M 277, siprtoraëque DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE | |. LA DISSOLUTION OPPOSÉE A L'ÉVOLUTION | | 1 2 DANS ram ANDRÉ LALANDE PHOFESSEUR AGUÈTÉ DE PUILUSNBUIE, DOCTEUR ÉÊS LETTRES PARIS de ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Cie | 14 | FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR 00 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, {08 — 1899 1 vol. Lectures sur la philosophie des sciences, , 1893. $ Fe R'et ri ' | D R | Fi Pa l er # 4 4 7] AT : Pr D) À eh d [+ : L ‘à 23 L'rEE LÉ re LE LA DISSOLUTION OPPOSÉE À L'EVOLUTION DANS LES SCIENCES PHYSIQUES ET MORALES ANDRÉ LALANDE PROFESSEUR AGRÈGÉ DE PHILOSOPHIE, DOCTEUR ÊS LETTRES PARIS ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE & C': FELIX ALCAN, EDITEUR 1DS, BOULEVARD SAINT-GERMAIX, 10% IS99 lous droits réservés ; ' L A MON MAITRE DS M. VICTOR BROGHARD VA LA FACULTÉ DES LETTRES DE L'UNIVENSITÉ DE PANIS w y AT à v LL a BE: PRÉFACE Je manquerais aux conclusions et surtout à l'esprit de cet ouvrage, consacré aux progrès de l'unité logique - sur la différenciation et la lutte, si je n'exprimais pas ici, ne. toute autre chose, mon estime et ma sympathie À 4% les philosophes dont je combats les opinions : je _ m'honore de connaître personnellement quelques-uns 3 d entre eux ; el parmi ceux x dont j je n'ai que lu les ouvrages, dire combien j'admire et je és son œuvre monu- | - mentale, malgré toutes les objections qu'elle me paraît soulever. 7 des bites contraires aux leurs; et toute - l'histoire de la philosophie montre qu'une théorie ne dé- . pend pas moins de celles qu'elle réfute que de celles qu'elle continue. Aussi ne s'agit-il point dans ce travail de détruire la doctrine de l'évolution, si ce n’est dans ce + qu'elle a de prématuré ou d'exclusif, mais au contraire de 4 la compléter et de leur, en la 3 TE des faits Mais j'ai de plus un second motif, et RTE plus Ë -sérieux encore, de prévenir toute apparence d'animosité, VIII PRÉFACE, par où les philosophes s'opposent entre eux, quand je me confine dans le monde philosophique, je suis surtout frappé de ce qu'ils ont de commun, quand je sors de l'école et que je les replace, tous ensemble, dans le monde total dont ils sont une petite partie. Il me semble qu'il faudrait avoir vécu solitairement dans les livres pour mé- connaître la parenté de tous ceux qui pensent et qui ac- cordent à la pensée le droit de gouverner la vie, au milieu des individus innombrables qui ont pour but de vivre, de s'amuser, de primer, qui n'agissent que par impulsion ou par habitude. Il est certainement intéressant de savoir si la raison est acquise ou innée ; mais combien plus n'est-il pas utile de l'appliquer comme il convient à la connais- sance du monde et de lui remettre, dans la conduite privée ou dans l’ordre ‘politique, l'autorité que nous voyons tous les jours détenue par des préjugés ou des passions ? On ne saurait traverser le moindre passage de | la vie réelle sans se heurter à des abus aussi injustifiables dans la morale du devoir que dans l’utilitarisme, à des défauts palpables de raisonnement, aussi contraires à la logique de Port-Royal qu'à celle de Stuart Mill, souvent même à dés refus de raisonner plus étrangers encore à toute philosophie. Aussi les hommes qui réfléchissent sont-ils en définitive plus près les uns des autres qu'ils ne pensent : ils peuvent l'éprouver à la défiance commune dont les enveloppent judicieusement ceux qui se soucient peu de développer, suivant la belle parole d’Auguste Comte, « l'ascendant de notre humanité sur notre animalité », et qui ne donneraient ni un cheveu de leur tête pour la science, ni une motte de leur champ pour la paix. ide ds. Sd ',sé ie is © be r AVANT-PROPOS 1. Rien n’est plus important, dans une science, que la … méthode. Non seulement elle sert de fil conducteur pour la découverte des faits et des lois, mais encore elle les implique L . 1 d'avance dans une certaine mesure ; car il y a dans la systé- matisation des données de l'expérience une part considérable … de convention et d’arbitraire, qui ne s'éliminerait que si les sciences pouvaient être absolument achevées, et si elles L l'étaient effectivement. Jusque-là, et dans l'ignorance où … nous sommes de leur état limite, notre savoir demeure en . grande partie une langue bien ou mal faite, où l'algorithme et la terminologie tiennent la première place. Les mêmes états . de conscience, sensations ou sentiments, peuvent en effet être _ ordonnés par des concepts et des suppositions différentes ; et quand on a d’abord adopté des idées directrices erronées . ou incomplètes, il faut d'ordinaire un temps très long pour . que la méthode expérimentale en révèle l'insuflisance. On _ sait quelle résistance ont faite, dans les questions les plus . simples de la physique, le système de Ptolémée, l'émission de Newton, le phlogistique de Stahl. Le danger est beaucoup plus grand dans les sciences mo- Lazanne. — La Dissolution. 1 2 LA DISSOLUTION. rales : les faits y sont tellement nombreux et tellement com- plexes, qu'étudiés dans le détail ils semblent se prèter à toutes les constructions, à l'histoire universelle de Bossuet comme à celle de Herder, à la liberté comme au détermi- nisme, à la morale de Kant comme à celle de l'évolution. S'il fallait attendre la fin de la science pour juger du plan qu’on y a d'avance adopté, le verdict serait indéfiniment ren- voyé. Et cependant, les conséquences immédiates et pra- tiques sont d'une telle importance qu'elles ne comportent pas de délai. Tous nos efforts doivent done aller à critiquer dès l’abord nos méthodes consciencieusement, pour ne pas nous engager à la légère sur des chemins perdus, dont à la fin l'expérience nous révélerait sans doute les écarts, mais après bien des forces gaspillées, après de grandes erreurs, et peut-être même de grandes fautes, si nous en sommes venus à l’application. Cette prévoyance nous paraît être une des fonctions les plus essentielles de la philosophie. Seule, elle possède les moyens de l’accomplir; car, à défaut d’une réussite indé- finie, — qui serait la meilleure caution d'une méthode, mais que nous ne pouvons attendre, — trois considérations seule- ment peuvent nous éclairer : la première est celle de la nature psychologique de l’homme, la connaissance des lois de l’es- prit qui doivent se retrouver nécessairement dans tous ses produits intellectuels, comme les vergeures d’une machine à papier se retrouvent dans les filigranes de la feuille; la seconde est la critique des idées de vérité, de beauté, de justice qui dirigent dans leur marche tous les efforts cons- cients de l'humanité; la troisième est la science des sciences, c'est-à-dire la conception générale du monde qui résulte du rapprochement des faits et des lois déjà connus d’une façon fragmentaire, mais sûre, et qui prévient ainsi, suivant la méthode préconisée par Auguste Comte, les LR dé l 4 AVANT-PROPOS. 2 dangers menaçants du morcellement scientifique. Et ces trois ordres de considérations sont toute la philosophie. Or, il y a, dans la méthode des sciences physiques et morales, deux tendances actuellement en conflit, qui sus- citent des écoles antagonistes, et ‘souvent se combattent à l'intérieur d’un même esprit. L'une est le naturalisme, cher- - chant avant tout l'unité dans les lois du monde, admettant que la vie morale est le prolongement de la vie physique, et l'organisme social, une répétition sur une plus vaste échelle de l'organisme physiologique. C'est l'idée dominante de l'école célèbre qui ramène tous les faits à la loi d'évolution, et dont la méthode consiste à transporter dans l'étude de l'art, de la morale et de la société, les découvertes et les hypothèses de la biologie. Ce monisme a eu son centre en France au xvim siècle ; en Angleterre, au x1x°; il semble en ce moment avoir jeté une racine profonde aux États-Unis. : — La doctrine adverse appuie ses méthodes sur l'opinion contraire : elle croit qu'il y a, dans les phénomènes et les lois du monde, deux actions opposées, dont l'une prédo- mine dans la vie instinctive et matérielle, l’autre dans le développement intellectuel et moral. Elle oppose les prin- cipes dela raison aux sensations, et le droit aux luttes natu- relles. Elle n’admet entre l'animal et la société qu'une ana- logie temporaire et limitée, définie par la mesure où cette dernière évolue sous des influences encore inconscientes et automatiques. Elle prépare des formules qui laissent place à la marche inverse, et considère toute transformation non comme une droite, mais comme une trajectoire, courbée par . deux tendances antagonistes: la loi de la nature et celle de à la volonté réfléchie. Cette opposition paraît avoir été l’idée _ dominante de la philosophie de Platon, du bouddhisme et du christianisme, par qui elle demeure encore active en face de l’idée contraire. le est la Dé scientifique de ces deux ces deux idées directrices, laquelle est vraie. CHAPITRE PREMIER DÉFINITIONS 2. Nous entendons par dissolution, dans les ehoses qui se - transforment, toute série de changements de sens contraire à ceux qui constituent l'évolution. Si, par exemple, la for- mation et la centralisation d'un être composé sont, comme on s'accorde généralement à le dire, des phénomènes évolutifs, la décentralisation de cet organisme et la reprise de liberté - des éléments qui le composent seront justement appelées dissolution. ’ Ces deux termes, et leur usage antithétique, ont été établis dans la langue des sciences et de la philosophie par l'ou- i vrage de M. Herbert Spencer sur les Premiers principes. 1] serait diflicile de les changer. Ils sont pourtant malheureux l'un et l’autre, en ce qu'ils éveillent facilement des associations _ d'idées fort éloignées de ce qu'ils représentent. « Au sens ordinaire, dit M. Spencer lui-même, évoluer, c'est se déga- ger, se développer, se déployer, s'ouvrir, se dilater, répandre au dehors, émettre ; tandis que, au sens que nous lui don- nons, l'acte de l’évolution, tout en impliquant l'accroissement . d’un agrégat complet, et, par conséquent, une expansion de _ cet agrégat, implique que les matières qui le composent ont passé d’un état plus diffus à un état plus concentré, en un mot qu'il s'est contracté. Le mot antithétique involution (D LA DISSOLUTION., exprimerait plus fidèlement la nature de l'opération, et en rendrait mieux les caractères secondaires", » Et, d'autre part, le mot dissolution trompe peut-être plus encore l'imagination, Puisqu'il s'oppose à | « involution », il devrait représenter surtout l’abgndon de l'être qui se commu nique aux autres, qui rayonne autour de lui, qui se dépense au dehors ; en face des idées d'accroissement vital et de nutri- tion égoïste, il devrait éveiller celles de génération, d'al- truisme et de fécondité. Il n’en est rien. Le mot appelle au contraire à l'esprit des images déplaisantes et sous-entend une sorte de désapprobation. Il s'applique bien à l'individu que les forces extérieures décomposent et dispersent, non pas à celui qui se donne de lui-même, qui combat ou sup prime en lui, volontairement, ses tendances à la centralisa- tion. Dissolution, dans les mœurs, est synonyme de corrup- tion et d’immoralité. Pour un pays, pour une institution, c’est la décadence ; pour un ètre vivant, c'est la pourriture finale. Partout le mot porte avec lui l'idée de la dégradation, de la déchéance et de la mort. De là vient peut-être aussi que les évolutionnistes, tout en reconnaissant son rôle en principe, en font si peu de cas dans l'application, Tandis que l’évolution leur paraît être la loi fondamentale de l'uni= vers, dans l’ordre purement matériel comme dans l'ordre physiologique, dans la pensée comme dans le devoir, ils n’attribuent à son contraire que la valeur d'un temps d'arrêt, d’un recul accidentel, aussitôt réparé d'ailleurs par la grande nécessité du progrès. La dissolution ne présente, dit-on, « aucun des aspects si intéressants et si variés de 1. Les Premiers principes, trad. Cazelles, 257-258. Paris, F. Alcan. — Le mot involution est au contraire employé par certains évolutionnistes alle- mands, notamment Goette et Weismann comme synonyme de dissolution. Il en est de même de sa transcription grecque &y:c075, entropie, mot employé par Clausius dans le sens de dissolution mécanique. Voyez plus bas, $ 26. É- TT UE Une Be 20 € nd 3; 7e, V ‘ _ y F r 1 , C2. =“ { : ë DÉFINITIONS. 7 l’évolution‘ ». On peut en dire quelques mots, il serait inutile d'en suivre le détail. En fait, ils ne la font intervenir ni dans l'explication des phénomènes physiques, ni dans la transformation des êtres vivants, ni dans la production de la raison, ni dans celle de la moralité, Le dualisme scientifique qu'ils semblaient professer d'abord s'évanouit done dans _ l'unité par la suppression d'un de ses termes ; pour cette philosophie, toute la suite des transformations de l'univers progresse en un sens toujours le même, fixé par la loi d'évo- lution. Peut-être chemin faisant, trouverons-nous la raison de ces anomalies ; mais nous sommes d'abord obligés de les constater et de les subir. Nous devons seulement nous pré- munir contre les associations d'idées injustes que les termes peuvent porter avec eux, et nous efforcer de les éclaireir assez pour qu'ils ne prêtent pas à la confusion. 3, Comment faut-il done définir l'évolution et son con- traire ? On ne peut douter, en constatant l'immense fortune dece mot, et la façon dont il a renouvelé les sciences, qu'il représente bien une idée, c'est-à-dire qu'il corresponde à _ quelque phénomène réellement observé, ou tout au moins senti ; c'est un postulat que nous demandons à prendre pro- visoirement pour accordé, quitte à le justifier dans la suite | par une analyse personnelle plus exacte. Mais, malgré l'in- cessant usage que font de ce mot les philosophes et les écri- …_ vains modernes, il est extrêmement difficile de déterminer exactement le concept qu'il représente. Cette difficulté tient à deux sortes de causes. En premier lieu, des auteurs de tout genre usent de ce terme, romanciers, critiques, politiciens, psychologues, 1. Les Premiers principes, 464. 8 © LA DISSOLUTION, moralistes, physiologistes, métaphysiciens ; et chacun lui donne un sens particulier, suivant ses opinions et son sujet. On le fait ainsi tour à tour, et selon les cas, synonyme de développement, de progrès, de centralisation; quelquefois même de changement, sans plus. M. Fouillée, dans un article sur la philosophie cartésienne, l'identifie expressément avec un mouvement lent et progressif". M, Brunetière, fai- sant un cours sur l’ « Évolution des genres littéraires ? », explique qu'il entend par ce mot un ensemble de transfor- mations graduelles, en quelque sens qu'elles se produisent, et trouve que le grand avantage de cette idée est de nous débarrasser de celle de progrès, c'est-a-dire de la marche générale du monde en une direction donnée. Pour M. Arsène Darmesteter l’évolution est un équilibre plus ou moins stable entre la force conservatrice et la force révolutionnaire * ; ou encore la transformation insensible et sans fin que produi- sent la concurrence vitale et la sélection naturelle*, L'ou- vrage tout récemment paru de MM. Demoor, Massart et Vandervelde sur l’£volution régressive donne à ce terme une signification encore plus indéfinie : « Le mot évolution, disent-ils, n'implique par lui-même aucune idée de progrès ou de régrès. Il désigne toutes les transformations que subit un organisme ou une société, indépendamment de la ques- tion de savoir si ces transformations sont favorables ou défavorables. L'évolution d'un organe ou des éléments de cet organe sera régressive si elle tend à la disparition de cet organe ou de ses éléments ; l’évolution sera progressive, au contraire, si elle tend au développement d’un organe ou . Revue des Deux-Mondes, 1893, 15 janvier. . Cours professé à l'École,normale (1889-1890.) . À. Darmesteter, La vie des mots, 6. . Ibid., 27. Æ ©2 19 DÉFINITIONS. 9 à la formation d’un organe nouveau‘ ». Nous voilà loin du sens primitif. M. Milne-Edwards, au contraire, la définissait une différenciation, c'est-à-dire un passage de l'homogène à l’hétérogène * ; c’est aussi l’une des formules contenues dans les Premiers principes, et mème la principale. Mais là n'est pas encore le sens le plus fréquent de ce terme. Ce que représente le mot Évolution dans le langage ordinaire, c'est avant tout le développement intérieur et spontané de l'être ) par une force propre qui l'anime, l'archœus faber du vieux van Helmont, le principe directeur des corps organisés ; en un mot, la vie. Le succès de la formule évolutionniste vient en grande partie de cette source. La vie, jusque dans ses dernières manifestations, est le problème le plus déconcer- tant que présente la nature; celui qui connaîtrait le secret de la génération et du développement aurait touché le fond de la science et de la philosophie. Mais il se trouve qu’il n'y a pas de mystère tout ensemble plus flagrant et plus difficile à pénétrer. Les meilleurs esprits s’y sont essayés, et sont … demeurés sur le seuil, qu’ils l'eussent abordé par la méta- physique, par la physiologie ou par la psychologie, Mais l’es- F prit humain, si grands qu'aient été ses échecs, ne se tient jamais pour battu. À défaut d'une idée, un mot nouveau lui - paraît une explication. De nos jours, et particulièrement … chez les hommes qui s'occupent de la matière vivante, chez les physiologistes, et plus encore chez les médecins, il règne une grande peur du supra-sensible, et même si l'on me per- - met ce mot, du supra-matériel. Cette psychophobie vint en droite ligne aux évolutionnistes anglais des philosophes - naturalistes francais du xviu® siècle, à qui d’ailleurs ils ont souvent emprunté l'esprit, et quelquefois même la lettre 1. Demoor, Massart et Vandervelde, L'Évolution régressive, livre 1, page . 17. Bibliothèque Scientifique internationale, Paris, F. Alcan, 2, Milne-Edwards, Division physiologique du travail. 10 LA DISSOLUTION, de leurs doctrines. M. Herbert Spencer se fait gloire d'avoir obéi, dès ses premiers essais, « à un désir qu'il ne recon- naissait pas nettement, mais qui opérait sourdement en lui », le désir de trouver « une interprétation purement physique » de tous les phénomènes de l'univers, Cette tendance, dont il n’est pas le seul animé, a fait la puissance de sa formule. Le mot Vie est un témoin gènant ; il a vu passer et périr trop de systèmes ; il entraine avec lui trop d'associations d'idées psychologiques, déplaisantes pour le mécanisme ; il rappelle le vitalisme et le principe vital. Ævolution, au contraire, implique par le même jeu d'associations quelques pensées physiques, un mouvement de matière, des phénomènes de condensation ou de rayonnement, une danse d'atomes qui pourrait bien engendrer de la vie et de la pensée. En mème temps, pour quelques esprits moins exclusifs, mais aussi préoccupés de tout interpréter « scientifiquement », ce mot joue le rôle d’un moyen terme, un compromis entre l'esprit et la matière, quelque chose comme la célèbre substance plastique de Cudworth qui devait servir d'intermédiaire entre le corps et l'âme en participant à la nature de tous les deux. On sait d’ailleurs que l'idée de l'évolution est apparentée au transformisme darwinien ; par une analogie … peu logique sans doute, mais si naturelle qu'il est bien difficile de s’en défendre, on suppose qu'expliquant l'origine des espèces, c'est-à-dire des formes vivantes spéciales et diverses, il ne lui faudra qu'un degré de plus pour rendre raison de la vitalité; puis, par elle, de la sensibilité; et par la sensibilité, de la pensée, comme l’a soutenu M. Hæckel dans sa Création des êtres organisés". Et c’est ainsi que tant de 1. « C'est pour la biologie moderne un bien grand triomphe d'avoir ramené à des éléments matériels le miracle des phénomènes vitaux et d'avoir dé- montré que les propriétés physiques et chimiques infiniment variées et com- plexes des corps albuminoïdes sont les causes essentielles des phénomènes E » DÉFINITIONS. . il L savants et surtout de demi-savants en viennent à considérer _ comme un grand progrès d'appeler la vie évolution, sans s'apercevoir qu'au degré de vague et de généralité où ils sont obligés de le pousser pour s’en servir alors, ce mot n'est plus qu’un synonyme obscur de celui qu'il remplace et qu'il voudrait expliquer. | _ À. La seconde difficulté vient de plus haut. Cet abus du … terme dans le langage courant et la confusion qui en résulte ne seraient en effet qu’un léger embarras, si du moins les philosophes qui l’y ont introduit s’en étaient servi dans un sens constant et précis; mais en nous référant au livre des Premiers Principes, écrit spécialement pour définir et for- muler la « loi d'évolution », nous rencontrons des obstacles % d'un autre ordre, et des obscurités singulièrement plus ma- laisées à éclaireir. « L'évolution, sous sa forme la plus simple et la plus 4 générale, est-il dit dans cet ouvrage, est l'intégration de la … matière et la dissipation concomitante du mouvement ; tandis _ que la dissolution, c'est l'absorption du mouvement et la % désintégration concomitante de la matière... Le mot évo- … lution a d’autres significations, dont quelques-unes sont in- - compatibles et même en opposition directe avec le sens que nous lui donnons ici... Je ne puis que donner une défini- … tion rigoureuse du sens que je lui attribue’. » Pour simple que paraisse cette définition purement méca- … rique et quantitative, elle comprend plusieurs termes qui …—. organiques ou vitaux. » Création des êtres organisés, trad. du Dr Létour- neau, 293. — « Pourtant, comme l'idée de création, même prise dans le sens ci-dessus indiqué (c'est-à-dire la création des formes) entraîne facilement — après elle la notion d'un créateur distinct de la matière, il vaudra bien mieux —… à l'avenir remplacer le mot création par celui beaucoup plus précis d'évo- lution. » Ibid., 9. _ 1. Les Premiers Principes, 257-258. 12 LA DISSOLUTION, ont besoin d'éclaircissement, et une affirmation qui réclame sa preuve. Qu'est-ce que l'intégration de la matière ? Qu'est- ce que la dissipation du mouvement ? Y at-il enfin un rap- port nécessaire entre ces deux termes, qui les rende insépa- rables l’un de l’autre ? Tout d’abord, en effet, nous pouvons comprendre le mot intégration en deux sens différents et tellement distinets que, suivant notre choix, le même phénomène pourrait être désigné, soit sous le nom d'évolution, soit sous celui de dis- solution. Considérons en effet une lampe qui brûle, une cartouche qui fait explosion. Est-ce intégration ou désinté- gration ? — On peut dire, et l’on dira d'abord qu'il y a désin- tégration. Entre les parties de la poudre, entre les molé- cules d'huile de la lampe se produisent après la combustion des mouvements plus nombreux, plus divers et plus étendus. Ce sont mème ces forces vives qui dispersent après l’explo- sion toute la matière de la cartouche, et celle du rocher où l'on avait fait un trou de mine. L’agrégat matériel considéré a donc passé d’un état concentré à un état diffus. Il occupe un volume beaucoup plus considérable qu'il ne faisait au moment d'avant. Le mouvement intérieur entre ses parties, presque nul dans l’état initial, insensible en tout cas, s’est accru démesurément. Or, tous ces caractères sont la défini- tion mème du phénomène de désintégration selon M. Spen- cer, telle qu'il la donne en termes exprès et telle qu'il l'explique par des exemples: « Le passage d’un état diffus, imperceptible, à un état concentré, perceptible, est une inté- gration de matière et une dissipation concomitante de mou- vement ; et le passage d’un état concentré, perceptible, à un état diffus, imperceptible, est une absorption de mouvement et une désintégration concomitante de matière’. » Nous 1. Les premiers principes, 253. e_ | DÉFINITIONS. 13 trouvons même dans notre exemple un phénomène caracté- “ristique, bien que secondaire: c'est que la désintégration est déterminée par un mouvement additionnel venu du dehors, le feu d’une allumette ou d’une capsule ; or l'introduction d'un nouveau mouvement externe est toujours, dans les agré- gats peu stables, la cause de la dissolution. — Il semble donc incontestable que la déflagration de la poudre est une désintégration ; et dans le langage courant, il semble difi- cile d'en considérer autrement les effets. Mais passons à l’autre face de la médaille. Siles substances explosives détonnent, et si les substances combustibles brûlent, c’est qu'elles donnent naissance, par cet acte, à des composés chimiques plus stables que les pré- cédents, et qui contiennent en eux, au point de vue de la combinaison chimique, une moins grande quantité d'énergie _ potentielle. Par quel secret mécanisme, ou par quels prin- cipes différents du mécanisme était constituée cette énergie latente, emmagasinée dans un grain de poudre? Nous la _nommons aflinité chimique ; c'est dire que nous en ignorons encore la nature, Du moins savons-nous quelle en est la . valeur en fonction des forces vives qu'elle peut dégager et . dutravail qu'elle peut produire. Si elle n'est pas mouvement, elle peut le devenir ; et par conséquent nous avons le droit de la considérer comme l'équivalent d'un mouvement interne. Si elle se dissipe, nous sommes fondés à dire que cet agrégat perd du mouvement, et par conséquent s'intègre, d'après . les définitions précédentes. — Or, il est impossible de nier que la combustion et l'explosion ne soient des sources de . travail moteur : il suffit de considérer une machine à vapeur ou une machine à gaz ; et si l’on objecte que ce travail pour- . rait être tout entier recueilli par les masses mêmes qui sont 1. Les premiers principes, 465. 15 LA DISSOLUTION. le siège du phénomène chimique, de telle sorte que l'énergie totale du système demeurât la même, on aurait sans doute raison théoriquement ; mais alors, relativement au système tout entier, il n’y aurait eu ni intégration, ni désintégration: ilse serait seulement produit une de ces chutes de la matière, une de ces transformations irréversibles dont nous n'avons pas encore à nous occuper, puisque l'effet en est précisément nul au point de vue particulier de la quantité d'énergie, où nous sommes placés en ce moment. — Par conséquent, dans le seul cas qui se réalise naturellement sous nos yeux, c'est- à-dire celui où notre agrégat communique avec quelque autre corps et lui fournit du travail, il se trouve que la combustion ou l'explosion ont diminué son mouvement interne ; de sorte que, si nous nous en rapportons à l'identification établie partout entre l'intégration et la diminution du mouvement interne, la désintégration et l'augmentation de ce même mouvement, 1l est inévitable de conclure, contrairement à l'analyse précédente, et malgré la diffusion acquise par la matière, que le système en question s'est intégré. 5. Cette indétermination logique provient évidemment de ce que le phénomène peut recevoir soit une interprétation géométrique, soit une interprétation mécanique, et de ce que les évolutionnistes adoptent tour à tour l’une ou l’autre, suivant les besoins de leur thèse : d’où une première ambi- guité. Mais la difficulté se trouve encore compliquée par un troisième sens de ce concept, encore plus différent des précédents qu'ils ne le sont entre eux. M. Spencer cite en effet comme un exemple d'intégration l’accroissement de matière d’un système donné’. Pour prouver que tous les 1. Les Premiers principes, $ 95. « Tout changement consistant en une addition ou une soustraction de matière rentre dans cette catégorie (la mar- che vers l'intégration ou la désintégration). » 255. DÉFINITIONS. 15 _ corps s’intègrent ou se désintègrent, il remarque que tous « grandissent ou dépérissent, accumulent de la matière ou l'usent »; que les cellules, dans l'ovaire, « ne deviennent des œufs qu'en s’accroissant aux dépens des matériaux adjacents* »; et pour prendre un exemple dans ces agrégats supérieurs où les philosophes évolutionnistes aiment à . retrouver les lois des agrégats inférieurs, « que les tribus _ faibles sont asservies par les fortes, et que leurs chefs res- # pectifs se subordonnent au chef conquérant*. » Sans doute, si nous considérons l'accroissement matériel d'un être, d'un jeune animal par exemple, nous saisissons _ l'association d'idées qui sert de transition entre ees diffé- _rents sens, et qui conduit l’auteur à désigner aussi ce phé- nomène par le mot intégration. Elle vient de ce que si nous . considérons, non pas isolément, un agneau qui broute, mais le système total formé par la bête et par l'herbe qu'elle _ mange, le tout occupait avant son repas un volume plus . grand qu'après cette opération. — Mais l'accroissement de _ matière d'un agrégat ne peut en aucune façon être considéré - comme une intégration par rapport à cet agrégat, ni dans le premier, ni dans le second des sens que nous avons . mentation de substance doit produire une augmentation de 1 celui-ci, si toutes choses restent égales d'ailleurs; et au … point de vue de l'énergie interne du système, elle ne peut être que rendue plus grande par l’arrivée de masses nou- elles qui apporteront pour le moins avec elles la force vive 1 provenant de leurs vitesses et de leurs masses: c’est ainsi qu'on a pu supposer que la chaleur solaire était entretenue % 1. Les Premiers principes, 280. 2. 1bid., 284. 16 LA DISSOLUTION. le concède en d’autres passages, notamment quand il consi- dère la réunion de tout le système solaire en une région centrale comme pouvant produire, — et peut-être un nombre de fois infini, — une désintégration nouvelle qui reporterait la matière cosmique jusqu'aux limites de la nébuleuse primitive imaginée par Laplace. M. Burdeau, qui veut qu'on aborde cette doctrine « avee respect et avec ardeur », et qui n’en conteste que les appli= cations morales, a mis en tête de sa traduction des Æssais un exposé des principes du système où se trouve cette preuve singulière que tout évolue ou se dissout: « Un corps peut changer : 1° par acquisition ou déperdition de matière, ce qui est la forme la plus simple de l’évolution et de la dissolution; 2° par l'effet d'une variation de sa température; alors 1lse dilate en absorbant de la chaleur, du mouvement thermique, ou il se contracte en rayonnant son calorique ; 3° par l'effet d’une redistribution de ses parties, sans perte ni gain: alors il y a une infinité de chances pour que dans cette redistribution la distance moyenne de ses parties au centre soit changée quelque peu. Si elle croît, il y a dilata- tion et tendance à la dissolution; et c'est le contraire si elle décroit', » Ces trois définitions se trouvent en effet textuellement dans les Premiers Principes; mais les réunir ainsi, n'est-ce pas montrer tout net qu'un seul mot ne peut pas convenir à ces concepts différents, parfois même opposés? Et si l'on y persiste, n'est-il pas évident qu'il faudra faire un compromis perpétuel entre les idées, rester dans le vague, et renoncer à toute rigueur logique ou mathématique ? 6. Il résulte de ce triple sens que le rapport soi-disant 1. H. Spencer, Essais de morale, de science et d'esthétique, trad: Burdeau, vol. I, introduction, vr. Paris, F. Alcan. DÉFINITIONS. 17 nécessaire établi entre l'intégration de la matière et la dissi- pation du mouvement se trouve être une pure tautologie dans le cas particulier où l'intégration est définie par cette dissipation même; et que ce rapport n'existe qu'acciden- tellement, ou même se trouve renversé dans les cas où le premier phénomène est défini indépendamment du second, soit par l'accumulation de la matière, soit par la diminution du volume, En effet, la dissipation du mouvement dont il est iei question’ est son passage d’un corps à un autre, Un mobile | qui s'arrête en communiquant son mouvement à un second mobile a dissipé ce mouvement; celui-ci se meut mainte- nant, et par conséquent l’a absorbé. On voit immédiatement, et c'est un des printipes fondamentaux de la physique que ce passage du mouvement sensible d'une masse à une autre n'est qu'un cas particulier du passage entre ces corps de quelque chose de plus général. Un système de corps, en effet, peut fournir du mouvement au dehors sans en posséder lui-même: ainsi le poids attiré par la terre qui met en mouvement une horloge, le ressort tendu qui lance un pro- jectile. Ils possédaient done en eux quelque chose qui est l'équivalent du mouvement ; c'est ce qu'on nomme énergie. _ Cette puissance, mathématiquement mesurable malgré la - singulière multiplicité des formes qu'elle peut revêtir, est aussi invariable en grandeur que la masse des corps, et c’est 4 ce qui donne une assiette solide aux formules de la physique mathématique. — Le mouvement se crée (aux dépens de réactions chimiques, par exemple); il se détruit de la mème façon. Mais il n’en est pas de même de l'énergie : un système : 1. Il ne faut pas confondre cette dissipation relative du mouvement, c'est- — à-dire son transport d'une masse à une autre avec la loi bien autrement im- portante de la dissipation absolue, ou dégradation de l'énergie (loi de … Clausius), dont la nature sera expliquée au chapitre suivant. Lazanpe. — ZLa Dissolution. 2 18 LA DISSOLUTION. qui n’a fourni aucun travail extérieur conserve la même énergie; un système qui a fourni du travail en a perdu juste autant que les systèmes voisins en ont absorbé; réciproque- ment, s'il a reçu de l'énergie, c'est qu'un autre l'a fournie; et tout cela en quantités fixes, déterminées, et calculables toutes les fois que l'expérience fournit les données du pro- blème. Dès lors, nous ne pouvons entendre par dissipation que l'écoulement d’une certaine quantité d'énergie hors de l’agrégat considéré; par absorption, que l'accroissement de l'énergie interne d'un système aux dépens de l'énergie possédée par des points matériels étrangers à ce système. Ceci étant, l'intégration, quand elle n’est, pas unique- ment définie par la perte de l'énergie, est-elle liée nécessai- rement à celle-ci ? Évidemment non, si ce n'est par hasard. La séduisante simplicité de cette conception mécaniste ne s'accorde pas avec les faits réellement donnés. S'il s'agit de l'intégration en tant que croissance, ou réunion de ma- tière nouvelle à un centre préexistant, les exemples abon- dent. Nous avons déjà vu l'élévation de température, et par conséquent l'accroissement d'énergie que produirait une chute continue de matière à la surface d'un astre. De même, l'énergie interne va croissant de plus en plus dans une plante quise développe, dans un animal qui grandit, dans une avalanche de neige qui entraine avec elle de nou- veaux matériaux. — S'il s'agit de l'intégration en tant que condensation d’une matière fixe, diminution de volume d'un système donné, ilen est encore de même. « Un mou- choir déployé, avec ce qu'il contient, s'intègre, dit M. Spen- cer, quand on en relève les coins et qu'on les noue pour en faire un paquet!. » Cela est vrai, puisque le volume dimi- nue, la quantité de matière restant constante. Mais dis- 1. Premiers Principes, 280. ER DÉFINITIONS. 19 ; sipe-t-il de l'énergie? Il en absorberait au contraire en quantité notable si les objets étaient assez élastiques et assez fortement comprimés. Supposons un gaz dans le tube de Mariotte, et enfonçons le tube jusqu’à ce que le volume de ce gaz ait diminué de moitié; il s’est intégré, d'après la défi- | nition géométrique de ce mot, et pourtant son énergie interne a augmenté de tout le travail nécessaire à la com- _ pression. De même, l'eau s'intègre en passant de 0° à 4°, _ puisqu'elle se contracte; et pourtant chaque litre, dans ces conditions, absorbe une quantité d'énergie à peu près équivalente à 1.700 kilogrammètres, Quand elle se congèle, _ elle en dégage au contraire, et pourtant elle s'intègre si peu qu’elle brise par sa dilatation les enveloppes les plus résis- tantes. L'intégration est donc indépendante de la variation d'énergie. 7. En résumé, l'intégration de la matière est un concept vague, susceptible au moins de trois sens différents, et pris alternativement par les évolutionnistes dans ces trois sens, . suivant leur commodité. La dissipation du mouvement est un terme impropre; car d'après l'expérience, que nous n'avons . pas le droit de dépasser, le mouvement n’est qu'une forme … particulière de l'énergie, disparaissant sans cesse au profit . des autres formes, et sans cesse restituée par elles. Enfin, il - n'y pas de liaison nécessaire entre ces deux termes, à moins de les définirexelusivement etanalytiquement l’un par l’autre. 4 La soi-disant définition purement mécanique de l’évolu- tion compréhensive au plus haut degré comme doit l'être un énoncé qui s'applique à toutes les existences sensibles en gé- néral, compréhensive encore en ce sens que tous les change- ments accomplis s'y ramènent', » est donc en réalité une 1. Premiers Principes, 254. DORE TES. vs «7 ee à. LS L \ 7 PR Al. 20 LA DISSOLUTION, formule large, mais équivoque, et par conséquent insuffisante à caractériser rigoureusement aucun phénomène distinet, On objectera qu’il n’y a point de mal à ce qu'il en soit ainsi et que la philosophie n'a pas besoin d'être une science exacte. On ajoutera « qu'une conception préliminaire, vague ‘mais compréhensive, est toujours utile, puisqu'elle sert d'in: troduction à une conception plus complète, et qu'à ce titre même elle est indispensable ’, » On pourrait soutenir enfin que c’est être injuste envers un système explicatif convenant à l'univers entier que de lui demander dans ses concepts fondamentaux une précision telle qu'ils puissent se traduire en formules mathématiques bien définies; et peut-être irait: on jusqu'à représenter qu'en pareille matière, celui-là fait assez qui parvient à satisfaire notre imagination, et qui nous donne l'impression splendide de l'unité du monde, fût-ce au prix de quelque indécision dans la pensée. La précision con- vient à ceux qui bâtissent des ponts ; dans ce qui touche à l’art, ilne faut que du génie; et quand nous sommes profon- dément remués par les tableaux d'un grand peintre, les rythmes d'un grand poète, faudra-t-il les chicaner sur le vague des contours, ou reprocher à quelque strophe de manquer de sens littéral ? Le philosophe aussi est un artiste, : et le vague de ses formules n’est pas un grand défaut si du moins elles sont vastes, générales, suggestives surtout, pro- voquant la réflexion ou la recherche; et certainement, dans les sciences morales comme dans les sciences physiques, dans la politique comme dans la littérature, les formules évolutionnistes ont eu ce succès. Nous répondrons en premier lieu que le vague et la con- fusion ne sont jamais choses bonnes ; et que, s’il est quel- quefois possible de les tolérer, il ne l’est jamais de les ap- 1. Premiers Principes, 274. DÉFINITIONS. 21 E: prouver en elles-mêmes. Même dans l’art, la fermeté de la |. pensée ajoute un prix inestimable à la perfection de la forme ou à la délicatesse du sentiment : les vers les mieux frappés ont la netteté d’une formule. A plus forte raison en est-il de même dans la philosophie. Si artistique qu'on veuille la faire, elle est science en ce qu'elle repose sur l'idée du vrai ; un sceptique absolu pourrait seul le nier. L'obseur _ n'est pas toujours un obstacle à la découverte de la vérité ; il _ ne provient parfois que de distinctions très subtiles et d’une - analyse très pénétrante, qui nous entraîne à des abstractions impossibles à imaginer clairement ; aussi déconcerte-t-il = le lecteur comme un long théorème d'algèbre; mais, comme lui, il s'éclaire par un travail plus soutenu, et finit par resplendir de toute la précision cachée qu'il recèle. Le vague, “ au contraire, séduit d’abord par une clarté extérieure ; créé par l'imagination et par l'association des idées, il émeut et satisfait facilement ces formes de la pensée ; mais il se dérobe …. devant l’entendement comme un nuage de montagne qui _ d'en bas paraît presque solide et qui n’est plus qu'un brouil- lard quand on y pénètre. C'est une assez triste condition 1 pour le philosophe et le savant que d'être obligés à pen- é . ser avec des mots et des signes: que d'erreurs ne font-ils 1 pas commettre même aux plus scrupuleux! Aussitôt qu'ils abandonnent les définitions précises et les observations rigoureuses, ils ne combinent plus que des sons ; et la folle —. dulogis va son train, d'autant plus dangereuse qu'elle garde _ Je masque de l’entendement. Penser en idées vagues n'est …._ pas penser, mais rêver ; et la plus belle expérience rêvée 4 instruit moins que la plus modeste observation effective. … des voleurs américains: bon aspect et bon poids à l'exté- —. rieur ; cela donne confiance et la fait accepter en garantie. . On l’ouvre, et ce sont des cailloux. 22 LA DISSOLUTION. Mais accordons encore à la métaphysique quelque indé- termination, en raison du caractère propre de ses spécula- tions, qui tendent plus à satisfaire notre nature morale et sensible qu'à développer notre science. Accordons même pour un moment que le psychologue puisse refuser de s'as- teindre à des formules et se contenter du elair-obseur, puis- que de très bons esprits soutiennent que dans le monde mental tout est qualitatif, et que jusqu'à l'apparente intensité des états de l'esprit se résout en un jeu de nuances. Il reste que nous ne sommes ici ni dans l’un ni dans l'autre cas. La philosophie à laquelle nous avons affaire se donne pour essentiellement scientifique et c’est justement par là qu'elle nous touche. Elle cherche « une interprétation des choses purement physique » ; elle déclare toute métaphysique inconnaissable ; elle débute par l'analyse de concepts exelu- sivement mathématiques et mécaniques, le temps, l'espace, la conservation de la matière et de la force; elle veut enfin formuler les « idées dernières de la science », considérée comme une et indivisible, tendant vers un axiome uni- versel qu'il s’agit de découvrir. Est-ce le moment de ré- clamer le droit aux idées flottantes et aux généralisations approximatives ? Certes, en pareille matière, la penteest natu- relle et l’abus est tentant. Une idée précise suscite mille difficultés; Newton lui-même a hésité dix ans à publier sa formule de la gravitation. Au contraire, le concept dont les angles sont mal arrêtés n’a pas à craindre les obstacles: le mot passe, et l’idée se déforme autant qu'il le faut pour le suivre. Et comme l'expression porte avec elle une appa- rence de science et de méthode, elle devient aisément popu- laire, et d'autant plus qu’elle est moins définie : Sogi£ew +39 ox au rüy ro GY, Aristote l’adit excellemment. Aussi ce genre d’études est-il justement celui où le philosophe a besoin d'apporter le plus de rigueur et de précision, Il n’a le droit DÉFINITIONS. 93 __ de se placer au milieu des savants, et de travailler sur leurs conclusions partielles, que s’il raisonne au moins aussi sévè- _ rement qu'eux. 8. Mais la définition quantitative que nous venons d'examiner et d’écarter n'est qu'une généralisation posté- _ rieure de l’idée d'évolution, ajoutée par M. Spencer en vue * d’arriver par le mécanisme au plus haut degré d'unité pos- - sible dans l'expression des lois du monde. Il est une autre . manière de définir ce concept. Elle provient du point de vue | pat et pendant longtemps son auteur lui-même a _ pensé qu’on ne pouvait la déduire d'aucune autre : « L'évo- lution est le passage de l'homogène à l'hétérogène par la différenciation, la ségrégation et la multiplication des effets. » Dans l’Essaï sur le Progrès, elle est seule invoquée. …_ Dans le cours des ouvrages qui font suite aux Premiers _ Principes, elle est employée presque sans exception. Il n'y a rien à cela que de très naturel. Comme toute philosophie, le système de l’évolution tend essentiellement à expliquer LE les faits psychologiques et moraux. Or, comment les _ ramener à des formules mécaniques ? C'est à peine si le - monde physique s'y laisse réduire, et ce n'est pas encore . sans un déchet considérable de sa réalité sensible, A plus - forte raison aucune loi d'algèbre ne saurait-elle s'appliquer à des faits de conscience, sinon peut-être par métaphore; et - quant à parler de leurs concomitants physiologiques, ce ne peut être qu'une duperie, au degré d’ignorance où nous _ sommes de la physiologie cérébrale. C'est bien d'ailleurs - par la psychologie qu'on prétend les atteindre ; en ceci du moins, l’école anglaise évite le paradoxe d’Auguste Comte 4 sur l’objectivité des sciences morales. — Mais pour se lancer … dans ce domaine de la qualité, des formules de mème ordre - sont nécessaires: on n'écoute pas avec les yeux, on ne . 25 LA DISSOLUTION., regarde pas avec les oreilles. De là l'idée qualitative de la différenciation, ou passage de l'homogène à l'hétérogène, idée anti-mathématique s'il en fût jamais, puisque le propre du calcul est de s’enfermer dans le mème, et d'eflacer l'autre, de supposer des unités identiques, indéfiniment permutables, ou un espace géométrique dont toutes les parties égales sont rigoureusement équivalentes. Et cette définition pri- mitive de l’évolution est si essentielle, si réelle, que malgré la formule physique qui lui est surajoutée, elle demeure le nerf du système dans la psychologie, la morale et la socio= logie ; et c'est elle enfin qui est toujours invoquée par les naturalistes ou les critiques qui se sont préoccupés de donner un sens ferme à leurs formules d'évolution biolo- gique, artistique ou littéraire. Aussi cette définition n’a pas été remplacée par la précé- dente dans l’organisation définitive du système, comme on pourrait le croire par les formules citées plus haut. Elle continue à coexister avec elle, et toutes deux sont jointes ensemble dans un énoncé désigné par cette appellation singulière: la loi d'évolution {law of evolution) : « L'évolu= tion est une intégration de matière accompagnée d'une dissi= pation de mouvement, pendant laquelle la matière passe d’une homogénéité indéfinie, incohérente, à une hétérogénéité définie, cohérente, et pendant laquelle le mouvement retenu subit une transformation analogue". » Cette loi n’est pas une loi; car elle n'aflirme aucune relation constante entre des phénomènes donnés, aucune manière d’être régulière dans un certain nombre de faits on 1. Premiers Principes, 355. En italique dans le texte, fin du cha- pitre xvir. « Evolution is an integration of matter and concomitant dissipation of motion, during which the matter passes from an indefinite incoherent homogeneity to a definite coherent heterogeneity, and during which the retained motion undergoes a parallel transformation. » DÉFINITION S. 25 d'individus déterminés. Elle ne constitue même pas une proposition, un jugement logique, puisque le sujet n'y à d'autre sens que celui qui est connoté par le prédicat. Elle _ consiste simplement en une série de termes juxtaposés. Les lois sont des rapports nécessaires, ou tout au moins inva- riables, entre concepts distinets : tous les corps s’attirent en raison directe de leurs masses ; le soleil se lève à l’est; la lumière se propage en ligne droite; et ainsi de suite. Lei, rien de semblable : aucune idée n’est catégoriquement aflir- mée d’une autre, ni totalement, ni partiellement. Est-ce donc une simple définition? Pas davantage, et _ cela pour deux raisons : la première est que tous les phéno- mènes indiqués dans cette loi n'étant pas nécessaires pour qu'il y ait évolution, suivant l'opinion de M. Spencer, elle ne conviendrait pas uni definito et toti. Le passage de l'ho- mogène à l’hétérogène n'est en effet, à son point de vue, qu'un résultat accidentel: cette transformation constitue seulement « la redistribution secondaire qui accompagne la redistribution primaire dans l’évolution dite composée, ou plutôt qui constitue la partie la plus remarquable de cette _ redistribution® »; et il existe une évolution simple où ces 4 phénomènes ne se produisent pas et qui n'est par consé- quent rien de plus « qu’une intégration de matière et une dissipation de mouvement*. » Encore aurait-il convenu d'ajouter que ces deux éléments peuvent eux-mêmes se dis- socier, comme il a été prouvé plus haut. L'énoncé de la « loi d'évolution » n'est done pas simplement la définition de ce terme. Secondement, cette formule est censée répondre à la question posée dans un chapitre qui s'intitule : « Problème dernier » et qui demande à la philosophie de trouver un 1. Premiers Principes, 302, note. 2, Ibid., 295. De, 2 : 7 26 LA DISSOLUTION. élément commun entre toutes les transformations des choses, résumant les lois les plus générales des sciences comme celles-ci résument les lois inférieures, et ces dernières, les faits individuels. « Le repos absolu et la permanence absolue n'existent pas... Quel principe dynamique, vrai de la méta= morphose considérée dans sa totalité et dans ses détails, exprime ces relations toujours changeantes'? » — Enfin, l'énoncé de la formule en question est immédiatement swivi de réflexions et de commentaires qui prouvent qu'il s'agit d'une véritable loi, ceux-ci par exemple: « La loi que nous venons de formuler est-elle ultime ou dérivée? Nous tiendrons- nous pour satisfaits d'avoir découvert que dans tous les ordres de phénomènes conerets la transformation se fait d'après cette loi? Ou bien est-il possible de trouver la raison pour laquelle la transformation se fait ainsi*? » 9. Nous voici dans une singulière position. C'est bien une loi de l'univers que les Premiers Principes ont Vinten- tion de poser. Tout le prouve : l'analyse des termes, lexa- men du contexte, et plus encore l’ensemble du système évolutionniste qui tend toujours à cette unification, et la considère comme sa principale gloire”; et d'autre part, soït par crainte de donner trop de prise à la contradiction, soit plutôt par le désir de garder quelque liberté dans l'interprétation, ce principe premier est énoncé par des expressions qui évitent systématiquement la forme d'une loi. Ce n’est pourtant pas fonder une philosophie que d’'ap- peler évolution un certain processus physique, pas plus que 1. Premiers Principes, 250. 2. Ibid., 356. 3. /bid., passim, et notamment tout le $ 186, chapitre xxiv. — Haeckel, Création des êtres organisés, trad. Letourneau, 2, 19-21, 25, 89, ete. — Von Baer a prononcé en 183% une leçon intitulée : « La loi la plus générale de la nature, ou l'évolutiou de tous les êtres. » Hæckel, :hid., 96. » Pè + ‘1 DÉFINITIONS. 27 ce n’est découvrir une vérité d'histoire naturelle que d’ap- peler locomotion la marche d’un animal. Ce processus est-il _ rare ou fréquent, temporaire ou éternel, constant ou inter- à mittent, général ou spécial à un règne ? La loi d'évolution # veut-elle dire qu’il y a, de par le monde, quelques change- - ments qui consistent en une dissipation d'énergie et ‘4 une spécialisation de parties? Cela est trop évident, et ne vaudrait guère la peine d’être remarqué. Signifie-t-elle aussi Fr, que cet ordre de changements est très général, très impor- _ tant ou même universel? Ou peut-être faut-il entendre que - cette classe de transformations est seule bonne, morale, con- _ forme au progrès ? Il n'est pas une de ces interprétations “ qui n'ait été donnée par le maître ou par les disciples. - Essayons encore de dissiper ce dernier brouillard, et de L . savoir au moins laquelle de ces idées est l'âme de l’évolu- _ tionnisme. | Le texte cité plus haut implique déjà que la loi d'évolution _est vraie « de tous les ordres » de phénomènes, et par consé- … quent que la dissolution est négligeable dans l'univers. Nous + savons aussi que M. Spencer ne lui reconnaît aucun des 4 aspects variés et intéressants de l’évolution. C’est celle-ci 4 qui explique et résume le développement du monde; ee qui NL produit le système solaire, la terre, les continents, l'animal, “ Ja raison, l’art, la morale, c'est l’évolution ou du moins D l'excès de l’évolution sur la dissolution, puisque le mouve- - ment total est un « résultat différentiel’ ». Il serait done _ vrai que dans tout agrégat physique ou psychique, organique + où superorganique, la marche évolutive prédomine, et que - sa prédominance constitue le progrès. Cette généralisation est d'autant plus légitime que M. Spencer aflirme que « le 4. Voir dans les Premiers Principes tout le chapitre xx, consacré à la Dissolution. rires 28 LA DISSOLUTION, phénomène de l’évolution se déduit de la persistance de la force, » et que, celle-ci étant donnée, « la redistribution de la matière et du mouvement s'opère nécessairement de manière à produire les caractères universels de l'évolution", » Il ajoute que dans tous les ordres de phénomènes concrets, la transformation se fait suivant cette loi, expression qu'il ne faut pas prendre sans doute au pied de la lettre, puis- qu'il parle quelquefois de la dissolution et qu'il en admet l'existence à titre de phénomène complémentaire, comme la décadence d'une nation, la décomposition d'un cadavre, l'évaporation d’un liquide; mais les changements de cet ‘ ordre sont assez insignifiants pour être négligés dans un énoncé général en regard de l'œuvre immense de l’évolu= tion. La loi qui l’exprime est donc bien la loi de l'univers, l’axiome éternel qui domine les choses, qui les engendre, et dont la possession nous donne la elef des phénomènes. 10. Mais cette loi se compose de deux parties. Elle est formée de deux définitions, quantitative et qualitative, qui doivent convenir l'une ou l’autre à n'importe quelle série de phénomènes physiques ou moraux. Quand même ces deux définitions, prises isolément, auraient une assiette solide, l’unité du monde serait bien précaire si elle se ré= duisait à l’unité d’un mot employé tour à tour pour désigner des choses différentes. Mais il n'en est même pas ainsi: nous avons déjà vu quelles amphibologies se cachaient dans l'intégration, physiquement définie, et comment on n'en pouvait sortir que par un coup de force, en réduisant arbi- trairement le terme à l’une de ses multiples significations ; ce qui lui ôterait toute importance et toute généralité. Locus 1. Premiers Principes, trad. Cazelles, page 357. — Cf. également 363 : « Le plus homogène doit tendre toujours à devenir moins homogène. » DÉFINITIONS. 29 desperatus. Si nous voulons trouver un sens à la loi d'évo- lution, c’est par conséquent dans le second terme qu'il faut le chercher. Aussi bien savons-nous déjà qu'il est le plus ancien et que la formule physique est un effort postérieur _ pour atteindre un vrai monisme. Il y a donc toutes chances d'y trouver une pensée plus réelle. Dit-on quelque chose en définissant l’évolution le passage de l’homogène à l'hétérogène ? Cette fois, oui. Si nous considérons quelques individus identiques par certains caractères, quelque matière uniforme par certaines propriétés répandues dans toute sa masse, nous nous apercevons parfois que cette unité se détruit len- tement sous l'influence de causes externes ou internes, et qu'ainsi le semblable devient divers : les genres engendrent peut-être des espèces, les espèces engendrent certainement des variétés. Des esprits analogues se différencient par des carrières diverses. Des civilisations se divisent par leur ex- tension. — Et réciproquement, le phénomène inverse se produit. Des esprits d’origine diverse s'assimilent l’un à l'autre par une discipline et une eulture communes. Des variétés botaniques reviennent à leur type spécifique par des semis. Des inégalités de température et de pression dis- paraissent en se répartissant également dans la masse des corps. Tant par l'examen des transformations directes que par celui des transformations inverses, il est elair que nous tenons maintenant un vrai concept. La formule a done un sens. Mais si le passage de l’homogène à l'hétérogène est néces- saire à l’évolution, il n'est pas suflisant pour la constituer. Il faut aussi le passage de l’incohérence à la cohérence, de l’in- _ défini au défini : un volume croissant, la cohésion, la différen- ciation et la netteté définie des formes sont donnés dans les Principes de sociologie pour les caractéristiques de l'évolu- 30 LA DISSOLUTION. tion". 1] faut la centralisation, la subordination des parties, leur organisation par des différenciations secondaires, en un mot cette unité architecturale et synergique qui constitue l'in- dividu. Nous touchons enfin le centre de l'idée. Le mot que nous venons d'employer ne se trouve pas dans la « loi » des Premiers principes ; mais il y a des synonymes et qui ne sont plus obscurs que parce qu'ils veulent être généraux jusqu'à l’universalité. Il est justifié par toute la suite des œuvres qui se réclament de cette loi, par l'usage courant qu'en ont fait MM. Maudsley, Romanes, Hæckel, Weismann pour opposer l'individuation et la croissance à la dissolution, la vieillesse et la mort. La production des espèces est une œuvre de cet ordre : la concurrence vitale l’engendre, l'hérédité la sou- tient. Lutte pour la vie, création d'êtres de plus en plus forts, de mieux en mieux adaptés au milieu, de plus en plus centralisés, telle est l’histoire du monde. C’est peut-être pour cela que l'antinomie est plus forte dans le système évolutionniste que partout ailleurs quand vient à se poser le problème de « l'individu contre l'État ». Et ceci nous fait enfin saisir un quatrième sens du mot intégration, sens métaphorique sans doute, mais fécond et plein de choses, parce qu'il ne touche plus aux mathéma- tiques, mais à la réalité. A la lumière de la seconde for- mule, la première s’éclaire dans ce qu’elle a de réel et de vivant. L’intégration, c'est la concentration par laquelle des éléments se resserrent autour d’un centre, se coordonnent et s'organisent. Dans la Biologie elle est expressément iden- üifiée avec « une grande division physiologique du travail, produisant une grande unité physiologique * ». C’est en ce 1. H. Spencer. Principes de sociologie, 2° partie : Inductions de la socio- logie, $ 271. Paris, F. Alcan. 2. H. Spencer. Principes de biologie, trad, Cazelles, 11, 319, Paris, F. Alcan. DÉFINITIONS. 31 4 sens qu'on parle aussi de « l'intégration longitudinale » qui se produit chez les Annelés', de l'intégration des phéno- F mènes psychiques par laquelle on atteint l'unité de l'es- prit — Loin de serrer de près la physique, il faut done s’en écarter pour comprendre l’évolution. Elle concerne É les formes, non les grandeurs; le divers, et non le sem- _ blable. Elle s'efforce d'expliquer la multiplicité des appa- _ rences, qui sont toutes choses de sentiment et de qualité. . En négligeant ainsi la lettre contradictoire des formules, l'esprit de la loi se manifeste clairement. Dans le monde, 4 - dit-elle, toutes choses croissent dans l’ensemble en dis- ._ semblance et en individualité. Cette marche vers l'hétéro- 3 gène se répète à tous les degrés de l'être visible, dans le … minéral, la plante, l'animal, l'homme qui pense, dans la vie _ de la nation comme dans la conduite de ses membres ; et cette différenciation générale est une heureuse nécessité | qui constitue le progrès. Différenciation n'a pas de contraire, dans la langue des … évolutionnistes, tant la marche inverse leur paraît insigni- | n'auraient pas autant d'importance théorique et de valeur … morale que le passage tant étudié de l'homogène à l'hété- . rogène, la production et le renforcement de la diversité. 1. H. Spencer, Principes de biologie, WA, 4e partie, $ 206-207. | 2. H. Spencer, Principes de psychologie, Synthèse générale, ch. x : Inté- gration des correspondances. Paris, F. Alcan. CHAPITRE II DISSOLUTION MÉCANIQUE, 11. Les deux notions fondamentales que nous appli- quons à la connaissance du monde matériel sont la masse et l'énergie ; c'est à elles que se rapportent presque toutes les lois ou les recherches de la physique. Si nous les considérons isolément, l'usage de chacune de ces deux notions est réglé par un principe propre: celui de la permanence de la masse et celui de la permanence de l'énergie. Si nous les considérons dans leur relation, la ré- partition des énergies par rapport aux masses est de plus soumise à une troisième loi, qui n'a pas encore reçu de nom universellement adopté, et qui concerne la dispersion ou, comme on dit encore, la dégradation de l'énergie. Nous ver= rons plus loin l’énoncé et le sens exact de chacun de ces principes. En ne tenant compte que des deux premiers, on a cru voir qu'ils contenaient a priori la nécessité de l’évolution. Nous montrerons d'abord qu'il n’en est rien. Tirant ensuite les conséquences du troisième, nous ferons voir qu'il im- plique au contraire, dans chaque masse finie, la dissolution des agrégats différenciés ; et qu'il contredit, par conséquent, la loi d'évolution. 12. Depuis les temps les plus lointains où nous puis- sions suivre la pensée humaine, les philosophes n’ont ja- DISSOLUTION MÉCANIQUE. 33 - mais douté qu’une quantité d’être donnée ne fût constante. Ils ont eu quelquefois des hésitations relativement à la constance de la quantité d'action dans le monde physique, parce qu'ils ne se la représentaient que d'une manière vague; de là le clinamen des épicuriens et la croyance en- core fréquente à la possibilité du mouvement perpétuel; mais l’immense majorité des hommes qui réfléchissaient sur la physique a toujours pensé que l'axiome Æ nihilo nihil était aussi vrai de l’action que de la matière ; et plus ils ont approfondi cette conception par l'étude des lois et des principes de la mécanique, plus ils se sont convaincus que la permanence de l'énergie était réclamée par la raison comme celle de la substance. Il est vrai qu'ils n'ont pas su donner une formule exacte de l’une et de l'autre de ces deux grandeurs : ainsi Descartes identifiait la matière avec le volume, et son action avec sa quantité de mouvement ; Leibniz, plus correctement, donnait la masse pour mesure à la quantité d’être; mais il en représentait l'action par une double formule comprenant la force vive et la quantité de progrès, ce qui n'était pas suflisant. Du moins ne doutaient- ils ni l’un ni l’autre de l'existence de ces deux constantes. 13. Cette certitude vient de ce que l’un et l'autre sont nécessaires pour rendre l'univers intelligible. Et comme toute tentative pour constituer la science serait vaine si cette condition n'était pas remplie, quiconque n'est pas sceptique sur l'existence de la science, c’est-à-dire sur la possibilité d'atteindre une vérité fixe dans l'ordre phénoménal, doit aussi nécessairement être conduit à ce postulat. En effet, le changement est indubitable dans le monde tel que nous le percevons. Si nous considérons ce change- ment dans l'espace, il ne peut être défini que par rapport à quelque chose qui ne varie pas. Si la quantité d’être qui Laraxpe. — ZLa Dissolution. 3 34 LA DISSOLUTION, constitue un corps donné pouvait varier sans que rien vint à s'y joindre ou à en être retranché du dehors, il n'y aurait aucun sujet dont on pût affirmer des propositions ayant pour prédicat le poids, le volume, la résistance, les propriétés chimiques ou tout autre ordre de phénomènes, L'augmen- tation ou la diminution d'aucune d'entre elles, considérées comme des quantités, ne peut avoir de sens si ce n'est en une quantité de substrat fixe ; et tous nos jugements sur les faits, jusque dans leur forme logique, impliquent cette né- cessité. Puisque nous sommes placés, dans les sciences phy- siques, au point de vue de la quantité, cette grandeur doit être représentée par une expression mathématique, qu'elle soit d’ailleurs plus ou moins difficile à découvrir ou à énon- cer. En fait, elle est actuellement formulée d'une façon précise et tout à fait conforme à l'idée philosophique que nous sommes amenés à nous en faire : car, si nous considé- rons différentes quantités de force, mesurées les unes par rapport aux autres, et agissant sur un agrégat dont on ne retranche et auquel on n'ajoute rien pour les sens, les ac- célérations prises par cet agrégat ont avec les forces res- pectives qui les engendrent un rapport constant et inva- riable », caractéristique par conséquent de la quantité de matière, et qu'on appelle sa masse. Tel est l'énoncé du prin- cipe de substance dans son usage immanent; et l'on peut remarquer que le mot même de substance a toujours repré- senté pour les philosophes, par une sorte de confusion pleine de sens, le principe mème de la permanence : en sorte que la formule « Toute qualité appartient à une sub- stance » veut dire surtout, en physique, que toute substance est intemporelle. Si nous considérons, en second lieu, le changement dans le temps, l’action qui s'y manifeste ne peut être intelli- gible que si la quantité en est également constante. Car, DISSOLUTION MÉCANIQUE. 35 s'il y apparaissait une action nouvelle qui ne préexistät pas, ou s’il disparaissait une partie de l’action mesurée au temps précédent, cette apparition ou cette disparition rendraient impossible toute conclusion d’un moment du temps à un autre, et ainsi tout raisonnement serait détruit. C’est ce qu'exprime d’une façon plus concrète et plus vague le prin- cipe de causalité : quand je dis que tout phénomène phy- sique a une cause physique, — en laissant de côté l'ordre moral où ce principe a un tout autre sens, — je veux dire sim- plement que toute l’action qui le constitue se trouvait aupa- ravant sous telle autre forme, en tel autre endroit. Le coup de foudre est cause du tonnerre parce que c’est à lui qu'est emprunté le mouvement qui parvient à nos oreilles en vi- brations sonores. Or, pour reconnaître que cette action préexistait, quand elle est susceptible de revêtir pour nos sens les formes les plus variées, et même quelquefois de leur devenir imperceptible, la seule ressource est de la mesurer, en négligeant provisoirement ces formes qualita- tives qui la diversifient, et de montrer que la quantité qui la représente n'a ni augmenté, ni diminué dans la transfor- mation. Pour pouvoir comprendre l'effet, et conelure l'effet de la cause, il faut qu'il soit en un certain sens la cause elle-même, qu'on puisse le considérer par quelque biais comme une partie aliquote de celle-ci ; il est nécessaire que la nature n’agisse pas par une efficace divine, où l'antécé- dent produit le conséquent par une création ex nihilo, une action de présence qui n'épuise en rien sa force eausante. Rien dans ce cas ne pourrait s'expliquer ni se caleuler. Il faut au contraire que l'effet soit un morceau détaché de la cause, un fragment d'action pris dans une quantité finie d'action, qui diminue précisément de ce qu'elle fournit, ou qui s'aug- _ mente de ce qu’elle recoit. La permanence de l'énergie n’est _ donc que l'énoncé rigoureux du principe de causalité. 36 LA DISSOLUTIOX. Autant il est facile de donner la formule de la masse, au- tant il est difficile de donner celle de l'énergie, parce qu'elle est un vrai Protée, Mais on peut, sous chacune de ses formes, la mesurer à l’aide d'une unité appropriée, et éta- blir ensuite, par l'expérience, des équivalences entre les di- verses unités adoptées. L'exemple le plus ancien est l'équi- valence du travail mécanique et de la chaleur, qui en sont les deux formes les plus répandues, et l'on peut dire, en un certain sens, les formes extrèmes. La quantité de travail se mesure directement en kilogrammètres; la quantité de chaleur, en calories; et l'expérience établit que 425 kilo- grammètres de travail sont toujours équivalents à une ca lorie. On peut faire successivement la même mesure et la même expérience pour l'énergie de position, l'énergie élee- trique, lumineuse, sonore, chimique, et ainsi de suite. La constante est la somme de toutes ces actions, en les suppo- sant ramenées à une commune mesure. 14. Toute explication, soit qu'on parle de matière, soit qu’on parle d'action, consiste donc : 1° à montrer que la quantité qu’on en considère préexistait identiquement ; ?° à faire connaître en quel lieu et sous quelle forme avait lieu cette préexistence'. La répartition de l'énergie par rapport | à la masse, et de la masse par rapport à l'énergie, est par con- séquent le problème quantitatif fondamental de la physique. Nous trouvons dans ce fait une confirmation rigoureuse de ce que nous avons déjà remarqué sur l'insuffisance du con- cept d'intégration. Pour le porter à la hauteur de ce pro- blème, et placer ainsi l’évolution à la source des lois physiques, 1. On voit qu'il y a lieu de se demander aussi pourquoi elle passe de telle forme à telle autre. C'est l'objet du troisième principe, que nous examinons plus bas, et qu'on peut rapprocher pour cette raison du principe de finalité, ou de raison suffisante ; de même que nous venons de rapprocher les deux premiers des principes de substance et de cause. DISSOLUTION MÉCANIQUE. 37 on proposait d'entendre par intégration la diminution de la quantité d'énergie dans un ensemble de corps donnés, diminution qui pourrait avoir pour conséquence l'agglomé- ration et la consolidation de ces corps, au moins dans cer- tains cas. Admettons done un moment qu'on définisse l'in- tégration par la sortie de l'énergie hors d'un corps donné, Ja désintégration par l'absorption de la force vive ou de la chaleur. Qu'en résulte-t-il ? Tout système ou agrégat phy- sique isolé, c'est-à-dire sur lequel on suppose par hypothèse que rien n’agit, renferme une quantité de masse et une quan- tité d'énergie invariables. En considérant dans ce système une fraction M de la masse totale, cette fraction ne peut évo- luer, au sens quantitatif, c'est-à-dire s'intégrer, qu'en four- nissant au reste de la masse préeisément autant d'énergie qu'elle en perd ; et réciproquement, elle ne peut se désinté- grer qu’en recevant du reste une quantité d'énergie égale à celle qu'il abandonne. Cette vérité étant indépendante de l'étendue petite ou grande de l’agrégat considéré, et ne dépendant que de son isolement, elle implique la conclusion suivante : toute intégration quantitative, dans l'univers ou dans un groupe d'êtres isolé, est nécessairement accom- pagné d'une désintégration égale et de sens contraire, dont elle ne diffère que subjectivement, et par le point de vue où se place le spectateur ; et si l’un ou l’autre de ces processus prédominait, ce ne pourrait être que par un anéantissement ou une création d'énergie, impliquant par conséquent l'ac- tion supra-physique d’un être extérieur. 15. Mais le principe de la conservation de l'énergie ne conduirait-il pas à des conclusions plus intéressantes si l'on pouvait déterminer le rapport qui l'unit aux phénomènes qualitatifs d’homogénéité et de différenciation ? M. Herbert Spencer le pense et soutient qu'on en peut déduire la néces- 38 LA DISSOLUTION. sité d’un passage continu de toutes choses de l'homogène à l'hétérogène. Cette déduction, si elle est réellement pos- sible, est de la première importance ; l'accroissement des variétés étant, historiquement, le point de départ de l'idée d'évolution, et demeurant en tout état de cause un de ses principes essentiels. Elle est effectuée, dans les Premiers Principes, de deux facons ; par l'argument de l'instabilité de l’homogene, et par celui de la multiplication des effets. Nous commencerons par le second, qui est en réalité le plus ancien. A l’époque où fut écrit l’Essai sur le Progrès, l'auteur s'en tenait, en effet, à la formule de la différenciation {8]!, qu'il jugeait synonyme tout à la fois de progrès et d'évolution. N'ayant pas encore cherché à rattacher cette idée aux lois de la physique générale, il la déduisait directement du principe de causalité par le raisonnement suivant, qui est fort simple : toute cause produit plusieurs effets; un seul choc donne du mouvement, de la chaleur, du son, parfois de la lumière et de l'électricité ; un rayon de soleil, réfléchi d'une planète à l’autre, rebondit d'astre en astre, se divise, se décompose et se multiplie sans fin. Plus le monde va, plusla postérité d’un phénomène devient donc nombreuse, ainsi qu’une famille où chaque enfant en aurait plusieurs à son tour. Et comme la complication de chaque phénomène retentit en outre sur tous ceux qui se trouvent en rapport avec lui, la seule loi de la multiplication des effets doit né- cessairement faire passer l'homogène à l'hétérogène et celui- ci à une hétérogénéité croissant toujours, croissant même « en proportion géométrique? ». 1. Les numéros entre crochets renvoient aux autres paragraphes de l'ou- PE dus sur le Progrès, trad. Burdeau, dans les Essais, tome 1, notam- ment pages 43 et suiv., Paris, F. Alcan. — Premiers principes, ch. xx: Multiplication des effets, notamment $ 156. — Cf. également plus bas, $ 169. DISSOLUTION MÉCANIQUE. 39 Ce raisonnement se fonde sur une omission et sur une erreur. L’omission est que, si tout phénomène a plusieurs effets, il a également plusieurs causes. Pour causer l'érection de la colonne Vendôme, il a fallu le concours d’un bien grand nombre de circonstances hétérogènes, et il est à croire que ce fait, une fois accompli, a causé moins d'événements qu'il n'en a exigé pour se produire lui-même, On en pourrait dire autant des phénomènes les plus minces de la vie ordi- naire, comme des plus grandes révolutions de l'histoire. Rien ne prouve donc a priori que chaque changement ne condense pas autant et plus de phénomènes qu'il n'en engendre ; sans compter que parmi les antécédents comme parmi les consé- quents, beaucoup doivent se trouver communs à plusieurs séries. Cela coupe court à tout caleul. Que dirait-on d'un historien qui voudrait prouver qu'il y avait en France un milliard d'habitants au xvn° siècle, sous prétexte que chaque individu a deux ascendants au premier degré, quatre au second, et ainsi de suite ? Dans les effets comme dans les causes, il y a nécessairement quantité de doubles emplois. Telle est l'omission. L'erreur est de même origine; mais elle est plus importante, en ce qu'elle touche à la nature de la relation causale; et par là même, elle est plus délicate à éclaircir. Tous les empiristes, qui font de la notion de eause la racine de toute la théorie de l'induction, admettent la valeur rigoureuse de cette idée, et la possibilité d'isoler les phéno- mènes les uns des autres pour considérer la façon dont ils s’en- gendrent. « Entre les phénomènes qui existent à un moment, dit Stuart Mill, et les phénomènes qui existent le moment d'après, il y a un ordre de succession invariable..…. Cet ordre collectif se compose de successions particulières exis- tant constamment dans les parties séparées. Certains faits succèdent, et, croyons-nous, succèderont toujours à d’autres 10 LA DISSOLUTION, faits. L'antécédent invariable est appelé la cause, l'invariable conséquent est appelé l'effet’. » Il se représente done chaque fait comme le père d’un autre, et le monde comme un vaste ensemble composé d'unités distinctes, les phéno- mènes, liés par groupes et par chaines, mais qui ne perdent pas leur individualité dans cette combinaison; en sorte que les séries se croisent et s’entrelacent sans se confondre pour former la trame des choses, et que, selon les propres expressions de Mill, « la toile en est faite de fils séparés. » Or, c’est là précisément qu'est l’absurdité. Les phénomènes ne sont pas tout découpés dans la nature comme des feuilles sur un arbre. Ils consistent au contraire en mouvements con- tinus dans un espace continu où s’exercent en toutes direc- tions des forces cosmiques, lumière, chaleur, gravitation, par lesquelles il n'est pas un atome qui ne se trouve rattaché à tous les autres atomes de l'univers. Pour notre commo- dité, nous divisons cette matière solidaire ; nous considérons tel ensemble de mouvements et de sensations comme un phé- nomène, tel autre groupe comme un second phénomène. Nous prononçons alors que l’un est la cause de l’autre. Mais cette division est toute arbitraire. D’un moment à l’autre, et suivant le point de vue particulier qui nous intéresse actuellement, nous appelons cause d’un phénomène ce que tout à l'heure nous considérions comme sa condition, nous séparons une cause elle-même en deux parties successives, qui dès lors se trouvent former à leur tour un couple de cause et d'effet, Il n’y a donc là qu’une approximation com- mode, mais imparfaite et variable. À parler rigoureusement, tout vient de tout, et tout produit tout. C’est le principe de continuité de Leibniz et la troisième analogie de l'expérience de Kant. 4. Stuart Mill, Logique, livre ILE, ch. v: De la loi de causalité, $ 2. Paris, F. Alcan. D. 4 doit noir DRAET* Font à Dr re 2E. hd re DISSOLUTION MÉCANIQUE. 41 Cette continuité, qui enveloppe à la fois le développement des choses dans le temps et dans l’espace, supprime simple- ment la question de savoir si toute cause a plusieurs effets, ou si tout phénomène a plus d'effets que de eauses. Sans doute, on peut toujours se figurer l'univers comme formé de fils élémentaires représentant les séries des événements ; mais, en ce cas, on est obligé de faire croître à l'infini le nombre des causes combinées, et, comme dit admirablement un mathématicien philosophe, « les faisceaux de lignes con- courantes par lesquelles l'imagination se représente l'en- chaînement des phénomènes dans l’ordre de la causalité, semblables à des faisceaux de rayons lumineux, deviendraient alors comme des masses qui se pénètrent, s’épanouissent et se concentrent, sans qu'il y ait de solution de continuité dans leur tissu. » 16. On ne peut done déduire du principe de causalité la nécessité d’une différenciation, en vertu de la multiplication . des effets. Il reste à faire voir qu'on ne peut pas davantage la tirer de la permanence de l'énergie, en vertu de l'insta- bilité de l'homogène. Selon ce prineipe, tout ce qui est homo- gène serait prêt à changer d'état à la moindre secousse venant du dehors, comme un bâton debout sur son extrémité infé- rieure ! ; et ce changement d'état ne pouvant avoir lieu sans affecter différemment les divers éléments composants, il de- vrait s’ensuivre la destruction de l'unité primitive, devenue par ce seul fait hétérogène. L'énergie, tant celle du dedans que … l'énergie additionnelle qui a produit ce bouleversement, est . une chose qui ne peut se perdre. Il faut done qu'elle se redistribue dans le corps en question. Cette redistribution 1 n’est pas uniforme non plus, puisqu'elle se fait dans un 1. Premiers principes, ch. xix, $ 149. 42 LA DISSOLUTION, milieu irrégulier. Irrégulière elle-même, elle ajoute encore à la complexité qui la divise, et l'hétérogénéité va croissant *, « Les changements continus qui caractérisent l'évolution, en tant qu'ils sont constitués par le passage de l'homogène à l'hétérogène, et du moins hétérogène au plus hétérogène, sont des conséquences nécessaires de la persistance de la force. » Cette déduction est inexacte. L'homogénéité absolue n'existe pas en fait, mais elle est concevable théoriquement ; et dans l'espèce, l’idée pure d'espace en fournit un assez bon exemple. Or, rien n'est plus immuable : si nous conce- vons aisément des changements de figures ou des déplace- ments d'objets dans l’espace, nous savons bien que l'espace lui-même ne change pas, sans quoi il n'y aurait plus de géométrie. Et mème, à le prendre plus rigoureusement, il faudrait dire qu’en pareil cas, le changement lui-même n'a pas de sens : en vertu de leur homogénéité, les parties de l’espace ne pourraient se déplacer sans se remplacer exac- tement dans toutes leurs propriétés. Jamais pareil mouve- ment ne serait discernable, ni même intelligible, puisqu'il irait de l'identique à l'identique. Le plus haut degré d'homo- généité est donc le plus haut degré de stabilité. Passons aux agrégats réels que l’on prend ici pour exem- ples. Un fer rouge se refroïdit plus vite à la surface qu'au centre, un morceau de cuivre exposé à l'air se recouvre de vert-de-gris : ils deviennent ainsi plus hétérogènes. — Le défaut de la preuve est visible ; ce n’est pas en tant qu'homo- gènes qu'ils se différencient de cette façon ; c’est précisément en tant qu'ils sont déjà hétérogènes, qu'ils ont un intérieuret un extérieur, des molécules entièrement contiguës à d’autres molécules de même espèce, et des molécules en parties con- + 1. Premiers Principes, $ 155. LEVÉ en La s mail tt A (, RAT JE DISSOLUTION MÉCANIQUE. 43 tiguës à des corps voisins et différents d'elles’. Quand une pluie d'automne différencie le feuillage jaunissant des arbres, emportant les feuilles sèches sur le sol et respec- tant celles qui vivent encore, pourquoi cette force unique agit-elle ainsi différemment sur les parties mortes et vivantes ? Est-ce parce qu’elles sont homogènes ? Ou n'est-ce pas parce qu'elles ont déjà cessé de l'être ? Et si quelques feuilleselles- mêmes ont déjà perdu cette commune vigueur qui les faisait verdir au printemps, n'est-il pas visible que cette différen- ciation provient de ce qu'elles ne recevaient identiquement ni la sève, ni la lumière, ni les intempéries du ciel ? Elles ont donc subi des actions différentes, parce qu'elles étaient différentes ; la force extérieure et incidente n'a fait que ma- nifester plus visiblement la distinction latente des conditions b et des états, C'est l'hétérogène qui est instable parce que sa diversité le fait réagir diversement sur toute cause pertur- batrice. Dans les corps chimiques, les moins complexes sont géné- ralement aussi les plus stables ; et lorsqu'on en trouve quelqu'un dont la stabilité est absolue par rapport à nos moyens d'observations, on l'appelle un eorps simple. Les plus instables au contraire sont en général les plus hétéro- gènes : presque tous les composés qui contiennent un grand nombre d’atomes sont faciles à détruire ; ce qu'on nomme la chimie organique en fournit une foule d'exemples. Et ce n'est pas seulement une hétérogénéité confuse et désordon- née; c'est bien cette hétérogénéité spécialisée, cohérente et définie qui sert partout à caractériser la différenciation intégrée et la spécialisation des fonctions ; une diversité 1. Et mème, ce refroidissement ou cette oxydation ne sont une différen- ciation que pour le morceau de métal isolément considéré ; ce qui est illé- gitime puisque le phénomène ne se produirait pas sans un milieu différent. Et dès lors si l’on considère, en bloc, le morceau de métal et son milieu, le phénomène est au contraire une assimilation. #5 LA DISSOLUTION, concentrée sur elle-même, organisée et systématique. La même chose se voit dans les plantes. Les plus robustes sont les plus simples; celles dont les fonctions sont délicates et complexes ne peuvent pas supporter la gelée, dont s'inquiè- tent peu les mousses. Et pour détruire l'équilibre chance: lant des êtres supérieurs, il ne faut qu'un grain de sable; la savante hétérogénéité du corps humain le met à la merei d’une piqûre d'aiguille bien placée : tout l'édifice eroule en un moment parce qu'il est trop multiple et trop solidaire dans ses parties. 17. La vérité est donc que les êtres de tout ordre sont, en règle générale, instables en tant qu'hétérogènes et sta- bles en tant qu'homogènes. Mais peut-être cette instabilité de l’hétérogène doit-elle le conduire nécessairement à pren- dre une diversité de plus en plus grande ? L'objection est grave; car si elle était fondée, la différenciation devrait croître continuellement. Tout événement nouveau rendrait le monde plus varié, et la loi de l'univers serait bien quand même, en définitive, le passage d’une unité et d'une ressem= blance plus grandes à une plus grande complexité de fone- tion et de structure, c’est-à-dire une évolution. Mais nous avons déjà démontré que la multiplication des effets, à supposer qu'elle se manifestät dans l'expérience, ne pouvait se déduire a priori ni du principe de causalité, nide celui de la permanence de l'énergie, qui en est la forme méca- nique. Les deux tentatives de déduction se confondent ici ; car, à vrai dire, l'instabilité de l'homogène n'est qu'une for- mule nouvelle préparant l'esprit au principe de la multipli- cation des effets, et l’y amenant en pente douce. 11 en faut toujours venir là pour achever la démonstration, et s’y noyer dans la continuité des causes, qui n'autorise aucune antici- pation nécessaire du sens ou marcheront les choses réelles. DISSOLUTION MÉCANIQUE. 45 Malgré l’apparente diversité des formules, il n’y a point en effet de différence entre le principe de la causalité, invoqué tout d’abord, et le principe de la conservation de l'énergie, qui paraît fournir un fondement nouveau à la déduction. L'un est plus général et plus vague: il convient à tous les ordres de changements, et paraît même pouvoir s'étendre jusqu'aux rapports de l'absolu et du relatif, du phénomène et du noumène, dans lesquels on l’a souvent introduit. L'autre est plus rigoureux, en même temps que plus spécial ; ilest l'expression mathématique que revêt le principe de cau- salité dans les changements quantitatifs; mais il n'en reste pas moins une autre formule de la même nécessité logique. La cause d'un phénomène est ce qui le produit ; et ce qui le produit est ce qui préexistait sous une autre forme ; la com- bustion du charbon est la cause de la marche d'un train parce que l'énergie communiquée aux roues de toutes les voitures était d'abord contenue dans la masse du combusti- ble. La cause de la chaleur est le travail mécanique, choc ou frottement, qui lui fournit son énergie. Si les corps légers remontent à la surface de l’eau, la cause en est dans la pous- sée du liquide, qui descend à mesure qu'ils montent. Dans le monde physique, considéré comme un problème de stati- que et de dynamique, la causalité se confond done absolu- ment avec la conservation de l'énergie ; et cela est si vrai que les sciences physiques n’usent presque plus jamais de la notion de cause, sinon comme d’une approximation un peu grossière, qui doit céder la place tôt ou tard à la for- mule mathématique, seule vraiment adéquate au besoin qu'a l'esprit de rapporter le changeant à quelque chose d'immua- ble, le divers à la répétition d'éléments identiques, et de réaliser ainsi l’homogénéité de l'univers. 18. Non seulement la différenciation n’a pas été rat- 16 LA DISSOLUTION, tachée, en fait, aux lois de la physique générale ; mais en droit, et quel que soit le principe que l'on puisse invoquer à cet égard, il n'est pas possible qu'elle s’en déduise : car le raisonnement des évolutionnistes, s'il prouvait quelque chose, prouverait trop. Si la spécialisation des fonctions était une « nécessité bienfaisante » et la conséquence logique d’une vérité, d'un principe universel, l'événement inverse ne se produirait jamais : le contingent seul admet des excep- tions ; le nécessaire n’en a pas, et son contraire est régu- lièrement impossible. — Or, la conséquence est insoute- nable ; car, à moins de réduire le mot évolution au simple sens de changement, il faut bien reconnaître qu'il y a de par le monde quelque dissolution, si faible et si restreinte qu'on la suppose. L'hétérogène, sous l'action d'une force externe capable d'en troubler l'équilibre, retourne parfois à l’homogène, au lieu de croître en différenciation, Les débris des rochers que ronge la mer sont de formes diverses, irrégulières, anguleuses ; le flux et le reflux qui les roulent finissent par en faire des galets uniformes. Les feuilles des bois, quand elles commencent à se flétrir, sont il est vrai divisées par le vent en mortes et vivantes ; mais à mesure que les jours passent, les voici qui reviennent à leur res- semblance un moment altérée. Elles s’ent vont toutes, quel que soit l'arbre qui les ait vu naître, tombant ensemble sur le sol de la forêt, indistinctes bientôt dans leur forme même, indistinctes dans leurs parties, abandonnant également à la terre qu’elles enrichissent les éléments de leurs tiges et de leurs nervures, de leurs fibres et de leur tissu ; masse ho- mogène, qui fut jadis organique, spécialisée et vivante, et qui doit le redevenir un jour, quand, entraînée par les pluies dans l’épaisseur du sol, aspirée par les racines des arbres, animée de nouveau par la mystérieuse tradition de la vie qui se conservait, l'hiver, sous l’immobilité de l'écorce, elle DISSOLUTION MÊCANIQUE. #7 gonflera de sève nouvelle les bourgeons vivaces qui mour- ront encore à l’automne, — Et de même, on voit des es- pèces autrefois variées et nombreuses, les fougères, par exemple, qui non seulement diminuent de taille et s'épui- sent, mais qui s’assimilent en même temps par la perte des caractères qui les différenciaient, et qui se réduisent ainsi à une homogénéité sénile semblable à celle dont on peut supposer qu'elles étaient sorties. Ainsi dans tous les ordres de phénomènes se produisent, à côté des transformations _ évolutives, des transformations contraires et dirigées vers l'uniformité. De tels ordres de changements sont donc pos- sibles, puisqu'ils sont réels ; et l'évolution, par conséquent, n'est pas un résultat nécessaire des principes de la méca- nique. 19. Les principes de la conservation de la masse et de celle de l'énergie sont indifférents par eux-mêmes au sens des transformations qu'ils gouvernent ; ils permettent aussi logiquement la transformation du mouvement en cha- leur que celle de la chaleur en mouvement, de même que la formule x—y-a se transforme en y=x—+a, et vice versa, avec la plus parfaite réversibilité. Il en résulte que les principes de permanence seraient tout aussi complète- ment satisfaits, si le monde se mettait tout à coup à marcher en sens inverse ; si, par exemple, les arbres diminuaient au lieu de pousser, et si les hommes rajeunissaient au lieu de vieillir, de sorte que la plante finit par rentrer dans son germe, le germe dans la graine, puis la graine elle-même dans l'ovaire d’où elle est sortie, et de même pour toutes choses. Mais il est clair pourtant que cette régression n'est pas possible. Pour les êtres vivants, il est évident qu'elle ne saurait avoir lieu. Pour les corps bruts et pour les phéno- 48 LA DISSOLUTION. mènes dits physiques, l'irréversibilité n'est pas aussi frap- pante a priori; leur étroite liaison avee les mathématiques pures pourrait faire supposer d’abord que, sur ce domaine, les transformations n'ont pas de sens marqué et nécessaire, Ce serait une erreur. Nous avons à tenir compte, en effet, d’une autre propriété du monde extérieur, révélée par l'ex- périence, mais que les évolutionnistes n'ont pas fait entrer en ligne de compte. Ou plutôt faudrait-il dire qu'ils en ont eu une intuition obscure, en sentant qu'une certaine loi d'orien- tation gouvernait le devenir de l'univers, — vieille vérité, | d’ailleurs ; — mais qu'ils se sont mépris sur la nature et la direction de ce progrès, peut-être parce que les physiciens n’en ont pas amené jusqu'ici le concept à toute la clarté et à toute la généralité qu'il comporte, même dans les limites de leur science. Ils discutent encore, en effet, sur l'énoncé précis qu’il convient d'en donner dans les cas particuliers qu'ils en considèrent! ; néanmoins, l'existence réelle de cette propriété et quelques-unes de ses conséquences, capitales pour la philosophie, sont dès à présent des vérités aussi certaines que les premiers principes de mécanique sur les- quels nous avons raisonné jusqu'ici. Elles ont été remar- quées pour la première fois d’une façon scientifique et mathématique par Sadi-Carnot, dans ses Aéflexions sur la puissance motrice du feu, puis développées par Clausius et vérifiées enfin expérimentalement par tous les physiciens contemporains qui se sont occupés de thermodynamique. — Le sens général de cette propriété peut être énoncé dans les propositions suivantes, que nous plaçons en forme de théorème, pour plus de clarté. Nous exposerons ensuite les faits et les raisons qui conduisent à les admettre. 1. Voir les mémoires de W.Thomson (lord Kelvin), de Rankine, de Clau- sius sur ce sujet. Cf, Pellat, Thermodynamique, chapitre 1. DISSOLUTION MÉCANIQUE. 49 [. — Il y a un sens naturel dans lequel marchent spon- tanément les phénomènes physiques. {I — Ce sens ne peut être interverti sur un point que si, d’une façon naturelle ou artificielle, (par une machine, par exemple), une transformation du sens naturel au moins équi- valente est accomplie sur un autre point. IL. — Ce sens naturel est celui qui diminue les diffé- rences perceptibles, et en particulier les inégalités existant dans la répartition des énergies par rapport aux masses. 20. Première observation : les niveaux et les pres- sions tendent à s'égaliser. — Soit d'abord un fluide homo- gène contenu dans deux vases communiquants. Chacun sait ce qui se passe en pareil cas. La pression, s’il s’agit d'un gaz, devient égale dans tous les points de l'appareil ; s’il s'agit d’un liquide, la même égalisation se produit pour le niveau, quelle qu'ait été la différence première. Si des liquides hétérogènes, de densité inégale et qui ne peuvent se mélanger, sont placés dans les deux branches d'un tube en U, l'égalité de pression ne se manifeste plus alors par l'horizontalité de la surface supérieure, mais elle n'en existe pas moins, comme le montre la proportionnalité inverse des hauteurs aux densités ; ce qui est d’ailleurs une égalité de rapports’. — Les vents dans l'atmosphère, l'écoulement des fleuves sur la terre, les jets d’eau artificiels, la puis- sance élévatoire des écluses et des ascenseurs, toutes les œuvres de l’art hydraulique reposent sur cette tendance au nivellement ; on n’en pourrait énumérer toutes les formes et toutes les applications. — Dans tous les cas où la répar- 1. On pourrait même facilement généraliser en disant que dans tous les cas la pression est égale sur un même plan horizontal, à la condition de compter négativement les pressions des hauteurs de liquide placées au-dessous du plan considéré, Laraxpe. — Za Dissolution. % 50 DISSOLUTION, tition des mouvements se fait aisément entre les différentes parties de la masse, l’homogénéité tend à s'établir, Les pressions, dans une masse liquide ou gazeuse, se transmettent intégralement dans toutes les directions, égales par unité de surface. Le même phénomème tend à se produire dans les corps solides ; la cohésion et les frottements le rendent seulement plus difficile. Mais s'il y reste la moindre mobi- lité, comme dans un corps pâteux ou dans un ensemble de petits corps qu'on agite (du sable, par exemple), l'égalité s'établit comme dans un liquide ; c'est une affaire de temps. C’est pourquoi la surface même de la terre, abstraction faite des perturbations et des mouvements provenant des couches profondes, tend à se niveler par l'action continuelle des pluies, des vents, des gelées qui délitent les pierres, des frottements qui les usent, des avalanches et des glaciers qui les transportent. Les deltas, les vallées d'alluvion sont un exemple de ce travail qui ne pourrait évidemment pas avoir lieu en sens inverse ‘. Nous avons encore un exemple net de cette égalisation dans les mouvements électriques, On a toujours rapproché des vases communiquants, et avec raison, la répartition de l'électricité entre des corps de même nature. Cette égali- sation est immédiate si les corps sont très bons conducteurs, plus ou moins lente si les corps sont plus ou moins résis- tants, mais elle obéit toujours cependant à la même loi : toutes les parties d’un système de corps conducteurs élec- trisés en communication, quand ce système est soustrait à toute influence extérieure, acquièrent un même potentiel. C’est cette propriété même qui permet de mesurer le po- tentiel d’un corps à l’aide d’un électroscope qui se met 1. Le sol des villes s'exhausse par le travail humain, par l'accumulation des débris que la vie apporte avec elle. FL DISSOLUTION MÉCANIQUE. 51 immédiatement en équilibre avec lui, comme un thermo- mètre avec le corps dont on veut connaître la tempé- rature ‘. Si l’ensemble des corps conducteurs est de matière hété- rogène, l’action des forces pondéro-électriques (qui ne sont pas les mêmes suivant les substances), ou peut-être encore les actions chimiques infiniment petites qui se produisent au contact, déterminent une légère différence de potentiel entre les corps communiquant. Mais d’abord cette diffé- rence est fixe et finie ; et de plus elle est tout à fait négli- geable par rapport à l’ordre de grandeur des phénomènes ordinaires d'électricité statique. Si l’on veut entretenir un courant électrique et par consé- quent une inégalité continuelle de potentiel entre les dif- férents points d’un conducteur, il est nécessaire de dépen- ser sur un point du circuit quelque autre forme d'énergie, mécanique dans une dynamo, chimique dans une pile, Et le courant lui-même n'est que l'effet de la tendance qu'a cette inégalité à se détruire, comme un courant de liquide ne provient que d’une différence entre deux niveaux. Les noms mêmes d'électricité positive et négative représentent bien cette analogie. On sait enfin que d'après les hypo- thèses les plus vraisemblables, l'électricité peut être consi- dérée comme une matière, et que les physiciens contem- porains, Sir W. Thomson par exemple, reprenant une élégante hypothèse d’Euler, l'identifient mème avec l’éther lumineux: les vibrations en seraient la chaleur rayon- nante et la lumière ; l’inégale répartition dans les différents corps, l'électricité statique; les écoulements, l'électricité 1. Il va sans dire que les corps examinés et l'électroscope n'ont pas plus la même quantité d'électricité que le corps chaud et le thermomètre n'ont la même quantité de chaleur. Ce qui s'égalise est naturellement le potentiel, qui est pour ainsi dire la pression, la tension de l'électricité. EL: Le 52 LA DISSOLUTION. dynamique. Le courant cesse done dès que l'électricité est également répartie, et tandis que l'inégalité ne peut subsis- ter un seul moment sans être soutenue par une force étran- gère, l'égalité, sitôt établie, persiste d'elle-même indéfini- ment, 21. Deuxième observation : la chaleur se répartit éga- lement entre les corps qui peuvent en échanger, — Si, dans une même enceinte d'où la chaleur ne puisse s'échap- per, vous placez deux corps à des températures inégales, c’est-à-dire (par définition) agissant différemment sur un troisième corps pris comme thermomètre, ilarrive qu'au bout d’un certain temps ces deux corps produisent le même effet sur celui qui sert à les comparer par la variation de son volume. Leur action différente étant remplacée par une action identique, on dit qu'ils sont à la même température. Le sens dans lequel se font les phénomènes physiques, au point de vue de la répartition de la chaleur, est done celui qui tend à la distribuer entre tous les corps non pas en quantités égales, mais en sorte que ces corps se trouvent finalement à une température égale. Mais il faut aller plus loin ; car la température est une grandeur très artificielle, mal vue de beaucoup de physi- ciens, impossible même à mesurer, s’il fallait en croire les plus radicaux. On fait observer qu'il serait absurde d’addi- tionner des températures, et par conséquent de parler d'une température double ou triple d’une autre. On peut dire aussi (et les deux difficultés au fond reviennent au même) que la température, en tant que sensation, échappe à la mesure comme tous les autres phénomènes intensifs et qualitatifs de la sensibilité ou de la perception. La seule grandeur sur laquelle nous ayons prise est donc l’e//ét de la température, c’est-à-dire la variation de volume du corps DISSOLUTION MÉCANIQUE. 53 pris pour thermomètre, par exemple une masse d’hydro- gène maintenu à une pression constante *. Le caractère arbitraire de cette définition pourrait donc prêter au doute ; et bien qu'il se fasse ici un passage visi- ble de l’hétérogène à l’homogène, on aurait lieu de se de- mander si cette égalisation est réellement une loi de la nature, ou si elle ne résulte pas analytiquement des conven- tions thermométriques. On pourrait ainsi soupçonner l'assi- milation des températures de cacher une différenciation réelle des énergies auxquelles elles correspondent. On fe- rait valoir que les quantités de chaleur absorbées par des corps différents, pour atteindre la même température, sont très différentes elles-mêmes; de sorte qu'en emmagasinant une calorie de plus, un kilogramme d'eau ne gagne qu'un degré, tandis qu'avec la même quantité de chaleur un kilo- gramme de plomb ou de mercure en gagne trente. Ainsi, dirait-on, les évolutionnistes ont raison, en définitive, d'ad- mettre la tendance à l'inégalité, puisque l'équilibre ne s'établit qu'au prorata de chaleurs spécifiques très iné- gales *. L'objection n'est pas solide. Car, en premier lieu, cette différenciation, même si elle était réelle, ne justifierait pas du tout la soi-disant loi d'évolution. Ce ne serait jamais, en effet, qu'une différenciation limitée, et qui loin d'aller croissant sans cesse, et réagissant sur elle-mème pour se multiplier indéfiniment, s'arrête rapidement et d'une fa- con très bien déterminée aussitôt que les corps en pré- sence ont acquis l’un par rapport à l’autre le quantum au- 1. C'est le procédé adopté par les physiciens sous le nom de thermomètre normal. 2. La chaleur spécifique d'une substance est le coefficient qui représente la quantité de chaleur absorbée par un gramme de cette substance pour s'échauffer d'un degré ; la capacité calorifique est la quantité de chaleur que doit absorber un corps donné, tel ou tel, pour s'échaufler d'un degré. à: NS ù1 LA DISSOLUTION., quel ils ont droit, en raison de leur capacité calorifique ; si bien qu'il y aurait alors un élément de différence dans la répartition de l'énergie, mais non point une différenciation ; opposition bien visible dans le résultat final, dont la stabilité est absolue, si nous ne supposons l'intervention d'aucune cause nouvelle et perturbatrice, et présente ce caractère immuable et définitif, qui est tout justement le contraire de l’évolution. Mais cette réponse n'est encore que polémique. On peut voir mieux le dessous des cartes. La véritable solution de la difficulté est dans ce fait que la différence en question n'est qu'apparente. — On accordera sans peine, en eflet, que les corps ne sont pas constitués intérieurement de la même manière, pas plus qu'un kilomètre carré de pays n’est également peuplé dans les Landes ou dans la Belgique. Si donc la chaleur se répartissait également par volumes ou par masses égales des corps sensibles, cette distribution se trouverait être fort injuste à l'égard des éléments com- posants, par suite même de l'égalité de l’ensemble, à peu près comme deux sommes égales données l’une aux Pari- siens, l’autre aux Versaillais, les enrichiraient fort inégale- ment chacun en leur particulier, Et comme on ne peut nier que l'or et le fer, le soufre et l'eau, ne diffèrent en une infinité de façons par la texture, le nombre, la disposition, les mouvements des parties qui les composent, l'existence de chaleurs spécifiques différentes dans les différents corps, loin d’être un obstacle à la tendance naturelle des forces vers l’égalisation, en est une conséquence très logique, si- non même nécessaire. Cette égalité réelle, voilée sous une apparence hétéro- gène, est d’ailleurs confirmée par une remarquable décou- verte de Dulong et Petit. Si l’on multiplie la chaleur spéci- fique d’un corps par son poids atomique, on trouve un s- Fr ÉÉS AMAR LE Gi un TPE NE ME: YU E on à DISSOLUTION MÉCANIQUE. 55 nombre constant, ou tout au moins des valeurs très voisines. La loi est rigoureuse pour les corps diatomiques et triato- miques, à l’état de gaz parfait; elle est plus ou moins grossiè- rement approchée pour les autres états des corps, en raison sans doute des conditions particulières plus complexes de leur structure. Or, d'autre part, la plupart des chimistes admettent que le poids atomique d'un corps, a, représente la masse d’un atome‘ de ce corps, en prenant pour unité de masse celle de l'atome d'hydrogène, soit 7 grammes. La masse d'un atome quelconque sera donc, en grammes aussi, an; et si l'on représente par e la chaleur spécifique de la substance considérée, la capacité calorifique qui est proportionnelle à la masse, sera pour cet atome ane. Mais ce produit est constant; car x est constant par défi- nition, et ac l’est aussi par la loi de Dulong et Petit. Résul- tat qui se traduit en bon français par cet énoncé : les atomes de tous les corps simples ont la même capacité ealo- rifique; et par conséquent, l'égalisation de la température est bien une égale répartition de la chaleur entre les élé- ments constitutifs des corps, comme il fallait le démontrer. 22. Mais il peut se faire qu'avec un dispositif spécial on enlève de la chaleur à un corps froid et qu'on la trans- porte à un corps plus chaud. Supposons en effet une ma- chine à vapeur, à condenseur, revenant à son état initial après un certain cycle d'opérations, c'est-à-dire ne fonction- nant que par transport et transformation de chaleur, sans dépense de matière chimique. Faisons-la fonctionner à re- 1. Nous ne donnons ici au mot atome aucun sens métaphysique ; nous entendons simplement par là les unités élémentaires des corps capables de se combiner les unes avec les autres, éléments dont l'existence expérimentale et l'indivisibilité résultent sans contestation de la loi des proportions définies. 06 LA DISSOLUTION. bours, de telle sorte que le piston puise de la vapeur dans le condenseur, que nous supposerons à 100°, pour la refouler dans la chaudière, que nous supposerons à 200°. Voilà de la chaleur transportée du plus froid au plus chaud : car le condenseur tend à se refroidir de plus en plus par la détente de la vapeur qu'on lui enlève, et la chaudière à s’'échauffer de plus en plus par la compression de la vapeur qu’on y refoule. Mais à quelle condition ? C’est qu'on ait disposé d’une force extérieure pour faire marcher la machine au rebours de son sens naturel; sans cette con- trainte, elle se mettrait aussitôt à fonctionner en fournissant du travail et en transportant de la chaleur de la chaudière au condenseur. Et pour obtenir cette contrainte, qu'a-til fallu faire ? Employer une autre machine, évidemment, fone- tionnant dans le sens normal, celle-là, faisant précisément le travail inverse, et même un peu plus, puisque par hypo- thèse elle est la plus forte et qu'elle force sa voisine à mar- cher à rebours. La nature est done satisfaite dans l'ensem- ble : en considérant le système total formé par la machine motrice et la machine passive, « tout compté et rabattu », il y a eu une plus grande quantité de chaleur allant du plus au moins, que de chaleur allant du moins au plus'. En résumé, il est impossible de faire passer de la chaleur d'un corps plus froid sur un corps plus chaud sans dépenser du travail, ou sans qu’une quantité de chaleur plus grande passe d'un corps chaud à un corps plus froid. La marche à l’éga- lité a donc toujours le dernier mot : l’hétérogénéité n’aug- mente sur un point qu'à la condition de diminuer d’une quantité supérieure sur un autre. 1. Il est plus commode pour la comparaison des résultats de supposer que le moteur est une machine à vapeur analogue à la première ; mais on pourrait y substituer un moteur de n'importe quelle sorte, il y aurait toujours une chute équivalente d'énergie. DISSOLUTION MÉCANIQUE;: 07 23. Troisième observation : toutes les formes de l’éner- gie tendent à se transformer en chaleur. — Ce qui rend si capitale cette égale répartition de la chaleur entre les corps, c'est que dans les transformations qui peuvent s'effectuer entre lumière, électricité, travail mécanique, chaleur et autres formes de l'énergie, elle finit toujours par se mettre sous cette dernière forme, et par conséquent par s'égaliser. Au contraire, l'énergie qui a une fois pris la forme chaleur revient très difficilement et même ne peut jamais revenir entièrement à des formes moins égalitaires. Considérons d'abord la force vive qui résulte des mouve- ments sensibles, c’est-à-dire de ceux dont l'amplitude est assez grande pour qu'ils soient directement perçus par nos sens, en qualité de mouvements. Nous voyons que de tels mouvements se détruisent et s'arrêtent sans cesse par la communication de leur force vive aux corps qui les avoi- sinent. Le battant d’une cloche, quand on n'en entretient plus le mouvement, cesse rapidement de se balancer, parce qu'il cède son énergie, sous forme de son et de chaleur, aux parois qu'il vient heurter. Une toupie s'arrête de même, parce qu'elle disperse peu à peu la force vive qu'elle con- tient, dans ses frottements contre le sol et contre l'air. Le sabot d'une voiture n'en ralentit la course qu'en soutirant, par le frottement, une partie de l'énergie de trans- lation, qui est employée à l'usure du métal et à l'élévation de sa température. Une balle de fusil, dès sa sortie de l'arme, est ralentie par la résistance de l'air qui la saisit comme un frein; elle ne peut avancer sans céder autour d'elle la force considérable qu'elle emmagasinait, et qui produit dans l'air des courants, des sons, et finalement de la chaleur. Ces mouvements se propagent de proche en proche, toujours partagés par les couches qu'ils animent avec celles qui n'ont rien reçu; ils vont, toujours plus faibles, 58 LA DISSOLUTION, toujours plus larges, toujours plus également répandus, jus- qu'à ce qu'enfin nous ne distinguions plus rien, malgré la conservation intégrale de l'énergie, et qu'un nouvel équi- libre ait rétabli dans les choses le repos un instant troublé, Même règle dans la chimie. Les combinaisons les plus riches en énergie tendent à se détruire, et à la partager avee le milieu qui les environne. On avait même posé d'abord comme une loi fondamentale des réactions chimiques, que, plusieurs corps étant en présence, la combinaison qui se formait était toujours celle qui dégageait le plus de chaleur. IL faut des restrictions et des explications à cette loi; mais, prise dans l’ensemble, elle n'en marque pas moins très exactement le sens naturel des réactions. À moins que la présence d’une source à température élevée ne produise une grande chute de chaleur’, analogue à celle dont nous reparlerons à propos des machines, les éléments ne se com- binent ou ne se dissocient qu’en rendant de l'énergie à leur mi- lieu, s’ils en contiennent un « potentiel » plus élevé que lui; de là le nombre considérable des réactions chimiques qui font éclater les récipients. Sans doute, la définition exacte de ce « potentiel » n'est pas encore faite; mais on y travaille; la nécessité logique n’en est pas mise en doute; pas plus que l’idée de l’indestructibilité de la matière n'était mise en doute avant que Lavoisier n'en donnât la formule rigoureuse. — C’est ainsi que brûlent les corps combustibles, dont il suffit d'allumer un point pour que la masse tout entière rende autour d'elle l'énergie qu'elle emmagasinait ; de même pour les corps explosifs, où le dégagement de chaleur et de mouvement se fait avec une rapidité qui rend encore plus sensible ce qu'on peut appeler l'orientation de 1. C'est le cas des radiations solaires recueillies par la fonction chlorophyl- lienne des plantes, qui produit la plupart de nos combustibles. DISSOLUTION MÉCANIQUE. 29 la nature, et la force avec laquelle l'énergie accumulée en excès dans une masse donnée tend à s'en échapper dès que la voie est libre. 24. Cependant, si l'txrspons de l'énergie est très géné- rale, il est évident qu’elle n’est pas absolue. Nous savons en effet, par des machines, transformer une certaine quantité de chaleur en mouvement ; ou, ce qui revient encore au même, employer la chaleur à préparer certains corps chimi- ques, dont nous utilisons ensuite l'énergie. De même que le transport artificiel d’un corps froid sur un corps chaud, ceci contrarie, sur un point, la marche générale de la nature. Mais, dans l'ensemble, i\ n’en est plus ainsi. Le principe de l'égalisation se vérifie d'une façon aussi rigoureuse dans les instruments inventés par les hommes que dans le jeu libre des forces physiques et chimiques. C’est même la mécanique et l’on pourrait presque dire l'industrie qui ont fait de cette idée de philosophie générale ce que nos contemporains aiment à nommer une vérité scientifique. Les hommes ont besoin d’avoir de l'énergie à leur disposition ; l'énergie est le véritable « mercure des philosophes », l'agent universel de toutes les transmutations. C’est pourquoi ils inventent des machines. Partout où l'énergie passe d'un corps à un autre, ils tâchent de la capter au passage et de la diriger suivant leurs intentions : le vent, les rivières, les animaux sont ainsi utilisés pour notre service. La chaleur surtout, en tant qu'elle est différenciée, se trouve être la plus abondante de ces formes d'énergie sur lesquelles nous sommes capa- bles d'étendre notre domination ; elle est même en défini- tive, pour nous, la source de toutes les autres, puisque l'énergie de tous les combustibles, celle du vent et de la pluie, celle des aliments et des êtres vivants sont emprun- tées, comme tout le monde le sait aujourd'hui, et comme les 60 LA DISSOLUTION, adorateurs du feu paraissent l'avoir soupconné depuis long- temps, à la radiation que le soleil, du haut de sa puissante température, verse à la terre humide et froide. Parmi toutes les machines à chaleur, la machine à vapeur, à peine découverte, se montra si utile que tous les ingé- nieurs s’appliquèrent à lui faire donner le maximum de son rendement". Et c'estalors qu'en étudiant avec une méthode précise de mesure la transformation de la chaleur en mou- vement, ils se heurtèrent aux lois rigoureuses qui permet- tent, sans condition, la transformation de l'énergie mécanique en chaleur, mais qui limitent étroitement la possibilité d'une transformation inverse, On s’aperçut d'abord que pour tous les moteurs de ce genre revenant à leur état initial après un certain cycle d'opérations, il faut toujours une source chaude, fournissant une certaine quantité de chaleur, laquelle puisse être divisée en deux parts : l'une que l’on transforme en tra- vail mécanique, l’autre qui va réchauffer une source froide, Carnot fit voir que le rendement d'une telle machine, ou comme il disait, « la puissance motrice du feu » est indé- pendante des agents mis en œuvre pour la réaliser, « et ne dépend que de la température des corps entre lesquels se fait en dernier résultat le transport de calorique. » Plus la cascade est haute, plus abondant est l'impôt que l’homme peut prélever au passage sur légalisation des niveaux. Maïs la dérivation ne peut jamais devenir égale à la masse totale de la cascade, sans quoi la nature s’y refuserait comme à une obligation sans cause ; et pratiquement, elle n’en saurait guère dépasser la cinquième partie? 1. Le rendement d'une machine est le rapport de la chaleur transformée en travail, 4, à la quantité totale de chaleur Q fournie à la machine, soit Q 2. Dans des expériences faites en 1892, M. Witz trouve pour le rende- ment théorique d'une très bonne machine 0,30 de la chaleur employée ; et pour son rendement pratique, encore plus faible naturellement 0,16. DISSOLUTION MÉCANIQUE. 61 Il en est de mème pour tous les phénomènes où nous voyons à la surface de la terre la chaleur se transformer en _ mouvements. Ce sont des accidents secondaires, — accidents de la plus haute importance, puisque sans eux la vie serait impossible, — mais pourtant subordonnés à l'égalisation générale des températures, par laquelle seule ils sont possi- bles. Ainsi le soleil chaud, en échauffant la terre froide, y pro- duit le mouvement des cours d’eau, la croissance des plantes, la vie animale; mais chacun de ces mouvements engendrés par la chaleur solaire, semblable à ceux que produit une machine thermique, n'a lieu que par le sacrifice d’une masse infiniment plus considérable de chaleur différenciée qui sert à échauffer directement le sol et l'atmosphère, et qui finit par se disperser par rayonnement dans l’espace. Sui- vons, par exemple, le mouvement de l’eau. La chaleur solaire la pompe dans la mer; elle se vaporise en prenant de la chaleur au milieu qui l’environne, et elle s'élève. Mais, à une certaine altitude, l'atmosphère est toujours refroidie, comme le condenseur d'une machine, par le rayonnement vers les espaces interplanétaires. La vapeur élevée se con- dense donc, cédant sa chaleur à ce milieu plus froid, abou- tissant à le réchauffer ; et c’est ainsi qu'elle redescend en pluies et en rivières vers le grand récipient où le soleil pourra la puiser encore. Une partie de la chaleur totale, pendant ce cycle, s'est convertie en mouvement visible ; mais en même temps une partie beaucoup plus considérable à marché vers l'égalisation, produisant justement comme effet accessoire ces déplacements matériels dont nous sommes témoins et dont nous utilisons à l’occasion la force vive. 25. Enfin, à ces raisons, valables pour des machines par- faites sans frottements, et qui rendent impossible, même dans ce cas, une transformation indépendante de chaleur en 62 LA DISSOLUTION, mouvement, il faut ajouter ce que nous avons précédemment remarqué sur la transformation constante des mouvements de toutes sortes en chaleur, par les frottements qu'ils engen- drent aussitôt produits [23]. 11 faut ajouter aussi les pertes de chaleur que fait directement la machine (outre celle qui la fait marcher) par rayonnement, par conductibilité, par con- vection des couches d'air qui la touchent, par tirage du foyer. Tous ces effets concourent avec l'action principale et produisent, si lon me permet ce mot, un coulage d'énergie différenciée qui monte, au minimum, à quatre ou cinq fois la valeur de l'énergie motrice, Dans une locomotive, par exemple, la partie la plus considérable de Ja chaleur est jetée dans le milieu ambiant avec la vapeur qui a fait mou- voir les pistons (c'est la chute principale qui permet à la machine de fonctionner) ; une partie fuit par le rayonnement du foyer, de la chaudière, des cylindres ; enfin, les bielles, les essieux, les roues, les rails s’'échauffent aussi aux dépens du travail produit et dispersent ensuite peu à peu cette cha: leur. Mais ne considérons que l'énergie même qui a été utilisée, sous forme de force vive communiquée au train. Que devient cette énergie cinétique ? La plus grande part s'en dépense incessamment pour vaincre les frottements des roues et la résistance de l'air ; tout cela retourne en chaleur, passant en partie par l'intermédiaire du son. Ce qui reste finit de même : à chaque arrêt, les freins l’absorbent, par leur éner- gique friction sur les roues, qui en détermine une autre entre les roues elles-mêmes et les rails ; iei encore, toute la force vive est prise par la chaleur, qui ne la rendra plus, mais qui la répartira entre les corps voisins, suivant son inflexible loi d’égalisation. Et si l’on réfléchit que le char- 1. L'électricité dans les machines qui la produisent ou l’emploient se com- porte ici comme un mouvement : l'énergie électrique se dissipe en chaleur en raison des résistances qu'elle rencontre. ds MENT SA Ti de 0 RE DISSOLUTION MÉCANIQUE. 62 bon brûlé dans la locomotive ne devait lui-mème son énergie qu'à l’'emmagasinement de chaleur solaire jadis effectué par la houille, quand les grands végétaux du terrain secondaire, par leur fonction chlorophyllienne, ralentissaient un peu l’universelle égalisation, on aura dans ce seul fait une image assez complète de toute une des séries de transforma- tions qui aboutissent enfin, tôt ou tard, à la distribution uniforme de la chaleur. 