblr ve. 156 ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE le nom de conquête et, suivant les progrès de la civilisa= tion, cette forme du banditisme subit des modifications. considérables, comme je l’ai montré plus haut (p.138). Mais, quelle que soit la forme sous laquelle se produit la spoliation, qu'elle soit cruelle et sauvage ou qu'elle soit | bénigne et relativement douce, elle aboutit toujours à la désorganisation, ne füt-ce même que parce qu'elle arrête la marche de l’organisation. Les Allemands se sont con- duits d'une facon très tolérante en Alsace-Lorraine. Ils n'ont tué personne: ils n'ont confisqué aucune propriété. Ils ont même ouvert leur vaste marché à l'industrie alsa- cienne. Cela n'empêche pas que la conquête de l’Alsace a été un acte de désorganisation et de dissociation, parce que, sans elle, l'union de l'Europe serait beaucoup plus complète à l'heure actuelle. Par leur nature même, les phénomènes de dissociation et de désorganisation, étant anormaux, doivent nécessai- rement affecter la conscience, tandis qu’un nombre immense de faits sociaux ne l’affectent pas. Lorsqu’en décembre 1908 Messine fut détruite par un épouvantable tremblement de terre, le monde entier en fut profondé- ment affecté. Mais personne n'a été affecté par les actes innombrables qui se sont accomplis pour édifier une ville comme Chicago. De même, la guerre et les massacres, étant des phénomènes anormaux, arrivent à la conscience sociale, tandis que les faits de production n'y arrivent pas. De là l'illusion que les faits anormaux font seuls l'histoire, quand ce sont les faits quotidiens, au contraire, qui la font en réalité. Ainsi, d'une part, la production élevant l'édifice de la civi- lisation par des milliards et des milliards d'efforts accom- plis sans trève ni arrêt : d'autre part, la spoliation venant détruire de temps en temps une partie de l'édifice cons- truit ou venant ralentir les travaux de sa construction, telle a été la marche de notre espèce. Jusqu'à présent, d’une façon générale, l'effort constructif a dépassé l'effort . LES FAITS PATHOLOGIQUES ET L'ERREUR 107 destructif, et la civilisation a avancé. Mais on comprend, après ce qui vient d'être dit, combien est insoutenable la théorie darwinienne venant affirmer que l'humanité avance par la destruction! Si les darwiniens s'étaient donné la peine de descendre des nuages, où ils se complaisent à demeurer, s'ils avaient daigné considérer les faits économiques constituant la trame journalière et fondamentale de la vie, les darwiniens auraient compris immédiatement que les conquêtes politiques ne peuvent en aucune façon faire avancer la civilisation. Dès qu'ils auraient daigné s'occuper des phénomènes économiques, ils se seraient aperçus immédiatement que la spoliation n’a jamais pu être un bienfait pour le genre humain et qu'elle a toujours été le pire de tous les fléaux. Aujourd'hui, en feuilletant un livret Chaix ou un indica- teur allemand des chemins de fer nommé Aeichshursbuch, on peut dresser l'itinéraire d’un voyage autour du monde jour par jour et même heure par heure. Les ingénieurs et les administrateurs qui ont établi des communications si précises (et il faut ajouter si commodes) sont les grands artisans de l’organisation du genre humain. Mais, hélas, les diplomates, les ministres et les chefs d'État, en un mot les entrepreneurs de banditisme viennent périodiquement jeter le trouble dans cette organisation et entraver les plus admirables efforts. Les travailleurs sont donc les organisa- teurs ; les spoliateurs sont les désorganisateurs. Depuis des siècles et des siècles, ces deux groupes luttent l’un contre l’autre avec une énergie inlassable. Les organisateurs l’ont emporté, Jusqu'à présent, par un léger surplus, mais bien léger, hélas. Si les désorganisateurs pouvaient êlre domptés d’une façon définitive, ce surplus augmenterait immédia- tement dans une proportion incommensurable. Sans les spoliateurs, rien pe serait détruit de l'effort immense que font les travailleurs, et la production deviendrait aussitôt la plus grande qui soit réalisable sur notre globe. 1 y D N Je DORA RC RT CPR SD" s x yet 00 ROSES a “ R T7 RE D — MOREL ART TE SE PNA RL LIVRE: TI ERREURS SPECIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE HN CHAPITRE XII FAUX RAISONNEMENTS, SOPHISMES ET CONTRADICTIONS Vers 1806, G. Cuvier disait de la géologie « qu’elle était un tissu d’hypothèses et de conjectures tellement vaines et tellement combattues les unes par les autres, qu’il était devenu presque impossible de prononcer son nom sans exciter le rire ». C'est un peu le cas de la sociologie un siècle plus tard. Beaucoup de personnes dénient encore à la sociologie le droit de se considérer comme une science exacte et la tournent un peu en ridicule. Les raisons qui faisaient le discrédit de la géologie, il y a cent ans, sont les mêmes qui font de nos jours le discrédit de la socio- logie. La géologie, au temps de Napoléon [*, avait déjà réuni une série considérable d'observations. Mais ces observations restaient dans un état chaotique. Aucun fil d'Ariane n'avait été découvert pour sortir du labyrinthe. Tout était confusion et désordre. Alors les théories les plus enfantines et les plus saugrenues pouvaient être for- mulées sans faire de tort à leur auteur. La sociologie se trouve, de nos jours, dans une situation assez semblable. De nombreux faits ont été mis en évi- dence, de nombreuses observations ont été rassemblées. Mais tout est encore dans le désordre, parce qu’on n’a pas une théorie claire pour se guider au milieu du chaos. La sociologie nage en pleine incohérence. Elle confond les phénomènes biologiques et Les faits sociaux ; des hommes, qui se disent spécialistes en la matière, identifient encore sérieusement les rapports de Ia France et de l'Allemagne Novicow. — Darwinisme. 11 162 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE avec les rapports d'une mouche et d'une araignée, sans faire grand tort à leur réputation et sans trop prèter à rive: La sociologie semble confirmer la loi des trois états, formulée par Auguste Comte. Elle se trouve encore en plein dans la période métaphysique. Elle n’est pas entrée dans la phase positive. Elle ne se met pas en contact direct et immédiat avec les faits concrets. Elle se contente de théories vagues, de propositions générales, d’affirmations aussi naïves parfois que peu précises, Bref, la sociologie plane dans les nuages etne semble pas vouloir encore des- cendre sur la terre. Comme exemple de raisonnements purement métaphy- siques, qui ne tiennenl aucun compte des faits conerets les plus incontestables, je veux citer une phrase d’Auguste Comte lui-même. « La guerre, dit-il", constitue à l'origine le moyen le plus simple de se procurer les subsistances. » Ainsi l’un des plus grands philosophes de noire temps, l'homme même qui a protesté avec tant de force contre Fesprit mélaphysique, tombe dans le raisonnement le plus abstrait sitôt qu'il pénètre dans le domaine des phé- momènes sociaux. Comment Comte me voit-il pas um fait qui, cependant, est l’évidence même ? Pour que le van- queur puisse s'emparer des subsistances du vaincu, il faut que le vaincu les ait auparavant produites, les ait birées des entrailles de la terre. La guerre m'est donc pas le moyen le plus snple de se procurer les subsistances, 1l est, au contraire, le plus complexe, puisqu'il «est à deux degrés : la production des subsistances par Île vaincu et l'emsemble des actes nécessaires au vainqueur pour lui arracher ces subsistances. Après la bataille de Pydna, les Romains détruisirent soixante-dix villes en Épire et vendirent comme esclaves 450.000 habitants de ce pays. Je demande comment des actes de cette ‘espèce pou- 1. Cours de philosophie positive, 3° édit. Paris, Germer-Baillière, 1889, t. IV, p. 306. So ne éd 71 FAUX RAISONNEMENTS, SOPHISMES ET CONTRADICTIONS 163 vaient augmenter Les denrées alimentaires des Romains. Ces dernières, il me semble, sortent de la terre. On les produit par le travail. Le fait de massacrer des agriculteurs par millions me fait pas pousser un épi de plus dans les champs. On dira que les Romains ont retiré beaucoup d’or de la vente des esclaves épirotes. C’est certain. Mais, tout de même, pour échanger cet or contre du blé, il faut de toute facon que quelqu'un ait produit ce blé. Et puis Comte, par une aberration qui est des plus répandues dans les esprits, ne songe qu'au vainqueur. Comment affirmer que la guerre est le moyen le plus simple de procurer des subsistances au vaincu ? La guerre ne lui procure aucune subsistance, elle lui fait perdre, au contraire, celles qu’il avait produites par son travail et que le vainqueur lui arrache. On ne peut cependant pas faire abstraction du vaincu, d’abord parce qu’il est certainement une réalité, el, ensuile, parce que s’il n’y avait pas de vaincu il ne pourrait pas y avoir de vainqueur. Quand on parle d'astronomie ou de physique, on se croit obligé de serrer les faits de près, de faire des observations directes. Mais, dès qu'on passe dans le domaine social, on n’éprouve plus ces scrupules. On monte immédiatement dans les nuages, on se contente des associalions d’idées les plus superficielles. Dans la vie commune, lorsqu'on a de l’or dans la poche on peut se procurer des subsistances. La guerre permet de prendre des tributs en or, donc la guerre donne des subsistances. On ne va pas plus loin qe ces analogies lointaines. On ne songe pas que l'échange est le second acte et la production le premier. Un État a beau lever de fortes contributions sur le voisin, si l'agricullteur n’a pas produit de blé, le blé ne sera pas apporté sur les marchés et la famine sera inévitable. Or l'effet de la guerre est précisément d'arrêter le travail de l'agriculteur par l'insécurité qu’elle met dans les campa- 1. Voir plus bas, p. 208 et 260. 164 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE gnes. Nulle part et à aucune époque, pas plus « à l’ori- gine » que sous le règne de Louis-Philippe, la guerre n’a facilité les moyens de se procurer des subsistances. Tou- jours elle à produit l'effet diamétralement opposé. Je vais passer maintenant en revue quelques-uns des faux raisonnements des darwiniens qui sont les plus répandus, que l’on entend répéter le plus souvent. Ce sont, si l’on peut s'exprimer ainsi, les lieux communs du dar- winisme social. Commençons par les comparaisons fausses. Deux plantes se disputent un champ; donc, disent les darwi- niens, la lutte est une loi naturelle, donc les citoyens des États civilisés doivent se massacrer les uns les autres jusqu'à la fin des siècles. Il est difficile de trouver un donc plus arbitraire, car il y a une différence énorme entre les plantes d’un champ et les citoyens des États civilisés. Les relations qui s’établissent entre les plantes ne ressem- blent en rien à celles qui s’établissent entre les hommes. J'ai déjà critiqué ces comparaisons superficielles au point de vue de la biologie‘. Ici je veux faire voir seulement combien elles sont insoutenables au point de vue de la logique. S'il est une règle que tout esprit réfléchi ne doit Jamais oublier, c’est bien qu'il faut comparer des faits comparables. Des analogies purement extérieures ne peu vent pas suffire à édifier la science positive. Tous les phi- lologues savent qu'il se rencontre parfois des homonymes entre les langues les plus éloignées. Mais ils proviennent de circonstances fortuites et ne prouvent nullement des parentés linguistiques. Après les comparaisons fausses, une des plus fortes erreurs des darwiniens est celle que l’on peut appeler l'aberration de la défensive. « Cest la guerre, dit M. de Molinari?, qui a produit la 1. Voir plus haut, page 42. 2. Grandeur et décadence de la Guerre. Paris, Guillaumin, 189$, p. IV. FAUX RAISONNEMENTS, SOPHISMES ET CONTRADICTIONS 165 sécurité. » Comment peut-on soutenir une proposition si colossalement fausse? La vérité est justement l'opposé. Partout et toujours la guerre a établi l'insécurité et a sup- primé la sécurité. La disparition de la guerre peut seule produire la sécurité. Cette erreur vient de ce qu'on se place uniquement au point de vue de la défensive, de ce qu'on regarde les faits d'un seul côté. Ainsi on dit et redit que le roi de France, en domptant ses vassaux par des campagnes longues et meurtrières, à pu établir la sécurité dans son royaume. Mais comment ne voit-on pas le sophisme de ce raisonnement ? L'action du roi a été seulement la réponse du roi à l’action des vassaux. C'est parce que ceux-ci avaient entamé des hostilités et contre les citoyens et contre leur suzerain que le suzerain a été obligé de leur faire la guerre pour les ramener à l’obéissance. De nos jours, les préfets des départements français exécutent ponctuellement les prescriptions du pouvoir central. Aussi le gouvernement de Paris n’a-t-il nul besoin de faire la guerre au préfet de la Gironde ou des Alpes-Maritimes pour maintenir l’ordre dans la république. Si les vassaux du roi de France s'étaient conduits comme le font maintenant les préfets, la sécurité la plus complète aurait toujours régné dans le royaume. En réalité, quoique l'apparence füt contraire, le roi de France se défendait et défendait ses sujets ; les vassaux altaquaient; car ces derniers voulaient violer la loi et établir le règne de leur bon plaisir, c’est-à-dire l'anarchie. Et c'était, précisément, parce que les vassaux faisaient la guerre au roi qu'il n’y avait pas de sécurité en France. Dans ce cas, comme dans tous les autres analogues, l'insécurité venait de la guerre, et la sécurité a commencé justement quand les guerres ont cessé. M. de Molinari affirme aussi autre part que la guerre a établi la sécurité en mettant fin aux attaques des barbares. Il oublie seulement que ces attaques étaient aussi des guerres et que, sans elles, la sécurité aurait toujours été complète. Il n’est done pas en droit de soutenir que la guerre produit la sécurité. 166 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE Ce qui se dit de la guerre effective, cinétique, s’il est permis d'employer ce terme, se dit aussi de la guerre latente, de la guerre potentielle. On affirme que les arme- ments de la France garantissent sa sécurité. Ce raison- nement est de la sophistique pure. En réalité, ce sont les armements de lAllemagne qui font l'insécurité de la France. Les armements de la France sont une réponse à l'action de l'Allemagne. Il est vrai que les Allemands retournent le raisonnement et prétendent que les arme- ments de la France font l'insécurité de l'Allemagne. Il est impossible de décider lequel des adversaires ést de bonne foi et lequel est hypoerite. Mais il ne s’agit pas ici du fait, il s’agit du raisonnement. Ce qui est certain, c'est que. si l'Allemagne et la France supprimaient totalement leurs armements, elles obtiendraient immédiatement la sécurité la plus complète et la plus incontestable. Il n’est donc pas vrai de dire que les armements produisent la sécurité : ils la détruisent. Autre exemple de raisonnement unilatéral. Combien de fois n'entend-on pas dire : « La guerre à permis de dompter la barbarie, donc la guerre a fait la civilisation. » Ici encore le sophisme apparaît en plein. Les eivilisés sont obligés d'employer la force, c’est-à-dire la guerre, parce que les barbares la font aux civilisés. Si l’on pou- vait aller s'établir au fond de l'Afrique comme un Russe va s'établir à Toulouse ou à Nancy, Jamais les civilisés n'auraient fait la guerre aux barbares. Encore dans ce cas, la guerre des barbares est l’action; la guerre des civilisés, la réponse à l'action. Mème lorsque les civilisés, répondant à une allaque par une contre-attaque, restent victorieux et. domptent la barbarie (ce qui est loin d'arri- ver toujours), la guerre; faite par les barbares, est toujours un arrèt, un obstacle, un circuit, une perte de temps. La guerre n'a pas fait la civilisation, elle a toujours arrêté les progrès de: la civilisation. Dans un grand nombre de cas, ce ne sont pas les bar- FAUX RAISONNEMENTS, SOPHISMES ET CONTRADICTIONS 4167 bares qui ont attaqué les civilisés, maïs les civilisés qui ont attaqué: les barbares et qui Les ont massacrés de la façom la plus sauvage. Je n'examine pas ici la question aw point de vue historique, mais seulement au point de vue des raisonnements darwiniens. Je ne puis m'empêcher de faire remarquer cependant que, lorsque les civilisés ont attaqué les barbares et les ont exterminés de la façon la plus cruelle, il est bien difficile de soutenir que: lx guerre a été utile pour dompter la barbarie ! Dompter des gens qui fort souvent ne faisaient de mal à personne el qu'on allait spolier de la facon la plus indigne ! Après les défaites de 1870, beaucoup de Français ont vu que, s'ils avaient été bien préparés pour la guerre, celle- ci n'aurait pas eu lieu et que: le ralentissement de la eïrwi- lisation qui à suivi le traité de Francfort ne se serait pas produit"; donc a préparation à la guerre est la cause de la civilisation. Encore ici nous avons un échantillon de l’aberration de la défensive. Le véritable raisonnement est celui-ci : si les Allemands ne s'étaient pas préparés:à la guerre, avant 1870, celle-ci n'aurait pas éclaté et la civilisation aurait progressé avec la rapidité la plus gramde possible. La préparation à la guerre: n’est pas la cause de la civilisation, mais l'obstacle qui empêche som dévelop- pement. Ce qui est vrai de ce cas en partieulief l'est de tous les. autres en général. Sans l'invasion des: Tartares, au x siècle, la Russie serait infiniment plus avancée qu'elle ne l’est maintenant. Les invasions asiatiques ont établi le despotisme parmi les Russes, et le despotisme a arrèté leurs progrès pendant de longs sièeles. Toute voisine de l’aberration de la défensive s’en trouve une autre, que l’on pourrait appeler l’aberration unilaté- 1. On pourra traïter cette phrase: de paradoxale, car il s’est accompli beaucoup de progrès après le traité de Francfort. C'est certain. Mais, sans lui, il s’en serait accompli davantage, en sorte qu'il a incontestable- ment ralenti la marche. 168 ERREURS SPÉCIALES DE L ORDRE SOCIOLOGIQUE rale. C’est une infirmité de l'esprit par suite de laquelle on voit uniquement un seul côté d’un phénomène qui en comporte deux de par la nature des choses. Pour la guerre il faut nécessairement au moins deux adversaires. Alors, en parlant des conséquences, bienfaisantes ou malfai- santes, de l’homicide collectif, on ne peut pas, en bonne logique, considérer seulement le vainqueur et faire abs- traction complète du vaincu, comme si ce dernier n’exis- tait pas. C'est ce que font cependant tous les darwiniens. Je n’en saurais donner de meilleur exemple que le passage suivant d'Ernest Renan. « Si la lèpre de l’égoiïsme et de l'anarchie, dit-il, faisail périr nos États occidentaux, la barbarie retrouverait sa fonction, qui est de relever la virilité dans les civilisations corrompues, d'opérer un retour vivifiant d'instinct quand la réflexion a supprimé Ja subordination, de montrer que se faire luer volontiers par fidélité pour un chef (chose que le démocrate tient pour basse et insensée) est ce qui rend fort et fait posséder la ere > Comment Renan ne voit-il pas que, si la fidélité des Prussiens au roi Guillaume L° a pu donner l'Alsace à l'AI- lemagne, cette mème fidélité à Guillaume l'a fait perdre à la France ? Il est absolument impossible qu’un État annexe une province sans qu'un autre État perde une pro- vince. On ne peut pas créer de l’espace. La fidélité au chef peut être avantageuse pour le vainqueur, mais, dans la mème mesure, elle est désastreuse pour le vaincu. Sans la fidélité des Prussiens à Guillaume [°", les Alsaciens- Lorrains n'auraient pas élé arrachés à leur patrie et ne souffriraient pas maintenant le régime le plus abhorré. Admettons un instant qu'il soit avantageux de spolier son semblable. Mais il faut bien reconnaitre qu'il est contraire à toute logique d'affirmer que c’est avantageux au spolié. Assurément, personne ne souliendra une absurdité de ce 1. La réforme intellectuelle el morale, p. 295. FAUX RAISONNEMENTS, SOPHISMES ET CONTRADICTIONS 169 senre. Mais ce spolié mérite une attention égale au spo- liateur quand on veut faire des raisonnements positifs et concrets sur les choses sociales. Ce spolié n'est pas un fantôme ou une chimère. Ce spolié est bel et bien une réalité. Ne pas songer à lui, c'est monter dans les nuages et se perdre dans la métaphysique. «Il ne faut pas se dissimuler, en effet, ajoute Renan immédiatement après‘, que le dernier terme des théories démocratiques socialistes serait un complet affaiblissement,. Une nation qui se livrerait à ce programme, répudiant toute idée de gloire, d'éclat social, de supériorité indivi- duelle, réduisant tout à contenter les volontés matérialis- tes des foules, c'est-à-dire à procurer la jouissance du plus grand nombre, deviendrait tout à fait ouverte à la conquête, et son existence courrait les plus grands dan- gers. » Encore ici, pourquoi les nations démocratiques cour- raient-elles les plus grands dangers ? Mais parce que Îles nations aristocratiques, où règne encore la fidélité au chef, leur feraient courir ces dangers. Quelle est donc, en définitive, la cause première du danger ? L'attaque venant des nations aristocratiques. Comment Renan ne voit-il pas que, si aucune nation ne considérait comme utile d'attaquer les voisins, toutes les nations pourraient vivre éternellement sans courir l'ombre d’un danger ? Pour qu’une nation atteigne la gloire, il faut qu'elle soit victo- rieuse ; mais, pour qu'elle soit victorieuse, il faut, néces- sairement, qu une autre soit vaincue et que cette der- nière atteigne non pas la gloire mais la honte. De mème la supériorité qui exalte le vainqueur ne peut exister sans l'infériorité qui humilie le vaincu. Dans les choses socia- les, on ne peut pas considérer seulement un pays et négli- ger les autres, parce qu'on ne sait pas si le pays qu'on imagine vainqueur (le sien naturellement) le sera en réa- 1. Jbid., p. 293. 17 LÂ PQ NS ren à: NS MP af Laure AU ’ _ E 1 170 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE lité. Ernest Renan écrivait ce passage en 1869. La fidélité au chef ne lui aurait peut-être pas inspiré tant d’enthou- siasme, s’il avait pu se douter que la fidélité des Prussiens au roi Guillaume devait porter une blessure si profonde à sa patrie. Parce qu'on parle de choses sociales on ne doit pas se croire en droit de faire des raisonnements qui ne tiennent pas debout. On peut dire, par exemple : « Une nation s'enrichit plus vite en exploitant son sol par des procédés plus rationnels. » En effet, en Angleterre, en France, au Japon, dans tous les pays, simultanément ou séparément, le peuple peut s'enrichir plus vite en agissant ainsi. Ce raisonnement général est done exact. Mais le raisonne- ment général : « la fidélité au chef donne la terre » ne l’est pas, parce que la fidélité au chef ne donne pas mais enlève la terre au vaincu. On peut dire: « la fidélité au chef donne la terre au vainqueur ». Alors on sera dans le vrai. Mais on ne peut pas dire : « la fidélité au chef donne la terre ». En un mot, pour qu'un raisonnement soit logique, il ne faut pas qu'il soit unilatéral. Lorsqu'on veut savoir si un raisonnement est juste, il faut l’examiner de tous les côtés. Par exemple, si l’on dit: « l'intérêt de toute nation est de respecter les droits de ses voisines », on peut immédiatement vérilier la propo- sition en l’appliquant à plusieurs nations. Sans remonter au delà du règne de Napoléon II, il est évident que si, à cette époque, la France avait toujours voulu respecter scrupuleusement les droits de l'Allemagne, et l'Allemagne les droits de la France, la prospérité de ces deux nations serait maintenant de beaucoup supérieure à ce qu'elle est. Donc, en se conduisant ainsi. en respectant le droit, elles auraient agi conformément à leur intérêt. En fait de faux raisonnements, il y en à un autre peut- être encore plus étrange que l’aberration unilatérale. C’est l’identilication de la guerre avec la victoire. Les Ixois pro FAUX RAISONNEMENTS, SOPHISMES ET CONTRADICTIONS 174 posent un arrangement quelconque aux Zédois. Les Zédois n'acceptent pas. « Alors, disent les Ixois, c'est la guerre. » Par exemple, en 1814, la Prusse voulait la Saxe. La France et l'Autriche ne consentaient pas à lui céder ce pays. La Prusse menaga de faire la guerre. Mais, dans toute menace de ce genre, il y a l'éternelle illusion que la guerre c’est la victoire. La Prusse aurait pu être battue par l'Autriche et la France et, loin d’avoir la Saxe, elle aurait pu per- . dre la Silésie. Après chaque campagne, il y a nécessaire- ment un vaincu. S'il n'y en avait pas, aucun gouverne- ment ne serait assez stupide pour entreprendre une guerre qu'il saurait pertinemment devoir se terminer sans aucun résultat. Il est donc aussi exact et aussi précis d'associer la guerre à l'idée de défaite que de l'associer à l'idée de victoire, puisque toute guerre comporte nécessairement un vaincu. Mais personne ne fait jamais ce raisonnement. « Il y a, dit M. Andler‘, des peuples guerriers el des peu- ples pirates; les uns etlesautres vivent du travail d'autrui. » Ce publiciste, comme des milliers d’autres hommes, ne daigne pas faire attention à un simple petit fait. Pour vivre #niquement du travail d'autrui, il faut vainere cons- tamment. Mas victoire et bataille ne sont pas des termes synonymes. Dire qu'un peuple vit de rapine, c'est dire qu’un peupleest toujours victorieux. Mais comment démon- trer qw’il y à des peuples qui possèdent ce privilège véri- tablement miraculeux ? M. Andler fait sans doute allusion ici au peuple romain et aux pirates scandinaves. Mais le peuple romain à subi des revers, même dans les périodes les plus brillantes de son histoire et, dès le v° siècle, il a essuyé des défaites irréparables. Quant aux pirates scan- dinaves, leurs incursions ont duré deux siècles à peine. Cependant le peuple norvégien a vécu avant et après l'épo< que légendaire des Wikings. Combien de fois n’entend-on pas dire : « cette question 1. Voir O. Effertz. Les antagonismes économiques. Paris, Giard et Brière, 1906, p X (préface). 172 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE est impossible à résoudre sans guerre ». Or, « résoudre » signifie terminer une affaire conformément au désir de celui qui l’entreprend. Pour un Francais, résoudre la ques- tion de l’Alsace-Lorraine, c'est donner aux populations de cette province la possibilité de rentrer dans leur ancienne patrie si telle est leur volonté. Pour les militaristes allemands, résoudre cette question, c’est mettre les Fran- çais dans l'impossibilité de reprendre jamais ce pays. Mais, pour résoudre une question par.la guerre, il faut, nécessairement, que la victoire soit du côté de celui qui parle. Or, qui peut être absolument sûr de la victoire ? Si l’on était absolument sûr de la victoire, il n’y aurait plus une seule guerre. Le prince de Monaco sait perti- nemment que, s'il déclarait la guerre à la France, il serait battu. Aussi ne la déclare-t-il pas. Lors donc que deux pays se font la guerre, c'est qu'il y a des chances de vic- toire des deux côtés. Mais alors aussi des chances de dé- faite. Dans ce cas il est illogique de dire que la guerre peut résoudre une question, quand elle peut précisément amener l'établissement d'un ordre de choses diamétrale- ment opposé à ce qu'on considère comme la solution. La proposition : « la guerre seule peut résoudre les questions politiques » est donc absurde. « Les nations, dit Ernest Renan’, ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n’est pas la loi du siècle où nous vivons. A l'heure présente, l'existence des nations est bonne, néces- saire même. Leur existence est la garantie de la liberté qui serait perdue si le monde n'avait qu'une loi et qu'un maitre. » Quelle meilleure preuve de la façon superficielle dont on traite les affaires sociales! Renan confond deux faits complètement différents : l’unité et le despotisme. La 4. Qu'est-ce qu'une nalion? Paris, C. Lévy, 1882, p.28. FAUX RAISONNEMENTS, SOPHISMES ET CONTRADICTIONS 173 liberté ne serait nullement perdue si les nations obéissaient à un pouvoir central volontairement institué par elles; elle serait perdue si ce pouvoir central était tyrannique. Renan ne voit pas qu'il y a de très nombreuses formes d'institutions possibles parmi les hommes. Lorsque les nations civilisées voudront s'allier, elles ne seront nulle- ment obligées d'imiter les Romains ‘et de se soumettre à un César omnipotent, élevé à la dignité de demi-dieu. Les quarante-sept républiques des États-Unis se sont confédé- rées sans perdre la liberté et sans avoir de maître. Cette absence de logique. qui identifie l'association avee le des- potisme, a beaucoup contribué à maintenir le prestige de la guerre. En effet, la suppression de la guerre serait la fin de l'anarchie, donc la fédération du genre humain. Mais la fédération, c’est-à-dire l’unité, étant identifiée avec le despotisme, l'anarchie, donc la guerre, est identifiée avec la liberté. Parlant des limites de l'association, j'ai dit que, si des groupements de 60 millions d'hommes étaient considérés comme un bien, on avait tort de considérer un groupe- ment de 1.500 millions d'hommes comme un mal°. Mais cette dernière idée vient, de nouveau, d’une confusion, semblable à celle de Renan, entre l’organisation du genre humain et la centralisation. Si notre espèce s’unissait en un empire aussi centralisé que le fut Rome à l'époque d'Aurélien, notre espèce pourrait peut-être * jouir d'une somme de prospérité moindre que de nos jours. Dans ce cas, le mal ne viendrait pas de l'unité, mais de la mau- 4. Toujours ce spectre de l'empire romain, qui hypnotise vraiment la pensée moderne. 2. Voir plus haut, p. 111. 3. Le doute est parfaitement permis, car il faut bien reconnaître que notre abjecte anarchie nous procure une somme de bonheur assez limitée. Il faut remarquer encore que le globe entier pourrait être maintenant gouverné d'un centre commun avec beaucoup plus de facilité que ne l'était l'empire romain au me siècle de notre ère. Toutes les parties de la terre peuvent communiquer maintenant en quelques minutes par le télégraphe, tandis qu'il fallait. au temps d'Aurélien, trente jours pour recevoir à Rome des nouvelles de la Bretagne ou de l'Arménie. Cest os RE 174 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE vaise organisation de cette unité. Si l’on veut être logique, il faut dire : « Le monde atteindra le maximum de bien- ètre lorsqu'il sera uni en une fédération bien organisée, établissant une sage pondération entre le pouvoir central et les pouvoirs régionaux. » Mais on ne reste pas dans la logique en disant : « Le monde arrivera au maximum de bien-être en restant sans organisation, en pataugeant dans la sauvage anarchie. » À une mauvaise organisation, il faut opposer une bonne organisation, et non la désorgani- sation. Les sociologues darwiniens disent que, si un fait a dominé longtemps dans le monde, il faut bien qu'il ait eu sa raison d'être, ou, en d’autres termes, àl faut bien qu'il ait correspondu à quelque besoin rée/. Ce raisonne- ment ne lient pas debout un seul instant. Les darwiniens oublient que l’homme est sujet à l'erreur. Une erreur qui a duré des milliers et des milliers d’années ne devient pas pour cela une vérité. On a pu croire pendant des milliers et des milliers d'années qu’on s’enrichissait plus vite en pillant le voisin qu'en travaillant soi-même. On peut le croire encore aujourd'hui. On pourra le croire encore pen- dant vingtsiècles. Tout cela ne fera pas qu'à aucum moment et en aucun endroitles hommes se soient enriehis plus vite par la spolialion quepar le travail. S’enrichir, c'est établir une plus grande corrélation entre le monde extérieur et nos personnes ; spolier, c'es empêcher cette corrélation de se réaliser. Non seulement la durée, mais mème l'uni- versalité d’une idée n’a rien de commun avec la vérité. Galilée était seul, à un cerlain jour, contre le monde entier. Cela n'empèchait pas Galilée d’avoir raison et le monde entier d'avoir tort. A côté de l'erreur qu'une idée doit correspondre à la vérité, à un certain moment, parce qu'elle parait lui cor- respondre aux yeux des hommes, il y a un autre sophisme dont les darwiniens usent et abusent constamment, c’est FAUX RAISONNEMENTS, SOPHISMES ET CONTRADICTIONS 17% celui qui pourrait être appelé le sophisme de la phase transitoire. Ainsi, les darwiniens affirment que l'esclavage a été le seul moyen par lequel l’homme a pu passer au stade industriel. Donc, la guerre, qui a rendu l'esclavage pos- sible, a fait la civilisation de notre espèce, car celle-ci eût été, naturellement, irréalisable, sans l’industrie. Je laisse de côté, pour le moment, le fond même de la question, à savoir si le travail industriel eût été impossible sans esclavage. J'en parlerai plus loin au chapitre xiv'. Je me borne ici à examiner le raisonnement au point de vue logique. À ce point de vue, on ne peut pas soutenir que Pesclavage a été un bien. En effet, si l'erreur qui a fait considérer à un certain moment l'esclavage comme utile ne s'était jamais produite, la civilisation humaine serait maintenant beaucoup plus avancée, donc l'erreur esclava- giste a toujours été une source de maux et jamais de biens. Affirmer le contraire, c'est soutenir qu'il y aeu une époque où il était avantageux pour l’homme de se tromper et de considérer un mode de travail moins efficace comme un mode de travail plus efficace. On peut affirmer qu'à un certain moment les hommes ont cru impossible de passer à la phase industrielle sans l'esclavage, mais, en bonne perte logique, on ne peut pas affirmer que cette infirmité de l'esprit humain a élé utile à notre espèce. Est avantageuse toute particularité dont la perte amoindrirait la somme de notre bonheur. Il est avantageux, sans aucun doute, de posséder toujours une bonne santé. Maïs comment peut-on soutenir quil a jamais été avantageux pour l’homme de se tromper et de croire que l'esclavage accé- lérait la production alors qu’en réalité il la ralenlissait ? On a affirmé également que l'esprit humain n'aurait jamais atteint la phase de la pensée positive, s’il n'avait pas traversé l'erreur de l’animisme. Même si cela était 1. Voir plus bas, p. 216. 176 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE démontré, il ne s’ensuivrait nullement que la phase de l’animisme a été un bien. Il s’ensuivrait seulement que la phase de l’animisme a été une phase indispensable. Ici, comme pour l'esclavage, ce qui eût été le bien, c'est la possibilité d'arriver directement à la phase positive, Toutes ces considérations semblent oiseuses et purement académiques. Il n’en est nullement ainsi. Les raisonne- ments sur l'esclavage et l’animisme et les autres de ce genre ne sont faits par les darwiniens que pour aboutir à leur apologie de Ja guerre. Puisque sans elle la civilisation eût élé impossible, la guerre est un bien. Mais, quand même on adopterait les prémisses complètement fausses (que la civilisation est impossible sans la guerre), la conclusion n'est pas conforme à la vérité. La conclusion, vraie est celle-ci : le bien eût été la civilisation sans la guerre, comme le travail industriel sans l’esclavage, comme l’es- prit positif sans l’animisme. La guerre, l’esclavage, l'ani- misme n'ont été que des maux, ne fûüt-ce déjà seulement que parce qu'ils ont été des pertes de temps. Remarquez bien qu'au point de vue de la guerre le rai- sonnement ne se rejelte pas uniquement dans le passé, comme pour l'esclavage et l’animisme. On dit : « Étant donné l’état de barbarie où nous vivons, nous ne sommes pas encore sortis de-la période où la guerre a cessé d’être un bien. » C’est précisément pour empêcher de formuler des propositions de cette espèce qu'il est utile de démon- trer que la guerre a /oujours été un mal, Mais, d'autre part, le raisonnement des darwiniens ne tient pas debout. Dire que, parce que nous ne sommes pas encore arrivés à la phase où l’on peut ne pas faire la guerre, il faut Ia faire, c’est rouler en pleine contradiction. Nous n’entrerons dans la période où l’on pourra ne plus faire la guerre que le jour où nous serons convaincus qu'il est inutile de la faire. I n’y aura donc jamais de période pendant laquelle la guerre nous paraîtra inutile et où nous nous croirons cependant obligés de la faire. Je raisonne, bien entendu, au FAUX RAISONNEMENTS, SOPHISMES ET CONTRADICTIONS 177 point de vue de l’ensemble des nations. Si les Européens étaient convaincus, à un certain moment, de l’inutilité de la guerre et que, dans le même moment, les Asiatiques fussent convaincus du contraire, les circonstances seraient autres. Mais dès le moment où foutes les nations croiront à l'inutilité de la guerre, l'humanité sortira de la période barbare, pendant laquelle la guerre a pu être considérée comme un bien. On a répété souvent, dans ces dernières années, que, parce que les Boers et les Anglais se sont fait la guerre loyalement, ils se sont réconciliés et, par suite, que la guerre a été ulile. C'est toujours le même sophisme. Encore ici, c'est la réconciliation et non la guerre qui a été un bien. Il aurait beaucoup mieux valu avoir la réconciliation sans la guerre. C’est cela qui eût été le bien. Mème s’il était démontré que toute guerre est suivie d’une réconciliation, la guerre ne serait pas un bien, car le bien serait la réconciliation sans guerre. Mais rien n'est plus faux que d'identifier la guerre avec la réconci- liation. Le contraire est le plus souvent le cas. Les guerres laissent des ressentiments implacables, La France et l'Allemagne ne se sont pas réconciliées par Woerth et Sedan. On peut rattacher au même ordre d'idées l'argument du post hoc ergo prapter hoc, dont les darwiniens abusent dans une mesure révoltante pour démontrer les bienfaits de l’homicide collectif. Quand une bonne chose arrive après une guerre, on la met immédiatement à son crédit. Par exemple, un pays à fait des progrès industriels après une guerre, donc c'est elle qui est la cause de ces progrès. Mais, lorsqu'un mal arrive après une guerre, ce n’est pas celle-ci qu'on en rend responsable. Cette manière de rai- sonner est de la pure jonglerie, indigne de gens sérieux. Tout sociologue, et même tout homme cultivé sait qu'il y à dans la société un nombre immense de facteurs qui influent sur les destinées des nations. Attribuer tout Novicow. — Darwinisme. 42 RDA LE ne F2 UE 178 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE progrès et toute régression à un seul facteur, qui est la guerre, ne soutient pas la critique. Les darwiniens disent que la guerre a fait la civilisation. Cependant ils ne pourront pas contester qu'il ya des pays que la guerre a rejetés dans la sauvagerie. Alors la guerre produirait, en même temps, et la barbarie et la civilisation ! La même cause aurait deux effets diamétralement opposés. C'est passablement difficile à concilier avec la logique. Ernest Renan prétend que la paix universelle, à la manière de l'empire romain, donnerait, de suite, la stag- nation complète. Mais alors comment se fait-il que, dans les plus sombres années du moyen âge, quand la guerre sévissait en permanence entre les villes les plus voisines, les ténèbres aient élé partout si épaisses ? Dans ce cas, la situation est inverse de l'exemple précédent. Ici ce sont deux causes diamétralement opposées, la guerre et la paix, qui produisent le même effet : la stagnation. Pour ètre inverse, la conclusion n’en est pas moinsillogique. Le darwinisme, on le sait, a été étendu à toutes les branches de l’activité humaine. Les marxistes s’en sont emparés. [ls ont proclamé que la lutte des classes est la forme que prend le phénomène cosmique de la lutte dans le domaine économique. Malgré cela, les marxistes pré- tendent supprimer la lutte des classes par la socialisation des instruments de travail et ils donnent comme but au socialisme précisément la suppression de cette lutte. Mais, proclamer qu'un fait est conforme aux lois éternelles et universelles de la nature et affirmer, en même temps, que l'homme peut supprimer ce fait est absurde et contradic- toire. Si un fait est conforme aux lois de la nature, l’homme doit s’y soumettre comme toutes les autres créa- tures. Si, au contraire, l’homme espère pouvoir se sous- traire à ce fait, il proclame, par cela même, que ce fait n’est pas une loi de la nature, mais simplement un état, “une vue de son esprit. Enfin, je dois signaler un dernier sophisme dont usent FAUX RAISONNEMENTS, SOPHISMES ET CONTRADICTIONS 179 et abusent les darwiniens. Il consiste à confondre la constatation d’un fait avec l'énoncé d’un jugement. Il y à cependant un abime entre ces deux choses. Quand on vient dire : la guerre a été permanente pendant toute la période historique, on constate simplement un fait. Mais quand on dit : la guerre a été un bienfait, on énonce un juge- ment. Or, la constatation d’un fait peut être absolument juste et le jugement absolument faux. La réalité est celle- ci : pendant la période historique, l'homme à guerroyé constamment. En même temps, il a passé de la sauvagerie à la civilisation. On vient affirmer que, puisque ces deux faits sont parallèles et simultanés, ils sont l'un la cause de l’autre. Voilà bien la déduction logique la plus insou- tenable qui se puisse imaginer. Pour attribuer certains effets à une certaine cæuse, la simultanéité ne suffit pas, il faut établir le lien direct de causalité. Si ce n'est pas le cas, le raisonnement n’a aucune force. On est alors aussi bien en droit de dire que la civilisation a progressé malgré la guerre que gräce à la guerre. Aussi longtemps que les darwiniens ne parviendront pas à nous prouver qu’on fait avancer l'adaptation dela planète aux besoins de l'homme ‘ en praliquant des massacres qui retardent cette adaptation, leur théorie sera bâtie sur du sable. 1. Ce qui, au fond, est la civilisation. CHAPITRE XIII LES GAUSES LENTES ET INVISIBLES La géologie est devenue une science positive lorsqu'elle a adopté la théorie des causes lentes et des causes actuelles. Aussi longtemps que les géologues ont cru aux cataclysmes universels, aux créations nombreuses, leur science est restée dans le chaos, dans l’empirisme et dans les langes. L'imagination pouvait alors se donner libre carrière, le miracle était évoqué à chaque instant pour expliquer les faits, bref on nageait dans les nuages et en pleine méta- physique. On pouvait inventer alors les romans géolo- giques les plus invraisemblables. La théorie des causes lentes et des causes actuelles est venue mettre un terme à cette anarchie. Les géologues se sont mis à observer les faits qu'ils avaient sous les yeux pour trouver une explication de ce qui s'était passé autrefois. Dès que l’étude méthodique et précise a été inaugurée, les romans ont pris fin. Les géologues ont classé les faits ; ils ont mis de l’ordre dans leurs concep- tions et sont sortis de la période métaphysique pour entrer dans la période positive. La sociologie devra également accomplir cette évolution. Comme la géologie, elle deviendra une science exacte en adoptant la théorie des causes lentes et des causes actuelles, c'est-à-dire en rejetant le catastrophisme, Car l'affirmation que la guerre fait le progrès du genre humain est précisément du catastrophisme sociologique. Les guerres sont des calaclysmes sociaux. Elles boule- LES CAUSES LENTES ET INVISIBLES 181 versent les collectivités humaines: elles produisent une impression très forte sur les esprits. Aussi né voit-on qu'elles. Les milliards de petits faits quotidiens qui se produisent entre les combats échappent aux regards par leur multiplicité même. Le point de vue catastrophique est encore renforcé par un autre grand défaut de notre esprit : l’aberration de la cause unique. Nous avons une tendance invétérée à tout ramener à un seul facteur auquel nous attribuons un très grand ensemble de conséquences. Cette tendance est très naturelle. Elle vient de la paresse. C’est pour nous éviter de nombreuses recherches que nous courons aux géné- ralisations hâtives qui ramènent toutes les diramations à un tronc central. Ainsi ont procédé les sociologues. Ils ont tout ramené à la guerre, parce que la guerre frappait les esprits, tandis que les faits quotidiens ne les frappaient pas. En un mot, en sociologie comme en géologie, il faut s’attacher à l'étude des causes multiples et des causes lentes. | Les géologues modernes ne contestent nullement la possibilité de convulsions importantes à la surface du globe. Ces lignes ont été précisément écrites au moment du tremblement de terre de la Sicile, qui, hélas, a été une réalité incontestable. Des catastrophes de ce genre se sont toujours accomplies sur notre planète. Ce que les géologues contestent maintenant, c'est que la forme actuelle des continents provienne uniquement de catas- trophes sporadiques et courtes. Les géologues démontrent, au contraire, que le rôle le plus important appartient aux phénomènes constants et lents, et le rôle subordonné aux phénomènes violents et courts. Ce n’est pas soudainement par de terribles tremblements de terre que les grandes chaînes de montagnes se sont soulevées sur notre globe, mais par une poussée lente, qui, en certains endroits, dure encore ‘, De même, des animalcules invisibles ont élevé 1. Dans les Andes de l'Amérique du Sud, par exemple. Viet” 18 s/ an Cu hors ui î ANNE 82 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE des régtons entières, et la démolition des pics les plus altiers s'opère constamment par les pluies et les vents. La violence est un des modes, mais non le mode unique, des rapports entre collectivités humaines. Il s’en forme, au contraire, une quantité d'autres par la circu- lation des hommes, des biens et des idées. Que l’on songe seulement à la masse énorme des voyageurs par- courant constamment les routes. De nos jours, ils se chiffrent par millions. Ils ont toujours été nombreux. Depuis la plus haute antiquité, les rapports économiques et intellectuels ont dépassé dans une immense mesure les rapports guerriers. Une réflexion peut faire comprendre combien est absurde l’idée que le progrès provient uniquement de la lutte entre les hommes. Nul ne contestera que l'invention du feu, de la roue, de la voile, de la charrue, de la loco- motive, du télégraphe, de l’automobile, du pain, de la cuisine et des vèlements n'ait contribué au progrès du genre humain. Or, aucune de ces inventions et des mil- liers d’autres, qui constituent notre outillage industriel et économique, n'a été faile en vue de combattre nos sem- blables’, Toutes ont été faites uniquement en vue de com- battre le milieu physique”. Si quelques-unes ont été appliquées à la guerre, c’est après coup, mais aucune n’a été faite en vue de la guerre. Le téléphone remplace main- tenant les aides de camp dans les batailles; mais, certes, Graham Bell ne pensait pas exclusivement à cette desti- nation lorsqu'il a inventé son nouveau moyen de trans- mission de la pensée humaine. 1 suffit de songer aussi au petit nombre des guerriers, par rapport à l’ensemble de la population d'un pays, pour 4. Chose curieuse, pas même la poudre à canon. On pouvait parfai* tement se battre sans elle et elle n’a nullement été cherchée pour les batailles. ; 2. Voir plus bas, .p. 271. LES CAUSES LENTES ET INVISIBLES 183 comprendre que les homicides collectifs sont une pierre bien modeste (s'ils sont une de ces pierres) de l'édifice de le civilisation humaine. Dans la période primitive, la guerre est affaire privée. Un individu imagine une expédition de pillage. Il enrôle autour de lui des compagnons qui le suivent en vue d'un gain matériel: salaire fixe ou butin. Mème chez les peuples les plus belliqueux, ces aventuriers forment une très faible partie de la population. Ainsi les expéditions des pirates scandinaves élaient composées d'un nombre de guerriers peu considérable. L'Allemagne devait bien avoir deux ou trois millions d'habitants à la chute de l'empire d'Occident. Mais les bandes des chefs germains comptaient à peine quelques milliers de com- battants. Plus près de nous, nous savons que les com- pagnons de Guillaume le Conquérant étaient seulement 60.000 el ceux de Robert Guiscard, allant à la conquête de Naples, encore moins nombreux. Plus tard, lorsque les guerres ont cessé d'être des affaires privées et sont deve- nues des affaires publiques, le nombre des entrepreneurs de banditismeresteencore fortlimité. On peut certainement affirmer que ceux qui ont combiné, en Russie, l’aventure mandchourienne étaient moins d'une dizaine d'individus. Plus tard, lorsque les hostilités ont éclaté, les Russes ont mis près d'un million de soldats en campagne. C'était tout de même à peine un cent cinquantième de la popula- tion totale. Mais, pendant que ce million de soldats trait des coups de fusil, 149 millions de leurs compatriotes s’en allaient qui à son champ, qui à son usine, qui à son bureau, qui à son école, pour accomplir les innombrables fonctions économiques, politiques et intellectuelles que comporte la vie d'une grande société moderne. Et de tout temps il en a élé ainsi. Les hommes occupés aux œuvres de destruction ont été constamment une minorité presque négligeable en comparaison de ceux qui étaient occupés à des besognes productrices. 184 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE On connaît un des arguments favoris des darwiniens. Ils affirment que la guerre à fait la civilisation, parce qu’elle constitue le processus de sélection dans l'espèce humaine. Les plus vaillants, donc les meilleurs, survivent dans les combats, les plus lâches et les plus mauvais succombent et ainsi la race se perfectionne. On a fait bon marché depuis longtemps de cette théorie enfantine. Oui, la guerre produit une sélection, mais à rebours, une sélection péjorative. Ce sont les jeunes gens les plus valides et les plus sains qui vont à la guerre. Et, parmi ces combattants, les plus vaillants se portent en avant. Par suite, à la guerre, plus on est parfait, plus on a chance d'être tué. En effet, ce sont les meilleurs qui suc- combent en plus grand nombre dans les batailles. D'autre part, les éléments faibles et malades, n'étant pas enrôlés sous les drapeaux, peuvent se reproduire pendant que la fleur de la nation est condamnée au célibat ou aux rela- tons avec les prostituées, qui amènent si souvent hélas les plus funestes résultats. Ces faits sont si connus que les partisans de la sélection positive par la tuerie abandonnent cette position et cher- chent d'autres arguments’. Ainsi le D' Schallmayer dit que la sélection s'opère par la résistance au milieu *. De deux armées mises en présence, celle qui est composée d'hommes plus résistants aux maladies et aux épidémies survit, celle qui est composée d'hommes moins résistants succombe, et ainsi s'améliore notre espèce! I est dif- ficile d'imaginer un argument plus superficiel, parce qu'il 1. Quand la guerre fait mourir les non-combattants par millions, il n'y . a pas, nn plus, de sélection positive. car la dépopulation frappe des régions entières. La guerre de Trente ans a fait perir le tiers de la popu- lation de l'Allemagne. Il est difficile de démontrer que ce tiers compre- nait précisément des Allemands physiologiquement et mentalement infé- rieurs aux deux tiers qui survécurent. Ces derniers ont dû leur chance non pas à leurs mérites, mais à des circonstances purement acciden- telles. 2. Voir les Menschensziele, (revue mensuelle, paraissant à Leipzig, chez 0. Wigand, sous la rédaction de M. H. Molenaar), année 1908, cahier 42, p. 581. 40 LES CGAUSES LENTES ET INVISIBLES 185 néglige complètement le milieu physique. Les soldats ger- mains qui, au moyen âge, accompagnaient les empereurs allantse fairecouronnerà Rome,mouraientcommedes mou- ches. Sur six mille soldats français, ayant pris part à l’ex- pédition de Madagascar, 1l en revint quinze. Les condi- tions désavantageuses du climat produisaient ces morta- lités extrêmes. Pendant que les Allemands mouraient en Italie et les Français à Madagascar, les Italiens et les Malgaches ne mouraient pas. M. Schallmayer dira-t-il que, dans cette circonstance, la guerre a créé une sélection favo- rable ? Il sera bien obligé de reconnaître que non, à moins de proclamer les Allemands inférieurs aux Italiens (ce que son orgueil national l'empêchera, sans doute, de faire), ou les Malgaches supérieurs aux Français, ce qui serait com- plètement paradoxal. On voit donc que la sélection individuelle par la guerre ne soutient pas la critique dans le domaine de la socio- logie. Et déjà, parce qu'elle ne la soutient pas dans le domaine de la biologie, puisque, comme je l'ai montré au chapitre IIf, tant d'êtres inférieurs ont survécu jusqu’à notre époque. Admeltons que la race blanche soit supé- rieure à toutes les autres. On ne peut pas dire qu'elle ait été créée par la sélection naturelle, par l'élimination des races inférieures, par leur extermination, puisque le globe terrestre est peuplé en majeure partie de ces races soi- disant inférieures el que la race blanche forme une mino- rité. I y a 25 plants dans un champ. Les plus robustes accaparent tout le sol et toute la lumière ; Les plus faibles meurent. Sur 25 plants, il en survit 10. Il y a, dans ce cas, sélection positive. Mais si tous Les 25 plants subsistent et que les uns prennent une belle croissance et les autres restent rabougris, on ne sera pas en droit de dire que le progrès a été produit par la mort, par l’extermination des moins capabies, puisque cette extermination n'a pas eu lieu. Or, ce dernier cas est celui qui se produit, en grand, pour l’ensemble des espèces, et, en plus petit, au sein de CT ete 186 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE l'humanité, pour l'ensemble des races. Cela parce que le progrès dépend de milliards de facteurs dont la lutte contre les semblables est un des moins importants. C’est l’en- semble de la lutte contre le milieu physique qui joue tou- jours le rôle dominant. Avec la singulière myopie qui les caractérise et qui les empêche de voir, au sein de la société, autre chose que des faits biologiques, les darwiniens ne s'apercoivent pas que la véritable sélection s'opère entre les hommes, non par l'ho- micide, mais par les phénomènes économiques. Les indi- . vidus mieux doués savent s'assurer le bien-être, les moins doués ne le savent pas. Ces derniers succombent plus faci- lement à [a maladie. La sélection positive s’opère dans les sociétés humaines par la mort naturelle. Et ce facteur est infiniment plus puissant que la guerre, parce qu'il agit constamment, tandis que l'homicide collectif agit à de rares intervalles. Puis la mort naturelle frappe tout le monde, tandis que la mort violente, sur les champs de bataille, ne frappe que les guerriers qui sont, comme je l'ai dit, une infime minorité de la population. . Il va sans dire que, plus vite périssent les incapables dans une société, plus cette société se compose uniquement de capables, plus cette société devient parfaite, plus haut elle monte sur l'échelle de la vie. Mais la mortalité qui frappe les incapables s’aecomplit tous les jours dans mille endroits simultanément. Par suite, elle n’atteint pas la conscience sociale. Elle est précisément ua de ces facteurs lents et invisibles, que les darwiniens, imbus de catastro- phisme, n’aperçoivent pas. Ayant été obligés d'abandonner la théorie de la sélec- ton individuelle par la guerre, les darwiniens se sont rabaltus sur la sélection collective. « Quand une popula- ion à fait produire à son fonds tout ce qu'il peut pro- duire, dit Ernest Renan, elle s’amollirait, si la terreur de 1. La réforme intellectuelle et morale, p. 14. LES CAUSES LENTES ET INVISIBLES 187 son voisin ne la réveillait : car le but de l'humanité n'est pas de jouir; acquérir et créer est œuvre de force et de jeunesse : jouir est de la décrépitude. La crainte de la con- quête est ainsi, dans les choses humaines, un aiguillon nécessaire. » Quarante ans après le philosophe français, un publiciste allemand reprend son idée. « La considération du danger perpétuel d’être poussé à la guerre, dit M. Schall- mayer‘, et le danger de s’y montrer inférieur empêchent les souverains égoïistes ou les gouvernements de partis, ou leur font paraître désavantageux de songer seulement aux intérêts particuliers et de négliger les intérêts géné- raux, même quand l'incidence interne des forces sociales peut le leur permettre. Et, dans tous les cas où cette con- duite n’est pas lenue, l'épreuve d’une guerre malheureuse met fin tôt ou tard aux mauvais gouvernemenis et les empêche de se perpétuer et de se transmettre à d’autres com- munautés. » En un mot, et Ernest Renan et M. Schallmayer disent en substance que la guerre, en détruisant les États mal constitués, produit une sélection sociale favorable à l’es- pèce humaine, donc produit le progrès. Il est difficile de soutenir une thèse plus superficielle et plus contraire à la vérité. Il faut vraiment planer dans les nuages et les abstraclions pour formuler des affirma- tions de ce genre. Tout d’abord, les deux auteurs oublient que les phéno- mènes sociaux sont fondéssurl'interpsychisme. Ils oublient que l’homme pense! Il semble difficile de pousser plus loin la méconnaissance des faits réels. La perfection ou l’imperfection d’un État viennent de la perfection ou de l'imperfection de ses institutions et les instilulions, à leur tour, viennent des idées. Une société où l’on croit que l'esclavage est bienfaisant, que l'inégalité des citoyens devant la loi est la base de l’ordre social, sera 1. Menschensziele, numéro cité, p. 385. 188 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE une société imparfaite. Une autresociétéoù l'oncomprendra la nuisance de l'esclavage et la bienfaisance de l'égalité devant la loi sera plus parfaite. Mais comment la guerre pourra-t-elle faire découvrir l’organisation plus parfaite des sociétés ? Dira-t-on que, si un pays sans esclaves combat un autre qui en a, le premier vaincra nécessairement, fera des conquêtes et qu’ainsi l’aire de la liberté ira en s’éten- dant et l’aire de la servitude en se rapetissant? Mais le premier pays qui aura supprimé l'esclavage ne pourra pas l'avoir fait sous l'impulsion de lhomicide collectif, mais sous l'impulsion de considérations psychiques, dictées par l'observation directe des faits sociaux. Pour que la guerre puisse mettre à l'épreuve un pays esclavagiste et un pays libre, il faut nécessairement qu'avant la guerre il y ait eu un pays du premier genre el un autre du second. Alors le mouvement de réforme ou de transformation doit pré- céder les combats. C’est ce que nous voyons se produire partout dans la réalité. Ce n'est pas par suite de la guerre que la Constituante a proclamé les droits de l’homme, c’est par suite d’un courant d'idées répandues par les phi- losophes etles publicistes pendant un siècle presque entier. De même la constitution de la Turquie, restaurée en 1908, n'est pas née de la guerre, mais des idées politiques de POccident. Et puis il faut se décider enfin à considérer les réalités de la vie telles qu’elles sont. Lorsque deux pays se font la guerre et concluent ensuite la paix, ou il ne s'opère pas de conquête territoriale ‘ ou il s’en opère une. La sélection collective serait une réalité si l'État vainqueur, ayant des institutions supérieures, les introduisait immédiatement dans ses nouvelles possessions. Les Français, pendant la révolution, ayantoccupé les provinces du Rhin, y supprimè- rent d'un seul coup le régime féodal. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Les vainqueurs établissent parfois dans 1. Comme après la guerre de 1866, où la Prusse n'annexa aucune partie du territoire autrichien. LES CAUSES LENTES ET INVISIBLES 189 leur nouvelle possession un régime de beaucoup infé- rieur à celui d'avant la conquête. Tel a été le cas de l’Es- pagne en Italie. Les institutions des républiques toscanes etlombardes étaient infiniment plus parfaites que le régime établi par Charles-Quint et ses successeurs. Où est ici la prétendue sélection positive ?On peutdire,au contraire, que, si la guerre constitue une sélection collective (ce qui est faux), celle-ci a beaucoup plus de chances d’être régressive que progressive. La guerre à pour conséquence le despo- tisme, et le despotisme amène un alanguissement, un affai- blissement de la vie sociale, non seulement chez le vaincu, mais même chez le vainqueur, car il est impossible d’op- primer les dominés sans opprimer aussi les dominateurs. Il est donc absurde de soutenir que la guerre ait jamais pu produire, à ce point de vue, un progrès de la civilisa- tion. Considérez encore combien la phrase de Renan est superficielle, Il affirme que, lorsqu'un État n’est pas tou- jours sous la menace d'être battu, il est « difficile de dire à quel degré d’abaissement pourraient descendre les hommes qui le composent‘ ». Depuis 1783, depuis le traité de Paris, les États-Unis d'Amérique n'avaient aucune crainte d’être battus par leurs voisins. Il semble cependant que pendant ces cent vingt-six années ils ont réalisé quelques progrès. La population a passé de # millions à 88 millions. Dans l’agriculture, l'industrie, le commerce, les inventions techniques et même dans les sciences, les Américains sont parmi les premières nations de la terre. Loin de « s'endormir », les Américains sont tout ce qu'il y a de plus éveillé et de plus actif au monde. Nous avons aussi, en Europe, certains États qui ne nour- rissent aucune crainte d’être battus, parce qu'ils ont la cer- titude de l'être s’ils étaient attaqués par un colosse comme l'Allemagne. Tels sont la Suède, la Norvège, la Hollande, 4. Voir plus haut, p. 6. 