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^7

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V-

I

LA

DIVINE EPOPEE

5

PAR

ALEXANDRE SOUMET ,

DE l'académie FRANÇ^LSE.

La lym peut chanter tout ce que l'âDie rêve.

PARIS.

ARTHUS BERTRAND , ÉDITEUR ,

RCE HAUTBFBDIIXB , 23.

1840.

Un poète ^ jeune incrédule à qui je lisais quelques fragments de cet ouvrage ^ m'interrompit en me disant : « Vous placez votre fable épique dans le » monde invisible; ne craignez-vous pas d'avoir » méconnu l'esprit de notre siècle ? » Voici à-peu- près ce que je lui répondis :

Il

La plus forte tête mathématique dont se glorifie l'Europe savante , Newton , découvrait les lois de l'attraction ^ et il commentait les livres de Saint- Jean ; il pesait les mondes dans sa main , et il allait demander à l'Apocalypse le complément de la science.

La plus forte tête métaphysique qui ait abordé le problème générateur , Kant ^ déclarait qu'il n'existait pas de métaphysique ' ; pour affirmer quelque vérité qui ne fût point une illusion du monde phénoménal , il s'adressait au libre arbitre , il s'adressait à la conscience humaine , il rem- plaçait le savoir par la croyance y il disait comme r Évangile : Dieu est en vous !

Daniel expliquait les songes ^ et sans doute vous riez de Daniel ! Cassini a été plus sérieux : il

* Rladamc de Staël disait de Kant : Il a fait comme Curtius , il s'est jeté dans le goulTre de l'abstraction pour le combler.

III

s'est servi des cycles d u prophète , pour faire faire un pas immense à l'astronomie transcendante !

Prenez garde ^ notre siècle est étroit /mais il y a place pour Dieu , et les recherches mêmes d'une érudition impie ne font souvent qu'agran* dir cette place : je n'en voudrais pour preuve que le fameux livre de Dupuis sur l'Origine de tous les cultes. Dupuis croit anéantir la reli- gion en s'efforçant d'en retrouver quelques traces sous les allégories du génie antique : le bélier d'Ammon discrédite à ses yeux l'agneau de Beth- léem ; la blessure d'Adonis ôte pour lui toute sa valeur au sang du Calvaire ; la boite de Pandore Tempéche de diviniser l'espérance ; la couleuvre de Zoroastre l'empêche de croire au serpent de Moïse. Il s'étonne que Madeleine ose pleurer , après les femmes de Byblos; il ne veut pas que la Rome de Saint-Pierre ait des religieuses^ parce que la Rome des Césars avait des vestales; il

IV

signale les plus légers rapports de notre culte avec les cultes qui l'ont précédé ; il confronte i'^gUae avec tous les temples ; il poursuit partout le plagiat divin. Certes^ il connaissait bien mal l'esprit du Christianisme , cette science de Texpiation , cette espérance qui fait de la tomJl>e le berceau du Ciel ^ cette grande loi qui seule peut mettre d'accord toutes 1^ antinomies du monde civilisé ; il connaissait bien mal l'esprit du Christianisme , celui qui s'armait contre sa doctrine de pareilles ressemblances , si souvent invoquées par plusieurs Pères de l'Eglise eux-mêmes. La puissance du sacrifice volontaire n'a été ignorée d'aucun niys* tagogue ; les racines secrètes de notre dogme sont partput. Ce bienfait de l'éternité a commencer avec le temps ; l'attente de la réhabilitation a suivre immédiatement la chute ; et pendant que l'Éden fermait ses portes à l'homme tombée la miséricorde divine lui ouvrait les siennes. La rédemption était un secret de famille qu'Adam transmettait à sa postérité avec la parole , et dont

le polythéisme^ en y mêlant ses erreurs^ devenait lui-même le confident. L'antériorité du symbole ne détruit paâ le fait ^ elle le confirme ; mais Vauteur de l'Origine de tou3 les cultes ne s'est point aperça de sa méprise.... Singulière intel* ligençe qui ne veut pas que des fables solaires soient un emblème anticipé du soleil divin!... Singulière intendance qui trouve la croyance à la Trinité absurde , parce qu'elle est universelle ; qui appelle la venue de Jéstts-Ghriat une chimère , parce que tcHis les peuples de la terre en ont eu le pressentiment^ et qui proscrit l'Évangile , parce qu'il ressemble quelquefois au Phédon!

Prenez garde!... La science > aujourd'hui^ est forcée de se rallier de toutes parts aux enseigne- ments de l'inspiration religieuse. Si le naturaliste pénètre dans les profondeurs du globe , c'est pour y apercevoir les six jours de la création moïsiaque gravés, couche par couche , sur le granit. Si Tar-

VI

chéologue interroge les sphinx de Thèbes , c'est pour que leur réponse réhabilite la chronologie sacrée. Si la physique découvre le système des ondulations , c'est pour absoudre la Genèse d'avoir fait de la substance lumineuse un être créé avant le soleil. Si la phrénologie explore le crâne hu- main j c'est pour retrouver les trois fils de Noé dans les trois races qui se sont partagé la terre : on dirait que le génie ^ en expiation de quelque ancien blasphème , ne peut remuer aucun mystère sans en faire sortir le Dieu des Chrétiens !

Ne nous étonnons pas de cette subite révolu- tion. L'incrédulité n'est qu'une halte plus ou moins funeste de l'esprit humain y qui reprend bientôt sa marche vers le but marqué. L'homme est placé dans une création finie; mais il porte en lui quelque chose d'infini et d'incréé^ sa ressemblance avec son créateur ; et il puise dans cette ressemblance certaines intuitions , certaines formes originaires et

VII

virtuelles^ certaines lois nécessaires antérieures à toute expérience. L'école allemande a dit : // faut l'infini pour être. Les idées innées de Platon , rharmonie préétablie de Leibnitz^ la vision en Dieu de Mallebranche , les théories du temps et de l'espace du solitaire de Kœnisberg ^ déjà en- trevues par Saint-Augustin < ne sont que des com- mentaires de cette phrase de la Bible : Dieu fit l'homme à son image. Ces mots renferment un abime que toutes les philosophies , à leur insu , ont cherché à sonder vainement.

Les successeurs de Kant n'ont pas reculé devant les profondeurs de cet abime. Accusant leur maître de timidité dans ses abstractions^ ils ont voulu faire un pas de plus dans Tinconnu ; et tandis que

Kant dit : le tonps est subjectif et, àpriori , il est la forme de notre sens interne. Saint-Aagustin dit : Cest en toi-même , 6 mon esprit, que je mesure le temps et ce que je mesure , à proprement parler , c^est l'impression que les cli(Mes font en toi.

VIII

Schelling spiritualise la substance et la forme * , tandis qu'il considère Dieu comme Le centre d'un cercle dont la cp^ation est la. périphérie^ tandis qu'il élève jusqu'à rame universelle les forces divi- nisées de la matière; Fichte, au contraire^ fait sortir du seul rayonnement de notre âme toutes ]es apparences de l'univers ; il force le moi humain à devenir créateur et à travailler sans cesse sur le réseau de phénomènes dont il s'est enveloppé. Dans ces deux systèmes d'unité absolue^ tout vestige de dualisme achève de disparaître. Les deux termes opposés du grand problème ^ le sujet et l'objet, le moi et le non-moi cherchent à s'anéantir récipro- quement : entre ces deux irréconciliables lutteurs, c'est à (|ui restera seul maitre sur le champ de

a

bataille de l'idéal.

A côté de ces magnifiques et quelquefois dange- reuses théories , qu'on pourrait appeler le mysti-

* Quelques critiques ont accusé Schelliog de Pantliéisnie ; ils se sont trompés : dans Spiiiosa , tout est Dieu ; dans Sclielling , Dieu est tout.

cisme de ^intelligence > se développe^ chez quelques écrivains contemporains^ le mysticisme du cœur . Ici, le philosophe se change en inspiré; le démon de Socrate cherche à s'élever aux contemplations de Sainte-Thérèse ; les prodiges de la science font place aux miracles de la prière; au Dieu -Univers de Schelling succèdent les mondes merveilleux de Swedenborg; aux nombres harmoniques de Kepler, les nonibres mystiques des adeptes de M. de Saintr Martin.

Ces théosophes admettent le pouvoir sans li- mite de la foi religieuse et croient retrouver dès emblèmes surnaturels dans tous les phénomènes de la création. Ils s'emparent des célèbres expé- riences de Cladni sur les vibrations sonores , pour montrer comment le nombre et le mouvement réunis peuvent enfanter la forme; ils considèrent la lumière comiâe un intermédiaire entre la ma- tière et l'esprit ; ils expliquent lés phénomènes de

la folie et ceux du somnambulisme naturel dont personne ne doute ^ par des concentrations phos- phoriques qui ont lieu dans Torgane cérébral divisé en sept lobes mystérieux; ils s'appuient sur quel- ques découvertes récentes de la chimie moderne , pour ne voir^ dans les éléments atomiques des corps , que des différences numériques admises autrefois par les Pythagoriciens ; ils prennent le Christianisme pour la base unique de toute vraie philosophie ; ils ont leur initiation comme les prêtres ^ptiens , leur seconde vue comme les pâtres écossais ; ils demandent quelquefois à la vie présente une vision extatique de l'existence à venir , et ils considèrent l'âme humaine comme une sorte de Pythonisse sainte , toujours prête à évoquer les merveilles de ce monde invisible , dans lequel j'ai osé placer la fable de mon épopée.

Pourquoi le Poète serait-il plus timide que le tbéosophe et le métaphysicien? En faisant de la

XI

muse une initiée mystique , j'ai rouvert pour elle les régions le Dante , Milton et Klopstock l'avaient déjà conduite. Car, chose digne d'être remarquée, le merveilleux, qui n'est qu'on accessoire dans les épopées antiques , devient , presque toujours , pour le poète épique moderne le sujet même de ses chants. Une religion toute spiritualiste le com- mande.

L'alliance des deux mondes , comme on l'a sou- vent fait observer , était facile aux poètes du paga- nisme. Leur Olympe ne dépassait pas la région des nuages ; la ceinture de Vénus était faite à la taille d'Hélène, et la lance des héros atteignait facile- ment les immortels. Mais chez les modernes, les choses ne sont pas ainsi : le sanctuaire divin s'ouvre à une plus grande hauteur , la terre disparait devant l'immensité des cieux; aucune fable humaine ne

XIJ

peut s'élever au niveau de Jéhova ; et , dés- espérant de franchir la distance qui sépare les deux mondes , le poète l'anéantit. Il se place j de plein vol , dans le merveilleux ; il ne regarde qu'avec l'œil de la foi ; il ne croit qu'aux réalités de l'inconnu , il ne chante que ce qu'il voit dans son àme. Cette phrase devenue si vulgaire Les vers sont la langue des dieux renferme , surtout pour nous , toute une poétique. man- que l'image , manque la lumière ; n'est pas le nombre^ n'est pas la vie. Mais pour que la pensée du poète participe de la puissance du verbe divin , pour qu'elle puisse enfanter un monde , il faut qu'elle plane de bien loin sur la région du seiisible. Toute grande représentation artistique doit avoir l'idéal pour point de départ ; toute création véritable doit prendre naissance dans l'infini.

Il faut , dira-t-on ^ que cet idéal s'enveloppe de formes individuelles; il faut que la grandeur d'une

X11I

œuvre ne nuise pas à son intérêt. Sans doate^ mais une civilisation ne peut se transformer sans que tout se transforme avec elle. Autant la liberté diffère du destin et la Providence de la fatalité ^ autant la poésie moderne diffère de ]a poésie anti- que ; et les changements qu'elle a subis sont encore

«

bien plus marqués dans les détails que dans l'en- semble de ses compositions. * Elle cherche a péné- trer plus profondément dans la signification intime des événements et des choses , à mieux comprendre la prière^ à mieux sympathiser avec la douleur. L'avenir n'a pas assez de secrets pour sa rêverie ; le ciel étoile n'a pas assez de lueurs pour ses tableaux. Le génie des émotions lui apparaît envi- ronné de symboles. Sa pensée est plus contempla- tive , son style plus empreint des mélodies de l'Ame et de l'univers. Partout le sentiment appelle la métaphore , partout l'expression se revêt et se

* Les grandes ftUes tragiques de l'antiquHé ne perdent presque rien de leur inléfèt, lonqu'OB les transporte sur notre théâtre » poarru qu'on modifie puissam- ment l'expression des sentiments de lenn personnages.

XIV

colore de Timage : on dirait que tous les objets de la nature viennent s'unir dans ses chants à cette même parole dont ils sont autrefois sortis. *

Quelquefois le sens métaphorique s'agrandit ; le schéma littéraire passe de l'expression dans quelques parties de la fable elle-même. L'Âdamas- tor du Camoens , le myrte du fantôme d'Ârmide , le cyprès de Clorinde dans la Jérusalem délivrée, sont des figures^ des archétypes poétiques dont aucun objet réel n'a fourni le modèle : créations exceptionnelles de l'art ^ douées de traits aussi carac- téristiques que tout ce qui marche et vit sous nos yeux , existences à part qui n'ont pas besoin d'avoir leur degré marqué sur l'échelle des êtres. Le génie a soufflé sur l'image , l'image a vécu.

nn'est pas besoin de dire qae dans eette définition de la poésie, l'aotear de cet ourrage ne songe nuUement à IdHDiénie , mais seulement à l'art ; il parle de la poésie moderne en général, telle qu'elle s'est révélée an génie des Jules Lefèvra, des AliM de Vigny , des Alexandre Guiraod ; telle qo'dle nous apparaît dans les Méditations de Lamartine ou les Prismes de Rességuier , dans les Orientales de Victor Hugo ou les recueils d'Emile Deschamps.

XV

Elle a vécu ^ parce qu'elle était belle I ! L'iustinct du beau^ cette conscience de Tartiste^ ne doit jamais Tabandonner. Le beau est une manifestation de la pensée divine ; et l'art , en se vouant à son culte > devient^ pour ainsi dire^ l'auxiliaire des sentiments religieux. Je ne sais quel philosophe ayant appris que le fils d'Agrippine avait fait trans- porter l'Apollon du Belvédère dans une des salles du palais d'or^ s'étonnait que la contemplation de ce marbre n'eût pas changé l'àme de Néron.

On trouvera dans cet ouvrage peu d'allusions aux intérêts passagers qui nous travaillent. L'ins- piration , en se mêlant à la politique , se dépouille presque toujours de sa sérénité. Elle doit savoir s'isoler de cette curiosité vulgaire qui s'attache aux événements contemporains. La Poésie , c'est la cou- ronne d'Hiéron : son or ne souffre point d'alliage ; c'est le diamant du lapidaire ', on Testime à sa pureté.

XVI

Mais en me séparant de toutes les passions du siècle ^ je ne me suis pas séparé de toutes ses pen- sées : j'ai fait de mon drame mystique un hymne à l'espérance. L'esprit du moyen-Age avait suffi pour remplir les trois abîmes creusés par le Dante. Le réformateur Milton avait fait de son Satan im factieux gigantesque armé contre la monarchie du Ciel. L'Ame rêveuse de Klopstock avait pleuré avec Saint-Jean et Marie au pied de la croix ; elle avait conduit , à l'heure suprême , la planète Âdamida devant le soleil , pour qu'il ne vît pas mourir le Sauveur des hommes. J'ai osé sonder de plus pro- fondes ténèbres I

Préoccupé de l'immense amour de Jésns-Cfarist pour ses créatures; absorbé dans la contemplation de son sacrifice , j'ai cru vmr , pour me servir des expressions de Saint-Ghrysostôme , le fils de Dieu

XVII

briser les portes d'airain de l'enfer , afin que ce lieu ne fût plM quune prison mal assurée , lajNtVkxat mXaç

X^aùjuLç , îvoe «^pixmiM y^TOi ti ^eapuiynipiov. J'ai cru VOir ,

pour parler comme Saint-Erançois de Salles^ la grande victime soii£Erir en même temps pour les luHnmes et pour les anges; j'ai cru voir» avec Origène, le sang théandrique Saigner à la fois les régions céles- tes , terrestres et inférieures. J'ai fait de la force expiatrice une seconde flme universelle ; j'ai sup- posé la rédemption plus puissante que toutes les iniquités ; j'ai supposé que l'archange prévaricateur n'avait pu donner à l'édifice du mal l'éternité pour ciment. Je dis , j'ai supposé , parce que je ne veux point qu'on se méprenne sur la signification de mon œuvre. Je n'ignore pas que les paroles de Saint- Chrysostôme ont été différemment interprétées par l'Église ; je n'ignore pas qu'une opinion d'Origène , puisée dans les théogonies indiennes , s'anéantit devant le jugement des Conciles» et je hasarde comme une simple fiction ce qu'il enseignait comme une vérité.

XVIII

Les entraves de la réalité n'existent point pour la poésie ; sa liberté fait sa grandeur , et » comme je le dis dans mon épigraphe , La lyre peut chanter tout ce que l'âme rive. Une vue de l'imagination n'est pas Une croyance ; une invention épique ne peut en aucune manière porter atteinte à Tinvio- lable autorité du dogme. Et lorsque le poète , dans un élan d'espérance , ose dépasser les limites de la clémence suprême et demander un dernier miracle à l'amour divin , le chrétien se prosterne avec respect devant le mystère le plus redoutable du Catholicisme.