26. La marche de la nature physique dans le sens de l'homogénéité est done invincible malgré les exceptions qui paraissent quelquefois se produire si l'on ne considère qu'un phénomène, isolé par l'abstraetion. Que nous trans- portions artificiellement de la chaleur d’un corps froid à un corps chaud, ou que nous transformions quelque chaleur en mouvement par un dispositif mécanique, peu importe : car à côté, que nous nous en doutions ou non, la nature produit nécessairement un phénomène de sens inverse qui compense, et au delà, l’apparente différenciation que nous lui avons imposée, Rend-on cette compensation impossible, le phéno- mène que nous voulons produire le devient aussi ; tandis que les transformations qui dispersent l'énergie sont toujours possibles sans résistance et sans condition. C'est une nouvelle application de l’adage: Naturæ non imperatur nisi parendo. On n’augmente l'inégalité sur un point qu'en la diminuant sur un autre, et la somme algébrique des deux phénomènes est toujours dirigée dans le sens de la dispersion. Cette dimi- nution de l'inégalité peut mème être représentée, comme les deux autres grands principes de la physique, par une formule mathématique précise‘, à laquelle Clausius a donné 1. Pour donner une idée de cette formule, — sans nous engager dans une démonstration très délicate de physique mathématique pour laquelle nous manquerions de compétence, et qui n'ajouterait rien aux conséquences philo- pi ad 1e 2 6% LA DISSOLUTION, le nom d'entropie (du mot cerf, involutio) entendant mar- quer par là cette sorte de reploiement des choses sur elles- mêmes qui résulte de leur nivellement [2] et qui s'oppose au mouvement de manifestation par lequel se font sentir la différence et l’individualité, Appelant « transformations positives » celles qui suivent la marche générale, et « trans- formations négatives » celles qui y sont contraires, il résume ainsi cette loi, la plus importante après la permanence de la masse et celle de l'énergie : « Une transformation négative ne peut pas survenir d'elle-même, c'est-à-dire sans qu'il y ait dans la même opération une transformation positive, tandis qu'au contraire une transformation positive peut fort bien avoir lieu sans une transformation négative !, » Il y a donc des formes supérieures, et des formes infé- rieures de l'énergie; sans qu'il s’en perde rien en quantité, elle tombe sans cesse des unes aux autres, et cette dégra- dation qualitative est irréparable. Ainsi, dans la célèbre sophiques exposées ci-dessus, — posons simplement que dans un système com- plexe formé de parties qui sont à des températures différentes, et qui peuvent échanger entre elles du travail et de la chaleur, chacune de ces parties peut être caractérisée individuellement par une fonction S dépendant de son état (température, pression, ete.) fonction que l'on appellera son entropie et dont il est possible de calculer la valeur comme on calculerait le volume ou la den- sité de cette partie. On peut donc représenter par ? (que l’on appellera si Von veut entropie totale) la somme de ces entropies partielles, et chercher com- ment varie Ÿ quand il se produit un échange quelconque de chaleur ou de. travail entre les parties du système. On démontre dans ce cas que quelque soit le phénomène effectué, la fonction Z ne peut qu'augmenter et qu'elle tend vers un maximum correspondant à la valeur égale des températures ; maxi- mum après lequel il est évident que rien ne peut plus se produire. 1. Clausius. Théorie mécanique de la chaleur, Mémoire VII: Sur un axiome de la théorie mécanique de la chaleur, $ 10 : traduction Folie, }, 331. — Voir également mémoires IV et VI, où il établit l'équivalence des diffé- rentes espèces de transformations et où il exprime ainsi la même loi : « La somme algébrique de toutes les transformations qui se présentent dans un cycle fermé (c'est-à-dire où la matière employée revient à son état primitif} ne peut être que positive. » /bid., 1, 157. « Des transformations non com- pensées ne peuvent être que positives. » /bid., I, 290. EE Dés di 5 CÉCRS L" RE pet : TRS a DISSOLUTION MÉCANIQUE. 65 expérience de Joule, deux ballons égaux, séparés par un robinet, étaient placés dans une cuve d’eau servant de calo- rimètre. L'un était plein d'air comprimé, l’autre vide. On ouvrait le robinet, la pression s’égalisait dans les deux ballons, et l’on constatait que la température de la cuve n’avait pas changé. « L'air soumis à cette expérience, dit un physicien’, n'avait done ni recu ni perdu de chaleur; et comme il n'avait non plus ni absorbé ni fourni de travail extérieur, son énergie était restée la même en quantité. Mais non en qualité: avant l'ouverture du robinet, le sys- tème pouvait être utilisé pour un travail, par exemple pour faire partir un fusil à vent ; après, il avait perdu cette puis- sance, et l’on ne pouvait la lui rendre qu'en dégradant quelque autre énergie pour refouler de nouveau le contenu des deux ballons dans un seul, L'ouverture du robinet avait tout simplement fourni à la première énergie une occasion de dégradation, saisie aussitôt, » Cette considération, tirée du caractère plus ou moins utile des formes de l'énergie, a conduit quelques physiciens à présenter ce principe sous une forme qui paraît assez philosophique, mais qui n’est pas exempte de défauts : toute transformation de l'énergie tend à lui faire prendre une forme moins utilisable. — Cette formule n’est pas sans valeur ; car elle implique, et c’est l'essentiel, que l'énergie ne va pas indifféremment d'une forme à l’autre, mais qu’elle tombe toujours, au contraire de certaines formes, plus aisément transformables, à d'autres, qui le sont moins ou qui ne le sont plus. Mais le caractère qu’elle indique pour définir ces formes ne fait que répéter cette observation, et la proposition reste purement analytique : par définition, - la forme inutile de l'énergie est nécessairement celle vers 1. Jouffret, Zatroduction à la théorie de l'énergie, $ 37. Laraxpe. — La Dissolution. 5 TE: 66 LA DISSOLUTION. laquelle elle tend; car, si elle n'y tendait pas, la forme actuelle ne serait pas utilisable. L'uniformité de pression, dans deux récipients, serait une source de travail fort utile, si les pressions tendaient à l'inégalité; et réciproquement l'excès d'électricité d'un plateau de verre ne produirait aucun effet, si l'électricité ne tendait pas à se mettre en équilibre. Donc, étant donné ce fait fondamental que les transformations physiques ne se font qu'en un sens, la forme utile ne peut être que celle d'où l’on part, et la forme inutile, celle où l’on aboutit. Aussi vaut-il mieux nous en tenir au caractère d'égalité, remarqué plus haut dans tous les ordres de phénomènes considérés, et que l'observation ajoute synthétiquement à la loi de dispersion de l'énergie. Les deux concepts viennent ici se compléter mutuellement: la répartition vers laquelle tend l'énergie est une égalisation; la marche à l'égalité est la chute continuelle des formes supérieures aux formes inférieures. L'univers physique est done dominé par trois grands principes: la conservation de la masse, la conser- vation de l'énergie, la diminution de l'inégalité. Les deux premiers de ces axiomes, nous l’avons vu, sont nécessaires pour fournir une base ferme à notre pensée; l'accroisse- ment de l'égalité paraît moins nécessaire: cependant, s'il n’est pas absolument impliqué par la raison, il est du moins tout à fait conforme à ses lois. Au point de vue logique, en effet, toute différence est un fait contingent, surprenant, qui ne satisfait pas l'esprit, qui réclame même une correction, si elle est possible. Si je vois deux tours inégales dans un monument, deux niveaux différents dans une masse d’eau, deux tendances opposées dans un peuple, ma nature me force à chercher une raison suffisante de ces écarts, un principe supérieur expliquant cette diversité. Au contraire, personne ne demandera pourquoi deux chênes DISSOLUTION MECANIQUE. 67 sont de même taille, ou pourquoi les nègres n'ont pas des enfants blancs. Dire que tous les phénomènes physiques ont pour loi la marche à l'égalité, c’est donc dire qu'ils ten- dent de plus en plus à satisfaire l'intelligence humaine et que leurs transformations sont raisonnables. Le monde matériel obéit ainsi à la raison et répond à notre désir d'unité non seulement dans son être, mais encore dans son devenir. Et l’on doit peut-être ajouter que la chose n’est pas fort étonnante, si l'on songe, d’un côté, que l’esprit n’est pas dans le monde une exception unique, un élément étranger et sans lien avec le reste des choses; de l’autre, qu'une part mal définie, mais certainement considérable, revient à notre propre activité mentale dans ce que nous appelons, par raison d’universalité et d’objectivité, les lois du monde extérieur. 27. D'ailleurs, au point de vue physique, la formule à laquelle nous nous tenons enveloppe la précédente : éga- lité implique bien inutilité mécanique et même quelque chose de mieux; car non seulement toute notre industrie consiste à faire passer par un chemin qui nous soit utile les forces qui cherchent leur équilibre; mais toute sensation, toute impression, toute émotion même est le sentiment d'une différence en acte. Où cette différence n'existe plus, rien n’est plus perceptible; il n’y a plus de matière pour la pensée. Ce n’est donc pas seulement vers une inutilité erois- sante, c’est vers une imperceptibilité de plus en plus grande que tend la marche incoercible de la nature. Chaque fleuve qui coule, chaque lampe qui brûle, chaque mot qui se pro- nonce, chaque geste qui se fait diminuent la différenciation de l'univers, et par conséquent son aptitude à servir d'objet dans l’acte de la connaissance. Si toute l'énergie était enfin passée à l'état calorifique, vers lequel elle tend sans cesse, 68 LA DISSOLUTION, et si toute la chaleur était égalisée, il se produirait dans le monde un résultat en apparence paradoxal, mais cependant parfaitement logique et dont chaque minute nous rapproche: c'est que, même pour les sens les plus subtils, — sans que la quantité de matière eût diminué d’une livre, ni la quan- tité d'énergie d’un kilogrammètre, — il n'existerait plus rien, La vie, d'ailleurs, qui paraît bien nécessaire à notre mode sensitif de pensée, aurait disparu longtemps auparavant; mais nous lui survivons en quelque sorte par la prévoyance de la raison; et, même à cet égard, nous voyons son objet destiné à s'effacer comme elle : le monde sensible disparaît dès qu'on en retire seulement la diversité. Si ce n’était pas donner trop de précision à des mythes, on pourrait sans doute expliquer par là ce retour à l'absolu, cette rentrée de l'univers en Dieu que les métaphysiques et les religions nous ont souvent promise: anéantissement qui est la réalité suprême, disent les mystiques, puisqu'il n’est anéantissement que pour les sens, et non pour Îa raison, qui découvre au contraire en lui l'éternel et le défi- nitif; et qu'appelons-nous substance et réalité, sinon ce qui ne change pas, ce qui peut être pensé d'une façon intemporelle ? — Remarquez en eflet que presque toutes les considérations par lesquelles on peut parvenir à la notion, de l'usure cosmique n'ont rien de particulier à la science moderne, et peuvent s'être présentées très naturellement à un esprit bien fait, méditant sur les trans- formations visibles des forces physiques. Adorer dans le soleil la source de toute énergie vitale est le dogme saillant de l’ancienne religion des Perses et des Egyptiens, d’où s’ins- piraient les mystères grecs. Comprendre que tout mouve- ment finit par s'arrêter à force de chocs et de frottements, et qu’il échauffe ainsi les corps voisins, n’était pas fort diffi- cile à concevoir pour des peuples qui allumaient communé- DISSOLUTION MÉCANIQUE. 69 ment le feu par le frottement de l'arani. Savoir que la cha- leur s’égalise entre les corps est une notion que n'importe qui peut former en faisant cuire des aliments. L'idée même de l’assimiler à un mouvement insensible des corps est si rationnelle qu’on la trouve formulée dans Démocrite, dans Lucrèce, qui montre le mouvement des rayons solaires désa- grégeant les molécules d’eau, retexens, pour les convertir en vapeur. — Si vous ajoutez à cela que les anciens croyaient presque tous le monde limité, il n’est pas diflicile d'ad- mettre que les philosophes orientaux aient soupçonné dès la plus haute antiquité que les sources de mouvement et de vie devaient finir par s’épuiser, et qu'ainsi le monde émietté pourrait retourner à l’état imperceptible. L'idée si répandue que le monde tout entier doit finir par se transformer en feu pourrait fort bien signifier, dans cette hypothèse, que toutes les forces cosmiques doivent finir par se convertir en cha- leur. Il y a moins de variété que n'en montre le premier coup d'œil entre les différentes solutions que se donne la raison humaine des grands problèmes qui lui sont présentés par la nature. 28. Revenons à la physique moderne. Refusant par principe de se prononcer sur ce que l'expérience ne peut atteindre, elle ne saurait s'accorder cette donnée que les anciens postulaient si facilement : la limitation de l'univers. Mais l’alpha et l'oméga des choses étant ainsi laissés hors d'atteinte par la science proprement dite, il lui reste les phénomènes qui changent sous ses yeux, et dont il lui appar- tient de résumer les lois. Voici done, à leur égard, comment elle conclut. L'évolution, au sens qualitatif, c'est-à-dire en tant qu’elle est définie par un passage de l’homogène à l’hétéro- gène, est encore plus opposée aux principes de la physique 70 LA DISSOLUTION. générale qu'elle ne l’est au sens quantitatif, c'est-à-dire en tant qu'elle est définie par la diminution de l'énergie dans un système donné. — Dans ce dernier sens, en effet, nous avons vu qu'en vertu de la permanence de l'énergie, toute évolution se confond nécessairement avec une dissolution égale et de sens contraire, dont elle ne diffère que par le point de repère adopté. Dans le premier cas, au contraire, cette demi-vérité, applicable dans l’ordre physiologique, n'existe même plus, et la loi de la matière inorganique se montre directement opposée à ce qu'on nomme la loi d'évo- lution. Le principe de la marche à l'égalité montre en effet que dans le monde mécanique, isolé par abstraction, tout marche du divers au même, d’une hétérogénéité plus grande à une plus grande homogénéité. La spécialisation des parties diminue. Les masses les plus actives, loin d'accaparer sans cesse une énergie nouvelle, cèdent indéfiniment la leur à celles qui se trouvent être moins bien partagées. La ségré- gation se fait si peu d'elle-même que Maxwell, voulant imaginer une hypothèse qui permit de la concevoir, a dû inventer un « démon distributeur », chargé de faire rebrous- ser les lois de la nature par un triage intelligent et artificiel des particules des corps. En un mot, l’évolution étant définie par le passage de l’homogène à l’hétérogène, et la dissolu- tion par son contraire, il n’y a aucun doute que la loi géné- rale du monde matériel, dont toutes les évolutions partielles sont des accidents, consiste dans l’ensemble en une disso- lution ‘. 14. « Ce qu'il faut retenir des conclusions de la thermodynamique c'est que ceux qui se croient en droit d'appliquer sans réserve à l'univers le principe de la conservation de l'énergie, ne sauraient se soustraire à l'obligation de lui appliquer aussi le principe de la dégradation de l'énergie. La physique nous montre le monde marchant dans un sens ; la principale raison qui a empêché de prendre garde à cette vérité, c'était la confiance aveugle qu'on professait généralement en un mécanisme universel... Aujourd'hui, cette marche dans DISSOLUTION MÉCANIQUE. 71 un sens n’est nlus contestée, à tel point que les défenseurs du mécanisme s’at- tachent à le rendre compatible avec la conception d'un monde irréversible, d’un monde qui s’use... En vain imaginerait-on des hypothèses destinées à écarter la conclusion qu'implique la dégradation de l'énergie. Clausius et Verdet ont montré que l'ingénieuse hypothèse de Rankine sur la reconcen- tration de l'énergie n'est pas soutenable, Et quant à imaginer que dans le monde arrivé au repos absolu et à l'égalité universelle de température, l'équi- libre ne pourrait subsister, et qu'à partir de là le principe de Carnot serait renversé, c'est là une vue de l'esprit devant laquelle le savant est désarmé. » Brunhes, L'évolutionnisme et le principe de Carnot, Revue de méta- physique, janvier 1897. — Si, au commencement de cet article, M, Brunhes annonce qu'il veut énoncer les principes de la thermodynamique « sous une forme qui laisse le champ libre à l'évolutionnisme le plus hardi » il ne faut voir là qu'une équivoque regrettable, et due à la confusion usuelle que nous avons signalée dans le chapitre précédent, £volutionnisme ne désigne dans cette phrase — comme le prouve tout le contexte — que la doctrine suivant laquelle l'avenir n'est pas une stérile répétition du passé, la doctrine suivant laquelle les choses marchent dans un sens fixe, et ne tournent pas sur place. Je crois même ne pas trahir la pensée de M, Brunhes en entendant par là que le monde marche vers un but déterminé, CHAPITRE HI DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE 29. Les conclusions du précédent chapitre sont subor- données à une condition : l'isolement de la masse considérée, ou, ce qui revient au même, la sommation de tous les phé- nomènes logiquement liés à celui dont on parle. C'est dire combien ce point de vue est schématique, et combien il ex- prime plutôt une orientation de l'esprit qu'un caractère de la nature. En effet, si vous ne vous oceupez pas d'un tout isolé, aucune des propriétés de la physique générale n'a plus son application: la masse peut n'être plus constante, si l’objet considéré croît ou décroît; l'énergie peut y varier en quantité, s’il en reçoit ou s’il en fournit ; enfin le désé- quilibre, l'inégalité y peuvent croître, si la nature ou l’art font sur quelque autre point un sacrifice en sa faveur. C'est ainsi qu'une machine, en dépensant du travail, peut enle- ver de la chaleur à un corps froid pour la porter sur un corps chaud: le principe de Clausius reste vrai pour la totalité du système ; mais si l’on ne considère que le corps bénéficiant de cette chaleur, la transformation produite s’y trouve évidemment inverse, par accident, à la marche gé- nérale de la nature physique. Il se trouve que l’expérience nous force à considérer sou- vent un système de ce genre, bien défini mais non pas La Cie D # fol ! - ee" Le DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE, 73 isolé : c’est l’être vivant. La vie n’est point chose facile à dé- finir; peut-être même est-il impossible d'en donner une formule vraiment adéquate, et ce doit être le cas si elle est vraiment un phénomène irréductible et premier, comme la pensée elle-même, qui s'efforce de la comprendre. On peut cependant essayer de trouver et de résumer les caractères généraux par lesquels elle se manifeste; puisque nous la reconnaissons, puisque nous l’aflirmons de certains êtres et que nous la nions de certains autres, il faut qu'il y ait en elle quelque trait qui nous serve de critérium ; et s'il en est ainsi, il n’est pas trop ambitieux de chercher à le dé- couvrir. Sans doute nous ne pouvons guère espérer d'y trouver l'essence de la vie, et le secret de la génération des êtres vivants ; mais il doit être à tout le moins une indication très utile sur les lois des apparences vitales, et particuliè- rement sur les évolutions ou les dissolutions qui s'y peuvent produire. Or, la propriété que nous avons d’abord remarquée chez les êtres vivants convient à tous et ne convient qu'à eux. Elle convient à tous, car il n’est point de plante, si humble qu'elle soit, point d'animal, si peu d'organisation qu'il ma- nifeste, qui ne demeure le même tout en étant sans cesse traversé par le courant de matière qu'y entretiennent la respiration et la nutrition : il reste donc toujours défini tout en communiant largement avec le reste de la nature. Et d'autre part, cette propriété ne convient qu'à l'être vivant, car tout agrégat purement physique, quelque perfectionné qu'il soit, ne conserve aucune identité quand la matière qui le composait s’est renouvelée : on peut rencontrer un même homme, füt-ce après dix ans d'absence, mais on ne passe _pas deux fois le mème fleuve. Le vivant est si bien, au point de vue matériel, un agrégat défini sans être isolé que la mort est visiblement la rup- 74 LA DISSOLUTION, ture du lien qui réunissait les éléments passagers du corps. Considérez le même être quelques instants avant et après la mort; mêmes atomes matériels, même forme, même compo- sition physique et chimique (autant que nous pouvons en juger); mais la vie n'y est plus, parce que toutes les parties en sont subitement devenues étrangères les unes aux autres, sans unité, sans solidarité, et qu'au lieu de résister énergi- quement à l'effet dissolvant des forces incidentes, elles vont les suivre docilement, chacune de son côté, se fondant par degrés insensibles dans le tout dont elles se séparaient naguère ; masse indéfinie, impossible à reconnaître, qui n'a plus de nom dans aucune langue, parce qu'elle ne saurait plus être le sujet logique d'aucune proposition, — Et réci- proquement, quand un objet nous paraît ressembler aux vivants, n'est-ce pas lorsque nous pouvons le considérer comme identique en quelque sens, malgré le changement de sa matière ? Une machine à vapeur nous semble plus vivante qu'une horloge, si parfaite qu’elle soit, parce que l'action en demeure la même, malgré le renouvellement continuel de l’eau et du charbon qui l’alimentent, et qu’elle est ainsi moins isolée, tout en ayant autant d'unité. Et si nous ne la jugeons pas réellement vivante, c'est que ce renouvellement n'est pas total, ni cette unité parfaite, en sorte que les autres parties qui la composent s’usent à la manière ordinaire, ne tendant qu'à se disperser et à réaliser l'équilibre universel par leur dissolution, ce qui est le propre de la matière inorganique. 30. Il résulte de là que la vie se manifeste dès lori- gine comme une affirmation et un développement de l'indi- vidualité. Mais il faut expliquer cette expression, qui prête à l’équivoque. Le mot individu désigne dans le langage ordi- naire quelque chose dont nous avons un sentiment vif plutôt qu'une idée claire. On en donne d’ordinaire, comme il arrive DISSOLÜTION PHYSIOLOGIQUE. 75 pour bien des mots, une étymologie quelque peu inexacte ; _et les erreurs de ce genre faussent souvent, à la longue, le sens des mots eux-mêmes, comme l'ont remarqué tous les grammairiens. Les physiologistes ont supposé fréquemment que le mot individu, venant d’individuus, désignait un être tel que la division en détruisit les propriétés essentielles, qui fût indivisible, par conséquent, en tant qu'il est suscep- tible d’être désigné par tel outel nom. C’est ce que fait par exemple M. le Dantec, dans un travail dont toute une partie est consacrée spécialement à l'individualité, et qui est assez remarquable pour que les moindres erreurs courent le risque d'y prendre une dangereuse autorité. « Un individu, dit-il, est, au sens étymologique du mot, un corps qui ne peut être divisé sans perdre ses propriétés spéciales; un individu vi- vant est done un corps qui ne peut être divisé sans que l’une au moins des parties résultant de la division perde la vie’, » C'est à la fois négliger l’origine historique du mot, et fausser son sens réel, qui est resté conforme à cette origine. En latin, le mot veut dire exactement et simplement indivisible. /ndi- vidua corpora, dans Cicéron, désigne les atomes. L'usage particulier de ce mot, en français, vient des logiciens : dres- sant des arbres de concepts appliqués aux objets naturels, ils ont remarqué qu'on y rencontrait presque toujours un genus minimum, caractérisé par ce fait que les subdivisions logiques de ce genre n'étaient plus à leur tour, comme partout ailleurs, divisibles en espèces. C’est pourquoi ils appelèrent ces subdivisions des individus. Ainsi les Grecs se divisent en Athéniens, Béotiens, Spartiates ; les Athé- niens en citoyens, métèques, esclaves; les citoyens en Socrate, Platon, Criton et autres, lesquels ne comportent 1. Le Dantec. Théorie nouvelle de la vie, 262, Bibliothèque scientifique internationale. Paris, F. Alcan. À 76 LA DISSOLUTION, plus de divisions logiques. 11 n'y a done individualité que par rapport au genre et à l'espèce : elle marque la dernière divi- sion d’une classification. — Le problème du principe d'in- dividuation, tant agité au moyen âge, consiste par consé- quent à demander ce qui fait qu'un animal se distingue de tous les autres animaux de la même espèce ; c'est la ques- tion de la différence spécifique dernière, ou, comme disaient les scolastiques, de l'hæcceité. Bien que, dans la pratique, l'individu ainsi défini soit le plus souvent un agrégat organique qui ne saurait se diviser mécaniquement sans perdre ses propriétés, cette idée n'est donc point du tout le fond du concept d'individu: quand même un homme coupé en quatre engendrerait quatre hommes ou quatre morceaux vivants, il n'en serait pas moins un individu pour les logiciens, car il ne serait pas, par rap- port à ces quatre parties, ce qu'est un genre par rapport à ses espèces. Et de là vient que la langue courante ne confond aucunement l'indivisible et l'individu. Une machine, une usine ont une solidarité de parties qui les rend indivisibles : on fausserait évidemment le sens des mots, et d’une facon notable, si l’on disait qu’elles sont des individus. Au con- traire, l’homme en est un. On parlera dans le même sens d’une grande individualité pour désigner un homme d'État, un financier considérable ; si l’on remarque la puissante individualité d’un artiste, ce ne sera pas pour faire entendre que son œuvre est indivisible, mais bien qu'il a une manière à lui de voir les choses, originale et inimitable, dépassant la vue commune de la nature dont est capable le premier venu. — Le nom d’individualisme, qui vient de là, en précise clai- rement le sens. L'individualisme est l’aflirmation de ce qu'on est, par opposition à ce que l’on n’est pas, du moi, par rap- port au non-moi. Voilà le cœur de l'idée. C’est la tendance vers ce qui distingue les êtres les uns des autres, l'opposition ES EU RTS OT 77 AT OO Env ee Te à à + "1 DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 17 à ce qui les confond ou les combine dans une action soli- daire ; l'opposé du socialisme, par exemple, dans l’ordre politique, ou du goût pour limitation et la mode, dans l’ordre mondain. Si omnes, ego non, telle est la devise de l'indivi- dualisme ; la liberté de chacun est l’article premier de son programme. C’est la revendication du droit des minorités, la revendication de toute espèce d'indépendance, soit à l'é- gard d’une collectivité, soit à l'égard d’une nature exté- rieure. — En définitive, le caractère usuel qui s’y marque est celui d’une unité élémentaire, dans son opposition au tout dont elle fait, ou dont elle pourrait faire partie, à la classe dont elle’est un échantillon particulier, et non pas, comme une analogie superficielle l'a fait croire, celui d'une unité supérieure organisant la collection des éléments divers dont elle est composée. Individu, à parler juste, est le terme antithétique d'espèce ou d'État. C'est ce qui est soi-même, ce qui possède its own self et qui soutient cette spécialité à l'égard des autres individus, soit qu'il les considère isolé- ment, soit qu'il se pose en face d'eux tous dans le caractère singulier qui lui est propre et qui le rend discernable de n'importe lequel d’entre eux'. Ainsi M. le Dantec, en un autre passage, montrant le peu d’individualité des plastides, définit cette propriété d'une façon tout-à-fait conforme à l'usage et à l’étymologie en disant que « la notion d’indivi- dualité correspond à un certain nombre de caractères diffé- rentiels qui font distinguer un être de tous les autres sem- blables?. » Et de même M. Perrier écrit au début d'un traité d'anatomie et de physiologie générales : « Chacun de nous 1. Le dictionnaire allemand de Fix donne comme synonymes à /ndivi- duum, Einselwesen, Einzelnes Ding; au sens familier, sein liebes Ich, qui est caractéristique. — Sur la distinction de l'individu et de la personne morale, ef. plus bas, $ 150. 2. Le Dantec, Théorie nouvelle de la vie, 269. 78 LA DISSOLUTION. possède un ensemble de caractères qui le distinguent immé- .diatement des autres hommes... ; ces caractères, propres à chaque individu, qu'on peut appeler en conséquence des caractères individuels ou personnels, coexistent avec d’autres caractères communs’, » ceux de l'espèce, C'est dans ce sens précis, bien défini et, je le crois, con- forme à la langue, que l'on peut considérer comme exacte la définition par laquelle la vie est appelée la tendance au maintien et à l'accroissement de l'individuation. 31. Pour qu'un être soit ainsi distinct des autres, il faut non seulement qu'il ait en lui, à un moment donné, quelque chose de propre, mais encore qu'il le conserve, en même temps que les autres conservent de leur côté leurs caractères distinctifs, sans quoi disparaîtrait immédiatement cette pro- priété même. L'individu vivant n’est pas seulement celui chez qui la matière se renouvelle sans cesse, mais celui qui dans ce changement même est caractérisé par la fixité de sa forme ou tout au moins de ses réactions avec le milieu extérieur. Il ya, en ce sens, une individualité considérable de la gromie, de l’amibe, du stentor relativement l'un à l’autre; il y en a une, quoique plus effacée, d'une cellule à l’autre de la même espèce, puisque celles qui usent de conjugaison ne se combinent pas indifféremment avec n'importe laquelle de leurs semblables ; il y en a une immense chez les êtres supé- rieurs, où nous distinguons souvent du premier coup d'œil deux animaux d’une même portée. Mais l'essentiel de toute cette longue progression réside dans la propriété déjà défi- nie qu'a l'être vivant d'échanger largement et sans cesse un flot de substances chimiques avec son milieu, sans que sa constitution spéciale et carastéristique s'altère, si ce n’est en 1. E. Perrier, Anatomie et physiologie animales, page 1. ET SO CE DT TT —— à en un to ds ne y dé ét SL SR de cn à w— sa il à DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 19 de longues périodes, presque infinies par rapport au ra- pide et continuel mouvement qui en détruit et qui en rem- place la matière. Tranformer ainsi ce qui n’est pas matière vivante et l’assimiler, c'est-à-dire fabriquer à ses dépens, non pas de la matière vivante en général, mais la matière vivante de telle structure et de telle forme, particulière à l'individu qui se nourrit, est la vie même. Cette propriété se développe et se différencie des formes les plus humbles et les moins spécialisées jusqu'aux formes les plus complexes. Cette puissance de nutrition générale des cellules élémen- taires donne naissance chez les êtres plus élevés à deux fonctions distinctes : l’une est la régénération des tissus, l’autre est la génération des individus ; mais toutes deux dérivent de la propriété fondamentale par laquelle l'être vivant tend à conquérir l'univers en le ramenant à sa propre formule chimique ou à son propre type spécifique. Suivons chacun de ces rameaux séparément. 32. Voici, je suppose, un être unicellulaire des plus simples, placé dans un milieu où il flotte librement. Cet être a une certaine composition chimique, en même temps qu'une certaine structure physique qui le définissent. Nous ne con- naissons exactement ni l’une ni l’autre, si ce n’est dans les traits les plus généraux : nous savons seulement au point de vue chimique, que l'analyse le résout principalement en carbone, oxygène, hydrogène, azote et phosphore ; au point de vue physique, qu'on y aperçoit un noyau, c'est-à-dire une masse plus dense,qui se colore plus fortement avec la plupart des réactifs microscopiques ; et de plus, quelques différences de texture en différents points du protoplasma qui environne ce noyau. Cet être exécute des échanges chimiques avec le liquide qui l'entoure ; et, corrélativement à ces échanges, que le fait 80 LA DISSOLUTION. en soit la cause ou l'effet, il se meut ou déforme sans cesse sa surface avec une grande activité. L'opération essentielle de ces échanges est une absorption d'oxygène et une élimi- nation d'acide carbonique ‘. Mais tout ne se borne pas là. Des réactions beaucoup plus nombreuses se passent entre le protoplasma et son milieu. De petits corps solides, d'autres animaux, par exemple, sont sans cessse englobés dans la masse cellulaire par le mouvement amiboïde des pseudo- podes. Si ces substances sont solubles dans le protoplasma, elles vont s’y dissoudre; si elles ne le sont pas primitivement, elles le deviendront le plus souvent par l'afflux dans la va- cuole qui les contient d’une liqueur acide qui vient du pro- toplasma et qui s'y amasse, comme le suc gastrique dans l'estomac. De toutes facons le résultat sera le même: elles seront en définitive incorporées à la matière vivante, dont elles altèreront ainsi la composition. 11 en sera de même de tous les échanges liquides ou gazeux que le protoplasma pourra faire avee son milieu. — Si donc il n'avait pas d'autre propriété, il ne demeurerait pas le même un seul moment, mais dès les premières réactions auxquelles il est soumis, il perdrait sa composition carastéristique. C’est en effet ce qui arrive dans les expériences de méro- tomie, dans lesquelleson coupe en plusieurs parties la masse d’une de ces cellules élémentaires. Les parties qui ne con- tiennent pas le noyau continuent très bien à réagir comme d'ordinaire avec le milieu qui les environne. Des corps sont absorbés, digérés par la sécrétion acide dans la vacuole qui se forme autour d’eux, dissous ensuite dans la masse du proto- 1. L'oxydation est un facteur indispensable de la vie pour tous les êtres que nous connaissons, sauf dans l'état de vie ralentie (ou provisoirement suspendue) qui d'ailleurs mène lentement à la mort. Mais ce phénomène n'est pas la vie même ; c'est une synthèse dispersant de l'énergie, comme dans l'oxydation d'un métal. La vie est dans la reproduction du produit capable de s’oxyder, ce que le métal ne fait pas. éd Los LORS ES SC PR ÉD à DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. st plasma. De l'oxygène est absorbé, de l'acide carbonique rendu. Mais tout cela s'arrête vite. Le protoplasma, en effet, modifié de plus en plus par ces additions, qui constituent les seules actions chimiques dont le morceau coupé soit capable, perd finalement sa constitution propre ; et bientôt, ayant acquis une sorte d'équilibre avec l'extérieur, il ne manifeste plus aucun des phénomènes élémentaires de la vie. On ne peut même plus dire que ce soit encore du pro- toplasma. Au contraire, si le protoplasma avec lequel nous avons fait réagir le milieu possède encore son noyau, il se passe un phénomène absolument caractéristique, et sans aucun analogue dans la chimie inorganique. Des échanges intra- cellulaires se produisent entre le noyau et le protoplasma ; et leur effet est de rétablir exactement la composition de ce dernier, comme on peut s'en apercevoir par l'analyse, et surtout par la façon constante dont il continue à se com- porter à l'égard des substances avec lesquelles il est en relation nutritive. Le seul résultat de l'addition, puis de l'assimilation qui y fait un triage, est done d'augmenter la substance de l'être vivant, tout en lui conservant sa formule propre, son type spécifique et particulier. « C'est seulement grâce à cette assimilation, qui fait que l'amibe d'aujourd'hui est semblable à l'amibe d'hier, qu'on peut parler des propriétés spécifiques des plastides. C'est grâce à cette assimilation que l'on concoit le déterminisme physiologique : tel plastide, dans telles et telles conditions, réagit toujours de telle et telle manière. — Voilà une pro- priété tout à fait spéciale, et qui manque à tous les corps bruts. Nous ne connaissons en chimie aucune substance qui ne se détruise, en tant que composé défini, chaque fois qu'elle réagit d'une manière quelconque. En d’autres termes, en dehors de l’état d’indifférence chimique, la quantité d’un Laraxpe. — La Dissolution. 6 ” #2 LA DISSOLUTION, composé défini quelconque est toujours décroissante. Faites réagir un poids P d'acide chlorhydrique sur du sodium, il vous restera ensuite, outre une certaine quantité de chlorure de sodium, un poids d'acide chlorhydrique inférieur à P. Ceci est vrai pour tous les corps de la chimie dits corps bruts. Or, nous sommes en présence du /ait contraire dans les plastides vivants: le protoplasma, nous le savons, est le siège d’un très grand nombre de réactions; si c'était une substance chimique ordinaire, sa quantité diminuerait done constamment; or, elle ne diminue pas, mais même elle augmente, et cependant ses propriétés restent les mêmes": c'est donc un composé défini qui, au cours de réactions chimiques avec des corps différents de lui, s'accroît en quantité tout en restant composé défini. » 33. Non seulement la constitution chimique se main- tient ainsi, mais la structure physique se répare et se déve- loppe.. Après une expérience de mérotomie, le morceau qui a conservé le noyau se régénère entièrement en reprenant petit à petit la forme normale de l'individu complet. Vient- on à briser la coque ou le squelette d’un des animaux uni- cellulaires qui possèdent ces organes, ils se reconstituent exactement, malgré leur complexité quelquefois extrême *. Le maintien de la structure et de la composition d'un être est 1. On sent toute la force de cette opposition en la rapprochant du précé- dent chapitre. 2. Le Dantec. Théorie nouvelle de la vie, 88-89. — Mettant sous une forme ingénieuse cette propriété universelle, l'auteur appelle équation de la. vie élémentaire manifestée l'expression a + Q — a + KR, équation où & représente la masse de protoplasma donnée, Q les substances ingérées, R les substances rejetées et } un coefficient plus grand que l'unité. En d'autres termes, « un plastide vivant est un corps tel qu'il existe un milieu liquide correspondant dans lequel ce corps est susceptible d'assimilation. » /bid., 109. 3. Ibid., page 99, d'après les expériences de M. Verworn et celles de M. Balbiani. ss DR: À à SC RE RSS SL és 2 1 i } PT DR OR CPR TE ME sv ad nr id, ; DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 83 done un fait primitif, la vie elle-même, saisie dans son carac- tère essentiel. Il n’est pas diflicile, d’ailleurs, de concevoir que les deux formes de cette propriété se fondent en une seule. La structure peut résulter mécaniquement de l'équilibre moléculaire particulier à telle composition, comme le pensent beaucoup de physiologistes et notamment l’auteur cité plus haut. La fixité de la composition pourrait aussi résulter du maintien de la structure physique, dont le plan exigerait sur tel point, un atome de telle forme donnée, et non d'une autre. Ce dessin serait alors la loi primordiale; hypothèse qui conviendrait mieux aux phénomènes de régénération si complexes que présentent les êtres supérieurs'. — Mais, quoi qu'il en soit, cette propriété de croître suivant une formule spéciale et typique est la loi première d'où tout le reste dérive, le point de la physiologie où s’introduit la donnée expérimentale propre à cette science, et où nous tirons l'ignorance de sa source la plus haute, Dans l'état actuel de nos connaissances, ce n’est pas une résultante qui se constitue sous nos yeux, c'est le fait même qu'il nous faut toujours recevoir, et qui nous est présenté par la nature, comme l’aflinité en chimie, comme la pesanteur en physique, quelque complexes qu'elles puissent être, quelque difficulté, quelque impossibilité qu'il y ait « à rendre a priori pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon ». — On voit done là, dès la forme vitale la plus humble, l'identité de la nutrition et de cette force intérieure à laquelle les anciens attribuaient le rôle principal dans la vie, et qu'un cartésianisme immodéré a mise si longtemps au rang des. entités suspectes. Les aristotéliciens l’appelaient âme végétative ; Hippocrate, force médicatrice de la nature ; Van Helmont la nommait archæus faber ; l'École de Mont- 1. Cf, infra, $ 36. De #4 ; LA DISSOLUTION. pellier l’a désignée par l'expression de principe vital, en y joignant l'idée pour le moins arbitraire d'une indépendance absolue à l'égard des lois ordinaires de la matière, et celle d’un « double dynamisme » ou ce principe s'opposait à l'âme pensante'. Mais ces exagérations n'empêchent pas le fait d’être capital. Le désir de tout expliquer du dehors, et la terreur du dualisme, si visibles en particulier dans Haeckel”, ont conduit souvent les physiologistes à négliger cette force élémentaire et son rôle dans l’évolution, Mais ils ont tort, même à leur point de vue; car en dépit des aflirmations de principe de l'École de Montpellier, rien ne prouve à priori que cette régénération soit irréduetible au mécanisme dans le fond de sa nature. Elle n'est pas une puissance surnatu- relle, et n’a rien de plus occulte que la résistance ou la cohésion ; et surtout, ce qui tranche la question, l'existence enest un fait”. Quand un animal supérieur se blesse, la plaie se cicatrise. Dans bien des cas, il peut même régénérer toute une partie de son corps. Les dents repoussent chez beau- coup d'animaux, les squales notamment, toutes les fois qu'elles sont accidentellement arrachées, « Quand on coupe 1. « Ce principe est un ; il est absolument indépendant de l'âme pensante... Aucune cause ou loi mécanique n'est recevable dans les phénomènes du corps vivant. » Barthez, Nouveaux éléments de La science de l'homme, tome #, chapitre 111, pages 98 et suivantes. 2. Voir toute l'AÆrstoire de la création naturelle des êtres organisés, notamment pages 19-21, 31, 56 de la traduction Letourneau. 3. « L'autre principe d'Hippocrate, dit un médecin contemporain, est ce qu'il appelle la nature médicatrice. C’est le fondement de toute médecine na- turiste, l'idée mère de toutes les théories pathogéniques de l'époque moderne. Ce n'est pas une hypothèse «a priori ; c'est une déduction (induction) des faits empruntés à l'expérience journalière des actes morbides ; cest l'expression concise et saisissante de cette vérité expérimentale que, lorsque une cause nuisible lèse une partie du corps, on trouble le jeu d'une fonction sans que la mort en résulte immédiatement, il se produit dans la partie intéressée ou dans tout l'organisme une série d'actes qui ont pour eflet ou pour tendance de réparer la lésion ou de rétablir le fonctionnement. » Dr Bouchard, Kalen- tissement de la nutrition, première leçon, page 7. 7 Ke ME EE 7 TS SRE re [NEN LAS + ENT ue » L F DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 85 le bras à un triton, le membre repousse. Il est admis que chaque tissu de la plaie reforme le tissu similaire, et il n'y a rien de bien surprenant à ce que les os, les muscles, les vaisseaux, les nerfs, le derme, refassent de nouveaux tissus osseux, musculaires, nerveux, ete. Mais ce qui confond l’en- tendement, c’est que l’humérus, par exemple, ne forme pas au niveau de la plaie un simple bourrelet osseux, informe, cicatriciel; c’est qu’il reproduit ce qui lui manque, plus les deux os de l’avant-bras, les petits os du carpe, les métacar- piens et les doigts dans leurs relations normales; et il en est de même des autres tissus'. » Même en dehors de ces cas accidentels, où s'exerce la force proprement médicatrice du principe vital, les fonctions ordinaires de la vie en impli- quent l’action continue. « La fonction biologique essentielle, dit le mème savant, est la régénération. Toute génération n'est que la régénération d'un organisme complet par une partie plus ou moins étendue, détachée ou non de lui*, » Un germe qui se développe absorbe à tout instant, par la nutrition et la respiration, des matières extérieures qu'il doit employer à la construction de son corps suivant un certain plan préformé en lui. Pourquoi le fœtus d'un homme, celui d'un cheval, celui d’un chien, presque semblables aux premiers jours de leur évolution utérine, réalisent-ils chacun un type spécifique dont aucune puissance connue ne saurait les faire dévier? Tout se passe comme si l'être avait sans cesse présente en pensée la forme qu'il doit revêtir, et le détail mème de chacun de ses organes. [1 les produit d'abord, puis il les entretient. Avec moins d'intensité que chez l'enfant, mais d'une manière analogue, l'architecture vitale 1. Yves Delage. La structure du protoplasma, ete., page 94. 2. 1bid., p. 90. — Ceci est tout à fait exact pour les organismes inférieurs, les êtres unicellulaires surtout. Mais pour les organismes supérieurs, l'orga- nisme régénéré n'est pas directement une partie de celui qui fournit le germe. Voir plus bas la théorie justement célèbre du Plasma germinatif. 86 LA DISSOLUTION. continue chez l'adulte. Cette nutrition se fait précisément par le même mécanisme que la réparation des blessures. Et mème n'est-elle pas au fond la réparation d'une blessure ? Tout être qui agit ou qui subit l'action directe des agents extérieurs se désintègre par cette action. Marcher, travailler, chasser, brisent le corps et le déchirent. L'épiderme s'use et repousse sans cesse. [Il en est de mème des ongles, des muqueuses, du sang, des organes internes aussi bien qu'ex- ternes dont nous expulsons sans cesse des débris de toute sorte'. Vient alors la nutrition réparatrice, remplaçant les 2 parties mortes, cicatrisant à l'intérieur les blessures invi- 1. Je ne comprends pas pourquoi M. Le Dantec, dans l'ouvrage déjà cité, s'élève si vivement contre les expressions analogues qui se trouvent dans Claude Bernard. Celui-ci disait : « Nous classons les phénomènes de la vie en deux grands ordres : 1° les phénomènes d'usure, de destruction vitale qui correspondent aux phénomènes fonctionnels de l'organisme ; 2° les phénomènes plastiques ou de création vitale qui correspondent au fonctionnel et à la régénération. » Phénomènes de La vie, 125. — M, Le Dantec juge que c'est une « erreur absolue » pour les monoplastides. Cepen- dant sa propre théorie, dans la partie la plus solide, consiste à montrer que la vie d'une telle cellule se compose de deux temps : 1° La constitution est altérée par l'addition respiratoire ou nutritive. Si rien de plus ne se produisait, ce serait la mort, ou, comme il dit, la condition n° 2 ; — 2° sa constitution est rétablie par des échanges proprement vitaux entre protoplasma et noyau, Or le premier temps est bien extérieur, visible; le second, « intérieur et si- lencieux », comme le dit Claude Bernard. C'est done bien à la destruction que correspondent les phénomènes « qui sautent aux yeux et par lesquels nous sommes amenés à caractériser d'abord la vie ». Sans doute, il n'y a pas une correspondance absolue et exclusive entre la décomposition et le fonction- nement, la régénération et l'immobilité extérieure. En cela, l'analogie établie par Claude Bernard est exagérée. Mais sous cette réserve, il me semble voir au fond un accord général entre les intuitions de Claude Bernard et les résul- tats incontestables des nouvelles expériences de mérotomie. L'essentiel, en eflet, est la reconnaissance dans la vie d'un mouvement en deux temps : dé- composition suivant le mode général d'action des corps physico-chimiques, recomposition par un phénomène interne sui generis ; ce que le grand physiologiste a marqué d'une façon très précise. — Je saisis cette occasion pour faire remarquer qu ‘en citant M. Le Dantec, je ne me réfère jamais, à moins d'exprès avis contraire, qu'aux parties de son ouvrage où sont exposés des faits réellement observés ou des inductions certaines. W en est de même pour les livres de MM. Yves Delage (où d'ailleurs cette division a été faite par l'auteur lui-même), Oscar Hertwig, Wilson, etc. en =: Le D nn VE RUE Le | L lie hi ré be de à HS PPS CO il re ds \à Le DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 87 sibles de l'existence. Par un travail analogue à celui qu'elle exécute dans la nutrition de l’amibe la plus simple, elle dirige où il faut l'oxygène, le carbone, le phosphore que réclame sur tel ou tel point le plan préconcu de l'orga- nisme. Aussi Claude Bernard disait-il avec beaucoup de force que le véritable principe vital est au fond une idée organique. 1 ajoute des matériaux tant que l'édifice est incomplet. Il ne va pas plus loin. L'exercice peut bien aug- menter un peu la qualité des muscles; mais chaque individu porte en lui des bornes très stables que tout l'entraînement du monde ne saurait lui faire dépasser. L'organe de la pensée est à ce point de vue aussi limité que eelui de la marche: Pascal découvre à douze ans la géométrie qu'on lui cache; et tel enfant consciencieux, mais médiocrement doué, ne s’assimile qu'imparfaitement les premiers livres d'Euclide après un travail de plusieurs années, Le germe peut avorter, et l'on ne saurait par conséquent assigner à son développement de limite inférieure; mais s'il vit et s'il grandit, c'est pour aboutir «au type qu'il porte en lui d'une manière implicite, et dont nous ne saurions nous faire une idée, — fort inadéquate sans doute, mais encore la moins imparfaite possible, — qu’en la comparant aux prévisions de notre intelligence, à une pensée fixe qui hante l'être et qui impose une limite supérieure à son évolution. 34. Cette loi fondamentale, qu'on pourrait nommer loi de persistance et d'accroissement du type vital, et qui maintient la forme en dépit du courant de matière qui traverse sans cesse l'individu, peut-on l'expliquer ? Si on entend par là en trouver les raisons mécaniques, on se heurte à de grandes difficultés, dont la principale est de croire simple ce qui est petit. L'analogie que présente cette propriété avec le pouvoir d’amorce de certains cristaux, qui 88 LA DISSOLETION, en produisent d’autres de leur type, est si grossière et si lointaine qu'elle n’éclaircit guère la question, Peut-être cependant la force nutritive et médicatrice par laquelle un être croît et se rétablit dans son type réside-t-elle en des phénomènes qu’une analyse parfaite réduirait eux-mêmes au mécanisme, mais qui sont imperceptibles pour fous par suite de leurs faibles dimensions, ou de la ténuité des masses sur lesquelles ils s'exercent. Rien n'est plus absurde que de vouloir arrêter la nature dans le voisinage du point où s'arrêtent nos instruments d'optique et de se figurer que nous sommes près de l’élémentaire parce que nous sommes au bout des décompositions mécaniques dont nos dimen- sions d'hommes nous rendent capables. Il est très possible que pour en représenter à nos yeux tout le mécanisme, il fallût grossir une cellule jusqu'aux proportions du globe terrestre, ou peut-être même, comme pensait Leibniz, jusqu’à l'infini; et rien ne prouve, en ce cas, que telle de ses parties ne pourrait pas être le centre d'états psychiques aussi complexes que ceux d’un animal supérieur, — 1] est très possible aussi que la matière perceptible à nos sens puisse être mue par quelque autre matière qui leur est impercep- tible en raison de leur constitution, à la facon dont Des- cartes supposait que les b/ocs de la matière grossière étaient mis en mouvement par les courants et les tourbillons de la matière subtile ; hypothèse dont un cas particulier au moins est actuellement admis par tous les physiciens en ce qui concerne les phénomènes électriques. Ils supposent en effet que l'électricité est un fluide impondérable universellement répandu, peut-être identique à l’éther lumineux: et ce sont les mouvements de ce fluide invisible qui, entraînant les corps matériels par l'intermédiaire des forces pondéro-élec- triques, produisent les mouvements visibles des corps élec- trisés, les déplacements et les modifications de structure DISSOLUTION -PHYSIOLOGIQUE. 89 atomique qui constituent l’électrolyse, et par conséquent aussi les énergiques actions moléculaires qui donnent leur puissance aux moteurs électriques, aux effets de la foudre, ete. — On admet aussi très généralement que la pesanteur pourrait résulter d'une action du même genre. Aucune raison logique n’empêcherait donc de supposer, même pour un matérialiste, que les parties d'un orga- nisme sont également soumises à des actions de milieu qui peuvent en déterminer la forme ou les mouvements; et même, en tout état de cause, il faut bien admettre qu'ils le sont au moins à l'égard de la lumière et de l'élec- tricité, puisque ces forces fluidiques agissent sur eux très énergiquement. Je doute toutefois qu'il y ait profit pour la science à s'engager dans cette voie : l'imagination seule y travaille, et, n'étant bornée que par les limites du possible, elle a beau jeu pour ses créations. La preuve s'en trouve dans l’encombrante richesse des hypothèses qu'ont aceu- mulées les physiologistes sur la constitution moléculaire du protoplasma. Les « unités physiologiques » de Spencer, qui se groupent en vertu de leur « polarité »; les Gemmes et Gemmaires de Haacke qui agissent en raison de leur forme moléculaire rhomboïdale; les piles électriques infinitésimales de Fol; les Bioblastes de Altmann, qui seraient de minuscules appareils de chimie; les Micelles de Nægeli, petits compo- sés albuminoïdes indissolubles dont la réunion forme des cordons singulièrement compliqués", telles sont les princi- pales suppositions auxquelles se sont plu les mécanistes, sans compter les autres particules vivantes imaginaires, 1. H. Spencer, Principes de biologie, 2° partie, ch. 1v, $ 66. Paris, F. Alcan. Nægeli, Théorie mécanique de la descendance. Pour les autres hypothèses, cf. Yves Delage, Structure du protoplasma, etc. : Haacke, page 440 ; Fol, 496 ; Altmann. 498. 90 LA DISSOLUTION. celles-là douées d'organisation, et qui ont été inventées pour servir de support matériel aux propriétés héréditaires. 35. Mais il pourrait s'ouvrir une autre route, si l'on veut bien accorder que toute explication ne soit pas néces- sairement le démontage d'une machine — même quand l'ob- jet étudié est mécanique à quelques égards — et qu'il puisse y avoir une utilité réelle à rattacher l'inconnu au connu, à quelque titre et par quelque faculté que nous soit donné celui-ci. Huxley, dans une étude sur le protoplasma qu'il appelle à dessein « la base physique de la vie », remar- que avec justesse que la science a deux grands postulats : l'un est qu'au moyen de nos facultés nous pouvons recon- naître l’ordre des choses dans un domaine pratiquement indéfini ; l’autre, que notre volonté est une condition elli- ciente du cours des événements. Il en conclut qu'au point de vue métaphysique, le pur matérialisme et l'idéalisme pur sont insoutenables, et qu'au point de vue scientifique la sé- rie des symboles matériels aussi bien que la série des sym- boles spirituels sont ex principe également acceptables pour exprimer n'importe lequel des faits de l’univers. Mais il n'accorde plus qu'il en soit ainsi pratiquement ; car, à son avis, pour faire progresser la science, la terminologie maté- rialiste devient préférable à tous égards. Elle relie en effet la pensée, dit-il, à tous les autres phénomènes de l'univers, et nous pousse à rechercher la nature de ses concomitants physiques, connaissance qui seule peut nous donner un jour sur celle-ci le pouvoir que nous possédons déjà sur le monde matériel. La terminologie spiritualiste, au contraire, est absolument inféconde, et ne mène qu'à la confusion des idées. 1. Huxley, Les sciences naturelles et les problèmes qu'elles font surgir, édition française, ch. vs, page 203. DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 91 Ces raisons ont évidemment leur valeur, étant fondées, comme elles sont, sur la grande expérience personnelle de l’auteur et sur l’avantage qu'il juge avoir obtenu dans ses études par l'élimination de tout concept psychologique. Toutefois, il est certain aussi qu'il n’y a rien de décisif dans une telle sorte de jugement. Il se réduit en définitive à une simple opinion; opinion d'un savant expérimenté, sans doute, mais qui ne connaissait peut-être pas toutes les res- sources de la méthode psychologique et sociale. Car préten- dre que les formules matérialistes relient la pensée à tous les autres phénomènes de l'univers, c’est un argument facile à retourner : l'autre méthode relie tous les phénomènes de l'univers à la pensée, ce qui n'est pas à dédaigner. Reste done la pure commodité; et dans l’état actuel de la physio- logie générale, on peut soutenir qu’elle engagerait plutôt cette science à s'orienter vers la psychologie. D'abord rien n’est plus dangereux que les formules maté- rialistes; car si les autres peuvent rendre l'esprit mystique, ou mème paresseux, en l'aidant à se contenter de résultan- tes générales, et à s'arrêter sur des synthèses qu'il pourrait analyser, les symboles mécaniques font pis, et négligent les propriétés les plus importantes de l'être réel, en le tuant pour ainsi dire par leur fixage,et en répartissant ses mor- ceaux dans des cadres artificiels. M. Huxley lui-même recon- naît que « les erreurs du matérialisme systématique suflisent à paralyser l'énergie de la vie et en détruisent toute la beauté ». Je ne dis pas que les abus possibles d’une méthode en interdisent l'usage, s’il est par ailleurs difficile de s'en passer; mais quand il en existe unè autre et qu'il s'agit, non pas même précisément de choisir, mais d'éliminer complè- tement cette dernière en faveur de celle qui présente des abus si menaçants, il vaut bien qu'on y regarde à deux fois. 92 LA DISSOLUTION. Sans affaiblir en rien la distinction précise du fait psy- chique et du fait physique, nécessaire pour prévenir Îles sottises de la métaphysique matérialiste, il est done utile que la science de l'esprit aille au-devant de la science du corps et lui dise : « De deux choses l’une : ou l'esprit est une puissance active, à la façon dont le concevaient les an- ciens philosophes, et dans ce cas son action doit s'exercer avant tout, sinon même exclusivement, sur le corps qu'il anime ; la vie, dans cette hypothèse, sera donc soumise à la finalité de la pensée, servira ses fins, lui empruntera son unité, et les considérations finalistes seront les plus essentielles en biologie. — Mais je ne propose cette première hypothèse que pour ordre, afin d'envisager tous les points de vue. Vous la rejetez vraisemblablement. Néanmoins, vous retenez l'existence des phénomènes psychiques; ce sont des faits qui ne peuvent être niés. Vous admettez, pour rétablir l'homogénéité de la biologie, qu'ils consistent en certains aspects internes de certains mouvements nerveux; vous accordez aussi qu'ils présentent le plus souvent un ordre appréciable, qui permet de les expliquer les uns par les autres, à la façon dont les prémisses engendrent les consé- quences et dont les désirs incitent les actes. Ne demandons rien de plus. Quand il s'agit de vos actes, de votre conduite, de celle de vos amis, de vos parents et relations, c'est tou- jours à ce point de vue que vous vous placez. De même, quand vous cherchez les rapports des faits historiques our politiques. Vous vous demandez par quel intérêt ou quel sentiment tel gouvernement a déclaré la guerre ; vous dis- cutez sur les motifs qui ont amené la rupture de tel mariage. Vous tenez les faits matériels d'ordre social et individuel pour bien et dûment expliqués quand vous les avez ainsi ra- menés à des désirs et à des opinions. Vous ne pourriez pas en indiquer le mécanisme cérébral ; et quand même vous le DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 93 connaîtriez, il serait si compliqué qu'il satisferait la pensée beaucoup moins bien que l'explication commune. Or, quand il s’agit de la vie, du développement du corps, de la production et de la guérison des maladies, vous êtes exactement dans le même embarras à propos des faits méca- niques : ils sont évidemment très compliqués et ce que vous en connaissez est logiquement très insuflisant. D'autre part, votre hypothèse même est que, par nature, ils ne dif- fèrent pas de ceux que vous acceptez d'envisager psycholo- giquement dans un cas voisin. Pourquoi done vous privez- vous alors de la méthode et des formules qui donnent de si constants résultats dans la vie de tous les jours? Je com- prends qu'on tâche, quand on se sent tout près des limites d’une science, de la ramener à la science d'ordre supérieur. Mais il n'en est pas de même quand on en est fort loin, comme c’est ici le cas. Dans cette situation, il vaut bien mieux faire provisoirement appel à la science d'ordre im- médiatement inférieur, d’où l’on tire ordinairement beau- coup de ressources. Les mathématiciens n’ont jamais craint de le faire. Archimède a découvert le premier la surface de la courbe cycloïde par une expérience de physique que Ro- berval a confirmée, mais deux mille ans plus tard, par une vé. ritable démonstration mathématique; et Euler, dans un mémoire « Sur les moyens d'amener les inductions à la certi- tude rigoureuse », déclare expressément que la plupart des propriétés mathématiques, trouvées d'abord par l'expé- rience, n'ont été qu'ensuite appuyées sur de vraies preuves a priori. Done, s’il y a tout à gagner à discuter et à raison- ner sa conduite en morale et en politique {e'est-à-dire, à votre point de vue, à traiter dans ce cas le phénomène phy- . siologique par son aspect psychique), pourquoi cette utilité disparaîtrait-elle en médecine et en biologie ? Que dirions nous d’un chimiste qui rejetterait de ses ouvrages toute dé- 91 LA DISSOLUTION signation de couleur ou de goût, sous prétexte que ce sont des qualités secondes, morales, qui doivent en définitive, à la limite, se ramener à des formes du mouvement? Voilà pourtant ce que fait le physiologiste psychophobe qui veut du premier coup achever sa science, l'isoler et se placer dans l'absolu. Même dans son hypothèse, il agit d'une façon pué- rile, compliquant sa tâche à plaisir; et si par hasard son hypothèse est fausse, c'est pis encore, car alors toute sa science l’est aussi. À moins de considérer les faits de pensée comme des choses surnaturelles, vivant d'une vie à part, n'influant pas sur le corps et n’en recevant pas d'influence, — ce quetoute l'expérience dément, — il est done aussi mal à propos d'en faire abstraction pour expliquer la formation du fœtus que pour expliquer le développement ‘de l'empire romain. En fait, quand on s'en passe, on se passe aussi de coordonner ses idées; car toutes les hypothèses sur la chimie vitale ne sont évidemment jusqu'à nouvel ordre que des jeux d'es- prit sans consistance. Prenez l’autre parti, et vous avez, au contraire, sinon une vérité absolue, à laquelle la science ne peut guère aspirer, du moins une excellente méthode de classement et d'organisation des phénomènes, qui fait sur- gir à chaque pas des analogies, et qui coordonne d'une fa- çon très satisfaisante des faits d'abord hétérogènes et sans lien. Or, tel est l'ouvrage même auquel s'applique la science partout ailleurs. 36. Mais c’est surtout dans les troubles de la nutrition anatomique qu'apparaissent la force motrice de l’idée orga- nique et la nature pseudo-volontaire du principe vital. En agissant directement sur le corps, on ne le fait presque jamais céder ; et lors même qu'on y opère une modification, sauf le cas d’un traumatisme immédiat et direct, c'est tou- fin À +» fe DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 95 jours par l'intermédiaire du système nerveux central: le froid, le chaud, le frottement, les piqûres ne produisent une irritation, en apparence toute locale, qu'en envoyant au cerveau une excitation qui sert d'avertisseur, et qui pro- voque, plus ou moins nécessairement, plus ou moins régu- lièrement, les phénomènes locaux correspondants. Le frot- tement ne produit pas de calus sur un membre dont les nerfs sont coupés. De là vient que souvent aussi l'inflam- mation a lieu sur un point dit sympathique : excitation de l'intestin produisant une congestion du nez et de la face, le froid aux pieds une angine ou un rhume de cerveau. Cette prédominance de l'action centrale, qui montre l’étroite liai- son de tout le développement physiologique avec les phéno- mènes conscients, est encore plus visible dans les cas patho- logiques accusés. En s'adressant directement à l'esprit, on obtient du corps une obéissance illimitée, presque effrayante. Une expérience répétée souvent sur les individus suscep- tibles d’hypnose et de suggestion consiste à leur toucher le bras avec un objet tout à fait inoffensif, un manche de porte- plume, par exemple, et à leur aflirmer en même temps que c'est un fer chaud. Non seulement la douleur est éprouvée, mais le principe vital, convaincu, réagit comme s'il avait vé- ritablement ressenti la brûlure: la peau rougit, se gonfle et donne mème quelquefois naissance à une ampoule pleine du liquide séreux propre à cet accident '. L'empire de 1. Plusieurs exemples de ce genre de suggestion ont été présentés au Con- grès de l'hypnotisme de 1889, dont j'étais membre. — Cf. également les guérisons obtenues par M. Pierre Janet, notamment les deux cas de gourme et de dysménorrhée cités dans l'Automatisme psychologique, pages 436- 440. Paris, F. Alcan. Cet ouvrage est précieux par la démonstration expéri- mentale de cette grande vérité qu'il existe en l'homme une foule de phéno- mènes psychiques inconscients (il faut bien les appeler ainsi malgré la contradiction apparente des termes), qui exercent l'influence la plus puissante sur toute sa vie corporelle, si même ils ne la dirigent pas entièrement. 96 LA DISSOLUTION l'image est d’une haute puissance. Tout le monde con- naît l’histoire de l'homme au cachet de cire, et les stigmates que se donnaient les mystiques chrétiens par leur intense méditation sur les plaies de Jésus-Christ. On a pu les reproduire artificiellement. Des contractures invété- rées, irréductibles par des moyens physiques, ontcédé à des ordres hypnotiques plusieurs fois répétés. Des personnes qui ne digéraient rien ont repris leur nutrition normale; des atrophies musculaires ont souvent été guéries par le même procédé. Faudrait-il aller jusqu'a penser qu'une suggestion énergique et précoce pourrait arrêter le déve- loppement d’un enfant, y produire quelque, anomalie, on prolonger au contraire sa croissance, conduire sa taille et sa force à un degré qu'elles n'auraient pas atteint sans cela ? Il serait téméraire de l'aflirmer; mais, dans l'état de nos connaissances, c'est probable, 37. L'existence incontestable de cette action interne, d’une part ; de l’autre, l'importance capitale de son rôle dans l’évolution des êtres, importance qui paraît capable de balancer seule toute l'influence des conditions externes, telles sont donc les données expérimentales réelles qu'il n'est pas permis d’écarter dans les hypothèses physiologiques. Et s'il est permis de juger du dedans par le dehors, des phénomènes par leurs signes, il faut ajouter que si loin qu’on descende | dans le détail des faits, ce sont encore des propriétés de ce genre et nullement analogues à celles de la mécanique, que l'observation nous présente aux dernières limites où nous fait atteindre le grossissement de nos meilleurs microscopes. Le simple processus de karyokinèse d’une cellule, son dédoublement en deux cellules-filles, nous confond par le degré d’organisation qu'il suppose et l'apparence intention- nelle de ses mouvements. Voici, au dernier degré de peti- md. JE RER 7 Re : à 7) 2 ES DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 97 tesse du monde visible, une cellule dont les dimensions ne dépassent pas un centième de millimètre ; cette cellule a son enveloppe, son protoplasma, son noyau. Le diamètre de ce noyau est peut-être d’un ou deux millièmes de millimètre. Il en tiendrait donc des milliers sur une tête d'épingle. Or, dans ce noyau, il y a encore une membrane nucléaire qui l'enveloppe ; un liquide intérieur où flottent des granulations disposées en chapelet, les trabécules chromatiques, et quel- quefois encore des nucléoles, que nous ne distinguons plus que comme de petits points obscurs. Toutes ces parties, d’une constance et d’une régularité parfaite dans une même espèce, sont des organes essentiels, distinets, et dont le fonctionnement, mécaniquement inexpliqué, parait aussi finaliste que celui des êtres supérieurs les plus élevés par la complication de leur structure. Quand une cellule est au moment de se diviser ‘, les granulations de chromatine s'éga- lisent et se réunissent les unes aux autres de facon à former une bandelette entortillée, le filament chromatique. Ce fila- ment se segmente ensuite en un certain nombre de bâton- nets ou chromosomes, nombre absolument fixe pour toutes les cellules du corps dans une même espèee : quatre, seize, vingt-quatre par exemple. Puis ces bâtonnets se recourbent en forme de fer à cheval, et se disposent vers le milieu du noyau en une sorte de plaque équatoriale, En même temps apparaissent dans le noyau des filaments non ehromati- ques * dont l’ensemble représente un fuseau s'étendant de part et d'autre de la plaque équatoriale jusqu'aux deux pôles de la cellule, où ils rencontrent un petit corpuseule entouré 1. Je résume ici l'exposition si élégante et si claire de la karyokinèse faite par M. le Dr Kœhler, de la Faculté des sciences de Lyon, pour les lecteurs de - la Revue philosophique, avril 1895. 2. C'est-à-dire qui ne prennent pas la couleur artificielle employée dans les préparations pour rendre plus apparents les mouvements des diverses par- MN de à colluls observée. Laraxpe. — La Dissolution. 7 98 LA DISSOLUTION. de stries radiaires formant une sorte de soleil, Pendant ce temps, le noyau s’est allongé et ses contours se sont effacés. Alors, chacun de ces chromosomes en forme d'U se dédouble longitudinalement, de manière à former deux U semblables, qui se séparent petit à petit en glissant pour ainsi dire l’un sur l’autre. Dans ce mouvement, les deux U provenant d'un même segment se disposent de part et d'autre du plan équa- torial, se faisant vis-à-vis; de sorte que le dédoublement une fois fini, chaque moitié du noyau contient autant d'U qu'en contenait le noyau primitif tout entier, chacun d'entre eux ayant en face de lui son autre moitié, Les chromosomes primitifs fournissent ainsi chacun une de leurs moitiés à chacune des deux plaques. Enfin ces deux plaques s'éloi- gnent en se dirigeant vers les centres polaires. Les chromo- somes nouveaux se fondent en un seul peloton. Ainsi se trouvent formés deux nouvaux noyaux qui se séparent et autour desquels il se forme une membrane, pendant que l'enveloppe extérieure de l’ancienne cellule s'étrangle en son milieu, et que celle-ci se trouve finalement coupée en deux. Cette complexité est plus frappante encore dans les phé- nomènes de conjugaison et de fécondation des espéces. Le noyau d’une cellule qui doit devenir un œuf se coupe d'abord suivant le mème processus en deux parties : l’une beaucoup plus forte, l’autre avortée, mais toutes deux morphologi- quement équivalentes par le nombre de leurs chromosomes; à peine cette division est-elle finie que le noyau de la plus grosse partie se recoupe encore en deux; mais, cette fois, elle expulse, sans division de chromosomes, la moitié de ceux qui lui restent. Si l'espèce est caractérisée par quatre chromosomes, il n’en garde donc plus que deux. C’est cet état anormal qui en fait proprement un œuf, susceptible de fécondation. — La cellule mâle, en effet, a suivi la même DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE, 99 marche de son côté : réduite à une moitié de noyau, conte- nant le même nombre de chromosomes que la demi-cellule femelle, elle se conjugue avec elle et toutes deux réunies reconstituent une nouvelle cellule, qui produira, par la mé- thode de dédoublement déjà expliquée, un animal entier de l'espèce donnée, un animal dont chaque cellule contiendra quantités égales de noyau et de protoplasma d'origine mâle et femelle. Le phénomène est même un peu plus compliqué, chaque demi-noyau apportant avec lui un autre demi-organe protoplasmique, la sphère directrice, qui se dédouble aussi de facon à former deux sphères directrices nouvelles, com- posées chacune de deux demi-sphères sexuelles". » On peut juger par la de ce que vaut le dithyrambe de Haeckel (c'est M. Letourneau qui l'appelle lui-même ainsi en le citant avec admiration) quand il s’éerie : « L'amour est si prodigieux qu'à son sujet surtout on serait tenté de douter de l'effet surnaturel de notre explication naturelle. Néan- moins la biologie comparée et l'histoire du développement nous conduisent sûrement, indubitablement à la source la plus ancienne et la plus simple de l'amour, c'est-à-dire l'afji- nité élective de deux cellules différentes*. » Sans compter que le mot d'amour a un autre sens, et plus merveilleux, quelle simplicité trouvez-vous dans cette prodigieuse finalité microscopique que vous êtes obligé vous-même d'appeler du nom le plus obseur et le plus incontestablement emprunté aux choses de l'esprit ? 38. Ces phénomènes de finalité se retrouvent enfin dans les luttes des cellules, aussi bien que dans leur multi- plication. Les physiologistes modernes considèrent comme 1. C'est ce que Fol, qui l'a découvert, appelle d'une façon pittoresque Le quadrille des centres. 2. Haeckel. Anthropogénie, p. 577. — Cf. plus bas, $ 52. 100 LA DISSOLUTION, certain le phénomène de phagocytose, par lequel les cellules du corps se défendent contre les organismes infectieux, et leur livrent un combat corps à corps ; défense qui se traduit au dehors par l'inflammation et souvent la suppuration de la partie atteinte, Il est prouvé que ces symptômes viennent des leucocytes, ou globules blancs qui accourent et se concentrent rapidement de toutes les parties du corps pour défendre le point menacé, « À quel appel mystérieux, dit M. Duclaux, obéissaient ces cellules blanches qui venaient ainsi de tous les points de l'organisme, filtraient en dehors des vaisseaux, et pénétraient jusqu'à la région où elles devaient être utiles ? Les cellules vivantes n’ont aucune passion, pas même celle du bien ; elles n'ont que des besoins, et n'obéissent qu'à des actions physiques ou chimiques'., La découverte de la chimiotaxie a enlevé à la découverte de M. Metchnikoff un peu de son côté mystérieux... Elle démontre l'existence chez le leucocyte d’une sorte d’odorat à distance qui lui in- dique les directions dans lesquelles il trouvera les substances qu'il aime où dont il peut faire son profit. Ces substances sont sécrétées par les microbes inoculés ou introduit avec eux dans les bouillons de culture, Dès lors, elles appellent l'ennemi, et la lutte commence. « Quand c’est l'organisme qui succombe, le mierobe semble sortir plus aguerri de la lutte, capable de sécréter 1. Je cite cette phrase incidente, qui donne toute leur force aux faits rap- portés en montrant combien l'idée de ramener le supérieur à l'inférieur reste établie dans l'esprit de l'auteur. On voit qu'il n’est pas suspect d'abonder dans le sens finaliste. — Mais je dois remarquer ici que cette aflirmation de principe, utile peut-être à provoquer des recherches, dépasse de beaucoup les limites de l'expérience ; que non seulement elle les dépasse, mais que les expé- riences données ne sont pas jusqu'à présent de nature à la confirmer ; et qu'enfin les termes mèmes dans lesquels l'auteur rapporte les phénomènes en question montrent combien ils sont plus faciles à exprimer en fonction de la psychologie et de la volonté qu'en fonction du mécanisme ou même de la chimie. Vi see", 2 se Te DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 101 en plus grande abondance les produits qui l'ont rendu vic- torieux. Nous traduisons ce fait en disant qu'il est devenu . plus virulent, et un bon moyen d'augmenter sa virulence est de le faire passer au travers d'espèces qui sans être absolu- ment réfractaires, peuvent lui résister longtemps et lui per- mettre de prendre une vigueur nouvelle. — Par contre, quand c'est le microbe qui succombe dans la lutte, les leucocytes en sortent de leur côté plus forts, plus sensibles à la chimio- taxie des microbes qu'ils ont tués, plus habitués à leurs toxines, et l'animal qui les contient a une force de résis- tance, une immunité qu'il ne possédait pas auparavant |... — Un microbe peut être inoffensif pour l'espèce qui le porte et ne pas l'être pour d’autres dont la résistance n'est pas organisée de la même façon. On comprend qu'il puisse être funeste à l'animal jeune, dont les phagocytes ne sont pas aguerris, qu'il puisse se développer là où les phagocytes sont peu nombreux, et non là où il s’en trouve beaucoup et de plus exercés?. » Peut-on conclure de là, comme le fait M. Duclaux, que tout cela doit se faire en définitive « par des sécrétions cel- lulaires, c’est à-dire par des moyens de l'ordre physico- chimique »? Je ne le crois pas. Sans doute nous pouvons dire que malgré ces faits, le savant ne doit pas perdre la foi logique qui lui est si utile, la croyance en une simplification possible, un déterminisme mécanique idéal s'appliquant aux faits qu'il étudie, Mais là comme partout, si l'intelligible est réclamé par la pensée, il n'est pas présenté spontanément par la nature. Et même, une trop grande préoccupation d'ar- river vite à ce déterminisme mécanique est presque toujours une source d'erreurs dans la physiologie et dans la médecine. 1. Duclaux, Pasteur, 393-394. 2. Ibid., 395. . 102 LA DISSOLUTION, Je n'en veux pour preuve que les premiers efforts de la théorie microbienne elle-même « pour se dresser en face de la théorie purement chimique de la fermentation », dont Liebig était le représentant contre Pasteur. Des expériences réelles ont rencontré, des années durant, l'incrédulité obstinée des raisonneurs, qui tenaient à la simplicité de leur mécanique *. 39. Conclusion de ce premier point : il est nécessaire de rejeter cette dépendance exclusive de la physiologie à l'é- gard des sciences de la nature inorganique, dépendance qui n’est pas sans doute une conséquence nécessaire de la pure idée d'évolution, mais qui constitue l’un des principes direc- teurs de la méthode évolutionniste, et de son organisation monistique des sciences, Dans la réalité, les considérations d'ordre interne et psychologique sont aussi loin d'être éli- minées par les progrès de la physiologie cellulaire qu'ils pouvaient l'être par ceux de la morphologie générale, faite à la manière de Buffon. Aux confins extrèmes où l’observa- tion nous conduit, nous voyons des cellules qui se scindent ou se réduisent pour se reproduire, et sans que nous sachions comment ; des sphères directrices qui se divisent pour aller à la rencontre l’une de l'autre, et sans que nous en puissions trouver d'autre raison que le but atteint. Tout se passe done comme si ce que nous appelons désir, tendance, cause finale était la vraie clef des phénomènes vitaux, et non pas une pis a tergo qui nous échappe aussi complètement pour la vie de la cellule que pour celle de l'organe ou de l'organisme entier, qu'elle contient d’ailleurs implicitement, puisqu'elle manifeste quelquefois le pouvoir de les reproduire. — Et, ce qui résume tout le reste, comme toute une série de phé- 1. Duclaux, Pasteur, 85. DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 103 nomènes physiques se résume parfois dans une équation mathématique, observez que le finalisme est identique au phénomène élémentaire de la vie, tel que nous l'avons défini plus haut [32]: le maintien d'une formule fixe de composition chimique, d'un plan fixe de structure physique ; ces modèles donnés d'avance et s'imposant à l'organisation de la matière étant d’ailleurs multiples, mais extrêmement stables, chacun à chacun, dans les limites de notre expérience. Les efforts qu'on peut faire pour l’éliminer sont donc de même nature que les tentatives de Descartes pour faire une mécanique entièrement géométrique où la masse et la résistance seraient choses acquises et construites : le vrai problème est de circonserire et de délimiter aussi rigoureusement que possible cet élément, en écartant pièce à pièce tout ce qui n’en implique qu'indirectement l'existence, et qui peut se rattacher à des lois plus simples ou mieux connues, dans le détail de sa production. Est-ce à dire enfin que la connaissance de la karyokinèse, ou de la réduction karyogamique des éléments sexuels soit inutile à connaître, pour le biologiste et le philosophe, et qu'ils n'aient plus qu'à méditer sur les tendances que leur conscience leur révèle, en fermant le yeux, au lieu de se les fatiguer à l’oculaire d'un microscope ? J'espère qu'on ne me prêtera pas cette absurdité. Ce qui précède montre au con- traire combien sont essentiels à étudier, par une expé- rience vraie, tous les processus de la nature. Car d'une part, il en est un grand nombre qui sont accessibles à l'analyse, qui se laissent classer et réduire à des typs donnés de quelque autre façon ; et pour ce qu'il y a d’irréductible et de vraiment propre, c'est encore l'expérience qui peut nous révéler sa nature, et sa parenté avec d'autres données d'origine diffé- rente. Plus on possédera de faits précis se rattachant aux transformations vitales, et plus on sera capable de deviner, 10% LA DISSOLUTION. d'interpréter, en un mot de pénétrer par eux d'une façon quelconque les idées directrices ou les tendances intérieures dont ils sont la manifestation. Le dernier mot de cette oppo- sition est donc en réalité que les phènomènes proprement vitaux s'expriment d’une façon plus intelligible en fonetion du désir ou de l’activité qu'en fonction du mécanisme mathé- matique, c'est-à-dire de la pure pensée logique. Si les esprits qui redoutent si fort l'introduction du psychologique en physiologie se rendaient compte que la question se pose seu- lement en dernière analyse, entre ces deux formes d'états de conscience, peut-être s'accorderaient-ils plus facilement une liberté profitable à la science. IT 40. Nous avons jusqu'ici montré ce qui constitue Île phénomène essentiel de la vie organique, combien il est différent du simple phénomène physique, combien il est voisin des tendances que nous sentons agir en nous-mêmes et qui se présentent alors à notre esprit comme la matière donnée sur laquelle s'édifie notre personnalité consciente. Partant de là, nous avons à suivre ce phénomène élémen- taire dans ses conséquences, et à montrer son rapport avec l'évolution d’abord, puis, d’une facon plus détaillée, avec la dissolution. La propriété fondamentale de la matière vivante étant de produire, au bout d’un certain temps, une matière vivante semblable et plus abondante, aux dépens de la matière voi- sine (ou plutôt même de devenir cette matière, car il y a une indivisible continuité de l’une à l’autre), deux hypo- thèses sont possibles. La première serait un accroissement pur et simple de l'individu ; mais un pareil accroissement, At F2 dé ben : 7 Ph) off AS ri D à De 4% sh Fe nr cé Li rs ES éd ve k [ El d' x, ‘ NPA LES Nas À MCE + et ue nt : re " * À _ ss . > en DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. : 105 chez un être composé d'éléments chimiques dont les dimen- sions ne varient pas, équivaudrait à certains égards à un changement de structure ; son volume, notamment, s’accroi- irait comme le cube de ses dimensions, sa surface comme le carré. Il ne pourrait donc maintenir le quantum de ses échanges avec l'extérieur qu’en modifiant sa forme ; ou main- tenir sa forme qu'en modifiant ses échanges"; toutes hypo- thèses qui s’accorderaient mal avec sa propriété fondamen- tale: maintien du type physique et chimique. C’est pour ainsi dire la première contradiction logique à laquelle se heurte l'individu dans son expansion. — L'autre hypothèse est un retour constant à la forme primitive par une division de la matière produite; et tel est en effet le phénomène qui se rencontre à la base du monde vivant. La nutrition d’une cellule, en augmentant son volume, y détermine une rup- ture, et voilà deux cellules constituées. Il ne faut pas croire toutefois que cette première régression partielle de l'indi- vidu soit un fait simple, comme la rupture d'une goutte d'eau qui se divise par son poids. La multiplicité des opéra- tions qui se passent alors dans le noyau d'une cellule, et qui préparent la division [37], nous montrent un abîime déjà franchi entre la pure matière théorique définie dans l'équa- tion de Le Dantec [32] et l’être réel, l'infusoire par exemple, qui se multiplie par fissiparité. Néanmoins, ce qui est une raison géométrique et nécessaire pour l'être schématique peut devenir une raison de convenance pour l'être véritable et complet, si ce que nous avons dit de son caractère quasi- volontaire est légitime. En tout cas, l’analogie du résultat … 1. Cette remarque, solide quand il s'agit d'un être schématique et élé- mentaire, n'est plus juste quand on l'applique à un animal réel, chien ou - cheval, comme le fait M. Spencer. La preuve, c'est qu'il y a eu jadis des 7 fougères grandes comme des chènes, des tortues géantes ; qu'on trouve aujour- d'hui même, dans une seule espèce, des variétés de dimensions très diffé- _ rentes, elc. 106 LA DISSOLUTION, est évidente; deux cellules nouvelles se trouvent constituées au lieu d’une, qui vont à leur tour absorber de nouveau et vitaliser au profit de leur type la matière ambiante, comme les deux moitiés du bâton porteur d'eau qu'a rendu popu- laire un vieux conte allemand. Le caractère expansif de la vie individuelle se trouve ainsi transporté à l’ensemble de ces parties divisées, qui ne montrent au premier abord aucune limite à leur merveilleuse multiplication. De sorte qu'en semant dans un milieu favorable, mais parfaitement inorganique, une quantité même des plus minimes d’un organisme approprié, on en récolte au bout d'un temps très court une quantité qui peut être mille fois plus considérable; ce qui se voit en petit dans les expériences de laboratoire de Pasteur et de Raulin: en grand, dans toutes les opéra- tions de culture et d'élevage. Quelques cellules de myco- derme, semées sur une cuve de vin, la couvrent en vingt- quatre heures; et ce recouvrement exige au moins trente millions de cellules par centimètre carré. Une Stylonichia pus- tulata, infusoire sur lequel ont porté les principales obser- vations de .Maupas, se divisait cinq fois par jour, produisant ainsi dix millions d'individus vers la fin du cinquième jour, dix milliards vers le milieu du septième. Une seule de ces cellules, dont le diamètre ne dépasse pas un dixième de millimètre, pourrait donc produire en une semaine plus d’un kilogramme de son espèce”; il ne lui faudrait pas un mois pour couvrir la surface de la terre. Tout être vivant, soit en tant qu'individu, soit en tant qu'espèce, a donc pour loi fondamentale de s'approprier autant de matière qu'il lui est possible, et de porter au maximum le champ d'action où domine son type organique. L'action des causes externes et internes que nous analyse- 1. Maupas, Sur la multiplication des infusoires ciliés, dans Archives de zoologie, 2e série, tome VI (1888). DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 107 rons ensuite limite cette extension, et cela d'autant plus étroitement, en thèse générale, que l'organisme est plus . élevé. Mais elle demeure la cause première de l’évolution vitale, sur laquelle les forces antagonistes elles-mêmes prennent d’abord leur point d'appui. Si, comme l’a justement remarqué un philosophe contemporain, l'imagination artis- tique, la passion, l'émotion créent une unité semblable à celle de l'être vivant, c’est parce que la vie est envahissante comme le sont ces états de l'esprit. Le moindre germe tend à la conquête de l'univers. Malgré les obstacles pratiques et les difficultés de la propagation, certaines espèces relative- ment très organisées conservent une incroyable expansion. On a cité souvent l’histoire de cette plante du Canada, in- connue en Europe, et qui se rencontre aujourd'hui en abon- dance sur tout le continent, grâce à l'expédition de quelques objets envoyés à Londres et pour lesquels elle avait servi d'emballage. Des parasites, des organismes infectieux se sont répandus de la même manière dès qu'ils rencontraient un terrain favorable, Cet envahissement, forme dérivée et résultat de la nutrition, est si bien la loi essentielle de la vie qu'elle a frappé dès l’abord les grands esprits des eivi- lisations anciennes. « Croissez et multipliez, dit simplement le Dieu de Moïse aux amimaux qu'il crée. Remplissez les eaux de la mer et l'air du ciel. » On ne saurait donner une définition plus juste de la vie; c’est la propriété première de tout être spécifiquement distinct, différencié par sa composition ou sa forme, et capable de la maintenir. « L’es- pèce, dit de même un naturaliste moderne, jouit d’une force . expansive illimitée*. » L'expérience nous y montre un effort constant vers la domination universelle, une tendance à 1. Elodea canadensis. 2. Perrier. La philosophie zoologique avant Darwin, 286. Paris, F. Alcan, Bibl. scient. intern. 108 LA DISSOLUTION. concentrer le monde dans le point de vue de sa seule per- sonne, S'il n'y avait qu'un vivant au monde, il se ferait Dieu. — Mais les centres individuels sont multiples; le milieu nutritif est limité. Cette hétérogénéité fondamentale est une contradiction nouvelle à l'effort de chaque type vers l’hégémonie. Ainsi paraît la nécessité de la bataille; le caractère essentiel de la vie implique nécessairement la lutte pour la vie. 41. Tout le monde sait par combien de preuves l'ex périence atteste l’universelle mêlée. C'est un des points qu'a le mieux relevés la philosophie de l'évolution. « Chaque organisme ne cesse d’empiéter sur la sphère d'existence des autres', » — « Examinez de près, dit M. Haeckel, la vie générale et les relations réciproques des plantes et des animaux, sans en exempter l'homme, partout vous verrez une guerre acharnée et impitoyable de tous contre tous. En quelque coin de la nature que vous portiez vos regards, vous ne rencontrerez pas cette paix idyllique chantée par les poètes; partout au contraire vous verrez la guerre, l'effort pour exterminer le plus proche voisin, l'antagoniste immédiat. Passion et égoisme, voilà, que l’on en ait ou non conscience, le ressort de la vie”. » La plante épuise la terre et s'en nourrit, l'herbivore broute la plante, le carnassier mange l'herbivore. Dans chaque espèce, les plus forts, même sans violence et sans intention de nuire, privent les plus faibles de leur nourriture : car il est presque impossible que les ressources soient infinies. Tant qu'on n’a pas déterminé la composition exacte de la solution minérale la plus propre à la culture d’un ferment, on est obligé, pour le défendre 1. H. Spencer. Principes de biologie. trad. française, 1, 183. 2. Haeckel. Histoire de la création, etc., trad. Letourneau, pages 18- 19. DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 109 contre l'invasion des espèces congénères, d'opérer à l'abri des poussières atmosphériques et de flamber avec le plus _ grand soin les vases destinés à l'opération. Aussitôt au con- traire qu'on lui a trouvé sa solution préférée, 11 y fait sa police lui-même, et donne des cultures parfaites d'abon- … dance et de pureté dans des vases exposés en plein air et . non stérilisés', — Le principal rôle des infusoires ciliés, petits animaux composés d’une seule cellule, « est de faire contrepoids, dit M. Maupas, au développement des fer- ments et des Schizomycètes, dont la puissance de multi- _ plication est encore beaucoup plus grande que la leur. _ Ce sont les destructeurs par excellence de ces micro- L phytes qui, en pullulant à l'excès, rendent les eaux pu- trides. Mais tout en les détruisant ils s'assimilent leurs parties nutritives ; et par leur propre accroissement et leur multiplication, ils reconstituent un aliment d’un degré supé- _ rieur qui sert à l'entretien d'êtres d’une organisation plus élevée que la leur. C’est ainsi que les Rotateurs, les Bryo- zoaires, les petits Crustacés pourchassent perpétuellement les infusoires et s’en nourrissent avidement. Ces derniers leur servent donc d’intermédiaire pour faire arriver jusqu'à . eux la matière vivante empruntée au monde inorganique et _ élaborée par les microphytes. Tel est le poste de combat occupé par les ciliés dans la lutte générale pour la vie. Mais, envisagés dans les limites restreintes de leur groupe z0olo- gique, ils exercent les uns contre les autres une coneur- rence vitale qui n'est pas moins énergique. Renfermés dans l'espace étroit des petits aquariums où nous les élevons, ils s’y livrent des batailles acharnées et sans repos pour se disputer les aliments ou s’entre-dévorer.… Les grandes Sty- lonichies et les grandes Oxytriches font disparaître en peu 1. Duclaux, Pasteur, 282. 110 LA DISSOLUTION, de temps les herbivores de petite et de moyenne taille vivant dans les mêmes milieux qu'elles. Leurs proies, en- traînées irrésistiblement par les vigoureux battements de leurs membranes buccales, sont saisies et dévorées avec une activité sans repos... Dans les moments de grande disette, les Coleps s'attaquent également à leurs semblables'. » — Enfin nous avons déjà cité, quoique à un autre point de vue, les surprenantes découvertes de M, Metchnikoff sur ces batailles individuelles de cellules qui se livrent dans le corps humain quand il est envahi par des microbes et qui cons- tituent la phagocytose [38]. On voit les leucocytes attaquer un à un les ennemis, essayer de les détruire en les dévorant, y réussir quelquefois; ou bien au contraire, quand ils sont les plus faibles, soit par le nombre, soit par l'état de santé du grand organisme auquel ils appartiennent, ils succom- bent sous les poisons que sécrète l'envahisseur et celui-ei peut à son aise se multiplier en infectant tout le corps. Si des travaux répétés n'avaient pas mis hors de doute ces procédés de la nature, si voisins de l’ordre social, on aurait peine à croire à l'existence de ces cellules-soldats, qui accourent de tous les points de l'organisme pour le défendre » contre les invasions. — À la lutte pour la vie s'applique avec justesse le mot profond emprunté par Leibniz à cer- taines traditions du moyen âge: les composés symbolisent avec les simples. Dans un combat de cerfs, comme dans la résistance de l'organisme aux maladies, règne un seul et mème principe de concurrence, non seulement pour la satis- faction du besoin immédiat, mais pour l'expansion et la supériorité. On peut considérer cet immense coupe-gorge comme la loi unique des êtres vivants, et le seul principe 1. Maupas. Sur la multiplication des infusoires ciliés, pages 190 suiv. — Archives de zoologie, 2e série, VI. DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. in de tous les rapports sociaux: c'était l'opinion de Hobbes, plus tard celle de Darwin, de M. Spencer et de M. Haeckel ; on peut aussi la compléter par d’autres lois, la supposer restreinte ou même refoulée par d'autres forces; mais on ne peut sans contredire aux faits, en nier la réalité, ni l’im- portance, ni la généralité. 42. Nous ne sommes pas sortis jusqu'ici des généralisa- tions empiriques qui résultent immédiatement des phéno- mènes connus : l'expérience fait voir, sans en expliquer le pourquoi, que l'être vivant est un individu ; que soit direc- tement, par la nutrition, soit indirectement, par la nutrition et la reproduction réunies, il tend à multiplier indéfini- ment sa formule individuelle. Nous en avons conclu que le conflit des différents centres ainsi donnés, dans un espace fini, devait produire la lutte ; conclusion de raisonnement sans doute, mais complètement vérifiée par l'observation, et qui a même été remarquée avant les faits dont elle est la conséquence. Ce qui donne à l’ensemble les garanties de solidité que la science considère ordinairement comme les meilleures. Il s’agit maintenant d'entrer dans le domaine des hypo- thèses : la lutte pour la vie peut-elle engendrer une évo/u- tion des formes vivantes, par différenciation et intégration ? Pour le croire, il faut d'abord admettre que ces formes sont susceptibles de modifications profondes. Et dès ce pre- mier pas, l'expérience nous fait défaut. Elle montre bien des variations passagères et superficielles, qu'on nomme des variétés ; mais d’abord ces différenciations ne vont jamais bien loin ; et de plus, elles ont une tendance visible à s’atté- nuer, soit par le retour aux conditions primitives de la vie, soit par la reproduction et Jes croisements qu'elles ne rendent pas impossibles entre animaux de la même espèce. NCVEER 112 LA DISSOLUTION., Cette stabilité parait même exister pour les organismes les plus infimes ; lorsque l'étude des infiniment petits, fer- ments, levures, microbes de tout genre s’est ouverte à l'inves- tigation expérimentale, tous les esprits attachés aux idées évolutionnistes ont espéré qu'on allait y voir des transfor- mations de ce genre. Bail, Hoffmann, Tréeul ont essayé de montrer la transformation des espèces microscopiques les unes dans les autres ; Pasteur lui-même, dont tous les tra- vaux étaient orientés pourtant vers la spécificité des germes, a admis pendant un certain temps une transformation pos- sible de la fleur de vin en ferment alcoolique, Mais sur l'insistance de son collaborateur M. Duclaux, et avec Île secours d'appareils mieux défendus contre l'invasion des germes étrangers, cette illusion a disparu : « Plus jamais, dit-il, je ne revis de la levure ni une fermentation alcoolique active à la suite de la submersion des fleurs... À une époque où les idées de transformation des espèces sont si facile- ment adoptées, peut-être parce qu'elles dispensent de l'ex- périmentation rigoureuse, il n’est pas sans intérêt de consi- dérer que dans le cours de mes recherches sur la culture des plantes microscopiques à l’état de pureté, j'ai eu un jour l’occasion de croire à la transformation d’un organisme en un autre, et que cette fois là j'étais dans l’erreur : je n'avais pas su éviter la cause d’illusion que ma confiance motivée dans la théorie des germes m'avait fait découvrir si souvent dans les observations des autres. » Les mêmes appareils, appliqués aux prétendues transformations de Trécul et de quelques autres, en montrèrent également le caractère illusoire. Mais cette absence de transformations expérimentales, dans les cas en apparence les plus favorables, ne peut pas 1. Notes de 1872-1873 à l'Académie des sciences, rectifiées ensuite dans le livre intitulé Études sur la bière. bande. ”. DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 113 du transformisme ; d’abord parce qu'une expérience néga- L | tive est toujours sujette à revision ; ensuite, parce que les , _espèces peuvent être fixées aujourd’hui, par accumulation de . l'hérédité ou par quelque autre cause, et s'être néanmoins | trouvées, soit autrefois, soit ailleurs, dans les conditions | nécessaires pour réaliser une variation. La seule conclusion — à retenir est donc relative à ce fait, que le transformisme . est une vue de l'imagination et de la raison, destinée surtout … àsatisfaire des besoins intellectuels dont nous verrons plus . Join la nature‘; et que, comme tel, il est fort probable qu'il | devra subir d'importantes et de profondes retouches, dictées … par l'expérience, avant de cadrer exactement avec les don- Le nées réelles de la biologie. En fait, c’est toujours au nom de l'observation qu'on a prétendu le réfuter : Cuvier, pour … défendre l’immutabilité contre les vues philosophiques d'Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, se trouvait déjà conduit à professer que nulle théorie ne doit figurer dans les sciences, et qu'on doit s’en tenir rigoureusement à la lettre des faits observés. Plus récemment, Romanes, dans son Évolution mentale chez les animaux, annonce qu'il écrit pour eeux qui admettent d'avance l'hypothèse transformiste. M. Yves Delage dit de même avec impartialité : « Je reconnais sans peine que l'on n’a jamais vu une espèce en engendrer une autre ou se transformer en une autre. J'entends ici une vraie bonne espèce, fixe comme les espèces naturelles, et se maintenant comme elles sans le secours de l’homme. A plus forte raison cela est-il vrai pour les genres. Je consi- -dère cependant la descendance comme aussi certaine que si elle était démontrée objectivement, car en dehors d'elle il 1. Cf. chapitre 1v. Dissolution psychologique, et chapitre v, $ 119 ad finem. Laraxpe. — La Dissolution. 8 | évidemment être considérée comme une réfutation absolue PV 4 114 LA DISSOLUTION. n'y a d'autre hypothèse possible que celle de la génération spontanée de toutes les espèces, même supérieures, et celle dé leur création par une puissance divine quelconque... Ceux que ces prémisses choqueraient n'ont qu'à fermer le livre. » Et il ajoute en note: « On est ou n’est pas transformiste, non pour des raisons tirées de l'histoire naturelle, mais en rai- son de ses opinions philosophiques. S'il existait une hypo- thèse scientifique autre que la descendance pour expliquer l’origine des espèces, nombre de transformistes abandonne- raient leur opinion actuelle comme insuflisamment démon- trée'. » De même encore, M. de Saporta déclare expressé- ment, dans la préface de son Évolution du règne végétal, qu'il ne donnera point de preuves de son système, parce qu'elles ne seraient pas logiquement suflisantes pour forcer l'adhésion des incrédules*, Il y a peut-être quelque abus dans ce mépris de l’obser- vation immédiate. Il repose cependant sur une croyance très philosophique à certains égards (je ne dis pas très exacte‘) et en tout cas très utile : à savoir, qu'il n’y a point d’absurdité dans le monde et que tout y doit être intelligi- ble. Et l'hypothèse transformiste se lie d'autre part étroite- ment, dans l'histoire mème des sciences, à cette loi de continuité qui fut le drapeau des disciples scientifiques de Leibniz*. 43. A défaut d'expériences heureuses, en effet, la raison se prononce nettement pour la mutabilité des formes 1. Yves Delage, La structure du protoplasma et l'hérédité, 1re partie, livre IIT, Introduction. 2. De Saporta et Marion, Evolution du règne végétal, tome I, pages wur et vrrr. Paris, F. Alcan, Bibl. sc. intern. 3. Cf. plus bas, $ 77. 4. Par Charles Bonnet et par Robinet (auteur de Considérations philo- sophiques sur la gradation naturelle des formes de l'être), tous deux attachés au leibnizianisme. PERS ON OP PP TO NE CT nt em L tai Sets LÀ) DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 115 organiques. La notion même d'espèce est artificielle et ré- cente. Jusqu'au xvn° siècle, le y£ves et l'22; d'Aristote, le genus et le species des scholastiques n'ont qu'un sens logi- que. L'idée d’un « genre minimum », réalisé dans la nature et définissable par un caractère ferme, ne prend place dans _ la science qu'avec le naturaliste Ray et ne devient un dogme que dans la célèbre formule de Linné : « Il y a autant d'es- pèces qu’il est sorti de couples des mains du Créateur’. » Mais aussitôt que cette notion de l'espèce, créée de toutes pièces par les classificateurs, et répondant à un fait géné- ral de l’expérience, eût pris une forme rigoureuse, elle se trouva fort compromise : car les observateurs, s'appliquant à dénombrer toutes les formes existantes, tombèrent dans une telle multiplicité qu'ils s'accusèrent réciproquement de créer des espèces de fantaisie ; en sorte que la définition de ce groupe, où l’on voulait voir la réalité même de la na- ture, ne cessa d’être modifiée, jusqu'au jour où de meilleurs esprits rappelèrent combien l'origine en était arbitraire et lui refusèrent la valeur exacte qu'on s'était cru trop tôt en droit de lui attribuer. Ce fut le cas des philosophes du xvin° siècle ; et l'hypothèse du changement une fois formu- lée, elle prenait place immédiatement, à valeur égale, en face de l'opinion adverse, Elle est simple, et satisfait très bien l'esprit scientifique ; elle n’est pas nécessairement exigée par les faits, il est vrai, mais elle se concilie avec eux dans ses lignes essentielles et elle en fournit une explica- tion très acceptable dans la majeure partie des cas. La fixité même des espèces actuelles peut être une sorte de corollaire des lois d’hérédité qu’elle invoque pour en expliquer la formation. Elle rend compte des variétés, 1. Species tot sunt diversæ quot diversas formas ab initio creavit infinitum Ens. 116 LA DISSOLUTION. parfois très divergentes, que présente une même espèce, et qui sont difficilement concevables si l’on en admet la fixité. Elle s'accorde très bien avec l’unité que manifestent les lois de composition des animaux, ainsi qu'avec le développement embryogénique des individus. Elle a même fait prévoir des faits nouveaux, en conduisant les savants à l'étude des co- lonies et des sociétés animales. Mais surtout elle a en sa fa- veur l’impossibilité de concevoir philosophiquement, sans renverser toute l'assise des principes communément reçus dans la science, l'intervention miraculeuse qui aurait jeté sur la terre, à un jour donné de son histoire, un nombre fini et déterminé de germes spécifiques, éternellement con- servés en vertu de leur surnaturelle origine". 4. Il pourrait se faire cependant que les anciennes cosmogonies aient eu raison de croire à une origine extra-terrestre des formes vivantes, et qu'elles ne se soient trompées qu'en assimilant l'extra-terrestre au surnaturel. On peut très bien concevoir en effet, comme le soutenait ingénieusement de Maillet, que notre planète ne soit pas isolée au point de vue de la vie et de son développement. Rien ne s'opposerait à ce qu'elle reçût des espaces inter- planétaires un ensemencement de germes provenant d'autres régions cosmi- ques, et que réciproquement elle semät dans l'espace des germes d'espèces terrestres qui pourraient continuer leur évolution ailleurs. Les difficultés de cette hypothèse sont bién diminuées si l'on songe : 1° que les germes orga- niques redoutent beaucoup moins le froid que la chaleur ; beaucoup de micro- organismes supportent sans périr les plus basses températures dont nous dis- posions ; — 2° que non seulement les spores sont douées d'une résistance très grande aux causes ordinaires de stérilisation, mais encore qu'elles peuvent se conserver presque indéfiniment prêtes à rentrer en vie, avec leurs propriétés spécifiques, à la manière des célèbres grains de blé qui ont donné des épis après des milliers d'années de séjour dans les Pyramides ; — 3° qu'un germe est bien petit par rapport à l'être qu'il produit, et que la partie vraiment active de ce germe peut être encore plus minime par rapport à la totalité du germe visible, lequel contient, on le sait, une masse notable de réserve nutritive ; — &° que cette partie vraiment active pourrait même se concevoir très bien comme se réduisant à une forme ou à un rythme de mouvement spécial, aussi facile par conséquent à transporter d'une planète à l'autre que le rythme de mouvement spécial à la lumière, qui nous permet de déterminer dans une étoile l'existence de tel corps chimique par la raie caractéristique qu'il envoie jusqu’à nous. Au reste, je ne cite cette hypothèse que pour montrer par un exemple de quels élargissements l’idée transformiste est susceptible. Et, bien LÉ £ AN FU F et Pers r* CSIST" rt d: D DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. Fe 4%. Ce changement accordé, les mêmes nécessités ration- _ nelles demandent qu'il se fasse dans le sens de l'évolution, _ c’est-à-dire de l’un au multiple. D'une part, en effet, toute la force du transformisme étant dans son pouvoir ex- _ plicatif, il serait inutile de l’admettre si l’on n'acceptait en même temps les hypothèses secondes nécessaires à cette _ explication : il n’y aurait aucune raison logique de suppo- - ser les formes animales variables si l’on pensait qu'elles ont … git, pour le comprendre, de le réduire à l'unité. Il faut done, ou que le transformisme n'explique rien, ce qui en rendrait la supposition inutile; ou qu'il comporte une différenciation …—. dans la suite du temps, nous permettant par là de remonter - à des formes assez indéfinies pour ne plus réclamer de justi- — fication spéciale, quelque origine qu'on veuille d'ailleurs ; attribuer à l'être qui se manifeste par elles et dont les raci- _ du champ de l'expérience. 1 D'autre part, la lutte inhérente à la vie répond d’une facon suffisamment claire à la question de savoir comment cette dif- _férenciation a pu s'effectuer. Il est naturel qu'un groupe —…. d'êtres semblables se diversifie en raison des diverses résis- …. tances que rencontrera leur eflort interne de conquête. Il suffit d'admettre que le principe vital qui maintient l’iden- — tité formelle de l'être [33] peut subir de la part des éléments - qu'il absorbe, ou des phénomènes qui l'entourent, une cer- . taine action, infiniment lente par rapport au tourbillon con- que cette vue ingénieuse puisse lever la plupart des difficultés qu'opposent au darwinisme les lacunes et les irrégularités flagrantes des types paléontolo- giques, c'est peut-être dans une tout autre voie que cette doctrine sera mo- difiée par les faits. Voyez plus bas, $ 45, l'hypothèse beaucoup plus philoso- _ phique de Külliker. 118 LA DISSOLUTION, tinuel de la nutrition, et qui soit pour ainsi dire du second ordre par rapport à celle-ci. Dès lors, la concurrence vitale ne laisserait survivre que les êtres adaptés aux circonstances matérielles, organiques et sociales qui constituent leur « mi- lieu ». Autant ces milieux pourront être différents, autant pourront se différencier les individus qui en auront subi l'in- fluence. Il est également aisé de concevoir que chacun d'eux s'intègre, c'est-à-dire organise et affirme son indivi- dualité dans la mesure où son effort aura été victorieux : en fait, nous savons bien, sans pouvoir toujours expliquer pour- quoi, que la victoire d'un être le fortifie, que cet être soit un microbe ou un conquérant à la tête de son armée [38]. Mais cette adaptation qui est sans doute chose très réelle dans ses grandes lignes a été entendue fort différemment dans le détail par les divers écrivains évolutionnistes. Darwin, sans nier l’action de l’hérédité sur les transformations des animaux, donnait toute la prépondérance à la sélection, na- turelle et sexuelle, s’exerçant sur des caractères apparus d’une manière purement fortuite, ou tout au moins incon- nue pour nous’, Dans ce cas, la lutte pour la nourriture et la lutte pour les femelles sont évidemment la cause principale de l’évolution. Romanes a développé sa pensée sur ce point, particulièrement en ce qui concerne les instincts, en s’ap- puyant sur ses propres observations et sur des faits emprun- tés aux manuscrits de son maître*. Lewes d'autre part donne toute l'importance dans ce cas à ce qu'il appelle l'origine intellectuelle, c’est-à-dire à la production d’actes et d’habi- tudes volontaires devenus peu à peu mécaniques « au point, dit Romanes, d'ignorer virtuellement toute la sélection natu- relle* ». Pflüger et surtout Weismann se sont écartés de 1. Darwin, Origine des espèces, trad. Royer, 172. 2. Romanes, Mental evolution in animals, chap. xvu. .3. {bid., 256. DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 119 Darwin en sens inverse : avec un certain nombre de physio- logistes, ils refusent absolument l'hérédité aux caractères acquis, et nient par conséquent toute production ou destruc- tion d'organes par l'usage ou la désuétude'. Enfin l’auteur des Principes de Biologie, ayant toujours donné dans son système beaucoup de considération à l’hérédité, soutient au contraire que sans elle la sélection naturelle serait de peu d'effet”, et ne pourrait suffire à rendre compte du progrès organique. Dans un ouvrage très récent, où il attaque nomi- nativement la théorie de Weismann, il aboutit même à cette conclusion formelle : « Ou bien il y a hérédité des carac- tères acquis, ou bien il n’y a pas eu évolution”. » 45. Il n'y a pas lieu, dans l’ordre de questions qui nous occupe, de prendre part entre ces sous-hypothèses évolu- ‘tionnistes. Nous ferons seulement remarquer que si, dès les formes les plus simples, l'être possède en lui, comme nous l'avons vu, une forme spécifique, un centre de gouverne- ment organique, une pis medicatrix par conséquent, qui répare sa matière et sa forme dès qu'elles sont modifiées par des accidents physiques ou des altérations chimiques, cette puissance devrait reparaître dans l'explication des progrès supérieurs pour les espèces vivantes. Et cette consi- dération est d'autant plus forte que ce genre d'action se retrouve visiblement, fort développé, au sommet de l'échelle, dans la manière de sentir et d'agir, en un mot dans la cons- cience que manifestent les vivants les plus élevés. Iei surtout le mécanisme pur est très éloigné de rejoindre les faits. Un 1. Pflüger, /ufluence de la pesanteur sur la division des cellules, ete., dans Archiv für physiologie, XXXII, 68. — Weismann, Essai sur l'hé- rédité, dans les Essais, traduction H. de Varigny, HE. 2. Principes de biologie, 2e partie, ch. vin. 3. The inudequacy of natural selection, 3 articles de la Contemporary Review (février, mars et mai 1893) réunis ultérieurement en volume. 120 LA DISSOLUTION. caractère progressif, un accident avantageux ne peuvent être fixés par la sélection que s'ils assurent un notable degré de supériorité, Comment donc ont pu se maintenir au début toutes les modifications morphologiques passives, notamment celles qui constituent la fonction chromatique de quelques poissons, l’étonnant mimétisme de certains insectes ? Et com- bien au contraire de pareilles acquisitions ressemblent aux effets de la force idéo-motrice ! Une action intérieure, ana- logue à notre perception et à notre adaptation volontaire, si obscure, si inconsciente qu'on la suppose, serait la meilleure explication qu’on en pût donner. N’est-on pas toujours obligé d'admettre que le vivant n’est tel que par certaines détermi- nations préexistantes à réaliser un type, et non pas un autre; à s'adapter à certaines circonstances, et à celles-là seule- ment, de même que tel corps chimique ne cristallise qu'en certaines formes déterminées ? Nous avons déjà dit comment, chez l’homme, des expériences directes démontraient l'ac- tion de cette force plastique et sa liaison aux fonctions spon- tanées de l'intelligence, notamment à l'imagination [36]. I n’y a rien de plus merveilleux dans les formes supérieures de cette fonction que dans ses formes élémentaires, ou plutôt faudrait-il dire que ses formes élémentaires sont une aussi grande merveille et une donnée réelle, aussi empirique pour l'esprit queses formes les plus compliquées. La plupart des évolutionnistes se sont créé de gaieté de cœur des difficultés artificielles en se tenant avec une fer- 1. Expliquons, pour échapper aux objections verbales du matérialisme, que ceci pourrait s'exprimer dans sa terminologie en disant : « Une action chi- mique, mécanique, nerveuse, électrique, ou tout ce que l'on voudra, analogue à l’action chimique, mécanique, nerveuse, électrique, ete... qui se passe en nous quand nous avons une perception ou que nous prenons une adaptation volon- taire. » Maïs comme nous connaissons très bien cette perception et cette volition sous leur forme consciente, absolument pas sous leur forme chimique, méca- nique, etc., il me semble qu'il y a grand avantage, en ce cas, à parler, comme le sens commun, DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 121 meté orthodoxe au natura non facit saltus de leurs précur- seurs leibniziens. Le progrès ainsi émietté leur paraissait plus facile à réduire en modifications accidentelles et pu- rement physiques. Les difficultés qu'on peut indéfiniment diviser ou déplacer paraissent moins graves. Elles perdent, _ comme disait Hamilton, leur apparence obstrusive. Ils se sont jetés par là dans toutes les difficultés qu'exigerait une trans- - formation lente, effectuée par degrés infinitésimaux: périodes . de temps fantastiques, absence des types transitoires qui devraient être si nombreux dans ce cas, sélection injusti- _ fiableet insuffisante. La crainte de l'antropomorphisme, justifiée peut-être par ses excès, empêchait qu'on ne tint … compte de la puissance abbréviative que possède la pensée, —… ou, si l'on veut, le système nerveux. Külliker a fait, il y a …— bien longtemps déjà, la remarque qu'il y avait dans l'em- | _bryon une plasticité extrême, une facilité à changer son | type d’après les influences extérieures que nous pouvons … comparer à la docilité que présente l'organisme à l'égard de 4 l'imagination, de la suggestion purement psychologique, … par exemple. Il niait done l’universalité de la ressemblance — entre le producteur et le produit; et cette génération hété- | rogène, ainsi qu'il l’appelait, pourrait conduire à des formes | supérieures les ovules fécondés en voie de développement". pe _ L'étude et même la production expérimentale des monstruo- 4 …. sités viennent à l'appui de cette idée. Cette influence directe — etcentrale, qui peut s'exercer à certains moments, non sur £. l'organisme lui-même, mais sur sa clef, ne serait-elle pas le € 1. Ueber die darwinische Schüpfungs-theorie, ein Vortrag von À. Kül- _ diker, Leipzig, 1864. 