190 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE la Belgique, la Suisse. Individuellement, chacun de nous vit perpétuellement sous la menace de la mort qui peut venir à tout moment. Mais nous n'y pensons pas. De même les Norvégiens, par exemple, espèrent que les conjonc- tures historiques de l'Europe actuelle, la balance des pou- voirs qui s'y est établie, leur permettront de conserver la neutralité dans l'avenir comme ils l'ont conservée dans le passé. Voilà donc des peuples sur lesquels la’ guerre n’a plus aucune action. Est-ce à dire qu'ils tombent dans la torpeur? C'est juste Le contraire. Chacun sait que l’éco- nomie ruraie du Danemark, par exemple, est une des plus parfaites qui existent au monde. Elle est de beau- coup supérieure à celle de la belliqueuse Prusse *, Mais, quelle que soit la perfection relative des États modernes les moins militarisés, elle est loin d’avoir atteint le point culminant. En Suède, en Norvège, en Belgique, les ques- tions sociales s’agitent comme partout ailleurs et, certes, ces pays pourraient réaliser encore des progrès immenses”. S'il est facile de démontrer que la sécurité ne produit nullement « l’abaissement de l'espèce humaine », comme l'affirme Renan, il est très facile de prouver, au con- traire, que c’est la crainte d'être battu qui produit préci- sément cet abaissement. Les armements formidables de l'Allemagne viennent de la crainte de la France. Les dépenses énormes de la marine anglaise, de la crainte de la marine allemande. Ces dépenses militaires insensées commencent à mettre en très sérieux danger l'avenir des races européennes. Il y a en ce moment, en Angleterre, un million et demi de malheureux qui ne trouvent pas de travail. Certes, si 1. Le Danemark exporte 18 fois plus de viande de boucherie que la France et 4 fois plus de beurre. Il a 99 têtes de gros bétail par kilomètre carré, alors que l'Allemagne en a seulement T0. 2. Les pensions de retraite pour les ouvriers, introduites dans certains jtats depuis quelques années, le seront probablement dans tous. Assuré- ment cette mesure sociale ne sera pas dictée par « la crainte de se faire battre ». HAN FE RÉ PA LES CAUSES LENTES ET INVISIBLES 191 l'Angleterre pouvait moins dépenser pour sa défense, un très grand nombre de ces individus trouveraient immé- diatement une occupation, parce que de plus nombreux capitaux seraient versés dans des entreprises lucratives. Je le demande aux darwiniens, comment pourront-ils démontrer que l'obligation pour un million et demi d’An- glais de vivre à la limite extrême de l’indigence peut améliorer la race anglaise ? Ces infortunés, affaiblis par la faim, sont les victimes désignées de toutes les maladies et de toutes les épidémies. Au contraire, s'ils étaient bien nourris, ils seraient vigoureux et forts, et, partant, très résistants. La misère dégrade les races humaines et les affaiblit. Or c’est préci- sément « la crainte d’être battu » qui entretient cette misère et produit donc la dégénérescence de la race. Il en est en Russie comme en Angleterre. La crainte de l'Allemagne et de l'Autriche oblige le gouvernement de Saint-Pétersbourg à entretenir une armée immense. Cela demande beaucoup d'argent. La vente de l’eau-de-vie étant une des grandes ressources du budget, le gouverne- ment russe pousse à l'alcoolisme pour avoir plus de revenus. Encore ici, c’est la « crainte d'être battu » qui dégrade l'espèce humaine. Je pourrais citer de nombreux exemples de ce genre. Mais je veux les généraliser tous par un chiffre. On sait que les grandes puissances européennes ne peuvent guère consacrer plus d’un tiers de leur budget à des œuvres utiles et civilisatrices. Les deux autres tiers sont engloutis par « la crainte de se faire battre ». C’est par suite de cette crainte que, faute de ressources, l'instruc- tion primaire obligatoire ne peut pas être introduite en Russie, que les mesures d'hygiène publique les plus indis- pensables n’y sont pas réalisées. Cette faible dotation des services utiles augmente la mortalité et abâtardit la race. Avec des ressources plus abondantes, elle aurait pu être plus instruite, plus saine, plus puissante, bref 192 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE elle se serait élevée plus haut sur l'échelle biologique. On voit donc combien superficielles sont les vues d’Er- nest Renan et de M. Schallmayer. Comme ils ne daignent pas analyser les innombrables phénomènes de la vie sociale, ils font des généralisations hâtives, qui sont juste- ment l'opposé de la réalité. Ils croient que la crainte d’être battu améliore la race quand, au contraire, elle la dété- riore. Il est vraiment temps d'en finir avec ces images pompeuses, mais décevantes, avec cette rhétorique fausse et ces déclamations sonores. En sociologie, comme en géologie, il faut se décider à observer les faits invisibles de la vie quotidienne, il faut se résoudre à abandonner l’aberration des catastrophismes. « La lutte contre la nature, dit Ernest Renan‘, ne suffit pas ; l’homme finirait, au moyen de l'industrie, par la réduire à peu de chose. La lutte des races se dresse alors. » Singulière affirmation ! « La lutte contre la nature ne suffit pas », quand cette lutte est précisément l'existence, quand elle est de toutes les secondes, de tous les instants, quand elle est sans trêve et sans repos, quand elle durera non seulement autant que l'humanité, mais mème autant que la vie ! Ici encore Renan, hypnotisé par la contempla- tion des actions entre hommes, oublie qu'il existe des rapports entre l’homme et l'univers! Mais, fût-1l même admis que « la lutte contre la nature ne suffit pas » et que, pour entretenir la vigueur sociale, il faut encore la lutte des races, Renan ne voit pas la réalité. Race est un terme physiologique. Si les guerres avaient lieu seulement entre blancs et nègres ou entre blancs et jaunes, on aurait pu, encore, identifier la guerre avec la lutte des races. Mais ce n’est pas le cas. Les com- bats se livrent souvent entre individus de même descen- danceet, parfois, entre proches parents. Où est donc alors la prétendue guerre de races ? En réalité, ce que Renan 1. Réforme intellectuelle el morale, p. 111. L Re 2: LES CAUSES LENTES ET INVISIBLES 193 entend par la lutte des races, ce sont les luttes entre natio- nalités. Mais, ici encore, il s'écarte complètement des faits réels, parceque les luttes entre nationalités ne s’opèrent pas par le procédé de l’homicide collectif, mais par le procédé de l'assimilation intellectuelle. Les Prussiens ont fait autre- fois la guerre au royaume de Pologne et lui ont arraché des provinces. Elles sont peuplées de Polonais et sont une faiblesse, plutôt qu'une force, pour le royaume de Prusse, parce qu'elles restent réfractaires. Les Prussiens, voulant l'homogénéité de leur État, prennent différentes mesures pour les germaniser. Conquérir un pays par la force armée n'est que le premier acte. L'incorporation ne devient définitive, c’est-à-dire que « la lutte des races » ne donne de résultats favorables, que lorsque un pays annexé poli- tiquement est aussi assimilé nationalement. Cette assi- milation est la vraie lutte des races. Or lassimilation ne peut s'accomplir que par des procédés psychiques. Un groupe social est assimilé par un autre quand il s’est fondu avec lui par sympathie. Mais la guerre, loin de produire la sympathie, amène au contraire les oppositions et les haines. D’autre part, les courants de sympathie, par suite de mille causes diverses, peuvent s'établir même entre corps politiques indépendants et peuvent les englober dans une unité nationale plus vaste. Tel a été le cas pour les anciens États de la péninsule apennine, qui se sont amalgamés nationalement avant de se fusionner politiquement. Il faudrait un long volume pour exposer comment s'opère la vraie lutte des races. C’est elle qui entretient celte émulation saine et féconde que Renan croit provenir de la guerre. De même que chacun de nous désire imiter le prochain et ne pas vivre moins bien que lui, de même les nations sont humiliées de n’avoir pas autant d’avan- tages que leurs voisines. Si l’une d'elles a établi un réseau de télégraphes sur son territoire, l’autre veut posséder aussi cette commodité ; si l’une a su conquérir la liberté Novicow. — Darwinisme. 43 19% ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE politique, l’autre aura honte de la servitude et aspirera après le régime conslitulionnel. Dès que Paris se révolte en 1848, l'Europe entière en fait autant. Cette émulation, ou, en d'autres termes, le désir de posséder le maximum de bien-être (ce qui, en définitive, est la vie) entretient l'activité et le haut potentiel psychique des sociélés. Alors les nations ayant plus de puissance mentale, plus de déve- loppement intellectuel et plus le don d'inspirer la sympa- thie, avancent: les nations dénuées de ces avantages reculent. Cela se traduit d'une facon matérielle par le déplacement des frontières linguistiques et par l'influence du rayonnement au dehors. Ainsi, en Suisse, la limite lin- guistique du français avance, celle de l’allemand recule. Quant à l'influence, elle se manifeste par le fait qu’un plus grand nombre d'individus étudient la langue d’un pays plutôt que d'un autre. Au xvr° siècle, l'italien était très à la mode en Europe ; à partir du xvir° siècle, ce fut le français. Mais toutes les péripéties de la vraie lutte des races se produisent précisément dans le domaine de la microscopie sociale, s’il est permis de se servir de cette image. Ces faits imnombrables et imperceptibles échappent aux darwi- niens, qui planent dans les nuages et qui raisonnent seu- lement par vastes généralisations. S'il y a une sélection sociale, elle s'opère par des procédés sociaux, qui n’ont rien de commun avec les tueries sur les champs de bataille. Et puis, comment Renan ne voit-il pas un dernier fait, qui ruine complètement ces comparaisons superficielles entre les phénomènes biologiques individuels et les phénomènes sociologiques collectifs ? La Prusse a été battue à Iéna. C’est parce qu’elle était « inférieure » et la France « supé- rieure ». C'est fort bien. Iéna a été le triomphe des meil- leurs, la sélection qui perfectionne l'espèce humaine. Admettons tout cela pour un moment, Mais alors, que fait- on de Leipzig ? À Leipzig toutes les valeurs sont renver- sées. C'est maintenant la France qui est la nation « infé- 4 Lin dant ns ee HP LES CAUSES LENTES ET INVISIBLES 195 rieure »; c'est sa défaite, et non sa victoire, qui produit cette fois la sélection positive. On oublie seulement qu'un grand nombre de généraux et de soldats qui avaient coms battu à Iéna ont aussi combattu à Leipzig. Napoléon et Davoust étaient donc d’une race supérieure à Blücher et à Gneisenau, en 1806, mais d’une race inférieure, en 1813? C’étaientcependant les mêmes individus. On voit combien ces comparaisons biologiques directes sont insoutenables et ridicules. « La guerre, dit M. Rôssler ‘, est le grand examinateur de humanité ; elle restera l’u/fima ratio pour le juge- ment des peuples. » C’est très bien, mais que faire lorsque la guerre prononce, à de très courts intervalles, des ver- dicts complèlement contradictoires? À Iéna, la Prusse est condamnée. Sept ans après, à Leipzig, c'est la France. Et, d'ailleurs, M. Rüssler sait parfaitement qu'on ne se soumet jamais au verdict, dès qu'il s’agit de sa propre patrie. Les Allemands, il y a deux ans, ont subi des défaites de la part des Herreros dans leur colonie afri- caine. Les Allemands ont-ils admis alors le verdict de la guerre qui les proclamait inférieurs aux Hottentots ? Assu- rément M. Rüssler ne voudra pas reconnaître une propo- sition aussi ridicule dès qu'il s’agit de sa propre nation. Les Anglais se sont-ils sentis d'une race inférieure aux Boers après la défaite sur la Tugela ? De plus, même au point de vue objectif, qui admettra jamais qu’à la guerre ce sont les nations les plus parfaites qui triomphent tou- jours? Les Romains doivent être alors proclamés supé- rieurs aux Grecs, les Arabes aux Espagnols, les Danois aux Anglais, les Mongols aux Russes, les Abyssins aux Italiens, et ainsi de suite. Alors les nations qui ont fait la civilisation de l'Europe se trouveraient toutes dans les rangs des « inférieurs », de ceux qui auraient dû être détruits pour l'avancement de la race ! 1. Cité par M. J. Lagorgette. Le rôle de la querre, p. 305. +96 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE De ce qui vient d'être dit il me semble découler que la eomparaison directe entre la sélection biologique indivi- duelle et la sélection collective ne soutient pas un seul instant la critique. Dans aucun cas la sélection sociale ne s'opère par la guerre. J'arrive maintenant à l’un des principaux arguments que l’on met en avant pour démontrer que la guerre a fait la civilisation. On affirme que la guerre, et la guerre seule, a constitué les grandes nations européennes, telles que la France ou l'Angleterre. Or, comme la civilisation eût été impossible si les grandes nationalités ne s'étaient pas constituées, si l'humanité avait continué à former de petites hordes minuscules, on en conclut que la guerre à fait la civilisation. La manière dont les darwiniens sv prennent pour démontrer cette proposition est d’une simplicité adorable. Is disent : Par le fer et le sang le roi de France a réuni les différentes provinces de son royaume. Ces provinces ont constitué, à la longue, une nation homogène, la nation française. Donc il suffit de faire des conquêtes pour cons- tituer une nation et on ne peut pas constituer une nation sans conquêtes. Sans la guerre, il n'y aurait pas eu de nation française, ni pareillement de nation allemande, anglaise, etc. Il est impossible de raisonner d’une façon plus naïve, plus enfantine et plus superficielle. On reste vraiment désarmé devant tant de candeur ! Et d’abord, comment les partisans de ces théories ne voient-ils pas un premier fait? L'Alsace a été conquise par Louis XIV en 1648. Deux cent vingt-trois ans plus tard, elle était assimilée par la France !. La Bulgarie a été conquise par Bajazet [”, en 1389. Quatre cent soixante-neuf ans plus tard, c'est-à- 1. Elle l'était mème avant, mais j'indique cette date de 1871 à cause de la protestation solennelle des députés de l'Alsace à l'assemblée de Bor- deaux, qui a été, pour ainsi dire, une confirmation officielle de l’assimila- tion francaise. 1 bi LES CAUSES LENTES ET INVISIBLES 197 dire plus du double du temps qui a été employé pour assimiler l'Alsace, la Bulgarie n'était aucunement assimi- lée par la Turquie. Il ne suffit donc pas de conquérir un pays pour l'assimiler. La guerre seule ne fait donc pas les nations. La guerre n'a pas fait une nation des groupes ethniques réunis sous le sceptre des Habsbourgs. Si le groupe, réuni sous le sceptre des Capétiens, est devenu une nation, la guerre seule n’a pas produit ce résullat. Un des éléments qui composent l’unité nationale est l'unité de langue. Les Lorrains de Metz sont maintenant annexés à l'Allemagne. Il se peut que le gouvernement de Berlin, par des mesures coercitives, ait fait en sorte que tous les Lorrains sachent déjà l'allemand. Mais a-t-on assimilé la Lorraine pour cette raison ? Pas dans la plus minime des mesures. On peut forcer un individu à savoir une langue. Il n'y à aucune force au monde, füt- elle composée de cent fois plus de régiments et de mille fois plus de canons que n'en possède l'Allemagne, qui puisse obliger un individu à aimer une langue. L’affection s'inspire, elle ne se commande pas. Or ce serait seulement à partir du moment où les Lorrains aimeraient l'allemand plus que le français et le parleraient de préférence dans les familles que la Lorraine serait assimilée à l'Allemagne. Mais, pour amener un groupe social à en aimer un autre, les canons sont impuissants. Il faut pour cela des circonstances tellement nombreuses et tellement com- plexes que l’énumération seule en demanderait des pages. Je dirai seulement que les assimilations nationales s’ob- uiennent par une série immense de facteurs de l’ordre politique (stricte égalité entre tous les sujets) et intellee- tuel (brillant foyer de lumières qui rayonne des ondes d'imitation), dont le jeu doit s'effectuer des millions et des millions de fois par an entre des millions d'individus pour amener quelques résultats appréciables'. Croire qu'une 1. On comprend que je ne puis pas entrer ici dans un examen, même superficiel, de questions aussi complexes. J'en dis le peu qui est nécessaire Le de abs cé - e F es ad NV" TPM ENST FT ET : 2 DE d'A _ ' ÿ D >. mir, For, . ’ VE HA 4 | à © 2 à 198 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE seule bataille, ou même une série de batailles puisse effectuer un processus de cette prodigieuse complexité, cest volontairement fermer les yeux sur les phénomènes les plus communs de la vie sociale, c'est vouloir se placer 100 systématiquement sur les hauteurs d’un empyrée inacces- 3 sible, d'où les regards ne sont plus capables de discerner D. les réalités terrestres. ‘4 En résum, attribuer tout le progrès à un seul facteur, È la guerre, et en négliger des. milliards d’autres, c’est pra- tiquer la méthode la plus illogique qui se puisse imaginer. Dans aucune autre discipline que la sociologie les savants ne sont jamais lombés dans une aberration aussi colos- sale. HE ! 4 ' pour ma polémique contre le darwinisme. Je renvoie le lecteur à mes Lulles entre socielés humaïnes ef leurs phases successives. Paris, F. Alcan, 4904. CHAPITRE XIV LES ROMANS ANTHROPOLOGIQUES Les darwiniens tracent le tableau le plus lugubre-de l'état primitif de notre espèce. A les entendre, le meurtre était en permanence chez nos ancêtres et il se commettait sous le plus futile des prétextes. Le cannibalisme se pra- tiquait sur une large échelle. L'homme élait à l'origine un animal sanguinaire et lubrique, auprès duquel les singes anthropomorphes actuels seraient [a vertu person- niliée. En voici un portrait, peu flatté, mais que lon dit ressemblant. « Sans prévision ni prévoyance, l'homme primitif est loin de la nature économique, du principe hédonique ou du moindre effort qu'on lui attribuait autrefois. Il ne connaît ni lravail, ni approvisionnement, ni échange, ni société, ni morale. À cela il joint une férocité, une agressivité, une violence qui le portait à se livrer à des cruautés inutiles et à vider par les armes ses moindres différends. Ces traits devaient nécessairement entrainer les guerres et quelles guerres"! » Dans ces dernières années, on a beaucoup écrit sur les conditions primilives de notre espèce. On en a iracé un tableau qu'il importe de soumettre à une erilique des plus sévères. En effet, la conclusion qui se dégage du tableau darwinien, c'est qu’élant donnée la nature phy- siologique de l'homme la guerre seule à pu le faire 4. Voir J. Lagorgette. Le Rôle de la querre, p. 53. 200 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE sorlir de la barbarie. Comme la nature fondamentale de l’homme ne change pas, on en conclut que, si la guerre a été un bienfait dans le passé, elle l’est encore dans le présent et Le sera encore dans l'avenir. A la vérité, quelques darwiniens affirment que la guerre, à un certain moment, cesse d'être utile, mais comme il est impossible de déterminer quand arrive ce moment, on en conclut qu’il n'est pas encore arrivé et que l'homicide collectif produit encore le progrès de nos jours comme, à ce que l’on pré- tend, il l'aurait produit dans le passé. La description d'un état social extrèmement éloigné, sur lequel nous n'avons aucune donnée certaine, prend, naturellement, l'aspect d’un pur roman où l'esprit crée de toutes pièces un tableau imaginaire, rejeté dans le passé, comme Bellamy, dans son Looking bachkward, crée un tableau imaginaire projeté dans l'avenir. J'appelle ces tableaux des romans anfhropologiques, précisément parce que ce sont les anthropologues qui ïes ont le plus mis à la mode dans ces derniers temps. Le lecteur comprend bien que je n’ai pas la moindre intention de criliquer les romans anthropologiques par sentimentalisme à la Rousseau. Je n'affirme nullement que l’homme était bon en sortant des mains de la Nature, comme le soutient le philosophe de Genève. Sa concep- tion, d’ailleurs, procède en ligne droite de la fable du paradis terrestre. La Nature de Rousseau est un autre nom pour désigner la Providence, un nom seulement moins enlaché de catholicisme. À l’égal de la Provi- dence chrétienne, la Nature de Rousseau est une divinité consciente et bienfaisante dont l'objectif unique est le bonheur de la créature. C’est l'homme qui, en lui déso- béissant, c'est-à-dire en cessant de vivre uniquement dans son sein, en se civilisant en un mot, s'est rebellé contre elle, ce qui a amené la misère, la maladie et le malheur. Tout cela ressemble, trait pour trait, à la chute d'Adam désobéissant aux commandements de Jahwe. A LES ROMANS ANTHROPOLOGIQUES 201 On pense bien que ce n'est pas à ce point de vue d’idyllisme enfantin que je veux me placer pour com- battre les romans anthropologiques des darwiniens. Je repousse complètement ces puérilités dictées par la sen- sibilité à la mode au xvin° siècle. Mon point de vue sera tout différent. Il sera uniquement réaliste, biologique et zoologique ; il sera fondé sur la seule analyse des faits. Commençons par examiner le tableau cité à la page précédente, Dès qu'on en prend connaissance, on voit immédiatement que l’on nage en pleine fantaisie. C'est du Zola anthropologique, si lon peut s'exprimer ainsi ; c'est du romantisme à rebours, c'est empreint de la ten- dance systématique de rendre le tableau aussi noir que l'imagination peut se le figurer. Cette tendance systéma- tique fausse, naturellement, la description. On voit que l'homme est délibérément ravalé au-dessous de l'animal. Les animaux supérieurs ont de la prévision, de la pré- voyance, ils connaissent le travail, ils vivent en société, ils ont une morale. Mais il parait que l'homme primitif ne pouvait rien avoir de tout cela. Pourquoi? Dans tous les cas, l’homme primilif, étant un animal, ne devait pas manquer de ce qu'avaient les autres animaux. Si primitif que fût l'homme, il était certainement un animal de beaucoup supérieur au castor au point de vue biolo- gique. Alors, pourquoi l’homme devail-il avoir, néces- sairement, #”oins que les castors ? Les darwiniens ne nous expliquent pas ce mystère. Mais, par cela même, ils nous font comprendre que leurs tableaux, fort noirs, viennent seulement des tendances pessimistes si à Ja mode à notre époque. Sans ces tendances subjectives, ils auraient tracé un tableau différent. Arrivons maintenant à l'affirmation des darwiniens au sujet du cannibalisme universel dans Fhumanilé primi- tive. Est-il une réalité? Est-il vraisemblable ? Il suffit de réfléchir un peu pour comprendre qu'il faut répondre par la négalive, Les hommes ne se sont pas mangés 202 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE entre eux à l’époque primilive, pour la même raison que les tigres ne se mangent pas entre eux à l'époque actuelle. Ce n'est ni par amour du prochain, ni par sen- timents généreux, ni par compréhension des intérêts de l'espèce, que les tigres ne se mangent pas entre eux, c'est par une série de causes, purement biologiques et zoologiques, qui ont aussi agi sur l’homme à l’époque primitive et Justement avec une force d'autant plus consi- dérable que Fhomme se rapprochait plus de l'animal. Si les tigres, qui sont carnivores, ne se mangent pas entre eux, à plus forte raison les singes, qui sont fructi- vores, ne le font pas davantage. Assurément l'idéalisme béal, qui croit à l’âge d'or primitif, est enfantin, mais l’'exagéralion en sens inverse, le démonisme universel n’esl pas moins puéril. L'idée que l’homme a commencé par être un animal carnivore et qu'il a commencé par le cannibalisme ne soutient pas la crilique. L'homme à commencé par se nourrir de fruits et de subsiances végétales, comme le font encore les singes anthropomorphes. En vertu de la loi universelle que la force suit la ligne de la moindre résistance, les animaux se jettent sur les proies plus faibles qu'eux-mêmes. Le lion ne se nourritpas de la chair du tigre, mais se jette sur les gazelles ou les antilopes. La même loi a poussé l'homme à se nourrir d'abord de plantes, qui n'opposaient aucune résislance active. Puis est venue la chasse, car la chasse suppose déjà des instruments. L'homme courait moins vite que lan- tilope et le lièvre. Il a donc dû inventer des armes de jet pour les alteindre. L’homme est beaucoup plus faible que beaucoup d'animaux, même herbivores, comme le tau- reatr. [l a donc dû inventer des armes pour les combattre et les Luer; puis encore des instruments pour les dépecer et les cuire. L'homme est donc: devenu systématiquement carnivore à une époque relativement récente, après avoir LES ROMANS ANTHROPOLOGIQUES 203 réalisé quelques progrès et après avoir inventé le feu. L'homme n'a pas été cannibale, à l’époque frugivore, parce que, pour manger l’homme, il faut le tuer, le dépecer et le cuire, mais encore auparavant le combaltre et le vaincre. Or, l’homme étant l'ennemi ou le gibier le plus dangereux pour l'homme, par suite de l'égalité des forces physiques et mentales (comme le Lligre est l'ennemi le plus dangereux du tigre pour la même raison), les com- bats systémaliques entre hommes n’ont pu avoir lieu que lorsque l'outillage technique et l’organisation sociale étaient déjà plus ou moins avancés. L'homme n'a pas commencé non plus par le canniba- lisme, encore pour celte autre raison que les premiers groupements ont dù être nécessairement très faibles. A certaine époque, ils ont dû être composés de quelques centaines d'individus au plus. Si les forces disjonctives avaient pris le dessus dans ces pelils groupes, par suite du cannibalisme, l'humanité ne se serait jamais déve- loppée et elle aurait rapidement disparu. Les embryons sont très faibles. Il faut bien peu d’eflort pour les détruire. La marche de l'évolution humaine n’a pas pu se faire autrement que dans l’ordre suivant : Période frugivore ; — frugivore et carnivore; = frugivore, earnivore et cannibale. Mais la marche en sens inverse est absolument impos- sible, parce que contraire à la nature des choses. Etant donnée la loi générale que le progrès va en s'accé- lérant, la période frugivore a dû être plus longue que la carnivore, el la carnivore plus longue que la cannibale*. Le cannibalisme ne peut donc être qu'un fait relativement récent. Il convient de serrer de près les considérations sur Îles 4. Ill en est de même en géologie. On atiribue dix-huit millions d'an- nées à la periode archéenne et seulement trois cent mille ans à la période quaternaire. 20% ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE forces sociales conjonctives et disjonctives. Pourquoi l'être vivant veut-il intensifier sa vie? Nous n'en savons rien. Seulementil est manifeste que, s'iln'en était pas ainsi, il n'y aurait pas eu d'êtres vivants. Si les tendances à l'autodestruction l'avaient emporté sur les tendances à l’autopréservation, aucun animal n'aurait pu exister une seule minute. Ce qui est vrai des cellules, agglomérées en individus, est vrai des individus, agglomérés en sociétés. Si les forces conjonctives des groupes ne l'avaient pas emporté sur les forces disjonclives, jamais il n'y aurait eu de sociétés humaines. Les groupes où, par un concours de circonstances malheureuses, les forces disjonctives l'ont emporté, se sont disloqués très vite. Chez les Danakils de la côte des Somalis les vols et les razzias de tribus à tribus sont considérés comme méritoires, mais les vols à l’intérieur de la tribu sont tenus pour criminels et ceux qui s'en sont rendus coupables ont les poignets coupés. Il ne peut pas en être autrement. S'il n'y avait pas eu parmi les hommes des groupes (si limités fussent-ils) où la violation des droits du prochain était considérée comme nuisible, jamais il n'y aurait eu de sociétés humaines. La bonté et la méchancelé n'ont rien à faire ici. On pose mal la question, d’ailleurs, quand on parle de sentiment éthique en pareille circonstance. Ce n'est pas parce que les hommes étaient vertueux qu'ils ont survécu, mais parce qu'ils ontsu agir d’une façon conforme à leur intérêt. La vertu des hommes importe aussi peu, en celle matière, que la vertu des cellules biologiques. Celles-ci non plus ne sont pas restées associées par amour du prochain. Sans doute les groupes se sont conservés parce que les hommes qui les composaient ont pratiqué une certaine vertu. Mais celte vertu, épiphéno- mène psychologique et social, n’a une très grande impor- tance qu'à notre point de vue éthique, 4 nous, et nul- lement au point de vue objectif de la nature. Peu importe sal LES ROMANS ANTHROPOLOGIQUES 205 de savoir si les abeilles sont bonnes ou méchantes. La seule chose réelle est celle-ci : lorsque les abeilles font leur devoir et accomplissent leurs fonctions d'une façon régulière, la ruche prospère et dure. Quand elles n’accom- plissent pas leurs fonctions, la ruche périt. Ce qui est vrai des abeilles l’est aussi de toutes les autres collectivités, y compris les nôtres. Dans le trou- peau primordial dont est sorti le genre humain, les forces conjonctives ont bien dû l'emporter sur les forces dis- jonctives. Si, dans ce troupeau, la puissance d'association n'avait pas surpassé la puissance de dissociation, l’huma- nité aurait péri depuis des milliers de siècles. Après une période de concentration, dans un seul habi- tat, vient le stade de la dispersion sur une aire de plus en plus étendue. Encore dans cette phase, les forces solida- ristes ont dù l'emporter fort longtemps sur les forces antagonistes ; car, dans le cas contraire, les premiers troupeaux se seraient détruits et, de nouveau, il n'y aurait pas eu d'humanité. Assurément les fables sur la bonté primordiale de l'homme sont ridicules, mais les fables sur sa méchanceté le sont autant, parce qu'il ne s'agit ici ni de bonté, ni de méchanceté. Dans la nature aveugle, il n’y a ni vertu, ni scélératesse : il n’y a que des résultantes. Quand les facteurs poussant à l’associa- tion étaient les plus forts, ils prenaient le dessus; quand ils étaient les.plus faibles, le dessous. Il faut bien que les facteurs conjonctifs aient été les plus puissants, puisque les associations se sont maintenues. Il y a des êtres innombrables qui sont forcés de s'attaquer les uns les autres. Les darwiniens en ont conclu que tous les êtres, sans exception, doivent /oujours s'attaquer les uns les autres, quelles que soient les relations dans lesquelles ils peuvent se trouver. Cette idée, appliquée à notre espèce, a abouti au célèbre aphorisme de Hobbes : komo homini lupus. En raisonnant ainsi on méconnaît l'essence même de l'association et on arrive à une impossibilité : 206 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE LL: logique et à une contradiction pure. En effet, si tous les êtres doivent s'attaquer indislinctement les uns les autres, sans trêve ni arrêt, il n'y aura pas une seule cir- constance où les forces conjonclives pourront l'emporter sur les forces disjonctives. Alors, comment se fait-il qu'il y ait des milliards et des milliards d'associalions sur notre globe, tant de l'ordre biologique que de l'ordre social"? D'autre part, il est'contradictoire d'affirmer, comme le font les darwiniens, qu'il puisse y avoir des luttes de co/lectivités, si la lutte est universelle et perpé- tuelle entre individus, car, pour s'attaquer entre collec- tivités, il faut bien s'associer entre individus. Si l’Angle- terre peut faire la guerre à la France, c’est parce que les Français et les Anglais sont unis respectivement entre eux pour se combattre d'État à État, Aucune société ne peut exister un seul jour si le nombre des voleurs dépasse, dans son sein, le nombre des pro- ducteurs. Les parasites ne peuvent pas consommer plus de substance que n’en élabore l'hôte; c’est une impossi- bilité matérielle. Toujourset partout, aussi bien à l’époque qualernaire qu’en l'an de grâce 1909, le nombre des voleurs a été sensiblement inférieur au nombre des tra- vailleurs. En effet, si le besoin de se défendre contre les voleurs accaparait tout le temps nécessaire à la produc- tion des aliments, la société périrait par inanition. Les darwiniens ne peuvent pas contester ces faits qui sont l’évidence même. Aussi prétendent-ils que dans les temps primilifs la lutte était universelle et continuelle, non pas à l’éntérieur des groupes, mais entre les groupes, entre les hordes et les tribus. Cette échappatoire me les sauve pas. J'ai montré plus haut que cette distinction entre le dehors et le dedans est purement subjective et factice. Ge qui est vrai des individus, au sein de l'État, est vrai des collectivités au sein des groupes de popula- 4. Comme je l'ai fait remarquer plus haut, tout métazoaire est une asso- ciation. ho 2 qe a D ml RÉ 2 ES 0 1 1 | er — Er, pr LES ROMANS ANTHROPOLOGIQUES 207 tions. La Gaule, avant larrivée des Romains, était par- tagée entre 80 cités indépendantes qui se faisaient souvent la guerre. Si le nombre des morts, dans ces combats, avait dépassé les naissances, la Gaule aurait été réduite en désert; la race celtique aurait disparu. Tout ce qui vient d'être dit démontre, je l’espère, que le point de vue darwinien, d’après lequel le massacre uni- versel et perpétuel aurait 616 la condition de l'humanité primitive, est un pur roman qui ne soutient pas la critique une seule minute. Je dois rappeler iei un phénomène dont j'ai parlé plus haut” : celui de l’instinct de non-attaque entre semblables. Pourquoi les tigres ne se mangent-ils pas entre eux? Entre autresraisons, parce que, si les tigres avaient voulu toujours se manger entre eux, leur espèce aurait péri. L'instinct de ne pas se combattre entre semblables a été fixé par hérédité. Nos ancêtres du pleistocène devaient posséder cet instinct. Plus ils ressemblaient aux ani- maux, et plus ils devaient en avoir aussi les caractères psychologiques. On ne voit pas pour quelle raison l’homme, encore plongé dans l’animalité, aurait été privé de cet instinct par une exception unique. La nature est aveugle. Elle ne connaît pas de privilégiés assurément, mais pas non plus de persécutés. J'ai montré plus haut que, lorsque son intelligence a grandi, les instincts ont passé au second plan, et l’homme a atlaqué son semblable. Mais il est contraire à la logique d'affirmer que l’homme, n’ayant pas encore acquis une haute intelligence, agissait, cependant, comme s’il l'avait acquise, c’est-à-dire en dehors de l'instinct, Je dois ajouter, de plus, que l’instinet du respect du semblable a dû se produire chez homme primitif d’au- tant plus fortement qu’il n'était pas carnivore, mais fruc- livore. Les carnivores, même sans se manger entre eux, 1. Voir p. 52. 208 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE « sont poussés par la nature de Ieur alimentation à vivre d'une vie solitaire. Ce n’est pas le cas chez les herbivores et les fructivores, qui vivent généralement en troupeaux (éléphants, bisons, singes, etc). IT Après .ces considérations générales, à la frontière de. la zoologie et de la sociologie, examinons les romans anthropologiques sous leurs aspects plus particuliers. Partons de l’alimentation. J'ai déjà parlé de cette ques- tion en l'envisageant au point de vue de Ia logique du raisonnement’. [ci, je veux exposer le point de vue des sociologues darwiniens. « Les produits alimentaires se faisant de plus en plus rares, par suite de l’aceroissement de la population, dit G. Ratzenhofer”, les individus furent poussés à lutter pour l'existence. Deux voies s’ouvraient alors devant les hommes : ou bien travailler pour se pro- curer des subsistances, et, par une meilleure organisation, se tirer d'affaire sur l'habitat primitif, malgré l’accroisse- ment de la population, — ce qui est le commencement de la civilisation, — ou bien attaquer leurs semblables et leur imposer la servitude pour avoir une somme de sub- sistances supérieure, — ce qui est la lutte violente et la politique de contrainte. Les conditions du milieu poussè- rent les sociétés dans l’une ou l’autre de ces directions. A l'origine, seuls les hommes dont l'ambiance offrait de grands avantages purent se décider pour la civilisation ; ceux qui se trouvaient dans des conditions défavorables furent obligés de choisir la guerre et Ja violence. » Avanttoute chose, une première remarque, qui s’appli- quera ensuite à tous les exemples que je vais rapporter plus loin. Ratzenhofer n'était pas présent au moment où les hommes ont pris parti, les uns pour le travail, les autres 1. Voir plus haut, p. 162 et plus bas, p. 260. 2. Sociologische Erkentniss, p. 245. LES ROMANS ANTHROPOLOGIQUES 209 pour la violence. Aucun individu, ayant assisté à ce moment, ne nous en a laissé le moindre témoignage d’au- cun genre. Ratzenhofer, sans avoir donc la moindre preuve positive, conclut, par des raisonnements de son esprit, que les choses se sont passées comme il les décrit. Rat- zenhofer fait donc une œuvre de pure imagination. Voilà pourquoi je donne à toutes ces descriptions rétrospectives de la condition primordiale du genre humain le nom de romans anthropologiques. Ce sont de purs romans dans toute l’acception du terme, puisqu'ils ne sont basés sur aucun fait. On le sait, il ne nous est rien parvenu, pas le moindre document, sur l’organisation du genre humainil y a deux cent mille ou trois cent mille ans. De cestempssi reculés, il nous reste quelques ossements, peu nombreux, des instruments de silex et plus rien, absolument rien. Les raisonnements de Ratzenhofer et de tous les darwiniens reposent donc uniquement sur des déductions de leur esprit. Ces déductions ne peuvent donc être examinées qu’au point de vue de la logique et elles ne peuvent être réfutées que de la même manière. Il faut voir si Rat- zenhofer raisonne d'une façon conséquente ou inconsé- quente. Il n’y a que cela à faire. Si nous avions des documents certains sur l’époque primitive, on pourrait combattre Ratzenhofer en opposant les faits réels à ses déductions imaginaires. Mais, je le répète, n'ayant pas plus de faits qu’iln’en possède lui-même, nous ne pouvons le combattre qu'au point de vue de la logique. Dès qu'on se place sur ce terrain, on voit que les théo- ries de Ratzenhofer ne soutiennent pas la critique. Dans le passage que je viens de citer, il y a certainement plus d'erreurs que de mots. En premier lieu, celte phrase : « les produits alimen- laires se faisant plus rares par suite de l'accroissement de la population », est une pure contradiction. La population ne peut pas augmenter si les hommes n’ont pas de quoi se nourrir ; Car, s'ils n'ont pas de quoi se nourrir, ils meu- Novicow. —- Darwinisme, 14 240 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE rent, et la population ne s'accroît pas. Imaginez qu'un pays produise 100.000 noix de coco et qu'il faille, par hypothèse, 100 noix par an pour nourrir un homme. Ce pays pourra nourrir 4.000 habitants ‘. Toutes les naïis- sances qui dépasseront ce nombre seront accompagnées d'un nombre correspondantde morts qui rétabliront l'équi- libre. Pourquoi ne voit-on jamais les singes se multiplier au delà des subsistances disponibles? Justement parce que ceux qui dépassent cette limite meurent. Affirmer donc que les produits alimentaires se faisaient plus rares par suile de l'accroissement de la population est une pure contradiction et un non-sens. Ou plutôt, si l’on veut, c’est une erreur de perspeclive, c'est une néfaste confusion des faits zoologiques et des faits sociaux. Grâce à son intelli- gence supérieure, l'homme peut augmenter ses subsis- lances dans une mesure illimitée. Vienne alors une série de circonstances adverses, vienne une diminulion de la production, les subsistances peuvent manquer. Mais c'est seulement par suite de ce qu’elles ont été auparavant abon- dantes qu'on s'aperçoit du déficit. Or, à l’époque primitive où l'homme, comme l'animal, ne multipliait pas artificiel- lement ses subsistances, les produits alimentaires n'ont pas manqué par suile de l'accroissement de la population, par la raison loute simple que celle population se propor- tionnait aux ressources offertes par la nature. C'est seule- ment à partir du moment où l’homme a su produire arti- ficiellement des subsistances qu'elles ont pu ne pas correspondre momentanément au nombre des bouches à nourrir. Or, cela n'est pas arrivé à l’époque primilive, mais beaucoup plus tard, peut-être deux ou trois cent mille ans plus tard. Et, chose plus importante encore, à partir de ce moment (celui où l'homme a su augmenter ses sub- sistanees artificiellement), si l'homme à manqué de sub- 1. Le lect-ur comprend bien qu'en donnant cet exemp e je n oublie pas un seul instant la prodigieuse complexité des phénomènes sociaux. Mon exemple e-t réduit à une simplicité extrême, uniquemeut pour expli- quer plus clairement ma pensée. mure PRET A 4 : » $ LES ROMANS ANTHROPOLOGIQUES 241 sistances, c'est uniquement parce qu'il n’a pas voulu en produire, car les ressources du globe sont pour ainsi dire illimitées. Les hommes ne furent donc pas poussés « à lut- ter pour l'existence » parce que les produits se faisaient rares. Ils luttèrent seulement parce qu'ils ne voulurent pas produire, eux-mêmes, des subsistances qui auraient été aussi abondantes qu'ils l'auraient désiré. Ratzenhofer s'imagine qu'à un certain moment la lutte pour l'existence (c'est-à-dire le combat entre les hommes) est devenue une nécessité inéluctable, imposée par la nature. C'est complètement faux. Cette fameuse lutte pour l'existence a commencé seulement par suite d’une idée, née dans les cerveaux humains, qui faisait considérer la spoliation comme plus avantageuse que la produetion. Vers l’époque quaternaire, le nombre des hommes sur le globe entier ne dépassait peut-être pas deux ou trois mil- lions. Si la planète offre assez de subsistances à un mil- liard et demi d'habitants, comment peut-on affirmer que les hommes du quaternaire ont été poussés à la lulte faute de pouvoir tirer de la terre une somme de subsistances infiniment inférieure à celles qu'ils en tirent aujourd’hui? D’autres objections se présentent en foule à l'esprit pour réfuter les abstractions de Ratzenhofer. L'’accroissement de la population est extrêmement faible à l’époque sauvage, parce que la mortalité est alors effrayante”. Nous avons maintenant des statistiques exactes et nous savons d'une façon précise si la population aug- mente ou diminue. Mais, à l’époque quaternaire, il n’en était pas ainsi. L'homme, pendant de longues et de longues périodes, ne s’est pas aperçu de laccroissement de la populalion?. Il n’est donc venu aucun moment où une 4. C’est à peine si la population des Iles Britanniques a doublé du xe au xvie siècle On peut s'imaginer avec quelle lenteur elle augmentait à l'époque quaternaire. 2. Les auteurs romains ne se sont jamais préoceupés du problème de la surpopulation. {ls ont constaté seulement le dépeuplement de certaines régions. 12 2412 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE collectivité humaine s’est réunie dans un champ et où un individu a tenu le discours suivant : « Nous sommes devenus trop nombreux, les substances alimentaires sont insuffisantes. [Il ne nous reste plus d’autre ressource que de nous livrer à la lutte pour l'existence. » D'ailleurs, même si cette réunion fantaisiste avait eu lieu, les déductions de Ratzenhofer ne tiennent pas debout. Les tigres, les loups, les lions sont aussi poussés à la lutte pour l'existence pour ne pas mourir. Maisils ne sont pas poussés par cette lutte pour l'existence à combattre leurs semblables. L'orateur dont je viens de parler aurait dü dire à l'assemblée : « Les substances alimentaires sont insuffisantes, donc commençons la lutte pour l'existence contre les autres Aommes. » C'est en cela qu'auraient con- sisté l'innovation et la découverte qui, selon les darwiniens, ont seules rendu possibles les progrès de la civilisation. Car, pour ce qui est de la lutte pour l'existence, comme chez tous les autres êtres vivants sans exception (des- truction des autres espèces), l’homme lavait pratiquée de tout temps et sans trêve ni répit, puisque l’homme n'avail pas pu vivre un seul jour sans manger. Ratzenho- fer ne pense même pas à la lutte naturelle. Pour lui, la lutte a commencé seulement à partir du jour où se serait tenue l'assemblée imaginaire dont j'ai parlé, c'est-à-dire à partir du jour où un individu aurait proposé d'attaquer les autres Lommes. Et, d'ailleurs, dans ce passage, Ratzenhofer se contre- dit encore à un autre point de vue. Il dit que l’homme était placé dans l'alternative ou d'accroître ses subsis- lances par le travail, ou de spolier le prochain. Mais alors, comment peut-il déduire que la lutte pour l'existence, entre les hommes, était une loi inéluctable de la nature, provenant de la diminution des substances alimentaires, quand'il dit lui-même que l’homme pouvait augmenter ces substances à volonté ? Ratzenhofer prétend donc que les sociétés, à un certain LES ROMANS ANTHROPOLOGIQUES 213 moment, choisissent, les unes la production, et les autres la violence et la guerre. Cette idée, de la plus haute fan- taisie, fait véritablement venir le sourire sur les lèvres. La guerre ne signifie pas la victoire. Si donc une société choisit la guerre pour se procurer des substances alimen- taires, que fera-t-elle si elle est battue? Le vaincu est obligé de céder ses substances alimentaires au vainqueur. Alors, comment la guerre pourra-t-elle le nourrir dans ce moment? La guerre, au contraire, le contraindrait à mourir de faim. Une société ne peut donc pas se nourrir exclusivement de pillages et de guerres, parce que chaque société peut subir des défaites. De plus, aucune société ne peut se procurer par le pillage tout ce dont elle a besoin. Pendant les incursions, on peut enlever les matières faciles à transporter : For, l’argent, etc. Mais, pour avoir du blé, de l'orge, de l'huile, du foin, etc., ete., il faut les demander aux producteurs. Une société ne peut donc pas vivre sans production et sans échange. De plus, aucune \ société, si guerrière et si pillarde soit-elle, ne peut se passer de travail. Il faut bâtir des maisons, préparer les aliments, confectionner des meubles, ete., etc. L’histoire montre que les peuples les plus belliqueux étaient en même temps d'excellents producteurs. Les Romains fai- saient de très bons agriculteurs, les Athéniens d'ingénieux industriels, les Italiens de très habiles marchands. Ajou- tez que les pillages et les razzias s’opèrent à des inter- valles plus ou moins distants. C’est la perspective du temps qui les ramène à une action continue. Or, dans les intervalles, il faut vivre. L'histoire offre un seul exemple d’un peuple nourri par la conquête au sens littéral de ce terme et non au sens métaphorique. Ce sont les distribu- tions de l'annone qui se faisaient à Rome pendant deux ou trois siècles. Mais il n’y a pas de meilleure preuve que cette nutrition directe est extrêmement difficile. Ainsi, les Romains, après avoir conquis cinq millions de kilomètres carrés, comprenant les plus riches pays de la terre, ont FA 2. 14 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE ro] pu distribuer à quelque deux cent mille personnes par jour des produits en quantités insignifiantes : un peu dé blé et un peu d'huile. Mais la plèbe de Rome n’était pas tout le peuple romain. Le plus grand nombre des citoyens romains vivaient de leur travail. Et les citoyens étaient une infime minorité dans l'empire. L'’immense majorité se composait de colons et d’esclaves, qui peinaient du malin au soir. | Ratzenhofer ne semble pas se douter que toutes les fonc- tions sociales, comme toutes les fonctions physiologiques, se développent parallèlement. Une société est mieux oulillée pour la guerre quand elle l’est mieux pour l’in- dustrie (par exemple la Prusse moderne). Il n’y a done jamais eu de société spécialement adonnée à la guerre, parce qu alors les autres fonclions sociales ne pourraient pas s'accomplir et cette société ne serait pas viable. Considérez, de plus, combien est inacceptable l'alterna- tive dans laquelle auraient été placées certaines sociétés à l’origine : produire ou vivre de pillage. À quel moment a pu être prise cette résolution ? C’est aussi fantastique que le contrat social de Rousseau. Les expéditions de guerre sont des entreprises sporadiquement combinées, soit par des particuliers, soit par des chefs d’Étal. Telle fut l'expé- dition d Alcibiade contre Syracuse. Mais on n'a jamais vu un peuple fonder sa constitution sur le pillage systéma- tique des voisins. Par conséquent, le choix, dont parle Raizenhofer, ne s’est jamais accompli. Il dil que les peuples, placés dans des condilions avantageuses, choisis- saient la production et les autres, placés dans des condi- tions désavanlageuses, le pillage. Milan et Crémone étaient placées dans des conditions très semblables. Cependant, ces villes, au xr° siècle, faisaient des incursions de pillage sur leurs terriloires respectifs. De même Florence et Fiesoli. On ne peut pas parler d’un milieu différent, puis- qu'ici la distance est de 5 kilomètres. De plus, certaines sociétés sont belliqueuses à un moment donné et cessent de LES ROMANS ANTHROPOLOGIQUES 245 l'être à un autre. Aucune nation n’a été plus belliqueuse que les Mongols sous le Tchinguiz Khan. Aujourd’hui, cette nation, dans son habitat primitif, est complètement tranquille et calme. Cependant le milieu reste le même. D'autre part, nous voyons des populations, placées dans les milieux Les plus défavorables qu’il soit possible d'ima- giner, qui ne sont nullement belliqueuses : par exemple les Samoyèdes, les Esquimaux. J’ai dit, au commencement du chapitre précédent, que la géologie est devenue une science positive seulement lorsqu'elle a adopté la théorie des causes lentes et des causes actuelles. La sociologie passera exactement par la même phase. C’est ce que Ratzenhofer oublie complète- ment et c’est pourquoi ses romans sont si fantaisistes. De nos jours, nous voyons l'immense majorité des citoyens occupés à la production. Au milieu des travail- leurs, se glissent quelques individus qui se livrent au banditisme, soit privé, soit public. Il en a toujours été ainsi. Il n’y à jamais eu des temps où des peuples enliers étaient systématiquement adonnés au bandilisme pendant une certaine période, même courte. C’est une impossibi- lité matérielle, comme je l’ai montré plus haut. Lorsque Alexandre le Grand et ses 35.000 soldats partirent pour la conquête de l'empire Perse, ils composaient une infime partie de la population de la Macédoine et ils ne partaient pas du tout pour la conquête de la Perse parce qu'ils manquaient de subsistances dans leur pays. De même, lorsque Guillaume de Normandie, avec ses 60.000 soldats, alla s'emparer du royaume d'Angleterre, il ne le fit pas parce qu'il manquait de substances alimentaires. Toujours les entrepreneurs de banditisme allaient piller les voisins parce qu’ils croyaient pouvoir s'enrichir plus vite par ce procédé que par le travail. À aucun moment, les entre- preneurs de bandilisme ne furent poussés à faire des expé- ditions de razzias ou de conquêtes parce que les produits alimentaires se faisaient rares. Les produits alimentaires 216 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE pouvaient devenir temporairement rares, par suite d’une sécheresse ou de tout autre cataclysme physique. Mais, comme je l’ai montré, les produits alimentaires ne pou- vaient pas devenir insuffisants, d’une facon permanente, par suite de l’accroissement de la population. Pareil faitne se voit pas de nos jours et ne s’est jamais vu dans le passé. Sans doute des populations, poussées par des famines, ont pu se livrer à des actes de pillage. Cela se fait mainte- nant, cela a dû arriver autrefois. Mais d’abord, ces pil- lards, par cela seul que pillards, n'étaient pas toujours victorieux. Au contraire, ils étaient souvent battus et massacrés. Le pillage n’a donc pas pu devenir pour eux l'unique source d’alimentation pendant une longue série d'années. En second lieu, par cela même que le pillage provenait de circonstances fortuites, il ne pouvait pas devenir l'institution permanente et officielle d'une col- lectivité humaine. Le passage de Ratzenhofer, cité plus haut, appelle encore de nombreuses objections. Mais ce que j'en ai dit suffit à démontrer, il me semble, combien sa thèse est fausse et combien il est impossible de soutenir que la lutte pour existence entre les hommes soit née de ce que les den- rées alimentaires étaient devenues insuffisantes par suite de l'accroissement de la population. Après le roman alimentaire, le roman esclavagiste à eu un grand succès à notre époque. Il est exposé de la façon la plus nette par M. Lester Ward! dans une citalion que J'ai donnée de lui au chapitre premier (voir p. #) et dont je reproduis ici la fin. « Le premier pas dans l’en- semble des processus sociaux est la conquête d’une race par une autre... Le plus grand nombre des vaincus étaient réduits à l'esclavage... Les esclaves furent soumis au labeur forcé, et le travail, dans le sens économique de ce 1. American Journal of Sociology (publié à Chicago), mars 1905, pp. 593 et 594. ne LES ROMANS ANTHROPOLOGIQUES 217 mot, commença à partir de ce moment. La réduction des producteurs à l’état d'esclaves et le travail forcé qui leur fut imposé furent l’unique voie par laquelle l'humanité put apprendre à travailler. Par conséquent, le système entier de la production industrielle tire son origine de la con- quête. » La civilisation est évidemment irréalisable sans travail industriel. Mais le travail industriel est impossible sans esclavage, et l'esclavage sans guerre. La conclusion s’im- pose : l’homicide collectif a fait la civilisation humaine, Il faut répéter ici ce que j'ai dit plus haut de Ratzenho- fer. M. Ward n'a pas assisté au moment où, le vaincu ayant été réduit à l'esclavage, « le travail économique commença ». Personne ne possède le moindre document certain sur cette époque. M. Ward déduit donc & posteriori ce qui lui semble avoir été la marche des faits. Nous ne sommes donc pas sur le terrain des données positives, mais sur celui des spéculations mentales. Je puis donc combattre M. Lester Ward, comme Ratzenhofer, par des arguments logiques. Or, si l’on raisonne très serré, ilest facile de comprendre que l'esclavage n'a pas pu être une inslilulion très ancienne, donc il n’a pas pu être une institution primitive. Il est de beaucoup postérieur à l'établissement du travail industriel. L'esclavage n’a donc pas pu faire la civilisation de l'homme, c'est plutôt la civilisation de l’homme qui a fait l'esclavage. L'homme a vécu sans doule plusieurs centaines de milliers d'années sans esclavage, et c’est pen- dant celte longue période qu’il s’est élevé à une hauteur si considérable au-dessus des autres animaux, c’est-à-dire qu’il s’est civilisé. - D'abord, comment établir une démarcation quelconque entre le #ravail et le travail industriel? Elle est purement artificielle. À quel moment cesse l’un et commence l’autre ? M. Ward sait parfailement que le passage s'est accompli lentement par des millions d'efforts individuels qui ont L 218 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE duré des siècles. Ces phases consécutives ont passé abso= lument inaperçues pour les hommes. Il n’y a jamais eu un moment où ils se sont dit : « Maintenant a commencé la période du travail industriel. Nous avons besoin d'es- claves. Parlons en guerre conire le voisin ; allons prendre des prisonniers et remplissons nos ateliers. » L'établissement de l'esclavage suppose un élat social relativement avancé. Il suppose l'existence de l’État, c’est- à-dire d'un groupe sédentaire et organisé, où le lien qui unit les citoyens est terrilorial, où la division du travail est déjà poussée assez loin. En effet, l'esclavage requiert une force publique puis- sante qui l’impose par la terreur, sans quoi les esclaves ne consentent pas à subir les souffrances de la servitude. L’esclave a toujours tendance à quitter son maitre et à s’enfuir. Pour l'empêcher de le faire, il faut une surveil- lance plus ou moins organisée. Mais cette surve llance suppose nécessairement des limites territoriales nettement marquées, car elle ne peut pas s'étendre jusqu'aux confins de la terre. Or, l'organisation des États territoriaux est un fait très récent dans le monde. Tandis que notre espèce existe peut-être depuis cinq cent mille ans, le plus ancien État organisé remonte à dix mille ans tout au plus. Et encore, à cette époque, il y avait peut-être deux où trois États sur le globe entier. L'humanilé a donc vécu sans esclavage probablement les 49 cinquantièmes de son existence. Com- ment peut-on affirmer alors que l'esclavage est une insti- tulion primitive, sans laquelle la civilisation eùl été impos- sible ? il est aussi facile de démontrer que la division du tra- vail, et même le travail industriel ont précédé l’escla- vage mais ne l'ont pas suivi. Justement, l'homme à fait des esclaves à partir du moment où il y a trouvé son intérêt. Les singes anthro- pomorphes qui vivent en troupeaux n'ont pas d'esclaves. LES ROMANS ANTHROPOLOGIQUES 219 | Pourquoi ? Entre autres raisons, parce qu'ils ne leur sont pas utiles, la division du travail étant encore complète- ment embryonnaire parmi eux. Ra Mais que la division du travail soit venue dans les oroupes humains avant l'esclavage, cela ne peut pas faire J’ombre d’un doute. Déjà nous la voyons poindre chez . les animaux qui vivent en troupeaux (vigies, chefs, etc.). Le travail s’est d’abord différencié par les sexes. Les hommes allaient à la chasse, les femmes restaient dans les cabanes. Le travail a commencé par les opérations les plus simples, comme la cueillette des fruits, et a continué par la créalion de l'outillage qui, partant de la hache paléolithique, a abouti à nos machines les plus complexes et les plus perfectionnées. Or, le premier homme qui a façonné une hache en silex n'a pas pu se dire : « Je vais réduire mon voisin à l'esclavage afin qu'il commence le travail industriel. » Ce premier homme n'a pas pu se dire cela justement parce qu'il n'avait pas le moyen de réduire ce voisin à l'esclavage, vu que ce voisin élait un individu possédant autant de force que lui. Jai dit plus haut que l'homme n'a pas pu commencer par le cannibalisme, parce que son semblable était pour lui Le gibier le plus dangereux. Pour la même raison, l'homme n'a pas pu commencer par l'esclavage, car il lui était plus difficile de soumettre son semblable que d’autres êtres vivants. Le premier sauvage a donc suivi la ligne de la moindre résistance ; il s'est soumis à la loi universelle qui déter- mine la direction de la force, il a fabriqué sa hache lui- même. Et, après cette première hache, sont venus, de la même façon, les innombrables outils qui ont élé façgonnés par nos ancêtres, depuis l’âge paléolithique jusque vers le zx° siècle avant noire ère, quand se sont organisés les grands États des vallées du Nil et de l’Euphrate. Vers cette époque, la division du travail devait déjà être con- sidérable et, lorsque les ateliers furent en pleine activité, À De Le £ 220 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE : on put se représenter l'utilité d'y faire travailler des esclaves. Alors les chefs des entreprises de banditisme, tant privées que publiques, purent trouver avantageux de s'emparer non seulement des richesses des pays con- quis, mais des habitants mêmes de ces pays. Les femmes, tout d'abord, constituèrent un butin précieux pour les guerriers. Ensuite, on trouva aussi un bénéfice à sou- mettre les hommes pour les faire travailler. Cela montre qu'on pouvait leur donner un travail immédiatement et qu'ils ne constituaient pas un seul instant des bouches inutiles à nourrir. Or, cela suppose un travail régulière- ment établi, done un degré de civilisation assez élevé. D'ailleurs, l'esclavage a élé, non seulement un fait récent, mais, de plus, il n'a jamais été un fait universel. Dans toules les sociétés, il y a toujours eu un grand nombre de citoyens libres. [{ ne pouvait pas en être autre- ment; car, sans un grand nombre de citoyens libres, il n'aurait pas pu exister une force suffisante pour dompter les esclaves. Or, ces citoyens libres ne pouvaient pas vivre sans rien faire. Les uns étaient agriculteurs, les autres industriels, marchands, ete. Mais, nécessairement, un grand nombre étaient artisans et même simples manœuvres. Quoi qu'on en ait dit, le salariat a existé de tout temps. Or, ces citoyens libres qui travaillaient contribuaient, eux aussi, il me semble, aux progrès de la civilisation”. L'exemple de l'esclavage montre très bien comment se composent les romans anthropologiques. Les hommes vivent au milieu de certaines institutions. Elles leur paraissent conformes à la nature des choses. Alors ils affirment, sans avoir aucun fait à l'appui, que ces institu- tions ont exislé de tout temps. Le roman est créé. Ou bien ces romans servent à justifier quelque institu- lion existante, que la raison contemporaine commence à ñ 1. Praxitèle, qui sculptait le marbre de sa propre main, était, au point de vue strictement économique, un travailleur manuel libre. On ne con- testera pas, j'imagine, qu'il ait fait avancer la civilisauion. Sd si LES ROMANS ANTHROPOLOGIQUES 221 saper. Alors, pour trouver une base rationnelle à ces ins- titutions, on les projette dans le passé. On dit qu’elles correspondent à la nature de l’homme et, qu'ayant été indispensables, elles ont été bienfaisantes à leur époque. De cette façon, on les justifie. La société anglo-saxonne des Etats-Unis ne peut pas ne pas éprouver de remords pour deux de ses actes les plus répréhensibles : l’extermi- nation des Peaux-Rouges et l'esclavage des noirs. Alors un certain nombre de publicistes et de sociologues améri- cains penchent inconsciemment vers des doctrines qui font de l’extermination des races soi-disant inférieures et de l'esclavage la condition première des progrès du genre humain. Un autre roman anthropologique, très à la mode de notre temps, est celui de la prétendue hostilité fondamentale des hordes primitives de humanité. « L'homme, dit Ratzenhofer‘, étant un animal sociable, se sent uni par la sympathie du sang à son groupe origi- naire, mais, lorsqu'il vient en contact avec un homme d'une autre horde, alors les deux individus, conscients d’appartenir à deux communautés différentes, tombent l’un par rapport à l’autre dans l’épouvante et la terreur. Alors ils se tuent ou se dérobent par la fuite à tout vap- port commun. De même deux hordes qui entrent en rela- tion tombent dans l'épouvante et la fureur par suite de l’inimitié du sang. Alors elles se précipitent l’une sur l’autre dans un combat d'extermination ou bien elles se fuient pour éviter tout contact. » Puis, dans un ouvrage plus récent”, Ratzenhofer dit encore : « Les rapports paci- fiques entre les sociétés ont été longtemps impossibles. Ceux des groupes qui appartenaient à des races et à des civilisations différentes ressentaient tout contact comme douloureux. Quand les sociélés avaient des habitats voi- 1. Wesen und Zweck der Polilik. Leipzig, Brockhaus, 1893, £. Ier, p. 9. 2. Sociologische Erkentniss, p.288. 