CHANT PREMIER.

Un aigle qui planait sur un ciel nuageux , Veut savoir s'il est roi de l'empire orageux , Son vol s'y plonge. ... il vient, l'aile sur sa conquête. Se placer, comme une âme, aux flancs de la tempête ; Et surveiller, de près, tous les feux dont a lui Ce volcan voyageur qui s'élance avec lui. Mais brisé dans sa force , il hésite , il tournoie ; L'horizon de la foudre autour de lui flamboie ,

V

Et, sous le vent de feu courbant son vol altier , Ce roi de la tempête en est le prisonnier. Emblème tourmenté de l'existence humaine^ Un tourbillon l'emporte , un autre le ramène ; Son cri royal s'éteint au bruit tonnant des airs ; Un éclair vient brûler son œil rempli d'éclairs. Alors , tout effaré , comme un oiseau de l'ombre , Ou pareil , dans la nue y au navire qui sombre , On voit, aux profondeurs de cet autre océan , Flotter , demi-noyé , l'aigle aveugle et béant.

La grêle bat son flanc qui retentit L'orage ,

Comme un premier trophée , emporte son plumage Il cherche son soleil ; mais , d'ombres tout chargé , Sur un écueil des cieux le soleil naufragé Â perdu y comme lui , son lumineux empire : Son disque défaillant dans le nuage expire ; Et l'ouragan, vainqueur de son triste flambeau. Engloutit l'aigle et l'astre en un même tombeau.

Et moi , moi , je vis choir de la nue enflammée , Par les feux du tonnerre à moitié consumée , Une plume de l'aigle, et comme l'inspiré De Pathmos , je voulus que ce débris sacré

o

Me servît à tracer , puissant et prophétique ,

Les récits étoiles de mon drame mystique.

Viens aux mains du poète ^ et devant son autel ,

Changer ton vol d'un jour contre un vol immortel !

Notre pâle soleil te dorait de sa flamme ,

Nous allons traverser tous les soleils de l'âme ;

Et tenter un orage en nos vivants chemins y

Plus profond que celui qui te jette en mes mains ;

Et peut-être , avec moi , qu'à son souffle ployée ,

Une seconde fois tu seras foudroyée.

Viens ! viens 1 Dante suivait ^ d'un sceau brûlant marqué y

Le laurier radieux du poète évoqué ;

Nous y soyons attentifs à la voix infinie

Qui fait du cœurde l'homme un temple d'harmonie.

ù €xtl

Comme un fleuve tari ce monde était passé. De son grand univers dans l'infini lancé , Dieu venait d'enlever la merveille éclatante , Comme d'un camp nomade on enlève la tente Il ne restait plus rien que le ciel et Tenfer. Et l'ange du chaos , de son trône de fer , Séparait , entouré de visions funèbres , Le divin Paradis du séjour des ténèbres.

8 LE CIEL.

Sous le regard divin l'horizon des élus ,

Éden resplendissant qu'Eve ne perdra plus y

Ouvre sa blanche fête à l'âme en paix ravie ;

L'amour et non le temps y mesure la vie ;

De ce doux nom d'amour Dieu daigne s'y nommer;

Car l'absence du ciel, c'est de ne pas aimer.

Le cœur des séraphins que cet amour embrase ,

Devient lui-même un ciel d'innocence et d'extase ;

Tels qu'un souffle enchanté s'exhalent tous leurs jours

Et s'ils sont immortels , c'est qu'ils aiment toujours.

Salut ! ô palmiers d'or ! Palais de cymophane !

Jardin nulle fleur du désir ne se fane ;

y comme un saint trésor, la vie est au Seigneur ;

s'éteint l'espérance à l'éclat du bonheur !

Du bonheur , diamant à la mystique flamme ,

Fait des rayons de l'ange et des pleurs de la femme ,

Lorsque vers le Sauveur se sentant attirer ,

Aux portes de l'Éden elle revint pleurer.

Salut, séjour flottant, sanctuaire qu'habite

La belle éternité dont l'extase palpite ;

LE CIEL. 9

le cœur , chaste autel , garde le même feu ; Paradis incréé , profond firmament bleu ! Abime de transports sondé par la prière y l'âme absorbe Dieu , comme un flot la lumière !

Pour les enfants du ciel le charme le plus doux ^ Cest que chacun s'endort dans le bonheur de tous y Comme des cygnes blancs^ la nuit^ chastes volées^ Dans la même fraîcheur des ondes constellées. L'ivresse des mortels , en triomphe portés , Qu'une grande action hors d'eux-méme a jetés ; Qui sur l'humanité suspendent leur exemple^ Comme un ange sauveur à la voûte d'un temple ; Et dont le nom réveille au fond des cœurs brûlants^ Des battements de gloire , à travers deux mille ans ; Les dévouements sacrés ; l'héroïque délire ; Les grands frémissements des transports de la lyre , Lorsqu'un Poète-Dieu y par son siècle épié , S'élève en l'aveuglant des feux de son trépied y Et , plus que du laurier dont son front s'environne , Se fait de l'avenir une sainte couronne ; Ces élans y ces bonheurs y ces fruits que notre main Cueille si rarement aux arbres du chemin y

10 LE CŒL.

Près des célestes biens semblent tous disparaître ; C'est le néant perdu sous les splendeurs de Tétre.

Les aveux qu'une vierge, à Thymen souriant. Mêle aux tièdes soupirs d'une nuit d'Orient ; L'hymne tout rayonnant qui dans les airs s'élanee. Quand Bulbul vient du soir étoiler le silence ; L'onde qui , sous la rive aux contours assouplis , Se balance , en berçant l'image d'un beau lys; Les souffles du printemps ; l'orgue du sanctuaire Épanchant dans la nef son fleuve de prière ; La musique d'un rêve , au chevet embaumé De l'amante qui dort sous le r^ard aimé ; Les sept esprits voilés des harpes éoliques , Qui chantent leurs amours aux nuits mélancoliques ; Ont des accents moins doux, des sons moins gracieux. Que les mots accordés dans la langue des cieux : Harmonieux trésor des phalanges divines , Et tombant de leur lèvre en perles cristallines.

Ces mots sont virtuels, ces mots sont tout-puissants; De la création germes phosphorescents ,

LE CIEL. 11

Types mystérieux la nature existe Commeun chef-d'œuvre au fond des rêves de Tartiste^ Et qui seuls ont peuplé l'air et Tonde et les bois , Quand Dieu les prononça pour la première fois. Ces mots sont lumineux , et leurs flammes dorées Évoquent des objets les formes éthérées , On voit en écoutant. . . . Tel ^ dans Memphis tracé ^ L'antique hiéroglyphe , oracle du passé y De la voix fugitive étemelle peinture , Nous montre sur la forte et calme architecture , Sur les socles d'airain , sur l'autel de granit ^ L'ibis qui sait cueillir des palmes pour son nid; L'ichneumon adoré , l'aigle oiseau de la foudre ; Les princes dont la mort venait juger la poudre ; Les constellations dont les feux protecteurs Guidaient dans le désert la marche des pasteurs ; Hermès^ roi des beaux-arts ; le soleil> roi du monde> Qui pleure^ en larmes d'or, sur le sol qu'il féconde ;, Et, prêtant un langage à tant d'objets divers,. L'alphabet créateur a pour voix l'univers.

La parole, ici-bas, n'a qu'un douteux empire. Sous nos mots nuageux l'enthousiasme expire ,

12 LE CIEL.

Le sentiment se glace et Tâme incessamment D'une lutte impossible éprouve le tourment. Comme un homme au cercueil jeté vivant encore , Elle cherche à sortir de son linceul sonore ; Et voudrait, remuant^ tourmentant son tombeau , Des ombres du langage affranchir son flambeau. Le poète , lui seul , retrouve en son domaine Quelques titres perdus de la pensée humaine. Lui seul peut entrevoir le mystère oublié , Que suspend Tunivers sur Thomme humilié ; Lui seul peut le traduire ea oracles de flanmie , Quand le ciel retentit sous le vol de son âme ; Quand , de ses pleurs sacrés sa lyre humide encor , Aux pieds du Dieu vivant monte d'un seul accord.

La vérité , pour nous de tant d'ombres troublée , Dans la cité de Dieu rayonne immaculée ; Sa perle virginale y garde sa blancheur , Sans avoir , pour briller , attendu le plongeur. L'esprit n'y flotte plus au vent de nos systèmes ; Les lourds manteaux de plomb de nos préj ugés blêmes Ne nous y pressent plus de leur poids accablant , Et nul astre ne manque au bel horizon blanc.

LE CIEL. i3

Et la pensée enfin y loin de tout esclavage ^ Comme un condor aveugle aux fils de son grillage, Ne vient plus se heurter aux réseaux épineux Dont le doute autour d'elle avait tissu les nœuds.

Dans l'Éden jamais de nuages , Jamais les erreurs de Tespoir ! On voit tout en Dieu L.. Les images Brillent de Téclat du miroir. Ici-bas , souvent tout se voile : L'amour s'éteint sous un adieu , Le calme peut perdre une voile , Une fleur nous cache une étoile , La jeunesse nous cache Dieu.

L'arbre du baume , autour de l'ange , S'exhale en longs flots vaporeux ; Comme de Tlndus et du Gange Se parfument les bords heureux ,

14 LE CIEL.

Quand Delhi y rêveuse y s'admire Aux ondes des lacs azurés ; Et que la molle Cachemyre Trempe dans l'encens et la myrrhe L'aile de ses songes dorés*

Les Séraphins^ troupe inspirée^ Traversent dans de saints transports Le firmament , harpe sacrée Dont leur vol émeut les accords ; Compagne a la fois humble et fière y Leur immortalité les suit ; Ils respirent dans la prière y Ils rayonnent sur la lumière y Comme nos astres sur la nuit.

Quand y sur le vallon de délices y Jésus se lève éblouissant y Les âmes tendent leurs calices Au souffle doux et caressant;

LE CIEL. 15

Humbles fleurs y moissons éternelles ^ Trésor du dernier moissonneur ; Les Chérubins ouvrent^ près d'elles ^ Les yeux flamboyants de leurs ailes , Pour garder les chars du Seigneur.

D'étincelants et hauts portiques

D'émeraude et de diamant

Portent y sur leurs arceaux mystiques y

Les annales du firmament.

De la science y unique emblème y

y domine un arbre géant y

Renfermant le secret suprême

Du Dieu grand sorti de lui-même y

Du monde sorti du néant.

Autour de la croix qu'on embrasse y Les vierges y sœurs de Gabriel y Voient le Séraphin de la grâce Balancer le lys bleu du ciel ;

IG LE CIEL.

Sous la coupole d'argyrose. Inconnue aux splendeurs d'Ophir , Dans leur sein qu'un doux baume arrose , Leur cœur brille ^ comme un feu rose Dans un encensoir de saphir.

Elles chantent ; leur voix bénie , Aux sons vaporeux du Nébel y Éclate en perles d'harmonie ^ Couronne du cygne éternel : C'est la voix de ces chastes femmes Qu'entendait Thérèse au saint lieu ; Accords y mélodieuses flammes , Qui se perdent ^ comme des âmes y Dans l'accord immense de Dieu.

LE CIEL. 17

Au milieu de l'Éther plein de sa triple essence , Dieu resplendit d'amour^ d'esprit et de puissance; Être, raison de Tétre^ et dont l'infinité Jaillit des profondeurs de sa sainte unité ; Centre dont le rayon ^ qui jamais ne dévie ^ Trace éternellement le cercle de la vie ; Océan qui bouillonne , et dont les flots vermeils Épanchent leur écume en gerbes de soleils^ En gerbes de soleils et vivants et sans nombre , Dont nos astres si beaux ne sont pas même une ombre. On les voit , prolongeant Téclat de leur foyer , Dans rineffable azur^ d'orbe en orbe^ ondoyer^ Envelopper^ au bruit de l'hymne des louanges^ Comme un réseau brûlant , le peuple entier des anges ; Et , dans chaque rayon , réfléchir à leurs yeux , Durant l'éternité , l'infini des sept cieux.

C'est que s'accomplit le mystère adorable De la Trinité sainte , abîme impénétrable ; y devant les élus , l'esprit éblouissant Au triangle incréé ^ du père au fils descend. Tantôt confond en eux ses flammes étemelles ; Tantôt ^ colombe ardente , ouvrant ses vastes ailes ,

18 LE CIEL.

Vole, comme autrefois^ lorsqu'aux fiance du chaos.

Du germe universel endormi dans les eaux

Il couvait le sommeil sous ses chaleurs fécondes;

Traduisait sa pensée en systèmes de mondes ;

Et, comme un faible enfant qui chancelle en nos bras ,

De la création guidait les premiers pas.

Ijorsque sur les élus , de plus près, brille et tombe

Un regard créateur de la sainte colombe ,

Au plus profond du cœur il fait éclore en eux ,

(Prodige renaissant du toucher lumineux)

D'autres trésors de paix , d'autres élans d'extase ,

Comme un rayon du jour fait naître une topaze

Dans les climats heureux l'amour se plaît tant ;

l'air a la douceur des soupirs qu'il entend ;

Golconde, aux yeux noirs, vient baigner odorante

Ses pieds de bayadère à la mer transparente.

A la droite du fils , et son rayonnement ,

Est assise Marie , aube du firmament.

Blanche Vierge , bénie entre toutes les femmes ,

Encensoir d'or portant tous les parfums des âmes ,

LE CIEL. 19

Cèdre dont Tesprit saint atteint seul la hauteur ,

Couche embaumée dort le soleil rédempteur ,

Gerbe de pur froment^ et de lys entourée^

Vigne dont chaque larme est une perle ambrée ,

Colombe se baignant dans un torrent de feu ,

Myrthe ombrageant Tamour^ quand Tamour vit en Dieu ,

Rose ouvrant son calice à Tâme fugitive ,

Cloître sanctifié de la pudeur native ,

Montagne de rubis d'où le jour se répand ,

Phare que sur ses flots Tétemité suspend !

0 Reine ! ! ! tes clartés jamais ne se tarissent ,

Tous les dons de ton fils entre tes mains fleurissent ;

Les plus beaux des élus accourent à la fois ,

Pour prendre à tes genoux un ordre de ta voix ;

Et ton sourire glisse à travers leurs phalanges ,

Comme un rayon d'amour sur la blancheur des anges.

Mais , quand s'ouvre pour tous l'Éden illimité ,

Qui consoleras-tu dans la félicité?

Et sur qui tomberont tes trésors de puissance ,

tu n'as qu'à bénir la paix et l'innocence ?

Quand la terre existait , tes regards attentifs Suivaient les pas errants de tes fil? adoptifs ;

20 LE CIEL.

Et, bien loin des concerts de la céleste voûte.

Tu comptais, avec nous, les soupirs de la route.

Et tu nous envoyais l'ange des charités.

Lui disant : a Va , descends vers les cœurs attristés ;

» Prends pour eux mes trésors de vie et de lumière ,

f Tu n'épuiseras pas la pitié de leur mère.

» Va!. pourlescoDsolemousprieronstouslesdeux;

n Je serai près de toi , quand tu seras près d'eux.

» Sur la mer écumante ; à l'heure des naufrages,

D Jette , pour les calmer , mon doux nom aux orages ;

Sauve le matelot pour que , le lendemain ,

» Il m'aperçoive en rêve , une palme à la main. » Adoucis aux pasteurs la pente des collines,

Et promets-moi pour mère aux âmes orphelines; » Et ne quitte jamais ce voile blanc, béni,

» Pour abriter l'oiseau qui tombe de son nid. » Ce qu'il to faut de grâce, ange, je te l'accorde! » Et l'angp , tout brillant de ta miséricorde , Venait , médiateur que ton souffle animait , Épancher plus de dons que l'espoir n'en promet; Prolonger dans nos cœurs ses veilles fraternelles , Blanchir notre horizon de l'aube de ses ailes. Et verser sur nos maux , à toute heure , en tout lieu. De chastes pleurs empreints de l'essence de Dieu.

LE CIEL. 21

Que fais-tu maintenaDt; que fais-tu de ton règne ^ Dans l'océan de joie ton peuple se baigne? Ta main vient ajouter une perle à ses flots , Et la plus transparente au fond des claires eaux ; Et tu peux , seule , au sein du divin tabernacle , Des bienfaits de la croix agrandir le miracle ; Et de ton soufiQe pur qui s'exhale pour eux y Raviver Tair du ciel autour des bienheureux ; Leur verser enrayons la paix qui t'environne y Être du paradis la reine et la couronne ; Et jetant sur les cœurs ton aimable lien , Mesurer leur extase aux battements du tien l

V

>.