122 LA DISSOLUTION. blablement l'évolution, c’est à la condition expresse de réserver les droits de cette action directrice, que Külliker rattachait à un grand plan de progrès du monde organique, poussant les formes le plus simples à des développements de plus en plus complexes. Mais il n'y a pas de raison pour que ce plan soit conçu comme extérieur aux êtres qui le réalisent. Chacun d'eux est dominé, nous en avons presque l'expérience, par une tendance forte et fondamentale à persé- vérer dans son être : c'est à dire, en précisant cette vague formule métaphysique, à développer dans l'espace et à maintenir, à éterniser s'il se peut dans la durée, la nature particulière qu'il se trouve avoir reçue dans le monde dont il fait partie. Rien n'est plus facile à bien se repré- senter, ne fût-ce que par analogie avec nous-mêmes. La tendance à fortifier ce que l'on est accidentellement pro- duit un développement de la vie, une vie de même type, mais plus organisée et plus intense. Et comme eet agran- dissement ne peut pas s'effectuer d’une façon absolument libre, ilen résulte en même temps une modification qui dépend du milieu, mais qui n’est rendue effective que par l'effort de l'agent. Cette extension légèrement altérante une fois produite, la tendance vitale, immuable dans son essence, continuera son effet; c'est-à-dire que, s’attachant au type ainsi modifié, elle y produit encore un nouveau progrès en mème temps qu'une certaine altération, en réalisant Île maintien et l'accroissement de ce type même par les aequi- sitions et les renforcements que permettent les circonstances ambiantes. Un seul et même attachement à ce qu’est l’indi- vidu à chaque moment déterminé, en tant que cet attache- ment est expansif, suffit donc vraisemblablement à rendre compte de l’évolution, au moins dans un monde que l'on sup- posera déjà et préalablement divers ; car, sans cette condi- tion essentielle et dont la production dépasse toute expé- … DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 123 rience, l'attachement à l’être ne produirait que la stabilité et son développement serait un non-sens. III 46. On voit que les plus grandes réserves sont néces- _ saires sur la question des voies et moyens, aussi bien que … sur la date et la durée des opérations par lesquelles les êtres s’intègrent, par lesquelles les espèces acquièrent leur multi- plicité et leur différenciation. Néanmoins, quelque hypothèse qu'on adopte sur ces points encore brumeux, et si loin qu'on s’écarte des doctrines simplistes qui mettent l'infini du temps au service de la transformation lente, il y a deux choses —. qu'on ne peut refuser d'admettre : la première est que ce | genre de recherches, en rendant populaire la philosophie _ dudevenir, a grandement élargi le champ des idées modernes , _surla nature ; la seconde est que, dans le domaine particulier 4 de la biologie, la théorie générale de l’évolution s'accorde très bien avec le principe de l'expansion vitale. — Ce n’est pas à dire que, même dans le monde physiolo- sante et complète. À défaut d’autres exemples, nous avons -perpétuellement sous les yeux celui qui les résume tous, la … tourent, et qui se rapprochent le plus de nous, que l'élan vital imprimé à l'individu par la génération ne persiste pas indéfiniment comme ferait le mouvement d’un boulet dans 124 LA DISSOLUTION, arrête, et finalement ramène à terre par une chute juste- ment inverse de sa première impulsion. Un enfant augmente environ d’un tiers de son poids pendant le premier mois qui suit sa naissance, d'un quart pendant le second, d'un sixième pendant le mois suivant, et ainsi de suite en dé- croissant toujours jusqu'au moment où il est homme : il ne grandit plus, il ne fait que réparer ses pertes. Puis lu ré- paration même n’est plus suflisante, la taille s'affaisse, le poids diminue, il revêt de nouveau, suivant la loi de ré- gression si bien étudiée par M. Ribot, quelques-uns des caractères de l'enfance. Il se rapproche notamment d'un type moyen et commun, dont il avait le plus notablement divergé au milieu de son existence : les hommes dans leur maturité, dans la force de l’âge, ont des différences indiwi- duelles bien plus tranchées que les enfants et les vieillards. Enfin arrive la mort totale, préparée dans l'intérieur de l'or- ganisme par une infinité de morts partielles; l'unité hu- maine se dissout ; le lien est rompu. Les tissus différenciés commencent à subir une lente assimilation, qui finira par les ramener tous à l’homogénéité des quelques éléments chimiques dont ils sont composés, et dont ils avaient tiré des combinaisons si variées. Ainsi se forme cette chose qui n’est plus même un cadavre, et qui répugne si fortement à la vie, consciente d'elle-même dans une partie de notre propre conscience. Cette décomposition est même accélérée par l’action inverse de la vie parasitaire, qui se hâte pour s'emparer des éléments abandonnés. On s’est figuré long- temps que le ferment agissait en se décomposant lui-même et qu'il communiquait son mouvement mortel aux tissus dans lesquels il se trouvait, comme l'explosion d'une car- ‘touche de dynamite détermine l'explosion de celles qui se trouvent dans son voisinage. C'était l'opinion de Liebig, et ce fut pendant longtemps la théorie universellement ensei- ETRS, RT mn SR té d is ENST ON er Ar D Pres o £ « DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 125 _ gnée. Mais il n’en est rien. La lutte pour la vie triomphe au _ contraire dans cette pourriture. Si souvent complice de l’évolution, elle se fait ici l’alliée de la dissolution. Mais elle ne la produit pas; pas plus d’ailleurs qu'elle ne serait capable d’engendrer seule une transformation évolu- . d tive. Elle renforce, elle accélère simplement des tendances _ qui, sans elle, produiraient sûrement leur effet, mais avec moins de vitesse et d'intensité. La lutte pour la vie ne crée . pas, dans les esprits des jeunes gens qui se présentent à . un concours, le talent ou les connaissances qui les y feront “ réussir; mais elle donne un terrible coup de fouet à leurs | dispositions naturelles. Il en est de même dans la concur- - rence industrielle, dans l'entrainement musculaire des cou- | reurs, des gymnastes. Ainsi doit-il en être aussi, selon toute … fuser d'admettre l'opinion de M. Spencer et de M. Delage - sur l’ineflicacité de son action isolée, 3 . Ce ne sont donc pas les microbes qui tuent l’homme. De ‘4 même que toute sa vie durant, et malgré leur présence pres- … que continuelle dans toutes les parties de son organisme, ils ne réussissent à le rendre malade que s'il est en état de ré- … ceptivité, de mème ils accélèrent sa dissolution définitive, _ mais ils ne la causent pas. Tous les accidents écartés, on — meurt de vieillesse quand on a vécu un certain temps. —… plus savante et la plus énergique perfection toutes les * causes accidentelles contraires au bon fonctionnement de … sa machine; il n’y a pas de science ni de volonté qui tienne. — Une limite supérieure est posée ; on ne la dépasse pas. Au —._ milieu de la vie la plus saine, les sens s’'émoussent, les che- Le Fa 126 LA DISSOLUTION. veux blanchissent, les vaisseaux se sclérosent, les muscles perdent par degrés leur vigueur et leur élasticité, Le prin- cipe vital ne renouvelle plus ce qui s’use, on le renouvelle imparfaitement [33], comme s'il en avait assez de toujours travailler à la réparation d’un édifice qui s'écroule sans cesse par quelque endroit ; et finalement, sans cause externe, au milieu même des circonstances les plus favorables, la vie intérieure s'arrête comme un fil embrouillé dont on tire un bout et qui va se nouant de plus en plus sur lui-même jusqu’à ce qu'il soit impossible d'aller plus loin, Sans doute, dans la majeure partie des cas, le fil est rompu par des chocs extérieurs avant que son propre mouvement l'ait noué sur lui-même irréparablement. Sans doute la plu- part des hommes sont tués, et ne se meurent pas; mais il n’en est pas moins hors de doute qu'il est dans leur consti- tution de mourir, par cela seul qu'ils ont vécu. 47. Mais peut-être ce que nous disons-la d’un homme, d’un cheval ou d'un chêne ne serait-il plus vrai des formes élémentaires de la vie, d'un être unicellulaire, par exemple, vivant et se reproduisant en liberté ? Telle est en effet l’opi- nion- la plus répandue parmi les physiologistes. Weismann, en particulier, a soutenu avec un grand succès que la mort, aussi bien que la génération, sont des nécessités acquises au cours de l’évolution, un progrès réalisé par la nature dans ses méthodes pour le maintien et l'accroissement des espèces‘. Les êtres unicellulaires, dit-il, sont virtuellement immortels, non pas de cette immortalité des dieux qu'aucune blessure ne peut atteindre, car il en périt à chaque instant des milliers par mort violente ; — mais en ce sens au moïns 1. Weismann. £ssais sur l'hérédité et La sélection naturelle, trad. H. de Varigny. La vie et La mort, 76 et suiv. DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 127 qu'ils ne meurent pas spontanément de vieillesse. Prenons l’un d’entre eux: il se divise, se multiplie ainsi indéfiniment. On n’a jamais vu de limite à la durée des rejetons ainsi for- més et qui sont partie intégrante de son propre corps ; il suflit pour cela qu'ils aient de quoi se nourrir et qu'ils _ puissent se conjuguer de temps à autre avec des êtres de - leur espèce, avec lesquels ils échangent une partie de leur substance. Ce n’est pas là une mort, ni rien d’équivalent. Et - quand Spencer voulait assimiler à la fin de la vie des êtres supérieurs cette conjugaison des infusoires, Weismann D - répondait par le mot bien connu : « S'il y a mort, où done 1 est le cadavre ? » 4 _ Il est possible que certaines cellules présentent cette mul- tiplication indéfinie ; mais il est aussi très croyable qu'elle = demeure l'apanage de la matière vivante théorique, idéale, … que nous avons eu déjà l'occasion de considérer et d'opposer … | à ses réalisations limitées [40]. Expérimentalement il est sûr — que, quelquefois au moins, il y a une mort naturelle pour …. certainsorganismes unicellulaires. Un physiologiste francais, … M. Maupas, a démontré et mis hors de doute qu'un infusoire …— ne peut se diviser indéfiniment, et se propager ainsi sans ë _ moyenne de quelques centaines, il montre des traces d'af- _ faiblissement général, de sénilité, et il meurt s’il ne trouve | pas un autre individu dans un état semblable au sien pour se . conjuguer avec lui. La réalité de ce phénomène n'est pas ._ contestée par les physiologistes *. Ici nous voyons donc bien 1. Maupas, Recherches expérimentales sur la multiplication des infu- soires ciliés, dans les Archives de: zoologie, tome VI (1888), 165 à 277. . — Le rajeunissement karyogamique chez les ciliés, ibid., tome VII (1889), 149 à 517. 2. Voyez l'ouvrage déjà cité de M. Yves Delage, 177. — The Cell, par 128 LA DISSOLUTION. apparaître une mort par vieillesse. Il ne suffit pas de répondre à cela, comme font Weismann et M. Yves Delage, que c'est un pur accident, et que l'infusoire meurt dans ce cas « comme le voyageur du désert meurt s'il ne trouve pas à temps une source ». Car, une source, c'est une partie du milieu nutritif absolument nécessaire aux échanges de la vie élémentaire. Le voyageur garde son nom et son individua- lité après avoir bu, conformément à la formule générale du maintien vital. Tout autre chose est la conjugaison, dans laquelle l’infusoire donne à un de ses semblables la moîtié de sa substance, et reçoit en échange la moitié de Ja sub-. stance de son conjoint momentané". Ni l’un ni l'autre n'est plus l'individu qu'il était auparavant. C'est donc seulement en l'absence d’un phénomène aussi compliqué et aussi con- traire aux lois ordinaires de la nutrition, qu'on peut savoir réellement si l'animal est mortel ou non; et c’est relativement à cette individualité seule que le problème de la mort a un sens, puisqu'il n’y a aucun doute que la vie en général four- mille et se reproduit sans cesse à la surface de notre globe. Comment en effet juger si un individu est mort ou vivant quand il est divisé en deux morceaux dont chacun s’est inti- mement uni à d’autres moitiés analogues ? La question n’a plus de sens à ce point de vue. Il faut se borner au cas où l'être est privé de cette singulière échappatoire, dont nous chercherons ensuite quelle peut être la vertu. Or, ce cas, on l’a produit expérimentalement; il suffit, en effet, pour empêcher les conjugaisons tout en suivant exac- tement les bipartitions, d’isoler chaque fois un des produits après cinq ou six divisions successives de manière à ne lais- ser jamais ensemble que des infusoires proches parents : ils Edm. B. Wilson, 165. — La Cellule, par Osc. Hertwig, trad. française, 248 et suiv. 4. Voir plus bas la description de ce phénomène, $ 48. DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 129 ne se conjuguent jamais entre eux !. — On voit alors se pro- duire en détail tous les phénomènes de dégénérescence qui aboutissent à l'extinction de la culture, au bout d’un certain nombre de générations agames, 316 par exemple dans le cas de la Stylonichia pustulata sur laquelle ont porté les obser- vations les plus détaillées de Maupas. On constate d'abord . une réduction dans la taille des individus observés, malgré … l'abondance constante de la nourriture, Puis le système . nucléaire, assez compliqué chez ces petits êtres (il se com- pose principalement d'un macronueleus et de un ou plusieurs micronucleus, auxquels sont spécialement dévolues les fone- . tions génétiques), commence à montrer des irrégularités et des atrophies. La vie générale de la cellule s'en ressent, Les 1 . cils vibratiles, placés autour de la bouche de l'animal, et qui …—. déterminent par leur mouvement l'absorption des aliments, —. n'agissent plus que d'une facon lente et intermittente. Ils finissent par s'arrêter, quelquefois par diminuer et par dis- . paraître. Dans certaines espèces, le macronucleus se brise + en morceaux et se résorbe dans le tissu : chez d'autres, on Voit la chromatine disparaître par degrés. C'est à ce moment _ vidus qui n'auraient pas présenté ce phénomène, en raison _ de leur parenté, aux premiers stades de la division. Alors b, enfin toute nutrition s'arrête, aueune division ne se produit plus, « La mort est le dénouement fatal de cette dégénéres- _ cence, et cette mort est identique à la mort naturelle par - vieillesse, fin nécessaire de tout ce qui a vie”. » — Weismann _ne peut plus ici demander où est le cadavre. Nous avons . sous les yeux une matière qui a été vivante, où la vie s’est éteinte, et qui, placée dans le milieu nutritif le plus favorable 1. Ou du moins seulement quand ils sont à un stade de sénilité avancée, et alors leur conjugaison est stérile. 2. Maupas, Multiplication des infusoires, ete., 212. Laranpe. — Za Dissolution. 9 130 LA DISSOLUTION, à son développement, ne se trouve pourtant plus dans l’état interne nécessaire pour continuer ses échanges avec le dehors. Ce cadavre, nous le tenons sous le microscope, reconnais sable à sa forme et pourtant biologiquement inerte. Tous les caractères essentiels de la mort paraissent donc bien se trouver là. 48. Mais pour voir ainsi l'infusoire mourir de vieillesse, nous avons été obligés d'empêcher les conjugaisons. 11 faut étudier maintenant ce phénomène pour tâcher d'apercevoir par quel caractère il peut servir de préventif à la mort, Quand des infusoires, prélevés sur la culture à la deux- centième génération agame, par exemple, sont mis dans une même goutte d’eau que des individus de même espèce, mais qui ne leur sont point parents à un degré appréciable, il se produit, à certaines heures déterminées, d'’abondantes con- jugaisons. Le détail des phénomènes physiologiques qui se passent alors est très complexe ; mais il est néanmoins connu par les travaux déjà cités de M. Maupas et par ceux de Richard Hertwig, assez exactement pour qu'on en puisse résumer avec certitude les phases principales. Deux cellules, après avoir montré pendant quelque temps une activité et une mobilité notables s’accolent l'une à l’autre par leur ouverture. Leur système nucléaire se modifie. Le macronucleus se résorbe. Le micronucleus ‘se divise rapide- ment d’une façon analogue à ce qui arrive pour les œufset les spermatogonies des animaux supérieurs, au moment de la ma- turation des produits sexuels. Ilse forme ainsi quatre fuseaux, dont chacun est physiologiquement équivalent au micronu- cleus lui-même, et qui sont aussi équivalents entre eux, car 1. En prenant pour plus de simplicité le cas où il n'yen a qu'un seul, dans le Paramæcium caudatum, par exemple. 2 . LA Ba” ee TE + CL DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 131 un seul des quatre — celui que le hasard a mis le plus près de l’orifice commun — continue ses transformations, pendant que les trois autres se résorbent. ; À ce moment, il n'y a donc plus, essentiellement, dans _ chacune des cellules conjuguées, qu’un fuseau qui contient, sous une forme réduite, toute la vitalité de la cellule. Appe- … Jons-les A et B. Chacun de ces fuseaux s’allonge, se rompt en deux demi-fuseaux, à, a'et b, b' : a° se met en route, —. traverse l’ouverture commune des deux cellules et va fusion- — ner avec D; b' en fait autant et va fusionner avec 4. Ainsi —. setrouve reconstitué, dans chaque cellule, un fuseau nucléaire — eux-mêmes. Les deux cellules se séparent alors, restent . quelques jours en repos, puis recommencent à se multiplier rapidement par divisions successives jusqu'à sénilité ou jus- Or, quel est le trait essentiel de cette opération, d’où sor- — iént toutes les formes plus spéciales de fécondation? On voit que c’est l'identification de deux appareils nucléaires, … le noyau est l'organe essentiel et régulateur de la cellule ; — les expériences de mérotomie [32] aussi bien que l'étude de …_ MM’, NN', nous voyons qu'elles doivent être, après cette L … opération, représentées par MN’, M'N, ou même plus exac- tement par MN, MN, car la distinction du demi-noyau fixe reposer sur aucun caractère intrinsèque, et par conséquent _ ne se maintenir en aucune facon aussitôt que la fusion est 132 LA DISSOLUTION. effectuée, Si l'on aime mieux, on pourra done dire qu'en se représentant l’un des conjoints comme rouge, l'autre comme bleu, on obtient par la conjugaison deux nouveaux individus uniformément violets. C’est un retour évident de l'hétéro- gène à l'homogène, une dissolution, 49. Pour expliquer mécaniquement comment cette con= jugaison peut empêcher la sénescence, il faudrait savoir exactement de quelle nature est l'épuisement dont meurt l'être vivant. Ici l'ignorance est complète, mais les hypothè- ses sont abondantes, comme il arrive toujours en biologie, L'arrêt peut provenir de quelque chose qui était dans l'être en quantité limitée et qui s’épuise : ce quelque chose lui- même peut être soit une matière, qui s'épuise comme une somme d’argent ; soit une réserve d'énergie, comme la cha- leur d’un corps à haute température, ou la tension d'un res- sort de montre, capables de provoquer des mouvements dans le corps qui les contient jusqu'à ce que cette réserve se soit entièrement dissipée à l'extérieur’, — On a dit aussi que ce pouvait être une sorte de ferment qui vieillissait pe- tit à petit ; Darwin soutenait une opinion analogue en faisant dépendre la vie de gemmules ou germes microscopiques con- tenus dans les cellules et dont la faculté de reproduction "À n'était pas illimitée ; mais c'est précisément le fait lui-même, qui, pour être circonserit ou déplacé, n’en est pas davantage rendu nécessaire. — L’arrèt peut également provenir de quelque chose qui du dehors pénétrerait dans les rouages cellulaires au fur et à mesure de leur fonctionnement, comme de la poussière dans une chaîne de bicyclette. Lei encore, cet ennemi extérieur peut être soit une matière, agissant mécaniquement : cette idée, la plus simple et 1. Ceci pourtant s'accorde mal avec le rajeunissement par conjugaison, puisque les deux conjoints, dans cette hypothèse, seraient également appauvris: Rs ne Ne 1 ot NET, PARA rl | P : DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 133 la plus répandue est connue par les physiologistes sous le nom de théorie du ballast (Lendl); soit une matière agissant chimiquement, à la façon d’un poison ; soit enfin une forme de l'énergie, comme dans le eas d'un axe de métal qui s'é- chaufferait au point de se fondre ou de se désagréger en tournant; et l’on sait qu’en fait un très grand nombre de _ substances vivantes sont tuées par la chaleur”. Il faudrait ajouter à toutes ces hypothèses purement ima- . ginatives celle qui les concilierait toutes, en supposant que dans les organes cellulaires, si multiples et si délicats, il 1 peut fort bien se produire tout à la fois, et des frottements, . et des empoisonnements, et de l'épuisement chimique, et du …. « ballast », et de la désagrégation moléculaire. Qui oserait — dire en effet où s'arrête la complexité de structure que récèle . le noyau d’une cellule, quand nous lui voyons accomplir des - phénomènes aussi perfectionnés que ceux dont nous venons de donner une vue schématique? Beaucoup de physiologis- —. tes supposent même qu'il existe une unité intermédiaire entre la molécule et la cellule : gemmules déjà citées de 4 Darwin, éléments physiologiques de Spencer, pangènes de _ De Vries, groupes de micelles de Nægeli, idioblastes de Oo. Hertwig*. Weismann va même jusqu'à admettre quatre groupements intermédiaires : les biophores, les détermi- . nants, les ides et les idantes”. On s'est livré à quelques eal- culs fantaisistes pour savoir combien un noyau de cellule . pouvait contenir d'atomes. Mais, dans l’état actuel des scien- ces physiques, il est certain que nous ne sommes pas rensei- gnés sur le diamètre et la distance des atomes d’une façon suffisante pour entrer dans ce genre de considérations. 1. Le résumé de la plupart de ces opinions se trouve dans l'ouvrage déjà cité de M. Yves Delage, notamment 349 et suiv., 450, 485, 540. 2. O. Hertwig, La Cellule, trad. Julin, 318 et suiv. 3. Weismann, Das Keimplasma, eine Theorie der Vererbung. 13: LA DISSOLUTION, Enfin il serait très possible encore, comme Île veut M. Le Dantec, que la sénescence des infusoires ne fût pas de mêîne mécanisme que la sénescence des êtres vivants supérieurs. Les premiers, suivant lui, vieilliraient parce que l’une des substances plastiques qui les constituent serait caractérisée par un coefficient d'accroissement } plus petit que 1 [32], ce qui rendrait l’équilible vital de plus en plus imparfait, et finalement impossible ; les autres vieilliraient parce que les produits R provenant des rebuts de la digestion, d'abord très utiles à souder les cellules entre elles, à durcir les os, à affermir les artères, finissent à la longue par raidir telle- ment le corps et par bloquer si étroitement les cellules que leur vie élémentaire devient impossible", Il est difhcile, il est vrai, de concevoir une substance vivante ayant un coef- ficient x << 1, quand toutes les substances plastiques et les êtres vivants que nous connaissons directement sont carac- térisés au contraire par cette propriété de s'accroître qui paraît être l'essence même de la vie. Passons là-dessus, ce- pendant, puisque cette hypothèse, elle aussi, est possible à la rigueur. 50. Mais je ne cite toutes ces vues mécaniques que pour les opposer en bloc à la vue philosophique du même phénomène. On peut s'élever au-dessus de tout ce détail, qui manque de solidité. Au lieu de sauter d’un bond au mé- canisme imaginaire des phénomènes, 1l vaut mieux les ob- server dans leurs caractères donnés a posteriori et rapprocher par induction ceux qui présentent des qualités de même or- dre. C’est faire moins bien, sans doute, au point de vue de ceux qui mettent tout le progrès du savoir humain à pré- senter les faits en terme d'horlogerie. Mais nous avons déjà 1. Le Dantec, Théorie nouvelle de La vie, 282 et sui. DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 135 expliqué pour quelles raisons le matérialisme méthodique n’est pas aussi utile à la science que le suppose Huxley. Essayons d'aborder le problème par un autre biais, plus voi- sin des faits : si la raison géométrique y perd — et pour le moment elle n'y perdra que des hypothèses, — la réalité de la connaissance ne pourra que s'en mieux trouver. Nous avons déjà fait voir que la conjugaison est essentiel- _ lement une dissolution, c'est-à-dire un rétablissement de _ l'homogénéité [48]. Elle ne se produit jamais spontanément - entre les cellulules les plus proches parentes, dont la struc- . ture est évidemment très voisine. Au contraire, au bout _ d'une centaine de bipartitions, elle devient possible entre … individus d’une mème souche; c'est done selon toute vrai- semblance que ceux-ci sont devenus plus hétérogènes. Ces individus, qui auraient dégénéré sans cela, reprennent la même vigueur, la même vitalité qu'ils avaient au début de la prolifération ; toutes les probabilités sont done pour que la cause de leur mort soit cette différenciation même que dis- _sout leur mélange réciproque. C’est au moins ce qu'il parait légitime d'induire suivant la table d'absence et la table de degrés, puisque la dégénérescence croît comme la différen- ciation, et disparait avec la différenciation. Quel que soit le mécanisme, semblable ou différent, qui cause la sénilité des métazoaires, cette sénilité est également concomitante d'une forte différenciation : histologique d'a- bord, en tant que les tissus se différencient depuis le pre- |. mier germe de l'embryon jusqu'a son complet développe- ment; individuelle ensuite, en tant que chaque animal, _ subissant nécessairement des actions un peu différen- tes de celles que subit l'animal voisin, se distingue de plus en plus des autres êtres de son espèce. Nous voyons donc, en fait, que l'être sujet à la mort est également l'être sujet à la différenciation. Ceci reste vrai mème dans l'hy- 156 LA DISSOLUTIONX. pothèse où la mort résulte de l'accumulation des substances résiduelles propres à la vie élémentaire de chaque cellule : dans cette hypothèse, en effet, l'être meurt parceque les cel- lules osseuses accumulent de plus en plus leurs produits particuliers R, les cellules nerveuses de plus en plus leurs produits R’, les cellules musculaires de plus en plus leurs produits R'', et ainsi de suite. Mais que la liaison soit ainsi prochaine, ou beaucoup plus éloignée, il n'importe. On cons- tate que les deux vont ensemble comme vont ensemble In rougeur des pommettes et les maladies des poumons, la eica- trisation diflicile des plaies et le diabète. C'est une relation empirique simple. 51. D'autre part, nous pouvons établir la même rela- tion inductive entre la dissolution (différenciation décrois- sante) et tous les modes de reproduction par lesquels les animaux et les plantes composés rajeunissent continuellement leur type spécifique. Cette dissolution se fait, soit par simple régression d’une partie de l'organisme, soit par fusion d'é- léments empruntés à deux organismes différents, soit enfin par les deux procédés réunis : cette double dissolution est le cas le plus général, réalisé en particulier par tous les ani- maux supérieurs et par l'homme. La simple régression se rencontre dans la reproduction par spores, qui est entièrement asexuelle. Les animaux n'en présentent que de très rares exemples. Chez les êtres qui se régénèrent ainsi, l'organisme différencié produit à un mo- ment donné un certain nombre de cellules qui ne le sont point, et qui ressemblent beaucoup aux animaux unicellulaires vivant en liberté. Ces spores, tantôt immobiles, tantôt mo- biles par le moyen d'un flagellum ou de cils vibratiles, se développent par le processus ordinaire de dédoublement, et donnent ainsi naissance à des cellules filles qui restent asso- Er DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 137 4 ciées et engendrent par leur association un nouvel organisme > semblable à celui qui a produit les spores. Ce dernier, pen- | dant ce temps, meurt plus ou moins vite. Quelquefois il ne Der pas à la production des spores ; il se déchire comme un sac pour leur donner passage ; d'autres fois, il poursuit … encore un certain temps sa vie individuelle. La durée de cette rrvance est très inégale ; elle croît, dans l'ensemble, avec le degré d'organisation. . Chez un très grand nombre d'êtres vivants qui se repro- duisent par spores, on n'a jamais observé de conjugaison. Peut-être n'y est-elle jamais nécessaire, une seule forme de _ dissolution suflisant à les rajeunir. Peut-être aussi a-t-elle ieu, mais à longs intervalles; nous savons déjà que pour _ certains organismes, de nombreuses générations peuvent se Doroduire par voie agame avant que la nécessité d'une conju- n gaison se fasse sentir. Quoi qu'il en soit, il en est d'autres, parmi les êtres à spores, qui ajoutent plus ou moins cons- “_tamment à ce processus de simplification un processus de {e combinaison. Leurs spores sont alors appelées gamètes par les naturalistes’, En apparence elles ne diffèrent pas des spores proprement dites: mais elles s'unissent deux à - deux une fois en liberté. Toutes leurs parties fusionnent et — se confondent intimement. Puis le nouvel être ainsi formé pre ifère de nouveau, avec une vitalité rafraichie et recons- |titue un organisme semblable à celui dont il vient. Quel- ET uefois enfin ces gamètes sont de deux espèces qui se dis- — tinguent soit par la taille, soit par la mobilité, soit par les - deux caractères. C’est une transition visible à l'état phané- | rogame. -. 1. Quelques algues produisent suivant la saison, tantôt des spores, lantôt … des gamètes. O. Hertwig, la Cellule, 266. — Toutes les transitions et toutes les variétés existent : on peut en voir le résumé méthodique dans la Botanique … générale de Gérardin, 2? partie, 121-155. Mais l'essentiel du phénomène . demeure toujours le mème : régression, ou fusion, ou les deux ensemble. 138 LA DISSOLUTION, 52. Des phénomènes tout à fait analogues se rencon- trent chez les animaux inférieurs, Nous avons déja parlé des infusoires, parce qu'ils présentent parmi les animaux uni- cellulaires le type le plus remarquable : ils sont dans le rè- gne des protozoaires ce qu'est l'homme dans celui des méta- zoaires. Mais leurs frères plus humbles d'organisation n'en montrent pas moins le rapport de la dissolution et de la ré- génération, Ainsi les Grégarines, au moment de la reprodue- tion, perdent toutes leurs différenciations externes, et s'en- kystent ; puis le kyste se rompt pour donner passage à des cellules d'abord simples, et qui deviennent les nouveaux in- dividus. Les noctiluques perdent leur bouche, leur flagel- lum, prennent une forme ‘absolument sphérique. « L'être n'est plus qu'une cellule type », dit un naturaliste décrivant ce phénomène". C'est alors seulement que se produit une prolifération formant sur un point une ealotte sphérique de bourgeons qui bientôt se détachent et reproduisent chacun une noctiluque nouvelle avec son organisation spécifique. « Chez les Myxomycètes, dit M. Kæhler, les spores en germant donnent naissance à autant de cellules amæboïdes* qui grandissent et subissent un grand nombre de divisions. Lorsque cette période d'activité est passée, ces amibes se rapprochent les unes des autres par groupes nombreux et se fusionnent en une masse unique appelée plasmodium, dans laquelle les limites des cellules disparaissent. C’est dans l'intérieur de ce plasmodium que se développent les spores qui en germant formeront de nouvelles amibes. Cette cons- titution d’un plasmodium est en quelque sorte la mise en commun de toutes les énergies et de toutes les forces qui restaient, pour accomplir l'acte le plus important de la vie, celui de la reproduction de l'espèce... De ces spores sorti- 1. Gérardin, Zoologie, I, 18. 2. Analogues aux amibes. DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 139 ront des individus qui ne sont pas de simples fragments détachés d'un parent, comme s'ils provenaient d’une divi- sion pure et simple, mais de nouvelles personnes". » Cet abandon de l’individualité demeure, à tous les degrés de l'organisation, la caractéristique des fonctions génitales. Au milieu de toutes les modifications de détail que subit cet acte important, la fusion apparait comme l'opération essen- tielle, à vrai dire celle même qui saute aux yeux de l'obser- vateur le plus superficiel, qu'il s'agisse des plantes phané- rogames, des oiseaux, des poissons, des mammifères, — de l'homme même, où l'esprit, qui prend conscience de ce phé- nomène et qui le rapproche involontairement des autres formes de la dissolution, y puise la matière de ses senti- ments les plus énergiques*. L'élément physiologique qui doit servir à la reproduction, qu'il soit destiné à devenir œufou spermatozoïde, subit les mêmes transformations. Il se divise rapidement, par le pro- cessus ordiraire de la karyokinèse, donnant ainsi naissance à un nombre plus ou moins grand de cellules complètes, qui lui sont morphologiquement équivalentes, comme le prouve le nombre constant des chromosomes caracté- ristiques de l'espèce. — Puis, coup sur coup, ces cellules se divisent, mais cette fois d’une façon telle que les produits de la division ne possèdent plus chacun que la moitié des 1. Dr Koehler, Revue philosophique, avril 1893. 2. Le plasmodium, en eflet, peut être formé de quatre cellules seule- ment, quelquefois de trois, quelquefois de deux (cas normal chez les Radio- laires). Nous passons de là, par une transition insensible, au cas des infusoires qui se conjuguent en formant un double plasmodium, dont chaque partie est formée de deux demi-cellules [37] Supposons maintenant que l'un des deux seulement se développe et que l'autre avorte, ou ne se forme pas, nous arrivons au cas d'un seul individu, fils de deux individus parents, produit par la fusion d'un demi-noyau fixe et d'un demi-noyau migrateur. C'est ce qui a lieu pour tous les animaux supérieurs. Ce phénomène, établi sans contestation par de nombreux observateurs, et dont nous donnons ci-dessus les traits essen- tiels, est la réduction karyogamique. 140 LA DISSOLUTION, chromosomes nécessaires à la vie intégrale de la cellule. Chez la femelle, une de ces moitiés, dans chaque cellule, s'atrophie, sans doute afin que sa sœur jumelle puisse gar- der pour elle une plus grande provision nutritive ; elle de- vient ainsi un œuf, Chez le mâle, chacune de ces deux moi- tiés continue à vivre isolément, et devient un animal spermatique. C’est alors que les deux produits sont prêts à entrer en combinaison : les spermatozoïdes sont portés au voisinage des œufs, et chaque fois qu'un d'entre eux y pénètre, il forme avec celui-ci un plasmodium, qui est le point de départ d'un nouvel être semblable à ses procréateurs, Le mélange, et par conséquent la désindividualisation des deux éléments composants sont done tout l'essentiel de la fécondation. « I n'existe ni substance fécondante spécifiquement mâle, ni substance fécondante spécifiquement femelle, Les deux substances nucléaires qui s'unissent lors de la fécondation ne diffèrent l'une de l'autre qu'en ce qu’elles dérivent de deux individus différents’. » La formation de deux sexes n’est donc « nullement la cause de la reproduction sexuelle ». C’est l'inverse qui est vrai. Toutes les différences sexuelles n'ont pour but que de permettre l'union de deux demi- noyaux, et leur prolifération subséquente. Que fallait-il pour cela ? Qu'ils fussent très mobiles, pour s'unir; qu'ils fussent très approvisionnés de substances nutritives, pour se développer. Mais ces deux conditions sont contradie- toires : une grosse charge, une grande mobilité ne vont pas ensemble. La difliculté est vaincue par une division du tra- vail. L'œuf prend pour lui le volume et les provisions, le spermatozoïde la petitesse et les organes locomoteurs. Il est aisé de voir que les caractères secondaires de la différencia- 1. O. Hertwig, La cellule, VI, 258. — En italique dans le texte, DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE., 111 tion sexuelle, dans le soma lui-même, peuvent se rattacher à cette division ‘, — Pour ce qui tient à leur fonction essen- tielle et commune, l’œuf et le spermatozoïde sont donc équivalents : tous deux ont perdu de la même manière leur intégrité et leur individualité; ils sont l’un et l’autre non pas une cellule, mais seulement une demi-cellule, atten- dant un complément. Ils ne sont féconds qu'à la condition d’avoir sacrifié d'abord, chacun de son côté, la moitié de leur substance et de leurs organes ; de s'être mis, au pied de la lettre, en l’état de moitiés d'individu. Réalisant ainsi le mythe platonicien de l’androgyne et de son dédouble- ment, l'être, pour se reproduire, doit d’abord se désintégrer, et la cellule unique, germe de tout vivant supérieur, est créée par la fusion l’une dans l'autre de ces deux moitiés imcomplètes,. 53. La fécondation est donc une dissolution; mais ce n’est pas tout. Les tissus eux-mêmes qui donnent naissance chez l'animal adulte aux « ovogonies » ou aux « spermato- gonies » sont remarquablement indifférenciés, c'est-à-dire voisins des cellules embryonnaires par leur structure et leurs fonctions. Quand on les compare aux tissus si variés et si divers qui forment l'organisme des grands animaux et des arbres, ce caractère apparaît si nettement qu'il a frappé tous les physiologistes, et qu'ils en ont cherché une expli- cation particulière. Quelques-uns, pour rendre compte de cette simplicité, ont même été conduits à admettre que dès le début du développement embryonnaire, un certain nom- bre de cellules étaient pour ainsi dire « mises en réserve » sans prendre part à l'évolution individuelle de l’ensemble, 1. O. Hertwig, La cellule, 259-260. Voir plus bas ce que devient, avec le développement de la conscience, cette différenciation, dont on saisit ici l'origine vraisemblable. 142 LA DISSOLUTION, et que cette réserve indifférenciée était précisément ce qui devait servir plus tard à constituer les éléments reproduc- teurs. « H. Milne-Edwards, et après lui Külliker et Huxley, pensent simplement que le plasma de l'œuf”, étant non dif- férencié, est capable, comme il le prouve d'ailleurs, de re- produire l'être entier; qu'en se divisant, il fournit deux sortes de cellules, les unes semblables à lui, ne se différen- ciant pas, et restant par là capables de reproduire encore l'organisme, les autres qui, d’abord semblables, se différen- cient peu à peu en cellules des divers tissus, et perdent par là le pouvoir de produire autre chose que le tissu dont elles ont pris le caractère * ». L'expérience montre en effet qu'il en est ainsi chez quelques animaux; plus souvent, il se produit dans les cellules « de la lignée ascendante des ger- minales une faible différenciation, au moins apparente, en cellules épithéliales *». Mais d’abord cette différenciation est très légère, surtout quand on la compare à celle des cellules qui forment les autres tissus du corps ; en second lieu cette faible différenciation elle-même disparaît au mo- ment de la maturation des produits sexuels, dans la période qui précède immédiatement la formation de l'œuf et du spermatozoïide. C’est pour expliquer ce retour à la simplicité primitive qu'a été inventée par Weismann la célèbre théorie du Plasma germinatif®. Il admet que la substance qui se transmet sans mourir d'une génération à l’autre n’est qu'un fragment de chacune des cellules de la lignée germinative elle-même. Chacune des cellules de cette lignée contient donc d’une 1. Ou celui du spermatozoïde, qui lui est physiologiquement équivalent. 2. Yves Delage, Structure du protoplasma, etc., 179. 3. Weismann, Continuité du plasma germinatif, 193. 4. Elle a été esquissée d'abord par Owen, Jæger, Nussbaum. — Weis- mann, Continuité du plasma germinatif. passim. ( DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 133 part un édioplasma qui lui est particulier et qui peut en conséquence se différencier comme celui des autres cellules du corps ; et d’autre part, un fragment de plasma germi- natif, dépôt précieux, indifférencié, en qui réside le type de l'espèce, qui peut sommeiller plus ou moins longtemps, mais qui finit par reprendre un jour son activité, par se mul- tiplier avec abondance, en donnant naissance à des produits indifférenciés comme lui, qui serviront à reproduire l'être entier. « Une petite partie du plasma germinatif demeure sans changement à la division du noyau de segmentation, et se mêle à l’idioplasma de certaines séries de cellules ; et la formation de cellules germinatives réelles se produit parce que dans le cours de la division de ces cellules il se forme à une époque des cellules où le plasma germinatif ar- rive à triompher ‘. » Ce triomphe de l'indifférencié est la matière de la génération. Je dis la matière, et non la cause: ‘car si, à l'égard des variations individuelles, ee retour à l'in- différenciation est la condition nécessaire du rajeunis- sement, il est bien évident qu'il n'explique rien à l'égard du type spécifique qui se propage par son intermédiaire, Bien plus, cette indifférenciation suggèrerait aisément l'idée d'une action extérieure contribuant à l'organisation de la matière visible. 54. Jusqu'à quel point ces parties réservées peuvent- elles subir une altération de la part du milieu qui leur sert de « véhicule », comme dit Weismann ? Physiologici certant. Deux termes extrèmes limitent les hypothèses: d’une part, il est certain que plusieurs maladies infectieuses, acquises tout à fait accidentellement, sont néanmoins héréditaires ; de l’autre, il est certain que les mutilations, même répétées 1. Weismann, Essais. IV, 19%. Voir aussi tout l Essai JE. 144 LA DISSOLUTION, pendant un nombre indéfini de générations, ne le sont pas, On sait également que lorsqu'une plante à fini par acquérir quelque anomalie utile à conserver, il faut la reproduire par bouture, et non par semis. Cette dernière méthode, en faisant passer l'espèce par sa graine, la ramène au type spé- cifique : les pépins d'une excellente poire ne donnent que des sauvageons. — Partant de là, Weismann nie done toute hérédité des fonctions ou des changements morphologiques acquis. La plupart des physiologistes sont moins absolus. Tous cependant s'accordent à reconnaître que le soma de chaque être vivant se développe sur son plasma comme les générations successives des feuilles sur un même tronc. Chacun des individus qui se procréent l'un l'autre reçoit ce dépôt et le transmet, sensiblement identique à lui-même, dans l'acte de la génération, Plus ou moins mélangé au reste du corps, plus ou moins amélioré ou affaibli par son voisinage, il n’en est pas moins prélevé dès l’origine, et° conservé comme un usufruit. Les anciens avaient done gran- dement raison de dire que c’est l'homme qui engendre l'homme et non Pélée qui engendre Achille, Achille et Pélée ne sont que des épreuves successives, développées aux dé. pens de la substance héréditaire qui les a précédés et qui peut leur survivre. On comprend bien, dès lors, comment la génération se lie à quelque régression du corps. Le plasma germinatif, engagé dans les cellules différenciées, ne peut mettre en œuvre sa puissance plastique que si la gangue spécialisée qui l’enve- loppe lui en laisse la liberté. « La plupart dés cellules du corps d’un végétal, ou d’un animal inférieur, dit M. Hertwig, renferment à l'état latent tous les caractères de lespèce. En ce qui concerne les animaux supérieurs, on ne peut sans doute prouver qu'il en est de même : cependant il ne faut pas conclure qu’elles ne contiennent qu'une partie de la gp AE dif de. end NT ART. d «* OL DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. LEA substance héréditaire. On a tout autant le droit de conclure que si chez eux la plupart des cellules ne peuvent développer leurs caractères latents, cela dépend de circonstances exté- rieures, par exemple de la grande différenciation du corps de la cellule dans laquelle est logée la substance hérédi- taire’. » Et Nægeli a développé la même idée en disant: « Toute cellule de l'organisme est, par son plasma spéci- fique, capable de devenir le germe d’un nouvel individu; il dépend du plasma de nutrition que ce pouvoir puisse ou ne puisse pas se réaliser *. » Dépendance inverse, d'ailleurs, il ne faut pas l'oublier. Le plasma germinatif, qui sommeille ainsi dans son véhi- cule, reprend son activité quand celui-ci perd la sienne, ou du moins commence à ralentir considérablement son évo- lution. La maturité sexuelle ne se produit qu’à la fin de la période de croissance rapide. Souvent même, pour certains animaux inférieurs, elle précède immédiatement la mort. La même chose arrive aux plantes annuelles, au blé par exemple. Des expériences bien connues montrent égale- ment chez les végétaux une liaison constante entre la frue- tification et l'épuisement : un arbre fruitier ne produit plus dans un sol trop riche. Mème dans une terre favorable, il doit être taillé avee soin, sinon il fait du bois au lieu de faire des fruits. Réciproquement des plantes annuelles peuvent devenir vivaces quand certaines circonstances les empéchent de fleurir. On sait enfin que parfois les animaux trop bien nourris ne se reproduisent plus. Un pareil balancement de l'activité vitale parait conforme aux phénomènes les plus ordinaires de la physiologie. 1. O. Hertwig, La Cellule, trad. Julin, 327. 2. Naegeli, Théorie mécanique de la physiologie de la descendance, 531. 3. Costantin, Les végétaux et les milieux cosmiques. Paris, F. Alcan. Laranpe. — La Dissolution. 10 146 LA DISSOLUTION. 55. Au résumé, la différenciation conduit à la mort, etcela d'autant plus sûrement qu'elle est plus avancée. Elle se détruit done elle-même, puisque la mort, par la plus énergique des dissolutions qui nous soient connues, fera rentrer dans le rang des simples produits chimiques toute la merveilleuse multiplicité des tissus vivants et orga- nisés. M. Le Dantec a profondément raison de dire que ln vie élémentaire ne mène pas à la mort, et qu'elle est au con- traire la synthèse de ce dont la mort est la décomposition". Mais cette synthèse, en édifiant des systèmes de plus en plus solidaires et par conséquent de plus en plus fragiles, se place elle-même en des conditions de plus en plus précaires : de mème que la famine est de plus en plus ménaçante pour Paris, à mesure qu'une organisation plus raffinée et plus spécialisée lui fait tirer sa subsistance du pays tout entier. En ce sens, la différenciation, résultat de la vie, accidentel sans doute, mais inévitable, arrête la vie. La reproduction sert de palliatif à la mort. Elle ne sauve pas l'individu, parce que pour l'individuel, différencié, il n'y a pas de salut possible; mais en prélevant sur sa matière un impôt de substance indiflérenciée, elle réserve le germe des générations futures qui remplaceront un jour les géné- rations mortes. La fécondation vient en aide à cette régres- sion, par laquelle la vie continue son œuvre en sacrifiant continuellement les produits mèmes de son activité. En empruntant à deux individus différents les deux moitiés cons- titutives de la cellule génératrice, elle diminue ce qui pourrait se trouver en excès ou supplée à ce qui pour- rait se trouver en défaut même dans leur réserve indiffé- renciée. « Elle égalise, elle atténue constamment les diffé- rences qui sont produites par l’action des facteurs extérieurs 1. Le Dantec, Théorie nouvelle de La vie, ch. xiv, 171. ne) DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE 117 !, » Ainsi s'établit cette sur les individus d’une même espèce « loi générale » qu'après une certaine période de multipli- cation cellulaire par division, « il apparaît une période dans laquelle deux cellules d’origine différente doivent fusionner ; le produit de ce fusionnement constitue alors à son tour un organisme élémentaire qui forme le point de départ d'une nouvelle période de multiplication par division *. » Bien que ces cycles se présentent dans la vie organique sous les formes les plus variables, leur ensemble est, après la nutri- tion, la propriété la plus universelle des vivants. Et malgré la contradiction interne qu'ils enveloppent, ils ne sont pas rigoureusement un cercle vicieux. Quelque chose s’introduit dans leur retour sur eux-mêmes qui les déforme insensiblement, entr'ouvre leur courbe, y laisse pénétrer un nouvel élément. La retenue effectuée par la pature sur chaque individu devient d'autant plus faible que ceux-ci s'élèvent davantage dans ce qu'on nomme l'échelle des êtres. Parmi les animaux les plus simples, beaucoup meurent immédiatement après la reproduction. Les animaux supérieurs, bien qu’elle soit encore une forte dépense pour eux, en deviennent plus indépendants et prolongent de plus en plus la durée de leur vie au delà de l’époque propre à l’activité génésique. Il ne faut done pas dire avec les pessi- mistes que la personnalité humaine n'est qu'un jouet dans les mains de la nature, une dupe du génie de l'espèce et des ruses de l'inconscient. Sans doute, par cela même qu'il y a individualité, il y a contradiction et faiblesse en lui; mais loin d’accentuer cette infirmité logique, le progrès des formes organiques la soulage; et laissant à chaque soma humain une notable indépendance à l'égard de son plasma 1. O. Hertwig, La cellule, VIE, 300. 2. Ibid., VI, 256. 118 LA DISSOLUTION, germinatif, elle lui ouvre pour ainsi dire une autre carrière, et lui fournit, en tant qu'être capable de pensée universelle, une seconde échappatoire à la nécessité de la mort, IV 56. Si nous montons en effet au sommet dernier de l'échelle, à l'homme conscient, komo sapiens, nous y rencon- trons encore une dissolution de plus, qui ne paraît pas au premier coup d'œil dériver de la mort ni lui servir de succé- dané, et qui pourtant n'a pas avec elle un rapport moins étroit que la génération : c'est la dissolution physiologique qui accompagne chez lui le développement considérable de la pensée réfléchie. Il est évident en effet que malgré le dualisme irréduetible de l'esprit et du corps, du mode perceptif et du mode intro- spectif de notre connaissance, la pensée ne s'accomplit pas d’une facon radicalement indépendante des fonctions orga- niques. Le système nerveux d’abord, et par son influence l'organisme entier, présentent des phénomènes différents selon que la vie de l'esprit est énergique, engourdie ou troublée. Et la réciproque n’est pas moins vraie, Peut-être mème rien ne se fait-il dans l'esprit sans le corps, ni dans le corps sans l'esprit. Il est donc nécessaire, avant d'exa- miner la pensée en elle-même, ce qui exige une tout autre méthode et un point de départ tout différent [62], de l’observer d’abord extérieurement et de déterminer ses effets matériels à la manière des anthropologistes. Ce premier examen ne vise donc que l’état médical de l'homme qui pense. Il laisse intacte la question ultérieure et prépondé- rante du point de vue réellement psychologique : déterminer s’il y a une tendance évolutive, ou la tendance contraire dans } k DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 119 les opérations mêmes de l'esprit et dans la finalité qui leur est propre, abstraction faite des organes qu'ils modifient ou dont ils recoivent l'influence. Je remarque d’abord, d’après les observations précéden- tes, que la diminution de la force organique et partieulie- rement de la puissance de nutrition accusent une dissolution ; et qu'au contraire ce qui affermit l'individu en tant qu'être vivant constitue une évolution, Ceci posé, une distinction essentielle est à faire. Il y a une certaine sorte de pensée qui n'est que l'écho et le prolongement de la vie organique, qui n’a pas en elle- même sa raison d’être, mais qui n'est qu'un reflet de cons- cience illuminant d'une façon plus ou moins distincte les opérations spontanées par lesquelles l'être vivant poursuit, saisit, absorbe et même digère sa nourriture ; pensée qui n’a pas de caractère propre par elle-même, ancilla ventris, simple conscience de moyens donnés pour un but donné. Elle est beaucoup plus développée qu'on ne serait tenté de le croire au premier moment : ear beaucoup de gens réputés « intelligents » sont purement et simplement des commer- çants bien doués pour leur négoce, des fonctionnaires habiles à parvenir, des hommes d'affaires ou de politique saisissant vite les avantages d’une situation. En face de cette fonction 1. Je ne veux pas dire que la pensée, en lant que pensée, subisse l'influence du corps considéré comme une autre chose réelle, à la manière de la glande pinéale et des esprits animaux. J'entends seulement par là que la représen- tation que nous nous formons de nos organes enferme souvent des indications essentielles pour compléter et relier les faits de notre réflexion intérieure : de telle sorte que sans qu'il y ait aucun rapport logique entre l'alcool, agrégat de sensations, et la joie, état d'âme, on peut néanmoins a posteriori trouver une succession chronologique constante entre ces deux termes et même inter- caler entre eux d’autres termes plus rapprochés ; par exemple, la dilatation des artérioles, et les réactions chimiques qui provoquent cette dilatation. Il va sans dire que quand même on augmenterait indéfiniment le nombre des termes intercalaires, on ne saurait jamais établir entre les deux extrêmes un rapport de continuité. 150 LA DISSOLUTION, toute pratique, il existe une seconde forme d'intelligence qui est non plus moyen, mais fin: celle de l'artiste, du savant, du philanthrope, de l'homme d'État, en supposant bien entendu qu'ils sont sincères, et non vendeurs intéressés de fausses apparences, comme dirait Platon. Je les appelle- rais volontiers intellectuels pour lesopposer aux «intelligents » si ce mot n'avait contracté trop d'associations d'idées gèénantes dans l’usage qu'en ont fait quelques littérateurs!. Le nom de penseurs leur conviendrait mieux, s'il pouvait s'élargir assez pour être appliqué à un peintre où à un ministre, aussi bien qu'à un musicien ou un philosophe. Cette pensée des penseurs, qui ne leur rapporte aucun avan- tage pratique, et qui se satisfait au contraire par un dédou- blement inconnu à la conscience spontanée, dérive-t-elle chronologiquement de la pensée nutritive des êtres que leur cerveau aide à vivre comme leurs bras et leurs jambes ? Nous n'avons pas besoin de le savoir, et cela n'est pas si facile à savoir ; car l'antiquité la plus reculée manifeste des formes d'art et de religion, de philosophie, de pensée inutile, quel- que simple qu'elle soit; en sorte qu’elle peut être dite inhé- rente, comme la vue ou la marche, à tout ce que nous appelons du nom d'homme ; mais sans nous arrêter à ces questions d’origine, souvent oiseuses, souvent insolubles, il est possible de déterminer les résultats actuels de cette sorte de pensée, dont le rôle est si considérable chez l’homme réel, tel que nous l'avons sous les yeux. 57. S'il est un fait que l'expérience met hors de doute, c'est que le développement de la réflexion s'accom- pagne d’un développement de la sensibilité. Et d’ailleurs, 1. Et, depuis que ceci a été écrit, dans l’usage encore plus singulier qu'en ont fait certains journalistes. v, ‘ Û 2 à = DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 151 ce rapport pourrait être prévu a priort: l'usage intense de notre système nerveux, le fait de nous arrêter sur ses modi- fications pour les comprendre et pour en pénétrer la nature, doit vraisemblablement afliner nos sens, tant qu'il ne va pas jusqu'à les fatiguer et par conséquent à les émousser. La sensibilité tactile, mesurée à l’æsthésiomètre, est constam- ment plus grande chez les hommes d'art et de science que chez les illettrés; et si leurs yeux, leurs oreilles s'affai- blissent souvent, c'est par suite d’une réaction secondaire du système nerveux que nous étudierons plus loin. L'effet immédiat de leur progrès intellectuel est d'abord de les habituer à discerner des nuances de couleurs, de formes et de bruits qui sont tout à fait insaisissables pour des êtres d’une moindre capacité. Mais ce qui est le plus important, c'est que la sensibilité à la douleur, bien que distincte de la sensibilité perceptive, croît avec elle, et cela d'une façon bien plus rapide et plus constante encore. Un cheval supporte presque sans douleur des plaies qui feraient hurler un singe ou un chien ; de même ceux-ci par rapport à l’homme. Dans les races noire et jaune, la sensibilité aux blessures, aux opéra- tions chirurgicales est très faible, en même temps que la vigueur du jugement abstrait et du raisonnement est infé- rieure à celle de la race blanche. — « Celui qui augmente sa science augmente aussi sa douleur », dit l'Ecclésiaste. Genus irritabile vatum, dit Horace: c'est une autre forme de sensibilité nerveuse. Et le pessimisme de Luerèce, la mélancolie impressionnable de Virgile, les plaintes d'Ovide, — pour ne citer que des Romains, race dont l'épiderme n'était pas trop délicat, — tout montre qu'une grande récep- tivité pour les affections pénibles est en général l'apanage des âmes les plus fines. La tristesse de Salomon s’est per- pétuée d'âge en âge chez les esprits qui pénétraient le plus profondément dans le domaine du savoir ou dans celui du 152 LA DISSOLUTION, sentiment; elle n'a pas même épargné les hommes d'action, quand ils étaient en même temps des penseurs, Enfin, l'ad- mirable floraison de l'art et de la science au xx" siècle s'est accompagnée du pessimisme le plus accentué que nous con- naissions : pessimisme spontané et démonstratif chez Leo- pardi, chez Lamartine, chez Alfred de Musset; pessimisme réfléchi, formant un système philosophique dans les écrits de Schopenhauer et de Hartmann, une méthode artistique dans les poèmes d'Alfred de Vigny et de Leconte de Lisle, où l'excès de la sensibilité s’enveloppe d'une impersonnalité voulue, mais éclate par moments en traits d'autant plus ineffaçables'; dans la musique de Wagner, où l'appel dou- loureux qui pénètre jusque dans les profondeurs de l'orga- nisme ne s’apaise qu'en retrouvant le calme dans un espoir religieux de rédemption. Il serait impossible, et inutile, d'énumérer toutes les formes d'art moins importantes où s’accuse cet accroissement d'instabilité nerveuse, émotive en général, impulsive quelquefois, qui affecte également la per- sonne de l’auteur et ses productions, malgré la profonde séparation qu'a tous les autres points de vue on observe d'ordinaire entre l’homme et l'artiste. Je crois que nous |: pouvons tenir pour démontré que le développement de la _ pensée est inséparable d’une grande capacité d'éprouver de la douleur. Or, la sensibilité algésique n’est pas seulement un état de conscience pénible pour le patient. Elle est encore le signe d'un mauvais état de quelque fonction matérielle, et, ce qui est plus grave, une source de trouble organique, ainsi que le remarquait déjà Descartes. Elle est même souvent une voie de. propagation des maladies. « Sous ce rapport, dit un célèbre médecin contemporain, la démonstration phy- 1. La maison du Berger ; — Dies iræ. LL L. CAE Le chaos ds rahicle béton à dise DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 153 siologique ne laisse rien à désirer. Irritez un tissu mécani- quement, un phlegmon se déclare. De là l'excitation gagne la moelle, puis se réfléchit sur le cœur et les nerfs vaso- moteurs, et la fièvre se déclare. Que les racines motrices (des nerfs) soient intactes ou coupées, peu importe; mais les choses se passeront tout différemment si vous avez pris soin de couper les racines sensitives…. : il n'y aura pas de fièvre, il n'y aura pas de phénomènes généraux. — Ce que produit une irritation mécanique, certaines excitations médicamen- teuses, toxiques, ou simplement douloureuses le produisent également. Introduisez de la strychnine dans une artère et liez la veine correspondante : l'intoxication se généralise néanmoins. Vous en concluez avee certitude que cet alealoïde a agi sur le système nerveux périphérique et que, de là, l'impression a été transmise au centre par le nerf sensitif". » Si maintenant vous voulez bien songer au développement de la douleur inséparable d'une conscience plus haute, d’un sens moral et artistique plus délicat, vous trouverez là une première raison de l’affaiblissement vital qui accom- pagne d’ordinaire le progrès de l'esprit. Vous verrez égale- _ ment pourquoi toute espèce de travail soi-disant intellectuel n'est pas également apte à produire cette usure et cette faiblesse: c'est qu'il ne l’est pas également à faire souffrir l'individu et à rendre les extrémités nerveuses plus aflinées. Le travail d'esprit d'un expéditionnaire n'aiguise pas son intelligence; elle n'’affaiblit pas non plus son corps, si ce n'est indirectement, quand il s'associe à une existence sédentaire et malsaine, Il faut en dire autant du travail de certains savants, de certains professeurs, travail mécanique auquel leur âme reste étrangère et qui par conséquent n'entraine pas d'autre usure que la légère fatigue musculaire 1. G. Sée, Leçons de pathologie expérimentale, 1, 15. 154 LA DISSOLUTION, dépensée au laboratoire, ou la peine plus où moins grande que donne la parole en publie. Même dans l'art, il y a, suivant les hommes et suivant les choses, un mécanisme plus ou moins complet. En général (car il y a naturellement de nombreuses exceptions) un peintre se fatigue moins qu'un romancier, celui-ci qu'un musicien ou un poète: c'est qu'ils mettent moins d'eux-mêmes dans leur travail, Ils sentent moins vivement; partant ils sont plus gais, partant moins accessibles à ces maladies de contre-coup que la sensibilité amène avec elle. Les émotions fatiguent le cœur; souvent répétées, elles le lèsent. Si le désespoir augmente momen- tanément les forces, il n’en mine pas moins la vitalité. Les contrariétés, les blessures d'amour-propre, les chagrins, les soucis, le manque de bonheur et de satisfactions dans la vie produisent l’anémie aussi sûrement qu'une alimentation ou une oxydation insuflisantes'; et peut-on nier que toutes ces peines, lot commun des hommes, soient ressenties d'une manière particulièrement vive par l’homme de pensée ? 58. Tel est l'accompagnement dissolvant de la sensi- bilité. L'intelligence, par cela seul qu’elle la développe, s'en accompagne donc également. Mais, de plus, elle présente une action directe de même sens, ayant pour signes exté- rieurs des troubles de la vie organique. Qu'elle en soit la cause ou l'effet, peu importe ; car même, à proprement parler, il ne saurait y avoir aucun lien de ce genre du phy- sique au moral. « Depuis la découverte de l'arrêt du cœur par l’action du pneumo-gastrique, dit M. Ribot, découverte due aux frères Weber en 1845, les physiologistes ont mis une grande ardeur à étudier les cas où l’excitation d’un nerf empêche un 1. G. Sée, Pathologie générale, 1, 188. dus. dl. ARS DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 159 mouvement ou une sécrétion. Pflüger montra que le nerf splanchnique a une action d’arrêt sur l'intestin grèle. On à établi depuis que les mouvements de l'estomac et du tube intestinal étaient tout entiers sujets à l’inhibition. Claude Ber- nard a rapporté à la même cause l’action des nerfs vaso-dila- tateurs.…. Enfin, d'après Brown-Séquard, l'inhibition est un pouvoir possédé par presque tout le système nerveux central et une portion considérable du système nerveux périphé- rique‘. » Ferrier, dans ses Fonctions du cerveau, le localise essentiellement dans les lobes frontaux, en donnant pour raison que ces lobes paraissent être l'organe essentiel de l'intelligence, et admettant par conséquent implicitement la liaison de la pensée réfléchie et de l'inhibition”*. Cette liaison est particulièrement visible dans l'attention, qui est elle-même la base de toui entendement; car elle seule permet l’abstraction, donc la conception, le jugement et le raisonnement. Or, cette attention consiste avant tout en une action d'arrét; dire que l'esprit s'applique à un objet est une métaphore vague et même dépourvue de sens. On voit par une analyse exacte et par l'expérience que l'état d'activité mentale plus ou moins parfaite que nous appelons attention ne se réalise que par la suppression des autres sensations, des mouvements volontaires, des mouvements automatiques, et mème, au plus haut degré, des actions organiques intérieures. De là vient que l'attention — et par conséquent tout le travail intellectuel qui repose sur elle — 1. Ribot, Psychologie de l'attention, 65. Paris, F. Alcan. 2. Les appareils de direction sont assez généralement des appareils d'inhi- bition : les rènes d'un cheval, les vannes d'arrosage, le gouvernail d'un vais- seau qui n'agit qu'en paralysant, d'un côté, l'impulsion générale donnée par le vent. Au reste, il est très probable que l'inhibition intellectuelle agit par des voies singulièrement compliquées, peut-être par des degrés successifs ki subordonnés ; et de tout cela nous ne pouvons saisir que le résultat total. 156 LA DISSOLUTION, est, suivant l'expression de M. Ribot, « un fait exceptionnel, anormal et qui ne peut durer longtemps" ». Dans les formes extrèmes de la méditation, l'extase par exemple, toute com- munication avec le dehors est suspendue, « l'action vitale même souvent ralentie* », Et dans la description du ravisse- ment intérieur des mystiques, donnée par sainte Thérèse, et que l'auteur reconnaît pour un modèle d'observation psychologique, il est noté qu'à un certain degré d'élévation de la pensée « le corps devient froid, la parole et la respi- ration sont suspendues, les yeux se ferment”... » en un mot toutes les fonctions tendent à s'arrêter, —- Tout ceci, exagéré par l'intensité du phénomène, se retrouve à l'état faible dans l'attention. Même légère, elle agit sur la circulation capil- laire. On sait depuis longtemps qu'elle trouble profondément la respiration: l'expérience de W. James sur l'effort est célèbre. On peut y ajouter que le bäillement, le soupir qui l'accompagnent souvent, trahissent le besoin « d'oxygéner le sang narcotisé par l’arrèt volontaire ou involontaire de la respiration*. » De même pour la digestion. On prend soin, en général, de s'abstenir de travail intellectuel après les repas. Cela mème est de règle dans la plupart des maisons d'éducation, tandis qu'on peut jouer, courir, prendre même des exercices violents. Ce n’est donc pas seulement l’anémie de l'estomac qu'on veut éviter ainsi — puisque l'exercice | porte le sang à la peau et aux extrémités aussi bien que la réflexion le porte à la tête ; — c'est l'inhibition vitale parti- culière à l'effort de la pensée. Les anciens le savaient bien : 1. Ribot, Psychologie de l'attention, 25. 2. Ibid., 139 d'après Bérard. 3. Castillo Interior, dans Ribot, ébid., 147. — Il ne s’agit pas ici d'une sorte de crise nerveuse, mais d'un état volontairement produit par une série de prières graduées : oraison vocale, oraison mentale, recueillement, etc. — Les phénomènes cités correspondent au sixième degré de cet exercice. h. Ibid., 24. Lot dun ns ét lt ro het de DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 157 ils pratiquaient la sieste après les repas, afin de laisser les aliments per somnum æqualiter digeri. Le sommeil, qui engourdit et suspend la vie de l'esprit, favorise à ce point de vue la nutrition du corps‘. Les animaux, les petits enfants dorment d'ordinaire après avoir mangé. — Réciproquement, la faiblesse congénitale des formes supérieures de la pensée favorise le jeu de la vie organique, et lui donne cette résis- tance que Lucrèce attribue aux premiers hommes. Nec facile ex aestu nec frigore quod caperetur, Nec novitate cibi, nec labi corporis ulla. J'ai eu l’occasion d'observer plusieurs individus dont l'intel- ligence était restée tout à fait enfantine, et dont la constitu- tion physique était remarquablement solide ; deux hommes, notamment, l’un idiot et microcéphale, l’autre seulement très faible d'esprit, qui tous deux paraissaient beaucoup plus jeunes que leur âge. Ils étaient fort connus, chacun dans leur petite ville, et les mauvais plaisants s’'amusaient à leurs dépens, leur faisant boire des mélanges invrai- semblables, leur jouant les tours les plus dangereux; ils n'en allaient pas plus mal. J'ai souvent entendu faire la mème remarque, comme une constatation courante, dans les pays où le crétinisme est répandu; et si le cerveau est vraiment, comme il semble, un appareil inhibitoire, il est bien naturel que l'organisme ne se porte jamais mieux que dans les cas d’atrophie de ce grand gèneur. 59. Enfin, nous savons d'autre part, comme un fait mis hors de doute par l'observation, que le progrès de l'intelli- 1. À ce point de vue seulement, et pour l'homme normal, car si l'on souffre de nutrition retardante et d'oxydation insuffisante (cas fréquent chez les modernes) l'exercice physique peut valoir mieux que le sommeil. 158 LA DISSOLUTION gence détruit les instincts qui servent à la vie du corps et qui en assurent le bon fonctionnement. La remarque en est au moins aussi ancienne que le De natura rerum. Elle est classique sous le nom de loi de Cuvier. L'animal sait éviter sans réflexion les lieux malsains, les plantes vénéneuses; l'homme, avec son esprit, ne le sait plus. Il s'empoisonne sans que l'instinct l'en avertisse, Il ne s'arrête pas comme l'animal quand ses besoins sont satisfaits. 11 pousse ses jouissances jusqu'a la maladie, jusqu'à la mort, et ne s'en aperçoit qu'au dernier moment. Les petits des animaux, dès les premiers jours, sentent quelles sont les fonctions néces- saires à leur vie et les accomplissent: un poulet qui sort de l'œuf picore presque immédiatement. Et non seulement il accomplit ces fonctions d'instinet, mais encore il possède toute organisée cette perception que l'homme est obligé de se construire petit à petit: un animal nouveau-né localise avec précision une douleur”. L'enfant, au contraire, doit tout apprendre : indigus omni vitali auxilio. I faut observer de près les uns et les autres pour voir quelle régression se manifeste quand on passe de la bête à l'homme, et surtout à l’homme des races les plus développées intellectuelle- ment. Il serait absolument impossible qu'un enfant vécût si on ne l’éduquait. Il faut qu'on le porte vers le sein, qu'on le lui fasse prendre ; cela même n'est pas spontané. Bien plus, un certain nombre d'entre eux ne savent pas teter, même une fois mis au sein, et chez eux, pendant un temps plus ou moins long, — quinze jours quelquefois — il faut exciter mécaniquemeut les réflexes de la succion et de la déglu- tition. Quand enfin é{s ont appris, ils s’en tirent convenable- ment. Tous les instincts qui ont trait à la nutrition ulté- rieure présentent la même faiblesse. Ceux qui touchent à la 1. Romanes, Mental evolution in animals, 23 ; d'après Houzeau. FL ie = ET AS DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 159 génération ne sont pas plus sûrs: ici encore 1l faut ap- prendre, dans la majeure partie des cas, ce que l'animal sait d'intuition. Et quand fait défaut cet enseignement, on voit fréquemment se produire toutes les déviations et les anomalies d’une tendance qui agite l'être vaguement, et qui n'est plus capable de le conduire à ses fins. L'éducation est devenue nécessaire à la vie, qui a ainsi perdu tout ce que gagnait la réflexion. Partant de là, considérez qu'il n'y a point de différence essentielle entre les instincts qui se manifestent extérieu- rement et la force intérieure d'organisation [32]. Un animal guette sa proie, la poursuit, la saisit, la dévore : vous appelez tous ces actes instinctifs, Il avale les morceaux : cette opé- ration est-elle instinct ou processus vital ? Il les digère, en conserve les éléments assimilables, les dispose chacun à la place du corps qui les réclame. Est-ce quelque chose de différent ? En aucune façon; et pourtant nous n'hésitons pas à mettre cette action au compte du principe vital. — Tant que l'embryon se développe dans le sein de sa mère, nous disons que les forces vitales servent à le former ; nous attri- buons encore à ces fonctions organiques la sécrétion de la substance dont le nouveau-né a besoin pour se nourrir, « d’abord une sorte de sérum, puis un lait très faible encore, puis à mesure que le petit avance en âge, un lait de plus en plus nourrissant. » Et que dirons-nous alors des soins ma- ternels que nous appelons instinctifs, chez les animaux qui protègent leurs petits, qui les lèchent, qui les guident et les exercent ? Si la nutrition de l'embryon dans l'utérus des mammifères appartient au principe vital, comment ne pas rapporter au même principe la nutrition des larves d'in- sectes par la prévoyance instinctive de la femelle qui dépose ses œufs près du cadavre ou de la plante qui seront nécessaires à leur développement ? Frs M. 160 LA DISSOLUTION. Darwin, expliquant par les mêmes causes la production des formes spécifiques et celle des instincts, implique évi- demment au fond la même théorie. Peut-être même a-t-il aperçu toute l'importance de cette identité de nature entre l'instinct et la force constructive des corps'. Il est en tout cas hors de doute qu'une continuité parfaite les relie, en dépit des apparences si dissemblables présentées par les formes extrêmes de cette fonction. « Créer son corps, dit excellemment M. Dunan, et le conserver par des actes dits instinctifs sont une seule et même chose* ». S'il en est ainsi pour l'animal, il en est done de même pour l'homme, en tant qu'il est considéré dans ses fonctions physiolo- giques ; et cette seule hypothèse, si même on doit nommer ainsi une généralisation si proche des faits, suflit à nous faire apercevoir comment peut s'expliquer le caractère dis- solvant de la pensée réfléchie. Elle soustrait au principe vital la direction des fonctions organiques, qui perdent aus- sitôt l'infaillibilité de leur automatisme; elle trouble la digestion comme elle trouble l'instinct, par un seul et même procédé. Et que l’on ne réponde pas qu'il y a une grande différence, en ce que les actes instinctifs, étant extérieurs, peuvent être soumis à l’action de la volonté, tandis que les actes nutritifs, étant intérieurs, échappent à sa domination perturbatrice : il est aujourd'hui démontré, par des expé- riences multipliées, que la pensée consciente peut énergi- quement agir sur la circulation, la digestion, la production des maladies, faire mème apparaître des brûlures, des vési- cations, des stigmates entièrement dus à son action. Nous avons déjà relevé cette propriété [36]. Si d'une part elle y tend, si de l’autre elle le peut, il serait étonnant que l'ef- 1. Voir les passages des mss. de Darwin cités par Romanes, Mental evo- lution in animals, 264. 2. Dunan, Psychologie, 304. RL. à Là Été deb <<. LES Du. + 2 "1 DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE. 161 fet ne suivit pas. — Sans doute cette action, pour être exposée analytiquement d’urie manière complète, exigerait la connaissance intégrale du mécanisme qui constitue l’auto- rité régulatrice du noyau sur la cellule et du système ner- veux sur le corps entier; et cette connaissance est loin d’être acquise. Mais tel quel, l'effet observé ne laisse pas de présenter cette certitude et cette généralité empiriques que toutes les sciences expérimentales considèrent comme un critérium suffisant de vérité. « À presque tous les autres points de vue que le dévelop- pement du cerveau », dit Carl Vogt, qui revendique éner- giquement les titres de darwiniste et de moniste, « l’homme est un organisme retardataire, ou conservateur, dont quelques organes pris isolément n’ont pas subi beaucoup de * transformations, et dont d’autres sont souvent bien infé- rieurs à ceux de certains animaux... L'œil même, dont on a tant vanté la supériorité, est sous certains rapports très défectueux. J'ai entendu en 1867, dans une conférence pu- blique à Francfort, le célèbre Helmholtz qui s'exprimait en ces termes : « ..... A un opticien qui voudrait me vendre un instrument ayant les défauts énumérés, je me croirais par- faitement autorisé à dire les choses les plus dures sur la négligence apportée à son travail, et à refuser son ins- trument'. » 60. Il est nécessaire cependant de prendre en consi- dération la conclusion négative à laquelle aboutit M. Venn qui a fait les recherches statistiques à notre connaissance les plus étendues sur la question de savoir si la supériorité physique est ou n'est pas compatible avec la supériorité 1. Carl Vogt, Conférence à la Société suisse des sciences naturelles ; ses- sion de Genève, 1886. Revue scientifique, 16 octobre 1886. Laranne. — La dissolution. 11 162 LA DISSOLUTION. mentale !, Il a examiné environ trois mille élèves de Cam- bridge, jeunes gens fort analogues par leur naissance, étant presque tous fils de « country gentlemen », fonctionnaires de l'État, ou riches commerçants, Des tableaux ainsi formés, il conclut à la fois contre les deux opinions adverses, l'une qui veut que l'homme intellectuellement supérieur « soit une pauvre créature au point de vue physique ; » l'autre, qu'il attribue à Kingsley, et d'après laquelle « on est sûr de trou- ver toujours les gens bien bâtis à la tête des listes univer- sitaires. » Pour le montrer, il divise les jeunes gens en trois grandes classes intellectuelles d’après leurs succès aux exa- mens : À, ceux qui ont été reçus premiers aux principaux concours, ou obtenu des bourses de mérite; B, le reste de ceux qui ont réussi dans les concours ; C, ceux qui n’ont eu que leur certificat. — Quant aux caractéristiques physiolo- giques, il emploie l’acuité de la vue, la force de poussée, la force de pression, le volume respiratoire, la hauteur et le poids. Ceci posé, voici exactement les résultats obtenus pour les trois classes en y joignant le volume absolu de la tête. RESPIRATION 256.5 255.7 254,5 M. Venn en conclut qu'il n'y a pas de différence réelle entre les étudiants des trois classes, et que par conséquent, dans les examens de l’État, on devrait, après avoir prélevé les candidats remarquablement distingués, décider par des 2. J. Venn, Correlation of mental and physical powers, Monist, octobre 1893. | DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE 163 épreuves physiologiques entre ceux qui les suivent, et qui sont entre eux à peu près ex æquo. Mais qu’on examine de près ce tableau, où les moindres différences ont un sens, en raison du très grand nombre d'individus sur lesquels est établie la moyenne. La supério- rité physique de la classe A n'existe que dans le volume de Ja tête et la respiration. Le premier caractère ne peut guère passer pour un avantage physiologique : au contraire, coïn- cidant avec un poids à peine supérieur à celui de B, et nota- blement inférieur à celui de C, il accuserait plutôt une ten- dance à l’affaiblissement du reste du corps par le balancement des organes. — Le volume d'air expiré est plus important : mais il correspond principalement à l'oxydation des tissus, c'est-à-dire en définitive à l'intensité de la désintégration organique, à la quantité de matière brûlée par le fonction- nement. Cet épuisement produit par le travail intellectuel est bien connu; il est plus grand que l'épuisement similaire produit par le travail physique ; il se rapproche par beau- coup de caractères de la dépense de forces due à la géné- ration, La respiration abondante est done liée à cette usure, plutôt qu'à la vigueur constitutionnelle des or- ganes"'. Mais pour la portée de la vue, pour la force de poussée, pour le poids, les mauvais élèves se trouvent visiblement supérieurs à leurs camarades. La poussée surtout est leur triomphe, et c’est une épreuve qui met en jeu tous les muscles du corps. Ils ont encore l'avantage dans la pres- sion, mais plus faiblement: c’est que les muscles de la t 1. De plus elle est un élément du genre particulier de succès intellectuels pris ici pour criterium : il faut dans les examens, dans l'enseignement, dans la discussion, avoir assez de souflle pour parler longtemps sans ressentir l'épuisement matériel qui amène l'anémie cérébrale et le trouble de la mé- moire. ETE 164 LA DISSOLUTION, main dépendent plus étroitement de la volonté ; les hommes nerveux, les femmes, les gens en proie à une vive émotion acquièrent momentanément un poignet de fer. Le tableau de M. Venn, tel qu'il est, accuse donc dans l'ensemble un léger avantage physique au profit des hommes les moins bien classés. Mais pour être exact au point de vue philosophique, il devrait subir une rectification générale, et cette retouche augmenterait encore le déséquilibre. Les jeunes gens les mieux classés ne sont pas tout à fait ceux dont l'intelligence pure est la meilleure ou la plus élevée. M. Venn reconnaît lui-même que la vigueur physique, l'aptitude matérielle à « piocher » sont un grand élément des succès scolaires. Il ne manque pas d’esprits distingués qui restent dans les bas- fonds du classement par quelque faiblesse organique. J'ai vu plus d'une intelligence supérieure obligée de céder la place à de plus solides manœuvres; j'en ai vu plus d'un laisser sa vie sur le chemin de l'agrégation, Les concours sont une lutte pour l'existence, et non pas un jugement de Dieu. — Retirons donc de la classe A tous ceux qui n'y sont qu'à la force du poignet, et qu'ils descendent dans les autres classes, où est leur vraie place intellectuelle; retirons de la classe C tous ceux qu'y a précipités leur tempérament flegmatique, ou la faiblesse de leurs poumons, et qu'ils ‘reprennent aussi le rang de leurs pensées. De cette répar- tition plus juste des esprits, il résultera nécessairement une infériorité physique encore plus grande des hommes d'élite, une supériorité physique encore plus marquée des imbé- ciles. Les chiffres du tableau ainsi rectifié, s’il était pos- sible à dresser, rendraient-ils éclatante la relation inverse de la pensée et de la vie? Peut-être. À coup sûr ils la rendraient certaine, puisque, tels quels, ils en accusent déjà faiblement la réalité. mA AS D Ste DISSOLUTION PHYSIOLOGIQUE, 165 61. Les mesures essentielles, si elles étaient possibles, seraient celles de la nutrition, des actions physiques auto- matiques, de la résistance aux maladies, au refroidissement. Peut-être l’histoire physiologique des grands hommes, si on pouvait la faire pour chacun d'eux comme le D' Mercier l'a faite pour Rousseau, serait-elle la meilleure des expé- riences. L'exposition de Chicago, dans la section d’anthro- pologie, a réuni des statistiques assez larges, et qui sont également instructives : on y voit qu'en faisant la moyenne des jeunes enfants d’âge scolaire, les plus développés intel- lectuellement sont en retard sur la croissance physique moyenne ; les moins développés sont en avance', — Mais, dit-on, cela peut tenir à ce que les premiers s'adonnent généralement peu aux exercices physiques. — Je ne crois pas qu'il y ait là de règle générale; on voit souvent des esprits très distingués aimer les jeux et les sports, et même supporter avec peine de n'y pas occuper le premier rang. Mais quand cela serait, qu'importe par quel méca- nisme la pensée affaiblit le corps, s’il est certain qu’elle l'affaiblit? Que ce soit directement, ou en arrêtant l'élan naturel qui le porte aux plaisirs physiques, le résultat ne sera-t-il pas le même? Et ne doit-on pas présumer que ce qui entrave ainsi le mouvement extérieur et spontané vers le jeu doit troubler aussi singulièrement le mouvement inté- rieur et les fonctions de la croissance ? Il faut mème aller plus loin. Que la valeur mentale, la délicatesse et l'élévation de l'esprit soient cause ou effet de la faiblesse corporelle, cela n’a point d'importance. Peut- être est-ce toujours à un commencement d'invalidité physi- que qu'il faut rattacher le début de la pensée réfléchie, qui 1. Exposition d'anthropologie de Chicago. Année psychologique, 1894, 525. 166 LA DISSOLUTION. par son développement augmenterait ensuite le dégàt. Peut- être le premier savant, le premier artiste, le premier penseur n'ont-ils été tels que par quelque infirmité qui paralysait plus où moins en eux l'impulsion irréfléchie de la nature. La maigreur du sol ou l'émondage poussent les arbres à donner des fruits. L'action, quand elle s'élance au dehors sans obstacles, ne laisse pas de traces dans la conscience ; c’est quand elle s'arrête ou se trouble qu'elle nous apparaît, Le cœur, l'estomac, les jambes qui fonctionnent bien ne nous donnent pas de sensations ; la cœnesthésie ne se pré- cise qu'avec l’âge, la maladie, la fatigue. C’est avec l’impuis- sance que vient la pensée, et c'est pourquoi le regret est vain que la science manque à la jeunesse et le pouvoir aux vieillards. Penser, comme disait Bain, est se retenir de parler ou d'agir. Il est donc bien vrai qu’au commencement est l’action ; l'idée est un acte qui tend à s’accomplir et qui, par quelque obstacle, s'arrétant avant sa réalisation, trouve dans cet arrêt une forme nouvelle de réalité, Quand done Jean-Jacques Rousseau disait : « L'homme qui pense est un animal dépravé, » il exprimait une vue exacte de psycholo- gie : en tant qu'animal, le penseur est un mauvais animal, mangeant mal, digérant mal, mourant souvent sans posté- rité. La dépravation de la nature physique est visible chez lui. La question n’est pas ici de savoir s'il vaut mieux être un Maurice de Saxe herculéen qu'un Spinoza phtisique, vivant toute une journée d’une soupe et d’un pot de bière. Le fait est qu'à tous les degrés du plus ou du moins, il faut choisir d’être l’un ou l’autre ; ou plutôt que la nature et le destin choisissent pour nous; et que la pensée réfléchie, en tant qu'elle se lie au fonctionnement d’un corps organique, en est encore une dissolution. CHAPITRE IV DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE 62. En passant du domaine de la matière à celui de l'esprit, il convient de poser d'abord quelques vérités élé- mentaires, mais souvent négligées par ceux mêmes qui les reconnaissaient dans la théorie. C’est ainsi que les mathé- maticiens, pour aborder un problème délicat, ne manquent pas d’inserire d'avance en tête de leurs calculs les formules physiques ou géométriques dont ils auront à faire usage. Le premier de ces principes est l'irréductibilité absolue . du fait psychique au fait physiologique, à les prendre l’un et l’autre, non dans leur essence métaphysique, mais dans les propriétés effectivement connues qui seules les consti- “ tuent en tant que phénomènes. Cette distinction, faite avec _ une précision parfaite dans un passage classique de Leib- «_ nitz', a été tenue pour décisive par Stuart Mill, Spencer, … Huxley, Tyndall, Romanes, Taine, pour ne citer que ceux dont le genre d’études ou la tournure d'esprit paraissait le plus faite pour les écarter de ce dualisme. Seuls, des savants à demi-philosophes ont essayé de s'y soustraire par une confusion facile de l'expérience et de la métaphysique. Tels ont été en Allemagne, les membres les plus avancés de la gauche hégélienne; en France, nombre de médecins et la plupart des érudits qui se rattachent à l'école dite anthro- 1. Monadologie, th. 17. 2. 168 LA DISSOLUTION. pologique. Mais, au nom de la psychologie, on peut négli- ger ces dissidences, fruit du renversement naturel qui se produit dans l'intelligence à mesure que s'y construit avec plus de précision l'image de son monde extérieur. Arrivés au bout du travail, inconscients de l'avoir fait, les hommes en oublient d'ordinaire le commencement et prennent pour premier ce qui est dernier : les sensations bien localisées et bien liées. Il serait aisé de se soustraire à cette illusion si l'on apprenait la psychologie au lieu de prétendre à la reconstruire sur de nouvelles bases; mais l'ignorance est entretenue par ce préjugé qu'il n’est rien en philosophie qui ne soit discutable, et que par conséquent il n’est pas nécessaire de l’étudier pour avoir une opinion sur les ma- tières dont elle traite. Les philosophes eux-mêmes ont sou- vent favorisé ce sentiment par une sorte de modestie socra- tique ou par un esprit de dilettantisme qui leur faisait mettre précisément tout l'intérêt de la psychologie dans la controverse, et traiter avec quelque mépris, comme une chose banale, les vérités sur lesquelles on tombe aisément d'accord. Mais si la métaphysique matérialiste s'explique aisément par le défaut de culture, elle n’en prend pas pour cela plus d'importance ni d'autorité ; nous demeurons fondés à dire qu'il y a dans l'expérience deux ordres de phéno- mènes rigoureusement irréductibles par tous leurs carac- tères ; et que, par rapport aux seuls concepts dont usent les sciences physiques et naturelles, la pensée cons- titue une nouveauté inexplicable, tout en étant d'autre part une donnée fondamentale toujours impliquée par elles, et nécessaire à leur existence comme l'air à l'oiseau qui vole. En second lieu, et en raison même de ce caractère, les phénomènes psychologiques présentent dans leurs rapports une propriété importante et totalement inconnue DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 169 des sciences de la matière: ce sont les lois spéciales que Wundt a proposé d'appeler lois normatives". Un être pensant, en tant que tel, c'est-à-dire en tant qu'il ne retombe pas momentanément au rang de machine par l'instinct, l'habitude ou la suggestion, ne peut agir qu’en se représentant d'avance l’acte à faire, et en décou- vrant une raison d'accomplir cet acte, c'est-à-dire de le préférer soit à l’abstention, soit à tous les autres actes qu'il peut imaginer et qu’il pourrait adopter à la place de celui- là, s’il jugeait qu'ils en valussent la peine. Je ne puis me lever, parler, marcher qu'avec l'intention d'atteindre un certain but, de réaliser une certaine fin déterminée, qu'elle soit scientifique, esthétique, sensible ou morale. Cette fin que je me propose et qui détermine ma conduite, il peut se faire que je l’atteigne ou que je la manque. Dans le premier cas, je me réjouis d’avoir mis d'accord ce qui est et ce qui devait être, au moins à mon sens ; dans le second, j'ai des regrets ou des remords, suivant la nature et la qualité de ce qui m'occupait. S'agit-il des autres, je prononce sur eux le même jugement, par la supposition naturelle qu'ils ont inté- rieurement des fins comme les miennes ; s'ils ont réussi, je les félicite ou je les loue ; s'ils ont échoué, je les plains ou je les blâme. De toutes facons, je distingue ce qui est de ce qui doit être; et tout en acceptant l’irrévocable comme fait, je n’en porte pas moins sur sa valeur un jugement d'apprécia- tion, fondé sur la nature intellectuelle et volontaire de l'agent. Toutes les œuvres d'art, tous les raisonnements, tous les actes existent également au point de vue matériel. Mais il yen a de bons et de mauvais : voila le propre des phénomènes humains. 1. W. Wundt, Éthique, étude sur les faits et les lois de la vie morale. ntroduction, ch, r. : 170 LA DISSOLUTION. 63. Il est done impossible de faire abstraction de ces volontés, quand on se préoccupe de ce qui touche à la science de l'esprit. Nos actes sont en général inférieurs à nos intentions, et notre conduite à notre jugement, Le jugement et l'intention sont pourtant des faits, et des plus importants, car s'ils ne meuvent pas la matière immédiate- ment, ils finissent cependant par y pénétrer. Au contraire, dans le domaine physique, il ne se rencontre rien de sem- blable à déterminer ou à critiquer : une loi naturelle qui a des exceptions est une loi que nous connaissons mal, et dont la formule, hâtivement construite, réclame des rectifications secondaires : c’est elle qui a tort. S'il y a une finalité dans la nature, nous ne la connaissons pas ; et si nous hasardons sur elle quelque hypothèse, le plus logique et le plus reli- gieux sera de la supposer assez parfaite pour ne jamais man- quer le but qu’elle se propose. En tout cas nos études phy- siques, telles qu'elles sont constituées, ne tendent jamais qu’à trouver la formule nécessaire des évènements qui nous apparaissent, bien qu'elles n’y réussissent pas toujours, Les conditions essentielles du jugement normatif sont done tou- jours la conscience et la volonté humaines ‘. Là seulement, nous pouvons distinguer l'obéissance et la désobéissance à un commandement, le concept d'être de celui de devoir. Le problème normatif, qui joue un tel rôle dans l'étude de l'homme, vient donc de ce qu'il conçoit plusieurs manières d'agir comme également possibles, et comme dépendant de lui-mème, c'est-à-dire du jugement d'appréciation qu'il por- tera sur elles. Cette propriété qui est un fait, et qu'on pour- rait appeler autonomie morale, n’est pas identique, ni même 1. C'est-à-dire la volonté, telle qu'elle se rencontre dans l'homme ; car si nous en admettons l'existence, à l'état faible, chez l'animal ou la plante, à l'état éminent chez des êtres supérieurs, nous devrons aussi reconnaître des problèmes normatifs par rapport à cés volontés. ii. RATER ds dat me) mr dde 26) FOUT. 7207 00e s " , : # l Le = # . 5.” DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 171 subordonnée à ce qu'on nomme le libre arbitre. Qu'on admette la faculté de créer des commencements absolus ou qu’on en rejette l’existence, le mot de volonté garde un sens et celui même de volonté libre exprime encore une distinc- tion très grave. Placons-nous dans l'hypothèse du plus rigoureux déterminisme : il n'en demeure pas moins que parmi toutes les causes, supposées assignables, qui con- courent à produire un acte donné, à me faire parler, écrire, lever le bras, il en est de deux espèces : les unes, con- scientes, connues et approuvées de moi; les autres, incon- scientes, obscures, extérieures, ne relevant pas de ma pen- sée. Quelque sentiment qu'on professe sur l'essence du libre arbitre, on accorde qu'il n'est pas identique de tuer un homme parce qu'on lui veut du mal ou parce qu'on laisse tomber, par mégarde, un fusil chargé. — Même dans l'inté- rieur de l'esprit, cette distinction subsiste encore. Tantôt nous agissons sous l'influence de tendances secrètes, confu- ses, parfois maladives que nous ne nous représentons pas et qui pourraient aller jusqu'à nous faire horreur si nous les for- mulions en pleine clarté : ces passions sont étrangères à nous, à notre personne pensante ; quand elles nous entrainent, nous ne possédons pas la liberté morale. En d’autres cas, nous pouvons bien encore être déterminés, mais nous ne le sommes plus par un démon étranger, agissant sans aveu dans l’obseurité : nous faisons un acte en sachant pourquoi et comment, prêts à en revendiquer la responsabilité, ea- pables de mettre en plein jour les raisons normatives qui nous l'ont dicté et d’en défendre la propriété si on l'attaque. C'était le fond du raisonnement de Jouffroy dans la clas- sique opposition des mobiles et des motifs, dont les premiers seuls sont, pense-t-il, des forces contraignantes ; termes sans doute assez impropres et qui font peser trop exelusi- vement le problème sur la distinction faite entre l’intelli- 172 LA DISSOLUTION. gence et la sensibilité. Mais si l'on ajoute que tous les degrés de combinaison ou de mélange peuvent se rencontrer de l'un à l'autre, reliant par une chaîne continue l'inconscience à la conscience, et l'esclavage à la liberté, il faut bien reconnaître que cette distinction est solide, qu'elle est juste, qu'elle se tire de l'observation psychologique, sans faire appel à nulle hypothèse ; et même qu’en fin de compte cette faculté de pré- voir, d’hésiter et de se décider par des lois normatives est plus importante pour la morale que l'existence incertaine d'un indéterminisme toujours attaquable, et mérite peut-être plus que lui le nom de liberté. 64. Ceci posé, nous sommes fondés à dire que les lois propres des phénomènes spirituels, en tant qu'ils ne sont pas purement et simplement la conscience des fonctions et des tendances spontanées de la vie organique, doivent tenir compte de deux concepts nouveaux, étrangers aux sciences de la nature, étroitement liés l’un à l’autre : la pensée et la détermination conscientes, autrement dit la raison et la liberté. Il y a lieu de soupçonner que ces deux fac- teurs modifieront sensiblement, dans l’ordre humain, la marche de l’évolution. En effet, ce qui doit étre, objet du jugement normatif, se présente à nous sous trois formes : dans l’ordre de la sensi- bilité, le beau; dans l’ordre de la pensée, le vrai; dans l’ordre de l’action, le bien. D'où les trois sciences qui donnent à la philosophie plus que toute autre, sa physionomie spé- ciale : la morale, la logique et l'esthétique. Or, il nous semble que toute action, toute parole, toute pensée, quand elle a pour fin l’une de ces trois grandes idées directrices de notre nature consciente, fait progresser le monde en sens inverse de l’évolution, c’est-à-dire y dimi- nue la différenciation et l'intégration individuelles ; elles ont Ben ” . g " PRET ATP Lt COR Si A ds sotitilie os Éé.. Ë DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 173 pour effet de rendre les hommes moins différents les uns des autres, et de faire tendre chacun d'eux, non plus comme l’a- “ nimal à absorber le monde dans la formule de son indivi- Ê dualité, mais à s'affranchir au contraire de l'égotisme où + l'enferme la nature en s'identifiant avec ses semblables. Essayons de le prouver pour l'intelligence, pour l'activité morale, pour la sensibilité esthétique. PREUVE POUR L'INTELLIGENCE. 65. Je suppose quelques voyageurs, arrêtés en face des …. chutes du Niagara, et qui les contemplent. Qu'est-ce que ces _ chutes pour chacun d'eux ? Une analyse élémentaire nous l'apprend. Ce qu'ils appellent ainsi se compose en premier - Jlieud’une sensation visuelle de couleur bleue, verte, blanche, brune, brillante ; d'une sensation musculaire des yeux, par . laquelle ils se représentent le mouvement, la forme, le relief, 1 Ja distance ; d’une sensation auditive de grondement et de …— froissement d'eau : d’une sensätion cutanée et d’une sensation … olfactive. C’est à peu près tout. Mais ces sensations sont per- | …— sonnelles à chacun des assistants : s’il y a un sourd, dans le ne. nombre, ou un daltonien, le fait sera très sensible. Admet- ch . tant même que tous soient constitués suivant la moyenne — ordinaire de l'humanité, il restera encore vrai que le rayon = lumineux qui atteint l'œil de Pierre n'est pas celui qui atteint - l'œil de Paul ; de même pour les ondes sonores, les particules — de vapeur d’eau, et tout le reste. Sur ces différentes excita- tions, chaque système nerveux, chaque cerveau, chaque pen- …. sée réagit différemment. En sorte que la chute d’eau que je E vois, tout entière constituée par mes sensations, n’a pas un 3 Cr ls te PE LS 0 it Die + 174 LA DISSOLUTION. \ seul élément commun avec la chute d'eau perçue par mon voisin. Elles peuvent se ressembler, — peut-être, — mais comme se ressemblent deux animaux de la même espèce, qui n'ont pas un poil ni une cellule communes. Chacune d'elles est enfermée hermétiquement dans l'esprit qui la forme ; chacun, quand il en parle, parle de celle qu'il regarde, c’est-à-dire de celle qui est actuellement représentée devant lui, image à lui propre, et qu’une lunette, un vertige, un mouvement, une hallucination peuvent modifier sans que l'image du voisin en reçoive le moindre changement. En un mot ce qu'il voit, il ne le voit qu'en lui et sa perception n’est qu'un état de sa conscience individuelle. On abolirait le reste du monde que cet état restant par hypothèse ce qu'il est, il n’en saurait rien. Les voyageurs se lèvent et repartent. Ils visitent l'Amé- rique, l'Europe, l'Asie. Ils descendent au sud de l'Afrique et voient des constellations nouvelles. Toujours individuelle demeure leur perception. Chacun voit un Londres, un Paris, un Caire qui est le sien, n'étant formé que de ses percep- tions. Et quand ils reviendront, chacun ne se souviendra que de soi-même, n'ayant jamais connu que soi-même. Il y aura des divergences” dans leurs récits, chacun parlant de ce qu'il a senti. Personne ne peut sortir de son espace, de cette forme réceptive propre à son esprit et où toutes ses sensations se représentent et se localisent ; c’est toujours dans cet espace à lui qu'il voyage, qu'il fait des découvertes, qu’il imagine les choses, les hommes et lui-même. C’est un infini, mais il y est enfermé comme le rayon lumineux que rien n’arrèête est enfermé dans une droite infinie. Il croit fermement que d’autres êtres, semblables à lui, sont enfermés dans un espace analogue, où ils se repré- sentent des sensations analogues ; mais il n’y a pas été. Tout voir dans l’espace, c’est encore tout voir dans son es- tédia = 1 ua PE" 2” « a DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 175 prit, dont l’espace est une propriété. « Par le sens extérieur, dit Kant, nous nous représentons les objets comme étant hors de nous et placés tous dans l'espace’ ». Sans doute ; mais pourquoi donc y a-t-il identité entre le fait d'apparaître dans l’espace et celui de sembler hors de nous? Ils ne devraient nous apparaître que comme extérieurs à notre corps en tant que représenté dans l’espace, non à notre pensée, qui, si on lui donne une représentation spatiale, ne peut avoir pour cette représentation que la totalité de l'es- pace. Condillac posait le problème de cet en dehors de nous avec force quand il disait : « Comment done pouvons- nous voir des objets hors de nous ? En effet, il semble que nous ne devrions voir que notre âme modifiée différemment. Je conviens que ce problème a été mal résolu dans la pre- mière édition du Traité des sensations. Si on suppose que la statue raisonne pour passer d'elle aux choses, on suppose faux, car certainement il n'y a point de raisonnement qui puisse lui faire franchir ce passage... Mais la nature a rai- sonné pour elle *, » Solution à la fois incontestable et ridi- cule: il s’agit précisément de savoir pourquoi, et s'il y a - quelque raison intelligible du fait; autrement dit, s'il peut - être rattaché, comme un cas particulier, à quelque pro- priété plus générale de la pensée. Invoquer simplement … l'objectivité de l’espace, c'est ne rien dire: car pourquoi l'espace ne reste-t-il pas une forme subjective, comme la E sensation elle-même ? Cela se concevrait aisément. Le sub- jectivisme absolu n’a rien de contradictoire en soi. Cependant c'est un fait que l'opération la plus simple et la plus immédiate de la connaissance consiste à poser la perception comme objective, et à en faire, en dépit de sa ré- 1. Kant, Critique de la raison pure, Esthétique transcend., $ 2. 2. Coudillac, Traité des sensations, Introduction, 2° partie. bi | "NEC 176 LA DISSOLUTION, sistance, une chose existant en soi, un être réellement indé- pendant du sujet pensant. Quel avantage y a t-il à cela ? Un seul, mais qui donne une raison morale très forte du passage à l'objectif: c'est que l'objectif, n'appartenant à personne, appartient à tout le monde, Ce que la psycho- logie individuelle n'explique pas, l'existence d'un ordre social intellectuel le réclame: c'est la révolution communiste de la connaissance, En affirmant l'objectivité de mon idée, je puis l'identifier avec l'idée de mon voisin, objectivée par la même méthode. Il n'y a plus qu'un seul Niagara, un seul Londres, un seul Paris, et toutes les divergences indivi- duelles qui séparent nos Niagaras, nos Londres, nos Paris, sont transformées en « points de vue » différents, en « opé- rations » diverses effectuées sur un objet unique, existant en soi et par conséquent universellement valable, en droit, pour tous les esprits qui le penseront. Tous les élèves des- sinateurs rangés en demi-cercle autour d'un modèle se trouvent ainsi censés copier /a méme bosse, vue de divers côtés, en dépit des différences radicales qui font que l'ex- trêème droite et l’extrème gauche ne voient, comme dans le conte de Voltaire, que les deux profils opposés. Telle est la transformation sociale et universalisatrice qui est à la base de toute connaissance externe", 66. Berkeley soutient toujours qu'il est, au fond, d’ac- cord avec le sens commun. Il a raison quand il parle de cette simple affirmation : la matière n’est rien de plus que l'ensemble des sensations que nous éprouvons. C’est bien 1. J'admets ici, comme une vérité indémontrable et évidente, la multipli- cité des individus physiologiques et psychologiques. Je cherche seulement à quelle fonction générale de l'individu, supposé tel, et au milieu d'autres individus, se rattache la forme objectiviste d'une opération sensible qui est, dans cette hypothèse mème, toute subjective. DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 177 le sens commun qui parle par la bouche de Philonoüs quand il préfère un morceau de pain blanc, solide, nourris- sant, sensible, au morceau de pain métaphysique qui serait le substratum de ces qualités. Mais le sens commun ré- clame la valeur absolue de ces dites qualités ; Berkeley la lui refuse. Tous deux ont encore raison: car ce que veut le sens commun, interprète de la tendance fondamentale de l'esprit, c'est que le réel soit universel ; et ce que nie Ber- keley, c’est que les apparences sensibles soient susceptibles d'être universalisées ainsi sans contradiction. I faut donc les transformer si l’on veut poursuivre l’œuvre commencée par l'esprit; et c'est ce que les hommes on fait graduellement. Poser le monde sensible comme objectif, c'est réaliser à la fois et dans un même objet des états in- conciliables, puisque la couleur en tant que couleur, le goût en tant que goût sont variables par individus, D'où la néces- sité de les remplacer par quelque chose de fixe et d'uni- versel. Ainsi finira la dispute, qui sera remplacée par le sa- voir. L'établissement de cette équivalence et la construction, par son moyen, d’un monde intelligible, constituent l'œuvre même de la science. Cette science, dont l'existence est un fait, suppose la présence dans l'esprit humain d'un type idéal d'identité, qui serve de canevas à la représen- tation sociale : c'est ainsi que l'idée d'espace se rattache si fortement à celle d'objectivité. L'idée d'espace, en effet, telle qu'elle est conçue par la géométrie pure présente une propriété capitale, radicalement différente de toutes les sensations : l’homogénéité. Un décimètre cube pris dans Sirius il y a mille ans, pris sur cette table à l'instant même, est toujours identique à n'importe quel autre décimètre cube, et peut lui être rigoureusement substitué sans qu'il en résulte aucune différence. De là la possibilité de comp- _ ter dans cet espace des unités distinctes et permutables, Lacanpe, — La Dissolution. 12 178 LA DISSOLUTION, qui ne différeront que numériquement c'est-à-dire par Île seul caractère de leur multiplicité. Voila l'élément d'identi- fication, ou pour mieux dire le schéma de l'identifi- cation réclamée par la transformation des sensations en objets. Il en résulte qu'elle s'étend nécessairement de I connaissance même des individus, comparés entre eux, aux connaissances d'un seul et même individu, comparées entre elles. En effet, s'il est une méthode de représentation qui permette de ramener à l'unité la couleur que vous voyez et celle que je vois, elle permettra d'y ramener également la couleur que je perçois aujourd'hui et celle que je percevrai demain. La valeur de l'induction, en tant qu'elle suppose le retour des mêmes causes et des mèmes effets, du calcul des choses matérielles, en un mot de toute la science du monde se trouve ainsi dépendre directement de la communauté de représentation entre les esprits; il n'est done pas surpre- nant qu’elle progresse avec la cohésion mentale des hommes, — quand celle-ci n'est pas le fruit d’une autorité tyran- nique, — et avec leur civilisation. On a remarqué justement que dans la vie sociale et scien- tifique, la durée réellement vécue (si l'on entend par réel ce qui est individuel et premier) se trouvait transformée en un temps mathématique, représenté par de l'espace. Nous en voyons la raison et l'utilité. La durée intérieure, chose personnelle, ne saurait avoir aucune généralité: le même moment, le moment qui se termine à deux évènements com- muns donnés, est long pour l’un, court pour l’autre, indé- terminé pour un troisième. Pas moyen de raisonner là- dessus. La science s’en débarrasse en instituant une mesure du temps, qui n'est pas plus du temps qu'une longueur thermométrique n’est de la chaleur, mais qui a consisté d'abord en un volume d'eau, puis en un poids de sable, et finalement, l'esprit poussant à bout la transformation, en aa her DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 179 une simple distance angulaire mesurée entre deux positions d'une aiguille. Les heures de calme ou d'angoisse viennent toutes s’uniformiser ainsi dans une expression commune : 15° de la rotation terrestre. De sorte qu'en devenant par là saisissables pour l’entendement et pour la pensée réfléchie, elle se sont à la fois confondues entre elles, et confondues avec une étendue. Toutes les autres qualités suivent; ou tout au moins la raison tâche de les faire suivre. Il faut bien, d’ailleurs, qu'en elles-mêmes, elles se prêtent quelque peu à cette organisa- tion, puisque celle-ci n'est pas impossible, et peut acquérir la stabilité que nous lui voyons. Que d'ailleurs elle réussisse plus ou moins complètement, cela ne change rien à l’orien- tation de son travail. -En principe, elle suppose toujours que la chose est possible, que tout se passe comme si les faits pouvaient être la répétition identique les uns des autres. Elle fonde en conséquence tous ses procédés de raisonne- ment, même les plus qualitatifs et les plus empiriques sur cette hypothèse fondamentale qu'elle pourrait caleuler et déduire si elle en savait assez. Or, le caleul et la déduction supposent une réduction préalable du multiple au même ; et là où cette possibilité s'arrête, cesse aussi l'intelligibilité du phénomène. Le son a done été représenté par un mou- vement dans l'espace; puis la lumière, puis la chaleur, puis l'électricité, M. Berthelot a même montré que la spécificité des corps chimiques pouvait peut-être se réduire à un schématisme spatial". L'idéal logique du physicien serait de devenir mathématicien, et il s'en rapproche de siècle en siècle; celui du chimiste de se suflire par les seules forces de la physique; celui du biologiste, de faire rentrer dans la 1. M. Berthelot, Communication à la Société chimique de Paris, 1863. — Cf, Descartes, Lettres, IX, 420, Éd. Cousin. 180 LA DISSOLUTION. mécanique et la chimie le plus grand nombre possible d'actions vitalés, M. Duclaux ou M, le Dantee ne sont pas moins fermes sur ce point que Claude Bernard; et tous ensemble ne parlent pas autrement que Descartes, dans le Discours de la méthode, ou Bacon, dans ce chapitre capital du De Dignitate, où il fait de toutes les sciences un édifice de forme pyramidale aboutissant à l'unité pure, « et dont la plus haute est celle qui débarrasse l'entendement humain de la multiplicité des objets', » 67. Les opérations de l'entendement, par lesquelles se constituent les sciences, symbolisent en cela avec elles ; elles peuvent être considérées comme les moments nécessaires d'une représentation qui s'objective pour atteindre à lumi- versalité. Je ne prétends pas ici à montrer pourquoi l’homme possède cette remarquable puissance de l'entende- ment et de la raison, c'est-à-dire à faire voir, en partant de quelque donnée plus haute, que la nature devait en lui rebrousser chemin. Il suflit de se convaincre qu'en fait, la loi première de sa fonction intellectuelle est cette dissolu- tion des différences, soit dans les sujets, soit dans les objets, et de faire voir que toutes les opérations de sa pensée viennent y concourir comme des rayons à leur centre. Concevoir, c'est former une idée générale ; soit, par exemple, celle de couleur blanche. C’est donc négliger dans les objets considérés tout ce qui n’est pas le blanc; c'est 1. Bacon, De Dignitate, I, ch. 1v, trad. Riaux. — « Sunt enim scientiæ instar pyramidum quibus historia et experientia, tanquam basis unica, subste- nuntur... Vertici proximum metaphysica ; ad conum quod attinet et punctum verticale, « opus quod operatur Deus a principio usque ad finem » (Ecel., IUT, 11), summariam nempe naturæ legem, haesitamus merito an humana possit ad illud inquisitio pertingere... Quare speculatio illa Parmenidis et Platonis, quamvis in illis nuda fuerit speculatio, excelluit tamen : omnia per scalam quamdam ad unitatem ascendere. Atque illa demum scientia ceteris est praestantior quæ intellectum humanum minimum multiplicitate onerat. » SL DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 181 négliger dans le blanc lui-même tout ce qui distingue entre elles les nuances de la neige, du lait, du linge, du papier, de la vapeur, pour ne s'en tenir qu'à ce qui est identique en eux, Je dis l'identique, et non l'analogue; car bien qu'il n'y ait rien d'absolument identique dans toutes ces choses particulières que nous qualifions de blanches, c'est l'hypo- thèse régulatrice de cette unité-limite qui fonde la validité logique du concept. En lui, l'individualité disparait done ; à chaque classe nouvelle qui est formée par la réunion des classes précédentes, elle se trouve écartée à un degré plus éloigné de-la pensée; et si l’on atteignait l'idéal logique, le genus generalissimum des scolastiques, elle deviendrait nulle. Tandis que la nature va toujours différenciant et sub- divisant, et tandis que nos sens sont obligés de suivre cette multiplicité dans son détail pour saisir l'objet de notre connaissance, nous revenons done en sens inverse pour constituer cette connaissance même, Nos idées générales forment un arbre, comme celui dont Porphyre traçait le modèle, mais où le mouvement va des branches au trone, où l'accroissement se fait par assimilation; et le succès même de l'hypothèse évolutionniste, qui prétend à nous faire voir l'arbre généalogique du monde, vient de ce qu'avec elle il nous semble pouvoir saisir par un simple retour chrono- logique en arrière tous ces degrés d'unité et de généralité croissantes dont la nature actuelle est si éloignée. Juger, c'est aflirmer un rapport entre deux termes. Par cela mème que ces deux termes ne peuvent ètre deux noms individuels, le jugement établit done déjà une assimilation ; en général, cette assimilation est même double, puisqu'en disant, par exemple, que tous les angles droits sont égaux, c'est toute une classe d'objets assimilés, les angles droits, que je fais rentrer dans une classe plus large, celle des grandeurs égales, — Mais le jugement tire simplement cette » dr . DE 182 LA DISSOLUTION, propriété de ce qu'il est une combinaison de concepts. N'y ajoute-t-il rien par lui-même ? Beaucoup, au contraire, car il implique la vérité du rapport qu ‘il énonce, et cette idée de vérité est encore une assimilation. Assimilation d'abord en ce qu'une chose ne saurait être vraie que si elle s'impose à tous ceux qui pensent. "A 29 mât donet, rabr'elvar ogâuev à 2'avalpur saenr th rlor où rävy ruotérepx épeï'. Assimilation, de plus, (et ceci particulièrement est digne de remarque), en ce que si nous formons un juge- ment particulier, voire mème singulier, nous ne pouvons le poser comme vrai sans le poser en même temps comme intemporel en un certain sens: s'il est vrai que Descartes est mort en Suède, il restera vrai pour tous les moments du temps et pour tous les raisonnements que Descartes est mort en Suède; et la Suède pourrait disparaitre sans rien changer à cela. L'énonciation logique du rapport le plus contingent lui confère donc, par la force mème de la pensée, un caractère en quelque sorte universel et absolu. C'est le fond de l'argumentation déterministe sur la nécessité logique des futurs tenus d'ordinaire pour contingents. — Sans doute, nous ne pouvons pas aflirmer que la nature se modèle ici sur nos prétentions; nous avons déja trop bien vu, suivant l’énergique expression de Bacon, quanta est har- moniæ discrepantia inter spiritum hominis et spiritum mundï. Mais alors même qu'il n'y aurait aucun déterminisme objectif, de telle sorte qu'une faute ayant eu lieu, le monde put néanmoins arriver exactement à l’état même qu'il eût atteint si cette faute n’eût pas été commise, 1l en résulterait sans doute que cette faute est matériellement réparée, mais non pas qu'elle est logiquement annulée. Ce caractère 1. Aristote, Morale à Nicomaque, X, 2. 2. De Dignitate, V, ch. 1v. 1, 4 L | DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 183 identique de la vérité une fois posée, qu'il corresponde ou non à quelque fait matériel, oppose done l'unité du juge- ment à la variété indéfinie de la sensation. Enfin, le raisonnement marque le plus haut degré de cette opposition. Induetif, il postule la reproduction des mêmes causes et des mêmes effets. Déduetif, il repose sur le principe d'identité qui est la revendication même d'une homogénéité possible à découvrir dans la diversité. « Ce qui est, est » ou plus clairement encore « À =- À » sont des formules qui, à moins d'être dépourvues de toute signifi- cation, veulent dire que deux éléments pris dans la matière de la pensée peuvent être tels que, ne différant en rien dans leur contenu, ils soient néanmoins présentés comme distincts. La dualité des deux À est done le schème général de la diversité des données intellectuelles, et leur égalité celui du droit qu'a l'entendement à les confondre. — Des- cendons à des exemples plus concrets. Si je conclus d’une loi physique à son application, d'une formule à la construe- tion d’un pont, c'est évidemment en ne considérant dans le fer et la pierre que des relations mathématiques suscep- tibles de se reproduire et de subsister sans altération entre des termes individuellement divers, mais dont la différence individuelle est tenue pour nulle dans la circonstance. Le raisonnement, même quand il va du général au particulier, ne saisit donc celui-ci que dans la mesure précise où il est déjà contenu dans le général , et par conséquent non diffé- rencié d’autres particuliers. 68. Les évolutionnistes, ne pouvant nier ce caractère gé- néralisateur et assimilant de la pensée réfléchie ont essayé de le faire rentrer dans leurs formules par ce jeu de double sens que nous avons déjà signalé à d'autres égards dans le premier chapitre de ce travail. « Le procédé universel de l'intelligence 2 CE 184 LA DISSOLUTION. dit M. H. Spencer, c'est l'assimilation des impressions... Le rapport de dissemblance lui-même n'est connaissable qu'au- tant qu'il ressemble à des rapports de dissemblance précé- demment éprouvés ‘. » On pourrait done s'attendre à cette conclusion que la marche de l'esprit présente quelque ano- malie par rapport à la loi générale de différenciation et d'in- tégration. Nullement. « Un nouveau changement dans notre point de vue, continue M. Spencer, nous conduira à une vue encore plus complète des phénomènes mentaux et nous en donnera une définition adéquate. Nous avons vu que la condition sous laquelle seule la conscience peut commencer d'exister, c'est la production d'un changement d'état et que cechangement d'état engendre nécessairement les termes d'un rapport de dissemblance. Nous avons vu que la cons- cience naïit* en vertu d'un changement, mais que la con- cience ne peut continuer qu'autant que les changements continuent, qu'autant qu'il s'établit des rapports de dis- semblance. Par suite donc, la conscience ne peut ni naître ni se maintenir sans qu'il se produise dans son état des différences. En d'autres termes, elle doit être une différen- ciation continue de ses états constitutifs. » À quoi premièrement il est aisé de répondre que toute production de différence n'est pas une différenciation, puisque celle-ci consiste, au sens strict du mot, en un pas- sage de l'homogène à l'hétérogène [8]. Mais la transforma- tion d’un couvent en caserne n'est pas une différenciation, 1. Principes de psychologie, 6° partie, ch. xxvur, $ 381, trad. Ribot et Espinas. Paris, F. Alcan. 2. Il me semble qu'il est inutile de compliquer la question en entrant dans la discussion de cette expression contestable. Il faut néanmoins en signaler l'impropriété, qui pourrait conduire à prendre la pensée pour une différen- ciation d'une matière dans laquelle elle ne préexistait pas à une date anté- rieure. 