12 22 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE sins, ces rapports hostiles devenaient facilement très aigus. Les relations politiques mutuelles prenaient l’as- pect d'une partie d'échecs, où il s'agissait, pour les plus avisés, de saisir habilement le moment opportun pour tomber sur le voisin et l’asservir. » Encore ici il faut faire la même remarque que pour les deux cas précédents. Aucun témoin n'a assi-té, 1l y a 200.000 ans, à la conduite des tribus humaines. Si donc Ratzenhofer prétend que deux tribus ne pouvaient pas se rencontrer, à cette époque, sans s’exterminer, il prend ce fait dans son imaginalion, ïl crée de toutes pièces un roman anthropologique. Voyons maintenant si ce roman à quelque vraisem- blance. Plus on recule dans le passé et plus l'homme doit res- sembler à l'animal. Alors il doit se conduire comme les animaux. D'où vient donc que, lorsque deux bandes de loups se rencontrent, « elles ne se précipitent pas l’une sur l’autre dans un combat d’exterminalion »? Et nolez que les loups sont des carnivores. Si une bande se précipilait sur l’autre, les vainqueurs pourraient manger les vaincus, ce qui serait un avantage. Mais, pour des fruclivores, à quoi servirait le combat d'exlerminalion? Est-ce qu'il serait livré pour le seul amour de l'art? Nous voyons que les bandes de singes, par exemple, ne se livrent aucun combat d’extermination, alors qu'elles se trouvent en contact. Ratzenhofer, d'ailleurs, se contredit lui-même. « Les espèces animales les plus voisines de homme, dit- il', les singes anthropoïdes sont anticombatifs; ils évitent les relations avec les êtres ennemis et ne deviennent dangereux que lorsqu'ils sont allaqués ou surexeilés. » Mais pourquoi les hordes primitives se seraient-elles livré des combals d'extermination à chaque rencontre? Aucun animal n’agit sans avoir un but, et l'homme a dû 1. Sociol. Erkent., p. 153. LES ROMANS ANTHROPOLOGIQUES 223 faire d'autant moins exception à cette règle qu'il res- semblait plus à l’animal. Ratzenhofer trouve une raison à l'hostilité des hordes primitives. Il dit « qu'apparte- nant à des races et à des civilisations différentes, elles devaient ressentir tout contact comme douloureux ». Re- marquez d’abord le terme « civilisations différentes ». Dans les temps primitifs il n’y avait pas de civilisation, mais l’élat de nature, comme chez les singes anthropo- morphes. À cette époque, les différences de civilisation ne pouvaient pas pousser les hordes aux combals puisque ces différences n’existaient pas, vu qu’il n'y avait pas de civilisation. Lorsque ces différences de civilisation ont apparu, les temps primitifs étaient passés depuis des milliers et des milliers d'années. Venons à la différence des races. Et d’abord, pourquoi les différences, non seulement de race, mais même d'espèce, ne poussent-elles pas les bandes d'animaux à se livrer, au moindre contact, des combats exterminateurs ? Lorsque des chimpanzés et des makis se rencontrent dans les forêts tropicales, ils ne se jettent pas les uns sur les autres pour s'exterminer. Or, il y a entre les makis et les chimpanzés une différence autrement grande qu'entre les races humaines les plus dissemblables. Ensuile, avec lesprit superficiel qui caractérise les sociologues darwiniens, Ratzenhofer ne s'aperçoit pas que le contact entre bandes de races différentes devait être impossible dans les temps primitifs. Ralzenhofer brouille tout et confond les faits de notre temps avec ceux de l’époque primitive. C'est parce que nous avons main- tenant des navires et d’autres moyens perfeclionnés de locomolion que des races différentes, comme les Palagons et les Européens, peuvent entrer en contaet soudain. Mais, il y a 200.000 ans, un voyage d'Europe en Patagonie était complèlement irréalisable. Européens et Palagons ne pouvaient donc pas venir en contact. Il était matériel- lement possible, à cette époque, d'aller à pied du Canada 12 24 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE actuel à la Plata actuelle, mais un voyage de ce genre devait demander un lemps extrèmement long. Par suite des difficultés de communication, les grands voyages étaient difficiles pour les hommes primitifs, done les contacts ne pouvaient avoir lieu qu'entre tribus plus ou moins voisines. Or, par cela même qu’elles étaient voi- sines, elles étaient soumises aux mêmes conditions d’ha- bitat et ne devaient pas être fortement différenciées. Qu’on songe aux traits de parenté si nombreux entre toutes les tribus américaines, de l'Alaska au cap Horn. Si donc les bandes humaines entrant en contact les unes avec les autres ne pouvaient pas être très dissemblables, la diffé- rence de race ne pouvait pas être une cause poussant à l'extermination. Ratzenhofer pèche d’ailleurs ici contre la théorie des causes actuelles. « L'expérience d’une foule de voyageurs, dit M. Lagorgette', prouve que presque toutes les races non civilisées se montrent très bienveillantes à la première visite et que les dispositions hostiles postérieures sont les représailles du mal que leur ont fait les races civilisées. » Ratzenhofer ? appuie lui-même cette affirmation. Il montre que les premiers Européens, débarqués en Amé- rique au xv° siècle, furent reçus de la facon la plus ami- cale par les indigènes. Je pourrais, de mon côté, citer beaucoup de faits de ce genre. Ainsi, lorsque les Anglais débarquèrent pour la première fois en Tasmanie, les indigènes s’approchèrent d'eux sans la moindre hostilité. Ce furent les Anglais qui, les premiers, tirèrent sur eux. Or, s’il n’y a pas eu de combat d’extermination au premier contact d'hommes aussi différents que les Espagnols et les Peaux-Rouges d'Amérique, il devait y en avoir encore moins entre les tribus primitives qui se ressemblaient beaucoup. Affirmer que les contacts pacifiques sont pos- sibles maintenant, mais qu'ils ne l’étaient pas il y a 4. Le rôle de La guerre, p. 210. 2. Sociol. Erkentniss, p. 134. LES ROMANS ANTHROPOLOGIQUES 225 200.000 ans, c’est pécher contre la théorie des causes actuelles. Considérez, d’autre part, l’invraisemblance de cette phrase de Ratzenhofer : « Quand les sociétés avaient des habitats voisins, les rapports hostiles devenaient faci- lement très aigus. Les relations politiques mutuelles pre- naient l’aspect d’une partie d'échecs, où il s’agissait, pour les plus avisés, de saisir habilement le moment opportun pour tomber sur le voisin et l’asservir. » Ratzenhofer, par une erreur extraordinaire de perspective historique, transporte dans les temps primitifs des faits possibles seulement à une époque de civilisation très avancée. Il se représente les chefs des hordes sauvages comme autant d'hommes d'État consommés et de diplomates habiles, ayant passé par l’école de Machiavel, comme autant de Césars Borgia. Ces chefs habiles devaient être cons- tamment informés de la situation des tribus voisines et épiaient l’occasion favorable pour se jeter sur les plus faibles, comme l’épervier sur sa proie. Tout cela est de la haute fantaisie. D'abord, à l’époque primitive, les hordes étaient à peine organisées. Quand bien même elles auraient été dirigées par des élèves de Machiavel, les chefs n'auraient pas pu obtenir l'obéissance indispensable pour fondre sur l'ennemi au moment opportun. Cette obéissance et l'existence d’une armée organisée, néces- saires pour profiter immédiatement des occasions favo- rables, sont des faits très récents, qui n'existaient certai- nement pas à l’époque primitive. De plus, à cette époque, il n'y avait pas d’habiles politiciens, capables de « jouer une partie d'échecs ». Pour être un politicien de cette espèce, il faut avoir l'esprit très délié, mais, de plus, des informations très précises sur l’échiquier où se joue la partie. César Borgia avait ces informations, parce que, de son temps, les communications étaient fréquentes entre les États italiens et parce que le service diploma- tique était organisé. Mais, dans les temps primitifs, les Novicow. — Darwinisme social. 15 226 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE communications n'existaient pas. Les hommes ne savaient pas ce qui se passait à une très faible distance de leur habitat. Comment. dans ces conditions, combiner une politique savante et habile ? Ratzenhofer oublie encore que les expéditions de ban- ditisme et de conquête sont devenues des entreprises publiques à une époque relativement récente. À l'époque primitive. ces expéditions étaient des affaires privées. Elles ne constituaient pasla fonction spéciale des chefs de hordes. Enfin, à l'époque primitive, il ne pouvait pas y avoir de politique suivie, parce que les hommes étaient profondé- ment ignorants et avaient la mémoire très courte. Tout s'oubliait vite avant l'invention de l'écriture. Même de nos Jours, aucun État civilisé n’a de politique suivie et consciente d'une fin déterminée. On peut se représenter ce qu'il en était il y a 200.000 ans ! Or, sans politique suivie, les « parties d'échecs » dont parle Ratzenhofer étaient impossibles. Je le répète, tout son tableau des relations entre hordes primitives est d’une invraisemblance à nulle autre pareille. Mais Ratzenhofer propose une alternative : ou les tribus primitives se livraient un combat d'extermination, ou elles évitaient les contacts. Cette seconde supposition soutient la critique encore moins que la première. En effet, si les hordes humaines avaient toujours évité tout contact mutuel, jamais il ne se serait formé sur la terre de groupements dépassant quelques dizaines ou quelques centaines d'individus. Il a bien fallu que les hordes res- tassent en contact puisqu'il s’est fondé des cités et des États. Les darwiniens disent que ces associations supé- rieures ont été formées par la force et par la seule force. Mais, de nouveau, ils l’affirment parce que cela leur plait ainsi. Ils n’ont pas la preuve directe que les hordes ne se soient jamais amalgamées autrement que par la force. Je discuterai cette question plus loin, au chapitre xvir. Ici je dois signaler seulement une contradiction de plus LES ROMANS ANTHROPOLOGIQUES 221 de Ralzenhofer. Il dit que les hordes primitives ne pou- vaient pas entrer en contact sans s’exterminer. Mais lorsqu'un combat se livrait entre deux hordes et que le vainqueur forcait le vaincu à entrer dans son association pour constituer l'État, cela ne pouvait avoir lieu que si le vainqueur n’exterminait pas le vaincu. Alors, ou il faut reconnaître que cette prétendue extermination complète est une pure fantaisie, ou que jamais une association plus vaste que la horde n'aurait pu se former dans le genre humain. Nous avons des preuves directes que, depuis une période assez reculée, des groupes humains, même assez éloignés les uns des autres, avaient établi entre eux des contacts qui n'étaient pas tous des homicides collectifs. On sait que le commerce a existé dès l’époque néolithique, puis- qu'on rencontre en Europe des objets de provenance asia- tique. Je ne parle plus des Phéniciens qui pratiquaient de nombreux échanges avec les populations de l’Europe occidentale à l’époque où celles-ci vivaient encore à l’état de petits groupes consanguins. Les romans anthropologiques dont je viens de parler ne sont assurément pas les seuls qui aient été inventés dans ces dernières années. J'en signalerai un autre, fort curieux, qui ne se rattache pas directement au sujet de ce livre, mais dont la vogue a été extraordinaire. C'est la prétendue origine asiatique des Aryens. Se laissant guider incons- ciemment par le récit biblique de la création, des philo- logues allemands et français affirmèrent sérieusement, comme un fait positif et incontestable, que la race aryenne était née sur le plateau du Pamir ou au pied de ce plateau. Il n'y avait pas /« moindre preuve matérielle démontrant celte affirmation. Elle était sortie tout armée du cerveau de quelques linguistes. Elle était donc purement subjec- tive et constituait un véritable roman. Cependant cette théorie fut acceptée par le monde savant de l’Europe sans Pralees Bee R = ge L * Te NEC La =" » re Le A CAL LP SSD EE nf à 0 My Tiré ROLL a ÉTAT SE qi Le de 228 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE la moindre contestation, et cela pendant près d’un demi- siècle. Un sociologue se représente à sa manière l’origine de certains faits sociaux (par exemple que la religion vient du culte des ancêtres). Alors, au lieu de dire : « il me. semble, à moi, que les choses se sont passées de telle manière », il dit péremptoirement : « les choses se sont passées de telle manière ». Si le savant qui s'exprime ainsi a une grande autorité, ses spéculations, purement subjectives, sont tenues par le grand public pour des réalités. Telle est la méthode par laquelle ont été créés, dans ces dernières années, un nombre considérable de romans anthropologiques. Mais il est temps d'abandonner ces procédés fantaisistes. Il est bon de reconnaître sim- plement notre ignorance quand nous parlons des époques primitives sur lesquelles nous n’avons aucun document. Il est temps de faire de la sociologie une science prudente, sérieuse, précise et réaliste. CHAPITRE XV LA PRETENDUE ANTIQUITÉ DE LA GUERRE ET LA THÉORIE DES CAUSES ACTUELLES « L'homme a toujours commencé par le vol, dit M. Y. Guyot’, capture des animaux, puis chasse ou pèche, cueillette des fruits; il n’a pratiqué l'échange que longtemps après, quand il a domestiqué les animaux et ensemencé le sol. De mème dans ses rapports avec ses semblables, son premier moyen d'acquérir a été le vol. Il n’est arrivé que longtemps après à la notion de changer un objet pour son équivalent... Les premiers groupes humains ont reçu un commencement d'organisation en vue de la guerre. L'outillage de la destruction a précédé celui de la production. » M. G. de Molinari a exactement les mêmes idées. « La guerre, dit-il”, était une nécessité vitale pour toutes les sociétés propriétaires d'États et elle devait le demeurer” Jusqu'à ce que les progrès de l’industrie eussent ouvert un autre débouché que la conquête et l'exploitation d’un domaine peuplé d'esclaves et de sujets... L'outillage de la destruction a précédé celui de la production. L'espèce humaine a commencé à demander sa subsistance au vol et'au meurtre. » En un mot, de célèbres économistes et l'immense majo- rité du public, sur la foi de la doctrine darwinienne, se représentent l'humanité primitive sous la forme de 1. Journal des Économistes, du 15 avril 1908, p. S0. 2. Ibid., du 15 avril 1907, pp. 23 et 26. 230 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE petites hordes se pillant et se massacrant constamment les unes les autres. Comme on ne possède aucun document sur cette époque, cette représentation rentre aussi dans la catégorie des romans anthropologiques. Et ce roman est forgé pour le besoin de défendre une thèse. En démon- trant que la guerre a sévi de tout temps et que, néan- moins, l'humanité s’est civilisée, on veut démontrer que la guerre a fait la civilisation. S il était possible de prouver que l'humanité n’a pas pu commencer par la guerre, un coup très sensible serait porté au darwinisme social. C'est ce que je m’efforcerai de faire dans ce chapitre en serrant d'aussi près que possible les arguments que l’on fait valoir. Mais d'abord une objection subsidiaire. M. Guyot dit que l’homme a toujours commencé par le vol : « capture des animaux, chasse, cueillette des fruits » ; et M. de Molinari, « qu’il a commencé à demander sa subsistance au vol et au meurtre ». Il est absolument abusif de dire que cueillir des noix de eoco ou tuer des moutons pour les manger soient des vols et des meurtres. Assurément ces deux actes enlèvent la vie à deux êtres. Mais les mots vol et meurtre, dans le langage asuel, s'appliquent seulement aux rapports des hommes entre eux ou, à la rigueur, aux rapports entre des êtres semblables auxquels il est plus avantageux de s’allier que de se combattre. MM. Guyot et de Molinari l’entendent bien ainsi puisqu'ils disent : « de même dans les rapports entre semblables, le premier moyen d'acquérir a été le vol » ; et : « la guerre était une nécessité pour les sociétés ». Le mot guerre n'est certaine- ment pas employé ici dans le sens d’extermination des animaux, c’est-à-dire de chasse”. Il est évident que, si les 4. Mais même si l'on voulait entendre par « vol et meurtre » la seule destruction des plantes et des animaux, on ne serait pas en droit de dire que l'homme a « commencé » par ces deux faits. Commencer comporte le sens d’une action qui a été faite autrefois, mais qui ne se fait plus aujour- d'hui. Par exemple, on peut dire : « lhomme a commencé par être uni- quement fructivore ». C'est-à-dire qu'il à été uniquement fructivore autre- fois, mais qu'il ne l’est plus maintenant. Or, dans cette acception exacte, LA PRÉTENDUE ANTIQUITÉ DE LA GUERRE 231 hommes n'avaient praliqué, en fait de « meurtres », que la destruction des plantes et des animaux, il n'y aurait jamais eu sur la terre d'homme tué par son semblable, c'est-à-dire qu'il n’y aurait jamais eu de guerre, puisqu'elle est un homicide collectif et rien de plus. MM. Guyot et de Molinari entendent donc par guerre, non pas l'extermina- tion des animaux, mais l’exterminalion des hommes les uns par les autres et c’est de celte extermination qu'ils prétendent qu'est sortie la civilisation. Abordons maintenant directement la thèse de nos adversaires. A l'origine, l'homme ressemblait autant que possible à l’animal. I fut une époque où, comme les autres animaux, il savait satisfaire seulement quelques besoins primor- diaux, la nourriture et la préservation contre les intem- péries des saisons (logement, puis vètement,). Tous les êtres vivants, sans exception, travaillent. La vie n'est possible que par une adaptation du milieu aux besoins de l’organisme, et cette adaptation est précisément le travail. Tous les animaux travaillent pour se procurer des subsistances: la carpe travaille, le lion travaille fl chasse); je ne parle plus des castors, des abeilles et des fourmis. Or, aucun animal ne tue ses senblables pour les spolier. Il en est ainsi pour plusieurs raisons qui découlent des conditions naturelles de la vie. En premier lieu, un très orand nombre d'animaux ne font pas de réserves. Or, s'il n'ya rien à prendre, comment peut-on être poussé à tuer la phrase de M. de Molinari n’est pas applicable à la destruction des plantes et des animaux. Cette destruction n'a pas cessé de nos jours. Au contraire, elle se poursuit sur une échelle infiniment plus vaste qu'à l’époque quaternaire. Le nombre des épis de blé dont nous tranchons le fil aujourd'hui, est infiniment plus grand que celui dont on tranchait le fil à l’âge de bronze. De mème pour les animaux. Nous les détruisons sur une échelle beaucoup plus vaste qu’autrefois. Qu'on songe seulement aux bœufs iués dans nos abattoirs. Qu'on songe aussi aux bisons d'Amé- rique, complètement exterminés dans ces dernières années. On n’est donc pas en droit de dire qué l’homme a comunencé par le meurtre des plantes et des animaux. Pour être précis, il faut dire que l’homme a pra- tiqué ce meurtre sur une échelle de plus en plus vaste. 232 ERREURS SPÉCIALES DE L ORDRE SOCIOLOGIQUE pour voler? On peut alors tuer tout court, mais rien de plus. Un tigre peut tuer un autre tigre, mais il ne peut pas le faire pour le voler, car le tigre ne fait pas de réserves alimentaires. Certains animaux amassent des approvisionnements et se construisent des demeures. Leurs semblables pourraient les leur enlever. Ils ne le font pas. Les castors ne vont pas détruire les huttes des castors voisins pour leur enlever les provisions accumulées pour l'hiver. Ils ne le font pas pour la même raison que les tigres ne se mangent pas entre eux : parce que la force suit la ligne de la moindre résistance et parce que l'hérédité fixe l'instinct de la non- attaque du semblable. Nous n'avons aucune raison de croire que l'espèce humaine, à son origine, ait fait une exception unique dans la famille des animaux dont elle faisait partie. C'eût été un véritable miracle, etles miracles ne sont pas de ce monde. Quand les hommes se massacrent les uns les autres, on dit qu'ils agissent comme les animaux. C’est une profonde erreur. C'est lorsque les hommes ne se massacrent pas les uns les autres qu'ils agissent comme les animaux. On con- fond le combat, en général, avec le, combat entre sem- blables. Le lion combat tous les jours contre les anti- lopes, mais il ne combat jamais contre d’autres lions. L'homme combat aussi tous les jours comme le lion, c'est-à-dire contre les animaux et les plantes. Tout bœuf tué à l’abattoir est un acte de ce combat. Si l’homme était comme les animaux, à ce point de vue spécial, la fédération du genre humain serait un fait accompli depuis de longs siècles. Si nous faisions comme les tigres, au lieu de l’abjecte anarchie internationale dans laquelle nous pataugeons de nos jours, nous aurions la plus parfaite organisation de notre espèce. Il y a même plus. Quand un tigre a abattu une proie, un autre tigre ne va pas la lui arracher. Les tigres respectent donc scru- puleusement la propriété de leurs semblables (donc leur LA PRÉTENDUE ANTIQUITÉ DE LA GUERRE 233 droit). Si les hommes avaient fait de même, il y a beaux jours que le globe terrestre eût été un vaste jardin. Voyons maintenant s’il est vrai que l’homme ait com-, mencé par le vol. Tout d’abord, s’il en était ainsi, l'homme aurait fait une exception unique dans le règne de la vie, puisque tous les êtres vivants travaillent. Cette exception unique, qui serait. surnalurelle, est impossible. Donc l’homme a dù toujours pratiquer le travail, donc, comme les autres animaux, il a commencé par le travail. Il y a une impossibilité matérielle à ce qu'il ait commencé par le vol. Pour voler, il faut qu'il y ait nécessairement quelque chose à voler. Imaginons le cas le plus simple. Un sauvage a cueilli des fruits sur un arbre; il les a portés dans sa demeure. Un autre sauvage vient les lui dérober. Dans cette circonstance il a bien fallu que la production (cueillette des fruits) précédât le vol. Tout vol ne peut être effectué que s’il a été précédé d’une production; donc l'homme n'a pas commencé par le vol, mais par la pro- duction. La seconde preuve, que la spoliation a dû nécessaire- ment suivre et non pas précéder la production, c’est que la spoliation est une entreprise et, comme telle, exige une mise de fonds et un capital qui ont dû être produits précédemment par le travail. [ci encore prenons l'exemple le plus simple. Un sauvage voit qu'un autre a entassé auprès de sa demeure une provision de fruits. Il vient les dérober. Mais, pour accomplir cette action, il faut que ce sauvage en ait au moins la force, c’est-à-dire qu'il ne tombe pas d’inanition, qu'il ait mangé auparavant. Ces subsistances, avalées avant le vol, sont la mise de fonds embryonnaire de son entreprise de spoliation. Naturelle- ment, lorsque le vol n’est pas clandestin, lorsqu'il est opéré par la violence, il exige une mise de fonds beau- coup plus élevée, car celui qu'on va piller peut avoir la volonté de se défendre. Il faut, pour le brigandage à main armée, des outils en nombre de plus en plus considérable 234 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE ‘SOCIOLOGIQUE à mesure que les inventions se multiplient'. C'est ce que l’histoire confirme. Les entrepreneurs de spoliation com - mencent d'abord par se procurer l'outillage nécessaire pour leur expédition, soit par leur propre travail, soit par voie d'emprunt, c’est-à-dire par arrangement amiable, sans violence, sans vol. Tel était le cas des wikings nor- végiens qui armaient leurs navires dans leur pays sans voler leurs compatriotes et qui, après cette mise de fonds, allaient piller les nations voisines. Considérez, de plus, que, si le vainqueur pouvait encore vivre du produit de ses rapines, on peut soutenir, pour lui, que le vol a pré- cédé la production. Mais comment peut-on soutenir cela pour le vaincu ? Pour celui-ci le vol n’a pas pu précéder le travail, puisque le vaincu n’a rien pu voler du tout. Un autre fait montre que l'humanité n'a jamais pu se passer de travail et vivre par le vol : c’est la différen - clation des tâches. Admettons que les guerriers vain- queurs puissent vraiment vivre de vol. Mais les guerriers ne sont pas toute la société. IL y a d'abord les femmes el les enfants, puis les serviteurs et les fournisseurs de tout genre, les artisans qui rendent les mille services de la vie quotidienne. Si grand que fût Cyrus, il ne pou- vait pas se passer d’un cuisinier, ni d’un menuisier. Les darwiniens disent que les serviteurs étaient des esclaves, mais jai montré plus haut que l'esclavage n’a pu être un fait primordial. Alors, puisque l'immense majorité des hommes a toujours vécu par le travail, on ne peut pas soutenir que le vol a précédé la production. Autre considération. De tout temps l’homme a pu voler des choses légères, faciles à transporter. On peut difficile- ment se représenter un conquérant envahissant un pays, enlevant successivement les récoltes, les maisons, les ate- liers et transportant tout cela chez lui. On ne peut pas se le représenter parce que c’est contradictoire. On vole 1. De nos jours, la mise de fonds du banditisme international monte à plusieurs dizaines de milliards de francs dans les pays européens. LA PRÉTENDUE ANTIQUITÉ DE LA GUERRE 235 pour s’épargner du travail. Mais faucher le blé, le battre, le transporter d’un lieu dans un autre, c’est bel et bien du travail économique. Si le vainqueur se livre à ces besognes, il ne s’occupe plus de spoliation, mais de pro- duction. On dira qu'il chargera le vaincu de ces travaux. Très bien, mais pour cela il devra soumettre tout le ter- ritoire du vaincu à une domination directe, ce qui demande une haute organisation gouvernementale, possible seule- ment à un degré de civilisation assez élevé. Admettons même que les vainqueurs puissent trans- porter chez eux des objets encombrants et lourds, comme le blé et le vin, encore faut-il leur donner une facon pour les consommer. Avec le blé, il faut faire du pain ou au moins une bouillie qui le rende mangeable. Le vin demande à être conservé dans des caves. Toutes ces besognes sont de l’ordre économique et non guerrier. Enfin on ne peut pas tout transporter d’un lieu dans un autre : les demeures et les œuvres d’édilité doivent bien être construites sur place. Les anciennes palafittes du lac de Neuchâtel ont été élevées directement à cet endroit. Elles n’ont pas été conquises sur les habitants du lac Léman et transférées ensuite sur le lac de Neuchâtel. L’humanité primitive n'avait pas un outillage assez per- feclionné pour transporter des poids lourds à de grandes distances. D'ailleurs, quand bien même il en eût été autre- ment, il aurait toujours fallu que les palafittes conquise s eussent été d’abord construites sur le lac Léman. Quand on songe aux innombrables besognes que sup- pose la vie d’une peuplade, même primitive, on comprend qu’elles dépassent, dans une mesure considérable, par leur complexité et leur répétition constante, les travaux des spoliateurs. Il est donc contraire à toute logique et à toute observation positive de soutenir que l’homme a pu. commencer par le vol. Comme tous les autres animaux, il a commencé et il a continué par le travail. De nos Jours, nous voyons que les entrepreneurs de spo- mn EE RP ARST E E ne L 236 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE lation : voleurs, brigands, conquérants, constituent une infime minorité au milieu des travailleurs et des produc- teurs. Il en a toujours été ainsi, aussi bien à l’époque paléolithique que du temps de Caton le Censeur et de Napoléon I‘. Les sociologues darwiniens ne veulent pas comprendre cette vérité évidente, précisément parce qu'ils sont imbus de lesprit métaphysique. La théorie des causes actuelles est aussi vraie en sociologie qu'en géo- logie. Les sociétés modernes se composent, en majeure partie, de travailleurs tranquilles. Elles étaient composées de la même facçon:dans le passé. Et cela, parce que la nature des choses le veut ainsi. Comme je l’ai montré plus haut, une société, formée en majeure partie de voleurs, n'eût pas été viable. On aurait tort de croire qu'il n'en était pas également ainsi à l'extérieur des groupes. Peut-on imaginer une société où tous les hommes valides seraient constamment occupés à guerroyer? Mais alors, qui s'occuperait des mille travaux indispensables à la vie humaine, qui cultiverait les champs, qui soignerait le bétail? Les darwiniens répondent : les esclaves. Mais si 400.000 esclaves tra- vaillent aux besognes économiques et que 22.000 citoyens fassent la guerre, comme ce fut le cas à Athènes à une cer- taine époque, c'est tout de mème une infime minorité des membres de la société qui fait la guerre. De ce que cer- tains hommes subissent la servitude, cela ne les empêche pas de faire partie de la société et d’en remplir les fonc- tions les plus importantes. De nos jours, les nations les mieux organisées peuvent meltre sur pied, en cas de mobilisation, un dixième de la population totale. Mais il a fallu tous les progrès modernes (télégraphes, adminis- tration des plus parfaites, etc.) pour réaliser ce tour de force extraordinaire. Certes à l’époque primitive, où les bandes se formaient volontairement, rien de pareil n'était possible. Alors le nombre des combattants devait être d'un pour mille et peut-être même moins. On dit que cer- il APR Ge di - 5 Le LA PRÉTENDUE ANTIQUITÉ DE LA GUERRE 237 taines peuplades entières prenaient part quelquefois à des expéditions militaires. C'est vrai. Mais ces cas devaient être relativement rares, et le nombre des combattants restait tout de même fort restreint si l’on prend en considération non seulement le facteur espace mais encore le facteur temps. Simplifions le phénomène autant que possible pour l’exposer d’une façon claire. Imaginons une société de 100.000 hommes, dont 1.000 font la guerre tous les ans pendant un siècle. Cette société, dans ce laps de temps, aura eu 100.000 guerriers. Imaginons, d'autre part, une société également nombreuse, restant en paix pendant tout un siècle, puis faisant une guerre où ous ses membres prennent part. Cette seconde sogiété aura aussi 100.00 guerriers qui, distribués en cent années, feront aussi 1.000 guerriers par an, c'est-à-dire, de nouveau, un cen- tième de la population. Mais il faut observer, de plus, que, même lorsqu'une peuplade entière part pour une expédi- tion, les femmes, les vieillards et les infirmes ne se bat- tent pas. Les guerriers seuls le font, en sorte que, même dans cette circonstance extraordinaire, ils ne constituent pas la majorité du groupe. Comme les travailleurs ne pratiquent pas le vol, on ne peut pas dire qu'ils ont commencé par le vol; ils n’ont ni commencé ni continué par lui. Or, comme c’est tou- jours une petite minorité qui a pratiqué le vol, il est contraire à la logique d'appliquer au tout ce qui n'est vrai que de la partie et de dire qu’en général l'humanité a commencé par le vol. Tout au plus serait-on autorisé à dire que les bandits ont commencé par le vol. Mais même cela, comme je l'ai montré, ne serait pas strictement vrai; les bandits eux-mêmes ont commencé par une mise de fonds, c’est-à-dire par la production. Ils ont dû, au moins, préparer leurs armes avant de se mettre en cam- pagne, et cela est un travail et non une spoliation. Ceux qui ont constitué une minorité encore infiniment plus petite que les bandits, ce sont les entrepreneurs de 238 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE banditisme. L'idée et l’initiative des expéditions spolia- trices appartiennent toujours à des individus isolés. Pour former une bande de brigands, il faut un homme qui se mette en tête de l’organiser. Et il en est encore de même lorsque la spoliation devient une affaire publique et prend l'aspect de la conquête. En 1811, la totalité des Français, pour ainsi dire, ne songeaient qu'à leurs tra- vaux et à leurs plaisirs. Napoléon I" seul méditait et combinait alors la campagne de Russie. L'histoire ne signale pas un seul pétitionnement général d’une nation demandant à son gouvernement d'entreprendre une œuerre. Le peuple anglais n’a pas sollicité M. Chamber- A d'entreprendre la campagne du Transvaal. Depuis Ramsès Il, en passant par Assour ban Abal, Alexandre le Grand, César, le Tchinguiz Khan, Louis XIV et Napoléon, les initiatives de banditismes internationaux ont été tou- jours personnelles. Si, par suite de l’organisation sociale. les peuples ont suivi les chefs sans résistance, jamais les peuples n'ont eu l'idée première de ces expéditions et jamais ils n’en ont eu le désir. IT Il est facile de démontrer que, non seulement l’huma- nité n’a pas commencé par la guerre, mais que la guerre systématique, la guerre à l’état d'institution permanente, telle qu’elle existe de nos jours, est un fait relativement récent, Ce n’est nullement par suite de la bonté native de l'homme sorti des mains de Dieu ou des mains de la Nature. En aucune facon. Les singes ne sont pas meiileurs que les hommes et cependant ils ne sont pas organisés pour la guerre perpétuelle et systématique. La bonté ou la méchanceté n'ont rien à faire ici. Les singes ne sont pas organisés pour la guerre, parce que cette organisation demande de hautes facultés mentales qu'ils ne possèdent pas. Aussi longtemps que l’homme était peu développé, il Le LA PRÉTENDUE ANTIQUITÉ DE LA GUERRE 239 n'a pas pu organiser la guerre pour la même raison. « Nous ne voyons pas la guerre, ni même les meurtres individuels exister parmi les grands singes, dit M. V. de Lapouge ‘. Au rebours de ce que voudraient certains paléontologistes, l'instinct du crime paraît s'être développé à mesure que notre espèce se dégageait de l’animalité. Le meurtre, la guerre qui est l'assassinat en grand, sont des actes humains et non des legs ataviques de lointains ancêtres. C'est avec les progrès de la civilisation que s’est développé l’art de tuer, que la guerre a cessé d’avoir des motifs personnels pour devenir un massacre anonyme de gens indifférents entre eux. » « Les animaux, dit aussi très judicieusementM. Lagorgette”, ignorent presque com- plètement la lutte fratricide.. Faute d'intelligence, ils n'ont pas connaissance de l'utilité apparente qu'il y aurait pour eux de détruire leurs semblables et, par suite, ils ne portent pas leurs coups sur eux. » Sans doute des rixes individuelles et même collectives pouvaient avoir lieu entre les hommes de l’époque qua- ternaire, comme elles ont lieu parfois entre les animaux. Mais c'était un état de choses tout à fait différent de la guerre systématiquement organisée que nous voyons de nos jours. Cette guerre organisée n'a pu naître que du désir de la spoliation. Or, pour exciter le désir de spolier, il faut précédemment accumuler des objets ou produire des arrangements qui excitent les convoitises. Ces deux actes précèdent nécessairement la naissance de la convoi- tise. L'Europe ancienne était une vaste forêt. On peut se représenter quelle envie excitaient, à une certaine époque, les champs déboisés et adaptés pour l’agriculture. Mais cette envie n'a pu se manifester qu'après le défrichement. Elle n’a pas pu naître avant ce moment. La production étant antérieure à la spoliation, la guerre est donc un fait relativement récent. 4. Les Sélections sociales, p. 209. 2. Le rôle de la guerre, p. 35. ET) tn Dre se Ph Corn TA | 240 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE I] faut considérer encore qu'il y a une immense distance entre les faits sporadiques de spoliation et l’état de guerre permanent tel qu'il existe de nos jours. Cette distance est précisément celle qui sépare les conceptions bornées de nos ancètres, des conceptions plus larges que nous avons nous-mêmes. Nos ancêtres pouvaient comprendre à la rigueur l'avantage d'enlever quelques denrées alimentai- res à une tribu voisine, mais ils ne pouvaient pas conce- voir l’exploitation systématique d’une vaste région, par le moyen du banditisme, comme la concevaient les Romains. A l'époque primitive, les sociétés organisées, que le vain- queur aurait pu mettre en coupes réglées, n’existaient pas et les vainqueurs étaient trop peu développés eux- mêmes pour pouvoir opérer ces coupes réglées. En second lieu, pour dominer sur de vastes territoires, il faut pou- voir sy rendre. Il faut donc des moyens de communica- tion rapides. Mais, quand tous les voyages se faisaient à pied, avant la domestication des animaux, avant l’inven- tion du char et la création des routes, comment aurait- on pu établir ces communications ? L'extension des groupes sociaux est en raison directe des progrès de la civilisation. On connaît les échelons successifs du bandi- tisme : vol clandestin, vol à main armée, razzias, tribut permanent, et enfin conquête territoriale, c'est-à-dire exploitation complète du vaincu par l'impôt percu au profit du dominateur. Il a fallu des milliers d'années à l'humanité pour monter les degrés de cette échelle désas- treuse. Les razzias sporadiques ont duré de nombreux siècles parce que le genre humain, pendant une longue période, ne pouvait pas concevoir une forme de pillage plus systé- matique. De toutes les formes de la spoliation, la conquête politique est nécessairement la plus récente, puisqu'elle suppose un développement intellectuel et politique plus élevé. Or, c’est le désir de la conquête politique qui a fait naître les armées permanentes et c'est la création des LA PRÉTENDUE ANTIQUITÉ DE LA GUERRE 241 armées permanentes qui a produit l’état de guerre systé- matique, l'hostilité des nations, érigée en principe de droit public, qui existe de nos jours. Au moyen àge même, quoique les guerres fussent beaucoup plus fréquentes, l'état de guerre permanent n’était pas aussi complètement systématisé qu'à notre époque. Il n'était pas encore regardé alors comme l'idéal de la vie humaine. C’est le fatal génie de Machiavel qui lui donna cet aspect. C’est sa fameuse maxime : « le but de la politique est le maintien et l'accroissement de l'État », qui a fait considérer l'anarchie internationale comme la condition naturelle du genre humain. C’est la civilisation qui a fait de la guerre une institution permanente. Les hommes ont suc- cessivement convoité les objets les plus divers, champs défrichés, métaux précieux, etc. A l’époque pastorale, le bétail paraissait le butin le plus enviable. Puis, comme je l'ai montré, l’Europe étant une vaste forêt, les terrains déboisés excitèrent les plus ardentes convoitises. Plus tard, vint l'auri sacra fames. Et l’on voit parfaitement que ces convoitises n'ont pu que suivre les progrès de la civi- lisation lorsqu'elle passait de la phase pastorale à la phase agricole et enfin à la phase industrielle. La convoitise de l'or ne peut être que fort récente, puisqu'elle suppose l’or- ganisation des marchés et l'échange par l'intermédiaire de la monnaie, phénomènes qui se sont produits en pleine période historique. La guerre permanente et organisée a commencé suc- cessivement dans différentes régions de la terre, au fur et à mesure qu'elles se civilisaient. En Égypte, en Chaldée, en Syrie, il y avait des empires banditiques dès le xxx° siècle avant notre ère. Si les murailles cyclopéennes cons- truites en Grèce sont du x° siècle avant notre ère, on doit dire que la Grèce était déjà entrée dans la période guerrière à cette époque. Mais il ne faut pas oublier que, mème de nos jours, il y a des peuplades qui ne sont pas encore arrivées à la phase de la guerre organisée, jus- Novicow., — Darwinisme. 16 242 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE tement parce qu'elles sont restées à une étape inférieure du développement social. Le procédé employé par les darwiniens pour démontrer que la guerre a existé à l’origine de l'humanité est très simple. Ils donnent le nom de prünitive à une période quelconque de l'histoire, choisie par eux de la façon la plus arbitraire, par exemple, l'Égypte au xL° siècle avant notre ère ou la Grèce au xv°. Comme la guerre sévissait à cette époque, ils en déduisent qu'elle sévissait depuis l'origine de l'humanité. Mais ce procédé est Justement aussi antiscientifique que simple. Tout le monde sait, en effet, que le xr° siècle avant notre ère est une époque rela- tivement très récente par rapport à notre espèce qui existe probablement, au dire des géologues spécialistes, depuis au moins cinq cent mille ans. La civilisation égy- ptienne, sous Ména, était fort avancée puisqu'elle prati- quait déjà l'écriture. Cette civilisation était la résultante d’une très longue évolution. Rien de plus abusif que de l’appeler la période primitive. Mais ce qui est encore plus naïf, c’est de croire que les institutions en usage alors étaient tombées du ciel. Si la guerre systématique exis- tait déjà, en Égypte, au temps de Ména, elle y avait été précédée par une série de faits remontant jusqu à l'ani- malité des temps quaternaires. Il y a donc eu pour l'Égypte aussi, avant Ména, une période primitive où la guerre sys- tématique n'existait pas. Mais ce qui est encore plus récent que la guerre, c'est le prestige de la guerre. L'idée qu'elle a été bienfaisante et qu'elle à été la cause de la civilisation humaine est une spéculation philosophique. Or, les spéculations philo- sophiques sont des faits relativement très récents, qui ne remontent probablement pas au delà du vu° siècle avant notre ère, Celui dont on à voulu faire le père du milita- risme, celui qui a prononcé la fameuse phrase, rôkeucs natie rävtwy, Héraclite d'Éphèse, est mort vers l’an 480 avant J-C. Lorsque le maréchal de Moltke vient nous dire LA PRÉTENDUE ANTIQUITÉ DE LA GUERRE 243 que la guerre est conforme à l’ordre des choses établi par Dieu, il formule une idée fert moderne, si l’on considère l'antiquité générale de notre espèce. Les livres sacrés des Juifs contiennent assurément de nombreux récits de com- bats qui sont approuvés par Jahwe. Mais, pour tirer de ces récits la démonstration que la guerre a été établie par Dieu pour l'humanité entière et pour tous les temps, il a fallu la série des circonstances qui ont poussé un certain nombre d'Européens à identifier Jahwe, divinité exclu- sive de la tribu des Beni-Israël, avec le principe univer- sel de la nature tel qu’il est conçu par les plus hautes spéculations de la philosophie moderne. III C'est à ce chapitre, traitant de la théorie des causes actuelles, qu'il faut rattacher la réfutation d’une autre grande erreur des sociologues darwiniens, à savoir que l'État est un produit de la force et uniquement de la force. Nous voyons de nombreux États se fonder sous nos yeux. Des' hommes se rendent dans les pays déserts. [ls se mettent à cultiver la terre, à élever Le bétail, à exploi- ter les richesses forestières et minérales de la contrée. Bientôt les agglomérations plus denses font naître des besoins collectifs : routes, marchés, édifices publics, police, tribunaux, etc., etc. Afin de remplir les fonctions néces- saires à la vie collective, on établit un ensemble d'adminis- trations dont la complexité va toujours en augmentant. Pour créer toute l’organisation sociale, il n’est néces- saire, à aucun moment, de commettre le moindre homi- cide, ni la moindre spoliation. Au contraire, moins il y a d'homicides et de spoliations, plus vite s'opère l’organisa- tion et plus parfaites sont ses formes. Tels sont les faits actuels. Il paraît qu'autrefois il n'en était pas ainsi et que c’élait même le contraire. 2 4% ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE Écoutons M. Lester Ward. « Les deux phases prinei- pales dans le développement de la société sont celles de la différenciation et de l'intégration sociales. Pendant que le plus petit nombre des groupes primitifs restent les uns à côté des autres, pratiquent l’ésogamie et s'unissent par le lien de consanguinité, le plus grand nombre s'éloigne lentement du centre originaire de dispersion duquel il est issu. » L'auteur dit que ces essaims se différencient au point de vue morphologique, linguistique et social, (nouvellesraces, nouvelles langues, nouvellesinstitutions). Puis il continue : « Les races demeurent séparées aussi longtemps que les conditions de l'existence le permettent ; mais il est évident que cette différenciation sociale doit prendre fin. La multiplication et l’occupation du sol, à elles seules, doivent mettre en contact certaines races Îles unes avec les autres. » « Ce contact ne peut rester longtemps purement méca- nique. Il constituera nécessairement l’empiétement d'une race sur le domaine d’une autre. Les conséquences de cette lutte constituent le plus vital de tous les phénomènes sociaux. Les races doivent être inégales en pouvoir social et en force productrice, et la race la plus forte conquiert et subjugue la plus faible. En premier lieu les vainqueurs cherchent à exterminer les vaincus, ensuite ils les considè- rent comme une part de leur réserve alimentaire et le cannibalisme prend naissance ; il devient une phase régu- lière et universelle du processus évolutifde la société. C’est une institution humaine. Mais pour des raisons économi- ques, sinon pour d’autres, il aboutit à la phase de l’escla- vage, une autre institution humaine; le vaincu, con- damné à la servitude, est obligé de travailler. Le travail dans le sens économique était précédemment inconnu; il n’a-pu être réalisé que par le moyen de l’esclavage. Celui-ci est la base du système industriel tout entier de la société, système qui est une des institutions les plus importantes. Cette phase est aussi accompagnée de l’établissement d’un Pr LA PRÉTENDUE ANTIQUITÉ DE LA GUERRE 245 système de castes, lui aussi, une institution universelle. Étant donnés les efforts de la classe inférieure pour monter aux rangs supérieurs, sa sujétion arbitraire devient très difficile, coûteuse et précaire; alors graduellement on adopte des règles générales pour sa conduite. Ce sont les germes de loute la législation future, les codes de lois et les systèmes de jurisprudence. Les formes du gouver- nement sont élevées sur eux et finalement apparaît cette institution qui est la plus importante de toutes : l'État*. » Il est impossible d'exposer d’une façon plus brève et plus claire la théorie favorite des sociologues darwiniens, selon laquelle l'État est un produit de la force et n’a pu ètre créé que par elle. En premier lieu, ce qui frappe dans ce passage, c’est la différence énorme entre la manière dont les États se for- ment de nos jours et la manière dont on prétend qu'ils se sont formés dans le passé. De nos Jours, l'État s’édifie par un processus uniquement économique et organisateur. On affirme qu'autrefois il n’a pu s’édifier que par le processus désorganisateur de la force brulale partant du canniba- lisme, et passant par l'esclavage pour aboutir au despo- tisme. Ce sont, on le voit, deux voies diamétralement oppo- sées : l'État, fondé de nos jours, est un processus Juridique ; l’État, fondé autrefois, aurait été un processus anarchique, anti-juridique. Ce contraste absolu s'explique d’une facon très simple. Le tableau de la formation de l'État, tel qu'il est dessiné par les sociologues darwiniens, est un roman anthropolo- gique ; il suflit de serrer de près les faits pour s’en con- vaincre. Les preuves se présentent en foule. M. Ward affirme que l'inimitié, qui a poussé les groupes à la lutte, a eu pour cause la différenciation des races. J'ai montré plus haut que, dans la période primitive, les hommes ne pouvaient pas s'éloigner beaucoup les uns 4. Monalsschrift für Sociologie, publié chez F. Eckardt, à Leipzig, janvier 1909, p. 36. nc CRUE CT TRE 3 Laon A de LA CE U 19 46 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE des autres. Les races très dissemblables n'avaient pas l’oc- casion d'entrer en contact et l'antagonisme provenant de ce fait ne pouvait pas se produire. Les colonsaméricains qui, de nos jours, ont fondé l’État de North Dacotah, ont occupé d’abord Fargo, puis Casselton, puis Tower City, puis Valley City”. Mais ceux qui ontessaimé de Fargo pour s'établir à Casselton n'ont pas perdu contact. avec les gens de Fargo, puisqu'il s’est établi, dans la suite, des institutions communes qui englobentetles habitants de Fargo et ceux de Casselton. Il devaiten être ainsi à l'époque paléolithique. Cela ressort des idées mêmes de M. Ward. Il dit que les « races » fortes ont attaqué les « races » faibles. Mais ces « races » ne pouvaient pas être les habitants d’un seul hameau. Cela devait être un groupe de populations occupant un territoire plus ou moins étendu. Or, comment l'unité ethnique des Ixois se serait-elle formée si, à l'époque paléolithique, chaque nouveau centre de population, si minime fût-1l, avait toujours été en rapports hostiles avec le centre le plus prochain? M. Ward admetdoncimplicitement qu'une longue période a dù se passer pendant laquelle les « races »se formaient. Mais elles ne pouvaient passe former en se massacrant. Donc il y a eu un temps où les massacres jouaient un rôle subordonné, tandis que le travail et la reproduction des hommes jouaient le rôle principal. Les groupes voisins, dans l’antiquité, étaient en rapports économiques et politiques, tout comme aujourd'hui les colons du Dacotah. M. Ward nous dit que ces rapports éco- nomiques et politiques ont été remplacés tout d’un coup par des empiétements. L'apparition dela guerre estunemanière de deus ex machina, sortant du néant pour fonder l’État sur la force brutale. Comme tout cela est loin des réalités de la vie! M. Ward est bien obligé de reconnaître que, pen- dant la période où le lien social était fondé sur la consan- guinité (gentile society), les groupes sociaux communi- 1. Ce sont de petites localités de cet État qui se suivent les unes les autres. ; gr. LA PRÉTENDUE ANTIQUITÉ DE LA GUERRE 247 quaient les uns avecles autres sans s’exterminer. M. Ward confond deux choses qu'il faut nettement séparer: l’ha- bitat, le faitobjectif,etlesidées des hommes, lefaitsubjectif. Deux individus, vivant porte à porte, peuvent se consi- dérer comme complètement étrangers par suite de cer- taines conceptions mentales. (A Rome, dans les temps antiques, les enfants de deux sœurs n’élaient pas parents.) Mais, par le fait que deux hommes demeurent porte à porte, ils sont, en réalité, membres d’une même société, quelle que soit leur situation respective d’après les idées du temps. Or, l'État n'a pas été fondé par la conquête, comme le pense M. Ward, par la raison toute simple que la vie sédentaire, l’agriculture, l'élève du bétail, la cons- truction des demeures ont précédé, de nombreux siècles, le moment où les hommes ont acquis la compréhension que le lien politique est fondé sur le territoire, et non sur la parenté. La période de la tribu consanguine a duré long- temps après que les groupes sociaux sont devenus séden- taires et se sont occupés d'agriculture. L'idée de l'État est devenue consciente dans la pensée longtemps après que l'État a existé en réalité. Dans les faits, l’État a été fondé à partir du moment où l’homme a abandonné la vie errante pour se fixer au sol. Depuis ce moment, un certain ensemble d'individus possédaient un certain territoire. Or, l'État est précisément une association de personnes unies par un lien territorial. Comme M. Ward affirme que les « races » se sont jetées les unes sur les autres parce qu'elles étaient différenciées, il reconnaît qu’elles devaient occuper un territoire plus ou moins étendu, car il n'y a pas de diffé- renciation possible entre deux hameaux voisins. Or, occuper un vaste territoire avec un lien entre les habitants de ce territoire suppose une organisation politique, sans laquelle, du reste, les expéditions en pays ennemi eussent été impossibles. Mais cela signifie précisément constituer un État. Donc le premier État, pour le moins, a été fondé sans conquête par un essaimage de colons gardant contact 248 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE entre eux, exactement comme, de nos jours, l'État de Dacotah. Done, lorsque M. Ward affirme que l’État n’a pu se former que par la conquête, 1l s’écarte des réalités de la vie. Pour lesnécessités de la théorie darwinienne, les «races » doivent être inégales « en pouvoir social et en force pro- ductrice ». Sans cela il n'y en aurait pas une qui fût capable de subjuguer lautre. Cette différence de pouvoir des races demande, pour se produire, une diversité des conditions dans lesquelles elles sont appelées à vivre. Les Grecs se sont troutés dans des conditions plus avantageuses que les Seythes et ils ont avancé plus vite que les Scythes. Alors ils ont été à même de les vaincre et de les subjuger. Mais, à l’époque primitive, comme je l'ai montré, les contacts n'étaient possibles qu'entre groupes très rappro- chés, vivant dans des conditions de milieu très sem- blables. Alors, comment une « race » aurait-elle acquis une forte supériorité sur une autre? Cette supériorité miraculeuse est aussi un facteur apparaissant comme un deus ex machina pour le besoin des théories darwi- niennes. Les sociologues darwiniens ne se seraient jamais four- voyés dans ces erreurs s'ils avaient voulu, à l'exemple des géologues, s’en tenir à la théorie des causes actuelles. De nos jours, tous les actes de banditisme, tant privés que publics, depuis les exploits d’un Rinaldo Rinaldini quel- conque jusqu'à la guerre d'Espagne de Napoléon [*, sont des faits d'initiative personnelle. Il en a toujours été ainsi, aussi bien il y a dix mille ans qu'à notre époque. Le premier bandit qui a rassemblé une armée pour conquérir le terri- toire du voisin n’a pas fondé le plus ancien État de la terre par la raison toute simple que l'État, en fait, existait avant lui. El, si même jamais un pareil bandit n’eût vu le jour, les États ne se scraient pas moins fondés de tous côtés, comme ils se sont fondés en si grand nombre en LA PRÉTENDUE ANTIQUITÉ DE LA GUERRE 249 Amérique au xix° siècle, par le Jeu naturel des facteurs économiques et politiques. Que quelques États se soient fondés, à une époque rela- tivement récente, 4 peu près selon le schéma darwinien, on peut l’admettre avec quelque vraisemblance. Et encore, il y aurait des réserves à faire. D'abord l’évolution sociale n'a Jamais été rectiligne. Au contraire, elle a offert partout la variété la plus extrême. Dans chaque circonstance par- ticulière, il y a eu des formes différentes. La succession régulière du cannibalisme, de l'esclavage et du despotisme ne s’est pas produite partout. Quant à l’idée que la légis- lation vient uniquement des mesures prises par les con- quérants pour régulariser la résistance des vaincus, elle ne soutient pas un moment la critique des faits les plus avérés. Le droit estné au moment même où deux hommes se sont réunis pour vivre ensemble. Le droit, sous forme de coutume, existe même chez les hordes nomades. Il a existé dans les communautés humaines longtemps avant les conquêtes territoriales, qui sont des faits relativement récents. J'ai déjà montré que la guerre est née de la convoitise, mais, la convoitise elle-même est née de l'information. Robert Guiscard, guerrier vivant en Normandie, savait qu'il y avait, au delà des Alpes, un magnifique pays qui était le royaume de Naples. Alors l’idée lui vint de s’en emparer. Mais les hommes de l’époque néolithique étaient très ignorants. L'idée de faire des expéditions lointaines, dans des pays dont ils ne connaissaient même pas l’exis- tence, ne pouvait pas leur venir. Par suite, les chocs entre « races » très inégales en « pouvoir social et en force productrice » ne pouvaient pas se produire. Enfin, une dernière remarque. M. Ward dit que la conquête a été le plus « vital » des phénomènes sociaux. Et il ajoute, deux lignes plus loin : « En premier lieu, les vainqueurs cherchaient à exterminer les vaincus. » En effet, l’histoire nous montre de nombreux exemples où 250 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE on ne cherchait pas seulement à les exterminer, mais où on les a exterminés bel et bien. Il y a vraiment une cruelle ironie et une singulière absence de logique à: appeler cela le plus vital des phénomènes sociaux! C’est le plus mortel qu'il faudrait dire pour le moins. Et les vain- cus massacrés élaient loin d’être toujours plus barbares que leurs vainqueurs. Il y en a eu en grand nombre qui formaient des États fort bien organisés, alors que leurs vainqueurs, au contraire, étaient encore à une phase infé- rieure de l’évolution. Dans ce cas, on le voit, la guerre supprimait des États, réduisait parfois les hommes à passer, de nouveau, de la vie sédentaire à la vie nomade. Toute l'analyse précédente démontre, je l'espère, que, loin d'avoir fondé l'État, la guerre a toujours retardé sa fondation. En effet, la structure sociale appelée État est une aire de sécurité, une certaine étendue dans le péri- mètre de laquelle les rapports entre les hommes sont juridiques et non anarchiques. Anarchie et État sont des notions antithétiques. L'État finit où commence l'anarchie ; l'anarchie cesse quand l'État s'organise. Or, sans la guerre, les rapports de la totalité des hommes seraient de l’ordre juridique. Sans la guerre, la structure sociale appelée État embrasserait l’ensemble de notre espèce. Cela serait la plus grande étendue qu’elle pt prendre sur le globe. La guerre restreint donc la struc- ture État, mais ne l’étend pas. | Jereviendraiencoresur l’origine de l’État au chapitre xvir. « L'intégration sociale, dit encore M. Ward’, est l'ho- mologue dans le monde social de l'intégration cosmique dans l'inorganique, de l'intégration biotique dans le monde organique. Le processus est éminemment cons- tructif et aboutit partout à la création de structures. La lutte des races, en sociologie, est ce que la « lutte pour l'existence » est en biologie. Le terme darwinien est 1. Monalsschrift für Sociologie, p. 31. ‘ LA PRÉTENDUE ANTIQUITÉ DE LA GUERRE 251 trompeur appliqué à cette dernière, et il est également inexact de caractériser la première comme un état de guerre. Les deux phrases sont plus dures qu'il n’est né- cessaire. Le processus dans les deux luttes est normal et non pathologique...” C'est le processus universel de l’évo- : lution. » Que l'intégration sociale soit l’homologue de l’intégra- tion biologique, nul ne le conteste. Mais que la guerre soit un principe d'intégration sociale, voilà qui est abso- lument inadmissible. La guerre empêche l'association, elle est donc un processus de désintégration, non d'inté- gration sociale. Sans la guerre, le genre humain forme- rait une seule association; donc il aurait atteint le plus haut degré d'intégration qu'il lui fût possible de réaliser. Dans le domaine biologique, l'intégration s'opère quand les éléments s'associent, non quand ils se désassocient. Il en est de même dans le domaine social. D'autre part, prétendre que la lutte des races n’est pas un état de guerre, c’est donner vraiment une entorse beau- coup trop forte à la logique. Alors l’extermination du vaincu par le vainqueur n’est pas un état de guerre? Dans ce cas, je demande qu’on m'explique ce que peut ètre un état de guerre. Je ne puis pas non plus ne pas relever l'affirmation de M. Ward, que l’homicide collectif n’est pas un état de pathologie sociale. Alors, ce doit être un fait normal. Il faut donc conclure, avec M. Ward, que, lorsque les hommes se massacrent sans aucune mesure, les sociétés sont dans un parfait état de santé! Dira-t:1l que, pendant la guerre de la Sécession, les États-Unis se trouvaient dans un état normal ? Il allèguera que c'était la guerre civile. Ce mot civile est une pure fiction diplomatique. Selon les Su- distes, ils avaient formé un État indépendant; donc, en faisant la guerre aux fédéraux, ils faisaient la guerre à 4. Voir plus haut, p. 131. RESTO NE NE DT PNR CT ATEN, a à oil # : À ” RE 1 F7 2 252 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE des étrangers. Et à l'heure actuelle, où les États de l’Union américaine ne se font pas la guerre, M. Ward dira-t-il que le pays est dans un état pathologique? Car si la guerre n’est pas pathologique, la paix doit l’être nécessairement. Alors, quand les hommes souffrent, c’est l'état normal et, quand ils ne souffrent pas, c'est l’état . morbide? J'ai cité plus haut un passage de Ratzenhofer où il dit : « La formation de l'État ne résulte pas du jeu des libres intérêts, comme la formation de la horde et de la tribu. » Cette phrase montre que l’auteur est plongé dans cet esprit créahionniste, si l’on peut s'exprimer ainsi, qui a empêché si longtemps les progrès de la géologie. Comment ne voit-il pas que l'association, appelée Etat, est sortie, par une évolution insensible et lente, des associations appelées horde et tribu? Natura non facit saltus. N'est absolument impossible de dire à quel moment la tribu s'est trans- formée en État. Le jeu des libres intérêts n'a pas pu s'arrêter, par miracle, à un certain moment pour faire place au jeu de la force. Les coups de théâtre existent dans l'imagination des hommes, mais non dans les phé- nomènes réels. Les géologues ont abandonné l'idée enfan- tine des créations soudaines. Il est temps que les socio- logues en fassent autant. L'homme a passé insensiblement de la vie nomade à la vie sédentaire. Il a passé aussi insensiblement des liens de consanguinité aux liens ter- ritoriaux. L'histoire nous montre que la première forme de l’État a été la cité. Les cités se sont formées simultanément dans un nombre très considérable d’endroits. Plus tard, étant arrivées à un degré de civilisation relativement élevé, les cités ont tâché de se conquérir les unes les autres, ou se sont unies par des alliances de tout genre. Alors se sont formés les grands États militaires. Mais 4. Voir p. 5. LA PRÉTENDUE ANTIQUITÉ DE LA GUERRE 253 les grands États ne sont pas nés d'une amalgamation de hordes; ils sont nés, le plus souvent, d'une fusion de cités qui élaient déjà des États sur une plus petite échelle. On voit donc que le tableau présenté par MM. Ward et Ratzenhofer ne répond en aucune facon à la réalité des choses. EVI Les darwiniens expriment presque tous une autre idée, qu'ils n'auraient jamais eue s’ils avaient été pénétrés de la théorie des causes actuelles. Les darwiniens ne peu- vent pas ne pas se rendre à l’évidence, ils ne peuvent pas contester que, de nos jours, la guerre ne soit un des prin- cipaux obstacles qui s'opposent aux progrès de la civili- sation. Aussi beaucoup d’entre eux reconnaissent-ils et proclament-ils cette vérité. Mais ils affirment que ce qui est maintenant n'a pas été autrefois, que les causes agis- sant sous nos yeux n’ont pas agi aux époques antérieures, et que ce qui est un mal actuellement a été un bien anté- cédemment. Voici comment s'exprime Herbert Spencer : « La lutte intersociale pour l'existence, qui a été une condition indispensable de l’évolution des sociétés, ne jouera pas nécessairement dans l’avenir un rôle semblable à celui qu'elle a joué dans le passé. Nous reconnaissons que nous sommes redevables à la guerre de la formation des grandes sociétés et du développement de leurs appareils, mais nous pouvons conclure que les forces acquises, applicables à d’autres fonctions sociales, perdront leur rôle primitif. Si nous accordons que, sans ces luttes sanglantes conti - nuelles, les sociétés civilisées n'auraient pu se former, et que cet élat devait nécessairement avoir pour corrélatif une forme appropriée du caractère de l'homme, autant de férocité que d'intelligence; nous avons en même temps LE SR LÉ FT UT TEND UT RENE MST OT ET TERRE 254 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE le droit d'affirmer qu'une fois ces sociétés produites la brutalité du caractère des unités sociales, condition néces- : saire de cette opération, disparaîtra’. » La théorie générale de Herbert Spencer consiste à diviser l’histoire de l’humanité en deux périodes : la période militaire, dans laquelle la guerre a été un bien, et la période industrielle, dans laquelle la guerre est un mal. Spencer affirme que la guerre a été nécessaire pour constituer les grandes nations, mais qu'une nouvelle redistribution, comme il s'exprime, n’est plus nécessaire. M. G. de Molinari est exactement du méme avis que Spencer. Dans un ouvrage intitulé : Grandeur et Déca- dence de la querre*, 1 affirme que l'homicide collectif a d'abord fait la civilisation, mais qu'actuellement il est en train de la défaire. « C’est la guerre, dit-il (p. 6), qui a produit la sécurité, aujourd'hui assurée d'une manière définitive au monde civilisé, et l’'accomplissement de cette œuvre a constitué son utilité et sa grandeur. Mais sa tâche achevée, elle a cessé de répondre à un besoin : après avoir été utile, elle est devenue nuisible. » Ces idées sont complètement erronées. Cela saute aux yeux. M. de Molinari dit que la guerre a été autrefois un bien, parce qu’elle a assuré la sécurité. Mais comment ne voit-il pas que la sécurité n’est autre chose que Pabsence de la guerre? Donc la guerre est devenue un bien seu- lement le jour où elle a cessé d’être. M. de Molinari ne peut pas se débarrasser de l’aberration de la défensive. Il ne voit pas que l'attaque des barbares a été aussi une guerre et que, sans cette guerre, les civilisés auraient tou- jours vécu dans la sécurité la plus absolue. Mais M. de Molinari se trompe encore à un autre point de vue. Il proclame que l'établissement de la sécurité (la disparition de la guerre) a été le suprême bien. Mais comment ne voit-il pas que cela aurait été le suprême 1. Principes de Sociologie, t. II, p. 328. 