Oh I parmi tous ces cieux que réjouit Afarie^, Celui qu'elle préfère est la jeune patrie De ce peuple d'enfants , souriant et vermeil^ Dont le front eut à peine un rayon de soleil; Qui n'ont pas adopté la terre pour- demeure Élus^ pour qui l'exil ne dura pas. une heure> Qui sont victorieux sans avoir combattu ^ Et pour qui l'innocence est pkis que la vertu t Dont le pied rose et nu n'a pas. touché nos fanges , Qui ne sont pas des saints ^ qui ne sont pas des anges ,

22 LE CIEL.

Qui n'ont pas dit : ma mère ! à leurs mères en deuil , Et n'ont à leur amour demandé qu'un cercueil ! Sous les arbres de nard , d'aloès et de baume , Chaque souffle de l'air ^ dans ce flottant royaume , Est un enfant qui vole^ un enfant qui sourit Au doux lait virginal dont le flot le nourrit ; Un enfant chaque fleur de la sainte corbeille ; Chaque étoile un enfant , un enfant chaque abeille. Le fleuve y vient baigner leurs groupes triomphants ; L'horizon s'y déroule en nuages d'enfants^ Plus beaux que tout l'éclat des vapeurs fantastiques Dont le couchant superbe enflanmie ses portiques. Là^ sous les grands rosiers^ ils tiennent lieu d'oiseaux. Quand le zéphir d'Éden balance leurs berceaux ; Et que leur tête blonde et charmante et sereine Se tourne avec orgueil du côté de la reine. Car la reine est leur mère ; oui, celle que leurs yeux. En se fermant au jour , ont rencontrée aux cieux. Mais, lorsque vient à vous, enfants! cette autre mère  qui votre naissance ici-bas fut amère , Pour que son pauvre cœur cesse d'être jaloux. Votre front caressé s'endort sur ses genoux. Sous ses baisers heureux votre bouche se pose , Votre béatitude entre ses bras repose ,

LE CIEL. 23

Et^ même au Paradis^ rien n'est plus gracieux, Que ce tableau d'amour chaste et silencieux.

Parfois , dans Albenga , sur des feuilles de rose ,

La jeune Italienne, au pied d'un grand melrose ,

Vient bercer son enfant avec des mots si doux ,

Qu'on le croirait gardé par un ange à genoux ;

Tandis qu'un rossignol , sur la branche élevée ,

Enchante, au bord des eaux , sa flottante couvée ;

Et que la lune calme , à travers l'arbre en fleur ,

Laisse tomber du ciel ses perles de blancheur.

» Dors, mon fils, dors, mon fils : ces rameaux, heureux voiles ,

V Sans dérober ton front au baiser des étoiles ,

» Te protègent.... bercé par les flots murmurants,

» Que ta vie ait encor des flots plus transparents !

» Que chacun de tes jours, harmonieuse fête ,

» Ressemble au nid d'oiseaux qui chante sur ta tète !

» Et ne connaisse pas l'orage de douleurs ,

» Qui se lève sur nous après le mois des fleurs I

Et l'oiseau, de ses chants , sur son nid qui sommeille , Jette aux échos du ciel la sonore merveille;

24 LE CIEL.

Ou j mourant de langueur^ de ses accords changés Traîne en soupirs plaintife les refrains prolongés.

» Doi's, mon enfant ! c'est Theure Ton voit^ sous le saule^

» Étinceler d'amour le ver luisant qui vole.

» Dors ! je t'ai consacré les veilles de mon cœur ;

» La nuit n'a pas de rêve égal à mon bonheur !

» Comme l'enfant Jésus rayonne sur sa mère ,

» D'un souris de mon fils tout mon être s'éclaire;

» C'est mon astre ^ mon ciel ^ mon ange le plus beau;

» L'horizon de ma vie est autour d'un berceau.

Et l'oiseau , de ses chants , sur son nid qui sonunellle , Jette aux échos du ciel la sonore merveille ; Ou , mourant de langueur^ de ses accords changés Traîne en soupirs plaintife les refirains prolongés.

» Dors , mon petit enfant ! l'arbre qui f environne Ouvre toutes ses fleurs dans l'air^ pour ta couronne ! » L'aurore a des rayons plus doux que ceux du soir. » Dors ! tes yeux bleus demain s'ouvriront pour me voir ,

LE CIEI.. 25

» Demain viendra le jour ; mais mon âme en prière » Dans ton regard aimé cherchera la lumière. » Silence , flots légers t oiseaux y chantez plus bas ! > J'écoute mon enfant qui ne me parle pas. »

Ainsi ^ près d'un berceau^ renfermant tout un monde Que son cœur débordé de tant d'amour inonde y jeune Italienne a soupiré ces mots y Doux trésor de bonheur de sa tendresse éclos ; Mais ce n'est qu'une image incertaine^ éphémère , De l'extase des cieux dans le sein d'une mère.

Tout ce qui nous charma dans ce grand univers : Les clairs de lune y amis des larges gazons verts , Les belles oasis dans le désert assises , Les frais enchantements des aubes indécises y

26 LE CIEL.

Les feux du colibri , les blancheurs de l'eider ^

Nos papillons dorés tissus de moire et d'air y

La riche chrysalide en sa soyeuse toile ,

Et Tinsecte amoureux dont mai fait une étoile^

Les notes de l'oiseau y villageoise chanson y

En concert odorant changeant chaque buisson y

Nos fleurs , même ici-bas , par les anges aimées y

De nos nuits d'Orient les langueurs embaumées ,

Revivent dans l'éther ; mais si jeunes , si purs ,

Si mollement trempés des célestes azurs ,

Que la muse pour eux n'a que de froids mensonges !

Qu'elle déroule en vain ses guirlandes de songes !

Et que de ses transports le rapide courant

En vain se précipite à flot plus transparent !

0 triomphe ! ô bonheur ! ô glorieux mystère ! Une bonne action y éclose sur la terre , ( Comme Christ , au Thabor y respirant l'air natal Et reprenant l'éclat du rang sacerdotal ) Apparaît dans les cieux toute transfigurée ; De son nouveau royaume elle a pris la durée y Brille pour les élus dans sa virginité y Étale à leur regard son manteau de clarté y

LE CIEL. 27

Grandit , passe et repasse , et se pose , immortelle y Aux pieds du hienheureux qui la créa si belle , En lui disant : « C'est moi^ c'est moi^ je t'appartiens; » Ne baisse pas les yeux , mes rayons sont les tiens. » C'est moi , ta douce enfant , moi ^ ta fille adorée , Moi qui rends étemel l'instant qui m'a créée ; Oui ! je suis ton image et ton vivant miroir , Et dans mes traits bénis c'est toi que tu peux voir I Ton cœur peut m'admirer^ sans éprouver la crainte Qu'en me trouvant si belle^ il me rende moins sainte. Je ne suis plus cachée à tes humbles regards ; Ma gloire sous tes pas fleurit de toutes parts ^ Je t'appelle mon père , avec un pur délire ; Et je mets sur ta bouche un radieux sourire^ Le même qu'autrefois j'ai souvent ramené Sur les lèvres du faible ou de l'abandonné , Quand je venais à lui , te suivant dans ta grâce ; Quand j'étais de tes pieds la lumineuse trace. Que de fois , me voyant , le pauvre t'a béni ! On ne sépare plus ce qu'il a réuni. Et nous ne faisons qu'un ; et la même auréole , Avec des feux pareils , de l'un à l'autre vole ; Et je suis ta parure et ta joie et ton bien , Et je porte ton nom en te donnant le mien. »

28 LE CIEL.

Âiûsi parle à la fois et puissant et modeste , Le céleste bienfait au bienfaiteur céleste.

Ainsi toute vertu dans TÉther se survit : Jeanne d'Arc y revêt le casque de David ! Elle y cultive , comme aux jours de l'espérance , Parmi les lys d'Éden le laurier de la France. Le ciel que tu révais du haut de ton pavois , Vierge ! ressemblait-il à celui que tu vois ? Ton palmier d'or a-t-il les magiques trophées Que la nuit suspendait à ton arbre des fées ? Et parmi les splendeurs des horizons sereins , As-tu vu rayonner la colombe de Reims ? Gabriel est-il beau comme dans ta pensée ? Sois fière , 6 Jeanne d'Arc ! vierge divinisée ! Toi ! qui teignis ta main , loin des lauriers maudits , Du seul sang que la gloire apporte au Paradis ! Toi^ qui pour ajouter^ brûlant et séraphique , Un hymne de combat au concert pacifique , N'avais pour bouclier y sur les champs de l'honneur^ Que tes cheveux flottants et la main du Seigneur ! Autrefois, tu sauvais notre France guerrière, En retrempant sou glaive aux feux de la prière ;

LE CIEL. 29

La victoire autrefois qui te disait ma sœur

Jaillissait de tes yeux sans troubler leur douceur.

Esprit de la bataille et calme en son orage ,

Ton sourire donnait la fièvre du courage ;

Et prédisant toujours quelque palme aux Français ,

Tu leur dictais l'oracle et tu l'accomplissais.

Oh ! sois fière ! enviant ta haute vigilance ,

Pour garder le Seigneur l'archange a pris ta lance.

Sois fière ! ! ... ton pays t'embrasa de ce feu ,

Le plus pur des amours après celui de Dieu :

Martyre , chaste vierge au front ceint de victoires ,

Ton beau nom brille empreint des flammes de trois gloires î

Au sein du firmament triomphent , à leur tour ^ Les œuvres de l'artiste , enfants d'un autre amour ; Du poète puissant qui > sous son diadème , A ces honneurs du Ciel se prépare lui-même , Quand son génie ardent , d'avenir revêtu , A force de splendeur ressemble à la vertu : Du poète , grand front à la voûte profonde , Qui ne se courbait points quoiqu'il portât un monde ^ Et s'approchait déjà du paradis vermeil > En dédiant ses vers à l'ange du soleil ;

30 LE CIEL.

De l'artiste sacré , dont la pensée austère Fit monter jusqu'à Dieu son œuvre de la terre ; Souffle qui , vers TÉden , avant lui s'envola , Prenant tous les parfums du cœur qui l'exhala ; Création sans fin , création divine , Couronne de rayons et qui le fut d'épine Autrefois pour son front dévasté dans sa fleur y Et dont on devinait la flamme à la pâleur.

y les gloires sont sœurs sous l'œil qui les convie y y leur front créateur se lève dans la vie. Raphaël ! Raphaël ! viens le premier y dis-moi Si les tableaux d'Éden ne sont pas tous de toi ! 0 toi ! qui prodiguas tant d'âme à ta palette y Qu'il ne t'en resta plus pour vivre, jeune athlète ! Toi ! martyr de ce Christ que tu peignais encor ; Artiste , au Ciel ravi par l'élan du Thabor ! Raphaël ! ! ! La beauté y ce rayon sans mélange Qui , pour voler vers toi , franchissait Michel-Ange , Sur la terre autrefois t'inondait de son jour. Les Séraphins prenaient tes songes pour séjour; Tes pinceaux transparents , colorés de prière , Donnaient à l'art antique un autre sanctuaire ;

LE CIEL. 31

Ton œil transformateur , plein d'éclairs inconnus , Voyait éclore un ange en contemplant Vénus. Pour toi , comme deux luths aux voix mélodieuses , La forme et la couleur , ces deux sœurs radieuses , Semblaient n'avoir qu'une àme , afin que sous le Ciel On vit passer un homme appelé Raphaël ! ! !

Tes vierges dans TÉden se sont donc envolées y Elles , par tes pinceaux y sur la terre exilées ! Elles qui souriaient d'un sourire si doux Et qu'on n'osait pourtant adorer qu'à genoux ! Bien plus haut que l'autel reposait ta cendre , Elles t'ont fait monter , toi , qui les fis descendre ! Et tu ne comprends plus ton magique pouvoir , Et ton éternité s'enchante de les voir ; Et ton ciel s'est peuplé des regards de tes filles , Et des chastes amours de tes saintes familles. Les voilà ! les voilà ! . . . leurs beaux groupes sacrés Des modèles divins ne sont plus séparés ; Cortège aérien. . phalange triomphante ^ Purs fronts glorifiés par l'art qui les enfante , Et semble enorgueillir de ses créations ^ Le séjour incréé des hautes visions !

32 LE CIEL.

Oh ! comme chaque élu vient baiser en silence , Sur le tableau pieux , la sainte ressemblance , Admirant le chef-d'œuvre et calme et virginal , Et devenu réel à force d'idéal !

Cécile , empruntant la harpe séraphique , Accompagne à genoux cet hymne magnifique , Ce grand Stabat aimé de la mère de Dieu , le génie ardent pleure en notes de feu. Plainte plus ineiïable encore que la joie , Extase de tristesse tout élu se noie , Quand le concert divin qu'un mortel anima , Gémit , comme les voix qui passaient dans Rama. Il va gémir. . . Silence ! ardeurs , trônes , louanges ! Septorchestres, comptant chacun dixmille archanges^ Sortant des profondeurs d'un deuil silencieux. Des plaintes de leur mère ont inondé sept cieux. Tantôt j laissant mourir le chant mélancolique ; Et tantôt j emportés par l'aigle évangélique , Jusques au Saint des Saints élevant à la fois , D'un vol plus tourmenté , les sanglots de la Croix ! Les lamentables voix montent , passent , se fondent ; Les masses d'harmonie en fuyant se répondent,

LE CIEL. 33

Comme se répondaient , dans TÉther radieux y Les sphères d'or croisant leurs chœurs mélodieux !

La musique terrestre y à son berceau ravie , Ne possède avec nous que l'ombre de la vie. Pleins de souffles grossiers , nos pâles instruments Ne s'illuminent pas de leurs frémissements ; Mais les sons , ramenés à leur source première , Gomme ici-bas dans l'air ^ vibrent dans la lumière. Mais l'instrument sacré dont l'archange se sert , La douceur de son nom est son premier concert. Au milieu des bémols^ comme un lys^ semble éclore. Embaumé de parfums^ le chant du Mélosflore. On croit voir onduler le contour des accords , Gomme sous un jour pur les lignes d'un beau corps ; Et^ tel qu'une colombe errant parmi les branches , Du doux Extaséon le chant aux ailes blanches Voltige lumineux sur le front des élus; Aux prières du ciel prête un élan de plus y Glisse à travers l'Éden , languissant ou rapide , Répand de ses rayons le sourire limpide y Et, s'élevant toujours, vers lui semble appeler La symphonie en pleurs qu'il voudrait consoler :

34 LE CIEL.

Tandis que ^ sous son vol^ au fond de l'àmc émm, En bruits entrecoupés le Trémolo remue ; Tandis que les aspects du Stabat gémissant , De douleurs en douleurs^ flottent s'élargissant. Poëme de soupirs ! les basses funèbres En rythmes lents et froids traduisent les ténèbres ; des trombes-d'airain la sombre cavité > Âbime de tristesse et de sonorité , Fait rouler pesamment , dans des nuits nuageuses , Les tonnerres plaintifs des gammes orageuses ; Jetant de cieux en cieux , fleuve d'abord caché , Le largo solennel en larmes épanché ; Par le retour sans fin d'une seule mesure , Nous sillonnant le cœur à la même blessure ; Modulant la souffrance , et , d'effort en effort , Donnant la mélodie aux frissons de la mort. Et l'ange voit passer , aux feux du tabernacle > Dans l'accord transparent le douloureux miracle ; Voit expirer le Christ dans l'hymne agonisant ; Chaque note distille une goutte de sang. Dans ce drame complet du Dieu qu'on sacrifie , Le rythme devient glaive et le son crucifie. Lève-toi , Pergolèse , en ton ravissement ! Ton âme musicale emplit le firmament.

LE CIEL. 35

Et ce foyer sublime ^ encensoir d'harmonie , Donne assez de soupirs pour l'église infinie ; Et l'orgue des sept cieux^ plein de tes seuls transports^ Ne s'apercevra pas qu'il a changé d'accords.

à ^ ta vue , 6 Milton , de ta gloire frappée , S'ouvre enfin aux splendeurs de ta large épopée. O mon poète ! toi ^ toi le front le plus fier Sur qui jamais la muse ait posé son éclair ; Front qui consumerait toute palme éphémère , Tonnant comme Isaïe et chantant comme Homère ! Front pour consacrer un poète béni , On sent Dieu se mouvoir comme dans l'infini. Milton ! ! toi qui plus grande sus^ dans ta force arden te , Lancer un drame au fond des abîmes de Dante ; Et peindre en roi puissant son monstre aux dents de fer , Satan pétrifié servant d'axe à l'enfer. Jadis ^ comme une fleur du brouillard se d^age^ L'éternité pour toi dépouillait son nuage ! Tu regardais ton Dieu , ne pouvant voir que lui ! Aveugle illuminé! viens ^ regarde aujourd'hui De ta création la vivante merveille. Oh ! comme^ au fond du ciel^ le cygne en feu s'éveille ,

36 LE CIEL.

Lorsque trois chérubins^ sous leur doigt frémissant, Tournent tous les feuillets du livre éblouissant ! On les voit rayonner d'ardente poésie , Plus que de diamants le front d'un roi d'Asie, Ces pages , ces beaux vers dans TÉther déployés : Mots de la langue humaine aux élus envoyés ! Ces vers majestueux faits d'accords et de flamme , Trouvés pour que la voix d'un ange les déclame ; Ces vers triomphateurs et tout-puissants... ces vers resplendit le jour qui créa l'univers ! !

Le char d'Emmanuel, fier de ses grandes guerres , Aux tableaux de Milton vient compter ses tonnerres; Et , lui parlant du haut de ses brûlants essieux : » Le regard infini remplaçait donc tes yeux , D Toi , qui de nos exploits mesuras le théâtre !

» Aveugle de la muse, m'as-tu vu combattre?

«

» Quel habitant du ciel t'inonda de clarté ? » Qand ta harpe chantait, qui de nous a dicté? » Qui t'a dicté ce vers qu'après la haute lutte , » Satan vient allonger des neuf jours de sa chute?