3. Principes de psychologie, 6° partie, ch. xxvir, S 382, trad. Ribot et Espinas, II, 313-314. vs S LAURE re à ns NET 4 x : L _ AE 4 4 - DRE” « DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 185 et pas plus la subtitution dans notre esprit de: l'odeur de rose à l'odeur d’œillet, Par là sans doute la pensée s'enri- chit, si l’on suppose, comme les faits l’exigent, que le sou- venir de l’état précédent y laisse une trace. La matière sur laquelle portera la pensée augmentera done en complexité ; mais d'abord ceci ne concerne point la pensée elle-même ; et secondement, cette matière, fût-elle prise à part, s'accroît _ par adjonctions successives qui en augmentent la quantité ; elle ne se divise pas en parties dont le caractère diverge, ce qui serait proprement la différenciation. — Continuons. « Nous avons vu que les états de conscience qui se pro- duisent successivement ne peuvent devenir des éléments de . pensée qu'autant qu'ils sont connus comme semblables à certains états précédemment éprouvés. S'il n'est pris au- eune note des différents états, à mesure qu'ils se produisent, — s'ils traversent la conscience simplement comme les images à traversent un miroir, alors aucune intelligence n'est possible, si longtemps d'ailleurs que dure le processus. L'intelligence ne peut naître que par l'organisation, l'arrangement, la - classification de ces états. S'ils sont notés chacun en parti- . culier, ce ne peut être que comme étant plus ou moins . semblablesàä certains états précédents. — Ils ne sont pensables + que si on les considère comme étant tels ou tels, c’est- à-dire comme étant semblables à tels ou tels états précé- demment éprouvés. Il est impossible de les connaître sans les classer avec d'autres de même nature, sans les assimiler _ à eux. Par suite done, chaque état, lorsqu'il est connu, ne doit plus faire qu'un avec certains états précédents, doit être intégré avec ces précédents états. Chaque acte de connais- — sance doit être un acte d'intégration, c'est-à-dire qu'il doit —. y avoir une intégration continue d'états de conscience! . » 1. Principes de psychologie, 314. CT sr, 186 LA DISSOLUTION, lei l’équivoque est encore plus saisissable. En disant que plusieurs choses ne font qu'un on peut vouloir dire, soit qu’elles se confondent en une indentité partielle ou totale, comme celle de toutesles pièces de monnaie frappées à la mème efigie; soit que, restanttoutes différentesentre elles, elles col- laborent par cette diversité même à la constitution d'un en- semble, comme toutes les parties d'un tableau bien coneu et bien exécuté contribuent à produire l'effet total, dans lequel la disparition de la moindre d'entre elles laisserait une place vide. Ces deux sens du mot unité sont absolument incompatibles et réclament énergiquement des désignations distinctes. Si l'intégration, c'est la coordination d'éléments divers qui s'organisent et collaborent de manière à former une unité physiologique, ainsi qu'il est exposé avec justesse dans les Principes de Biologie”, l'assimilation des idées l'une à l’autre par l’entendement est le contraire d'une intégra- tion, les divers cas particuliers fondus en une loi générale n'y étant évidemment pas organisés comme les cellules dans les organes, ou les organes dans un corps. Si done, récipro- quement, il est légitime de dire (comme il le semble d'après toutes les remarques directes de la psychologie), qu'on ne peut connaître des états de conscience sans les « assimiler » entre eux, et que chaque état, en tant que connu, « ne fait qu'un »avec d’autres états du même genre, il est impossible de conclure de la à une intégration; ou du moins ce mot aura perdu son sens biologique pour en revêtir un autre qui est diamétralement opposé. — Ce dont on pourrait encore s'apercevoir par ce fait que dans la série biologique l’inté- 2. Principes de biologie, 5° partie, ch. v : Intégration des plantes ; et ch. var : Intégration des animaux. — Elle est définie au $ 283 « une coordi- nation croissante des actions » ; au $ 28% « la dépendance mutuelle des par- ties, l'interdépendance des parties » ; au $ 286 « la formation de structures qui combinent les parties d'une manière efficace et leur permettent d'utiliser facilement leurs actions au profit les unes des autres », etc. DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 187 gration est présentée comme le concomitant direct de la différenciation, tandis qu'elle se trouverait être main- tenant, au point de vue psychologique, une force de sens in- verse et qui fait équilibre à celle-ci; tant l'admission de cette antithèse est chose inévitable dans la vie de l'esprit ! « Ce sont la, conclut en effet l'auteur, les deux processus contraires par lesquels la conscience subsiste; ee sont la les actions centrifuges et centripètes grâce auxquelles son équi- libre se maintient. Pour qu'il puisse y avoir des matériaux pour la pensée, il faut qu'a chaque moment la conscience soit différenciée dans son état. Et pour que le nouvel état qui en résulte devienne une pensée, il faut qu'il soit intégré * avec des états précédemment expérimentés. Cette perpétuelle alternance est la caractéristique de toute conscience, depuis la plus basse jusqu'a la plus haute, On le voit clairement dans cette oscillation entre deux états qui constitue la forme de conscience la plus simple qu'on puisse concevoir, On le voit aussi dans les pensées très complexes des hommes les plus savants... Donc toute action mentale quelconque, con- sidérée sous son aspect le plus général, peut se définir: La différenciation et l'intégration continues d'états de cons- cience *. » 69. Il y a cependant dans les Principes de psychologie une brève tentative pour justifier ce double emploi du mot . intégration. Elle consiste à identifier l'opération par laquelle . se forme une idée générale avec celle par laquelle se forme l'enchainement rapide des mouvements successifs qui cons- 1. Principes de biologie, notamment $ 307. Trad. française, tome IL, 436. 2. Le mot n'est pas souligné dans le texte. 3. Assimilé. "4 ÿ 4. Principes de psychologie, 5° partie, ch. xxvur, $ 382. Trad. francaise, 1, 515. NN 4 | - _" 1 L. 188 LA DISSOLUTION, tituent une habitude acquise. « Un enchainement d'actions musculaires perpétuellement répétées, quoique complexe, se rapproche des mouvements simples sous les rapports de la rapidité et de la facilité, et en même temps devient inea- pable d’être modifié dans son ajustement ; ces actions ten- dent de plus en plus à se reproduire l’une l'autre d'une manière automatique, croissent en inséparabilité, passent à l'état d'intégration". » Les exemples donnés sont les rai- sonnements inconscients de la vision, le travail mécanique de la couturière qui bavarde, l'ajustement d'un coup de billard. Puis l’auteur ajoute : « Cette loi s'applique aussi aux procédés les plus hauts de la connaissance. Elle se mani- feste dans les plus hautes abstractions de la science tout aussi bien que dans les faits d'adresse manuelle ou dans la facilité à reconnaître rapidement les objets : car l'acte de généraliser est en réalité une intégration de diverses con- naissances séparées que la généralisation renferme : c'est leur réunion en une connaissance simple. Après que s'est produite dans l'esprit une accumulation de phénomènes pré- sentant une certaine communauté de nature, alors soudai- nement, et peut-être par suite de la production de quelque exemple typique, se produit la connaissance d'un rapportde coexistence ou de séquence commun au groupe entier ; les faits particuliers, auparavant à l'état d'agrégat vague, se cristallisent d’une fois en un fait général ; ils sont intégrés. Tout comme la répétition continue d'expériences où deux sensations sont toujours jointes, où deux contractions mus- culaires sont constamment produites, où une perception est uniformément suivie d’un mouvement spécial, a pour résultat l'intégration plus ou moins grande des changements consti- tutifs, de même la répétition continue de ces expériences 1. Principes de psychologie, 3° partie, ch. x, $ 170. Trad. fr., L, 400. . DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 189 plus complexes qui, quoique dissemblables en apparence, n’en présentent pas moins le même rapport fondamental de coexistence ou de séquence, a pour résultat d'établir dans la pensée une union entre les éléments de ce rapport; et cette union, fortifiée de plus en plus par la multiplicité des expé- riences, constitue leur généralisation. Ainsi on peut retracer l'intégration des correspondances depuis les procédés intel- lectuels les plus simples jusqu'aux plus compliqués". » Premièrement, cette identification de l'habitude et de l'idée générale repose sur la conception associationniste de l'esprit et en supporte toutes les difficultés : difliculté de réduire la pensée en féelings élémentaires, semblables à des atomes corporels, et qui s'additionnent en conservant leur caractère propre; en sorte que toute cette construction de l'esprit au pointillé n'est qu'une métaphore inadéquate ; — difficulté d'expliquer dans cette hypothèse la construction des idées mathématiques, dont nous avons pourtant vu l'importance capitale et le rôle directeur dans l'acquisition des concepts même empiriques ; — difliculté enfin, pour ne pas dire impossibilité visible de fonder la science en admettant que ses procédés essentiels ne reposent que sur des habitudes et non sur des rapports fixes constituant les conditions sans lesquelles il n'y aurait pas d'expérience _ possible. En outre, dans le cas particulier qui nous occupe, il y a erreur dans l'observation psychologique. En effet, si nous prenons d’une part une association régulière de mouvements ou d'états de conscience formant une série dont chaque … terme amène le suivant; d'autre part, une idée générale con- tenant ses espèces, et celles-ci les individus particuliers, nous voyons que les éléments composants ne sont ni de même . 1. Principes de psychologie, $ 171. Trad. fr, 1, 402-403. LA ROSES Das À vue te AR < " Le … (… 6 "4 "re. 4 L - FA 4 190 LA DISSOLUTION. nature, ni semblablement disposés dans les deux cas. Dans le premier, ils conservent à l'égard de l’ensemble leur indi- vidualité toute entière : ils y agissent avec toutes leurs par- ties constituantes et se déroulent tour à tour dans leur com- plète intégrité : par exemple, dans les mouvements d'un pianiste le choc de chaque doigt sur chaque touche est né- cessaire à la production du morceau exécuté, en même temps que chacun de ces mouvements demeure en soi complètement différent de chacun des autres mouvements avec lesquels il se combine pour former un tout : il y a done bien ici hété- rogénéité et intégration. De même dans une association d'idées, une rèverie, une œuvre d'art. — Dans l'autre cas, au contraire, les éléments composants ne sont plus en nombre fini et déterminé, mais en nombre quelconque: cinquante chevaux ou cent chevaux donnent sensiblement la même généralisation de cheval. De plus ils ne sont pas disposés en un ordre régulier de succession, comme les mouvements nécessaires pour faire une gamme, ou de distribution, comme les personnages d'une scène. Ils sont placés dans un ordre absolument irrégulier, ou plutôt même leur relation est tota- lement étrangère à l'idée d'ordre, chacun ayant à l'égard de l'ensemble une même sorte de fonction, et une indépen- dance complète à l'égard de ses co-composants. Enfin chacun d'eux, au lieu d'intervenir dans le groupe avec un caractère propre, comme un organe spécialisé qui fait sa partie dans l'œuvre totale, n'y apparaît au contraire que par un carac- tère commun qui le rend immédiatement interchangeable avec n'importe lequel des autres éléments constituants, en ce qui concerne son rôle dans l'agrégat considéré. — Les deux opérations mentales sont donc complètement opposées à tous égards : les parties sont dans un cas pareilles aux exemplaires d'une mème édition, distingués tout au plus par l'encre ou le papier; dans l’autre, aux rouages d’une horloge ds D À dé CORTE ST TRE Een dm »: * p- x DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 191 qui sont tous différents et qui n'en concourent pas moins tous ensemble au progrès des aiguilles, par la combinaison coopérative des mouvements propres à chacun d'eux. L'une est unité logique, l’autre unité organiqne ; les deux peuvent quelquefois se trouver réunies, par exemple dans une for- mule algébrique, unité organique par les facteurs et les coefficients qui la composent, unité logique par la série indéfinie des cas particuliers qu'elle résume ; mais cette coïncidence même marque bien la différence de la généralité et de l'intégration”. 70. Devrait-on accorder, du moins, que la spécialisa- tion intégrée prépare la généralisation, et l'instinet l'intelli- gence ? Cela dépend comme on entend cette préparation ; c'est préparer la construction d'un édifice que d’amonceler les pierres dont il sera fait, mais c'est également le préparer que de creuser le sol où s'élèveront plus tard les fondations. 1. Au reste, tous les évolutionnistes ne sont pas aussi radicaux. Romanes, … par exemple, soutient que la Perception est le tronc commun d'où naissent … comme branches indépendantes l'Instinet d'une part et la Raison de l'autre, lesquels d'ailleurs ne peuvent exister qu'ensemble et parallèlement. « La con- . nexion des deux n’est évidemment pas celle qu ‘indique M. Spencer : elle est organique et non historique. » (Mental evolution in animals, 333.) Il est vrai que la Raison, pour lui, n'est que la connaissance des relations entre les moyens et les fins, et qu'il fait profession de croire à la doctrine de Stuart . Mill sur les inférences particulières. En fait, cependant, il sent fortement l’im- À portance de l'acte par lequel la connaissance se pose comme objet. « La sen- sation, dit-il, n ‘enveloppe aucun des pouvoirs de l'intellect en tant que distinct . de la simple conscience, mais la perception implique la nécessaire intervention — d’un processus intellectuel ou cognitif, ce processus fut-il du genre le plus … rudimentaire », ch. 1x, 125. — Il rattache ce processus à la mémoire qui inter- prète le présent par le passé ; et c’est important, car tout en parlant beaucoup … de la mémoire organique, il n'hésite pas à reconnaître qu'elle ne se suffit pas et qu'il s'y superpose un élément spécial « of conscious recognition », qui sert - de fondement à l'idéation et qui paraît bien contenir, comme un pouvoir irré- … ductible de l'esprit, ce qu'il nomme la perception de la ressemblance (ch. var, … 419.) — Il oppose lui-même cette vue à celle de M. Spencer comme étant l'origine de tous leurs désaccords en psychologie. 192 LA DISSOLUTION, On peut dire que la réponse des animaux à une certaine classe d’excitations par une réaction instinetive appropriée, toujours la mème, constitue un équivalent pratique, peut- être une origine psychologique de la généralisation : en sautant sur toutes les souris, le chat se fait un idée géné- rale de souris. Et c'est même là, semble-t-il, le fond de la théorie exposée dans les Principes de psychologie. Mais tant que cette idée générale ne sera constituée que par un sys- tème de mouvements déterminés qui suivront l'apparition de la souris (en général) elle ne sera pas une idée, un acte intel- lectuel, Elle sera quelque chose d'aussi extérieur à l'intelli- gence que la propriété présentée par une molécule d'eau de dissoudre une molécule de sucre (en général) et par consé- quent de ne pas faire acception à son égard de la différence individuelle. — Ce système d'actes présentera au contraire, au point de vue de sa clarté consciente, les caractères les plus opposés à ceux du concept. Et de là, nouvelle impossibilité de les assimiler. Si un certain nombre d'actes se suivent rapidement, s'intègrent en une série automatique, au sens que nous venons de définir, la conscience que nous en avons devient de plus en plus faible, finit même quelquefois par n'être plus discernable du tout, On peut, si l’on veut, se représenter ce changement en disant que si les connexions des centres nerveux inférieurs sont solidement et régulière. ment établies, l'onde d’excitation qui vient de l’un d'eux se transmet directement au second et y détermine une action analogue à un réflexe : ainsi rien n'en passe aux centres supérieurs, comme il arrive quand cette dérivation n'existe pas ou qu'elle est insuffisamment formée ‘. Il est hors de doute que plus une association de mouvements ou d'idées est rapide et bien établie, moins ceux-ci sont présents à la 1. Principes de psychologie, 1° partie, $ 43. DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 193 pensée ; que, plus un acte habituel se rapproche de l'instinct par sa bonne intégration, et moins il est conscient. À un certain degré de perfection et d'ancienneté, quand nous marchons, par exemple, la conscience est pratiquement nulle. Nous voilà bien loin d'un concept de l'entendement. Comment donc cette habitude ou cet instinet pourront-ils servir à la naissance de l'idée générale ? Quand done l'élan du chat sur la souris cessera-t-il d'être un simple mécanisme inconscient ? C'est le jour où le chat, devenu philosophe, arrêtera par une faculté mystérieuse la conséeution qu'éta- blissait son instinct entre la proie et le coup de dent; le jour où il en prendra conscience, par conséquent, en s'abstenant de manger la bête ; en un mot le jour où il détruira préeisé- ment cette intégration régulière de mouvements et d'images qui ne laissait pas de place à la réflexion. Et dans la mesure où il sera capable de prendre ainsi conscience de son idée générale, le chat mourra de faim. C'est précisément la conclusion à laquelle nous amenait directement l'étude . empirique des eflets de la pensée [58]. A la limite de la spécialisation et de l'intégration, le jeu de l’arrèt intellectuel fait surgir un mouvement de direction inverse, Une fois ce pas franchi, le travail volontaire peut intervenir pour compléter l'œuvre logique, la désintégration des instincts et des réflexes, l'assimilation des idées dans les concepts. Alors, mais alors seulement, est concevable cette dissociation des qualités par où se fait l'abstraction et la géné- ralisation scientifiques. Nous ne nierons done pas que cer- taines propriétés, une couleur donnée, par exemple, se trou- vant dans la foule des objets qui nous entourent associées à des groupes qui nous font réagir différemment, « les impressions produites sur l'organisme par ces propriétés sont graduelle- ment dissociées l’une de l’autre, et rendues juste aussi indé- pendantes de l'organisme que les propriétés le sont dans le Laranne. — La Dissolution. 13 ren, à … PO PT | dé F4 A sd . v \d Fs : à : à : b 194 LA DISSOLUTION. milieu environnant ! ». Encore ceci n'est-il pas tout à fait exact pour l'idée générale de couleur, ou celle de forme, ou toute autre semblable, qui n'est jamais donnée toute faite dans l'expérience de telle sorte qu'il n'y ait plus qu'à la séparer d’autres éléments auxquels elle serait juxtaposée sans pénétration ni combinaison *, Mais nous remarquerons surtout que cette indépendance, même quund elle existe dans l’objet donné, ne saurait jamais se traduire par aucun effet intellectuel si l'esprit ne transformait pas d'abord en idées, par une opération d'arrêt et de désintégration, les mécanismes sensitifs et moteurs qui lui fournissent la matière où s'exerce son activité. Mais par cela même qu'il désorganise ainsi ses mouve- ments spontunés, l'espritse montre capable de deux choses : la première est de répondre à une même classe d'excitations de plusieurs facons différentes, ou même de n'y pas répon- dre du tout ; la seconde est de former, d'une facon volontaire 1. Principes de psychologie, 3° partie, $ 157. Trad. fr., 1, 358. 2. « Si tous les corps étaient rouges, la conception abstraite de couleur n'existerait pas... Mais multipliez les couleurs de telle sorte que la pensée erre incertaine à travers les idées de toutes ces couleurs à mesure que l'on nomme un objet, et il en résulte la notion de couleur indéterminée, de la propriété commune que les objets possèdent de nous affecler par la lumière réfléchie à leur surface aussi bien que par leurs formes. En effet, la notion de cette pro- priété commune est celle qui reste constante, tandis que l'imagination se représente toute la variété possible des couleurs. Elle est dans toutes les choses colorées le trait uniforme, c'est-à-dire la couleur abstraite. » H. Spencer, Bases de la morale évolutionniste, vix, 108. Paris, F. Alcan. Mais comment cette notion peut-elle rester constante tant qu'elle n'est pas acquise ? Et comment l'incertitude de la pensée peut-elle suflire à dé- gager quelque chose qui, d'une part, n’est pas le moins du monde incertain, et de l'autre n'est aucunement apparent & priori ? Tirer ainsi de la seule réceptivité de l'esprit l'idée générale, c'est admettre que chaque corps coloré fournit à la perception, d'une façon toute préparée : 1° la coloration, en tant que notion existant distinctement, wz{;, à la façon platonicienne ; 2° une détermination particulière de cette coloration, rouge ou jaune par exemple. Cette dualité dans la sensation est-elle admissible à titre de fait psycho- logique ? n É ‘ L “ DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE, 195 et réfléchie cette fois, des classes d'idées analogues aux classes d'objets qui excitent les réflexes des animaux, mais qui en diffèrent à la fois dans leur forme et dans leur contenu, car elles arrivent à s'éloigner prodigieusement des groupes naturels créés d’abord par la vie spontanée. Dans les idées générales, telles qu'elles existent actuellement pour l'intelli- gence humaine, on voit en effet que les choses ne se passent pas comme l'exigerait l'empirisme évolutionniste. D'une part ces groupes perdent de plus en plus leur usage pratique et si l’on peut dire ainsi, leur autorité motrice ; de l'autre, bien loin qu'on voie les faits particuliers « se cristalliser subite- ment en un fait général » (si tant est qu'on ait le droit de parler d’un fait général), le concept se forme au contraire par une organisation graduelle où l'idée directrice d'une généralité à atteindre se pose la première, et présente à l'esprit un cadre à remplir avant même qu'il possède les éléments qu'il y disposera. Ce qu'on peut bien voir, par exemple, dans l’ordre scientifique, par le tableau comparé des classifications successives du règne animal depuis Linné jusqu'à nos jours. Et n'est-ce pas cette capacité mème d'an- ticipation, possédée par l'esprit, dont on suppose implieite- ment l'existence, quand on admet que la formation de l'idée générale peut être favorisée par la produetion sous nos yeux de quelque exemple typique ? Rien ne nous paraitrait typique si nous n'étions pas déjà à la recherche de la formule dont toute pensée consciente et tout raisonnement logique suppose à priori la possibilité. 71. L'assimilation que nous venons de montrer dans la fonction de la perception et de l'entendement, nous pou- vons encore en saisir la preuve concrète dans le progrès historique des connaissances humaines. Si les sciences se différencient, en tant que carrières ou 196 LA DISSOLUTION. fonctions, en raison du travail qu'elles exigent ou des avan- tages qu’elles rapportent, il n'en est pas de même des idées qui les constituent et qui sont leur véritable matière. Que demanderait en effet la loi d'évolution, appliquée aux pensées mêmes des hommes ? Que les opinions et les croyances, d'abord homogènes, indifférenciées, communes à de larges groupes, devinssent par degrés différentes et spécialisées à tel ou tel centre organique : de telle sorte qu'il se formät une métaphysique française de plus en plus opposée à la métaphysique allemande, une physiologie européenne, de plus en plus distincte de la physiologie américaine, Personne, je crois, ne pousse l'absurdité jusque-là, quand il s'agit de sciences avancées ; tout le monde voit bien au contraire, que la, comme en algèbre, les séries convergentes fournissent seules des solutions. L'universalité est si bien le but de la science qu'elle est le seul critérium certain de son établisse- ment. Tant qu'une idée, doctrine, ou théorie, garde des contradicteurs parmi ceux qui sont à mème de la compren- dre, elle n’est pas science faite. Celle-ci se reconnait à son caractère démonstratif, c'est-à-dire à ce qu'il suflit qu'elle soit suffisamment expliquée pour que l'esprit ne puisse lui refuser son adhésion. Sans doute, chaque homme peut con- tribuer à la construire, füt-ce dans la retraite la plus pro- fonde, parce qu'il porte en lui la raison commune et qu'il sait ne pas devoir faire appel en vain à cette raison présente chez autrui ; mais c'est la ratification de tous qui peut seule assurer, en dernière analyse, qu'il n'a pas confondu ses croyances ou ses préventions particulières avec les axiomes généraux de l'accord intellectuel. Toutes les sciences dont l'existence ferme et le progrès sont indéniables procèdent donc de la diversité du sens individuel à l'identité de la for- mule intelligible, en vertu de ce postulat idéal que « la puissance de distinguer le vrai d'avec le faux, qui est pro- | | ! | | DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 197 prement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est natu- rellement égale en tous les hommes ; et qu'ainsi la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies et ne considérons pas les mêmes choses! ». 72. Non seulement il n'y a de science positive que si les conclusions tendent à se ressembler, et par conséquent les hommes à penser de même, mais jusque dans le domaine controversé des sciences morales, où quelques évolution- nistes seraient peut-être tentés de chercher une différen- ciation des produits ou des points de vue de l'intelligence, il n'est peut-être pas impossible de montrer que la marche de la réflexion se fait sans cesse du multiple à lun, de l'hé- térogène à l'homogène, suivant la loi générale de la pensée. L'histoire des idées philosophiques sur l'homme, la na- ture et la vie, dans sa période suflisamment connue, s'étend des origines de la culture grecque, comptée à partir du vr° siècle environ, jusqu'a l'époque actuelle, Sans doute, l'hu- manité déborde considérablement dans la durée cette pé- riode relativement courte, et dans l’espace ce groupe de peuples européens pour lesquels seuls nous pouvons dé- couvrir des documents à peu près solides. Mais d'abord, il ne servirait à rien de raisonner sur des faits et des événe- 1. Descartes, Discours de la Méthode, X, 1. — Mème formule dans Bacon : « La méthode laisse bien peu d'avantages à la pénétration et à la vi- gueur des esprits ; on peut même dire qu'elle les rend tous presques égaux. » Novum organum, W, 61. — Même formule dans d'Alembert : « Cet art si précieux de mettre dans les idées l'enchainement convenable et de faciliter en conséquence le passage des unes aux autres, fournit en quelque manière le moyen de rapprocher jusqu'à un certain point les hommes qui paraissent dif- férer le plus. » Préface de l'Encyclopédie, $ 37. 198 LA DISSOLUTION, ments sans fermeté; et de plus, ces vingt-cinq siècles nous présentent des transformations assez notables pour donner prise à l'observation. On peut y distinguer notamment deux cycles philosophiques, la philosophie ancienne et la philo- sophie moderne, dont le parallélisme assez frappant nous autorise à supposer quelque régularité dans la réaction et le progrès de ces idées. La philosophie grecque n'est pas autochtone, si l'on en- tend ce mot en un sens précis. Elle se développe sur les points où le monde hellénique, par le commerce et la naviga- tion, se trouve en conjugaison avec le monde oriental. Tha- lès était d’une famille phénicienne, au témoignage de Diogène Laërce ; et Milet était une ville que sa situation et ses affaires mettaient en rapport avec l'Egypte et l'Asie. La nationalité de Pythagore est douteuse : on l'a fait phénicien, syrien et même indien d'origine. En tous cas, il est né à Samos, une ile voisine de la côte d'Asie mineure, et l’umi- versalité des traditions le rattache à l'Orient. Xénophane était de Colophon, célèbre par sa marine; son disciple Par- ménide a développé son école dans la grande Grèce, autre région cosmopolite et commerçante. D'ailleurs il était aussi pythagoricien, de mœurs, sinon de pure doctrine, et lié par- ticulièrement avec. quelques philosophes de cette école. — Enfin Héraclite était d'Ephèse, la ville des religions et des superstitions, qui jusqu'a l’époque des empereurs romains resta le rendez-vous des thaumaturges, le centre des cultes étrangers et des cérémonies magiques. C’est seulement en 463 qu'il vint à Athènes « où il implanta le premier la phi- losophie, et où il eut à lutter, pendant un séjour de plusieurs années, contre la méfiance et les préjugés de la majeure partie des habitants* » Antipathie si tenace qu'elle se ma- 1. Zeller, Philosophie des Grecs, 1"e partie, ch. 11, 3. OS ES à Là DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 199 nifesta toujours contre ses successeurs : Socrate, mis à mort; Aristote, exilé; Théophraste, obligé de s'enfuir avec tous les chefs d'école ses contemporains, et qui déclarait qu'Athènes était un pays inhabitable pour un philosophe. Ainsi la phi- losophie ne naît pas au cœur de la Grèce, par une géné- ration spontanée qui va se diversifiant, mais par la fusion, la comparaison, l’organisation de données multiples. Ceci est encore visible dans la tradition qui veut que tous les grands philosophes aient voyagé longuement. On peut remarquer que c'est au vu siècle que Psammétique ouvre l'Egypte aux grecs qui avaient aidé à son avénement : cette date coïncide avec le début de la philosophie grecque. Il y a tant de légendes sur les pérégrinations de Pythagore qu'on ne sait où arrêter la critique ; mais pour Démocrite, il ne saurait y avoir de doute qu'il vécut einq ans en Egypte, et qu'il visita la Perse’; pour Platon également, qu'il alla s'instruire en Egypte; et la tradition lui prête mème des voyages plus lointains. Enfin l'on doit ajouter à ces faits le témoignage aujourd'hui bien réhabilité d'Hérodote, qui fut lui-même un de ces organes de fusion entre la Grèce et l'Orient, et qui aflirme expressément l'identité des céré- monies orphiques avec les égyptiennes et les pythagoriques *. 1. Zeller lui-même, toujours si hostile à toute dépendance de l'hellénisme par rapport à l'orientalisme, le reconnaît expressément, 1'° partie, ch. 11, IL 5. 2. Hérodote, Il, Lxxxr. Il est impossible d'entrer dans tout le détail de cet intéressant phénomène d'histoire des idées, qui n'est ici qu'à titre d'exemple. J1 suffit donc d'en montrer la réalité. Mais l'importance pourrait en être sin- gulièrement relevée par une étude intérieure des premières doctrines grec- ques, et de leur véritable contenu, si souvent présenté comme une sorte de divagation enfantine. M. Renouvier, après avoir affirmé avec énergie le carac- tère autochtone de la philosophie grecque, n’a-t-il pas été obligé d'en exclure la majeure partie, le pythagorisme, en le qualifiant d'échafaudage oriental ? (Manuel de philosophie ancienne, 1, 86). — Mais rien n'est plus frappant sur ces origines polygénétiques de la matière philosophique en Grèce que le cinquième livre de l'ouvrage de Creuzer et Guigniaut consacré à la période 200 LA DISSOLUTION, Or, surtout si l'on songe à la grande influence du pytha- gorisme sur toute la philosophie classique de la Grèce, on ne pourra guère se représenter la création de cette belle période de la pensée humaine que comme une œuvre de de fusion s'uniformisant peu à peu, et dans laquelle deux éléments se distinguent : lun est l'esprit rationaliste, qui appartient surtout à la Grèce, et qui intellectualise la phi- —Josophie en la faisant passer du sentiment et de l'intuition à l'argumentation, c'est-à-dire à ce frottement des idées qui finit par effacer les différences individuelles ; l'autre est cette masse de tendances et de formulesdiverses,venues de la Perse, de la Thrace, de l'Egypte, des anciennes traditions du peuple grec lui-mème, et sur lesquelles va être tenté, pendant toute la philosophie classique, l'effort d’unification propre à la réflexion humaine. Les sophistes, Socrate, passent pour la première fois cette matière à l’étamine, On la fait des- cendre du ciel sur la terre, on la réduit en concepts, on trouve dans la pensée logique, dans l'Idée, l'élément qui parait universel et satisfaisant. De cette période critique superficielle, par où la raison prend conscience d’elle- même, et de ce qu'elle s'accorde (causalité, substance, fina- lité, négation de l'infini) sort la grande période métaphy- sique qui met aux prises, en pleine lumière, les deux données essentielles qui existent à titre de fait, le même et l'autre, l’universel et l'individuel, Platon et Aristote. Mais cet effort même accuse une faiblesse logique, des contradictions, et par conséquent une insuflisante universalité. D'où le retour de critique, Pyrrhon, la Nouvelle Académie, Ænesidème, tout le scepticisme auquel on n’échappe que par deux voies, après lesquelles le cycle paraît clos: le moralisme du stoïcien, la plus ancienne de la religion grecque (tome IT, re partie, 253 et suiv.) On y trouve même l'origine religieuse à peu près indiscutable de certaines for - mules d'Empédocle et d'Héraclite. (Zbid., 296.) ltufh de D. {à DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 201 le mysticisme syncrétique du néo-platonicien. Chez l'un le désir d’union et d'’universalité se satisfait par la légis- lation pratique de la raison, la liberté, xreïsüaiss va! aïrovéue, affranchissant l'homme de ses instincts pour éta- blir entre tous un accord de l’action morale [807; chez l’autre, cette même tendance essaie de se réaliser par une contem- plation intuitive de l'Un supérieur, l’extase, l'rspvoñauxs: et par l’aflirmation énergique, si souvent reprochée aux Alexandrins par l'esprit analytique des modernes, que l'es- prit humain possède une tradition infaillible, souvent obs- curcie, jamais perdue, et par laquelle s'expliquent, s'ac- cordent et s'unissent toutes les religions et tous les systèmes philosophiques. L'une et l’autre de ces solutions arrêtent la philosophie, en tant que recherche logique de la vérité, puisque l’une est un coup d'état de la volonté, l'autre un | coup d'état du sentiment. — Il est diflicile de concevoir une marche plus éloignée du passage de l'homogène à l'hétéro- gène et par conséquent de l’évolution. 73. Au début de la philosophie moderne, ne voit-on pas la même hétérogénéité de doctrines qu'au début de la philosophie grecque, les mêmes oppositions actives portant en elles la vie de la pensée et la matière de toute la spécu- lation future ? C’est la Renaissance, née comme l'hellénisme mème d’un nouveau contact de l'Orient et de l'Occident. Traditions bibliques et évangéliques d’une part, pythago- risme, aristotélisme, cabale, alchimie, philosophie des Arabes, tout se rencontre et se combine, souvent mal com- pris, toujours passionnément adopté, pour former la plus riche multiplicité de systèmes et d'écoles qui se soit jamais manifestée dans la philosophie. À cette multiplicité hétérogène et désordonnée, il ne manque donc qu'une discipline; ear au point de vue maté- 202 LA DISSOLUTION, riel on a pu dire très justement qu'elle contenait toutes les idées qui deviendront les principes mêmes de la philosophie moderne’. L'œuvre des époques suivantes sera done de passer au crible cette matière, et de tâcher d'y trouver par quelque moyen une unité satisfaisante. Tel est le premier effort de critique qui s'y marque, avec le Novum Organum, le Discours de la Méthode, la Première Méditation. Bacon et Descartes jouent ici le rôle des législateurs antiques. À cette première critique succède indubitablement, comme en Grèce, une grande période métaphysique. Descartes lui- même l'inaugure quand il pense avoir assuré par le doute méthodique les racines de son arbre philosophique. Spi- noza, Leibniz, Malebranche en marquent l'apogée. Il me semble qu'il n'est pas artificiel de remarquer à ce moment une diminution notable de l'hétérogénéité philosophique, une moins grande diversité de systèmes et d'opinions indi- viduelles qu'il n'y en avait du temps de Pomponace, de Marsile Ficin et de Campanella. Les philosophes s'y appli- quent davantage à se comprendre les uns les autres et à découvrir des solutions qui restent; ils paraissent moins goûter la controverse et la discussion pour elles-mêmes. En tout cas, ils prétendent à faire œuvre de science univer- sellement valable, et non pas œuvre d'art subjectif et personnel. — De même, si le scepticisme a été l’aboutis- sement de la grande période spéculative d'Athènes, la eri- tique de Hume et de Kant est à coup sûr le résultat de la hardiesse constructive de leurs prédécesseurs. Elle est faite pour « couper les racines du matérialisme, du fatalisme, de l’athéisme, de l’incrédulité des esprits forts, du fanatisme et de la superstition,.… enfin de l’idéalisme et du scepticisme », pour substituer à la philodoxie, qui se plait à la multiplicité 1. Janet et Séailles, Les problèmes et les écoles, 1008. DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 203 des systèmes, l'unité définitive et « l'invariable fixité de la science! ». Ainsi, tout en occupant par rapport à la précé- dente diversité métaphysique une position analogue à celle des sceptiques anciens, Kant n'est pas sceptique; car l'his- toire de la pensée humaine ne comporte pas de recommen- cements absolus, mais seulement une sorte d’hélice dont chaque spire reste parallèle à la précédente tout en s'éle- vant d'un degré au dessus d'elle: dans l'intervalle, en effet, est apparu le beau développement de la science positive, acquisition perpétuelle, « qui ne court plus le risque d'être rélutée, mais seulement de n'être pas comprise* ». Par cette science, le but de l'effort intellectuel s'est trouvé satisfait sur quelques points ; en elle, Kant croit reconnaître, et sans doute avec raison, le type parfait de la valeur universelle « infiniti erroris finis et terminus legitimus* ». D'où l'espoir bien naturel de satisfaire ainsi sur tous les points le désir d'unité intellectuelle entre les hommes et de fixer à jamais, mème dans l’ordre philosophique, les certitudes sur les- quelles viendront s'entendre tous les esprits. Que, contre sa volonté, l’œuvre de Kant ait agi surtout par son côté sceptique et négatif; et que, pour cette raison, nous apercevions aujourd'hui une renaissance du moralisme indépendant en même temps que du mysticisme syncrétique, c’est ce que l’on peut soupçonner, mais non pas réellement prouver; — car, pas plus que les faits politiques, les faits philosophiques ne se laissent clairement juger quand le temps ne leur a pas donné le recul nécessaire. Mais ce qui ne 1. Kant, Critique de la Raison pure, préface de la 2° édition. 2, Exemple des mathématiques et de la physique. — Critique de la Raison pure, préface de la 2e éd. Trad. Barni, 19 et suiv. 8., Bacon, Zustauratio magna. Préface. Texte servant d'épigraphe à la deuxième édition de la Critique de la Raison pure. — Cf. dans Kant, au début de la première édition, l'histoire humoristique du despotisme et de l'anarchie métaphysiques. 20% LA DISSOLUTION, saurait entrer en doute, c'est la ferme volonté de la réflexion humaine d'atteindre à l'uniformité en sortant de la multipli- cité qui lui sert de point de départ, et de tourmenter les opinions diverses jusqu'a leur élimination ou leur conver- gence. Au début de toute grande période de pensée scienti- fique nous voyons un amoncellement d'idées, de théories, de systèmes, le plus souvent engendré lui-même par l'agglo- mération et le mélange d'éléments opposés nés chacun à part, d'une facon polygénétique, comme disent les biolo- gistes, et que des événements matériels ont rapprochés ou mis en communication. Ainsi, tandis que la vie se multi- plie comme un arbre dont le tronc se divise et se ramifie sans fin, le progrès de la science est comparable au mou- vement précisément inverse des ruisseaux et des rivières qui viennent confondre leurs eaux dans un fleuve unique, de plus en plus large et de plus en plus uniforme dans son cours. 74. Cette origine multiple des notions destinées plus tard à l’unité est un trait qui a frappé surtout les historiens du droit. « Le droit positif originairement en vigueur dans la cité romaine, dit l’auteur d’un cours d'Institutes très usuel, ne semble pas avoir porté l'empreinte de ce carac- tère d'unité qui apparaît plus tard’ comme sa qualité émi- . nente. Car l'absence d'unité d’origine, la forme de colonie, sous laquelle l’état romain fut fondé, et la manière dont il s'agrandit par l'introduction d'étrangers et l'incorporation d'états voisins sont des circonstances qui entraînèrent comme une conséquence presque forcée la juxtaposition d'une multitude d'éléments juridiques hétérogènes sous la forme de droit particulier à telle race et à tel peuple. Ce 1. Et il faut ajouter : à plusieurs points de vue. Cf. infra, $ 108. = en ns > à DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 205 n’est que peu à peu que nous voyons ces éléments se fondre ensemble pour former un tout homogène". » Il semble bien qu'il en soit de même dans le développe- ment de tous les systèmes juridiques. Presque jamais, comme le remarque avec profondeur Sumner Maine, le légis- lateur primitif n'est censé innover; et même quand il le fait réellement, il est toujours censé déclarer la loi ou la cou- tume préexistantes. Les premiers codes, par leur désordre même, apparaissent non comme des créations libres et réfléchies, mais comme des codifications d'une matière de jurisprudence qui se trouvait auparavant confiée à la mémoire d’une caste, généralement celle des chefs de familles aris- tocratiques*, C'est ce que marque avec une grande force la succession constante chez tous les peuples civilisés des moyens par lesquels on modifie petit à petit l'ancien droit positif pour l'unifier et le mettre d'accord avec le droit naturel idéal qu'adopte l'opinion. D'abord apparaissent les fictions légales, par lesquelles on change le fond sans toucher à la forme. C'est ainsi qu'a Rome un demandeur étranger était autorisé à se dire citoyen romain pour obtenir la juridiction commune, allégation fausse, mais que le défendeur n'avait pas le droit de contester. Il parait que dans le droit anglais, le plus routinier qui existe, il se trouve encore une quantité considérable de ces fictions, par lesquelles se modifie d’une facon occulte l'esprit de la cou- tume ancienne. — En second lieu, on invoque l'équité, et la jurisprudence prend alors sur elle de modifier ouvertement les conséquences de la loi, par la considération d’un intérêt supérieur, tiré d’une évidence incontestée. Tel était à Rome, le droit prétorial. — Enfin, on en arrive au stade 4. Marezoll, Manuel des institutions du droit romain, trad. C. A. Pellat,l, $ 11. 2. H. Sumner Maine, Ancien droit, L, 14-15. 206 LA DISSOLUTION, dernier, où un corps de juristes choisis par le souverain ou par une assemblée populaire légiférent en faisant théorique ment table rase. Ce n’est la, comme on voit, que le dernier résultat du progrès et de la réflexion. « Jus autem civile velgentium », disent au début les Insti- tutes de Justinien, « ita dividitur : omnes popali qui legibus et moribus reguntur partim suo proprio, partim communi omnium jure utuntur. Nam quod quisque populus ipse sibi jus constituit, id ipsius proprium est civitatis, vocaturque jus civile, quasi jus proprium ipsius civitatis. Quod vero na- turalis ratio inter omnes homines constituit, id apud omnes populos peræque custoditur, vocaturque jus gentium", » — En fait, ce jus gentium avait été d'abord introduit dans la ju- risprudence comme un accessoire assez négligeable du pur droit romain; il était né, comme certaines fictions légales, de la difficulté d'appliquer aux étrangers les dispositions par- ticulières à la cité ; et pendant toute la période où se fait le développement vital de Rome, il était resté une forme de droit différente, une sorte de droit commercial et contrac- tuel reconnu par toutes les nations qui étaient en relations d'affaires avec les Romains, sans influence sur le corps principal des institutions, Mais quand s’ouvrit la période de la lutte des classes, de l'aspiration consciente du plébéien à l'égalité sociale et politique, cette différenciation politique du droit devint le germe d’une assimilation tellement im- portante qu'elle finit par dominer tout le droit romain et par aboutir à l'opinion qui était, nous venons de le voir, celle des jurisconsultes du vi® siècle. En effet, ce droit des nations étrangères se confondit avec les édits des préteurs, fondés sur l'équité naturelle, naturalis æquitas; 4. Institutes, livre I, titre IT, $ 1. — Il ne faut pas confondre ce jus gen- tium avec le droït des gens international, jus feciale. CONS PU nn 7 —__ (= » ENT À ES, ; Ed « AT: ï AR" P LI A + Fe d do à 3 Lg | 12 AS | , L L DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 207 terme technique qui a persisté dans le langage des juristes modernes pour désigner ce principe moral de jugement [79: auquel le magistrat peut être obligé de faire appel si le droit positif est insuflisant ou si quelque application, dans une espèce particulière, s'en trouvait notoirement inaccep- table; c’est ainsi que lors de la réunion de la Savoie à la France sous François 1°", les juges n'ayant pas tenu assez de compte du droit local, les habitants adressèrent une sup- plique au roi pour qu'il leur fit défense de juger selon l'équité". Il est hors de doute que la fusion usuelle du jus gentium avec le droit prétorial et la généralisation de l'équité furent en grande partie le résultat des influences philosophiques qui * s’exerçaient à Rome sur la science du droit, et notamment de l’idée d'un droit de nature, le mème qui devait plus tard jouer un rôle analogue dans la Déclaration des droits de l'homme, et la réforme de la législation française. « Il vint un moment où le droit commun des nations fut regardé comme le grand modèle encore imparfait auquel tout droit devait se conformer autant que possible. Cette crise arriva lorsque la théorie grecque du droit naturel fut appliquée à Rome *. » La réflexion objectivait ainsi dans une sorte d'en- tité la loi directrice de son développement. 75. Cette forme de progrès est visible à fortiori dans les sciences de la nature extérieure et dans leur développement : lente accumulation des matériaux de la physique par l'ob- servation journalière, par la mécanique domestique et indus- trielle; de ceux de la chimie par les hasards des eombinai- sons, les recettes des artisans, les secrets magiques, les 1. Burlamaqui, Principes du droit de la nature, avec les commentaires du Prof, de Félice, ILE, 481 et suiv. 2. Henry S. Maine. Ancien droit, ch. ur, 50 et suiv. — Ce que nous résumons ici en quelque lignes, y est longuement et solidement développé. 208 LA DISSOLUTION., opérations des alchimistes. En médecine surtout, on peut se demander, parfois avec étonnement, comment ont pu se constituer les premières formules thérapeutiques. Les an- ‘ ciens, conscients de la difliculté du problème, les croyaient enseignées par les dieux. Presque tous les médicaments aujourd’hui classés, analysés dans leur composition et, si pos- sible, dans leur effet, ont été présentés d'abord à la critique scientifique comme des procédés empiriques qui réussissaient plus ou moins, et dont la tradition prenait sa source hors de la vue, dans des remèdes de sorciers ou de bonnes femmes, Et les religions mêmes ne procèdent-elles pas souvent dans leurs origines d’une agglomération de cultes et de rites va- riés, sur lesquels le temps finit par imprimer un cachet de conformisme et d’orthodoxie unitaire ? La philosophie, naturelle ou morale, progresse done, par le déblaiement des matériaux que lui ont préparés de lon- gue main les nécessités pratiques de la vie matérielle, l'u- | tilité, le sentiment, l'intuition, la croyance. Il n'y a pas de proles sine matre; mère où matière, dans l'opinion des an- ciens, c'est tout un. La logique ne crée rien; elle ne peut que simplifier ou détruire ce que lui présente le dogmatisme spontané et multiforme de la vie spirituelle. Quand Descar- tes parle d’aller jusqu’au roc, ou de rejeter du panier toutes les pommes gâtées pour ne conserver que les pommes saines, il faut admettre un roc indépendant de toute construction, des pommes que le triage ne fabrique pas. Discutez avee n'importe qui, il vous faut d’abord demander quels principes on s'accorde par une foi commune. Si l’on n’en accorde au- 1. Sur les origines multiples du polythéisme grec, cf. Creuzer et Guigniaut, livre V. — À Rome de même « les plus anciens historiens admettent deux législateurs dans l'histoire du culte : Faunus, représentant du naturalisme pri- mitif ; Numa, représentant du sacerdoce sabin ; une troisième période s'ouvre avec les Tarquins et Servius Tullius : c'est l'avènement des éléments étrusques et Grecs. » Preller, Rômische Mythologie, 2e partie, page 92. | DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 209 eun, ce n’est pas la peine d'aller plus loin. Si l’on en accorde, il faut les mettre jusqu’à nouvel ordre au-dessus de la dis- cussion. S'il pouvait arriver que la tradition philosophique fût subitement coupée jusqu'à la racine, et qu'un esprit, même excellent, dût recommencer ab integro comme Des- cartes prétend le faire, et ne le fait pas en réalité, il en resterait toujours à chercher une première aflirmation que ne pût attaquer le scepticisme absolu, et le Père Bourdin aurait raison contre lui, faisant l’imbécile et refusant d'avan- cer. Mais il n’en va pas ainsi. Si la critique se produit, c'est sous la pression même du malaise que donnent aux meilleurs esprits les contradictions des idées reçues; et cette critique serait aussi vaine sans les dogmes et les croyances primi- tives que la critique littéraire chez un peuple sans littérature. S'il est vrai que philosophes et savants doivent tout ce qu'ils ont produit de solide à la libre recherche, il faut en- tendre seulement par là l'indépendance à l'égard de tels prejugés ambiants, de telles autorités tyranniques et étran- gères à l'intelligence. Cuvier sans doute a raison de louer ceux qui font place nette dans la science; mais ce n'est pas défricher un champ que d'en emporter la terre. 76. On voit par là que le progrès de la connaissance n'est point un accroissement régulier, mais une suite de ré- volutions où rien ne se fait de soi-même, où tout est pré- caire, où l’on a toujours lieu de se demander si le dernier coup d'état fut avantageux et légitime : car d’une part, on peut toujours suspecter la solidité des compromis trouvés entre toutes les prétentions préexistantes; et d'autre côté, on peut également se demander si bientôt quelque flot de matière nouvelle, quelque apport imprévu résultant d'un nouveau contact, ne viendra pas faire craquer les cadres et en imposer la réfection. Je ne veux donc point, en Laranpe. — ZLa Dissolution. 14 210 LA DISSOLUTION. indiquant une sorte de loi de génération dans le dévelop- pement des idées, diminuer par là le rôle des grands hommes dans la pensée humaine. Il me semble au contraire que l'importance de leur action se trouve mieux relevée par une vue dissolutionniste, si l'on me permet ce mot, que par une vue évolutionniste des aflaires humaines. En effet, si nous ne nous égarons pas en aflirmant que la force intellectuelle travaille en ee monde en sens inverse des forces physiologiques, l'histoire véritable de ses efforts, de ses succès et de ses défaites ne doit pas être la marche lente et régulière d'une amélioration fatale ; au lieu d'un fleuve majestueux qui suit son cours, et dans lequel les plus grands esprits ne sont qu’une vague, dont la crête domine seulement la surface de l’eau qui l'emporte, selon une célé- bre comparaison de Taine, le progrès des idées et des civili- sations doit être une lutte continuelle, bien différente de la lutte pour la vie ; il doit se préparer par des crises et s'accom- plir par des victoires. Or, les idées, par elles-mèmes, sont lettre morte; un théorème de géométrie descriptive est in- capable de tailler une pierre. Il faut qu'elles prennent leur point d'appui dans la chair et le sang des êtres réels. En toute chose, les véritables agents sont des hommes ayant leur individualité, leur nom, leurs qualités et leurs défauts. Si l’idée n’était pas d'abord aimée par ceux qui se font les martyrs du droit, de la science ou de la religion, elle res- terait éternellement, comme les dieux d'Épicure, dans l’im- puissance de sa perfection. Comment done en effet se produit ce travail de simplifi- cation par lequel les données hétérogènes, les traditions multiples, les expériences contraires se réduisent à l'unité ? Par une discipline intellectuelle, c'est-a-dire par la force d’assimilation des âmes humaines. Or, les hommes sont fort inégaux à ce point de vue. Les uns laissent paresseusement DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 211 coexister dans leur pensée toutes les contradictions. D'autres les chassent avec un soin quelquefois excessif, préférant appauvrir la connaissance du réel pour fortifier la cohérence des rapports logiques qu'ils peuvent établir. Entre ces deux extrêmes peuvent se rencontrer tous les degrés d'ampleur dans la matière embrassée, d'universalité dans la vue des relations qui en unissent les parties. Ceux qui ont au plus haut point cette dernière passion sont de grands hommes ; mais ils égarent parfois la science par l'étroitessé de leurs simplifications. L'atomisme universel de Démocrite, sans physiologie ni psychologie ; la psychologie morale de Socrate, jugeant impie la science du monde et rangeant la physique dans l'inconnaissable ; tels sont les excès, causés peut-être l’un par l’autre, qui montrent à la fois les dan- gers que court la science, et le rôle que les hommes peuvent y jouer. Évidemment, ces révolutions ont besoin de la connivence de leur époque. Un grand homme n'est pas produit par son milieu, mais il n’agit fortement que s'il y trouve de l'écho. Témoin la stérilité des doctrines pourtant si fécondes de Roger Bacon. François Bacon, au contraire, et surtout Des- cartes ont fait une révolution parce que la masse de leurs contemporains pouvait les suivre. L'apparition même des grands esprits qui ne sont pas adaptés à leur milieu, des hommes qui éerivent pour être compris cent ans plus tard, prouve suflisamment que le génie n'est pas simplement le foyer lumineux où vient se concentrer l'esprit spontané d'une époque, mais qu'il comporte un effort personnel, tantôt vaineu, tantôt triomphant pour provoquer un de ces rema- niements d'idées qui bouleversent un peu le sanctuaire ; car on ne rend possible un accord plus solide et plus large des intelligences humaines qu'en se résolvant d'abord à porter la main sur les opinions que tel petit groupe organique, 212 LA DISSOLUTION individu, pays, église ou caste, avait plus ou moins long- temps imposées par la force et tenues pour sacrées. 77. Considérant done, en définitive, l'opération de l'intelligence humaine, nous voyons que sa première dé- marche, opération essentielle de la connaissance, consiste à objectiver la matière qui lui est donnée ; opération qui a pour effet, — et autant que nous pouvons en juger, pour cause finale, — de rendre l’objet pensé universellement va- lable pour tous les esprits pensants. Bien que cette opération soit le plus souvent prématurée, et mal faite par l'activité spontanée de l'esprit, en sorte qu'elle exige beaucoup de rectifications subséquentes, elle n’en conserve pas moins son caractère et sa tendance : car ces rectifications tendent au but même qu’elle s'était d'abord et fondamentalement proposé. — Par là se trouve donc établi, pour tous les esprits pensants, une pensée commune qui perd de plus en plus son caractère individuel, et qui tend par conséquent, en tant qu’ils pensent des objets communs sous la forme de l'uni- versel, à faire d'eux une seule pensée et un seul esprit, En second lieu, non seulement cette unification porte sur les esprits pensants, mais encore sur l’objet pensé. Car la nécessité de l’entendement exige qu’on y trouve de l’iden- tique, et nul jugement, de même que nulle science, ne peut se former sur le particulier. — La blancheur de la neige, nous l’avons déjà remarqué, n'est pas exactement celle du lys ou du nuage. La nature ne se prète donc pas rigoureu- sement au concept, mais elle ne s’y refuse pas non plus, puisque la science permet de la rapprocher indéfiniment de ces cadres que trace la pensée dans un espace homogène. Les seules idées vraiment générales demeurent donc celles qui sont fournies a priori par l'intelligence, et par consé- quent les idées pures de l'esprit. Le travail de la raison DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 213 pour faire que les hommes, qui sentent différemment, pen- sent de même, fait aussi que dans les objets pensés apparaît de plus en plus quelque chose qui est semblable, d’abord extérieurement, puis de plus en plus intérieurement ; et la limite de cette compréhension serait la réduction idéale de la connaissance tout entière à une forme purement intelli- gible, qui absorberait entièrement l’individuel dans l'iden- tique. Enfin, de ces deux sortes d'assimilation il résulte que l'in- telligence a aussi pour caractère de son progrès d’assimiler l’une à l’autre chacune de ces deux catégories, les objets et les sujets. En effet, dans un cas comme dans l'autre, c’est par sa réduction virtuelle en éléments rationnels qu'un arbre donné tend à devenir le mème pour mon voisin et pour moi, aussi bien qu'identique dans son essence, à n'importe quel autre arbre de la même espèce. Or, ces idées rationnelles, avec lesquelles je forme ainsi l'essence de l'arbre (l'arbre en soi, dirait un réaliste), de quelque manière qu'on les com- prenne, et même quelque origine qu'on leur assigne, sont les lois de ma nature intellectuelle et de celle de mon voisin, ou plutôt sont cette nature même ; elles constituent notre propre réalité en tant que nous sommes susceptibles de pensée. De sorte, en définitive, que les deux arbres consi- dérés sont conçus comme étant, au fond des choses et en droit, identiques à notre réalité à nous deux, Pierre et Paul; et celle de tous les sujets pensants, à celle de tous les objets pensés. Prétention excessive, outrecuidante de notre intelligence, car le réel, tel qu'il est actuelle- ment présenté, ne se plie pas indéfiniment, ni chez moi, ni chez mon voisin, ni chez les deux arbres, à ce que je réclame de lui; car il demeure dans la matière de notre science une individualité irréductible, irrationnelle, exaspérante pour la raison, une sorte d'absurdité originelle 214 LA DISSOLUTION, qui va sans doute en s'atténuant, mais qui n'est jamais ae tuellement nulle ; car, en un mot, rien ne serait si tout était identique, et le monde réduit à « l’axiome éternel qui se pro- nonce au sommet des choses » se détruirait en tant qu'objet de connaissance et de manifestation ; — prétention bien fondée pourtant et légitime en son principe, comme celle d'un peuple morcelé par quelque aventure guerrière, presque totalement exclus du gouvernement de ses propres aflaires, et qui n'en maintiendrait pas moins, avec une héroïque ab- surdité et un espoir obstiné de triomphe, le principe invio- lable de son unité et son droit d'être maître chez lui. PREUVE POUR LA MORALITÉ 78. J'entends ici par moralité, sans entrer dans les discussions d'origine, l’ensemble des lois de conduite dont les hommes s'accordent à reconnaître la valeur normative, [62] c'est-à-dire l'autorité comme motifs ou comme justifica- tion d’un acte. Je dis qu'il en existe de telles, contrairement au préjugé communément répandu et à la célèbre boutade de Pascal, qui d'ailleurs vise plûtot la justice sociale et le droit positif que l'existence même d'un bien universel. Que l’on approuve, au nom de ce bien commun, des actes contradictoires suivant les lieux et les temps, c'est ce qui est indéniable. Mais si le nègre qui mange son père le fait par les raisons mêmes et dans les intentions qui poussent l'Eu- ropéen à soigner sa vieillesse et à lui faire de nobles funé- railles, il faut avouer qu'ils pratiquent tous deux la mème morale. lei done comme partout les histoires de sauvages ne S Ce DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE, 215 prouvent rien. Aï yae Beynes @ènhcr, dit Aristote; et toute l'importance du fait est dans son interprétation ‘. M. Janet seul entre les philosophes français, par une heu- reuse innovation dont l’a loué M, Durkheim, a placé dans son traité de philosophie la morale pratique avant la mo- rale théorique. En quoi il paraît faire une concession aux évolutionnistes et leur accorder que la morale se construit empiriquement par une généralisation de la conduite uni- verselle, ce qui serait la thèse même de M. Herbert Spencer au début des Data of Ethics. Mais il n’en est rien; ear l'au- teur remarque lui-même que si toute science doit être fondée sur les faits, « les faits qui servent de fondement à la morale sont les devoirs généralement admis, ou tout au moins admis par ceux avec qui l’on diseute ». — « Nous n'entendons pas dire par là, ajoute-t-il, que l'idée du devoir soit tirée de l'expérience ; nous pensons que c'est une idée qui est inhérente et essentielle à la conscience humaine ; mais elle peut être voilée et l’est évidemment dans ceux qui ne la reconnaissent pas*». La méthode de la morale est done une induction, mais ce que je demanderai la permission 1. Je doute que l’on puisse prendre en considération la série d'aneedotes citées par Sir John Lubbock dans Les origines de la civilisation (trad. Barbier, Paris, F, Alcan) pour démontrer chez l'homme primitif l'absence complète de sens moral. D'abord parce que nul ne peut être sûr que les sauvages soient vraiment des hommes primitifs, Secondement, parce que l’on peut se deman- der jusqu'à quel point ils ont été bien observés : voyez dans Sumner Maine, Early Law, les plaisantes centradictions des voyageurs sur la moralité des îles Andaman, au beau milieu du golfe de Bengale. Enfin parce que sir J. Lub- bock s'appuie sur quantité de faits qu'un observateur sauvage pourrait tout aussi bien remarquer chez nous : dépendance de la moralité par rapport à l'ordre social, relâchement général dès qu'il n'y a plus ni chefs, ni tribu- naux, etc. « Les Australiens, dit-il, n'ont aucune notion du juste et de l'in- juste, car leur seule règle de conduite est de savoir s'ils sont numériquement ou physiquement les plus forts. » Et cela n'est-il jamais arrivé aux Allemands, voire même aux compatriotes de l'auteur ? — Sur cette méthode, en général, voyez plus bas $ 90. 2. P. Janet, Traité élémentaire de philosophie, $ 472. 216 LA DISSOLUTION. d'appeler une induction élective, dans laquelle on ne géné- ralise point sur tous les faits, mais seulement sur ceux qu'un vif sentiment intérieur et l'accord universel des hommes dé- signent pour de bons exemplaires du concept normatif qu'on veut élucider. Elle suppose l'existence et la valeur de ce concept, d’une façon formelle et sans en déterminer d'a- vance le contenu, et n'a de sens que par l'admission impli- cite de cette existence, — Ce n'est pas ici le lieu de développer et d'appliquer cette méthode ; nous verrons plus bas! quelle critique on peut en faire et quelle utilité on en peut tirer. Pour le moment, nous tâcherons seulement de savoir, psychologiquement, c'est-à-dire sans approbation ni désapprobation, en quelle direction tendent les efforts, les actes et les sentiments que les hommes s'accordent à consi- dérer comme bons. Il ne peut être évidemment question de les énumérer: mais les grands esprits de la philosophie, de la religion, de la politique même ayant formulé leur idéal en des systèmes qui ont d'abord résumé les vœux de l'humanité, puis qui les ont par cela mème éclaircis et fortifiés, il suflit de chercher en quoi ils sont d'accord pour savoir quels caractères géné- raux définissent la direction du progrès moral. C'est ce que Spinoza nomme énergiquement « les dogmes qui ne peuvent pas donner lieu à controverse entre les honnêtes gens* », et qui faisait dire a Kant que si l'on peut aspirer à construire une formule nouvelle de la moralité, il serait fou de pré- tendre qu'on en découvre un nouveau principe et que le monde est resté jusque-là dans l'ignorance du bien et du mal*. Cette existence d'une morale réellement donnée, qui dépasse les systèmes, et dont toutes les éthiques s'efforcent 1. Chapitre vu, Conséquences de droit. 2. Traité théologico-politique, ch. xrv. 3. Préface de la Critique de la Raison pratique. DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 217 d'approcher, est encore ce qui conduisait Descartes à se défendre « d’avoir rien changé en la morale », aussi bien que M. Herbert Spencer, quand il aflirme que les conclu- sion de sa morale « scientifique » coïncident avec celles de la morale « surnaturelle? » et que des critiques malveillants pourront seuls y découvrir un antagonisme en tronquant sa pensée. 79. À le prendre ainsi de bas, pour le prendre plus sûrement, quelle est l’idée fondamentale des actes que nous qualifions de moraux ? Est-ce l'adaptation à un but, le rap- port exact du moyen à la fin, le bon parapluie, la bonne paire de bottes qui sont le point de départ de la Morale évo- lutionniste ? I est évident que ce point de vue est une in- terprétation, et une interprétation extrêmement discutable. Mais le principe : Aimez votre prochain comme vous-mème, ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit, — voilà ce que jamais personne ne refusera d’ad- mettre pour l'expression exacte de l'idée morale, et que les utilitaires eux-mêmes, peu respectueux de la révélation, n’en ont pas moins appelé la règle d'or de Jésus de Naza- reth, Qu'implique-t-elle ? En premier lieu, le jugement objectif de nos actes. « Compter chacun pour un, et ne compter chacun que pour un », comme dit encore l'utilitarisme, c'est juger en sortant de soi-même, en renonçant au point de vue du sentiment et de l'instinct personnels, de mème que la science se fait par le renoncement de l'intelligence au point de vue de la sensation particulière et subjective [77]. Le bien est donc iei conçu d’abord comme la valeur 1. Descartes, Lettre à la princesse Elisabeth, Œuvres, IX, 186. 2. H. Spencer, La morale évolutionniste. Préface. Paris, F. Alcan, Bibl. scient. intern. 218 LA DISSOLUTION. universelle de l'action. C'est ce point de vue, évidemment inséparable de toute raison pratique, que Kant met en pleine lumière dans la formule insuilisante {80}, mais pro- fonde: « Loi fondamentale de la Raison pure pratique: Agis ainsi, que la maxime de ta volonté puisse toujours avoir en mème temps la valeur d'un principe de législation univer- selle ‘». Ce qui est en même temps expliqué de la façon la plus solide par les deux premiers théorèmes de la même critique: tous les principes matériels sont empiriques ; tous les principes matériels dépendent du bonheur; « et le principe qui consiste à faire du bonheur le mobile suprème de la volonté, c’est le principe de l'amour de so1*. » Cette condamnation de l'individuel et de ses tendances instinctives au développement infini [40], nous les retrou- vons immuables dans toutes les morales, quel que soit d'ail- leurs (et le fait est assez frappant) le système théorique qui sert à la justification de cette règle pratique. Spinoza, dont Kant condamne si durement la conception de la li- berté, l’accusant de faire de l’homme un tournebroche, Spinoza fait aussi consister l’affranchissement dans la vue des choses du point de vue de Dieu, c'est-à-dire du point de vue éternel, et commun à tout l'univers”. La connais- sance parfaite est l'intuition de la nécessité particulière à chaque être dans sa connexion avec l'être universel* ; c’est donc la démarche par laquelle mon esprit me considère, moi, bien que je sois moi, comme il considère le voisin, l'arbre ou le chien qui sont aussi des modes de la nature infinie. — Et cela est si peu conforme aux inclinations naturelles que . Kant, Raison pratique, ch. 1, $ 7. . Ibid., 1, $ 3. . Ethique, livre IV, prop. 28. . 1bid., livre V, prop. 36, scholie. > © 19 = VTT — DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 219 cette démarche n’est jamais produite spontanément: il faut que l’homme ait souffert, ainsi que l’a remarqué Spinoza avec son grand sens psychologique, pour qu'il devienne ca- pable de s'élever à cette hauteur de pensée objective, et de renoncer ainsi aux faux biens que lui promet d’abord la sa- tisfaction de ses penchants. Mais enfin la force de la vérité l'emporte ; et conscient alors du conflit de nos passions qui se contredisent et nous déchirent, notre amour de l'être, devenu intellectuel, se dégage de la folie par laquelle nous aurions voulu que notre individualité fût un empire dans un empire, et vint à étendre sur le tout son hégémonie *. Ce principe kantien, spinoziste (nous pourrions encore dire leibnizien, puisque Minerve, dans la Théodicée, pré- tend consoler Tarquin d'être malheureux en lui montrant que son malheur est un élément nécessaire du meilleur des mondes possibles*), est également le principe moral des deux grandes écoles antiques. Le fondement du stoïcisme est en effet le respect de la raison, c'est-à-dire de l’uni- versel, commun entre tous les hommes. Le début de la sagesse sera donc la suppression du désir, car on ne peut de prime abord désirer l'absolu, et l'on ne doit pas désirer l’accidentel*. Cette abstention est la richesse du sage*. Être frugal, austère, chaste, ne pas nuire à qui nous a nui, ne pas se défendre quand on est blâmé, se garder de soi-méme comme d'un ennemi, voilà les signes de celui qui avance dans la sagesse”. Il est sans patrie, sans maison, sans fortune, sans esclave; il n'a que le ciel, la terre et un manteau; mais dans ce renoncement absolu il pense largement, aime les . Ethique, livre V, prop. 20, scholie. . Théodicée, 414. . Manuel d'Epictète, IE. . Sénèque, Lettres, 87. . Man. Epict., XLVIIE. ON #7 CO ES Fa 220 LA DISSOLUTION, hommes de tout son cœur et s'identifie au monde entier‘. I faut mourir comme un homme qui rend ce qui n'est pas à lui”, « Si vous compreniez bien la doctrine, dit Epictète à ses élèves, mon principal soin deviendrait alors de vous empêcher de renoncer trop vite à la vie, et de vous détourner du suicide volontaire, » — « Car voici l'essentiel: souviens- toi que la porte est toujours ouverte, N'aie pas moins de cœur que les enfants; quand un jeu cesse de leur plaire, ils disent: Je ne jouerai plus. — Eh bien! toi aussi, quand tu te trouves dans une situation analogue, dis : « Je ne jouerai plus ». Et va-t-en. Mais si tu restes, ne te plains pas* ». Tout ceci éclaire enfin le théorème initial d’'Epictète :ne pas nous soucier de ce qui ne dépend pas de nous. Car, si l’on se place au point de vue personnel, qu'y aurait-il dans tout | l'univers et dans nous-mêmes qui soit strictement indépen- dant ? Rien. Il n’y aura donc rien qui nous regarde. « Si l'on réfléchit à ce flot de changements, de vicissitudes et à leur rapidité, on méprisera tout ce qui est mortel*, » C'est cette fuite de l’individualité, rendue nécessaire par sa nature même, que le stoïcien nous apprend à supporter, bien mieux, à vouloir. Au lieu de crier comme Pascal que c’est chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède, il part de cette horreur mème, à laquelle l'instinct ne peut se sous- traire, pour élever la raison à mépriser tout cela. Quand nous mourons, tout ce qu'il y avait de feu en nous retourne au feu ; la terre, à la terre; l’air, dans l'air; l’eau, vers l’eau°. Et le moi? — Y tenez-vous encore ? Vous n’avez pas compris la philosophie. — C’est ainsi que suivant l'expression si juste 1. Man. Epict., LIT. — Marc-Aurèle, VII, 13. 2. Ibid., HI. 3. Epictète, Entretiens, livre I, 1x. 4. Ibid., XXIV. 5. Marc-Aurèle, Pensées, IX, 28. 6. Epictète, Entretiens, TL, 13. rh ds Ltée, ce ÈS dd Ce N de Le CE DE SES DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 22 des chrétiens, celui quis’est mortifié ne craint plus la mort. Il a tué d’avance en lui ce que l’universelle nécessité ne peut manquer d’anéantir un jour. Chose étrange, des principes opposés conduisent l'épicu- rien à la même conséquence. Tant il est vrai qu'une fois entrée dans la vie, par quelque bout que ce soit, la réflexion y fait toujours son œuvre dissolvante! L'épicurien veut jouir: hic summum bonum voluptas est. Mais il se trouve que cette volupté ne peut être atteinte que par le côté négatif; dès lors le maximum de plaisir sera le minimum de douleur. Agir le moins fréquemment et le moins énergiquement possible, renoncer à l'ambition, se retirer dans sa maison de campagne et là, vivre presque en ascète, telle est la sagesse « qui du sobre Epicure a fait un demi dieu ». Qu'est-ce donc que cette discipline, sinon le renoncement à tous les élans qui nous portent à développer ce que nous trouvons en nous, la condamnation du mauvais désir de vivre *? C’est pourquoi l'épicurien arrive sans peine au repos éternel. Il n’est à aucun degré lutteur pour la vie; le pro- grès de la concurrence ne lui paraît que le progrès de la douleur” et la plus énergique revendication du droit des faibles est peut-être le vers de Lucrèce : Imbecillorum esse æquum misererier omnes ?. Regardez leurs dieux: ils ne gouvernent pas le monde, ils ne l'ont pas créé; ils jouissent du bonheur absolu dans un repos parfait. Or, cette béatitude, dont Epicure ne veut pas qu'on doute un instant*, qu'est-ce donc? Faits d'un corps que 1. « Quæ mala nos subigit vitai tanta cupido ? » Luerèce, De Na. Rerum, HI, 1065. 2. Ibid., livre V, 1120-1127. 3. 1bid., V, 1023. 4. Epicure, Lettre à Ménécée : « Le fondement de tous vos raisonnements doit être l'immortalité et la béatitude des dieux. » ‘ 222 LA DISSOLUTION. rien ne touche et qui ne peut rien toucher, sans communica- tion avec les vivants, étrangers à des lois qu'ils n'ont pas faites et qu'ils ne peuvent modifier, que sont-ils ? Rien, con- clut Cicéron. — C'est peut-être trop dire: ils sont l'idéal du sage, la limite vers laquelle doit tendre l'ataraxie humaine. Mais au point de vue de la puissance eflicace et individuelle, l’homme d'action a raison de les assimiler au néant; en eux se fait l’apothéose de la paisible et volontaire dissolution par où l'âme se retire de la lutte et échappe à la douleur. 80. Nous avons dit plus haut, en énonçant la loi de Kant, que ce premier point de vue était à la fois fondamental et insuflisant. 11 me semble en effet que, dans les croyances morales essentielles, il est un second point commun. La destruction de l’individualité, en tant que force d'im- pénétrabilité ou de conquête, est une opération négative, C'est pourquoi l'expression et la définition de la loi morale par l’universalisation possible des maximes demeure pure- ment formelle. Cette dissolution pourrait done profiter à une évolution future, si le renoncement de l'être vivant aux ambitions indéfinies de son instinct devait servir à faire de lui un être restreint, mais spécialisé, jouant le rôle d'organe différencié à l'égard d’un vivant d'ordre supérieur, Quand Epictète veut que l’homme joue son rôle dans la cité de Jupiter et qu'il en soit satisfait, il parait sur cette voie. Quand Spinoza nous ramène à nos limites, on peut égale- ment supposer d'abord qu'il nous subordonne à une plus large intégration organique. Il n’en est rien. Pour le stoïcisme, la cité de Jupiter n’est pas un organisme, et nous ne devons pas regarder sa méta- phore à travers l’ingénieuse analogie qu'ont découverte les modernes. L'union des sages n’est pas une différenciation. S'aimer, c'est être en communauté de pensées (écvoeïy). a. nt 20 I boue “St … à “RS DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 223 « Amour rationnel plutôt que volontaire, objecte Guyau; en m’attachant ainsi à la raison des autres, à ce qu'ils con- çoivent plutôt qu'a ce qu'ils veulent et font, je m'attache précisément à ce qui en eux est impersonnel, à ce qui pro- prement n'est pas eux'. » Mais il n’y a pas à leur en faire un reproche: c'est précisément ce qu'ils ont voulu. Le sage n'aime dans son ami que ce qui est identique à lui-mème, à sa propre sagesse, et de là vient tout le paradoxe. C’est pour cela qu'il ne le pleurera point s'il vient à mourir, ear rien n'a péri de lui que le particulier, c'est-à-dire l'insignifiant. Tout l'universel a persisté, puisque d’autres le pensent encore ; et cela seul compte. — On sent combien ceci s'oppose à l'idée d'organisme, où chaque composant perdrait véritable- ment quelque chose par la disparition d'un de ses coopéra- teurs, comme dans la célèbre fable des membres et de l'estomac, — Par là s'explique aussi le dédain de la patrie, la considération du seul univers. La parenté de la raison en réunit toutes les parties, dit Marc-Aurèle*. Et démontrant l'unité du monde, Épictète aflirme de mème que l'univers est pa rés parce qu'il est peuplé d'amis, les dieux d'abord, puis les hommes”, Nous sommes done aux antipodes de la cité vivante et matérielle d'Aristote « qui ne se compose pas de semblables® ». De même chez Spinoza, et peut-être plus clairement encore. Car l'esprit intellectualiste aboutit directement à l'identification des pensées; et la vertu suprème étant de 1. Guyau, Étude sur la philosophie d'Épictète, introduction à la trad. du Manuel, p. 21. 2. Pensées, IV, 25. 3. Entretiens, WI, xxrv. 4. Où yivetar 8€ Ouolwv- Etepoy yäe supuaylx xai rdÂts. — Aristote, Poli- tique, Il, 1. — C'est qu'en eflet le monde moral, et celui des stoïciens en particulier, est une suuuæy{x, une sorte de ligue pour le bien, et non pas un Léviathan. 224 LA DISSOLUTION. connaître Dieu’, elle sera du même coup de ne faire qu'un avec tous ceux qui la possèdent et qui ne sauraient con- naître Dieu que d’un seul et même amour intellectuel, « Le bien suprême de ceux qui pratiquent la vertu leur est done commun à tous” », et Spinoza fait même remarquer qu'ainsi tous en peuvent également jouir, tout au contraire de ce qui arrive pour les biens individuels, où la jouissance de l'un exelut celle de l’autre. « Cet amour de Dieu ne peut être souillé par aucun sentiment d'envie ni de jalousie, et il est entretenu en nous avec d'autant plus de force que nous nous représentons un plus grand nombre d'hommes comme unis avec Dieu de ce même lien d'amour”. » Ainsi cet amour d’un objet immuable et éternel, que nous possédons avec plénitude*, est notre véritable existence; et tandis que l’homme n’est sujet que pendant la durée du corps aux affections passives”, il est éternellement capable de cet amour intellectuel qu'a Dieu pour lui-même ; « d'où il résulte que Dieu, en tant qu'il s'aime lui-même, aime aussi les hommes ; et que par conséquent l'amour de Dieu pour les hommes et l'amour intellectuel des hommes pour Dieu ne sont qu'une seule et même chose°, » 81. Je crois que ce caractère apparaît plus clairement encore dans la morale chrétienne, prise dans son ensemble. Car enfin les morales des philosophes ne sont pas toute la morale de l'humanité. On pourrait presque les regarder, au . Éthique, IN, 28. . Ibid., IV, 56. . Ibid., V, 20. . Ibid., scholie. MIE. SN, 96. . Ibid., V, 36, Corollaire. « Hine sequitur quod Deus, quatenus seip- sum amat, homines amat ; et consequenter, quod Amor Dei erga homines, et Mentis erga Deum Amor intellectualis, unum et idem sit. » D O1 + Co ND DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 29: contraire, comme des remous particuliers dans le large flot des croyances religieuses. Kant a plus d’une fois été accusé de n'être, sous le couvert de la raison pratique, qu'un chré- tien fidèle à la tradition piétiste; et, dans le fait, nous avons déja montré combien il était diflicile de tracer une limite entre l’objet de la raison et celui de la foi [75]. Pour avoir le droit d’aflirmer que l'esprit commun de la morale est bien tel qu'il nous est apparu chez les philosophes, il faut done montrer qu'il est tel aussi dans la religion au milieu de laquelle se sont développés tous nos systèmes occidentaux’, Ce n’est pas que le bouddhisme soit plus indi- vidualiste que le christianisme. Tout le monde sait le con- traire. Mais il importe moins au développement et au pro- grès de l'humanité, étant la religion des peuples les plus stationnaires, tandis que les croyances chrétiennes sont celles de l’Europe et de la majeure partie de l'Amérique, c'est-à-dire des races où se produisent précisément ces transformations et ce développement de l'humanité dont toute philosophie du devenir tend à découvrir la loi. Laissons d’abord de côté, quelque conforme qu'elle soit à l'idée générale de l'assimilation, eette haute dénomination de catholique vrevendiquée par la plus importante des communions chrétiennes. Car ici la formule répond plus à l'intention primordiale qu'au fait acquis, et cette univer- salité est surtout une organisation constituée comme un être vivant et comme un empire. Elle forme un agrégat difré- rencié, ayant une tête, des centres inférieurs subordonnés, des bras pour l'action, en un mot toute une hiérarchie physiologique ; elle lutte pour la vie, et fort âprement quel- quefois; en sorte que finalement la diminution et la subor- 1. La religion des Égyptiens et celle des Perses, les mystères, s'ils étaient mieux connus, pourraient sans doute être rapprochés avec fruit du christia- nisme à cet égard. Laraxpe. — La Dissolution. 15 226 LA DISSOLUTION, dination de l'homme individuel n'y servant qu'a la résur- rection d'une individualité d'ordre supérieur, c'est encore l'évolution qui s'y marque. Mais aussi, toute cette organi- sation n'est point l'essence même du christianisme; elle est une conséquence historique d'un état social: les églises de Rome ou de Moscou s'étant calquées sur le modèle de l'empire d'Occident ou de l'empire grec, le trône romain est devenu celui des papes, et la hiérarchie des cours tem- porelles celle de la cour spirituelle ; il n'y a pas de fait plus connu. En droit, elle est un moyen, non pas une fin en soi; elle sert à réaliser chez les hommes un certain état des âmes, et c'est à ce titre qu'elle est justifiable, La morale chrétienne dans sa pureté, qui définit ce but même, ne doit donc être tirée que des sources, c'est-à-dire des quatre évangiles canoniques, auxquels d'ailleurs toutes les commu- nions chrétiennes s'accordent à reconnaître l'autorité souve- raine et absolue. Un texte fondamental peut être pris pour point de départ. « Un docteur de la loi l'interrogea pour l'éprouver : Maître, quel est le grand commandement de la loi? — Jésus Jui dit: Tu aimeras le Seigneur Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit. Et le second est sem- blable au premier: tu aimeras ton prochain comme toi- même. À ces deux commandements sont suspendus la loi entière, et les prophètes". » Ce texte se retrouve à peu près textuellement dans trois des évangiles. Il est suivi dans Luc d’une définition du prochain, c’est-a-dire exactement du parent, proximus, qui est une des plus grandes supériorités de la doctrine nouvelle sur l’ancienne loi*°. 4. Matthieu, XXII, 35-40. — Cf. Marc, XII, 29-31 et Luc, X. 25-28. 2. Le premier de ces deux préceptes se trouve dans le Deutéronome, VE, 4. Mais il n'y est pas suivi du second ni de rien qui lui ressemble. Ce dernier se trouve dans le Lévitique au milieu d'un grand nombre de prescriptions ci- { k. Le 4 o | DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 227 Le premier trait de ces commandements, c'est d'abord, comme dans toutes les autres formules morales que nous avons analysées, le renoncement à cet instinct individuel qui pousse l'être vivant à se faire le centre de l'univers et à le conquérir s’il se peut. On doit aimer son prochain comme soi-même, et faire pour lui ce qu'on ferait pour soi ; par quoi s'établit d'abord ce grand équilibre des individus -qui est la plus simple contradiction à la loi de la nature, et la plus immédiatement intelligible : la justice. Et après avoir ainsi chassé de tous les individus la prétention d'être un centre, on doit faire mieux et assurer plus complètement la solidité de son abnégation en transportant à l'idéal commun, dont tous doivent essayer de se rapprocher, ce sentiment d'amour et d’adoration que chacun est tenté d’abord d'éprouver pour soi-même. C'est pourquoi, tout en étant semblable à l’autre, ce commandement est le premier, au sens où Aristote dit si justement que ce qui est postérieur pour l’homme est antérieur dans la nature des choses, ou que rien ne mérite mieux le nom de première cause que la fin dernière où nous tendons. Ces deux règles correspondent ‘donc exactement chacune à chacune aux deux grands prin- cipes qui nous ont paru ceux de toutes les morales philoso- phiques. Sur le premier point, c'est-à-dire sur la destruction de l'égoïsme instinctif, la doctrine évangélique est même la plus énergique de toutes: on ne doit se soucier ni de ce qu'on boira ni de ce qu'on mangera'; on doit tendre la joue gauche quand on est frappé sur la droite, donner la viles et sexuelles : « Tu ne haïras point ton frère... tu n'useras point de ven- geance envers les enfants de ton peuple, mais tu aimeras ton prochain comme toi-même. » XIX, 17-18. Le prochain, ici, est au propre le parent, l'homme de même race. 1. Matthieu, VI, 25. — Luce, XII, 22. 228 LA DISSOLUTION. tunique à qui prend le manteau, suivre pendant deux lieues celui qui veut être suivi pendant une. Je ne erois pas que le pélagianisme le plus habile, ancien ou récent, puisse effacer de la morale évangélique ce vigoureux caractère d'oppo- sition à la nature et à l'instinct, Pour arriver au bien, il faut renoncer à soi-même”, disons le mot énergique de l'un des évangiles, se faire eunuque pour le royaume des cieux”, Tout ce qui est l’œuvre de la vie doit donc être méprisé par le chrétien: « Ceux qui sont nés du sang ou de la volonté de la chair ne deviendront jamais enfants de Dieu, » De là le mépris très motivé des liens familiaux. Tandis que le prochain, dans le Lévitique, est défini par la-parenté ma- térielle, il est défini dans la parabole du Samaritain par la parenté spirituelle, l'amour et la charité pure qui ne con- naissent ni généalogie ni nationalité. Quant à la famille réelle, elle ne compte pas. « Quiconque aura quitté champs ou maisons, frères ou sœurs, père ou mère, femme ou enfants à cause de mon nom en recevra cent fois autant et héritera de la vie éternelle*. » — « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi; et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi®. » — « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? » demande encore Jésus quand on vient l'interrompre au milieu de l'enseignement pour lui parler de sa famille. « Et après avoir regardé de tous côtés ceux qui étaient assis autour de lui il dit: Voici ma mère et voici mes frères. Car quiconque fera la volonté de Dieu, celui-la est mon frère, . Matthieu, V, 39-41. , . Ibid., XNI, 24. — Marc, VIIL, 354. UD AIX; 12: . Jean, I, 12. . Matthieu, XIX, 29. Ibid., X, 37. a OH © LD — DISSOLTTION PSYCHOLOGIQUE. 229 et ma sœur, et ma mère’. » — « N’appelez personne sur la terre votre père, dit-il encore; car un seul est votre père, et il est dans les cieux*. » Et quand un jeune homme lui demande la permission, avant de le suivre, d’enterrer son père qui vient de mourir, on sait quelle est la réponse rap- portée par les évangiles : « Viens, et laisse les morts ense- velir leurs morts”. » Tout l'esprit de ce qui précède montre déjà bien qu'il ne s’agit point ici de sacrifier les tendances particulières à cha- eun pour les organiser d’une façon physiologique ou sociale. IL est vrai que Saint Paul écrit en une épitre : « Vous êtes le corps du Christ et vous êtes chacun un de ses mem- bres* ». Les uns sont l'œil, les autres la main, tous sont solidaires cependant et ne forment qu'un seul corps. Mais cette longue comparaison ne s'applique aucunement à l’état idéal de l'Église ; bien au contraire, elle regarde son état passager et transitoire, qui est évidemment organique, Il a pour objet de justifier la diversité des dons spirituels, diver- sité qui paraît avoir été une source de jalousie et de rivali- tés à Corinthe. L'apôtre s'efforce de faire voir que les plus humbles ne sont pas moins respectables dans la communauté que les plus favorisés”, et se sert simplement, pour consoler les moins bien doués, de l'éternel apologue de Menenius Agrippa. Il marque d'ailleurs lui-même au dernier verset du 1. Marc, IT, 31-35. — Matthieu, XII, 46-50. 2. Matthieu, XXII, 9. 3. Luc, IX, 60. — Matthieu, VIE, 22. — Il est vrai que Jésus-Christ dit aussi au jeune homme riche : « Honore ton père et ta mère. » Matth., XIX, 19. Mais : 1° Cette prescription est citée dans une liste de règles de l'an- cienne loi ; ne pas dérober, ne pas rendre de faux témoignage, ete. — 2° Elle ordonne d'honorer, c'est-à-dire de rendre les honneurs qui sont dûs dans les choses temporelles, et non point d'attacher son âme à cela ; c'est dans le même sens qu'il est ordonné de rendre à César ce qui appartient à César. &, L Cor., XII, 27. 5. /bid., 22-23. de. 230 LA DISSOLUTION, chapitre le caractère secondaire et accidentel de son déve- loppement : « Mettez votre émulation, dit-il, à des dons supérieurs. Je vais vous montrer une voie plus excellente! ». C’est la charité ; et avec elle, plus de différences : « Aujour- d’hui les uns ont la connaissance, les autres ont la prophé- tie; mais quand viendra ce qui est parfait, tout ce qui est particulier sera éliminé, evacuabitur quod in parte est* ». Au reste, l'œuvre de la vie est trop expressément repous- sée par la doctrine pour qu’on puisse admettre qu'elle veut aboutir à la restaurer sur une plus grande échelle. « Celui qui aime sa vie la perdra, mais celui qui la hait en ce monde {qui odit animam suam in hoc mundo) \a garde pour l'éternité ? ». Ce verset se retrouve à peu près textuellement dans trois des évangiles. Or, qu'est-ce que l'éternité, sinon la réalisa- tion de l’universel ? C’est la définition même qu'en donne un texte voisin. « La vie éternelle n’est autre chose que la connaissance d'un Dieu unique * », et par conséquent commun à tous les êtres pensants. Il n'v a rien en cela qui convienne à une coopération organique ; les expressions rappelleraient plutôt celles de Spinoza sur l'amour intellectuel de Dieu. Et c'est bien en effet de cet amour même qu'il s'agit quand il est recommandé au chrétien d'aimer un seul Dieu par dessus toutes choses : cet état idéal est vraiment une identification de personnes : « Je ne prie point seulement pour mes disei- ples, mais aussi pour ceux qui croiront en moi par leur parole, afin que tous soient un ainsi que toi, mon Père, tu es en moi, et que je suis en toi; afin qu'eux aussi soient un en nous, et que le monde croie que tu m’as envoyé. Je leur 1. I. Cor., 31. 2. Ibid., XIII, 9-10. 3. Jean, XII, 25. — Luc, XVII, 33. — Cf. Matthieu, X, 39 et XVI, 25. 4. Hæc est autem vita æterna ut cognoscant te solum Deum verum. — Jean, XVII, 3. a À L DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 231 ai donné la clarté que tu m'as donnée afin qu'ils soient un comme nous sommes un; je suis en eux et tu es en moi, afin qu’ils soient consommés en un et que le monde connaisse que c’est toi qui m'envoies et que tu les aimes comme tu m'aimes ! ». 82. Tel est le point de vue que l’on peut appeler théo- rique pour la volonté. On en retrouve les caractères dans ses manifestations pratiques : en premier lieu dans la marche générale des peuples, dans le progrès de leur état politique et social, et principalement dans la série des révo- lutions par lesquelles tend à s'établir l'égalité des hommes, idée directrice de la plupart des sociétés modernes, formule magique qui a déjà remué le monde et qui est à la veille de le bouleverser encore. Ce que nous avons vu jusqu'ici peut suflire à nous faire soupçconner les raisons profondes de cette surprenante puissance. Mais comme ces effets politi- ques dépassent largement le cerele de la psychologie géné- rale que nous examinons en ce moment, nous les considère- rons à part en traitant du rôle et des effets de la dissolution sociale *. D'autre part, l'effort des hommes vers la diminution de la lutte et vers l'assimilation de leurs caractères trouve encore une illustration intéressante dans cette morale de second ordre qui est le savoir-vivre, et qui règle les rapports mon- dains, la coutume et la mode. Le rôle prépondérant de l'imitation dans ce domaine, l'égalisation et la ressemblance qui en résultent ont été montrés par M. Tarde avec une finesse d'observation qui n'empèche pas une grande largeur 1. Jean, XVII, 20-23. 2. Cf. chapitre V, Dissolution sociale, notamment ad finem et cha- - pitre vur, Conséquences de droit, notamment $ 160 et suivants. 232 LA DISSOLUTION, de vues ‘. On peut ajouter qu’en rendant les hommes analo- gues par leurs formes extérieures, elle donne à leurs rap- ports les apparences d'un dévouement fraternel et réciproque. Pascal avait coutume de dire, au témoignage d'Arnauld, que la piété chrétienne anéantit le moi, et que la civilité humaine le cache et le supprime”. Les formes les plus puériles de la politesse cessent de paraître telles quand on considère la signification. Elles sont le signe de la volonté droite, — signe souvent oublié, souvent même employé à contre-sens par un orgueil élégant qui en fait la forteresse de son moi, et qui établit des distances par la rigueur irréprochable de sa correction ; — mais cependant pensée véritable, intelli- gible, qui n’en vivifie pas moins des paroles creuses et des gestes insignifiants par eux-mêmes. Si je sers mon voisin avant de remplir mon verre, 'si je ne m'assieds qu'après avoir offert un fauteuil à un visiteur, cet acte presque inconscient n’est rien par lui-même, il n'assure à celui qui en est l’objet aucun avantage appréciable, mais il représente un hommage rendu, chemin faisant, à la loi morale qui nous unit. Cela est si vrai que la politesse peut être suflisante chez tout homme bien élevé, mais qu'il y manque toujours quelque chose chez ceux qui s'en font une cuirasse : elle n'est vraiment achevée et parfaite qu'avec la supériorité du cœur et la bonté. C’est donc très justement qu'on l'appelle savoir-vivre ; m’effacer pour vous laisser passer le premier, c’est vous dire tacitement : La nature nous avait faits enne- mis, barbares, prêts à bondir sur la mème proie. Elle ne connait pour avancer que le procédé bestial de la lutte pour la vie. Nous avons rompu cet ordre de choses, et nous vou- lons en inaugurer un autre dont voici le signe. Passez 4. G.Tarde, Les lois de limitation. Paris, F. Alcan. — La ressemblance due à l’imitauon de la mode a fourni le thème d'une série de caricatures proverbiales. 2. Logique de Port-Royal, I, 20. DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 233 devant moi, je renonce à vous disputer tout ce qui peut être sujet de querelle entre nous. Et si notre bète, comme dit Xavier de Maistre, est finalement la plus forte, et que nous en venions tout de même à quelque compétition, nous aurons du moins témoigné, par les formes que nous y mettons, notre ferme désir de considérer cette lutte comme un accident _ involontaire, tout au plus comme une nécessité fâcheuse, et non pas comme la loi de notre volonté. Ainsi la politesse symbolisera par le dehors, et servira même à rendre plus facilement acceptables l'assimilation et la désintégration que la morale proprement dite tendrait à réaliser au dedans. Il PREUVE POUR LE SENTIMENT ARTISTIQUE 83. Ce qui précède y conduit. Le besoin d'unification par la formation d'un patrimoine objectif et commun n'est pas la seule source de l’art ; mais elle est une des conditions essentielles de son apparition et de son développement. Il suflit d'écouter la conversation : chez des lettrés, de quoi. est-elle faite ? Pour tout ce qui sort de l'énoncé pur et simple des faits, ou de la généralisation philosophique qu'on en peut tirer, elle vit d'al/lusions ; allusions au fonds de litté- rature qui a fait la matière commune des travaux. C'est une des grandes sources de l'esprit. Les Chinois, dit-on, pous- sent le goût de cette assimilation littéraire jusqu'à ne parler et n'écrire que par centons. Mais si cette passion devient ridicule quand on la porte à cet excès, elle n’en est pas moins une loi générale et presque une nécessité de la vie intellectuelle. Le peuple, qui n'a pas à sa disposition la riche bibliothèque intérieure des érudits, fait de mème avec la petite matière qu'il possède : quelques chansons popu- 234 LA DISSOLUTION. laires, des proverbes, l'Évangile, quelquefois mème l'Ancien Testament. Les paysans se surnomment entre eux Barrabas, Pilate, Jésus-Christ. A propos d'un absent, on demande dans le peuple : « Qu'’as-tu fait de ton frère ? » et les Alle- mands disent proverbialement à quelqu'un de distrait : « Adam, wo bist du ? » — La citation procure un genre de plaisir spécial, et distinct de celui-là ; j'entends la citation savante, pédante si l'on veut : elle est le fait d’un homme qui expose son savoir à l'admiration publique, le reste d'un sentiment tout différent et universellement répandu jusqu'au xvi* siècle: la science mesurée par l’érudition et la connais- sance des auteurs. Les gens qui aiment à donner des expli- cations scientifiques auront un jour le même ridicule, et l'ont déjà pour les esprits fins. — L'allusion, au contraire, n'a rien de ce caractère dogmatique ; elle ne puise pas le plaisir qu'elle procure dans un sentiment de supériorité ; loin de là, elle suppose chez l'interlocuteur une égale con- naissance du mot, de la phrase, ou du fait qu'on lui rappelle implicitement : c'est un compliment dont la moitié revient a celui qui est capable de le faire. On y trouve la même satisfaction qu'a jouer avec un bon partenaire, ou mieux encore à cette entente tacite par laquelle des gens de mème éducation, ayant l'habitude de vivre ensemble, se parlent des yeux dans un milieu indifférent ou moins sympathique, et sentent, à la rapidité avec laquelle leurs impressions se communiquent, la solidité et l'étendue du fonds commun qui les unit. À ceux qui n’ont pas une large culture, ou cette entente vive et immédiate, bien des choses fournissent des succé- _danés. Le théâtre, par exemple. Beaucoup de gens n'y vont que pour se créer un milieu intellectuel commode, d’une élévation médiocre, facile à parcourir dans la conversation. Rien ne reste plus monnaie courante que les mots de théâtre. 1 VPN UNE AT ENS DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 235 Molière en a mis une foule en circulation. Les Saltimbanques ont défrayé plusieurs générations, comme on peut le voir dans Balzac. Le café-concert a le même privilège. Puis, ou- tre cette apparence de relations intellectuelles créée par le théâtre, il y a le jeu, les affaires, les courses, dont on ap- plique les formules, plus ou moins à propos, dans les cir- constances de la vie. Il y a aussi ce genre d'esprit particulier aux mathématiciens qui consiste à dire qu'il s'en est fallu d’: ou qu’on est revenu avec une vitesse grand V. À quoi se rattachent tous les argots professionnels, depuis ceux des malfaiteurs jusqu'à ceux des Écoles, et toute la vie psycho- logique qui se constitue par l'établissement de textes aux- quels, dans un monde donné, il convient de savoir faire allusion pour participer à son esprit. Aussi ne puis-je partager l'opinion de M. Durkheim, qui répète en plusieurs endroits que la diminution du nombre des proverbes, adages, dictons, marque un affaiblissement des idées et des représentations communes. Les proverbes proprement dits baissent sans doute ; mais ils sont remplacés avee usure par toutes les formes de la science, de l'art, de la vie intellectuelle commune que nous avons précédemment énumérées. Pour une vieille formule qui s'en va, combien de elichés, vrais ou faux, naissent tous les jours dans nos pays civilisés ? Les uns durent six mois, comme certaines chansons stupides que toute la France a chantées, quelquefois en chœur avec l'Angleterre ou l'Italie; d’autres sont des acquisitions durables, comme la création d'une œuvre à grand succès : car il ne s’agit iei que de la popularité. Et finalement les vieux adages perdus, si nombreux qu'on les _ fasse, sont peu de chose en face de la prodigieuse commu- nication d'idées répandues dans un pays par le flot des jour- naux quotidiens, dont quelques-uns sont tirés à près d’un million d'exemplaires. h LE 2 236 LA DISSOLUTION, 84. Le besoin est donc réel, puisqu'avec tant de ma- nières de le satisfaire, on cherche encore si souvent à Île tromper. Mais tous ces moyens s'accordent-ils nécessaire- ment entre eux ? Autrement dit, n'est-il pas vrai que chacun prend son plaisir où il le trouve, et qu'il est aussi vain de vouloir imposer à quelqu'un l'admiration d'une œuvre supé- rieure que de vouloir lui démontrer la supériorité du bour- gogne sur le bordeaux, ou de l'odeur de la rose sur celle de l’œillet ? En premier lieu, le sens commun reconnaît la hiérarchie des œuvres. On diseute pour savoir si l’on mettra Corneille au-dessus de Racine, mais non pas s'il faut leur préférer à tous deux Campistron ou Arnault. Si l’on rencontre quel- qu'un qui déclare préférer une jolie chromolithographie bien fraiche à un vieux Rembrandt enfumé, je crois que nul de ceux qui savent tenir un pinceau, fût-il médiocrement doué pour son art, n’hésitera pas à affirmer qu'i/ se trompe, à la manière dont on se trompe quand on met un usage ou une mode au-dessus d’une obligation morale ; et je crois même qu’à part les plus indulgents, tous les gens compétents trai- teront un pareil amateur d’imbécile. Il faut done bien qu'il y ait, selon l'opinion commune, quelque chose de stable et de positif dans l'appréciation et le classement des œuvres d'art ; ce qui écarte l'hypothèse d’une différence radicale, et plus encore celle d'une différenciation croissante, entre les groupes d'hommes qui présentent un idéal artistique commun. En second lieu, nous pouvons dire que si la forme de l'art naît quelquefois du jeu (et d'ailleurs en ce sens surtout qu’elle se manifeste comme un exercice en apparence inu- tile, et fait aux moments de loisir'), il faut tenir compte 1. C'est même cette ressemblance qui parait fondamentale à M. Spencer, h 14 DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 237 d'autre part du fait que la matière en naît toujours de la réaction contre l’individuel et du besoin d'universalité. Aussi n’y a-t-il pas lieu de discuter à fond l'opinion qui réduit tout l’art à une distraction, à l'emploi arbitraire d’une acti- vité superflue. C’est méconnaître à la fois, et le vif sentiment qu'ont tous les esprits supérieurs de la portée de l'art, de sa signification sociale ; et l'histoire même des productions esthétiques, où l’on voit la poésie, la musique, le drame, l'architecture, la sculpture, la peinture prendre naissance au sein du culte, et conserver jusque dans leurs formes ultimes le sceau religieux dont elles ont reçu l'empreinte à leur naissance. Et qu'est-ce done que la religion, sinon le lien même, l'expression la plus simple de la communauté humaine ? — Viennent-elles à perdre complètement ce ca- ractère d'élévation et de dignité ; la poésie tombe-t-elle à rédiger des racines grecques, ou la musique à faciliter les exercices du cirque, la conscience se prononce sans hési- tation et pose une barrière en deçà de ces créations plus ou moins ingénieuses : ce n'est pas de l'art. Et si quelqu'un objecte que les procédés, les instruments, tout ce qu'il y a de sensible et de matériel demeure le même, il prouvera seulement qu’il entend l'esthétique comme l'illustre Mem- mius : « Si vous cassez en route mes statues grecques, vous m'en ferez refaire de semblables à vos frais. » Il faudra dire que la peinture est dans la couleur et la toile, l'harmonie dans les cordes et le comble de l’art dans la dextérité. Il faut enfin écarter une équivoque qui a trompé de nom- en raison de l'importance capitale qu'il attache à la notion d'utilité, « Les activités que nous appelons jeu sont unies avec les activités esthétiques par ce trait que ni les unes ni les autres ne servent d'une façon directe quelconque aux processus utiles de la vie. » Principes de psychologie, VIII: partie (Corollaires), $ 533. Trad. fr., 11, 661. — 11 les oppose à ce point de vue même aux actions morales, dont l'absence nous rendrait la vie immédiatement impossible en nous aliénant nos semblables. : LE 238 LA DISSOLUTION. breux critiques. L'art résulte de l'individualité, mais il ne tend ni à la produire, ni à l'augmenter une fois produite. La différence est capitale. Il est certain qu'en supprimant Virgile, il est impossible qu'on donne du même coup son génie à Lucain. Ni Raphaël, ni Michel-Ange, ni Beethoven ne sont possibles à remplacer par des équivalents ; et dans ce sens, le rôle du génie individuel dans l'art est si éminent qu'on ne saurait l'exagérer, Il est même une objection, et non des moindres, à l'assimilation de la critique littéraire et de l’his- toire naturelle, qui raisonne sur les caractères communs et les types moyens. L'êètre supérieur, capable d’engendrer une œuvre, est une personnalité unique, très différente des médiocrités qui l’environnent ; certaines tentatives, de certaines rénovations artistiques peuvent bien être dans l'air, mais elles n'y sont qu'a titre de tendances vagues ou de jugements abstraits. On aperçoit surtout les défauts de l’époque précédente. On disait en matière d'art, à la fin de l'empire, comme on dit dit aujourd'hui en matière écono= mique: « Il y a quelque chose à faire ». Mais quoi? Voila ce que les foules ignorent, mème quand elle s'agitent, mécon- tentes de ce qui est. Voila ce que ne produiront jamais ces flots de la vie dont parle Taine, dans lesquels il imagine l’homme de génie et l'artiste comme une goutte d’eau portée par le hasard à la crête d’une vague qui déferle. Cet état d'attente et de malaise n’aboutit pas toujours ; il peutse termi- ner par un avortement. Mais vienne un créateur, un de ceux qui ne condensent pas seulement en eux les questions de leur époque, mais qui ont recu pour les résoudre une vue pénétrante et finaliste des choses, alors apparaît la réponse attendue, exprimée dans une œuvre qui porte le sceau de la beauté humaine et intemporelle, (non pas seulement l'oppor- tunité d'une époque), et qui se perpétue uniquement par cette beauté. Bien loin que l’art soit un agent de différen- po — 2 nt | = # 4 L. % j DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 239 ciation ou qu’il puisse être classé en produits chronologiques d'une croissante diversité, l’œuvre n’est grande que par sa valeur universelle. Pour qu’elle soit intéressante, pour qu’elle prenne place dans le Panthéon des splendeurs durables, il faut non seulement qu'elle renferme des éléments communs à tous les esprits cultivés d'une civilisation, mais encore qu’elle réponde à quelque besoin, à quelque souci, à quel- que aspiration essentielle de l'humanité. Ce qui date ne compte pas. « La valeur d'une œuvre est proportionnelle au degré de permanence ou de généralité des caractères qu'elle exprime ‘. » Les poètes les plus subjectifs ne font pas excep- tion à cette règle: quand ils produisent un chef-d'œuvre, ce peut être à l’occasion d’une joie ou d'une douleur intime, mais c’est surtout parce que l'expression dépasse cette émo- tion d’un moment : le trouble particulier de leur âme s'est trouvé l'incarnation d'un sentiment éternel. Ainsi le vaste écho de la voix du génie Devient du genre humain l'universelle voix. C’est pourquoi l'on a pu dire spirituellement que l'art était le don de créer un poneif. La chose est frappante dans le symbolisme ou l’impressionisme littéraires. Tant que l'auteur ne fait que peindre, par des mots que lui seul com- prend, des sensations qu'il a seul éprouvées, il n’y a point d'art ni de beauté; mais elle se révèle tout à coup quand, au milieu de la bizarrerie personnelle, jaillit, comme il arrive si souvent dans Verlaine, un vers capable de résonner dans toutes les consciences et d’y trouver un écho perpétuel. On en peut dire autant de ces écrivains hautains, les Stendhal, les Mérimée qui ne veulent être lus et goûtés que d'une étroite élite: To the happy few. Mais plus encore que les autres, 1. F. Brunetière, Évolution des genres, 1, 267. 210 LA DISSOLUTION. ceux-là en appellent à la postérité, c'est-n-dire à l'universel et à l'objectif. La seule différence est que leur universalité, au lieu d’être en surface, contemporaine, comme celle d'un feuilletoniste à succès, aspire à s'étendre en profondeur dans lesépoques successives du temps: ils admettent impli- citement, — et personne ne saurait aflirmer a priori qu'ils aient tort, — cette vieille croyance d'après laquelle l'humanité se compose de deux races indiscernables d'aspect extérieur, mais dont l’une seulement, élohites des mystiques ou Wä/sungen des légendes scandinaves, est capable de s'élever aux plus hauts sommets de la pensée et de l'amour, Ils eroient que ces âmes possèdent seules le secret de la beauté, pour la réaliser ou la comprendre, mais qu'elles le possèdent au même titre et de la mème façon, de telle sorte que toujours et partout, ceux-là doivent la reconnaitre que leur nature rend capables d’y participer. — Mais que l'art soit ainsi la communion d’un petit peuple d'initiés ou celle des nations entières, l'essentiel est qu'il s'adresse à quelque chose d'iden- tique, par où s'accordent les individus. Il ne peut être réa- lisé que par un homme, mais il ne vit qu'en s'adressant à tous. Il est fait pour l'avenir. Il s'appuie sur ces profondes assises, dont la riche végétation des accidents particuliers recouvre la surface, mais qui établit au-dessous d'eux, d'une facon invisible et durable, la continuité de l'âme humaine, 85. Le rôle considérable que joue l'individualité dans l'art n’est donc nullement signe d'évolution; et d’ailleurs, comment celle-ci pourrait-elle s’y produire? Une grande œuvre ne s’épuise point par l'admiration qu'elle inspire; elle ne produit donc point la concurrence, facteur premier de la différenciation, si ce n'est quand l’art devient commerce ; mais il ne s’agit point ici des Luca fa presto qui travaillent à l'heure, — Au contraire, elle rapproche les esprits par D” La TE) de T7 - ais fi 2 DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 241 cette satisfaction même qu'elle leur donne ; opposée en cela aux besoins matériels, elle les fait jouir d'autant plus com- plètement de leur plaisir qu’ils sont un plus grand nombre à le partager. Par là, elle est un agent des plus puissants pour le rapprochement des personnes, des classes et des peuples. « L'art nous transporte dans un monde de paix où rien ne nous sépare, où lesesprits, spontanéments’unissent dans une vie commune et fraternelle... Toute discorde dis- paraît, toute opposition cesse, nous nous distinguons à peine de ceux qui pensent et sentent comme nous; le plaisir devient une sorte de tendresse, d'universelle sympathie, Cet oubli de tous les malentendus qui nous séparent, de toutes les pauvretés qui nous forcent à lutter pour l'existence, prépare la grande sérénité que fait descendre en nous la contempla- tion de la beauté !. » On voit tous les jours et dans tous les mondes combien l'œuvre d'union de la morale est grandement facilitée quand le sentiment artistique sert de véhicule à la pensée. De là vient que pour quiconque redoute cette union, sous 1. G. Séailles, Le génie dans l'art. Conclusion, 275-276, Paris, F. Alcan. — Cependant M. Séailles n'affaiblit-il pas trop la profonde nécessité de ce qui oppose les hommes et les met en lutte ? Ce sont malheureusement des causes bien plus graves que des malentendus et des pauvretés : c'est la loi même de la vie organique et toute la puissance évolutive qui la constitue essentiellement [40]. Et de cette atténuation vient aussi la facilité avec laquelle il sépare l'art de la science, au moment même où il vient de mar- quer si fortement leur caractère commun sur ce point capital. « Le savant domine la nature par cela seul qu'il la pense, s'affranchit du désir, se délivre de l'instinct, et aux illusions de l'égoïsme oppose l'invincible ironie de l'es- prit », 296. — « Libre à ceux qui veulent se retirer de la vie ! La nature en l'esprit a de ces défaillances ; puissance de dissolution, la réflexion y répond à la mort. Mais mieux vaut se livrer au mouvement spontané qui emporte l'âme vers la beauté, garder au sein même de la réflexion la foi naïve qui donne le courage d'agir et, s’unissant à la nature, abreuvé à sa source de fécondité, ivre de son ivresse, accepter toute la vie, se pénétrer de soleil, et continuer la lumière par la raison », 313. Mais la lumière et la raison ne sont-elles pas les deux grandes forces dissolvantes, l'une du monde, et l'autre de l'esprit ? Laraxpe. — La Dissolution. 16 252 LA DISSOLUTION, une forme ou sous une autre, pour une raison inavouable ou pour une raison plausible, l'art est un ennemi. Le pa- triotisme exalté et chauvin a toujours proscrit la connaissance de la musique et de la littérature étrangères ; et il a raison à son point de vue, car la beauté renverse lentement les barrières, et confond en des aspirations communes les ins- tincts divergents. Pour qui veut perpétuer chez les peuples la tendance à l'individuation, la concentration sur soi-même, la vitalité organique et le progrès par la lutte avec les autres groupes ethniques ou sociaux, il est légitime de condamner l'art, ou tout au moins de le surveiller de près: c'est le plus éloquent des internationalistes*. Ce fait, qui est vrai des peuples, est aussi vrai i des indivi- dus. On ne l’a pas encore remarqué, que je sache, dans sa généralité. Il existe réellement des hommes et des femmes qui ont d’instinct la haine du beau, comme de quelque chose qui les gène, qui leur est hostile, qui met en péril leurs avantages personnels. Je ne parle pas ici des parvenus qui voudraient ne rien laisser mettre au dessus de leur for- tune ; il en est parmi eux, mais ils n'ont point le monopole de ce sentiment profond et singulier. Les ennemis nés de la vie supérieure se rencontrent dans le monde le plus élégant et dans les fonds les plus misérables de la société. Je ne pense pas qu'aucune classe pécuniaire, même la moyenne bourgeoisie, en produise plus qu’une autre, C’est une ten- dance de nature, une sorte non pas d'infériorité, — car tel est inférieur qui aime la lumière, — mais de bassesse spontanée, une répulsion pour le bien, pour le large et le noble, pour ce qui s'élève vers un sommet. Ces êtres, qui 1. Comparer la Grèce et Rome dans l'antiquité, l'Italie et la Prusse dans les temps modernes. Napoléon, qui n’aimait pas la psychologie, avait aussi la défiance du grand art au point de préférer l'architecture du Panthéon à celle de Notre-Dame. 11 e. D. nsr" 2216 08 E DANS EE RLE DISSOLUTION PSYCHOLOGIOUE, 243 ont à rebours leurs inclinations supérieures, ne sont pas pour cela moins doués de cette intelligence pratique qui fait comprendre les choses et savoir les utiliser. Ils ont mème assez souvent de l'esprit, tout au moins du mordant et de l’ingéniosité pour caricaturer l'artiste ou le penseur, les amoindrir en les expliquant, les achever en leur assénant une indulgente pitié. De tels êtres ne sont pas d’ordinaires imbéciles ; et du degré moral où les ont placés leur caractère et leur milieu, ils ont raison. Ils mettent le doigt sur la plaie, et livrent la bataille avec leur véritable ennemi. Ils sentent que la beauté, la grandeur d'âme, la science même, en tant qu’elle est désintéressée et poursuivie par seul amour du vrai, tout cela est la ruine et la condamnation de l'indi- vidu ; et par une logique inconsciente, mais solide et rigou- reuse néanmoins, ces passionnés d'eux-mêmes, toujours prêts à la revendication de leurs propriétés et de leurs droits, vivent dans la haine et la terreur des grandes puissances dissolvantes ‘. Il ne leur manque pas mème une certaine obligeance, quelquefois une certaine amabilité dans les rela- tions mondaines, souvent même un respect irréprochable de leurs devoirs matériels dans la famille ou dans la profession ; mais on peut les fréquenter des années entières sans leur entendre exprimer une idée délicate ou un sentiment élevé. Ce qu'ils pensent, même avec justesse, ils le ramènent à leur 1. Cf. Bossuet, Sermons : Sur le respect dû à la vérité (Didot, I, 509) ; et une reprise du même sujet sous ce titre plus exact : Sur la haine des hommes pour la vérité ({bid., II, 517). En particulier exorde et pre- mier point : « Il pourrait sembler, chrétiens, que [la vérité] ne pourrait . perdre son empire que par ignorance ; mais que la malice des hommes lui refuse son obéissance alors même qu'elle leur est le mieux annoncée, c'est véritablement ce qui m'étonne, et je prétends aujourd'hui chercher la cause d'un dérèglement si étrange. — Il est bien aisé de comprendre que c'est une haine secrète que nous avons pour la vérité. » Et le texte du second sermon : « Me autem odit quia testimonium perhibeo de illo, quod opera ejus mala sunt. » Jean, VII, 7. 244 LA DISSOLUTION, niveau. Ils affectionnent d'ordinaire les formules qui rape- tissent et rendent médiocre ce dont ils parlent ; ils préfèrent dans le langage les mots et les terminaisons salissantes !, C’est dans leurs délassements surtout qu'on peut observer cette tournure de caractère : ce qui les frappe dans un musée, ce qu'ils soulignent juste, c'est le côté grivois ou grotesque d’un sujet de tableau ; avec un peu plus de métier, ils s'amuseront d'un coup de pinceau, d'un empâtement dont le procédé est trop visible, d'un modèle qu'on a fait poser pour deux personnages en des attitudes différentes. Avec la bassesse judicieuse de leur coup d'œil, ils coupent l'admira- tion qu'ils redoutent de sentir : ils en seraient humiliés. Entre plusieurs œuvres, ils vont d'intuition à la plus médio- cre, comme d'autres à la meilleure. Le seul fait qu'ils soupçonnent un roman d'avoir une valeur littéraire les pré- dispose à le trouver ennuyeux. Enfin ils jugent et condam- nent avec satisfaction, et si quelque croyance religieuse vient à les faire penser à leur propre jugement, ils se rendent avec confiance le témoignage de leur conduite irréprochable : car ils n’ont ni volé, ni trompé, ni peut-être menti ; et il ne leur vient pas un moment à l'esprit que leur mépris des « billevesées » ne leur soit pas un mérite de plus aux yeux de Celui dont ils attendent l’immortalité de leur quant à soi. 86. Reste un dernier point. Si l'art, dans son but, est +. de nature à dissoudre les différences, peut-être faudrait-il . accorder du moins que les formes par lesquelles il s'exprime se développent suivant une loi de différenciation ? Il faut donc examiner par quels arguments on défend l'assimilation de la critique et de la biologie, et dans quelle mesure il est légitime de transporter les lois de l’une à l’autre. 1. Caractère admirablement saisi par Balzac dans Grandet, dans Séchard père (/!lusions perdues). nn Vu: DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 245 A l’ancienne manière de juger l’art, purement normative et fondée sur des règles générales, Sainte-Beuve, un des premiers, substitua la conception et l'étude historique des œuvres littéraires. Il y cherchait surtout des témoignages sur l’état d'esprit d’une époque, ses vicissitudes et son déve- loppement. Il n'allait pas encore jusqu'à assimiler la critique à la science, en tant qu'elle trouve des lois. Mais en dépit de pages pénétrantes sur la nature éternelle de l’art’, et cédant au grand mouvement dont il était contemporain, il en faisait « l’histoire naturelle des esprits ». Taine alla plus loin : confirmé dans cet esprit de monisme par le succès de la philosophie anglaise, qu'il admirait fort, il poussa aux dernières conséquences le système historique, déclara pré- férer aux autres les auteurs qui peuvent servir de documents, et soutint même qu'une œuvre d'art n'était, comme une plante ou un animal, que le résultat des forces naturelles, et l'expression de son milieu. Au nom de cette dépendance, il tint la critique non seulement pour une branche de l'histoire naturelle, c'est-à-dire pour une science descriptive, mais pour une biologie intellectuelle à laquelle on pouvait appli- quer les lois, les habitudes et les concepts de celle-ci. Tant qu'on en demeure à la généralité, le système paraît plausible, Il est même spécieux et peut rendre de grands services en guidant le critique vers des points de vue inex- plorés. Mais, si l’on presse la comparaison, les oppositions apparaissent : c’est ce qu'a mis en plein jour M. Brunetière par son Évolution des genres *. Bien des critiques, jugeant 1. Notamment dans les Pensées de Joseph Delorme. 