2. Publié à Paris, chez Guillaumin, en 1898. LA PRÉTENDUE ANTIQUITÉ DE LA GUERRE 255 bien à toutes les époques, aussi bien qu'à la nôtre ? Ima- ginez la sécurité, complète établie en Europe dès le vi‘ siècle, avant l’invasion de Darius, ou avant la seconde guerre punique, ou du temps de Charlemagne. Plus tôt serait venu le moment où la guerre aurait disparu et où la sécurité se serait établie, et mieux cela aurait valu. Donc la guerre n’a été utile à aucune époque. Si elle n'avait Jamais sévi parmi les humains, ils auraient eu la situation la plus enviable qu'il soit possible d'imaginer. Cette idée peut être présentée encore d’uneautre manière. De nos jours la guerre est la désorganisation. En effet, c’est par elle que se maintient la « souveraineté » de l'État, c'est-à-dire la faculté pour chaque unité politique de tomber, quand bon lui semble, sur le voisin. La « sou- veraineté » produit donc l'anarchie et empêche l’organi- sation. Or, il est évident que, plus vite cessera cet état désastreux, mieux cela vaudra. Mais à toutes les époques de l’histoire il en a été exactement de même qu'à la nôtre. Donc la guerre n’a été bienfaisante à aucun moment. Aujourd’hui, si une guerre éclatait entre la France et l'Allemagne, un Allemand pourrait tuer un Français de génie, capable de découvrir le remède contre la tubercu- lose, découverte dont profiteraient immédiatement des millions d’Allemands. De même un Français pourrait tuer un Allemand de génie, capable de la même décou- verte. [1 est donc évident que la guerre est aujourd'hui une nuisance à ce point de vue. Mais c’est une profonde erreur de croire qu'il n’en a pas toujours été ainsi. Le stupide soldat romain, qui a tué Archimède, a fait autant de tort à son pays qu'un soldat français en ferait au sien, en tuant de nos jours le D' Koch. Il faudrait vraiment queles darwiniens nous expliquassent, une fois pour toutes, d'où vient la différence fondamentale entre ce qui se passe maintenant el ce qui se passait autrefois. Pourquoi l'association produit-elle aujourd'hui une intensification de la vie et ne la produisait-elle pas il y a cent siècles ou 256 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE dix siècles? La biologie est contre le darwinisme. Elle prouve que Passociation produisait déjà une intensifi- cation de vie, il y a 20 et 30 millions d'années, puisque les couches géologiques nous montrent qu'à cette époque il existait des métazoaires, c’est-à-dire des associations de cellules. Que viennent nous dire les darwiniens? Actuellement, l’anarchie, état pathologique de la société, est un mal. Mais il fut un temps où elle était un bien. Peut-on ima- giner une affirmation plus paradoxale? Il n’y a jamais eu de temps pareil. La maladie, état pathologique de l’indi - vidu, l'erreur, état pathologique de l'esprit et la guerre, état pathologique de la société, ont toujours été des maux, jamais des biens. Sans la guerre, nous verrions déjà, à l'heure actuelle, un état de choses, un degré de bien-être que verront seulement nos descendants dans trois ou quatre mille ans. La guerre, en détournant un grand nombre d'indi- vidus des besognes productrices, a toujours été une perte de temps. Et cela aussi bien à l’époque de Touthmès le Grand qu’à l’époque de M. Fallières. En aucun temps, la guerre n’a été utile d'aucune manière. Mais il y a eu une période pendant laquelle on l’a crue utile. Cela est parfaitement juste, mais complètement différent. Il y a eu une époque où l’on a cru que le soleil tournait autour de la terre. Cela ne veut pas dire qu’alors il en était réellement ainsi; cela veut dire, seulement, qu'alors la totalité du genre humain se trompait. C’est un pur sophisme de considérer comme utile ce qui est le produit d’une erreur. Ce serait affirmer que lerreur peut être utile. Or, c’est impossible, parce que le bien est précisément la corrélation la plus exacte entre le monde extérieur et notre moi. La guerre n’a Jamais été utile. Si les hommes ont cru qu'elle l'était, cette croyance erronée n'a jamais pu modifier en rien la réalité des faits. LA PRÉTENDUE ANTIQUITÉ DE LA GUERRE 257 La guerre systématique s’est élablie dans le monde lorsque l'illusion qu'on s'enrichit plus vite en spoliant qu'en produisant s'est emparée des esprits. La guerre est comme le polythéisme. Cette forme religieuse a été la résultante de certaines spéculations de l'esprit humain. Quand ces spéculations ont été démontrées fausses, on a cessé de croire que la foudre est lancée par le bras de Jupiter. Mais il ne s'ensuit nullement que, lorsqu'on croyait cela, il en était réellement ainsi. 11 ne faut pas oublier que lesprit humain peut tomber dans les plus grossières erreurs. Or, les darwiniens ne pensent Jamais à cela. De même qu’on s’est débarrassé du polythéisme, on se débarrassera de la croyance à lutilité de la guerre. Toujours, il n’y a eu de sérieux que la production écono- mique et intellectuelle; la destruction a été un pur enfan- tillage, une simple stupidité. Nos ancêtres n'ont pas compris cette vérité élémentaire. Mais on ne peut pas sou- tenir, en bonne logique, que, parce que nos ancêtres n’ont pas pu comprendre cette vérité, elle n’en est pas une. En résumé, la théorie des causes actuelles est aussi vraie en sociologie qu’en géologie. Non seulement la guerre, qui est une nuisance à notre époque, l’a été à toutes les autres, mais encore l’idée que la guerre est avantageuse, qui est une nuisance à notre époque, l’a été à toutes les autres”. 1. Je puis donner un curieux exemple montrant comment la théorie des causes actuelles est abandonnée, même par un géologue de profession comme lest M. Lester Ward, sitôt qu'il parle des faits sociaux. « Dans les temps primitifs, dit-il (Applied Sociology. Boston, Gin et C°, 4906, p. 74), la vérité n'avait aucune possibilité de se dégager de toute la masse des erreurs. L'erreur était acceptée par tous sans aucune exception. Personne ne songeait même à la mettre en question. Tous les efforts pour acquérir la vérité furent accomplis, dans les temps plus récents, en majeure partie chez les peuples que les ethnographes qualifient de civilisés. » Ainsi la faculté de rechercher la vérité serait apparue un beau jour chez les peu- ples civilisés comme une création spontanée sortant du néant. Comment M. Ward ne voit-il pas que les causes qui agissent sous nos yeux sont les mêmes qui ont toujours agi dans le passé? Les hommes ont cherche, de tout temps, à connaître la vérité, et les découvertes les.plus anciennes ont été faites par les mêmes procédés intellectuels qu’à notre époque. II a fallu autrefois autant de génie pour inventer la voile qu’il en a fallu au x1x° siècle pour inventer la locomotive. Novicow. — Darwinisme. 47 CHAPITRE XVI LES FAITS ECONOMIQUES La science économique est profondément imprégnée de darwinisme social. Ses adeptes les plus illustres répètent à lenvi que tout le progrès de l'humanité vient de la concurrence. Or, la concurrence est une forme spéciale de la lutte pour l'existence, plus miligée, assurément, que l’homicide direct, mais encore parfois assez impitoyable. La concurrence peut amener, en effet, une diminution d'intensité vitale pour le vaincu, et même la mort, dans un délai plus ou moins prolongé. D'autre part, un grand nombre d'individus considèrent le commerce comme un véritable combat. Beaucoup de personnes comprennent déjà que les guerres de religion sont terminées, mais presque tout le monde affirme encore que les guerres éco- nomiques, pour la conquête des marchés, sont inévitables, et qu'elles dureront jusquà la fin des temps. Les marxistes, eux, font, de la lutte des classes, la base même de leur doctrine, le pivot de leur conception de l'univers. En un mot, dès qu’on pénètre sur le terrain économique, l’antagonisme entre les hommes semble un élément de la vie qui paraît devoir être éternel. IL ne faut pas s'étonner de cette étroite parenté entre l’économie politique et le darwinisme. On n'ignore pas que Charles Darwin à puisé dans les écrits de Malthus l’idée première de la lutte pour la vie et de la survivance des plus aptes. Malthus a montré que le globe terrestre LES FAITS ÉCONOMIQUES 259 ne pouvait pas nourrir les hommes qui vivaient de son temps, que les mortels se livraient un combat acharné pour s'arracher les subsistances, que, dans ce combat sans pitié, les plus forts écrasaient les plus faibles et que, les plus forts survivant seuls, la race humaine allait s’amélio- rant. C’est exactement la théorie que Darwin appliqua à l’ensemble des êtres vivants. Il transporta les conceptions de la sociologie dans la biologie. De nos jours, nous assis- tons au mouvement inverse. Les conceptions de la biolo- logie, transportées directement dans la sociologie, ont fait naître les doctrines que ce livre a pour but de com- battre. Lorsqu'on aborde le domaine économique, la première question qui se présente est celle des subsistances. J'en ai déjà parlé à différents points de vue’, mais elle est si importante que je me permettrai d’en dire encore quel- ques mots dans ce chapitre spécial. J'ai cité la phrase de Ratzenhofer : « Les produits ali- mentaires se faisant rares, par suite de l’accroissement de la population, les individus et les collectivités furent pous- sés à la lutte pour l'existence. » [lajoute, dans un autre pas- sage du même travail : « Les hommes n'auront plus de raison de se combattre alors seulement qu'ils cesseront d'augmenter en nombre”. » M. de Molinari dit”, de son côté : « L'augmentation naturelle de la population, dimi- nuantles moyens de subsistance chezles tribus guerrières, les poussa à se jeter sur les sociétés voisines pour les pil- ler. » Il répète cette idée à satiété dans presque tous ses ouvrages. C’est une opinion presque universelle que les hommes ont commencé à se combattre lorsqu ils ont man- qué de subsistances, ou, en d’autres termes, lorsqu'ils se sont trouvés à l’étroit sur le globe. Pour cette raison, on 4. Voir pp. 1462 et 208. 2. Sociologische Erkenntniss. pp. 245 et 199. 3. Journal des Économistles, du 15 avril 1907, p. 22. 260 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE a assimilé la guerre aux combats des animaux qui se jet- ‘ent sur leur proie pour se nourrir’. J'ai déjà montré, dans le chapitre des romans anthropo- logiques, que l'accroissement de la population était insen- sible dans les temps primitifs. Je veux prouver mainte- nant ce fait par un calcul. Imaginons que le territoire actuel de la France ait eu seulement 1.000 (mille) habi- tants il y a vingt-deux mille ans, et que la population ait doublé tous les 1.000 (mille) ans. À ce compte, il y aurait eu, sur ce territoire, 1.042 millions d'habitants à l'époque de la naissance du Christ. Or, il v en avait alors à peine 6. Le doublement en mille ans suppose un accroissement des plus faibles. De nos jours, nous constatons des double- ments en des temps dix fois moindres. On peut se repré- senter combien l'accroissement a été lent, puisque le simple doublement en mille ans ayant dù produire 1.042 millions d'habitants, le nombre réel n’était que 6 millions! On voit donc que, pendant une très longue période, les hommes n'ont pas pu constater le moindre accroissement de population. Ce n'est donc pas cela qui a pu les pousser à se combattre. Les choses se sont pas- sées d’une facon tout à fait différente. L'homme, ayant été d’abord fructivore, a commencé par habiter des régions chaudes, où les fruits nutritifs se trouvaient en abondance. Il n’a pu envahir les régions moins fortunées que lorsqu'il a appris à se créer des ressources, soit par la chasse, soit par l'élève du bétail. La colonisation humaine se portait des contrées les plus avantagées vers les contrées tes moins avantagées au fur et à mesure que l’homme apprenait à mieux adapter le milieu à ses convenances. C'est ici l’occasion de signaler une autre inconséquence des darwiniens. Ils disent que, lorsque les hommes man- quaient de subsistances, ils se jetaient sur les voisins. Mais pourquoi ces voisins devaient-ils en avoir en plus grandes 1. Voir plus haut, p. 20$. LES FAITS ÉCONOMIQUES 264 quantités ? Les hommes primitifs étaient tous plus ou moins égaux en capacités, comme le sont, de nos jours, les animaux. Pourquoi une tribu aurait-elle su se procurer plus de subsistances qu’une autre ? Et, si une tribu avait plus de capacités pour produire des aliments, elle devait aussi en avoir plus pour faire la guerre et repousser l'en- vahisseur. Il est contradictoire d'affirmer que certaines tribus avaient des talents économiques mais pas de talents militaires. La supériorité d’une race se mani- feste parallèlement, en général, dans toutes les branches de l’activité humaine. Il est également impossible d’af- firmer que les envahisseurs faméliques devaient /oujours l'emporter sur les défenseurs repus. On a de nombreux exemples de bandes de pillards qui ont été massacrées jusqu’au dernier homme par les premiers possesseurs du sol. La résultante générale dans le genre humain a été le triomphe des sédentaires repus sur les envahisseurs faméliques, puisqu'en définitive la civilisation l’a ‘em- porté sur la barbarie et l'a domptée. On voit donc qu’à supposer même que les hommes se soient jetés sur leurs voisins parce qu'ils manquaient de subsistances, ce moyen de s’en procurer n’a pas toujours été efficace. Quand on affirme que les hommes, manquant de sub- sistances, se sont jetés sur les voisins, on oublie la loi universelle, que la force suit la ligne de la moindre résis- tance. Si les hordes primitives avaient dévoré les fruits d'une région, elles pouvaient aller en chercher dans une autre (comme font les animaux), mais cela ne les for- cait nullement à attaquer leurs semblables qui étaient pour eux les adversaires les plus dangereux. Quand on songe que la densité de la population du globe a été long- temps d’un individu par 100 kilomètres carrés, on peut se représenter combien la lutte entre tribus pour s'empa- rer des arbres fruitiers était peu probable. La loi qui pousse la force dans la direction de la moindre résistance est éternelle. Nous la voyons s'appliquer sous RE cts u PE ere ET : Vi . 4h, os 19 62 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE nos yeux. Tout individu cherche à s'établir dans le pays où il peut gagner le plus d'argent avec le moindre effort. C'est cette loi qui transporte, de nos jours, des millions d'émigrants aux États-Unis d'Amérique. La loi du moindre effort a produit toute la civilisation humaine. Les hommes, par exemple, n'ont pas domes- tiqué les animaux parce qu'ils ont manqué de gibier à un certain moment, mais pour avoir constamment de la nour- riture animale avec un moindre effort. Placé dans l’alter- native de combattre ses semblables ou de combattre les animaux, l’homme a préféré la combinaison la moins ‘dangereuse eta combattu les animaux. Puis, de la chasse, il a passé insensiblement à l’élève du bélail, car le premier animal de boucherie a été un animal sauvage pris à la chasse et conservé vivant comme réserve alimentaire. Rien de plus contraire à l’observation, d'ailleurs, que de prétendre que la guerre a commencé parmi les hommes parce qu ils ont manqué de subsistances. Les faits contem- porains ne confirment nullement cette idée. Les États-Unis d'Amérique avaient à peine deux millions d'habitants au xvi° siècle. Cela faisait un individu par cinq kilomètres carrés. Des troupeaux de bisons innombrables étaient dis- persés dans cette immense solitude. Les Peaux-Rouges ne manquaient nullement de subsistances. Ils se faisaient pourtant la guerre. Donc, la guerre ne venait pas chez eux de la nécessité de se disputer les aliments. S'il en était ainsi au xvi° siècle, pourquoi ne pouvail-il pas en être ainsi dans les temps primitifs, où la population était encore beaucoup plus clairsemée ? Admeltons pourtant, pour être agréable à nos adver- saires, que la lutte pour l’existence commenca entre les hommes parce qu'ils manquèrent de subsistances. Dans ce cas, celle lutte aurait dù cesser à partir du moment où les hommes ont su se procurer par le travail une quantité de subsistances indéfinie. La lutte pour l'existence aurait dû prendre fin. dans certaines régions (l'Égypte et la “y ge Tr ER ve 4 AS AR rr ÉAAE QE, EU LA Une AE RS AS Le L " C4 LES FAITS ÉCONOMIQUES 263 Chaldée, par exemple), il y a déjà dix mille ans. Il n’en a pas élé ainsi. Donc, on n'est pas en droit d'identifier les guerres humaines avec les tueries qui se produisent entre animaux en quête d'aliments ; on n’est pas en droit d’iden- tifier les phénomènes biologiques avec les phénomènes sociologiques. Dans ce cas spécial, non seulement ils ne sont pas identiques, mais ils sont diamétralement opposés. Les ani- maux se massacrent entre espèces différentes, parce qu’ils manquent de subsistances ; les hommes se massacrent entre eux, justement parce qu'ils en ont. Cela semble paradoxal, et cependant c’est parfaitement vrai. Lorsqu'en 1904 les Japonais ont débarqué un million de soldals en Mandchourie, ils les ont pourvus de tous les aliments qui leur étaient nécessaires en tirant ces aliments de leur propre pays. Si les Japonais n'avaient pas eu des À ) P aliments en abondance, ils n'auraient pas pu en fournir à : leurs soldats qui seraient morts de faim et n'auraient pas pu faire la guerre. D'autre part, si les Japonais n'avaient pas eu d'aliments, ils n'auraient pas pu, non plus, nourrir les non-combattants restés dans leurs foyers, et ceux-ci aussi seraient morts de faim. Il en à été ainsi partout et toujours. Et lorsqu'on viendra me dire que nos ancêtres ouvaient vivre en pillant le voisin, je répondrai qu’ils le : »] pouvaient seulement à condition que le dit voisin eût aceu- mulé des réserves alimentaires suffisantes pour se nour- rir lui-même el pour nourrir les vainqueurs. Essayez de nourfir une armée de 100.000 hommes au Groënland sur le compte des Esquimaux. De loutes les facons, la produc- tion des denrées alimentaires précède la gue:re. On ne l’entreprend que lorsqu'on en possède des quantités suffi- santes, et chez l'envahisseur et chez l’envahi. Il est ridicule de venir affirmer qu’Alexandre le Grand a entrepris la conquête de la Perse, César celle de la Gaule et Cortez celle du Mexique, parce qu'ils manquaient de subsistances. Si donc la guerre-est une forme de la lutte 26% ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE pour l'existence, elle est une forme complètement diffé- rente de celle des animaux qui combattent pour se procu- rer des aliments. Il y à une autre différence fondamentale entre l’anima- lité et l'humanité. La lutte entre les hommes n’augmente pas la quantité de subsistances dont ils peuvent disposer, elle la diminue. Le lion qui ne tue pas un certain nombre d'antilopes dans sa vie manque de subsistances et doit mourir de faim. Mais les hommes, s'ils n'avaient jamais tué leurs semblables, non seulement n'auraient pas man- qué de subsistances, mais en auraient eu beaucoup plus. La guerre n'a jamais pu procurer de produits alimentaires, puisque ces produits sont tirés du sol et que la guerre empêche précisément de pratiquer cette opération. La différence fondamentale entre les animaux et l’homme, c'est que les premiers ne savent généralement pas repro- duire les subsistances d’une facon artificielle, tandis que le second sait les reproduire. Cette différence fondamen- tale établit une division tranchée, un abime entre les phé- nomènes biologiques et les phénomènes économiques. Par suite, les théories applicables aux uns ne le sont nullement aux autres. On arrive même à une opposition complète, et l'on peut affirmer que l’homme n’a jamais fait la guerre parce qu'il à manqué de subsistances, mais qu’il a manqué de subsistances parce qu'il a fait la guerre. De nos jours, le territoire des États-Unis nourrit 88 millions d'hommes (GiF pourrait en nourrir facilement 600 millions). Au xvi® siècle, il n’en nourrissait que 2 millions. Qui osera jamais affirmer que l'immense surcroit de produits ali- mentaires tiré de leur sol aurait jamais pu être obtenu par les Américains au moyen de la guerre ? Tout le monde comprend que ces produits viennent de l’agriculture et de l'industrie. Ainsi donc, loin que les luttes entre semblables aient eu pour effet de procurer des subsistances aux hommes, elles ont eu pour effet de les en priver. Et il en a été 7, La ci W LES FAITS ÉCONOMIQUES 265 ainsi de tout temps, aussi bien au moyen âge qu'à l’époque paléolithique. Le travail de l'adaptation de la planète (agriculture, domestication des animaux, etc.) a commencé depuis la plus haute antiquité. Le travail seul a fait augmenter les subsistances. Toujours la guerre les a diminuées. Les économistes darwiniens tombent dans une contradiction complète en affirmant que la guerre a pu procurer des subsistances. C’est comme s'ils disaient que, moins l’homme produisait d'aliments, plus il avait d'aliments ! M. de Molinari estime que, depuis un siècle, la richesse a au moins quadruplé pour l’ensemble des nations appar- tenant à notre groupe de civilisation, alors que la popula- Lion à seulement doublé. Il en a toujours été ainsi, à toutes les époques. Lorsque les hommes s’adonnaient au travail productif, les subsistances augmentaient plus vite que la population, et chaque individu pouvait être mieux nourri’. Lorsque les hommes commencaient à se massa- crer et cessaient de travailler, les subsistances tombaient de beaucoup au-dessous du niveau habituel et la faim augmentait la mortalité dans des mesures énormes. De 1618 à 1648, l'Allemagne perdit le tiers de sa population. Il en a toujours été comme à l’époque de la guerre de Trente ans. Toutes les fois que des tribus sauvages se livraient des combats, elles diminuaient la somme de leurs subsistances ; toutes les fois, au contraire, qu’elles s’al- liaient, elles les augmentaient. Ainsi donc, pour résumer ce qui vient d’être dit, l’homme n'a pas été poussé à massacrer ses semblables parce qu'il manquait de subsistances, et il en a d’autant plus manqué qu'il a procédé à ce massacre sur une plus vaste échelle. Par ce prétendu manque de subsistances, les darwiniens veulent nous faire accroire que l'homicide collectif, entre 1. « Le territoire de l'Allemagne, dit M. H. Lichtemberger (L'Allemagne moderne, p. 37), nourrissait à peine 25 millions d'hommes au commence- ment du siècle dernier, et cela dans des conditions très dures. Maintenant il en nourrit 60 millions dans des conditions beaucoup plus larges. » 266 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE les hommes, était une nécessité inéluctable, à laquelle il était impossible d'échapper dans les temps primitifs. Rien n'est plus faux. L'humanilé pouvait y échapper toujours par la production des denrées alimentaires ; et la preuve qu'elle pouvait y échapper, c’est que l'immense majorité des hommes {les travailleurs) a toujours choisi la voie de la production. Seule une infime minorité a pris l’autre voie, celle de la spoliation, et cela dans un temps relati- vement récent. C’est une très profonde erreur, également, de croire que l’homme fait une exception aux lois générales de la biologie. Tous les êtres qui peuvent s’allier ont Le plus de subsistances lorsqu'ils ne se combattent pas. Si les abeilles passaient leur temps à se massacrer les unes les autres, elles ne pourraient pas accumuler beau- coup de miel dans leurs ruches. Alors le nombre des abeilles diminuerait dans le monde, d’abord par la mort immédiale des combattantes, ensuite par la mort lente des non-cômbaltantes, périssant faute de subsistances (car la quantité de miel aurait été en raison inverse du nombre des travailleuses tombées sur les champs de bataille et du temps perdu pendant les hostilités). Enfin, une troisième cause de la diminution des abeilles eût été qu’une quan- tité de larves, qui auraient pu éclore dans des temps tran- quilles, n'auraient pas pu éclore dans les temps agités, faute de nourriture et de soins. De plus, les abeilles qui auraient survécu auraient été forcées de mener une exis- tence plus languissante, faute d'avoir assez de miel dans leurs ruches. Ces abeilles auraient été plus pauvres, comme nous disons en langage humain. C’est exactement la siluation du peuple allemand par suite de la guerre de Trente ans. L'Allemagne perdit alors le tiers de sa popu- lation ; les deux tiers restants, tombés dans une misère profonde, durent mener une existence déprimée et lan- guissante. LES FAITS ÉCONOMIQUES | 267 Il « Comme la mise en culture des végétaux alimentaires, dit M. de Molinari :, la domestication des animaux comes- tibles eut pour cause déterminante la pression de la con- currence. À mesure que la population des tribus carni- vores se multipliait, la concurrence pour l'acquisition des subsistances devenait plus vive entre leurs membres; les moins vigoureux, les moins courageux, les moins agiles ne parvenaient qu'avec un redoublement d'efforts et de peine à atteindre le gibier, devenu relativement plus rare. [ls'étaient donc excités à rechercher un procédé qui leur procurât la subsistance plus sûrement et avec moins d'efforts, ou, ce qui revient au même, rendit leurs efforts plus productifs. Le plus intelligent d’entre eux, encore un homme de génie, découvrit ce procédé en s’avisant de différer la consommation des animaux dont il s’'emparait, en veillant dans l'intervalle à leur conservation et à leur reproduction. » Ce passage montre que, selon M. de Molinari, c'est la concurrence qui a fait inventer la domestication des ani- maux. La plupart des économistes pensent comme M. de Molinari et affirment que c’est la concurrence qui a réalisé tous les autres progrès techniques de la produce- tion. Comme la concurrence est une forme spéciale de La lutte pour l'existence et comme le progrès lechnique a fait en somme la ecivilisalion, la conclusion s'impose loujours la même : la lutie entre les hommes a produit la eivili- sation; sans la lutte entre les hommes, la slagnalion aurait été éternelle et notre espèce ne serait Jamais sortie de la sauvagerie. Par ce chemin l'économie politique est ramenée encore une fois en plein darwinisme. A la vérité, comme je l'ai dit, il y une différence sensible entre la concurrence et la 1. Journal des Économistes du 15 mars 4907, p. 325. 268 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE tuerie directe. C’est certain. Cependant la concurrence, en limitant les bénéfices du vaincu, peut l’acculer parfois à la misère complète et à la mort par inanition. Par suite, la concurrence est une forme, mitigée il est vrai, de la lutte pour l'existence, mais une forme qui encore, à l'occasion, peut devenir fort dure. Je suis loin d'affirmer que la concurrence n'existe pas parmi les hommes et ne produise pas des effets très impor- tants, les uns avantageux, les autres funestes. Je veux seulement établir que la question de la concurrence est considérée à un point de vue unilatéral, et partant com- plètement faux, par la plupart des économistes de notre temps. Aussi les objections se présentent-elles en foule contre la thèse, formulée tout à l'heure par M. de Molinari, que le progrès est dû à la concurrence entre les hommes. Tout d'abord, l'objection du roman anthropologique. Aucun témoin n'a assisté au moment où l’homme a domestiqué les animaux pour la seule raison que le gibier se faisait rare par suite de l'accroissement de la population. Cette manière de présenter les faits est une pure hypothèse subjective, sans la moindre base historique. Mille indices démontrent que les choses ne se sont nullement passées comme le pense M. de Molinari. En premier lieu, la comparaison avec les animaux. Les écu- reuils font des approvisionnements pour l'hiver. Ils ne sont pas poussés à cet acle par la concurrence de leurs semblables, puisque les écureuils vivent solitaires. Ils y sont poussés par le désir du #nieux-être, par le désir d’é- viter la souffrance et de préserver leur vie. Un certain nombre d'animaux construisent des demeures très com- plexes, fort bien accommodées à leurs besoins et remplies d’approvisionnements pour la mauvaise saison ‘. De même 1. Voir le très intéressant ouvrage de M. P. Pétrucci, Les origines nalu- reiles de la propriété. (Bruxelles, Misch et Thron, 1905.) En général, tous . les avantages que possède l'homme sont le prolongement ‘es inventions réalisées auparavant par les animaux. L'adaptation du milieu aux conve- LES FAITS ÉCONOMIQUES 269 l’homme a constamnent tendu aux mieux-être, et c'est par suite de cette force inhérente à toute créature animée qu'il a pu se multiplier. Ainsi l'homme a essayé de se cons- truire des demeures confortables, chauffées en hiver, pour se préserver des souffrances que cause le froid. Par suite de la construction de ces demeures, la mortalité des enfants et des adultes est devenue moindre et la popula- tion a pu augmenter. L’homme n'a pas construit des mai- sons chaudes parce que la population avait augmenté; il n’a donc pas été poussé à réaliser ce progrès par la con- eurrence provenant de l'accroissement de la population, il n'y a pas été poussé par une pression de ses semblables. Non; l'homme a construit des maisons chaudes sous la pression du milieu physique et, parce que, grâce à sa plus haute intelligence il a su parer, mieux que les autres ani- maux, aux inconvénients de ce milieu, il s’est multiplié considérablement et il a pu occuper toute la surface du globe. L'homme n'a pas construit des maisons chaudes parce qu'il avait plus d'enfants, non ; ses enfants ont sur- vécu en plus grand nombre parce qu'il s'était construit des maisons chaudes. La même chose est arrivée pour la domestication des animaux (voir plus haut, p. 267). Cette domestication a élé opérée en vertu du même ensemble de forces psychi- ques qui pousse les écureuils à accumuler des approvision- nements pour l'hiver. Elle a été opérée par le désir du mieux-être. La concurrence, dans ce cas, n’a pas plus été une cause déterminante pour l'homme que pour l'écureuil. H ne faut pas oublier qu'à l’époque primitive les hommes étaient extrêmement clairsemés sur le globe. Il y avait peut-être un seul individu sur 10, sur 20, ou mème sur 30 kilomètres carrés. 11 s'est passé des centaines de mil- liers d'années avant que les hommes se sentissent ser- nances de l'organisme (ce qui est à proprement parler la production éco- nomique) est pratiquée par tous les êtres vivants, mais sur des échelles très variées. " RS M A ER OR TIRE ONE PTE 19 70 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE rés'. Les progrès que l’homme a réalisés pendant cette longue période, la plus longue de son histoire, ne se sont donc pas accomplis sous la pression de la concurrence. Donc la concurrence n'est pas la cause du progrès. Pour ce qui est de la domestication des animaux, en particulier, elle s'est opérée à une époque où la densité était peut-être de moins d'un habitant par kilomètre carré. Comment peut-on aflirmer alors qu'elle provenait de la rareté du gibier? Le gibier était-il rare dans l’Amérique du Nord avant l’arrivée des Européens, quand des millions et des millions de bisons erraient dans les prairies où les hommes n’exislaient pour ainsi dire pas? M. de Molinari transporte dans les temps primitifs des conjonctures qui n'ont pu se produire que de nos jours et dont l'idée vient, précisément, chez lui de la hantise de la concurrence. Alexandre Selkirk (le matelot anglais, abandonné sur une ile déserte, qui a donné l’idée de Robinson Crusoé) a vécu quatre ans sans aucun rapport avec les hommes; il n'aurait pas pu vivre quatre minutes sans rapports avec le milieu physique, puisque chaque respiration est un de ces rapports. On voit quelle infime importance ont les relations entre les hommes quand on les compare aux relations avec le milieu. Toutes les fois qu'on attribue le progrès à la concurrence et non au désir d'adapter le milieu, on commet l'erreur fondamentale d'oublier l’exis- tence de l’univers. Les progrès de la civilisation ne vien- nent pas des luttes entre les hommes, ils viennent de la lutte contre la nature. Les économistes ne se seraient jamais égarés dans une impasse de ce genre s’ils avaient appliqué la théorie des causes actuelles. Considérons, par exemple, l'invention des appareils frigorifiques qui seront certainement un tournant de l'his- toire de notre espèce. Quelle a été la raison qui a poussé à 4. Encore au commencement de notre ère, l'Europe septentrionale était upe vaste solitude. LES FAITS ÉCONOMIQUES 271 leur création ? Le désir de se délivrer des souffrances pro- venant de l'extrême chaleur, le désir du mieux-être, etnul- lement le désir de se délivrer de la concurrence de quel- qu'un. Les appareils frigorifiques n’existaient pas à un certain moment, et celui qui a cherché à les construire n'avait à lutter avec la concurrence de personne. Il n’était donc pas poussé à cette invention par la pression de ses semblables, mais par la pression du monde extérieur. Le jour où un appareil frigorifique sera placé dans chaque maison à côté du poêle, cette maison sera chaude en hiver et fraiche en été. Il y aura donc une adaptation plus com- plète du milieu aux convenances de l’homme, donc une plus grande somme de bien-être”. Ce qui est vrai des appareils frigorifiques l’est égale- ment de toutes les autres inventions accomplies par le genre humain dans sa longue et douloureuse histoire. L'homme qui, le premier, a songé à la voile, n’y a pas été poussé par la concurrence d'un autre homme, puisqu'il était le premier. Il y a été poussé par Le désir de s’épargner Ï a 5si ieux-être*. L’in- la peine de ramer, donc par le désir du mieux-être*. L’in vention de la voile n’a pas. non plus été occasionnée par la concurrence des rameurs. Il faut qu'il existe déjà des métiers similaires pour que la concurrence s’établisse entre eux. Par exemple, un individu a pu être amené à 1. L'application, en grand, des appareils frigorifiques fera pour les pays tropicaux ce que les appareils de chauffage ont fait pour les climats rigoureux. L'homme est né dans une région chaude. Par sa constitution physique, il n'est pas naturellement préservé contre le froid. L'homme n’a pu s'établir dans les régions septentrionales que lorsqu'il eut inventé les vêtements et les appareils de chauffage. Les appareils frigorifiques per- mettront aux blancs de vivre sous les tropiques sans avoir besoin de s’y acclimater physiologiquement. Aa lieu donc d'adapter leur constitution somatique au milieu équatorial (ce qui est très long et pas toujours possible), ils adapteront le milieu équatorial à leur constitution soma- tique. Je le répète, cela ouvre une nouvelle page de l'histoire de notre espèce. Je ne parle même plus de l'importance des frigorifiques au point de vue du transport des denrées alimentaires. Grâce à eux. la Nouvelle- Zélande peut envoyer maintenant du beurre frais à Londres! Il y a un siècle à peine, celui de Normandie ne pouvait pas y arriver! Grâce aux frigorifiques, le globe entier devient un marché unique pour {oules les denrées alimentaires. 2. Voir plus haut, p. 182. ; RUE Pie, — 12 re Sonia à be 4e à 212 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE faire une rame plus longue ou plus forte, afin de battre les autres rameurs. Mais il ne peut pas être poussé par la concurrence à inventer un instrument complètement nouveau, auquel personne n'avait jamais songé aupara- vant. On ne peut être poussé à set acte que par le désir d'exercer la maîtrise sur la nature. Le premier indi- vidu qui a songé à une machine à écrire n’était pas un scribe, ruiné par la concurrence de ses collègues; c'était un individu voulant trouver moyen d'écrire plus vite qu'avec la plume, précisément pour faire une économie de temps, en d’autres termes pour assurer plus de mieux- être et à soi et aux autres. On a créé la bicyclette, l’au- tomobile, et maintenant l’aéroplane pour vaincre l’espace. Longtemps ces inventions n'ont éfé que des sports dont on ne cherchait pas à tirer un profit indirect. « Les grandes évolutions et révolutions de l’industrie humaine, dit Gabriel Tarde, sont marquées par certaines inventions capitales. Telle est celle de la charrue, qui n'est pas venue de la guerre et mème de la concurrence des agriculteurs primitifs : telle est l'invention des mou- lins à eau, des métiers à tisser, de la machine à vapeur. J’ajouterai à cette liste le feu, la roue, la voile, l'imprime- rie, la photographie, le télégraphe, le téléphone ‘. » C'est toujours l'invention qui a été la cause des progrès du genre humain. Et cela, par la plus élémentaire de toutes les raisons, c'est que le progrès consiste dans l’adaptation du milieu aux fins de l'individu ou, si l’on veut, dans l'établissement d'un équilibre de plus en plus complet entre notre moi et le monde extérieur. Ce n’est pas sous l'impulsion de la concurrence entre êtres semblables que se sont réalisés les progrès biologiques : l'œil, l'oreille, le système nerveux. En biologie comme en sociologie, la concurrence entre semblables est un phénomène absolu- ment négligeable en comparaison de l’action du milieu 4. Cité par A. Fouillée. Les Éléments sociologiques de la Morale. Paris, F. Alcan, 1905, p. 192. a LES FAITS ÉCONOMIQUES 273 physique. Il en est exactement de mème pour les relations humaines qui ne font, en aucune facon, exception à la règle générale. Les économistes oublient toujours que le but de Facti- vité humaine est précisément la maîtrise sur la nature, en d’autres termes l'adaptation du milieu. Les médecins qui travaillent jour et nuit pour trouver un remède contre la tuberculose ont précisément cette maîtrise er vue. En effet, quand on trouvera le moyen de vaincre cette épou- vantable maladie, notre corps sera comme immunisé contre elle, donc comme mieux adapté à un milieu qui contient des milliards de microbes pathogènes. Les méde- cins qui cherchent le remède contre la tuberculose n'y sont pas poussés par la concurrence de leurs collègues. Ils n’y sont même pas poussés par l'amour du lucre. Assurément, le médecin qui guérirait la phtisie serait millionnaire le lendemain ; mais le but de son activité est la découverte du remède et non l'acquisition des millions. Si les mil- lions étaient Le seul but, il se ferait spéculateur et non pas médecin. Nous voyons maintenant certaines inventions passer par trois phases : le laboratoire, le sport, l'industrie pratique. Aujourd'hui, l'aviation se trouve encore à la phase du sport. Les aviateurs sont généralement des gens riches qui ne regardent pas à la dépense. « Ils consacrent leurs revenus à la salisfaction de leur désir... Ainsi quelques- unes des principales améliorations pratiques de notre époque ont été dues à l’amusement », dit M. Piobb'. Ce que cet auteur appelle amusement est, en réalité, la maitrise sur la nature. Tous les moyens de locomotion perfectionnés ont pour but de supprimer l’espace, c’est- à-dire de nous donner en quelque sorte lubiquité, de nous faire dieux dans une certaine mesure. Mutatis mutandis, les inventions anciennes, depuis la 4. Voir la Aevue du 15 novembre 1908, pp. 205 et 212. Novicow. — Darwinisme, 15 214 ERREURS SPÉCIALES DE L ORDRE SOCIOLOGIQUE période paléolithique, ont suivi la même marche que les inventions modernes. Où est alors, dans tout cela, la lutte entre les hommes, seule cause du progrès selon les darwi- niens? On voit donc combien leur point de vue est unila- téral, donc faux. Une autre raison, pour laquelle la concurrence n'a pas la grande importance que lui attribuent les économistes, vient encore d’une loi fondamentale de la biologie. Toute créature vivante fuit la douleur et recherche le plaisir, donc toute créature aspire au mieux-être. Par suite de cette loi universelle de la vie, la demande des produits doit, généralement parlant, toujours dépasser l'offre. L'homme est insatiable. Après avoir inventé les lampes à gaz, qui lui donnent beaucoup plus de lumière que les lampes à huile, il imagine le manchon à incandescence. Des gens qui naguère se trouvaient contents d’un éclairage égal à dix bougies veulent, depuis l'invention de l'électri- cité, des éclairages de cinquante et de cent bougies. Il en a été ainsi pour toute chose depuis les {temps les plus reculés. C’est dans ce sens que la demande à toujours dépassé l'offre et la dépassera toujours. La concurrence n’a pas lieu d'exercer ses effets en pareil cas. On ne cultive pas son champ mieux que Île voisin pour écraser le voisin. On le cultive mieux pour en üirer plus de subs- tances alimentaires, donc pour avoir plus de bien-être en les consommant soi-même ou en les transformant, par lPéchange, en utilités de tout genre. En temps normal, dans toute société humaine, la demande des produits doit tou- jours dépasser l'offre. C’est seulement en cas de désordres, de guerre, de despotisme ou de spéculations frauduleuses, c'est-à-dire seulement en cas de maladies sociales, qu'il n’en est pas ainsi. Quand les sociétés se trouvent à l'état sain, les fabriques ne doivent jamais pouvoir suffire aux commandes et tous les jours il doit se bätir des fabriques nouvelles, tous les jours l'aire des terrains cultivés doit aller en s'étendant. Or, dès que la demande dépasse l'offre, les mauvais effets de la concurrence sont presque com- plètement annulés. Je suis loin de contester qu'il y a parfois surproduction et que les industriels doivent se livrer à des opérations très actives pour faire venir l’eau à leur moulin. Certains producteurs peuvent fort bien se tromper dans leurs cal- culs et peuvent vèrser sur les marchés plus d’artieles que le publie n'en réclame à un moment donné‘. Les produc- teurs seraient heureux de ne pas commettre cette faute. LES FAITS ÉCONOMIQUES 275 Leur intérêt les pousse précisément à proportionner leur offre aux demandes du marché. Mais les industriels ne sont pas des dieux. N'ayant pas l’omniscience, ils se trompent et subissent des pertes parfois très considé- rables. Au fur et à mesure que les informalions se mul- tiplieront et que les statistiques seront mieux faites, les erreurs pourront ètre plus facilement et plus complè- tement évitées. Les socialistes appellent inorganique la production faite au hasard. Ils prétendent que, lorsque l'État aura centralisé toute la production, l'État omnis- cient connaîtra exactement les besoins du public. Alors la production deviendra organique, alors il n’y aura plus de gaspillage. C'est une bien vaine illusion de croire que l'État saura mieux que l'intérêt particulier proportionner l'offre à la demande. Mais l'observation des socialistes est parfaitement juste au point de vue général. Assuré- ment, si la production pouvait devenir complètement organique, la concurrence exercerait le minimum de pres- sion. Est-ce à dire que le genre humain devra tomber alors dans la misère? Comment soutenir un pareil paradoxe ? Il reviendrait à affirmer que, lorsqu'on perdra moins 1. Mais ce phénomène n’est pas toujours interprété dans un sens exact. Fort souvent il n y a pas en réalité surproduclion, H y a sous-production : ce n’est pas le public qui ne veut pas d'un article, c'est seulement que, par suite de circonstances adverses, il n’est pas en état d’en fournir la contre-valeur. Il n’y a qu'à le distribuer gratuitement pour le voir enlever en quelques heures. k 276 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE de temps à élaborer des produits dont personne ne veut, on aura moins de produits ! Tout le monde comprend que c'est Juste le contraire. Il me semble découler de tout ce qui précède que la thèse des économistes darwiniens ne soutient pas la cri- tique. Non, le progrès du genre humain ne vient nulle- ment de la concurrence, c'est-à-dire de la lutte entre les hommes. Il vient, en majeure partie, de la lutte contre la nature. Cette dernière lutte est menée par l'invention et l'organisation du travail. À supposer même que la lutte entre les hommes cesse un jour complètement, pourvu que l’organisation du travail et les inventions techniques continuent à se perfectionner, l'humanité continuera à progresser. Il faudrait être complètement aveugle pour nier la con- currence économique. On pense bien que je ne songe pas un seul instant à contester ce fait universel. La concurrence économique a des effets bienfaisants et des effets malfai- sants. Les économistes ont exposé les premiers et les socialistes les seconds avec une abondance de détails qui en font des faits très connus. Mon but a été de montrer l'erreur profonde dans laquelle tombent les économistes darwiniens lorsqu'ils attribuent à la seule concurrence les progrès de la production. [II Un autre aspect du darwinisme économique consiste à considérer le commerce comme un combat. Le président de la commission des douanes de la chambre des députés française, M. L. Klotz, s'exprime comme il suit, dans le Matin du 233 janvier 1908 : « Les armes défensives de notre législation de 1892 restent entre nos mains démodées et inefficaces : contre un lebel nous conservons un chassepot. Nous sommes altaqués. défendons-nous !.. Notre tarif minimum est un sabre de di ” ce , LES FAITS ÉCONOMIQUES 257: | bois. Nous ne devons pas plus désarmer la France sur le terrain économique que sur le territoire. Nous avons le devoir de mettre en bon état de défense la production nationale qui constitue notre fortune. Le régime de la paix armée existe sur le terrain économique : préparons nos armes. » Montrant par la statistique la situation prépondérante des États-Unis’, la Revue scientifique dit : « Cette intensité de production toujours croissante est faite pour inquiéter la vieille Europe. » Les Allemands pensent exactement comme les Français. « L'unique chose que peu- vent faire les Européens, dit M. E. Schalk*, c'est, dans la défensive, de se couvrir par des tarifs de douane très élevés, et, dans l’offensive, de se donner une bonne organisation industrielle... Le combat pour la prédominance commer- ciale et industrielle sera livré, d'ici à dix ans, entre l'Amérique (États-Unis), l'Angleterre et l'Allemagne. La lutte finale se passera entre l'Allemagne et les États- Unis, et l'Allemagne devra tendre tous ses nerfs si elle est résolue à ne pas succomber dans le combat. » Une autre raison pour laquelle on assimile le commerce à un combat, c’est la conquête des marchés. Tout le monde comprend que les guerres de religion sont termi- nées. Les guerres pour la conquête des marchés sont l’aberration à l’ordre du jour. Mais on vient nous affir- mer que ce n'est pas une aberration du tout, que ces guerres sont conformes à l’ordre naturel des choses et que, par suite, elles seront éternelles. Toujours, prétend- on, le « fer appellera l'or», selon l'expression de M. Méline. Les économistes n'osent pas dire nettement que les guerres pour la conquête des marchés font la civilisation, mais on le dit pour eux. En effet, si « le fer appelle l'or », c’est le fer qui fait ia richesse et, comme richesse et civilisation 1. Ainsi, pendant que la superficie des États-Unis est de 6,2 p. 100 par rapport à l’ensemble du globe, la production du blé est de 22 p. 100. Beau- coup d'autres articles sont à l'avenant. (Voir le numéro du # juillet 1908, p- 24.) 2. Der Welikampf der Vülker. Iéna, Fischer, 1905, pp. 97 et 245. 278 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE sont des termes en grande partie synonymes, c'est la guerre, de nouveau, qui fait la civilisation. Encore une fois, nous sommes ramenés au darwinisme social. Ilest difficile de commettre une erreur plus grossière que de considérer le commerce comme un combat. Le commerce est l'extrême opposé du combat, c’est l'élément fondamental de l'alliance. C’est un acte d'association, tandis que la guerre est un acte de dissocialion. Il y a antagonisme complet entre le commerce et la guerre. Ce sont deux faits contraires. J'ai déjà montré plus haut, au chapitre 1x, que tout organisme biologique, comme tout organisme social, est formé par la circulation. Le cœur chasse le sang dans les veines et les artères, le sang charrie les substances ali- mentaires, élaborées par les organes digestifs, et la vie de l'organisme humain vient précisémentde cette circulation. Que le sang s'arrête, l'organisme meurt aussitôt. Cela veut dire que les cellules dont il se compose se dissocient. De même dans les sociétés. C'est la circulation vitale qui fait l'unité de l'organisme. Si Bayonne, par exemple, cessait d’avoir des relations quelconques avec la France, elle ne ferait plus partie de la nation francaise. Elle for- merait un organisme social séparé. Or, la cireulation vitale comporte trois aspects : transport des hommes, transport des idées, transport des produits. Celte dernière forme de la cireulalion vitale est le commerce. Comme la cireula- tion vitale est la condilion même de l’association et comme le commerce est un aspect de la circulation, le commerce est, dans une immense mesure, l'élément même de l’as- sociation humaine. Or, comme la guerre est l'élément même de la dissociation, dire que le commerce peut être un combat, c’est dire qu’un acte d'association peut être un acte de dissociation, ce qui est contradictoire. Le com- merce, acte d’associalion, ne peut produire que l’associa- tion, l'extension de plus en plus grande de l'organisme collectif. Ce qui est déduit ici par raisonnement est lin 2 Pine im s'Aasrre nd : à À à fi & # A ae OU De PNR AN SR ga se EE CE Pole he na € LES FAITS ÉCONOMIQUES 279 démontré par des millions de faits de la vie quotidienne. Lorque les relations commerciales deviennent très nom- breuses entre deux groupes sociaux, ils tendent à s’amal- gamer, malgré tous les enfantillages des diplomates et toutes les erreurs des hommes d’État. Quand deux collectivités ne peuvent se passer l’une de l’autre au point de vue économique (c’est le cas maintenant pour la France et l’Angleterre), ces collectivités forment un seul organisme social, comme le champignon et l’algue qui composent le lichen *. Je viens de dire que la circulation prend trois formes : transport des hommes, des idées etdes produits. Or, les deux premières ne sont pas possibles sans la troisième. Quandun Américain vient à Paris, il ya, en premier lieu, transport d'hommes, mais, ensuite, échange de marchandises contre marchandises, ou de services contre marchandises. L’Amé- ricain dinant dans un restaurant échange, en réalité, le pro duit qu'il élabore dans son pays contre les aliments livrés par le restaurateur, à Paris même. C'est aussi bien un com- merce que lorsque des produits alimentaires français sont envoyés aux États-Unis, mais c'est un commerce dont les statistiques des douanes ne font pas mention *. D'autre part, l'Américain prenant une voiture à Paris et la payant vingt francs échange une marchandise (6,45 d'or) contre un service. De même encore pour les idées. Elles ne peuvent circuler que par le moyen d'hommes les pro pageant oralement ou par des écrits. Dans le premier cas, les propagateurs se trouventdans la même situation que les 4. Voir plus haut, p. 86. 2, Il y a deux moyens de faire le commerce : envoyer ses articles au loin ou attirer les étrangers pour les leur vendre sur place. Le dernier moyen est le plus avantageux des deux. On comprend mal encore que l'in- dustrie des étrangers est une des plus lucratives. sinon la plus lucrative qui existe au monde. L'Italie en tire aujourd hui au moin- 500 millions de francs et la France 2.500 millions. Mais c'est un très modeste commence- , ment L'Europe occidentale est l'enfant gâté de ja nature et de l'histoire. Sans doute un jour l’industrie des étrangers y sera appréciée à sa juste valeur et deviendra l’une des plus importantes sources de revenus pour les indigènes. 