* liine limes the spaœ that measures day and night.

LE CIEL. 37

r

» Et celui dont la courbe embrasse tant de flots , » Pont de la mortjoignant les deux bords du chaos? » Le poète triomphe... et toi^ tu viens entendre De ton premier réveil le récit chaste et tendre , Belle Eve ! et tu revois l'Éden que tu perdis , Dans ces chants inspirés des anges applaudis. Oh I contemple long-temps, contemple^ avant Torage , Ces tableaux le monde adora ton image 1 Faube de tes jours a gardé sa blancheur, des ruisseaux d'Éden serpente la fraîcheur , se lève à tes yeux , au miroir de leur onde , Ton beau corps vii^inal sous sa parure blonde. Reine de ces jardins y lorsqu' Adam était roi , Tes familles de fleurs s'y souviennent de toi ; S'entr'ouvrent à ton nom ; ton nom sur chaque rose , Comme un alexanor, et voltige et se pose; Tes soupirs sont toujours sous ces berceaux aimés ; De tes baisers toujours ces lys sont parfumés.

Adam vient près de toi ; ta douce voix encore , Comme autrefois à l'heure t'éveillait l'aurore, Lui parle saintement des songes du passé , Des songes d'un exil par le ciel remplacé.

38 LE CIEL.

Car^ au pied du Seigneur, ton amour t'a suivie. Car, il est des hymens dans rétemelle vie. L'Éther a ses hymens. . . le cierge nuptial , La plus vive lueur du monde sidéral. Efface à son éclat tous les trépieds mystiques , Alors qu'il réunit deux âmes sympathiques ; Deux élus, Tun à Fautre à la fois dévoilés. Des deux côtés du ciel Tun vers l'autre envolés. Qui viennent, tous les deux, au même nom répondre , Dans un regard sans fin se perdre et se confondre , Sans altérer jamais , radieux fiancés , Les parfums de pudeur dans Tanneau d'or laissés; Se disant : « Oh ! c'est vous , en qui mon ciel s'achève ; » Dieu vous a fait une âme avec mon plus doux rêve ! » Ineffables soupirs ! regards ! pleurs caressants ! Miroir jamais terni par le souffle des sens ! Miroir immaculé , miroir qui toujours brille , Dans la sainte maison du père de famille !

Mais le degré d'extase a des noms différents Parmi les bienheureux , et vient marquer leurs rangs « C'est leur noblesse , écrite en signes de prière ; C'est le blason céleste empreint sur leur lumière ;

LE CIEL. 39

Et deux beaux Séraphins y rois des champs azurés , Par des signes jumeaux Tun vers l'autre attirés , Pareils dans leur éclat , pareils dans leur ivresse , Pareils dans les trésors de leur sainte richesse , Forment ces purs hymens , plus chastes que le jour , Et dont Tétemité n'épuise pas l'amour. Et les heureux époux ^ dans les nœuds qui les lient , Sans fin , selon l'esprit , croissent et multiplient En pensers y en sagesse , en louanges de feu : Ces beaux fruits immortels du grand arbre de Dieu .

Avez-vous contemplé l'hymen plein de mystère Des astres amoureux des fleurs de notre terre , Dans une de ces nuits le sylphe Âriel Semble avoir répandu son haleine de miel? Les constellations , radieuses abeilles , Aspirent le printemps par toutes ses corbeilles. Un rayon des Gémeaux^ en voilant son ardeur. Sur les lys frémissants vient baiser la pudeur. La pléiade se penche heureuse^ et donne une âme A l'ixia dardant ses six langues de flamme. Les étoiles du char endorment leur clarté , Sur cette grande fleur , panache velouté ,

LE CIEL. 41

Par le mot qui les peint sont voilés et ternis ! Mais Thymen de deux cœurs , dans le Seigneur unis ^ A nos couleurs encore échappe davantage : Chaque trait du pinceau le couvre d'un nuage.

*

CHANT DEUXIÈME.

46 SËHIDA.

Une seule / rêvant, priant , aimant à part , Ne laissant pas son cœur vivre sous un regard ; Au doux frémissement des ailes balancées , D'impossibles désirs attristant ses pensées ; Regrettant dans le ciel l'air de l'exil natal , N'avait jamais cherché dans les bois de santal , Sur quel bel habitant du glorieux empire Elle reposerait son étemel sourire. Cette sainte , c'était la blanche Sémida ; Vierge qu'avec orgueil le monde regarda , Quand le monde , déjà se penchant vers son terme , De la vie en son cœur sentait mourir le germe. Dernier enchantement de la terre , et pareil A celui qu'adorait la terre à son réveiL Vase pur , dont le miel eut une goutte amère ; Dernière fille d*Ève et semblable à sa mère ! !

Avant de se voiler au terrestre séjour,

La suprême beauté , dans Eve éclose au jour ,

Etait venue encore en rayons d'innocence ,

Sur ce front de quinze ans verser sa pure essence.

Sémida ! Sémida ! dernier présent de Dieu !

De la forme idéale éblouissant adieu !

SËMIDA. *7

11 semblait que la vie , en s'exilant du monde , Eût voulu s'admirer dans cette tête blonde. Nos fleurs , en se fermant , avaient > pour vivre encor , Laissé tous leurs parfums dans ses beaux cheveux d'or. Son regard que ses cils couvraient de leurs longs voilçs , En les voyant mourir , avait pris aux étoiles De leurs derniers rayons les flottantes lueurs. Les pleurs de la rosée avaient formé ses pleurs. Tout ce que la nature exhale d'harmonie , Revivait dans sa grâce et dans sa voix bénie; Et son sourire aurait , sous le glaive enflammé , Rouvert le paradis qu'Eve s'était fermé. Telle et plus belle encore aux cieux que sur la terre , Celle qu'on appelait la Vierge solitaire , Errait languissamment et^ parmi les élus^ Semblait attendre encore l'amour n'attend plus. Sans perdre de son front l'aimable transparence , Sémida, dans le ciel , s'attriste d'espérance ; Et son éternité , de printemps en printemps , N'est qu'un miroir voilé qui réfléchit le temps. Au sein du firmament la terre est son seul rêve , Dans ses célestes nuits notre aurore se lève ; Et les saintes y ses sœurs , en parfums d'amitié , Sur sa douce tristesse épanchent leur pitié.

48 SEMIDA.

Venez , vierges ! venez baiser sur sa poitrine Cette petite croix d'or et de saphyrine , Que souvent son r^ard a cru voir re^lendir. Et jusqu'au Saint des Saints dans l'infini grandir! Anges et séraphins! oh! que Tarnoor vous guide Vers cet enfant d'Éden que l'Éden intimide. Accoutumez ses yeux à vous voir^ sans effroi y Jusqu'à ses piedsjdistraits baisser vos fronts de roi ; A ne plus se tourner , quand le jour vous inonde y Astres désenchantés , vers l'ombre fut le monde. Venez dans tout l'éclat de la sainte fierté y Sans craindre de flétrir la fleur d'humilité ! Vengez l'hymne étemel qu'elle écoute sans charmes y L'orgueil du Paradis insulté par ses larmes ; Sous son regard ouvert à la nuit du passé y Vengez le jour divin autour d'elle éclipsé ! A la terre d'exil comparez la patrie. Dites-lui y sans blesser sa molle rêverie y Conibien y s'il veut aimer y son cœur pur aimera y Sous les rameaux penchés de vos grands bois d'amra ; Combien est embaumé d'aloès et de rose^ Pour le sommeil d'un ange un palais d'argyrose ! Balancez sur ses nuits , dans vos écharpes d'or y Des songes plus légers qu'un vol d'alexanor.

SÉMIDA. 49

Dites-lui que vos deux, blanche et mystique enceinte , Ne sont pas trop étroits pour Tàme d'une sainte ; Que votre soleil seul peut lui verser le jour. Que les souffles de Dieu parfument votre amour. Oh ! dites-lui combien , dans sa brillante voie. Peuvent germer d'épis pour vos moissons de joie ; Et sous les balsamiers, sous Théliante en fleurs. Montrez-lui qu'elle est belle au miroir de ses pleurs ! L'âme de votre sœur se meurt de défaillance. Venez.... mais, sans vous voir , elle fuit en silence L'ombre du Nialel , arbre transfiguré Qui nourrit les élus de son doux miel ambré. Elle fuit les ruisseaux tout bordés d'asphodèle ; Elle fuit , sans les voir , à sa langueur fidèle , Les perles qu'à ses pieds roulait chaque flot bleu , Grains de sable natifs des fontaines de Dieu. Quelquefois , pour entendre une voix qui console , Elle donnait son âme aux soupirs de sa viole ; Écho mystérieux , ineffable , infini , D'un nom qui n'était pas sur le livre béni ; Et ses cheveux voilaient de. leurs soyeuses tresses , L'instrument radieux en pleurs sous ses caresses. Elle! dont le regard aurait, s'il eût voulu, Inondé de bonheur l'anneau d'or d'un élu ;

4

50 SÉMIDA.

Et dont la pure voix , même dans son délire ,

Chantait plus près de Dieu que la céleste lyre.

Elle ! dont la couronne avec grâce étoilait

Le nuage indécis qui toujours la voilait.

On dit que les vieillards, au grand front prophétique ,

Respectaient sa tristesse et son trouble extatique ,

Comme un miracle saint, scellé d'un triple sceau ,

Et dont Tobscurité décora son berceau.

Ainsi l'Arabe encor , comme un mystère immense ,

A l'égal du Coran adore la démence :

Dans une âme n'est plus le jour du souvenir ,

Il croit pouvoir surprendre un rayon d'avenir ;

Et les secrets du sort dans sa mélancolie ,

Et le regard divin dans l'œil de la folie.

Parmi tous les élus se demandant entre eux Du deuil de Sémida le secret douloureux , L'àme la plus touchée et la plus attendrie , C'était, sous les palmiers, Madeleine-Marie. Un jour , elle se dit : « Il la consolerait , » Le cœur qui près du sien une fois pleurerait ! » Et loin des chants sacrés , tendre et compatissante , A force d'amitié , la sainte éblouissante

SÉMIDA. 51

Reprît , comme au désert , des soupirs de douleur ; Sa pitié sur son front fit monter la pâleur. Abdiquant un moment l'auréole dorée Et le manteau royal d'amante préférée y Elle chercha sa sœur ^ qui^ la voyant ainsi y L'aima d'un grand amour et lui dit : « me voici ! » Des mimosas discrets les rameaux les voilèrent ; Puis en se regardant les saintes se parlèrent.

SÉiHIDA.

Est-ce toi , Madeleine? Oh ! ma sœur^ est-ce toi ? Il est donc une élue aussi triste que moi I Quand le céleste époux dans sa gloire t'appelle , Je ne t'ai jamais vue et si douce et si belle : Sans doute que mon œil était trop ébloui Pour pouvoir t'admirer , comme il fait aujourd'hui ! Car aujourd'hui , de paix ta présence m'inonde , Et mon cœur suit ton cœur comme l'onde suit l'onde .

MADELEINE.

Je t'aime ! et, te voyant pleurer et défaillir , J'ai senti de pitié mon àme tressaillir. Si j'ai pris de ton front la tristesse , ô mon ange ! De mon sein amoureux prends la joie en échange.

52 SÉMtDÀ.

Pour me pencher vers toi , si j'ai pris ta couleur , Viens prendre mes parfums , ô ma céleste fleur. Je t'aime! etje voudrais^ sous ces rameaux> t'entendre Me dire ton secret avec ta voix si tendre. Je voudrais^ plaignant ceux qui souffrent au désert , Comme au livre béni lire en ton cœur ouvert !

SÉMIDA.

Ah ! laisse-le toujours se fermer sur sa peine : C'est un parfum aussi que la plus faible haleine Même des vents du ciel en poison changerait.

MADELEINE.

Ce matin , 6 ma sœur I quand ta viole pleurait , On dit qu'à ces soupirs^ au pied d'un mélodore^ Un nom mystérieux que ta langueur adore , Se mêlait doucement et puis venait dormir Sur les fils enchantés qu'il avait fait gémir. Oh ! par quels souvenirs serais-tu donc liée A la terre d'exil de nous tous oubliée ? La terre, Sémida, qu'avait-elle à t'offnr? Était-elle plus belle au moment de mourir ? Avait-elle gardé pour son heure dernière Sa plus douce verdure en son sein prisonnière ?

SÉMIDA. 53

Mis un manteau d'azur plus riche au firmament ? Comme Tâme du juste au suprême moment , Pour faire à son Seigneur une plus riche offrande , Était-elle plus calme , et plus pure et plus grande? Ornait-elle son front de lys plus éclatants ? Chantait-il plus d'oiseaux à son dernier printemps? Rendait-elle en mourant , à Dieu son père auguste , Ce triple de parfums que rend Tâmç du juste ?

SÉMmA.

La terre était la méme^

MADELEINE.

Alors pourquoi pleurer , Et dans un souvenir si triste t'égarer? Sais-tu que ton absence afflige , dans nos fêtes , Cléophanor ton père j un de nos grands prophètes ; Et l'ange qui jadis sur terre te garda , Ton bel ange Éloïm , le saisrtu , Sémida ?

SÉADDA.

Oui.

MADELEINE.

Pourquoi fuir ainsi le jour , ô jeune sainte ! Pourquoi couvrir de deuil ton voile d'hyacinthe ? Que fais-tu , que fais-tu de ton éternité ?

5i SÉMIDA.

SÉMIDA.

Sur ma croix d'or , ma sœur , mon œil s'est arrêté : Oui , sur cette croix d'or rayonnante ; et c'est elle Qui me sert d'horizon dans la vie immortelle. Â savoir mes secrets elle seule a des droits. Je chante sur ma viole et pleure sur ma croix. Je l'avais au berceau ^ Madeleine , et je pense Que ma dévotion aura sa récompense. Cette croix sur mon sein est un mystère aussi ; Je la portais sur terre et je la porte ici. Et je vois , ô ma sœur , ou je crois voir peut-être , Sur la relique en feu l'avenir m'apparaitre.

MADELEINE.

Aux cieux un avenir qui n'est pas le présent!

SÉMIDÂ.

Tel que l'espoir le donne.

MADELEINE.

Oh ! douloureux présent !

SÉMIDA.

Au fleuve de l'espoir ma soif se désaltère.

SËHIDA. 55

MADELEINE.

Moi , j'espérais ainsi quand j'aimais sur la terre !

SÉBODA.

Vers ces temps disparus , oh ! reportons nos yeux.

MADELEINE.

Je craindrais , comme toi , de ne plus voir les cieux ; Mon amour est divin.

SÉMIDA.

0 douce image , ô rêve ! Enfance aux jours dorés qui devant moi se lève ! Sommeils si doux trouvés sous l'ombre des palmiers 1 Fontaine intarissable buvaient les ramiers ! Vallons des amandiers , vallons de fleurs , beaux vases Qui mêliez vos parfums à toutes mes extases ! Rochers du mont Arar que la terre encensa , naquit notre amour , Tarche se posa ! Grotte je contemplais , à son bras enlacée , Un autre ciel éclos d'une seule pensée ! Citernes d'où sa voix s'élevait comme un chant ! Belles neiges , miroir des roses du couchant ,

56 SÉMIDA.

Qui prolongiez pour nous , sur le mont symbolique , Des doux reflets du soir l'adieu mélancolique I 0 lointains souvenirs ! ! !

MADELEINE.

Mes souvenirs à moi y Tous éteints pour mon cœur, se raniment pour toi. La charité sur eux souffle une seconde âme. Morts pour la bienheureuse , ils vivent pour la femme ; lis se lèvent en foule et font monter au jour Le spectre du désert prêt à parler d'amour. Au pardon du Seigneur avant d'être appelée , De ces rêves brûlants mon âme fut peuplée : Les voyant autour d'elle en cercle flamboyer , Elle les reçut tous à son divin foyer , Disant : Vous me serez le jour , l'ardente vie ; Faites-moi tant de dons qu'un ange les envie ! Et je fus la plus belle , et j'appris le bonheur Aux regards suppliants qui cherchaient ma langueur. J'aspirai dans mon sein le monde à chaque haleine ; Mon voile d'or suffit à parfumer la plaine ; L'Idumée à genoux d'orgueil me couronna ; Du Dieu quitté pour moi l'encens m'environna. Mais un jour (jour que Christ pesa dans sa balance ! ) , Sur les chants enivrés jetant son long silence ,

SÉMIDA. 57

Arrachant mes joyaux^ éteignant mes trépieds.

Le désert vint aussi se coucher à mes pieds.

Il attira vers lui la grande pécheresse y

Ou\Tit ses larges bras de sable à ma tendresse.

Et je changeai d'amour ; mon cœur demeura seul ,

Ayant autour de lui le désert pour linceul :

Le désert , pour livrer dans ses mansuétudes

Aux eaux de ma douleur ses vastes solitudes;

Pour être ma famille et pour coller, vingt ans ,

Sur le même rocher mes genoux pénitents :

Le désert , pour blanchir de tristesse et de cendre

Mes cheveux qu'à mes pieds Torgueil faisait descendre ;

Le désert , pour user de remord en remord

Sous ma lèvre amoureuse une tête de mort !

SÉMIDA.

0 ma sœur ! ! !

MADELEINE.