2. M. Brunetière déclare lui-même qu'il veut par là tenter une expéri- mentation, et sa conclusion dernière est que cette expérimentation décide contre l'hypothèse. — Je suis heureux de remercier iei très vivement mon ancien maître, qui a bien voulu me prêter les notes du cours professé par lui à l'École normale en 1889-1890, dans lesquelles j'ai trouvé de précieux compléments à l'ouvrage publié. ES 216 LA DISSOLUTION. sur le titre, ont rangé l’auteur parmi les disciples de Spencer et d’'Haeckel, Mais il n'en est rien : avec quelque respect que M. Brunetière cite les biologistes, quand ils parlent de ce qu'ils savent, et même avec quelque sympathie qu'il ait d'abord étudié l’évolutionisme, et les applications qu'on en peut faire à l’histoire de l’art, ses conclusions s'opposent au contraire sur presque tous les points au monisme optimiste et exalté de l’auteur de la Création naturelle. Dans les œuvres artistiques, qui sont la plus libre expres- sion des facultés de l'esprit, on peut en effet discerner des genres. Une statue n’est pas un tableau, une tragédie peut à la rigueur se confondre avec un drame, mais hon avec un roman, et la musique n’est pas la poésie. Dans ces grandes classes, séparées par la diversité des moyens, la diversité des objets trace encore une subdivision ferme : la poésie, par exemple, sera clairement, suivant l'intention de l’auteur, lyrique, épique ou didactique. Enfin il y a dans l'âme humaine des tournures diverses, et dans le ‘public des familles d’esprits qui sont pour le moins très solides les unes et les autres, peut-être même invariables par certains côtés. C'est donc à très juste titre que des termes usuels représen- tent les genres littéraires comme des concepts clairs et dis- tincts. L'extension de ces genres est composée par un cer- tain nombre d'individus, c’est-à-dire d'œuvres particulières désignées par ce même nom : ainsi, dans la tragédie, le Cid, Athalie, Mérope, Atrée ; dans le roman, la Nouvelle-Héloïse, Manon Lescaut, le Rouge et le Noir, le Père Goriot. Si la thèse évolutionniste est juste, chacune de ces œuvres serait assimilable à un animal d'une espèce, et le genre littéraire lui-même dans son ensemble devrait se développer par différenciation, sélection et intégration, comme font lestypes biologiques. En est-il ainsi ? Il est impossible d'accorder, d’abord, que les œuvres d’art DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE 257 soient homologues aux individus d’une espèce. L'animal nait d’un animal semblable, la statue ne naît pas de la statue. De quel droit assimiler à un organisme vivant ce qui n’a point d'existence séparée et dont la production dépend entière- ment de la pensée d’un autre être ? L’analogie serait peut- être soutenable si l’on considérait les animaux comme façon- nés un à un par le divin artiste. Mais c’est justement ce qu'on ne veut pas, et l’autonomie qu'on leur donne les éloi- gne d'autant des œuvres humaines, dont on ne peut contester . la création voulue, faite par un esprit qui en contient la cause finale et la cause formelle. Et si du moins l'artiste s'exprimait tout entier dans un tableau ou dans un livre unique, peut-être pourrait-on retrouver là le rapport perdu. Mais c’est impossible ; car non seulement il n y a guère de grand esprit qui soit l'homme d’un seul ouvrage, mais encore en est-il beaucoup, même au milieu de la spécialisation con- temporaine, qui se plaisent à composer en des genres très divers ; et quelques-uns même, Léonard de Vinei par exem- ple, ont été tout à la fois créateurs dans l'ordre de l'art et dans celui de la science. En second lieu, si les ouvrages des hommes sont le pro- duit de la vie, ils ne sont pas des êtres vivants. Cela rompt encore le parallélisme. Ils ont été faits par un besoin inté- rieur, mais surtout pour glorifier leurs auteurs, pour répon- dre au désir de survivance qui pousse tous les humains à laisser une trace de leur passage, fût-ce en gravant leur nom sur une pierre ; et s'ils ont quelque valeur, ils attei- gnent ce but. Une fois créés, ils demeurent éternellement fixés en une édition ne varietur, qui ne comporte aucune des altérations successives dont se compose la vie organi- que. Si l'animal cessait un seul instant de se renouveler et de changer, il cesserait de vivre. L'œuvre, au contraire, ne vaut que par son achèvement : c'est par là qu'elle survit aux 218 LA DISSOLUTION. hommes et même aux civilisations, Elle ne nait pas seule- ment adulte, mais immuable. Les plus grands ouvrages sont ceux qui satisfont le mieux notre appétit d'éternité, qui donnent avec le plus de clarté le sentiment de la perfection à jamais acquise, du monument intemporel « plus durable que l’airain ». Ce n'est point le fait d'un individu vivant, qui est toujours dans le devenir. Enfin les genres artistiques eux-mêmes, c'est-à-dire si _ l’on veut les manifestations les plus générales de la sensibi- lité, ne suivent point la loi d'évolution. Ils se modifient, ce qui est une tout autre chose. Pour un certain nombre d'entre eux, le procédé même s'y oppose : la peinture, la sculpture, la musique ne peuvent diverger d'une même source. On dira que la sculpture polychrome s'est divisée en peinture et sculpture, Mais d’une part il y a toujours eu de la sculpture monochrome et de la peinture non seulptu- rale ; de l’autre, l’art moderne revient au contraire à la poly- chromie. Dira-t-on que le théâtre primitif contenait un agrégat d'éléments plus complexes qui se sont différenciés ? Mais ces éléments restent unis dans l'opéra qui contient le spectacle, la danse, la poésie et la musique ; les formes supérieures de l’art y souffrent bien un peu du voisinage des autres, comme il est naturel ; mais le tout vit et même prospère. Le drame lyrique est encore plus goûté : et il ajoute pourtant à tout ce qui précède le symbolisme religieux et moral qui a caractérisé le début du théâtre, ancien et moderne. Si c’est là une évolution, il faudrait la qualifier de circulaire. Le mélange et la séparation des éléments mélan- gés, qui se produisent alternativement dans la plupart des productions artistiques, différent essentiellement d’un pas- sage de l’homogène et l’hétérogène et du simple au com- plexe : car la ségrégation de parties déjà différentes par elles-mèmes n’en crée pas la diversité ; et même cette ségré- ft cree | ds | à A FOND STE JS ei 9 Le nn 21 be DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 219 gation, quand elle a lieu, devrait être tenue plutôt pour un progrès vers l’homogénéité des nouveaux ensembles ainsi formés, à peu près comme dans le système d’Anaxagore où les homæoméries de toutes choses préexistent et sont triées par l’action du Nc5s ; conception, ou, si l’on veut, symbole fort juste de la tendance intellectuelle qui aime à rapprocher le semblable du semblable et à le séparer du différent. L’analogie de l'art et de la vie, à l'égard de l'évolution, ne serait done démontrée que si la loi générale du progrès esthétique faisait apparaître d’abord un genre unique et bien déterminé, l'épopée par exemple, et qu'on vit cette épopée donner ensuite naissance par des transitions insen- sibles à une épopée mimée, à une épopée dialoguée, à une épopée lyrique, et de même pour les autres genres ; et c’est ce que nous ne voyons pas. Tandis que nous voyons au con- traire certaines formes d'art, comme le roman, absorber en elles toutes les manières d'écrire précédentes et assimiler ainsi, au moins dans leur forme extérieure, l'histoire, l'épo- pée, le pamphlet, la comédie à thèse, la peinture de mœurs, la prédication morale et philosophique, le prosélytisme mys- tique; sans compter la prétention d’envelopper la science elle-même, d’être « la forme sérieuse, passionnée, vivante de l'étude littéraire et de l'enquête sociale » ; et de devenir, « par l'analyse et par la recherche psychologique, l'histoire morale contemporaine ‘ ». L'art n’est done point le produit d’une évolution ; les œuvres qui le constituent ne sont pas des individus vivants; les genres auxquelles appartiennent ces œuvres ne sont aucunement assimilables à des espèces biologiques ; et tout au contraire, l’action des grandes œuvres, une fois pro- duites, présente une puissance extrême pour le rapproche- 1. Les Goncourt, Préface de Germinie Lacerteux. MIT, D | À Er 200 LA DISSOLUTION, ment et l’assimilation des individus qui les ont créées ou qui en jouissent simultanément. 87. L'intelligence, l'activité et la sensibilité humaine impliquent toujours dans leur fonctionnement un type idéal de perfection qui les dirige et dont l'orientation commune est la marche à l’identité. La première constitue la science, œuvre objective et impersonnelle où s’efface toute la diver- sité des esprits. Toutes les causes de l'erreur : passions, accidents, conditions particulières de lieu, de temps, d'hé- rédité et de milieu, sont en même temps les caractères de l'individu, en tant qu'il se distingue du reste des hommes et s'y oppose. Bayle disait avec esprit que la perfection d’une histoire serait d’être désagréable à toutes les sectes et à toutes les nations. — La seconde, pénétrant ensuite dans ce domaine propre dont l'intelligence faisait simplement abstraction, entreprend d’abord de le rendre inactif, en lui interdisant de se développer et de se manifester extérieure- ment par l’action : c’est la justice, qui consiste pour l'agent à détacher sa volonté de ses intérêts personnels ; en second lieu, de réduire cette partie unique et particulière de l’homme, en mortifiant en elle par degrés tout ce qui ne peut se retrouver dans ses semblables, et en acquérant tout ce qui peut être universellement possédé sans exclusion ni concurrence. — La troisième enfin anticipe sur les résultats des deux premières, et sautant d’un coup aux conséquences, feint que les forces contraires à celles de la pensée soient supprimées dans le monde, ou du moins atténuées de telle manière que celle-ci sente la victoire imminente. L'art est ainsi le porte-drapeau de la dissolution ; il annonce le règne de l'esprit. Il procède de la sympathie envers les hommes, … en établissant entre eux cette communication facile du sen- timent que nous venons d’analyser ; mais il procède plus DISSOLUTION PSYCHOLOGIQUE. 251 profondément encore de la sympathie envers les choses, avec l'âme desquelles il nous identifie momentanément. Ce que les anciens disent du poète est vrai de tout artiste : il est un devin, un voyant. L'art nous rend accessible le prin- cipe intérieur qui anime une forme, et l'explique en nous faisant participer à son être. « Il est inséparable d’un sen- timent vif et intime des choses. Tandis que la majorité des hommes s’en tient aux surfaces et aux apparences, tandis que les philosophes proprement dits reconnaissent un je ne sais quoi au delà des phénomènes, sans pouvoir déter- miner la nature de ce je ne sais quoi, l'artiste, comme s'il était doué d’un sens à part, s'occupe paisiblement à sentir, sous ce monde apparent, l'autre monde tout intérieur qu'igno- rent la plupart, et dont les philosophes se bornent à cons- tater l'existence. Il assiste au jeu invisible des forces et sym- pathise avec elles comme avec des âmes : il a reçu en nais- sant la clef des symboles et l'intelligence des figures". » De là vient qu'il révèle la nature, et qu'en la prenant pour modèle unique, il y aperçoit cependant et en fait jaillir ce que, d'elle-même, elle n'aurait pas manifesté. Par lui cesse momentanément cette solitude des âmes que démontre la psychologie ordinaire et qu'ont douloureusement ressentie les poètes. Dans ses productions les plus hautes, il nous donne l'impression grandiose que cette puissance d’assimi- lation s'étend ou va s'étendre à l’univérs entier, que le monde perd devant lui ce reliquat inintelligible qui le ren- dait opaque à la pensée, que nous allons saisir sa loi suprême comme nous saisissons intuitivement et par une aperception directe la nécessité qui rend les trois angles d'un triangle égaux à deux droits : « L’art fait une réalité de ce qui n'est qu'une audacieuse espérance. Les choses ne se distinguent 1. Sainte-Beuve, Pensées de Joseph Delorme, XX. 252 LA DISSOLUTION plus de l'esprit ; elles sont l'esprit même! ». Il n'est pour ainsi dire pas d’esthéticien qui n'ait saisi plus ou moins vigoureusement ce caractère. Beaucoup en ont fait la défini- tion même du Beau. Il est, suivant Schelling, l’invisible manifesté par le visible, expression dont il précise le sens en ajoutant que l'art est une revanche de l'esprit sur la nature. Hegel le définit : la manifestation sensible de l'idée; et Jouffroy, Ch. Bénard adoptent à peu près la mème for- mule. 11 serait inutile, et trop long, d'énumérer tous les témoignages des artistes et des critiques attestant cette puissance d'identification, depuis Platon et Plotin jusqu'aux contemporains. Il suflit qu'on ne puisse refuser de recon- naître au beau cette apparence d'intuition révélatrice, qui ne suppose ni comparaison, ni concept, mais une communi- cation immédiate du sujet et de l'objet. L'œuvre grande est essentiellement la fixation de cette intuition soudaine et profonde, devenue stable et susceptible elle-même de com- munication, communicabile sui, comme dit Spinoza, de Ja pensée vraie, Dans la mesure où elle atteint son but, l’objet parait identique au sujet qui l’aime, et chaque sujet à son tour ne se distingue plus de tout autre ; elle crée donc artifi- ciellement, dans un domaine limité, ce que l'intelligence pos- tule pour la totalité de l'univers, et ce que lactivité bonne s'efforce d'y réaliser matériellement: ce qui explique le fait bien connu que la morale et la science, si elles étaient pous- sées à leur limite, et même dès qu’elles paraissent près d'y atteindre sur quelque point, donnent à l'esprit, par le earac- tère achevé de la dissolution qu’elles réalisent, une puissante impression de beauté. | 1. G. Séailles, Le Génie dans l'art, 277. Paris, F. Alcan. DR PE Re. CHAPITRE V. DISSOLUTION SOCIALE, 88. La science, l’art et la morale sont avant tout choses communes, impossibles à définir dans leurs traits essentiels sans supposer la liaison des hommes entre eux et sans admettre, à chaque progrès de leur développement, une assi- milation correspondante des volontés, des idées et des sen- timents d’adord contradictoires [87]. Cette constatation nous engage à porter l'hypothèse dissolutive dans l'étude des relations plus particulièrement sociales, c’est-à-dire l'orga- nisation des rapports politiques entre les éléments qui com- posent des familles, des hordes, des tribus ou des états. Il est extrêmement probable, en effet, que si la vie en société produit, ou même seulement permet, chez ces loups qui la constituent originellement, la conception normative d'une conduite plus parfaite, ou comme dit Spinoza, d'une nature humaine supérieure, l'existence de cet idéal ne peut man- quer de réagir tôt ou tard sur les transformations des groupes et des institutions qui les régissent. Quand même on accor- derait, avec le matérialisme économique, que l'histoire tout entière n’a pour ressort que la satisfaction en nous des besoins animaux, il faudrait bien admettre que ces besoins, dans leurs concours, ont produit l’état de choses précédem- ment analysé: car ce système d'idées et de tendances est expérimentalement donné, et l'existence des actes, des livres, des œuvres de toute sorte où il s'exprime n’est pas un fait moins réel, ni même moins matériel que celle des 254 LA DISSOLUTION, banques, des marchés ou des usines. Dès lors, ainsi que les produits et les déchets de la vie physiologique arrêtent la vie, en produisant la sénilité et la mort des corps animaux [50], il est à croire que ces idées, sentiments et croyances, produits au cours de l’évolution et contraires au développe- ment de la vie instinctive, produisent à la longue une dévia- tion et peut-être par degrés un rebroussement complet dans la marche des phénomènes que considèrent le sociologue et l'historien. — Et il en serait ainsi, à plus forte raison encore, si nous rejetions l'hypothèse d'un caractère pure- ment acquis dans ces inclinations supérieures, et si nous supposions, comme Lucrèce, qu'elles ont immédiatement jailli de la constitution intellectuelle des hommes le jour où deux de ces êtres se sont trouvés en contact. La question est donc de savoir si ces normes mentales ont été jusqu'ici dans les rapports matériels des hommes un épiphénomène inactif, en telle sorte que les transforma- tions politiques et sociales se soient poursuivies simultané- ment suivant les lois seules de l’évolution vitale, — conceur- rence, intégration, différenciation ; — ou si tout au contraire les faits accomplis portent déja dans leur progrès un carae- tère de dissolution. L'opinion commune, admise par la plupart des contem- porains, est qu'un Étatest semblable, par sa constitution et ses lois, à un véritable animal, qui est aussi, comme on sait, une colonie d'individus. Le citoyen est la cellule, les grands corps sociaux sont les organes, les provinces sont les segments, le pays entier est le nouvel individu composé *. 1. Outre M. H. Spencer, voir sur ce sujet M. Fouillée, La science so- 1IM rs LR, - sh. * Les > LÉ DISSOLUTION SOCIALE. 925 On en tire d'ordinaire cette conséquence, rationnelle en apparence, et séduisante par l'unité qu’elle prête à l'univers, que les découvertes biologiques doivent éclairer la science sociale, et que les lois de la vie, au moins dans leurs for- mules les plus générales, doivent convenir aux agrégats supérieurs comme aux agrégats inférieurs. Les rapports des éléments composants et la marche des transformations sont les mêmes dans l'animal et dans la nation. Le grand principe de l’évolution doit donc s'appliquer aux unes comme aux autres. De même que les tissus se différencient par des fonctions diverses, se spécialisent et se distinguent de plus en plus, de même les hommes en société doivent, par un progrès naturel, présenter des caractères d’une divergence croissante, devenir de plus en plus irréductibles au même type. Ils doivent passer, en un mot, d'une ressemblance ho- mogène et indéterminée à une spécialisation bien organisée et hétérogène: telle est la loi principale de la sociologie. Des faits particuliers semblent appuyer cette vue de l’es- prit. Le plus apparent est Ja division du travail dans nos sociétés industrielles: elle s'accroît avec une saisissante rapidité. Pour faire une charrue, deux ouvriers suflisaient au moyen âge, et peut-être un seul au temps des Romains, tandis que les perfectionnements modernes exigent le con- cours d’une douzaine d'individus. L'exemple des horlogers est classique, et frappe particulièrement l'imagination par le nombre élevé des spécialistes qui se partagent cette indus- trie. La page d'Adam Smith sur les épingles est citée dans tous les traités d'économie politique. De même dans les sciences: un Platon, un Aristote, voire un Descartes ou un Leibniz, étaient des travailleurs indifférenciés. Tout leur ciale contemporaine, livre II (avec quelques légères réserves au chap. vi) ; — H. Milne-Edwards, Lecons sur La physiologie, Introduction, section IL ; — À. Espinas, Les sociétés animales, conclusion $ 2 ; — etc. 256 LA DISSOLUTION était bon, physique ou philosophie, langues où mathéma- tiques. Aujourd'hui, chacun se spécialise à vingt ans dans l'une ou l’autre de ces études, quelquefois plus tôt; à trente, il se confine dans une subdivision même de la science qu'il avait d'abord choisie, et se fait l’homme des insectes, ou des champignons, ou de l’acoustique; souvent mème il se res- treint à l'examen d’un seul problème. De même qu'il faut dix ouvriers pour finir une aiguillé, il faut le concours de dix spécialistes pour éclaircir la moindre question générale de philosophie naturelle, Rien n'est devenu plus différent d'un physicien qu'un médecin, qui pourtant porte encore le mème nom en Angleterre’. L'esprit de la psychologie est tout opposé à celui de la métaphysique dont elle est pour- tant sortie : et chaque jour rend plus impérieusement urgente la solution de ce problème, vital pour l'intelligence humaine: rétablir la communication et l'unité entre les sciences, que leur morcellement menace de rendre stériles. De plus, un coup d’œil jeté sur l'ensemble de l'histoire humaine confirme encore cette impression. On se représente, à côté de la Galerie des Machines et du Palais des arts libéraux, cette Exposition du travail où des hommes primitifs, habilement restitués, fendaient le bois sous des tentes de peau avec des haches en silex. On compare les crânes des gisements préhistoriques à ceux des nations civilisées, et lon remarque chez les premiers des différences moins accentuées que chez les seconds. Franchissant ainsi d’un seul bond les révolutions connues et inconnues qui nous séparent de l’âge de pierre, on admet aisément que l’espace qui s’étend entre les deux extrèmes fut épuisé par une force unique, dont la direction générale reste constante, et qui doit, par conséquent, poursuivre encore ses effets dans 1. À physician. CE IT OS ONE DISSOLUTION SOCIALE. 257 l'avenir. Le goût de la simplicité, si vivace dans l'esprit humain, lui présente immédiatement sa propre trajectoire comme une ligne du premier degré, que deux points sufli- sent à lui faire connaître; et continuant par la pensée cette droite idéale au delà du moment où nous sommes, il pro- longe à l'infini cette différenciation et cette complexité croissantes qu’il croit apercevoir derrière lui. Enfin, on s'appuie, pour remplir ainsi les régions in- connues de l'histoire sociale, sur la méthode dite anthropo- logique. Elle consiste à déterminer les états antérieurs des races les plus civilisées par la considération des états actuels des races que nous appelons inférieures. Les plus hardis, en cette matière, vont même jusqu'à faire partir leurs considé- rations de « l’homme primitif » auquel ils font jouer suivant les besoins de l'argumentation à peu près le même rôle que donnait Condillac à sa statue, ou Buffon à l'Adam fictif dont il raconte les sensations originelles. Pour donner un corps à ce concept, qui revient sans cesse dans les ouvrages de 4 Hæckel, de Fischer, de Romanes, de sir J. Lubbock, que fait-on? Deux choses: par le raisonnement, on lui attribue une taille moins grande que la taille actuelle, des jambes moins lestes, un appareil alimentaire moins perfectionné " ; toutes conclusions qui supposent précisément que l’ensemble des doctrines évolutionnistes est déjà démontré. On cherche alors, par une méthode identique à celle du xvur° siècle, quelles sont les « idées primitives naturelles » que devait avoir un tel homme, quelles sont les inférences que raison- nablement il a dû faire. — D'autre part, par une soi-disant 1. H. Spencer, Principes de sociologie, 1r° partie, ch. v: « L'homme primitif : point de vue physique. » Paris, F. Alcan. 2. « We must set out with the postulate that primitive ideas are nalural and, under the conditions in which they oceur, rational. » Zbid., ch. vin: « Idées primitives. » Laraxpe. — La Dissolution. 17 258 LA DISSOLUTION. méthode à posteriori, on l'assimile systématiquement à tel ou tel sauvage, pris parmi ceux qui vivent à présent et qui, « autant qu'on en peut juger par leurs caractères physiques et leurs ustensiles, se rapprochent le plus de lui! ». Mais ceci ne sert qu'à fortifier et à rendre vraisemblable le point de départ, l’Adam évolutionniste, ce mirage d'unité passée qui montre si clairement à quel point la pensée scientifique ; est éprise d'identification. De lui à nous, quelle distancel Et quelle absence de documents pour la franchir! C'est : alors qu'interviennent tous les récits des voyageurs et l'amoncellement de coutumes sauvages ou barbares dans lesquelles on ne peut manquer de trouver tous les degrés ; possibles entre deux extrèmes. En sorte qu'il suilira de ranger dans un ordre convenable les peuplades présentant à des caractères appropriés, pour qu'elles constituent une # suite vraisemblable de l'humanité, confirmant en apparence L d’une façon solide la théorie du progrès social par la diffé- Le renciation et l'intégration. C'est avec ces idées préconçues que des historiens en arrivent à dire que si l’on trouve chez : ces peuples primitifs quelques traces d'idées philosophiques, # on doit supposer a priori que ce sont-la des interpolations : postérieures”. Les ethnologistes ayant ainsi remanié de leur autorité privée les faits réels, sous l'influence de cette doc 1. H. Spencer, Principes de sociologie, 1"° partie, ch. 1v, $ 23. — Cf. le même postulat dans sir John Lubbock : « La condition et les habitudes des sauvages actuels ressemblent à bien des égards, quoique non pas à tous, à ceux de nos propres ancêtres dans une période très ancienne. » Le titre de l'ouvrage en est assez caractéristique : Origine de la civilisation et primitive condition de l'homme, ou condition mentale et sociale des sauvages. 2. « It is hardly reasonable to suppose that man in his earliest stage should have possessed sufficient aptitude and leisure to consider the obscure problem of creation. Wherever therefore we find in olden times, or amidst hitherto unknown people, an account of creation, we may safely ascribe such an account to a subsequent period when the conditions of life permitted such medita- tions. » Gustav Oppert, On the original inhabitants of India, 272- 273. DISSOLUTION SOCIALE. 259 trine, les philosophes reprennent chez eux des documents de ce genre, qu'ils considèrent comme primitifs et fournis immédiatement par l'observation ou les textes. C'est ainsi que l'erreur s’entretient en cercle sous le pavillon de l'expé- rience, Et l'on pourrait presque dire que cette pétition de principe est acceptée, sinon même revendiquée comme un honneur par les anthropologistes, quand on lit chez euxdes déclarations de méthode comme celle-ci: « Considérer les races inférieures actuelles comme des survivances, comme des types préhistoriques ayant persisté à travers les âges et s'étant arrêtés à des degrés divers de l'échelle du progrès, c'est là une vue féconde, en étroite corrélation avec la méthode évolutionniste qui seule l’a mise en crédit', » 89. On sent tout ce qu'il y a d'artificiel et d'arbitraire dans ce procédé. Malgré l'abondance des faits cités et des _ références introduites, les conséquences qui paraissent en dériver sont implicitement posées a priori dans le plan que se tracent d'avance l'entendement et l'imagination. Mais, quand _ même il n’en serait par ainsi, c'est-à-dire quand même on tenterait de faire réellement appel à l'expérience ethnogra- phique pour déterminer l'histoire de l'humanité, il resterait encore deux objections capitales à cette manière de raisonner; . objections qui devraient suflire à faire écarter de la science sociale toutes les histoires de sauvages, si ce n’est comme confirmation ou comme éclaircissement de vérités déjà connues, qui donneraient ainsi leur sens et leur certitude à ces observations au lieu de les recevoir d'elles. D'abord, il n'y a peut-être aucun peuple, vivant actuelle- _ ment, qui présente l'état physique, intellectuel et moral qui appartenait à un autre peuple il y a mille ans; de même 1. D: Letourneau, L'évolution du mariage et de la famille, ch. xx, 426. L, La A > | à ‘+ 260 LA DISSOLUTION, qu'il n'y a sans doute aucun animal actuel qui reproduise ce qu'était une autre espèce à un stade antérieur de son déve- loppement., S'il y a eu transformation lente et graduelle des animaux et des hommes à la surface de la terre, toutes les probabilités sont en faveur de l'hypothèse où cette évolution se serait faite solidairement, modifiant à la fois et d'une façon corrélative tous les êtres soumis aux mêmes conditions astronomiques, géologiques, météorologiques qui agissaient sur le globe dans son ensemble, Autant donc il serait vain de chercher parmi les animaux quelque ancêtre de l'homme miraculeusement conservé pendant la marche incessante des choses, autant il le serait de chercher parmi les indigènes d'Australie ou dans les iles du Pacifique, le type d'un état social d'où le nôtre serait sorti. Quand Renan soutient que l’on peut, à chaque moment, « retrouver dans les différentes contrées habitées par l’homme les âges divers que nous voyons échelonnés dans son histoire » et que les phénomènes de la conscience naissante » se reproduisent dans l'éternelle enfance des races non perfectibles, restées comme des témoins de ce qui se passa aux premiers jours », — il se sent obligé d’y joindre immédiatement les réserves les plus compromet- tantes, reconnaissant que le sauvage n'est cependant pas tout à fait assimilable à l’homme primitif, et que « les misé- rables êtres dont le Papou et le Boschiman sont les héritiers ressemblèrent peu sans doute aux graves pasteurs qui furent les pères de la race religieuse des Sémites, aux vigoureux ancêtres de la race essentiellement morale et philosophique des peuples indo-européens". » Des deux points de vue ainsi balancés par Renan, le second est le plus juste. Les modifi- cations mêmes qui nous entourent et dont nous sommes témoins de jour en jour attestent cette impossibilité de 1. Renan, Origine du langage, ch. 1. stp DISSOLUTION SOCIALE. 261 trouver le passé dans les formes du présent. Un observateur superficiel, ignorant l’histoire, pourrait être tenté de recons- truire le Paris d’autrefois en étudiant une ville de province ; et il se tromperait singulièrement. Car, d’une part, il négli- gerait les caractères propres qui donnaient dès l’origine un cachet individuel à Lyon ou à Toulouse; et, de l'autre, il méconnaitrait l'influence générale des institutions, des modes, des révolutions, de la littérature, des arts, qui se fait sentir sur toute la surface de la France, comme les con- ditions climatériques et les influences cosmiques sur le développement de la planète", Il faut encore ajouter que le progrès n’a rien de constant, et que tel peuple, soi-disant primitif, peut très bien se trouver dans un état de décadence. Il ne sert à rien d'objecter que l'enfance, quelle que soit la variété des caractères indivi- duels, a toujours des traits communs ; car l'erreur est préei- sément de traiter les sauvages comme des types de la jeunesse humaine. On rencontre dans l'humanité de pauvres êtres disgraciés de la nature, qui de loin paraissent des enfants par la petitesse de leur taille ; on approche, et l'on voit que ces nains sont des vieillards, flétris peut-être sans avoir eu de jeunesse, pénibles par le contraste de leurs rides et de la puérilité de leurs manières. Les dégénérés, si nombreux dans les milieux de grande usure, ou dans les familles trop anciennes, présentent très fréquemment un enfantillage incorrigible ; les vieillards retombent en enfance. N'en serait-il pas de mème des peuples? Les sauvages peuvent être, soit des races incapables de développement, soit des races finies. Il serait sans doute exagéré d’aflirmer 1. Évidemment, quant on sait d'avance ce qu'était Paris il y a cinquante ans, on peut en retrouver quelques traits dans une ville actuelle moins étendue et moins centralisée. Mais de là à remonter de l’une à l'autre, il y a un abime ; et cela seul pourrait être une méthode de découverte. 262 LA DISSOLUTION, avec Joseph de Maistre, que tous les peuples aujourd'hui barbares ont eu des civilisations et les ont perdues! ; mais enfin, combien n'en voyons-nous pas qui ont passé leur maximum et restent stationnaires, non par une incapacité naturelle de se développer, mais parce qu'ils ont déjà donné leur fruit et qu'ils se survivent, à demi-conscients, à demi-oublieux de la période-de civilisation où se sont élevés leurs ancêtres ? Tel est le cas incontestable de l'Égypte, de la Perse, de l'Islamisme. Dans quel état intellectuel sont aujourd'hui les descendants de ces peuples réputés sages entre tous, et qui ont en leur temps éclairé le monde ? Est-ce que les Tures, abandonnés à eux-mêmes, n'ont pas prouvé récemment qu'ils marchaient droit à la sauvagerie? Et ces violences, cette décomposition sociale se produisent chez un peuple dont Mahomet IT, qui prit Constantinople, disait qu'une femme pouvait traverser seule son empire sans être molestée. « Les Veddahs, qui habitent au nombre de quelques centaines dans les jungles de Ceylan, par familles isolées ou par groupes de deux ou trois familles, paraissent avoir eu jadis une organisation sociale beaucoup plus com- plète. S’ils.se tiennent bas dans l'échelle de l'humanité, dit Max Müller, ils ont été un jour plus haut; bien plus, ils peuvent peut-être prouver par la langue, sinon par le sang, leur distante parenté avec Platon, Newton et Gæthe. On trouve dans leur langage, leur folk-lore et leurs coutumes, 1. « De là viennent les sauvages, qui ont fait dire tant d'extravagances à J.-J. Rousseau... Il a constamment pris le sauvage pour l'Aomme primitif tandis qu'il n’est et ne peut être que le descendant d'un homme détaché du grand arbre de la civilisation... » Soirées de Saint-Pétersbourg, 2° entre- tien. — Cf. également le 10° entretien. Whately (Political Economy) admettait également que les sauvages sont des dégénérés. Sir J. Lubbock l'a critiqué dans un mémoire qu'on trouve à la suite de son Origin of Civilisation. Le duc d'Argyll ayant dr à cette critique, sir J. Lubbock a répliqué. DISSOLUTION SOCIALE. 263 les traces caractéristiques de leur état antérieur ‘». De même les Fuégiens avaient autrefois une cérémonie d'ini- tiation pour les adolescents, et célébraient dans une hutte consacrée, Kina, des mystères d’origine ancienne, qui vont en disparaissant par degrés comme il résulte des observa- tions de plusieurs voyageurs successifs’. Les nègres de l'Afrique occidentale et méridionale formaient encore au xvi® et au xvu° siècle des royaumes florissants, et sont aujourd'hui tombés à une sauvagerie complète”. Dans la Répu- blique de l'Equateur, on trouve un certain district peuplé d’Espagnols de race pure, qui ont perdu toutes traditions historiques, dont la langue est complètement déformée et qui sont arrivés ainsi à l’état sauvage. M. Mac-Lennan, dans ses Studies in ancient History, où il veut déterminer par l'observation des sauvages l'état primitif des hommes, en arrive à comparer leur promiseuité « à celle que montre la malheureuse classe qu'on trouve maintenant dans les grandes villes d'Europe”. » Peut-être la comparaison est-elle tout à fait exacte pour certains sauvages ; mais ceux-là ne seraient- ils pas précisément des races dégradées ? Le fait de la décadence est incontestable ; il est mème mentionné dans les Principe de Sociologie, où l'auteur se rattache soit à la régression que la lutte pour la vie produit _ chez les vaineus, soit aux changements spontanés du milieu qui rompent une adaptation précédemment établie. Mais tel 4. Demoor, Massart et Vandervelde, Évolution régressive, 148. — Il est très surprenant que les auteurs de cet ouvrage, dont le titre promet cependant, ne paraissent aucunement sentir toute la portée de ces faits et des suivants. Ils les citent seulement pour conclure que « même les types sociaux que l'on s'accordera à considérer comme les plus élémentaires présentent des survivances et ont subi des transformations. » 2. Ibid., 150, d'après Bridges, Hyades, Giraud-Teulon, etc. 3. Jbid., 281. 4. Ibid., 282. D'après Waïtz, Anthropologie de Naturvülker, 1, 369. 5. Cf. Summer Maine, Diss. on Early Law, ch. vu. 264 LA DISSOLUTION, doit ètre le cas d'un très grand nombre de peuples parmi ceux qu'on est tenté de croire à l'état de nature ; car, outre les barbares dont nous savons pertinemment qu'ils ont été plus civilisés autrefois, comme dans les exemples ci-dessus, comme ceux du Mexique et du Pérou, nous voyons que la plupart des races dites inférieures, loin de se développer au contact de notre civilisation, y périssent au contraire très ra- pidement, mème lorsque ces hommes ne sont pas traités en ennemis. Non seulement donc ils ne se montrent pas perfec- tibles, ce qui empêche toute conclusion de leur état actuel à notre état passé, mais ils ont bien l'air d'être à la fin de leur vie, et de n'attendre que leur coup de grâce. Une race jeune, et comparable par conséquent à la jeunesse de nos races, ce serait bien plutôt la nation yankee, ou la popula- tion coloniale de l'Australie ; mais quels singuliers primitifs que ces hommes de sang multiple, peuples nouveaux pous- sés par bourgeonnement sur les vieux troncs européens ! 90. Mais admettons même que quelques-uns des peu- ples actuels, parmi les sauvages, soient dans un état voisin de nos propres origines. Admettons encore que nous puis- sion les reconnaître à quelque critérium indépendant de lhy- pothèse en question. Encore faudrait-il, pour tirer d'eux quelque chose, qu’on pût déterminer avec certitude leurs croyances et leurs coutumes. Or, cela mème n’est pas. Les documents ethnographiques d’où l’on pense tirer la preuve de l’évolution humaine ont été rapportés par des voyageurs souvent peu scrupuleux, et surtout très mal préparés à comprendre ce qu’il ont sous les veux. Un explorateur an- glais ou français emporte avec lui un vague souvenir de ses études, ou pour le moins une impression générale des jour- naux et des revues qu'il lisait dans son pays d'origine. Il sera forcément imbu d'une certaine philosophie, qui est | DISSOLUTION SOCIALE. 965 celle de son époque et de son pays: j'entends la philosophie des boulevards et des cercles, qui existe très réellement et qui a orienté d’une façon puissante les esprits moyens vers le rationalisme superficiel, jusqu’au jour récent où ses excès ont amené le mouvement mystique, et dirigé les reporters vers les pèlerinages et les apparitions. On ne peut compter sur le témoignage d’un homme guidé par ce positivisme de second ordre ou cette crédulité bienveillante. Si l’'observa- teur appartient à une confession déterminé, comme les mis- sionnaires, voila une nouvelle source de parti pris, très inconscient et très trompeur. Il faudra done n’accueillir tous leurs récits que sous bénéfice d’une critique sévère: et c'est ce qu'ont essayé tous les esprits consciencieux. Mais voici où ils échouent. Si l’on veut être sévère, et appliquer au témoignage les règles les plus strictes de la critique, on est immédiatement réduit à néant. Le filtre est si fin, ou plutôt la matière est si épaisse que rien ne passe. À presque toutes les histoires exotiques qui courent la sociologie, ap- pliquez la critique maxima, c’est-à-dire toutes les objections d'autorité, d’exactitude, d'authenticité, que l’on peut faire, vous aboutirez à ne savoir que dire : l'un est passionné, l’autre incompétent, la plupart sont en désaccord "., Quand on voit sans cesse des revisions et des réhabilitations histori- 4. I faut évidemment accorder que parmi les peuples sauvages, il est pos- sible de trouver quelques coutumes où quelques traditions très générales qui ont à la fois, par cela mème, une certitude suffisante et une importance parti- culière. Il y aura sans doute de grandes et curieuses sources d'information qui s'ouvriront un jour de ce côté, moins pourtant par l'emploi des sauvages comme témoins d'états anciens que par l'établissement de généralisations beaucoup plus larges que celles dont nous possédons aujourd'hui les matériaux sur les phénomènes communs de l'état social et sur les croyances fondamen- tales de l'espèce humaine, On en peut citer comme exemple le totémisme ; mais encore n'est-ce que dans ce qu'il y a de plus extérieur ; car aussitôt qu'on en vient au détail, le désaccord et le doute reparaissent. Ainsi M. Durkheim pose comme une vérité reconnue que « le totem est l'ancètre du clan, et que | ee pe RE | Pe 7" Le dPET EE 0) PS D > — À tn Sd Re Lei SE ee de et dé 5 266 LA DISSOLUTION. ques, même sur les questions où les documents sont les plus riches, quelle confiance accorder à des témoignages peu nom breux, peu solides, et qui peuvent enfin être déviés par tant de circonstances extérieures ou subjectives ? Si nous sommes sévères, nous n'avons plus qu'à nous résigner au doute, Il faudra donc nous relâcher un peu de cette exactitude, Il y aurait alors une autre méthode: ce serait au contraire de tout accepter, comme certains l'ont fait; de compiler tout ce qui peut être rapporté, cette fois sans défiance vous > lue, et en appliquant au contraire le principe de la critique minima : au lieu de rejeter tout ,ce qui peut soulever des doutes, nous ne rejetterions que ce dont la fausseté est im= |: médiatement évidente pour quelque raison bien palpable. On a dit que cette méthode était la meilleure : car, en pre- nant ainsi de toutes mains, ce seraient les choses et non les hommes qui seraient en cause, et qui se jugeraient pour ainsi dire elles-mêmes. La vérité est une, tous ceux qui disent vrai sont donc d'accord. L'erreur, au contraire, est infi= niment multiple, Il en résulterait qu’à la longue tous les racontars erronés finiraient par se neutraliser d'eux-mêmes par leurs contradictions, tandis que les observations vraies … se confirmeraient au contraire de plus en plus et resteraient seules maîtresses du terrain scientifique. Assurément, ceci vaudrait encore mieux que la demi-eri- - tique à laquelle on s’en tient d'ordinaire et qui ne sert que de paravent aux opinions individuelles. Mais est-ce pra- tique ? Est-ce mème praticable? Sans doute les contra- cet ancêtre n'est pas une espèce animale ou végétale, mais tel individu en particulier, tel loup, tel corbeau déterminé. » Année sociologique, A, 51. — M. Byron Jevons, d'accord avec M. Frazer, aflirme d'autre part que « c'est toujours une espèce animale ou végétale, considérée comme un tout, et jamais tel ou tel individu de cette espèce qui est le totem. » An introduction to the History of religion, dans l'Année sociologique, X, 164. — Le philosophe, ici. ne peut donc qu'attendre. MNT IT — ou À 1 SV 4 LCL u = er a DISSOLUTION SOCIALE. 267 dictions décèleraient l'erreur à la longue; mais combien de siècles de sociologie descriptive faudrait-il traverser pour cela ? D'abord la matière est immense, et d'autre part elle est rare, On ne l'a pas sous la main comme une expérience de laboratoire. De plus la contradiction n'y est presque ja- mais flagrante ; avec un peu d'ingéniosité, en matière s0- ciale, il n’est presque rien qui ne puisse se concilier et souvent à très juste titre. Une même civilisation peut pré- senter à la fois des traits de raflinement singulier et de stupide grossiereté. Enfin il peut y avoir des erreurs systé- matiques, comme disent les physiciens, c’est-à-dire venant d’une cause qui agit toujours dans le même sens, la tour- nure d'esprit d’une nationalité par exemple, ou celle d'une confession religieuse. Attendre que la vérité se dégage de là, c’est attendre que le blé pousse seul et arrache lui-même son ivraie. On a raison d’invoquer la puissance de la vérité; mais cette puissance n’est que celle des hommes qui l'aiment, qui la recherchent et qui de temps en temps se font _tuer ou se tuent pour l’atteindre. 91. Au reste, aucun savant n’a jamais pratiqué réelle- ment cet enregistrement passif des faits, en attendant que _ Ja lumière en sorte. Tant que les récits de toute origine demeurent entassés dans les volumineux in-folios d'une vraie Sociologie descriptive, on n'en peut rien conclure ‘, On peut les parcourir « pour voir » à la manière dont les savants font quelquefois des manipulations au hasard, pour faire naître une idée. Mais aussitôt qu'on les met en œuvre, il faut bien faire un choix et par conséquent avoir au fond de l’es- 1. MM. Duncan, James Collier et Richard Scheppig publient sous le titre Descriptive Sociology des recueils successifs de faits sociaux empruntés à tous les peuples, Ce travail, commencé d'une façon privée pour servir de ma- tériaux à M. H. Spencer, est continué depuis plusieurs années sous forme de publication indépendante. 268 ; LA DISSOLUTION. prit quelque idée préconçue, une méthode admise à priori et dont l'influence guidera tout le développement ultérieur; c’est la nécessité même que nous avons relevée au début de ce travail, et qui en est la raison d'être. La sociologie ne fait ici que montrer d’une façon plus évidente, en raison de l'élasticité et de l'abondance de sa matière, ce qu'on pour- rait remarquer déjà dans les sciences moins complexes. I] arrive très fréquemment que les savants font leurs décou- vertes a priori, par une sorte d'intuition qui devance l'ex- périence. Je ne parle pas ici seulement de l'hypothèse en général, mais de cette sorte de croyance ferme par laquelle l'inventeur saisit sa trouvaille. Les découvertes de Fresnel ont été d’abord appuyées sur des expériences fort peu pro- bantes, et sur des raisonnements qui ne convaincraient au cun physicien un peu sévère; elles étaient vraies pourtant ; il a persisté et il a fini par le démontrer. La même chose est arrivée à Lavoisier dans son travail sur la fermentation du. vin:il s'était trompé sur la composition du sucre mis en œuvre, sur celle de l'alcool produit; et pourtant ül avait conclu juste avec ces données fausses. Gay-Lussac, re- prenant ces expériences « n'hésite même pas à donner ce qu'on appelle vulgairement un coup de pouce, à modifier de ? a 3 pour 100 les nombres que lui avait fournis l'expérience pour les faire entrer dans le cadre hypothétique tracé par Lavoisier. Spectacle singulier, du degré de confiance et de sécurité de conscience auquel peut conduire une idée pré- conçue !! » Et malgré cette méthode étrange, que les théori- ciens seraient bien obligés de condamner, Gay-Lussac avait raison. — Il en a été de mème pour Pasteur, et à plusieurs reprises ; tant il est vrai qu'il ne s’agit point ici d'un acci- P q gr P dent. À la fin de son premier mémoire sur la fermentation 1. Duclaux, Pasteur, 76-77. MAUR UE né td Fe DISSOLUTION SOCIALE. 269 lactique, qui contient toutes les affirmations fondamentales de la microbiologie « il avoue que rien de tout ce qu'il a dit n’est démontré ; mais son système est si logique qu'il se donne le plaisir d'y croire'». Et il avait raison, la suite l'a bien prouvé. Dans la discussion avec Pouchet, Joly et Mus- set, il avait raison encore; et pourtant, comme le fait re- marquer son biographe scientifique, si ses adversaires avaient tenu bon sur les faits, et n'avaient pas reculé de- vant l'épreuve décisive, ils auraient eu gain de cause: les expériences, jusque-là mal engagées, auraient montré une apparence de génération spontanée dans la décoction de foin stérilisée *. Inversement, quand sont arrivées les études sur les maladies infectieuses « la science était mûre, elle était en outre outillée pour de nouvelles découvertes. Que lui manquait-il ? La foi, la conviction qu'elle ne se leurrait pas en entrant dans ces voies nouvelles * ». Pasteur la lui a donnée et tout a bien marché. — Toute la force de la science, dès que les faits n'y sont pas simples, est done dans les idées directrices qui la dominent, et qui la con- duisent droit au but, ou l’égarent sans fin dans des tâtonne- ments stériles. Une méthode purement expectante est done un renoncement pur et simple à la découverte des lois et des rapports que l'esprit peut construire sur les matériaux plus ou moins réfractaires d’une étude donnée: car non seulement ils contiennent un fond d'inintelligible qui n’est pas le moins apparent de ce qu'on découvre en eux; mais le côté même par lequel ils peuvent être classés, compris, 1. Duclaux, Pasteur, 94. 2. Ibid., 141. 3. Zbid., 311. L'importance de ces exemples empruntés à l'ouvrage de M. Duclaux est d'autant plus grande qu'il les donne pour ainsi dire à contre cœur, étant en principe adversaire des idées préconçues, comme il le dit lui- même en plusieurs endroits, et déclarant énergiquement que « le savant doit être l'homme du laboratoire, et non du cabinet. » 270 LA DISSOLUTION, résumés dans des rapports accessibles à l'entendement, pré- sente une telle complication concrète que personne n'y sau- rait découvrir que ce qu'il y est capable d'y deviner. Il est donc insensé de s'attendre que ce travail d'organisation se fasse tout seul et d'agir comme si la simple accumulation des faits pouvait faire jaillir la lumière, et dispenser les hommes de peiner pour l’atteindre. 92. Critiquer strictement les histoires exotiques étant impraticable, les accumuler sans contrôle étant inutile et même dangereux, — car les premiers préjugés venus s'y glissent alors subrepticement, et donnent une fausse appa- rence d'ordre spontané, — que reste-t-il à faire ? S'attacher aux faits réellement connus sur lesquels le doute n'a pas de prise sérieuse, en raison de leur proximité historique, de leur voisinage géographique ou du nombre considérable des témoignages qui les attestent ; appliquer à ceux-là tout l'effort de la réflexion que peuvent permettre nos capacités intellectuelles, et les analogies que fournissent les sciences biologiques et morales, car les faits sociaux tiennent évi- demment des unes et des autres ; étendre ensuite à l’étude des mœurs lointaines ce que nous aurons tiré de l'étude des mœurs prochaines; en un mot, interpréter l'inconnu par le connu, et non le connu par l'inconnu. Sir Henry S. Maine, dans son ouvrage sur l'Ancien Droit, à remarqué avec justesse que les sociétés, même voisines, se trouvant quelquefois à des degrés différents de leur développement « il y a eu des époques où des hommes exercés à l'observation méthodique ont été réellement en position d'observer et de décrire l'enfance de l'humanité" ». Par exemple, Tacite, qui « s’est trouvé dans ce cas et en a 4. H.S. Maine, Ancien droit, trad. Courcelle-Seneuil, 114. DISSOLUTION SOCIALE. tiré le meilleur parti. » Mais ajoute-t-il, cette sorte de témoi- gnage est excessivement rare. M. H. Spencer et sir John Lubbock se récrient là-dessus. « Loin de là, dit ce dernier; nous en avons une quantité, et le témoignage des voyageurs modernes est de la même sorte que celui de Tacite. Il est regrettable que M. Maine n'ait pas usé davantage de cette source d'informations, car une connaissance plus complète des lois et des coutumes sau- vages aurait élargi et parfois rectifié ses vues". » — Mais c’est précisément que l’éminent jurisconsulte a su faire la différence qui échappait aux évolutionnistes. Sans en donner une définition rigoureuse et logiquement inattaquable, ce qui est peut-être impossible, il a très profondément senti qu'un peuple barbare, susceptible de se civiliser et d'at- teindre ultérieurement un degré de civilisation et de con- science collective analogue à celui des grandes puissances européennes, était justement le contraire de ces sauvages qui ne présentent que de faibles analogies avec nous-mêmes _et qui, loin d'évoluer, ne font que se dégrader et disparaître | sousnos yeux, Ce qu'il est utile d'étudier, dit-il dans un autre _ ouvrage, « ce sont les périodes par où ont passé les fractions . de l'humanité destinées à la civilisation”. » Il n'y a donc de _ sûreté qu'à s'en rapporter exclusivement aux seules obser- _ vations incontestables, faites par des hommes à qui l’on peut … se fier, sur des états sociaux dont la position vraie dans la série des transformations populaires soit indubitablement 4 déterminée. Il résulte de là que la connaissance ou l'analyse _ de ce qui se passait en France ou en Angleterre il y a mille ans, en Grèce il y a quinze ou vingt siècles, toutes choses 4. J. Lublock, Origines de La civilisation, ch. 1. — H. Spencer, Socio- logie, LI, 9. 2. H. S. Maine, Études sur l'histoire des institutions premitives, trad. de Leyritz, ch. 1, 89. né Jr À ON o ErLL # i 7 6... Ÿ- 272 LA DISSOLUTION, assez précisément connues, rendent infiniment plus de ser- vice à la philosophie de l'humanité que toutes les observa- tions polynésiennes. Il ne faut pas, en effet, s'exagérer la lenteur des évolutions ou des dissolutions sociales. Peut- être est-il légitime d'aflirmer que, pour les modifications physiologiques d'espèces, des milliers de siècles sont néces- saires; tout au moins, quand les biologistes les demandent, ils y semblent autorisés par la presque invariable fixité de ce qu'ils peuvent directement observer, Mais, en matière sociale, nous voyons ces transformations au lieu de les sup- poser ; nous savons donc avec quelle vitesse elles se pro- duisent, et cette vitesse est appréciable, sinon même parfois considérable, dans le champ de notre télescope historique. Ainsi, nous avons dans le droit romain un corps de doctrines dont il est possible, on pourrait presque dire facile, de déter- miner les couches successives, portant dans ses parties pri- mitives des signes de la plus haute antiquité, et montrant dans les dernières le fonds des institutions civiles qui de nos jours même régissent la société’. De même, nous pou- vons suivre dans toutes ses transformations le groupe qui constitue aujourd'hui la France, à partir d'un état de bar- barie incontestable jusqu’au plus haut degré d'organisation dont nous ayons l'exemple; et ainsi pour la plupart des nations d'Europe. Mais ce qui est le plus frappant, c'est que dans ces derniers siècles seulement, breve humanæ menti spalium, ce pays s'est transformé de l’organisation typique du règne de Louis XIV à l’état représentatif qui s'y trouve aujourd'hui, de telle sorte qu'il diffère profondément de lui-même au point de vue économique, administratif, religieux ; dans les sentiments et les opinions, dans leur communication ; dans les rapports de l'individu et de la col- 1. Henry S. Maine, Ancient Law, Préface. as de |. ali") nd RS DISSOLUTION SOCIALE. 273 lectivité ; enfin à tous les égards, dans l’ordre social. Nous voyons ainsi, dans l’histoire des peuples, non seulement que les transformations vont vite, mais qu'elles s'accélérent même à certains moments d’une façon quelquefois dange- reuse pour la vie, et pour le moins en engendrant une crise violente : la révolution. C’est un procédé de la nature que la biologie n’a pas eu à considérer jusqu'à présent, mais que la science politique ne peut éviter de mettre en ligne de compte. Peut-être faut-il attribuer cette accélération des événements historiques, par rapport au reste des événe- ments terrestres, au rôle très particulier que joue la pensée réfléchie dans le développement des institutions. Partout ailleurs elle joue ce mème rôle: elle économise le temps. C'est la science qui a créé les communications rapides, qui permet d'exécuter en quelques mois des travaux qui au- raient autrefois demandé des siècles. Un seul caleul algé- brique détermine la solution d’une infinité de problèmes analogues dont la résolution par tâtonnement demanderait une durée infinie. Le raisonnement, anticipant énergique- ment sur l’expérience par le moyen des quelques principes rationnels qui la dominent, dispense l'être intelligent d'une longue série d'essais; et lors même qu'il ne détermine pas du premier coup la réponse à la question posée, il limite du moins étroitement le champ des recherches. Cela ne saurait plus avoir de commune mesure avec la marche lente des hasards heureux triés par la sélection. — Enfin, à un autre point de vue encore, la réflexion est une force accélératrice en ce qu'elle mène l’homme à se juger lui- même, en se traitant comme objet de connaissance ; par- tant, à se modifier par un effort moral dans le sens que sa pensée lui présente comme le meilleur: cette finalité est presque un lieu commun en politique. Elle est très puissam- ment aidée par l'éducation artificielle et caleulée que reçoi- Lacaxbe. — La Dissolution. 18 - 1 à - Cr . P 274 LA DISSOLUTION, vent les enfants, et dans laquelle on tâche de les former, non pas à l'image de leurs parents, souvent peu satisfaits de ce qu'ils ont été, mais à l'image d'un certain homme idéal construit par la conscience et la raison. Le même fait, transporté à la masse, conduit les citoyens à se représenter d'avance, par le raisonnement, une constitution parfaite où - du moins meilleure, qu'ils essaieront hardiment de fonder d'un seul coup dès qu'ils croiront en avoir la force, à la facon dont on coupe une pierre d'un seul mouvement après en avoir tracé l’épure. Les conditions historiques de l'équi- libre et de la vie produisent si peu ces mouvements qu'elles y sont souvent sacrifiées par des novateurs n'ayant aucun soupçon de leur raison d'être, ni même parfois de leur existence ; leur résistance naturelle et imprévue soulève alors des haines fanatiques contre leurs symboles et leurs repré- sentants. C'est une des formes multiples de l'indignation et de la surprise que la réalité cause à l'esprit. La réflexion et la raison sont donc essentiellement révolutionnaires; c'est pourquoi le philosophe et même le savant ont été générale- ment tenus en défiance par les partis conservateurs et les gouvernements désireux d’éterniser certaines institutions sociales. 93. Cette accélération met done à notre portée, en ce qui concerne les sociétés humaines, un double moyen d'in- vestigation inconnu à la biologie. D'une part, en nous adressant à ces idées directrices, nous tenons en partie la cause mème des transformations ; je dis ex partie, parce que si la conscience éclaire les besoins et les aide à trouver leur satisfaction, elle ne les crée pas ; elle les accepte le plus souvent comme une sorte de donnée naturelle dont il faut bien partir. D'autre part, elle amène sous nos veux, dans un intervalle de temps restreint, des séries d'événements EL | à à DT !! DR OR OP CAS » À mA à Pr - 4 * LA \ den il, LP Cr CHI v … z ETES w . L * ve DISSOLUTION SOCIALE. 975 qui donnent prise à la comparaison, et dont l'orientation _peut être déterminée. D'où la possibilité d'une sociologie d'observation directe, qui doit être évidemment très pru- dente dans l’emploi qu’elle fait de l'histoire, mais qui n’en demeure pas moins la base d'opérations solide à laquelle doivent être subordonnées les recherches anthropologiques. Telle est la méthode vraiment positive, et la seule qui repose sur des faits ; car ce n’est pas prendre appui sur la réalité que d’invoquer des documents qui laissent place à l'hésita- tion, quelque simples qu'ils paraissent ou quelque nombreux qu'ils soient. Un fait contestable ou douteux n'est pas un fait, au sens où les sciences ont besoin d'entendre ce mot : il leur faut des faits certains. J'ajouterai, pour prévenir une dernière objection, que la crainte tant de fois exprimée par les sociologues de prendre pour une nécessité générale ce qui.n'est qu'un accident actuel, est quelque peu exagérée. M. Letourneau, par exem- ple, revient fréquemment sur ce point en parlant de la famille. Cette inquiétude a des raisons historiques plutôt que des raisons logiques : la croyance à l'éternité, à la valeur absolue de certaines formes sociales, et, d’une facon générale, la croyance à la fixité du monde a évidemment tenu trop de place, et pendant trop longtemps, dans les préoccupations des hommes qui écrivaient sur la politique et la société. Faut-il aller jusqu’au fond de ces craintes ? C'est encore la peur de Dieu qui s'y trouve, précisément comme au temps de Lucrèce. Le poète de la nature a eom- battu avec une grande vigueur la solidité, la stabilité, l'in- corruptibilité du monde : c’est que tous ceux qui l'admet- tent, pense-t-il, se figureront aisément qu'un univers si régulier, doué d’une sauvegarde éternelle, est l'œuvre de quelque architecte qui le soutient. Et tout aussitôt ils sont remportés dans les vieilles religions. — En effet, la 276 LA DISSOLUTION. pensée seule est intemporelle. Si le monde était une œuvre d'art ou de science, sans rien de plus, il devrait être fixé en une édition immuable, Cette association d'idées entre les croyances religieuses et la théorie de la stabilité s'est forti- fiée par l'appui qu'a donné longtemps l’enseignement chré- tien à la doctrine des espèces, qu'on déduisait de la Genèse. En mème temps, il apparaissait clairement dans l'ordre temporel que la fixité politique, la doctrine du pouvoir et l'esprit conservateur donnaient la main au parti catholique en France, ou orthodoxe en Angleterre. Il n'en fallait pas plus pour compromettre l'observation du présent en socio- logie, et pour faire mettre au premier rang des dangers celui de croire à la nécessité ou à la valeur universelle des circonstances sociales qu'il nous est donné de connaître directement. Mais nous sommes enfin su‘fisamment avertis pour ne plus verser de ce côté; c'est un écueil tellement couvert de balises que pas un marin ne risque désormais d'y sombrer. Il faut reconnaitre d’ailleurs que les révolu- tions par lesquelles ont passé récemment beaucoup de peu- ples européens, et dont la Révolution française est la prin- cipale, ont contribué puissamment à signaler cette ins- tabilité, et la contingence de ce que les enfants regardent comme la nature même des choses. — On cite le mariage et la famille monogamique, consacrés par la loi civile et ecclésiastique ; et pour nous délivrer d'une illusion de res- pect à l'égard de cette institution, on nous invite à contem- pler longuement toutes les variétés d'union et de promis- cuité des Océaniens. Il n’est pas nécessaire. Nous la voyons se bouleverser entièrement dans nos mœurs, se rétrécir et s’atrophier dans nos lois. L'avenir est même singulièrement plus révélateur de mouvement que le passé : des armées de théoriciens sont là pour réclamer au nom de la raison, puis- sance bien autrement dissolvante que la préhistoire, Fabo- qe Fa ht. ds :V'R ù RS RE 22 D De HR te CRRS Es Par ch Oh 2 à NV DISSOLUTION SOCIALE. 277 lition d'un système dont ils font sentir le caractère contin- gent. Et n’est-ce pas cette revendication même, faite au point de vue normatif, qui donne tout leur intérêt aux recherches anthropologiques correspondantes, et qui met un accent de conviction passionnée et sérieuse dans l'examen même du fait ? — Il faut en dire autant de la propriété privée. Si quelques socialistes de l’école qui croit à la fatalité de l’évolution, Engels par exemple, vont chercher contre elle des arguments dans les observations indiennes et polyné- siennes, il y a, d'autre part, pour la combattre dialectique- mentet pour la ruiner en droit, un arsenal plus formidable encore de considérations logiques. Est-ce que l'esprit humain n’est pas sans cesse, par nature, occupé à critiquer tout ce qui est donné, et à tenter toutes les combinaisons nouvelles que lui offrent les perspectives du possible ? Ses idées, bien plus que les atomes de la nature, sont les élé- ments qui se combinent et qui essaient sans cesse, en se combinant, Quæcumque inter se possent congressa creare. C’est pourquoi, — tandis que la recherche des civilisa- tions lointaines nous impose presque inévitablement l'illu- sion, en ouvrant le champ à toutes les interprétations per- sonnelles que nos tendances ou nos idées préconçues pour- ront inventer, — les erreurs, au contraire, qui résultent d’une trop facile croyance à la nécessité des formes sociales qui nous sont familières, ne tromperont jamais d’une facon dura- ble que les femmes, les enfants, les humbles d'esprit qui vivent d'habitude et de tradition; mais c’est un poison tout à fait inoffensif pour le philosophe ; il a dans la nature même de ses réflexions le plus puissant des antidotes. Et à ce point de vue doit être rangé parmi les philosophes tout homme qui réfléchit, qui se demande à quot bon telles cou- 278 LA DISSOLUTION, tumes ou telles institutions, pourquoi ces choses et non d’autres : cet homme, fût-il Figaro monologuant sur sa des- tinée, ou l’ouvrier intelligent qui, sa journée faite, s'enfonce dans un livre qu'il a peut-être peine à déchiffrer, pour tâcher de comprendre quelque chose à sa nature, sa raison d’être et son rapport avec toute la machine sociale de laquelle, sans savoir pourquoi, il découvre qu'il fait partie. 94. Or, si nous essayons d'établir suivant cette mé- thode la différentielle du mouvement humain au point même de sa trajectoire où nous sommes placés, nous trouvons une direction tout à fait différente de celle que semblait indi- quer le premier coup d'œil, Sans doute, l’histoire est dans son détail de peu de cer- titude. Mais s’il n’est pas possible de tout savoir, quelques grands faits, durables, influents, généraux, échappent cepen- dant à la contradiction par l'unanimité des traditions et le nombre des monuments qui les attestent. De ce nombre est l'organisation générale des peuples, et la distribution des rôles sociaux, non pas à l’origine de l'humanité, que per- sonne ne connaît, mais aux époques les plus reculées que nous puissions atteindre ex remontant, à partir de notre temps. Dans l'Égypte, dans l'Inde, dans la Perse, dans l’'Assyrie apparaît un même système : au lieu de l’indiflé- renciation et de l’'homogénéité qu’un évolutionniste serait en droit d'attendre, tous les témoignages affirment une spé- cialisation des fonctions poussée à l'extrême, parquant les hommes dans des castes auprès desquelles nos plus rigides distinctions sociales sont moins fortes qu'une barrière de chemin de fer à côté d’un mur cyclopéen. D'un artisan, rien ne peut faire un guerrier ; un guerrier ne peut devenir un ,. DISSOLUTION SOCIALE. 279 prêtre que dans un seul cas, celui où il est élevé à la royauté. Chacune de ces classes se subdivisait elle-même en corpo- rations héréditaires, et dont les membres (au moins pour quelques-unes d’entre elles), habitaient exclusivement cer- tains nomes ‘, Cette spécialisation portait même sur les fonc- tions que nous appelons libérales, et était poussée à l’ex- trême : un médecin, dit Hérodote, ne s’y mêle que d'une seule maladie et non de plusieurs. Les uns sont pour les yeux, les autres pour la tête, les autres pour les dents, pour le ventre, pour les maladies internes *. De même, dans l'Inde ancienne, les castes se subdivisaient en plus de quatre-vingts groupes absolument spécialisés ”*. Surpris eux-mêmes, à ce qu'il semble, par le caractère illogique et dur de cette constitution, les anciens ont eréé des mythes pour l’expli- quer et la justifier. Il ont raconté qu'il y avait différentes races d'hommes, nés à part, sans mélange l'une avec l'autre. L'hétérogénéité dont nous parlons en métaphore était ainsi par eux prise au pied de la lettre. L'Hindou croit les Brah- manes sortis de la tête de Brahma, les Kchatrias ou guer- riers de son épaule, les Vaisyas (laboureurs et commerçants) de son ventre, les Soudras (artisans) de son pied*. Le prêtre égyptien descend d'Hermès, la caste militaire d'Osiris, le reste du peuple des dieux inférieurs. Ainsi la distinction est si tranchée, la spécialisation des fonctions sociales si solide, qu'elle suggère d’abord l'idée d’une origine différente qui puisse la justifier. La cité grecque et romaine montre une différenciation déjà moindre, mais profonde encore cependant. On y trouve 1. Hérodote, IE, 164 et suiv. — Sur la distinction et la multiplicité des castes égyptiennes, voir également Creuzer et Guigniaut, 1, seconde partie, note deuxième. 2. Ibid., I, 84. 3. Creuzer et Guigniaut, 1, seconde partie, note 3. 4. 1bid., 1, seconde partie, note 3. 280 LA DISSOLUTION, d'abord une spécialisation héréditaire de certaines grandes fonctions ; les Asclépiades, descendants et prêtres d'Escu- lape, ont eu longtemps le monopole de la médecine, Hippo- crate disait être le dix-septième médecin de sa famille, Bien que l’hérédité des professions, en Grèce, ne fût pas réglée par la loi, elle était très fréquemment imposée par les mœurs. Une illusion chère à la littérature classique a fait longtemps regarder les républiques anciennes comme le règne de l'éga- lité: on oubliait les esclaves. Une forme sociale reposant sur une telle institution est plus différenciée que n'importe quelle organisation moderne ; sans compter que d'autre part cette grande scission n’empêchait pas les spécialisations secondaires, celle du patriciat et de la plèbe chez les hommes libres, celle des métiers chez les esclaves, où la division du travail était poussée fort loin relativement à l’état des fone- tions et des productions économiques. Dans les premiers temps de la République, aucun citoyen ne pouvait se faire marchand ou artisan. Les traces de ces divisions tranchées persistent encore à l'époque classique *. Ce que nous suivons le mieux dans l’histoire de Rome, c'est l'assimilation suc- cessive de ces éléments différents, les luttes qui petit à petit ont renversé les barrières antiques entre les gentes et la plèbe, le citoyen et l’affranchi, le Romain et l'étranger [74]. « On peut remarquer, dit M. Fustel de Coulanges, que plus haut on remonte dans l’histoire de la Grèce et de l'Italie, plus la distinction apparaît profonde et les rangs fortement marqués : preuve certaine que l'inégalité ne s’est pas formée à la longue, mais qu’elle a existé dès l’origine et qu'elle est contemporaine de la naissance des cités”. » 1. Durkheim, d'après Hermann, Antiquités grecques, 342. 2. Ciceron, De officiis, I, 42. 3. Fustel de Coulanges, Cité antique, IV, 1. — Peut-être serait-il plus exact d'en rapporter dans certains cas la formation à cette période purement —— 4 T'ES CN | … RS à à td. Le um md + 7 > DISSOLUTION SOCIALE. 281 Le christianisme naissant faisait fraterniser tous les hommes ; il courbait devant un même signe le citoyen et le barbare, le patricien et l’esclave. Le premier évêque de Rome voulait être appelé le serviteur des serviteurs de Dieu. Mais si la civilisation qu'il engendra en reçut quelque effet, et fut moins hétérogène dans ses parties que n'avait été la précédente, elle garda pourtant une différenciation puis- sante d’abord, puis décroissant par degrés avec le dévelop- pement social. S'il n’est pas douteux que la hiérarchie romaine ait créé la hiérarchie ecclésiastique, il est aussi cer- tain qu'elle a produit celle de l’état politique : Charlemagne, empereur d'Occident, continue la tradition d’Auguste. De plus, le mélange des éléments divers, et surtout des races hiérarchisées par la conquête, fournit une nouvelle cause d’inégalité : c'est l’effet ordinaire de la violence et du déve- loppement de la vie animale. Aussi, malgré la grande dis- solution opérée par le christianisme, on retrouve au Moyen âge de puissantes hétérogénéités. Plus de castes sans doute, mais des classes : la noblesse, le clergé, le tiers état, les serfs ; dans la noblesse, la robe et l'épée ; dans le clergé, le régulier et le séculier ; dans le tiers, les corporations de tout genre. Et les lois de ces corporations sont très sévères. Elles prennent leurs membres de la naissance à la mort, les maintiennent très souvent dans un métier héréditaire dont tout le détail est obligatoire. Défense au bonnetier de faire des chapeaux, au boulanger de euire des gâteaux, au savetier de faire du neuf, au cordonnier de raccommoder du vieux. Défense au tisserand de changer un fil à sa toile. Si quelque novateur se permettait de modifier la fabrication d'uu produit, même en prévenant le publie, même en l'amé- vitale des cités, où la conscience ne s'est pas encore fait jour, et qui précède, par conséquent, les époques connues. 282 LA DISSOLUTION. liorant, il s’exposait à voir sa maîtrise supprimée, sa mar- chandise elouée au pilori ou brûlée en place de Grève, Des douanes intérieures enfermaient le commerce dans chaque province, quelquefois dans chaque commune, Souvent un ouvrier ne pouvait trouver d'occupation hors de la ville où il était catalogué. — Entre ces classes hétérogènes, chaque siècle a marqué un progrès de la fusion et de l'assimilation ; les annoblissements sont devenus de plus en plus fréquents et faciles, en mème temps que s'établissait cette doctrine que tous les gentilshommes sont égaux entre eux. Les lettres et les sciences, spécialisées d’abord aux mains du clergé, se sont communiquées par degrés aux gentilshommes, aux bourgeois, au peuple. Descartes s'en excuse encore !, Les communes se sont formées ; les charges municipales ont fait une transition de la roture à la noblesse, Enfin le talent, l'habileté, l'argent mêlant les hommes et les classes, la féo- dalité se fondit dans l'état politique du xvu° et du xvm® siècles ; et ce dernier finit par la nuit du 4 août. Un des élans les plus énergiques qu'aient jamais produit dans l'histoire le sentiment et la raison, saisissant d'enthousiasme les pri- vilégiés eux-mêmes, abolit le principe de toutes les diffé- rences héréditaires et sociales : le due d’Aiguillon et le vicomte de Noailles proposèrent et firent voter par acela- mations le renoncement de la noblesse à tous les droits féo- daux ; les curés, pris d’émulation, sacrifièrent leurs rede- vances ; les députés des villes, les privilèges municipaux ; et le nouveau régime prit pour devise les trois mots qui auraient le plus étonné les civilisations antiques. Enfin, si quelque grand changement se prépare encore, il est visible, 4. Voir dans Tarde, Lois de l'imitation, 402-412. Paris, F. Alcan, la liste fort longue, et pourtant sans doute incomplète, de tous les actes d'abord unilatéraux passés à la mutualité dans le cours des siècles : science, autorité, droit d'être servi, chasse, hommages de respect, etc. DISSOLUTION SOCIALE. 283 | je crois, qu'il tend au même but, qu'il combat l’évolution et l'intégration de la puissance pécuniaire, qu'il provient en définitive de ce que l'égalité ne parait pas à la foule assez réalisée, et de ce que la société se juge encore trop diflé- renciée et trop hétérogène. 95. Que l’on compare maintenant le spécialiste qui fait une aiguille de montre à l’ouvrier d'Égypte qui seulptait une boîte de momie d’un geste non moins automatique que le sien. Celui-là était encastré dans un acte vraiment unique, où avait vécu son père, où vivraient encore ses enfants. « tes él. js NÉ D. OO L'artisan français, du jour au lendemain, peut être conseiller municipal, député, ministre. S'il en a la vocation, rien n'empêche qu'il se fasse prêtre. Si son intelligence est supé- _rieure, il peut occuper les premières places de la science. Qu'il ne fasse rien de tout cela, et qu'il se borne à son mé- D tier, il n’en est pas moins tout à la fois, qu'il le veuille ou non, soldat lors de la circonscription, magistrat dans le jury, gouvernant même puisqu'il vote et prend ainsi part à la législation en même temps qu'à l'administration de la chose publique. S'il devient membre d’une société coopé- rative, et le cas est des plus fréquents, il se trouve de plus être commerçant, car il touche chaque année sa quote-part des bénéfices au prorata de sa consommation. Enfin il lit des livres et des journaux, il y écrit au besoin, et son avis va former la grande collectivité de l'opinion, puissante tou- jours et pesant fortement sur les faits matériels, même quand elle est erronée. Il communique plus ou mois clai- rement, plus ou moins largement avec toutes les pensées et tous les actes du pays. Il accomplit les mêmes fonctions que E les autres ; et par cela même que le point de différenciation É-s | - 0 ndn 7 n 6 devient de plus en plus spécial et précis, avec le progrès de la division du travail, par cela même aussi, dans la vie mo- | dd 284 LA DISSOLUTION. rale de l'individu, considéré comme une personne humaine, il devient de plus en plus secondaire et de plus en plus insignifiant. 96. Les usages marquent très visiblement celte contre: évolution. Voltaire remarque l'assimilation causée au xwmm® siècle par ce qu'il nomme le progrès des mœurs : « Tous les différents états de la vie étaient auparavant reconnaissables par les défauts qui les caractérisaient, Les militaires et les jeunes gens qui se destinaient à la profession des armes avaient une vivacité emportée ; les gens de justice, une gra- vité rebutante, à quoi ne contribuait pas peu l'usage d'aller toujours en robe, même à la cour... ; mais les maisons, les spectacles, les promenades publiques rendirent peu à peu l'extérieur de tous les citoyens presque semblable, On s'aperçoit aujourd'hui, jusque dans le fond d’une boutique, que la politesse a gagné toutes les conditions ', » — Et pourtant le même Voltaire écrit a quelques pages de là, eri- tiquant les coutumes juridiques, décombres d’un bâtiment gothique : « Ce n’est pas qu'on prétende que les différents ordres de l’état doivent être assujettis à la mème loi. On sent bien que les usages de la noblesse, du clergé, des ma- gistrats, des cultivateurs, doivent être différents ; maïs il est à souhaiter que chaque ordre ait sa loi uniforme dans tout le royaume. » Voilà une belle étape dans l’histoire des idées. Stendhal a raconté son étonnement, dans les premières années de son séjour à Paris, en présence de cette assimi- lation. Il rencontre, dans une maison où l'on s'amuse, un jeune homme élégant, distingué, jouant gros jeu; et il ap- prend que c'est un avoué (un procureur, comme il ajoute 1. Voltaire, Siècle de Louis XIV, ch. xxix. Lu Læaln *, LL. | € ed RS Te L 1 + Y « [ . F n [9 ) its mé SE dé ne É : DISSOLUTION SOCIALE. 285 lui-même entre parenthèses). J'ai entendu dire à l’une de ses nièces qu'a Grenoble, il y a cinquante ans, la famille d'un notaire de bonne bourgeoisie n'aurait pas frayé avec celle d’un avoué. On trouve dans Balzac beaucoup de documents du même ordre. Toutes les marques extérieures de la spécialisation, por- tées jadis avec orgueil, tombent en discrédit avec le progrès de la pensée, Les costumes universitaires sont abandonnés pour l'usage ordinaire, et même pour un grand nombre de cérémonies publiques. Un ingénieur de l'État n’est presque jamais en tenue. Un officier qui sait vivre évite d'aller dans le monde en uniforme. La coupe de la barbe, autrefois régle- mentée par les lois ou l'usage dans toutes les professions, a fini par devenir facultative jusque dans l’armée. Tout en étant un rouage, et de plus en plus spécial, l'homme mo- derne veut de moins en moins se limiter à ce rôle ; et comme il ne saurait l’éviter, il le circonserit le plus étroitement qu'il se peut ; il introduit une division dans sa vie, et fait pour ainsi dire la part du feu’. Sous la pression de la né- cessité, on accepte d’être, huit heures par jour, « fonction- naire », dans le sens le plus général du mot, et l'on met son costume de travail. Puis la journée faite, le pain gagné et le devoir social rempli, on enlève sa livrée et l’on redevient un homme, — un gentleman. — On est, ou l’on n'est pas de service; c'est le mot des ofliciers, qui dit bien cette vie en partie double. Et l’on aurait tort de se figurer que cet abandon du costume et des signes de la spéciali- sation provienne seulement de ce qu'en fait elle diminue chez ceux qui en sont l'objet: l'effacement extérieur n'attend pas la disparition des stigmates professionnels ; il la précède, l'appelle et la supplée au besoin. Les gens 1. Tout ceci est vrai surtout à Paris, bien moins dans les villes ou les mi- lieux de forte tradition ; ee qui confirme encore le sens du mouvement. 286 LA DISSOLUTION, qui sont demeurés longtemps dans une mème fonction en ont généralement l'empreinte physique et psycholo- gique; mais ils ne veulent pas la laisser paraître, Ceux qui ne savent pas s'en défaire quand il convient passent pour ridicules, ou du moins pour un peu bornés. L'intelli- gence et le bon ton exigent qu'on travaille à ne pas porter au dehors les différenciations du métier, Ainsi non seulement chacun ressemble de plus en plus à tout le monde, mais chacun s'efforce de ne pas se distinguer et se pique de n'avoir pas l'air de sa profession. Il y a donc véritablement une tendance du sentiment qui devance cette assimilation, et la contrefait même au besoin, quand elle la juge insuflisam- ment réalisée. 97. Quoi qu'on en ait dit, la spécialisation qui résulte du travail collectif dans les sociétés modernes ne saurait done être assimilée en aucune façon à la différenciation qui se produit dans les tissus vivants au cours de l'évolution orga- nique. Elle a son type propre, qui la rend à la fois plus parfaite et plus secondaire. La cellule du foie ne fera toute sa vie que sécréter de la bile, et n'ira jamais grossir le cer- veau de l’homme dont elle dépend. Enfermée dans sa fone- tion comme l'artisan égyptien dans la sienne, rien ne l'en peut relever que la mort; et les cellules engendrées par elle garderont indéfiniment la profession dont leur structure physiologique les rend seule capables. Comme si quelque force nouvelle glissait insensiblement son influence dans les modifications des êtres à des stades de développement plus avancés, les mêmes apparences finisent par recouvrir des réalités fort dissemblables, et les anciennes lois s'appliquent avec un nouvel esprit. La division du travail se fait entre les hommes comme entre les parties des animaux, mais elle n’a plus ni la même forme, ni les mêmes conséquences. Sd ‘ DISSOLUTION SOCIALE. 287 Suivant l'énergique expression du philosophe moderne qui l’a le plus particulièrement étudiée, cette division est à fleur de peau’. Elle se passe à la surface de la vie sociale et de l'esprit individuel. Les êtres qui s’y plient ne sont donc pas plus réellement différenciés que ne le sont les élèves d'un collège, rangés par leurs numéros matricules ; ou mieux encore les soldats d'un régiment, répartis dans les sections et les compagnies qui exécutent les manœuvres de l’école de bataillon. Le tout, dans ses évolutions, ses concentrations et ses déploiements, semble presque un organisme doué de vie ; et cependant toute la masse des éléments reste homogène : on pourrait presque les permuter tous sans qu'il y parût. L'élément le plus net et le plus caractéristique d'une véri- table différenciation, pénétrante et profonde, est l'hérédité. _ Là où elle fait défaut, une élasticité permanente remet en place les choses et les gens. Dans la grande assimila- tion sociale, des évolutions secondaires n'ont pu trouver place que par la réalisation de cette condition essentielle : la constitution de la ploutocratie contemporaine, qui dé- truit en partie l'œuvre de la Révolution, est un de ces remous du courant de la vie. Dans l’'homogénéite de l'éga- lité civile, obtenue par la Constitution et par le Code, la force matérielle de l'argent a rétabli des classes, parce qu’elle s’accumulait d'héritage en héritage, comme les ins- tincts dans la théorie de Spencer. Les grandes spéciali- 1. Durkheim, Division du travail social, 313, Paris, F,. Alcan, — Il faut ajouter, pour ne pas tronquer la pensée de l'auteur, qu'il n'en attribue pas moins à la spécialisation une extrême importance. Dans la conclusion de son ouvrage, il va mème jusqu à expliquer par elle le développement de la personnalité morale, et jusqu'à dire que l'éducation doit avant tout apprendre à l’homme à jouer son rôle d'organe (452). Il assimile même la division du travail à la différenciation biologique des tissus, et juge possible que des facultés entières soient acquises ou perdues par certains groupes d'hommes (451). — Le premier point de vue nous paraît le plus conforme aux faits, comme nous essayons de le démontrer dans les pages qui suivent. 288 LA DISSOLUTION. sations de la nature, d'où sont parties toutes les hypothèses et toutes les analogies, sont des spécialisations héréditaires. Les animaux ne changent point d'espèce au cours de leur reproduction; sauf dans les fables, il n'arrive pas qu'une femme ponde un œuf ou qu'une jument mette bas des chiens. Il en est de mème dans tout corps vivant, Chaque tissu s'y reproduit comme il est, et dans la suite de leurs géné: rations les cellules ne passent pas du muscle à l'os, ni du système nerveux à l'appareil digestif. Le sang lui-même qui baigne tout l'organisme, garde son individualité; les cellules qui le composent ne se reproduisent pas entre elles, mais elles n’engendrent pas non plus d'autres éléments cor: porels : tout en portant à chaque tissu les aliments néces- saires à sa vie, elles ne s’y fixent pas plus que le navire dans le port qu'il vient ravitailler. — Le caractère héréditaire de la différenciation tient à juste titre la première place chez tous ceux qui sont préoccupés d'expliquer scientifiquement les origines et les formes des structures biologiques, depuis Lamarck jusqu'a Weismann. Aucune des explications trans- formistes ne pourrait se soutenir sans cette loi, et l'expé- rience la plus ordinaire montre qu’elle est dans ses grandes lignes une des caractéristiques de la vie’. — C'est ici qu'ap- paraît bien l'opposition du corps animal et de l’état moderne, avec toute sa division du travail. Ce qui ressemble à la durable différenciation des tissus et des organes, c’est l’an- cienne forme sociale à castes, où les enfants suivent indéfi- niment la carrière de leurs parents; où la spécialisation occupe même souvent des régions spartiales déterminées, comme nous l’avons vu plus haut. L'Inde et l'Égypte étaient vraiment des êtres semblables aux métazoaires par leur 1. Je ne parle pas de l’hérédité des caractères acquis. Cf. plus haut, $ 44%. DISSOLUTION SOCIALE 289 structure et leurs fonctions. Dans la civilisation et le moment actuels, rien de semblable. 11 n’est pas exagéré de dire non seulement que tout soldat porte dans sa giberne son bâton de maréchal, mais encore que le fils de n'importe qui peut devenir n'importe quoi. Ajoutez à cela que les mêmes causes produisant de plus en plus des mariages entre gens d'ori- gine éloignée, soit socialement, soit géographiquement, chacun naît déjà plus indifférencié, non seulement par rap- port aux faits et gestes de ses parents, comme nous l'avons vu dans un précédent chapitre [53], mais encore par rapport même à ces tendances générales de la race que l'hérédité maintient dans les cellules. Ce brassage universel des con- ditions est tellement énergique qu'il est presque impossible de deviner à première vue la naissance d'un homme ; et si quelques caractères la révèlent à l'œil exercé, ce sont préci- sément ceux par lesquels sa personne se distingue de sa situation. Loin de différencier les hommes, la division du travail social les nivellerait plutôt à ce point de vue, car elle les prend dans les milieux les plus diflérents pour les conduire aux mêmes fonctions. Le Parlement, le ministère, les ofliciers, l'Université, la Magistrature se recrutent aux sources les plus diverses ; la carrière diplomatique elle-même est entamée. Si quelques familles à principes gardent une même spécialisation de père en fils, elles se font de plus en plus rares. Ce flot de changements, si rapide chez les gens rangés, est encore plus considérable chez ces irréguliers, à la recherche d'une position sociale, et qui vont dix fois dans le cours d’une vie d’un bout à l’autre de l'échelle, suivant qu'ils ont un peu plus ou un peu moins d'argent. Comment pour- rait-on assimiler ces individus infiniment mobiles, capables de recevoir sans cesse une destination nouvelle, aux éléments puissamment et héréditairement différenciés qui constituent le corps d’un être vivant ? Laraxpe. — La Dissolution. 19 290 LA DISSOLUTION. 98. Cette dissolution peut sembler contrédite par ce qu'ont avancé quelques anthropologistes sur l'identité des individus dans chaque tribu primitive, leur diversité dans les peuples européens. La masse des idées répandues dans une société, disent-ils, amène une plus grande individuali- sation personnelle, d’abord par la division du travail intel- lectuel, ensuite parce que les résultantes produites par les combinaisons des idées croissent en variété comme ces idées mêmes croissent en nombre : d'où une extrème diversité de points de vue, chacun adoptant celui qui est produit par ses connaissances spéciales. Mais cette variété de points de vue en produit justement l'instabilité. Aussiles voit-on se développer, se détruire, se succéder de toutes façons dans l'esprit de l'homme intelligent : il devient ainsi de plus en plus apte à comprendre son voisin et à se faire avee lui des idées communes. Celui qui ne change jamais n'est pas seu- lement l’homme absurde ; c’est l'homme ignorant, le paysan dont le capital mental n'est pas riche, et ne se renouvelle guére. Prenez au contraire les hommes qui possèdent réel- lement cette multiplicité de connaissances, d'idées, de faits particuliers amassés par leurs prédécesseurs : ils sont plus semblables que deux campagnards; et s'il y a entre eux quelque différence irréductible, c'est dans le tempéra- ment physiologique qu'on en trouve presque toujours la cause, ou encore dans des croyances morales ou religieuses spéciales, conservées indépendamment du progrès et de l'augmentation des idées.— Tous les sauvages se ressemblent, dit M. Novicow. J'en doute fort. Les observations sur les- quelles on se fonde sont bien sujettes à caution. En effet, on voit beaucoup mieux les ressemblances que les diffé- rences quand on se trouve dans un milieu étranger. Tous les 4. Novicow, Les luttes entre sociétés humaines, 324, Paris, F. Alcan. NES LA DISSOLUTION SOCIALE. 291 bœufs se ressemblent pour un provençal, tous les paysans pour le citadin, tous les gens à moustaches et en habit noir pour un oriental qui vient chez nous. Réciproquement, j'ai entendu des paysans, en Bourgogne, sentir et railler, dans la prononciation d’un village distant de moins d’une lieue, des différences d’accentuation qui me seraient toujours restées imperceptibles s'ils ne me les avaient pas fait remar- quer. En second lieu, il peut y avoir de la prévention : un esprit qui s'attend à retrouver là l'homogénéité primitive se laissera frapper spontanément par les traits de caractère qui peuvent s'y rattacher. Troisièment, on ne saurait com- parer des termes appartenant à des séries différentes ; nous l'avons déjà fait remarquer. Cinq crânes de Patagons possédés par Broca étaient identiques, dit M. Topinard. C'est un repère insuflisant pour juger de leur évolution. Ces Pata- gons ne sont pas nos ancètres. À quel stade étaient-ils de leurs transformations, s'ils en ont eu ? Le D' Lebon, plus solidement, rapporte que la différence maxima observée entre les crânes des Parisiens était de 470 centimètres cubes au xu° siècle, et qu'elle est de 600 centi- mètres cubes à notre époque. Mais ceci se rattache à un stade nécessaire du progrès de l'assimilation. Une des grandes causes de ce progrès est le mélange par lequel les représen- tants de groupes divers viennent au contact les uns des au- tres. Sur un point géographique déterminé, isolément consi- déré par abstraction, l’hétérogénéité doit d'abord suecéder à l’homogéneité ; et cela non point parce que l'homogène l'engendre en évoluant, mais parce que cette partie a cédé ou perdu quelques-uns de ses habitants et qu’elle a reçu des étrangers en échange. C'est ainsi que dans un ballon d’eau bouillante qu'on laisse refroidir, la température est uniforme au commencement de l'opération; elle redevient uniforme à la fin, et plus complètement uniforme, (puisque l'égalité de 292 | LA DISSOLUTION, température existe maintenant non seulement dans l'intérieur du ballon, mais encore entre le ballon et son milieu); — mais dans l'intervalle il a fallu pour en arriver là traverser une période où l’hétérogénéité intérieure s'est accrue, la surface se refroidissant plus vite que le centre. Cette évolution n'est done que momentanée; bien plus, elle n’est qu'apparente, car elle n'existe que pour une observation incomplète; il suffit pour qu’elle disparaisse d'effectuer à n'importe quel moment la somme de tous les phénomènes logiquement liés au phénomène donné, c'est-à-dire ici de considérer non seulement le liquide, mais encore le milieu par lequel il re- froidit ; celui-ci s'est déjà partiellement échauffé, l’autre s'est partiellement refroidi, et l'inégalité, dans l'ensemble, a par conséquent diminué [21]. C'est ainsi que la dissolution générale rend par moment tel ou tel point plus bigarré. L'assimilation du costume ou celle de la manière de bâtir ont d'abord pour effet d'aug- menter en telle ville déterminée les diversités observables, puisque aux modèles locaux viennent se juxtaposer ceux du Nord et du Midi. Cette remarque s'étend à toutes les trans- formations, sauf peut-être celles qui proviennent uniquement du progrès intérieur et parallèle des consciences. Encore, mème dans ce cas, il est presque impossible qu'il n'y ait pas des éclaireurs et des retardataires. Mais partout où l'exemple et limitation se font sentir, une période d'inégalité ne peut manquer de précéder le rétablissement de l’équili- bre. De petits groupes, déjà bien unifiés dans leur intérieur par suite de leur étendue restreinte et de leur isolement, se trouvent à la fois très homogènes chacun à part, et très hétérogènes les uns par rapport aux autres : il faut done qu'ils absorbent d'abord cette diversité pour la résoudre. Si les magistrats se ressemblent moins entre eux aujourd’hui qu'il y a cent ans, c'est que la société tout entière se re- A, a = L. PAR Sn dr US ct" LA DISSOLUTION SOCIALE. 293 trouve dans la magistrature, comme elle se retrouve dans l’université, dans l’armée, même dans le commerce ou l'in- dustrie; et qu'ainsi chacun de ces corps est plus divers en soi, par cela même qu'il est plus affranchi de son type spé- cial, et plus semblable aux autres corps. Mais cette diversité même est transitoire, comme celle de l'eau qui refroïdit : arrêtez cet afflux d’hétérogénéité qui vient du dehors, et vous verrez les parties internes réagir les unes sur les au- tres suivant leur loi naturelle d'équilibre, comme d’ailleurs elles le font dès à présent, mais d’une manière qui nous est masquée par le changement contraire, et plus rapide, qu'elles reçoivent en même temps des corps voisins. Cet arrêt de la communication avec l'extérieur, qui laisse voir l'assimilation s'effectuer au sein de chaque groupe, n'est jamais tout à fait complet : il faudrait supposer un iso- lement absolu. Il se produit pourtant des cas de ralentisse- ment dans ces échanges qui équivalent pratiquement à l'établissement de cloisons étanches. Ainsi les nations, par leur antagonisme industriel ou politique, par les barrières naturelles et artificielles qu'elles mettent entre elles, com- muniquent beaucoup plus lentement que ne font leurs pro- vinces : aussi voit-on que, si ce n'est sur les bords du terri- toire, où quelque infiltration d'hétérogène se produit, les régions tendent beaucoup plus vite à s’unifier entre elles qu'à se diversifier par leur unification respective avec les pays étrangers dont elles sont proches. 99. Il est donc constant que la diminution de la spé- cialisation, en tant qu'elle pénètre les individus en profon- deur, marque les progrès de la conscience et de la culture, soit personnelle, soit collective. La division du travail de- meure en nous comme la marque de notre nature animale, comme une sorte de péché originel dont nous portons les 291 LA DISSOLUTION. conséquences avec nous. Condamnés à vivre dans une na- ture où l’on ne mange son pain qu'à la sueur de son front, aspirant en vain à la divine paresse que les hommes d'autre- fois mettaient dans le paradis terrestre, et que les socialistes modernes pensent entrevoir dans les progrès de l'organisa- tion économique, nous sommes arrivés du moins à rendre cette nécessité moins pressante, à nous dégager par un côté de la fonction par laquelle nous assurons notre vie en même temps que celle de la société, La division du travail se produit nécessairement, sous la pression extérieure des circonstances. En faireune intervention réfléchie de l'homme, soit en vue de son bonheur, soit en vue d'uné production plus parfaite est chose absurde, puisqu'au contraire nous ve- nons de voir que tout le progrès de cette réflexion consis- tait à canaliser cette lutte pour la vie, quand on ne peut la supprimer, où du moins la suspendre; à limiter les effets spécialisants de la différenciation sociale, imposée à des êtres pensants par la force des choses, et par leur condition d'êtres mangeants. Auguste Comte disait que le remède aux dangers de la spécialisation devait être de pousser à bout cette spécialisa- tion même; en matière scientifique, en créant une classe de savants spécialisés dans la connaissance des généralités et chargés d'assurer entre tous les autres les communications constantes qui préviendraient leur isolement : ce sont les phi- losophes; en matière politique, en créant une classe de fone- tionnaires spécialisés dans ce même rôle de ciment social, et capables de prévenir ainsi « cette fatale disposition à la dispersion fondamentale des idées, des sentiments et des intérêts » : c'est le gouvernement’. Peut-être la passion du règlement et de la hiérarchie l’entraîne-t-elle un peu : il est 1. Aug. Comte, Cours de phil. pos., IV, 429-130. AT ae À 2 6 CS RS 5 TR TUNER _. DISSOLUTION SOCIALE. 295 hors de doute qu'une certaine assimilation se fait d'abord tout spontanément, par les procédés que nous avons énu- mérés, sans que l'influence diffuse de la pensée, de la mo- rale, de l’art, se soit à son tour incarnée dans quelques indi- vidus qui s’y consacrent exclusivement. Il faut accorder toutefois qu'aussitôt ces conditions réalisées, les barrières qui séparent les groupes de travailleurs s’abaissent beaucoup plus vite, car elles sont attaquées d'en haut par réflexion et par raison logique, au lieu de s'écrouler petit à petit, morceau par morceau, sous le lent travail de ceux qu'elles séparent et qui les perforent graduellement'. Que les philosophes contribuent à donner aux savants des ouvertu- res sur les questions qu'ils ne connaissent pas immédiate- ment, il faudrait n'avoir jamais vécu parmi eux pour le nier | (je parle bien entendu des philosophes qui ont renoncé à 1 faire de leur travail un exercice de poésie ou de dialectique, et qui sont animés, aux moins dans les traits généraux, des intentions ci-dessus définies par Comte). Que le gouverne- ment ait une part, et parfois très énergique, dans l'établis- sement de l'unité morale d'un pays, toute l'histoire le démontre. Et il doit bien réellement en être ainsi si nous ne nous sommes pas trompés en voyant dans le progrès déme- suré de la division du travail, et duns la mobilité qui en ré- sulte, l'œuvre d'une réflexion capable d'anticiper sur les faits et de diriger jusqu'à un certain point le courant naturel des transformations sociales, Ainsi, dans une usine, ce n’est pas spontanément, mais par prévision de l'industriel que s'établissent les différentes catégories de travailleurs. Dans une administration, la division du travail est si bien tracée d'avance qu'on supprime quelquefois après coup des rouages inutiles. Faite d'abord à l’image de la nature, que notre 1. Voir dans le même ouvrage le rôle attribué à l’enseignement philoso- phique. Paie Die St LAS 296 LA DISSOLUTION, constitution nous force bien à continuer, cette division puise ainsi dans les conditions particulières de notre vie psychique des caractères imprévus, qui mettent un esprit nouveau dans les vieilles formes, En en prenant conscience, l'homme est d'abord tenté de désapprouver totalement cet état de choses, de honnir le travail qui produit ces effets dégradants, ainsi que le faisaient les sociétés anciennes, et de maintenir que le 5r2122t0s, l'honnète homme, doit rester un esprit universel. Puis, découvrant par le progrès mème de l'observation que les élans spontanés de sa nature pen- sante et volontaire ne changent pas au premier mot les con- ditions de la vie, il reconnaît à la fois l'impossibilité de sup- primer arbitrairement cet état de choses, et la nécessité morale de ne pas en être l'esclave. Il semble que les sociétés modernes en soient justement au point de comprendre elai- rement ce dilemme : que la différenciation, indispensable à quelques égards, et d'ailleurs imposée par les faits, ne serait pourtant à elle seule, pour la société tout entière, qu'un principe d’émiettement, regnum in se divisum ; pour l'indi- vidu, un abrutissement et un sacrifice de ce que tous les hommes ont toujours considéré comme le but et l'intérêt mème de l'existence : car c'est un triste témoignage à se rendre, comme disait Comte, de n'avoir jamais fait toute sa vie que des manches de couteau, ou même des équations, ce qui, pour le résultat moral, est malheureusement à peu près la même chose. Mais cette révolte même n'est pas sans effet : la pression des hommes les uns sur les autres, qui nécessite au point de vue matériel la division du travail, ouvre au point de vue intellectuel un champ illimité à la satisfaction de ce besoin : elle permet la communica- tion rapide et sûre de leurs pensées, et la seconde devient l’antidote de la première. La division du travail n'est plus alors acceptée par la force et sans but, mais poussée volon- DISSOLUTION SOCIALE. 297 tairement jusqu'à ses limites les plus extrêmes en raison des avantages qu'elle présente, et reconnue par ceux qui la su- bissent pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour une nécessité de la situation économique, et rien de plus. Un peu de divi- sion du travail peut enrayer la vie de l'esprit ; une coopéra- tion aussi morcelée que possible la ressuscite : plus l'homme, dans le travail par lequel il gagne sa vie, est visiblement rouage, et rouage infime de la grande machine, plus il re- vendique énergiquement le droit de jouir honorablement de cette vie une fois gagnée, c'est-à-dire d'être un homme, l'égal de tous les hommes, et mème, dans la mesure où la grande assimilation scientifique, artistique et morale lui en donne les moyens, leur frère par le cœur et par l'esprit. HI 100. En même temps que s’effectuait dans le progrès de la civilisation cette grande dissolution des castes et des classes, des assimilations plus profondes encore avaient lieu parallèlement, et par les mêmes causes. L'homme et la femme, dans la période préhistorique de leur développement, paraissent avoir divergé d’un type commun. C'est au moins ce que tendraient à prouver quel- _ ques mesures ostéologiques effectuées sur les échantillons qui nous sont parvenus’. Encore doit-on faire quelques réserves sur ce genre de considérations. Nous en avons déjà donné les raisons. Mais dans la période historique, c'est-à- dire expérimentalement connue, et non point dessinée à priori par le prolongement d’un système, on voit que cha- que progrès de l'intelligence et de la culture diminue la dis- 1. De G. Le Bon, L'homme et les sociétés, 1, 154. — Dr Topinard, Anthropologie, 146. 298 LA DISSOLUTION, tance qui sépare l'homme de la femme, Chez les anciens peuples d'Asie, demi-civilisés, demi-barbares, la femme est un animal domestique, et les princes ont un riche sérail comme une belle écurie. A Babylone, suivant une coutume que rapporte Hérodote avec quelque admiration, les femmes nubiles sont annuellement réunies en un marché, et mises en vente aux enchères publiques. La polygamie était encore admise chez les Hébreux et les Égyptiens primitifs, d'où elle n'a disparu qu'avec le progrès de leurs civilisations res- pectives'. Une inscription égytienne, sur le revers d'une stèle du musée de Berlin, raconte ainsi les exploits d’un pha- raon : « J'ai envoyé mes archers contre les ennemis dans la ville de Makhenunem. Grand carnage. On a ramené 505349 bœufs et 2236 femmes. » Un peu plus loin: « Contre Fama- kliv: j'ai pris toutes ses femmes, tous ses chevaux et 35530 bœufs*. » Dans le courant même de l’histoire juive, bien des traits rappellent et confirment cette domesticité première. Dans la Genèse, il n’est pas question des filles d'Adam et d'Eve : Caïn, Abel et Seth sont seuls nommés. Le Décalogue ordonne de ne point convoiter la femme, l'esclave ni l’ânedu prochain”. Les femmes d’'Assuérus sont ointes douze mois d'huiles et d'aromates, comme des animaux qu'on engrais- serait pour la table*. Chez les Thraces, au témoignage de Platon, les femmes sont employées aux travaux « exactement comme les esclaves”. » En un mot, sauf dans l'Inde, où la lumière intellectuelle se développa puissamment, la femme 1. Ménard, Vie privée des anciens, NW, 3 et II, 50. — Trois femmes d'Abraham sont citées dans la Bible: Sarah, Agar et Kétura. Jacob achète Lia et Rachel. Salomon eut 700 femmes, etc. : 2. Dans Sumner-Maine, Early Law, VW, 213. 3. Exode, I, 17. 4. Esther, I, 12. L 5. Ataxovety andèy diavepovtws T@v dodkwv. Lois, VII, 805. — Dans le même passage, Platon considère l'état des femmes à Sparte comme un inter- médiaire entre cet esclavage et la liberté relative qu'elles ont à Athènes. . Lo nie Ou, 2 » LÉ + | a. 1 M" 0 FU # F- ‘h CE DISSOLUTION SOCIALE. 299 d'Asie fut traitée en animal, et garda toujours quelques traces de cette profonde inégalité, qui se retrouve mème encore de nos jours chez certains peuples d'Orient *. 101. Dans la Grèce antique, la polygamie était ordinaire, et Cécrops passe pour l'avoir fait cesser le premier. La femme n’en resta pas moins un être à part, très inférieur à l’homme. Seules, quelques courtisanes entrèrent parfois dans la vie morale des Grecs par leur intelligence ou leur _ caractère. Kawwvès Éüns, dit Aristote en parlant de l'esclave où zouwvwrès Bleu *. Il pense qu’il en est de même de la femme, et l'esprit grec, dont il est le plus fidèle représentant, a toujours admis avec lui une différence non seulement de degré, mais presque de nature entre les deux sexes. Dans la Die, il remarque comme une chose curieuse que la qua- . lité d’être bon peut se trouver dans n'importe quelle espèce « même dans la femme et dans l'esclave, bien que ee soient ‘des êtres, l’un inférieur, l’autre tout à fait mauvais”. » Le . mème rapprochement est encore fait dans la Politique : « L'esclave n'a point de jugement ; la femme en a, mais sans force (äxsgev); et celui de l'enfant est imparfait *. » Cela _ tient, suivant Aristote, à une différence profonde dans les élé- 1. Sur l'inégalité prodigieuse de l'homme et de la femme dans les civilisa- tions anciennes, voyez l'ouvrage très détaillé du Dr Letourneau, Évolution du mariage et de la famille. En laissant de côté les anecdotes sauvages, il . y reste encore une ample collection de faits certains concernant l'antiquité | fear et quelques grands peuples actuels bien connus. 11 en tire cette conclusion peu évolutionniste, mais très solidement démontrée, qu'en remon- . tant assez loin en arrière, on trouve toujours la femme traitée par son maître « comme le premier de ses animaux domestiques. » “ Aristote, Politique, I, ch. xu. Cf, Morale à Nicomaque, X, ve. . "Esx: à: êv Sxaate véver aai yap yum Éott en2Th ai Dodo, zœu/rot ye PRE TOŸTUWV TO uèv AEtpov, T0 0 Oluws paDAGY Éariv. Poétique, XV, 3. — Et cependant il se juge déjà plus délicat que les barbares, pour qui il n'y a au- cune différence entre la femme et l'esclave. Politique, 1, 2. 4 Politique, ch. v, 6. 300 LA DISSOLUTION, ments d'âme qui animent les corps. Devançant les considé- rations des anthropologistes, il remarque que les cerveaux féminins sont plus petits que ceux des hommes ; il ajoute mème que leur crâne a moins de sutures, ce qui est une infériorité, parceque ces sutures empêchent le cerveau dese dessécher ou de s'’humecter outre mesure’. Quand les phi- losophes, naturellement amis de l'égalité, admettent dans les choses de telles différences, il faut que cette opinion soit bien profondément établie chez leurs concitoyens. Dans les Euménides d'Eschyle, Apollon affirme qu'on n'est point parricide en tuant sa mère. Reproduisant une formule ancienne, et conforme aux lois de Manou, il affirme que la femme nourrit le germe, mais ne contribue pas à le former. Le lien du sang n'existe réellement que de l'enfant au père. Dans le premier discours contre Aphobos, Démosthène cite le testament paternel, par lequel sa sœur avait été léguée à Démophon, sa mère à Aphobos, parmi d’autres libéralités*, On sait enfin à quelles étrangetés de mœurs ont été conduits les Grecs par le mépris de la femme, et par l'intime conviction qu'elle n'était pas une personne morale, avec qui l’on pôût satisfaire son cœur et son esprit. « Les idées et les divers préjugés qui dirigent la galanterie moderne dans ce qu'on appelle le monde étaient jadis les mêmes à Athènes et à Lacédémone, sauf qu'ils ne se rapportaient pas aux femmes *, » Cependant les esprits libres protestaient au nom de la raison contre l'inégalité que consacraient l'usage et l'opi- nion. Socrate, le révolutionnaire, l’homme des paradoxes, le corrupteur de la jeunesse, soutenait que les femmes pou- vaient avoir les mêmes qualités que les hommes; théorie 1. Des parties des animaux, W, 7. 2. Démosthène, Contre Aphobos, édition Didot, 814. 3. Renouvier. Philosophie ancienue, W, 105. DISSOLUTION SOCIALE. 301 absurde, suivant Aristote qui la eite'. C'était un des points sur lesquels il était d'accord avec les sophistes, esprits critiques s’il en fut jamais, et dissolvant toutes les diffé- rences logiques et sociales: ils niaient le bien fondé de l'inégalité nobiliaire, de l'esclavage, de l'infériorité fémi- nine. Leur disciple Euripide disait, devançant même la loi moderne : « L'homme et la femme ont les mêmes droits, celle-ci quand elle est trompée par son mari, celui-là quand il a dans sa maison une femme infidèle”, » De mème Platon soutient théoriquement dans sa République que toutes les fonctions sociales doivent être également accessibles aux hommes et aux femmes", et il déplore dans les Lois « l'ex- trème déraison » des mœurs actuelles qui rendent impos- sible cette assimilation”. Mais ces regrets mêmes montrent à quel point la Grèce était loin de souscrire à ces utopies, et l’on sait bien comment Aristophane, au nom de la tradi- tion et de la croyance commune, a bafoué Socrate, Euripide et la république platonicienne, et toutes les idées subver- sives nées dans /es nuages de la philosophie. 102. En montrant dans son ensemble la femme plus rap- prochée de l’homme qu’elle n'était chez les Perses ou chez les Thraces, l'histoire de la Grèce accuse dans son dévelop- pement un progrès de cette assimilation. Les femmes, relé- guées d’abord au dernier rang, et presque en dehors de la société, finissent par y tenir une place de plus en plus importante®. L'organisation romaine, dans ses périodes 1. Politique, 1, 5, 8. 2. Cf. Zeller, Philosophie des Grecs, trad. Boutroux, tome If, ch. zx, $ 5 où les sophistes sont justement comparés à l'Aufklärung des Allemands. 3. Euripide, Andromaque, vers 672-674. k. Platon, République, V, 4514-452b, 5. Platon, Lois, VII, 8052: zivrwv ävonrôrarz +2 vüv. 6. M. Couat. Aristophane et la comédie grecque, 372. 302 LA DISSOLUTION. successives, marque encore une conquête de cette égalité, Théoriquement la femme reste toujours mineure, filia domi, égale seulement à un enfant et soumise à son fils aîné quand elle ne l'est plus à son mari ; mais pratiquement et dans les familles nobles surtout, elle reçoit des mœurs une condition beaucoup plus favorable. Elle tient dans le monde un rang bien supérieur à celui qu'elle obtenait en Grèce, où jamais une femme n'aurait pu jouer dans l'État le rôle d'une Agrip- pine. Les lois consacrèrent graduellement cet effacement des anciennes barrières, « D'après l’ancien droit romain une femme même pubère a besoin, à raison de son sexe seu- lement, d’un tuteur pendant toute sa vie quand elle n'est pas soumise à la patria potestas où à la manus mariti', Quoi: que la tutelle des femmes fût prise fort au sérieux dans les anciens temps, cependant elle perdit peu à peu son véritable caractère primitif, D'abord la lex Pappia Poppæa délivra complètement une grande partie des femmes mariées de cette surveillance incommode, En suite, la /ex Claudia l’adoucit notablement pour beaucoup d'autres femmes, Enfin, on avait inventé plusieurs expédients ingénieusement com- binés pour soustraire les femmes au moins à la tutelle la plus onéreuse, à la tutelle légitime des agnats, et leur pro- curer des tuteurs à leur choix par lesquels elles se senti- raient peu ou même pas du tout gènées. (Coemptio fiduciæ | causa, tutelæ evitandæ gratia, tutoris optio dans ses diverses formes, in jure cessio de la tutelle, etc.) La tutelle des fem- mes étant ainsi devenue depuis longtemps une vaine forme, presque ridicule, rien de plus naturel que de la voir dispa- raitre peu à peu entièrement sous les empereurs qui suivi- 1. La conventio in manum mariti est l'acte matrimonial qui substitue le mari au père dans ses droits de propriété sur la femme. Gaius, Commen- taires, 1, 1135. DISSOLUTION SOCIALE. 303 rent Dioclétien ’. » Et, ce qui n’est pas moins remarquable, les jurisconsultes qui veulent justifier cette assimilation pro- gressive des sexes invoquent en sa faveur l'autorité de la raison et de la réflexion philosophique, comme on le fait encore de nos jours pour pousser plus loin cette égalité. Il n'y a pas, disent-ils, de raison suffisante pour que la femme soit maintenue dans cet asservissement ; elle n'y est demeu- rée si longtemps que parce que ses agnats étaient intéressés à l’y maintenir et à s'assurer par là son héritage *. » Ainsi la force et l'intérêt apparaissent encore iei comme les fae- teurs essentiels des différenciations sociales, l'intelligence, la raison et la justice, comme les dissolvants énergiques qui tendent à détruire le règne de l'inégalité. Dans toute la suite de l'antiquité classique, remplie par un accroissement de civilisation dont le centre s’est déplacé, mais qui ne s'est pas interrompue, la raison et les mœurs ont diminué par - degrés l'intervalle qui séparait les deux sexes. 103. Le christianisme, dans les premières années de son développement, se montre aussi favorable aux femmes qu'il l'était à tous les déshérités de ce monde. Il semble cependant que, même à ses débuts, il avait eu soin de réserver ce qui paraissait à toute l'antiquité une condition nécessaire 1. Marezoll, Lehrbuch der Institutionen des rümischen Rechtes, trad. “ C. A. Pellat, 2 partie, $ 189. 2. « Feminas perfectae ætatis in tutela esse, fere nulla pretiosa ratio sua- sisse videtur. Nam, quæ vulgo creditur, quia levitate animi plerumque deci- piuntur, magis speciosa videtur quam vera... Eaque omnia ipsorum [agnato- rum] causa constituta sunt, ut quia ad eos intestatarum hæreditates pertinent, neque per testamentum excludantur ab hireditate, neque alienatis pretiosio- ribus rebus susceptoque ære alieno, minus locuples ad eos hæreditas per- veniat. » Gaius, Commentaires, 1, 190 et 192. La loi des douze Tables dit en effet simplement : « Veteres voluerunt feminas eliam perfectae aetatis, propter animi levitatem, in tutela esse. » Tab. V. Et elle en tire les consé- _ quences. pe à Ci AR ES ne nt dE pr y 7 + : LÆ. À "+ ne 30% LA DISSOLUTION. de l’ordre moral’. En tout cas, avec le début du moyen âge, où commence un nouveau cycle, la prédominance du fait renouvelle et peut-être agrandit la différenciation. Au vi° siècle, le concile de Mâcon crut devoir rectifier l'opinion d'un évêque qui soutenait que les femmes ne fai- saient pas partie de l'espèce humaine au sens strict du mot?, Pendant toute cette période, la condition des femmes fut très inférieure, L'éloquente peinture qu'en a donnée Miche- let n'est peut-être pas exagérée*. En tout cas les prohibi- tions, les lois, les usages contraires à l'égalité furent nom- breux. C'est que, d'une part, dans toute société barbare, ani- mée d’un fort principe vital, et dans sa période de croissance [44], comme étaient alors les peuples d'Europe, l'évolution doit dominer : le fort ne le demeure qu'en asservissant le faible, en accentuant à son profit le déséquilibre naturel des êtres. A l’état naissant, le vivant progresse par différen- ciation, sous la poussée de l'instinct, tant que ce mouvement n'est pas arrêté par la réflexion, Et, d'autre part, avec le christianisme, une des vieilles sources d'inégalité venait de se rouvrir, détournant momentanément la marche des idées philosophiques. D'après les traditions orientales et juives, la femme apparaissait comme la personnification de la puis- 1. « L'homme n'a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme. » Saint Paul, ép. 4 aux Corinthiens, XI, 9. 2. « .… Die Weiïber künnten nicht Menschen in vollen Sinne genannt werden. » Von Hefele, Concilien geschichte, tome I, p. 41. C'était bien l'opinion de la philosophie grecque. Le même concile interdit à la femme d'entrer dans l'enceinte de l'autel, de toucher aux objets du culte, de recevoir l’hostie (qu'on prenait alors dans la main) autrement que sur un linge, etc. Son impureté naturelle la rend incapable du service divin. 3. « Divinisée sur l'autel, la femme est dans la réalité la victime sur laquelle retombent tous les maux de ce monde, et a l'enfer ici-bas. » Michelet, Renaissance, introduction, 119. — Paul Rousselot, Éducation des femmes, partage cette opinion. — Voyez plus bas comment on peut essayer d'expliquer la contradiction qu'elle implique. NA NET DISSOLUTION SOCIALE. 305 _ sance inférieure et mauvaise, de la /bido en lutte avec la sanctification. Elle est la chair, le désir, la vie (Eve) ; elle est par conséquent la tentation et l’impureté, la corruptrice de l’homme, la voie par laquelle lui vint le péché originel. En le personnifiant, elle participe par contre-coup à sa répro- bation, dont elle porte la marque physique. Le mâle et la femelle représentent ainsi la dualité universelle, la force instinctive, obseure et féconde, qui s'oppose à la pureté sim- ple de la raison et de la conscience ; la sensibilité en face de l'intelligence dont elle est à la fois la matière et l'obstacle. Par un symbolisme d’une imposante profondeur, mais qui contribua nécessairement à la déprimer, elle n'est divinisée que dans la Vierge, c'est-à-dire en tant qu'elle renonce à “ son caractère proprement sexuel, et qu'elle se nie elle-mème en tant que femme. Elle représente la vie aiguillonnée par le serpent du désir et qui ne peut engendrer Dieu qu'en _broyant sous son talon l'animale coneupiscence. De là dans le christianisme une nouvelle sorte d'inégalité, dérivant natu- rellement des dogmes ; mais cette inégalité, cependant, n'est pas plus grande que celle des temps antiques: ear il restait toujours acquis pour la nouvelle foi que la femme était une personne morale, capable d'entrer en partage du règne éternel de Dieu. Cette idée suffit pour que l’ancienne mar- che à l'égalité reprit son cours. De plus, le christianisme, en pénétrant en Gaule, se fondit avec une civilisation déjà fort avancée intellectuellement, sinon matériellement, et dans laquelle la vieille religion druidique favorisait la liberté des femmes. La chevalerie marque une époque de ce pro- grès. Le misogyne Schopenhauer, hanté des mêmes idées orientales sur le symbolisme féminin, ne pardonnait pas à la civilisation chevaleresque d’avoir créé la Dame et d'avoir essayé de combler, par les respects et la courtoisie, la diffé- rence que la force mettait naturellement entre les sexes. Lacanne. — La Dissolution. 20 ce £. 306 LA DISSOLUTION, Depuis lors, la galanterie se transformant avec les siècles, l'idée de la justice descendant plus avant dans les mœurs, l'esprit masculin s'affinant assez pour comprendre les déli- catesses de la femme, et la femme devenant assez intelli- gente pour suivre l'effort abstrait d'une pensée mâle, l'assi- milation fut de plus en plus grande, la communauté de plus en plus possible au point de vue intellectuel et moral. Les noms de femmes savantes, artistes, philosophes, remplis-. sent le xvin* siècle. 104. Comme si les crises violentes et les restaurations devaient avoir une influence fâcheuse, au moins momen- tanée, sur la convergence des caractères sexuels, la Révolu- tion, de même que le christianisme, apporta dans le nouveau régime un élément de différenciation. D'autre part, après, tout bouleversement, la vie reprend sur nouveaux frais, et les périodes se succèdent ainsi comme des générations d'in- dividus, dont chacun recommence ab ovo son développe- ment, destiné à reproduire d'abord quelques traits de l'état ancestral, puis à le dépasser à son tour, soit dans la marche évolutive, soit dans la dissolution, D'autre part, la nouvelle organisation reçoit presque toujours l'influence de quelque état antérieur, comme nous l'avons déja vu [72-75]; de là une hétérogénéité nouvelle dont il faut obtenir la dissolu- tion. Ce fut ici l'exemple de l'antiquité qui joua ce rôle. Les noms de Rome, de Sparte, d'Athènes étaient sans cesse invo- qués dans la Constituante et la Législative. L'influence des philosophes du xvin* siècle y fut aussi pour quelque chose. Affranchie par les mœurs, la femme était souvent tombée dans les vices des affranchis. De là les mots sévères de Rous- seau: « La femme est faite spécialement pour plaire à l’homme ; « — de Montesquieu : « La nature, qui a distingué les hommes par la force et par la raison, n’a mis à leur pou- Ft =”, . DISSOLUTION SOCIALE. 307 voir d'autre terme que celui de cette force et de cette rai- son ; elle a donné aux femmes des agréments et a voulu que leur ascendant finit avec ces agréments'. » Ce fut aussi l'esprit des rédacteurs du nouveau Code civil, tout imbus de droit romain, délibérant sous la présidence d'un homme de lutte, par conséquent ennemi né de la dissolution et fort peu tendre pour l'égalité des femmes. Aussi les féministes pos- térieurs se sont-ils plaint souvent que le Code civil ait relevé des prescriptions désavantageuses aux femmes et que l'usage avait abolies. Mais les mœurs, plus fortes que la tradition, rompent petit à petit ses barrières, Des concessions furent faites dans le commerce, puis dans les administrations”, enfin dans les carrières libérales. L'accession des femmes à la profession médicale, d’abord tournée en ridicule, est main- tenant, même en France, un fait accompli. Elles viennent également d'obtenir le droit d’être témoins à l’état eivil. L'inscription au barreau, refusée après une longue discuss sion, ne peut guère manquer d'être accordée un jour. Pour constater le sens où marchent les événements, il suffit de considérer les dernières réformes promulguées, préparées ou réclamées par l'opinion publique. Elles sont toutes favo. rables à l'assimilation de l'homme et de la femme, excepté naturellement sur les points particuliers où cette assimila- tion produirait une inégalité nouvelle en raison des faiblesses physiologiques de la femme, comme il arrive souvent dans J'industrie, Les moins avancés demandent que la femme commerçante puisse faire partie, au même titre que l'homme, des conseils et tribunaux de commerce. M. Legouvé réclamait déjà, il y a quarante ans, l'intervention réelle des femmes dans leur contrat de mariage, l'administration de leurs biens, le 4. Rousseau, Émile, livre V. — Montesquieu, Esprit des lois, XVI, 2. 