280 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE touristes. Dans le second, les idées s’incorporent dans des écrits qui sont des marchandises. De toutes les façons, la circulation vilale se ramène au commerce. Celui-ci est donc le phénomène fondamental de l'association. Il me paraît difficile de soutenir que le commerce, pra- liqué sous forme de vente sur place à un individu venu du dehors, est un combat. La première condition pour que ce genre de commerce puisse s'effectuer, c’est que l'étranger ne souffre aucune violence. Sitôt qu'on en exerce contre lui, soit à la frontière, en ne le laissant pas passer, soit à l'intérieur, il ne vient plus, et les bénéfices qu’il apportait ne sont pas réalisés. D'autre part, toute guerre empêche la circulation des personnes et pendant les hos- tilités et longtemps après. Avant 1870, ai-je dit plus haut, Bade, en élé, était un petit Paris. Cela n’est plus. Le nombre des Français qui vont maintenant sur les bords du Rhin est beaucoup moins considérable qu'avant le traité de Francfort. Quand on prend en considération les faits matériels et concrets, on se demande comment des êtres intelligents, n'ayant pas perdu la faculté de raisonner, peuvent affirmer que le commerce est un combat. Un homme qui vient vous offrir un échange peut-il vraiment être considéré comme un ennemi? La séparalion des méliers, la spécia- lisation des tâches, la différenciation des fonctions sont les procédés par lesquels les êtres organisés se perfection- nent et montent aux échelons supérieurs de la hiérarchie biologique. Mais, sans l'échange, aucun de ces procédés n'a la moindre valeur. L’échange est donc le facteur même de l'intensification vitale, en d'autres termes, du bonbeur. Il est donc absurde de le considérer comme un acte d’hostilité. La bienfaisance de cet acte ne peut être en rien annulée ou même diminuée par le fait que les échangeurs se trouvent des deux côtés d'une ligne conventionnelle appelée la frontière de l'État. Cette ligne conventionnelle ne modifie pas plus la nature de l'échange LES FAITS ÉCONOMIQUES 281 que la couleur des cheveux de ceux qui l'opèrent. Ces faits sont l’évidence même. Dès qu'on échafaude des théories en opposition avec eux, on tombe immédiate- ment dans les contradictions les plus formelles. Je veux en signaler seulement une à titre d'exemple. On dit que la guerre ouvre les marchés, que « Le fer appelle l'or ». Rien de plus manifestement faux. C’est juste le contraire: la guerre ferme les marchés. Lorsque les Français ont fait la guerre à Madagascar, ils se sont ouvert ce marché. Mais qu'est-ce que cela signifie, en réalité? Cela signifie qu'ils l'ont fermé à toutes les autres nations. Ainsi la guerre de Madagascar a ouvert un marché de 2.700.000 hommes à 39 millions de Français, mais, en même temps, elle a fermé ce marché à 1.468 millions d’autres producteurs. Affirmer après cela que la guerre ouvre des marchés est le comble de l'illogisme. Voyez d'autre part ce qui se passe partout dans le monde. Quand des États, qui se faisaient auparavant la guerre, conviennent de ne plus se la faire, les marchés s'étendent. Quand des États, qui ne se faisaient pas aupa- ravant la guerre, se placent dans les conditions de pouvoir se la faire, les marchés se ferment. Lorsque les sept souverainetés de l'Italie se sont unies, après 1859, pour former une seule patrie, les barrières de douane qui les séparaient sont tombées immédiatement. Alors l'Italie entière devint un marché ouvert pour Modène, la Toscane ou Naples. Au contraire, lorsqu'en 1814 les Pays-Bas se séparèrent de la France, on établit des douanes entre les sujets de Louis X VIIletceuxdeGuillaume d'Orange. Aujour- d'hui, les nations européennes vivent en hostilité perma- nente. À chaque instant elles peuvent se déclarer la guerre. Par suite, elles ferment jalousement leurs marchés respec- tifs. Les tentatives en vue d'établir actuellement un Zoll- verein européen sont condamnées à un échec certain. Mais il est évident pour tout le monde que, si les nations euro- péennes pouvaient s’urir en fédération, si elles pouvaient se _ Lie 2/4 Pi QUES LAPS RE RIT MER OP LT PRO 282 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE considérer comme membres d'un même corps politique, les barrières douanières disparaîtraient immédiatement entre elles. C’est ce qui est arrivé en Allemagne. Cest parce que les Allemands se sentaient un seul corps moral qu'ils ont consenti à supprimer les douanes entre les différents États composant leur patrie. De même que l’union de l'Italie a ouvert le marché de ce pays entier au duché de Modène, par exemple, l'union de tous les États de notre globe ouvri- rait la totalité des marchés de notre planète à la France, par exemple. Sans la guerre, le marché universel appar- tiendrait à chaque nation. Or, il est absolument impossible de posséder un marché plus étendu que le marché uni- versel. Mais union des nations de notre globe signifie sim plement suppression entre elles de la guerre à l'état d’ins- titution permanente. On voit donc qu'il est absolument impossible de dire que la guerre ouvre les marchés quand c'est, au contraire, elle qui les ferme. EE d'où vient d'ailleurs le protectionnisme féroce qui sévitde nos jours? Il vient, en partie, de ce que les nalions désirent pouvoir se suffire à elles-mêmes parce qu'elles seraient placées dans la situation la plus périlleuse, en cas de guerre. Évidemment, si l’on élait convaincu qu'il n'y aura pas de guerre, on ne pourrait pas faire valoir cet argu- ment. Comme cette idée est une de celles qui ont poussé à élever les barrières de douane, c’est-à-dire à empêcher les populations d'expédier librement leurs produits hors de leurs frontières, on voit encore que la guerre ferme les marchés et ne les ouvre pas, on voit que « le fer n'appelle pas l'or». mais le repousse, puisqu'il diminue le nombre des transactions avantageuses qui auraient pu s’opérer. Beaucoup d’économistes darwiniens sont cependant libre-échangistes. Ils tombent dans la contradiction la plus complète. En premier lieu, ils affirment que le libre- échange a élé un bien à toutes les époques, donc qu'il n'y a Jamais eu de temps où l’union commerciale a pu être un mal. Mais ils raisonnent autrement dès qu'il s’agit de LES FAITS ÉCONOMIQUES 283 l'union politique. Ils affirment qu’elle est un bien de nos jours, mais qu'elle a été un mal antérieurement. Cela dé- coule d’une facon irréfutable de leur proposition que la guerre a fait la civilisation du monde. Guerre et désunion politique sont des termes synonymes. Pourquoi l'union commerciale a-t-elle toujours été un bien et l’union poli- tique ne l’a-t-elle pas toujours été? C’est ce que les écono- mistes darwiniens ne parviennent pas à nous faire com- prendre. C’est d'autant plus inadmissible, en effet, qu'ils s’aperçoivent parfaitement du lien étroit entre les bar- rières douanières et les liraites de l'État, c’est-à-dire du périmètre conventionnel en dehors duquel la guerre per- manente est considérée comme une institulion avanta- geuse. Il est contradictoire de dire que l'union politique qui mène à l'union économique est un mal, tandis que l'union économique est un bien. | Richesse et civilisation sont des termes identiques, dans une très forte mesure. Le libre-échange, disent les écono- mistes, est le régime qui permet le plus rapide accroisse- ment de la richesse. Mais la guerre empêche l’établisse- ment du libre-échange. Affirmer que la guerre fait la civi- lisation revient à dire que la désunion économique fait la civilisation. Or, les économistes affirment que l'union économique, au contraire, fait la richesse, donc la civilisa- tion. On voit qu'ils sont en pleine contradiction, puisqu'ils affirment que deux causes diamétralement opposées pro- duisent le même effet. En terminant celte section, je veux relever une autre inconséquence de ceux qui considèrent le commerce comme une lulte. « Le combat final pour la prédominance commerciale sera livré, dit M. Schalk, entre l'Allemagne et les États-Unis » (voir p. 277). Il suffit de réfléchir une seule minute pour comprendre que cette phrase est de la pure métaphysique, planant dans les nuages et n’ayant absolument rien de commun avec lesréalités conerètes dela 12 84 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE vie. Malheureusement, ce sont des phrases creuses de ce genre qui font la misère des nations. Que signifie la prééminence commerciale ? Que l’Alle- magne aura, par exemple, un commerce total de 50 mil- liards de francs et les États-Unis seulement un commerce de 30 milliards. Mais quel bénéfice réel cela rapportera- t-il? L'Allemagne fait maintenant un commerce beaucoup plus considérable que la Belgique. Elle à une prééminence incontestable sur ce petit pays. Cela n'empêche nullement que l'Allemagne nesoit plus pauvre quela Belgique. A quoi sert la « prééminence » ? Est-ce qu'on apaise les tourments de la faim avec des satisfactions d'orgueil? Considérez encore le mot /inal. C'est une vraie perle! Alors, quand la prééminence de l’Allemagne sera un fait accompli, ce sera la fin? La fin de quoi? La fin du commerce des États- Unis, qui n'importeront ni n’exporteront plus un ballot de marchandises? Cette prétendue « victoire » de l'Allemagne sera, au contraire, la plus épouvantable des défaites. Si elle remporte une victoire du même genre sur toutes lesautresnations, lecommerceextérieursera complètement supprimé dans le monde. Alors personne n'échangera plus rien avec l'Allemagne, le commerce de ce pays devra s’ar- rêter, et les bénéfices qu'il lui rapporte devront disparaitre. Le triomphe de l'Allemagne, selon M. Schalk, ce sera la famine, puisque l'Allemagne ne peut plus nourrir que les deux tiers de sa population par les produits de son agri- culture. IV Tous les rapports économiques sont des faits d'associa- tion. Aussi longtemps qu'un homme vous offre d'échanger des marchandises avec lui, il est votre allié. Beaucoup d'Européens « s'inquiètent » de la grande somme de pro- duits que les Américains peuvent tirer de leur sol. Cette crainte est véritablement bien puérile. Si les Américains ne désirent aucun de nos produits, ils ne nous donneront LES FAITS ÉCONOMIQUES 285 aucun des leurs. Si nous n'avons rien à offrir qui excite leur convoitise, les biens qu'ils tirent de leur sol sont comme inexistants pour nous puisque les Américains ne nous les donneront pas. Nous nous occupons peu de savoir si le sol de la planète Mars est fertile ou stérile. À partir de quel moment les produits américains ont-ils de l'in- térêt pour nous? À partir du moment où les Américains consentent à prendre nos articles et à nous donner les leurs, en un mot à partir du moment où il s'établit un com- merce avantageux entre eux et nous. Lorsqu'il n’y a aucune coercition, les échanges qui ne paraissent pas avantageux ne s'accomplissent pas. Mais lorsque les échanges s’accomplissent parce qu'ils paraissent avanta- geux aux deux parties, comment peut-on affirmer qu'ils ont lieu de produire de « l'inquiétude » ? Qui s'inquiète jamais, qui se sent malheureux lorsqu'il acquiert une plus grande dose de bien-être? Une transaction avanta- geuse « inquiétante » est une pure absurdité. D'où vient alors l’idée, si généralement répandue, que le commerce est un combat ? Si l'on simplifie encore plus la question, d'où vient la colossale erreur que les rapports économiques peuvent donner lieu à des antagonismes, en d’autres termes, que des actes d'association peuvent devenir des actes de dissociation ? Je dirai plus, d'où vient l'opinion que l'essence même des phénomènes économi- ques est de produire des anlagonismes irréductibles qui aboutissent à la lutte des classes, proclamée loi univer- selle à l’égal de la gravitation ? Cela vient de la spoliation, l'illusion funeste, la grande maya, le fléau du genre humain, dont j’ai parlé au chapi- tre x1 (voir p. 137). Considérons la spoliation sous ses différents aspects économiques. Commencons par les relations individuelles. Une des raisons qui ont fait considérer le commerce comme un combat, c'est le marchandage. Imaginons les hommes ayant accepté une fois pour toutes que chaque 286 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE article doit être majoré de 25 p. 100 de sa valeur pour compenser le travail du producteur. Alors une lampe, dont la confection aurait coûté 100 francs, serait offerte à l'acheteur au prix de 125 francs. Si tous avaient trouvé cette majoration légitime et juste et si aucun vendeur ne cherchait jamais à obtenir plus, il n y aurait pas eu de marchandage. Le commerce se serait fait, comme on dit, d'une facon honnête. Mais les choses ne se passent pas: toujours ainsi. Les vendeurs font tout ce qu'ils peuvent pour obtenir un bénéfice dépassant de beaucoup celui que l'acheteur trouve légitime. Alors commence le marchan- dage, et chacun cherche à tromper la partie adverse, donc à la dépouiller. De là, naturellement, un antagonisme qui peut devenir très aigu. Les esprits qui n'analysent pas bien les phénomènes sociaux confondent l'échange avec le désir de tromper parce que les deux vont souvent ensemble. On ne voit pas que c'est le do! qui produit l'anta- gonisme et nullement l'échange. Le dol est une forme un peu masquée de Ja spoliation; c’est cependant bel et bien de la spoliation. Si Pierre parvient à vendre à Paul, pour 20 francs, un objet que Paul aurait pu fabriquer lui-même pour 5 francs, c’est comme si Pierre spoliait Paul de 15 francs. La transaction juste, sans dol, serait que Pierre vendit à Paul pour 5 francs (je laisse de côlé pour le mo- ment le bénéfice légitime de Pierre) ce que Paul pourrait produire pour la même somme. Je sais bien que les hommes ne pourront jamais tomber d'accord sur le juste prix d'un objet. Cela est bien difficile à établir mathéma- tiquement. Nul mieux que moi ne comprend les millions de facteurs qui entrent ici en jeu. Pourtant cela n empêche en aucune façon que, lorsque deux échangistes croient (à tort ou à raison, peu importe) qu'une transaction s'est faite dans les limites de la justice, cette transaction ne laisse aucun levain d'antagonisme entre eux. C’est donc le dol seul, en d’autres termes, la spoliation qui peut pro- duire l’antagonisme. L t ki Le commerce ne peut pas amener la lutte ; c’est le désir de se garantir de la fraude dans les échanges qui engendre la lutte. En 1885, une enquête parlementaire au sujet de la baisse du commerce eut lieu en Angleterre. À cette occa- sion, les délégués de Birmingham s’exprimèrent comme il suit au sujet de la concurrence allemande : « À Londres des maisons de commerce fournissaient, il y a dix ans, CA LES FAITS ÉCONOMIQUES 287 les colonies et l'étranger de produits anglais ; elles n'expé- dient plus aujourd'hui que de la camelote allemande. Cette camelote arrive avec la marque de Sheffield. Le consommateur trompé sur la qualité s’en aperçoit bientôt. Mais c'est nous qu'il accuse et, quand il a fait deux ou trois expériences pareilles, il ne veut plus rien de nous. Il s'adresse directement aux Allemands... qui lui offrent alors de bons produits". » Assurément les Anglais ont raison de se plaindre de ces procédés déloyaux, mais c’est la déloyauté des procé- dés, et nullement le fait de l'échange, qui crée l’antago- nisme. En effet, lorsque l'Allemagne donne à l’Angle- terre un article de bonne qualité et obtient en échange un produit satisfaisant, il se noue entre les deux échangeurs des transactions avantageuses, qui sont des actes d’asso- cialion. Les moyens employés par les hommes pour spolier leurs semblables sur le terrain économique sont innom- brables. Les manœuvres de bourse constituent l’un de ces moyens. Des spéculateurs sans scrupules lancent sur les marchés des valeurs fictives et essayent de tromper le public pour réaliser rapidement de grosses fortunes. Ces spéculations véreuses ont fait dire bien souvent que les capitalistes étaient des ennemis de la société, des vam- pires altérés de sang. Les grandes crises financières qui ravagent périodiquement les pays civilisés, qui sèment tant 1. Voir A. Tardieu. La France el les Alliances. Paris, F. Alcan, 4909, p: 60, 288 ERREURS SPÉCIALES DE L ORDRE SOCIOLOGIQUE de ruines et font couler tant de larmes, sont provoquées la plupart du temps par des spéculateurs sans foi ni loi, trompant et pillant sciemment le grand public. Tout cela est incontestable, et il est naturel que des actes de ce senre produisent des haines profondes et des antago- nismes féroces. Mais comment ne voit-on pas que ces haines et ces antagonismes ne naissent pas des transac- lions commerciales et financières elles-mêmes, mais du désir de piller le prochain par ces transactions ? C’est tou- jours et le vol et le dol, en un mot la spoliation, qui créent l'antagonisme, mais nullement le commerce. Les hommes sont unis par le travail et désunis par le banditisme. Un autre fait qui a poussé à considérer le commerce comme un combat, c’est la confusion de l'or avec la richesse. Les hommes croyaient autrefois que, lorsqu'ils donnaient une marchandise etprenaient de l'or, ils faisaient une bonne affaire, mais que, lorsqu'ils donnaient de l'or et prenaient une marchandise, ils en faisaient une mauvaise. Assu- rément les hommes, dans leurs échanges directs, entre individus, ne tombaient pas dans une erreur aussi gros- sière. Personne ne s’estimait volé lorsqu'il avait donné un louis d’or et recu en échange un diner très succulent. Mais, dans les transactions de peuple à peuple, on croyait très fermement qu'on élait ruiné quand on exportait de l'or. Cette illusion enfantine, qui sévit malheureu- sement encore dans les pays les plus civilisés de l'Eu- rope, a créé des antagonismes féroces et a fait verser des flots de sang humain. Mais il est aisé de comprendre que cet antagonisme venait aussi de la spoliation, cette fois imaginaire et non réelle, mais de la spoliation quand même. L'homme qui donne 6,45 d’or (20 francs) et qui prend un hectolitre de blé fait une aussi bonne affaire que celui qui donne l'hectolitre de blé et prend les 6,45 d'or. Mais il suffit de eroùe qu'il est plus avantageux de prendre l'or, pour préférer prendre l'or et non la LES FAITS ÉCONOMIQUES 289 marchandise. Alors toute tentative pour drainer l’or d'un pays est considérée par les citoyens de ce pays comme un acte préjudiciable, comme une spoliation. Et, de nou- veau, c'est ce sentiment d'être spolié qui fait naître l’an- tagonisme. On le voit : de quelque côté qu'on retourne la question, on aboutit à la même conclusion : l’échange ne peut faire naître que l'accord ; la spoliation, c’est-à-dire le contraire de l'échange ‘, peut seule faire naître l’antagonisme. Les darwiniens affirment que les antagonismes écono- miques, étant conformes à la nature des choses, sont éter- nels comme la gravitation. Cela revient à dire que l’er- reur spoliatrice sera éternelle dans les cerveaux humains. Remarquez que personne ne spolie le voisin pour le plai- sir de spolier, pour l’amour de l'art, si l’on peut dire. On spolie le voisin uniquement parce qu'on considère cela comme avantageux pour soi-même. Aucun individu sain ne trouve avantageux de jeter son argent dans Ja mer, aussi personne n'accomplit-il un tel acte. Si l’on trou- vait désavantageux de spolier le voisin, on n’accompli- rait pas plus cet acte que celui de jeter son argent à la mer. Or, il est manifeste que les hommes sont pauvres parce qu'ils se pillent les uns les autres. L’avoir de l'humanité consiste dans ce qu’elle peut tirer du sein de la terre par son labeur. Plus elle doit consacrer de journées de tra- vail à se préserver des voleurs, moins elle peut en consa- crer à tirer les produits du sol, donc moins elle est riche. Respect absolu de la propriété du voisin et maximum de richesse sont des termes synonymes. Ces vérités sont élé- mentaires. On a tort de penser, cependant, qu'elles sont 1. En effet, dans l'échange, chaque partie donne à l'autre un article d'une valeur égale à celui qu'elle prend. L’échange s’accomplit à parité pour ainsi dire; la parité, l’équité est son élément fondamental. Dans la spo- liation, au contraire, on peut tout prendre et ne rien donner en échange : la disparité, l'iniquité est l'élément fondamental. Par suite, spoliation et écnange sont deux faits opposés et contraires, comme ténèbres et lumière. Novicow. — Darwinisme. 19 290 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE encore totalement méconnues. Non; elles ont déjà triom- phé au sein des États. Dans le périmètre de chaque union politique, le vol, le dol, le brigandage, la spoliation en un mot, sont tenus pour des actes désavantageux, puis- qu'ils sont considérés comme criminels et sont punis par la loi. I n'y a plus qu'un seul pas à faire : tenir ces mè- mes actes pour désavantageux et criminels lorsqu ils sont commis en dehors des limites de l'État. À ce point de vue aussi on à déjà parcouru un certain chemin. La spolia- tion entre particuliers, mème appartenant à des États diffé- rents, n’est plus tolérée. La France ne permet plus que des pirates, sortant de ses ports, aillent piller les Anglais. Il reste donc une seule et dernière étape à franchir pour arriver au respect absolu de la propriété du prochain : comprendre que la spoliation collective, entreprise par les autorités publiques, c’est-à-dire la conquête, est une entreprise aussi désavantageuse que toutes les autres formes de spoliation. Les darwiniens disent que celte élape ne sera jamais franchie, c’est-à-dire qu'une forme spéciale de la spolia- tion paraîtra toujours avantageuse, en d’autres termes, que l’erreur spoliatrice ne pourra 7amas ètre déracinée. Pourquoi? Sur quoi base-t-on une affirmation aussi péremptoire ? Il n’y a rien d’éternel en ce bas monde. Pourquoi cette erreur aurait-elle ce privilège unique? Pourquoi ferait-elle une exception à la loi générale? Plus mobile que les vents est la pensée humaine, puis- qu'elle change à tout moment. Une erreur serait éternelle seulement si notre cerveau était incapable de se faire une représentation autre que celle qui est donnée par cette erreur. Plusieurs mathématiciens parlent maintenant d'une quatrième dimension et même d’un nombre infini de dimensions. Mais la déformation que notre cerveau donne à l’image du monde extérieur nous empêche abso- lument de nous le représenter autrement que sous trois dimensions. Une quatrième dimension, une centième per à D L. - LES FAITS ÉCONOMIQUES 294 dimension peut être postulée #7 abstracto, mais il nous est complètement impossible de nous en faire une repré- sentation quelconque. Il n'en est nullement ainsi de l’erreur spoliatrice, Le courant de la production et celui de la spoliation coulent depuis des siècles dans l'humanité comme deux fleuves parallèles. Il y a toujours eu parmi les hommes un groupe social, si faible fût-1l à l’origine, au sein duquel la spo- lation a paru désavantageuse. Actuellement, il y a des groupes de ce genre qui couvrent le cinquième des conti- nents et des îles et qui comprennent le quart du genre humain”. Si le périmètre, en dedans duquel {a spoliation est considérée comme désavantageuse, est toujours allé en s'étendant, dans le passé, pourquoi n'ira-t-il pas en s'étendant, dans l'avenir ? La cause qui a étendu l'aire de la sécurité n’a pas cessé d'agir. Au contraire, par suite des télégraphes et des chemins de fer, elle agit tous les jours avec une puissance grandissante. Lorsque nous voyons un mobile se diriger vers un point déterminé avec une vitesse toujours croissante, il est plus logique de dire qu'il atteindra ce point, plutôt que le point diamétralement opposé. Or, si l’on continue, depuis des siècles, à élargir le périmètre en dedans duquel on trouve la spoliation désavantageuse, il est logiquement impossible de contester que ce périmètre s’étendra un Jour sur toute la surface du globe et qu'une union juridique embrassera tous les États de la terre. On ne voit pas pourquoi il est plus conforme aux lois de la nature que les hommes consi- dèrent la spoliation comme avantageuse plutôt que comme désavantageuse. Pourquoi serait-il conforme aux lois de la nature d'affirmer que le carré de l'hypothénuse n'est pas égal à la somme des carrés élevés sur les deux autres côtés et ne serait-il pas conforme à ces lois 4. L'Empire britannique est un de ces groupes. Sur notre planète, il y a 144 millions de kilomètres carrés de terres : l'empire britannique en occupe 30 millions. L’humanité est composée de 1.540.000.000 d'individus : 396 millions font partie de l'empire britannique. ÉTEND RENE 7 à ” 2 2 k * +” 292 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE d'affirmer que le carré de l’hypothénuse est égal à la somme de ces carrés? Dès qu'un seul homme comprend que la spoliation est contraire à l'intérêt de celui qui la commet, cette idée existe. Donc, elle est aussi bien dans le domaine de la phénoménalité que l’idée opposée. Or, l’idée que la spoliation est désavantageuse n'appartient pas à un seul homme, mais à des millions d'hommes, sitôt qu'on considère les relations au sein des groupes politiques. L'idée que la spoliation publique internationale est avantageuse ne pourra donc pas être éternelle. Or, à partir du moment où, étant reconnue fausse, elle sera tenue pour funeste dans le domaine politique, le délire kilomé- trique prendra fin. Alors aucun État ne jugera utile de garder sous le joug des populations réfractaires, le prin- cipe des nationalités triomphera partout, el la fédération du genre humain sera un fait accompli. Alors la spo- liation cessera, personne ne considérera le commerce comme un combat, les barrières de douane seront sup- primées partout. Alors le respect de la propriété du voisin deviendra complet, chacun pourra se consacrer uniquement au travail productif, et la misère sera réduite au minimum. Cest ce qu'on est en droit d'appeler la solution de la question sociale. À toutes les époques, aussi bien aux temps paléoli- thiques que de nos jours, le progrès du genre humain est résulté de la production et non de la destruction. La somme de richesse, dont nous jouissons actuellement, est la résultante de ce qu'a donné le travail, moins ce qu'a détruit l’erreur spoliatrice. Or la spoliation a revêtu constamment l'aspect de l’homicide collectif, parce que nul n’abandonne son avoir de plein gré et qu'il faut sou- vent tuer un homme pour lui arracher son bien. Quand on considère les faits à ce point de vue purement réaliste, on peut comprendre combien grossière est l'erreur des darwiniens qui attribuent à la guerre les progrès de l’es- pèce humaine. CHAPITRE XVII LES FAITS POLITIQUES Une des affirmations les plus catégoriques des socio- logues darwiniens, c'est que l'État est un produit de la force. Or, comme la civilisation humaine n'aurait pas été possible sans la formation de l'État, la civilisation vient de la force, c'est-à-dire de l'homicide collectif. Écoutons d’abord Ratzenhofer. J'ai cité plus haut (voir p. à) ce passage de lui : « La formation de l’État ne résulte pas du jeu des libres intérêts, comme la formation de la horde, de la tribu... Il provient d'intérêts antagonistes, et, par suite, il est une organisation coercitive. Toute évolution est la résultante de la concurrence ; mais, pour ce qui est de l’État, la violence est l’agent même qui le crée. Toutes les fois qu'on s’écarte de cette conception fondamentale de l’État, on entre en contradiction avec les enseignements de la sociologie. » On nessaurait être?plus tranchant et plus péremptoire. Nier que l'État soit un produit de la force, c’est contredire les enseignements de la sociologie! Selon Herbert Spencer, « le gouvernement est né de l'agression. Le groupe qui en fut l’auteur ne s’est point arrogé le pouvoir au sein de la tribu primitive ; c'est l’in- vasion extérieure et l’incursion d'une tribu dans le champ d’une autre qui donnent naissance au groupe dominant, 294 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE appartenant presque toujours à une race dominante dif- férente de celle des individus subjugués* ». Les idées de M. Lester Ward ressemblent beaucoup à celles de Spencer. Selon M. Ward, il y a dans la société un phénomène analogue à la fécondation biologique. Ce phénomène donne naissance à l’État. « La race conqué- rante représente le spermatozoïde ; la race conquise, l’ovule, l'élément passif et subordonné”. » Qui parle de race conquérante et de race conquise parle, naturellement, de conquête, c'est-à-dire de guerre. Selon M. Ward, la suerre est l'unique procédé par lequel s'est formé l'État. D’autres sociologues, sans affirmer que l'État est uni- quement un fait de force, sont enclins, cependant, à con- sidérer que, passées certaines limites, la force a été le facteur principal. « Beaucoup de guerres, dit M. R. Worms”, en amenant l'absorption du vaincu par l’État vainqueur, ont accru le volume des sociétés conquérantes et déter- miné la formation d'unités sociales plus vastes, plus com- plexes et plus hautes. » Ces théories sont fort belles. Elles sont affirmées avec une assurance des plus catégoriques. Elles n’ont qu’un seul défaut : elles ne soutiennent pas la critique des faits positifs et concrets. Il suffit, à la rigueur, de se rendre un compte exact de l'essence véritable de l’État pour s’en convaincre. Les darwiniens ne pourront pas contester que l'État ne soit une association. Or, que signifie association? C'est un groupe d'individus entre lesquels s’est formé un accord tacite ou formel de ne pas se nuire les uns aux A. Cité par M. F. Cosentini. La sociologie génélique. Paris, F. Alcan, 1905, p. 189. Je ferai observer, en passant, que nous sommes, de nouveau, en plein roman anthropologique, car il n'a pas été possible d'observer direc- tement que le premier Etat a été fondé par l'invasion d’une tribu de race différente. Ce sont des affirmations purement arbitraires, sans aucune autorité scientifique. 2. Pure Sociology. New-York, Macmillan, 1903, p. 205. 3. Philosophie des sciences sociales. Paris, Giard et Brière, 1907, t. II, p. 230. LES FAITS POLITIQUES 295 autres. Que signifie se nuire? Cela signifie tuer ou voler, ou, en d’autres termes, se faire la guerre. L'État, disent les darwiniens, est formé par la conquête. Mais pour faire une conquête, il faut forcément l'existence anté- rieure de deux associations : celle qui attaque (le sperma- tozoïde, selon M. Ward), et celle qui se défend (l'ovule, selon le même auteur). Comme ces deux associations primitives se sont formées par l'alliance (c’est-à-dire par l'absence deguerre entre les individus qui les composaient), c’est donc l’union des hommes qui a formé le premier État, et non la guerre entre des collectivités humaines. Assurément, certains États modernes sont la résultante d'entreprises de banditisme. Mäis c’est tout de même une très profonde erreur de croire que l’essence de l'État est d’être une entreprise de banditisme. On s’imagine aussi que, sans le banditisme, l'État ne se serait jamais consti- tué. C’est encore une véritable aberration. Sans le bandi- tisme, l'État se serait créé par l’organisation sociale, par la volonté spontanée des citoyens. L'État se serait créé d’une facon naturelle. Sans le banditisme, nous n’aurions pas des États artificiels, constitués en dépit du bon sens, qui sont si funestes à l'espèce humaine. L’essence de l'État, loin d’être le banditisme, est le contraire du ban- ditisme, l'association juridique. Ce qui trompe dans ce cas, c’est que l’on prend l'effet pour la cause. Le bandi- tisme a pu réunir violemment des populations réfrac- taires, mais c’est ensuite le lien juridique qui seul a pu les tenir réunies. L'État est un certain périmètre où l’association l’em- porte sur la dissociation, en d’autres termes, où les rap- ports juridiques, établis entre citoyens, excluent Îles rapports anarchiques. Les frontières de l'État sont pré- cisément marquées par la ligne où s’arrête la guerre, si l’on peut s'exprimer de cette façon imagée. En dedans de cette ligne, les citoyens ne sont pas autorisés à se com- battre par l’homicide et le vol. Au delà de cette ligne, les 296 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE populations sont autorisées à se combattre. C’est par suite de cette dernière circonstance que les États sont « sou- verains ». D’après nos idées actuelles, un État n’est pas souverain, n'est donc pas un État dans l’acception com- plète de ce terme, si sa politique extérieure n’est pas complètement indépendante, s’il n’a pas l’absolue liberté de faire la guerre à ses voisins quand bon lui semble. Il y a cette différence fondamentale entre les relations des citoyens au sein de l’État et les relations des États au sein de l'humanité, que les premières sont juridiques et les secondes anarchiques. Entre concitoyens, la guerre est. un accident : la condition normale est l’absence complète de tension. Entre États sonverains, les relations juridiques sont un accident heureux : il y a tension perpétuelle, guerre latente ou potentielle, si l’on peut s'exprimer ainsi’. Maintenant, que disent les darwiniens? Que l'État ne peut naître que de l’emploi de la force. Et les darwiniens ajoutent que quiconque n’est pas de cet avis témoigne d’une absolue ignorance de la sociologie! Mais force signifie guerre, el guerre signifie rapports anarchiques. Dire que l'Etat ne peut naître que de la guerre, c’est dire que l'État ne peut naître que de relations anarchiques. Or cela signifie, en dernière analyse, que des rapports juridiques ne peuvent être engendrés que par des rapports anarchiques, ou, en d’autres termes, qu'une chose peut être produite par son contraire. Il est difficile d'imaginer une contradiction plus complète. Ces déductions sont tellement justes, qu'il suffit de jeter le regard le plus superficiel sur les faits sociaux pour s'en convaincre. Pourquoi l'Allemagne constitue-t-elle aujourd'hui un seul État? Parce que la Prusse, la Bavière, le Würtem- 4. La Russie et l'Allemagne ne se sont pas fait la guerre depuis cent quarante-six ans: cependant les armées des deux puissances campent à la frontière, prêtes à marcher au premier signal. | | | : LES FAITS POLITIQUES 297 berg ont cessé d’être des Etats souverains, c’est-à-dire libres de se déclarer la guerre les uns aux autres quand bon leur semble. Si la Bavière envahissait maintenant le : Würtemberg,une exécution fédérale décidée par l'ensemble de l'Allemagne obligerait les Bavaroiïis à rentrer chez eux. Les rapports entre les États allemands sont maintenant de l’ordre juridique. Mais que demain la Prusse, la Bavière, la Saxe, la Hesse redeviennent des États souve- rains, c'est-à-dire passent des rapports juridiques à la guerre cinétique ou potentielle, immédiatement il n'y aura plus d'État allemand, Mais allons plus loin. Que les districts de Franconie, de Souabe et le Palatinat (ce sont des divisions adminis- tratives de la Bavière) se proclament souverains, qu'ils commencent à se faire la guerre : il n’y aura pas d'État bavaroiïs. Dans la Franconie, que Bayreuth, Bamberg et Hof se partagent en unités souveraines, il n’y aura pas d'État franconien. Et ainsi de suite en descendant des anciennes souverainetés allemandes à leurs provinces, à leurs arrondissements et à leurs communes. Si vous éta- blissez la guerre entre ces petites unités, vous détruisez l'État formé par l'unité supérieure. Enfin, allant aux dernières limites, même dans un village, si vous faites de chaque maison une unité libre de déclarer la guerre, vous supprimez complètement et absolument l'existence de l'État puisqu'il est impossible de donner le nom d’État à la population d’une seule maison. Suivons maintenant le processus en sens inverse. Qu'est-ce qui a empêché pendant fort longtemps la créa- tion d’un État appelé Grèce? C’est que Sparte, Corinthe, Thèbes et Athènes ne voulaient pas renoncer à se faire la guerre. De nos Jours, ces villes trouveraient grotesque de se combattre, elles désirent rester en rapports juridiques et non anarchiques ; par suite, il existe un État qui est la Grèce. La guerre, done, a empêché la formation de l'État hellénique pendant de longs siècles. 298 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE Les darwiniens voient que certaines nations modernes ont été formées par des guerres coercitives de leurs sou- verains elils en concluent, d’une façon superficielle, que la guerre forme les États. Mais comment ne voient-ils pas que, pour forcer deux unités sociales à s’amalgamer en une seule, il faut nécessairement qu’une de ces unités pour le moins désire maintenir l’état de guerre ou, en d'autres termes, les relations anarchiques ? Car si les deux unités consentent à s’allier (à établir des rapporis Juridiques), l’emphoi de la force devient complètement superflu. Si le roi de France a été obligé d’employer la force contre le duc de Bourgogne, c’est uniquement parce que le duc de Bourgogne désirait employer la force contre le roi de France. Ce qui vient d’être dit du passé est vrai du présent. Qui empêche maintenant la formation d'un État fédéral européen? Le fait que l'Allemagne, la France, la Russie et l'Angleterre ne veulent pas renoncer à se faire la guerre les unes aux autres. La guerre empêche maintenant la formation d’un État pan-européen, comme elle empèchait autrefois la forma- tion d’un État pan-hellénique. On voit donc combien Spencer et les autres sociologues se trompent quand ils affirment que la guerre fait les grandes agglomérations. Au contraire, elle les empèche de se faire. Les darwiniens disent que la guerre a fait la civili- sation, parce qu’elle a constitué les grands États. Mais quel avantage offrent ces grands États? C’est d'être des aires de sécurité, fort étendues, en dedans desquelles les citoyens peuvent se livrer tranquillement aux travaux productifs. Tout le monde comprend que, si la guerre était entre chaque village et chaque maison, l’homme ne pourrait consacrer qu'un minimum de son temps à la pro- duction et la misère serait universelle, ou, en d’autres termes, la sauvagerie complète. C’est donc l’étendue de Ia LES FAITS POLITIQUES 299 sécurité, en définitive, qui fait la civilisation, et non l’éten- due de l’État. Mais les darwiniens ne pourront pas con- tester que l’Europe soit une aire plus étendue que l’Alle- magne, et le vieux continent une aire plus étendue que l’Europe. Si donc l'extension de lagsécurité a fait la civi- lisation, la civilisation avancera plus vite alors que la sécurité s'étendra sur 10 millions de kilomètres carrés (l'Europe), plutôt que sur 540.000 kilomètres carrés (l'Allemagne), et sur 84 millions {le vieux continent) plutôt que sur 10 millions. Or, qu'est-ce qui empêche la sécurité de s'étendre sur les 10 millions de kilomètres carrés de l'Europe? La guerre! Comment les darwiniens ne voient-ils pas que, sans la guerre, la sécurité aurait toujours été complète sur tonte l'étendue du globe, depuis les temps les plus reculés. Il faut voir les choses non pas d’un seul côté, mais des deux. On fait attention aux efforts des autorités centrales (le roi de France, par exemple.) pour étendre la sécurité, mais on ne fait pas attention aux combats livrés par les autorités locales (les vassaux du roi de France) pour la restreindre‘. Dans les guerres innombrables entre le roi de France et ses vassaux, le roi l’a emporté. Alors il a étendu l'aire de la sécurité à tout son royaume (546.000 kilo- mètres carrés). Mais la sécurité a été établie, sur cette vaste étendue, non pas par suite des guerres entre le roi et les vassaux, comme le pense M. de Molinari, mais par le fait que, dans ces guerres, la victoire est restée au pouvoir central, c’est-à-dire au roi. Des guerres, très nombreuses aussi, ont eu lieu entre l’empereur d'Allemagne et ses vassaux. Mais elles ont tourné au profit des vassaux, en sorte qu'elles ont donné, non pas la sécurité comme en France, mais l'anarchie et l'insécurité la plus complète. À un certain moment, l'Allemagne s’est fractionnée en plus de 300 États souverains qui se livraient des combats 1. Voir plus haut, p.165. 200 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE les uns aux autres el qui étaient une proie facile pour les nations étrangères. Ainsi la guerre a donné l'insécurité à l'Allemagne tant au dedans qu’au dehors. | Les darwiniens disent que, sans la force, il n'y aurait « pas eu d'État. Or, force signifie dans ce cas, comme le dit positivement M. Ward, occupation du territoire d'une collectivité par une autre collectivité, c'est-à-dire con- quête. Sans conquête il n’y aurait donc pas eu d’État, selon les darwiniens, et, partant, pas de civilisation. Il importe d'examiner cette question avec un soin particu- lièrement scrupuleux en se plaçant au point de vue des. phénomènes sociaux intérieurs. La conquète est une fécondation, dit M. Ward; elle aboutit à un accroissement de vie, parce qu’elle fait passer les sociétés humaines de la phase inorganisée à la phase organisée, Or. il est facile de démontrer que c'est juste l’opposé qui est la vérité. Toute conquête est une diminution de vie, un temps d'arrêt, un obstacle empêchant de passer d’une organisation imparfaite à une organisation plus par- faite. Lorsqu'un conquérant occupe un pays, la conduite qu'il y tient peut aller de l’extermination complète du vaincu jusqu'au respect absolu de ses droits. Évidemment, lorsque le vainqueur massacreles vaincus jusqu’au dernier, M. Ward ne pourra pas affirmer qu'il y a intensification de vie. Les tués ne voient pas d’intensification de leur vie, ils subissent son extinction complète, ce qui, il me semble, est le contraire de l’intensification. Pour les vainqueurs, non plus, le massacre des vaincus n'est pas une intensifi- cation de vie, par la raison toute simple qu'ils perdent des individus qui auraient pu être leurs associés et qui, étant morts, ne peuvent plus le devenir. Or, comme je l'ai montré au chapitre vin, l'intensité vitale est en raison directe du nombre des associés que l’on peut avoir sur la terre. LES FAITS POLITIQUES 301 M. Ward ne pourra pas dire, non plus, que l’extermi- nation totale, ou même partielle, du vaincu peut être une fécondation. Dans la fécondation, la totalité de la substance du zoosperme s'amalgame avec la totalité de la substance de l’ovule. Il y a addition de substance sans aucune soustraction. Mais si le zoosperme détruisait la totalité, ou même une partie de la substance de l’ovule, il n'y aurait pas fécondation, il y aurait destruction complète de deux êtres auparavant vivants, car tous les deux mourraient après une opération aussi violente. La conquête ne peut donc pas intensifier la vie s'il y a extermination totale ou partielle du vaincu. D'autre part, il semble difficile de contester que la somme de puissance vitale du nouvel organisme, issu de la conquête, sera jus- tement en raison inverse de l'injustice exercée par le vainqueur à l’égard du vaincu. En d’autres termes, la con- quête sera d'autant plus bienfaisante qu’elle violera moins de droits, ce qui revient à dire qu'elle sera d'autant plus bienfaisante qu'elle sera comme si elle n’avait pas été. Si l'on veut être encore plus exact, il faut dire que la vie sera d'autant plus exubérante qu’il n’y aura pas de conquête du tout. Si, après une conquête, l’oppression et le despotisme s’effacent vite, la civilisation et la vigueur sociale repa- raissent. Si, après une conquête, le vaincu est soumis à un régime moins Juste qu'au temps de son indépendance, la barbarie en est la conséquence inévitable, Nous en avons des milliers d'exemples. Le régime établi par les Tures dans les provinces européennes de leur empire a été affreux. Aussi la Grèce redevint-elle un désert. L'Attique seule avait 400.000 habitants à l'époque de sa splendeur. Toute la Grèce, en 1830, n'en comptait pas 600.000! Athènes était tombée au rang d’un misérable village où se faisait à peine un petit négoce et où se pratiquaient quelques vils métiers. La ville où vécurent Aristote et Praxitèle n'avait pas une école et pas un marbrier! Que dira M. Ward de cette 302 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE admirable fécondation sociale et de cette exubérance vitale ? Quand une conquête est opérée, le conquérant veut en tirer le plus grand profit possible. Il devient le parasite de ses nouveaux sujets (accaparement des places, des mono- poles, attribution de privilèges de tout genre, etc., etc.). Alors la somme de vitalité de l’organisme peut diminuer dans une mesure énorme. L'organisme nouveau, composé de spoliateurs et de spoliés, peut tomber dans une léthargie voisine de la mort. Sans la conquête turque, la Bulgarie aurait marché d'un pas égal à tous les autres pays euro- péens dans les voies de la civilisation. Mais, par suite de la conquête turque, elle tomba dans un état de langueur tel, que lorsqu'elle fut délivrée, en 1878, elle était au moins de cinq siècles en retard sur l'Occident. Les darwiniens se trompent complètement. Ce n’est pas la force, sous l'aspect de la conquête, qui forme les Élats, c'est la suppression des effets de Ja force qui seule peut les former. La force peut seulement juxtaposer des popula- tions. C'est ce que nous avons vu dans l'empire ottoman, où Turcs et Grecs, par exemple, vivaient entremèêlés dans différentes provinces. Mais juxtaposition ne signifie pas amalgamation. La juxtaposition ne peut pas être considérée comme une fécondation sociale, puisqu'elle ne fusionne pas les éléments vitaux. La juxtaposition doit nécessairement affaiblir l'intensité de la vie sociale, car elle met en contact des êtres qui ne sont pas associés, mais dissociés, qui ne tendent pas les uns vers les autres, mais qui se repoussent, qui ne veulent avoir rien de commun, qui se haïssent et qui n’entreprennent aucune œuvre d'ensemble. Un état social de ce genre aboutit au minimum possible d'inten- sité vitale. Pour faire l’amalgamation, il n'y a qu'un moyen : pra- tiquer la plus stricte justice. Après 1815, le roi de Prusse ne fait aucune distinction entre ses nouveaux sujets, habi- tant sur les bords du Rhin, et ses anciens, habitant sur LES FAITS POLITIQUES 303 les bords de la Sprée. Aussi les provinces rhénanes s’'amalgament-elles vite avec le Brandebourg et la Pomé- ranie. Si le roi de Prusse avait pratiqué une politique injuste envers ses nouveaux sujets, l’amalgamation ne se serait pas faite. Ce n'est donc pas la force qui a fait le royaume de Prusse, c'est la suppression de la force : la pratique de la justice. On voit parfois une société civilisée s'emparer par le fer et le feu d'une contrée occupée auparavant par des sauvages. Si ce pays se civilise, on dit alors que la force a produit ce résultat bienfaisant. C’est une illusion prove- nant d’une observation superficielle des faits. Ce n'est pas simplement par suite de la conquête que certaines popu- lations peuvent passer de la vie errante et anarchique à la vie sédentaire et juridique, c’est l’organisation de la con- quête qui seule produit ce résultat. C'est parce qu'un ensemble d'individus, auparavant désorganisés, devien- nent organisés qu'il v a marche en avant, et en aucune facon par suite d'une série d’homicides collectifs. Il y a aussi moyen d'opérer le passage à l’organisation sans aucun homicide’. Et, d'autre part, on peut pratiquer l'homicide pendant de longues années sans amener aucune organisation. Il y a deux genres d'unions politiques, produites par la conquête, les unes réelles, les autres artificielles. Les unions réelles ne peuvent être obtenues que par la jus- tice. La force ne donne que des unions artificielles, qui tendent à se briser à chaque instant et qui, pendant leur durée, produisent un affaiblissement de vie tant pour les vainqueurs que pour les vaincus. Telles sont, par exemple, l'union de l’Allemagne et de l’Alsace-Lorraine, l'union de la Russie et de la Pologne. Loin donc que ce soit la force qui fonde l'État, on peut dire que la puissance d’un État est en raison inverse de la force qui a présidé à sa fondation. 1. Témoin les jésuites dans l'Amérique du Sud. 304 . ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE Les sociétés sont des organismes”. Jamais la sociologie ne deviendra une science exacte si elle n’admet pas ce postulat. Mais les sociétés sont des organismes d'une tout autre nature qu'un chène ou un lion. Il y à des analogies fondamentales incontestables entre les orga- nismes biologiques et les organismes sociaux, mais il y a aussi des différences extrèmement profondes. On peut et on doit établir des comparaisons entre les faits biologiques el les faits sociaux, mais il faut les établir avec un grand discernement. Lorsque M. Ward nous affirme que la conquête est une fécondation, il avance une comparaison mélaphorique qui n'a absolument rien de réel. Il y a des différences si pro- fondes entre la conquête et la fécondation, que la conquête peut précisément produire des résultats diamétralement opposés à ceux de la fécondation. Et cela, en premier lieu, parce que les phénomènes sociaux passent tous par le canal des faits psychologiques. Une fécondation est une fusion, un mélange d'éléments protoplasmiques. Par ana- logie, pour obtenir une fécondation sociale, il faut un mélange, une pénétration d'idées. Deux hommes, se ser- rant les coudes, restent étrangers l'un à l’autre aussi long- temps qu'ils ne se parlent pas. Au contraire, deux hommes, se trouvant aux antipodes, peuvent vivre de la même vie s'ils se communiquent leurs pensées par l'écriture. La conquête peut produire la juxtaposition des corps, mais elle peut amener la séparation des âmes (les Polonais évi- tent de lire les auteurs russes depuis qu'ils sont incor- porés de force dans l'empire des {sars). Voilà pourquoi la conquête et la fécondation se ressemblent fort peu. La 1. Il ne faut pas se disputer sur les termes. Si certaines personnes entendent par le mot organisme un être qui tombe directement sous les yeux de l'homme, comme une fourmi, un sapin ou une baleine, le terme organisme social est une simple métaphore. Mais si l'on entend par organisme un être vivant, en général, sans aucun lien avec une forme morphologique quelconque (ce qui est vraiment le sens originel et précis de ce mot), l'organisme social est une réalité et non une métaphore, car nul ne saurait contester que les sociétés soient des êtres vivants. LES FAITS POLITIQUES 305 force, c’est-à-dire l'injustice, ne peut pas amalgamer, parce - qu’elle produit la souffrance. Or la souffrance est une cause de disjonction. Aussi longtemps que les Allemands maintiendront un régime exceptionnel en Alsace, ils ne pourront pas assimiler cette province, ni dans un siècle, ni dans deux, ni dans trois‘. Il y a un phénomène dans les sociétés qui offre des ana- logies purement idéales, mais par cela même plus justes, avec la fécondation. C’est ce qu’on appelle la pénétration des civilisations. Les idées de l'Europe occidentale ont envahi la Russie et l’ont rapprochée du groupe européen. La vie de la Russie est devenue plus intense par suite de l’afflux constant et prolongé de ces idées étrangères. Mais, pour opérer cet afflux, aucune conquête politique n'a été nécessaire. I] Le grand conseil du canton de Genève ne se préoccupe jamais des mesures à prendre pour maintenir la paix entre les cantons suisses, parce que ceux-ci ne veu- lent pas se faire la guerre. Néanmoins, cette assemblée a constamment une besogne considérable à accomplir. Preuve que l'État est précisément une institution ser- vant à organiser les sociétés et non à pourvoir seule- ment à l’attaque et à la défense. C’est une très profonde erreur répandue aussi par les darwiniens que l'État a pour 1. On peut signaler encore de nombreuses dissemblances entre la fécon- dation biologique et la conquête. Sitôt qu'un zoosperme entre en contact avec un ovule, il y pénètre. Dans les sociétés, au contraire, l’envahisseur peut être repoussé et même massacré jusqu'au dernier homme. Où passe alors la fécondation ? De plus, le conquérant peut être chassé après une occupation plus ou moins longue. C'est après avoir repoussé le prétendu principe fécondant que certains pays se mettent à prospérer de nouveau et à croître. Tel a été le cas de la Grèce après qu'elle se fut débarrassée des Turcs. Ici ce n'est pas la conquête, c’est la suppression de la conquête qui crée l'intensification de la vie. On voit, de nouveau, que nous sommes loin du zoosperme et de l'ovule. Si M. Ward veut absolument une image morphologique de la manière dont se reproduisent les sociétés, il faut dire que leur reproduction ressemble plus au bourgeonnement d’une plante qu'à la fécondation sexuelle. Novicow. — Darwinisme, 20 306 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE origine la nécessité de se prémunir contreles dangers venant du dehors. Nullement. L'association humaine a pour but fondamental la transformation du milieu physique. Cette transformation est la production économique, et cette der- nière amène l'organisation sociale. En effet, la coopération, la division du travail nécessitent l'échange. Or, ces deux faits ne sont possibles que par l'organisation. Aucune usine ne peut marcher une seule minute si chaque ouvrier ne sait pas quelle tâche il doit exécuter. Mais la distribu- tion des tâches est un résultat de l’organisation. L'entre- preneur, qui répartit la besogne entre son personnel, accomplit une œuvre créatrice dans laquelle il n'entre aucune parcelle de destruction, c’est-à-dire d’antagonisme entre les coopérateurs. Tout le personnel d’une manufac- ture, ingénieurs, contremaitres et ouvriers, seraient des anges, il n’y aurait jamais entre eux l’ombre d’une discus- sion, ils s’aimeraient de l'amour le plus tendre, que la besogne organisatrice du directeur ne subirait pas la moindre diminution. Tous les jours, 11 pourrait inventer une organisation plus parfaite, donnant plus de produits dans un temps égal. Ce qui est vrai d'une usine l’est aussi Fe celte grande association qui constitue l'État. Mème en admettant la concorde la plus complète entre les citoyens, les rouages de l'État peuvent êtreaméliorés tous les jours par les gouverne- ments. Tous les jours, ceux-ci peuvent trouver des procédés plus parfaits, permettant de satisfaire aux services publics avec un moindre effort. Si les citoyens d’un État étaient des anges, on pourraitsupprimer le code pénal et le code de procédure criminelle, mais on serait obligé de conserver le code eivil et le code de procédure civile”, les lois constitu- tionnelles et administratives. Or, l’ensemble de ces lois forme un monde tellement vaste, tellement complexe et 4. Car, même des anges, sans la moindre intention de léser le droit de leurs compatriotes, peuvent, de la meilleure foi du monde, ne pas com- prendre le droit. Alors il faut un tribunal, qui ait l'autorité nécessaire pour l'expliquer. FR LES FAITS POLITIQUES 307 tellement touffu, que bien peu d’intelligences humaines peuvent l'embrasser dans sa plénitude. Puisque la division du travail crée des relations entre les hommes, l’organisation en découle d'elle-même. J'ai montré plus haut (p. 154) comment a été rédigé le Livre du consulat de la mer, de Barcelone. Nous prenons ici, sur le fait, un acte d'organisation sociale spontané. De nombreuses relations de commerce s'étaient établies entre les ports de la Méditerranée ; ces relations firent sentir la nécessité de certaines règles fixes, servant à faciliter les transactions, c'est-à-dire à épargner le temps. Ces règles furent rédigées sous forme de code. Ce même fait, que nous voyons ici en pleine lumière de l'his- toire, s'est accompli des millions et des millions de fois dans le genre humain depuis l’époque la plus reculée. C’est de ces faits d'organisation que vient l'Etat. Si même, depuis la plus haute antiquité, il n’y avait pas eu un seul homicide, une seule querelle entre les hommes, l'État se serait formé néanmoins et sa tâche serait restée immense et de première importance. La guerre a été seu- lement un fait perturbateur qui a retardé le perfection- nement de l’organisation sociale. Affirmer qu'un arrêt de l’organisation est la condition même et la condition unique de l’organisation, comme le font les darwiniens, est la contradiction la plus formelle qui se puisse ima- giner. É J'ai montré plus haut, au chapitre x1, comment les faits d'organisation et de désorganisation suivent une marche parallèle dans l’histoire {voir p. 153). Sans les faits de désorganisation (homicide et spoliation), l'Etat se serait formé bel et bien et l’organisation aurait été universelle et éternelle. Cela revient à dire que, de {out temps et entre tous les hommes, les relations eussent été juridiques et non anarchiques. Comme l'État est une association d'in- dividus, unis par un lien Juridique, sans le courant de désorganisalion, le courant de l’organisation aurait cou- 308 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE vert l’ensemble de la terre. En d’autres termes, la struc- ture sociale, appelée État, serait arrivée au plus haut degré de puissance réalisable sur notre globe’. Quand on suit cette série de raisonnements, on voit combien se trompent les darwiniens en affirmant que, sans la guerre, il n'yaurait pas eu d'État. Celte proposition est précisément le contraire de la vérité. Sans la guerre, il n'y aurait jamais eu de désorganisation, donc toute l'humanité aurait toujours vécu dans les cadres juridiques, c’est-à-dire dans les cadres de l'État. Celte idée peut être encore présentée au point de vue international. Au xu° siècle, presque chaque municipe italien devint un État indépendant. Ces États se firent des guerres innom- brables pendant trois siècles et chacune d'elles amena des remaniements terriloriaux. À la longue, certaines unités politiques se formèrent, qui présentaient une très grande résistance et semblaient irréductibles : le royaume de Naples, les États du pape, la république de Florence, le duché de Milan et la sérénissime république de Venise. Ces grandes puissances italiennes, autour desquelles gra- vitaient un certain nombre de petiles, perdirent tout espoir de se subjuguer les unes les autres. Alors, au milieu de l’anarchie italienne, se forme un système d'Élats, un équilibre, comme on dit en langage diplomalique. Com- prenant que les guerres seraient désormais impuissantes à modilier cet équilibre, les États italiens eurent une ten- dance à les abandonner. Alors l’ensemble des relations économiques et intellectuelles devint très intense entre les unités politiques de la péninsule apennine, etelles auraient abouti sans doute à une organisation fédérale sans les per- turbations qui vinrent des invasions étrangères. En Italie, l'abandon de la guerre, ce qui équivaut à sa suppression, aurait amené l’organisation. 1. Voir plus haut, p. 243. LES FAITS POLITIQUES 309 Ce qui s'est passé en Italie, au moyen âge. sur une petite échelle, se répète, de nos jours, en Europe, sur une échelle plus vaste. [ciaussi, aprèsdesguerres innombrables, nous voyons se former six grandes puissances irréduc- tibles (Angleterre, France, Allemagne, Italie, Autriche et Russie). Chacune comprend l'absolue impossibilité de subjuguer les autres. Les plans de monarchie universelle sont abandonnés, l'équilibre européen s'établit. Les guerres deviennent plus rares. Les relations économiques et intellectuelles se multiplient dans une mesure énorme. Le sentiment de l’unité de ce vaste ensemble, qui s'ap- pelle la civilisation occidentale, commence à s'insinuer dans les consciences. L'Europe a de plus en plus la notion de posséder certains biens en commun. De nombreuses conventions sur tous les objets du droit tissent tous les jours des liens de plus en plus serrés entre les nations et, par mille impulsions insensibles, tendent vers l’orga- nisation collective. Lorsque les nations de notre continent auront renoncé à se faire la guerre, cette organisation sera achevée. Au lieu de vingt-cinq États souverains et anarchiques, il y aura une fédération de vingt-cinq États. Mais on comprend bien que c’est seulement lorsque la guerre cessera d'être une institution permanente et légale entre les États européens que leur organisation deviendra une réalité. De cette façon se dégage également la vérité que l'État est un fait d'organisation. L'État fédéral, qui se formera tôt ou tard en Europe, sera produit par l'association, done par la suppression de la guerre. Il ne sera pas produit par la guerre. Les darwiniens doivent donc reconnaitre que c'est la suppression de la guerre, et non la guerre, qui forme l'État. En parlant des romans anthropologiques, j'ai montré plus haut combien était gratuite l'affirmation que deux collectivités humaines n’ont jamais pu s’amalgamer autre- 310 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE ment que par la force (voir p. 226). De nos jours, nous voyons les sociétés s'amalgamer par les milliards de rap- ports quotidiens qui se nouent entre elles : {transport des hommes, des produits et des idées. Aussitôt qu'on aban- donne les nuages métaphysiques et que l’on retombe dans la réalité des causes actuelles, on comprend qu ilen a tou- jours été ainsi. Nous savons que des relations de commerce se sont établies dès la plus haute antiquité entre les pays les plus divers. Mais il y a un autre point de vue contem- porain qui nous montre que, dans le passé, les États ne se sont nullement fondés par la force. Nous avons vu de nom- breux États s'organiser sous nos yeux sans que la force y ait joué le moindre rôle. Les colons américains, pendant le xIx° siècle, sont allés se fixer dans le Far West où ils ont fondé de nombreux États. Ils ont occupé la terre, poussé la charrue, exploité le sol, échangé des produits. Par suite de cette activité politique, sont nés mille besoins d’orga- nisalion qui ont amené les colons à établir les nombreux rouages de la machine politique. La guerre n’a pas Joué le moindre rôle dans tout cela et à aucun moment. Or, les faits qui se passentde nos jours se sont passés à toutes les époques. L'humanité n’est pas apparue dans chaque région de la terre par une création miraculeuse. L'homme a évi- demment rayonné d'un seul centre de dispersion. Il y a donc eu une longue période pendant laquelle la terre, sauf une pelite région, était complètement inhabitée par notre espèce. Elle a donc été successivement colonisée par nos ancêtres. Ce qui est arrivé dans le Far West américain, au xIx° siècle, est arrivé partout ailleurs à une époque plus “ancienne. Des hommes sont venus dans une certaine région, ils ont commencé à adapter le sol à leurs besoins, en d’autres termes, à produire la richesse. Par suite, ils ont dû se donner immédiatement une organisation quel- conque; car, sans organisation, la vie commune eût été impossible. La guerre n'a pas plus joué de rôle dans cette organisation antique que dans l’organisation moderne. LES FAITS POLITIQUES 311 III Essayons de nous représenter ce que serait devenue l'humanité sans la guerre. Assurément, on ne peut rien changer au passé et il peut sembler que toute spéculation sur ce qui aurait pu arriver soit un gaspillage de temps ridicule et vain. |] n'en est nullement ainsi, cependant. En montrant dans quelle voie funeste se sont engagés nos ancôtres, nous prémunissons nos descendants contre le danger de marcher sur leurs traces. En montrant quel degré supérieur de bien-être nous aurions atteint sans les erreurs de nos prédécesseurs, nous poussons à éviter des fautes d'autant plus funestes que les biens dont elles nous. privent sont plus grands. IL est évident que, si l’homme n'avait jamais fait la guerre, ni tué un seul de ses semblables, il n'aurait pas pu vivre sans manger, il n'aurait pas moins souffert du froid trop intense et de la chaleur trop excessive, il n’au- rait pas eu moins d'intérêt à connaître les lois de la nature, pour la soumettre à ses besoins, il n'aurait pas moins senti la nécessité d’accommoder le milieu à ses convenances. Cela étant, toute la chaîne infinie des phéno- mènes économiques et intellectuels se serait développée sans la guerre. L'homme aurait inventé le feu, la charrue, la roue, la voile, l'imprimerie, la locomotive, le télégraphe, s’il n'avait Jamais tué ou volé un seul de ses semblables, parce que toutes ces inventions et des milliers d'autres ont pour but la transformation du milieu physique. Or l'adaptation du milieu crée précisément le bien-être, et le bien-être, en procurant le loisir, permet à l’âme de s'ouvrir à la méditation pure, d’éprouver la soif désinté- ressée du savoir et de vibrer aux accents magnifiques de l'amour idéal et de la poésie. La civilisation humaine étant précisément un ensemble harmonieux de bien-être économique et de développement éthique et intellectuel, 312 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE la civilisation humaine aurait pu être complètement réa- lisée, même si jamais aucune bataille ne s'était livrée entre les hommes. Oui, certes, non seulement la civilisation aurait été atteinte, mais elle aurait été atteinte infiniment plus tôt si, à ce point de vue particulier, l’homme avait con- servé son instinct animal : celui de ne point combattre le semblable. La haute intelligence de l’homme lui a rendu des services incomparables, mais, hélas, dans une cir- constance, elle lui a causé des maux d’une importance égale aux biens qu'elle lui procurait. Essayons de nous représenter ce qui serait arrivé si nous avions suivi cet instinct animal et si nous ne nous étions pas fait la guerre les uns aux autres. Au point de vue économique, nous aurions une somme de richesse incommensurablement supérieure à celle dont nous disposons. Notre avoir consiste en ce que nous avons produit, moins ce que nous avons détruit, et cette sous- traction est véritablement colossale. Qu’on relise le récit des guerres humaines depuis l'antiquilé. C'est toujours une énuméralion pompeuse des richesses détruites par les conquérants. On a retrouvé une inscription cunéiforme où Assour Ban Apal, roi d’'Assyrie, de 667 à 626 avant notre ère, raconte ses exploits. Il s'exprime ainsi : « Pen- dant une marche d’un mois et vingt jours, j'ai ravagé les provinces du pays d'Elam. J’ai répandu sur elles la des- truction, la solitude et la famine. » Combien de centaines de milliers de fois cet entassement de ruines ne s'est-il pas renouvelé dans les temps historiques? Songez un peu aux prodigieuses richesses que nous NOESIS sans ces destructions absurdes. La richesse, en dernière analyse, est l'adaptation du milieu aux convenances de l'homme. Sans les milliards et les milliards de journées de travail qui ont été consacrées par l’homme à attaquer son semblable et à se préserver de ses attaques, l'adaptation du globe eût été infiniment plus LES FAITS POLITIQUES 313 avancée. Peut-être n'y aurait-il plus eu sur notre terre ni une Jande aride, ni un marais, ni un désert irrigable non irrigué. Dans tous les cas, les travaux utiles, même s'ils n'étaient pas menés aussi loin que faire se peut, seraient considérablement plus avancés. Le développement intellectuel marche pari passu avec le développement économique. Une intelligence plus affinée, plus ouverte, trouve des procédés plus efficaces et plus rapides pour exploiter le milieu physique. A son tour, une plus grande somme de bien-être donne plus de moyens d'affiner l'intelligence. Et cela, non seulement parce que le bien-être procure plus de loisirs, mais parce qu il fournit les ressources énormes requises pour dérober ses mystères à la nature. On sait qu’un télescope moderne coûte plusieurs millions de francs, et les laboratoires de tout genre, où se font les découvertes scientifiques, des centaines de millions. Un développement très considérable de la production économique pousse aussi à l'invention d'instruments plus parfaits. IL y a donc lieu de croire que, sans la guerre, les bateaux à vapeur et les locomotives eussent été inven- tés plus tôt, d'autant plus que, sans la guerre, les progrès de la science cussent été beaucoup plus rapides. Imaginez ce que serait maintenant le genre humain si les premières locomotives eussent été construites au temps d'Auguste. L'avance colossale, que nous avons vue se produire au xiIx° siècle, se serait produite dix-huit cents ans plus tôt. Pendant les années qui auraient suivi ces premières locomotives, on aurait accumulé une somme de richesses que nos descendants verront peut-être en l'an 3000. Nous aurions déjà joui de ce bien-être immense. Cette seule considération peut faire comprendre combien l’homicide collectif nous a fait perdre de temps. Je n'ai pas besoin de parler des arts et des lettres. Tout ce qui satisfait les besoins émotifs de notre âme se déve- loppe avec le bien-être. Lorsqu'un homme ne sait pas 314 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE comment il mangera le lendemain, il est peu porté à admirer un tableau ou à se griser de musique. De nou- veau, sans la guerre, l’art, qui est maintenant l'apanage d’une petite élite de gens riches, serait déjà descendu dans l’ensemble de la société humaine et l'aurait illuminée de son rayon de beauté. Inutile d'ajouter que les œuvres d'art exigent, pour être parfaites, des ressources à peine moindres que les laboratoires scientifiques. Ainsi donc, sans la guerre, nous serions, au point de vue de la production économique et intellectuelle, à un niveau infiniment supérieur à celui que nous avons atteint. Mais, de toutes les manifestations de la vie sociale, c'est dans le champ des phénomènes politiques que la guerre a exercé les ravages les plus désastreux, et c'est dans ce champ que les différences apparaissent plus radicales entre ce qui estet ce qui aurait été s'il n'y avait pas eu d’homicides collectifs. Sans les massacres, il n’y aurait pas eu d'États poly- glottes contre nature qui, à l'heure actuelle, sont la plaie du genre humain, parce qu'ils opposent un obstacle ter- rible à l'organisation rationnelle de notre espèce, donc au progrès de la civilisation. La forme parfaite de la vie poli- tique, c'est que chaque nationalité constitue un État séparé. C'est dans ce cas seulement que les rouages de la machine gouvernementale peuvent fonctionner d’une facon satisfai- sante. Tôt ou tard, on aboutira nécessairement à cet arran- sement naturel et, partant, rationnel. Mais la guerre l'aura retardé pour des milliers d'années, et il ne pourra être établi que lorsque la guerre cessera d’être une institution permanente, considérée comme utile. Les Polonais de la Galicie, du duché de Posen etdes « provinces vistuliennes » nedésirent pas autre chose en ce momentque de se réunir en un seul royaume formant corps de nation. Mais les Autri- chiens, les Allemands et les Russes les massacreraient immédiatement à la moindre tentative qu'ils feraient pour \ LES FAITS POLITIQUES 319 établir cette combinaison politique. De nos jours, dès qu'une collectivité veut se détacher d'une autre, la tuerie commence ‘. Et l’on comprend pourquoi il en est ainsi. Si les Petits-Russiens, par exemple, voulaient maintenant se détacher de la Russie pour former un État séparé, ils affaibliraient la Russie de 25 millions d'hommes. Donc la Russie pourrait devenir plus facilement la proie des Allemands. Alors la séparation de la Petite-Russie faisant un tort à la Grande, la Grande n'y consent pas et punit de mort tout Petit-Russien qui veut la tenter. Cet exemple peut s'appliquer à tous les