Mais toi , toi qu'un rêve obscur tourmente ; D'un souvenir d'exil mélancolique amante; Pécheresse du ciel , quel remords attester ! Auras-tu mon cercueil pour te ressusciter ? rencontreras-tu dans la gloire absolue , Une tête de mort pour tes baisers d'élue?

58 SËMIDA.

SÉMIDA.

Oh ! viens prier pour moi !

MADELEINE.

Non^ nous ne prions pas Entre élus Tun pour l'autre !

SÉMIDA.

Oh ! viens guider mes pas ! Ta main , pour relever la force qui me reste ! Un cri de repentir pour une voix céleste !

MADELEINE.

Jésus peut t'exaucer ; Jésus t'ouvre ses bras.

SÉMIDA.

Il daignerait m'entendre !

MADELEINE.

Oui , puisque tu prieras ; Il m'écouta moi-même.

SÉMIDA.

Au grand jour des alarmes ^ Quand la terre vivait.

MADELEINE.

Elle vit dans tes larmes ! !

SÊMIDA. 59

*

Lorsque nous dépouillons notre manteau brillant ^ Pour couvrir en hiver les pieds d'un mendiant ; Comme la charité n'est pas un vain mensonge ^ Jésus-Christ dans la nuit nous apparaît en songe Et de notre bienfait se montre illuminé y Sous le même manteau que nous avons donné « Tel^ et plus vite encor, le doux fils de Marie Vient du triangle en feu vers Sémida qui prie ; Et y pour la rassurer ^ se pare également De tous les dons voilés qu'autrefois humblement (Aumônes d'espérance et de douces pensées) Elle avait faits sur terre aux Âmes délaissées.

SÉMWA.

Combien mes yeux en pleurs^ crain tifs comme ma voix^ Avant de vous chercher se sont baissés de fois ! Daignez^ soleil divin, oh ! daignez, sous son voile , Secourir d'un rayon la pâleur d'une étoile.

60 SËMIDÂ.

Je renaîtrai , Seigneur , et , mes yeux sur vos yeux ,

Je reprendrai mon vol vers l'orient des cieux.

Vous êtes le Sauveur; c'est vous qui, sur la terre.

Avez tendu la main à la femme adultère.

Vous ne laisserez pas , ô Christ , gémir en vain

Une vierge infidèle à son époux divin.

Mon cœur douloureux s'ouvre à celui qui délivre;

Lisez , pour les changer , aux pages de ce livre ;

Venez en effacer un nom doux et mortel.

Vous le savez. Seigneur, je pleure Idaméell

Idaméel , cette âme autrefois fraternelle

Qui ne me suivit pas dans la vie étemelle ;

Ce front en vain baigné dans les eaux du Jourdain ;

Ce regard dont l'absence a dépeuplé TÉden ;

Cette voix qui n'a plus de voix qui lui réponde I

Nos berceaux ont posé sur le cercueil du monde ;

Et nous avons tous deux fermé sur nos sentiers

La grande chaîne humaine à ses anneaux derniers.

Mais au pied de l' Arar quand nous nous séparâmes ,

Un bandeau différent couronna nos deux âmes :

Et j'ai pleuré sa chute , et j'ai senti , Seigneur,

Feuille a feuille à mon front se faner le bonheur.

Quelquefois même , ô Dieu ! moi , votre humble servante,

Dans le rêve insensé qu'aucun vœu n'épouvante ,

SËMIDA. 61

J'ai cru y démence impie ! en prononçant son nom ,

Rouvrir dans votre sein Tabime du pardon.

J'ai cru vaincre , à genoux , un arrêt invincible.

Égarant la prière en un vol impossible ,

J'ai cru voir sous mes pleurs refleurir pour le ciel

(Ainsi qu'Âbbadona sous les pleurs d'Âbdiel)

Celui que j'aime encore^ et que le monde en cendre y

Quand je montais vers vous, ô mon Dieu , vit descendre.

Pardonnez-moi ; je suis l'ouvrage de vos mains ,

Et l'œil de votre amour veille à tous mes chemins.

Votre sagesse, ô Christ! qu'en l'adorant j'atteste.

Protège de pitié mon délire céleste.

Mais pourquoi ces regrets, ce deuil , cette langueur.

Fardeau que seule ici j'ai gardé sur mon cœur !

Autrefois, si parmi les enfants de la terre,

La douleur, ô mon Dieul fut un si grand mystère.

Oh ! combien ce secret revit plus étonnant

Dans l'ineffable paix du séjour rayonnant !

Pourquoi dans l'hymne saint des chants presque funèbres !

Pourquoi mon auréole a-t-elle ses ténèbres 1

Pourquoi mes souvenirs, ô mon maître, et pourquoi

L'univers, mort pour tous , n'estril pas mort pour moi ?

A quel bonheur sans nom osai-je donc prétendre?

Lorsque j'ai tout reçu. Seigneur, que puis-je attendre?

62 SÉMIDA.

Je pleure , et dans mon sein ne sont pas attiédis

Mes regrets ; tout baignés de l'air du Paradis.

Si du terrestre Éden vous exilâtes Eve,

Mon délire est pour moi Farchange armé du glaive;

Des éclatants parvis il m'exile à mon tour;

Il prive de lumière une fille du jour.

Je perds la belle fleur de la vie étemelle

Qui se fane blessée au frisson de mon aile ;

Et même devant vous, j'attriste en l'écoutant ,

L'angélique concert autour de nous flottant.

LE CHRIST.

Toi , le dernier enfant que m'envoya la terre ! De mes plus doux trésors tu fus dépositaire. Tu le sais, jeune sainte, et toute ma faveur, Tu la payas de l'or si pur de ta ferveur ; Et tu tendis les mains vers la palme promise : Tu ne peux la porter après l'avoir conquise ! Entre toutes tes sœurs je vins te couronner ; Tu savais obéir , tu ne sais pas régner ! Et ton front, sous les feux dont mon amour l'inonde , Jusque dans ses rayons porte le deuil du monde. Ta langueur à mes pieds ne peut se ranimer. Faut-il changer les cieux pour te les faire aimer?

SËMIDA. 63

l)evais-tu^ mon enfant^ pleurer dans la lumière^ Au service de Dieu toi jadis la première ? Toi que FArar gardait sous ces rocs orageux , Avec r arche cachée à son sommet neigeux , Quand d'un terrestre amour tu rejetais l'entrave ; Quand ton àme était reine en sa robe d'esclave. Toi qui fis du tombeau Fautel de la pudeur ! Qui me livras tes jours , comme un lys dont l'odeur Se mêlait chastement à tes autres offrandes ; Toi , dont l'heure suprême eut dés ailes si grandes ^ Sémida I qu'on la vit d'un seul vol te jeter Aussi près du Seigneur qu'un élu peut monter : Emportant avec toi , céleste conquérante y Les dernières vertus de la terre expirante .

SÉMIDA.

Ma mort serait la même ; elle triompherait ,

Et l'ange du martyr à vous me conduirait ,

Si j'étais sur la terre : oui , languissante ou forte ,

Dansla joie ou le deuil, l'ombre ou le jour, n'importe,

J'obéirais encore , oh ! donnez-moi l'oubli ,

L'oubli d'un nom !

LE CHRIST.

Ce nom , dans l'ombre enseveli ,

64 SÉMIDA.

Qui pour la consumer à ton àme s'attache,

Ce nom^ plus ténébreux que la nuit qui le cache ^

Eût obscurci ton front et les cieux d'alentour.

Si mon regard sur toi ne conservait le jour.

D'Idaméel perdu tu rêves la présence !

Ton regard, je suis, remarque son absence !

Ne te souvient-il plus qu'infidèle à ma loi ,

11 mit tout son génie à s'éloigner de toi ?

Ai-je, pour le sauver, oublié quelque grâce?

Lorsqu'il volait au mal, ai-je perdu sa trace?

Je le protégeai plus que tout autre mortel :

Je l'appelai du haut de mon dernier autel ,

Et la terre me vit , près d'être anéantie ,

M'enfermer, pour lui seul, dans la dernière hostie.

Mais cette àme , toujours fuyant loin de mes pas ,

Ne pouvait respirer qu'où Jésus n'était pas.

Tous mes dons dans son sein se tournaient en colère ;

Le vase empoisonnait la liqueur du calvaire.

En vain tu te joignais à moi pour l'implorer;

Ton amour, astre pur, servit à l'égarer.

Et l'arche fleurissait la vie , ô ma colombe !

Il vint la visiter pour s'en faire une tombe ;

Et le monde expirant, dans ses pièges conduit,

Fit un pas de géant vers Téternelle nuit.

S£HIDA. 65

Tu pleures sur son sort ! sais-tu comme il expie Les grands aveuglefflentâ de sa révolte impie ? Et sais-tu , daDs le champ que lùi-môme a semé y Quel terrible joyau pour son front a germé ? Sais-tu quel nouveau titre a couronné scm crime ?^ Comme moi roi dès eieux , il est roi de l'abîme ! ! Il est roi de TabinieL..

SÉMmA.

Idatnéel!!

LE CHRIST.

Celui Qui crut que l'univers ne renfermait que lui ; Celui qui , sous son œil^ avait vu sans partage^ D'un savoir menaçant se grossir l'héritage; Et qui voulait changer , au terrestre séjour. L'ordre éternel des temps sous son compas d'un jour ; Celui qui crut pouvoir (quand , vaste solitude ', Votre monde expirait dans la décrépitnde ) Du globe rajeuni repeupler les déserts ; Aigle que la démence aveuglait dans les airs, Celui qui crut pouv<Mr :^ du sein des nuits funèbres , Pousser contre ma ciMx l'orgueil de ses ténèbres ,

66 StMIDA.

Tandis qu'ilctisputait^ d'un gigantesque effort. Le disque du soleil aux souffles de la mort! Ce même Idaméel , aine «ux enfers bannie y  bâti , dans 3a tombée un trônie à son génie. Et , vaiiicu eette fois sans étrie foadroyé/ Roi captif > devant lui Lucifer a ployë* Ivre de son triomphe^ esprit que rien ne change , L'homme a trouvé léger le sceptre de l'archange. Tant son rêve était grand , tant son front révolte Se préparait d'avance à; cette royauté I

^

Ainsi parla iésûs. Séfaiida^ pâle et belle. Ne se souvenant pluâ qù'elte était immortelle , Crut mourir... ses cheveux^ toipi baignés de douleur, Dénoués sur son sein , pleurèrrat son malheur. Les fleurs du Paradis à la triste rosép Ouvrirent à regret leur cdroile irisée.

SÉMIDA. G7

Ton père y en ton amour autrefois le premier , Voila son front pensif priant sous le palmier. Jeune sainte ! et le ciel , autour de la victime ^ Tressaillit de pitié sous un deuil unanime !

Lorsqu'un roi d'Orient descendait au cercueil , Durant neuf longues nuits, durant neuf jours de deuil, Ninive gémissait avec toutes ses femmes. Le même cri, neuf jours, montait du fond des âmes. Babylone en ses bras penchait l'urne des pleurs; Toutes les voix du temple éclataient en douleurs. Les triples sphinx pleuraient. . . les éléphants de pierre Qui portent jusqu'aux cieux la tour de la prière , Les mages , les guerriers et les vierges d'Isis , Et les princes venus de la grande Oasis , Tous ensemble pleuraient. . . Les pleurs expiatoires , Débordant du cristal des cent lacrymatoires , Allaient désaltérer , au bruit des noirs accords , L'osiris du sépulcre en la cité des morts. Comme on voit un vieux saule, aux vastes chevelures. Répandre aux bords des eaux ses pleurantes verdures, La tristesse , le long des fronts échevelés , Ruisselait , répandait ses torrents désolés ;

68 SÉMIOA.

Et conduisait long-temps^ sous ses bandeaux humides,

La pompe austère autour des hautes pyramides.

La lamentation en longs échos roulait.

De la cendre du deuil le soleil se voilait ;

Et du profond désert , grandi par tant d'alarmes ,

Le sable inconsolé se fécondait de larmes.

Ainsi gémit long-temps tout le ciel ; et voilà Que Christ^ soleil divin , lui-même se voila ! Oui , le Sauveur cacha sa tète généreuse , Pour ne pas voir pleurer la cité bienheureuse : Comme si, dans son sein, à son tour s'émouvait Sa grande âme de verbe en qui la paix vivait ; Comme si sa pensée , immense réceptacle , Sentait qu'elle s'ouvrait à ce plaintif miracle , Pour le prendre stérile et pour le féconder ; Pour lui donner des fruits que l'Éden pût garder. Durant neuf de ces jours que l'infini mesure , De Sémida, sa fille , il sonda la blessure ; Puis du trône incréé le Sauveur se leva.... Il monte de ce trône au sein de Jéhova. Et sa mère se trouble , et le ciel le contemple , Et le prêtre, en marchant, semble agrandir le temple;

SÈMIDA. 69

Et l'épouse du Christ , la mystique Sion y Cherche en vain le secret de son ascension. Son éclat qui toujours , grand fleuve de lumière , Ruisselait davantage en s'approchant du père^ 0 prodige ! à présent s'affaiblit par degrés ; Ses pieds sur les lys blancs marchent décolorés , Reprenant , pas à pas y tout embaumés de myrrhe , Les signes effacés^ stigmates du martyre. Il monte vers le père , et cependant son œil Semble , bien loin de lui , regarder un cercueil ; Et se mouiller encor de ces pleurs , sainte pluie Qui tombait sur Lazare , en lui versant la vie. Mystère impénétrable ! évangéliques pleurs ! Le Dieu de gloire monte en homme de douleurs ; Et même Ton croit voir , formidable présage , Flotter autour de lui comme un vague nuage , Cette robe de lin qui fut jetée au sort Sur la triste montagne, en présence du mort. Et^ lorsqu'il va franchir le seuil du sanctuaire , Comme pour compléter Tappareil du calvaire On croit voir un fardeau , croix immense de feu , Surcharger et brûler les épaules du Dieu. On croit voir , figurant le terrestre supplice , Passer devant sa lèvre une ombre de calice ;

J

70 SEMIDA.

Et du bandeau royal , toujours plus p&lissant , Les perles de clarté fuir en gouttes de sang ; Ou former sur son fronts comme à l'heure suprême. En rayons épineux , le souffrant diadème : Transfiguration plus étonnante encor , Que celle dont l'éclat foudroya le Thabor !

Mais ce grand souvenir emprunté de la terre , Nul des esprits créés n'en comprit le mystère. Nul d'entre eux n'entendit la voix de Jéhova , Qui s'adressait au Christ et qui lui disait... « Va ! » Tu veux^ mon fils^ tu veux dans leur nuit inféconde » Racheter les enfers comme autrefois le monde ! » Attirer sur toi seul , Dieu des crucifiements , » En Sauveur infini, l'infini des tourments; » Et voir , sans implorer d'en bas mon indulgence , » Ton calice tarir l'urne de ma vengeance. » Va ! descends... sur ton front mon œil est arrêté; » Mais Tamour pourra-t-il vaincre Téternité ? »

■¥■

CHANT TROISIÈME.

i

C'€nfrr.

L'élément primitif de la grande Géhenne , Celui dont tout émane aux enfers , c'est la haine ; Oui , c'est la haine ardente y et dans cet élément Les bûchers éternels puisent leur aliment : Météore funeste y inépuisable flamme y Laiige éclair sulfureux des orages de l'âme , Lumière qui n'a rien de ce rayon vermeil Passé des doigts de Dieu sur le front du soleil.

74 L'ENFER.

Le second élément des enfers , la colère , S'enfle comme une mer profonde et circulaire , Qui bouillonne et mugit plus que notre océan , Lorsqu'il frappe les cieux dans un jour d'ouragan. Comme autrefois l'esprit, force et vertu première. Vint couver sur les flots la vie et la lumière , Pour féconder de mort les germes infernaux : L'esprit du mal aussi couve ces grandes eaux. Il les couve , et l'on voit , créations nouvelles , Des mondes de douleurs sans cesse sortir d'elles; Des mondes à la fois ténébreux et brûlants , Ayant de tous les maux la semence en leurs flancs.

Le troisième élément du lamentable empire , C'est l'orgueil, air maudit que tout damné respire. La mort enfin , la mort s'étendant sous cet air , Quatrième élément , ou terre de Tenfer , Porte les réprouvés : sol durci , roc stérile Que n'entr'ouvrit jamais la charrue inutile.

Mais l'étemelle mort ne vient pas seulement Dans l'empire maudit régner comme élément;

LENFER. 75

Elle y garde l'horreur de sa terrestre forme ,

Y traine le poids lourd de son squelette énorme ,

N'ayant plus d'univers qui la vienne nourrir ,

Plus de fleuve de sang qu'elle puisse tarir.

Elle est reine pourtant ; rien ne la fait descendre

De son trône si haut^ quoique bâti de cendre.

Elle est reine toujours au royaume des pleurs ;

Tout devient son emblème et porte ses couleurs.

Elle voit des damnés fuir la foule craintive ,

Quand ses doigts nonchalants touchent sa faux oisive.

Comme si , sous ce sceptre ^ à chacun de ses pas y

Pût éclore aux enfers quelque nouveau trépas ;

Comme si cette faux , dans les mains du fantôme y

Pût blesser quelque épi sur ce reste de chaume.

» Ici tout m'appartient; cette terre , c'est moi ;

» Dit-elle ! et quand j'y suis, qu'est-il besoin de roi !