2. Postes et télégraphes, bureaux dépendant du ministère du com- __ merce, elec. 308 LA DISSOLUTION. droit d’ester en justice sans autorisation, la limitation de la puissance maritale, le droit de consentement au mariage des enfants, l'admission à la tutelle et aux conseils de famille, à toutes les professions privées et, dans la limite de leurs qua- lités et de leurs devoirs, aux professions sociales", Le pro- gramme d’Erfurt, rédigé par les socialistes allemands en octobre 1891, contient les articles suivants: suffrage uni- versel sans distinction de sexe; rétablissement {séc) de la femme dans une situation égale à celle de l'homme : accou- chements gratuits. Dans l'ouvrage qui porte ce titre : La - question sociale est une question morale, l'un des représen- tants les plus modérés du socialisme et des moins enclins à l'utopie, réclame expressément entre les sexes une assimila—. tion aussi complète que possible ; il ne peut ètre question, € en effet, d'une assimilation totale, puisque nous avons à * compter avec une différenciation physiologique ancienneet £ profonde, que la nature a sans doute intérêt à maintenir, et qu'il ne dépend pas de nous de supprimer [55]; mais il est : ‘ certainement au pouvoir des lois et des mœurs de la res- treindre, peut-être même de la réduire strictement au point “à essentiel qui la constitue, comme la division du travail (95); et ces deux pouvoirs paraissent tendre de plus en plus vers cet idéal. : | Nous ne pouvons donc nous ranger sans réserves à l'opi- FR nion de M. Durkheim, qui tout en reconnaissant l'assimila- — tion moderne des sexes, n'y veut voir qu'un accident passager et peut-être le simple commencement d'une différenciation nouvelle: car, dit-il, « si l’art et les lettres commencent à devenir choses féminines, l’autre sexe semble les délaisser pour se donner plus spécialement à la science”, » Mais, 1. Legouvé, Histoire morale des femmes, conclusion. 2. Durkheim, Division du travail social, 62. Paris, F. Alcan. nn. VU Far . | FALL A De LG, La ENS S 2 © PTE EL ie Ps LA DISSOLUTION SOCIALE. 309 d'une part, il est extrémement douteux que les hommes tendent à abandonner l’art pour la science; je ne vois même pas bien ce qui peut donner lieu à cette opinion ; d'autre part, on ne peut accorder que les femmes entrent dans la vie intellectuelle uniquement par la porte artistique; tout au contraire, tandis qu'elles sont encore aujourd'hui exclues de l'École des Beaux-Arts, elles ont libre accès à la Faculté des Sciences, à l’École de droit et à l'École de médecine, On peut en citer un grand nombre qui y ont pris leurs grades ; quelques-unes sont allées jusqu'au doctorat de mathéma- tiques. Beaucoup d'entre elles suivent avec assiduité les cours de psychologie, et particulièrement de psychologie expérimentale; M. Ribot a même observé qu’elles montraient en général plus de précision et d’exactitude que les hommes dans l'observation et la description des états de conscience. La culture moderne des femmes ne paraît donc pas être une différenciation commençante, mais la suite d'une longue assimilation. Toutes les transformations sociales analysées | plus haut militent en faveur de cette conception. Enfin, s’il fallait une preuve de plus qu'il s'agit bien iei d’une distine- tion ancienne qui s’efface, on pourrait remarquer que l'iné- galité sexuelle la plus grande, parmi les civilisés, se ren- contre chez les peuples latins et catholiques, comme l'Italie, … l'Espagne, la France, qui vivent de la tradition antique ; au contraire, l'assimilation est plus marquée chez les nations nouvelles et réformatrices; elle est notable en Angleterre, où l'on compte mème un grand nombre de cercles féminins, organisés sur le modèle de ceux des hommes, et dont plu- sieurs sont très vivants. Elle est également sensible dans les classes cultivées de la récente civilisation russe; frappante enfin dans les civilisations coloniales d’origine anglaise. En Australie, on trouve presque partout des « Ligues pour les droits de la femme » qui gagnent chaque jour du terrain, - MORE DE UT APTE TO ONE OP It ART L ne " + 4 C— 310 LA DISSOLUTION. Dans la Nouvelle-Zélande, elles sont électeurs au Parlement, éligibles dans les municipalités. Enfin les États-Unis, qui datent d'un siècle, ont une instruction publique fondée sur l'identité des programmes pour les deux sexes ; et même, ce qui nous paraît étrange, sur la communauté d'éducation dans des écoles mixtes où filles et garcons sont élevés ensemble. On peut contester l'utilité de cette pratique, mais non les tendances qu'elle suppose. Dans l'ensemble de l'ins- | | truction publique, il y a deux fois plus de professeurs femmes que de professeurs hommes. À la dernière grande. exposition, à Chicago, on comptait parmi les bâtiments L un Women's building, construit par une architecte, exelu- k sivement rempli d'inventions brevetées dues à des femmes". r Enfin l'assimilation des sexes, en Amérique d'abord, puis en Europe même, dit-on, a dépassé les dernières limites - du raisonnable et presque du vraisemblable: elle s'est * attaquée à la différenciation physiologique elle-même, er « cette effroyable surcharge dans la course de la vie », comme disait Huxley; et l’on a vu se répandre des mœurs À chirurgicales qui n'iraient à rien moins qu'à réaliser Île 14 suicide générique rèvé par Schopenhauer. On peut Re par tous ces symptômes dans quel sens marchent aujourd'hui les transformations. 1. Rapport de Me Pégard, page 3, dans la Collection des rapports officiels français sur l'exposition de Chicago. Voici d'ailleurs, d'après le même ou- vrage, le mouvement du travail des femmes en Amérique de 1870 à 1890 : NATURE DES TRAVAUX 1870 1890 Copistes, secrétaires. . . . . . . . 8 016 . 64 048 L'ÉRRES SSE N EL 5 753 3% 518 RES UT LR SR LAN ER TRE 0 27 717 Sténographes, types-writers. . . . . . 7 21 185 Peintres et sculpteurs. . . . . . . . "412 10 810 - Fonctionnaires officiels... . . . . . . 414 4 875 Médecins, chirurgiens, dentistes. . . . . 551 4 892. D 1 >; à x: F 1 DISSOLUTION SOCIALE. 311 IV 105. La famille, en tant qu'unité vivante, bien intégrée et formée d'éléments différenciés, subit la même régres- sion. avec le progrès de la conscience réfléchie, À priori, nous pouvons le prévoir, sachant déjà que la différenciation de l'homme et de la femme a diminué. À posteriori, on peut le constater; les documents certains sont nombreux. Pour le montrer, nous partirons, suivant la méthode indi- quée plus haut haut [92], des plus anciennes formes sociales historiquement connues. On sait que la famille y joue le rôle d’élément composant fondamental, et que quelques- - unes d'entre elles paraissent même assez voisines d'un état où il n'y aurait pas eu d'autre principe d'organisation que la parenté. Y a-t-il quelque chose avant cet état? Évidem- ment. Mais nous le connaissons très mal, M. Spencer affirme simplement, «a priori, en vertu de sa loi d'évolution, que la diversité familiale a dû sortir d'une homogénéité primitive‘. M. Durkheim, avec précision, propose d'admettre comme M. Mac-Lennan un agrégat originel nommé horde, . absolument homogène, où tous les adultes des deux sexes seraient égaux. « Ce serait le véritable protoplasma social, le germe d'où seraient sortis tous les types sociaux*. » L'agrégation de plusieurs de ces hordes aurait donné nais- sance aux sociétés segmentaires à bases de clans, ou quelques différenciations commencent à paraître. Enfin, de ces sociétés segmentaires, seraient sorties par une intégration et une spécialisation plus grandes les sociétés réelles que nous 1. H. Spencer, Principes de sociologie, Institutions domestiques, II, _ $ 278 et suiv. 2. Durkheim, Division du travail social, X, 6. Pages 189 et suiv. ut : AR LD TT ! AL di E'ù LÉ .# oi S, * 312 LA DISSOLUTION. connaissons, fondées sur la /amille et qui, différenciées encore par les luttes, les conquêtes et les asservissements, présentent cette extrème inégalité d'où partent les révolu- tions historiques. N NC PO Telle peut être, en effet, la marche réelle des choses. Pent- être aussi faut-il modifier cette histoire dans le sens indiqué par Waitz, qui fait dériver le clan de la famille, L'univer- salité du totémisme, qui considère le elan tout entier comme 1 descendu d'un ancêtre commun, serait un ergoes en Er faveur du caractère primitif de ce lien par rapport à tous ceux qui se développent plus tard entre les individus de Fa l'espèce humaine. On pourrait alors penser, avec Darwin et Sumner Maine, que la famille vient directement, tonte différenciée et toute formée, des conditions physiologiques propres à la reproduction. — En accordant, en effet, qu'avant la dissolution actuelle, il est logique d'admettre une période vitale d'évolution, rien ne nous force à supposer que cette période appartienne essentiellement au domaine de la sociologie proprement dite plutôt qu'à celui de l'his-_ toire naturelle, Il semble bien au contraire que, dès Île moment où des rapports représentés s'établissent entre les hommes, ce qui est le début de l’ordre social, il doit com- mencer à apparaître simultanément quelque diminution de la force évolutive. Tout ce que nous pouvons dire est que nous ne voyons E nulle part la famille se constituer de toutes pièces dans les 1. Darwin, Descent of man, , 362. « Si la promiscuité, dit-il, existe |: en quelques endroits, ce dont on ne peut guère douter, elle appartient à une période postérieure, où l'intelligence de l'homme avait augmenté, mais où ses instincts avaient rétrogradé. » — Sumner Maine, Dissertations on Early Law, ch. vn et Quarterly Review, janvier 1886 (La famille patriarcale). — Le D: Letourneau, dans l'Évolution de la Famille, ne veut pastrancher la question. — Le Dr G. Le Bon, dans L'homme et Les sociétés, WU, 284, : adopte énergiquement r opinion de Darwin et de Sumner-Maine. «4h ” J'en LOT Ees e PS * CONTE Car) 7 Te TOR, R FR Le. 1 - ‘Ye . : + , DISSOLUTION SOCIALE. 313 parties bien connues du présent ou du passé. Cette création, si on veut la considérer, s'est done produite dans cette région des « bancs de vase et des brouillards® » où l'on finit toujours par se perdre quand on veut remonter aux premiers commencements. Au contraire, en renonçant à saisir ainsi l’origine absolue de la société humaine, nous pouvons découvrir par quels changements l'institution fami- liale s’est d’abord affermie et développée, puis s'est détruite régressivement dans la marche en avant de la civilisation. Platon et Aristote, se fondant sur l'observation des bar- bares qu'ils avaient sous les yeux, — véritables primitifs, puisque c'étaient ceux-là même qui devaient plus tard devenir les nations civilisées d'Europe — aflirment tous deux que l'élément essentiel de leur civilisation est la ._ famille patriarcale'. Aristote, qui fait expressément appel à - pour les connaître qu'il avait vécu en Macédoine, pays encore . à demi civilisé, et qu'il avait composé un traité malheu- =. Sages. Il est indubitable que la Bible présente pour le peuple …—. hébreu et ceux avec qui il a été en relations, l'exemple d'un 1. « It was not part of my object to determine the absolute origin of hu- ” attempted to push them far, have always landed me in mudbanks and fog. » HS, Maine. Dissert. on Early Law, ch. vu: Theory of primitive so- _ cieties, p. 192. > 2. Platon, Lois, JL, 6800-6814. 11 distingue trois stades d'organisation _ sociale : le patriarcat, l'agrégation des familles en tribus, enfin les conquêtes -et migrations. Il tient le patriarcat pour « la plus juste des royautés » et y _ xoit une sorte d'âge d'or. Cf. Odyssée, IX, 112. — Aristote, Politique, 1, . 2, 1252, répète la même remarque à peu près dans les mêmes termes. Il cite . le mème passage d Homère et de plus un passage analogue d'Hésiode. man Society. I must confess a certain distate for inquiries which, when I have - lt. ” Dec - E] RSR de 5 ie ER ES D a Le Gé LT se à Ch nes 314 LA DISSOLUTION, nombreux exemples chez les vertébrés supérieurs de groupes formés du mäle, de la femelle et des petits, et de groupes plus étendus gouvernés par un mâle unique, le plus font expulsant ou tuant les autres, : Mais, quelle que soit la théorie qu'on admette sur l'origine de cette communauté, c'est toujours la force, le pouvoir!, qui est le lien fondamental de cette famille ainsi concentrée F et différenciée. Que les hommes aient traversé d'abord une période de promiseuité primitive, comme le veulent Spencer, Mac Lennan, Morgan, Engels, d'où la famille patriarcale est M Ps) sortie « par la première oppression d'une classe sociale par une autre, celle des femmes par celle des hommes”, » — où que nous adoptions l'opinion de Darwin et de S. Maine, que cu la patria potestas était déja préformée dans la nature phy= siologique de l’homme et dans la jalousie qui lui est commune el avec les animaux, il faut toujours admettre que ce n'est point la réflexion qui l'a produite, ni même l'intérêt de Si ceux qui devaient en être les membres, mais bien la supé- F0 riorité de l’homme fort qui monopolisait quelques femmes à la façon dont il disait : « Ce champ est à moi. » F4] 106. Partant de là, nous pouvons légitimement suppo- ser que la famille a dû d’abord se développer, se différen cier et se fortifier. Elle se développe, en ce que plusieurs générations successives restent attachées au tronc et coopè- rent ensemble ; en même temps, par un processus d'accrois- sement que la loi positive régularisa plus tard, elle devient capable d’absorber des éléments étrangers qu'elle se rattache par un lien fictif : adoption proprement dite, esclavage, “=. 1. Avvasteia est le terme employé par Platon dans le texte ci-dessus dést- 14 ‘ _gné. Cf. en latin Patria potestas. ; 2. Engels, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, x d'après Karl Marx et Morgan. — Trad. Ravé, ch. 51, p. 79. Le L Vo EN e DISSOLUTION SOCIALE 315 clientèle. Elle se différencie, en ce que le père de famille, la mère, le fils aîné, les différents ordres de serviteurs y _ prennent des fonctions spéciales, précises, bien déterminées par l'usage ou par la loi. Enfin elle se fortifie, parce que le _ groupement des familles assure à chacune d'elles la solidité et la durée, la protection contre les tentatives dangereuses _ des autres groupes, la stabilité nécessaire, et même au be- soin une puissance coercitive extérieure mise au service de l'administration intérieure. L'élément constitutif de la cité antique est cette famille. L'histoire en a été faite si clairement qu'il ne s'agit que d'ouvrir les yeux pour en suivre la dissolution. Au moment où elle nous apparaît, elle est composée de _ tous les hommes, morts ou vivants, qui descendent les uns _ des autres, et de ceux que leur ont subordonnés le droit de naissance ou de conquête. Les vivants doivent aux morts 3% honneurs et sacrifices ; les morts en échange protègent les vivants et leur donnent les bonnes pensées, l'intelligence, Fe - Ja force, le succès. Ce lien puissant, établi entre tous les ? membres d'une même famille, en fait « un corps éternelle- _ ment inséparable ! ». Autant celui-ci est énergiquement cen- 4 | tralisé autour de l'autel des dieux domestiques, autant il est L * nettement opposé aux autres agrégats semblables. « Toute | cette religion était enfermée dans l'enceinte de chaque mai- _ son. Le culte n’en était pas publie. Toutes les cérémonies, … au contraire, en étaient tenues fort secrètes. Accomplies au milieu de la famille, elles étaient cachées à l'étranger. 1 Tous ces dieux, Foyers, Lares, Mânes, on les appelait les L. per cachés ou les dieux de L intérieur *.., » Hostie, étran- | 41 1. Fustel de Coulanges, la Cité antique, 1, 4. _ 2. Jbid.,I, 4. =" # CAS 2 WG UVEL PA 3 Pat « di s > ) T. "1 et ER to ver fe T T'C : : RP ER nn NT 2, PROS 316 LA DISSOLUTION. | : tient pas à cette énergique et vivante individualité, À son égard, dans les temps les plus anciens, il n'y a ni droit mi | devoirs reconnus. Chacune de ces familles est différente de # la famille voisine par son rituel comme par ses ancètres di: vinisés : elle a ses cérémonies qui lui sont particulières, ses 3 é fètes et ses hymnes. Rien de commun d'une famille à l'au- À tre. On ne peut servir à la fois deux autels. La femme qui 4 se marie rompt tout lien avec ses propres lares; il en est de té même de l’adopté. Une greffe ne se sépare pas plus énergi=. à quement du tronc qui l'a portée, Les maisons ne peuvent se toucher: une enceinte consacrée les isole. Dans chacune, le + foyer est posé pour jamais; de grandes calamités peuvent seules le contraindre à changer de place. Aristote rapporte mème que, dans beaucoup de villes, la propriété foncière est inaliénable. En principe, la famille, concentrée sur elle-même, est attachée à la terre comme un frêne y est enraciné!, EN La puissance paternelle anime cette unité, Chef suprème de la religion domestique, téte de cet organisme’, il en tient sous son autorité toutes les parties constituantes et nette= ment différenciées : sa femme, ses enfants, ayant à leur. tour leurs femmes et leurs enfants, les esclaves, les clients. Ces individus, tous subordonnés, ont chacun leur rôle bien défini au sas de vue du travail, du droit civil, de la fone- clientèle FRE lieu à PE rites nie: Tout un EE tème de droits et de devoirs relie entre eux ces êtres hu- mains. L'autorité est forte et rude ; elle n’est pas arbitraire. Le père et patron est tenu à des obligations fermes et pré= Le 1. Fustel de Coulanges, la Cité antique, d'après Hésiode, Varron, - tote, Cicéron, etc. — I, 4 ; IL, 3, 4 et 6. =4 2. Nous disons chef ; LS Anglais en ce sens ont conservé un seul mot, Head. DISSOLUTION SOCIALE. 317 A à l'égard de ses administrés, à l'égard des branches de la gens qui demeurent associées sous sa domination. Ainsi _ vivaientces groupes indépendants et bien centralisés « ayant chacun son domaine, chacun son gouvernement intérieur, chacun ses dieux »; le maximum d’hétérogénéité joint à la plus solide intégration sont ainsi notre point de départ his- _ torique ". 107. Par un processus d'évolution dont nous n'avons que des traces vagues, ces familles s'étaient agrégées en _ phratries ou curies, celles-ci en tribus, les tribus en cités. L'époque de cette intégration, il faut l'observer, est aussi celle où la conscience de l'humanité n'est pas éveillée : point de documents écrits, point de poèmes, à peine quelques 3 traditions attachées au nom de Cécrops et de Thésée pour ce … qui concerne l'Attique. Cette intégration aurait donc eu lieu … du xvr au xvn' siècle avant notre ère, époque à laquelle on . rapporte les règnes légendaires de ces personnages. A À Rome, nous ne voyons même pas cette évolution. La cité est censée venir de Troie en ruines, toute constituée. Énée l'établit avee son foyer et son organisation typique à Lavi- _nium. Albe, Rome, recoivent tour à tour la succession inté- … grale de cette unité vivante, comme le bourgeon recoit la forme ne spécifique de la cellule ou du tronc sur lequel il a poussé*. è Cette cité constituée par des familles, quelquefois peut- "être réellement parentes, organisées en tout cas comme l'é- taient les branches d'une même souche, présente une analo- \ » gie très claire avec certains individus animaux, uns dans a leur ensemble, segmentés en éléments qui se répètent et qui | _ possèdent chacun son organisation différenciée. « Dans une D - De - 1. Tout ce qui précède est résumé de Fustel de Coulanges, IE, ch. x. . 2. Voir dans Fustel de Coulanges le récit de la fondation de Rome et de . quelques autres villes. Livre ILE, ch. 15. ” r LL Pi CE Ls à « t EI VOPTEe CP MORE OS . L : d 27 é L 318 LA DISSOLUTION. société établie sur de tels principes, la liberté individuelle ne pouvait pas exister. Le citoyen était soumis en toutes choses, et sans nulle réserve, à la cité... Il n'y avait rien dans l’homme qui fût indépendant, Son corps appartenait à l'État et était voué à sa défense : à Rome, le service militaire était dû jusqu'à cinquante ans ; à Athènes, jusqu'à soixante à Sparte, toujours, Sa fortune était toujours à la disposition de l'État : si la cité avait besoin d'argent, elle pouvait ordon- ner aux femmes de lui livrer leurs bijoux, aux créanciers de lui abandonner leurs créances, anx possesseurs d'oliviers de lui céder gratuitement l'huile qu'ils avaient fabriquée. La vie privée n'échappait pas à cette omnipotencte de l'État : … le philosophe, l'homme d'étude n'avaient pas le droït de vivre à part. C'était une obligation qu'il votât dans l'assem- blée et qu'il fût magistrat à son tour : contre celui qui VOU- lait demeurer à l'écart des factions, la loi prononçait la peine de l'exil. 11 s'en fallait de beaucoup que l'éducation fût libre chez les Grecs; … l'État considérait le corps et l’âme de chaque citoyen comme lui appartenant, Aussi vou- lait-il façonner ce corps et cette âme de manière à en tirer le meilleur parti... On reconnaissait à l'État le droit d'em- pêcher qu'il y eût un enseignement libre à côté du sien... La législation athénienne prononçait une peine contre ceux qui s'abstenaient de célébrer religieusement une fête natio- nale... La funeste maxime que le salut de l'État est la loi suprême a été formulée par l'antiquité : on pensait que le droit, la justice, la morale, tout devait céder devant l'intérêt de la patrie. C’est donc une erreur singulière entre toutes les erreurs humaines que d’avoir cru que dans les cités an- ciennes l'homme jouissait de la liberté. Il n’en avait pas même l'idée‘. » 1. Fustel de Coulanges, Cité antique, livre IL, ch, xvir : Omnipotence de l'Etat. J'insiste sur cette vigueur du pouvoir de l'État dans les temps les DISSOLUTION SOCIALE. 319 108. Ici commence l’histoire, c'est-à-dire la conscience réfléchie des hommes, et les révolutions. C’est la décadence de la différenciation, et la ruine lente de l'organisme fami- _ Jial. Sont en présence : le roï, père des pères, chef de la _cité; les chefs de famille, qui seuls pouvaient être magistrats - dans beaucoup de villes; les fils, les cadets n'ayant pas de _ droits politiques égaux"; les femmes ; les esclaves; les affran- LE” _ chis; lesclients, quelle que soit leur origine*; enfin tous ceux +04 qui, sans faire régulièrement partie de la famille, se trouvent _ ramassés autour d'elle par le commerce, les intérèts divers, … l'usage des refuges (comme celui de Romulus). Dans cette “4 plèbe tombent tous ceux qui ont perdu leur eulte, ou à qui il aété interdit, les aventuriers, les enfants naturels, tous les déchets de l'organisme normal”. La première révolution fut l'autorité politique enlevée au roi. La cité cesse d’être in manu relativement à un pater fa- _ milias général. Si l’évolution avait poussé jusque-là le dé- veloppement du type famille, on le voit alors passer par son plus reculés, pour écarter l'illusion qui ferait considérer la dissolution de la famille comme une conséquence secondaire de la différenciation et de l'inté- … gration politiques proprement dites. Tandis que dans l'antiquité, le pouvoir “_ de l'État se montre sensiblement constant, et que même sa tyrannie sur l'in- _ dividu se relâche un peu (Fustel, 267), l'organisme de la famille se dissout _ notablement. Et dans les temps modernes, une dissolution encore plus grande …. de ce lien organique coïncide avec une diminution, frappante cette fois, du . pourvoir de l'État lui-même et de son caractère biologique : le régime du con- - trat, au moins fictif, se substitue à celui du status. Sur l'individualisme politique, cf. plus bas, ch. vi. —. 1. Aristote, Politique, V, 2-3. Didot, 571, 55. Le renvoi donné par … Fustel (VIII, 5) pour prouver que les aînés étaient seuls citoyens, parle de “toute autre chose. Il doit y avoir une faute d'impression dans la note ; l'au- teur parait visiblement avoir eu en vue le passage indiqué ci-dessus. Le sens général demeure de même, quoique le fait matériel ne soit pas absolument _ exact. …_. 2. On peut être client sans être affranchi; un homme sui juris peut se 4 constituer volontairement sous la puissance paternelle d'un patron (adro- gatio). | 3. Fustel de Coulanges, Cité antique, WE, ch. u. 3 2 LA DISSOLUTION. dv ae Ye maximun et diminuer. « Dans les temps anciens, dit FAX è “ tote, les rois avaient un pouvoir absolu sur la ville, la came LR pagne, et les expéditions militaires ; mais, dans la suite, les pe" uns renoncèrent d'eux-mêmes à ce pouvoir, les autres se le virent enlever par le peuple; ils ne conservèrent que le soin des sacrifices et, dans quelques villes, le commandement | e.. des expéditions hors des frontières', » La seconde révolue | tion fut la disparition du droit d'ainesse et le démembrement &à de la gens; la première avait été faite par les chefs des gentes contre leur maître commun ; la seconde eut lieu quand « un certain sentiment de fierté et le désir d'un sort meil. ‘4 leur » apparurent chez leurs inférieurs”, (Il y faudrait pro * bablement ajouter la perturbation produite par le commerces extérieur.) Enfin, il ne serait pas étonnant que cette réw tion eût été en quelque mesure favorisée par le renversement | des rois, ou plutôt par la lutte qui l'avait précédé. On peut en expliquer analytiquement les rapports historiques?; mais Ée pour qui regarde les choses du dehors, et dans leurs résul- 3 tats, comme font les sciences naturelles, on pourrait dire D que nous assistons à l’un de ces cas bien connus où une pre-. $: mière variation de la stucture organique facilite les varia= tions suivantes. C'est alors que les chefs des branches és dettes entrent au sénat; ils se séparent matériellement et légalement de la souche : singuli singulas familias incipiunt habere. ES De. ; Troisième révolution : les clients s ‘affranchissent. A quelle NT. : date, on ne peut pas toujours le dire. Mais en prenant F- d’une part les mœurs et les lois de l'âge primitif; d'autre part, les mœurs et les lois de l” époque classique ; on voit qu 2 1: ES: : 1. Aristote, Politique, I, 9, Didot, 538, 1#. 2. Fustel de Coulanges, IV, ch. v, 303. Je suis les divisions mèmes indie quées dans la Cité antique. = 3. 1bid., 305. DISSOLUTION SOCIALE. 32 . silencieusement la transformation s'est opérée. « Il se dé- roula dans chaque maison une longue et dramatique histoire qu'il est impossible aujourd'hui de retracer. Une nécessité ne. invincible obligea peu à peu les maîtres à céder quelque chose de leur omnipotence. Lorque l'autorité cesse de pa- raitre juste aux sujets, il faut encore du temps pour qu'elle cesse de le paraître aux maîtres; mais cela vient à la longue = et alors le maitre, qui ne croit plus son autorité légitime, la défend mal ou finit par y renoncer", » A Athènes, ce fu- rent les lois de Solon qui consacrèrent l'indépendance du client, son droit à devenir propriétaire*. Quatrième révolution : la plèbe entre dans la cité. 11 sem- ble d’abord que ceci ne soit pas une révolution de la gens. C'en est une cependant à plusieurs points de vue. En pre- mier lieu, l'État était organisé comme une famille ; pour y _ recevoir les plébéiens, il faut déformer le cadre ancien de + l'organisation héréditaire, En second lieu, pour qu'une fu- sion fût possible entre ces éléments hétérogènes, 11 fallait #4 que dans chaque famille, il se fit un relächement graduel . de la vieille rigueur. La plèbe une fois constituée à côté de _ l'aristocratie exerçait sur elle une action de présence qui _ montrait aux plus hardis des jeunes patriciens comment on s'affranchit des vieilles formes phylogénétiques. Il y avait re K d’abord « deux peuples dans Rome, qui n'avaient rien de . commun l'un avec l'autre’. » Mais à la longue le moins < 1. Fustel de Coulanges, IV, ch. v, 311. Il est impossible de citer ici entiè- _ rement les ingénieuses et pénétrantes réflexions de Fustel sur les causes psychologiques et sociales de cette révolution : le désir de liberté, facteur constant des transformations sociales. qu'aiguisent la réflexion et la discussion: Ja loi qui veut que les hommes « à mesure que leur situation s'améliore, sentent plus vivement ce qu il leur reste d'inégalité », etc. Ces considérations sont pourtant intéressantes en ce qu'elles montrent la liaison ordinaire de la _ dissolution, la révolution et la réflexion. 2. Ibid., 315. . 3. 1bid., 357. Laranne, — La dissolution. 21 322 LA DISSOLUTION intégré déforma l’autre à son image et l'hétérogénéité, di- minuant entre ces deux éléments, diminua parallèlement, par la persuasion ou par la force, dans celui qui la présentait au degré le plus haut. Le changement se fit cette fois à ciel ouvert ; les historiens ont conservé le souvenir des causes économiques et logiques, le détail des coups de main et des conspirations révo- | lutionnaires, quelquefois des guerres civiles qui s'ensuivis rent. Enrichis par le commerce, par l'industrie, les hommes de la classe inférieure se demandent de quel droit on leur PF refuse les avantages réservés à la naissance; et forts de leur nombre, de leur argent, de leur intelligence, ils les obtien- à nent. Clisthènes remplaca les anciennes familles athénienes - + par des divisions artificielles où l'on était inscrit d'après son domicile ; l'autorité n'y était plus héréditaire, mais an- nuelle. Cyrène, Sieyone, Elis, Sparte, eurent des révolutions Fa analogues. Aristote, qui les commente, en marque profon- 7: dément le caractère : « Tels sont, dit-il, les procédés utiles à la démocratie; c’est ainsi que fit Clisthènes pour la déve- A4 lopper à Athènes; c’est ainsi qu'elle fut fondée à Cyrène, Il faut faire un grand nombre de tribus et de phratries nou- velles, réunir les sacrifices particuliers en quelques cérémo- nies communes ; il faut surtout mettre tout son art à mélan- ù ger le plus possible tous les hommes les uns aux autres, et à dissoudre les corps sociaux antérieurs. Tous les procédés de la tyrannie sont d’ailleurs visiblement démocratiques : ainsi la liberté des esclaves, celle des femmes, celle desen- fants, le droit pour chacun de vivre comme il lui plaît. Le parti favorable à un tel état sera fort : car la foule préfère la licence à la discipline’. » ’Avautymvx, Buxfeÿyuure: : bras- 1, Aristote, Politique, VI, 3. Didot, 594-595. « ... ai ravra soziatéor Grue &v O7: parte avauryÜGar révres SAhote, ai GE suvnlerar Sraleuyh@sm | x ai xpÜtEpov... » “* F? MAS EE rs LA DISSOLUTION SOCIALE. 323 ‘sage des individus, où ce qui était en haut vient en bas; division des agrégats, et mise en liberté des composants ; ce sont bien là les traits caractéristiques de la dissolution so- ciale. _ À Rome, cette lutte de la plèbe pour conquérir l'égalité commence dès Servius Tullius, qui divisa le premier le peuple en classes fondées sur la richesse", Sa retraite sur le Mont Sacré lui valut l'obtention des tribuns. Mais cette magistrature extraordinaire et qui proprement n'en était pas une, laissait encore trop d'hétérogénéité dans l’ensemble _de l'État. Le code des décemvirs donna l’uniformité de la loi à tous les Romains”. Le développement du droit préto- rien et de la théorie de l'équité continua le même mouve- ment. « Le mot latin æquus, dit S. H. Maine, emporte avee lui, plus distinetement que le mot grec t52, l'idée de nivelle- ment. Or, cette tendance niveleuse est justement le caractère du jus gentium qui devait frapper le plus vivement les pre- miers Romains. Le droit quiritaire admettait une multitude - de distinctions arbitraires entre les diverses classes d'hom- ! mes et les différentes sortes de propriété. Le jus gentium, % tiré de la généralisation de coutumes variées, néglige les _ divisions quiritaires. Le vieux droit romain établissait une différence fondamentale entre la parenté des agnats et celle * : des cognats ; cette distinction disparaît dans le droit commun à toutes les nations, de même que la distinction entre les _ anciennes formes de propriété des choses mancipi et des - choses nec mancipi. Aussi crois-je que l’oubli de ces limites | et démarcations est le trait du jus gentium qui est désigné | par æquitas. Je m'imagine que ce mot a désigné simplement } Tu et reflux qui les miélangenient, 2. CF. $ 74. 32 + LA DISSOLUTION. | RICE à l'origine ce nivellement constant, cette suppression des irrégularités qui se manifestait partout où le système préto- rien était appliqué". » C’est alors qu'on put voir quelle influence le voisinage permanent de la plèbe riche allait exercer sur la famille pa- tricienne. « Les mœurs tendaient à l'égalité. On était sur à une pente où l'on ne pouvait plus se retenir. I était devenu nécessaire de faire une loi pour défendre le mariage entre les deux ordres... Mais à peine avait-on eu le temps de fire cette loi qu'elle tomba devant une réprobation universelle, » Et les mariages mixtes devinrent si nombreux que les der … niers débris de l'inégalité politique n'y résistèrent pas : on. + vit disparaître peu à peu le principe patriarcal de l'hérédité, Me: mème dans les fonctions religieuses : principe organique, | E : physiologique pour ainsi dire, cheville ouvrière de l'évolu. tion. « Ce fut la dernière conquète de l'ordre inférieur : il. s n'avait plus rien à désirer. Le patriciat perdait jusqu'à sa supériorité religieuse ; rien ne le distinguait plus de la A plèbe *. » | % 109. C’est ainsi que les principes d'association, d'inté- rêt commun, voulu, calculé, exprimé par le suffrage (procédé éminemment intellectuel et conscient, au moins en prisée + remplacèrent la vieille forme d'organisation physiologique, ä qui avait été le moule premier des cités anciennes. Une ” organisation proprement sociale s'établit, où l'idée, toute _.confuse qu’elle est, toute imprégnée de traditions antérieures j 1. Henry S. Maine, Ancien droit, ch. mn, p- 57, 2. Fustel de Coulanges, Cité antique, IN, 7. — Le consulat fut Re) en 366. la préture en 337, la censure en 320, le sacerdoce en 302. — De {e cette date au partage de l'empire, Rome vit bien d'autres révolutions. Une à noblesse d'argent se produisit, gouverna la république pendant un siècle où deux, puis fut renversée par la démocratie pauvre. Mais l'histoire de homes s n'est plus alors celle de la famille. : é N » À L' DISSOLUTION SOCIALE. 325 et de sentiments inconscients, commence à jouer son rôle et +£ construire la réalité sur le plan d’une représentation inté- rieure que les hommes s'en font d'avance. Mais on ne voit guère qu'une forme organique disparaisse d’un coup: Lors même qu'elle perd sa légalité officielle (comme la noblesse moderne) elle dure encore longtemps dans les mœurs ; que sera-ce quand elle tient aussi étroitement que la famille à la constitution même des êtres vivants ? Réduite à la condition _ privée, elle était encore une institution très puissante et _ douée d'une forte cohésion. Le droit romain, jusqu'aux der- niers temps de l'empire, en conserve le respect. La puis- _sance paternelle et maritale, qui n’est plus le fondement du droit politique, demeure celui du droit civil. Après bien des révolutions, il y tient encore aujourd’hui même une place tout à fait disproportionnée à son importance relative, et qui est un héritage du droit romain. Au temps des guerres puniques, le respect de la famille est encore au moins égal au respect de l'État. Au foyer _ domestique règne toujours la discipline. Quand chaque branche s'est séparée, un repas annuel continue à réunir ‘æ périodiquement les membres d'une mème famille. Les fem- . mes ont acquis le droit de porter de la pourpre et de l'or, … mais il leur est encore défendu de boire du vin. Flaminius, en train de faire voter une loi populaire, est arraché des rostres par son père. Silanus, au temps où la Macédoine … était déjà province romaine, y avait commis des exactions. Son père le jugea, et l'expulsa de sa famille, Silanus, la nuit | suivante, se pendit. Plus tard encore, le père d'un des com- De. plices de Catilina le punit de mort. Mème au temps d'Hadrien on vit encore un père condamner ainsi son fils. Mais déjà, 1. Ainsi, jusqu'à ces dernières années, il était presque impossible d'obtenir la déchéance de la puissance paternelle contre des parents indignes. SON EE UE POS COUT RU A 2 , + ils. , +1 3 1e 326 LA DISSOLUTION. tout le monde s'étonnait de cette rigueur et en diseutait l'équité", Aussi n'était-ce qu'une exception. Les mœurs antiques étaient de plus en plus entamées. Avec l'incrédulité religieuse ét la philosophie grecque, les jeunes patriciens apprenaient l’individualisme. Les récriminations de Caton le Censeuwr contre son temps en sont un témoignage. On peut y ajouter les traits qui fourmillent dans la littérature, particuhière- ment chez les comiques, sur la dissolution des jeunes gens, les revendications désagréables et surtout le luxe des fem- mes mariées. Une nouvelle forme de mariage devient » usuelle : la femme, au lieu d'être achetée ou de passer in manum mariti par confarréation, demeure en droit dans la famille de son propre père. Elle reçoit une dot, dont fait partie un esclave dotal, sorte d'économe chargé de l'admi- nistration de cette dot, sans que le mari ait à s’en occuper. Il en est souvent question dans Plaute *. On y voit que, forte de sa position pécuniaire indépendante, la femme prétait même quelquefois à son mari et le gouvernait par sa créance. Moins bien armé, mais soutenu par le même mouvement, l’esclave se relève et réclame son droit à l'humanité : « Tam ego homo sum quam tu*. » L'histoire des guerres civiles montre sans cesse un démembrement des vieux groupes. Le corps social auquel on se fait gloire d'appartenir sera bientôt l'armée de tel général. Le champ est devenu libre pour l'enseignement du stoïcien, qui fait de l’homme un citoyen du monde, qui enseigne à extirper du cœur même les sentiments les plus ordinaires de famille pour fixer ses regards sur l’ordre immuable et éternel de la raison ; ’ 1. Duruy, Histoire romaine, tome V, 249. Voir dans cet ouvrage le tableau des pertes de la puissance paternelle. T, 137 et suiv. ; V, 236-329. 2. Notamment Asinaria, actes I et IV. — Aulularia, acte HI. 3. Asinaria, H, 4. Voir Patin, Poésie latine, passim. fes UD? M RE Pan à int RER D Te do NT SUR 1 Pr ne +. LEE — DISSOLUTION SOCIALE. | 397 Ra _ pour l'enseignement du chrétien, qui professe la doctrine “> _ du salut individuel, et qui laisse les morts ensevelir leurs E morts : parole dont on sent toute la gravité quand on vient de fixér les yeux sur les foyers de la eité antique! Tandis que saint Cyprien, commentant l'Oraison dominicale, nous en montre logiquement le principe fondamental dans le pré- cepte de renoncer à son père terrestre ou charnel pour ne … reconnaître que le Père qui est dans les cieux’, saint Augus- _ tin se félicite d’avoir échappé au joug de la famille et de ne _s'être point marié : « Qui sine uxore est, cogitat ea quæ sunt Dei, quomodo placeat Deo; qui autem matrimonio junetus est, cogitat ea quæ sunt mundi*, » 110. Les partisans de la famille feront ici une objec- tion ; car le point de vue normatif retentit souvent sur l'ex- plicatif. Une des plus grandes diflicultés, quand on traite des _ choses sociales, est qu'on ne peut le faire sans émouvoir la _ conscience. Il n’y a pas lieu de regretter ces mouvements du cœur et de la volonté : car, pour qu'ils ne se produisissent , | _ pas, il faudrait que le ressort même de la vie se fût brisé. Mais, pour la science, il serait plus commode qu'il n'y eût pas plus de partisans de la famille ou de la patrie qu'il n'y a de partisans de la respiration branchiale ou du type cœlentéré. Il est done nécessaire de prévenir les erreurs è que peut engendrer un respect religieux attaché à certains objets d'étude. L'une de celle-ci consiste à dire que la famille est absolument {et non pas seulement dans telles ou telles circonstances) une réalité sociale essentielle, la cellule dont se fait l'être collectif, et qu'il serait aussi vain de vouloir construire un état par des individus que de vouloir créer un 1. Saint Cyprien, Oraison dominicale, I, 9-10. 2. Saint Augustin, Confessions, I, 1. — Cf. plus haut, $ 81. PETER AT ETS AN TPE ET SEEN NT L 428 © LA DISSOLUTION. tissu vivant par une directe combinaison d'atomes. Cette opinion, et même cette comparaison, sont classiques dans les cours de morale. On y ajoute que la famille est une école de désintéressement, que sa suppression est une utopie dangereuse, flattant seulement la paresse et l'égoïsme, offrant à l'homme, en échange des joies saines et altruistes du foyer, l'orgueil d'une liberté complète et d'une respon- sabilité étroitement limitée à lui seul, Peut-être tout cela est-il légitime et juste au point de vue moral ; mais le mal + est que, partant de là, on conteste la signification de l'his- toire domestique ; indigné comme l'était Caton, inquiet de la corruption et de la décadence de l'organisme ancien où l'on trouvait naguère appui, discipline et protection, on pré- dit à la famille une renaissance : elle ne s'émiette, dit-on, quand les empires approchent de leur fin, que pour renaître plus forte dans une civilisation rajeunie, purifiée par la chute de la vieille nation qui en avait négligé les droits et les devoirs sacrés. Les Germains, qui n'en ont pas laissé tomber le culte, sont destinés un jour à la restaurer dans des nations nouvelles qui se montreront supérieures à Rome énervée. La famille ne s'affaiblit donc que comme les organes d'un vieillard, malade parce que le corps entier est usé. Ses des- cendants sont prèts à les restaurer de nouveau, plus forts et plus vivaces, à chaque génération. Ainsi le moyen âge voit renaître la famille, aussi vigoureuse que dans l'antiquité. Mais cette manière de classer les faits n'est pas légitime. On ne doit pas comparer le début d'une société jeune avec les derniers états d’une société finissante. Il faut évidem- ment examiner d’abord le mouvement d’une institution sociale dans la vie d'un seul et mème peuple ; puis si l'on veut pous- ser plus loin, savoir par conséquent ce qu’elle devient dans le progrès général de l’humanié, il faut comparer, chacune à chacune, les formes qu’elle revêt à des périodes correspon- g dantes des civilisations successives. Par exemple, il faut rapprocher de la famille romaine, prise au maximum de son évolution, la famille féodale, prise également au point le De plus haut de sa concentration et de la différencitaion de ses parties. Il faudrait comparer ce qui restait de cette famille au temps d'Auguste à ce qui en restait à l'époque homolo- __ gue de l’histoire de France, si la proximité ne nous rendait pas trop difficile de déterminer cette équivalence. . A ce point de vue, la restauration de la famille s'explique et devient elle-même significative dans l'histoire générale “4 de l'égalité. En France et dans les pays voisins, l'Angleterre, l'Allemagne, elle s'affermit, se développe, atteint son apogée, et finalement épuise sa force d'intégration dans les mêmes Lé - circonstances qui ont accompagné ces mêmes changements chez nos prédécesseurs. Les points homologues rapprochés, les variations concomitantes se trouvent sensiblement pa- _ reilles, au point que raconter cette histoire serait sur bien des points recommencer la précédente. Là aussi, ce groupe- … ment, né de la vie physiologique, s'accroit et se fortifie 4 d’abord, sans aucune volonté ni conscience de la part de À ceux qui le développent, par le simple jeu des forces et des _ nécessités matérielles. Cette évolution se fait obseurément, ET à uné époque pour laquelle nous n'avons que peu de doeu- - ments ; elle paraît avoir atteint son maximum vers le 1x° ou le x° siècle, tandis que la pensée, la réflexion, l'idée même + Et dans cette nuit même, où sont les quelques étincelles qui rallumeront « les lumières » du monde moderne ? Précisé- - ment aux endroits d’où la famille est exclue : dans l'Église, …_ dans les monastères. … Pendant ce temps, la force fait son œuvre. La famille ger- maine, fixée par la conquète, se développe en une société 4 omplète dont elle est le centre, et à laquelle elle impose RE ON RE Te mt der + 'e < A PL mo DE en dre DISSOLUTION SOCIALE. 329 Ce PP se NP PO OT FPT PR : LI >. t + FRS. - D | Var m3 v «4 . ù r 2 À D. ‘. * y e" LI . * 330 LA DISSOLUTION. son type. Le chef de la famille, comme le pater romain, avec des pouvoirs un peu moins étendus toutefois, ear il n'a ; plus le droit de mettre-à mort sans jugement sa femme ou son fils, devient le chef d’une communauté plus où moins large, dont le château est le point central, avee tout son ÿ > appareil de guerre et de souveraineté, 11 réunit entre ses mains la propriété de la terre, reçue sans doute primitive ; ment après la conquête, et avec laquelle se confondent les. 26 droits régaliens : justice, guerre, impôt, monnaie, Le burg "4 féodal, un peu plus faiblement que la gens, reproduit ainsi v le groupement qui paraît être naturel à l'espèce humaine, et Ÿ 2 dériver spontanément de sa constitution physique elle à mème, quand elle se constitue pour la première fois sur un # terrain stable, en un agrégat supérieur et plus différencié qu'une simple horde. Les cadets ne sont plus tenus à rester Le rigoureusement attachés au chef de la famille ; mais, n'ayant 4 pas de droit au partage des biens, ils n'ont que le choix d'une subordination domestique, d’une entrée dans l'Église, ou d'entreprises lointaines et hasardeuses. Le père peut d’ailleurs à son gré disposer d'eux tous, ainés ou cadets, filles ou garçons, les marier, les bannir, les faire entrer dans les ordres. Quant à la condition de la femme, nous avons déjà dit ce qu’elle était [103]. Le droit du chef de famille | paraît alors l'assise fondamentale de la société. « Pauvre ‘2 homme en sa maison est roi », dit un vieux proverbe rap- porté par Michelet, Au-dessous de ces membres supérieurs des grandes familles se groupent les vassaux, les paysans libres, les serfs, . tout un petit organisme qui se suflisait à lui-même et qui. 4 n'était pas sans analogie avec la familia antique, complétée ê par ses clients et ses esclaves. Le lien néanmoins est moins 44 serré ; ceux qui y sont tenus le sont moins étroitement. Je L ne veux pas dire qu'ils fussent plus heureux; il est mème à | | DISSOLUTION SOCIALE. 331 pense que, dans bien des cas, ils ont dû souffrir davantage, ne fût-ce que par la rigueur relative des climats du nord, et par la dureté plus grande qu'y prend la vie. Mais ce qu'on Fpent. aflirmer est que leur condition était un peu moins voi- sine du régime que les juristes appellent le status, c'est-à- _ dire de celui où les fonctions et les devoirs des hommes sont X. < uniquement déterminés par la naissance et la situation __ sociale, sans aucun mélange de contrat ou de volonté libre de leur part : c’est le type de l'organisation physiologique. L'esclave antique appartient totalement au maître, sans condition ; au contraire le serf.(quelle qu'ait été sa situation _ pratique) avait en principe quelques droits déterminés qui peuvaient aller jusqu'à l'affranchissement s’il était blessé ou frappé dans certaines conditions. En quelques endroits, il _ était abonné, c'est-à-dire s’engageait à payer une redevance é 4 fixe par laquelle il rachetait ses tailles. Observé ou non, on Er. n'imagine point un pareil contrat chez des esclaves romains. 111. Les mêmes considérations de droit naturel, d'é- quité, qui avaient petit à petit détruit l'inégalité dans les - mœurs ancieones, agirent pour décomposer cette famille, 70 % d'abord dans ses éléments inférieurs, ensuite dans son _ centre même, Mais ici l’action paraît être venue du haut en mème temps que du bas, des maitres autant que des ser- …. wviteurs: les affranchissements, sans doute sous l'influence des idées chrétiennes, précédèrent souvent, non pas les ré- voltes, mais le succès social de ceux qui souffraient. Si pe- tite qu'on fasse la part du projet volontaire et de l'opinion dans la marche des affaires humaines, il y a des cas où l'on doit bien accorder leur influence: et cela surtout est vrai a quand il s'agit de croyances religieuses ou de ces convic- …_ tions politiques qui présentent quelquefois une vigueur ana- _ logue. Lors même qu'il y aurait, souterrainement, d'autres qui est formée à l'image de Notre-Seigneur, doit générale à AUS Ms POLE ” = = 44 Le 6s y LÉ ad pr RE d' ù LE | 392 Er LA DISSOLUTION. avant montre qu'on leur RU une certaine valeur jus tificative, et confirme le parallélisme général de la pensée « % avec l'égalisation. « Attendu que toute créature humaine, ment être franche par droit naturel, » dit un considérant de Philippe le Bel affranchissant les serfs de ses domaines; et, de mème, dans un édit de Louis X, ilest énoncé que « selon le droit de nature, chacun devant naître france », il. supprimait toute servitude dans le pays qui reconnaissait à . son autorité immédiate et engageait les autres seigneurs à EX affranchir les hommes de corps d'après son exemple. En sorte qu'au xvin” siècle‘il ne restait piuosl exemples decette institution, tandis que l'esclavage n'a jamais disparu chez LE les anciens... "Ta 1. Ordonnance de 1311 et édit de 1315, dans Chéruel, Dictionnaire des Institutions, v° Serfs. À cet ouvrage sont également empruntés les faits précédents sur les droits de servage, — Cette intervention de la royauté, avec ses plans et ses légistes, contre la féodalité, œuvre de conquête et d instinct, | est un bel exemple de la liaison qui existe entre la réflexion critique et la dis solution. L'intérêt royal est ici d'accord avec le progrès de cette réflexion : mais il ne peut se servir d'elle comme d'un instrument que parce qu'elle pos sède justement la force de décomposition dont il a besoin. La constitution de EA, l'État moderne, si différente d'une évolution, est ie résultat de cette politique royale, à laquelle Saint-Simon reprochait si amèrement de tout rendre peuple pour tout gouverner. Quoi de plus opposé à la différenciation que ce AS nivellement de la noblesse, qui faisait admottre au temps de Louis XIV que le moindre seigneur était noble comme le roi : "que cet appel des pots re ne puie sur la pris le droit romain, souvent sur des subtilités de ; jurisoon à sultes ; en cela tout à fait opposée au baron féodal, maître de par la posses- sion, roi de fait, les armes à la main. — Quand la royauté ent à son tour la be matérielle, ne: s' imposa PRESS et eut alors une période d' ee 4 die, Mais c'est bei TRE ps un siècle de triomphe, où Louis XIV. croyait pouvoir dire à ses successeurs : « Vous ne trouverez point d'autorité dans l'État qui ne se fasse honneur de tenir de vous son origine et son carac- | tère » — elle succombe devant le progrès de l'égalisation, qu'elle avait d' abord Ex. provoquée, et qui se trouve plus forte que ses tentatives. ré Ée EPS DISSOLUTION SOCIALE. 333 ‘ :La domesticité se modifie dans le même sens. D'abord = confondue avec le servage même, on la voit se dégager peu à peu pour prendre le rôle d’une coopération libre. A une époque qui n’est pas très éloignée, l'hérédité y était encore QE règle. Nous avons déjà remarqué le caractère organique _ de la spécialisation héréditaire, le caractère rationnel et an- A Re #4 tithétique de la spécialisation limitée et individuelle. Or, d: cette hérédité du service a disparu par degrés insensibles. On _ n’en trouve plus d'exemples que dans des familles très bien _ conservées par leurs traditions, par la vie à la campagne, ner _ dans les régions les moins éclairées. À peine arrive-t-il que = -d’anciens domestiques recommandent à leur maîtres de _ ! jeunes parents désireux de quitter à leur tour le village, Puis, l'espèce même des vieux domestiques se fait rare. Le _ Sans doute je pourrais encore citer quelques personnes en ans, les autres depuis une trentaine d'années; mais c'est vi- fiblement une exception qui tend à disparaître devant une x location de services de plus en plus définie, de plus en plus courte, et par conséquent de plus en plus égalitaire : car si les vieux domestiques sont souvent plus familiers, ils sont E - certainement plus différenciés, plus pénétrés de leur rang inférieur que les démocrates d'oflice qui parlent très cor- rectement à la troisième personne, et se dédommagent le - dos tourné. II est même singulier que les pouvoirs publics, S qui sont censés travailler au développement de l'égalité, ré- à compensent par des primes et des médailles les gens qui _ restent longtemps au service d'une même famille’. Certai- À nement, les avantages matériels du fait sont clairs, et les _ gouvernements les plus attachés à l'esprit de la révolution sont obligés, en tant que gouvernements, à favoriser la sta- 4. Non seulement à 1 Institut, mais dans les concours agricoles. du LA DISSOLUTION. LE TL bilité, Il faut pourtant reconnaitre que cette subordination à longue échéance n'est pas démocratique : elle est au nombre de ces différenciations qui entrent dans le sang, et que com- battent presque toutes les sociétés modernes, | dr * > 112. Ce détachement du serviteur et du maître a été accompagné par celui des membres même de Ha famille que réunissaient les liens du sang. Cette décomposition était fort avancée à la cour au début du xvur° siècle, Il n'était pas de bon ton que les maris y parussent s'occuper de leurs femmes, ni les parents de leurs enfants. On les laissait éle-_ | vêr pat des précepteurs, par des domestiques. Mais ce n'était là qu'une dissolution toute locale, et que la mode vint même Fr combattre quelques années plus tard : dans la bourgeoisie, | dans la robe, dans la noblesse de province, le principe fa milial était encore ferme. Les Mirabeau en sont un exemple entre mille, Chateaubriand raconte comment sa mére, sa ne sœur et lui n'osaient souffler mot devant son père’. Aussila Révolution paraît avoir été, à ce point de vue, la date capi- = tale. Le même mouvement qui lui faisait affaiblir le gouver- nement intérieur la portait aussi en dehors pour détruire les limites des états et pour ériger le monde, s'il avait été pos- | sible, en une confédération universelle de républiques. Ce n’est donc point là une lutte pour la vie où une grosse indi- " vidualité fait régresser les petites en se les subordonnant, c'est une œuvre générale de logique et de fraternité qui Er tend à diminuer la différenciation en quelque lieu qu’elle se F trouve, comme choquante pour l'esprit. Le culte de la déesse Raison est précisément l’ennemi du culte des Lares et des Doage 1. Cf. Taine, Origines de la France contemporaine, 1, 175. fr OA La [a Je: et, RES \ ra DISSOLUTION SOCIALE. 335 r ta cdi par l'abolition des droits qui permettaient au père de mettre sa fille au couvent et de marier son fils sans le 4: _ consulter, J'avenir de la famille étant chose corporative, où _ les individualités mêmes qu’il mettait en jeu n'était pas compétentes. Au temps de Louis XIV, un père disait encore à son fils qui lui demandait s’il était vrai qu'il songeût à le marier : « Monsieur, occupez-vous de ce qui vous regarde. » La Révolution fit du mariage un acte personnel. Les plus avancés des conventionnels auraient même voulu que la loi _ s’en désintéressät. On connaît le mot de Saint-Just: « Ceux qui s'aiment sont époux. » Condorcet, plus net dans ses _ idées que beaucoup de féministes modernes, qui voudraient concilier l'intégration antique de la famille avec l'égalité des sexes, déclare qu'il faut ouvrir largement aux femmes la ear- . rière politique, et qu'après tout, si cela les enlève à la vie de famille, cela ne ferait pas plus de mal que les états manuels £ cet le commerce « qui les arrachent par milliers à ces de- 4 _ voirs! . » Même lorsque les conventionnels défendaient les —. clubs de femmes, ce n'était qu'en raison de leurs excès, et … des décisions fatales à la famille accompagnaient coup sur La plus énergique de toutes fut le principe qui abolis- | sait le droit d’ainesse, cette institution essentielle au main- _ tien d’une tête pour l'organisme, d’un centre pour l'inté- gration. En ordonnant le partage égal des biens entre les enfants, elle enlevait aux fortunes toute stabilité, elle sou- mettait les petits groupes solidaires au jeu périodique d’un k pilon (le mot est de Balzac) qui émiettait sans cesse tous les agrégats naturels et les réduisait en atomes. Il y a un ran- _ 1. Journal de la société de 1789, juillet 1790. Dans Legouvé, Histoire 13 2. Décret du 9 ra 1293 : « Leur exaltation naturelle, la vivacité des 4 press », sen les considérants du décret. D Le 2. CES 336 LA DISSOLUTION. port nécessaire entre l’entreprise de substituer la raison et l'égalité à la force et à la tradition, et celle de mener ainsi les hommes à l’état d'unités semblables, agglomérées comme des grains de blé dans un tas. C'est ainsi qu'un auteur alle- mand, grand partisan de l'ancien régime, a éerit contre la France et contre la Révolution un ouvrage dont li maîtresse pièce est une apologie de la famille; non pas même de la famille élémentaire, réduite au strict nécessaire, mais de la maison intégrale (das ganze Haus), où les branches restent … groupées ensemble jusqu'à la neuvième génération, où le serviteur s'assied à la table du maître, et l'ouvrier à celle” du patron’. — On pourrait même supposer que ce puisses outil de dissolution désagrège non seulement la famille, mais va jusqu'à la tarir en partie dans la source mème de sa production vitale, en provoquant pour une grande part la dépopulation constatée par les statistiques. Par le rapport naturel des choses, l'effet social rejoint l'effet physio- logique [61]. De plus, la généralisation de l'instruction publique, V'éta- blissement universel des écoles, des collèges de F État, en- levèrent de plus en plus les enfants à la direction exclusive de la famille pour les mettre sous celle de la communauté. Ducos, dans un discours souvent cité*, demandait même? que tous les enfants, quelle qüe fût leur naissance ou leur fortune, fussent astreints, pour avoir le droit de parvenir 14. Voir la critique de cet ouvrage de Riebl dans la spirituelle préface mise par M. Paul Janet en tête de ses leçons sur la famille: Elle est instructive de bien des façons, et en particulier par la manière dont l'auteur y fait la FE #4 du feu, avec une nuance de respect délicat et sympathique pour l'édifice «il est à craindre que ni nous ni nos descendants ne voient jamais la recons- traction, » Est-il nécessaire d'ajouter à notre tour qu'en constatant ici le faïg de la dissolution familiale, nous n'en tirons encore aucune conclusion au point de vue moral ? On est si communément accusé d'immoralité quand on parle ET a. L À a UT 27 à 12. 1” «À LS = 21 * Li a 2-4 de famille ou de patrie comme de réalités qui évoluent ou se désintègrent! — 2. Séance du 18 décembre 1792. 1 d y | y DISSOLUTION SOCTALE. 337 venir aux emplois publies, à recevoir l'enseignement dans les mêmes écoles. « I] faut opter ouvertement, disait-il, entre l'éducation domestique et la liberté. » Mot profond, quelque contraire qu'il paraisse à la « liberté du père de famille, » si souvent invoquée dans cette matière; car la liberté dont parle ici Ducos est celle de l'individu affranchi de ses ori- gines, c'est-à-dire plus exactement l'égalité. Les modérés et les opposants ont bien compris le caractère de cette œuvre. Thibaudeau, juriconsulte, plus tard fort dévoué à l'empire, déclarait que l'éducation obligatoire était la ruine de la famille, et qu'il ne croirait jamais à la justice d’une loi qui forcerait les pères à céder ainsi leurs enfants. Un autre membre de l'assemblée disait que ces établissements d'éducation commune seraient « pires que des maisons d’en- fants trouvés ‘». Renan a repris ce mot à son compte. L'enseignement fut laissé libre, mais à deux conditions: c'est que les maîtres indépendants seraient tenus de se con- former aux livres élémentaires publiés par l'État, et que les pères de familles seraient tenus, sous des peines graves, d'envoyer leurs enfants aux écoles *. Un décret de 1797 dé- cida même qu'il ne serait confié de charges publiques qu'aux anciens élèves des écoles nationales, ou aux pères de fa- mille dont les enfants fréquenteraient ces écoles *. 113. Ainsi la famille est diminuée dans le nombre des éléments composants, dans l'autorité domestique, dans l’é- ducation, dans la force de cohésion de ses membres, dont les intérêts deviennent contraires, dans leur différenciation, 1. Séance du 1er août 1793. Discours de Piette des Ardennes. 2. Amende d'un quart des impôts la première fois, amende double et perte pendant dix ans des droits politiques pour la récidive. Gréard, Législation de l'instruction publique en France, 1, 26-29. 3. /bid., 41. Laranne. — La dissolution. 22 338 LA DISSOLUTION, qui est réduite à l'égalité. Les mesures sévères que notre code contient contre les substitutions, dont la présence suf- fit à annuler un legs, même à l'égard du premier bénéfi- ciaire, sont un monument de cette dissolution, Depuis lors, la famille, en tant qu'institution, n'a cessé de décliner, La rapidité et l'abondance des voies de communication sont ve- nues faciliter singulièrement le relâchement du lien entre les frères, entre les générations successives. Voici, par exemple, l’histoire résumée d'une famille pendant ce siècle; elle peut être considérée comme typique, L'aïeul, personnage de haute bourgeoisie, réfugié en Hollande, épouse une catholique, et, réconcilié avec l'Eglise, revient habiter la ville de province où sa famille était au rang des notables. Il a deux fils, qui tous deux jouent un rôle politique dans les assemblées provinciales du temps de la Révolution, puis deviennent, l’un, conseiller à la Cour, l’autre, président du tribunal de première instance dans leur ville. L'ainé a sept enfants, filles et garcons, qui tous continuent à vivre au même endroit, sauf un des fils qui part pour l'Amérique et y meurt ; les autres se marient sur place, l'aîné devient directeur des contributions directes du département. Le président a huit enfants: à l'exception d’une fille, mariée à un professeur de droit que sa carrière entraine à Paris, tous ceux-ci demeurent encore groupés en- semble, matériellement et moralement. J'ai connu, très âgées, quelques personnes de cette génération; l’idée de la famille était pour elles la pierre angulaire de la société. À la génération suivante, la branche aînée ne comprend plus que trois filles : l’une se marie avec un magistrat, plus tard président de la cour, et ne voyage pas. Les deux autres épousent des fonctionnaires, un directeur des contri- ; butions, un proviseur, et sont transportées à travers la | + France. Mais, chose remarquable: tant que le président a DISSOLUTION SOCIALE. 339 vécu, il a été le chef incontesté de cette branche de la fa- mille ; le proviseur, son beau-frère, lui a succédé, avec un peu moins d'autorité. À la mort de ce dernier, tout s'est dispersé. Quelques incapables de fait, sinon de droit, qui se trouvaient dans la famille, ont été laissés à eux-mêmes. Personne ne s’est occupé de leur faire donner un conseil judiciaire ni de les diriger. Ils sont tombés à l'état d'épaves. La branche cadette s’est émiettée de son côté. Elle aussi a longtemps reconnu, même à distance, l'autorité quasi- paternelle du fils aîné ; il ne s'était pas marié, mais il était resté dans sa ville natale, où il était professeur de droit ad- ministratif, bâtonnier de l’ordre des avocats. Lui mort, la même anarchie s'est établie. Une des branches, transportée en Algérie, s’y est complètement désorganisée. De ceux qui sont restés en France, quelques-uns sont à Paris, les autres habitent diverses villes. Il est possible qu'à la prochaine gé- nération il ne reste plus personne au berceau de la famille. Longtemps encore tout le monde s'est appliqué à s'y réunir une fois par an; mais cette coutume rencontre de plus en plus d'obstacles; les mariages ont introduit des éléments réfractaires, ou attirés vers d’autres centres. Les morts, long- temps réunis, sont maintenant enterrés au loin, selon le ha- sard des déplacements. Et l'exemple précédent est celui d'une famille fortement organisée par ses traditions et ses croyances. Dans la disso- lution du corps général, l'union est au moins demeurée dans chacun des petits cercles formés du père, de la mère et des enfants. L'idée organique, réduite, est restée vivace ; elle a, jusqu’à présent, triomphé sans peine des difficultés de situation ou de caractère. Mais refaites quelques monogra- phies analogues pour ceux dont vous savez l'histoire : vous verrez ce minimum lui-même devenir de plus en plus rare, 310 LA DISSOLUTION. Il est difficile de dire si les sentiments domestiques, de cœur à cœur, ont gagné ou perdu: le fait certain est que le sentiment corporatif s’en est allé. Ce n’est pas seulement le fait de la France, c'est celui de toutes les nations modernes, plus ou moins avancées dans cette voie". Le rôle odieux du père de famille, tyran domestique, ou quelquefois du frère aîné, est un des thèmes les plus fréquents des romans anglais. M. le D' Letourneau, contestant avec force l'opi- nion de M. Spencer, suivant laquelle la famille ne subit qu’une éclipse, et doit se restaurer quelque jour”, cite une statistique très claire de M. Bertillon sur les divorces (ou les séparations de corps, dans les pays où le divorce n'est pas admis). Le même nombre d'habitants qui en fournissait 100 en 1850, en fournit, en 1880, 151 pour les Pays-Bas, 161 pour la Suède, 225 pour la France, 420 pour la Bel- gique. Enfin, une dernière cause, de plus en plus active, accé- lère l’affaiblisement du lien familial: la diminution pro- gressive de l'hérédité fonctionnelle [97], qui fait de la division 1. Sur la désintégration de la famille en Angleterre, cf. S. Maine, La fa- mille patriarcale, dans les Études sur l'histoire du droit. 447. — Sur la famille en Russie, cf. Léger, Russes et Slaves (analyse du Domostroï), 2. M. Spencer pense que les progrès de l'état industriel seront la source d'un affermissement et d'un progrès de la famille monogamique, limitée à ses éléments essentiels. (Principes de sociologie, nstit. domest., ch. x1r, $ 339). Sa principale raison est que les états où cette solidification se produirait en seraient plus vigoureux. Mais nous avons vu largement jusqu'ici combien d'insti- tutions se perdaient dont le maintien eut fait la force d'un peuple. Ce genre de causes finales, à supposer qu'il soit juste dans le monde animal, ne l'est pas | à coup sûr chez les hommes. M. Letourneau paraît bien plus près de la vé- rité quand il résume ainsi son étude sur la famille : « La direction morale de celte lente transformation est évidente : elle va d'un communisme plus ou moins grand à l'individualité du clan, où tout est solidaire, à la famille, et à l'individu ayant leurs intérêts propres et aussi distinets qu'il se peut. » L'évo- lution de la famille, 433. | faut seulement bien remarquer que l'individu * : n'est ici considéré qu'en tant qu'élément composant dissocié du tout dont il faisait partie. Cf. plus bas, $S 14% et 156. Voir aussi $ 129, page 394. DISSOLUTION SOCIALE. 341 consciente du travail, chez les peuples civilisés, quelque chose de très différent et presque de contraire à la division du travail telle qu’elle s’accomplit chez les sociétés primitives ou dans les organismes physiologiques. Le fils, ressemblant moins à ceux qui l'ont engendré, n'étant plus obligé de suivre une carrière prédéterminée par eux, s’affranchit aisé- ment d’une obligation devenue en grande partie sans objet. Chacun, fils de ses œuvres, et guidé seulement par sa voca- tion, croit devoir moins à son père, dont l'expérience ne peut plus le guider comme autrefois. En même temps, l'affai- blissement universel des idées d'autorité et de tradition, les révolutions, les découvertes des sciences, l'idée du progrès font que la société tout entière, dans son juge- ment moral, se trouve orientée beaucoup plus vers l'avenir que vers le passé. Dans les sciences, dans la philosophie, quelquefois même dans l’art, on voit les hommes de trente ans regarder ceux qui les suivent avec une nuance de respect qu'ils n’ont pas toujours pour leurs anciens. « C’est un fait connu que le culte de l'âge va en s’affaiblissant avec la civi- lisation.…. Les âges sont nivelés; tous les hommes qui sont arrivés à la maturité se traitent à peu près en égaux'.» Et ce sans-façon égalitaire que l'homme prend dans le monde à l'égard de ceux qui l’ont précédé dans la vie, ille rapporte, affermi et renforcé, dans la famille même dont la dissolution a peut-être été son point d’origine; car ne se sentant plus soumis aux vieillards, ni même à son père, par une sorte de droit divin, il ne se sent pas non plus possesseur de ce droit à l'égard de ses enfants, et ne leur demande que de lui rendre pour sa vieillesse l'assistance physique ou morale dont ils ont eu besoin dans leur enfance. 1. Durkheim, Division du travail social, 327. 342 LA DISSOLUTION, , V 114. La famille étant le groupe organique par excel- lence, la cellule sociale, comme on l'a dit souvent, les preuves de sa désintégration sont presque par elles-mêmes une réfu- tation suffisante de la doctrine qui fait de l'évolution la loi dominante du progrès social. En la rapprochant de l'aboli- tion des castes, de celle des corporations, de celle enfin des inégalités pécuniaires, qui sont en train de décroître de bien des façons [116] on prend une vue assez frappante de la dis- solution générale qui se produit dans l'intérieur de chaque pays en faisant tendre tous les membres dont il se compose vers l'égalité. En se rendant compte, d'autre part, de ce qu'est la division du travail dans ce même ensemble, on voit que l'État, même pris dans sa totalité, ne tend pas à se cons: tituer comme un être vivant; en un mot, que la sociologie n’est pas une biologie, mais l’histoire d'un être qui a ses lois et ses révolutions propres, souvent même contraires à celles du règne animal. L'assimilation qui se produit entre les citoyens d'un seul groupe se produit de mème entre les patries, petites ou grandes, provinces ou nations, dans toute la période que nous appelons civilisée. On connait les réflexions profondes de Jouffroy sur le spectacle de l'humanité, sur ces races qui viennent on ne sait d'où, qui en heurtent d’autres, arrivant d’ailleurs, ayant d’autres crânes, d’autres mœurs, d’autres idées ; également inconnues dans leur origine et dans leur … passé. Cette peinture éloquente doit une grande part de sa … force à ce qu'elle est l'expression fidèle de cette prodigieuse hétérogénéité première qui fournit sa matière à l'histoire "1 politique comme à l’histoire sociale. Quelle est l’origine de rl Lande 2 + SN Tan ev DISSOLUTION SOCIALE. 313 cette hétérogénéité ? La science sociale n’est pas plus tenue de se le demander aujourd’hui que le physicien d’expliquer l’origine des différences qui séparent actuelle- ment le soufre, le carbone, le chlore. Ce qu’elle découvre, le fait qui se passe sous ses yeux et dont la loi constitue par conséquent son objet, c’est que la civilisation, qui détruit de plus en plus les barrières séparant les provinces et les royaumes, produit d'abord, puis accélère par degrés les communications. Les communications amènent les compa- raisons et les frottements d'idées, Comme des morceaux de pierre agités ensemble finissent par s'arrondir et se polir réciproquement, les hommes des divers groupesethniques ou politiques s'égalisent par leurs contacts, Les types collec- tifs deviennent ainsi de moins en moins tranchés ; et cette fusion des mœurs, voire mème des types, est le résultat du contact des individus, de leur réunion en société, qui pro- duit des effets tout contraires quand elle agit sur les êtres vivants, en tant que vivants. Dans le règne de l'instinet, il y a différenciation; mais dans celui de l'intelligence et de la volonté, il se fait une convergence de variétés primitives. En Grèce, par exemple, on trouve d'abord des races diverses, opposées par leurs esprits, leurs tendances, leur culture, qui engagent une foule de luttes intestines. Mais se battre, pour des êtres intelligents, c'est apprendre à se connaître ; on pourrait presque dire que c’est être en voie de s'aimer un jour. Ainsi, malgré les rivalités individuelles et l'opposition des cités, l'unité de la Grèce s'établit et se fortifie par l’art et la littérature. Cette assimilation et cette civilisation constituée, on ne la voit pas se différencier et se répandre. Au contraire ; elle rencontre une autre civili- sation, celle de l'Asie Mineure, encore plus différente d'elle- même que n'étaient entre elles les tribus de la péninsule hellénique. Après l'Asie Mineure, elle entre plus profon- 314 LA DISSOLUTION, dément en contact avec le monde oriental par ses guerres contre la Perse. La différence à dissoudre est considérable, le travail est long, nous pouvons saisir par conséquent l'état d'esprit de ceux qui l'accomplissaient sans le savoir, Les Grecs ne veulent pas admettre tout d'abord que le barbare soit un homme comme eux. Dans l'opinion du peuple, à Athènes, le barbare ne parle pas; il pousse des cris sans signification comme les oiseaux. Les philosophes mêmes le traitent avec un singulier dédain. Platon accorde que l'étranger n’est bon qu'à l'esclavage". Aristote tombe d'accord sur ce point et cite Euripide: « Le barbare est né pour la servitude et le Grec pour la liberté? ». Cependant l'abaisse- ment des barrières géographiques se poursuivait lentement. Par les voyages incessants de ses historiens, savants et phi- losophes, la Grèce s'assimilait à l'Egypte, ce qui est visible chez Hérodote, Pythagore, Platon; et réciproquement elle s'assimilait l'Egypte, en y portant un principe d'activité nouvelle, qui tendait à ruiner la vieille organisation sacer- dotale, On en vit les effets au premier siècle de l’ère chré- tienne : créée moitié par les armes, moitié par la force de l'esprit, Alexandrie fut toute faite de fusion, d’assimilation entre des éléments hétérogènes. Elle fait songer à ce plasmo- dium que forment certains animaux inférieurs, et dans le- quel leur développement puise une nouvelle force. 115. D'un autre côté, la civilisation grecque a rencon- tré un monde diflérent, le monde romain, avec lequel elle s’est si bien fondue que nous les réunissons aujourd’hui très fréquemment dans un même terme. On ne sait pas exacte- ment quelle était l'origine de cette nation. Par les légendes, 1. Platon, République, V. 2. Aristote, Politique, 1, 2. — Iphigénie à Aulis, 1382, DISSOLUTION SOCIALE. 349 elle se rattache à l'Asie; par sa langue et la nature de sa civilisation, elle parait être un rameau de cette grande race aryenne d’où sortait aussi la la nation grecque, mais moins cultivé, plus voisin de la souche. Non pas plus pur cependant ; l'écrivain qui a tenté son histoire morale nous apprend que « la race romaine était étrangement mêlée '. » Quelques troyens peut-être, des aborigènes latins (et qu'était-ce que ces aborigènes ?), les Grecs de la ville de Pallantium, que Rome s’incorpora, des Etrusques, des gens de toute origine recueillis dans l'asile de Romulus, quelle multiplicité primi- tive! C'est avec ce peuple, déjà si complexe, que la civilisation grecque est entrée en combinaison. De leur mélange est résulté la civilisation de la fin de la République et de l'Empire, où l’une apportait surtout la forme et l’autre la matière, comme dans un mariage du représentant d'une vieille famille avec une femme de sang nouveau. Car s'il est vrai que la conquête fit en partie cette œuvre, on ne doit pas l’assimiler pour cette raison à l'action pure et simple d’une bête de proie : l'animal qui en dévore un autre ne prend pas pour cela les caractères de celui-ei ; tandis que l'être intellectuel, dès qu'il est asservi, porte chez ses con- quérants un ferment nouveau, analogue à ces poisons orga- nisés dont la contagion est extrêmement puissante et qui modifient dans toute la profondeur du corps l'évolution et la vie des êtres qui les ont absorbés. Enfin l'empire romain en s'étendant finit par toucher à toutes les nations qui entourent, même à de grandes distances, le bassin de la Méditerranée. Leur concours eut pour résul- tat la production de cette émulsion gigantesque qui permit le développement du christianisme ; fait si frappant qu'il a été considéré comme providentiel., L'empire romain s’est 1. Fustel de Coulanges, Cité antique, V, 2. 316 LA DISSOLUTION. fait des diversités les plus contraires: l'Italien, le Gree, l'Asiatique, l’Africain, le Gaulois, tous ces éléments hété- rogènes se trouvent fondus en une unité remarquablement homogène pour une époque où les communications étaient relativement lentes et rares. Cela fut dû surtout, dit Bossuet, au respect du Romain pour les peuples conquis. Il imposait son alliance, avec un protectorat plus ou moins étroit; il ne détruisait que ce qu'il jugeait impossible d'assimiler, Par là, il est arrivé à ce merveilleux état d'unité qui a frappé tous les historiens et qui faisait « que tous les sujets de l'Empire se croyaient Romains, que toutes les nations n'étaient plus qu'une seule nation, et que Rome était regar- dée comme la commune patrie.» On pourrait suivre dans le détail de chaque institution sociale ou politique, le pro- grès de cette dissolution des nationalités. Un exemple les résume : la conduite de Rome à l’égard des religions étran- gères, organe essentiel de la vie publique dans l'antiquité, signe le plus visible, dans bien des cas, des différences ethniques. En un temps où les dieux étaient chose propre à chaque groupe d'hommes, interdite au groupe voisin, la mise en commun des cultes était la mise en commun des patries elles-mêmes. Au début, chacun a ses divinités pro- tectrices: il n’y a pas de faux dieux. Il y a les dieux de 1. Bossuet, Discours sur l'Histoire universelle, Ed. Didot, I, 291 A. — Montesquieu, dans Grandeur et décadence, ch. vr, diffère un peu de cette opinion ; il représente surtout Rome tyrannique, et conclut qu'elle « n'était pas proprement une mdnarchie ou une République, mais la tête du corps formé par tous les peuples du monde ». Mais, d’une part, ce corps lui-même est assimilé dans ses parties, et non différencié ; et, de l'autre, Montesquieu, dans la Dissertation sur la Politique des Romains dans la religion, écrit ceci : « La politique qui régnait dans la religion des Romains se développa encore mieux dans leurs victoires. Rome se soumit elle-même aux divinités étrangères, elle les reçut dans son sein ; et par ce lien, le plus fort qui soit parmi les hommes, elle s'attacha des peuples qui la regardèrent plutôt comme le sanctuaire de la religion que comme la maitresse du monde. » DISSOLUTION SOCIALE. ET chaque nation, plus ou moins bons, plus ou moins puis- sants, — personnification de l'esprit même de cette nation, — mais aussi réels que différents. On essayait de les attirer dans son camp, quand on était en guerre. « Chacun a son domaine et ses terres : Stace recommande à Isis un jeune homme qui va faire un voyage en Egypte, et le prie de le remettre en bon état entreles mains de Mars, protecteur des Latins', » Chaque victoire de Rome annexe les dieux ennemis à son Panthéon, où s'exerce leur influence. Il en était de même des arts, des sciences, des mœurs: la Grèce vaincue, conqué- rant son vainqueur, a été l'histoire de presque tous les peuples sur lesquels s'étendait la domination romaine, avec plus ou moins d'influence en retour suivant la valeur propre de chacun d'eux. Tandis que les Romains adoptaient les dieux de Véies ou mème ceux de l'Asie Mineure, les peuples alliés demandaient la faveur de sacrifier au Jupiter Optimus Maximus qui donnait à ses fidèles tant de victoires *. On trouve de même la statue d'un dieu de Syrie, vêtu à la manière romaine, et tout à fait semblable à un consul par- tant pour la guerre. « Avec le temps, les dieux se rappro- chèrent comme les peuples. Cette fusion ne paraît pas en général avoir rencontré d'obstacles sérieux. Elle fut aidée dans les c/asses éclairées par la philosophie qui apprenait à ne considérer tous ces cultes divers que comme des façons différentes d’adorer le même Dieu; ce qui amenait à les rapprocher et à les unir*. » A deux divinités analogues, on bâtissait un temple commun ; petit à petit, on les invoquait au singulier. Ce processus d’assimilation a si fortement confondu les divinités grecques et romaines que nous ne pouvons plus, 1. Boissier, Religion romaine, 1, 336. 2. Jbid., 1, 358. 3. Jbid., 1, 339. — Exception seulement pour les religions elles-mèmes intolérantes. 318 LA DISSOLUTION. dans certains cas, faire le départ des individualités primitives", — Il en fut de mème des dieux de tous les autres pays. « Les Gaulois, dit César, honorent par-dessus tout Mercure; après lui, Apollon, Mars, Jupiter et Minerve. Au sujet de ces dieux, ils ont à peu près la même opinion que les autres nations *. » D'ailleurs, les religions étrangères, se rencon- trant à Rome, y fraternisaient singulièrement. On fut obligé d'y interdire les Bacchanales. On voyait, à la fin de la Répu- blique, les dieux égyptiens installés dans le Capitole même. Les triumvirs élevérent un temple à Isis et à Sérapis, que d’ailleurs les Romains confondirent quelquefois avec les divinités juive et chétienne”, Sous les empereurs, toutes les religions de l'Orient sont installées à Rome; elles y pro- duisent même un regain de religiosité très accentué, parfois une floraison étonnante de superstitions, Tout cela se fond dans un hardi syncrétisme, où Vesta retrouve son unité ori- ginelle avec le feu des Persans ; les mystères égyptiens avec ceux de Mithra, des orphiques et des pythagoriques. Le culte se modifie comme les dieux mèmes auquel il s'adresse, et s'augmente de tous les rituels étrangers *. Alexandre Sévère, dans la chapelle domestique où il venait tous les matins prier ses Lares, avait suspendu les images du Christ, de Pythagore et d'Orphée. Et le christianisme lui-même, dont les vrais fidèles protestaient contre ces confusions, était cependant rempli d'idées, de traditions, de rites em- pruntés autant à l’hellénisme qu'à la Judée. Des fêtes romaines 1. Boissier, Religion romaine, 1, 340-341. 2. César, De bello gallico, VI, 17: 3. Boissier, Religion romaine, 1, 349-350. — « Illi qui Serapin colunt, Christiani sunt ; et devoti sunt Serapi, qui se Christi episcopos dicunt... Unus ille Deus est Serapis : hunc Judæi, hunc christiani, hunc omnes venerantur et gentes. » Lettre d'Hadrien dans Flavius Vopiscus, De vita Saturnini, d'après Montesquieu, Politique des Romains dans la religion. Les gnostiques rendaient en effet un culte à Serapis. :. lbid., 393 et suiv, DISSOLUTION SOCIALE. 319 se confondaient avec celles des saints. La célébration de l'équinoxe, où le Soleil entrait dans le Bélier, s'estidentifiée avec la Pâque juive, anniversaire du passage de la Mer Rouge; avec les Pâques chrétiennes, où l’on fête la résurrection du Christ. Noël tombe juste à la date où le soleil recommence à grandir. La lampe qui ne doit jamais s'éteindre dans le sanctuaire rappelle le culte du feu perpétuel; les Rogations se pratiquaient à Rome pour appeler la bénédiction du ciel sur les moissons. Le dogme lui-même était assez voisin du platonisme pour accorder à celui-ci une origine quasi surna- turelle?. 116. Chez les peuples modernes, ce n'est plus dans la religion qu'on doit chercher la marque des assimilations entre pays différents ; car la fusion sur ce point est déjà si complète, et les religions si internationales que leurs adeptes fervents sont souvent taxés de trahison antipatriotique. Le gallicanisme est éteint; on dit que les anglicans sont en étroite négociation avec les catholiques romains ; l'ortho- doxie grecque pourrait aisément suivre la même voie. Dès à présent, on trouve des luthériens, des calvinistes, des libé- raux dans toutes les nations d'Europe, sans compter les Israélites, dont le cosmopolitisme est proverbial. Ce n'est done plus là que nous pouvons juger de l'assimilation. Les choses sont trop avancées. Et, de plus, les nations contem- poraines ne mettent plus leur âme dans leur religion. Mais le nivellement est observable en plusieurs autres matières ; et d'abord dans l’ordre politique et économique. En politique, le régime constitutionnel inauguré par l’An- gleterre s’est communiqué à la France, l'Allemagne, l'Au- 1. Cf. Havet, Les Origines du christianisme, tomes 1 et II. L’'hellé- nisme, 350 LA DISSOLUTION, triche, l'Italie, ete. ; il tend à devenir le régime modèle, l’organisation normale de tous les peuples. Il en est de même de la plupart des procédés administratifs, de la flotte, de l'armement qui, par une série d'oscillations de plus en plus petites, rapproche indéfiniment son type, non seulement en Europe, mais en Afrique, en Asie, jusqu'au Japon. On voit ici la puissance et l'effet de la communication intellee- tuelle. Autrefois deux peuples ont des armements différents ; ils ne se connaissent pas intimement l’un l’autre ; ils en viennent aux mains tels quels ; le plus fort absorbe l'autre. Procédé évolutif propre à la vie: chacun se différencie de son côté et tombe sur l'adversaire, les yeux fermés. Celui qui a le succès continue son évolution dans le sens qui lui à réussi. Aujourd'hui, la France entretient en Allemagne une nuée d’informateurs : attachés militaires officiels, voyageurs, journalistes, missions scientifiques, missions secrètes. L'Al- lemagne fait de même en France, et tous les pays civilisés entre eux. On ne change pas un bouton de guêtre sans que cela se sache, et que tout le monde le change. De là ce for- midable équilibre dont la rupture devient de plus en plus dangereuse, mais aussi de plus en plus difficile, L'assimi- lation du matériel de guerre devient un obstacle à la guerre. Ce passage des perfectionnements belliqueux à travers les frontières, malgré les précautions mêmes des gouvernements, saisit l'imagination par le contraste de la matière et de la forme. C’est ainsi qu'on éprouve une singulière impression en visitant un cuirassé, à réfléchir que toute cette élégante machinerie polie, soignée, luxueuse, rappelant quelqu'une de ces locomotives perfectionnées qui traversent l'Europe en quarante-huit heures, est destinée au contraire à éventrer, briser, saccager des navires semblables à ceux qui la portent, des hommes semblables à ceux qui la manœuvrent. Mais si le contraste est plus aigu, la loi d’assimilation qui l’'engendre DISSOLUTION SOCIALE. 351 ne s’en exerce pas moins dans tous les autres ordres de faits. Et même, si elle était assez avancée sur d’autres points, elle irait jusqu'au bout de ses effets, et supprimerait ces forces destructives, accumulées sans résultat. Dès à présent, il n'y.a pas un homme de bon sens, même parmi les plus patriotes, qui ne fût prêt à voter leur disparition corrélative. Si elles existent encore, c’est que l'esprit met du temps à détruire ce qu'a fait la nature, et que nous ne sommes pas maîtres de renouveler la réalité sociale du jour au lende- demain, quelque urgence que nous y voyions. Mais que ces armements démesurés et identiques durent encore un demi- siècle dans leur équilibre, et, s'ils n’ont pas ruiné les peuples qui les entretiennent, les assimilations pacifiques auront assez avancé pendant ce temps pour prendre la force de les faire disparaitre. Il serait indéfini d'énumérer toutes celles qui se sont déjà faites, ou qui sont en train de s'accomplir. L'une des plus importantes est le nivellement économique, Le passage de l'hétérogène à l'homogène, parce qu'on nomme en gros la civilisation, a conduit les économistes à reléguer de plus en plus au second plan la célèbre loi de l'offre et de la demande qui passait jadis pour le théorème fondamental de toute la théorie de la valeur. La raison en est simple : le balancement de l'offre et de la demande s’appliquait essentiellement aux inégalités accidentelles des prix. Elle sortait directement du marchandage universel qu’exigeaient les limites restreintes de la production et de la vente il y a un siècle. Aujourd’hui la facilité de connaître les besoins et de les satisfaire établit de plus en plus l'équilibre de la production et de la consom- mation. Qu'un article vienne à se trouver rare sur un point, on télégraphie, et le lendemain on en reçoit par grande vitesse la quantité nécessaire. D'autre part, chaque négo- ciant cherchant à faire le plus d’affaires possible, sauf 352 LA DISSOLUTION, quelques marchands ancrés par tradition dans le système des prix forts, et qui s'y ruinent, il en résulte que chaque article tend continuellement à descendre au plus bas prix où il puisse être vendu sans que le producteur et les inter- médiaires meurent de faim. Il finit done par avoir un prix déterminé, variable dans des limites très restreintes ; par suite, uniforme et universellement connu, comme la densité d'un corps ou sa chaleur spécifique, dans toutes les régions qui peuvent communiquer librement ; condition qui chaque jour se trouve remplie pour des étendues géographiques de plus en plus vastes. La protection peut bien être utile, efli- cace pour défendre les intérêts les plus immédiats, pour atté- nuer l’égalisation quand elle menace la vie sociale dans quel- qu'un de ses organes essentiels, comme un brusque passage du chaud au froid met en péril l'organisme individuel. Mais elle ne saurait changer dans l'ensemble le mouvement gé- néral des tarifs : elle peut seulement adoucir les transitions. L’assimilation se fait encore dans les procédés de fabri- cation. Il existe de moins en moins de traditions secrètes, de groupes sociaux spécialisés dans une production ou une exploitation particulière, excepté quand la nature du sol le réclame. Mais même dans ce cas, l'immigration des ouvriers étrangers, d’une part ; et, de l’autre, la recherche univer- selle de mines ou de gisements permettant de combattre ce monopole corrigent dans une très large mesure cette inéga- lité naturelle. Les peuples d’abord tributaires arrivent vite à s'affranchir ; il leur suflit de quelques ingénieurs envoyés à Paris ou à Berlin pour s’instruire. Les grandes villes du Japon sont entourées aujourd’hui d’une ceinture de che- minées d'usine, où tous les produits dont l’Europe et l'Amé- rique ont fourni le modèle sont fabriqués sur place; le charbon japonais fait concurrence aux charbons anglais dans toute cette région du Pacifique. Le ms lé. à nt: n° MD PE SRE a 4 Le Éd AT 2 “ ve ., # : 1 Le + » > . d A . DISSOLUTION SOCIALE. 303 Enfin, et c'est peut-être le point où l'effet de l’égalisation pèse le plus directement sur les hommes, les salaires s'éga- lisent ; car la rémunération du travail, que ce soit un bien ou un mal, se trouve assimilée dans notre système écono- mique à l’achat d’une marchandise qui se paie plus ou moins cher suivant sa rareté, Déjà les salaires des ouvriers français indigènes sont abaissés par la concurrence des Italiens et des Belges ; ceux des États-Unis, par l'invasion laborieuse des Chinois. « À en juger par des signes précurseurs chaque jour plus nombreux », dit M. Le Bon, la communication de l'Orient avec l'Occident « aura pour première consé- quence une égalisation générale de la valeur des produits industriels et agricoles, et, partant, des salaires à la surface du globe... L'équilibre qui s'établit entre deux cours d'eau qui se confondent s'établira de même entre les deux mondes. Mais si l’on recherche comment s'effectuera ce nivellement probable, on reconnait bientôt que ce ne sera pas sans doute à l'avantage des peuples de l'Occident... » Déja notre agri- culture, notre élevage sont atteints. « Que sera-ce quand l'industrie sera battue à son tour par des peuples fabriquant aussi bien que nous, grâce à nos propres machines, et à des prix vingt fois moindres ? Le mineur qui s’est habitué à dé- penser cinq à six francs par jour et qui menace d'ébranler l'édifice social parce qu'il n'en gagne plus que trois ou quatre, verra bientôt l'industriel demander à la Chine alors ouverte des houilles extraites par des hommes qui se croient riches quand leur salaire journalier atteint einq à six sous. Les distances n’existant plus alors, le prix des matières pre- mières, comme des produits fabriqués, s'égaliseront néces- sairement sur tous les marchés comme s'égaliseront les salaires !, » 1. Dr Le Bon, L'Inde moderne, Revue scientifique, 20 novembre 1886. Laraxpe, — La dissolution. 23 368 © | | LA DISSOLUTION, RT 117. Moins menaçantes, mais regrettables souvent au point de vue du pittoresque, sont toutes les assimilations qui = : ruinent l'originalité des groupes ethniques, soit dans l’en- 4 ceinte d’une même nationalité politique, soit d'un peuple à l'autre. Dans l'intérieur de la France, où l’œuvre d'unifi- % se sont effacées comme nous avons déjà vu diner lui =. , différences proprement sociales [96]. Les types se sont no tablement rapprochés, les langues locales ont passé à l'état À de patois, partie par envahissement du français, partie ie l'attraction qui s'exerce entre les formes intellectuelles com- municantes, et qui fait qu'un homme du peuple, en Pro= c vence, se croit bien élevé s'il dit pecher « en français .. Dans les sociétés anciennes, caractérisées par de fortes iné- galités, il y a, dit Tocqueville, une foule de langues. « Mais quand les hommes, n'étant plus tenus à leur place, se voient 4 EL? et communiquent sans cesse, tous les mots de la langue se mêlent, les BE disparaissent. Aux États-Unis les patois | sont inconnus !. » É IL y aurait Lésbobus à dire sur cette assimilation linguis= tique. Le” nn langue Re des peuples civilisés #2 % nombre de langues originales. Quand la PAR. pr rieure, les invasions barbares sont venues rompre le lien intellectuel et social des diverses parties de l'empire, une différenciation s’est effectuée ; en premier lieu, par l'isole- ment de pays qui passaient une notable originalité phrers >: * mn, — Disons encore une fois qu’en constatant ces faits comme faits, nous faisons les plus expresses réserves au point de vue de leur justice et de leur moralité. Cf. plus bas, $ 137. 1. Tocqueville, La Démocratie en Amérique, dans Tarde, Lois de d'imitation, 282. : CE Li * di dis Cod PS ÉNEE FT LE D cs: Dé r h à eŸ 6 . TE DUT LS DISSOLUTION SOCIALE. as logique de la race : l'Espagne, la France, ltalie, les pro- vinces grecques ; en second lieu, par l’afflux hétérogène des langues germaniques qui se mêlaient dans le nord au latin déjà défiguré. Mais cette évolution paraît maintenant achevée, et en voie de décroître : d'abord, en ce que toutes les langues modernes perdent leurs conjugaisons et leurs déclinaisons, tendent à la forme complètement analytique, employant, comme l'anglais, des termes presque invariables. Or, si les hommes différent beaucoup dans leur manière de réunir synthétiquement leurs idées, il ont beaucoup plus d'analogie dans les éléments et dans les rapports logiques de leurs pensées, une fois isolés et décomposés, Le développement considérable des méthodes scientifiques ne peut qu'accentuer ce caractère, D'autre part, des traductions transportent con- stamment d’une langue dans l’autre les ouvrages de toute sorte, les articles de journaux, les discours et les pièces politiques ; souvent même paraissent des éditions en plu- sieurs langues d'un mème ouvrage, faites par l'auteur ou tout au moins sous ses yeux, auxquelles il ajoute fréquem- ment des corrections ou des remarques nouvelles. Les rela- tions industrielles ou commerciales ont le même effet sur la langue des affaires. Il en résulte que non seulement tous les termes techniques artificiellement inventés deviennent absolument communs, mais encore que les idiotismes pas- sent petit à petit d'un pays à l’autre, prenant place dans la langue universelle ; ou sinon, qu'ils tombent en désuétude : car un savant, un commerçant, un nouvelliste s'appliquent, parfois très consciemment, à ne pas se rendre trop difficiles à traduire. Il en résulte encore que les mots eux-mêmes, tout en restant différents dans leur forme, s’assimilent très fortement par l'usage dans leur signification. Presque jamais un mot latin ne rend exactement un terme germanique, ni un vieux mot espagnol un vieux mot gaulois : les sens che- 306 LA DISSOLUTION. vauchent. Au contraire, les langues modernes finissent par avoir des équivalents presque rigoureux, Quand les sens, primitivement, ne sont pas trop éloignés, ils s'attirent l'un l’autre et se déforment, quelquefois d'un côté seulement, le plus souvent des deux, jusqu'à la coïncidence ; quand ils sont trop spéciaux, les mots passent tout entiers d'un langage à l'autre, et s’y incorporent, Ce mouvement, on l'accélèrera peut-être un jour consciemment et par des procédés voulus. Est-il nécessaire de faire remarquer de plus qu'il coïncide avec la ruine du vieil alphabet allemand, l'introduction du caractère romain dans la citation, sinon dans l'impression courante du russe, qui d'ailleurs est déjà lui-même l'unifi- cation de plusieurs écritures anciennes ? Le jour où l'éeri- ture, la construction, la syntaxe seront devenues tout à fait identiques, la diversité des mots eux-mêmes ne sera guère plus un obstacle à l'unité de la langue que la synonymie des mots fréter et noliser n'est un obstacle à l'unité du français, ou que les doublets germano-latins n'empêchent les Alle- mands de se comprendre entre eux. De mème, le caractère original des villes, des mœurs, des traditions, se fond par degrés dans une uniformité fort peu satisfaisante pour l'artiste, mais inévitable. Les maisons neuves ressemblent partout à celles de Paris. Il n’est pas jusqu'aux paysages, dont l’uniformité des routes, des che- mins de fer, des « ouvrages d'art » de la culture, des ma- chines agricoles ne diminue la spécialité. Il en est de même, plus faiblement, dans l’Europe entière et même au delà. Un diplomate, qui voyage aujourd'hui de capitale en capitale n'aurait peut-être pas grand'peine à se figurer qu'il a passé d'un quartier à l’autre : les livres, les journaux, les usages, les modes sont devenus internationaux ; l'originalité des costumes se perd ; les emprunts de signes et d'idées ne se comptent plus. Les caractères typiques des littératures M 1 Mél... n À (ns us id let Li , 4, Sr nou, Lei hd L. DISSOLUTION SOCIALE. 397 finissent même par se pénétrer. Nous avons inspiré l'Alle- magne au xvu° siècle, nous nous sommes inspirés d'elle et de l’Angleterre au commencement du x1x°. L'influence de la Norwège se fait actuellement sentir à Vienne et à Londres comme à Paris. Le naturalisme français agit sur la littérature russe, et la Russie à son tour agit sur toutes les nations qui lisent. Le style de l’école anglaise, en peinture, a modifié l'aspect des salons français ; pas un musicien peut-être à la surface de la terre n’est resté insensible à l'esprit nouveau de Wagner, même en se révoltant contre lui. Le socialisme, la science, ajoutent leur effet dissolvant à celui de l'art [85]. Il y a toutes les années un certain nombre de congrès inter- nationaux où se réunissent les hommes de même profession, quoique de nationalité différente ; ils sont membres de leurs sociétés savantes réciproques ; ils fondent et reçoivent des prix indiflérenciés ; c’est ainsi qu'il se fait de plus en plus une physique, une physiologie universelles ; que les unités C. G. S. ont été adoptées dans presque tous les pays ; que l'on établit partout des tramways, des télégraphes, des ob- servatoires uniformes. Un découverte scientifique, une invention, aussitôt faites, se répandent sur tout le monde civilisé ; en sorte que, malgré les restes trop visibles de la différenciation et de la lutte, c’est vers la ressemblance que tend tout le progrès. 118. Mais on objectera que cette ressemblance crois- sante est artificielle, et ne se produit que dans les classes les plus éclairées. « Le voyageur qui traverse plusieurs pays d'Europe, dit M. Tarde, observe plus de dissemblances entre les gens du peuple, restés fidèles à leurs vieilles coutumes, qu'entre les personnes des classes supérieures. Au con- traire, quand deux nations sont demeurées hermétiquement fermées l’une à l’autre, les membres de leur noblesse ou de ° ï | ï . w.- f EL 1, f "E 308 - LA DISSOLUTION. | leur clergé différent certainement plus entre eux par leurs idées, leurs goûts et leurs habitudes que les cultivateurs on leurs manœuvres’. » Il n’en saurait être autrement sinous ne nous sommes pas trompés en notant déjà, à propos d'au- tres faits, un rapport entre la différenciation et la vie ins- tinctive, entre l'assimilation et la conscience réfléchie, La marche à l'égalité ne doit pas sortir des couches profondes | 24 du peuple ; en fait, elle n’en sort pas [94]. Il suflit de suivre ET “ la filiation des phénomènes sociaux pour comprendre com "r- ment elle se produit. Quelques philosophes apparaissent d'a- bord, au milieu d'une civilisation incapable de les compren- dre, et se demandent à quoi bon les divisions des hommes en groupes ennemis, luttant pour une suprématie qui ne e. D ! leur apporte en général aucun surcroît de perfection ni de bonheur. Ils sont traités d’esprits utopiques et paradoxaux. Souvent on les croit fous, quelquefois on les persécute. Mais les douleurs inséparables du conflit des individualités, les contacts mêmes que ces conflits imposent et les comparais sons qui en résultent pour tout être capable de réfléchir, finissent par disposer un public un peu plus large à les com prendre. La question dissolvante fait ainsi son chemin : pour- masse des hommes intelligents, instruits, se la répète avec une croissante incertitude. Elle entre en conflit avec l'idée de la patrie, de son développement militaire : l'amour du groupe dont on fait partie, d’abord envahissant et offensif, se réduit à l’état défensif, qui paraît seul juste. Cette défense : même n’est conçue que comme un accident : mieux l'histoire + * est connue, mieux saute aux yeux la contingence et parfois l'absurdité de la géographie politique. On en vient done à LE" cet état où se trouvaient les stoïciens et les premiers chré- | 1. Tarde, Lois de limitation, 59. EL À L2 ns VAT AN L } 1» "N { $ L nŸ Æ À: + LEARE ‘ii te. + NET PET Te EN, PPT TETE DISSOLUTION SOCIALE. 359 tiens, qui se disaient citoyens, non de Rome ou d'Athènes, mais de la cité divine et universelle. Que la conscience so- - ciale vienne à rétrograder et à s’obseureir comme au moyen âge, aussitôt se relâche parallèlement l'assimilation des hommes, Qu'elle renaisse comme aux temps modernes, la tendance à la fusion des peuples reparaît. C’est done bien d’en haut que descend la force égalisatrice qui rend les hom- mes plus semblables, tandis que la force évolutive qui les différencie vient d'en bas; et, par conséquent, si l'assimila- tion se produit surtout dans les villes, les capitales, dans les classes les plus cultivées, il n’en faut pas conclure qu’elle soit artificielle et précaire, mais seulement qu'elle a ses ra- eines dans la conscience de l'humanité. - Le fait est très visible dans les phénomènes contempo- rains ; non seulement parce qu'on peut y voir comment les hommes les plus éminents dans l’art et dans la science sont partisans de la paix et de la fédération ; mais encore parce qu'on peut suivre la lutte des deux tendances dans un grand nombre d'esprits, qui participent à la fois au monde de la raison et à celui de l'instinct. La plupart des gens, dans la diseussion, ne font pas difliculté d'avouer que les opposi- tions de peuples sont absurdes et que rien ne serait plus logique que l'unité de l'Europe, et même de l'humanité. Mais aussitôt ils ajoutent que cela est bon en théorie; en réalité, ils ne veulent s'assimiler sur aucun point et ne re- nonceraient ni à leur langue ni à leur nom pour atteindre l'accord général. Les gouvernements, qui représentent dans - chaque pays l'unité vitale et la force centralisatrice, entretien- nent avec soin ce patriotisme plus ou moins bien compris. Et là mème, l'opposition se retrouve encore : les plus monar- chiques sont les plus irréductibles à la fusion ; les plus répu- blicains, au contraire, portant dans leur principe, sinon tou- jours dans leurs actes, les idées d’égalisation et de fraternité, 360 LA DISSOLUTION, sont les plus disposés à faire rentrer les peuples, comme les hommes, dans les lois communes et à les unifier autant que possible. 119. On a supposé, pour épuiser toutes les hypothè- ses, que cet état d’assimilation était transitoire, et que peut- être nous commencerions sous peu à voir les nations se spé cialiser de plus en plus, l'une dans les sciences naturelles, l’autre dans les sciences sociales, tandis que l'art aussi se localiserait, ou prendrait dans chaque pays une tournure originale et particulière". Mais, en premier lieu, l'hypothèse est gratuite. Les faits ne montrent rien de semblable. Tout au contraire, nous les avons vus fortement orientés dans le sens international [117]. Supposons toutefois pour un mo- ment que pendant une certaine période, une spécialisation des fonctions apparaisse entre les nations actuelles. C'est cela même qui sera nécessairement transitoire et instable, si l'expérience passée a quelque autorité pour le futur. Nous avons vu, en effet, à l’époque des castes, le travail social spécialisé dans des groupes biologiques, races ou familles déterminées. Qu'en est-il advenu ? Une dissolution régulière. Chaque mouvement de la civilisation a transformé ces spé- cialisations héréditaires en spécialisations individuelles, tem- poraires, et comme nous l'avons fait voir, étroitement limitées dans le temps et l'espace, infiniment mobiles dans leur ex- trème variété, Si donc, par quelque retour atavique, les peu- ples pouvaient se trouver spécialisés, ils cesseraient rapide- ment de l'être ; et cette considération mème nous empêche de croire qu'ils puisent jamais le devenir, si ce n’est par des bouleversements profonds : car la facilité qu'ont acquise les hommes à se déplacer aisément dans l'échelle sociale 4. Voir Novicow, Les luttes entre les sociétés, 324-395. | LM DISSOLUTION SOCIALE. 361 est une des conquêtes auxquelles ils tiennent le plus, à la- quelle par conséquent ils ne renonceraient que sous la pres- sion de circonstances impossibles à prévoir, et que rien ne semble annoncer. Quand la division du travail entre les groupes spontanés créés par la reproduction a toujours ré- gressé depuis les origines de l'histoire, il serait presque inconcevable qu'elle se reconstituät sur la base des natio- - nalités modernes, déja beaucoup moins distinctes que les fa- - milles ou les tribus. A l'égard de tous ces groupes, créés par les conditions matérielles de la vie animale, ce que montre le passé est donc la dissolution pure et simple par l'assimilation des uni- tés composantes. L'étude par séries des faits historiques n'a jamais affaire à une différenciation analogue à celle d'une espèce dont les variétés iraient en divergeant. Ce n'est pas qu'il n'y ait aucun rapport entre un organisme et une s0- ciété; mais la politique et la physiologie ne portent pas sur des phases homologues de la vie des êtres. Un nouveau fac- teur est apparu, qui détourne la marche des faits : c'est pour- quoi nous ne voyons pas l'unité passer au multiple, mais au contraire une multiplicité donnée tendre à la réduetion, par cela même qu'elle choque les lois d'un être intelligent. Les mêmes tendances unitaires, qui poussent les hommes, dans la pratique, à détruire les différences que la nature leur donne toutes faites, sont aussi celles qui, dans la théorie, les con- duisent à chercher quelque unité primitive, d'où l’on puisse _ faire dériver ces différences, et, par conséquent, les expli- quer. Mais si cette recherche est très légitime et conforme à toutes nos habitudes d'explication scientifique, elle impli- que l'assimilation bien plus qu'elle ne s'y oppose, et même, à vrai dire, elle ne tend jamais qu'à réaliser l'unité à partir - du multiple fourni par l'expérience, et qui est la matière sur laquelle on doit agir pour l'avenir et raisonner pour le a sé; d Sert que l'histoire qu différenciation P y | torique, qui nous satisfait logiquement, n'est qu'une a FA Le _milation changée de signe et portée en sens inverse s ", r, ligne du temps, à Pare du pr d'origine où nous so L h e | d À - : 3 » S. Le © 5 , } A «” | y l LL L : ” à LA sr , h _ ” CA = » ® : « > Ët = » { ” - ‘ | D #, 0 1! “ _ « af « _ x * EL PA | L ‘ EN > pe e > Le) " — L r (2 u d'etA . er” r e— + LE [ 2 Lo: 72 dl # L VAS" « ho - el É "Sn | \ CHAPITRE VI CONSÉQUENCES DE FAIT 120. La philosophie grecque mettait au nombre des idées cardinales de la science, au même titre que les idées d'être, de mouvement et de repos, les idées du méme et de l'autre. Les modernes, semblablement, ont été conduits par ‘une expérience singulièrement plus abondante et plus variée, systématiquement organisée en sciences spéciales, à décou- . vrir que la plus haute généralité, la formule la plus compré- _hensive de toutes les transformations physiques et morales, devait se constituer sur le concept de l’homogène et de l'hétérogène, des unités semblables et des unités diffé- rentes. A quoi l’on pourrait objecter que le plus haut degré de généralité n'est pas nécessairement l'essentiel des choses, et que peut-être il n’est tel que par son insignifiance même. Cette objection ne comporte pas de réponse a priori puisqu'elle consiste justement à se demander si le même ou _ Pautre est l'essence la plus réelle des choses ; mais, d'autre part, elle comporte une réponse très solide pour qui descend dans les faits; car il est certain que ces idées de ressem- blance et de différence, les elassifications qu'elles ont pro- duites et les hypothèses qu'elles ont permises ont servi puissamment le progrès de toutes les connaissances aux- 364 : LA DISSOLUTION, quelles tient et s'intéresse la pensée humaine; tandis qu'en même temps l'orientation de la conduite individuelle et sociale dépend en grande partie de ces mêmes idées appli quées aux éléments sociaux, de la mesure dans laquelle ils peuvent se différencier ou s'assimiler par rapport aux éléments congénères et à la collectivité tout entière dont ils font partie. Tel est le rôle qu'ont joué les hypo- thèses évolutionnistes sur l'homogène et l'hétérogène ; elles ont été stériles quand elles ont voulu négliger ces concepts primitifs pour y substituer des notions mathéma- tiques [6]. C’est la principale raison, et peut-être la seule, pour laquelle nous ayons le droit d'espérer que ces études sur la dissolution puissent à leur tour rendre quelque service à la méthodologie des sciences physiques et morales. S'il en est ainsi, nous devons essayer de pousser plus loin cette investigation et de la mener, sans en changer le carae- tère, jusqu'à ses limites philosophiques; autrement dit, au plus haut degré de généralité qu’elle comporte. Nous avons vu dans la matière physique, dans les lois du développe- ment animal, dans la pensée et dans la société les progrès de la dissolution. Après nous être enfoncés ainsi dans le. multiple et le différent, il reste à nous retourner pour aper- cevoir le même, dont l'identité profonde produit les ana- Jogies de l’univers. À vrai dire, une partie de ce travail est déjà fait; car si. nous avons parcouru quatre grandes divisions des sciences, en les examinant chacune à part, nous avons effectué cette | induction dans chacune d'elles ; chaque fois, nous avons un peu dépassé, quoique d'une facon très restreinte, le degré + de généralité où se tiennent d'ordinaire leurs spécialistes. e x DE : # CONSÉQUENCES DE FAIT. 365 des sillons défrichés un à un. Nous avons, chemin faisant, effectué des rapprochements entre les uns et les autres, ajouté quelques remarques aux leurs, particulièrement dans le domaine des sciences morales, où le philosophe, à son tour, est à quelques égards un spécialiste. Mais, sur chacun de ces points, nous avons rigoureusement suivi la marche et les procédés de la science. Admettons que nous ayons fait de mauvaises inductions ou des hypothèses destinées à crouler, nous avons du moins observé les règles de la pensée positive: la production même d'hypothèses fausses en est un moment nécessaire, inséparable de la méthode, comme l'ombre de la lumière. Elles sont corrigées, et ne sont pas inutiles aux corrections qu'elles amènent, comme l'ont prouvé le phlogistique, l'émission, l’'emboîtement des germes, l'échelle de la nature, le contrat social et tant d'autres idées incomplètes. Mais, quand il s'agit de s'éle- ver à l'univers entier, il semble que le problème change. Le savant refuse de reconnaître pour sienne une entreprise aussi hasardeuse. II la flétrit du nom de métaphysique. Nous qui ne voulons invoquer ici aucune lumière surnaturelle, aucune méthode intuitive ou déductive supérieure à celle de la science, avons-nous le droit de passer ce Rubicon ? 121. Il ne s'agit pas ici de la métaphysique attaquée par le criticisme, et qui consiste à opposer au monde des apparences sensibles un monde d'êtres absolus dont il n'est que la manifestation relative. Toutes les conceptions de cet ordre proviennent d’un emploi particulier des idées ration- nelles, particulièrement des idées de substance et de cause. Cet emploi consiste à établir, par ces concepts, non pas un rapport entre différentes données d'expérience — ce qui est leur usage ordinaire — mais un rapport entre toutes les données de l'expérience, d’une part, et, de l’autre, quelque 14 né Dies 366 LA DISSOLUTION, M chose de totalement étranger à F expérience, et qui n ts ni à un fait ni une loi. Ainsi, dans la vie courante, je dis que le mouvement, sensation, est cause de la chaleur, autre sensa- la substance de: s’échauffe quand je la frappe. Nous établis= tion ; ou bien encore que le fer, ensemble de sensations, est PTS pas un seul moment pour cette RER ce que 16 - peuvent être le fer, la chaleur ou le choc en dehors des EL. sensations actuelles ou possibles que ces termes représentent + pour nous. Au contraire, si je cherche quelle est la cause | ou la substance du monde, c’est-à-dire de-lx totalité des entre ces termes opposés le rapport caractéristique de la. causalité physique. Celle-ci va de l’analogue à l'analogue; elle relie le sensible au sensible, le phénomène au phéno- mène. L'autre, au contraire, relie le supra-sensible au con tingent, le noumène au phénomène. Si done les mots dont S nous nous servons ont encore un sens dans ce nouvel usage, il est certain que ce sens diffère totalement de celui qu ls reçoivent dans le langage courant et dans le vocabulaire de | la science expérimentale. Les expressions cause et sub= YA stance, dans cette sorte de métaphysique, prennent doncune . signification tout à fait nouvelle, comme on le voit par la distinction même des causes premières et des causes se- condes, d’une substance première, le eréateur, et de sub= stances secondes, les créatures. EST Nous ne discuterons ni la légitimité de ce double emploi, à: ni même l'existence de cet être *Poles Vanves ou incon- * 0) derrière les phénomènes, ne fût-ce qu’à titre d'être pur et. simple dont il est impossible de rien affirmer. En disant que NE : CONSÉQUENCES DE FAIT. 367 ce qu'il y a de plus général dans les choses est aussi le plus essentiel à connaître, nous ne parlons ni de l'essence absolue, ni de la réalité en soi, ni de rien de semblable : tous les arguments que l’on peut soulever contre la métaphysique ainsi entendue sont donc sans objet contre l'extension et la généralisation de notre recherche. Il n’en est pas de même des limites qu'on peut pres- crire à la raison, dans son usage immanent. Cet usage, en principe, est rigoureusement légitime. Cela ne fait pas de _ . doute. Les empiristes mêmes le reconnaissent. Toutefois les savants voient d'un œil un peu soupçonneux les perspectives des philosophes. Mème quand ceux-ei se condamnent à ne pas sortir du monde phénoménal, les spécialistes ne tiennent pas généralement poursolides les spéculations d'ensemble sur la nature, l'homme et la société. S'ils ont raison, c’est évidem- ment que par une sorte de règlement intérieur, la méthode expérimentale, toujours légitime, n'est cependant utile et fructueuse que dans certaines limites ou certaines conditions M s'u 2 5 late que la pratique révèle. Dans ce cas, où faut-il s'arrêter ? | A la simple colligation? À supposer que jamais les aristo- _ téliciens l’aient soutenu, c’est une opinion qui ne compte plus | aujourd'hui de représentants. À la colligation rigoureuse - entre deux limites données, suivie d'une extrapolation, soit par rapport au temps, soit par rapport aux termes entre lesquels s’est faite la colligation primitive? Stuart Mill parait le croire ; il voudrait donner les moyens de prouver rigou- reusement que dans tel cas donné, À est la cause de B, d'où l'on concluerait par extension que dans tout l'avenir A conti- nuera à produire B. J’ai fait voir ailleurs combien de vices contenait cette façon de procéder ; il suflit de remarquer ici tt. + PAT VTT Te VE lé * L » É qu'il est presque impossible de prouver dans un eas donné que À, et rien que À, est cause de Bet rien que de B. D'ail- LE leurs, ce procédé ne saurait convenir qu'aux lois causales, 368 LA DISSOLUTION, c'est-à-dire à une petite partie de la science. 11 faut done reconnaitre que toute induction est une hypothèse, et ainsi font les savants, qui tiennent assez généralement que la méthode expérimentale est bien la méthode d'anticipation et de vérification exposée par Claude Bernard, La question ainsi limitée, peut-on s'en tenir aux hypothèses totalement vérifiables ? Je suppose que dans telle espèce de plante, mal étudiée jusqu'ici, il doit y avoir de la caféine; je distille ma plante, j'isole la caféine : mon hypothèse est prouvée. C’est ce que M. Spencer appelle une découverte de science concrète. Mais nous ne pouvons évidemment pas n’admettre que celles-la. Déjà, dans cet exemple, l'hypothèse dépasse un peu sa vérification: j'attribue à toute l'espèce ce que j'ai vu et touché dans quelques spécimens seulement, Que sera-ce en physique, en chimie? Là, les hypothèses ne sont presque jamais directement vérifiables. On trouve un nombre de plus en plus grand de conséquences, plus ou moins voisines ou lointaines, d'accord avec la théorie; et tant que rien ne vient à la traverse, la théorie est tenue pour bonne. Il est impossible, par défini- tion même, de voir ou de toucher jamais les vibrations de l’éther, les mouvements de l'atome, la structure intime de la molécule. Cela n'empêche nullement la valeur des idées d’ondulation, de mécanisme calorifique, de forme atomique, | L'idée du transformisme, si féconde, si incontestablement légitime, n'a pas en sa faveur une variation positive d'espèce pour mille constatations d'espèces invariables. Je ne parle pas des lois sociales, qui naissent à peine. Mais enfin il est constant qu'on ne les expulse pas de la science, si peu sûres qu’elles soient dans leur formule. Le fait de ne pouvoir être vérifiée que par des conséquences souvent très particulières ou très éloignées n’empèche donc pas une hypothèse d’être recevable au mème titre que tant d’autres. d'à CONSÉQUENCES DE FAIT. 269 Je ne vois plus qu’une restriction: on devrait limiter les hypothèses au domaine d'une seule et même science. Le physicien aurait toute liberté en physique, et le sociologue en sociologie. Ne sutor ultra crepidam. — Mais cette régle- mentation est inadmissible. La philosophie naturelle com- parée a ses droits à l'existence, et l’a bien prouvé. Les chi- mistes ont renouvelé la physiologie ; les idées transformistes, du domaine de la morphologie, ont gagné toutes les sciences ; les mathématiques pénètrent même dans les études morales. Que la psychologie ou la logique, s'étendant ainsi, rattache lés différentes branches de l'étude de la nature, on ne saurait done s’y opposer que par esprit de tendance, en se défiant du genre de résultats qu'elle peut fournir, mais non pas au nom d'un principe qui ferme les communications entre les petites caves où s'est réparti le savoir humain. L'extension des généralités jusqu'à leur dernière limite et la recherche d'une formule représentant les rapports les plus larges de la vie et de la pensée, de l'homme et de la nature, n’est done en aucune facon une œuvre extérieure à la science. Elle n’en est peut-être même pas la partie la plus inacces- sible, puisque sa haute généralité fait pour ainsi dire de chaque événement qui nous tombe sous les yeux une illus- tration de ses concepts, aussitôt qu'ils sont formés. C'est pour cela que, semblable aux mathématiques, qui lui sont apparentées à bien des égards, la philosophie générale paraît avoir atteint de bonne heure quelques-unes de ses vérités essentielles, fixées en croyances morales, en dogmes reli- gieux, en traditions sociales. Et c'est pour cela que la tâche du philosophe paraît être de confirmer ces vues de l'esprit en les rattachant de plus en plus méthodiquement aux faits observés, plutôt que de faire à proprement parler des découvertes, comme le physicien ou le botaniste. Lacanpe. — La dissolution. 