autres pays. Sans la guerre, il n’y aurait jamais eu la moindre action de ce genre. [l serait parfaitement indifférent aux États d'être grands ou petits, puisque, sans laguerre, la sécurité internationale serait absolue, même pour les collectivités les plus microscopiques. Sans la guerre, l’indépendance des nationalités ne subirait jamais la moindre atteinte, puisque chaque société pourrait se constituer, à chaque instant, selon ses désirs et ses affinités. Suppression de la guerre et liberté collective sont des termes synonymes. Quand deux hommes ne veulent ni se spolier, ni se tuer, quels peuvent ètre leurs rapports {c’est-à-dire leur action réciproque l'un sur l’autre)? De par la nature des choses, ces rapports ne peuvent être que de l'ordre juridique. Sans la guerre, la fédération du genre humain aurait été un fait inévitable et aurait toujours existé. Alors elle aurait paru conforme à l'ordre des choses et personne n'aurait pu s'imaginer que l’homme fût capable de vivre en dehors de la fédéra- tion universelle, comme personne ne se représente main- nant qu'il puisse vivre en dehors de l'atmosphère. Sans la guerre, l’idée ne se serait même jamais présen- tée à l'esprit qu'il y eût quelque intérèt à empècher les populations de se grouper au gré de leurs affinités intel- 1. La Suède a donné le noble exemple de renoncer à cette politique barbare. Espérons que cette exception, unique jusqu'à nos jours. deviendra bientot la règle. À PA NS AN … 316 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE lectuelles et morales, comme il ne se présente actuelle- ment à l'esprit de personne qu'il y ait quelque intérêt à empêcher les hommes de respirer. Maintenant, les États composés d’une nationalité homogène sont lexception ; sans la guerre, ils seraient la règle. Sans la guerre, le principe des nationalités aurait régné sans conteste parmi les hommes, et les changements territoriaux, partout et toujours, se seraient accomplis au moyen de plébiseites. Or, on sait quelles difficultés énormes soulèvent de nos jours les États polyglottes. Tout le monde comprend que la liberté politique ne peut pas être assurée sans la repré- sentation populaire. Mais, sitôt que des individus parlant des langues différentes sont obligés de siéger dans le même parlement, ils ne peuvent pas se comprendre. Alors il naît des difficultés et des antagonismes qui sont des plus funestes pour la bonne administration du pays. L'Autriche nous montre comment la législation peut être complètement paralysée par la multiplicité des langues au sein d’un mème État. L'organisation sociale sera par- faile quand chaque nationalité formera un État séparé, et, comme c’est la guerre qui empêche cette organisation parfaite, la guerre empêche l'organisation parfaite des sociétés, donc les progrès de la civilisation. Aussi longtemps que régnera le despotisme collectif international, aussi longtemps qu'une nation pourra en asservir une autre, l’organisation interne des sociétés humaines restera nécessairement imparfaile. Il y aura des groupes oppresseurs et des groupes opprimés. Le temps que les dominateurs devront consacrer à tenir leurs sujets dans Fobéissance sera perdu pour les domi- nateurs. [ls ne pourront pas le donner tout entier au déve- loppement de leur intelligence. Le temps que les vaincus devront consacrer à résister à leurs vainqueurs sera aussi enlevé à leur culture intellectuelle. On le voit bien dans les « provinces vistuliennes » et dans le duché de Posen. LES FAITS POLITIQUES 341 Les malheureux Polonais doivent employer une grande partie de leur activité à lutter contre les tentatives de dénationalisation des Allemands et des Russes. Le despo- tisme international, possible seulement par suite de la guerre, aboutit done à une diminution de la puissance intellectuelle, tant des vainqueurs que des vaincus. Des collectivités, passons à l'individu. On peut poser comme un axiome que la liberté indivi- duelle est irréalisable aussi longtemps que règne l'anar- chie internationale. En effet, que signifie la liberté? Elle signifie la sécurité de la personne et des biens. Si un homme, n'ayant commis aucun crime, peut être pendu par le caprice du souverain ou des autorités politiques, s’il peut être tué impunément par son voisin, la société n'offre à cet individu aucune sécurité de la personne. Si, d'autre part, un homme peut voir à chaque instant ses propriétés confisquées par le souverain, par l’État, ou s’il peut se les voir enlever impunément par ses voisins, la société n'offre à cet homme aucune sécurité des biens. Un individu dece genre n'aurait aucun droit, puisque chacun pourrait le tuer et le spolier ; il serait dans une condition pire que l’eselave (que le maître seul a le droit de tuer et de spolier), il serait done totalement privé de liberté. L'homme est véritablement libre lorsque personne au monde (ni les autorités politiques, ni les particuliers) ne peut porter impunément atteinte à sa personne et à ses biens. Or, que fait l'anarchie internationale? Récemment, il est venu à l'esprit du mikado et de quelques seigneurs japo- nais formant son entourage de faire la guerre à la Russie. Par suite, des milliers et des milliers de Russes ont trouvé la mort sur les champsde bataille. En réalité, c’est comme si le mikado les avait fait exécuter. Assurément, les procé- dés sont différents, parce que, pendant que les troupes du mikado exécutaient des Russes, les troupes du tsar exé- cutaient des Japonais. Cette réciprocité établit assurément 318 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE un point de vue spécial, mais ne change rien au fond du phénomène : un grand nombre de Russes, n'ayant commis aucun crime, ont été bel et bien exécutés par les balles ennemies sur les champs de bataille. Notez que chaque citoyen, à chaque instant de sa vie, sans s’y attendre le moins du monde, sans avoir rien fait pour la provoquer, peut subir une exécution capitale de ce genre. La sécurité de la vie, au point de vue de l'exécution par les balles de l'étranger, est donc complètement nulle au sein de l’anar- chie internationale, Maïs, si le genre humain formait une fédération, et s’il n'y avait jamais de guerre, la sécurité, à ce point de vue, deviendrait absolue. Ilen est dés biens comme de la vie. Par suite de la résolution du mikado et de ses conseillers, des milliers de Russes ont perdu une partie considérable de leur for- tune. C'est comme si le mikado la leur avait confisquée. La suppression de la guerre amènerait la disparition totale des confiscations de cette espèce. Ce n’est pas assezque mon gouvernement respecte scru- puleusement mes droits. Cela me procure une somme de libertés bien restreinte si les gouvernements étrangers peuvent violer, à chaque instant, mes droits en déclarant la guerre à mon pays. Dès que la campagne commence, je puis être tué et je puis être complètement spolié de mon bien. Mais, par suite de l'anarchie internationale, la spo- liation perpétuelle continue même en temps de paix. Ainsi la crise vinicole qui sévit en ce moment dans le midi de la France et qui plonge ce pays dans la misère vient, en partie, des droits de douane fabuleux‘ imposés sur le vin dans les différents pays de l'Europe et de l'Amé- rique. La conclusion s'impose : la liberté de l'individu restera une pure chimère aussi longtemps que durera l'anarchie internationale. La fédération universelle est la seule combi- 4. En Russie ils vont parfois jusqu'à 200 p. 100 de la valeur du produit et même au delà. Ro LES FAITS POLITIQUES 319 naison qui puisse donner la garantie absolue de la personne et des biens; la fédération universelle est le droif fonda- mental de chaque individu. Revendiquer la fédération universelle revient à revendiquer ledroit à la vie, le droit au produit intégral du travail, le droit au bonheur. Me dire : « Votre droit va jusqu’à cette ligne idéale”, mais pas au delà », c'est limiter mon droit, c’est opérer sur moi une diminutio capitis. La plénitude absolue de mon droit (c’est-à-dire la possibilité du maximum de bonheur) n’est réalisable que lorsque mon droit s'étend sur le globe entier. Or cela n'est possible que par la fédération du genre humain. Les darwiniens ne sauraient contester que le plus grand développement de l'individu sera atteint dans la liberté. Dès que l’homme subit une contrainte et devient esclave, ses forces créatrices s'affaiblissent. Comme là liberté complète ne pourra être obtenue que par la fédé- ration universelle, on voit que cette fédération et le maximum d'intensité vitale pour l'ensemble des habi- tants de notre globe sont des termes synonymes. La floraison la plus complète, la plus entière, la plus magni- fique de notre espèce n'est possible qu'avec la liberté com- plète, assurée à tous par la fédération. Or, comme la guerre est le principal obstacle qui s'oppose à cette fédération, la guerre retarde la suprème floraison de notre espèce, en d’autres termes, les progrès de la civilisation. Partout et toujours nous voyons que la violence est la source de l'immoralité. Mais ce qu’on comprend encore mal, c'estque, sans la violence internationale, il n’y aurait jamais eu de violence à l’intérieur de l’État, c’est-à-dire de despotisme. L'État a été formé par un ensemble d'in- dividus qui avaient pris la résolution, tacite ou consciente, de ne pas se nuire les uns aux autres. Si les petites unités 1. Car les frontières des États sont marquées parfois par des lignes pure- ment idéales. En haut de la passe du Borwmio, il y a un endroit où le même homme peut avoir un pied en Suisse, un autre en Autriche, et les bras en Italie. 320 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE sociales (les cités) s'étaient librement amalgamées par des arrangements libres, le respect des droits, entre associés, eùt été le régime universel. Lorsque Uri, Schwitz et Unterwalden se sont unis pour former le noyau de la Fédé- ration helvétique, cet acte d'union n’a été possible que parce que les habitants d'Uri avaient pris la résolution de ne pas attenter aux droits des habitants de Schwitz et réci- proquement. Sans la guerre, le réseau des associations spon- tanées se serait étendu peu à peu sur le monde entier sans que la liberté des citoyens eût jamais pu subir la moindre atteinte. C’est parce que le vainqueur a voulu profiter de sa conquête, c'est-à-dire exploiter le vaincu, que la spolialion aélé pratiquée dans le monde. Or, spoliation signifie atteinte au droit, suppression de la liberté. Le despotisme est inconcevable et irréalisable sans la conquête, c'est-à-dire sans la guerre. En effet, si tous les États s'étaient consti- tués conformément aux vœux de leurs habitants, comment le despotisme aurail-il pu faire son entrée dans le monde? Si le pouvoir est accepté, de plein gré, par tous les habi- tants d'un pays, il n’y a pas de despotisme possible”. Sans la guerre il n’y aurait jamais eu de conquête, et sans conquèle jamais de despotisme. C’est dire que, sans la guerre, la liberté universelle et éternelle eût été la condi- tion du genre humain. Venir affirmer que cetétat de liberté universelle eût été un obstacle aux progrès de la civilisa- tion est véritablement le plus renversant des paradoxes. C’està quoi aboutissent, cependant, les darwiniens en affir- mantque la guerre a fait le progrès. Beaucoup de personnes s’imaginent que le maximum de développement de la personnalité humaine se produit dans l’état d’anarchie. L'aventurier seul avec son fusil, errant dans le désert, ne connaissant aucune loi, se disant 1. À l'intérieur, le despotisme vient aussi uniquement de la violence. Certains peuples acceptent un pouvoir très dur, par crainte, en le renver- sant, de mettre à sa place la démagogie, encore plus spoliatrice et plus cruelle. LES FAITS POLITIQUES 321 le roi du monde, paraît réaliser le type du surhomme dans son acception la plus complète. Combien les apparences sont ici contraires à la réalité! On s’en rend compte immédiatement, dès qu’on se donne la peine de penser aux faits concrets. Un homme seul, errant dans le désert, peut être tué impunément à toute minute de la journée. 11 doit donc être préoccupé, à chaque instant,de préserver sonexistence.Ilestenchaîné etgarrotté par ce souci, le plus impérieux qui puisse être, et qui ne le quitte à aucun moment. Il n’a donc plus de liberté d’es- prit. Cet homme est, en réalité, un esclave, rivé à la plus dure des servitudes ; sa vie est un véritable enfer. Au contraire, voyez ce qui se passe dans une société bien organisée. En Suisse, par exemple, on peut se pro- mener jour et nuit dans les cantons les plus écartés, dans les forêts les plus épaisses et sur les montagnes les plus solitaires, sans avoir besoin de la plus petite arme défensive et sans craindre la moindre attaque, donc en pleine sécurité. Pourquoi en est-il ainsi? Parce que la Suisse est un des pays politiquement les mieux organisés de la terre. Imaginez le globe entier dans la même situa- tion ; imaginez la sécurité la plus parfaite régnant sur tous les continents, au fond de l’Asie, comme dans l'inté- rieur de l'Afrique ; supposez que, par la suppression com- plète de l'anarchie, chaque être humain puisse aller, jour et nuit, dans tous les pays imaginables sans courir le moindre risque d'être attaqué dans sa personne et dans ses biens : c’est alors que chaque individu serait véritablement surhomme et roi, puisqu'aucun obstacle ne se dresserait devant lui pour l'arrêter dans ses travaux et ses plaisirs. La terre entière deviendrait comme sa propriété. C'est donc dans l'organisation et non dans la désorga- nisation que réside la liberté. Dans l'anarchie, je puis impunément tuer mon voisin, mais mon voisin, hélas! peut faire de même et, par cela, je tombe immédiatement dans la servitude. Novicow, — Darwinisme. ol 322 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE Parlant des républiques italiennes du moyen âge, Sis- mondi s'exprime comme il suit : « Quoique la liberté civile n'y fût entourée d'aucune des garanties qui nous paraissent nécessaires, elle était mieux respectée dans les républiques italiennes que dans aucun autre État de l'Eu- rope. Chaque citoyen se croyait assuré dans la jouissance de sa vie, de sa fortune, de son honneur ; il ne craïignait pas que des restrictions arbitraires fussent imposées à son industrie ; chacune des facultés qu'il avait en lui avait un libre essor ; toutes les carrières qui menaient à la fortune élaient ouvertes à son activité et à ses talents”. » On sait quelle admirable exubérance de la personnalité Bumaine produisit cette liberté. Plus tard, quand vinrent les Espagnols, ils imposèrent le despotisme dans les États italiens. La délation perpétuelle, la suppression de toute participation du peuple aux affaires de l'État fut le régime universel. Alors les cités italiennes, qui avaient été les plus brillanteset les plus vivantes de l’Europe, s'affaissèrent dans la torpeur et la léthargie. L'Italie devint la terre des morts. Il est difficile d’exalter, dans une mesure suffisante, les merveilles qu'engendre la liberté. On peut donc s’imaginer ce que deviendra le genre humain et à quelle hauteur ver- tigineuse il pourra s'élever lorsque la liberté sera absolue, pour tout individu, sur loute l'étendue de notre planète. Cela ne sera possible que le jour où l’anarchie sera rem- placée par la loi, et la désorganisation par l’organisation. Or, comme la guerre est l'obstacle principal qui s'oppose à cet état de choses, on peut mesurer combien les darwi- niens se trompent en affirmant que la guerre fait la civi- lisation. 4. Voir. l'Hisloire des Républiques ilaliennes. Paris, Furne, 1840, €. X, p. 308. CHAPITRE XVIII LA FORCE ET LE DROIT Le darwinisme social aboutit logiquement à la primauté de la force sur le droit. En effet, si lhomicide collectif a fait la civilisation humaine, l’homicide collectif étant l’em- ploi de la force, la force a fait la civilisation. Et si la force a fait la civilisation, ce n’est pas le non-emploi de la force, c'est-à-dire le droit, qui l’a faite. Alors la force, ayant produit le bien suprème de l'humanité, prime le droit quin'a pas produit ce bien suprême. Quand les juristes et les hommes d’État disent que la force prime le droit, ils ne veulent pas constater simple- ment un fait extérieur, comme on dirait, par exemple : les rivières descendent d’amont en aval. Il est enfantin de perdre une seule minute à des constatations de ce genre. Vous voyez d'ici un premier ministre, montant à la tri- bune d’un parlement pour proclamer qu'une pierre, lancée en l'air, retombe sur la terre! Non; lorsqu'un Bismarck dit que la force prime le droit, ce n’est pas pour constater seulement un fait; il le dit parce qu'il y attache un sens éthique”. « La force prime le droit », dans la bouche des hommes d'État, signifie: «Ilestbhon, ilesteonformeà l'avan- tage social que là force prime le droit. S'il n’en était pas ainsi, la vie politique seraitimpossible et le monde retom- 1. On sait que Bismarck s’est formellement défendu d'avoir jamais pro- noncé cette phrase. Mais. comme le dit si bien le professeur Schücking (Das Nalionalilälen problem. Lresde, Zahn et Jänsch, 190$, p. 77), elle caractérise aussi bien l’ensemble de sa politique que le fameux « l'État c'est moi», attribué à Louis XIV, caractérise la politique de ce monarque. 324 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE berait dans la barbarie.» C’est dans ce sens aussi que beau- coup de sociologues et mème de yuristes entendent cette sentence. Des juristes, je le répète, soutiennent la prééminence de Ia force sur le droit, et non les premiers venus, des juristes d'une réputation européenne; par exemple, Ihering, con- sidéré comme le plus extraordinaire et le plus grand du xix° siècle. Il est du plus haut intérêt de voir comment des juristes s'y prennent pour démontrer la primauté de la force sur le droit. Voici le passage célèbre et très souvent cité où Ihering fait cette démonstration. On excusera une tra- duction un peu lourde, maisje préfère serrer le texte d'aussi près que possible, plutôt que de faire des phrases fran- çaises plus élégantes. « Le droit, dit notre auteur, n’est pas ce qu'il y a de suprême dans le monde, il n’a pas un but en lui-même, il est simplement un moyen conduisant à un but: la fin dernière du droit est la conservation de la société. S'ildevient manifeste que lasociéténe peut plus être maintenue par la conservation des arrangements juridiques existants et que le droit n’est pas en élat de procurer le remède nécessaire, la force entre en Jeu et accomplit ce qui s'impose. Îl y a des moments de détresse dans la vie des peuples et des États. La vie est au-dessus du droit et, quand les circonstances produisent la détresse politique qui aboutit à l'alternative : le droit ou la vie, la réponse ne peut pas être douteuse; la force sacrifie le droit etsauve la vie‘. » Ihering a parfaitement raison : la vie est supérieure aû droit. Donc si, dans les moments les plus périlleux, la force peut sauver la vie, alors que le droit ne peut pas le faire, la force est certainement plus bienfaisante que le droit, donc elle prime le droit. 1. « Die Gewalt opfert das Recht und rettet das Leben. » Leben (la vie) signifie ici l'existence de la nation. R. von Ihering, Der Zweck im Recht. Leipzig Breitkopf u. Härtel, 1884, t. ler, pp. 250 et 251. LA FORCE ET LE DROIT 325 La supériorité de la vie sur le droit ne fait pas l’ombre d'un doute, mais il n'en découle nullement que la force soit supérieure au droit, justement au point de vue même de la vie. Leraisonnement d’'Ihering est complètement faux. Son erreur fondamentale vient de ce qui peut être qualifié d’aberration de la défensive. Qu'est-ce qui peut occasionner le polihischer Nofhstand (le pressant danger politique), en d’autres termes, qu'est- ce qui peut mettre en péril l'existence d’une société? Il se forme dans la société trois espèces de rapports : entre citoyens (domaine du droit civil), entre gouvernés et gou- vernants (domaine du droit public), entre États souverains indépendants (domaine du droit international). Aussi long- temps que les citoyens respectent la personne et les biens de leurs compatriotes, aussi longtemps qu’ils ne commet- tent ni homicides, ni vols, la société ne peut courir aucun . danger, du fait des relations de l’ordre civil’. A quel moment la société peut-elle courir des dangers de cet ordre ? A partir du moment où des citoyens commencent à commettre des homicides etdes vols. Comme les hommes tiennent à leur vie et à leurs biens *, pour les leur ravir, il faut employer la force. Il n’y a qu'un moyen de « mettre en danger la vie », dans le domaine des relations civiles, c'est d'employer la force. C'est l'emploi de la force qui seul peut créer le péril social. Alors on ne comprend vraiment pas comment un jurisconsulte célèbre, tel que Ihering, peut venir affirmer que la « force sauve la vie », quand c’est la force seule qui la met en péril. Ihering nage en pleine contradiction, Cela vient, je le répète, de l’aberration de la défensive. Ihering semble incapable de voir les faits 1. Les catastrophes naturelles, comme les grandes éruptions et les trem- blements de terre, causent de très graves dangers aux hommes en tant qu'individus, mais non des dangers sociaux. Lorsque la terre tremblait, on aurait pu se promener dans les rues de Messine avec la plus complète sécurité, au point de vue des hommes, si le brigandage ne s’y était pas déchainé. 11 fut d’ailleurs très vite réprimé. 2. Ceux qui ne tiennent pas à leur vie se suicident. Ceux qui ne tiennent pas à leurs biens les donnent aux autres. C’est la minime exception. RTE PR D ER RSR NE AT - FL CP c Pr Are 326 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE dans leur réalité complète. Il demeure désespérément uni- latéral, il voitseulement la moitié desphénomènes sociaux: le seul côté de la défense. Mais il faut être véritablement aveugle pour s’imaginer qu'il est possible de se défendre si l'on n'est pas attaqué. Or, attaque etemploi de la force sont des termes synonymes. Lorsqu’arrive l'heure du péril social, c'est-à-dire lorsque les citoyens ont commencé à user de la force, Ihering considère la seule action de l'État, il fait abstraction com- plète des actions des citoyens, il ne voit pas que, dans cette circonstance, il n’y a pas, de la part de l'État, une action, dans le sens véritable de ce mot (c’est-à-dire un ensemble de mouvements, dictés par une impulsion indépendante), mais une réaction, une réponse aux actions des citoyens. Voyons maintenant comment l'État peut « sauver la vie ». Il le peut uniquement en supprimant la force déchainée par les citoyens. Au fond, Ihering devrait voir que la force peut « sauver la vie » seulement en rétablissant le droit. Voir dans ce cas une suprématie de la force sur le droit, c’est véritablement pécher contre Ia logique la plus élé- mentaire. C'est le règne du droit qui fait la vie. On perd la vie dès qu'on empêche le règne du droit; on sauve la vie en rétablissant son règne. Comment peut-on dire alors que la force « sauve la vie », quand c'est la suppression de la force qui « sauve la vie »? Pour « sauver la vie », la force doit se faire l'humble servante du droit et lui obéir aveuglément. Il est donc illogique d'affirmer que la force peut être supérieure au droit. É Si nous passons des relations entre citoyens {domaine du droit civil) aux relalions entre gouvernés et gouvernants (domaine du droit public), nous voyons se produire des circonstances complètement analogues. Lorsque le gou- vernement respecte scrupuleusement le droit des eitoyens, lorsqu'il ne les tue pas sans jugement, lorsqu'il ne confisque pas leurs biens, lorsqu'il ne les exploite pas à son profit, M te - . TA ETS TES, HUE en. RE 4 1 + Cv'e7 LS e \ j Éé à : ns LA FORCE ET LE DROIT 327 Le en d’autres termes, lorsqu'il fait régner la liberté et la justice, aucun péril ne menace la société. Une nation, où £ les gouvernantsrespectent complètement les droits des gou- vernés, peut vivre, sans courir le moindre danger intérieur, pendant dés siècles et des siècles. D'autre part, aussi long- temps que les citoyens se meuvent dans les cadres déter- « minés par la loi, aussi longtemps qu'ils ne tuent pas les autorités publiques et ne pillent pas les caisses de l'État, en un mot, aussi longtemps qu'ils ne se mettent pas en révolie el ne commettent pas d’actes de force, la société ne * court pas le moindre danger. Un État, où les citoyens 4 respectent scrupuleusement la constitution, peut ne pas connaitre de péril social pendant des siècles et des siècles. | A quel moment ce péril peut-il naître ? Lorsque les gou- É vernements emploient la force pour violer les droits des 3 citoyens, ou les citoyens la force pour modifier la constitu- tion ou pour renverser le gouvernement. Dans le domaine du droit public, l'attaque, de la part des gouvernants, prend l'aspect de la tyrannie. La force alors sert à massacrer et à spolier les citoyens. Dans ce cas, comme réponse à cet emploi de la force, il se produit par- fois des insurrections. Mais l'insurrection ne « sauve la vie » que si elle se borne à supprimer la force déchaïnée par lesgouvernants, c'est-à-dire si elle lesoblige à respecter, de nouveau, le droit. Si l'insurrection se met elle-même à violer le droit, elle ne « sauve pas la vie », mais la perd. En sens inverse, des citoyens peuvent faire des insur- rections pour violer le droit, c’est-à-dire pour s'emparer du gouvernement et en user à leur profit exclusif. Dans ce cas, les autorités légales doivent employer la force contre eux. Et, de nouveau, si les gouvernements usent de la force seulement pour rétablir le règne du droit, ils « sau- vent la vie »; s'ils en usent pour établir le règne de la force au profit d’un autre ensemble d'individus (despo- tisme), ils mettent la vie en danger. En un mot, quelles que soient les combinaisons possibles, dans les rapports ) 328 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE entre citoyens ou entre gouvernants et gouvernés, la force ne peut « sauver la vie » que lorsqu'elle supprime la force, c'est-à-dire lorsqu'elle établit le règne du droit. Parce que les gendarmes se servent de sabres, de fusils, et au besoin même de canons, c’est-à-dire des mêmes armes que les bandits, on en conclut, fort à tort, que la force des gendarmes et la force des bandits sont de même nature. [Il n'en est nullement ainsi. La force du gen- darme et la force du bandit sont d’une nature diamétrale- ment opposée. La force du bandit est un procédé actif : elle est le moyen même, sans lequel le but du bandit ne peut être atteint dans aucun cas. Il est absolument impos- sible de violer les droits de ses semblables sans employer la force, car nul n'abandonne son avoir de plein gré. Le but du banditisme, son but conscient et voulu est la viola- tion du droit des semblables. Autre est la force du gendarme. Elle n'a pour but que la suppression de la force du bandit. La force du gendarme n'a pas un but en elle-même, elle a un but extérieur à elle-même, qui est précisément la suppression de la force, c'est-à-dire le règne du droit. Un bandit qui forme une compagnie, entretient ses armes de la facon la plus par- faite, et prend la résolution de ne jamais s'en servir est un fou. Un gendarme qui ne subit jamais la nécessité de se servir de ses armes est le plus fortuné des hommes dans le plus fortuné des États. Mais il peut se produire une confusion. Lorsque les gou- vernements deviennent violateurs du droit, c’est-à-dire des- potes, les gendarmes se font les agents de ce despotisme. Dans ce cas spécial, le gendarme Joue le rôle du bandit, et ce cas, par malheur, se présente fréquemment. Mais la déviation ne doit pas nous empêcher de comprendre la vraie nature de la fonction normale. Tant que le gendarme supprime la force, il « sauve la vie ». Imaginez une police idéale, capable de prévenir tous les attentats, donc tous les coups de force. Cela amè- LA FORCE ET LE DROIT 329 nerait la disparition totale de l'usage de [a force dans la société, cela procurerait la pleine santé politique, c'est-à- dire le maximum possible de prospérité. En sens inverse, lorsque le gendarme se fait l'instrument du despotisme, lorsqu'il se fait bandit, il fait tomber immédiatement la société dans une léthargie voisine de la mort. Nul ne pourra affirmer que c’est là une manière de « sauver la vie »; tous seront obligés de reconnaitre que c’est la perdre ‘. « À Rome, dans les cas de danger suprême, dit Ihering”, les garanties de la vie civile étaient mises de côté, le droit battait en retraite, et l’autorité militaire illimitée prenait sa place. » C’est encore un des arguments dont se sert le célèbre jurisconsulte allemand pour démontrer qu'à certains moments la force seule peut « sauver la vie ». Mais Ihering confond ici le droit avec les formes légales de la procédure. 11 est naturel que, lorsqu'un torrent de force se déchaîne, l’État soit obligé de lui opposer une digue en rapport exact avec la hauteur de son flot. Cette digue peut prendre l'aspect de troupes fusillant les ci- toyens sans miséricorde ou detribunaux militaires jugeant sommairement et sans appel. Mais ces procédés, si expé- ditifs soient-ils, ne peuvent « sauver la vie » qu'à une seule condition, c'est d’avoir pour butwnique de supprimer la force déchainée par les citoyens ou les étrangers et de rétablir aussi vite que possible le règne du droit. Un dic- tateur peut avoir les pouvoirs les plus illimités et ne violer le droit en aucune manière. L'étendue des pouvoirs du dictateur sera alors, non pas un danger, mais une sau- vegarde pour les citoyens honnêtes, car ces pouvoirs auront précisément pour but de protéger leur vie et leurs pro- priétés. 1. L'histoire en donne denombreuses démonstrations.Florence, république libre, était exubérante de vie; Florence, sous le joug des Médicis, était le pays des morts. 2. Op. cit., p. 251. Dès que la dictature n'a pas pour but de supprimer la force, mais de faire durer la force au bénéfice des posses-. seurs de l'autorité (individu, caste, oligarchie ou démo. cratie, peu importe), la force ne sauve plus la vie, mais la perd *. Ihering ne peut pas concevoir l'État comme un agent de violation du droit. Assurément cela fait grand honneur M à la droiture et à la loyauté de son esprit, mais cela témoigne d'une myopie qui va presque jusqu'à l’aveugle- ment, d’une impossibilité presque complète de voir les faits politiques tels qu'ils sont dans la réalité. Certes quand on identifie l'idée de la force avec la seule force du gen- darme qui supprime la force déchaïnée par les citoyens et la remplace par le règne du droit, on est parfaitement justifié d'affirmer que la force prime le droit. Mais, encore ici, il faut avoir le raisonnement véritablement bien court pour ne pas s’apercevoir que, ce qui sauve la vie, c'est précisément le fait que le droit remplace la force. Par malheur, Ihering, qui vit dans les nuages de l'abs- traction et dans l'idéalisme des chaires universitaires, oublie que l'État est, hélas! le plus grand bandit qui existe au monde. Jusqu'à nos jours, on peut dire qu'il Fest par définition. Un Étal n’est pas un État, dans toute l’accep- tion du terme, s’il n'est pas « souverain ». Or, un « État souverain » est celui qui s’arroge la faculté de déclarer la guerre à ses voisins quand bon lui semble, en d’autres termes, de commettre des homicides et des vols sur les étrangers et, par contre-coup, sur les nationaux qui sont tués et ruinés pendant la campagne. Le massacre et l'ap- propriation des biens d'autrui, telle est une des fonctions les plus en évidence de l'État, dans la période historique. Voici comment s'exprime le même Assour Ban Apal dont J'ai parlé plus haut (voir p. 312) : « J'ai pris la grande 1. C'est ce qui est arrivé en Espagne, au xvur siècle. Ce pays fut à deux doigts de la mort, s’il est permis de s'exprimer de cette facon métaphorique. Sa population tomba à quatre millions d'âmes, soit S par kilomètre carré, : tandis que la Beigique en a actuellement 245, soit 32 fois davantage. LA FORCE ET LE DROIT 334 ville de Chouchan {c'était le nom du roi qu'il avait com- battu)... Je suis entré dans ses palais, j'ai ouvert leurs “trésors, j'ai pris l'argent, l’or et les richesses que les rois “d'Elam avaient réunis, j'ai pris les bronzes, les pierres “brillantes, les vêtements, les armes de guerre, les ameu- blements, les bêtes de charge, .… j'ai tout emporté au pays .d'Assour. » Combien d’autres chefs d'État : Alexandre, . Eucullus, Auguste, Baber, Napoléon, ont fait comme | cet Assour Ban Apal. Vingt-cinq siècles après lui, Guil- “Jaume [° l’imitait servilement en arrachant cinq milliards “à la France vaincue. # Et, après la conquête, le pillage et la spoliation des vaincus sont organisés de la facon la plus systématique. ” 1. un très grand nombre d’ États modernes sont issus îde la violence, les malheureux peuples, pendant des A r r FL o = Le … années et des années, ont été tout simplement martyrisés … par leurs gouvernements. Le despotisme le plus odieux … régnait encore dans toute l'Europe, il y a un demi-siècle n à peine. Les hommes tués par cet horrible agent d'anar- ” chie qui s'appelle l'État « souverain » se chiffrent, pendant la période historique, par dizaines et dizaines de millions, les richesses détruites par dizaines de milliards. Ihering osera-t-il dire que ces actes hideux de banditisme, produits de la force, ont « sauvé la vie » ? … Précisément nous arrivons, par ce chemin, au troisième … fait qui peut mettre en péril l'existence des sociétés : le “ danger extérieur (voir p. 325). Ihering, encore ici, affirme que la force « sauve la vie » parce qu’elle repousse … l'agression. Mais, par suite du même aveuglement que pour | Les dangers intérieurs, il voit le seul côté de la défense. Pour que la force « sauve la vie » en repoussant l'agression, il faut, nécessairement, que la vie soit mise en péril par la force, car l'agression est aussi un emploi de la force. Tant + Te Ft Lt sen de pour l’ennemi du dehors que pour celui du dedans, il est impossible de se défendre si l’on n'est pas attaqué. Nous ne pouvons pas nous défendre contre les Martiens, parce ; f je : € 332 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE que les Martiens ne peuvent pas nous attaquer. Or l’attaque n’est autre chose qu’un déchainement de la force, le désir 4 d’un groupe de violer, de propos délibéré, les droits d’un autre groupe en tuant et en spoliant. C’est, précisément, parce que les États emploient la force pour envahir les territoires des voisins qu'ils portent atteinte à la vie. La | suppression totale de la souveraineté de l'État, c’est-à-dire i la fédération du genre humain « sauvera la vie » dans le sens le plus complet de ce terme, parce qu'elle donnera à l’individu le maximum d'intensité vitale. Encore ici, le «salut de la vie » viendra, non de la force, mais de la sup- pression de la force. Ihering oublie de plus que la force ne peut « sauver la vie » par la raison toute simple que la force, hélas! n’est pas toujours du côté du gendarme et du défenseur. Les bandits l’emportent fort souvent sur les agents de l’auto- rité ; l’État est alors livré à l'anarchie qui, loin de « sauver la vie », ne fait que la perdre. De même dans les rapports internationaux. Annibal a employé la force, mais il a été , battu à Zama, et la guerre n’a pas « sauvé Ja vie » de Car- thage, puisqu'il n’est pas resté un seul vestige de cette malheureuse république. L'État ne peut « sauver la vie » qu’en protégeant d’une facon complète la personne et les biens des citoyens. Ihering ne voit pas que l'État, par la conquête étrangère, est précisément le violateur le plus absolu de la personne et des biens. L'État, à l'égard des étrangers, commet cons- tamment des homicides et des vols, actuels pendant les hostilités, potentiels, si l'on peut s'exprimer ainsi, pen- dant les périodes de trêve. Affirmer, après cela, que la force, employée par l'État, « sauve la vie », c’est tomber dans une contradiction pure. Ainsi donc, dans le domaine international, comme dans le domaine national, ce qui « sauve la vie » c’est le règne du droit et la suppression complète de la force. Le droit est l’ensemble des conditions sociales dans les- LA FORCE ET LE DROIT 333 quelles l'individu peut atteindre le maximum d'intensité vitale. En d’autres termes, le droit, c’est l'association. La force est juste l'opposé : l'ensemble des conditions qui réduit au minimum la vitalité de l'individu. La force. c'est la dissociation. Affirmer que la force sauve la vie revient à dire que ce qui perd la vie sauve la vie et que la désorganisation es{ l’organisation. Chez Ihering, l'association d'idées entre la force, sous forme de gendarme, et la Justice, paraît indestructible. Par suite, il arrive à l’adoration de la force. Mais si l’on va au fond des choses, si l’on analyse sa pensée véritable, on reconnait que c'est le droit qu'il adore sous le nom de force. Il ne peut pas s’imaginer que l’État puisse être injuste; alors il veut que la force soit toujours aux mains de l'État afin que la justice puisse toujours triompher. On le voit, la seule tentative sérieuse, venant d’un Jurisconsulte, pour démontrer que la force est supérieure au droit, aboutit à démontrer la proposition diamétrale- ment opposée, à savoir que le droit est supérieur à la foree. Quelques autres personnes, plongées dans l’erreur uni- latérale, confondent la fermeté dans la défense du droit avec la force et disent alors que la force, faisant triompher le droit, prime le droit. On oublie seulement que la fer- meté dans la défense du droit ne peut se manifester que lorsqu'il y a, du côté opposé, une fermeté égale pour violer le droit. Les [xois, par exemple, pourraient se sou- lever et se faire tuer jusqu’au dernier pour défendre leur droit (cela serait le maximum possible de fermeté). Mais pour que les [xois puissent mourir jusqu'au dernier, il faut que leurs adversaires prennent la résolution impla- cable de les tuer jusqu'au dernier. Or, si la fermeté, dans la défense, peut être chose utile au triomphe du droit, la fermeté, dans l'attaque, lui est funeste dans une mesure équivalente. La seule fermeté qui puisse sauver le droit, el par conséquent la vie, c'est la fermeté de ne pas vou- PR 4,9 LA Did. : 24 m . PTT TE Ve PE 7. 4: Drir sl Le 334 ERREURS SPÉCIALES DE L ORDRE SOCIOLOGIQUE loir violer le droit de ses semblables, ce qui, en term usuels, s'appelle la loyauté et l'honneur. Or tout le mond comprend que la vie sociale arriverait immédiatement aw maximum d'intensité si tous les citoyens possédaient ces précieuses qualités. Après la démonstration du jurisconsulte, passons à celle de l'homme d'État. « La force prime le droit » à été la base de la politique de Bismarck. Mais à aucun moment Bismarck n'aurait admis que la Prusse n'avait aucun droit et qu'on pouvait légitimement envahir son territoire, massacrer ses habi- tants ou leur enlever tout leur avoir. D'autre part, si la force prime le droit, Bismarck devait reconnaitre que l'Alsace appartenait à la France, puisque celle-ci l'avait annexée par la force, en 1648. Mais Bismarck n'en fitrien. Il revendiqua cette province sous prétexte qu'elle avait été arrachée à l'Allemagne par les traités de Westphalie. Donc, en annexant l'Alsace-Lorraine, Bismarck s'appuvait, non seulement sur des considérations militaires, mais aussi sur des considérations de l'ordre juridique. « La force prime le droit », c’est parfait. Cependant Bismarck ne concluait pas : « donc il est bon que les droits de la Prusse soient violés ». Il concluait seulement : « ilest bon que la Prusse puisse violer les droits de ses voisins ». « La force prime le droit», dans la bouche de Bismarck, signifie donc, en dernière analyse : « #70n droit prime le droit des autres. » On voit donc que cette maxime célèbre perd déjà la moitié de son territoire, si l'on peut s'exprimer de cette façon imagée. Chacun vit dans la dualité : moi et les autres, Si une maxime est applicable aux ‘autres, mais n’est pas applicable à moi, si elle n’est pas applicable une fois sur deux, son empire se trouve réduit de moitié. Cha- cun d'ailleurs considère cette maxime à son point de vue. Aux yeux de Bismarck, le droit de la Prusse devait primer LA FORCE ET LE DROIT 339 le droit de la France; aux yeux de Napoléon IT, le droit de la France devait primer celui de la Prusse. Le voleur viole le droit de propriété, mais il ne le con- teste pas un seul instant : il en est, au contraire, le plus ferme partisan. Pierre a volé le portefeuille de Paul. Jean vient lui dire : « Vous avez dérobé cet argent, donnez m'en une partie. » Pierre répondra : « Arrière, misérable! cet argent est à moi ! Je ne vous en donnerai pasla moindre parcelle. » Combien de voleurs n'ont-ils pas défendu avec la plus indomptable énergie et le plus ferme courage ce qu'ils venaient de dérober aux autres! I] y en a quiont préférémourir plutôt que de lâcher leurs prises. Saint Fran- çois d'Assise, qui donnait aux pauvres tout ce qu'il avait, faisait peu de cas de la propriété; mais, je le répète, les voleurs l’estiment énormément. De même Bismarck. Il violait le droit de ses voisins, mais jamais il n'aurait considéré comme Jus/e que les voisins eussent violé le sien. Dès que les Français faisaient allusion aux provinces du Rhin, il ne parlait plus de force, il mettait de suite en avant les droits du peuple allemand, disant que les provinces du Rhin ne voulaient pas être francaises. Certes, si l'Allemagne avait été com- plètement battue en 1870, et si elle avait dù céder Mayence et Cologne, Bismarck ne se serait pas religieusement incliné devant ce fait en vertu du principe que la force prime le droit. IT ne serait pas venu proclamer que cette annexion devait être considérée comme définitive, parce que la force sacro-sainte venait de se prononcer pour la France. Il n'a pas reconnu le coup de force de 1648 par rapport à l'Alsace, il n'aurait pas reconnu davantage le coup de force de 1870 par rapport aux provinces du Rhin. On voit donc que les idées de Bismarck ne se ramènent nullement à affirmer que la force prime le droit, mais seulement que son droit prime le droit des autres. C’est tout à fait autre chose, c'est même la chose diamétrale- ment opposée. Et cela pour une raison élémentaire. Si l’on 336 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE a la force, on peut faire triompher son droit sur le droit des autres. Mais si l’on n'a pas la force ? Alors, si l’on était logique, dans cet ordre d'idées, il faudrait dire : « Comme je n'ai pas la force, je n'ai aucun droit: » Or, je le répète, jamais Bismarck n'a reconnu qu’au cas où il n'aurait pas eu la force il n'aurait plus eu de droit. Jamais il n’a reconnu que la Prusse n'avait pas le droit de modifier un seul article du traité de Tilsitt. Donc, quand on dit : « mon droit prime celui des autres », on dit, en dernière analyse : « aucune force au monde ne peut annuler #0n droit », et, en généralisant, c’est-à-dire en se plaçant simultanément au point de vue de toutes les nations : « Aucune force au monde ne peut annuler le droit. » Donc le droit prime la force. « On accuse Bismarck de cynisme, dit M. H. Lichtem- berger‘, on luireproche de poser le principe que la force prime le droit. Il serait plus équitable de dire que pour Bismarck, comme d’ailleurs d’une façon générale pour la conscience allemande, c’est une erreur de vouloir établir entre la force et le droit cet antagonisme que statue volon- tiers la conscience française. A ses yeux, il n’y a pas de droit sans force et de force sans droit. » Quel délicieux sophisme ! « La force prime le droit », ou «il n’y pas de droit sans force et de force sans droit », c'est exactementla même chose. Celarevient à dire que, si un homme avait eu la force d'assassiner le fils de Bismarck. Bismarck aurait reconnu que cet individu avait le droit d’assassiner son fils ! Est-ce que Bismarck aurait jamais admis une monstruosité pareille dans la vie civile ? Est- ce qu'il n'aurait pas fait poursuivre l’assassin de son fils par les tribunaux ? Qui oserait l’affirmer ? Bismarck n’admet- tait même pas ce point de vue dans les rapports interna- lionaux puisque, comme je viens de le dire, il n’a jamais contesté le droit de la Prusse de se dégager du traité de 1. L'Allemagne moderne, p.413: LA FORCE ET LE DROIT 337 Tilsitt, auquel elle avaitété contrainte de se soumettre par la force. On ne peut donc pas admettre qu'aux yeux de Bismarck il n’y avait pas de droit sans la force, puisqu'il ne niait nullementles droits de la Prusse, à l'heure où elle ne possédait pas la force. Il faut revenir encore une fois aux juristes. Un grand nombre d’entre eux affirment qu’il n’y a pas de droit sans force. Mais 1ls comprennent cela dans un sens très spécial, qui ne doit pas prêter à l'équivoque. Les juristes distinguent dans l’acte juridique le sujet, l’objet, le rapport et ce qu'on appelle la contrainte. Un objet m'appartient. Un voleur vient me le dérober. Je découvre le voleur, mais s'il n’y a pas une autorité, une force, qui l’oblige à me restituer ma propriété, mon droit n’a pas son effet, n’est pas réalisé. C’est dans ce sens que les juristes disent qu'il n ya pas de droit sans force. Mais aucun juriste n’admet- tra jamais que, même si je n'ai pas la force de récu- pérer l’objet dérobé, mon droit sur cet objet n’existe pas. Or, quand on soutient que la force prime le droit, on ne fait pas seulement une constatation, comme je l’ai dit au commencement de ce chapitre, on fait également une appréciation de l’ordre éthique ; on semble dire : «Il est bon que la force prime le droit. » À ce point de vue, la proposition est complètement fausse. En effet, si le droit n'a pas la force de se réaliser, il ne peut s’ensuivre, dans aucun cas, que cela soit un bien. Seul le #r2omphe du droit estle bien. La défaite du droit est toujours le mal. IT Quand on analyse à fond les phénomènes sociaux, on voit que la fameuse sentence : « la force prime le droit », se ramène à affirmer que la déraison doit primer la raison ou, en d’autres termes, que l’homme a avantage à être fou! Il semble difficile de formuler une plus grande absurdité. to 9 Novicow. — Darwinisme. 338 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE On peut dresser la série des antinomies suivantes : FORCE DROIT Aveuglement. Perspicacité. Ignorance. Connaissance. Étroitesse d'esprit. Largeur de vues. Déraison. Raison. Désordre. Ordre. Désorganisation. + Organisation. Maladie. Santé. , Dissociation. il Association. Mort. Vie. Vouloir régler des questions sociales et politiques par le droit, c’est faire appel à la plus haute somme possible de raison. Si l’on ne trouve pas avantageux de faire appel à la plus haute somme de raison, on doit trouver avantageux de faire appel à une moindre somme de raison. Or, la moindre somme possible de raison est la folie; vouloir faire appel à une moindre somme de raison équivaut, dans une certaine mesure, à vouloir faire appel à la folie. Dans la vie pratique, lamaxime, « la forme primele droit», est non seulement irréalisable, mais même inconcevable. Ce serait l’homme guidé constamment par la folie. Mais un homme de ce genre ne pourrait pas vivre un seul Jour. À plus forte raison, une société ne le pourrait-elle pas. Aussi, dans la vie réelle, la fameuse sentence, « la force prime le droit », signifie tout autre chose qu'en théorie. Elle se ramène simplement à mettre son droit au-dessus de celui des autres, comme je l'ai montré pour Bismarck, Jamais le partisan le plus fougueux de la force n’a con. testé l'existence de son propre droit, Mais à quoi se ramène, en dernière analyse, cette primauté absolue de mon moi sur les autres moi? À écarter systématique- ment un certain nombre de facteurs produisant un phéno- mène donné ou, en d’autres termes, à poser une équation aie 2 » > _; sit ii , PRE RAA A EE PQ LA FORCE ET LE DROIT 339 sciemment fausse’. Or c'est là de l'aveuglement voulu, donc de la déraison. Encore par cette voie on arrive à la même démonstration : proclamer la primauté de la force sur le droit, c'est proclamer la primauté de La folie sur la raison. Lorsque Bismarck n’a pas voulu, au traité de Francfort, mettre dans son équation les sentiments de la grande nation française, qu'a-t-il fait, en réalité? Un faux calcul, un acte contraire à la saine raison, acte qui a été gros des conséquences les plus défavorables à son pays. On le voit bien après quarante ans, quand F’Alle- magne se trouve en présence d’un formidable compte à payer, montant à 640 millions d'impôts nouveaux *. Dire, « la force prime le droit » ou, en réalité, « mon droit prime celui des autres », se ramène à ne pas vouloir prendre en considération le milieu danslequel on vit, à ne pas vouloir envisager les rapports dans lesquels on se trouve impliqué, en un mot, à ne pas vouloir élargir son horizon mental. Au moyen âge, on en appelait du pape mal informé au pape mieux informé. Soutenir le prin- cipe que la force prime le droit, c'est en appeler d’un point de vue plus large à un point de vue plus étroit, c'est proclamer plus avantageux d’être myope que d’avoir une bonne vue, c’est donc toujours affirmer que la folie est préférable à Ia raison. Lorsqu’à la fin de l'année 1870 Bismarck négocia avec les États du Sud pour constituer l'empire, il fit à ces États de nombreuses concessions. À quelques généraux prus- siens qui lui en faisaient le reproche il répondit : « Ce 4. Si un ingénieur, de propos délibéré, ne voulait pas prendre en consi- dération un facteur réel (le frottement par exemple), en établissant les plans d'une machine, nous dirions qu'il est fou. Par malheur, quand il s’agit des hommes d’État, plus ils sont exclusifs, plus ils ont l'esprit étroit, plus on les considère comme raisonnables, témoin Napoléon Ier et Bis- marck. 2. Quelques auteurs prétendent que Bismarck, personneilement, était opposé à l’annexion de l'Alsace. Je n'ai pu trouver de preuve certaine de ce fait dans aucun des documents qui me sont tombés sous les yeux. D'ailleurs, dans tout ce que je dis ici, je personnifie, sous le nom de Bis- marck, le parti militaire prussien qui dirigeait les affaires à l'époque de la guerre. 340 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE à quoi j'attachais le plus d'importance, c'était que nos partenaires fussent contents de moi. Les traités ne sont rien quand les gens qui les signent y sont contraints et forcés ‘. » On voit que, lorsqu'il s'agissait des Allemands, Bismarck mettait le droit au-dessus de la force. Mais, lorsqu'il s'agissait d'étrangers, Bismarck ne considérait plus cette politique comme avantageuse. Pourquoi ? Parce que, par étroitesse d'esprit, Bismarck ne pouvait pas s'élever à la conception d’une unité plus vaste qui était l'Europe. Si Bismarck avait eu véritablement la largeur d'esprit d’un grand homme d'État, il aurait vite compris qu'il est aussi avantageux pour un pays de ne pas plus contraindre les étrangers que les compatriotes. En effet, si Bismarck avait signé la paix à Ferrières, sans exiger de cession terriloriale de la France, la situation du peuple allemand serait incommensurablement plus avantageuse qu'elle ne l’est aujourd’hui. Encore dans cette circons- tance, en subordonnant le droit à la force, Bismarck, en réalité, a subordonné la raison à la passion. Considérons maintenant la primauté de la force au point de vue des relations internationales. Nous arrive- rons à la même conclusion. Elle signifie la supériorité de la folie sur la sagesse. Personne ne soutient la primauté de la force sur le droit, au sein de l'État. Dans le périmètre des groupe- ments politiques, la force, sous l'aspect du gendarme, est dans la subordination complète du droit. Les armes le cèdent à la toge. Tout le monde voit que, lorsqu'il n’en est pas ainsi, l’État est dans une profonde détresse et à deux doigts de sa perte. Quand la force n'est pas au ser- vice du droit, c'est le règne du despotisme. Alors, la décom- position est proche. Si la tyrannie n'est pas exercée par les autorités légales, mais par une soldatesque comme les prétoriens ou les janissaires, l’État se trouve dans le 4. Voir, plus haut, la note de la page 122. LA FORCE ET LE DROIT 3441 péril le plus extrème. Personne ne pense, assurément, que des conditions de ce genre soient bienfaisantes; donc personne ne conteste que, au sein de l'État, il est avantageux que le droit prime la force. On ne juge cela désavantageux qu’au point de vue inter- national. Ici, l'on se heurte à une première illusion : les limites de l'État. Au x1r siècle, dans une partie de l'Italie, chaque municipe devint un État indépendant. Florence et Fiesoli le furent, à une certaine époque, bien que Îa dis- tance entre ces deux villes ne soit pas plus grande que celle qui sépare, à Paris, la place de l’Étoile de la place de la Bastille. Ces deux cités trouvaient alors avantageux de se faire la guerre et ne se considéraient pas comme par- ties d’une même unité sociale. De nos jours, non seulement Florence et Fiesoli, mais toutes les villes de l'Italie, depuis Udine jusqu'à Palerme, se sentent parties d’un même tout. Les limites de l'État sont, comme je l'ai montré, des conventions purement subjectives‘, qui peu- vent se modifier au gré du vent qui souffle dans les esprits. Si donc on trouve désavantageux, aujourd’hui, de donner la primauté à la force sur le droit dans les relations entre Fiesoli et Florence, pourquoi admet-on que cela était avantageux au xn° siècle? Les relations entre les Fiésolans et les Florentins sont, en réalité, exactement de même nature maintenant qu'au temps de Frédéric Barberousse. La seule chose qui a changé, ce sont les idées que les Fiésolans et les Florentins se font de ces relations. En sens inverse, si la prédominance du droit sur la force est considérée aujourd'hui comme avan- tageuse dans les relations entre la Prusse et la Bavière, pourquoi n’en est-il pas de même dans les relations entre l'Allemagne et la Hollande ? Quand on veut construire une machine électrique, on se base sur les dernières découvertes de la science. Agir 1. Voir plus haut, chapitre 1x. Li < VEN 2 PORTO CIN CPC APE TR RS SET et PL APT 4 COS Re ut RU Ne A ANT RS Sven et ‘à F e L : L d AE AE ‘ W 342 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE autrement paraîtrait folie, car ce serait vouloir sciem- ment construire une machine, donnant un moindre ren- dement, quand on pourrait en construire une autre, don- nant un rendement supérieur. Le droit est la résultante des plus hautes spéculations sur la science sociale. C’est, au point de vue des affaires politiques, le dernier mot de la science, l'appel à la raison supérieure qui donne, comme pour la machine électrique, le meilleur rendement, en d’autres termes, la plus grande somme possible de bonheur. D'où vient que, lorsqu'il s'agit des affaires internationales, on préfère s'adresser à la force plutôt qu'au droit ? Cela vient de ce que la dérai- son l'emporte sur la raison. Les militaristes et les darwi- niens (bien souvent les deux tendances sont confondues dans les mêmes esprits) affirment que la guerre est pré- férable parce que seule elle peut résoudre certains litiges. Mais, en disant cela, ils pensent, au fond, que la justice seule peut résoudre les litiges. Je n’en saurais donner un meilleur exemple qu’une phrase de M. Faguet sur le Trentin. Il affirme que seule une guerre peut résoudre cette question. Mais qu'est-ce que M. Faguet entend par. la solution de la question du Trentin ? Son incorporation à l'Italie. Pourquoi ce/a est-il la solution ? Parce que les habitants du Trentin se sentent Italiens et veulent se réu- nir au pays qu'ils considèrent comme leur patrie. La solution de la question du Trentin sera donc la suppres- sion d’un état de choses dû à la force et son remplacement par un état de choses conforme au droit. Si, après une guerre entre l'Italie et l'Autriche, cette dernière était vic- torieuse et, loin de céder le Trentin, reprenait, de nou- veau, la Vénétie, M. Faguct ne considérerait pas cela comme la solution de ja question du Trentin. Cependant cet arrangement territorial nouveau serait aussi le résul- tat d'une guerre. Donc, il ne suffit pas de faire la guerre pour résoudre les questions internationales. Leur solution comporte encore un autre élément. Ni M. Faguet, ni NO AG ET SO ee A ER RATER ee à D DRE RO { Me d PTS OA MPRE | OU. ; 4 à 3 < À 1e LA FORCE ET LE DROIT 343 les darwiniens ne pourront le contester : cet élément est le droit. Affirmer que la force doit être préférée au droit, dans les questions internationales, parce qu’elle résout les questions de droit et affirmer, en même temps, que les solutions de la force ne sont pas toujours les solutions conformes au droit, c'est nager en pleine contradiction. Considérons les solutions de la force à un autre point de vue. Certes, si un peuple a subi une défaite complète, c'est bien la Hongrie en 1849. Si une guerre pouvait jamais décider de quelque chose, celle-ci devait décider que les : Magyars avaient cessé d'exister comme nation. Pourquoi n’a-t-elle pas eu cet effet ? Mais pour la raison toute simple que la guerre est absolument incapable de résoudre aucune question sociale. Pourquoi le régime absolutiste et centraliste de Bach, inauguré après Villagos, a-t-il été remplacé par un régime diamétralement opposé? Parce que la solution d'une question sociale est l'établissement d'un ordre de choses conforme au droit et à la justice. Or, la guerre ne peut jamais réaliser ce résultat, puisqu'elle a pour but unique de faire prédominer la volonté unila- térale du vainqueur au détriment des droits du yaincu. Que dirait-on d'un juge qui, pour savoir quelle partie en litige a raison, ferait tout simplement tirer la question au sort? Or c'est précisément ce qui arrive à la guerre. Dans les campagnes mililaires, très souvent, la tournure des événements dépend d’un pur hasard. J'en donnerai un exemple récent. Le 23 août 1904, l’escadre russe sortit de Port-Arthur pour gagner Vladivostok. Dans le combat qui suivit, l'amiral Witheft, qui la commandait, fut tué. L'amiral Ouchtomski, l'officier supérieur en grade qui devait lui succéder, était sur le Péresvet. Mais le mât de ce cuirassé avait été démoli par un boulet japonais. Ouchtomski ne put pas faire des signaux visibles aux autres vaisseaux et leur communiquer ses ordres de combat. Il en résulta une à " Lan 344 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE confusion qui amena la défaite des Russes. Notez que le boulet, qui avait détruit le mât du Péresvet, était un fait de hasard ; car, dans les combats maritimes, on dirige le feu contre le corps du bâtiment et non contre la mâture. Maintenant, si l’escadre russe n'avait pas subi une défaite le 23 août, elle n'aurait pas été obligée de rentrer à Port- Arthur, elle aurait gagné Vladivostok. La mer n'aurait pas alors complètement appartenu aux Japonais, et la marche générale des événements aurait pu être modifiée. Si le hasard joue parfois un rôle prédominant à la guerre eEsi l’on affirme que la guerre résout les questions sociales, alors il faut admettre que le hasard résout ces questions. Mais reconnaître cela, c’est mettre le sort aveugle au- dessus du jugement, donc la folie au-dessus de la raison. Le maréchal de Moltke soutenait que la guerre est con- forme à l’ordre de choses établi par Dieu. Certes, on ne peut pas reprocher à un soldat de ne pas connaitre le pre- mier mot de la science sociale. Autant reprocher à un chimiste de ne pas connaitre les questions de tactique mili- taire. Mais que des sociologues affirment, comme le maré- chal de Moltke, que la guerre peut contribuer à établir l'ordre social, c’est aboutir à la vraie déraison. Il y a encore un point de vue qui démontre combien la proposition : « la force prime le droit », est absurde. La force prime le droit de qui? Du fort ou du faible ? Est-ce à dire que les forts n’ont pas de droits ? Assurément, quand les droits des forts sont violés, par cela même qu'ils ont la puissance, ils peuvent facilement rétablir leurs droits ; mais cela n'empèche pas que les forts n'aient un immense avantage à ce que leurs droits soient respectés. Cela leur évite des campagnes qui, pour être viclorieu- ses, n’en sont pas moins sanglantes et coûteuses. Et puis, lorsqu'il y à égalité de puissance militaire et lorsque la force de l’un ne peut pas primer la force de l’autre, est-ce à dire qu’alors il n’y a plus de droits pour les deux parties en présence ? Est-ce à dire qu’il faut alors renoncer à LA FORCE ET LE DROIT 345 établir l’ordre et l'organisation, c’est-à-dire cesser de vivre ? - À l'intérieur, l'État est une agence de sécurité; il vise à supprimer l'emploi de la force brutale entre citoyens. A l'extérieur, l’État joue un double jeu, et c’est cette dua- lité qui cause, en grande partie, la misère du genre hu- main. D'une part, l'État veut assurer la sécurité en défen- dant la communauté contre les attaques du dehors. Un capitaine de vaisseau américain, M. Mahan, a écrit il:y a peu de temps un fort intéressant ouvrage sur le Salut de la race blanche et l'Empire des mers. L'auteur conseille à ses compatriotes de se créer une très puissante marine. Mais il lui assigne un seul but : la défense contre les races jaunes, en général, et contre les Japonais, en particulier; en d’autres termes, il lui assigne pour but de procurer la sécurité aux Américains. Cette flotte jouera, dans ce cas, le rôle du gendarme dans l'État. Elle annulera la force ; elle obligera le Japon à se tenir constamment dans des rapports juridiques. M. Mahan prêche la virilisation à ses compatriotes. Il les adjure de ne pas s’endormir dans les préoccupations exclusivement économiques et intellec- tuelles. Il leur montre l'exemple des Romains quis étaient amollis. Mais, évidemment, M. Mahan déplore cette mol- lesse uniquement parce qu’elle a donné aux barbares la possibilité de détruire la brillante civilisation de l’empire des Césars. Cela revient à dire que M. Mahan déplore que les Romains n'aient pas su empêcher les barbares d’user de la force. Au point de vue de la défense, il est impossible de sou- tenir que la force prime le droit, quand, au contraire, la. force n’a d'autre but que d'annuler la force, c'est-à-dire de faire régner le droit. C'est le droit qui est le but; la force n'est que le moyen. Or, en bonne logique, le but est tou= jours supérieur au moyen; car, si le but est atteint, on 1. Traduit en francais par J. Izoulet et publié, en 18, chez E. Flamma- rion. CP PAT UT ET MEN EE ER LE VAT NES et SE 2" . Lee td 4 MA A7 ba : ns 7 ‘ire Ni pe . : , 346 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE abandonne le moyen. Celui-ci joue un rôle