» Ma tâche est terminée et la moisson est ample ;

» Du sépulcre éternel je me suis fait un temple.

» Il est solide et beau : car pour ses fondements ,

» Des âges primitifs j'ai pris les ossements ;

» Et puis y couche par couche y en montant jusqu'au faite ,

» Assis tous les débris des siècles y ma conquête.

» Reposons nous , ce jour n'a pas de lendemain.

» Mes deux pieds décharnés ont fait tout leur chemin ,

76 L'ENFER.

» Sans essayer jamais sandale ni cothurne.

» Oh ! sous tant de soleils quelle route nocturne !

» Quel deuil autour de moi^ que de pleurs et d'adieux !

i> J'eus des palais plus hauts que les dômes des dieux.

» Même avant de frapper^ moi reine inassouvie !

» De mon spectre caché j'épouvantais la vie.

» Toute chair pâlissait à m'attendre venir.

» J'étais le grand mystère au seuil de l'avenir ;

» Et j'avais , comme Isis , mais plus lourds et plus sombres ,

» Des voiles me prêtant l'énigme de leurs ombres.

» Oh ! comme on tremblait y quand j'abrégeais sous ma main

» La courte éternité d'un empereur romain !

» Quand je frappais un peuple , ou que ma course avide

n Suivait dans l'herbe un ver rampant sous mon œil vide !

» Ou que j'allais saisir sur son axe enflammé ^

» Un soleil y œil immense , entre mes doigts fermé 1

» J'étais capricieuse ; et si ^ loin des tempêtes ,

» Mes sujets s'accoudaient au balcon de leurs fêtes ^

» Si dans roubli des jours leur foule se baignait ,

» Si chaque élan du cœur de moi les éloignait ,

» J'accourais : du bonheur mon pied brisait la porte.

» J'estimais la victime aux joyaux qu'elle emporte.

» J'aimais la danse folle et mêlais ^ à mon choix,

» Aux notes de l'orchestre un écho de ma voix.

L'ENFER- 77

» Moi , la mort ! moi qui vins battre d'une main sûre ^ » Du grand concert des jours dernière mesure , » Je hantais les amants , la nuit ; mes doigts noueux » Ruisselaient de parfums pris dans leurs beaux cheveux ; » J'arrachais les enfants au sein qui les allaite ; » Les berceaux balancés posaient sur mon squelette; » Je donnais à tout miel Tavant-goût du poison ; » Toutes les amitiés m'avaient pour horizon. » Ainsi qu'un drapeau noir sur une ville immonde , » J'ai flotté, dix mille ans, sur les plaisirs du monde ! » Parfois mes fils , disant à l'existence : assez ! » D'eux-mêmes dans mes bras se couchaient harassés. Us me jetaient, ainsi qu'une gerbe épineuse , Leurs jours que ramassait la pâle moissonneuse ; Et venaient sur mon sein dormir leur grand sommeil , Sans savoir pour quelle ombre ils quittaient le soleil. Ils adoraient en moi la déesse voilée , Tant je régnais déjà sur leur &me troublée ! Tant ma nuit du bonheur absorbait les éclairs ; Tant je ne faisais qu'un avec leur univers ! Christ m'a blessée un jour : athlète trinitaire , Sa victoire me prit la moitié de la terre ; Mais le bravant toujours dans son inimitié , Je refermai ma plaie avec l'autre moitié. »

78 LENFER.

Ainsi parle la mort, dressant sous un nuage Sa tête d'ossements dans l'éternel orage. Et sa profonde voix , sous les rochers ardents , Double le bruit lointain des tonnerres grondants. Le lieu qu'elle parcourt ressemble au gouffre aride Qui frappait les regards de Manto l'émonide , Lorsque , pour composer ses philtres vénéneux , Aux flancs tout calcinés du globe caverneux , Des sommets de l'Etna seule elle osait descendre ; Foulait les rocs brûlés , paysage de cendre ; Forçait à s'arrêter sous son pied souverain , La lave s'imprimait son cothurne d'airain ; Suspendait, poursuivait son voyage de flamme; A l'âme des volcans venait mêler son &me ; Surprenait leur sommeil en leur brûlant berceau , Et remontait au jour par le Chimboraço.

Tombe plus désolée et plus incendiaire , L'enfer , sans soupirail qui mène à la lumière , Se creuse , divisé tout infini qu'il est , En neuf parts dont chacune est un enfer complet. , la même existence et confond et renferme Des êtres opposés , accouplés dans leur germe.

L'ENFER. 79

^ des arbres géants balancent danâ la nuit

Des reptiles éclos et pour fleurs et pour fruit.

L'àme humaine enfanta, par le mal fécondée ,

Ces formes de hideur dont Dieu n'eut pas l'idée :

Créations de mort, famille des méchants;

Symbole monstrueux de nos mauvais penchants.

Là, sur le sol maudit s'étalent toutes choses/

le crime a passé danè ses métamorphoses.

, débris éternels par l'ouragan heurtés.

Montent les ossements de ces vieilles cités

Que Ton vit autrefois , ceintes d'or et d'ivoire ,

Encombrer de tyrans le drame de l'histoire;

Et venir s'installèt avec leurs passions ,

Pour en gàt^ le sang , . au eœùr des nations ;

Sous leur manteau royal Cieher iedr plaie immonde,

Et , pour leà égaler , guider les pas du monde.

, sont des monuments voués aux lieux iharudits

Par l'empreinte des mains qui les avaient bétis ;

Des temples , les dieux n'ont pas laiisè leurs marques ;

Des trônes écroulés sous le poids des monarques ;

Des drapeaux que la gloire , aux jours de ses leçons ,

Rejetait tout Salis du fiel de$ trahisons;

Et des arcs cbnt l'enfer recueillait la poussière ,

Quand jadiis chaque siècle en prenait Une pierre ;

80 L'ENFER.

Et ce mont, tout d'orgueil , ce mont que le ciseau Tailla pour être un homme et qui fut un tombeau ; Et triomphes vaincus , colonnes renversées , Et fruit de cendre éclos au champ de nos pensées ; Et ces dogmes de plomb qui pressaient autrefois Le sein de l'espérance écrasé sous leur poids ; Et ces systèmes-sphinx créés pour nous surprendre , Dévorant l'avenir qui cherche à les comprendre ; Et ces li vi;e8 impurs , pages sans remord Le génie apposa le cachet de la mort.

Le moule où. les fondeurs , attisant leur fournaise , Coulent les membres lourds de l'Hercule Famèse, Et les taureaux de bronze et la bombe aux fiancs noirs Qui creuse en nos Babels de fumants entonnoirs. Sent bouillonner en lui des chaleurs moinà actives Que l'abîme entr'ouvrant ses rouges perspectives , Ton voit s'allonger , conmie les feux des camps , De plage en plage , au loin, des lignes de volcans. Sur la pente des monts ardus , bruyante troupe , Des centaures chasseurs portant une àme en croupe , Courent lançant des traits ou tendent, inclinés, De grands filets de fer pour prendre des damnés.

LENFER. 81

De gros serpents autour des rocs y mouvante écorce ,

Font des pics alongés une colonne torse y

Dont les forts chapiteaux , d'un feu vif incrustés ,

Montent^ foudre iounobile, aux cintres dévastés.

Lies vautours de Tenfer , famille réprouvée ,

Y creusent l'aire ardente s'endort leur couvée ;

Et de grands pins criant dans leurs convulsions ,

Enracinent au sol les malédictions.

Gomme un aérolithe , on voit tomber des nues

Des asphaltes taillés en formes inconnues.

0 chaos d'épouvante ! ô spectacle inouï !

Dans chaque puits affreux quelque monstre enfoui

Tremble^ comme une perle au fond des mers de l'Inde,

Ou comme un beau lotus dans les lacs de Mélinde.

Un sémoun éternel , heurtant rochers et tours ,

Traverse la géhenne et refait ses contours ;

Ranime des bûchers les forces attiédies ;

Varie à chaque instant l'aspect des incendies;

Et , tel qu'un architecte aux gages des démons ,

Courbe^ en volant , des ponts de flamme entre deux monts.

Dans un vague terrible et souffrant , chaque forme , Comme sous le brouillard les bras nus d'un vieil orme ,

6

82 L'ENFER.

Se dresse et s'agrandit sur ces champs de douleur , Tétre et le fantôme ont la même couleur. L'œil fermé par l'effroi , dans l'ombre expiatoire , Retrouve en se rouvrant la vision plus noire. Telle qu'un mont d'airain , tantôt l'éternité Donne aux êtres maudits son inmiobilité ; Et tantôt , roue ardente , instrument de colère , Imprime à leurs tourments son horreur circulaire. Sous le rayon blafard qui les laisse entrevoir , Dans l'orbe du vertige ils semblent se mouvoir : Pareils à ces oiseaux de nuit , race douteuse , Dont le vol in^al fuit dans l'ombre honteuse , Et dont l'aile sans plume , à chacun de ses nœuds , Pour déchirer les airs dresse un angle épineux. Leur foule aux mille aspects vient^ fuit^ décroît^ repasse ; Chaque démon poursuit un damné dans l'espace. Et parfois^ sous la nuit^ ils échangent entre eux Les bizarres contours de leurs corps sulfureux. 0 formidable nuit I ô plages orageuses 1 Herschell a moins compté d'étoiles nuageuses , Qu'il ne vient apparaître , en ces lieux désolés , Des mondes de douleur^ lointains^ confus^ voilés! CHi tes voit , on les perd comme une flotte sombre , Qui , dans un ouragan , parmi les écueils nombre ;

L'ENFER. 83

Passant^ tourbillonnant sous la dent qui les mord y Ainsi qu'un sable noir dispersé par la mort. Mondes tout ruinés et que nul ne restaure ! Labyrinthes ayant le mal pour minotaure ! Globes lançant au loin les feux de leurs Etna ^ Portant les noms maudits que Satan leur donna ^ Élevant dans leur ombre^ et sans changer d'annales, L'unanime concert des plaintes infernales ! Sépulcres voyageurs qui , dans Tinmiensité , Différent de vieillesse en leur éternité ! Groupes de châtiments, cercles pleins de blasphèmes. Systèmes de forfaits tournoyant sur eux-mêmes , Et d'un vol aveuglé dont tout ordre est banni , Sur l'axe de l'enfer roulant dans l'infini !

, chaque passion enfante sa couleuvre. Oui ! Dieu créa le Ciel , la géhenne est notre œuvre. Artisan de ses maux , l'homme en se dégradant S'enveloppe lui-même en son suaire ardent. Même avant son trépas , déjà dans sa pensée , Vers le gouffre béant sa chute est commencée ; Et , la chai^eant toujours de quelque poids nouveau , La terre ^ des enfers prend pour lui le niveau.

84 L'ENFER.

Il entre ^ sans descendre , en leurs profonds abîmes. Bourreaux nés de lui seul , les spectres de ses crimes Sur son front paternel viennent tous apposer , Ainsi qu'un fer brûlant^ la marque d'un baiser : Signe rouge et multiple sa sentence brille , Et pour l'éternité son blason de famille. Ce signe accusateur règle les châtiments; Évoque un tourbillon pour bercer deux amants ; Sur des rameaux plaintifs appelle les harpies , Ou la dent de la faim sur des cr&nes impies ; Fait sur les seins dormants glisser les lézards verts ; Il durcit en glaçons les larmes des pervers ; Pour unir au présent un passé qui nous navre , De nos vieux souvenirs ranime le cadavre ; Ou par son propre dard il punit le désir. Tantale séparé du fruit qu'il veut saisir.

TREBE vmom mmiiAUBs.

I.

Je vis un condamné que le bout d'une chaîne Suspendait dans un puits de feu de la géhenne. La chaîne était immense; et chaque anneau de fer. Prodigieux travail admiré de l'enfer,

L'ENFER. 85

Emprisonnait une âme au dur métal mêlée , Sur la flamme autrefois dans le moule coulée. Et le noir réprouvé , des effrayants chaînons De Fun à Tautre bout connaissait tous les noms ^ Les noms accusateurs et d'hommes et de femmes : Car c'est lui dont l'exemple avait perdu ces Ames. Le feu profond mwdant la moelle de ses os , Le force de monter le long des durs anneaux , Comme l'on voit , hideuse et de poisons baignée ^ Monter par son long fil une énorme araignée. Toujours vers un autre air il se sent attirer y Dans un enfer plus doux il cherche à respirer ; Et d'anneaux en anneaux , pour quitter ces abimes , Il embrasse en hurlant l'échelle de ses crimes. Mais du premier anneau sort une voix qui dit : Pourquoi t'éloignes-tu ? Je suis ta sœur ^ maudit t Ta virginale soeur ^ dont la candeur céleste , Dans tes bras à seize ans vint adorer l'inceste : Car tu te fis mon maître et mon guide^ et d'abord, J'entrai du premier pas dans l'étemelle mort I

Reste ne brise point Tunion fraternelle 1

Le soleil des enfers a trop d'éclat pour elle.

La nuit du sombre gouffre à nos amours convient,

Elle est impénétrable et personne n'y vient.

86 L'ENFER.

» Reste. » Et l'autre anneau dit: oDamnéJe suis ta fille!

» La plus belle autrefois de toute la famille :

» Mélancolique enfant du frère et de la sœur.

» Du regard de mes yeux tu vendis la douceur.

» Je voulais de vous deux rejeter l'héritage ,

» Être belle de cœur ainsi que de visage;

» Je voulais rejeter l'anathème commun y

0 De la corruption , moi fruit plein de parfum !

» Je voulais , juste , forte et courageuse et pure ,

» Effacer de mon nom tout ce qui fut souillure.

» De ma virginité tu livras le trésor !

» Reste^ avare ! ... Ce gouffre est une mine d'or ! »

Et l'autre anneau : « Je fus ton ami y moi ; la preuve^

» C'est ton fer d'assassin dans le cœur de ma veuve !

» C'est tout mon héritage en ton coffre apporté ;

» C'est le pain de mes fils à tes dogues jeté ;

» Tu m'avais tant aimé ! ! ! restons^ restons ensemble ;

» Ne quitte pas le seul ami qui te ressemble.

» Des amis tels que nous se trouvent rarement ! »

Mais à travers l'effroi de ce long jugement Que rendait dans ses bras la formidable chaîne y Le damné^ par anneaux^ montait de haine en haine;

L'ENFER. 87

De l'un à l'autre cri son histoire marchait.

Son odieuse main , en se tordant , touchait

Les échelons de fer tout calcinés de soufire :

Car il fuyait bien plus la chaîne que le gouf&e ,

Ne s'apercevant pas , lorsqu'il les compte tous ,

Que les anneaux franchis le suivent par dessous ;

Et que , loin de quitter chaque àme sa complice ,

Il soulève après lui tout le profond supplice.

Oh î quelle ascension d'efforts immesurés !

Quels souvenirs gardiens de chacun des degrés !

Il sent^ aux cris plaintifs de la chaîne terrible ,

Se dresser dans la nuit sa chevelure horrible ;

Il sent^ aux flots glacés d'une sueur de mort ,

De son front à son cœur ruisseler le remord ,

Et de toutes ces voix , ainsi qu'une tempête ,

Les épouvantements tournoyer dans sa tète ;

Et , pour ne pas rouler au fond des feux ardents ,

Dans le fer qui gémit il enfonce ses dents.

Enfin , d'un autre enfer l'air vient baigner sa lèvre ;

L'espoir dans tous ses sens court en frissons de fièvre.

Il croit revoir le jour> il pose un pied crispé

Sur le dernier chaînon du voyage escarpé ;

Mais nul démon jamais , 6 sentence suprême 1

De ce dernier anneau n'entendit le blasphème.

88 LENFER.

Un faible souffle , plus que la foudre puissant ,

Vient au cœur du damné pétrifier le sang ;

Et les deux bras roidis , succombant sous l'épreuve ^

Il tombe, comme un plomb qu'on jette au fond du fleuve.

Il tombe , et sans repos recommence en fureur

Le trajet étemel dont il parcourt Thorreur.

Plus loin^ dans l'ombre^ une hydre immense, impitoyable, Des désirs d'un damné ressemblance effroyable , L'enveloppe , éveillant la foule des péchés Au sein du criminel hideusement cachés. On dirait qu'au milieu de l'essaim qui fourmille , Cette hydre, aux plis impurs, retrouve sa famille. Tel on voit un chasseur , sous les roches rampant , Surprendre, à peine éclos, un nid de grand serpent; 11 l'emporte , et la nuit en rêve , en sa demeure , Il lui semble combattre un reptile qui pleure. La lutte se prolonge , il s'éveille ; è terreur ! Ce rêve est un vrai dard entré jusqu'à son cœur ; Un ruisseau de poisons écumant sur sa bouche ! La mère des serpents qui sillonne sa couche ;

LENFER. 89

La mère qui , des bois traversant l'épaisseur y Est venue à son tour visiter le chasseur. Sa douleur l 'a conduite y et toute sa couvée Au bruit des sifflements se lève retrouvée ^ L'aidant à dévorer , pâle et nu , l'ennemi Que sa dent maternelle a surpris endormi.