2% 370 LA DISSOLUTION. 122. Si l’on veut appeler de telles recherches méta- physiques, c'est donc une métaphysique irréprochable en son principe, pratiquée en fait par tous les grands savants, qui souvent lui ont dû leur supériorité, faillible seulement dans le détail de son exécution, toute œuvre de science deman- dant bien des efforts et des retouches successives. Mais elle n’abandonne pas la méthode d'investigation et de réflexion à laquelle les hommes doivent tout ce qu'ils savent, depuis leurs premières notions d'enfants jusqu'aux plus délicates conceptions de la physique générale. Elle ne fait point de transposition dans cette méthode, elle essaie seulement de la conduire le plus largement possible. « L'idée qui relie mes Essais, dit Huxley, c'est que les résultats et surtout les méthodes de l'investigation scientifique ont une influence considérable sur la facon dont les hommes doivent com- prendre leur propre nature, comme leurs relations avec le reste de l'univers. » Telle est en effet la véritable philosophie vivante, et non pas ce qu'elle a été faite par les analystes, même de génie, qui ont essayé de l’enfermer dans la pure théorie de a connaissance. [1 y a sans doute une grande élégance à déter- miner a priori les possibilités et les nécessités de l'univers entier; mais la pure théorie de la connaissance n'a jamais rien produit, tandis que l'étude de l’homme entier, esprit et corps, instinct et réflexion, a toujours apporté quelque chose de réel dans la marche de l'humanité. Cette vue de la philosophie, grossière si l’on veut, mais du moins réelle, et plus accueillante peut-être pour toutes les virtualités de notre être que les plus hasardeuses constructions de l’ima- gination logique, n’a-t-elle pas été non seulement celle des premiers savants modernes, mais mème de tous les hommes que nous nous accordons d'ordinaire à nommer les grands philosophes? Il serait fastidieux de les appeler l'un après CONSÉQUENCES DE FAIT. 371 l'autre en témoignage ; mais tout le monde les connaît. Aucun d'entre eux considérait-il la philosophie comme distincte de la sagesse ? L’aurait-il jugée « solidement bonne et importante » si elle n’eût été magistra vitæ, la doctrine par laquelle on apprend « à distinguer le vrai d'avec le faux pour voir clair en ses actions, et marcher avec assurance dans cette vie ? » Plaçcons-nous même au point de vue du criterium en apparence le plus intellectuel, le plus opposé au bloc philo- sophique. Quand deux théories sont en présence, il y en a d'ordinaire une qui comprend l'autre, la contient comme un cas particulier, et l'explique. Celle-là est évidemment supé- rieure, Or, la conception de l’homme fondée sur l'obser. vation des faits naturels et sur les conclusions des sciences peut sembler d'abord un empirisme facile que la théorie de la raison pure saisit dans sa racine, et déduit des catégories fondamentales qui sont les plans de la scienee elle-même. Mais si quelque critique éloigne de l'expérience, beaucoup de critique y ramène. Le donné, à mesure qu'il est mieux connu, se laisse moins facilement mouler dans les cadres a priori de l’entendement; il déborde sans cesse de tous les côtés sous forme de qualités irréductibles à la quantité, sous forme d’indétermination psychologique inaccessible au caleul, sous forme d'individualité et de conscience de soi, choses dont il n’y a pas de science, parce qu’elles sont la perfection du particulier. Et c'est alors la philosophie de la nature — je ne dis pas la philosophie naturaliste — qui s'élargit à son tour et qui découvre en elle de quoi rendre compte de la critique. Considérant l'univers tout entier, connu suivant le mode spontané de la pensée, comme un vaste tableau symbolique dont toutes les parties se tiennent et s'expliquent l’une l’autre, elle cherche comment changent et se transforment les idées, se réservant d'interpréter plus 372 LA DISSOLUTION, tard ce que signifie la scène qu'elle a vu représenter, Dans les lois de ce changement, elle remarque la nature dissol- vante et rationnelle de la pensée réfléchie. Elle la voit s'appliquer à la matière de la connaissance chaque fois que les mouvements de la vie sociale en ont amassé une quantité suffisante‘. Quand la provision commence à s’épuiser, la réflexion à dominer la création, elle voit se former le scep- ticisme grec ou le criticisme moderne, qui n'apparaissent ainsi que comme une mesure dans la phrase rythmique des- sinée par la philosophie tout entière, un moment dans l'effort général que fait l'intelligence pour comprendre, c'est- à-dire pour pacifier l'inintelligible diversité de la vie et pour stériliser ces « milliers de germes » dont le dévelop- pement vivace dans la terre, l'air et l'eau, désespérerait Méphistophélès, l'esprit critique, s’il n'avait au moins gardé le feu pour lui. IT 123. La première conclusion générale de toutes les séries de faits ci-devant énumérées est l'insuflisance du monisme en tant qu'hypothèse régulatrice du développe- ment des sciences. Le monisme, en eflet, serait vrai dans le cas ou soit la dissolution, soit même l’évolution n'auraient l’une ou l’autre dans le monde que l'importance d’un temps d'arrêt, d'un phénomène subordonné à son contraire et même tirant de lui sa véritable causalité ; ce que l’on a soutenu maintes fois en faisant de la dissolution le contre- coup pur et simple, l'image renversée d’une évolution con- comitante, Une seule loi régirait alors l’ensemble des 1. Cf. chapitre 1v, $ 72 et 73. TE Pr ne "1 - d . CONSÉQUENCES DE FAIT. 373 choses, et depuis la production du premier atome jusqu’à celle de la Révolution française, tout serait expliqué par le développement d’une force unique. Ce serait évidemment l'idéal, au point de vue de la raison mathématique, dégagée de toute expérience, et c'est pourquoi la plupart des grands philosophes ont quelque chose de cette tendance : Platon, en construisant le monde tout entier de participations sue- cessives à l’idée du Bien; Aristote, de réalisations plus ou moins parfaites de Dieu ; Descartes et les mécanistes, en bà- tissant tout savoir sur la géométrie; Spinoza, par son pan- théisme; Leibniz, par son monadisme universel. Mais l'insuflisance de ce point de vue s’accuse également chez les mêmes penseurs, car ils se heurtent toujours quelque part à la multiplicité que l'expérience impose à la raison : tantôt c'est le dualisme de l'esprit et de la matière, sorte de non- être existant, ywp4 de Platon, Sir d'Aristote ; tantôt la dis- tinction de la substance pensante et de la substance étendue, ou celle équivalente des deux attributs spinozistes, mal soudés l’un à l’autre par l'hypothèse gratuite d'un nombre infini d’attributs, fort propre à amoindrir la dualité réelle aux yeux de l'imagination, mais non pas à la sup- primer devant la raison. Leibniz enfin, recourant à Dieu pour créer par fulguration chacune de ses monades, ne dissimule pas que l'unité du monde est limitée par une force contraire d’individuation, et que si chacune d'elles résume l'univers, celui-ei ne se soutient que par la multi- plicité des points de vue propres à chaque substance créée. | Aussi ne dit-on point qu'il soit moniste, à proprement . parler. | C’est, qu'en effet, l'observation montre dans les choses deux actions qui se limitent perpétuellement. Tous les an- ciens, rapporte Aristote, prennent comme principe des choses deux contraires, le froid et le chaud, la condensa- ie l'A 2 _ ES do LAN DO. LT à dn M: LL + | - 374 - LA DISSOLUTION, tion et la raréfaction, la guerre et la paix. Cette vue de l'esprit, suggérée par une méditation presque passive, mais portant sur un grand nombre de faits, se trouve confirmée par l'étude approfondie et méthodique que font les sciences modernes d’un petit nombre de faits, choisis parmi ceux que nous avons le plus de facilité à pénétrer, En physique, la propriété fondamentale qui fait de la matière ce qu'elle est, un objet susceptible d'être connu, est l'inégalité dans la répartition des énergies par rapport aux masses; car celte inégalité produit la lumière, le son, la chaleur et, autant que nous en pouvons juger, toutes les autres propriétés percep- tibles, ne füt-ce que par la raison psychologique que toute perception est celle d'une différence, Si tous les corps se laissaient également traverser par les ondulations de l'éther, rien ne serait visible; si l’éther était, partout, à un égal de. gré de pression, ces ondulations même n’existeraient pas. Téneues wérre révrwr. — Mais, d'autre part, tous les chan- gements qui se produisent ont pour effet, comme nous l'avons démontré, de diminuer cette différenciation [281. La réalité, dans ce domaine, est done en opposition avec la loi de la réalité, l’état actuel avec son devenir. Comment un pareil état de choses a-tl pu se produire? Comment le monde physique est-il constitué par une propriété fonda- mentale que ses propres lois atténuent sans cesse, comme la combustion use une bougie? Ce ne sont donc pas ces lois mêmes qui l'ont produit. Puisqu'’elles tendent à le faire rentrer dans le néant, elles n'ont pas pu présider à son dé- veloppement. Ainsi la dualité est flagrante dans les phéno- . mènes les plus élémentaires et les plus voisins du rapport mathématique. 124. Elle l'est plus encore en biologie. Ici, en effet, l'être considéré résiste à la loi générale de dissolution, qu'il tant à is --— té fi ne) Émmirt. RS St Ce bé CONSÉQUENCES DE FAIT. 37 subit néanmoins comme tout le reste de la nature; par cette différenciation et cette intégration actives, cette évolution en un mot, il ralentit d’une facon plus ou moins notable le progrès de légalisation, de l'uniformité universelle. Il ne le fait que secondairement, en ce sens qu'il emprunte aux inégalités préexistantes de l'univers de quoi constituer son potentiel et son individualité. S'il n'y avait pas de soleil, il n'y aurait pas sur la terre d'être vivant. Mais ce qui le ca- ractérise est que, tandis qu'un morceau de cuivre ayant absorbé la chaleur solaire la cède immédiatement et suivant une loi d'uniformité rigoureuse aux corps qui sont en con- tact avec lui, le vivant, au contraire, garde dans une sorte d'enceinte adiabatique l'énergie qu'il a ainsi recue, et n’en fait usage que pour se jeter sur sa proie et augmenter ainsi la matière qu'il façconnera sur son type [31]. À ce point de vue, la différenciation des êtres vivants, son caractère enva- hissant mis à part, équivaut à la différence immobile (au moins en apparence), que présentent les espèces chimiques. Supposez un moment que cette différence, au lieu d'être un état fixe, devienne une tendance, et la formule essentielle de la vie est donnée. Et c'est précisément parce que le fait est saisi sur ce point non plus comme fait, mais comme tendance, que la vie présente avec une elarté qui a frappé la plupart des philosophes, le caractère dualistique. Il n'est pas moins réel dans la chimie, ou même dans la mécanique. Il est moins apparent parce qu'il ne s'y joint pas l'effort ac- tuel qui anime les êtres organisés. Je sais bien qu’en employant ces mots, effort ou tendance, je dépasse légèrement ce qu'on peut aflirmer en toute ri- gueur. Ces termes, en effet, à les prendre au pied de la lettre, représentent des phénomènes que chacun connaît exclusivement en soi-même, et qui ne sont jamais perçus à tre de données extérieures. À parler mathématiquement, 376 LA DISSOLUTION, rien n'empêche que Descartes ait raison dans son hypothèse des bêtes-machines. Il y a même plus : nos semblables, si nous nous placons toujours fermement à ce point de vue, rentrent dans le pur mécanisme externe, Sauf pour nous- mêmes, en tant que nous en avons directement conscience, le mot désir, effort ou tendance, devrait done être sup- primé. — Je demande la permission de ne pas m'arrêter à cette sorte de doute. La principale raison est que personne ne peut le soutenir de bonne foi. Si l'analogie, quand elle est étroite, n'est pas un mode de raisonnement suflisant pour produire la certitude, je ne vois pas pourquoi un esprit décidé à nier ne révoquerait pas en doute de la même façon n'importe quelle espèce d'inférence. On ne peut avancer, en toute science, qu'en supposant donnés certains prin- cipes, certaines idées, qui sont mis par cela mème au-dessus de la discussion. Aucune pensée commune n'étant possible à établir avec celui qui nie systématiquement les positions premières, il n’y a qu’à se taire. Je postule done qu'il existe chez les autres hommes des mouvements de sensibi- lité et d'activité intérieurs analogues à ceux qui existent en moi-même. Partout où je vois les mouvements externes qui sont chez moi le signe de ces mouvements internes, j'en conclus à leur existence. Par là j'étends, légitimement, semble-t-il, l’idée d'effort ou de tendance jusqu'aux limites du monde qui vit comme moi, se nourrit comme moi, res- pire comme moi. Si, pour les animaux, je n'y joins pas l'in- telligence proprement dite, c’est que je ne vois que rare- ment dans leurs actes l'adaptation de moyens nouveaux à des fins nouvelles : sans quoi, tout muets qu’ils sont, je les dirais intelligents. Si pour les plantes, je n'y joins pas la sensibilité, c’est que je n’en vois pas à l'extérieur de mani- festation suflisamment analogue à celle de ma propre sensi- bilité : sans quoi, je la dirais sensible à la douleur, et tout CONSÉQUENCES DE FAIT, 371 le monde le dirait avec moi. Car, en définitive, ce que je demande à postuler iei n’est autre chose que la croyance universelle des hommes à l'égard des êtres vivants. C'est done cette tendance à la production, la défense, le maintien et la reproduction de leur individualité spécifique qui rend si visible, dans les êtres vivants, le dualisme de la nature. L’être vivant, en effet, roule le rocher de Sisyphe. IL est la contradiction incarnée des lois de la physique gé- nérale ; il agit à la façon d'un enfant qui voudrait forcer le cours d’un fleuve à retourner en arrière en y puisant sans cesse de l’eau pour la reverser quelques mètres plus haut. Encore, pour que l’analogie fût complète, faudrait-il sup- poser l'action, non pas d’un être indépendant, mais plutôt d'une machine qui emprunterait au reste du courant la force nécessaire pour en faire rebrousser une partie. Le caractère antithétique de la nature vivante et de la mécanique, qui la domine et la conditionne, explique ainsi dans ses traits généraux l'échec régulier et nécessaire de la vie, c'est-a-dire l'arrêt de son développement, puis sa décadence, et finale- ment sa mort. Dans un monde physique dont les lois sont ce qu'elles sont, il est impossible de se différencier indéfi- niment, ou mème de propager et de soutenir indéfiniment une différenciation acquise, comme la vie tendrait à le faire. Cette différenciation, en effet, est toujours empruntée à quelque différence préexistante : structure, chaleur, nour- riture. Or, ces sources de différence sont en quantité limitée. De plus, elles sont disputées entre chacun des centres in- dividuels qui ont besoin d'y puiser sans cesse pour soutenir leur équilibre mobile. Ainsi tout être vivant doit rencontrer dans sa constitution propre une limite plus ou moins loin- taine, plus ou moins rigoûreuse, après laquelle sa différen- ciation ne peut que diminuer ou se détruire. Si la lutte pour la vie n'existait qu'entre les vivants, l’un d'eux pour- 378 LA DISSOLUTION. rait concevoir l'espérance de vaincre tous les autres et de les absorber à son profit: en fait, la plupart d'entre eux, individus ou espèces, ont toujours l'air d'agir comme s'ils croyaient une pareille conquête possible. Mais l'obstacle est beaucoup plus grave, puisqu'il vient des lois mêmes de la matière et de l'énergie; c'est-à-dire en quelque facon, des sources les plus profondes de la nécessité universelle, S'il n'y avait au monde qu'un seul vivant, disions-nous dans une première observation, il se ferait Dieu [40]. I faut ajouter maintenant que, même dans l'hypothèse de cette inconcevable solitude, il ne le pourrait pas, puisque, à un certain degré de croissance et de différenciation, il ne reste- rait plus en dehors de lui de chute d'énergie suilisante pour entretenir son gigantesque égoïsme, et qu'alors le jeu ré- gulier des forces physiques commencerait à dissoudre les membres de ce fantastique individu. 125. Cette contradiction de la vie, qui oppose ainsi les êtres les uns aux autres, et finalement à eux-mêmes, par ce fait fondamental qu’ils sont opposés au monde méca- nique, apparaît sous les formes les plus diverses pendant toute la durée de chaque unité et de chaque espèce, consi- dérée comme un tout continu d’après les lois de la géné- ration. Chacun naît pour mourir, se nourrit pour restituer ensuite son corps à la circulation : son histoire est un cyele, ou si l’on préfère un cercle vicieux. Les espèces, sans doute, se sont jadis différenciées, mais la marche de cette diffé- renciation est aujourd’hui singulièrement ralentie, si même elle n’est pas entièrement enrayée. En tout cas, elle ne tombe plus sous les sens. N'y aurait-il pas lieu de rappro- cher de cette fixité relative des différences acquises au cours de l’évolution, la fixité des différences que nous rencontrons en chimie ? Il semble bien que rien ne s'oppose à ce qu’elle à CONSÉQUENCES DE FAIT. 19 ait été produite et à ce qu’elle soit détruite, à la facon dont on admet couramment aujourd’hui que les espèces animales ont été produites en partant d'un état indiflérencié. Il est très légitime de supposer que les atomes des différents corps simples ne sont que des groupements différents d’un principe unique, diversement combiné avec lui-même. Cet élément, d’ailleurs, peut être conçu d'une facon toute diffé- rente des composés qu'il produit, Il peut ne pas plus leur ressembler qu'une vibration d'éther ne ressemble à de la couleur. Il est certain que la chimie est sur cette voie de- puis qu’elle dessine le schéma hypothétique des molécules, ce qui doit conduire un jour ou l'autre à faire celui des atomes eux-mêmes. Bien plus, elle a toujours été dans cette voie, sauf au moment où une observation analytique et précise lui a révélé exactement quelles étaient les espèces actuelles du monde inorganique. Les alchimistes de l’anti- quité et du moyen âge admettaient le transformisme en ma- tière chimique, et même attribuaient à la vie l’évolution des métaux. Thalès, de mème, faisait de l'eau le principe de toutes choses, en la nommant iwbsyév +1. Il faut probable- ment entendre par cette eau la matière même, prise en général, comme dans plusieurs passages de la Bible. Anaxi- mène en disait autant de l'air, Anaximandre de la matière indéterminée, &rzipor. Mais il est certain que les chimistes contemporains ne répugnent pas à cette opinion; j'ai eité ailleurs leur témoignage, les raisons qui militent en faveur de la « parenté » des corps bruts’, et qui font de leur mul- tiplicité, comme dit un grand savant « une limite acceptée par les chimistes comme un fait actuel qu'ils ont toujours conservé l'espoir de dépasser*. » Ces raisons sont, en deux 1. Philosophie des sciences, ch. vi, 252-265. J'indique plus bas quelques changements aux conséquences qui me paraissaient alors résulter de cetteunité. 2. Ce mot de M. Berthelot montre bien l'union intime de l'unité en avant 380 LA DISSOLUTION, mots, l'analogie qui se trouve entre les séries des composés de certains corps simples (nickel et cobalt par exemple) et les séries des composés des corps isomères'; le rapport simple, quelquefois l'identité des poids atomiques de cer- tains corps ; les variétés allotropiques d'un mème corps, où ses valences variables ; la transmutation expérimentale de l'oxygène en ozone ; enfin, plus que tout le reste, les familles naturelles d'éléments dont l'existence est indiscutable. Du moment que l'on ne trouve pas abusif de supposer une unité originelle entre le chat, le chien, le cheval, que ja- mais physiologiste ne peut transformer l'un en l'autre, entre lesquels il n'existe pas de type intermédiaire réellement donné, on ne dépasse pas davantage l'expérience en aceor- dant l'unité de la matière et sa différenciation. Ou bien le besoin d'uniformité de l'esprit n’est pas suflisant pour allir- mer contre l'observation actuelle l’évolution de la vie; ou bien il l’est aussi pour aflirmer l’évolution de ce qui semble inanimé. L'organique et l’inorganique représenteraient ainsi, non deux règnes d'êtres, l’un totalement évolutif, l’autre totale- ment dissolutif, mais deux moments différents d’un même ordre de choses. Toute la diversité donnée serait le produit et l’œuvre de la vie. Ce que nous constatons dans un assez grand nombre de cas serait l’ordre universel. La matière que nous appelons vivante n’est telle que pendant une période plus ou moins longue. Aussitôt que l'être qu’elle constituait vient à mourir, elle retourne à l'état de matière chimique pure et simple, et se comporte suivant les lois de et de l'unité en arrière. Si demain on réduisait l'oxygène et le soufre en un élément unique, on n'hésiterait pas à dire qu'il se sont autrefois formés aux dépens de ce même élément. Ces deux choses, qui paraissent si différentes dans la réalité, sont presque identiques aux yeux de la raison. 1. Corps composés ayant la même formule chimique et des propriétés dif- férentes. CONSÉQUENCES DE FAIT. 381 celle-ci. Voici une maison: les matériaux qui la constituent, sont pour une part, des restes évidents d'êtres vivants: le bois, les étoffes qui la meublent, chanvre, coton, laine ou soie, tous ont acquis sous l'influence de la vie la compo- sition et la structure qui les rendent propres à cet usage. La pierre calcaire dont elle est construite a été sécrétée par d'innombrables animalcules dont la dépouille, accumulée dans l'Océan, a fait les bancs qu'on exploite en carrières. Pourquoi l'argile des briques, les ferrures, le zine du toit n’auraient-ils pas une origine analogue ? Que penserions- nous de l’ivoire, s'il n'existait plus d'animal capable d'en produire et si on le trouvait dans le sol par fragments plus ou moins conservés; du charbon de terre, si la science n'avait pas révélé qu'il était un amas de végétaux fossiles ? À un autre point de vue, les différences que nous utili- sons sont presque toujours le produit de la vie. Les animaux et les végétaux fournissent presque toutes les teintures em- ployées pour diversifier nos produits. Les couleurs de houille sont extraites de corps organiques. Tous nos com- bustibles doivent aux plantes la différenciation chimique qu'ils nous rendent en chaleur: bois, charbons, pétroles, tourbe, gaz d'éclairage, huiles de toute espèce. Le monde est donc fait de cadavres; il n’est peut-être pas un atome qui n'ait participé à cette vie universelle, et n'en ait retiré son état de différenciation. Mais, par cela même, il est cons- tant qu'il s’use et qu'il vieillit. Cette conséquence est insé- parable de tout ce que les hommes ont découvert sur les lois de sa transformation. Il marche vers un état où toutes les différences acquises étant dépensées, l'univers sera de plus en plus imperceptible et de moins en moins favorable à la vie. À ce point de vue, celle-ci nous apparaît bien comme l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort. Il faut seu- lement y ajouter cette réserve que tandis que l'univers tend Rés: ! de, v bei M) Dan, DAT be a Je PRE De ©, d WE re Ce É 82 LA DISSOLUTION. à l'égalité, qui est la mort, avec une puissance à laquelle nous ne voyons pas de limite, la vie n'y résiste qu'avec une puissance étroitement bornée, et qui par conséquent doit toujours céder en fin de compte ; tantôt avec tranquillité, avee une sorte de renoncement, comme si le désir intérieur de con- tradiction était épuisé, tantôt au contraire après une lutte dernière et souvent terrible, une agonie qui prolonge jus- qu'à la dernière minute l'affirmation du combat et la dualité des forces en conflit. 126. Le dualisme, qui reste en quelque sorte extérieur : à la matière brute, et même à l'animal, devient intérieur à l'homme. La propre représentation qu'il a de lui-même est le théâtre de cette contradiction intime, dont il est toujours surpris dès qu'il réfléchit, qui fait de sa condition un para- doxe et une énigme pour lui; de sa personne, de la syn- thèse qui le constitue, comme dit Aristote’, un abrégé du monde et de l'opposition générale dont l'univers est fait. Cette lutte, dans l’âme humaine, des deux principes d’ac- tion qui s'opposent également dans le monde entier, les artistes, les littérateurs, les philosophes l'ont de tout temps exprimée dans leurs œuvres. Mais leur parole qui tradui- sait seulement et sans critique les données immédiates de la conscience, a toujours aussi été contestée par certains phi- \ losophes. Pour ne parler que de ces derniers temps, et mon- trer combien il est nécessaire d’appuyer sur une démons- tration ferme ce qui n’est communément qu'une croyance, 1. Où yàp à Gpwr0s isztv oùtw Buuisetar, aXX 7 Detdy +1 év adr® brépyert üaw Ô Giagéper roÙro Toù ouvyÜérou, rosoÿtw za à ÉVÉZYELX Ts 2AT& EHY &Xknv apertv. Morale à Nicomaque, X, vu. . ——, M AR ds héilés é Rires un CONSÉQUENCES DE FAIT, 383 il faut songer quelle autorité, quelle influence prestigieuse exercent encore aujourd’hui les doctrines qui prétendent appuyer la science sur une conception monistique de l’uni- vers, et qui suppriment arbitrairement toute une partie des lois humaines, par terreur de l « anthropocentrisme » et de la superstition. Il y a quelque chose de cette tendance dans J.-J. Rousseau et tout le xvmr siècle, Voltaire peut être excepté: tout est bien dans la nature, il suffit seulement de s’y conformer pour être heureux et sage. Elle est sur- tout visible chez d'Holbach et son groupe, dont j'ai fait voir ailleurs les étonnantes ressemblances avec l'évolutionnisme contemporain’. Le Systéme de la Nature, auquel d'ailleurs Diderot a collaboré, tourne tout entier autour de cette idée, depuis si répandue, que Phomme n'est que la conti- nuation et l'achèvement de l'animal. « Son but est de se conserver et de rendre son existence heureuse. » Et la Nature s'écrie: « O vous qui, d'après l'impulsion que je vous donne, tendez vers le bonheur dans chaque instant de votre durée, ne résistez point à ma loi souveraine ; jouissez sans crainte, soyez heureux: vous en trouverez les moyens écrits dans votre cœur*. » — De même Volney: « Le prin- cipe fondaniental de la Loi naturelle est la conservation de soi-même; le plaisir n'est un mal qu'autant qu'il tend à détruire la vie et la santé”. » Ces idées sur l'unité de l’homme et de la nature, reproduites par M. H. Spencer, ont partagé et facilité peut-être le prodigieux succès de sa doctrine. L'homme considéré comme la suite et l’achève- ment de la série des êtres vivants, l'esprit réduit à un reflet 1. Revue philosophique, 1892, 1, 601. — De quelques idées du baron d'Holbach. 2. Système de la nature, W, 345. Cette conception de l'homme s'associe chez lui aussi, logiquement d'ailleurs, à l'idée du progrès universel de l'ho- mogène à l'hétérogène. /bid., 1, 18. 1, 25, ete. 3. Catéchisme de la loi naturelle, chapitre ur. 4 4 | L L "# en 38% LA DISSOLUTION. des fonctions organiques, ou tout au plus à une autre face des phénomènes de la vie, différente, mais parallèle, voilà ce qu'un très grand nombre d'esprits considèrent aujour- d'hui, au nom de la science, comme vérité démontrée. La doctrine de l’homo duplex passe pour une vieille supersti- tion théologique réfutée définitivement par une connaissance plus adéquate de la physiologie comparée. « Les phéno- mènes qui ressemblent le plus à ceux de l'esprit sont ceux de la vie du corps... Notre question se réduit donc à celle- ci: qu'est-ce qui distingue la vie en général‘? » Et la réponse est que « toute vie, physique ou psychique, est une combinaison de changements qui correspondent à des exis- tences et à des séquences externes”, » Sur cette nature de l'homme et son rapport avec la vie animale, la morale évolutionniste est encore plus explicite. La morale « est une partie des phénomènes que l’évolution a produits; elle est une face de l’évolution de la vie”. » La durée de la vie, qu'on obtient en multipliant « sa longueur par sa largeur » constitue « la fin suprème de toute conduite‘. » — « Ce qui est bon se confond universellement avec ce qui procure du plaisir” »; et le plaisir « est l’accroissement de la vie? ». M. Haeckel, de même, répète avec acharnement que toute espèce de dualisme est identique au surnaturel, que la science en a démontré l'inanité, et qu'elle a « définitive- . ment établi », sur les ruines des philosophies anthropocen- triques, l'unité de tous les phénomènes naturels, et l'absolue 1. H. Spencer, Principes de psychologie, Synthèse générale, L. — Trad..fr., I, 297. . Ibid., Synthèse spéciale, . — Trad. fr., 1, 430. . H. Spencer, Les bases de la morale évolutionniste, ch. 1v, 53. . Ibid., ch. m1, 10. . Ibid., ch. nr, 25. . Ibid., ch. vr, 69 et suiv, A O1 + Oo 1 sm EE) À ln Eu ,-+ mur del : Abe. TN Cid de. CONSÉQUENCES DE FAIT. 385 vérité du monisme’. « La place de l’homme dans la nature, dit-il encore, et ses rapports avec l’ensemble des choses se trouvent définitivement résolus par la connaissance de l’ori- gine animale du genre humain*. » Enveloppée dans les équivoques et les merveilles artistiques du style, il semble bien que ce soit encore le fond de la pensée de Renan; au minimum, il est certain que son action s'est grandement exercée dans le sens du naturalisme. « Depuis l'astérie, pentagone qui digère, jusqu'à l’homme le plus complet, tout aspire à être, et à être de plus en plus... Chaque type tire de son essence tout ce qui est possible en fait de per- fection égoïste. Ce qu'on peut dire d'an type animal, on doit le dire d’une nation, d'une religion, de tout grand fait vivant. On doit le dire aussi de l'humanité et de l'univers tout entier”. » Le mal consiste à ne pas se résigner à la nature, à prétendre aller contre ce qu'elle veut, « En pre- mier lieu, cela est coupable; en second lieu, cela est inutile, car la nature triomphera toujours ; elle a trop bien arrangé les choses ; elle a trop bien pipé les dés‘, » Par ces sources, par les diseiples de leurs disciples, par le roman, par le journal, par les mille voies que suivent les idées pour se glisser dans les esprits des savants sans pré- vention et des gens du monde, cette philosophie simple et commode s'est profondément étendue dans le monde mo- derne, en Angleterre, en Allemagne, en France. Aux États- Unis, le journal hebdomadaire La Tribune ouverte, soutient que la solution monistique et la seule position tenable et que la vraie religion est la religion de la seience. La revue 1. Haeckel, Histoire de la création des êtres organisés d'après les lois naturelles, trad. Letourneau, pages 21, 31, 56, 63, etc. 2. Jbid., 6. 3. Renan, Dialogues philosophiques, Certitudes, 23-24. 4. /bid., Certitudes, 42. Laraxve. La dissolution. LA Er ne © AN = PO Ds Ve W 23 0 | CÉPNT ET 7 "ER L! Ris 4 ñ _ Ar # Le ., d ep 1,7 : PR To . < » À F+ 4" 4 LE NC ’ . 386 . | LA DISSOLUTION. trimestrielle The Monist est citée par toutes les revues phi- losophiques du vieux continent. « Les principes philosophi- ques qui dominent la pensée moderne, dit le D' P. Carus, sont le positivisme et le monisme'. » Il va sans dire, par ce rapprochement même, que ce positivisme est assez éloigné de celui d’Auguste Comte; et quant au monisme, il l'entend F d’une façon extrèémement libérale ; il le réduit presque, an moins en principe, à l'affirmation qu'il ne peut y avoir de vérités contradictoires. Mais, en fait, il s'agit bien toujours de la même doctrine: « L'évolution est la loi universelle, même des autres planètes si elles sont habitées. La route par laquelle la vie avance, et les moyens par lesquels elle atteint ce but, sont appelés moralité. Tous les êtres vivants où tendent à former des unités plus hautes, à devenir organe d'un corps plus complet... Les êtres créés par la nature ne sont moraux où immoraux que dans la mesure où ils se con- forment ou refusent de se conformer à ses lois”, » 127. On voit que si la duplicité humaine, comme dit Pascal, est une opinion aussi vieille que la philosophie RS classique, il n'est pas superflu d’en donner une démonstration par la méthode positive et expérimentale. Rapprochez les précédentes théories monistiques des C4 faits et des lois que nous avons établis ci-dessus par l’obser- vation analytique des phénomènes, d’abord dans l’ordre psy- chologique, puis dans l'ordre social, et vous verrez à la fois ce qu'il y a de réel et de faux dans cette conception de l’homme. Cette idée de la nature, en tant que puissance active et tendance déterminée, est une idée vague, mais . pleine; c’est par ce double caractère qu'elle soutient les 1. Carus, Primers ofthe philosophy, Introduction. 2. Ibid., 168-170. | GONSÉQUENCES DE FAIT. ve systèmes incomplets fondés sur elle. Par son élasticité, elle s'étend quand il est nécessaire, embrassant toutes les mani- festations qui peuvent tomber sous les sens ou sous la con- science; par sa plénitude concrète, elle satisfait l'esprit qui se sent en présence d’une notion vraie. Il suflit de la pré- ciser pour en faire jaillir toute la réalité philosophique qu’elle contient. Elle répond à l'expérience ancienne, lon- guement emmagasinée par les hommes, d’une tendance qui est en eux et hors d'eux; qui les porte, eux et tous les êtres vivants, à de certaines fins, non pas communes, mais sem- blables pour chacun d'eux. Ces fins, on peut les résumer par le mot si souvent employé dans la philosophie alle- mande, la manifestation: le fait de se rendre perceptibles à d’autres centres de conscience, de se singulariser dans le sens le plus général que donne à ce mot son étymologie. Évidemment, le rapport entre les trois idées de nature, de manifestation et d'individualité n'est pas de ceux qui sau- _ tent aux yeux de prime abord, mais l'observation systéma- tique des phénomènes en montre la relation universelle, Nous ne éreusons done pas un abîime entre l'homme et la nature, comme Hæckel le reproche sans cesse aux dualistes. Mais, dans l'homme, nous trouvons en une proportion remar- sn quable deux principes, lois ou tendances qui sont placés chez les autres êtres vivants dans un rapport tel que l'un des deux n’y est point perceptible de lui-même. L'homme est d'abord un être vivant, soumis à toutes les diflicultés de l'existence matérielle, du maintien de son indi- vidualité et de son espèce. Il lutte contre la nature et contre ses semblables: contre les forêts, par le défrichement ; contre les mauvaises herbes qui étouffent les récoltes, les moisissures qui s'attaquent aux fruits, les microbes et les parasites qui menacent sa propre vie; contre les animaux féroces, contre ceux qui détruisent les plantes ou les trou- chats” Edo Tu mtiin EN ÉTAT SE TL ESS. we” Le 2 L - . 4 4 , #] 388 LA DISSOLUTION. peaux; contre ceux qui sont bons à manger, contre ceux dont il peut tirer des peaux, des fourrures ou d’autres pro- duits utiles. 11 lutte de peuple à peuple, de classe à classe sociale; chaque producteur ou marchand, chaque jeune homme qui se présente à un concours tâche de surpasser son . concurrent. Les artistes et les savants mèmes, en tant qu'ils se servent par quelque côté de leur intelligence pour gagner leur vie, sont soumis à cette nécessité. Voila le premier point de vue, qui provient de ce que l'homme est composé pour une partie d'un tube digestif, de poumons et autres appareils analogues, avec les tendances qui leur sont propres, Mais, d'autre part, l'homme possède ce que les’autres indi- vidus vivants ne paraissent avoir qu'à un degré négligeable, une représentation interne de lui-même et du monde; et ce simple fait introduit nécessairement en lui, a titre de senti- ment et d'expérience intérieure, l'opposition que les diverses formes de la vie se font entre elles. Il cherche à être heu- reux et s'aperçoit que son bonheur dépend de sa latitude d'agir, ou mème du secours que pourront lui donner d'au- tres individualités pareilles à la sienne, et qui limiteront par conséquent ses ambitions. Il comprend qu'il existe au même titre que lui un nombre infini de créatures vivantes qui sont toutes prêtes à le détruire immédiatement et sans seru- pule, lui l’être incomparable et unique, comme dit spirituel- lement Tolstoï, lui pour qui seul existe la vie. En admettant même qu'il soit placé dans les conditions de lutte les plus avantageuses, son intelligence le force bien à comprendre qu'en tous cas le champ de ses succès n’est pas indéfini, et que les forces de l’univers finiront par venir à bout des siennes. Ïl y a toujours, à mesure qu'il avance dans la vie, un affaiblissement de la vigueur, une augmentation des maladies, des infirmités, et finalement la mort pour terme inévitable; toutes choses qui rendent présente à son esprit D PTT ch, ne tarte: in bé. SA a 2 L 7 T-) Ds d . À CONSÉQUENCES DE FAIT, 389 la contradiction et l'illogisme de son individualité avec une telle clarté, une autorité si irréfutable, que la plupart des hommes n’ont pas trouvé d'autre moyen de s'y soustraire que de n’y pas penser, d’écarter de leur vue tout ce qui leur rappelle cette vérité, de rechercher avec une avidité surpre- nante tous les divertissements, même malsains, même fati- gants, même douloureux ; parce qu'ils le sont encore moins que la pensée trop claire et trop évidente de l'impossibilité radicale où nous sommes de satisfaire les instincts de notre nature, en tant qu'évolutive [124]. 128. S'il n'y avait que cette première sorte de contra- diction et de dualité dans l'homme, comme paraissent le croire les pessimistes, le développement intellectuel serait une fâcheuse prérogative. Mais cet étrange composé n'est pas seulement un individu conscient de lui-même. Il résume le monde d’une façon beaucoup plus complète. De même qu'il y a hors de lui un règne physique dont les lois de transformation sont contraires aux tendances du monde biologique, de même il existe en lui une pensée, inutile pour ses fonctions animales, parfois même dangereuse pour elles', et dont les lois sont dissolutives, ainsi que nous l'avons doublement démontré: d'une façon directe, par l'analyse de cette pensée et de ses effets*; d’une façon indi- recte, par le rapport de simultanéité que nous avons cons- taté, dans les transformations historiques, entre la violence et l'évolution, entre la conscience réfléchie, la volonté prévoyante et la dissolution”. Nous avons fait voir que l’homme est essentiellement constitué par la réalisation, dans un individu, de ces tendances opposées à l'individu 1. Cf. chapitre m1, $ 56-61. 2. Cf. chapitre 1v, partie. $ 63. 3. Cf. chapitre v, en entier et particulièrement $ 118. 390 LA DISSOLUTION, Er. et que son existence tout entière, de la naissance à la mort, h. n'est autre chose que l'équilibre mobile résultant de cette association [87]. De là vient que l'homme, interrogé, quand il peut répondre sur ce qu'il sent en lui-même, sur ce qu'il veut, sur ce qu'il pense, accuse deux tendances; l’une vers l'individualité, la plus forte et la mieux organisée; l'autre, vers l'assimilation de lui-même et de ses semblables, vers ln dissolution de sa médiocre personne dans le monde entier. Par la première, il cherche à se distinguer des autres, à se faire une figure originale, à prendre un genre qui le mette hors de pair, à s'imposer physiquement ou intelleetuellement aux autres hommes. Son orgueil est satisfait quand il joue le rôle de potentat dans son cercle habituel, devant le publie petit ou grand qu'il appelle son monde. Est-il né sur le trône, ce qui élargit un peu l'horizon, et rend ce besoin plus exigeant, il sent le désir de se faire adorer comme un Dieu, d'étonner l'univers par son indépendance absolue, même à l'égard de la raison, comme Caligula privant Rome pendant toute une saison de tous ses bateaux de commerce pour se promener à cheval sur le golfe de Naples. L'histo- rien dit alors: « Il est tout à fait fou’ ». Mais le philosophe | reconnaît la parenté de cette soi-disant folie avec le désir ei que porte tout homme en lui-même, et qui ne se satisfait à meilleur compte que parce qu'il s’est plus souvent heurté | aux dispositions adverses des hommes et des choses. — Par LE la seconde tendance, l'homme pense, et tend à devenir imper- sonnel. Il met sa joie dans la science, dans l'art, dans le bien; tout ce qui nie l'individu et l’efface. Il s'y jette quel- quefois avec fureur, comme l'aseète, quand il a senti trop vivement l’aiguillon du désir contraire et l'impossibilité d'y trouver une satisfaction fixe. Chez un être qui serait le pro- + 4 1. Le mot est de Duruy, dans son Æustoire romaine. CONSÉQUENCES DE FAIT. 391 duit de la nature et d’elle seule, une pareille révolte contre la nature serait absolument incompréhensible. En fait, tous les philosophes qui éludent l’antithèse humaine sont obligés d'en chercher une explication plus ou moins futile: on en fait un reste de superstitions religieuses, un culte rendu à la méchanceté de Dieu, « aux ancêtres cannibales qui trou- vaient leurs délices dans le spectacle des tortures". » Il me semble bien que les explications de ce genre sont notable- ment inadéquates à l’état d'esprit d’un Pascal, ou même d’un Joseph de Maistre. {l serait par conséquent inexact d'opposer dans l'homme l'âme et le corps, si ce n’est à titre de symboles dont on _ sait l’imperfection en les employant. C'est la tendance inté- rieure elle-même qui est complexe, comme en sont com- plexes les manifestations extérieures. Il arrive même chez certains que l'âme est remplie presque tout entière par ce désir de développement et de triomphe égoïste. En ce sens, on a pu dire quelquefois que les êtres de forme humaine * n'avaient pas tous une âme. Chez ceux-là, qui ne sont pas nécessairement les moins habiles, la dissolution ne se mani- feste qu'accidentellement et par brèves intermittences. Il est peu croyable qu'elle soit radicalement absente. Mais il peut se trouver tel homme où elle soit plus rare que chez tel animal, d'un caractère moins concentré. Car de même qu'il est illégitime d’opposer grossièrement et d’une façon radicale le visible ‘et l’invisible, notre matière et notre vie psychologique, il le serait autant, davantage peut-être, d'identifier l’homme tout entier à la dissolution, parce qu'il en est le représentant le plus actif et le plus avancé ; ou l'animal et la plante à l'évolution parce qu'elle s’y manifeste le plus clairement. Aucun être réel ne se confond dans sa to- 1. Spencer, Bases de la morale évolutionniste, 82. =) CA - 392 LA DISSOLUTION, talité avec un des pôles logiques de l'univers ; et leur anti- nomie fondamentale les rend aussi inséparables que l'élee- tricité positive de l'électricité négative. Les contraires abstraits sont complémentaires dans le coneret. Le monde physique se dissout, et c'en est la loi principale ; mais ce n'est pas sans qu'il s'y produise des évolutions partielles, par exemple quand la chaleur dilate inégalement les cou- ches d'air ou fait passer en vapeur une partie de l'eau de mer qui, plus loin, retombera en pluies. Réciproquement la dissolution a sa place, et fort large, chez les êtres vivants : nous en avons énuméré les formes les plus visibles. Non seulement done rien n'est multiplicité pure, ou homogé- néité pure, ce qui serait absurde «à priori; mais rien n'est tendance pure vers l'unité ou tendance pure vers la multi- formité, si ce n'est ce que nous isolons par la pensée pour le considérer plus clairement. Tous les règnes de la nature ne sont à ce point de vue que des proportions différentes dans la combinaison de ces éléments, et chacun y est seule- ment rattaché a majore parte, suivant le caractère le plus visible qu'il présente à l'observation. Au sommet de cette hiérarchie se trouve l’homme, parce que de tous les êtres connus il est le seul qui présente une tendance consciente et appréciable vers la dissolution, incarnée dans un être ca- pable de vivre et d'évoluer sous nos yeux. 129. Telle étant la nature vraie de l'homme, les so- ciétés qu’il compose doivent y participer. Les faits le prou- vent abondamment. Nous avons vu comment les sociétés commençaient d'abord par un mouvement d'évolution dont le développement complet, s'il était achevé, les conduirait à former de gigantesques organismes, exploités et gouvernés au profit d’un centre, d'une classe ou d'un ètre privilégiés, comme est le cerveau dans l'organisme humain. Quelques et me ot nf de + Lt DAS LU L: . s EN nn be: tn = À CONSÉQUENCES DE FAIT. 393 philosophes, Renan surtout, ont pensé que tel pouvait bien être le but définitif des transformations sociales, et que si l'on y marchait moins droit aujourd'hui qu'au moyen âge, c'était par une sorte d’épuisement de l'humanité qui mena- çait de faillir à la destinée : « On peut admettre un âge où toute la matière soit organisée, ou des milliers de soleils agglutinés ensemble serviraient à former un seul être sentant, jouissant, absorbant par son gosier brûlant un fleuve de volupté qui s'épancherait hors de lui en un torrent de vie... La nature, à tous les degrés, a pour soin unique d'obtenir un résultat supérieur par le sacrifice d'individualités inférieures. Il y a des états sociaux où le peuple jouit des plaisirs de ses nobles, se complait en ses princes, dit: « Nos princes », fait de leur gloire sa gloire. Le grand nombre doit penser et jouir par procuration. La masse travaille, quelques-uns rem- plissent pour elle les hautes fonctions de la vie. L'État où il n'y a pas de classes sociales est anti-providentiel. ! » De là l'indignation et le mépris manifestés par lui pour la Révolution française. Mais l'erreur vient de ce que les pre- miers développements d'un être ne marquent pas nécessai- rement, par une droite inflexible, le point où la série totale de son progrès doit aboutir. Nous sentons vaguement ce qu'il y a de monstrueux et d'absurde dans cet évolu- tionnisme à outrance, dans ce rêve de l'univers entier intégré en un seul organisme, d'une bouche colossale savourant l'infini, voire même d'une pensée unique réduisant à l’état d'organes le reste de l'humanité. C’est que l'histoire (sans parler de la question morale) nous fait voir précisément que dans le mouvement organique 1. Renan, Dialogues philosophiques, Rèves, 127-133. Cf. H. Spencer : € Thus is fulflled (in the sociology) the formula of evolution, as a progress towards greater size, coherence, multiformily and definiteness. » Socio- lagie, 2e partie, S 271. 39% LA DISSOLUTION. commencé d'abord par les sociétés, une inflexion se dessine bientôt: à ce moment apparaît chez eux la civilisation, la pensée réfléchie, la volonté commune d'arriver à cer- taines choses, conçues d'avance comme des fins. Dès lors, toute l’évolution est détournée. Cette réflexion, première- ment causée par l'arrèt même de la vie, entravée par la lo- gique extérieure des choses, prend à son tour le premier rang et commence à refouler les différenciations qui pèsent sur elle : toute conscience réclame alors ses droits. Cette période se caractérise par un état d'individualisme éner- gique, ce qui peut faire illusion sur sa nature. Mais cet in- dividualisme n'est plus celui de l'instinct, qui pétrit sans limites les unités inférieures, et les différencie pour en cons- truire des vivants plus élevés. C'est au contraire la protes- tation de l'élément qui ne veut plus se réduire à ce rôle, ni jouir par procuration; c'est l'opposition de la pensée à cette marche indéfinie des choses, qu’elle reconnaît pour contraire à sa nature et à ses lois. L'évolution alors fait - place à la révolution. Lente ou brusque, sanglante où pai- sible, elle fait rebrousser chemin à la ligne de conduite que suivait d’abord la Société. Elle dissout les inégalités so- ciales que la conquète extérieure ou la lutte interne avaient roduites. Les esprits craintifs s’écrient qu'on se précipite P P q precip se vers des régions inconnues; les esprits organicistes,que l'on désagrège le corps social, condition même de la vie. Mais un examen plus exact des choses atteste que, s'il y a crise, il n'y a point corruption; et que dans cette métamorphose graduelle de l’ordre organique, apparait un ordre nouveau 5 et plus satisfaisant pour sa pensée, celui de la liberté, de l'égalité et, à la limite, de l'assimilation. Prenons donc la marche de l'humanité dans son en et considérons où nous en sommes. Chaque être, chaque peuple s’élance d’abord dans la voie de la vie égoïste, de É. CONSÉQUENCES DE FAIT. 395 l'individualisation et des agrégations successives d'agrégats organisés. Puis il s'arrête, se replie sur lui-même, perd du _ terrain au point de vue organique, Souvent même il finit par disparaitre en tant qu'individualité distincte. Il ne sur- vit plus que par ses œuvres, par le levain qu'il sème dans la pâte encore grossière de ceux qui l’absorbent. Tel fut le rôle de l'Egypte, de la Grèce, de Rome. Tel sera sans doute celui de la France, qui paraît avoir déjà commencé cette sorte féconde de décadence, Chaque élément consi- déré déerit ainsi un tracé que représenterait bien une parabole, et la moyenne de toutes ces courbes en est une autre qui les résume pour ainsi dire,et sur laquelle on peut étudier les approximations successives de la philosophie. Nous pouvons nous représenter le point figuratif de notre état actuel comme placé en À, dans la partie la plus critique de la courbure, et qui prête le plus à la controverse. La ce ligne BAC, qui joint arbitrairement notre état à celui des époques les plus anciennes, sans tenir compte des intermé- diaires, et qui la prolonge rigidement dans l'avenir, telle est la méthode des évolutionnistes. On voit immédiatement combien il leur est nécessaire de préférer la préhistoire à l'histoire, la sécante B AC tendant vers une position limite quand B s'éloigne de plus en plus, tandis qu’elle prend les positions les plus variées et les moins assimilables à une ® direction unique quand il se rapproche du point A. Les tendances variables A D, AE, actuellement senties dans les esprits ou les sociétés, ce sont les composantes mêmes du mouvement tout entier, l’une dirigée vers la vie organique et l’évolution, l’autre vers la pensée et la dissolution. Que la trajectoire de l'univers vivant et pensant fût une courbe, c'était chose impossible à percevoir à une époque où la pensée n'avait point encore d'effets sensibles. La ten- dance À D, sentie dans les esprits à titre de foi, pouvait 306 DR LA pmsoLOTION, LOUE PAR done seule donner aux hommes l'espérsnce d'äne: ère ( transformations inverses et d'un ordre nouveau du Ha Aujourd'hui même, elle est encore un facteur important À cette croyance, de même que la tendance À E, obseurément x. perçue en nous, mais fortement active, se combine avec de 7 observations incomplètes pour nous persuader que l'aven 6 | est bien représenté par AC. Quiconque étudiait l'ont ne | amené pour première hypothèse à quelque chose d’analogue J D h au progrès direct et à l’évolution universelle. Rien n’est plus naturel que de prendre d’abord une branche de parabole pour une droite. Cela arrive er ve dans Le et ru dns nr-TÉ OS Lane T 2 DE FAIT. 397 degré la complexité de la formule représentative, et il ne manque pas de phénomènes physiques dont la courbe, au- jourd'hui compliquée, a d’abord été prise pour une ligne du premier degré. Plus tard (dans combien d'années ou de siècles, 11 serait fou de chercher à le dire) l'effet acquis de la tendance disso- lutive dans la marche des peuples, sera tellement visible qu'on aura peine à comprendre comment il a été contesté, Souvent déja les hommes politiques, qui ne voient que le présent et qui veulent en conclure l'avenir, commettent une erreur analogue à celle des évolutionnistes, mais inverse dans ses réultats: de la direction actuelle des faits, ils tirent un système que représenterait assez bien le prolon- gement de la demi-tangente A F, menée du point où nous sommes vers l'avenir, Ils sont incapables d'une philosophie de l’histoire, car cette ligne est impossible à raccorder avec les points bien connus de H À, et de là vient que les érudits triomphent aisément contre eux en leur opposant les con- ditions historiques réelles du développement des peuples. Ils sont cependant plus près de la vérité que les évolution- nistes : elle est contenue entre leur point de vue et celui des utopistes, représenté par le prolongement de À D. Il serait facile, si ce n'était pas donner trop d'importance à un schéma commode, mais encore très inadéquat, de le compléter en y portant suivant la même méthode la courbe des progrès correspondants de la conscience, ou des valeurs que prend la force AR aux divers moments, ou mème d'y joindre un tracé de la dégradation physique de l'énergie dans le monde. On pourrait pousser la discussion de la figure jusqu'à toutes les conséquences que l'expérience révèle, et que cette méthode graphique permettrait de reudre sensibles aux veux. Mais il est dangereux de donner trop de précision à des symboles géumétriques, quand nous jhÉ 3” de ce Te QE PT OR ET RENE SMILE CNET AT ST Re TS J98 LA DISSOLUTION, ne sommes pas capables de mesurer réellement les gran- deurs qu'ils représentent. IV 130. L'existence de la loi de dissolution, son empire inviolé dans l'ordre physique, inséparable à chaque moment d'un état différentiel donné qui lui est contraire, et qu'elle diminue ; la place qu'elle laisse à l'évolution dans l'ordre physiologique, tout en y conservant le dernier mot; son rôle en tant que loi de la pensée réfléchie, artistique et morale, qui fait de l'individu total et composé que nous sommes, un abrégé du dualisme universel : telles sont les principales généralisations qui résultent de l'examen des faits, classés en séries et parcourus pas à pas. Par ces conclusions, nous pouvons affermir et préciser des opinions débattues, ou prendre des directions utiles à l'orientation des sciences. Mais il faut reconnaître que nous sommes encore loin de nous faire de l'univers une idée d'ensemble, comme la phi- losophie en a toujours eu l'ambition. Les quelques vérités que nous avons pu réunir soulèvent à leur suite des ques- tions nouvelles; elles ne diminuent pas l’étonnement que sent la réflexion devant les choses réelles qui forment son objet, ce sentiment d'étrangeté qui fait que notre pensée ne reconnait pas son œuvre dans le monde, qu'elle s'efforce sans cesse à le réformer, qu'elle ne peut comprendre pour- quoi ces choses et non d’autres, et qu’elle répète parfois ce mot du vieil Héraclite, sorti des entrailles de l’homme: « Mes yeux ont pleuré en voyant ce séjour inaccoutumé! » Par cela même que nous avons procédé du fait à l’idée, nos conclusions manquent de symétrie et ne portent pas en elles-mêmes leur raison d’être. Le résultat des sciences phy- siques jure avec celui des sciences biologiques. Il nelecon- CONSÉQUENCES DE FAIT. 399 tredit pas, puisque le sujet de l'affirmation n’est pas le mème, mais il en diffère beaucoup. L'être vivant est caractérisé par une course de développement absolument sans exemple dans l'inorganique : germe, embryon, différenciation des tissus, _ état adulte, sénilité et mort. Il lutte pour la vie, il se déforme plus ou moins dans cette lutte. Et selon toute vraisemblance, les espèces se comportent en cela comme les individus, ayant un début modeste, un élan vital qui tend à les multiplier sans limites, finalement un triomphe plus ou moins complet que suivent une régression et une décadence. Si nous n'avions que ces deux termes, nous serions encore assez satisfaits. Le monde nous apparaîtrait comme formé de deux systèmes d'êtres et de lois, le second subordonné au premier : d’abord, la dissolution ; puis, dans son sein, et y participant, — puisque les corps organiques ne sauraient se soustraire aux lois de la physique — une évolution secon- daire, consistant dans une redistribution spéciale et tem- poraire de l'énergie générale en voie d'égalisation. Il n'y aurait plus alors qu'à se demander d’où vient l'inégalité ori- ginelle que la physique diminue, Mais ce qui complique la question c'est que, de plus, au nombre des termes donnés par l'expérience, se trouve la conscience, l'être pensant ; et, par un retour assez imprévu, les lois essentielles de cette pensée ressemblent beaucoup plus à celles de la matière brute qu'à celles de la nature organique. Enfin l'union dans l'homme, en une seule personne morale, de l'individualité physiolo- gique avec ses tendances, de l'esprit représentatif et norma- tif avec les siennes, constitue encore une étrangeté de plus, un fait imposé par l’observation, mais qu'il eût été diflicile de prévoir a priori. Il y a lieu de le regretter, au point de vue de la beauté du spectacle et de la simplicité des perspectives, mais non pas au point de vue de la méthode. S’il faut se réjouir des sur- ‘ 400 LA DISSOLUTION. prises de l'expérience, comme le voulait Claude Bernard, c’est peut-être surtout en. philosophie. Elles donnent lieu d'espérer qu'on n'a pas substitué à la vérité des choses quelque construction préconçue. En rester au dualisme boiteux et compliqué que présentent les faits, la science le pourrrait ; elle le doit peut-être, Elle accepte bien des choses plus bizarres, dans le détail de l'observation, à titre de faits ultimes ou de données expérimentales, Ce serait déjà une connaissance assez utile pour elle, et qui pourrait épargner bien des erreurs, bien des sondages infructueux dans les routes où s'engagent les recherches particulières. Cepen: dant, l’acquis assuré, il est légitime de chercher un degré supérieur dans l’organisation des connaissances, et de donner satisfaction à cette tendance naturelle de l'esprit vers les hypothèses les plus générales : elles ne sont pas dangereuses quand elles sont conscientes. 4 131. Sans doute, nous obtenons une première simplis * fication, aussi vraisemblable que le transformisme lui-même, en étendant à la variété des métaux et des autres « corps simples » l'explication qu’il donne de la variété chez les ani maux et les plantes. Puisqu’on rejette, comme antipathique LR à la raison, l'éternité des types organiques, de leur structure et de leur composition, il est naturel d'en faire autant pour 04 les types chimiques et pour les diversités qui les constituent. FE Mais, toute vraisemblable que cette considération soit ren- due par l’analogie, elle ne résout aucune question finale. Elle < laisse intact le paradoxe de toute existence multiple. Sans doute, si la vie était capable de produire l’évolution ex ni. hilo et de faire passer l’homogène à l'hétérogène sans condi- … Uon, par suite d'une vertu intérieure, d’un pouvoir véritable … de différencier l'énergie et sa matière, nous aurions beau jeu 4 l our raconter en deux mots l’histoire du monde, sorti de L CONSÉQUENCES DE FAIT. 401 l’homogène absolu par l'action de la vie, pour rentrer dans l'homogène absolu par l’action de la mort et de la dissolution physique qui l'accompagne. La « procession » et la « con- version » seraient la chose du monde la plus simple. Le di- vers serait engendré peu à peu par la vie; il serait détruit peu à peu par une force inverse, qu'il serait d’ailleurs facile de rattacher au progrès de la pensée", Et même, nous pour- rions assez aisément concevoir que si la matière inerte dis- sout ses différences dans le monde visible, comme la pensée le fait dans la représentation et dans l’action, c'est que cette matière n’est précisément autre chose que la partie du monde où la mort est assez avancée pour que notre esprit puisse la comprendre en lui appliquant sa loi essentielle ; division ar- tificielle par conséquent, fondée sur ce caractère même, et qui, dès lors, n’a plus rien d'étonnant. Toute la philosophie moderne nous a habitués à un idéalisme assez large pour que nous ne trouvions pas de diflicultés à cette dépendance des _ lois de la nature par rapport aux diverses lois de l'esprit. Mais cette première approximation serait très insuflisante, car elle pèche contre une donnée de fait, quem penes arbi- trium est, et jus, et norma. West impossible de considérer la vie comme créant effectivement des différences, et comme mar- chant avec une force propre en sens inverse de la physique générale. Loin de là. La vie elle-même, prise dans son en- semble, se conforme autant que nous en pouvons juger, à toutes les lois des corps non-vivants. La physique et la chimie ne se substituent pas à la physiologie quand les lois de celle-ci prennent fin ; mais en obéissant aux lois propres de l'organisme, les éléments matériels dont il est composé ne cessent pas de se conformer à toutes les propriétés de la mécanique et de la thermodynamique. Celles-ci enve- 1. Cf. chapitre un, $ 56-60. — Ch. 1v, $ 63. — Ch. v, S 118-119. Laranpe. La dissolution. 26 402 | LA DISSOLUTION, loppent done tout le reste : les autres ne sont qu'un remous dans le courant. Et cette vérité est non pas une vue de l'es- prit, puisqu'au contraire les purs philosophes s'y sont sou: vent refusés, mais une vérité certaine constatée et confirmée longuement par l'expérience. Ainsi l'inégalité puissante de la température solaire à la température terrestre est le pre- mier moteur de tous les végétaux et les animaux. Les végé- taux, économes, presque immobiles, thésaurisant dans leurs tissus l'énergie qu'ils reçoivent, capables de la restituer plus tard à petites doses ; les animaux, prodigues, actifs, dé- pensant ce qu'ils viennent de recevoir, et souvent au-delà ; mais les uns et les autres puisant toute leur différenciation dans l'existence d’une grande inégalité cosmique, dont la diminution leur fournit toutes leurs forces, et en pose la limite; de telle sorte qu'en prenant l'ensemble, ils ne font aucune dérogation à la loi générale de dissolution par laquelle y toutes les différences diminuent avec le temps. Ilen résulte d'abord que la vie, telle que nous la connais- sons, n'a pas pu produire le monde. Au contraire, si nous remontons en arrière dans la chaîne des temps, le mondea du être toujours de plus en plus différencié. Soit dans lor= ganisme vivant, soit dans l’histoire, on voit, en élargissant | suflisamment l'horizon, que toute différenciation est un acei- dent d’une dissolution plus générale. Elle la retarde ainsi, comme une turbine placée dans un torrent retarde l'écoule- ment des eaux et diminue, en en retenant une partie, l'éga- lisation des forces de la nature. C’est une opposition quine tire sa force et sa réalité que de la force même à laquelle elle s'oppose. Ainsi le moyen âge représentait quelquefois le démon comme l’image et le reflet renversés de l'être divin. 132. C’est, il me semble, pour n'avoir pas pris garde à cette nécessité que tant de monistesse sont férus de l’évo- APR PET re NE Fe De CONSÉQUENCES DE FAIT. 103 lution. Ce qui réclame une explication dans les choses, c'est leur diversité : l’évolution, qui va de l'homogène à l’hété- rogène, explique cette diversité ; l'évolution explique done, absolument, l’origine du monde. Tout l'enthousiasme popu- laire pour cette doctrine vient de ce qu’elle paraît rendre inu- tile l'admission traditionnelle et choquante d'un acte ou d’un état contraire aux lois actuelles de la physique, et nécessaire F cependant pour leur fournir une réalité. « Le darwinisme est simplement un petit fragment d’une doctrine plus compré- hensive, je veux dire de la théorie universelle de l'évolution, dont l'immense importance embrasse le domaine entier des connaissances humaines... Il vaudra bien mieux à l'avenir remplacer le mot de création par celui beaucoup plus pré- cis d'évolution.! » De même Renan fait sortir le monde du néant par la poussée de la vie, par le désir intérieur de l'in- dividualité. « Le commencement du mouvement dans l’uni- vers, et par conséquent du jieri universel, fut une rupture d'équilibre. qui vint elle-même d’une non-homogénéité.…. Pourquoi l’univers ne se tint-il pas tranquille ? Pourquoi voulut-il courir les aventures au lieu de dormir au sein de l’uniformité absolue ? C’est qu'un aiguillon le poussa. Une inquiétude secrète lui donna le tressaillement..…. Ce qui fait la vie est toujours une sortie brusque de l’apathie, un désir, un mouvement dont personne n’a l'initiative, quelque chose qui dit : En avant! Pourquoi l'embryon fait-il effort pour sortir du sein de sa mère ? Pourquoi l'enfant se fait-il souffrir pour pousser ses dents *? » Il me semble que Schopenhauer exécute une transforma- tion analogue a dicto secundum quid ad dictum simpliciter. Pour lui la Volonté forme l'essence des choses. Je n'entends pas 1. E. Haeckel, Histoire de la création des êtres organisés suivant les lois naturelles, trad. Letourneau, 2-9. 2. Renan, Dialogues philosophiques. Probabilités, 53. 40% LA DISSOLUTION. ce mot, d’ailleurs très mal choisi, s'il ne désigne pas la seule chose dont nous ayons une idée réelle, à savoir cette ten- dance qui pousse l'être à se développer, à s'individualiser et à lutter pour la vie. C’est ce que nous avons rapproché plus haut du concept de nature, tel qu'il est compris par le xvun® siècle. Cette tendance est donnée comme fait; elle est donc recevable, Elle explique si l'on veut, ou plutôt elle résume la production du divers et du multiple dans le monde des formes vivantes. Je dis qu'elle résume plutôt qu'elle n'explique, parce que la production de la différence, chose contraire aux lois générales de la pensée, est, rigoureuse- ment parlant, inexplicable. La liaison qui l'unit au désiy d'in- dividualité est une synthèse a posteriori, présentant le carac- tère d'une sorte de cause finale, dont le mécanisme reste indéterminé. Partant de là, Schopenhauer transforme cette tendance expérimentale en une puissance absolue et capable de faire sortir quelque chose de rien, une chose en soi, dont le monde est la manifestation. Rien n'autorise à détacher ainsi la « Volonté » des conditions auxquelles l'expérience la montre toujours attachée. La vie, du moins telle que nous la connaissons, n'est jamais possible que par une inégalité antérieure dont elle se nourrit. Si l'on admet que la foule énorme des petites différences individuelles et spécifiques peut s'expliquer par l’évolution de la vie, on n’é- chappe donc pas à la nécessité de fournir à la différenciation chimique, végétale, animale, une grande dif/érence fonda- mentale qui la mette en branle. Dira-t-on que le soleil et la terre se sont différenciés par une évolution ? En citera-t-on comme exemple une théorie de Laplace plus ou moins modi- fiée ? Je l'accorde, mais alors il me faut une inégalité anté- rieure qui rende raison de ce mouvement, une hétérogénéité plus vaste, plus lointaine ; plus vague et moins gènante sans doute pour l'imagination, mais qui pour la raison contienne h. “1 s cf PR PT EN ET SN + J ” Ft #3 CONSÉQUENCES DE FAIT. 105 virtuellement toute l'hétérogénéité future, et même davan- tage, puisqu'à chaque transformation du monde, quelque chose se perd et s'eflace de l'opposition qui le constitue. Un parfait homogène n'aurait jamais bougé, n'aurait jamais été objet de perception. Il n'y a pas moyen d'éviter une polarité originelle, un excès etun défaut immenses, comme disaient les pythagoriciens, une division antithétique de ce qui serait sans elle le néant. Soit à un moment déterminé, soit avant toute époque assignable, il faut que quelque chose soit donné, produit ou créé, en dehors des lois naturelles, contrairement même à ces lois, sous la forme de deux termes au moins, l’un positif et l’autre négatif, dont toute l'histoire du monde est légalisation et l'épuisement. Avancer encore, sur un pareil terrain, est peut-être impru- dent. Il me semble pourtant qu'il faut ajouter une remarque. Nous pouvons reculer indéfiniment en arrière la production de cette division antithétique, mais nous ne pouvons pas la considérer comme intemporelle. Si elle avait en soi un tel caractère, il me semble que, représentée dans le temps, elle y figurerait comme une constante toujours immuable, ou comme un acte toujours en train de s'accomplir. Il n'en est rien : nous ne voyons jamais dans l'expérience un phénomène qui constitue une évolution sans compensation. La vie elle- même, prise dans son ensemble, n’en est pas une manifesta- tion effective, puisqu'elle dépend du soleil et de son rayon- nement. Tout se passe done comme si la différenciation primitive, source de toutes choses, avait eu lieu, était un fait accompli, terminé, classé ; un de ces faits que les Grecs expriment par le passé défini, et non par l'aoriste transitoire ou le présent continuel. À ce point de vue, une telle réalité réclame bien un nom distinct, celui de création par exemple, en le dépouillant de tout sens théologique ou moral ; c’est une évolution si l’on veut, mais affranchie du caractère de 106 LA DISSOLUTION, subordination présenté par toute évolution qui tombe sous nos sens, et constituant le modèle inimitable d'une différen- ciation absolue. 133. Mais en impliquant ainsi l'existence d'une réserve d'inégalité mécanique, créée indépendamment, la vie reste, à bien des égards, la continuation et le symbole relatif de cette création ex nihilo. Si la création première, en effet, apparaît par tout ce que nous connaissons comme la condi- tion nécessaire du monde tel qu'il est donné, et notamment de la vie universelle, cette conception, réduite à un théo- rème de thermodynamique, n'en saurait être la condition suffisante. Cette donnée première contient bien la nécessité logique de l'individualité, car si la matière quelconque qui sert de substratum à la différenciation de l'énergie n'était pas divisée en un certain nombre de parties autonomes, il est évident qu'on ne saurait concevoir comment les uns pos- -séderaient une surabondance de force qui fait défaut chez les autres. Quand même on imaginerait cette différenciation dans une matière continue, elle y supposerait toujours une distinction de parties ; elle l’y produirait, si l’on veut, à la manière dont les atomes tourbillons de Thomson se font une individualité par leur mouvement mème, dans la continuité de l’éther. Tout mouvement suppose des mobiles distincts. La théorie mécanique de la chaleur, qui est la forme ration- nelle la plus ingénieuse qu’on puisse donner aux diffé- rences qualitatives de l'énergie, ne se comprend que par les mouvements combinés d’un nombre considérable d’ato- mes, mouvements dont les phénomènes percus seraient la résultante, exactement comme les statistiques sociales, le mouvement de la population, de la criminalité, des échanges, sont la résultante des actions particulières de chaque individu. CONSÉQUENCES DE FAIT. 407 Mais l'existence de l’individualité ne comprend pas néces- sairement la tendance à l'accroissement du type individuel, | qui est la vie [32]. L’atome du physicien n’est pas un égoïste. Ilne cherche nullement à accroître son énergie aux j dépens des autres atomes ; tout ou contraire. La création # ainsi comprise, toute indispensable qu'elle soit, ne contient donc pas l'effort de l'individu, plus ou moins conscient de L lui-même, pour persévérer dans l'être et pour augmenter cet £ être s’il est possible. Elle ne contient par conséquent ni la F lutte pour la vie, ni cette prodigieuse diversité sensible que le monde nous présente comme matière de la connaissance et comme une multiplicité incohérente à mettre en ordre. Ou plutôt elle ne les contient qu'éminemment (j'emploie ce 1 mot à défaut d’un terme plus précis), c'est-à-dire à la façon : dont une bonne ou une mauvaise action, publiquement faite, 4 - contient dans une certaine mesure toutes les actions du même 4 genre qui seront déterminées partiellement par limitation % de celle-là. Qu'est-ce en effet que cet acte fondamental ? Ou, i si le mot acte est trop fort, cette donnée fondamentale ? C'est, ; mécaniquement, l'aceumulation de l'énergie en un sujet À donné, constituant une inégalité en sa faveur et au détriment | des autres ; qualitativement, un état de différenciation qui le distingue du reste des choses. Or c’est là précisément ce que fait la vie dans son domaine. Elle ne peut exister sans l'iné- galité générale ; elle n’en augmente pas la valeur absolue. Mais, sur chaque point particulier, elle imite cette différen- ciation majeure dans ses deux caractères : d’une part, elle développe et fortifie l'individu ; de l’autre, elle multiplie à l'infini les différences qualitatives qui distinguent entre elles les parties du monde. Elle est done elle-même une création continuée, une prolongation active de la distinction principale. Elle en développe le résultat, en poussant aux dernières limites le morcellement des différences. C’est par 108 LA DISSOLUTION. son action que chaque ordre de science, tout en dépendant du précédent, présente ces données irréductibles, ces diffé= rences élémentaires qu'elle a fait pousser de toutes pièces, et que la mécanique pure, purement dissolvante, ne peut concevoir que comme une série de réalités qui s'imposent à elle, et dont l'expérience seule peut lui révéler les détermi- nations. En même temps qu'elle imite la « création » dans les limites où ses transformations sont contenues, la vie orga- nique en retarde donc la dissolution en employant aussi habilement que possible une partie de l'énergie qui se dé- - grade à rétablir une autre partie de cette énergie sous forme utilisable et différenciée. Toutes ces propriétés ne sont pas hypothétiques : nous les avons constatées dans le détail des faits. 134. Cette perspective n'atténue done la dualité du monde qu’en faisant tomber toute la responsabilité de la différence sur cette opération inconcevable, mais indéniable, par la- quelle l'esprit est donné dispersé dans la matière, et l'énergie différenciée dans les corps. Cette « création » n’est pas en effet l'intervention surnaturelle qui résout les difficultés par l’action d’un être extérieur et intelligent en qui s'accumulent toutes les contradictions. Aussitôt posée, au contraire, elle commence à se détruire. D'une part, nous voyons une ana- logie indiscutable, une sorte de filiation obscure entre cette propriété, la vie, linstinct, l’individualité, l’évolution des êtres et leur différenciation ; mais en face se dresse aussitôt la série des faits, également analogues entre eux, et opposés aux premiers chacun à chacun : la mort, la pensée réfléchie, l’universalité, la dissolution des choses et la dégradation de l'énergie. Et de mème, dans chacune des classes de réalité où se développe cette antinomie, on voit qu'à la première série appartient le donné, le passé, la matière, c'est-à-dire CONSÉQUENCES DE FAIT. 109 la différence inintelligible ; à la seconde, le postulé, l'avenir, la forme intelligible ou le but conçu. Le présent est le pro- grès continuel de l’un à l’autre. On pourrait même se demander si la tendance que nous sentons à nous subordonner le monde par la réalisation d'une unité organique dont nous serions le modèle et le centre ne pourrait pas être, au fond, une satisfaction dévoyée du besoin même qui dirige la vie consciente. Ceei explique- rait à certains égards le caractère étrange de la vie qui continue la création sans pouvoir l'augmenter ni même la maintenir. Les êtres, naissant avec une diflérence originelle, (car en tout état de cause cette différence primitive reste au- dessus des hypothèses secondaires qu'on peut essayer) au- raient ainsi pour caractère général de leur dévelop- pement dans le temps la production d'une unité : les uns, suivant le modèle de la différenciation primitive, voudraient eux-mêmes être cette unité, et l'obtenir en réformant le monde à leur image, comme la cellule qui se nourrit et l’es- pèce qui se multiplie. Ils commettraient donc cette erreur, si souvent répétée par les hommes eux-mêmes, de vouloir l'uni- versalité sans renoncer à l'individualité qui leur est donnée toute faite, de vouloir à la fois ce résultat contradictoire : rester ce qu'ils sont, et que le monde entier soit ramené à l'unité. Les autres, soit qu'ils aient éprouvé l’inutilité de cette entreprise, soit qu'ils l’aient comprise d'avance sans en venir à l'essai, chercheraient une réalisation de l’unité dans la voie du renoncement à ce qu’ils ont de particulier et d'inconciliable. L'idée d’assimilation serait ainsi l’idée dominante qui envelopperait à la fois l'évolution, méthode imparfaite et incapable de réunir ; la dissolution, méthode supérieure et atteignant son but. En pratique, le mot assi- milation s'emploie pour l’animal qui se nourrit comme pour les classes sociales dont les barrières et les oppositions se #10 LA DISSOLUTION., fondent en un type commun. Et, dans la psychologie humaine, il est fréquent de trouver des individus qui après s'être jetés dans la lutte de l'élan le plus fougueux, cherchant à imposer ainsi par la force à tout ce qui les entoure leur personne et leur opinion, se convertissent tout à coup en rencontrant quelque épreuve où quelque choc imprévu qui les éclaire et fait jaillir en eux l'évidence qu'ils n'arriveront jamais à l'absolu par ce chemin. Un beau sonnet de Sully-Prudhomme oppose et réunit ainsi dans une même admiration l'homme qui bouleverse le globe pour lui imposer son rêve, l’ascète qui flagelle ses désirs et s'efface du nombre des vivants. Dans cette hypothèse — bien hasardée, il est vrai — Île dualisme reste aussi fort que jamais. Il est seulement plus circonserit. Il s'établit entre le devenir tout entier et l'être « créé »; tout ce qui change et se modifie est anti-diflé- rentiel et s'applique, bien ou mal, dans une bonne ou dans une mauvaise voie, à la disparition de l'opposition, Celui qui fait la guerre veut au fond la paix, dit Aristote. Mais, esprit étroit, il ne la conçoit que par la subordination, la suppression même de l'adversaire ; esprit plus large, il Ja concevrait par un sacrifice réciproque où chacun cèderait ce qu'il y a d’impossible à concilier dans ses prétentions. Le mécanique pur, n'étant pas conscient ou d'une conscience infiniment simple, suit cette loi d'assimilation tout uniment ; l'être ün peu plus conscient, la plante, sentant en soi cette spécialité qu'y a déposée une force supérieure, la maintient et la développe dans le grand concours des formes vivantes, Crescendi magnum immissis certamen habenis. L'animal, on le sait, un peu plus conscient, est déjà moins thésauriseur d'énergie que la plante, et moins envahissant ; cela même d'autant moins qu'il est plus élevé en perfection. L'homme enfin, avec la conscience la plus complète que nn Lt di CONSÉQUENCES DE FAIT. sl nous connaissions, comprend qu'il n’y a pas d'unité durable qu'une individualité puisse réaliser : et, de là, le coup de bascule qui retourne le centre d'attraction du système et qui fait de son existence la grande révolution de l'univers. 135. En ce sens, il n'est pas vraiment philosophique . ainsi qu'on l’a fait si souvent, de considérer l'individu comme une apparence, en l'opposant à une plus solide réalité", Il y a dans cette désignation quelque chose de négatif, d'illu- soire, qui répond mal à l'importance effective de cette mani- festation. Mème le mot phénomène, que son usage technique préserve davantage des associations d'idées équivoques, est une dénomination imparfaite pour une tendance si fonda- mentale, si différente des autres phénomènes par lesquels se manifeste ensuite cette individualité, quand elle est une fois posée. L'atome ou la molécule que nous sommes obligés d'admettre pour coordonner les sensations physiques et chi- miques que nous éprouvons, doit être présenté dans notre esprit comme étant d'un autre ordre que les mouvements de ce mème atome et que ses propriétés sensibles, Sans cela, son utilité explicative disparaît. En tant que nous em- ployons les termes d'apparence et de réalité dans leur usage scientifique, c’est done le second qui lui convient. Mais si nous passons au delà, pour nous demander plus précisément ce qu'on peut entendre par ce terme d’appa- rence, au point de vue moral, il y a lieu de le trouver encore plus déplacé. Le fait apparaît visiblement dans la doctrine de Schopenhauer sur la mort volontaire. « Celui à qui pèse le fardeau de la vie, qui sans doute aimerait la vie, et qui y tient, mais en en maudissant les douleurs, et qui est las 1. Cf. Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, livre IV, notamment $ 54-66. Trad. Burdeau, Paris, F. Alcan. m2 LA DISSOLUTION., d'endurer le triste sort qui lui est échu en partage, celui-là n'a pas à espérer de la mort sa délivrance, il ne peut se libérer par le suicide: c'est grâce à une illusion que le sombre et froid Oreus lui paraît le port, le lieu du repos, La terre tourne, va de la lumière aux ténèbres ; l'individu meurt, mais le soleil brille d’un éclat ininterrompu dans un éternel midi’, » Mais ce qui est détruit dans le suicide, la vie actuelle, mieux encore, les circonstances actuelles de la vie hujus atque illius hominis, n'est-ce pas précisément ce … que nous aspirons à détruire ? Et s'il est vrai que parfois le suicidé voudrait anéantir avec lui l'être universel, ne faut-il pas accorder que dans la plupart, dans la presque totalité des cas, il ne désire et ne résout que la disparition des liens momentanés qui l’attachent aux autres êtres, et que sa mort . détruit en effet, comme le ferait un événement quelconque indépendant de sa volonté? L'homme qui se suicide par misère ne le ferait pas s’il héritait subitement d’une fortune. Il y a quantité de résultats qu'on ne peut obtenir que parla mort d’un individu: tel qui donne sa vie pour l’atteindre aimerait autant qu'un autre la donnät à sa place, Les malheureux qui se jettent dans la Seine souhaiteraient peut- être, si on leur en offrait quelque possibilité, d’engloutir avec eux la ville qui a été le théâtre de leurs douleurs. Mais vous leur offririez d’anéantir aussi les Indes qu'ils ne s’en soucieraient guère ; cela ne touche pas à leur personne. Et non seulement ils ne désireraient pas faire disparaître la moindre forêt de la terre ou la moindre étoile du ciel ; mais arrêtés par la forme objectiviste de l'esprit humain, ils ne pensent pas un instant qu’il y ait à cela la moindre possi- bilité. Au moment de se jeter à l’eau, ils se résignent à penser que dans quelques jours leur corps, objet qui leur 4. Cf. Schopenhauer, livre IV, $ 54. a PACE de | + étie n de dé nS , — dèe CONSÉQUENCES DE FAIT. 113 survivra, sera ramassé par quelque bateau, objet indépendant d'eux-mêmes, déposé sur les dalles de la Morgue, objet quasi éternel pour l'imagination d’un pauvre diable ; et cette continuité de l’être universel, dont pas un doute n'eflleure la solidité dans leur esprit, ne leur semble en aucune façon un obstacle à la destruction de la sensation et de la con- science individuelles, qui est leur but. Schopenhauer dit lui- même que la conscience individuelle est interrompue par le sommeil si profondément que, pendant qu'il dure, il ne diffère de la mort que par la possibilité du réveil. La mort est donc un sommeil où l’individualité s’oublie. Et dès lors celui-là est-il « un insensé » qui accepte d'entrer dans un sommeil dont il ne verra jamais la fin? Ne lui est-il pas souvent arrivé de faire effort pour se rendormir au lever du jour ? N'est-ce pas vraiment pour lui, en tant que lui, « le port et le lieu du repos, » et y a-t-il quelque chose qui l'in- téresse au delà? Si l’on souffre, ce n’est ni en tant que pensée logique, ni en tant que chose en soi ; c'est en tant que phé- nomène, ou qu'objet de la connaissance, si l’on veut encore appeler apparence l’individualité, Mais cela mème prouve qu'il est absurde de dénommer ainsi ce qui constitue la force vivante par excellence et la partie la plus active de notre nature. 136. Soit donc que par réalité, je doive entendre quel- que tendance profonde et solide; soit que, plus confor- mément à l’étymologie, j’entende par là ce qui donne une matière à ma connaissance, la chose, res, qui se distingue des autres et s’y oppose, tout en ayant avec elle des liens qui me permettent de la penser, l'individu est la réalité méme ; non pas à la manière d’une essence immuable et mé- taphysique, dans laquelle il est permis de ne voir qu'un . fantôme logique, mais en ce sens qu'il est la donnée même 15 LA DISSOLUTION., sur laquelle opère toute notre connaissance et sur laquelle s'exerce toute notre activité, Il est la prolongation, le renou- vellement continuel, et, sous les réserves que nous avons indiquées plus haut [133], le développement de la propriété fondamentale par laquelle le monde existe. Bien plus, il est l'obstacle à sa disparition, il représente sa résistance au mouvement général de dissolution qui s'y manifeste. L'iden- tité des êtres divers n’est jamais donnée comme dans la célèbre formule 741 twam dsi, à titre de vérité accomplie ; c'est le contraire qui est à tous égards le point de départ de l'action comme celui de la réflexion. Toute chose porte avec elle sa différence, résultat de cette poussée intérieure plus ou moins vive, plus ou moins intense et qui n’est pas réduc- tible à la pensée pure. Leur identité ne saurait apparaître que comme un but à atteindre, un idéal de charité, de fra- ternité dont il est possible d'approcher par degrés. Il est un résultat qui dépend de l'avenir, non pas un état actuel et véritable que nous dérobe quelque illusion. Et par conséquent il est nécessaire d'ajouter aussi que le temps, qui fait de si grandes choses, ne peut être non plus traité de fantasmagorie. Malgré la conservation de la vérité, à celle de la matière et celle de l'énergie, on contredit les faits démontrés quant à la question quid fuit ? on veut répondre quod est ; et à quid erit ? quod fuit". — 1 y a, comme le sens commun l'admet sans peine, des êtres fort réels qui ne sont pas encore, et d'autres qui ne sont plus. Le temps est toute autre chose qu'une forme pure de l'esprit, imposé par lui aux choses. L'esprit, à le réduire à ce qui lui est essentiel, est bien plutôt opposé à cette notion. Sa plus grande satis- faction se trouve au contraire dans les rapports immuables. Il a fallu l'accumulation des expériences pour substituer en 1. Schopenhauer, Le monde comme volonté, ete., IV, 54. ’ té ns E 1.1 D OR M ER qu et * + US) Dre 2 "a : s nd l'es à 4 le Ha ee à Ch FRE - rh gl “ L CONSÉQUENCES DE FAIT. 415 lui la notion du devenir à celle de l'être fixe, pour établir en philosophie la notion, encore indistinete, d'un monde qui s'use [28]. Nous avons toujours tendance à le voir comme un ensemble d'êtres posés une fois pour toutes. Sans doute cette idée de temps est à bien des égards trouble et peu satisfaisante. Il est aisé de dire qu'il se compose du passé, qui n’est plus ; de l'avenir, qui n'est pas encore ; et qu'ils ne sont rejoints que par un présent moins réel que tout le reste, puisqu'il s’évanouit sans cesse, Mais ce carac- tère même n’est une objection à sa réalité que si nous posons d’abord que tout le réel est intelligible ; proposition contra- dictoire à tout ce que nous avons aperçu dans les pages pré- cédentes. Bien plus, ce qu'on prend ainsi pour la marque de sa pure valeur subjective serait au contraire la marque de son indépendance, de son opposition mème à l'égard de la pensée pure : si les différences de l'univers, leur évolution ou leur dissolution sont bien, en dernière analyse, l'objet de notre connaissance, le temps n’est pas une forme que nous surajoutons après coup à la réalité ; il est le schème vide que laisse en nous l'écoulement de cette réalité mème. Il peut-être ainsi arbitraire et construit quant à la forme plus ou moins artificielle où il nous apparaît; M. Bergson a prouvé (pour le moins) que l'idée du temps est bien diffé- rente suivant les esprits, bien mélangée de concepts divers, bien variable suivant toutes les habitudes, et susceptible de se modifier en tous sens sous l’effort de la réflexion. Visuels, auditifs, moteurs ne le pensent pas de la même façon. Mais il reste làa-dessous qu’il est la chose du monde la mieux fondée, puisqu'il résume et représente une propriété réelle de l’objet perçu, ce mouvement de diminution graduelle dont l'existence n’est révélée que du dehors, et qui en défi- nitive étonne l'esprit plus qu'elle ne le satisfait quand il l'aperçoit avec clarté. SES 0. , #16 LA DISSOLUTION. À vrai dire, la question de savoir si la durée est réelle ou irréelle est assez verbale. Le fait au milieu duquel nous vivons, auquel nous sommes obligés de rapporter toutes nos actions pratiques comme tous nos jugements moraux, en dépit des tentatives d'affranchissement fondées sur un pré- tendu caractère intemporel, c'est que le monde d'aujourd'hui n'est pas celui d'hier, Il ne se transforme pas seulement, en maintenant fixes les quantités de la matière et de l'énergie, par une opération réversible comme celle qui élève et détruit tour à tour des édifices d'enfant avec un jeu de construe- tions. On l'a eru longtemps, ce qui prouve combien l'idée d’une durée vraie, altérant les choses, s'impose peu néces- sairement à l’homme de science et au philosophe, Mais une étude plus complète fait voir qu'il marche en un sens, et cela n’est intelligible que dans le temps ; où plutôt c'est le temps lui-même, car le caractère distinctif de la durée est précisément cette irréversibilité qui fait de l'acte accompli, du mot prononcé, quelque chose de rigoureusement irrévo- cable que toutes les forces de l'univers ne pourraient changer. C'est mème là ce qui donne son utilité, son importance logi- que au principe d'identité et de contradiction. On a dit qu'il était creux. Ce n’est pas juste ; il le serait dans un monde instantané ou intemporel, ou rien ne se répéterait, ou le pre mier À ne pourrait être par conséquent identique au second A. Dans un monde qui dure, et dont certaines parties chan- gent réellement, il énonce le caractère permanent de Ja pensée vraie. Ce qui est démontré, est démontré ; ce qui a eu lieu, a eu lieu; et cette proclamation de la persistance indélébile du vrai aussitôt qu'il est une fois reconnu pour tel, puise précisément sa raison d'être dans le caractère opposé de la nature, où, malgré la conservation de la matière et de l'énergie, la dissolution détruit sans cesse quelque chose de ce qui pourtant était réel quelques instants auparavant. CHAPITRE VII. CONSÉQUE NCES DE DROIT, 157. La confusion de ce qui est et de ce qui doit être, ou, comme dit Wundt, de l'explicatif et du normatif, est la cause la plus active des erreurs systématiques dans les sciences morales. Abstraitement, on n'hésite guère à confes- ser que les raisonnements, les actes, les productions des hommes, expérimentalement étudiés, analysés, réduits à leurs moyennes, ne présentent pas du tout un idéal de per- fection ; que le bien n’est pas identique à la conduite com- mune, et par conséquent n'en peut être tiré par généralisa- tion : que le vrai n’est pas un compromis éclectique entre . ; P les opinions des sauvages et celles de l'Académie des Sciences. On accorde aisément, toujours dans l’abstrait, que cette perfection de l’œuvre d’art, de la pensée ou de la conduite est au contraire un modèle irréel et supérieur dont le fait s'éloigne plus ou moins, et quelquefois même qu'il contredit à plaisir, par un certain sentiment de révolte et d'indépendance individuelle qui traite l’obéissance de ser- vilité, parce qu'il en est incapable, et qui croit s'affranchir en revendiquant la vieille devise d’orgueil: Non serviam. — Mais quand on en vient à la pratique, cette évidence est obseureie sans cesse par l’impatience de l'esprit, à laquelle Laraxpe. — La dissolution. 27 18 LA DISSOLUTION. se joint fréquemment un désir fort honorable, mais dange- reux: celui de faire rapidement profiter les sciences morales des progrès accomplis par les sciences de la nature; et, pour cela, de subordonner la détermination de la fin, qui est une question de droit, à la découverte des moyens, qui est une question de fait et d'observation. lei, comme partout, l'expérience et la déduction peuvent en effet abréger les tâtonnements et substituer à un empirisme plus ou moins heureux, la certitude d'une technique raisonnée et presque infaillible. 138, Ce passage et cette confusion s'effectnent de deux facons, souvent mélangées dans les mêmes ouvrages ou les mêmes esprits; car la morale est une doctrine d'intérêt quotidien, à laquelle on ne se soustrait pas à volonté. L'une est grossière : elle consiste à déclarer qu'on veut faire la science de la morale, et pour cela organiser une recherche inductive des actes ainsi qualifiés. Mais, négli- geant d'en donner une définition précise, ou tout au moins une énumération sur laquelle on puisse tomber d'accord pour fonder le raisonnement, on enveloppe dans la matière de la recherche toutes les manifestations de la conduite universelle ; et, par suite, on retombe aussitôt dans la psycho logie. Le fait se substitue au droit, la moyenne à la perfee- tion; ce qui peut sans doute rendre quelques petits services journaliers dans la morale pratique, la majorité des hommes étant souvent au-dessous de la moyenne ; mais ce qui ne peut évidemment pas plus fournir une idée adéquate du bien que la combinaison des systèmes de Ptolémée, Tycho-Brahé, Copernic ne fournirait une théorie vraie dans l'astronomie. Chez ceux mèmes qui ne commettent pas cette erreur un peu lourde, il se glisse souvent un défaut analogue. Il con- siste à donner de l'acte moral une définition précise, mais CONSÉQUENCES DE DROIT. 419 qui ne recouvre pas exactement le concept tel qu'il pré- existe daus l’exprit des hommes. On définit bien alors quelque chose, mais non pas précisément ce que l'on promettait de définir, et ce dont nous avons tous dans l'esprit une idée à la fois solide et confuse: solide, car nous savons bien reconnaître dans les espèces ce qui y appar- tient ou n’y appartient pas ; confuse cependant, puisque nous ne saurions pas, dès l'abord, la formuler logiquement. C’est ainsi qu'on a proposé d'entendre par morale toute règle dont la violation provoque de la part de la société une réprobation ou une répression collectives, pesant sur la détermination de l'agent, soit d’une façon réglementée etrigoureuse, soit d'une facon diffuse et plus ou moins aléatoire. L'utilité de ce concept est évidente et considérable; mais si c'est une définition de choses, ayant pour but de préciser et de faire passer à l'état clair une notion importante que nous possédons seule- ment à l'état instinctif, cette définition n'est pas adéquate à son objet: car, d’une part, beaucoup de règles juridiques, de procédure, de simple police sont enveloppées dans cette définition, et la conscience publique ne les qualifie pas le moins du monde: on ne dira jamais d'un homme qu'il a été immoral pour avoir fait la photographie des monuments de Paris sans l'autorisation réglementaire ; — et, d'autre part, tous les actes qui restent enfermés dans l'âme de celui qui les veut, tout ce qui ne contribue qu’à l’élever ou le dégrader à l'insu des autres, échapperait à cette définition. [l'en serait de même des actes supérieurs à la règle, des grands dévouements, de l'héroïsme, qui ne sauraient être soumis à une législa- tion. — C’est de l'art, dit-on, et non de la morale, — A titre d'opinion personnelle tendant à réformer sur un point l'opi- nion courante, cette assimilation peut être soutenue ; à titre d'expression de la conscience commune, non : tout le monde fait rentrer de tels actes dans le concept de moralité, et les 120 LA DISSOLUTION, considère même comme les exemples les plus adéquats de son plein développement. Si donc la catégorie des faits gouvernés par des règles sociales à sanctions soit régulières, soit diffuses, est une caté- gorie intéressante, destinée même, si l’on veut, à modifier en quelques points l'idéal moral, elle ne se confond pas ên limine avec cet idéal, pas plus que l'application d'un étudiant ne se confond avec son intelligence, en dépit de tous Îles liens qui peuvent unir ces facultés. C'est seulement la caté- gorie des actes socio-normatifs, ou de tout autre nom qu'il plaira de leur donner. 139, La seconde manière de subordonner le droit au fait consiste dans une sorte de pétition de principe, par laquelle on prend sans critique un des concepts fournis par la science psychologique, ou même physiologique : le plaisir, l'équilibre, le bonheur, la santé; et l’on pose comme évi- dent que tel est le but unique que tout le monde poursuit ou doit poursuivre; car, à ce point de vue, la différence s'atté- nue aisément. Mais rien n'est plus arbitraire que cette simpli- fication ; car, comment sait-on d'avance que les actes des hommes ne sont pas gouvernés par deux ou plusieurs maximes radicalement incompatibles, et qui triomphent tour à tour, comme font l'impulsion première et la pesanteur d’une pierre qui ricoche sur l’eau ? Et tel est précisément le fait réel que nous avons essayé de mettre en évidence dans tout ce qui précède [129]. Dira-t-on que le bien se confond évidemment avec les satisfactions de la sensibilité? C'était l'opinion d'Epicure. « Tout animal, dès qu'il est né, recherche le plaisir comme le souverain bien, fuit la douleur comme le pire de maux. Donc, pas besoin de raisonnement pour prouver que toute la morale est de tendre vers l’un et de s’écarter de l’autre. » à «DK : CONSÉQUENCES DE DROIT. 421 Il n’y a qu'à découvrir, et c'est affaire de science, les manières d'agir qui tendent en général à produire l’un ou l’autre, et à choisir en conséquence. Toute la morale de Diderot, d’'Helvétius, de d'Holbach, de Volney reproduit ces prémisses d’une séduisante simplicité. Elles se transmettent à notre époque [126], et les problèmes que soulève la recherche des moyens détournant l'esprit de critiquer la fin, on voit M. Spencer faire porter toute la puissance de sa dialectique sur la démonstration de ce théorème: « Il existe réellement des facons d'agir assignables qui préparent en général du bonheur, et d'autres qui préparent de la dou- leur’. » Et sans doute, si l'on élargit le mot plaisir jusqu'à lui faire englober, par définition, toute espèce de fin poursuivie par quelque homme que ce soit, en vertu de quelque sentiment que ce soit, il est clair que le plaisir est le but de tous les actes. Mais ce tour d'escamotage logique ne résoudra pas la question, car il faudra dès lors admettre immédiatement qu'il y a un grand nombre d'espèces de plaisir, inconciliables l’une avec l’autre: et la morale sera précisément le choix effectué entre eux. Appelons également a pleasant feeling le sentiment de saint Sébastien au poteau de torture, celui de César franchissant le Rubicon, celui de Brutus frappant César, celui de Louis XV jouissant des restes de la monarchie, celui du viveur, de l'ascète, du savant, du politique, celui de l'emprunteur et celui de l’usurier; ajou- tons-y, comme le fait M. Spencer”, toutes les béatitudes du sermon sur la montagne, qu'aurons-nous prouvé ? Si l’on veut ensuite revenir de là à la notion commune du plaisir pour le recommander comme but à nos efforts, on se sera coupé la route, et le raisonnement ne sera plus qu'un jeu de mots. 1: H. Spencer, Lettre à Stuart Mill. 2. H. Spencer, Bases de la morale évolutionniste, page 35. #22 LA DISSOLUTION, En fait, comme Platon le montrait déja dans le Philèbe, personne ne désire le plaisir uniquement et sans conditions, au moins dans l'espèce humaine civilisée. Sur la porte du jardin d'Epicure se lit une inscription séduisante : « Pour nous le plaisir est le but de la vie. » Mais quel plaisir? Je pense que peu de gens y entraient sans faire leurs réserves intérieures. Savons-nous bien nous-mêmes ce qui nous fuit le plus de plaisir? Ce que les hommes cherchent le plus sou- vent dans les avis d'un directeur de conscience, dans l'ac- ceptation d’une doctrine philosophique, d'un programme politique ou social, c'est à se départager eux-mêmes, à savoir à laquelle des voix intérieures ils attacheront leur volonté, Ce n'est pas seulement un spectateur impartial, un juge compétent qu'il leur faut: c'est un doctrinaire qui décide pour eux au nom d'une autorité que leur esprit ne sait pas trouver en soi-même, parce qu'elle n’est réductible ni tà l'algèbre, ni à l'induction. 140. Dira-t-on que le bien est identique à la santé? C'était, semble-t-il, l'opinion courante des Grecs; je ne dis pas celle de leurs philosophes, car Socrate, Platon, Aristote même réforment plus ou moins sur ce point la conception commune. Mais il est certain que pour un esprit non prévenu, | réaliser le type normal de son espèce, au physique et au moral, être ce que l'on est d’une façon aussi complète, aussi vigoureuse, aussi cohérente que possible, peut sembler une règle d'action évidente dont il suflit de chercher les procé- dés de réalisation. Et comme cette recherche est longue, intéressante, quelquefois mème fructueuse, il n’a pas manqué de naturalistes et de médecins modernes pour s’y engager. Une fois la route entreprise, la part de vérité qui se trouve dans le principe est aisément prise pour une vérité absolue, et tout le poids de l’éthique porte sur des questions de fait. CONSÉQUENCES DE DROIT. 123 Nouveau sujet de satisfaction par lequel se trouve fortifiée la doctrine : la science est par là rattachée à la morale, ou plutôt elle s'y substitue, car la santé se confondant par dé- finition avec l’état moyen d'un animal, d'une espèce, d’un peuple, dans telles circonstances données d’âge et de climat, Ja science inductive peut seule revendiquer les moyens de la définir quand on l'ignore, de la conserver quand elle existe, de la rétablir quand elle est altérée. Sur cette puissance même, peut-être faudrait-il déjà faire quelques réserves. La médecine physique étant la moins effective des sciences, que pourra-t-on dire de la médecine morale et sociale? Mais passons condamnation sur ce point. Pourrons-nous admettre la majeure ? Je ne le pense pas. En fait, il n’est pas sûr que ce que l’homme recherche par dessus tout soit toujours la santé, En droit, quand même il en serait ainsi, doit-il moralement la rechercher et faire de cette recherche la règle suprème ? Il suflit de poser la question en termes nets pour montrer que si on la tranche, ce sera par un acte de bon plaisir, tout à fait étranger aux résultats de la science, et encore plus à sa méthode. Do/or mihi summum malum videtur, dit le jeune interlocuteur de Cicéron au début des Tusculanes. — Ætiamne majus quam dedecus ? répond-il. Et l'adversaire, vaincu par la précision topique de la question, réduit sa thèse à soutenir que la dou- leur est un mal. Ce que l’orateur dit si élégamment de la douleur demeure entier quand il est question de la peine, de la maladie, de toutes les infirmités ou les imperfections qui en sont la cause ou l'effet. M. Garofalo distingue l’anor- mal du morbide et réserve ce dernier nom à ce qui accé- lère la destruction de l'individu. Il est facile de voir que cette définition un peu différente de la maladie et de la santé ne leur donne pas davantage un caractère normatif. Soigner sa santé est bel et bon, personne ne le conteste. Faire de ce #24 LA DISSOLUTION, soin sa préoceupation principale, sans que cette santé soit jamais employée à aucune œuvre qui la dépasse et qui la dépense [61], c'est faire comme l'avare qui thésaurise indé- finiment un or avec lequel il n’achètera rien. lei comme dans bien des cas, une puissante association d'idées met les moyens, dès qu'ils sont assez difliciles pour absorber l'attention, à la place des fins dont ils ont d'abord tiré tout leur caractère impératif. En outre, la morale sanitaire, si elle était ainsi arbitraire- ment acceptée, ne serait-elle pas en contradiction avec l’une des vérités les mieux démontrées par l'ensemble des sciences physiques, psychologiques et sociales : le devenir universel? Si vous accordez un transformisme général des êtres dans le sens de l'évolution, et plus encore dans celui de la disso- lution, vous accordez aussi qu'à un certain moment l’indi- vidu doit dévier de son ancien type, soit dans sa forme, soit dans ses fonctions, et par conséquent abandonner son an- cien état de santé. Tout être en progrès sur ses congénères est un malade ou un monstre. « Le sauvage qui aurait Île tube digestif réduit et le système nerveux développé du eivi- lisé seraitun malade par rapport à son milieu... Ce qui est morbide pour le sauvage ne l’est pas pour le civilisé'. » Si vous prenez pour règle morale l'état normal d'une race d'êtres, tel que l'expérience le détermine, soit au point de 1. E. Durkheim, Æègles de la méthode sociologique, ch. mr, 71 et 74. Paris, F. Alcan. Voir dans le mème ouvrage l'élégante et solide démonstration par laquelle il est prouvé que la santé et la maladie ne peuvent être caracté- risées ni par la souffrance et le plaisir (puisque certaines maladies sont indo- lores) ; ni par la hausse et la baisse des chances de survie (puisque ces chances sont très faibles pour un petit enfant, par exemple, même bien portant, tandis que certaines maladies produisent au contraire de précieuses immunités) ; et qu'enfin si l'on veut faire de la santé un principe normatif, on ne peut en- tendre par là que le type moyen, c'est-à-dire l'être schématique que l'on constituerait a posteriori, en rassemblant pour chaque espèce, chaque âge, chaque sexe, peut-être mème chaque profession et chaque état, les caractères les plus généraux qui s'y rencontrent. 2. es —., : " v. dun d'hire » fi réa ES à At, LD RÉ és di D. + CONSÉQUENCES DE DROIT. 420 vue morphologique, soit au point de vue physiologique, soit au point de vue mental, vous interdisez ou du moins vous désapprouvez toute transformation dans l'individu et tout perfectionnement dans la nature. Les êtres se trouvent blo- qués à jamais dans une formule dont il leur est interdit de sortir : le tisserand qui ajoute un fil à sa toile est un corrup- teur de l’ordre éternel. Aristote paraît avoir senti cette faiblesse de la morale grecque, bien qu'il en conserve les formes et qu'il passe pour avoir mis la vertu dans le juste milieu. Sans doute, il fait consister le plaisir et la perfection de la vie courante dans la santé. Il admet que chaque organe, comme chaque faculté, a son acte propre, et que l'on peut être satisfait quand un œil sain regarde le plus parfait des objets qu'il puisse contempler, par exemple un bel animal. Il admet aussi que pour la plupart des hommes il suflit de s'appliquer à équilibrer heureusement la prudence, la tempéranee, la générosité, le courage, la justice, faisant des concessions aux tendances contradictoires, comme un bon administrateur évitant les crises, conciliant de son mieux les prétentions existantes. Mais cela n’est bon qu'en seconde ligne et par- _ tiellement, Seyrégus za reXsst@s. Il connaît une autre morale au-dessus de cette morale d’expédients, et refuse d’immobi- liser l'homme dans l'acceptation de sa nature actuelle. Il ne va pas jusqu'à dire énergiquement, comme l’apôtre : « Ce que nous sommes n'est pas encore manifesté ». Mais pour- tant sa morale même, sous sa forme la plus haute, est rem- plie de l’idée d'une puissance latente et peut-être infinie, par laquelle chaque être sort de sa condition, et par où l’homme monte vers le moteur immobile. Les « vertus du caractère » sont seulement un moyen de tenir son corps et son âme dans le meilleur état possible pour vivre en paix avec les hom- mes, et pour être prêt aux grandes actions, comme les 126 LA DISSOLUTION, règles de la nourriture et du dressage sont les moyens par lesquels un cavalier maintient son cheval forme, Mais cette santé physique et morale n’est pas une fin en soi, elle n'est que le bon état d'un instrument ; elle requiert des eon- ditions extérieures, indépendantes de la volonté, étrangères par conséquent à la morale. Celle-ci, dans sa règle suprème, est la subordination de l'être tout entier à l'esprit pur qui ne veut plus savoir, ni si nous sommes des hommes, ni si nous sommes mortels : « Il faut autant que possible se ren- dre éternel et tout faire pour vivre selon la partie supérieure de son être ; elle est minime par la place qu'elle tient ; mais par la puissance et la dignité, elle l'emporte infiniment sur tout le reste ! ». Ainsi l'on vivra, non comme un homme mor- tel, mais comme un être en qui se trouve quelque parcelle de la divinité, seule digne d'intérêt par elle-même, et pour- tant profondément différente de notre existence totale et composée. 141. Réduira-t-on cette règle à une pratique utile pour les hommes d'État et les sociologues désireux d'en venir aux applications ? La chose est possible, elle a été faite? ; mais il faut bien remarquer qu'il ne s'agit plus alors aucune- ment du Bien au sens philosophique, et que la prescription ne concerne ainsi que certains avantages matériels de la société et non le progrès moral des hommes. On accorde que pour améliorer une personne, une société, il faut trouver une proposition qui dépasse la science, en ce qu’elle ne peut ètre fondée sur aucune observation des faits antérieurs. Ce sera une idée a priori, un acte de foi, un sentiment, une 1. Aristote, Morale à Nicomaque, X, 7. Didot, 125, 10. — Cf. supra, $ 126, et plus bas, $ 154. 2. Voyez Durkheim, Règles de la méthode sociologique, chapitre 1, notamment 61 et 62. CONSÉQUENCES DE DROIT. 527 suggestion de l'inconscient, le mot ne fait rien à la chose pourvu que la distinction soit clairement observée. Mais, cette remarque faite, on estime néanmoins pouvoir récon- cilier l’art et la science en raison de l’état d'imperfection des sociétés, et de la difficulté qu'il y a de manier ces grands corps. On remarque que « l'état de santé est déjà assez difficile à réaliser et assez rarement atteint pour que nous ne nous travaillions pas l'imagination à chercher quelque chose de mieux ». Or, on en pourrait dire autant de l'indi- vidu, J'ai beaucoup de peine à me bien porter : et ce n’est pas une raison pour ne m'occuper que de ma santé. Bien au contraire, la difficulté même d'y atteindre m'engage vive- . ment à chercher ma satisfaction dans une autre voie. — On peut donc accorder la mineure du raisonnement ; mais com- ment démontrer cette majeure : « Il ne faut chercher à modifier le type social que lorsqu'il a atteint son plein déve- loppement, et qu'il est complètement réalisé ? » Et si, pour une raison ou pour une autre, nous désapprouvons ce type même, et l'état, parfait en son genre, vers lequel il tend ? S'interdira-t-on de supprimer une ligue, parce qu'elle n'a pas encore réuni dans sa main tous les fils qui compléteraient son organisation ? Un homme qui sent en lui l'étoffe d’un grand criminel ou d'une puissante bête de proie sociale, ne sera-t-il pas meilleur s'il accepte une vie boiteuse et contraire à ses instincts que s’il réalise son type naturel dans la plénitude de sa beauté? — Accorder qu'il faille laisser faire la nature et s’interdire tout jugement normatif avant que d’avoir réalisé l’état de santé dans une société donnée, c’est done postuler implicitement que, d’une facon absolue, la santé est bonne et la maladie mauvaise. Or, jusqu'à la preuve du contraire, qui n’est pas logiquement possible, on peut toujours dire qu'on reluse cette majeure, dans tous les cas où la maladie servirait quelque fin supérieure à la santé. 128 LA DISSOLUTION, Ces cas sont évidemment possibles ; peut-être même sont- ils fréquents. L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable quand on considère l'antithèse générale de la nature et de l'esprit, De plus, c'est précisément chez les êtres en voie de for- mation que les influences de tout genre peuvent modifier le plus énergiquement le type spécifique. Dans l'ordre physio- logique, le progrès par la déviation embryonnaire n'est pas une exception. Külliker, par une hypothèse que nous connais- sons déjà, admet mème que tout le transformisme se fait par l’altération, la modification tératologique de l'être aux premiers stades de son développement [45]. Dès lors, impo- ser normativement la réalisation de son type à un être donné, et combattre systématiquement les symptômes qui s'en écartent, serait aussi dangereux qu'illégitime. Pourquoi l'avenir repasserait-il exactement dans les voies du passé ? Pourquoi ce qui est déjà réalisé, seule matière de [a science et seule base possible des généralisations, fixerait-il ce qui ne l’est pas encore et qui dépend des volontés ? Accordons que neuf fois sur dix, le sociologue puisse rendre service en révélant à la société l'institution propre à sa nature et dont l'absence provoque des troubles ; dans le dixième cas, au contraire, c'est peut-être en s’écartant, au prix de quel- ques malaises, des sociétés de la même espèce, que la nôtre réalisera un progrès. Peut-être la maladie qu'on y constate est le début d’un état nouveau qui se réformera tout entier pour se mettre d'accord avec cette anomalie. Le christia- nisme a été combattu par Rome comme une gangrène sociale. En tant que maladie, il valait bien l'anarchie. Et, par conséquent, quelque gratitude que puissent avoir le minis- tre ou même le simple citoyen pour ces neuf rectifications d'alignement, c’est le dixième cas, c’est le percement d’une voie nouvelle qui touche seul le moraliste et le philosophe ; c'est lui qui soulève les âmes dans un élan d'enthousiasme, ed AE a : 0 mnt CONSÉQUENCES DE DROIT. 429 quand elles espèrent, fût-ce à tort, apporter un peu plus de raison et de justice dans le cadastre social. Voilà ce qu'il ne faut pas rendre impossible en imposant aux hommes d’ache- ver avant tout le plan commencé. C'est le plan nouveau qu'il s'agit au contraire de comparer à l’ancien; et par quelle injustice ce dernier serait-il pris pour criterium ? 442. Mais au moins, pour améliorer ce qui existe, il faut le connaître. Il est vrai. La morale a done quelque chose à apprendre de la science sociale. Mais cela ne suflit pas, quand bien même cette dernière serait parfaite. La science est comme une carte : elle vous dit tout au plus où vous êtes, quels chemins en partent ; quelles villes, quelles montagnes, quelles rivières vous rencontrerez sur chaque route. Après cela, choisissez. D'après quelle maxime ? Il est évident que ce n'est pas écrit sur la carte, — Disons alors qu'il existe une hygiène sociale, analogue à l'hygiène indivi- duelle, et subordonnée à ce postulat : nous voulons que le corps social dont nous faisons partie se porte bien. Pour qui- conque adoptera ce postulat, cette hygiène fera partie de la morale. Pour quiconque le considèrera comme l'expression primordiale et unique de sa volonté, s’il est quelqu'un de tel, ce sera la morale tout entière. Logiquement, ce raisonnement est irréfutable. Pratique- ment, il me semble présenter un danger singulier. Les hommes, savants ou politiques, n’ont pas des forces infinies à dépenser. Le bout par lequel on commence un travail, en matière morale, n'est donc pas chose indifférente. Si l’on met d'abord toute son attention et toute son activité à connaître l’état de santé social, il peut se faire qu'on n’en sorte jamais, car la tâche est longue, et cet état de santé lui- même est si délicat à définir, si difficile à déterminer, que les philosophes pourront discuter longtemps sur ce problème 430 LA DISSOLUTION. sans en trouver une solution assez ferme pour servir de point de départ aux améliorations. De plus, on s'attache aux points de vue longtemps fréquentés. On finit par les aimer pour eux-mêmes, comme le savant aime son laboratoire, et le col- lectionneur son album, On n'éprouve plus le désir d'aller plus loin, lors même qu'on le pourrait matériellement, On remercie la Providence, à la façon de Renan, de ce que la science est assez longue pour offrir toujours matière à l'ae- tivité des chercheurs; et si le but poursuivi recule à mesure que nous avancons, on s'en félicite comme d'une heureuse déconvenue qui élargit à l'infini le terrain ouvert à notre curiosité, Une connaissance trop exacte des-traditions finit par devenir une prison. Les grands réformateurs, les révo- lutionnaires heureux ont été plus d'une fois étrangers à la matière sur laquelle ils portaient la main hardiment, La chirurgie et la médecine doivent leur plus grand progrès à un chimiste ; les mathématiques et la philosophie naturelle à un gentilhomme qui faisait profession d'estimer peu les faiseurs de livres et d'ignorer systématiquement lout ce qui s'était fait avant lui. L'art et la science réclament de temps en temps des hommes nouveaux, élèves de la nature et d'eux- mêmes, qui renouvellent la technique en la recréant. Le danger d’être ainsi stérilisé par la connaissance de ce qui est déjà est bien plus grand encore quand il s’agit d'une amélioration normative, contestable par essence, puisqu'elle relève de la croyance et de la volonté. On a peur de lâcher la proie pour l'ombre; on s’habitue si bien au terrain solide de la connaissance inductive qu'on finit par se persuader qu'il n’y a rien au delà, ou que ce qui la dépasse est un océan inabordable, une surface mouvante qui ne saurait porter le poids de la pensée. Cette opinion est celle de bien des savants. Il est vrai que la nature intégrale de l'homme pro- teste et prend sa revanche, représentée par la masse des FE er (23 j 4 = 7 "t : L Q CONSÉQUENCES DE DROIT. | 41 individus qui vivent dans l’action, qui ne sont pas enfermés dans une science spéciale et positive, qui gardent ainsi clai- rement, à côté de la catégorie de l'être, celle du devoir être ou du mieux. Mais cette revanche est alors un danger. Elle produit dans l’ordre de l’action les révolutionnaires utopistes qui bouleversent indistinctement dans la société le bon et le mauvais, persuadés qu'il n’y a rien de plus facile que de repétrir le monde en pleine pâte, et de le mouler sans résis- tance, par la vertu de quatre articles de loi, sur le modèle idéal de la justice parfaite ; dans l’ordre de la pensée, elle fait naître ce mysticisme qui méprise le savoir discipliné, et . qui brise sa raison avec enthousiasme pour embrasser quel- que dogme tout fait, ou moins encore, quelques supersti- tions qui parlent aux facultés imaginatives et au désir tou- jours vivace d'un avenir meilleur. Il est difficile d'accepter, pour l'organisation des sciences philosophiques, ce système de tyrannie tempérée par l'assassinat. 