purement tran- sitoire, donc subordonné. Malheureusement, par une contradiction lamentable, tandis que les États cherchent à procurer la sécurité à leurs nationaux, ils cherchent aussi, et en même temps, à faire des conquêtes, c'est-à-dire à détruire la sécurité des voisins. Mais ce désir de violence et de désordre ne peut pas être toujours satisfait, parce qu'il peut rencon- trer des résistances invincibles. Comme je l'ai montré plus haut, tout système d'États, après de longues oscil- lations, finit par aboutir à l'équilibre. Telle est mainte- nant la situation de l'Europe. Les coalitions des grandes puissances produisent presque l'immobilité. Personne n ose plus déchaîner une guerre générale sur notre conti- nent, parce que chacun sait que l’adversaire est trop bien préparé au combat. Or, du jour où l’on sera convaineu que l'attaque ne promet aucun succès, qu'arrivera-t-il? Ou l'on sera complètement fou, ou l’on renoncera à l’attaque. Mais renoncer à l’attaque signifie tout simplement passer des relations anarchiques aux relations juridiques, c'est- à-dire organiser la fédération de l’Europe ou, en d’autres termes, donner au droit la primauté sur la force. Encore, par ce chemin, on arrive à la même conclusion : puisque la force est seulement le moyen et le droit le but, le droit prime la force. On le voit, de quelque côté que l’on retourne la ques- tion, on est obligé de reconnaître que donner à la force la primauté sur le droit, c’est affirmer que ia folie est utile et la raison funeste. Revenons maintenant encore une fois à la proposition fondamentale de Ihering. Selon lui, il y a des cas où la force sauve la vie que le droit est en train de perdre. Mais le droit est l’ensemble des arrangements sociaux qui produisent le maximum d'intensité vitale de l'indi- vidu. J'ai montré que l’intensification vitale est obtenue par l'association. Or, dès qu’il y a violation du droit, le LA FORCE ET LE DROIT 347 processus de la dissociation commence. Alors, au lieu de l’intensification de la vie, on à son affaiblissement. Dire qu'on peut sauver la vie par le fait même qui l’affaiblit et la détruit, c'est tomber en pleine contradiction. Le principe fondamental du droit est: me pas tuer, ne pas spolier. Le principe fondamental de la force est: tuer, spolier. Il me semble que ni Ihering, ni aucun autre sociologue darwinien ne pourront jamais démontrer que tuer et spolier soient des actes par lesquels on augmente l’activité des individus et des collectivités, c’est-à-dire des actes par lesquels on « sauve la vie ». III En terminant ce chapitre, je veux signaler encore une contradiction à laquelle aboutit le darwinisme social et dont j'ai déjà dit quelques mots en passant, au chapitre vin (voir p. 100). Étant donnée l’atmosphère mentale créée par le dar- winisme, un grand nombre de personnes considèrent, de nos Jours, la force comme héroïque, superbe et chevale- resque, le droit comme pusillanime, vulgaire et bas. La force est l’attribut des preux ; la chicane, l’attribut des manants. Ainsi, ce qui perd la vie (la violence et le ban- ditisme) est considéré comme beau, ce qui fait fleurir la vie (le respect absolu du droit) est considéré comme laid ! Ne serait-il pas temps, en vérité, d'abandonner la fausse échelle des valeurs et d'adopter la vraie? Le droit est beau, la force est abjecte. Le droit, c’est la raison, c'est l’homme regardant le ciel, c’est l'âme s’envolant vers l'empyrée, c’est la lumière, c’est la vie ; la force, c’est la folie, c’est l’homme voilant le ciel, c’est l’âme s’abaissant dans la boue, ce sont les ténèbres, c’est la mort. Passant du point de vue éthique au point de vue intel- lectuel, on peut établir sans peine que le droit, c’est le réalisme ; et la force, l’idéalisme. C'est justement le con= 348 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE traire que croit le grand public. Mais j'espère pouvoir démontrer la justesse de ma manière de voir. Le réalisme est en raison directe de l’étendue de l’hori- zon mental. L'homme qui se représente l'univers peuplé seulement de cinq mille étoiles (c'est le nombre qu'on en voit à l'œil nu) est #noins réaliste que celui qui se le représente peuplé de 66 milliards d'étoiles (c'est le nom- bre que l’on en voit dans les plus grands télescopes). En effet, le premier s'éloigne de la réalité, car il est avéré que le nombre des étoiles accessibles à notre connaissance est, au moins, de 66 milliards. Celui qui croit à l’exis- tence de cinq mille étoiles seulement prend une appa- rence venant de son œil, et par suite une conception de son cerveau, donc une idée subjective, pour la réalité'. Si un homme pouvait avoir l’omniscience, il atteindrait le réalisme le plus absolu, puisqu’alors {ous les phéno- mènes de la nature (et non pas seulement une partie infi- niment pelite) seraient accessibles à son esprit. Aujour- d’hui, celui qui se représente seulement cinq mille étoiles au ciel s'éloigne de la réalité. De même l'esprit humain, connaissant seulement une infime partie des phéno- mènes qui s'accomplissent dans l’univers, s’en fait une conception, non pas conforme à la réalité, mais con- forme seulement à ses 2dées, donc idéaliste. Si l'homme connaissait {ous les faits, il n’y aurait aucune différence entre l’état de l'univers et la représentation qu'il s’en ferait, donc l’homme deviendrait complètement réaliste. Cela n'arrivera jamais. Mais il est évident que, plus on connait de choses (plus large est l'horizon mental), plus on se rapproche du réalisme ; moins on en connaît, plus on se rapproche de l'idéalisme. En un mot, science est synonyme de réalisme ; et ignorance, d’idéalisme. Personne ne conteste des vérités aussi banales tant 1. De même un œil armé d'un microscope est plus réaliste que l'œil nu, s’il est permis de s'exprimer ainsi, parce que l'œil armé du microscope voit une plus grande portion de la réalité. pen miniéns Aer AIS Re one me 1246 + abs LA FORCE ET LE DROIT 349 qu'on reste dans le domaine de la physique et de la bio- logie. Mais la scène change aussitôt qu’on pénètre dans le domaine de la sociologie. Il se produit ici un renverse- ment véritablement étrange de la logique la plus élémen- taire. Les partisans de la force sont tenus pour des gens pratiques et réalistes; les partisans du droit pour des idéalistes et des songe-creux. On appelle réalistes ceux qui considèrent la conquête comme le but de l'activité politique de l'État ; on appelle idéalistes ceux qui tendent vers l'établissement d’une fédération juridique du genre humain. Ainsi, d'après la terminologie actuellement courante, les réalistes sont ceux qui ne comprennent pas la véritable nature des phénomènes sociaux, donc les ignorants, donc ceux qui sont incapables de serrer les faits de très près. Au contraire, on appelle maintenant idéalistes ceux qui comprennent la véritable nature des phénomènes sociaux, ceux qui serrent la réalité d'aussi près que possible. Ces appellations usuelles, contraires au bon sens, doivent être complètement abandonnées. Il faut supprimer ce renverse- ment illogique, il faut mettre en bas ce qui est en bas et en haut ce qui est en haut : les pieds sur le sol, la tête en l'air. L'association est le moyen par lequel l'individu arrive au maximum d'intensité vitale. Telle est la réalité, évi- dente, incontestable. Association (donc droit) est syno- nyme de vie, dissociation (force) est synonyme de mort. Les réalistes sont ceux qui voient la réalité, à savoir que l'association c'est la vie; donc les réalistes véritables sont les partisans de la fédération universelle. Les partisans de la force sont nécessairement idéalistes : ils se représen- tent en effet la société autrement qu'elle n’est en réalité, puisqu'ils affirment que la dissociation (la force) est la vie. Ilustrons ces considérations, très exactes, mais géné- rales, par un exemple concret : la question de l’Alsace- Lorraine. LS RER NE UE DO OS PT OT TT - LS. 350 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE En Allemagne, les partisans de la force disent : « Nous 4 mourrons tous jusqu’au dernier plutôt que d'abandonner une province qui a été conquise par le sang de nos ancêtres. » Les partisans du droit disent : « Une violation du droit a été commise par le traité de Francfort. Il faut la réparer le plus vite possible pour la prospérité du peuple allemand; il faut faire un plébiscite en Alsace- Lorraine et se soumettre à sa décision, quelle qu'elle soit. » Il est aisé de démontrer que, dans cette question, les partisans de la force sont des idéalistes et Îles partisans du droit, des réalistes. Lorsque Charles X fut chassé de la France, ceux des aristocrates qui voulaient « rester fidèles aux principes de leurs aïeux » ne consentirent pas à transiger avec le roi de la révolution, Louis-Philippe, et se retirèrent dans leurs foyers sans plus prendre aucune part aux affaires publiques. D’autres familles nobiliaires françaises agirent d'une façon diamétralement opposée. Elles se ral- lièrent à Louis-Philippe, restèrent au gouvernement et en retlirèrent les profits qu'il procure. Personne ne con- testera que les aristocrates « restés fidèles aux principes des aïeux » étaient plus idéalistes que ceux qui conti- nuaient à vivre des idées de leur temps, donc des réa- lités de l’heure présente. Sacrifier son bonheur pour rester fidèle aux idées des aïeux morls, qui ne sentent plus rien, c’est vivre, non pas sur la terre, mais dans les nuages du mysticisme. Vivre signifie vouloir être heureux soi-même. Mais sacrifier son bonheur au bonheur des aïeux qui ne peuvent plus en éprouver aucun, puisqu'ils n'existent plus, c'est s’écarter, dans une mesure immense, des réalités concrètes, c’est voguer à pleines voiles dans les songes et les chimères. On apprendrait qu'un homme s’est suicidé parce qu'il a cru que son trisaïeul n’était pas content de sa conduite, tout le monde dirait que cet individu est tout ce qu'il y a de moins réaliste au monde. D'abord, parce qu’il n’a LA FORCE ET LE DROIT 351 pas pu savoir positivement si son trisaïeul approuvait où condamnaitsa conduite; ensuite, parce que le trisaïeul aurait pu blämer sa conduite avec les idées d'autrefois, mais, vivant à notre époque, aurait pu changer d'idées et approuver la conduite de son descendant. Vivre des idées des morts, c’est vivre en dehors des réalités, donc en idéaliste. Quand nous voyons les Allemands condamner leurs compatriotes aux souffrances les plus dures (car le militarisme aigu, provenant du traité de Francfort, voue des millions d'Allemands à la misère) pour rester fidèles aux erreurs de leurs aïeux, nous ne pouvons pas ne pas nous étonner profondément de leur immense idéalisme, Combien sont réalistes, au contraire, les Allemands qui disent : « Nos pères, en 1870, avaient certaines idées. Ils croyaient utile de faire des conquêtes, de violer les droits de leurs voisins. Ces idées sont reconnues fausses. Elles nous empêchent d'atteindre le plus haut degré de prospérité matérielle et de développement moral; elles nous enlèvent done la possibilité d’être heureux. Nos ancêtres sont morts. Ils ne souffrent plus. Nous suppor- tons, nous, les plus dures privations. Abandonnons des idées surannées qui nous ruinent : faisons un plébiscite en Alsace-Lorraine. » Les idéalistes sont des esprits médiévaux qui vivent dans un passé non existant, donc idéal. Les véritables réalistes sont ceux qui vivent dans le présent, lequel existe, donc est réel. Je ne conteste pas que l’idéalisme, entendu dans son sens exact (fidélité au passé, vie dans les nuages), parait parfois fort beau et le réalisme fort laid, Moi-même, qui écris ces lignes, je respecte plus les gentilshommes qui ont suivi Charles X en exil que ceux qui se sont préci- pités dans les antichambres de Louis-Philippe. Mais il y a ici une très importante distinction à faire et qu'il ne faut jamais oublier. Je puis respecter profondément un homme qui renonce à tous les biens de la terre pour 352 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE rester fidèle à un simple emblème, comme la couleur d'un drapeau. Mais il me serait impossible de respecter un homme qui me dirait: « Par fidélité pour les idées de mes ancêtres, je ne veux pas admettre que la terre tourne autour du soleil. » Je ne pourrais pas respecter un homme de ce genre, parce que je le considérerais comme fou. De même, je ne puis pas respecter les militaristes allemands quand ils viennent dire : « Par respect pour les idées de nos ancêtres nous contrecarrons la fédération de l'Europe, bien que nous soyons convaincus que c’est le seul arran- gement politique capable de procurer au peuple alle- mand le maximum de bien-être. » La fédération de l'Eu- rope sera avantageuse à l'Allemagne, comme à tous les autres peuples, parce que l'association est l’expansion de la vie. Il s’agit là d'un fait. Je ne puis pas respecter un homme qui nie un fait par fidélité pour les idées de ses ancûtres. Nier la réalité, c'est mettre la folie au- dessus de la raison. Puis il y a encore une autre considération fort impor- tante. Les gentilshommes, qui ont suivi Charles X en exil, se sont privés, eux-mémes, de certains biens, mais ils n’en ont pas privé autrui. Il est beau d’être guidé par un sentiment, seulement Jusqu'au moment où ce sentiment n'empêche pas le bonheur des autres. Mais, dès qu'il l'empêche, ce sentiment devient laid. En effet, il faut ètre complètement brouillé avec la logique pour venir affirmer que ce qui fait du mal puisse jamais être beau. “ CHAPITRE XIX LES FAITS INTELLECTUELS Le darwinisme social étend ses déductions sur le do- maine intellectuel, comme sur toutes les autres branches de l’activité humaine. S'il est vrai, en effet, que l’homi- cide collectif a fait la civilisation, l’homicide collectif a fait aussi le progrès de l'intelligence, puisque la eivili- sation implique nécessairement ce progrès. Tel est le mode détourné par lequel le darwinisme englobe les phé- nomènes intellectuels. Mais, à part ce mode détourné, il ÿ en aun autre direct. Les darwiniens disent que, plus les luttes mentales sont acharnées entre les hommes, plus la tension des esprits est puissante, plus les conquêtes de l'intelligence sont rapides. Répétant le proverbe vulgaire que « du choc des opinions jaillit la vérité », les darwi- niens soutiennent que le combat mental pousse seul l’homme à élargir son horizon et que, s’il venait à cesser, on verrait se produire immédiatement la stagnation men- tale, signe précurseur de la décadence et de la mort. Il convient d'examiner, avec le plus grand soin, si ces propositions sont vraiment conformes aux faits concrets. Les darwiniens disent que la rapidité du progrès est en raison directe de l'intensité des luttes intellectuelles. Cette idée vient d'une appréciation inexacte de la nature réelle de la vérité et d’un oubli de l'existence du monde physique. | La vérité est une corrélation entre le monde extérieur et Novicow, — Darwinisme, 23 354 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE l’image que nous nous en faisons dans le cerveau. S'il y avait eu un seul homme sur la terre et que cette corrélation complète se fût établie en lui, cet homme aurait connu la vérité tout entière sans le moindre besoin de lutter avec des êtres vivants. La vérité est une corrélation entre l'homme et l'univers, et nullement une corrélation entre un homme et d’autres hommes. Mon voisin peut penser que le soleil tourne autour de la terre, cela ne m’em- pêche, en aucune facon, de savoir, en toute certitude, que c'est, au contraire, la terre qui tourne autour de son axe. La vérité ne peut être découverte qu’au prix de luttes extrêmement âpres ; mais ces luttes doivent se livrer inévitablement entre l'univers et les cerveaux humains, et nullement entre les cerveaux humains. Si tous Les hommes étaient constamment d'accord entre eux, le combat qu'ils auraient à livrer à la nature pour lui arracher ses secrets ne perdrait pas un seul atome de sa difficulté. La vérité n'est pas un fait interpsychique ; c’est un fait de concordance entre le macrocosme et le microcosme. « Spencer, dit M. Guyeau’, a comparé le savoir humain à une sphère lumineuse, perdue dans un infini d'obscu- rité. Plus la sphère va grandissant, plus elle multiplie ses points de contact avec la nuit, de telle sorte que la science, en augmentant, ne ferait qu'élargir l’abime de notre ignorance. » L'image est admirable, justement parce qu'elle rend si bien la douloureuse âpreté de la lutte entre le cerveau humain et l'univers. Mais, je le demande, qu'est-ce que les combats intellectuels entre les hommes ont à faire ici? Que tous fussent d'accord entre eux, cela n’empècherait pas « la sphère lumineuse, en augmentant, de multiplier ses points de contact avec la nuit ». D'autre part, les hommes auraient beau se dis- puter de la façon la plus acharnée, ils auraient beau 1. L'Irréligion de l'Avenir. Paris, F. Alcan, 1887, p. 332. LES FAITS INTELLECTUELS 359 différer ‘d'opinion tant qu’on voudra, cela n'empêcherait pas, non plus, «la multiplication des points de contact avec la nuit ». Parlant d'Alexandre Selkirk (le prototype de Robinson), j'ai eu déjà l’occasion de montrer combien les relations de l'homme et du milieu physique sont plus nombreuses que les relations de l'homme avec ses semblables. Les relations entre l'homme et le milieu physique sont le principal, les relations entre les hommes sont pour ainsi dire l'accessoire. Il en est dans le domaine intellectuel exac- tement comme dans le domaine économique. La richesse est une adaptation du milieu à nos besoins ; la science, une adaptation de nos cerveaux au monde extérieur. Dans l’un et l’autre cas, les rapports entre l’homme et le milieu sont le fait le plus important de notre existence. Voilà donc un premier point élucidé. Oui, la vérité provient d’une lutte, mais nullement dans le sens où l'entendent les darwiniens, c’est-à-dire d’une lutte entre les hommes. L'accord parfait régnerait entre les humains que leur faculté individuelle de lutter contre la nature pour lui arracher la vérité ne subirait pas la moindre diminution. Si l’on se place sur le terrain social, il est évident, au contraire, que l'accord augmenterait sensiblement ces facultés individuelles. Tout se tient dans la vie : les phé- nomènes économiques et les phénomènes intellectuels entre autres. Avec plus de richesse, l’homme aurait plus de loisirs et plus de ressources pour organiser les labora- toires où s'opère la recherche de la vérité. J'ai déjà montré que l'association du genre humain tout entier est la com- binaison qui assurera le maximum de richesse, ce qui, en retour, procurera la plus grande somme de moyens pour les travaux scientifiques. Donc l'association univer- selle du genre humain facilitera sa lutte contre la nature pour la découverte de la vérité. Et l'association générale du genre humain se fera d'autant plus vite que les 356 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE hommes seront plus d’accordentre eux. Tout cela montre incontestablement que la découverte de la vérité n'est pas uniquement en fonction de l’antagonisme des idées humaines. comme le pensent les darwiniens. Mais il faut pousser l'analyse plus loin. Même entre l’homme et l’univers, la découverte de la vérité est une lutte, mais non la connaissance de la vérité. Cette dernière est justement le contraire d'une lutte, c'est une alliance et même la plus étroite de toutes, puisque c'est elle qui constitue la jouissance et le bonheur. La vérité est la corrélation précise entre le monde extérieur et sa représentation interne. C'est donc un état d'équilibre entre le macrocosme et le microcosme. C'est vers cet état d'équilibre qu’aspire l'être vivant, et c'est parce qu'il ne peut pas l'atteindre qu'il souffre. Le jour où cet équilibre serait réalisé, la lutte entre le macro- cosme et le microcosme serait finie, nous aurions l’omni- science, nous serions des dieux, nous Jouirions du bonheur parfait. Mais les darwiniens soutiennent que cet équilibre défi- nitif serait la stagnation et la mort. C’est pourquoi ils prétendent que la lutte, c'est la vie. Il est difficile d'ima- giner une idée plus fausse que l'identification de l’équi- libre avec l’immobilité. L’immobilité est une abstraction enfantine de notre esprit, sans aucune réalité objective. Existence et mouvement sont des termes synonymes. Une chose qui ne se meut pas n’exerce aucune action sur le milieu, donc elle n’a pas de réalité concrète, elle n’est qu'une abstraction métaphysique de nos cerveaux, elle est même une conception contradictoire. L'équilibre n'est pas l’absence de mouvement (chose absolument inconce- vable dans le monde réel), il est la constance des trajec- toires. Non seulement l'équilibre ne comporte pas néces- sairement une diminution de rapidité du mouvement, mais. au contraire, il peut produire une grande accélé- ration, justement parce que les mouvements rythmiques LES FAITS INTELLECTUELS 397 (done équilibrés) sont ceux qui, ne rencontrant pas de courants antagonistes, peuvent s'accélérer. L'équilibre mental entre le microcosme et le macro- cosme ne serait pas non plus l'arrêt des mouvements céré- braux, mais leur accélération pour ainsi dire infinie. L'équilibre entre le microcosme et le macrocosme serait l’omniscience. Or, il est impossible de venir affirmer que, lorsque notre cerveau refléterait sous les mouvements de l'univers, il s’y opérerait moins de mouvements que lors- qu'il en reflète seulement une infime partie. Loin d'être un arrêt ou un ralentissement, l'équilibre aboutit donc à une accélération. Cela est aussi vrai des faits politiques que des faits psychologiques. Si, demain, un équilibre complet pouvait s'établir entre les États euro- péens, si la guerre devenait à jamais impossible, il se produirait, dans nos sociétés, un accroissement d'activité et de mouvement dont il nous est même difficile de nous faire une idée. D'abord, nous aurions la sécurité complète. Par suite, une masse d’affaires, que l’on n'ose pas entre- prendre maintenant, par crainte des incertitudes du lende- main, seraient entreprises immédiatement. Les milliards qui sont enfouis aujourd'huien armements et qui sont per- dus, seraient alors jetés dans la circulation économique et créeraient d'innombrables exploitations agricoles et indus- trielles. Enfin, les obstacles venant de l’inimitié des peu- ples (passeports, douanes, privilèges de pavillon, etc., etc.) étant supprimés, les voyages et les transports de marchandises prendraient une extension énorme. L'anar- chie, en créant des craintes et des haines, réduit au mini- mum les relations internationales. Au contraire, l’équi- libre, qui est l’ordre et la régularité (puisqu'il est la cons- tance des trajectoires, donc le mouvement rythmique el non chaotique), donnerait aux relations internationales la régularité la plus grande possible. Donc l'équilibre poli- A. Tel est le flux nerveux quand il se transforme en habitude par suite d'un exercice répété. Il va toujours s’accélérant. 358 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE tique, comme l'équilibre psychologique, aurait pour résul- tante une accélération et non un ralentissement de mouve- ment. Muni de ces considérations préliminaires, on est mieux armé pour aborder l'étude des opinions darwiniennes au sujet des faits intellectuels. C’est une idée très généralement répandue par les parti- sans de cette doctrine que, si les hommes étaient tous d'accord, la stagnation mentale se produirait aussitôt, ce qui serait le commencement de la mort. Ceux qui soutiennent cette opinion oublient seulement un tout pelit fait : l'existence de l'univers. L'univers semble une quantité négligeable aux esprits hypnotisés par le phénomène de la lutte. Les rapports entre les hommes masquent et font oublier les rapports entre l’uni- vers et l’homme. Je répète ici textuellement, pour les phé- nomènes intellectuels, ce que j'ai dit plus haut, d’une façon plus générale, pour les phénomènes de la vie. Le jour où nous serons tous d'accord sur les principes philosophiques; scientifiques et sociaux ne marquera nul- lement le moment où nous aurons trouvé le remède contre la tuberculose. Mais nous aurons beau être unis, nous n'en aurons pas moins besoin de trouver ce remède. Notre désir de guérir cette cruelle maladie ne sera en rien diminué. par l'accord universel des esprits. De même, cet accord des esprits ne nous fera pas comprendre immédia- tement la véritable nature des canaux de Mars et ne nous empêchera pas de vouloir connaître celte nature. En un mot, l'accord universel de tous les hommes ne les rendra pas omniscients. L'accord universel des hommes repré- sente l'établissement de rapports autres que ceux qui existent de nos jours (rapports harmonieux au lieu de rapports anarchiques). Mais l'accord entre les hommes ne modifiera en rien nos relationsavec le monde extérieur. Celui-ci restera tout aussi inaccessible et mystérieux. LES FAITS INTELLECTUELS 359 L’effort nécessaire pour soulever le voile d'Isis ne sera pas diminué. Or dit et on répète sans se lasser que l'accord amènera la stagnation. Mais on ne se donne jamais la peine de serrer de près les phénomènes sociaux et, par suite, on tombe, naturellement, dans les plus profondes erreurs. Imaginez que, le lendemain de la publication de l'im- mortel ouvrage de Copernic sur la révolution des corps célestes', tous les Européens, depuis l'empereur Charles- Quint jusqu’au dernier palefrenier de l'Andalousie, aient adopté immédiatement l’idée du mouvement de la terre. Est-ce que cela aurait produit la stagnation de l'esprit européen ? Qui oserait soutenir un paradoxe pareil ? N’est- il pas évident que, dans cet exemple spécial, c'était l'oppo- sition aux doctrines de Copernic, c'était l'Inquisition con- damnant Galilée, en un mot le désaccord entre Copernic et le reste du genre humain qui produisait la stagnation ? Généralisons cet exemple. Si chaque vérité, découverte par un savant, était adoptée vingt-quatre heures après par tous les hommes, non seulement il n’y aurait pas stagna- tion, mais il y aurait, au contraire, l’activité la plus extrême des esprits qui se puisse imaginer”. On voit donc que cette activité n’est nullement, de par les lois de la nature, en raison directe du désaccord entre les esprits. Imaginons une société où toute idée nouvelle rencontre- rail Zéro opposition. Dans cette société, il n’y aurait aucune lutte mentale, il y aurait accord entre tous. Est-ce à dire que cette société serait plongée dans la stagnation la plus complète ? Nullement. On peut affirmer, au contraire, qu’elle marcherait dans la voie du progrès avec le maxi- mum de vitesse. Le mouvement pourrait y être vertigineux en comparaison de celui qui s'effectue de nos Jours. En Il 1. La première édition a été publiée à Nüremberg, en 1543, sous le titre Nicolai Copernici Torinensis de Revolutionibus orbium cœlestium libri VI. 2. J'écarte, pour un moment, toute considération sur les discussions servant à établir la vérité des idées nouvelles. 360 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE effet, tout le labeur de cette société serait uniquement consacré à la découverte des idées nouvelles. Les efforts innombrables, nécessaires maintenant pour faire accepter les idées nouvelles, seraient épargnés à cette société: la perte de temps y serait réduite au minimum; donc cette société avancerail dans la découverte de la vérité avec la rapidité la plus grande possible. Or cet état de choses est précisément le contraire de Ïa stagnation. Il faut se résoudre à abandonner nos vieilles routines et à recon- naître que le progrès mental n’est pas en raison directe de la tension et de l'antagonisme entre les opinions humaines. La stagnation ne se produira pas le jour où les hommes cesseront de se disputer entre eux, elle se produire le jour où les hommes cesseront de lutter contre la nature pour lui arracher ses secrets et pour l'adapter à leurs besoins. Aussi longtemps que l'adaptation du milieu progressera, la stagnation sera impossible. Commènt parler de stagna- tion tant que l'horizon intellectuel s'étend dans l’espace et dans le temps? Encore ici, c’est oublier l'existence de l'univers. Les Grecs connaissaient une petite partie de l’ancien monde. Nous connaissons maintenant toute la pla- nète. Et cette connaissance se perfectionne chaque jour‘. On peut prévoir le moment où, à l’aide de certains appa- reils, nous pourrons voir les régions les plus éloignées du globe sans quitter notre fauteuil. Par des voyages, de plus en plus faciles et multipliés, on arrive au même résultat. Aussi longtemps que l'outillage technique se perfectionne et que les découvertes des sciences se multiplient, notre horizon mental s'étend. Or, extension de l'horizon intellec- tuel et stagnation mentale sont deux faits opposés et con- traires qui s'excluent l’un l’autre. Imaginezle monde plongé dans la paix la plus profonde, dix fois plus profonde que la 4. En d'autres termes, s'étend. Si un individu connaît seulement Paris et Nice, il connait une petite partie de la France. S'il a visité toutes les villes de ce pays, sa connaissance en est plus étendue. LES FAITS INTELLECTUELS 361 paix romaine qui à, soi-disant, atrophié l'esprit antique : tant que se perfectionnera l'outillage technique et intel- lectuel, l'horizon mental s’étendra. Donc il n'y aura pas de stagnation. Imaginez, d'autre part, les tueries les plus féroces, les désaccords les plus intenses, si l'outillage technique et intellectuel ne se perfectionne pas, la sta- gnation se produit inévitablement. Quand donc se décidera-t-on à voir les faits sociaux dans leur réalité positive et concrète? Oui, l’absence d'idées nouvelles amènera la stagnation mentale; mais l'absence d'idées nouvelles, et non l'absence de massacres ou de discussions. Or, les massacres et les discussions n'apportent pas nécessairement des idées nouvelles, et les idées nouvelles n’ont nullement besoin de massacres et de discussions pour naître et se répandre dans le monde. A toutes les heures du jour et de la nuit, les idées chemi- nent par le moyen des conversations, des journaux, des revues et des livres. Quand donc se décidera-t-on, en science sociale, à se rendre à ce qui est l'évidence même, à savoir que les idées marchent par des procédés spé- ciaux qui n'ont rien de commun avec l’homicide et Îles discordes ? Examinons attentivement le fameux dicton : « Du choc des opinions jaillit la vérité. » Cela est tout à fait darwi- nien. Cela se ramène à dire que la vérité (et, en dernière analvse, le bonheur) naît de la lutte; donc cela revient à dire que la lutte est un bien. Ce fameux dicton, quand on le serre de près, ne sou- tient plus la critique. D'abord, du choc de deux erreurs peuvent jaillir de nouvelles erreurs et nullement la vérité. On voit bien souvent des discussions sans fin qui, loin d'éclaircir une question, l’obscurcissent. Dans ce cas, les ténèbres et non la lumière sortent du choc des opinions. Il suffit de se rappeler les controverses oiseuses des scolastiques au 362 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE moyen àge. Elles ne firent pas avancer d'un seul pas la vérité, c'est-à-dire la connaissance de la nature. Qu'en est-il sorti bien souvent? Un tas si monstrueux d'erreurs que l'humanité n'a pas pu s’en débarrasser complètement jusqu’à nos jours. On ne voit pas pourquoi deux hommes, qui discutent de questions qu'ils ne connaissent pas, doi- vent nécessairement sortir de ce colloque avec une somme de vérités supérieure. La vérité est la connaissance précise du monde extérieur. Or, par cela seul qu’on discute, la connaissance des faits réels ne peut pas augmenter mira- culeusement". Puisque l'erreur peut aussi jaillir du choc des opinions, ce seul choc ne suffit pas pour faire jaillir la vérité. Je ne conteste nullement que. dans certaines circonstances favorables, la discussion ne fasse naître des traits de lumière même géniale, non; je veux dire seulement que la discussion n’est nullement indispensable pour faire jaillir la vérité. Ce n’est pas par suite de discussions, c’est par suite de labeurs acharnés dans son laboratoire que Pasteur a fondé la microbiologie. Ce n’est pas à la suite d’une discussion, non plus, que jaillit chez Newton le trait de lumière qui lui fit identifier la chute d'une pomme avec l'attraction de la lune par la terre et lui fit découvrir les lois de la gra- vilation. Et, dans un autre ordre d'idées, ce n’est pas à la suite de discussions que tant d’infatigables chercheurs sont penchés maintenant sur leur microscope pour découvrir le remède contre l'horrible tuberculose. Ce n'est pas à la suite de discussions que nos ancêtres ont inventé le feu, la charrue etle char; et nos contemporains, la locomotive 1. Imaginez deux individus ignorant la géographie. L'un pourra soutenir que le lac Victoria, dans l'Ouganda, a un million de kilomètres carrés; Pautre, qu'il en a seulement mille. Ils pourront discuter là-dessus pendant des années sans se rapprocher en rien de la vérité. Pour la connaitre, il faut aller sur place et mesurer le lac, où prendre des informations auprès de gens qui ont opéré cette mesure directe. LES FAITS INTELLECTUELS 363 et le phonographe. Considérez aussi les progrès de l'astro- nomie, par exemple; ils ne sont arrètés en aucune façon par le fait que le public éclairé, de nos jours, accepte immédiatement toutes ses découvertes sans la moindre discussion, tandis qu'autrefois l'affirmation du mouvement de la terre a donné lieu aux controverses les plus prolon- gées !. Le progrès de l’astronomie consiste dans la con- ‘ naissance exacte des astres et de leurs mouvements. La vérité astronomique n’a donc rien à faire avec le choc des opinions. Il Les darwiniens affirment que, plus âpre est le combat, plus rapide est le progrès. Appliquant ce principe général aux luttes mentales, en particulier, ils soutiennent que, plus fort est l’antagonisme intellectuel entre les hommes, plus grande est la somme de vérités qu’ils peuvent décou- vrir dans des temps égaux. Or, comme le bonheur humain est en raison directe de la somme de vérités (car si nous avions l'omniscience, nous aurions l’omnipotence), il s'en- suit que, plus il y aura désaccord dans les esprits, plus il y aura de vérités découvertes, donc plus il y aura de bonheur. Cette manière de présenter les idées darwiniennes pourra paraître tendancieuse et exagérée. Cependant, si l’on veut y réfléchir un peu, on verra qu’elle est parfaitement juste. Les darwiniens affirment que la suppression des luttes mentales amènera la stagnation de l’esprit humain. Or la stagnation est une éclipse de l'esprit qui fait tom- ber à zéro sa faculté de découvrir des vérités nouvelles. Donc, selon les darwiniens, l'accord des esprits serait la mort de l'esprit. Il découle logiquement de leurs proposi- tions que le désaccord des esprits crée le maximum de puissance de l'esprit. Ce n’est donc nullement une afir- 1. Elles n'étaient pas encore terminées partout au xvime siècle, à l'Uni- versité de Salamanque, par exemple. 364 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE mation gratuite que je prête à mes adversaires. Les darwiniens disent et redisent à qui veut les entendre que les idées, tout comme les espèces animales, se perfec- tionnent par la lutte. La seule conclusion qui soit de moi est que le bonheur, étant en raison directe de la somme de vérités, si lon se met au point de vue darwinien, le bonheur doit provenir du désaccord. Cependant, il me paraît que cette proposi- tion n'est réfutable que si l’on parvient à démontrer que le bonheur est en raison inverse de la somme de vérités. Or les darwiniens ne disent pas cela, mais juste le con- traire. [ls disent que la lutte affine les intelligences, donc les rend supérieures. Mais, évidemment, l'intelligence la plus haute est celle qui peut emmagasiner plus de faits dans des temps égaux, et non moins de faits. Done, le bonheur étant en raison directe de la somme de vérités. et la somme de vérités en raison directe de l’âpreté de la lutte, le bonheur est en raison directe des désaccords. Cette affirmation soutient-elle la critique? Pas un seul instant. Personne ne contestera que jouissance et bonheur ne soient des termes jusqu’à un certain point synonymes. L'homme qui, dans la vie, n'aura que des jouissances sera heureux ; celui qui n'aura que des souffrances sera mal- heureux. Or, la jouissance vient d’une concordance, et jamais d’une discordance. Il s'établit dans l'univers des infinités de mouvements. Les uns sont sans rythme, irréguliers ; les autres sont rythmiques, réguliers. Les premiers cau- sent la souffrance ; les seconds, la jouissance. Il est con- traire à la réalité d'affirmer que lesmouvementsirréguliers® peuvent causer de la jouissance, ils peuvent seulement l'empêcher de se produire. Or, accord mental ou éthique signifie simplement établissement de rythmes réguliers 41. Réguliers et irréguliers par rapport à otre constitution physiologique, bien entendu. LES FAITS INTELLECTUELS 365 entre deux intelligences ou deux cœurs. Aussi voyons-nous que la conformité d'idées et de sentiments entre deux individus est la source des plus fortes jouissances qui existent au monde. Autant nous souffrons de vivre au milieu de personnes qui ne partagent pas nos idées, aulant nous éprouvons de plaisir. à nous trouver avec celles qui nous comprennent complètement. Si la concor- dance des idées s’élablit entre deux individus, elle abou- tit généralement à ce fait si précieux qui est l'amitié. Que dire ensuite de la concordance des sentiments ? Si elle est complète, st elle se manifeste entre deux personnes de sexe différent, où à l’eurythmie délicieuse des âmes s'ajoute encore l'attrait physique, on arrive au point cul- minant de la jouissance et du bonheur qu’il soit donné aux mortels d'éprouver : à l'amour. Par l'amour intense et pur, l’homme atteint les plus hauts sommets de la vie. Dans les moments où sa passion est au point culminant, il lui semble porter la tête dans les nuages et se transfi- gurer. Telles sont les splendides conséquences d’un accord des idées et des sentiments. Des rapports individuels passons aux rapports collectifs. Voyez un orateur parlant à des foules. S'il y a entre lui et ses auditeurs concordance de pensées, toute l’assemblée est soulevée par un souffle puissant et superbe. Elle est frémissante, elle vibre au moindre mot, tous les hommes qui la composent semblentemportés dans les régions supé- rieures. De pareils moments sont parmi les plus beaux qui existent pour les hommes. Et d’où vient la forte jouis- sance qu'ils procurent? D'un unisson des esprits. Considérez maintenant les situations inverses: deux hommes ont des idées diamétralement opposées, un homme et une femme ont des sentiments complètement différents, l’orateur et la foule s'opposent l’un à l’autre par leurs aspi- rations : toutes ces conditions causent des souffrances qui parfois peuvent devenir très aiguës. L’intensité vitale des individus et des collectivités est donc en raison directt 366 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE des concordances et en raison inverse des discordances. Le darwinisme nous pousse toujours à voir les phéno- mènes par wn seul côté: celui de la souffrance. Or, qui voit d’un seul côté voit faux. On ne peut pas oublier la jouissance. Elle est le fait le plus important qui existe au monde pour l'être vivant, c’est le but suprême vers lequel il tend à toutes les secondes, c’est le pivot central des phénomènes biologiques. On peut se représenter l’énormité de l'erreur dans laquelle tombe le darwinisme social s'il néglige un phénomène comme la Jouissance*. Et il le néglige complètement. En effet, la conclusion logique du darwinisme au point de vue mental, c'est que le suprême bien vient du désaccord, donc de la douleur. Cela ne soutient pas la critique. Le suprème bien vient de l'accord, de l’eurythmie. Dire que le suprême bien vient du désaccord équivaut à soutenir que la mort est la vies Le darwinisme social aboutit aux plus extraordinaires impasses. Sous prétexte que, dans la lutte, la survivance reste aux plus aptes {ce qui est bien douteux dans un grand nombre de cas), on a fait de la lutte le seul levier du pro- grès. Mais ce point de vue est faux déjà parce qu'il néglige le grand phénomène de l'association. La lutte empêche l'attraction. Or l'attraction est le suprème bien, parce que de l'accord vient la jouissance. Dire que du désac- cord vient le progrès, c'est dire que le point culminant de l'évolution humaine sera la lutte arrivée au maximum d'âäpreté, donc le massacre universel entre les hommes. Mème si l’on ne va pas jusqu'au bout du raisonnement darwinien et que l'on s'arrète sur le terrain uniquement intellectuel, on arrive à la même conclusion. Si le point culminant du bonheur humain est dans la lutte, donc dans le désaccord, le point culminant de l'esprit humain sera 1. Voir plus haut, p. 26. “2. Voir plus haut, p. 132. LES FAITS INTELLECTUELS 367 atteint lorsque chaque homme sera en complet désaccord avec tous les autres sur toutes les notions et sur toutes les conceptions de l'esprit. Combien les faits diffèrent de ces théories singulières! Le bonheur des hommes esten raison directe de la somme des vérités qu’ils possèdent. Or la vérité, c'est l'accord. Per- sonne ne se dispute plus sur le théorème du carré de l'hy- poténuse. C’est qu'il apparaît vrai à tout le monde. Si l’on pouvait comprendre la véritable nature de la richesse d’une facon aussi exacte et précise, il n'y aurait plus d’antago- nismes économiques, et la misère serait bien vite extirpée du globe. L'erreur est ce qui crée le désaccord; la vérité, ce qui crée l'accord. Par suite, comme vérité et bonheur sont des termes synonymes, accord et bonheur doivent l'être éga- lement, au point de vue externe, si l’on peut s'exprimer ainsi. Mais accord et bonheur sont encore plus identiques au point de vue interne. Du choc des opinions jaillit la vérité. Cela peut être vrai quelquefois ; mais ce qui est vrai tou- jours, c’est que de l’accord des opinions jaillit le bonheur. Plus large est la base des accords, plus haut s'élève la pyra- mide de la prospérité sociale. Le progrès est en raison directe des concordances. Moins une idée nouvelle ren- contre d'opposition, plus vite avance le progrès. Le pro- grès est donc en raison inverse de l’acuité des luttes men- tales et nullement en raison directe de cette acuité, comme le pensent les darwiniens. La résistance contre une idée nouvelle est un frein qui arrête sa marche. Il est absurde de soutenir que, plus on serre les freins, plus vite roule une voiture. M. A. Fouillée exprime la même pensée dans ces termes. « Une personne peut avoir une idée nouvelle ; elle peut être seule de son avis ou n’avoir qu’un petilnombre d’adhérents. On la contredit, on la ridiculise, on la persé- cute. C’est alors seulement que se montre l'élément lutte 368 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE qui n'est nullement ici un élément de progrès, mais un obstacle *. » Maintenant considérons un autre argument de nos adver- saires. « Si tout le monde était d'accord, disent-ils, le règne de l'ennui serait universel. » Oui, seulement à une condilion : c'est qu'il n’y eût pas d'univers. Or l'univers existe et il est infini. Par suite, comme il est infini, le nombre de vérités que l’homme peut découvrir n'a égale- ment pas de limites. De ce que les hommes cesseront de se disputer entre eux, ils n'en continueront pas moins de découvrir des vérités nouvelles et, aussi longtemps qu'ils le feront, l'ennui ne sera pas possible. I] « naquit un jour de l’uniformité », dit un vers célèbre. Mais le spectacle de l'univers infini, toujours vivant et changeant, est tout ce qu'il y a de plus contraire à l'uniformité. Moins nous serons divisés, mieux nous pourrons voir ce spectacle, plus il nous paraîtra varié, inléressant et même empoignant. Il faut ajouter encore que la diversité des climats etdes milieux empêchera éternellement les hommes de penser et de sentir dela même facon. Entre un habitant des bords du Gange et un habitant des bords de la Tamise, il y aura toujours des différences considérables. Il est à désirer que ces différences ne soient pas trop radicales et qu’elles n’at- teignent pasles limites où l’on cesse de s'entendre. Heureux les hommes s'ils peuvent un jour se mettre d'accord sur les grandes lignés des institutions sociales. La variété des nuances, avec une certaine similitude du ton général, est précisément ce qui donne le plus de charme aux rapports humains, donc ce qui permet le plus de plaisir et de bon- heur. La fédération du genre humain n'empèchera pas la littérature et l’art de revêtir les formesles plus diverses. On peut avoir des idées politiques plus ou moins sembla- bles, mais sentir différemment. Et puis n'est-il pas évi- dent que la misère, en clouant les hommes dans un seul A. Éléments sociologiques de la morale. Paris, F. Alcan, p. 229. LES FAITS INTELLECTUELS 369 endroit, en les privant dé la possibilité de se déplacer, rend précisément leur vie monotone ? Avec la suppression de l'anarchie, la richesse prendra un essor énorme. Elle per- mettra à un plus grand nombre d'hommes de voyager et de se donner des distractions d’une variété de plus en plus grande. On peut donc conclure que l'accord, loin d'établir le règne de lennui, contribuera, au contraire, à le chasser. Les faits confirment pleinement ma manière de voir. Parlant du bonheur en raison directe de l'accord, un publi- ciste américain, M. W. White, montre que les États-Unis ont les avantages suivants sur l’Europe : La liberté de conscience, donc plus de question religieuse (en d’autres termes, accord universel pour faire de la reli- gion une affaire privée). L’anglais reconnu comme langue commune, donc pasde question nationale (en d’autres termes, accord universel sur l’idiome dominant). L’autonomie et la démocratie hors de discussion et con- sidérées comme faits naturels (donc accord universel sur la forme du gouvernement et ses institutions fondamen- tales) *. Après les États-Unis, passons à l'Angleterre. Encore ici tout le monde est d'accord pour vouloir la forme monar- chique, la liberté de la presse, la liberté de conscience, le droit de réunion, l'Aabeas corpus, le droit de propriété, les deux Chambres. Toutesles garanties essentielles quifontun gouvernement juste etrégulier sontregardées par la totalité des Anglais comme hors de discussion. Comparez ces deux États à la Russie actuelle. Ici l'on n’est d'accord sur aucun point, ni sur la forme du gouvernement, ni sur les garan- ties les plus élémentaires des droits des citoyens. Nombre de Russes sont actuellement pour la monarchie absolue, 4. Voir les Documents du Progrès d’Août, 1908, p. 704. Lo = Novicow. — Darwinisme. 310 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE d’autres pour la monarchie constitutionnelle. Les uns trou- vent que la liberté de conscience, la liberté de la presse et le droit de réunion doivent être restreints dans les limites les plus étroites possible, les autres sont d'avis que ces libertés doivent être complètes. Enfin, dissentiment plus grave encore, certains Russes professent le respect absolu du droit de propriété, certains autres veulent la confiscation pure et simple des domaines fonciers dépassant 400 hectares. Par suite de dissentiments si profonds, la Russie, à l'heure actuelle, est un véritableenfer. Les Russes se massacrentles uns les autres avec acharnement. Aux attentats terroristes répondent les exécutions des cours martiales. La prospé- rité économique de la Russie subit une dépression formi- dable. Il y a des millions de sans-travail qui se trouvent dans une misère des plus profondes. En comparaison de la Russie actuelle, l'Angleterre et les États-Unis sont de vrais paradis. On voitcombien bonheur et accord sont des termes synonymes. Il y a certaines époques fortunées dans l’histoire où il se fait un certain équilibre dans les idées. Tel a été, par exemple, le x siècle dans l'Europe occidentale. Presque tout le monde alors acceptait les dogmes chrétiens comme vrais. Dans ces périodes l'esprit humain prend un élan magnifique. L'harmonie produitune puissante floraison de l’art, de la littérature et des sciences”. Au contraire, les périodes de transition, où toutes les doctrines anciennes sont soumises à une critique impi- toyable et où les théories nouvelles ne sont pas encore formulées d’une façon complète, restent, en général, assez stériles. Je n'ai pas besoin d'ajouter combien elles sont douloureuses pour les hommes qui les traversent. L'indé- cision, le doute, les fluctuations dans un sens puis dans l’autre, le sentiment de l'impuissance, du vague, du désor- 1. Bien que le christianisme, par sa nature, fût contre les recherches positives, toujours est-il que, dans les limites assignées par la théologie. la science prospéra au xrre siècle. < LES. FAITS INTELLECTUELS 371 donné causent de profondes angoisses et font prendre la vie en dégoût. Encore ici, on le voit nettement: l'accord fait le bonheur. Anticipons aussi un instant sur l'avenir. Aucun obstacle extérieur, matériel et objectif ne s'oppose maintenant à la fédération du genre humain. Cesobstaclesexistaient encore au xvur siècle, parce qu'alors ilétaitatériellementimpos- sible de mettre toutes les régions du globe en communiea- tion suffisamment rapide les unes avec les autres. De nos jours, s’il y avait un parlement général de l'humanité, sa convocation pourrait se faire en quelques minutes, grâce au télégraphe, etsa réunion au plus tard en trois semaines, grâce à la vapeur. Il n’y a donc plus d'obstacles objectifs, iln'y a qu'un obstacle subjechf: c'estque, parmi les hommes qui dirigent maintenant les destinées des peuples, les uns veulent la fédération et les autres ne la veulent pas. Sitous étaient d'accord pour la vouloir, la fédération pourrait se faire en quelques semaines‘. Elle amènerait un accrois- sementde bien-être immense, elle décuplerait pourle moins la quantité des produits et supprimerait la misère. Encore et toujours on aboutit au même point : dans l'accord est le bonheur. 4. Le globe produit actuellement 40 millions de quintaux de coton. Il en faut 95 millions par an pour habiller l'humanité. Pour les obtenir, on devrait mettre en culture des régions nouvelles d’une vaste étendue. Cet immense labeur demande un grand effort et une masse de conditions favo- rables (esprit d'entreprise, lutte contre les maladies paludéennes, etc., etc.). Cela ne peut pas se faire en un jour, quel que soit l'accord des humains. Au contraire, la constitution fédérale pourrait être faite en quelques heures si les hommes la voulaient tous. Les délégués des gouvernements étant réunis, il suffirait d’en imprimer 50 exemplaires et de les faire signer. Je sais que beaucoup de personnes souriront de ma naïvelé. Mais je prie ces personnes de daigner faire attention à un seul petit argument. S'il est vrai que la rédaction du pacte fédéral de l'humanité devra être discutée pendant des centaines d’années, quelle en sera la cause ? C'est que les hommes chargés de sa rédaction ne seront pas d'accord entre eux. C'est précisé- ment ce que je dis moi-même : du désaccord seul sortiront les difficultés. Il n’y à aucune espèce de naïveté à faire un raisonnement logique. Il y aurait seulement naïveté de ma part si j'affirmais que les hommes, qui gouvernent aujourd’hui les empires, consentiront à faire la fédération. Je n'affirme rien de pareil, car je sais, hélas! qu'il n'en est pas ainsi. “ 312 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE [II Déjà les anciens avaient dit que la guerre était la mère du progrès. Cette idée vient d'une observation superficielle des faits sociaux. C'est la vérité qui est la mère du progrès. Pour répandre la vérité, il faut parfois des luttes extrème- ment äâpres. Alors on a confondu le moyen avec le but et l’on a dit que la lutte engendrait le progrès. Nullement, c'est la vérité qui produit ce résultat. La lutte pour la lutte n'a aucun effet bienfaisant. C’est du pur sisyphisme men- tal. Et comme c’est une perte de temps, c’est un mal, D'autre part, quand la discussion à pour résultat d'amener le triomphe d’une idée fausse, la discussion est positivement funeste. La discussion n’est bienfaisante que si elle fait triompher la vérité. Or ce n’est pas toujours le cas, puisque l'esprit humain s’est fourvoyé dans tant d'impasses. Le fait que les erreurs ont suscité des discussions ardentes ne les a pas empêchées, hélas, de rester des erreurs. Revenons maintenant au point de départ de ce chapitre. J'ai ditque les darwiniens attribuaient le progrès non seu- lement. directement, à la discussion, mais aussi, indirecte- ment, à la guerre (voir p. 353). Examinons leurs affir- mations aussi à ce point de vue. Le progrès résulte de la connaissance de la vérité. Admet- tons que la vérité vienne uniquement d’un choc. Mais, dans tous les cas, d’un choc mental. Comment démontrer que la vérité vient d'un choc armé, d'un homicide col- lectif? C’est, disent les darwiniens, parce que, pour avoir la meilleure armée, il faut avoir le plus vaste développe- ment intellectuel. De cette facon, l’homicide collectif pousse à la découverte de la vérité. C’est parfait. Cependant les darwiniens devront bien reconnaître que l'armée est un circuit. Si l’on pouvait prendre la ligne droite, ce serait le chemin le plus court. Je veux dire que, si l’on consacrait à la recherche de la vérité les efforts employés maintenant LES FAITS INTELLECTUELS 313 pour effectuer l’homicide collectif, cette recherche donne- rait des résultats plus amples et plus rapides. Comment affirmer, dès lors, que l'homicide collectif favorise la décou- verte de la vérité, quand il oppose un temps d’arrêt à cette découverte ? On dit encore que, grâce à la guerre, les nations les plus intelligentes l’emportent sur les moins intelligentes et qu'ainsi il s'opère une sélection positive du genre humain. Ce fait ne soutient pas la critique un seul instant. A la guerre, Ce n'est pas toujours la nation ayant le développe- ment intellectuel le plus ample qui l'emporte. Dans la luttte qui s'engage entre deux plantes, ce n'est pas la plus délicate, la plus brillante et la plus parfumée qui triomphe.constam- ment. Au contraire, bien souvent la victoire reste à la plante la plus grossière, la plus fruste, la plus laide. Il suffit de parcourir de la façon la plus superficielle les annales de l'humanité pour constater combien de civili- sations brillantes, pareilles à des fleurs odorantes, ont été extirpées par des hordes sauvages et barbares. Certes, lorsque les Arabes du calife Omar ont brûlé la bibliothèque d'Alexandrie, on ne peut affirmer qu'ils étaient supérieurs aux Grecs parce qu'ils venaient de les vaincre. Dans la vie privée, nous voyons que les créatures les plus merveil- leuses, au point de vue des idées et des sentiments, sont précisément les plus incapables de commettre des homi- cides et des spoliations. Et ce qui est vrai des individus l'est aussi des nations. Une collectivité de personnes d'élite est aussi incapable d'actes de brutalité que chacun des individus dont elle est composée. Or, aussi longtemps que durera l'anarchie, une nation de gens d'élite succombera souslescoups d’une nation de rustres et de soudards. L'Italie a été saccagée et ruinée, au xvr° siècle, par les Français, les Allemands, les Espagnols et les Turcs. Or, tous ces hommes étaient alors moins civilisés que les Italiens. Où voit-on dans ces faits la fameuse sélection positive ? TE 374 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE Quant à la sélection négative, produite par l’homicide collectif, elle est évidente. Lorsque le froid apparaît, les fleurs délicates se fanent et se dessèchent aussitôt. Quand le milieu international devient guerrier, c'est-à-dire anar- chique, les nations délicates se fanent et se dessèchent aussitôt, pourrai-je dire en employant un langage imagé. En effet, la nécessité de se défendre contre des attaques toujours imminentes oblige les sociétés à consacrer une plus grande partie de leurs ressources aux choses de la guerre et une moindre partie à l'outillage intellectuel. Voyez le budget des États européens à l'heure actuelle. Par- fois les deux tiers en sont donnés aux régiments et aux cuirassés et un tiers seulement à toutes les œuvres civi- lisatrices. Si les darwiniens viennent affirmer que par ce moyen on peut favoriser la culture des esprits, ils ne sont véritablement pas difficiles en fait de logique. La conclusion qui se dégage de ce chapitre me paraît évidente : le darwinisme social ne soutient pas plus la eri- tique sur le terrain intellectuel que sur tous les autres. CHAPITRE XX L'HOMICIDE COLLECTIF ET LA SCIENCE « Tous les hommes civilisés, dit M. Lester Ward, comprennent combien horrible est la guerre, et, si la socio- logie avait des visées utilitaires, l’une d'elles devrait être, assurément, de diminuer et de mitiger ces horreurs. Mais la sociologie pure est tout simplement une étude des faits sociaux et des conditions sociales et n’a rien de com- mun avec les visées utilitaires. La sociologie, en entre- prenant cette étude objective, trouve que la guerre a été, en fait, la condition principale et directrice du progrès humain. Ceci est parfaitement évident pour tout individu comprenant le sens de la lutte des races. Dès que les races cessent de lutter, le progrès s'arrête. Elles ne veu- lent aucun progrès et n’en font aucun. Pour toutes les races primitives anciennes et peu développées, l’état de paix est, certainement, une condition de stagnation sociale. Nous pouvons nous étendre autant quil plait à l’âme sur les bénédictions de la paix, mais les faits restent tels qu'ils sont constatés et ils ne peuvent pas être réfutés avec succès. » On ne saurait mieux exposer la conception darwinienne. Nous voici au cœur du débat, au centre de la position. Je dois déclarer nettement et catégoriquement que, si j'ad- mettais une seule minute la proposition de M. Ward, j'aurais considéré comme dégradant de ma part d'avoir 1. Pure Sociology, p. 238. 376 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE écrit une ligne de ce livre. La vérité passe avant toute chose. Elle seule a de l'importance. Tout le reste est décla- mation et enfantillage. Je me soucie très peu de savoir si nous devons aimer la paix ou haïr la guerre. Ce genre de considérations me laisse complètement froid. Je m'intéresse seulement aux faits. Est-il vrai que l’homi- cide collectif ait été la cause des progrès du genre humain, ou cela n'est-il pas vrai? Je combats M. Ward parce qu'il affirme que c’est vrai, tandis que j'affirme le contraire. Mais les sentiments de M. Ward, dans ce cas particulier, ne m'importentenrien. Il peutavoir un cœur très dur, comme il peut être la bonté et la tendresse mêmes. Cela m'est totalement indifférent. Mon propre cœur, à moi, n'entre aussi pour aucune part dans ce débat. Je puis être un homme féroce comme un homme angélique. Cela n'in- téresse pas le lecteur. Cela ne regarde que moi. Ce livre n'est pas un sermon. Je ne l’ai pas écrit pour éveiller des sentiments de bonté ou d'humanité. Chaque ligne de ce volume à uniquement pour but de démontrer que l'homi- cide collectif n'es pas la cause des progrès du genre humain, de démontrer que cette idée est complètement fausse. Je me soucie peu que le darwinisme soit tendre ou cruel. La seule chose qui m'intéresse est de savoir s’il correspond aux faits réels ou s'il n’y correspond pas. Il faut soigneusement distinguer entre la sensibilité et le raisonnement. Mais c’est à ce dernier point de vue, pré- cisément, que la thèse de M. Ward ne soutient pas la critique. Nous savons que les hommes se sont massacrés avec acharnement depuis des milliers d'années. Les vic- times de ces tueries se chiffrent par dizaines et dizaines de millions. Nous savons aussi que, dans certaines régions du globe, l'humanité a passé de la sauvagerie à la civili- sation. M. Ward peut dire très légitimement: les hommes se sont combattus, les hommes ont réalisé des progrès. Voilà tout ce qu'il est en droit de dire, parce que cela seul correspond aux réalités extérieures. Mais l’associa- L'HOMICIDE COLLECTIF ET LA SCIENCE 311 tion d'idées entre la guerre et la civilisation, l'établisse- ment d’un lien de causalité entre l’une et l’autre, ce ne sont pas des /aits,ce sont des raisonnements. Or on peut ne pas contester un seul instant les deux faits du massacre et de la civilisation et contester absolument la justesse du raisonnement de M. Ward et des autres darwiniens. En simple logique, le raisonnement diamétralement opposé : « la guerre a été la cause principale de la barbarie » est tout aussi légitime. M. Ward voudra bien reconnaître qu'un lien de cause à effet entre l’ordre et l’organisation et la civilisation a bien plus de vraisemblance, a priori, qu'un lien de causalité entre la civilisation et le désordre et la désorganisation. M. Ward dit péremptoirement : « La sociologie montre que la guerre a fait Ja civilisation humaine. » C'est catégo- rique, mais c'est purement arbitraire. L’affirmation ne suffit pas; il faut la démonstration de cette opinion sub- jective des darwiniens. Or leurs démonstrations sont si faibles, si peu probantes, qu’on peut leur opposer des milliers et des milliers d'arguments de tout genre. J'ai lu les ouvrages des darwiniens. Non seulement ils ne m'ont pas convaincu, mais, au contraire, les objections se pressaient innombrables et inépuisables dans mon esprit pour les réfuter. Je l’ai fait, en partie, dans ce volume. Je suis loin d’y avoir exposé toutes les idées qui se sont présentées à ma pensée. Si je l'avais fait, le volume aurait pris des proportions démesurées. Mais, de tout ce que J'ai dit ici, le lecteur déduira, je l’espère, qu'au nom de la sociologie, on peut opposer une dénégation formelle à la proposition que la guerre a fait la civilisation du genre humain. La fausseté de cette affirmation éveille en moi une profonde indignation et un indomptable esprit de révolte. Les sociologues assument une grave responsabilité en propageant, au nom de la science, une erreur aussi mani- feste. La science est ce qu'il y a de plus auguste au monde. C'est notre dernière instance. Il n'y a rien au-dessus. 