J'aperçus un damné sur un champ, de victoire : C'était un conquérant... Pour expier sa gloire y Il ramasse , courbé , les restes desséchés Qu'à ses pieds autrefois la bataille a couchés ; Les choisit y les rassemble , et , changeant de démence^ Avec ces ossements dresse un squelette immense. Et quand le spectre altier atteint lesplus grands monts; Sous la main du sculpteur , artiste des démons^ Quand l'étrange statue est assez façonnée ; A l'habiter mille ans son àme est condamnée. Il faut qu'elle obéisse et vienne en le créant , Pygmalion funèbre ^ animer le géant. On la saisit hurlante , on l'enferme en victime Dans ce crâne qui touche aux voûtes de l'abime.

90 L'ENFER.

On lui fait de sa gloire et de son ancien sort Une auréole autour de la tète de mort. L'enfer en ricanant suit le colosse pàle^ Jusqu'au jour où^ bornant sa course sépulcrale^ Ses os mal cimentés crouleront en chemin y Pour se dresser encor sous la royale main.

nr.

Plus loin , s'affermissait dans sa pose homérique

Un réprouvé superbe^ au beau front électrique.

Son orgueil éclatait dans son puissant maintien ;

Il avait les cheveux de l'Apollon Pythien.

Ses sourcils ondulaient ; sur leur courbe abaissée

Passait et repassait le vol de sa pensée ;

Et dans l'humide azur de ses deux grands yeux clairs y

De l'inspiration se baignaient les éclairs.

Roi que chez les mortels la muse fit élire ,

L'or pur eût envié le bronze de sa lyre.

Le sarcasme partait de son sourire amer ;

Son génie en son sein y comme une ardente mer y

Amassait son orage , et l'harmonie ailée

Flottait dans les splendeurs de sa robe étoilée.

L'ENFER. 91

Il chantait. ... Et de loin^ accouraient les méchants Pour se désaltérer à la source des chants ; Et leur àme , un instant à sa tombe ravie , Cherchait Taccord empreint des baumes de la vie. Mais , 6 sombre prodige I ô symbole fatal ! Chaque image , étalant son luxe oriental , Chaque puissante strophe en déployant son aile Dans Tair volcanisé de la nuit éternelle , Soudain prenait un corps venimeux et brâlant; Se transformait en hydre , en céraste volant. Et ces monstres impurs , créations funèbres , Trompeurs enfants du jour rendus à leurs ténèbres , Venaient heurter la lyre ou presser triomphants , Les damnés curieux dans leurs plis étouffants. Et les plus irrites réservaient leurs morsures Pour un cœur plus fécond en immenses blessures , Pour le cœur du poète aux penchants pervertis , Âbime créateur dont ils étaient sortis.

11 m'aperçut. Mortel , tu peux me reconnaître

A cette ample moisson d'hydres que je faisnaitre;

92 L'ENFER.

Ma voix pour les enfers n'a pas changé d'accord. La muse me chercha ^ fier^ jeune, pur encor.

Et dit : tt Qu'à tes accents toutseprosterneet change! » La lyre a des rayons du glaive de l'archange. » Viens y viens régénérer ce siècle sans vigueur , » Qui se pétrit un Dieu des fanges de son cœur. » Allume tout ton sang pour rajeunir ses veines; » Et comme si la peste , aux immondes haleines , » Se fût prostituée à son embrassement , » Remplace par le mien Sion impur vêtement !

» L'amour s'en va des cœurs ; tout Thomme n'est que cendre.

» La mort, en le frappant, n'a plus rien à lui prendre.

» Il porte sur ses yeux, nul flambeau ne luit ,

» Les lourds aveuglement» de l'étemelle nuit..

» Il transforme en néant la parole divine.

» Le froment dans son sein fait germer la famine.

» Et maître de nos sens , Tégoisme glacé

» Tient chaque astre de l'âme à son ombre éclipsé.

» Comme aux jours le Christ dressait un grand exemple, » Viens, ose déchirer tous les voiles du temple.

L'ENFER. 93

» Combats les noirs venins du rêve qui nous mord ; » Change Teau de la source nous buvons la mort. » L'humanité t'attend sur son Ut de souffrance; » Viens , appuyant la lyre au cœur de l'espérance , » Régner sur une terre le génie est roi , » la fleur de la vie a ses parfums en toi.

» Console et raffermis. Laisse , penseur austère ,

à Leur rire impitoyable aux stances de Volt&irc.

» Qu'il parle avec le luth ou la toile ou l'airain y

» Comme un regard deDieu^ l'art est grave et serein.

» Plane^ une étoile au fronts sur tous mes adversaires : » Aigle y ne laisse pas s'avilir dans tes serres » Ce foudre harmonieux^ fait^ splendide et vainqueur^ » Du charbon d'Isaïe et des feux de mon cœur.

» Le Poète est puissant , très-puissant. . . . prends-y garde ; » Son œil rend étemels les objets qu'il regarde. » Lève toujours le tien ; c'est là-haut qu'est le port; » Présente l'immuable à qui cherche un support. » Comme tu vois peser^ dans leurs courbes profondes^ » Sur Dieu tous les soleils y sur les soleils les mondes^

94 L'ENFER.

» Ëlclairant les esprits de doutes combattus , » Fais tourner sur la foi le cercle des vertus ! »

Ainsi me conviant à sa chaste tutelle , En me baisant au front me parla l'immortelle. Je ne Técoutai pas.... je n'avais pas la foi , Pour chanter l'invisible entre Milton et toi ; Ou pour décomposer dans un pieux délire La lumière incréée au prisme de la lyre. Je n'avais pas la foi pour que , de l'aube au soir , Mon extase flottât en servile encensoir : Fleur toute rosée en lave ardente glisse , Mon âme ouvrit ailleurs son effrayant calice. La gloire m'inscrivit sur son livre pourpré ; Mais ce livre est banal et souvent lacéré. L'amour vint me verser ses flammes périssables ; Mais ce sémoun en moi n'agita que des sables. Et , comme Roméo vers la tombe attiré , Je surpris le néant sur le front adoré. La nature à sa voix me rencontra rebelle , Et je ne sus jamais si l'étoile était belle. J'entendis de Bulbul les refrains éclatants^ Sans être dans mon cœur averti du printemps.

L'ENFER. 95

Traînant partout mon ombre et jugeant en Zoïle De la création l'épopée inutile , Je n'aperçus pas Dieu dans ce miroir terni ; C'est dans le désespoir que je vis l'infini. Mon hymne déployant sa noire fantaisie , Entre les voix du mal fut une voix choisie. Et je mis dans mes vers jusqu'à toi parvenus^ L'essence des poisons dans mes pleurs contenus. Tel que ces voyageurs perdus dans le nuage , Plaçant mon luth impie au centre d'un orage y Je lançais vers le ciel mes lyriques brandons ; J'inventais un sarcasme amer comme ses dons. Et chacun des accords de ma verve admirée Emportait un lambeau de ma vie ulcérée. Mes accents préludaient à leur éternité ; Le génie eut en moi son Satan révolté. Pour payer les mortels de leur stupide hommage , Je voulus leur refaire une àme à mon image. Mais mon r^efutcourt dans les respectsd'autrui : J'avais à dire au monde un mot trop fort pour lui.

11 dit : et tout à coup^ pour un autre supplice , On le vit ressaisir sa lyre , sa complice.

96 LENFER.

Son laurier de douleur se tordit sur son front. Comme un fer que rougit Tantre du forgeron , Un feu vif pénétra la lyre encor muette ; Son airain s'alluma dans les bras du poète. Et lui^ sous les tourments qui sillonnaient son corps, Moloch de la pensée et des sombres accords , Il tortura la corde au blasphème aguerrie; Sourit au désespoir chanté dans sa patrie ; Et son vers acéré dans sa haine affermi , Se dressa contre Dieu comme un glaive ennemi. Jamais des profondeurs d'une âme révoltée , Nulle voix de défi si haut n'était montée ; Jamais sa lèvre en feu n'eut un fiel plus moqueur. Pour enseigner le crime , il révélait son cœur : On eût dit que , changée en funèbre harmonie , L'éternité du mal passait dans son génie. Et l'abîme applaudit , et le cri du Titan Agita les tombeaux comme un autre ouragan . On eût dit qu'en ses mains la lyre-météore , Pour agrandir ses chants rendait l'enfer sonore ; Et qu'au bronze accordé par la main du malheur , La foudre avait prêté ses sons et sa couleur.

L'ENFEK. 97

V.

Je vis , sur un rocher , des mères criminelles Presser contre leur sein , d'étreintes éternelles y Leur enfant; jeune etblond^ tel qu'autrefois, sibeau^ L'offrait à leur amour le réveil du berceau. 0 prodige 1 1 ! Aujourd'hui chaque baiser aride Sur le front de l'enfant fait éclore une ride. Sa main rose vieillit ^ comme une fleur du soir Lorsqu'au pied de sa tige un gnome vient s'asseoir. Ses grands yeux transparents jaunissentetseplombent ; Ses dents, sous les baisers^ se décharnent et tombent ; Et l'enfant accroupi , dans ses longs cheveux blancs Cherche à cacher ses doigts amaigris et tremblants. La mère suit de l'œil y punie en ses tendresses , Le progrès effrayant d'une heure de caresses. Et; le cœur gros de pleurs^ elle amuse, en chantant, Le vieillard nouveau-né , dans ses bras grelottant ; Le vieillard nouveau-né ^ dont la voix faible et creuse Entrecoupe de cris la chanson douloureuse.

98 L'ENFER.

¥1.

Une autre mère , au loin , sous des ifs desséchés^

Voyait avec terreur devant elle couchés ,

Deux tigres^ nourrissons endormis. ... La tigresse

Auprès de leur sommeil en rugissant se dresse.

Et la mère était , qui tenait embrassé

Le fruit de ses amours près de son cœur bercé.

Les deux mères d'abord long-temps se contemplèrent;

Mais lorsque leurs enfants ensemble s'éveillèrent^

L'œil du monstre brilla d'un éclat plus puissant ;

Pour la soif de ses fils il demandait du sang ,

Du sang jeune et léger; sa mamelle était vide.

La mère voulait fuir loin du regard avide ;

Et, toujours plus ardent , cet œil triomphateur

L'attirait , pas à pas , éclair fascinateur .

Oh ! combien son fardeau rendait sa marche lente I

Que son fruit lui pesait ! ! . . . Pâle et folle et hurlante y

On sent , sous le pouvoir qui la vient attirer ,

Dans chacun de ses cris son enfant expirer.

En vain , pour le cacher à la vivante tombe ,

Sur lui sa chevelure et s'épand et retombe ,

L'ENFER. 99

Elle avance , enchaînée au magique lien : Aux nourrissons du monstre elle apporte le sien y Sans pouvoir leur offrir en changeant leur pâture y Au lieu de son enfant , son cœur pour nourriture.

Ils sucèrent alors ce sang^ se mêlait A chaque goutte encore une goutte de lait. Ils sucèrent long-temps^ étendus sur le sable ^ Ce sang que leur lenteur rendait inépuisable : Il en venait toujours^ et l'enfant gémissait, Et cet allaitement jamais ne finissait ! Et la femme à genoux y malgré sa terreur vaine y Regardait^ sans le voir, expirer, veine à veine. Son enfant bien-aimé, faible, et qui lui tendait De convulsives mains que la douleur tordait. Sous ses regards enfin les veines s'épuisèrent ; Les membres de son fils par degrés se glacèrent , Et tout leur sang passa dans un sang étranger , Sans rendre, entre ses bras, le fardeau plus léger ! ! . Mais des tigres alors la dévorante haleine Aspira cette chair frêle et formée à peine ; Et la mère attendit, de débris en débris, Que leur faim sépulcrale eût inhumé son fils.

100 L'ENFER.

"VU.

statue au front brûlant que Fenfer supplicie ,

Un damné , dont la chair en or s'était durcie ,

M'apparut ; mais cet or souffrait , versait des pleurs ;

De la chair primitive il gardait les douleurs.

Trois hûchers du coupable illuminaient la face :

Son corps liquéfié dans sa riche surface

S'agitait^ s'agitait^ à leur rouge lueur ^

Sous les sillons ardents de l'horrible sueur.

Et , d'un œil égaré , l'éclatante victime

Suivait ces gouttes d'or qui pleuvaient dans l'abime;

Et depuis trois mille ans pressait son piédestal ,

Sans voir diminuer ses membres de métal.

Effi^ayé de ses maux autant que du prodige ,

n Quel crime à ce tourment t'a condamné? lui dis-je :

» Réponds comme si Dante en ce lieu te parlait !

Et sous l'or bouillonnant dont son corps ruisselait ,

Le damné répondit : « Mon crime fut sordide ;

» De mon éternité la torture splendide

9 En est le juste emblème... Un juif magicien ,

» N'approchant pas d'un Dieu qui n'était pas le sien^

L'ENFER. 101

» Eut besoin , pour son art , de l'hostie adorée » s'enferme le Christ^ quand elle est consacrée : » Moi , je servais Jésus , et j'offris , pour de l'or , » De vendre à l'étranger le mystique trésor. » Conmie pour me nourrir de ce pain redoutable , » J'allai m'agenouiller à la très-sainte table ; » Et , dérobé par moi , le radieux froment » Passa du tabernacle aux mains du nécromant. » Puis , sans me souvenir de la main qui châtie , n J'enfermai sous clef l'or dont il paya l'hostie.

» Mauvaise heure ! . . Deux jours après ma trahison , » Je vis le feu du ciel tomber sur ma maison ; » J'accourus espérant retrouver dans la poudre » L'or maudit à travers ces débris de la foudre , » Il reluisait auprès d'un berceau sillonné : » Le tonnerre en tombant s'en était détourné ,

» Il n'avait consumé que mon fils En silence

» Je mis tous mes ducats au fond d'une balance ,

» Aucun poids n'y manquait ; . . . . puis mon trésor s'accrut.

» Ma femme^ avant d'avoir quitté le deuil^ mourut.

» Je fus seul avec l'or , mon aride délice :

» Et je clouai ma vie au roc de l'avarice.

102 LENFER.

» J'aspirai plus avant dans mon sein ténébreux , 9 Mon rêve , mon bonheur , mon paradis fiévreux. » Que j'avais en pitié l'amour ou l'héroiisme!! » Muré de toutes parts dans mon âpre égoïsme , » Cet or devint mon âme , il coula dans mon sang ; » J'adorai comme un Dieu mon crime éblouissant, » Et, donné par un juif en retour de l'hostie, » L'or fut mon seul autel et mon Eucharistie ! » Les hommes près de moi passaient sans un adieu , n Ils lisaient sur mon front que j'avais vendu Dieu , n Et , sans me déguiser leur haine involontaire , » Fuyaient comme un fléau mon bonheur solitaire. » Mais à ma passion qu'importaient les humains? » Mon univers sonnait au creux de mes deux mains. » Je vécus, je vieillis dans ma joie insensée : » La démence de l'or empreinte en ma pensée , » Flétrit mon pâle front , rida mes doigts brûlants , » Alluma plus de feux sous mes froids cheveux blancs ; » Et quand je m'aperçus que ma fin était proche , » Vers un caveau lointain creusé sous une roche , » Pour laisser du trésor mon cadavre héritier, » Je me traînai, la nuit, l'emportant tout entier. » Je sentis , volupté que l'enfer a punie , » Palpiter l'avarice au fond de l'agonie :

L'ENFER. 103

» Sur l'or , en se fermant , mon œil se reposa ,

> Au lieu de Crucifix ma lèvre le baisa ;

n Retrouvant pour aimer toute mon énergie ,

> Contre mon sein souffrant j'en pressai l'effigie , » Et de mes doigts crispés l'amoureuse fureur

Imprima^ dans la mort, ce signe sur mon cœur. »

wva.

Tout près de ce supplice , une femme inconnue Était assise^ grande et belle et demi-nue. J'en fus épouvanté.... C'était F&me du mal , Visible en son horreur sur un front idéal ! Une femme effrayante autant qu'elle était belle ; L'Euménide des Grecs sous le pinceau d'Âpelle : D'un contraste inouï le magique tableau ; Un démon animant la Vénus de Milo , Pour donner à ce marbre une flamme funeste , Pour réfléchir l'enfer dans ce miroir céleste ; Pour créer aux regards , durant l'éternité , Magnifique et terrible ^ un spectre de beauté I

104 LENFER.

Cette femme toujours contemplait son visage ; La lave d'un volcan lui jetait son image. Sept démons amoureux Taidaient à se parer , Et plus que la servir^ ils semblaient l'adorer. Trois gnomes , à genoux , déployaient sa tunique Faite d'un lin très-pur et d'un travail unique ; Et trois autres , debout , ouvraient l'immense écrin Dont l'éclat va passer sur son front souverain. Et partout des fils d'or , prêts à nouer en gerbe La perle opalisée à sa tête superbe ; Et des flots de saphirs , resplendissants trésors , Qui verront leur lumière inonder son beau corps; Et d'élégantes fleurs autour d'elle jetées; Et des voiles tissus par des mains enchantées ; Et ses doigts dédaigneux , au gré de son désir , Parmi tous ces atours n'ont enfin qu'à choisir.

Mais à peine , attachant la gaze virginale ^

Elle ose commencer la toilette infernale ,

Que ces voiles trompeurs, dans des philtres baignés^

Ravivent tous les feux dont ils sont imprégnés.