143. Ainsi toute transformation de la science en règle de conduite, si ce n’est à titre hypothétique, est illogique ; et comme il n'y a pas de titre hypothétique universel, mais au contraire des maximes en conflit, le service que la morale peut recevoir de la science (sociologie comprise), consiste à reconnaître ces maximes, à les mettre en pleine lumière, à déterminer leurs tenants et aboutissants, au physique comme au moral ; ce qui permet de choisir entre elles en connais- sance de cause, en sachant ce que l’on choisit ; mais évidem- ment, néanmoins, par un acte de bon plaisir, ou, si l’on préfère, de bonne volonté. Ce n’est pas à dire que ce qu’on nomme communément morale contienne des maximes contradictoires. Les philo- sophes seuls, par esprit de généralisation, ont appliqué ce nom à tout système d'impératifs. Éncore même ne 432 LA DISSOLUTION, les appelle-t-on guère ainsi qu’en tant qu'ils aboutissent dans la pratique à des prescriptions analogues [78], Par là prennent naissance les morales, opposées en principe, du sentiment, de l'utilité, du devoir, de la vie, et ainsi de suite, Au contraire, dans l’ensemble des directions réellement sui- vies par les hommes, il en est une particulière à laquelle s'applique cette désignation. Nous en avons déjà vu les traits principaux. Le fait mème de décider qu'on mettra ses paro- les et ses actions au service de la morale, ainsi définie, au lieu de les consacrer au plaisir, à la fantaisie, à la richesse, voilà le décret gratuit que l'homme prend d'autorité, et qui ne dure que s'il l’entretient par la continuité de cette même volition. Il ne manque pas d'individus qui, mis en demeure de choisir, déclarent nettement qu'ils se moquent de la morale, en sachant que c’est la morale ; de la justice, en sachant que c'est la justice ; de la religion, tout en admet- tant l'existence de Dieu, et même celle des sanctions futures. Mais ils sont opposés à tout cela, comme le chat est opposé au chien, par antipathie de nature. À côté de ceux-ci, il y a les faibles, qui voudraient vouloir, et qui ne veulent pas : ils connaissent le bien et l’aiment, mais l'infirmité humaine l'emporte, et ils se laissent aller; de même que d'autres aiment par goût ce que l’on appelle universellement le mal, crime, vol, sadisme, mensonge, cruautés, et ne s’en abstien- nent que par cette même faiblesse et ce même manque de courage qui retient ceux-là dans l’ornière commune. Enfin la grande masse des inconscients, des impulsifs, se gou- verne tantôt par ses habitudes, tantôt par une suggestion reçue au hasard, par un mot lu dans un roman, par une image vive, par l’effet de quelque anémie ou de quelque plé- thore organique, de quelque besoin immédiat qui détermine l'acte du moment. Ils savent par oui-dire ce que les êtres plus réfléchis entendent par morale, ils se réjouissent quel- Li te : CONSÉQUENCES DE DROIT. 133 quefois ou s’enorgueillissent de ce que leur conduite exté- rieure s’y trouve conforme ; mais ils se féliciteront l'instant d’après, dans un sentiment tout analogue, d'une spéculation bien réussie, ou d'un beau temps qui favorise leur promenade. _ Tels sont les faits et les sentiments réels qu'on peut observer à l'égard de la morale, au point de vue d'une psychologie absolument descriptive et qui ne réforme pas les faits pour les rendre logiques. Le 2536; xx425 x est une vue de l’es- _ prit et du raisonnement que les faits ne justifient pas; ou sinon, il faut étendre si largement le sens du mot xz455 que cela devient une pure tautologie. Il 14%. La dissolution, analysée en ses conséquences de fait, nous a placés en présence d'un dilemme : l'exaltation de la différence individuelle, le renoncement à cette diffé- rence. Il ne s’agit aucunement ici de l'individualisme opposé au socialisme d'état, platonicien ou moderne. Sacrifier un individu pour construire à ses dépens un agrégat organique d'ordre plus élevé, famille, corporation ou patrie, c'est affaire de diseussion privée dans le sein de l’individualisme général’. Attaquer la différence individuelle dans l'homme, dans l'État ou dans la commune, c’est affaire de discussion privée entre les partisans de l'assimilation. Attachera-t-on 1. Dans le langage courant, on donne très souvent le nom d'individua- lisme à l'exaltation du citoyen en tant qu'opposé à l'État, à la doctrine qui refuse de sacrifier ce que nous sommes pour réaliser l'avènement d'un orga- _ nisme général. C'est en ce sens que M. Tarde rapproche justement les idées d'imitation collatérale, d'égalité, de raison, de celle d'individualisme. En ce sens, la théorie que nous présentons ici est individualiste, puisque l'État ne peut ni ne doit jouer à l'égard des êtres qui le composent le rôle d'un corps dont ils seraient les cellules. Cf. plus haut, ch. vr, $ 129. — Ch. v, $ 93- 97. Lacanpe, — La dissolution. 28 a LOT Er CR TS RO PR 7 des HS 7 “A = ‘ PAS) v.: us À JT ' OS. +2 #31 LA DISSOLUTION, sa volonté au particulier où à l'universel ; ou plutôt, les choses n'étant pas données toutes faites, doit-on s'appliquer à faire passer l’universel au particulier ou le particulier à l'universel ? Les deux routes sont ouvertes. Je veux essayer de montrer que la première est néces- saire à suivre jusqu'à un certain point, mais qu'elle finit par s'égarer et qu'elle ne conduit à rien; que la seconde, au contraire, bien qu'elle ne soit pas praticable sur toute son étendue, est la seule qui mène quelque part. La première est nécessaire à suivre, par la raison très simple que l’homme n'étant pas tout entier intelligence et volonté pures; mais appartenant à la nature qui l'enveloppe, il se fait en lui, tant au physique qu'au moral, une quantité d'actes, de transformations et de mouvements qui n'acceptent que tardivement, qui même sur certains points n'acceptent jamais le contrôle et la direction de la pensée raisonnable. C'est ainsi que l'enfant naît, grandit, se développe, accom- plit une évolution physique et morale par laquelle se cons- titue l’individualité qui sera plus tard celle d’un homme et qu'alors il sera chargé de gouverner consciemment. Il en est même ainsi pour les fonctions individuelles que la volonté pourrait à la rigueur supprimer: manger, boire, dormir, respirer. Il y a une sorte d'impossibilité morale à les sus- pendre, puisqu'elles sont évidemment les conditions de notre existénce matérielle et du fonctionnement de notre pensée même, du moins dans son état présent. L'homme qui cherche le bien ne saurait donc les supprimer tout d’abord ; il faut au minimum qu'il les accepte à titre de morale pro- 69 FA visoire, même si ces fonctions évolutives devaient être négligées ou condamnées par ce qui sera sa morale défi- nitive. Mais, d'autre part, l’accomplissement de ces fonctions, et de toutes celles par lesquelles nous acquérons individualité F- _. Spies Vo NE alt ERA NOT CRADR PER Nue PUR EU LE : if CONSÉQUENCES DE DROIT. 435 et différenciation est une duperie: car elles sont un tonneau des Danaïdes. Le but vers lequel elles tendent est inacces- sible par la nature même des choses. Bien plus, il contient en soi une contradiction interne dont il n’est pas possible de le délivrer. Le premier signe de cette contradiction et le plus visible est la mort; c'est pour cela que sur mille hommes on n’en trouve pas dix qui soient capables de la regarder fixement. Elle a ce grand défaut, pour l'être qui cherche avant tout sa propre apothéose, d’être l'image impos- sible à supprimer, et qui rappelle trop fortement devant _ les yeux l'échec infaillible et final ; certitude induetive, il est vrai, mais la plus solide qui soit au monde, découra- geante pour toutes les tentatives et les espérances qui développent, même dans la vie de l'esprit, les tendances à l'intégration et à la différenciation, — C'est une étrange faiblesse de l'esprit humain, dit Bossuet, que jamais la mort ne lui soit présente, — Oui, si l'on ne considère en lui que la pensée pure ; non, si l'on a égard à tout le composé ; car jamais un être ne pourrait vivre s'il avait continuellement | présent à l'esprit un fait qui rend la vie inutile, un fait aussi accablant que le serait pour un marin la certitude de voir couler son navire, quelque diligence qu'il fit pour en étan- cher les voies d'eau. Et disant qu'il ne pourrait pas vivre, | je ne crois pas que ce soit une métaphore : nous avons déjà prouvé, en effet, quelle action puissante, sans limites peut- être, la pensée consciente ou inconsciente pouvait exercer sur le corps; nous avons vu comment l'intelligence rongeait l'instinct et comment elle affaiblissait les fonctions orga- _ niques [59]. Il est donc bien à croire que la méditation assidue de la mort finirait par paralyser la vie elle-même. L'action destructive de la contradiction n’est pas limitée à la conscience réfléchie ; elle existe partout dans la nature, dans tous les équilibres et les interférences ; elle descend Co 27 CORRNT 4 PT) 436 LA DISSOLUTION. jusque dans les profondeurs de cette pensée inconsciente dont le moi que nous connaissons n'est qu'un fragment. Si le cœur a ses raisons, inconnues à la réflexion, tout ce que nous savons tend à prouver qu'elles n'échappent pas aux lois ordinaires des images et de la force idéo-motrice. Si la représentation interne de mon corps, développé, gran- dissant, bien nourri, est une force qui contribue à son évo- lation; si la joie, l'espérance, l'ambition qui se flatte de réussir sont les meilleurs des toniques, il en résulte bien que les images inverses doivent produire les effets contraires et enrayer le développement de la vie. Il n'y a point d'ae- tion, consciente ou inconsciente, que n'arrête la certitude de son inutilité. 145. De là vient le rôle immense qu'a toujours joué l'idée de la mort dans toutes les religions. Elles sont liées de toutes les manières. La mort montre l'insuflisance de l'ordre naturel à se satisfaire; la religion ouvre un ordre surnaturel. La mort apparaît comme le mal suprème à tous nos instincts, à toutes nos inclinations spontanées ; la reli- gion, par des solutions plus ou moins profondes, plus ou moins philosophiques, enseigne à résoudre eette contradie- tion. Pour que la mort ne fût pas la condamnation de la vie, la démonstration de son inutilité, il faudrait que cette vie individuelle continuât après la tombe; que le mort, se réveillant dans un Walhall où les combats continueraient par plaisir, y apportât avec lui le souvenir détaillé de son exis- tence, et toutes les particularités qui ont fait de lui tel ou tel individu. Il faudrait qu’il ressuscitât de l'autre côté du tombeau avec ses noms, prénoms et qualités; avec tous les goûts, tous les défauts même qui l'ont fait sur la terre ce qu'il était, et non pas un autre; enfin, avec toutes ces cir- constances de naissance, de famille, de caractère particulier a 2 Ton, 0 LL op RÉ OREE POSE SEE VER ré , 7 ° PEN CONSÉQUENCES DE DROIT. 537 auxquels s’attachait ici-bas son désir de succès. Car enfin, ce que nous voulons faire triompher, dans la lutte pour la vie, ce n’est pas l'homme en général, mais la volonté Aujus atque illius hominis, d'un individu déterminé, préférant la musique à la peinture, ayant tel tempérament spécial qui le constitue, et qu'il doit à la solidité de son estomac ou à l'abondance de sa bile. S'il s'est trouvé des religions pour promettre aux hommes cette solution du problème, il est clair que ce ne sont pas les plus hautes parmi celles qu'a professées l'humanité. En tout cas, jamais philosophe ne saurait prendre en considération un espoir aussi chimérique, et y trouver un moyen sérieux d'écarter la défaite dernière à laquelle nous voyons aboutir sous nos yeux tout être qui lutte pour la vie. « Vous serez peut-être étonnés que je vous adresse à la mort pour être instruits de ce que vous êtes, dit encore Bossuet dans son célèbre sermon. Mais si vous prenez soin de vouloir entendre ce qui se présente à nous dans le tombeau, vous accorderez aisément qu'il n’est point de plus véritable interprète ni de plus fidèle miroir des choses humaines. La nature d'un composé nese remarque jamais plus distinctement que dans la dissolution de ses parties... De sorte que je ne crains point d’aflirmer que c’est du sein de la mort et de ses ombres épaisses que sort une lumière immortelle pour éclaircir nos esprits touchant l'éclat de notre nature. Aecourez done, à mortels, et voyez dans le tombeau du Lazare ce que c’est que l'humanité. Venez voir dans un mème objet la fin de vos desseins et le commencement de vos espérances ; venez voir tout ensemble la dissolution et le renouvellement de votre être, Venez voir le triomphe de la vie dans la victoire de la mort‘, » 1. Bossuet, Sermon sur la mort. Édition Didot, II, 494. — Le mot es 1 “id Le 4 CT NE à ST pe hé STI ES Te ”, PA N L MAT 2,27 17, F , 138 LA DISSOLUTION. La mort est frappante parce qu'elle tombe sous les yeux et rend sensible cette vérité que toujours et partout, à notre connaissance, la vie corporelle finit par faire faillite. Mais encore pourrait-on la croire contingente, et d'un point de vue moins empirique, soutenir que si l'organisation ne réussit jamais à se développer indéfiniment, la chose est accidentelle. Telle était, semble-1l, l'opinion de Descartes qui rêvait d'en reculer indéfiniment l'échéance : et pourquoi pas, si le corps n’est qu'une machine d'horlogerie? Mais la contradiction, en réalité, est bien plus profonde et se manifeste en bien d'autres circonstances. L'opposition de l'individualisme avec lui-mème consiste surtout en ce qu'il LE2 est à la fois spécial et envahissant. Sans doute, on pourrait concevoir une diversité stable dans un univers immobile : mais tel n’est pas le cas donné par l'expérience, La vie, en fait, se définit essentiellement par l'augmentation même de la quantité d’une substance plastique déterminée (équation de Le Dantec), qui tend à propager indéfiniment son type spécifique [40]; cela revient, au point de vue moral, puisque | toute une partie de la vie de l'esprit n’est que la suite de celle du corps, à élargir indéfiniment le champ de son action en y comprenant un nombre de plus en plus grand d'êtres et de volontés subordonnées, et dont le type général sera celui même du vainqueur. Or, cette double condition est incompatible: par cela même qu'une certaine formule .est donnée, tout ce qui existe n'y saurait être absorbé. Certains éléments sont écartés, d'autres sont reçus, et l'or- : ganisme doit, en fin de compte, aboutir toujours tôt ou tard à s'arrêter, en face d’autres individualités irréductibles. Le fait 2% arrive pratiquement quand un être meurt faute d'aliments ; et dans la lutte pour la vie, directement ou indirectement, ici pris dans le sens de £ios, non de ur. Cette antithèse par équivoque est la < mème qui fait tous les frais du livre de Tolstoï Sur La vie. . CONSÉQUENCES DE DROIT, 139 combien n’y a-t-il pas d'êtres qui périssent ainsi par inani- tion? Au moral, combien d'égoïstes dont la vie intérieure s'éteint ou devient purement malfaisante parce que leur égoïsme n’a plus rien de conquérable à sa portée ? _ La première considération reposait sur la constatation de la mort en tant que fait; la seconde, un peu plus analytique, sur la définition mème de la vie individuelle, On peut aller plus loin, puisque nous avons déja vu la subordination générale dans l'univers, de l’évolution à la dissolution [130]: la prétention de l'être vivant à la conquête de l'univers est absurde, puisqu'il ne subsiste que par l’aumône d'un peu d'énergie arrêtée au passage, d'un rayon de soleil un moment retardé dans sa course avant qu'il n’aille échauffer les espaces interplanétaires et diminuer l'inégalité qui sépare leur température de celle des étoiles, S'il produisait quelque chose par lui-même, il pourrait avoir un espoir de réussite. Incapable comme il est, il faut qu'il se contente de glaner dans un champ où, chaque année, la moisson qui reste est moins abondante. 146, Cette incapacité générale pour l'individu d'être sa fin à soi-même étant établie, cherchera-t-on à y remédier en lui proposant de se faire organe par rapport à un individu supérieur, sûr lequel il reportera les ambitions qu'il ne peut réaliser à lui seul? Tel est le thème ordinaire de la morale évolutionniste. On ne vit qu'en s’incorporant à quelque être supérieur, auquel on se donne tout entier; thèse spécieuse et séduisante, en ce qu’elle trouve facilement un écho dans la voix intérieure qui condamne l’égoïsme. Mais comment ne pas voir le caractère éminemment transitoire, et l’impos- sibilité de se tenir sans illogisme à l’un de ces échelons ? Si je saerifie l’individu-homme à l'individu-groupe, celui-ci ne devra-t-il pas être sacrifié à l'individu-État, l'État lui- 410 LA DISSOLUTION. même à l'individu social de la troisième puissance, et ainsi de suite indéfiniment? Chaque individu composant étant contradictoire et sans valeur par lui-même, en quoi la vaste individualité composée sera-t-elle moins absurde, quand bien mème cette différenciation et cette intégration s’'étendraient à l'humanité tout entière ? Si chaque agrégat organique a pour raison d'être l’agrégat d'ordre supérieur, il faut nécessairement, ou que le dernier n'ait aucune raison d’être, ou qu'il n’y en ait pas de dernier, ce qui rend la série entière injustifiable aux yeux de l'esprit: plus de finalité dans l'un et l'autre cas, partant plus de motif solide pour aucun acte, On retrouve là cette absurdité de l'instinet qui fait qu'une foule de gens ne vivent que pour élever leurs enfants, qui n'auront eux-mêmes d'autre ambition que d'élever les leurs ; absurdité si générale qu'on félieite communément un homme qui devient père en lui disant: « Vous devez ètre satisfait, vous avez maintenant un but dans la vie! » — Comment devons-nous agir? crient les hommes au philo- sophe au début de la Statique sociale. Et on leur répond par le problème insoluble dont s'amusent les ateliers de seulp- teurs: faites une statue de Charlemagne qui porte dans sa main droite le globe, surmonté d'une réduction exacte et complète de la statue elle-même... Une illusion si générale ne saurait être pourtant sans une cause au moins vraisemblable. Elle est facile à trouver au- dessous de l’homme, et au-dessus. Au-dessous, les évolution- nistes jugent de la perfection relative des êtres par leur | ressemblance avec lui. Lorsque Haeckel aflirme, d'ailleurs avec quelque précipitation, qu’on peut déduire de la sélee- tion la nécessité d’un progrès et d’un perfectionnement dans les espèces animales’, de quel critérium se sert-il pour ? 1. Création naturelle, 244-247. de r Nr el +, er Er | 7" ti Fr Vadde ré nt CONSÉQUENCES DE DROIT. #1 affirmer cette amélioration? De leur ressemblance avec l’homme, qu'il pose de nouveau, tout à fait gratuitement, comme le type de la plus grande perfection réalisée, ni plus ni moins que ces anthropocentristes qu'il accable de mépris. De même, il paraît évident à M. Spencer que la « conduite » d’un oiseau, plus « développée » que celle d’un mollusque doit lui donner plus de satisfactions. Il ne le sait pas, mais il juge qu'il en est ainsi. Quelle raison a-t-il de le faire ? Une seule: c’est qu’en fait la conduite de l'oiseau lui paraît à lui, homme, jugeant avec sa raison et sa conscience humaines, une conduite plus belle que celle du mollusque. Mais c’est là un point de vue personnel, une raison des entiment qui ne saurait avoir de place dans une méthode strictement ex- plicative. Du moment qu'il s’agit de jugement normatif, on ne saurait trouver de principe qu'en l’homme ; gpures rxvrwy pérooy demeure une inébranlable vérité. Il faut se résigner à ne pas juger, ou juger au nom de la pensée humaine. L'autre principe d’illusion vient du rapport de l’homme à ce qu'on à nommé l'hyper-organique. Considérant la so- ciété comme un organisme dont l'homme est la cellule, — fausse analogie, comme il a déjà été établi [97] — et sen- tant d'autre part qu'il y a quelque progrès moral dans la réunion des hommes et la communication de leurs pensées, on en conclut aussitôt qu'il est bien pour chacun de se sacrifier à l’ensemble, de contribuer à la prospérité de l'animal pluri-humain. On voit la perfection dans « l’homme compétent, qui cherche non à être complet, mais à produire, qui a une tâche délimitée et qui s’y consacre, qui fait son service, trace son sillon ‘. » Tel est le point de départ de _ tous les rêves de Renan sur l’oligarchie intellectuelle ex- . 1. Durkheim, Division du travail social, 39. — M. Durkheim donne d'ailleurs cette formule d'idéal sous toutes réserves. 112 LA DISSOLUTION, ploitant pour la vérité une foule organisée et pliée par la morale à la servitude volontaire, On pourrait en rapprocher ceux d'Auguste Comte sur l'humanité scientifiquement orga- nisée sous la domination d'un Vatican philosophique. — On voit où git l'erreur: elle consiste en ce que le progrès est sans doute indéniable de l'individu presque isolé à l'artiste et au savant que la société rend possibles, mais qu'il est constitué par ce caractère même, et non par l'organisation. Celle-ci est par elle-même imparfaite, toujours caduque, et d'ailleurs beaucoup moins forte à mesure que les éléments constituants acquièrent en eux-mêmes une plus haute perfec- tion morale. Si le seul but de l'État était de réaliser l’avé- £ nement d'un « agrégat plus volumineux » et d'une plus | puissante individualité, il tomberait inévitablement sous le reproche d’insuflisance que soulève tout individu considéré comme fin. En sens inverse, sacrifier l’État à l'homme, en les considérant tous deux à ce même point de vue organique, n'est-ce pas convenir qu'il faudrait en bonne logique sacrifier également l’homme à la cellule qui le compose ? On ne pour- rait le soutenir, et c'est pourtant nécessaire dès qu'on re- connaît avec les physiologistes la composition de l'être humain. La position « individuiste » n’est donc tenable que | pour celui qui fait donner à l’homme, par Dieu, d’une façon exclusive, une âme métaphysiquement une et spéciale qui le distingue radicalement de l'animal, qui réduit la cellule à l’état de pur instrument, et l’État à la condition d’une so- ciété de secours mutuel ; qui fait de l’homme le seul but et le chef-d'œuvre de la création: mais une telle croyance plane au-dessus de la discussion. Pour qui l’admet, la ques- tion de la morale et celle de l’évolution du monde se résol- vent aussi par des considérations analogues, et qui échappent au domaine de la philosophie. Reste donc à dire que le but ne saurait être aucun des me, | CONSÉQUENCES DE DROIT. | 513 échelons, mais la perspective qu'on voit plus ou moins elai- -_ rement de l'échelle entière: ce qui n’évolue pas et ce qui ne meurt pas. L’individualité y sert, et s'y oppose. Cela à seul peut être cause finale qui peut être conçu d'avance et - quipar conséquent ne se perd pas dans l'infini. Ainsi, ce qui justifie la société n’est pas ce qu'elle est, mais ce qu'elle _ produit, l’action qu’elle exerce sur les individus qui la com- - posent et qui facilite leur avénement à un ordre d'existence _ supérieur. Cette action est l'humanité, non pas en extension, mais en compréhension, c'est-à-dire la communauté que la wie sociale réalise en eux. 147. On voit maintenant l'absurdité de la conception _ organique, et combien est trompeur ce chemin si large au …_ départ et si facile à prendre, qui va sans cesse se divisant en sentiers que termine une impasse et qui bifurquent à Finfini. —. Mais combien est vaine, en un certain sens, cette réfutation de l’égoïsme ! Et qu'il y a loin, pour l'homme réel, entre reconnaître l'inutilité de ces efforts et se décider fermement à y renoncer ! Nous avons bien démontré que, pour la raison et la pensée réfléchie, il n'y avait pas de satisfaction finale à attendre des tendances individualistes. Cela mème pouvait ètre prévu a priori, puisque la différenciation est partout le pôle opposé à la raison, comme l'assimilation morale à la - lutte pour la vie. Mais pour qui donc avons-nous argumenté, + en définitive, sinon pour ceux qui voulaient déjà vivre d’une É- façon raisonnable et intelligible, et qui voulaient cela par - un acte de bonne volonté pure, qu'aucune démonstration ne peut provoquer ? La contradiction mème n'est pas faite > pour effrayer ceux qui n’admettent pas ce postulat fonda- _ mental. Par cela seul que nous réfléchissons et que nous [#4 philosophons sur l'existence, nous avons déja pris parti; mais cela même, réfléchir et philosopher, l'animal s’en a | #54 LA DISSOLUTION, passe très bien et l'être humain le refuse souvent avant toute discussion. Il sait que mourir un jour comdamnelo- giquement la peine qu'il se donne pour « ajouter toujours à ses maisons une maison nouvelle »; mais il se moque bien de la condamnation logique ! L'absurdité même a quelque- fois pour lui un charme d'indépendance et de révolte qui ajoute au plaisir actuel; l'individualisme est par nature l'al- lié de la contingence absolue, de l'indétermination la plus complète : toute démonstration convaincante est une force qui refoule le moi spécial et particulier en établissant, au nom d’une autorité supérieure, l'identité de la vérité dans les esprits. Pour convaincre ceux qui demandent seulement la vie courte et bonne ei les condamner en prouvant l'absur- dité de leur conduite, il faudrait déja qu'ils accordassent en principe l'obligation pour l'homme de régler ses actes par son intelligence, Et ce postulat fondamental étant précisé- ment ce qu'ils repoussent du fond du cœur, puisque l'indi- vidu est essentiellement linintelligible, et la vie le contraire de la réflexion, leur position extrème est aussi parfaitement : inexpugnable que celle d’un arbre à qui l'on ferait un ser- mon. Tandis que le philosophe s’abstrait de chaque moment du temps et considère toute sa vie « comme en un tableau », comme une œuvre extérieure dont il se détache, où les dis- sonances le choquent, où la certitude d’un échec final pa- ralyse l'effort, l'être vivant ne s'universalise ni ne s’objec- tive. Il lui faudrait déjà sortir de lui-même; et le fit-il un moment, 1l ne donnerait point pour cela une prise solide à la discussion; car il y rentrerait l'instant d’après, fort peu gèné d'être en contradiction avec lui-mème d’un moment à l’autre ; ce qui est d’ailleurs l’état commun de l'humanité. Mais cette concession faite aux irréductibles, il faut re- connaître que ce cas-limite est rare, et qu’on rencontre d'ordinaire chez l’homme la tendance intellectuelle et mo- CONSÉQUENCES DE DROIT. 415 rale qui permet la discussion : la volonté de vivre, non pas conformément à la nature instinctive, mais d'accord avec soi-même; raisonnablement, et par conséquent aussi, d'ac- cord avec les autres. Le pôle égoïste de l'être est inatta- quable à la logique, puisqu'il lui est extérieur; mais la grande dissolution qui domine l'univers entier l'affaiblit sans cesse et tend à pousser l’homme dans la voie de l'assi- milation. Non seulement l'énergie physique s'égalise, les conditions de la vie deviennent de moins en moins favo- rables ; mais les besoins psychologiques qui résultent de l'état des hommes les agglomèrent pour ainsi dire méecani- . quement en sociétés de densité croissante, où, malgré la résistance de l'individu, la pression mentale de la masse le force à s'assimiler de plus en plus complètement à ses semblables [118]. Ni les routes, ni les chemins de fer, ni les postes et télégraphes, ni les effrayants amas d'hommes _ de Londres et de Paris n'ont été faits pour favoriser la rai- son dans l'homme ; et cependant toutes ces choses le pous- sent sans cesse dans la voie de la conscience commune et de la pensée réfléchie, de même que le progrès de l'orga- nisme le pousse vers la sénilité et la mort. Vo/entem fata ducunt, nolentem trahunt. C'est ainsi que l'individualité tombe de plus en plus sous la meule, Sous sa forme pure et simple, elle n’est déjà plus, pour ainsi dire, reçue par aucun système de morale. L'idée d'une solidarité imposée par les choses a d’abord remplacé celle d'un contrat social ; elle sera remplacée elle-même par celle d'égalité et d’assi- P P 8 milation C'est cette seconde route dont la direction et le but nous restent à considérer !. 1. M. Herbert Spencer, dans une préface d'une grande impartialité, a reconnu lui-mème au début d'un de ses derniers ouvrages quelle est en mâtière morale l'insuflisance de cette évolution à laquelle les Data of Ethics attribuaient tant d'importance. « Maintenant, dit-il, que j'ai réussi à … + \. ee PR , LE \ bn ‘le er L re, # Ln rs PR à J _ + ; C C vd. MALTE" : . + - £ p- ÿ” | 146 LA DISSOLUTION, en 2 148. Etant donné qu'il est impossible pour l'homme qui se rend compte des choses et qui réfléchit de s'attacher à la tendance évolutive de son être, il reste que le principe général du bien agir soit la tendance dissolutive, puisque ce sont là les deux grandes directions de l'univers entier, et £ , de lui-même en particulier. L'idée régulatrice de la con- duite intelligente est done le renoncement volontaire de chacun à la différenciation et à l'individuation, de même que l'art et la science sont des manifestations objectives de la pensée humaine, détachée des conditions organiques par: ticulières qui distinguent chaque unité. Que l'esprit de dis- solution soit identique à l'esprit général des actes que les hommes appellent d'ordinaire moraux, nous l'avons déjà fait voir par une analyse des principales règles proclamées par les religions et les philosophies [78]; nous aboutissons maintenant à ajouter à cette constatation de fait l'adhésion de notre volonté normative, qui s’y trouve conduite par la réduction de toutes les tendances données en deux groupes, et par l'impossibilité de satisfaire notre esprit en adoptant & celui que caractérise l'évolution. Dira-t-on que nous devrions peut-être chercher un équi- - achever le second volume des Principes de morale, ma satisfaction est quelque peu restreinte par la pensée que ces dernières parties ne pas à mon attente (fall short of expectation). La doctrine de l'évolution ne nous a pas guidés dans la mesure où je l'espérais. La plupart des conclusions, empiriquement tirées, sont celles que des sentiments droits, éclairés par une intelligence cultivée, ont déjà sufli à établir. Çà et là seulement, des conclu- sions d’origine évolutionniste ajoutent quelque chose aux vues courantes, où À 1. en diffèrent. » Préface au second volume des Principles of Ethics. — On. en voit la raison ; mais on ne saurait trop admirer la haute bonne foi scien- tifique qui domine ainsi l'esprit de système. L, Cat fi gén LE DLL DE + pd: 02 ns, ‘ÿ (> n Ÿ le. à À ‘HAE nl) “à fard DS à, Ne PS ? er PR D Et As LS < CONSÉQUENCES DE DROIT, 417 libre et un compromis ? Mais cet équilibre et ce compromis existent: ils constituent précisément la matière donnée à notre action; matière complexe, contradictoire, où notre pensée ne peut se mettre en repos qu'en prenant parti et en choisissant comme sienne une des directions. Quand des causes extérieures et des instincts intérieurs altèrent sans _ cesse, en tous sens, la proportion de ces deux éléments, est- il possible de rester spectateurs passifs de ces aceroissements et de ces diminutions ? Et quand l’une des forces en conflit est inconciliable par elle-même avec l'acte intellectuel et la _ réflexion, cette incompatibilité détermine évidemment, en droit, le sens de notre intervention. À moins que l'autre tendance ne le soit aussi ? Dans ce cas la morale, se heurtant à l’antinomie découverte par la science, n'aurait qu'à renoncer à elle-même. Ce serait la volonté qu'il faudrait abolir, Mais eela n'est pas: le pas- sage de l'hétérogène à l'homogène, la marche à l'égalité et à l'unité satisfait au contraire justement la tendance fonda- mentale de la pensée. Celle-ci n'est jamais choquée de la réduction de l’autre au même ; elle l'opère au contraire nor- malement dans toutes ses manifestations intelligentes, et _ parfois mème elle fait visiblement violence à la nature don- née pour y atteindre. Nous l'avons démontré plus haut pour la connaissance, pour l'art et pour la moralité”. * 149. Il y aurait lieu, cependant, d'examiner si cette intelligibilité ne serait pas un obstacle à la liberté. Si je comprends bien M. Bergson, il n'approuve pas l'universali- sation mentale que nous obtenons par l'assimilation plus ou moins artificielle de nos durées et de nos sensations. En même temps qu'il la condamne comme métaphysique- 1. Chapitre 1v, Dissolution psychologique, $ 65 à 87. 'f LA ” À a A L e + 4 v9 NS a" b, # Mo : , "2 M “ 1 "s.. 418 LA DISSOLUTION, ment irréelle, il la désapprouve moralement comme con- traire au libre-arbitre. « I y aurait done enfin, dit-il, comme deux moi différents, dont l'un serait comme la pro- jection extérieure de l'autre, sa représentation spatiale et pour ainsi dire sociale, » Je ne saurais contredire cette vue; je pense même avoir montré comment cette représentation sociale’, qui devance et prépare la socialisation effective, est la condition même de là pensée [67], et l'une des troïs grandes formes sous lesquelles se manifeste sa loi fonda- mentale [77]. Mais il ajoute: « Nous atteignons le premier par une réflexion approfondie, qui nous fait saisir nos états internes comme des êtres vivants, sans cesse en voie de formation, comme des états réfractaires à la mesure, qui se pénètrent les uns les autres, et dont la succession dans la durée n'a rien de commun avec une juxtaposition dans l'espace homogène. Mais les moments où nous nous ressai- sissons ainsi nous-mémes sont rares... La plupart du temps nous n'apercevons de notre moi que son fantôme décoloré… Nous vivons pour le monde extérieur plutôt que pour nous. Agir librement, c'est reprendre conscience de soi et se replacer dans la pure durée*. » Nous préserve donc le ciel d'agir librement, si telle est la liberté! Des deux tendances que nous avons vu se dis- puter la direction de l’homme, il me semble que M. Berg- son, par l'exactitude même de sa psychologie, est entraîné à désapprouver la plus-morale. De ce qui est, il passe à ce qui doit être ; de la réalité de notre existence individuelle, au respect de cette individualité. I fait plus: il l'encourage à un retour offensif sur ses anciens domaines, dont la marche 1. Mais ce mot social est très équivoque. Il ne veut pas dire ici différencié par division du travail, mais universalisé. 2. H. Bergson, Données immédiates de la conscience, 175-196. Paris, F. Alcan. 4 | CONSÉQUENCES DE DROIT. #19 de l'esprit et la pression extérieure des liens intellectuels entre les hommes l'ont peu à peu dépossédée. Cette obser- vation pénétrante de la réalité psychique devient, si l’on en fait une morale, un effrayant égotisme. Tout ce dont on veut que nous nous affranchissions ici, pour l'amour de la liberté, n'est-ce pas la conquête même de notre perfection- nement et j'ose dire le peu d'éternel que nous avons acquis ? Le bien, n'est-ce pas de vivre pour autrui, pour ce qui nous est extérieur, plutôt que de vivre pour nous? Ce que nous pouvons en conscience approuver et agrandir, n'est-ce pas cette servitude volontaire qui fait de notre conduite une œuvre rationnelle et prévisible, qui nous élève à la com- munion des esprits? — Les moments où nous nous ressai- sissons ainsi nous-mêmes sont rares, dites-vous, — Je vou- PE | drais l'espérer, car c'est le mal fondamental que cette révolte contre l'unité, cette revendication de l'indépen- . dance individuelle qui s'enferme en soi-même et ne prète à la société des hommes que le concours de ses mains, en lui refusant sa pensée et son cœur, Mais ici même, je me demande si vous n'exagérez pas, en fait, ce que vous consi- th RATS ee. à: à ? dérez comme l'aliénation de l'âme et qui me paraît au con- traire sa naissance à une vie supérieure. Oui sans doute, l'homme très cultivé, le savant, le moraliste dissolvent leur moi ; et de la féroce tendance évolutive de notre indivi- s dualité première, il ne leur reste qu'un fantôme heureuse- ment décoloré, Il y a plus: il leur arrive quelquefois de se devancer eux-mêmes et de s'extérioriser démesurément par l'intellect, alors qu'ils demeurent encore étroitement enfer- miel iso tde dit dé. suffi 7. sh. …sû més en eux-mêmes au point de vue de l'abnégation et du dévouement. Il leur arrive alors de penser trop noblement P P pour leur caractère. Il faut leur rappeler en théorie ce qu'ils savent fort bien en pratique: qu'il y a de l'indivi- duel. Mais la foule est au-dessous de cette erreur. Ce Lazanpe. — ZLa dissolution. 29 10 dite is dE, di ; ; : “ à. # ” y À F 11.7 . LE 0 OT VO AI D; EX AE ET ER Ed de ML | 150 LA DISSOLUTION. retour sur ses pas, qu'on peut demander à l'esprit du pen- seur, comment le ferait-elle ? Elle n'a point avancé, La masse se compose de gens qui ne se sont jamais regardés vivre, hommes d'instinet, de passion et de désir pour qui la chimie mentale est restée dans sa confusion primitive, et tous les sentiments dans l’état de pénétration réciproque, Ceux-là ne doutent pas de leur liberté; ils n'ont pas disséqué leur moi; ils portent puissamment en eux Île sentiment de leur réalité vivante. Et cependant faudrait il les tenir pour supérieurs au spinoziste qui est sorti de lui-même pour se considérer tout entier comme un objet quelconque de l'univers? Est-il moralement moins libre qu'eux ? Sans doute l’'individualité est actuellement un fait; et partout où elle apparaît, elle constitue soit un caput mor- tuum que nous jetons résolument par dessus bord (par exemple dans la généralisation, où deux idées abstraites par- ticulières ne sont jamais rigoureusement identiques), soit une donnée fondamentale, en soi parfaitement inintelligible, qui est la matière sur laquelle travaille la science, Si la biologie ne peut pas se ramener totalement à la chimie, si la physique ne peut pas se déduire des mathématiques, c'est que les êtres dont elles traitent contiennent de l'unique, de l'inintelligible par conséquent, de l’autre pur, comme pourrait dire un platonicien. Mais c'est précisément cette altérité dont nous avons étudié dans tout ce travail les aug- mentations et les diminutions. Quand nous l’atténuons dans l’homme, nous ne l’anéantissons pas; et quand, passant à la limite pour la commodité de notre pensée, ou pour la satis- faction de notre sentiment, nous feignons qu'elle soit nulle, nous annonçons un règne futur et nous tächons de le pré- parer; nous ne présentons pas une expression adéquate de la réalité présente. ‘T0 pat à mnt ut MR PEN OR REC L CONSÉQUENCES DE DROIT. 451 150. De là cette contradiction de nos prétentions in- tellectuelles et morales avec notre véritable condition ac- tuelle [77]. Mais quand il s'agit de formules qui impli- quent une approbation ou un blâme, le fait ne peut jamais être une raison suflisante pour décider du droit. Si l'on réfléchit à tout ce que contiennent de beauté morale les associations qu'éveille en nous le mot liberté, ne paraitra-t-il pas imprudent d'en faire le synonyme d'égotisme et d'inin- telligibilité ? Acceptons, si les faits l'imposent, cette notion d’un pouvoir indéterminé qui se manifeste en nous; allons même jusqu'à reconnaitre son existence irréductible, (mais non pas toutefois sa puissance illimitée), dans tous les êtres auxquels nous sommes obligés d'accorder une existence qualitative distincte, une individualité propre et réfractaire à la science, Mais n'oublions pas alors que ce libre arbitre, si l’on veut l'appeler ainsi, n'a rien de l'élévation et de la dignité qui caractérisent la grande liberté, celle que reven- diquent les hommes eomme fondement de leur valeur morale, et dont ils regardent les manifestations comme sacrées. Celle-ci, loin d’être subordonnée à notre reploie- ment sur nous-mêmes, et de ne se manifester qu'aux limites où perd pied la pensée logique, ne prend toute sa valeur et toute sa force que dans le rapport des esprits entre eux, dans la plénitude de la eonscience et du raisonnement. Elle n’est ni contradictoire au libre arbitre d'indétermination, ni conditionnée par lui. Elle se meut dans un autre plan. Elle supporte de pénétrer sans altération dans ce domaine de la science, de la prévision, de la pensée sociale où les choses analogues sont considérées comme identiques par cette approximation hardie qui fait du déterminisme uni- versel le type idéal, le schème imparfaitement réalisé de l'univers pénétrable à notre pensée. Quand nous agissons par des motifs connus et classés, dont nous pourrions justi- 452 LA DISSOLUTION, fier au besoin, que notre raison est prête à revendiquer pour son principe devant le tribunal de toute raison semblable, alors nous sommes véritablement des hommes libres. Cette autonomie n'est point gènée par la prescience des hommes ni par celle de Dieu: car, par cela même que nous agissons d’une façon universelle, tout être également raisonnable pourrait se mettre à notre place et décider comme nous. C’est quand notre conduite est unique en son genre, impré- visible, injustifiable, impossible à ramener à un principe général, que nous sommes le plus asservis. Dans un Néron, : un Caligula, la personne humaine, dont l'esclavage ou la liberté intéressent seuls la morale, est prisonnière d’une encombrante individualité et des caprices absurdes qui en résultent. Dans le stoïcien, qui suit un principe sans fléchir, et qui veut que sa conduite, imitation fidèle de la nature, soit aussi prévisible que le cours des astres, elle est indé- pendante. Il est donc libre; disons mieux : il est le seul qui soit lui:mème. Si nous ne nous sommes pas trompés sur les lois du monde et de l’homme, la véritable personnalité morale, que l’on confond avec l'individualité, s'en dégage au contraire par degrés a mesure qu'un être progresse dans la voie de la ressemblance et de l'unité humaine. Être soi ne veut pas dire être la négation et l'opposé des autres, s’enfermer les armes à la main dans quelque bizarrerie incommunicable et incompréhensible. Les mots du langage courant, qui reproduisent l’état confus propre à l’homme total, dissimulent cette vérité. Il faut jeter de côté cette paille vide pour saisir le fait réel. Ce fait, c’est qu'on est une haute personnalité morale, non par ses singularités indi- viduelles, mais par la largeur de cette conscience sociale qui fait participer le vivant que nous sommes à l'héritage commun de l'humanité. La richesse, l'abondance, la géné- ralité de nos idées; l’étendue et la délicatesse de nos | ét de. à # à SAC PUTTE Pl nue tri Srné. 12 a. le EE dt Prron ' AP” _ CONSÉQUENCES DE DROIT. 453 sentiments, cultivés par la littérature et par l’art de toutes les époques ; la charité que nous éprouvons pour nos sem- blables, voilà les composantes de cette dignité. Son grand agent est donc la conscience. Plus celle-ci est étroite et bornée, plus nous sommes particuliers ; et plus nous dépen- dons en même temps d’un nombre immense de causes qui n'étant ni pensées, ni même connues par nous, jouent à notre égard le rôle de la fatalité antique, nous mènent sans notre assentiment où il leur plait et nous écrasent sous Le poids de l’univers. Plus notre conscience, au contraire, s’élargit et communique avec les autres consciences, plus nous embras- ‘sons de choses par la pensée, plus aussi nous nous replacons au-dessus du monde qui nous entoure, nous adaptant le parti- culier au lieu de nous adapter à lui, et dissolvant le lien par lequel ce qui nous est étranger entraîne notre destinée. Un jeune homme me disait un jour, non sans quelque étonnement, que depuis ses études de philosophie il sentait à la fois qu'il était plus lui-même, et qu'il était moins diffé- rent des gens avec lesquels il vivait. L'individualité primi- tive, ea effet, est à peine un oi à proprement parler. Que peut être le moi d’un rotifère, à supposer même qu'il ait un obscur rayon de conscience ? Il est tout entier absorbé par les fonctions nécessaires à sa vie. Il en est de même d’un homme confiné dans une existence étroite, profondé- ment différencié par son métier et son isolement, dans le fond de quelque campagne. Celui d'un homme eultivé, com- muniquant librement et largement avee les morts et avec ses contemporains, est immense par le nombre des représen- tations solides qu'il possède : représentations fixes, qui ne sont pas destinées à périr avec lui. Le moi participe à la double nature de tout ce qui est. En tant qu'il redescend vers le particulier, qu'il s'applique à la différence et à la lutte, il est haïssable: mais en tant qu'il s'élève vers le général, 555 LA DISSOLUTION. il devient une personne qui peut fonder avec ses semblables des relations sociales. La doctrine de Kant sur le mariage, assez mal fondée quand il s'agit d'un acte où entrent en ligne de compte tant d'éléments étrangers à la vie de l'âme, n'est pas sans valeur quand il s'agit de l'amitié des sages, ou plus généralement de cette force nouvelle que trouve le moi, personne morale, dans la dissolution du moi, individualité. La loi de la matière physique est simple: plus on a, plus on donne. Celle de la vie individuelle, animale ou économique, est toute opposée: plus on a, plus on prend. Mais cela mème est une duperie : car si l’on prend, il faut rendre; et c'est d'autant plus dur qu'on en à moins l'habitude, La nécessité vient à la fin présenter son compte et fait passer à l'individu qui a été sa fin à lui-même un terrible quart d'heure de Rabelais. Trop heureux encore quand on n’a pas à payer d'énormes acomptes avant l'échéance finale. — La loi de la vie morale, au contraire, revient à la première for- mule: ici, comme dans l’ordre mécanique, plus on a, plus on donne, Mais il se trouve que ce n’est point sans com- pensation et que toutes les parties de l'être qui sont capables de cette dissolution reçoivent au delà de ce qu’elles ont donné. Tout ce que l’on appelle facultés supérieures de l'homme est capable de produire cette moisson. Les fruits matériels n’en sont pas sûrs, sans quoi les coquins se feraient hon- nètes gens par coquinerie. Il faut d’abord se risquer, et mème avoir du plaisir à le faire, sans espoir de bénéfice, pour l'amour même de ce qui est en dehors de l'enceinte dont nous partons. C’est cette extériorisation morale, une fois accomplie, qui ouvre de nouveaux horizons. Où la per- sonnalité morale est-elle la plus grande? Chez ceux qui pensent le moins à eux. Paradoxe peut-être, mais surtout vérité d'expérience. La personnalité humaine est à son plus a CONSÉQUENCES DE DROIT. 455 haut degré de développement non seulement chez les grands philanthropes, un Vincent de Paule, un D° Barnardo, mais é chez l’ouvrier qui se dévoue pour des camarades. Si l'on en À cherche des exemples, on trouvera des hommes qui se sont …_ sacrifiés à une idée, à un principe; des artistes, non de ceux qui cherchent le succès, mais de ceux qui ont le respect et l'amour d'un idéal; des savants, qui vivent dans leur idée, s'y absorbent quelquefois jusqu'au ridicule. Or, tout cela, vérité, beauté, justice et charité, nous savons déjà que c’est essentiellement la conscience, dans l’homme, du travail de 3 dissolution eflectué sur la nature, La véritable personnalité morale est done un cerele qui s'ouvre et qui s'élargit par chaque renoncement à la concentration et à l'individualité. Elle part de ce mouvement par lequel l'être, tendant vers | , l’'universel, brise la coque de son existence égoïste et fait rejaillir sur lui-mème, par ce sacrifice, une source de joies F intellectuelles et morales, tandis que l'expérience journalière de la psychologie montre l'individu qui se dessèche et meurt par son effort d'accaparement direct. 151. Contrairement à l’évolution, la dissolution ne ren- contre jamais de limite; elle peut toujours se poursuivre jusqu'à ce que l'univers soit épuisé. Elle offre done à l'es- prit un champ immense, infini peut-être, où ne se ren- contre pas dé contradiction, où chaque progrès, loin d'en- rayer et de rendre finalement impossible le progrès ultérieur — comme dans la vie, la vieillesse et la mort — facilite la marche en avant et s'accorde avec tout ce qui l'a précédé. Dira-t-on que si l'univers est limité, nous mar- 4 chons tout simplement au néant? Mais c’est une équivoque. - Le néant de quoi? Précisément de ce que nous avons tou- jours travaillé à détruire. Le néant est un obstacle quand il est contradiction, c'est-à-dire quand il est l’anéantissement 156 LA DISSOLUTION, de ce à quoi l'agent consacre ses efforts: ainsi le néant final de l'individu, inévitable, condamne l'individualisme, Mais quand il est la disparition de ce qu'on travaille à épuiser, y aboutir est le succès même. Un ouvrier qui polit une verre s'afflige-t-il d'en voir les aspérités tomber à néant ? Et si la glace, une fois montée, est si plane qu'on ne la voit même pas et que la baie qu'elle occupe semble vide, l'ouvrier ne méritera-t-il pas d'être loué de son travail ? Dira-t-on que la disparition de la différence serait un néant absolu ? Mais, dans l’ordre physique, ni la masse, ni l'énergie n'augmentent ou ne diminuent. À la limite, si on nous donne le droit de la considérer, elles seront done encore tout ce qu'elles étaient aujourd'hui. On conçoit un univers où chaque chose ayant trouvé son équilibre et sa place définitive, toute monade, toute conscience serait ab- sorbée dans la contemplation de son état et de la perfection immuable des relations qu'elle soutient avec la totalité de l'univers. On a parfois quelque expérience d’un sentiment de ce genre, momentané, en face de certais aspects partieu- lièrement achevés de l'art ou de la nature, qui donnent l'impression d'un calme absolu; il se formule naturellement dans notre esprit par les mots: « cela est »; cela est comme cela doit être, la perfection de l'existence se confondant avec sa nécessité, et celle-ci avec la pensée même. Un tel univers ne serait plus sans doute un objet de sensation. Mais la sensation est-elle la seule réalité? On peut contester que nous possédions actuellement une pensée pure, dégagée des sens, mais non que les religions et les philosophies en aient conçu la possibilité et l’aient même aflirmée comme la forme la plus parfaite de notre réalisation intellectuelle. Dans l’ordre moral, mème réserve. Si l’individualité aug- mente et diminue, je vois dans l’homme une part de l'être qui n’est pas sujette à ces variations. Une grande œuvre Lu ut. |: débat dut vu“ Été - Nr MER dis. CONSÉQUENCES DE DROIT, 457 objective, impersonnelle, une science par exemple, existe et dure dans l'esprit de plusieurs milliers d'hommes qui oublient, pendant qu'il s’y consacrent, leur existence transi- toire, leur nom, leur âge et leurs soucis de famille. Quelques bourgeois diront qu'ils ne sont plus eux-mèmes à ces moments-la; ils n’oseront pas aller jusqu'à dire qu'ils ne sont plus rien. Le philosophe, au contraire, jugera que leur personnalité morale est à ce moment exaltée au plus haut point, comme l’est celle de l'enthousiaste qui s’oublie pour sauver son pays, celle du mystique qui s’absorbe dans la vision divine et compare avec ravissement l'être auquel il lui semble alors participer à une transparence infinie où tout serait lumière sans aucune ombre*, Poussons jusqu’au bout; supprimons par degrés tout ce qu'il est possible de supprimer par la dissolution: la pensée elle-même ne va pas s’affaiblissant dans ce progrès; comme les constantes . physiques, elle demeure la même dans toutes les transfor- mations. Il n'y a donc pas plus de motif pour qu'elle s'anéantisse à la limite; logiquement, il n'y a point de raison de croire qu’elle n’y demeure pas tout entière. Elle sera, si l'on veut, la pensée pure du Dieu d’Aristote, vais vonziws. Mais l'incapacité actuelle où nous sommes de nous représenter adéquatement un tel état n'est pas suflisant pour le qualifier de néant. Ceux des hommes qui sont arrivés, ne fût-ce que pendant quelques moments, à s’affran- chir de toutes leurs déterminations individuelles, ont accusé toujours une plénitude et une solidité d'existence que les mots usuels traduisent très imparfaitement, mais qui nous prouve au moins que les possibilités de la conscience et du sentiment ne sont pas enfermées dans les représentations ana- lytiques dont nous bigarrons aujourd’hui le temps et l’espace. 1. Sainte Thérèse. [HD] LA DISSOLUTION. IV 152. Au reste, nous n'avons pas à nous inquiéter de savoir comment nous nous trouverons de cette espèce de jugement dernier, si tel est l'état final qui attend l'huma- nité. Les différences ne sont pas près de manquer à notre faculté dissolvante, ni dans l’ordre intellectuel, ni dans l'ordre moral. Ces différences, nous devons ménager cer- taines d’entre elles, en tant qu'elles sont nécessaires à la vie supérieure de l'humanité, et qu'ainsi les détruire d'abord serait travailler contre nous-mêmes. Mais c'est à cet égard seulement qu'elles peuvent être ménagées, car, dans l'en semble, elles sont une pure non valeur, et, de plus, immenses par rapport à nous. L'homme étant un roseau par les forces dont il dispose pour soutenir son individualité, l’est également par celles qu'il peut employer à l'unification de ce qui l’entoure, Il est nécessaire cependant de s'arrêter sur les réserves; elles sont en effet, dans toute formule générale, la partie à laquelle d'ordinaire on accorde le moins d'attention. Il est clair que nous ne pouvons pas, à moins d'un carac- tère exceptionnel ou de circonstances spéciales, nous consa- crer entièrement à la dissolution ; et même dans ce cas, il resterait encore à comparer entre elles les différentes œuvres dissolvantes, et à savoir laquelle préférer. Cette idée fournit donc une orientation générale de la vie, de même qu'un phare aperçu dans le lointain fournit un alignement au navi- gateur qui veut marcher vers le port. Mais autant il serait absurde, et souvent impossible, de mettre le cap en droite ligne sur l'entrée de la rade, sans tenir compte du vent, des courants, de la marée et des écueils, autant il serait absurde el SRPRRRPT OT 7 SO 7 (222 Rire a a: 1 » ‘ LÉ Lt mé ET re Li CONSÉQUENCES DE DROIT. 459 de prendre la direction d'ensemble de la vie pour identique à la direction particulière sur laquelle nous devons cingler à chaque moment. L'homme, la société, sont composés de ten- dances contraires, équilibrées en proportions variables. Cha- eune dépend ainsi non seulement d'elle-même, mais de tout le reste du composé. Telle satisfaction matérielle affaiblit la vie morale, telle autre la favorise, et ce ne sont pas les mêmes dans chaque individu. Le grand paradoxe universel, l'union et la dépendance des forces opposées, qui fait de l'homme une énigme pour qui veut le réduire à l'unité, ne permet pas davantage en morale de lui donner pour but unique et immédiat la satisfaction d’une seule d’entreelles, fût-ce la meilleure. Et tout en admirant à l'extrême les grands sacrifices, les dévouements extraordinaires, en un mot tout ce que la morale juridique, sanitaire ou utilitaire met au rang des fantaisies artistiques ; — tout en aflirmant, au con- traire, la parenté profonde de ces actes avec la morale véri- table, dont ils sont pour ainsi dire le drapeau, — nous avons d'autre part trop fortement reconnu notre dualité pour faire de ces merveilles accidentelles l'ordinaire de la vie et la règle de son développement journalier. Combien il serait commode d'être composé de deux natures simples et séparables, comme le rêvaient certains ascètes, en sorte qu'il suflit d'en détruire une pour que l’autre remontât au ciel de tout son essor ! Mais il n’en est pas ainsi. On ne fait pas l'ange à volonté ; trop heureux quand les tentatives de ce genre ne tournent . pas au déchainement des puissances contraires. Celui-là le savait bien qui a rappelé le plus énergiquement peut-être parmi les philosophes cette « duplicité » du cœur humain, si grande qu'elle peut faire croire à « deux âmes ». C'est par la conquête lente, patiente, douloureuse de la matière organique que l'esprit peut seulement accomplir sa trans- formation, et arriver à l’affranchissement, ee DE PR AT DIN et PE EC Re É f , 1. È Aer + " A . Le mn? mé | ‘ ’ 2] 460 LA DISSOLUTION. Peut-être est-ce une illusion ; mais il me semble que les principes précédents, une fois établis, atténuent et lèvent presque la grande contradiction de la morale matérielle et dela morale formelle, du fait et de l'intention. La nécessité de l'intention correspond à cette direction générale, dont tout l'ensemble du présent travail marque le sens. Elle consiste à se placer au point de vue pur de la dissolution, à attacher fortement son âme à ce qui est universel, à être intérieurement. prèt à mourir sans que se révolte, au dedans de l'âme, l'amour + de notre individualité. La nécessité de la morale matérielle - vient du fait qu'en réalité le monde est constitué de telle | façon que notre pensée pure, objective, universelle, est donnée non pas à l'état libre, mais engagée jusqu'à son moindre détail dans le corps d'un être vivant, tel ou tel, par où seulement cette pensée a prise sur le monde, et peut tra- vailler à le rendre conforme à sa loi. En découvrant dans les transformations des choses une œuvre matérielle, méca- nique même par certains côtés, à laquelle nous sommes «à capables de collaborer, nous comprenons cette croyance uni- verselle que certains actes sont bons en soi, que certains … progrès sont dignes d'approbation quel que soit l’état d'es- prit des êtres qui les ont accomplis. En découvrant d'autre | part que le jugement normatif intérieur prononcé par l'esprit ne s'applique pas directement à ces actes, mais seulement à la supériorité de l'orientation intelligible sur l'orientation évolutive, nous comprenons comment on peut dire qu'il my … a dans le monde qu'une seule chose qui puisse être tenue pour bonne absolument et sans restrictions: la bonne volonté. Nous voyons aussi comment les prescriptions de la raison requièrent la connaissance sensible et l'expérience,et comment la morale pratique ne peut se constituer que par une connaissance suffisante de la psychologie, sans en ètre toutefois un simple prolongement. On peut faire le mal nf Nés Te bd ne lé D hu = RU he ue Ji) ds à à te À. A TMS CONSÉQUENCES DE DROIT. 46! croyant bien faire, et réciproquement. Du moment que le bien est un progrès en un sens donné, et que la complication de la nature ne permet presque jamais d'avancer directe- ment en ce sens, la question de savoir si le biais qu'on a pris est le meilleur, ou même s’il constitue réellement un progrès, devient une question de fait à laquelle peuvent seules répondre les sciences de fait qui analysent l’homme et la société. L'acte d'esprit par lequel on reconnaît l'aligne- ment, comme disent les marins, et par lequel on tend à le suivre, garde toute sa valeur et rend même, par sa seule existence, une sorte de service matériel : car, sur cette mer où les volontés humaines tracent en tout sens leur sillage, l'orientation véritable est souvent ignorée par les navigateurs, quelquefois même repoussée. Plus d’un reçoit du hasard la charge de capitaine qui ne connaît pas la route ou qui labandonne par caprice, En sorte que les pilotes qui la signalent font œuvre pratiquement utile, lors mème qu'ils prennent mal la passe et qu'ils sont mauvais manœuvriers. 153. La nécessité d'accorder ainsi quelque chose à la vie individuelle sur laquelle se greffe la vie morale ne saurait comporter de réglementation a priori. Hors de nous, il est évident que nous devons respecter et développer l'homme, agent le plus actif, et même pratiquement unique, de l’as- similation consciente. Mais ce développement ne doit pas être la mise en service des forces sociales pour l'intérêt de sa vie égoïste, Ce respect, dû à sa personnalité, c'est-à-dire à ce qu'il a de moral et de commun avee ses semblables, ne se communique à son individu matériel que dans la mesure où celui-ci sert, ou tout au moins peut servir la cause du progrès. S'il y est inutile, il n’a pas de droits. S'il y est un obstacle, il sera légitimement sacrifié. Le respect de la personne Aumaine ne peut done être posé que dans les 462 LA DISSOLUTION, limites exactes de la double constitution humaine, et non point comme un absolu, De même, dans l'état actuel des choses, on peut approuver en général l'amour de la famille et celui de la patrie, quand ils ne se manifestent pas par un esprit de rivalité aigre, d'âpre revendication et de conquête, Mais ce sont, comme la plupart des objets de la morale pratique, une matière temporaire, dont les lois normatives doivent changer avec l'état de l'objet régi, et ont effeeti= vement subi déjà les modifications les plus capitales dans la suite des époques historiques. — Il y a encore plus d'élasz ticité dans la morale que chacun doit se tracer à lui- même, Ainsi, la recherche honnête d'un certain degré d'ai: sance, les soins donnés à la santé du corps, aux distractions inoffensives, sont choses bonnes, en tant qu'elles contribuent indirectement, en général, au progrès de la conscience et de la raison. Au contraire, tout ce qui tend à engendrer la médiocrité ou la suflisance, à tromper les besoins supérieurs par une satisfaction à bon marché, apparaît au contraire comme un crime très grave: fausses œuvres d'art, luxe de | pacotille, bavardage décoré du nom de conversation, soi- | disant vie mondaine faite de démarches toutes convention: - nelles, et qui rétrécit les esprits au lieu de les élargir par un contact réel. Mais il est douteux qu'on puisse aller loin dans cette voie. On y est immédiatement arrêté par les exceptions et les espèces. Tout en faisant de la vie la médi- tation de la mort, je ne vois pas que rien empêche l'homme sage d'en jouir dans ses moments agréables, s'il garde le fond de détachement qui préserve le cœur de s'y attacher avec àpreté quand elle le favorise, et de s'emporter de colère ou de désespoir quand elle le blesse. On peut même éprouver que le bonheur est une instrue- tion philosophique bien plus eflicace que la douleur, au moins pour les âmes qui sont déjà quelque peu en voie de renoncer a È | Pied nd dire. à. Sp SRE VAT NT : CONSÉQUEXNCES DE DROIT. 163 à la lutte. En effet, quand l'effort pour vivre est continu, ou du moins fréquent, il ne laisse point de place à la réflexion. On souffre, mais l'on croit souffrir d'un insuceès accidentel, et non pas de la nature même de l'individualité. On s'imagine qu'on serait parfaitement heureux si l'on atteignait un succès plus complet, si l'on obtenait telle place, si l'on venait à bout de tel concurrent, Tout ce qu'on éprouve de pénible devient ainsi un stimulant au combat ; on est pris dans un cerele vi- cieux. Le bonheur matériel, au contraire, est pour un bon esprit une école de moralité bien supérieure. On y sent une sorte de vide et d’insuflisance qui s'explique aisément quand on ne répugne pas à reconnaitre l'individu pour ce qu'il est et qu'on a déjà quelque goût pour les œuvres impersonnelles de l’art ou de la science. Il y a des hommes, en un mot, que la souffrance et la lutte attachent à la vie, que le bien-être et la paix en détachent, Pour-ceux-là, la morale la plus féconde sera donc la moins ascétique. Cet exemple confirme l'impossibilité de redescendre directement, par simple déduction, de la morale théorique à la morale pratique. Si tout ce qui n'est pas convergence n'est recommandable que parce qu'il y sert indirectement, ou n’est tolérable que parce qu'il n'v nuit pas, ce serait toute une œuvre nouvelle à entreprendre, psychologique et expérimentale avant tout, que de déterminer comment chaque caractère peut être amélioré. [ei seulement devient légitime toute cette recherche de causes et d'effets dont les Data of Ethics font le tout de la science morale. Autre chose, disait Fichte, est la légitimité d'une révolution, autre chose, en est la sagesse. Il en est de même des principes de conduite des particuliers. Le succès rend souvent les méchants pires, et la douleur les corrige, à l'inverse de ce que nous disions tout à l'heure des âmes élevées. C’est ainsi qu'un même vent peut mouvoir deux vaisseaux qui se croisent en marchant 164 LA DISSOLUTION, exactement en sens contraire. Avec un seul principe du bien, nous avons autant de systèmes de règles que de degrés et que de formes de perfection ; autant que de combinaisons possibles entre les deux forces qui sont partout en conlit dans la nature humaine, Si donc on accorde qu'il est moral d'agir de telle manière que la maxime de nos actions puisse être érigée en loï universelle, ce n'est pas en entendant par là que n'importe qui devrait faire ce que nous faisons, ce qui serait absurde, mais que n'importe quel être raisonnable, | jugeant suivant sa raison, devrait, dans les circonstances où nous sommes, se décider comme nous nous décidons. 154. Ainsi presque tout le détail de la pratique ést fonction de circonstances données et étrangères à l'idée du bien. Les lois, les mœurs, les récompenses et les châtiments individuels ou collectifs peuvent varier indéfiniment et même s'opposer tout à fait d'un peuple à l'autre, d'un siècle au siècle suivant, à mesure que changent les conditions effec- tives et matérielles où s’incarne la morale. Mais l'esprit général qui la constitue persiste et peut-être même se pré cise avec son développement. C'est pourquoi, tandis que les décalogues et les catéchismes moraux dépendent du temps et du lieu, l'honnète homme et le méchant n’en dé- pendent pas. Un même acte, qualifié crime dans l'Inde, sera peut-être recommandable en Grèce ; mais un coquin de l'an- tiquité serait encore un coquin de nos jours, comme Aris- tide serait toujours juste avec d’autres actes pour manifester sa justice. Cette stabilité des qualités morales peut seule expliquer comment nous jouissons de la littérature la plus ancienne et la plus exotique ; comment l’école classique du xvi® siècle a pu pousser jusqu'a l'absurde le mépris de la couleur locale, et laisser néanmoins des chefs-d'œuvre par la connaissance du « cœur humain », par l'étude des n CONSÉQUENCES DE DROIT. 465 variations qu'y subit la bonne volonté, quelle que soit d’ail- leurs la matière à laquelle elle s'applique. Ceci n'a pas lieu de nous surprendre, d’ailleurs, en remarquant qu'il en est de mème de l'intelligence et du savoir positif, du sens artis- tique et du procédé! Si Aristote ressuscitait aujourd'hui, il aurait peut-être à changer toutes ses opinions scientifiques ; mais la nature de son intelligence n'aurait pas besoin d'être réformée pour tomber d'accord avec celle des natura- ralistes modernes. De même pour la rectitude de la volonté. Pendant que les hommes d'une moralité médiocre et pour ainsi dire légale, qui suivent les règles de leur temps et de leur pays, se trouvent souvent inconciliables entre eux, il s'élève, au-dessus de cette vertu secondaire, une vertu de pre- mier ordre, déjà fortement distinguée par Aristote, moins agissante et plus pensante. On voit s'accorder en elle, comme en un plan supérieur où s'effacent les différences ethniques, tous les êtres qui s'élèvent franchement au-des- sus de la vertu réglementaire d'Athènes ou de Rome pour s'immortaliser en pensée, pour se faire citoyens de l'univers comme le disaient déjà les cyniques, et comme l'ont répété les stoïciens, — Par la perfection de la conduite pratique, on agit en homme total : « Les vertus proprement humaines sont celles du composé complet que nous sommes". » Elles ont besoin de fournitures extérieures, +93 txrès yoonylxs, non seulement pour s'accomplir, mais même pour se définir et se constituer. Elles dépendent du corps et de ce qui s'y rattache. « Pour ètre libéral il faut une certaine fortune ; pour être juste, il faut des relations légales et économiques avec ses semblables ; pour être brave, il faut la force et la santé. La tempérance même a besoin d’aisance, car ce n'est point dominer ses passions que de manquer des moyens de 1. Aristote, Morale à Nicomaque, X, 8. — Didot, 125, 34. Laraxpe., — Za dissolution. 30 166 LA DISSOLUTION. les satisfaire. » Et, de même, nous ne pouvons entreprendre de définir le bien et le mal pratiques pour le pére, le fils, le citoyen, l'électeur, le savant, l'industriel, sans connaître d'abord scientifiquement toutes les données extérieures qui constituent leur situation. Ainsi nous retrouvons dans la morale cette part d'irréduetibilité, d'éléments donnés par la constitution différentielle du monde et par la lutte des par- ties qui le composent ; et là, comme partout, elle est la matière dans laquelle l'universel unique se réalise en se divisant et en s'opposant. — Mais cette division peut aussi être niée et rejetée dans son principe ; alors l'esprit se trouve transporté dans son domaine propre, ‘H 2è +5 veÿ 2eywpuayém ; c'est cette partie pure de la moralité qui con- siste dans la contemplation de la finalité morale, et qui la réalise immédiatement en soi par cette contemplation même, au lieu de peiner pour refouler, de l'extérieur, ses passions ou celles des autres, en travaillant la matière humaine comme le forgeron frappe et lime le fer. La morale pratique est semblable à la médecine courante qui soigne les sym- ptômes, refroidit les fébricitants, donne de la pepsine et de l'acide chlorhydrique aux estomacs paresseux, contient par des bandages et des pansements les parties du corps acci- dentellement lésées ; la morale théorétique serait compa- rable à cette médecine idéale que nous concevons, mais que nous ne savons guère réaliser, par laquelle notre prineipe | vital serait rendu plus vigoureux et plus infaillible, de telle sorte qu'il exerçät complètement et sans erreur la force médicatrice qu'il recèle. Et de même que celui dont la santé intérieure serait parfaite pourrait mépriser toutes les règles d'hygiène ordinaire, faire des excès et n'en être point in- commodé, de même il faut reconnaitre que la donation radi- cale de soi-même à la raison, l'idée fixe du bien pur, une fois acquise comme une lumière dont on ne détournera pas it 2 + Lai lu Or ‘aval. à d fé M #3 tits "à 4 ten nn dt DS re és “2 CONSÉQUENCES DE DROIT. 167 les yeux, donne aussi à celui qui la possède réellement une véritable liberté à l'égard des menues règles que prescrivent les catéchismes religieux ou civiques. Il les respectera sans doute, pour rendre hommage à leur raison d'être, pour s'exercer lui-même au renoncement, pour ne pas affaiblir par le scandale une discipline qui édifie les faibles et con- tient les méchants. Mais il ne leur subordonnera pas sa volonté ; il saura même au besoin s'en affranchir quand la lettre du droit moral se trouvera par hasard contraire à l’es- prit; car, suivant le mot de l'Évangile, le sabbat a été fait pour l’homme et non l'homme pour le sabbat ; c'est pour- quoi le fils de l'Homme est maitre du sabbat même. En cela consiste la part de vérité que contient la doctrine de la direction d'intention: car il est bien évident qu'une pure erreur n'aurait jamais eu la force et le crédit de cette doctrine dangereuse, mais partiellement bien fondée, et qu'il n’est pas légitime de confondre avec l’équivoque et grossière formule: la fin justifie les moyens. On y peut rattacher, parmi les opinions anciennes, le paradoxe stoïcien qui rend le sage impeccable; non qu'il ne puisse commettre les actes matériels qui seraient moralement irréguliers pour des âmes moins hautes; mais parce que, l'esprit toujours plein de l'idéal universel, il n’est point dominé par eux en les accomplissant ; il n’a point en lui cette ardeur et cette âpreté de désir qui est la racine du mal et la révolte essentielle contre la volonté de Jupiter. À cette idée se ramène aussi ee qu'il y à de juste et de profond dans l'excès des mystiques, qui souvent se sont fait accuser de licence, et parfois même y sont réellement tombés, parce qu'ils admettaient en prin- cipe que tout acte de la chair est indifférent, dès l'instant que l’âme est tout entière possédée par l'amour de Dieu. C'est ainsi qu'Amaury de Chartres tombait d'accord avec Zénon : /n caritate constituto peccatum imputari non posse. 468 LA DISSOLUTION, Ces considérations s’écartent sans doute notablement de la pensée d'Aristote. Il faut pourtant avouer que personne n'a mieux opposé que lui le bien pur aux morales acciden- telles qui en sont le reflet, La raison, faculté de l'universel, est la meilleure partie de nous et le plus parfait de tous les objets qui peuvent être pensés par elle-même, Seule, sa fonction peut être continue, car elle est seule l'unité, le repos, le loisir parfait: il y a quelque chose de merveilleux et de surhumain, dit-il, dans la pureté et la fermeté des plaisirs qu'elle donne. Elle réduit au minimum les besoins de l'homme, et par conséquent sa dépendance, Son seul défaut lui est extérieur : elle est impossible à réaliser d'une façon rigoureuse; des deux forces qui constituent la dualité humaine, on n'en peut supprimer une totalement', Encore faudrait-il se demander si l'esprit moderne n'a pas ici dépassé l'esprit grec, et si la sainteté n'a pas touché quel- quefois l'idéal où la philosophie ancienne ne voyait qu'une limite inaccessible, 155. Les philosophes modernes, contrairement au sen- timent commun, et par esprit d'unité, semble-t-il, éten- dent d'ordinaire l'idée d'obligation à la morale entière pour la faire retomber avec plus de force sur les actions qui la comportent. Je ne sens pas bien cette nécessité d'identifier tout le bien et le mal à l’obligatoire et au défendu. Sans doute, tout jugement normatif contient en soi, à quelques égards, un ordre de conduite : le vrai est obligatoire, en tant qu’il est opposé à l'erreur; le beau, en tant qu'il est opposé au laid. Mais ces concepts normatifs, aussi bien que l’idée du juste ou du charitable, ne prennent un caractère d'obligation absolue qu’en tant qu'ils sont considérés par 1. Aristote, Morale à Nicomaque, X, vir. — Didot, 124, 125. CONSÉQUENCES DE DROIT. 169 rapport à quelque autorité différente de nous-mêmes, ca- pable d'imposer ou d'interdire un acte. Pour le théologien, c'est Dieu. Pour l’homme du monde, c’est l'opinion. Pour le sociologue, c'est l'État. Et de là vient que, revenant sur la matière même de la morale au nom du pouvoir qui en appuie l'exécution, et lui confère son caractère impératif, Crusius la fait consister tout entière dans l’obéissance aux volontés de Dieu, y introduisant ainsi des préceptes pure- ment religieux ou même rituels; tout de mème que plu- sieurs sociologues modernes, de leur côté, n’y voyant que la trace laissée dans nos esprits par les preseriptions légales, y englobent par une démarche analogue tout ce que la loi, la police ou l'usage ordonnent et défendent aux citoyens. On se trouve alors jeté dans le dilemme des actions admi- rables. Sont-elles morales ? Il faut qu'elles soient obligatoires, et c’est absurde. Échappent-elles à l'obligation? On se trouve obligé de leur refuser, contrairement à l’analogie et à l'opinion universelle, ce caractère même de moralité qui fait leur grandeur. En soi, toute la distinetion du bien et du mal, de la conduite raisonnable et de la conduite dérai- sonnable peut donc s'établir comme nous l'avons fait sans en appeler à aucune espèce d'obligation. Mais ces concepts formés, les relations des êtres pensants et voulant leur con- fèrent ce caractère. Dieu, soit qu'il ait parlé lui-même, soit que les plus grands hommes des temps primitifs aient pris la parole en son nom; nos semblables, quand les sociétés ont commencé à se gouverner elles-mêmes; nous-mêmes, enfin, par analogie, posant dans notre propre pensée cette législa- tion idéale à qui les autres peuvent faire appel, législation qui emprunte sa force de commandement à notre volonté et à limitation de la loi positive, sa matière à l'intuition pure du bien et du mal que nous fournit la conscience réfléchie. De là vient que nous étendons le domaine de la moralité bien au 740 LA DISSOLUTION, delà de l'obligation, et que nous considérons comme bonnes un nombre infini d'actions dont nous pourrions nous abs- tenir sans crime ni faute. Sans cette latitude, il n'y a pas un moment de la vie qui soit innocent, car les meilleurs des hommes concoivent sans-cesse en eux-mêmes quelque chose de plus parfait encore, de plus charitable, de plus dévoué que ce qu'ils font. Le péché d'omission serait done incessant, Il y a des âmes que ce scrupule tyrannise. vient peut-être d'un malentendu. Si a proposition: le bien est obligatoire, est vraiment synthétique, et d'une synthèse que l'esprit n'impose pas nécessairement, rien n'empêche de limiter ce caractère à quelque espèce de bien seulement, et de se le définir à soi-même en termes plus ou moins larges suivant le degré de force et de perfection morale dont on est capable. 156. Transportons enfin à l’ordre social ce que nous avons d’abord considéré pour plus de simplicité dans l’ordre individuel; nous voyons que ces principes normatifs y peuvent éclairer certaines questions. En premier lieu la nature du lien social, au point de vue du droit. Par une singulière contradiction des termes dont nous avons expliqué déja l'origine et la signification, ce qu’on nomme éindividualisme en matière politique est pré- cisément ce qui résulte de l'opposition la plus complète à Papothéose de l’individualité dans l'ordre moral [144]. Cet individualisme en effet, qu'on devrait presque appeler Auma- nisme, n’est pas une apologie générale de l'individualité, mais la revendication, en face de l’État, des droits appartenant à la personne humaine, effective ou possible, constituée par chaque citoyen. Or ces droits, qui sont ceux mêmes de la supériorité morale réalisée ou réalisable, sont la seule fin respectable qui réclame notre approbation. L'État n’est pas U Ft l'OS ee TT CONSÉQUENCES DE DROIT. s71 un organisme, il n’en devient pas un; et comme il a dépassé le stade d'organisation où il présentait au plus haut degré ce caractère, sans pourtant avoir réalisé en lui une person- nalité morale supérieure à celle des individus humains, c'est à ceux-ci seulement qu'est dû le respect que réclament la conscience et la raison. Il n’est donc pas une fin en soi, mais un moyen de réaliser l'accord et l'union des volontés; bon quand il y contribue, mauvais quand il produit des opposi- tions et des luttes. C'est pourquoi l'homme doit être prêt d'ordinaire à le défendre, mais au besoin à le renverser. La plaisanterie d'Henri Monnier est au fond l'expression la plus juste des droits du citoyen. Quand le gouvernement viole les droits de la nation, l'insurrection est pour le peuple et pour chaque partie du peuple le plus impreseriptible des droits et le plus sacré des devoirs. Il n’en saurait être ainsi, dans le cas où les hommes et les corporationssociales ne seraient que des organes et des cellules. Que souvent la né- cessité de la vie les rende tels, on ne peut le contester. Menenius Agrippa a raison dans cette mesure. Mais que tel soit l'idéal normatif, toute la morale proteste contre celte interprétation. Il en résulte aussi qu'à l'égard des citoyens la meilleure organisation sera la moins absorbante; entendons par ce mot, avant tout, celle qui comportera la spécialisation in- tellectuelle et économique la moins rigide et surtout la moins pénétrante. La division du travail, qui est une néces- sité, n'est un progrès qu'en saisissant une partie de plus en plus restreinte de l’homme, en devenant à la fois de plus en plus mobile et de plus en plus circonserite [95]. Cela n’em- pèche pas une stricte discipline ; tout au contraire. L'homme n'est jamais plus libre que lorsqu'il a des obligations rigou- reuses, très limitées, et nettement définies. C’est l'arbitraire qui rend l’autorité intolérable. L'auteur de Looking Back- 472 LA DISSOLUTION. ward donné un type impraticable peut-être, mais morale- ment juste, de ce genre d'améliorations, en supposant toutes les fonctions nécessaires à la vie remplies par une conscription sociale remplaçant la circonscription militaire ; tous les individus de vingt à vingt-trois ans seraient chargés des travaux généraux qui n'exigent que peu ou point d'apprentissage. À vingt-trois ans, ils se spécialisent, mais gardent le droit, sous certaines condi- tions, de changer leur spécialité jusqu'à trente-cinq ans; Enfin, à quarante-cinq ans, ils obtiennent leur libération qui n'est pas une retraite, mais plutôt le commencement de la vie vraiment libre, — en fait, celle que rèvent presque teus les hommes dès à présent: « Le travail que chaque in- dividu doit à la nation est une simple corvée... ; la retraite est l’époque de notre majorité réelle, où affranchis de con- trôle et de discipline, nous trouvons en nous-mêmes la di- rection et la récompense de notre vie, » Nous ne voyons donc aucune objection d'ordre moral à concevoir un État où tout le monde serait fonctionnaire, comme tout le monde est aujourd'hui soldat; mais avec la réserve expresse que ce fonctionnarisme serait une dépen- dance de moins en moins étroite pour l'homme lui-même, et qu'il serait corrélatif d'une séparation de plus en plus com- plète entre l'homme et la fonction. C’est d’ailleurs, comme nous l’avons fait voir, le sens dans lequel se transforment actuellement toutes les professions existantes. S'il se trouve des rôles sociaux qui ne comportent pas cette dissociation, comme celui de prêtre, de musicien, de poëte, ils échap- peront naturellement à la loi, et les hommes qui s’en jugeront capables s'y consacreront, par inspiration et par goût, en dehors de leur tâche sociale. — 11 résulte éga- 1. Edw. Bellamy, Looking backward, ch. xvir. CONSÉQUENCES DE DROIT. 473 lement de là que si l'on donne une autonomie, une indi- vidualité de plus en plus grande à des corps sociaux parti- culiers, comme à une association ouvrière, une compagnie de transports, voire même à l’ensemble de la magistrature ou à celui du corps enseignant, cette évolution sera peut-être avantageuse à la vie organique, et comme telle, nécessaire à réaliser; mais elle sera un danger moral grave pour les personnes, en tendant à les faire retomber sous le régime spécialiste des castes et des corporations. Une telle consti- tution, quand les besoins pratiques en montrent l'utilité, appellent done moralement un corrélatif et un correctif, de même que physiquement les transformations évolutives appellent une transformation directe qui leur fasse au moins contrepoids. Sans cette compensation, l'évolution matérielle serait impossible, et l’évolution sociale, mauvaise, L'amé- Jioration corrélative, dans ce eas, pourrait ètre, d'une part une mobilité plus grande accordée aux hommes, un ensemble de facilités aussi larges que possible pour passer de l’un à l’autre de ces groupes organiques; d'autre part, une dépen- dance de moins en moins étroite, au point de vue notamment du nombre d'heures de travail, qui leur permette de réparer les méfaits de la spécialisation, soit par une vie sociale abondante et par des communications continuelles avec les hommes qui ne sont pas membres des mêmes groupes qu'eux, soit par une culture personnelle, par l'exercice de quelque art ou de quelque science, ce qui provient en dé- finitive d'un besoin analogue. Nous avons déja fait voir la parenté de la vie mondaine actuelle, toute faible et ridicule qu'elle soit, avec les formes supérieures de la pensée lo- gique, esthétique et morale. Plus claire et plus consciente de son vrai sens, elle peut devenir-un puissant agent de progrès; peut-être mème pourrait-elle, en s’élargissant, mettre pour ainsi dire à la mode le grand art et les préoccu- 17% LA DISSOLUTION, pations morales, et devenir ainsi la forme par excellence de l'assimilation, Cet aimable esprit s'est trouvé parfois réalisé dans quelques cercles intelligents. Sans accorder une valeur trop démonstrative à certains symptômes con- temporains, il ne serait peut-être pas impossible d'y voir l'indication d'un mouvement possible dans ce sens. 157. Mais si le principe de la dissolution nous interdit d'accorder à l'État le droit de traiter le citoyen comme un moyen, et d'en faire un rouage de la machine sociale, ne nous forcera-t-il pas, d'autre part, à lui reconnaitre une puissance sans limites pour le contraindre à faire le bien, c'est-à-dire à s'assimiler et à dissoudre ses différences : individuelles ? En théorie, s'il existait un être intelligent capable d'im- poser aux hommes, de l'extérieur, l'égalité, la ressemblance et la fusion universelles, rien ne saurait prévaloir contre son droit de réalisér cet idéal. Car nous ne pouvons recon- naître de droit à l'individu que dans la mesure où il est une personne morale, et par conséquent dans la mesure où sa volonté serait déja, par hypothèse, d'accord avec celle de ce dieu. Mais cette condition n’est jamais réalisée; elle est même contradictoire dans son principe; car toute action produit une réaction ; toute contrainte exercée sur l'individu ne fait qu'affermir en lui la négation de ce qui l'opprime. La persécution, loin de ramener les dissidents, les enfonce davantage dans leur schisme. Les efforts que l’on peut faire pour assimiler d'autorité une province récalcitrante, un pays conquis, ont pour résultat presque infaillible de les rendre plus séparatistes. Lors même que l'extérieur est en apparence unifié, des différences profondes couvent sous la surface. La lutte et la diversité sont termes corrélatifs, comme la conscience et l’uniformité. CONSÉQUENCES DE DROIT. 475 Cet effet malheureux des lois coercitives, obscurément aperçu, est précisément ce qui conduit quelques sociolo- gues à s'inscrire en faux contre l'idéal de l'uniformité, lors même qu'ils le reconnaissent implicitement, à d'autres égards. M. Novicow, qui parle si bien de l'amour et de l'identité vers laquelle il tend", présente cependant ailleurs la diversité comme un idéal : « Les souverains de l’ancien ré- gime, dit-il, avaient pour devise: une foi, une loi, une langue. Triste rêve! Un homme d'État devrait désirer justement le contraire. En effet, si chaque individu se com- posait une religion particulière, la société arriverait au point culminant de la puissance mentale, Sortie de la trame la plus intime de son être, une religion serait individuelle, donc vivante. Dès qu'un homme adopte machinalement les idées d'un autre, il réduit le travail de son cerveau à un minimum. Vouloir imposer une religion à des millions d'hommes, c'est se contenter de leur part d'un formalisme hypocrite et purement extérieur”, » Mais qui done parle d'imposer ? Qui done parle d'adoption machinale? Voilà jus- tement l'association d'idées et la confusion qui font dévier le jugement de tant de philosophes, et qui leur font prendre la vie pour la mort. Evidemment toute contrainte, tout despotisme, toute dra- gonnade aura pour effet de tuer l'unanimité réelle des cœurs en leur imposant violemment l'uniformité des symboles. Mais ce n'est là ni ce que notre doctrine demande, ni ce que montre la marche des nations modernes. Spontanément, elles forment des idées et des croyances qui se trouvent converger peu à peu et presque sans préméditation. Aucune d'elles ne jure sur les paroles d’une autre; et c'est précisé- ment parce que les fois, les lois, les langues vivent dans 1. Novicow, Les luttes entre les sociétés, livre Il, chap. VI. 2. 1bid., 328. 176 LA DISSOLUTION, leurs âmes avec une liberté absolue, dégagée de tant de formulaires où l'autorité les enfermait, qu'on peut espérer les voir un jour s'épanouir, à l'abri des persécutions, dans une universalité véritable, désirée par ceux qui y participeront, et lentement réalisée par leur avancement. Que chaque in- dividu se compose une religion particulière, c'est justement ce qu'il faut pour qu'ils se trouvent en définitive et sérieu- sement d'accord les uns avec les autres. La liberté sera donc le seul moyen eflicace qui puisse conduire les hommes à une véritable union, parce que l'autorité seule de la pensée peut la fonder. Relativement à l'État, le caractère bon et souhaitable de la ressemblance exige que le gouvernement facilite de toutes manières les moyens intellectuels qui servent au rapprochement des citoyens ; mais il réclame en même temps la plus grande diminution possible des croyances d'État, des dogmes imposés, de toute la fausse ressemblance due à des moyens coercitifs et qui accentue la diversité réelle des hommes sous l'aspect extérieur d'une formule identique, où la volonté intérieure ne s'exprime pas librement. 158. Mais, dans l’œuvre même de la dissolution, la na- ture des choses ne permet pas plus aux États qu'aux sim- ples particuliers une marche directe vers le but à atteindre. Pour eux, comme pour l'individu, et même en tant qu'in- dividus, la vie organique est la condition nécessaire de la vie morale, et celui-là fait un mauvais calcul qui veut se jeter brusquement et d’un coup à l’un des extrèmes, sans tenir compte de ce qui est. Il y a un ascétisme social comme un ascétisme individuel, dont l’erreur consiste à nier l'his- toire dans un cas, comme l’histoire naturelle est miée dans l'autre ; et qui manque également son but par cette furie intellectuelle qui refuse d'admettre dans les choses les con- — + PV De + « CONSÉQUEXNCES DE DROIT, #77 ditions réellement données. Que les nations les plus eivi- lisées se suicident, par excès de dissolutionnisme, ne sera- ce pas une grande perte pour l’œuvre même de la dissolution à la surface de la terre ? Tout esprit de renoncement à l'in- dividualité est bon, tout renoncement immédiat à la vie ne l'est pas. Cet ascétisme social ne consiste pas seulement dans le nihilisme ou l'anarchie, dont le caractère mystique est très visible, Ces doctrines tirent simplement, avec une étroitesse d’esprit et une logique effrayantes, les conséquences enfan- tines d’une grande vérité morale qu'elles saisissent forte- ment : l'opposition à la vie organique. Mais elles en coupent toutes les racines et toutes les connexions réelles pour la considérer comme un absolu. Leur exaltation, fouettée par les douleurs qu'engendrent l'inégalité, la lutte pour la vie, l'âpreté de la concurrence, tout le jeu féroce de l'organisme social, en arrive à cet amour enthousiaste de la destruction et de la mort, où les plus nobles aspirations de l'esprit de- viennent difficiles à distinguer des satisfactions égoïstes d'un moi surexcité. Là n'est pas le danger le plus menaçant : car, d'une part, les gouvernements qu'il épouvante y veillent avec une excessive sévérité ; et, de l'autre, un pareil état d'esprit ne peut guère être que celui d'une très petite mino- rité. Mais l’ascétisme social n’est pas seulement dans ces explosions ; il est bien davantage dans toutes les mesures, sou- vent inoffensives et même excellentes d'aspect, par lesquelles une société tend à être assimilée et intellectualisée d'une facon trop générale, ou trop rapide pour sa constitution et son état réel. Elle est alors parmi les peuples comme un homme qui se sacrifierait à un travail intellectuel sans relâche, ne prenant ni plaisir ni repos et mourant à la peine. On ignore communément, et quelquefois même on nie le rap- port inverse de la vie et de la pensée ; on néglige alors dans 478 LA DISSOLUTION, la politique la loi par laquelle ce qui excite la vie intellee- tuelle, artistique, ou même la vertu spéculative dans la masse d’un peuple est un épuisement de sa vitalité, Une diffusion excessive de l'instruction brûle les réserves de l'avenir, la matière dont se serait faite plus tard une assi- milation moins superficielle, moins hâtive et plus stable. Renan, fort ennemi de la dissolution, au moins en théo- rie, et par conséquent fort clairvoyant sur ses excès, a plus d’une fois remarqué combien le régime féodal ou patriarcal mettait de forces en réserve pour l'avenir, Au contraire, le fait de décomposer brusquement l'organisme, d'éclairer tous les hommes, de les appeler le’ plus univer- sellement et le plus vite possible aux joies destructives de l'esprit, tout cela brûle le pays qui se force ainsi à une cul- ture intellectuelle intensive. Elle amène l'épuisement ma- tériel des corps, l'augmentation des infrmités, la diminution des naissances, le découragement des hommes qui se jugent au-dessus de leur situation, et souvent qui le sont en effet. Je n'ai pas besoin de parler de la licence quasi-sénile et de la désorientation morale qui accompagnent souvent cet état, et l’aggravent. -Il n’est pas toutefois sans compensation ; car outre les œuvres d'art ou de science qui peuvent naître directement de cette ruine, il peut arriver que la nation qui meurt ainsi exerce en même temps, par son influence directe ou son exemple, une forte action dissolvante sur les nations qui l’environnent et que leur vigueur ou leur barbarie mettent à l'abri d’un danger semblable. Dans ce cas, sa mort n’est pas stérile, sa dissolution doit être admirée, sinon souhaitée, comme on admire dans l'individu les modèles héroïques de l'ascétisme individuel, qui nous montrent de quoi la nature humaine est capable. En ce sens, on peut avec vérité com- parer une ville ou une race à un foyer lumineux, quand elle se consume, sans réparer ses pertes, au profit de l'humanité. "2 CONSÉQUENCES DE DROIT. 479 159. 11 peut sembler étrange d’être ainsi amené à rap- procher des ascètes les hommes du xvin® siècle et leurs successeurs, qui n'avaient certainement aucune tendresse pour ce genre de philosophie et qui, dans la théorie, tenaient bien plutôt pour l'excellence de la nature que pour le péché originel. Mais ce qui choque quand il s’agit de l’homme n'apparaît plus le même dans la société, qu'on voit d'un autre point de vue. Et surtout, il faut se souvenir que les idées philosophiques des hommes sont loin de s'associer réguliè- rement comme elles le feraient dans une intelligence pure, aux sentiments qui leur sont vraiment apparentés, ou même aux autres idées qui soutiennent avec elles un rapport réel de dépendance logique. Les monistes de l'Encyclopédie, de l’école évolutionniste contemporaine, qui défigurent tel- lement la nature humaine par la représentation fausse et simpliste qu'ils en donnent, sont peut-être aussi ceux qui ont le plus énergiquement travaillé à l'œuvre qu'ils nient, par leur ferme croyance à la réalisation de l'idéal. Je crois qu'on l’a déjà remarqué à propos de Diderot. D'Alembert, dans la préface de l'Encyclopédie, dément sans cesse l'em- pirisme extérieur de ses formules par un chaud rationalisme qui les anime et qui lui fait invoquer, au commencement des sciences « un instinct supérieur à la raison même ». Bien des écrivains modernes qui font sonner haut leur athéisme et leur matérialisme ont fait plus, sans le savoir, pour l'affranchissement de cette partie divine qui se trouve dans l'âme humaine que n'a fait le spiritualiste Victor Cousin. Hæckel, avec l’intempérance de langage qu'il aime, écrit quelque part que vainement on la taxe de matérialisme ; le vrai matérialisme, celui dont on peut accuser les hommes comme d'un crime, est « dans le palais des princes de l'Église », dans l’histoire « honteuse » des orthodoxes de toutes les religions. Il y a sans doute de la sincérité, et 480 LA DISSOLUTION, peut-être un filon de vérité dans ces grosses injures, La bassesse de sentiment qui meut beaucoup de disciples, am- bitieux abrités sous des formules évolutionnistes, à l'affût du pouvoir ou de l'argent, ne doit pas être plus imputée aux maîtres de l'école que les massacres de septembre à J.-J. Rousseau. Chez eux, la révolte contre la tradition spi- ritualiste et contre la religion part de l'indignation mélée de crainte qui soulevait déjà Lucrèce contre les dieux. Il est aisé d'être juste pour ces grandes doctrines quand on a véeu dans un milieu intelligent et libéral, quand on n'a pas souf- fert des crimes commis en leur nom, des abus par lesquels leurs défenseurs ont souvent tourmenté les hommes qui portaient véritablement en eux l'amour et l'espoir d'un salut pour l'humanité. Il est douloureux pour ceux-là de se trouver garottés par une tradition que leurs adversaires imposent mécaniquement, sans la comprendre, et avec d'autant plus de rigidité. IT faut avoir senti soit-même le poids de certains préjugés et le mal qu'ils peuvent faire quand l'esprit ne les anime plus intérieurement, pour apprécier le service que rendent aux hommes ceux qui soutiennent même une erreur avec la passion de la vérité. D'ailleurs, quel est le grand ressort du monisme ? Outre l'affranchissement qu'il offre à de telles âmes par sa partie destructive, il puise évidemment sa force dans une aspiration vigoureuse à l'unité de la raison. En affirmant que le monde est aujourd'hui sans mystère, en construisant des concepts qui semblent permettre de le tenir tout entier sous l'œil de l'esprit, il donne certainement cours à bien des erreurs, et quelques-unes fort dangereuses, — plus dangereuses même que les erreurs contraires, si elles passaient à leur tour à l'état de dogmes incompris et imposés par l'autorité ; — mais il exalte la confiance de l'esprit dans son travail, et dans l'idéal d'identité intelligible qui l'attire. Il en est de f k S = , L \4 D GONSÉQUENCES DE DROIT. TT S même des physiologistes qui, sous l'impulsion d'ailleurs très légitime de l'esprit scientifique, en arrivent à nier que dès à présent, le mot d'individu désigne rien de réel. Aussitôt que le moniste parle de l'avenir et non du passé, il est in- attaquable ‘, Leur idéal, qui en définitive est le nôtre, peut- il être intégralement réalisé ? La chose est discutable. Mais peu importe. L'essentiel est qu'on ne se décourage pas, et qu'on n'y renonce pas, car ce serait indubitablement un mal. 11 n'est même pas bien sûr qu'on ne puisse jamais comprendre logiquement toute la nature, ni faire vivre les hommes d'une façon raisonnable ; car, nous l'avons déjà fait remarquer, ce qui est l'obstacle essentiel à l'intelligibilité va sans cesse s'atténuant ; il peut être négligeable dans bien des cas, en attendant qu'à la Hmite il devienne véritable- ment nul. Et même dans l'hypothèse d'une irréductibilité foncière du monde connu et des caractères humains qui nous entourent, il resterait toujours incontestable qu'il y a encore . beaucoup à gagner dans les régions accessibles à la science positive et à l'amélioration de la conduite, toutes choses désirables, et qui méritent évidemment qu'on y tienne. 160. Cette honorable contradiction explique eomment le mouvement tout entier du xvim” siècle, quoique moniste, aboutit à la Révolution française qui paraît bien avoir été jusqu'à présent l'acte historique le plus marquant de la dis- solution organique et de l'assimilation sociale, Tocqueville a remarqué avec profondeur qu'elle est la première des ré- volutions politiques qui ait eu les formes d'une révolution religieuse : cosmopolitisme et prosélvtisme. Préparée en 1. Par exemple : « Whoever has at heart the interests of genuine monism, and would see the intellectual world united, will joyfully welcome every altempt to close up the gaps in the realm of opinion, and to facilite mutual understanding ». Eucken, Philosophical Terminology ; Monist, July 1896. Laraxpe. — La dissolution. 31 482 LA DISSOLUTION, effet par, la littérature, l'art, la philosophie, la discussion théorique — quelques-uns disent même par des sociétés secrètes d'un caractère plus où moins mystique — elle a été à beaucoup d'égards une œuvre de pensée réfléchie, On peut dire que la déclaration des droits de l'homme n'est que le résumé des besoins moyens ressentis par l'homme d'alors, comme l'a justement remarqué M. Janet ; on peut montrer, article par article, qu'elle consiste surtout dans une protestation contre les abus dénoncés par les cahiers : il est certain, du moins, que l'idée de mettre au début d'une constitution civile et politique ce tableau d'axiomes à priori constitue la preuve d'une orientation des idées singulière- ment rationaliste et logique. Cet esprit est très bien rendu par le choix véritablement philosophique des trois termes : liberté, égalité et fraternité. Cette formule peut sembler quelconque si on l’envisage en bloc ; et cela, pour nous sur- tout, à qui l'usage l’a rendu trop familière. Mais elle prend une signification très précise si on la considère comme re- présentant les termes successifs par lesquels s'opère norma: lement la dissolution dans les rapports sociaux des hommes. Elle est en cela bien supérieure à la formule un peu vague des positivistes : ordre et progrès. Étant donné la nature complexe des âmes et des peuples, le but dernier de la morale, qui est assurément la fraternité universelle, ne peut pas être réalisé directement. Tout le dificile de l'œuvre sociale est donc de découvrir et de parcourir bien les étapes qui y conduisent. Or, la première de toutes est d'atteindre la liberté. Maïs on n’est jamais libre, moralement, que par rapport à quelque chose qui a entravé ou peut entraver l'autonomie du sujet. La liberté est un affranchissement. De quoi faut-il donc s'affranchir ? | De la nature; en entendant par là [126] cette force pri- ’ CONSÉQUENCES DE DROIT. 583 mitive et inférieure qui pousse la vie à la lutte et à l'indi- viduation. En soi, il faut vivre conformément à la raison, devenir accessible à des motifs, et non plus seulement à des impulsions et des mobiles; substituer, en un mot, la maxime universellement valable à la maxime temporaire et indivi- duelle [79]. Ce principe, quoi qu'il puisse sembler d'abord, n'est pas fort éloigné du sens communément donné à la liberté politique. On peut même dire qu'il en est seulement l'expression très générale et abstraite. Elle aussi consiste dans un affranchissement à l'égard de la nature : eur c'est la nature, la vie, l'évolution, qui tissent autour de chaque indi- vidu, d’une façon toute physiologique et toute spontanée, ce filet d'obligations et de charges qui sont les droits de la famille, de la ville, de la province, de la spécialisation des castes, et mème de l'hérédité, réalisée historiquement dans la noblesse et la royauté [97]. Secouer tout cela, comme nous l'avons montré plus haut, est secouer le joug de la nature mème, détruire par une démarche propre à la raison et à lintelleet humains l'œuvre de la différenciation, de l'inté- gration et de l'hérédité [129. De même done que l'homme est moralement libre en sa propre personne par l'ordre intel- ligible et universel, non par l'organisation de ses fonctions corporelles ou de ses goûts, de mème le citoyen est libre dans la mesure où il peut être soulagé du poids que fait peser sur lui l’organisation physiologique de l'État, dans la mesure par conséquent où il peut jouir des droits universels de l'homme, personne morale, en tant qu'opposés à ces obli- gations historiques du Francais, de l'Anglais et du Russe. C’est bien là qu'est le nœud du problème. Joseph de Muistre, étant donné son opinion, y voyait juste en condamnant l'idée d'homme. I faut donc réformer la nature de l'homme avant d'en faire une pierre de la société raisonnable. Il ne peut y avoir 584 êtres dont l'esprit est déjà libre intérieurement, et sp de se décider par la considération du bien et du mal, non par la poussée des passions. Remarquez que dans toutes les L institutions égalitaires, le suffrage universel, par exemple, on est toujours obligé de postuler cette propriété, lors même que l'expérience proteste qu'elle est encore loin d'être réa= lisée. Rien au monde n’est plus inégal que le royaume des ani maux et re asqitre parce que rien au monde n'est moins | pour fi vie ne sert qu'a masquer cette lutte et à donner un aspect moins repoussant pour la sensibilité aux « formel modernes du cannibalisme ». Si cet ordre n'est pas suivi, les sr pe les meilleurs et les plus justes en soi ne pro. LE duisent qu'un effroyable désordre. Si l'appel à à l'égalité me coïncide avec un état organique encore dans la plupart de ses parties, et chez des êtres habitués à l'organisation, il ne fera que porter au plus haut point la tension, la concur= rence, la corruption et l'intrigue, en ouvrant au désir vivace Ü de la différence individuelle un champ d'ambition centuplé. + Si tous les moyens de satisfaire ce désir étaient détruits du 54 même coup, peut-être tarirait-il faute de savoir où se prendre: mais s'il en reste un seul, l'accumulation pos- sible de la fortune pécuniaire, par exemple, ou le pouvoir gouvernemental, il se lancera dans cette carrière à bride abattue. L'aspiration à l'égalité n'apparaîtra pas pour ce ARBRE qu'elle devrait être, l’acheminement à la fraternité, mais comme une revanche du vaincu d'hier sur son RTE un renversement qui conservera le maitre et l’esclave, mais en les forçant à permuter leur rôle. Et comme le premier moteur de tout ce bouleversement sera précisément une F force dissolvante, il y aura opposition entre le but des ins- titutions et les mœurs, entre le principe et l’action. D'où le D. CONSÉQUENCES DE DROIT. 485 désarroi intellectuel, le renversement des positions pre- _mières elles-mêmes, la proclamation du progrès par la lutte des classes, cette formule inacceptable et primitive dont la philosophie évolutionniste est responsable, et la justification de la jouissance individuelle pour règle de conduite. 161. Pour être égaux, il faut done d'abord ètre libres; cela est vrai des rapports de l'homme et de la femme comme de l’ouvrier et du patron. Les seules mesures qui favorisent réellement l'égalité sont celles qui atténuent la lutte pour la vie, soit en diminuant les occasions de conflit, soit en persuadant aux hommes de vivre avec moins d'âpreté. Cette dernière méthode relève pour une part de l'exemple et de l'enseignement moral, mais la loi n'est pas cependant impuissante à cet égard ; car, d’une part, elle domine l'édu- cation, et, de l’autre, elle modifie beaucoup le type commun de la conduite légitime (dont elle dérive d'abord), par les exemples et les formules auxquelles elle attache son autorité obligatoire. On peut se demander, à ce point de vue, si l'institution grecque du tirage au sort des fonctions, parmi les citoyens qui remplissent un minimum de conditions né- cessaires, ne serait pas, dans une cité d'hommes vraiment libres, une procédure très supérieure aux compétitions, même purement intellectuelles, et au principe, un peu illu- soire dans son application, par lequel la première place est censée donnée au plus digne. Le concours, depuis les mo- destes « compositions » des écoliers jusqu'aux agrégations de droit ou de médecine, est toujours la lutte pour la vie. L'examen, au contraire, qui ne comporte point de classement ni de limitation mais dont la liste admet autant de places qu'il y a de candidats capables, est véritablement un pro- cédé humain et intellectuel. La nature ne le connaît pas. Elle est un concours permanent. 31 486 " LA DISSOLUTION, Enfin de l'égalité ainsi comprise résulte la fraternité, qui est avant tout la ressemblance. Les naturalistes, pour dé- finir cette dernière, n'ont jamais trouvé mieux que la célèbre formule : « Les individus nés de parents communs, et ceux qui leur ressemblent autant qu'ils se ressemblent entre eux. » Si le mot fraternité, dans le langage courant, im- plique aussi les idées de charité et d'amour, c'est qu'il n'y a d'amour véritable que du mème au même. De l'autre à l’autre nait simplement le besoin ou le désir, ressort phy=. siologique mal pris par Helvétius pour le ressort moral de la vie supérieure. La solidarité organique ne produit pas la fraternité. Le mutualisme physiologique ou économique, né de la différence, et possible par la différence seule, peut créer des liens, mais jamais une véritable unité ; chacun y cherche à tirer le meilleur parti possible des services qu'il rend. C’est tout au plus une exploitation réciproque et avantageuse. Ce n’est pas la un amour réel, à plus forte raison un amour digne d'admiration, de sympathie et de respect. Au contraire, entre des égaux, et par le fait de leur éga- lité, devient possible ce sentiment plus qu'humain — je répète à dessein l'expression d’Aristote — qui permet à l'être de découvrir dans son semblable un autre lui-même, qui l’affranchit de l’individualité en lui faisant voir, par moments, que deux individus peuvent se rapprocher et presque se confondre : « Eadem velle atque eadem nolle, ea: demum firma amicitia est. » Mais l'antiquité ne concevait ce sentiment comme possible qu'entre quelques sages. L'esprit chrétien et moderne l’a magnifiquement étendu à tous les hommes. Il a conçu pour eux tous, en effet, la possibilité de s'affranchir du poids mort qui constitue l'héritage du passé, de devenir ainsi des êtres libres, et, par là, des êtres égaux. L'existence, en l’homme, d’un principe qui dépasse Lun : le CONSÉQUENCES DE DROIT. - 487 la nature et qui la réforme, rend possible l'apaisement de la lutte, par la dissolution du principe contraire, et la sub- stitution à la solidarité physiologique de la convergence morale qui réunit les hommes sans les déformer et les atro- phier. Nous tenons ainsi, dans sa racine, le principe de ce sentiment « exquis et puissant », qui fait suivant l'obser- vation profonde d’un sociologue contemporain « la douceur même de la vie sociale, son charme et sa magie propres, le seul contrepoids à tous ses inconvénients » ; à des inconvé- nients tels, que si cet unique avantage avait cessé un jour de se montrer dans la société, « elle fut tombée aussitôt en poussière, » 162. Par là, nous pouvons aussi répondre à une autre ma- nière de poser la question morale que nous n'avons pas trouvée sur notre chemin. Les hommes veulent être heu- reux. Ils se lèvent tous les matins pour aller, chacun à leur manière, à la chasse du bonheur. Où le trouveront-ils ? Dans quelle route est-il raisonnable de le chercher ? Cette manière toute simple et sentimentale de poser la question normative est à coup sûr la plus répandue. Elle est aussi celle qui donne à la morale la sanction la plus immédiate. — Elle com- porte une critique, et pourtant une réponse. La critique est que notre bonheur dépend de circonstances extérieures, tant que nous ne sommes pas parfaits ; et les meilleurs des hommes sont très loin de l’être. La béatitude dans le tau- reau de Phalaris est du même ordre idéal que l’intelligibilité parfaite du monde et que l'arbre des sciences cartésien. Pour être heureux, il faut que les événements matériels s'y prètent un peu; que notre santé, nos moyens d'existence soient au moins suflisants ; que la vie ou la mort ne viennent 1. Tarde, Lois de l'imitation, 383. 188 LA DISSOLUTION, pas nous séparer sans remède de ceux que nous aimons. Il faut encore que les gens qui nous entourent, qui forment notre famille et nos relations habituelles, ne soient pas trop éloignés du bien ; car sans cela nous ne saurions voir leur imperfection sans tristesse, ni supporter leurs défauts - sans que les nôtres en reçoivent quelque excitation par l'exemple, et par la réaction inévitable que produit l'attaque de l'individu sur l'individu. L'obligation même de défendre, en certains cas, les conditions vitales nécessaires à l'accom- plissement du devoir ne peut manquer de nous être pénible. à proportion même de notre amour pour l'union, Il n'y a done point de recette infaillible du bonheur, Mais s'il ne résulte pas entièrement de la volonté, il en dépend pour une partie assignable, quant à ses conditions négatives. Et c'est la réponse au problème proposé. L'attachement à la disso- lution met d'abord l'homme qui dirige ainsi sa volonté dans le seul état où le bonheur puisse réellement l'atteindre : car toute individualisation, toute tendance à centraliser le monde autour de soi ne peut jamais être satisfaite. Il est donc la condition nécessaire pour le but qu'on se propose. De plus il agit même sur les conditions extérieures qui peuvent le procurer ; à l’égard des choses, il affranchit par- tiellement la personne morale, puisqu'il diminue ses ambi- tions et ses besoins. Nous avons déjà montré ce résultat. A l’égard des autres hommes, il ne peut évidemment les | réformer d'un seul coup. Mais pourtant la douceur, l'intel- ligence, la charité sont de bons moyens d’atténuer chez eux les dispositions mauvaises dont nous souffririons ; et cela, par les mêmes raisons qui donnent une action pervertissante aux goûts inverses. Îl va sans dire qu’on n'y réussit pas infailliblement et que tel caractère, particulièrement inin- telligent ou mauvais, profitera traîtreusement des avantages qu'on lui donne dans la lutte pour la vie: « Oignez vilain, ( di ' Ur V2) Dr de a Lo trouve Dites à dans 6 cas, et purifié moralement, par le fait que la force sera c@ mployée sans désir de conquête. Elle cessera dès lors de "RS tendre à à l’évolution, et par conséquent d'entretenir la source © affermir si nous en ressentons d'abord quelque trouble. ans l'emploi même de cette violence, l'esprit de dissolution : d’assimilation nous rend encore le moins ennemis qu il _e est possible des autres hommes, et par conséquent nous a donne les plus grandes chances de rencontrer du bonheur, et de l'accroître, aussi bien pour tous ceux qui participent à 4 cet esprit que pour nous-mêmes. Ce n'est pas toujours | facile, mais cette difficulté donne un sens à cette idée de | mérite qui se joint communément à celles de perfection et de vertu. > FIN. du mal. Ce sera l'affairê de notre intelligence que de nous «M 4 nt a - le 2 je, 01,3 0 nue CU D la 2 s 4-0 2 PEAR CRT ES 0 { \vanr-mnoros. NE CCR avrrne PREMIER, — Définitions. - Ko | Ciur. II. — Dissolution mécanique. . Év. III. — Dissolution physiologique. | dt FA, La vie AN. LL: à À 5 Évolution de la vie. L'An S Sa dissolution : mort et génération... " ù Sa dissolution : fonction mentale. mar. iv. — Dissolution psychologique. . A ÿ "1 Principes, . ET + Preuve pour nie. cit Preuve pour la moralité. - Preuve pour l'art. . … . . . . x, — Dissolution sociale. . 7” 0 CS... La division du travail. . LE, = Assimilation des sexes.. . . . . Dissolution des groupes familiaux. . = Dissolution des groupes ethniques. . | Ff Lu ur VI. — Conséquences de fait. . Nature de la question . Dualisme dans les choses. . Dualisme dans l'homme. . . , Problème cosmologique général... Er à La dissolution, principe directeur de l : M Pre G 4! | ; “4 se Réserves et conclusions : la vie sociale, te, SERA ; à ae # - . : à. t - | Q Ë : ; |CHARTRES. — INPRINERIE DURAND, RUE FULBERT. % + ag” ER 1 age 157, ligne 17, au lieu de: leur, lisez: sa. +, =) D 4 1 S de — 260 — 18, guillemets à retourner. 39% — 29, au lieu de : sa, — la force AR, — .— se, | BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE Volumes in-8, brochés, à 5 fr., 7 fr. 50 et 10 fr. EXTRAIT DU CATALOGUE Sroawr Mais. — Mu méroirems % 44. 9 fr. - Système de logique, 2 sui, 20 tr, — Lusdis Sur la religion, 2° du. 6 fr. Heunkir Svencrn. Prec. principes, &° éd. 10fr — principes de psyohologyiu. 2 vul. 0 fr. — Principes de biologie, 47 lit, ® vol. ‘20 fr. Principes de sociologie. à vol. 86 (r, 25 - Essais sur le progrés. 2" dit 7 (r. 00 — besais de politique. 4° édit, 1 fr, 50 — Essais solentifiques. 3° édit 7 fr, #0 — De l'éducation, 10° édit, » fr, _— Introd, à la solence sociale, 11° élit, 6 fr, — Bases dé la morale évolutionuiste, 0" éd. 6 fr, CuLiuins.— Résumé de la philosophie de Ber- bert Spencer, 2° édit. 10 fr. l'AUL JANET, — Causes finales.3" édil, 10 fr. - Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale." édit, 2 vol, QU fr. Tu, lusor, — Hérédité psychologique, 7 fr. 50 — Psychologie anglaise contemporaine. 7 [r.50 — La psychologie allem. contemp. 7 fr, 50 — Psychologie des sentiments, 2° éd. 7 fe, 50 — L'Évolutiva des idées générales. 5 fr, a .l'ouiiLés.— Liberté ot déterminisme. 7 {r, 50 - Systèmes de morale contemporains, 7fr. 0 — La moraie, l'art et la religion. 5 “près M. Guyau. 3 tr, — L'avenir dela métayhysique. 2° 64. Sfr. — L'évolut. des idées-torces. 2 éd, 7 fr, 50 — Psychologie des idées-torces. ? val. 15 (r. — Tempérament et Caractère. ?* éd. 7 (r, 60 — Le mouvement positiviste. 2° dd. 7 fr, 5Ù — Le mouvement idéaliste, 2° ed, 7 fr, 50 — Psychologie du peuple français. 7 fr. où Ur LAVELEYE., — De la proprièté. 10 fr. — Le Gouv. dans la démocratie. 2? v.sréd.15 fr. HaIN. — Logique déd, et 1ud. 2 vol. 920 fr. — Les sens et l'intelligence. 3* édit. 10 fr. — Les émotions et la volonté, 10 fr — L'esprit et le corps. 4° édit. ô fr. — La science de l'éducation. G° édit < fr, Liauv. — Descartes. > fr, — Science positive et mélaph, 4° éd 7 fr, 50 Guyau Moraleanglaise contemp. 4" éd, 7 fr. 50 — Probl. de l'esthétique cont. 2° éd. 7 fr. 50 — Morale sans obligation ni sanction. 5 fr. — L'art au point de vue sociol. 2° éd. 35 fr. — Hérédité et éducation. 3° édit. 5 fr, — L'irréligion de l'avenir. 5° édit, 7 fe. 50 HuxLey. — Hume, vie, philosophie. © fr, E. Navwizce, — La physique moderne. 5 fr. — La logique de l'hypothèse, 2* edit, 5 — Essai sur le libre arbitre. o H, MARION. — Solidarité morale. 5 éd. 5 SCHOPENHAUER. — Sagesse dans la vie. 5 — Principe de la raison suffisante. 2 —Le monde comme volonté, ele. 3 v. 22 fr. 50 James SuLLY. — Le pessimisme. ?° édit. 7 fr. 50 <= Etudes Mesh + fr, REYER. — ents de physiologie. fr. — L'âme de l'Enfant. M 10 fr. A. FRANCœKk. — La philos. du droit civil. 5 fr. Wunvr.— Psychologie physiol. 2? vol. 20 fr. L. CarRAU.— La philosophie religieuse en An- gleterre, dep. Locke jusqu'a nos jours. 2 fr. BERNARD P£REZ.— Les trois prem.années.2fr. — L'eniant de trois à sept ans. 3° édit. 5fr. — L'éducation morale dèsle berceau. 2°éd. 5fr. — L'éducation intellect. dès le berceau. 5 fr Lomsroso. — L'homme criminel. 2 wol. et atlas. 36 fr. Lomssoso et Lascni. — Le crime politique et les révolutions. 2 vol. 45 fr. LomBroso et FERRERO. — La femme crimin. et la prostituée. 1 v. in-8 avec atlas, 15 fr. E. pe RO8ErRTY. — L'ancienne et la nouvelle philosophie. 7 fr. 50 — La philosophie du siècle. 3 fr. FonsEGRIvE. — Le libre arbitre.°2" éd. 10fr. G.SErGt. — Psychologie physiologique. 7 fr.50 PineniT. — Mirèque et physiognomonie. 9 fr. GanoFaALOo. — La criminologie. 4° édit. 7 fr. 50 un, SFR .C. PrAT. — La personne bumaine, © s OANOFALO, == e superstition socialiste. 5 fr, U, Lron, — L'idénlismé eu Angleterre - XVII siècle. tr. . d, Souniau, — L'esthét. da mourement. [IT - La suggestion dans l'art. s LR 1 F, Pautian, == L'aetivilé mentale. 10 — Esprits logiques et esprits taux. 7 fr. Fienne Janet. — L'automatismepayoh.7 {re 3. Hauruéleur-Baint MILAN. = Lo phiiose. | phise, la science et la Il. Heuoson.— Malère et mémotre. — Données imméd, #2. conscience, 3 fr. Iscannau, — Dé l'idéal. 51 ltomanes. - L'év. ment. ohes l'homme, 2 (2, 5 Pricon, — L'année philoscphique, Armée 1400 à 1807, chacune 5 Picaver. — Les idéolognes. | md Myens PE _ u thiques. * it. Ps L. PnoaL. — Le Crime etla Peine. vé — La criminalité politique. Aunéar. — Psychologie du Hinru, — Physiologie de l'art. Bounpos. — L'expre des tendances dans l@ Novicow, — Luttes entre # LS — Les gaspil'ages des eg — ee 1. l'iooen, — La wie et iapensée, — Gin nc LA Dunkueis.— Division du — Le suicide, éinde ugique — L'année sooiol FAuaee Hal J. Paror. — Education de la voloaté. + osophile eu mire moilié a pines siéele). { H. Ocvewpenc. — Le Bouddha, C Nonnau(Max).—Dégénérescencs. 4 00k AT, — Les mensonges conventionnels. Ausar. — La contagion du meurtre. ges Ste. GODFERNAUX. — Le sentiment et la pensée. 5 fr. Bnunxacuvice. — Spinoza. — La modalité du jugement. Lévr-Baumr. — Le] Bormac, — L'idée du F. pets logique sociale G. Tanve, — ne — Le lois de d=-mmmpe à G. pe GREEr. — sooial. L. Bounneau.— Le probl. de la mort. 2" Cnéeteux-Jamix — Écrit. etCaract-i'éd. J. Izoucer. — La cité moderne. 4° éd. Tuouvenez. — Réalisme Lax6. — Mythes, Cultes «t G. Gory. — Immanence de la raison. P. Dopnoix. — Kant et Fichte et le blème de l'éducation. V. Brocnanb. — De l'Erreur: Auc.Comte.— Sociol.rés.p. Higolage. 1e C. CaasorT. — Nature et moralité. : — La destinée de l'homme. Sr. E. Bourroux. — Études d'histoire + philosophie. G. Fuzuiquer.— L'obligation morale. Je P. MALAPERT. — Les élém. du caraetére. 5 fr 24 A. BenTnanp.— L'enseignement intégral. 5r. E. Sanz x EscanrTix. — L'individu et 52 ré forme sociale. 7 H. LICHTENBERGER. — nr base J. PERÈS. — L'art et le réel E. Goscor. — Classif. des à ÉSPINAS. Rire ee | Max MULLER. —Etu s de Mythologie. Fr. u Taomas.— L'éducation des sentiments. 51 G. Le Box. — Psychol. du socialisme. 7 Géranp-Vaner. — L'ignorance etl® exi 5 fr. A. LacansDe, — La dissolution ECS l'évolution. 9 fr. Lie 1 Coulémmiers. — Imp. Pauz BRODARD.— 1078-98. x " University of Toronto Acme Library Card Pocket Under Pat “Ref. Index Fil Made by LIBRARY BUREAU AILVa