318 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE Pour les esprits populaires, elle est comme la plus haute des déesses. Fort heureusement pour le genre humain, le prestige de la science augmente tous les jours. Et, certes, plus la civilisation avancera, plus il augmentera encore. D'abord parce que la science fera des découvertes toujours plus nombreuses, plus profondes et plus surprenantes ; ensuite parce que les hommes, affranchis des conceptions mythologiques et enfantines, auront les esprits mieux préparés à recevoir les enseignements provenant de recher- ches positives, précises et exactes. Déjà l'autorité sans appel de la science n’est plus contestée par le grand publie pour tout ce qui regarde les faits physiques et biologiques. Bientôt, sans doute, on fera le dernier pas, et l'autorité de la science s'imposera d'une façon aussi complète dans le domaine des connaissances sociales. Alors on arrivera à faire une politique rationnelle, comme on fait maintenant des machines électriques rationnelles, parce que construites uniquement sur des données posi- tives et non sur les tendances subjectives des physiciens. Le bonheur du genre humain est en raison directe de la somme de vérités qu'il saura découvrir. Par suite, une théorie scientifique est bienfaisante si elle est vraie, mal- faisante si elle est fausse. Mais c’est une profonde erreur de croire qu'une théorie est bienfaisante parce qu'huma- nitaire, et malfaisante parce que cruelle. La plus impi- toyable des théories est bienfaisante pour le genre humain si elle est vraie. Les illusions n’empèchent pas la souf- france, donc l'erreur ne donne jamais de profit. Plus nous saurons qu'une loi de la nature est cruelle, plus nous saurons nous résigner à l’inévitable et obtenir ainsi la paix de l’âme, qui fait le bonheur. D'autre part, plus nous sau- rons qu'une loi naturelle est dure, plus nous nous ingé- nierons à chercher un remède d’une importance corréla- tive aux maux dont elle nous accable. Le darwinisme social est une théorie complètement fausse. C'est par cela seulement qu'il est malfaisant. Si le L'HOMICIDE COLLECTIF ET LA SCIENCE 19 darwinisme était encore cent fois plus cruel, mais vrai, il serait bienfaisant. Le darwinisme social à maintenant un grand prestige précisément parce quil a revêtu un caractère scientifique. Cette théorie a existé à l'état incons- cient pendant des siècles. Mais elle a été formulée, d’une façon précise, par des savants, par des biologistes et des sociologues, par des hommes du métier, par des personna- lités ayant une haute situation dans la science, seulement dans la seconde moitié du xix° siècle. Venant d'en haut, elle a partagé le respect, si mérité, qu'inspire la science ; elle s’est montrée, pour ainsi dire, dans l’auréole de sa majesté, elle s’est répandue parmi les hommes comme entourée d’un nimbe de lumière. Par suite de ces faits, il est de la plus haute importance que la sociologie rompe d'une facon catégorique avec le darwinisme social, qu’elle se déclare nettement anti-dar- winienne, qu'elle se prononce pour l'association et non pour la dissociation. Trop longtemps a déjà duré le men- songe coniraire, à savoir que la science concluait à la néces- sité du massacre éternel et de la tuerie perpétuelle. Rien de plus faux : la science conclut à la fédération du genre humain. Les vérités fondamentales auxquelles sont arrivées les sciences de la vie peuvent se formuler dans les proposi- lions suivantes : I — Domaine biologique. 1° Les êtres vivants se trouvent, au sein de la nature, dans les relations les plus diverses, allant de l'antagonisme le plus irréductible jusqu’à la solidarité la plus absolue. 2° L'association est un procédé qui intensifie la vie des unités composantes. 3° La combinaison qui favorise le plus l'intensité vitale l'emporte dans les relations entre êtres animés. 380 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE Il. — Domaine social. 1° L'association entre semblables, pour combattre le milieu ambiant, est la combinaison qui augmente le plus l'intensité vitale des unités composantes ; donc la fédération du genre humain est l’état naturel, normal et sain de notre espèce conformément aux lois de la biologie. 2° La dissociation est un état pathologique, provenant de l'erreur de nos esprits. Sans la dissociation, c’'est-à- dire sans la guerre, la fédération du genre humain aurait toujours existé et aurait été éternelle. 3° Les luttes humaines, dans le domaine social, sont de l’ordre psychique et non de l’ordre physiologique ; elles s'opèrent par la pénétration des idées et non par les tue- ries entre individus. De deux nationalités en présence, celle qui a le plus de facultés mentales et qui inspire le plus de sympathies gagne du terrain; celle qui possède ces avantages dans une moindre mesure en perd. Beaucoup de naturalistes, confondant les rapports entre êtres vivants qui se servent inévitablement de gibier les uns aux autres avec les rapports entre êtres vivants pou- vant s'associer, ont soutenu que l’union totale de l’huma- nité ne pouvait être établie que sur une base supra-biolo- gique, c’est-à-dire uniquement morale. C'est justement le contraire qui est vrai. C’est la non-compréhension des phénomènes fondamentaux de la biologie qui peut faire croire qu'elle est contre la fédération du genre humain. Quand on comprend exactement les faits de la biologie, on voit qu'elle est pour cette fédération. Une science imparfaite et superficielle, ayant mal observé les réalités vitales, peut se prononcer contre l'union; une science plus avancée et plus exacte est nécessairement pour. Et cela déjà en vertu de Ia loi fondamentale que chaque être vivant tend à intensifier sa vie et que le maximum de cette intensité peut être obtenu seulement par l'association \ L'HOMICIDE COLLECTIF ET LA SCIENCE 301 avec les semblables. Quand on se place sur le terrain des réalités biologiques, on voit qu'iln y a pas plus de sentimen- talisme à constater que l'association intensifie la vie, qu'il n'y en a à constater que la chaleur dilate les corps. Puis- que le sentiment n’a rien à voir dans cette affaire, on ne saurait nullement affirmer que les impulsions morales seules peuvent créer l'union générale du genre humain. S'il en est ainsi, on voit que la biologie aboutit au règne du droit et non au règne du banditisme et de l’anar- chie. La biologie nous éclaire aussi, très nettement, sur le phénomène de la dissociation, qui implique l'erreur, la maladie et la mort. Entre êtres qui peuvent s'unir, lasso- clation est la combinaison la plus avantageuse, donc elle l'est pour les hommes. Mais les hommes se /rompent ; il leur semble que le banditisme et la spoliation sont plus avantageux que la fédération et, par suite, ils maintien- nent l’anarchie la plus abjecte et la plus contraire à leurs intérêts réels. Agissant contre nous-mêmes, nous agissons comme des êtres privés de raison, donc nous nous trouvons dans un état morbide. La vie est une alternance de jours de santé et de jours de maladie. Les jours de santé sont ceux où s’accomplissent les actes d'organisation ; les jours de maladie, ceux où s’accomplissent les actes de désor- ganisation (massacres, pillages, conquêtes, guerres). L'état normal et sain est, pour notre espèce, la disparition des: jours de maladie. Les conservateurs et les darwiniens oublient que, sans les actes de dissociation (la guerre), l’état inévitable de notre espèce eût été éternellement la fédération univer- selle. De même qu'on ne peut parler qu’en vers ou en prose, de même les rapports entre les hommes ne peuvent être que juridiques ou anarchiques, et, s'ils ne sont pas de la seconde catégorie, ils doivent être nécessairement de la p emière. Quand les communications s’établissent entre les hommes, si elles n’aboutissent pas à des conflits et à 382 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE des tueries, elles ne peuvent aboutir qu'à la coopération et à la solidarité. Les entreprises guerrières n’ont jamais été plus lucra- tives que les entreprises économiques. Mais autrefois les hommes ne comprenaient pas cette vérité. Peu à peu l'expérience les éclaire et ils finissent par la comprendre. Alors les entreprises militaires commencent à être dédai- gnées*. Les darwiniens et les conservateurs disent que les nations tombent alors en décadence, mais la sociologie dit, au contraire, qu'elles sortent alors de l’état morbide pour entrer dans l'état sain, ou, en termes plus usuels, qu'elles sortent de la barbarie-pour entrer dans la civili- sation”. La justice universelle et Ja santé sociale sont des notions identiques, comme l’anarchie et la maladie. L'empirisme a toujours précédé la science. On a fait de l’arpentage, qui exigeait certaines connaissances géomé- triques, longtemps avant d'étudier la géométrie comme science pure. De même l'idée que la justice est la vie à été sourdement comprise depuis des siècles. De là vient le long effort de l'humanité tendant à mettre l’ordre et l’or- ganisation à la place du chaos et de l'anarchie. De tout temps l'âme de l’homme a été affamée de Justice. Chacun de ses triomphes fait naître dans les cœurs la Joie la plus profonde. Quand nous apprenons que la justice a remporté une victoire, nous nous sentons soulevés d'enthousiasme, un frisson secoue notre être et fait jaillir l'énergie et l’es- pérance. Au contraire, quand nous apprenons que l'injus- tice l'emporte, nous tombons dans le marasme et le décou- ragement ; il nous semble que le sombre Tartare va nous engloutir tout vivants. La justice, c’est la joie, le bonheur, la vie; l'injustice, c'est la tristesse, le malheur, la mort. Pour qui analyse, même superficiellement, les phéno- 1. Tel a été le cas en Italie au xve siècle. La guerre était abandonnée aux soldés (en italien soldali, c'est-à-dire gens ayant été payés pour com- battre), aux mercenaires. 2. Civilisation et santé signifient maximum d'intensité vitale; donc, dans une certaine mesure, ce sont des termes Synonymes. L2 L'HOMICIDE COLLECTIF ET LA SCIENCE 383 mènes de la biologie et ceux de la sociologie, ces vérités sont de purs truismes. Aussi est-il impossible d’être socio- logue et militariste, comme il est impossible d'être écono- miste et socialiste. De nos jours, les hommes peuvent se partager en deux catégories : 1° Ceux qui croient la spoliation avantageuse ; ce sont les ignorants et les anarchistes {nationaux et internationaux). 2° Ceux qui tiennent la spoliation pour funeste ! ; ce sont les savants et les fédéralistes. Mais assu- rément la science ne peut pas se mettre du côté des igno- rants. Donc, elle doit se mettre du côté des savants. Ainsi, sous quelque face qu’on envisage la question, on aboutit à la même conclusion : ni-la biologie ni la sociologie ne sanctionnent l'homicide collectif à perpétuité. Il Après avoir montré, en quelques traits rapides, que les données fondamentales de la biologie et de la sociologie proclament la fausseté du darwinisme social, je veux exposer, très brièvement, quelles ont été les conséquences de cette doctrine au point de vue intellectuel, éthique, économique et politique. J'ai cité plus haut le mot de Cuvier sur la géologie au commencement du xix° siècle ?, Elle était alors un tissu incohérent de conjectures enfantines et fantaisistes. Après de longs et persévérants efforts, les géologues ont mis de l’ordre, de la suite et de la logique dans l’amas énorme des faits observés. Les sociologues commencaient à faire de même, quand lPirruption du darwinisme social est venu tout brouiller. Cette doctrine nous a plongés dans un véri- table chaos d'idées et d'opinions. Les faits ont été con- 1. Au sens actif, non passif, bien entendu. Personne ne trouve avantageux d'étre spolié. Je parle de ceux qui considèrent comme funeste, pour eux- mêmes, de spolier les autres. 2. Noir p.161: 0 384 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE fondus, le désordre le plus complet s'est mis dans le domaine des sciences de la vie. On a cessé de distinguer les rapports entre êtres vivants d'espèce différente, des rapports entre êtres vivants de la même espèce. On à appliqué des raisonnements identiques aux faits intellec- tuels, zoologiques, physiologiques et même biologiques. Bref, je le répète, le chaos est devenu complet. Le dar- winisme, comme un torrent, a tout emporté. Il a fait une invasion soudaine dans les sciences les plus diverses, depuis astronomie jusqu'à la psychologie et à la sociologie. Partout il a imposé ses lois, partout il a été un maitre despotique, partout il a fait taire la voix des spécialistes sérieux qui, ne voulant pas se soumettre à la mode du jour, déclaraient que chaque science a ses phénomènes particuliers, qu'il faut étudier directement et séparément sans les confondre avec les phénomènes des sciences dif- férentes. La lutte universelle, c'est fort bien: le dyna- misme, encore mieux; mais cette lutte se présente sous des aspects divers selon qu’elle passe d'un domaine de la nature dans un autre. Onne voulut pasaccepter ces réserves. On fit des généralisations hâtives et superficielles qu'on donna, avec la plus tranchante assurance, pour le résultat définitif de la science. On toisa avec mépris ceux qui ne voulaient pas suivre cette tendance inconsidérée; on les taxa de routiniers et de rétrogrades ! Avant le darwinisme, les hommes avaient pratiqué le banditisme sur une immense échelle, le croyant avanta- geux. Mais les études sur le droit et ce qu'on appelait alors les sciences morales et politiques avaient nettement éta- bli, cependant, que le banditisme est un acte injuste, et, par une extension naturelle du domaine mental au domaine éthique, on avait proclamé que le banditisme est dégradant. Malgré Machiavel et sa doctrine si célèbre que « le but de la politique était le maintien et laccrois- sement de l'État », c'est-à-dire la conquête et la spolia- tion, tout le monde comprenait que le banditisme est un iris SRE EL de On Er 5 nt ab AL EN ni f' RATES - Fr, > L'HOMICIDE COLLECTIF ET LA SCIENCE 385 acte criminel ‘. La science politique et l'étude du droit avaient établi un sens moral, un certain ordre dans les esprits : elles appelaient bien ce qui est le bien et zn4/ ce qui est le mal. Le darwinisme social est venu bouleverser tout cela. Avant lui, les hommes honoraient la justice. Après le darwinisme, les hommes l’ont méprisée, sous prétexte que le triomphe de la force brutale était conforme aux lois de la nature et assurait une sélection favorable dans l'espèce humaine ! Le darwinisme a revêtu la lutte entre les hommes d'une auréole de majesté, de grandeur et de dignité. C'est une très profonde erreur. La lutte entre les hommes est abjecte, parce qu'elle est absurde. En exaltant la lutte, le darwinisme a aussi exalté le malheur. C'est plus absurde encore. Le malheur est hideux. Le bonheur seul est noble et grand. La souffrance est dégradante, parce qu’elle vient de l'ignorance et de la stupidité. La jouissance est seule admirable, parce qu’elle vient de la science et de la raison. De mème la sympathie, l'amitié et l'amour sont grands; la haine et la discorde sont hon- teuses, car inutiles. Quand les hommes s'entendent sur les principes généraux, la jouissance arrive au point cul- minant. L'ordre est beau, l'anarchie est abjecte. La joie vient de l’eurythmie. L'eurythmie est le but de la vie, donc la concorde, non la discorde. Le darwinisme est venu renverser ces idées qui sont de véritables truismes et que nos ancêtres avaient décou- vertes depuis longtemps, et par voie intuilive et par réflexion. Qu'est-ce que le darwinisme a mis à la place? Des erreurs manifestes et des contradictions pures, à savoir que la guerre crée la civilisation, c'est-à-dire que l’orga- 1. En plein directoire, lorsque les Français victorieux ne se faisaient pas faute de spolier leurs voisins, lorsque Bonaparte venait de signer le traité infâme par lequel Venise était donnée à l'Autriche, le poète Andrieux, dans le Meunier de Sans-souci, qualifiait bel et bien de vo/ la conquête de la Silésie. Noyrcow. — Darwinisme. 25 EL 386 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE nisation vient de la désorganisation, l'association de la dissociation, la santé de la maladie, et la vie de la mort! En affirmant que le progrès vient de l'homicide collectif, le darwinisme soutient, par cela même, que la richesse vient de la spoliation, donc que la spoliation est la cause du progrès. On a vu combien cette idée est fausse, mais elle parait vraie par suite de la grossière ignorance de immense majorité du genre humain. Qu'a fait le darwi- nisme en proclamant que le progrès vient de l’homicide collectif et de la spoliation ‘ ? 77 a élevé la bétise humaine à la dignité de loi cosmique et de principe universel de la nature?! Les Anglais et les Français se sont fait la guerre pendant sept siècles et se sont massacrés avec un achar- nement véritablement digne d’un meilleur sort. Puis, un beau matin, leurs yeux se sont dessillés. 11s ont compris que leurs intérêts sont complètement solidaires. Toutes leurs guerres précédentes étaient donc un pur effet de leur aveuglement et de leur étroitesse mentale. Ilen était de l’antagonisme anglo-russe comme de l’antagonisme anglo-français. Combien ne nous a-t-on pas répété, pendant près d’un siècle, que l'Angleterre et la Russie devaient fatalement s’'entre-choquer dans l'Asie centrale, en vertu de la loi cosmique de la lutte pour l'existence! Ces fan- tasmagories ont disparu en un jour, quand les diplomates anglais et russes ont daigné considérer les simples réali- tés de la vie*. Tout le monde aurait fini par comprendre, à notre époque réaliste et positive, que les guerres sont des enfantillages absurdes, si le darwinisme n'était venu faire une diversion au courant d'idées rationalistes. I a 4. Comme je l'ai déjà montré, dans les luttes humaines, l'homicide est un moyen, la spoliation est le but. 2. Voir plus haut, p. 143. 3. Je comprends parfaitement que les Anglais puissent ne pas aimer le gouvernement russe et même le peuple russe. Mais cela n'empêche en rien qu'il n'y ait pas deux nations sur la terre dont les intérêts économiques et politiques soient aussi solidaires que l'Angleterre et la Russie. L'HOMICIDE COLLECTIF ET LA SCIENCE 387 qualifié ces guerres inutiles et niaises de Lutte pour l’exis- tence ! Alors la politique puérile de ces grands enfants que sont nos diplomates a revêtu soudain aux yeux des igno- rants un caractère auguste et respectable! Les actes les plus vulgaires et les plus indignes du banditisme inter- national ont été aussi affublés du même nom ronflant. Alors les hommes qui les avaient commis, au lieu d’en rougir, s'en sont montrés fiers, et, naturellement, ils ont été ainsi encouragés à continuer leur œuvre malsaine et néfaste. | Le darwinisme a aussi causé une anarchie morale com- plète. 11 a tout brouillé. A cause de Jui, les hommes ont comme perdu le sens de la rectitude, la compréhension nette de ce qui est le bien et le mal. I a fait admirer ce qu'on méprisait et mépriser ce qu'on admirait. Le darwi- nisme a mis sur le pavois le séruggle-for-hfeur, le strug- gleur, le nitzschéen et le surhomme. On appelait autre- fois ces types des bandits, des arrivistes sans foi ni loi; on disait que leur vraie place était le bagne. Le darwinisme a changé tout cela. Il à fait de ces bandits les héros du genre humain, les propagateurs de Ja haute civilisation ; il a affirmé que leur place était au Capitole. On qualifiait autrefois de « beau caractère » l’homme intègre, profon- dément respectueux du droit de ses semblables, homme incorruptible. Le darwinisme a changé tout cela. Le beau caractère est maintenant celui qui triomphe dans la lutte pour l'existence, c’est-à-dire celui qui écarte ses rivaux par les moyens même les plus anti-sociaux, mais les plus expéditifs. La science sociale d'avant Darwin et un sourd instinct, inhérent au genre humain depuis des siècles, fai- saient considérer comme infâme et dégradant tout acte d’injustice. On veut nous obliger maintenant, soi-disant au nom de la science sociale, à considérer l'injustice comme conforme aux lois de la nature! On nous empêche même de protester. Silôt que nous voulons soumettre ces 388 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE étranges doctrines à une critique sévère, on prétend nous l’interdire, sous prétexte qu'elles résultent de Ia sociologie pure! Il est facile de comprendre quelles désastreuses consé- quences a eues sur les esprits contemporains la diffusion de toutes ces erreurs, faite au nom de la science. De là vient le douloureux dualisme dans lequel nous nous débattons actuellement, ballottés entre les intuitions pro- fondes de notre entendement et ce qu’on prétend nous donner comme le dernier mot de la science. Ce dua- lisme endolorit nos âmes. Il est en grande partie la cause du courant pessimiste qui sévit de nos Jours. De là, une crise aiguë dans les pays européens, un grand dégoût de la vie, une forte dépression qui chasse la Joie et la gaieté. Parlout règne une humeur rogue, intransigeante et hargneuse, qui repousse les sages concessions et les mutuels accords par lesquels la bonne humeur, FPentrain et l'espérance seraient revenus parmi nous. On sait aussi quelle néfaste influence le darwinisme a exercée sur la littérature. Il nous a valu, en partie, ce romantisme à rebours, qu'on a qualifié si inexactement de naturalisme. Les romantiques créèrent des êtres hors de la réalité et les afublèrent de mille qualités qu'un seul indi- vidu ne pouvait pas posséder. Les « naturalistes » créèrent des êtres affublés, eux, de toutes les monstruosités et de tous les vices. Rien de moins naturel que le «naturalisme ». Les hommes, en immense majorité, sont des carac- tères médiocres et, si l’on veut s'en tenir à la réalité, c'est ainsi qu'il faut les peindre. Mais la tendance à voir le monde à travers le prisme du massacre universel, que le darwinisme mit à la mode, poussa la littérature dans la direction triste et sinistre. On se complut à représenter l’homme seulement sous ses aspects honteux et odieux. On nous conta des histoires sombres, où il n'y avait pas la moindre éclaircie. Tout cela était complètement faux ; car, dans la nature, s’il y a des jours où le soleil est voilé L'HOMICIDE COLLECTIF ET LA SCIENCE 389 par -les nuages, il y en à d’autres où il brille du plus magnifique éclat. Dans la société, il y a des fripons et des assassins, mais aussi des braves gens et de beaux caractères. Les hommes commettent des actions viles et odieuses, mais ils en commettent aussi de nobles et de grandes. De même que le darwinisme fit oublier le phé- nomène universel de l'association, à côté de celui de la lutte, il contribua, en littérature, à faire oublier le bien, à côté du mal. IL créa le roman fangeux et la pièce rosse. Il nous fit passer au théâtre des soirées plus pénibles que nos journées. La comédie sur les tréteaux se fit plus laide que la comédie humaine. Le darwinisme a été un véritable poison. Il à aveuglé les hommes. Ou plutôt, il a été comme ce mauvais sort dont on parle dans les contes de fées. [Il a marqué en toutes lettres une éclipse de l’esprit humain. Par la faute du darwinisme, la moitié des phénomènes de l'univers ont été voilés pour nous. On a vu la dissociation et la lutte, on a été incapable de voir l'association et l'accord. Le darwinisme est venu réveiller les traditions de ban- ditisme qui sommeillaient dans nos âmes et qui commen- çaient à s’atrophier. Il provoqua une violente explosion de brutalité. Il causa une régression qui nous fit perdre les résultats d’un labeur libéral, péniblement poursuivi pen- dant deux siècles par la pensée européenne. L'œuvre des encyclopédistes a été presque ruinée par le darwinisme. Nous sommes, avec nos théories brulales de l'heure pré- sente: « la force prime le droit; la guerre produit une sélection favorable dans l'espèce humaine », etc., bien en arrière de Montesquieu et de Voltaire. Depuis bientôt quarante ans, le darwinisme nous fait vivre dans un formidable cauchemar, dans une espèce de délire homi- cide. Le darwinisme est certainement l’une des causes de l’assauvagissement relatif dans lequel est tombée l'Europe après le traité de Francfort. Le darwinisme, avec ses doctrines simplistes et super- 390 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE ficielles, à aussi détourné la science sociale de l’étude patiente et minutieuse des faits. Il a été un poison pour les gens du métier aussi bien que pour le grand public. I} à arrêté sensiblement les progrès de la sociologie. Comme cette fameuse doctrine est, soi-disant, basée sur des don- nées scientifiques, c'est aussi par des arguments scienti- liques qu'il faut la combattre. Pour vaincre le darwi- nisme, il faut se garder, en tout premier lieu et de la façon la plus absolue, de porter la question sur le terrain du sentiment et même, si l’on veut, sur celui de la morale. C'est ce que J'ai fait dans ce lravail. Après les conséquences intellectuelles et éthiques, con- sidérons les conséquences économiques et politiques du darwinisme social. Le darwinisme a favorisé l’idée qu'il est possible de résoudre la question sociale par la spoliation, c'est-à-dire par la lutte entre hommes. Par suite, le darwinisme a détourné les esprits de la solution vraie, qui est l’union des hommes pour lutter contre le milieu physique. Cette solution est la vraie, donc la seule possible, par Ja raison élémentaire que la richesse est l'adaptation de la planète à nos convenances. Pour extirper la misère, il faut rer de la planèle une quantité de produits suffisante pour les besoins du genre humain. Darwin a été le collabora- teur.de Marx. La lutte des classes a été donnée, elle aussi, comme un fait cosmique. Ur cette prétendue lutte des classes est un pur fantôme. ne peut pas y avoir de « classes » économiques, parce que « elasse » est un terme uniquement politique, désignant un ensemble de citoyens possédant certains droits que d'au- tres citoyens ne possèdent pas. Mais ces droits ne peuvent être établis que par la loi. Les nobles, en France, formaient une « classe » avant 1789. Dans le domaine économique, rien de pareil. Tout individu, chaque jour et même plu- sieurs fois par jour, peut passer de la condition de salarié L'HOMICIDE COLLECTIF ET LA SCIENCE 391 à celle de capitaliste. En second lieu, ilne peut pas y avoir de classes économiques parce que le mode de travail et la richesse ne suivent pas une marche parallèle. Il y a des prolétaires riches et des capitalistes pauvres. Je con- nais un industriel qui, avec un capital de 1.600.000 francs gagne 16.000 francs par an, tandis que certains ouvriers gagnent 24.000 francs par an. Il y a même des capitalistes dont les placements ne rapportent rien du tout. Comme il ne peut pas y avoir de classes économiques, il ne peut pas y avoir de lutte entre des classes qui n'existent pas. Les furieuses batailles que se livrent maintenant les patrons et les ouvriers se passent, en réalité, entre certains ensembles d'individus déterminés et nullement entre des « classes » ayant une existence réelle. De plus, ces luttes ne s’accomplissent nullement en vertu des lois univer- selles de la nature ; elles s’accomplissent uniquement en verlu de l'ignorance des hommes. La prétendue « lutte des classes » n’est pas plus nécessaire pour la prospérité des ouvriers que les guerres entre la France et l’Angle- terre, poursuivies pendant sept siècles, n'étaient néces- saires pour la prospérité de ces deux pays. Le darwinisme a ainsi donné un aspect d’antagonisme cosmique aux #nalentendus entre le capital et le travail. Or cet antagonisme est un pur fantôme, une illusion venant dela méconnaissance de la nature véritable des phénomènes économiques. Il n’y à aucun antagonisme réel entre le capital et le travail puisque tout travail est impossible sans capital et tout profit, pour le capital, impossible sans tra- vail. Il est évident que, sans le lustre que le darwinisme est venu donner aux erreurs socialistes, le grand public et surtout les travailleurs auraient plus vite découvert combien ces erreurs sont funestes parce qu'elles perpé- tuent la misère”. {. Je ne puis entrer ici dans des détails sur ce sujet. Je renvoie le lecteur à mon livre intitulé Le problème de la Misère el les phénomènes écono- miques naturels. Paris, F. Alcan, 1908. 392 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE I suffit de comprendre la vérilable nature de la richesse pour voir que la lutte des classes et l’antagonisme du capital et du travail ne sont pas des lois de la nature, mais de simples aberrations de nos esprits. En effet, chaque lutte entre les classes et les hommes empêche un certain nombre d'individus de tirer du milieu physique les pro- duits nécessaires à l’existence de notre espèce. Comme la vieest un échange perpétuel entre l'organisme et le milieu physique (respiration, alimentation, etc.), c’est l’action de l’homme sur ce milieu qui détermine la somme de nos Jouissances ou de nos souffrances, en d'autres termes, qui augmente ou diminue la misère. Or, toute lutte entre les hommes empêche Padaptation plus rapide du milieu, donc la richesse et la jouissance. Il suffit de comprendre la vraie nature du phénomène vital pour être persuadé que l’idée de réaliser la richesse par la spoliation est la plus profonde des erreurs. Si cette erreur était conforme au mécanisme de notre cerveau. comme la représentation de l’espace à trois dimensions, la misère et l’infortune du genre humain seraient éter- nelles. Aussi longtemps que notre espèce durerait, elle serait condamnée à une existence horrible et sans espoir. Fort heureusement, il n’en est point ainsi. Un nombre considérable d'individus comprennent que la spoliation est une grossière erreur et qu’elle est le principal obstacle qui s'oppose à la réalisation du bien-être des masses popu- laires. Sans doute les sainesnotions d'économie politique se répandront de plus en plus dans le public. La vérité finit toujours par triompher. Mais, à part la théorie, l'immense majorité des hommes est opposée à la spoliation, en pra- tique, parce que l’immense majorité des hommes travaille et ne vole pas. D Beaucoup d'erreurs invétérées ont successivement dis- paru de la terre. Il y a deux siècles à peine, le principe du Cujus regio ejus religio dominait en maître. Chaque monarque se croyait en droit d'imposer sa religion à ses L'HOMICIDE COLLECTIF -ET LA SCIENCE 393 sujets. Cette erreur aété abandonnée. Assurément, l'erreur spoliatrice est bien plus tenace. Mais elle disparaîtra à son tour, car il n’y a rien d’éternel ici-bas. L'humanité s’est engagée autrefois dans l'impasse de la conquête, qui est la spoliation collective opérée par État. Cela dure déjà depuis six milleans, mais cela ne pourra pas durer toujours. Nous nous engageons maintenant dans une autre impasse : celle de la spoliation socialiste et collectiviste. Cette erreur parcourra aussi un certain cycle, mais sera, à son tour, iné- vitablement terrassée par la vérité. Combien durera l'ère socialiste ? On peut prévoir qu’elle ne sera pas trop longue. L'expérience en dégoûtera les classes déshéritées, car ce seront elles qui en souffriront le plus. Tout fait craindre que la misère, engendrée par le collectivisme, s’il estintro- duit violemment, ne soit de beaucoup supérieure à celle dont nous souffrons de nos jours. L'humanité à commencé par le travail et elle finira par le travail. Le banditisme aura été une phase intermédiaire, qui aura peut-être duré de dix à quinze mille ans, mais qui, tout de même, aura été transitoire. Il est un autre point de vue montrant que le darwinisme oppose un obstacle des plus sérieux à la solution de la question sociale. C'est ici la place d’en parler puisque ce point de vue est à cheval entre les phénomènes économi- ques et les phénomènes politiques. Le genre humain atteindra le maximum de bien-être quand tous travailleront et quand personne ne spoliera le voisin. Alors la production sera la plus grande possible et la misère sera réduite au minimum. Mais suppression totale de la spolialion et établissement de rapports juridiques entre tous les hommes sont des termes synonymes. Par suite, la solution de la question sociale et la fédération du genre humain sont un seul et même fait. Or, le darwinisme soutient que cette fédération, en supprimant la guerre, sera la fin de tout progrès. Donc, selon les darwiniens, l'anarchie internationale est le bien. Alors ce qui empêche 394 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE la solution de la question sociale est le bien, ce qui la résout est le mal. On voit, par conséquent, que le darwi- nisme est opposé à la solution de la question sociale. Passons enfin à l'influence du darwinisme sur la politique internationale. Elle à été encore plus désastreuse que son influence sur les rapports économiques. En effet, il a aussi contribué à revêtir les jongleries diplomatiques, les intri- gues et les petitesses qui se cuisinent dans les chancelle- ries des affaires étrangères, du nom pompeux de lutte pour l'existence ! Ici encore, le darwinisme a drapé d'une toge de dignité des actions qui sont ce qu'il y a au monde de plus étroit et de plus mesquin. Les amours-propres vul- gaires, les routines médiévales, laveuglement le plus cou- pable, la méconnaissance absolue des intérêts des masses populaires, tout cela est couvert de la pourpre d’une loi universelle de la nature! À l’heure où ces lignes sont écrites (mars 1909), une guerre générale menace d’éclater en Europe à propos de la Bosnie et de l'Herzégovine. Cinq minutes de bon sens de la part du cabinet de Vienne, je dirai même plus, cinq minutes d'attention accordées par lui aux intérêts véritables des masses populaires! austro- hongroises suffisent pour arrèler cette guerre. Mais si ce bon sens fait défaut, si cette compréhension vient à man- quer, si des hécatombes humaines se produisent, on va nous répéter, sur la foi du darwinisme social, que ces actes absurdes s’opèrent en vertu des lois cosmiques qui règlent la marche de l’univers*. 1. Je ne parle plus desintérêts généraux des masses populaires de l'Eu- rope entière, que des ministres d’une grande puissance civilisée ne devraient pas être incapables de prendre en considération. L’Autriche-Hongrie est maintenant partie d’un vaste ensemble qui est l'Europe. Le mal souffert par le tout aura la répercussion la plus désastreuse et la plus douloureuse sur la partie. 2. La guerre n’a pas éclaté à propos de la Bosnie. Quel meilleur argu- ment en ma faveur ? On voit que les lois cosmiques ne s'opposent nullement au triomphe du bon sens parmi les hommes. Si elles ne s’y sont pas opposées, dans ce cas spécial, elles eussent pu tout aussi bien ne pas s’y opposer dans tous les autres. Que serait devenue alors la fameuse lutte pour l'existence ? L'HOMICIDE COLLECTIF ET LA SCIENCE 395 Le darwinisme a exercé une influence des plus funestes sur la politique par ses généralisations dernières. Puisque la lutte est la loi de la création, on en a conclu que l’anar- chie internationale qui sévit de nos jours et le militarisme outrancier qui en est la conséquence sont l’état naturel et, par suite, éternel du genre humain. J'ai montré plus haut que cette idée est erronée etque l'idée diamétralement opposée est vraie ; mais on ne saurait contester que le darwinisme social a grandement contribué à donner de la popularité à l’idée fausse et à éclipser l’idée vraie. Encore à ce point de vue cette doctrine a été des plus funestes. L'erreur et la vérité sont l’une et l’autre des faits natu- rels. Mais, parce qu'elle est un fait naturel, l'erreur doit- elle nécessairement l'emporter toujours ? La vérité aussi est un fait naturel. Dans l’impossibilité où nous sommes de savoir quelle idée l’emportera dans le monde, nous devons lutter de toutes nos forces pour propager la vérité. Et, chose curieuse, les darwiniens, qui partout ailleurs font.de la lutte le fac- teur unique du progrès, déclarent que la lutte est inefficace sur leterrain mental. Ils s’imaginent que les vieilles idées sont éternelles et que les nouvelles ne pourront vaincre jamais. Ils s'imaginent que la spoliation paraîtra é{ernelle- ment avantageuse. Cependant les darwiniens ne peuvent pas contester que nos idées actuelles ont aussi été nouvelles à une certaine époque et qu'elles ont déraciné des idées plus antiques, qui paraissaient éternelles et immuables. Certains naturalistes comprennent parfaitement les effets désastreux des théories darwiniennes, mais ils se figurent qu'on ne peut les combattre qu'en se plaçant sur le terrain de l’altruisme et du sentiment. J'ai cité plus haut un passage de M. Le Dantec", où il affirme qu’il y a une différence fondamentale entre la /ot naturelle et les arran- 4. Voir plus haut, p. 56 396 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE gements conçus par les hommes en vue de leur bonheur. La loi naturelle peut être tout ce qu’il y a de plus féroce. Mais, grâce à notre intelligence, nous pouvons prendre des mesures empreintes d’un profond amour du prochain et, en pratiquant cette conduite, basée sur le sentiment, nous pouvons nous assurer une grande somme de bien-être. Cettemanière de penser estcomplètement fausse. D'abord il estabsolument vain de croire qu’on peut combattre une loi naturelle par le sentiment. Autant vouloir supprimer la gravitation universelle par sympathie pour nos sembla- bles. Quiconque veut rester sur le terrain de la science et de la réalité, ne saurait accepter de si naïves compromis- sions. On semble vouloir ainsi se cacher derrière le doigt. M. Le Dantec se trompe. Il est complètement inutile de transporter ces questions sur le terrain du sentiment. Oui, certes, la lutte pour l'existence est une loi universelle et éternelle dans la nature. Aüssi longtemps qu'il y aura des bœufs, ils détruiront l’herbe pour la manger ; aussi long- temps qu'il y aura des lions, ils détruiront des antilopes pour les manger; aussi longtemps que nous ne tirerons pas nos subsistances directement des minéraux, nous détrui- rons le blé pour en faire du pain, nous égorgerons les mou- tons pour les rôtir à la broche. Entre l'herbe et le bœuf, le lion et l’antilope, l’homme et le mouton, il y aura un antagonisme irréductible, qui durera éternellement. C'est la lutte pour l'existence, c’est la loi de la nature. Mais il ne résulte nullement de cette loi que les hommes devront se massacrer les uns les autres jusqu'à la fin des siècles, parce que les relations entre les hommes sont d’une nature diamétralement opposée aux relations entre le bœuf et l'herbe, entre le lion et l’antilope. Ceci étant donné, il n’est nullement nécessaire de porter la question sur le terrain du sentiment pour détruire les effets néfastes de la doctrine darwinienne. Il suffit de rester sur le terrain de la raison, de la science et de la vérité ; L'HOMICIDE COLLECTIF ET LA SCIENCE 397 il suffit de comprendre le fait universel que Les rapports entre les êtres vivants sont de nature très diverse et qu'ils prennent aussi bien la forme de l’association que celle de l'antagonisme. Ce fait paraît difficile à contester. Or, il rend complètement inutiles l’altruisme et le sentimenta- lisme pour détruire le darwinisme social. On peut être le réaliste le plus froid qui existe au monde, on peut ne faire appel qu'à l’égoïsme le plus féroce, on peut ne pos- tuler dans l'âme humaine ni amour du prochain, ni senli- ment généreux, ni rien d'analogue, et déclarer, cependant, que le darwinisme social est une doctrine absolument fausse. On m'a fait parfois l'honneur de me qualifier de paci- fiste. J'avoue que je ne mérite pas complètement cette appellation. Si j'avais pu me convaincre que la guerre fait le progrès du genre humain, j'aurais été le plus ardent des mililaristes. Je ne suis pas un pacifiste, je suis un socio- logue. L'étude minutieuse des faits m'a donné la conviction que la civilisation du genre humain est le résultat de l'as- sociation. Alors je dis et je redis que la fédération générale de notre espèce assurera à chaque être humain le maxi- mum d'intensité vitale. Il se trouve que cette vérité cor- respond à une intuition que les pacifistes ont obtenue par le sentiment et par des raisonnements de l'ordre écono- mique et politique. C’est fort bien. Les pacifistes et moi nous sommes arrivés aux mêmes conclusions, en passant par des chemins différents. Mais le mouvement pacifiste n'aurait jamais existé dans le monde que je serais arrivé aux conclusions exposées dans ce livre. La vérité est ma seule passion. Certes, le sentiment peut vibrer dans mon âme, comme chez les autres hommes, mais il n’a rien à voir dans le domaine des recherches scientifiques. Je ne pratique pas la méthode métaphysique, mais la méthode positive. Je suis profondément convaincu que tout autre esprit, qui aura entrepris Fenquête sociologique à laquelle je viens de me livrer, sera nécessairement 398 ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE amené aux mêmes conclusions : à savoir que l'association du genre humain est le seul moyen qui pourra procurer à l'individu le maximum de bonheur réalisable sur notre planète. Assurémentilestimpossible de prévoir combien il faudra encore d'années ou de siècles pour que l'homme com- prenne et applique cette vérité ou, en d'autres termes, agisse conformément à ses intérêts réels. On peut dire seulement que, si l'évolution biologique, qui a menéiles êtres vivants de la monère jusqu'à nous, poursuit sa courbe ascendante, notre intelligence ira en s’amplifiant. Alors il viendra un jour où {ous comprendront ce que ne com- prennentencofe maintenant que quelques individus isolés, à savoir qu'association, exubérance de vie et bonheur sont des termes synonymes. Répandre cette idée dans le monde, montrer que l’homicide collectif n'a jamais fait et ne fera jamais la civilisation du genre humain, mon- trer que le darwinisme social est un océan d'erreurs de tout genre, libérer les hommes du cauchemar dans lequel il les fait vivre. telle est la mission de la sociologie. cut “ REA De TT NP RE ET ASTRA TN nec Pire L ee PEUR Le) Éd | - at in TABLE ALPHABÉTIQUE A ABSORPTION, procédé de lutte zoologique confondu à tort avec les luttes humaines, 61. Accor» entre les hommes, ne modifie pas leurs rapports avec l'univers, 358. — est la source du bonheur, 364, 367. AccroisseMENT de la population, restait inapercu dans la période primitive, 211, 260. — de la population, n'a pas été la cause du progrès, 269. ACTUELLES (causes), sont méconnues par le darwinisme, 2535. ALEXANDRE LE (GRAND, n'entreprend pas la conquête de la Perse pour cause de manque de subsistances, 263. ALIMENT TION, établit une lutte contre le milieu. 51. oi — n’a pas causé la lutte entre les hommes, 162, 208. ALLEMAGNE, se rallie au darwinisme par suite de ses victoires en 1870, — 13. — ne pourrait pas avoir sa population actuelle sans l'appui des nations voisines, 407. — devenue un Etat par la suppression de la souveraineté de ses princes, 2917. ALSACE-LORRAINE, sa conquête acte de désorganisation, 156. — (question de l'), exemple de politique réaliste et idéaliste, 350. ALTRUISME, Complètement inutile pour combattre le darwinisme social, 396. Amour (loi de l'), 58. ANGLETERRE, sa dépendance de l'étranger pour son alimentation, 407. ANIMAUX, ne se détruisent pas entre semblables, 52, 207, 232. ANIMISME, erreur de croire qu'il a jamais été utile, 176. ANTAGONISME entre l'intérêt industriel et social, 96. — réel, n'existe qu'entre l'erreur et la vérité, 98. — ne marque pas les limites de l'association humaine, 111. | — comimeicial, est provoqué uniquement par la spoliation, 285. ANTITHÈSES sociales, ne sont pas scientifiques, 132. ARNAUD, 93. ARYENS, leur roman, 227. ASSIMILATION nationale, s'opère seulement par le facteur psychique, 197. ASSOCIATION, commence dès le domaine de la chimue, 85. — est le phénomène fondamental de la biologie, S6. { — est complètement méconnue par les Darwiniens, SS: : 3 — produit la longévité, S9. À — produit l'intensité vitale multipliée, S9. — s'impose aux hommes parce que le monde n'est pas une idylle, 94 de — universelle, est l’état normal de notre espèce, 101. : — est utile à l’homme à tous les degrés, 114. — cadres conventionnels que nous lui assignons, 115. Assour BAN-AraAL, 312, 330. ATTIQUE, devient une unité sociale par la fusion des dèmes, 105. 400 TABLE ALPHABÉTIQUE B BanNorTiIsME, ses différentes formes, 438. — élevé à la dignité de force cosmique par le darwinisme, 142, 386. — est simplement uve erreur de l'esprit humain, 143. — a faconné toutes nos institutions, 1#7. — est toujours une entreprise privée, 153. : $ — devenu entreprise publique à une époque relativement récente, 226. — est toujours une entreprise individuelle, 238. — n'est pas considéré comme dégradant par suite du darwinisme, 384. Bargar e, domplée soi-disant par la guerre, 466. Basrrar, plus réaliste que les socialistes, 98. Bèrise humaine, élevée à la dignité de loi cosmique par le darwinisme, 143, 356. Bigniocrapuie universelle, 155. : Brioco&re, est pour la fédération du genre humain, 380. BisuircK, se rallie au darwinisme, 12. — son étroitesse d'esprit au sujet des limites où l'association est utile, 141, 122, 339. — sa manière de concevoir la primauté de Ja force sur le droit, 334. — son étroitesse d'esprit en 1870, — 339. Bosnie et HERzÉGOvINE (question de la), 395. BKiGANDAGE, origine du processus de désorganisation sociale, 155. C CANNIBALISME, n’a pas existé à l’origine de l'humanité, 201. Caprraz et travail, leur antagonisme est imaginaire, 392. Caro, sa politique funeste pour Rome, 149 César. n'entreprend pas la conquête de la Gaule pour cause de manque de subsistances, 263. Cuamrs défrichés, envie qu'ils excitent, 239. Cicéron, ses idées sur le résultat funeste du désir de la richesse, 1##. Circuzarron vitale, forme l'association, 102, 278. — — ses différents aspects, 103. — — étant répandue sur toute la terre, l'humanité forme une seule asso- ciation, 109. : — — marque la limite réelle des groupes sociaux, 109, 115. Coarescexce des sociétés humaines, plus grande qu'on ne le croit généra- lement, 106. Couuerce, crée l'organisation sociale, 155. — considéré comme un combat, 276 — sur place, est une véritable alliance, 280. Coure (A), ses erreurs au sujet des subsistances, 162. CoNcurRENCE, n'a pas produit les inventions et la civilisation, 268. — sa disparition ne produirait pas la misère, 275. Consoxerives (forces), l'ont emporté sur les forces disjonctives, 204. Coxouère, illusion de croire qu'elle puisse être avantageuse au conqué- rant, 149. Coxouère politique, forme la plus récente de la spoliation, 240. — n'est pas une fécondation, parce qu’elle produit l’affaiblissement de la vie, 300. — est loin de produire une amalgamation, 302. Convorrise, naît de l'information, 249. Copeanic, 359. Courez (Fernand), n'entreprend pas la conquise du Mexique pour cause de manque de subsistances, 263. TABLE ALPHABÉTIQUE 401 CosENTINI (F,), 294. Crises commerciales, sont provoquées par le désir de la spoliation, 288. Cuvier (G.), son opinion sur la géologie au commencement du xrx® siècle, 461, 383. D L Dacoran, la formation de cet état n’est pas produite par la force, 246. DANEMARK, sa supériorité économique sur l'Allemagne, 190. DANGER social, vient uniquement de l'emploi de la force, 325. DarwiN (Ch.), n'est pas responsable des conséquences sociales tirées de ses doctrines biologiques, S. DARWINISME, affranchit l'esprit humain, 10. — flatte les instincts brutaux, 11. — négation même de la sociologie, 96. — social, malfaisant uniquement parce que faux, 378. — — jette le désordre dans l'étude de la sociologie, 383. — — renverse les idées de bien et de mal, 385. — — produit l'anarchie morale, 587. — — fait vivre le genre humain dans le délire homicide, 389. — — favorise les erreurs socialistes, 390. — — empêche la solution de la question sociale, 393. Découvertes en sociologie, leur nature, 71. DÉFENsive (aberration de la}, 164. — — — chez Ihering, 325, 351. Dériniriox du darwinisme social, 3. DésaccorD, source du Theur selon les Darwiniens, 363. DesrorisMe, cause de la stagnation mentale, 128. — intérieur, provient de l'anarchie internationale, 319. Division du travail, s'établit dans les sociétés avant l'esclavage, 219. Dor, seule cause qui fait considérer le commerce comme un combat. 286. Drorr, est synonyme de réalisme, 349. E Écypre, devient une unité sociale par la fusion des nomes, 105. ErcaTHaL (E. d’), 30, 35. ÉLIMINATION, procédé de lutte entre les êtres vivants, 60. Enxur, ne proviendra nullement de l'accord, 368. ENTREPRENEURS de spoliation, sont une infime minorité en comparaison des producteurs, 183, 236, 237. Enrrerrises de banditisme, sont toujours des actes individuels, 182, 215, . 238, 248. EÉouiBre biologique, synonyme de santé, 125. — amène l'accélération des mouvements, 357. Erreur et vérité, leur marche parallèle, 151. — absurdité d'affirmer qu’elle a jamais été utile, 174. EscLAvAGE, illusion de croire qu'il peut être jamais avantageux aux mai- tres, 147. — erreur de croire qu'il a jamais pu être utile, 175. — fait relativement récent, 218. — n'a jamais pu être un fait universel, 220. ESCLAVAGISTE (roman), 216. Erar, impossibilité de tracer ses limites précises, 117. — ses frontières considérées actuellement comme limites de l’associa- tion humaine, 120. — a été formé en premier lieu par essaimage, sans conquête, 241. Novicow. — Darwinisme. 26 402 TABLE ALPHABÉTIQUE Érar n'a pas été formé par la force, 243, 249. — n'est pas par essence une entreprise de banditisme, 295. — n'est pas formé par la nécessité de la défense, 506. — est un fait d'organisation sociale, 307, 309, 310. — est actuellement le plus grand bandit qui existe au monde, 330. Érars polyglottes, n'auraient pas existé sans la guerre, 314. Érars-Unis, n’ont nullement été démoralisés par la sécurité, 190. Europe, était unie avant le péril asiatique, 112. — aurait formé un État fédéral sans la guerre, 509. ExTÉRIEUR des groupes, est une erreur subjective de nos esprits, 123. F FaGuEer (E.), ses idées sur l'éternité des combats, 413. — ses illusions sur la justice par la guerre, 342. FamiLce, impossibilité de tracer ses limites précises, 116. FÉCONDATION, assimilée à tort à la conquête, 304. FépÉrarTiON du genre humain, aurait existé éternellement sans la guerre, 315. FERMETÉ, confondue avec la défense du droit, 333. FERRERO (G.), 144. Force brutale, son prestige après la guerre de 1870, — 143. Force, n'est nullement le ciment de l'Etat, 303. — ne peut sauver la vie qu'en établissant le régime du droit, 326. — synonyme de désorganisation sociale, 333. — sa primauté, synonyme de déraison, 339. — incapable de résoudre les questions internationales, 342. Fouruis, leurs batailles ne prouvent pas l'inévitabilité des guerres humaines, 48. France, se rallie au darwinisme par suite de ses défaites, 12. — combien ses conquêtes sous la Révolution lui ont été funestes, 150, — lent accroissement de sa population dans les temps primitifs. 260. FRIGORIFIQUES (appareils), n’ont pas été inventés sous la pression de la con- currence, 271. G Grèce, redevenue un désert par suite de la conquête turque, 301. GUERRE, constitue une rupture de l'équilibre social, 1412. — est une dissociation à l'intérieur et à l'extérieur des groupes, 126. — produit une diminution de l'intensité vitale, 127. — est un état de pathologie sociale, 131. — absurdité de l'idée qu'elle peut résoudre les questions politiques, 172. — considérée comme examinateur de l'humanité, 195. — n’a pas pour origine la rareté des subsistances, 162, 208, 259, 264. — organisée, fait relativement récent, 238$. — à été une nuisance à toutes les époques, 256. — aété crue autrefois utile, 256. — ferme les marchés, 281. k — produit la destruction de l'Etat et empêche sa formation, 297. — arrête la formation des Etats naturels, 314. — ne peut pas résoudre les questions internationales, 343. — ne produit pas de sélection mentale favorable, 373. Guerres, sont toutes civiles de par la nature des choses, 193. — ne peuvent pas procurer des substances alimentaires, 162, 243. Guerriers, forment une partie infime de la Don Aion 483, 236. Guyeau (M.), 354. , Guxor (Y.), 299. TABLE ALPHABÉTIQUE 403 H HARMONIES ÉCONOMIQUES, Sont une réalité, 98. HÉRAGCLITE, 7, 242. Hogges, méconnaît l'essence de l'association humaine, 205. Houircine coLLecrir, est toujours un cas de pathologie sociale, 251. Houme pRIMITIF, son portrait imaginaire tracé par les Darwiniens, 201. HoSTILITÉ DES HORDES HUMAINES, n'est pas un fait primitif, 221. HuwanrrÉ, ce qu’elle serait devenue sans la guerre, 312. IDÉALISTES ET RÉALISTES, 100, 347. IHERING (R. DE), 324, 329, 347. INDE, quels sont les véritables spoliateurs de ce pays, 139. INDIvIDU ET HUMANITÉ, seules réalités objectives et concrètes, 119. INsécuriré, produit un abaissement de l'espèce humaine, 190. INSTINCT DE LA NON-ATTAQUE DU SEMBLABLE, à existé autrefois chez l’homme. 52, 207. INTENSITÉ VITALE. est produite par l'association, 89. INTERPSYCHIQUES (procédés), véritable forme des luttes humaines, 80. INVENTIONS, n’ont jamais eu pour but le combat contre les semblables, 182. — humaines, proviennent du aésir du mieux-être et non de la concur- rence, 271. — sont la vraie cause du progrès, 272. IraL1E, adore la force après ses défaites, 14. — ses finances améliorées par les États-Unis, 107. — combien sa situation empire par suite de la conquête espagnole, 189. — exemple d’un État formé par la suppression de la guerre, 308. J JaAPonaISs, ce que leur coûte chaque colon en Corée, 141. — n'auraient pas attaqué les Russes s'ils avaient manqué de subsis- tances, 265. JONGLERIES DIPLOMATIQUES, qualifiées de lutte pour l’existence, 394. JouiIssANcE, complètement négligée par les Darwiniens, 26, 366. — vient de l'accord, 365. Jusrice (idée de la), favorisée par le darwinisme, 11. — combien les hommes en sont altérés, 100, 582. K KLorz (L.), 276. KROPOTKINE (P.), 54, 5D. LAGORGETTE (J.), 199, 239. LapouGE (V. de), 50, 239. Lasson, 122. Le Bon (Dr), 9. LE Danrec (F.), 31, 56, 86, 100, 125, 133, 395. LEMEERE, 95. LIBERTÉ INDIVIDUELLE, irréalisable avec l'anarchie internationale, 317. LicENs, sont une association d'une algue et d'un champignon, 86, 279. LACHTEMBERGER (H.), 10, 11, 265, 336. LIEN socraz, est constitué par la conscience subjective, 121. PANNES EN AIR CES . * ni ENORME Te À 404% TABLE ALPHABÉTIQUE LTMITE DE L'ASSOCIATION, est en fonction des moyens de communication, 105. — imaginaire des associations humaines, 119, 543. LoxGËviTÉ, résulte de l'association, 89. \ LUTTE POUR L'EXISTENCE, n'explique pas la variabilité des espèces, 20, 25. — contre le milieu physique, est de tous les instants, 38. — entre individus. comparée à tort à la lutte entre collectivités, 46. — devenue à tort synonyme de combat seulement entre les hommes, 51. — véritable, se livre contre le milieu physique, 53, 57. — change de nature en passant d'un domaine physique à un autre, 79 — devenue un des grands dieux de la mythologie darwinienne, 92. — des races, est un fantôme, 192. — pour l'existence, n'a pas commencé lorsque les hommes se sont attaqués entre eux, 212. — entre les hommes, diminue les subsistances, 264. — des classes, est un fantôme, 390. Lurres entre êtres associables et non associables. leurs différences, 43. — sociales, devraient être comparées aux luttes des cellules d’un même organisme, 67. M MacnraAveL, fait considérer l'anarchie internationale comme la condition naturelle du genre humain, 24. 554. MacroPHAGES, leurs fonctions au sein des corps biologiques, 68. MapaGascar, exemple de marché fermé par la guerre, 281. Mana (capitaine), 345. MazTuus, précurseur de Darwin, 259. MARCHANDAGE, fait considérer le commerce tomme un combat, 285. MarcHEs (conquête des), 277. — sont fermés par la guerre, 281. Marx (K,), ses doctrines favorisent le darwinisme, 12. MicROBES PATHOGÈNES DE L'AIR, lutte qui s'établit contre eux, 53. Mikapo, viole les droits civils des Russes, 317. MiLtEU PHYSIQUE, complètement négligé par le darwinisme, 28. MoiNDRE EFFORT (lo1 du), a créé la civilisation humaine, 262, MoziNart (G. de), 164, 229, 254, 259, 265, 267. Mozrke (maréchal de). 7, 130, 344... Monrr PARTIELLE, modifie entièrement la nature des luttes sociales, 64. N NATIONALITES (principe des), aurait constamment régné dans l'humanité sans la guerre, 316. Narroxs, erreur de croire qu'elles ont été formées par la guerre, 197. NATURALISME LITTÉRAIRE, Vient en partie du darwinisme, 288. O OR, sa confusion avec la richesse fait naître les antagonismes commer- ciaux, 288. ORGANISATION ET DÉSORGANISATION, leur marche parallèle, 153, 307. — confondue à tort avec la centralisation et le despotisme, 175 — sociale, forme l'État, 306. ORGANISME SOCIAL, 304. OTLET (P.), 155. 1 PATHOLOGIE SOCIALE, résulte de la guerre, 131, 251. Paur£RisMe, abâtardit les races, 79. TABLE ALPHABÉTIQUE 403 PERFECTIONNEMENT DES INSTITUTIONS, vient des idées et non de la guerre, 187. PESSIMISME ACTUEL, provient en partie du darwinisme, 388. Perruccr (P.), 268. Piogs, 213. PouiriQues (luttes), sont un procédé interpsychique, 79. PRÉÉMINENCE COMMERCIALE, estune abstraction, 284. PRESTIGE DE LA GUERRE, est un fait récent, 242. Primirir, abus de ce mot par les Darwiniens, 242. Propucrion, est une lutte contre le milieu physique, 88. Procès, provient non de l’homicide mais des institutions sociales, 75. — des inventions, 272. PROPAGANDE, élément primordial des transformations sociales, 73. PROTECTIONNISME, vient de la guerre, 252. Psycarques (mouvements), sont la base des faits sociaux, 72. Pypna (bataille de), 162. R Races (lutte des), ses procédés réels, 194. — dissemblables, n'avaient pas la possibilité d'entrer en contact dans les temps primitifs, 223, 245. — ne pouvaient pas être inégales dans les temps primitifs, 248. RATZENHOFER (G.), à, 208, 221, 222. 252, 259, 293. RENAN (E.), 6, 168, 169, 172, 178, 186, 187, 192. RESPIRATION, premier acte de la lutte entre l’homme et le milieu physique, 32. Richesse, son désir considéré comme la source de la ruine du genre humain, 144. — combien elle aurait pu être plus grande sans la guerre, 318. RomaIxs, combien leur banditisme leur a été funeste en dernière analyse, 149. RoME, devenue une misérable bourgade au moyen âge à cause de la poli- tique de Caton, 149. RÔssSLER, 195. Rousseau (J.-J.), son sentimentalisme biblique, 200. Russie, exemple de pays en désaccord complet, 367. S SANTÉ ET MALADIE, suivent éternellement une course parallèle, 153. ScHALK (E.), 271, 283. SCHALLMAYER, 18%, 487. ScHÜCkING (professeur), 323. SciENCE, facteur de l'organisation sociale, 154. — prestige qu’elle exerce de nos jours, 378. SÉCURITÉ, est produite seulement par la suppression de la guerre, 165, 254, 299: — individuelle, est nulle au sein de l’anarchie internationale, 318. SÉLECTION SEXUELLE, 60. — sociale, soi-disant amenée par la guerre, 184. SELRIRK, prototype de Robinson, 29, 270, 355. SENSIBILITÉ, doit être distinguée du raisonnement, 376. SENTIMENTALISME PACIFISTE, 58. — complètement inutile pour combattre le darwinisme social, 397. SINGES ANTHROPOMORPHES, ne connaissent pas de paix armée, 50. Sismonp1 (Simonde de), 322. SPP PES MTS dates ut br: Tai à 2 hutiiée L à 4 * 406 TABLE ALPHABÉTIQUE SoclétÉs entières, complètement détruites par la guerre, 198. SocIoLOGIE, se trouve dans un état semblable à l'état de la géologie au commencement du xix° siècle, 161. — conclut à la fédération du genre humain. 382. SOLIDARITÉ INTERNATIONALE, Va jusqu'à la trame intime des nations, 107. SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT, difficulié de préciser ce terme, 417. — — crée l'anarchie internationale, 296. — — synonyme de banditisme, 330, 346. SPENCER (H.), 3, #1, 88, 253, 292. SPOLIATION, produit la dissociation, 138. — a faconné les institutions humaines, 138. — réfutation de ses prétendus avantages, 140. — entre semblables, ne se pratique pas entre animaux, 232. — est une entreprise qui demande une mise de fonds, 233. — fait croire que le commerce est un combat, 285. —- cessera un jour d'être considérée comme avantageuse, 291. SPOLIATRICE (erreur), finira par disparaitre, 392, 395. SPOLIÉS ET VAINCUS, combien il est absurde de ne pas songer à eux, 469. STAGNATION MENTALE, est produite par le despotisme, 198. — ne provient nullement de l'accord mental, 358. SUBSISTANCES, erreur de croire qu'on peut les acquérir par la guerre, 162, 208, 213. — leur rareté n'a pas été la cause de la guerre, 259. — leur abondance engendre la guerre entre les hommes, 263. SuÉpois, nombre de jours consacrés par eux à la lutte contre le milieu physique, 38. SURVIVANCE DES PLUS APTES, n'explique pas la variation des espèces, 21. — ne résulte pas de la lutte pour l'existence, 23. AE TARDE (G.), 272. TEMPÉRATURE DE L'AIR, lutte que l'homme a à soutenir contre elle, 36. Travair, est pratiqué par tous les êtres vivants, 231, 233. TRENTiN (question du), 342. U UXiLATÉRALE (aberration), 146$. Ux1oN pes NATIONS, donnerait le marché universel à chacune d'elles, 282. V VARIATIONS LENTES, n'expliquent pas la transformation des espèces, 17. Vériré, est une corrélation entre l’univers et l'homme, 554. — ne jaillit pas du choc des opinions, 364. — produit l'accord entre les hommes, 367, Verités fondamentales de la biologie et de la sociologie, 379. Vicrorre, identifiée à tort avec la guerre, 170. Vor, l’homme n’a pas pu commencer par lui, 233. W Warp (LESTER (F.)), 4, 131, 216, 24%, 249, 250, 257, 294, 300, 304, 375. Wire {W.), 369. Worms (R.), 294. TABLE DES MATIÈRES LIVRE PREMIER ERREURS DE L'ORDRE BIOLOGIQUE CHAPITRE I. Définition du darwinisme social . . . . . ARR 3 — If Causes des succès du darwinisme social . . . . . . 9 — NE Considérations biologiques. . . . . . . RS 2e AD — HAVE Méconnaissance de l’existence de l’univers . . . 28 == Y. La lutte confondue avec l’extermination des le Vo ee NE RE EURE NC NEQRES PAR EEUT 41 = VIE La lutte confondue avec la mort totale des SembIables 59 =— VII. Méconnaissance de la véritable nature des luttes SOCIALES EU AM QT PRE LUE ORAN ARE 71 LIVES ERREURS GÉNÉRALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE CaapiTRE VIII. Méconnaissance du phénomène de l'association . . 85 — IX. Hesihimitestde RassOCIAtIOn EEE NC 102 — X. Lai disSOCIA ON RE ERA RS RE de es Là 0 PestfaitsipatholosiquessetlierreUTEN CRE 136 LIVRE III ERREURS SPÉCIALES DE L'ORDRE SOCIOLOGIQUE CHapiTRE XII Faux raisonnements, sophismes et contradictions. . 161 — XIII Les causes lentes et invisibles. . .:. . SA Se ROUN PET EST OMANS antNTODOIDAIQUES EE CR EUR 199 — XV. La prétendue antiquité de la guerre et la théorie des CAUSES ACTE LES ERP TN CN PERTE 229 — AVEPANEES Faits éCoOROMIQUES APR ES MAT RENNES 258 VIT es farts DoltIque METEO n 293 CA NIIR La/force'etiler droite PR en Re HEAR TX IX les fartstintellectuels FRE DE RER RL ACTE XX: PTrhomicide collectihet-laisciences tr K".7:7 400 379 TABLE ALPHABÉTIQUE ÉVREUX, IMPRIMERIE CH. HÉRISSEY, PAUL HÉRISSEY, SUCC' À +. de à ET Ps Te A ME Ca a = uossog nvaung AUVEAIT Éd PER. «SIA XOPUT FU» ‘ed 1Ppu° 124204 P389 Aiuiqi'{ SUV & OI0 +0 c& 9! ct 6€ 9 N311 SOd 471HS AVS 39NVH |