Chaque fleur dont sa tête adopte la parure ,

Prend racine à son front ^ comme sa chevelure ,

L'ENFER. 105

Y brille ; et les joyaux plus douloureux encor , Enchâssés dans ses chairs comme ils le sont dans l'or, D'un venin renaissant y d'une flamme sans terme , Consument la prison leur éclat s'enferme. Et sa robe ressemble aux tissus odieux Qu'Hercule ne put fuir qu'en montant chez les Dieux. En vain, changeantd'atours, sous ses mains transparentes Elle espère essayer des fleurs moins dévorantes : On la voit arracher les grands voiles de lin Qui vivent avec elle , attachés à son sein. Comme s'attache au fruit la robe veloutée Sur la pèche au doux miel , par l'automne jetée. On la voit arracher les larges diamants Qui sur ses bras d'albâtre incrustent les tourments ; Et changeant de joyaux , sans changer de torture , Accomplir son enfer de parure en parure. Mais de son corps si beau le contour ravissant Ne souffre pas l'affront d'une tache de sang : La blessure profonde , à l'instant refermée , Laisse aux lys de son sein leur blancheur parfumée ; Et ce n'est qu'en dedans que l'orgueilleuse chair Sent chacun des saphirs brûler comme un cancer. Rien n'altère, aux regards, sa beauté surhumaine; Et l'infernale femme au grand sourcil d'ébcne.

106 L'ENFER.

Fière ^ et foulant aux pieds le supplice dompté ^ De son profil vainqueur sauve la majesté.

n.

Un réprouvé hurlait, debout près d'une pierre; Ses yeux, toujours ouverts, n'avaient pas de paupière. Nul démon avec lui n'eût changé de douleur : Son seul supplice était de regarder son cœur. Il l'avait pris souffrant au fond de sa poitrine ^ Et placé sur ce roc qu'une torche illumine. Tout l'enfer le voyait.... Berceau des maux subis , Dans ce cœur rouge et dur ainsi qu'un gros rubis , Un feu vif dessinait des formes animées , D'étranges visions sans cesse transformées ; Et quelquefois aussi dans ce tableau changeant , Des cheveux blancs flottaient comme des fils d'argent. Le réprouvé suivait , sous la chair transparente , Les contours colorés de l'étincelle errante ; Et son regard voyait s'y dérouler toujours L'horrible canevas du drame de ses jours. lUen n'était oublié ! ! . . . Libre de tout nuage , Il peut juger l'objet aux lueurs de Timage:

L'ENFER. 107

Dans ce tableau fidèle et terrible, il peut voir^ Durant réternité , ses crimes se mouvoir. Il peut les voir^ d'abord à l'état de pensée. Dans l'ombre funéraire autour d'eux amassée Mûrir leur germe noir, et puis éclore au jour. Couvés, sous ses fureurs, comme un œuf de vautour. Les grincements de dents succèdent au blasphème , 11 consume sa haine à s'abhorrer lui-même; Et , comme enveloppé dans un linceul de sang , Jamais de ce miroir son spectre n'est absent. A chaque changement que le tableau signale , En aiguillons cuisants , l'étincelle infernale Pénètre dans ses yeux qui , partout sillonnés , Tremblent, dans leur orbite, à demi calcinés. Si le feu trop subtil quelquefois les dévore , Ils renaissent bientôt pour regarder encore. Si son front, dans l'horreur d'une convulsion. Se rejette en arrière et fuit la vision , Un souffle faible et lent murmure.. —Parricide ! Une main apparaît dans l'obscurité vide , Une main de vieillard , une main sans couleur Et dont lui-même un jour augmenta la pâleur I Elle descend sur lui , flétrie et décharnée ; Saisit par les cheveux sa tète condamnée^

108 LENFER.

Courbe le criminel écumaut et hagard , Et sur son châtiment ramène son regard.

IL.

D'un autre réprouvé dans Tombre je m'approche. Ses deux pieds joints étaient enchaînés sur la roche ; 11 cherchait à grandir sa taille y et se dressant , Se détachant du tronc d'un effort plus puissant , La tête monta blême ; et sans cesser de vivre Le tronc , d'un vol plus lourd , s'efforça de la suivre, Il s'éloigna des pieds restés seuls dans leurs fers. Et lorsqu'ayant touché le cintre des enfers^ La tête avec orgueil baissa son regard fauve , Elle aperçut de loin venir un vautour chauve , Un vautour gigantesque , au vol silencieux , Qui se percha sur elle et lui rongea les yeux : Tandis qu'en rugissant une panthère ailée Mordait le tronc informe , à la chair maculée ; Et que d'un scorpion les dards multipliés , S'agitaient sur la roche et perçaient les deux pieds. Tel , est puni l'orgueil .

LENFER. 109

XI.

De ce triple spectacle Je m'efforçais en vain d'oublier le miracle , Quand je vis, sous un mont qui croulait en débris, Deux grands taureaux , pareils à ceux de Phalaris , Lutter... Leurs pieds d'airain sur les rocs s'affermissent : Dans leurs flancs encbainés deux réprouvés gémissen t. Deux réprouvés captifis , à ce tourment soumis , Parce que sur la terre ils furent ennemis : Se maudissant encor d'une voix pervertie. Quand, sur leur lit de mort, on leur porta l'hostie. Ils avaient enfermé la haine dans leur sein ; Et la haine , changée en deux taureaux d'airain , Durant l'éternité prolongeant leurs batailles , Comme un fruit maintenant les porte en ses entrailles . Oh ! combien ilsvoudraient, dansseshorriblesflancs. Du combat escarpé refréner les élans ; Et se donner , sortis de ce bronze en démence , A l'autel des enfers le baiser de clémence ! Sous leurs efforts unis, qu'ils voudraient tous les deux. Des deux airains rivaux briser les fronts hideux.

110 LENFER.

Et frères d'amitié, recommençant la vie, A Castor et Pollux eux-mêmes faire envie ! Mais la haine toujours les traîne en ses combats; Elle s'est faite bronze et ne les entend pas. Les monstres plus ardents , mugissante tempête , Avec un bruit de foudre , entrechoquent leur tête ; Comme au sein de la nuit , lançant un double éclair. Deux bombes, en tonnant, s'entrechoquent dans l'air. L'abime s'épouvante au bruit de ce supplice ; Mais nul toréador ne descend dans la lice.

Nul Espagnol ne vient, d'un pas majestueux. Jeter la vanderille au couple impétueux. Nul n'ose des captifs tenter la délivrance; Et le combat parcourt son cercle de souffrance. Et l'égale fureur des taureaux haletants , N'admet pas de victoire entre les combattants. Quelquefois, l'œil éteint, les cornes enlacées , Et laissant sous le choc leurs forces terrassées , Tous deux , de roc en roc , dans des gouffres profonds , Avalanches de fer , roulent du haut des monts. Leur chute n'a pour eux que de vaines blessures. Leurs captifs, labourés de noires meurtrissures , Souffrent seuls de la lutte, et brisés et fumants. Du choc qui recommence ils ont seuls les tourments;

L'ENFER. 111

Et voient jaillir sans cesse une large étincelle^ De cet airain blessé , par leur sang ruisselle.

un.

Et plus loin un damné ^ sur un pont de l'enfer^ Se dressait tout semblable au Neptune de fer Qui fait jaillir au loin^ sous de vertes arcades^ Les fêtes de Versaille en brillantes cascades. Mais , au lieu de leur onde au prisme éblouissant y De ses cheveux tordus sort un fleuve de sang : Le sang humain , ce sang qui jamais ne s'essuie , S'épanche de ses doigts comme une tiède pluie. Ses pieds , en se posant , creusent dans le rocher Des citernes de sang qu'on ne peut plus sécher; Et lui seul y expiant quelque monstrueux crime , Alimente de sang les sources de Tabîme. Son front de réprouvé domine sans effroi Tout ce rouge océan ^ donj; seul il est le roi. Chaque jour ^ sur le roc^ un noir démon lui mène. Pour la décapiter , une victime humaine. Il la voit s'avancer d'un pas silencieux; La volupté du sang s'allume dans ses yeux,

112 L'ENFER.

Dans ses yeux verts dardant^ sous leur fauve paupière, Ce dur regard ^ qu'au tigre empruntait Robespierre. Et quand le fer a lui sur le meurtre promis. Aux éclairs de la hache il reconnaît son fils ! ! Son fils, son seul enfant, tête innocente et blonde,* Seul être que son cœur eût aimé dans le monde. Il s'écrie : « 0 fureur !!! de mon œuvre jaloux , » Quand j'use le billot sous le nombre des coups , » N'est-il qu'une victime à tout démon commune? » Chacun conduit la sienne et je n'en trouve qu'une, » Mon fils toujours. . . toujours mon fils. . . pour m'occup » Les neuf enfers n'ont-ils que sa tête à couper ! ! ! » N'importe , accomplissons mon effroyable tâche ; » Le poids de mes forfaits fera tomber la hache. » Et le fils , chaque jour , vient au même signal , Pour apporter sa tête au billot infernal : Victime désolée , et que l'arrêt suprême Fait sans cesse nouvelle et sans cesse la même !

iLm.

Plus loin, sous un lilas tout en fleurs, deux amants Dorment entrelacés au bord des flots dormants.

LENFER. 113

Des rameaux abaissés leur front blanc se couronne , Et d'un calme éternel Tenfer les environne. Et leur sommeil ressemble à celui du chasseur Que la lune en fuyant contemple avec douceur ^ Tandis qu'un jeune sylphe , écartant le feuillage , Ouvre aux baisers de l'astre un lumineux passage.

Silence Le regard suit avec volupté

Les ondulations de leur corps velouté; Glisse sur ce beau couple, et^ plein d'amour , adore Cette rêveuse nuit qui ne craint plus l'aurore. Et, d'un bras souple et pur, la femme sur son cœur Du front de son amant enchaîne la langueur; Et de ses cheveux blonds , humides de caresses , Humides de parfums , les ondoyantes tresses Éclairent doucement de leur long reflet d'or. L'ombre du grand lilas qui sur leur sommeil dort. C'est toujours, autour d'eux, la même solitude la mort les surprit dans leur molle attitude ; Toujours la même nuit ; mais le rêve est changé. De leur crime pesant leur sommeil est chargé : Ils dormrat leur supplice , et souvent il leur semble Qu'un reptile verdàtre en ses nœuds les rassemble : De leur col qu'il effleure il descend tortueux , Ceinture de poisons , aux flancs voluptueux.

8

114 L'ENFER.

Il embrasse, en sifflant^ ces deux corps baignés d'ambre. Ces deux corps enlacés qu'il parcourt membre à membre ; Et de son dard vengeur blesse chaque contour^ son œil allumé voit un baiser d'amour.

Puis, il leur semble encor qu'un nain hideux les place,

*

Dans les bras l'un de l'autre , aux flancs d'un mont déglace Leur cœur sous les frimas cesse de battre, et sent , Gomme un fleuve en hiver , se durcir tout son sang. Des chaînes de glaçons les pressent , les étreignent ; Leurs baisers mutuels dans les glaçons s'éteignent. Le mont s'ouvre ; et vers eux, d'un pas colossal, vient, Inconnu, gigantesque, anté-diluvien , Un de ces animaux qu'autrefois, plus active. Nourrissait de ses sucs la terre primitive ; Et que dans ce vieux roc , de neige couronné , Quelque grand cataclysme avait emprisonné.

Il se ranime et vient Un moment , en silence ,

Autour des condamnés sa trompe se balance ; Puis son genou se plie, et sur le couple amant Il se couche et s'allonge et s'endort pesamment : Pareil aux éléphants-bourreaux que l'Inde austère Enseignait à punir une épouse adultère ,

LENFER. 115

Et qui, sur un doux front tout voilé de rougeur, Ministres de la loi , posaient un pied vengeur.

Puis, il leur semble encor que tous deux on les couche. Ainsi que Mazeppa sur son coursier farouche. Non au lit nuptial , mais sur le dos noueux De deux alligators l'un de l'autre amoureux. Une chaîne , travail des forges de Fabime , Lie au couple écaillé le beau couple victime ; Leur molle chevelure, à travers les roseaux. Laisse tous ses parfums dans la fange des eaux. Ils sillonnent le fleuve, et, le long de ses rives, Ils comptent les transports des noces convulsives. Ils suivent, sans repos, tous les bonds incessants Qui tourmentent d'amour les flots intumescents. Et leurs corps, effleurant l'angle des rocs stériles. Baignent de sang l'hymen des impurs crocodiles ; Et quelquefois , traînés dans la savane en fleurs , D'un élément à Tautre égarent leurs douleurs.

Puis , il leur semble encor que debout , côte à cote , Leur tète sans cheveux , devant eux , roule et saute :

116 L'ENFER,

Ils veulent la reprendre et tromper son effort , Mais la tête de l'un au cœur de Tautre mord ; Elle en boit tout le sang et sur ce cœur s'acharne , Comme Ugolin après l'ennemi qu'il décharné ; Retrouvant et rongeant^ dans ce sein de damné ^ Les germes d'un amour dont leur enfer est : Pâture de la mort entre leurs dents vivante. Et ce drame d'horreur que leur long rêve invente , Ne se meut qu'en leur âme ; et toujours les amants Dorment entrelacés au bord des flots dormants ; Des rameaux abaissés leur front blanc se couronne , Et d'un calme éternel l'enfer les environne.

Des treize visions le cercle est parcouru. Un des points de l'enfer ainsi m'est apparu , Et j'ai heurté long-temps y dans ma course effarée^ Ck)ntre ses rocs de feu ma lyre torturée.

L'ENFER. 117

Muse^ reposons-nous.... Peuples des lacs fumants^ Vous m'appelez en vain vers d'humides tourments ! Tu m'appelles en vain ^ ô toi ! qu'un incendie Lance du sein profond de sa flamme agrandie y Entre les bras glacés des fantômes hurlants Qu'un orage de neige emporte dans ses flancs.

Tel , quand Moscou levant sa torche indépendante ^

Se faisait ^ pour sa mort , une chapelle ardente ,

Un Géante qu'ombrageaient cent drapeaux frémissants.

Dans le cercle embrasé tordait ses bras puissants.

Il explore en fureur le réseau de murailles ,

son aigle , surpris dans les brûlantes mailles ,

Interrompait ce vol dont l'arc universel

S'appuyant sur Cadix, penchait vers Ârchangel.

Il a vu contre lui s'allumer sa conquête.

Tout labouré de feux, de sa base à son faite ,

Il lutte ; et le Kremlin , du sol déraciné ,

Tombe, heurté par lui , sur Moscou calciné.

Mais ce combat éteint , un autre le remplace ;

La mer de feux le jette à l'ouragan de glace.

La lutte recommence , et le colosse altier ,

Le colosse invaincu se levant tout entier ,

tl8 L'ENFER.

Plus haut que le nuage a redressé sa télé :

Ses bras , pour Tétouffer , s'ouvrent à la tempête.

11 ne croit pas encor ^ en le sondant à fond y

Pour Tengloutir armé Thiver assez profond ;

Et dans cette nature aux glaces asservie ,

Son sein respire encor la gloire, air de sa vie.

Vain espoir qu'entretient le portrait d'un enfant!!

Sa cuirasse de fer sous les frimas se fend.

Que lui sert d'écraser le Russe qui l'assiège !

Chaque champ de triomphe est un tombeau de neige ;

Et dans ces longues nuits dont se voile son sort ,

Le sommeil , comme à Sparte , est frère de la mort.

Et la faim, spectre blême, en pleurs dans l'ombre noire

Ronge les chevaux morts qu'attelait la victoire.

Devant ses yeux lassés, dévorants horizons.

Vous déroulez sans fin vos steppes de glaçons !

Fleuves , que le Géant traverse sous l'armure ,

Vous tressez de glaçons sa noire chevelure !

Son pied, fumant encor, sur le sol se roidit.

Au chaos de frimas dont le cercle grandit ,

Il jette, en s'enfuyant, son trophée en ruine;

La croix du grand Ivan tombe de sa poitrine ;

Et de ses doigts crispés roule sur le chemin.

Le globe impérial mal rivé dans sa main.

L'ENFER. 119

0 chute d'un héros ! fatidique naufrage ! L'âme de l^avenir gémit dans cet orage. A force d'augmenter son poids de demi-dieu , Du char de la victoire il a rompu l'essieu ; Et^ comme cette neige au vent glacé du pôle, Le monde qu'il créait en poussière s'envole. Lancé par le destin, plus haut que tous les rois. Il écrase son trône en tombant du pavois ! ! ! Bientôt l'exil, la mort.... immesurable perte ! Qu'un seul homme de moins rend la gloire déserte I

*

CHANT QUATRIÈME.

Jliamrrl*

Monté , d'un seul élan , jusqu'au faîte du crime, Idaméel alors régnait au sombre abime ; Idaméel , prophète et roi triomphateur , Des troupeaux de la nuit formidable pasteur ; Et dont la main forgea , la trempant de bitume , Sa houlette d'airain sur Tinfernale enclume. Homme, il dompta Tarchange, et du poids des damnes Écrasa les démons à servir condamnes;

12i IDÂMÉEL.

Il les subjugua tous. Pour eux^ au noir empire^

L'air est plus dévorant depuis qu'il le respire ;

L'océan de colère a des flots plus enflés y

La terre de la mort des rocs plus désolés ;

Et^ voulant que la haine y trouve plus de flamme^

Il jette à tout bûcher une part de son âme.

Dans cette âme en ruine un monde se mouvait. Sous ses cheveux flottants son grand front s'élevait y Tout pareil à ces fronts dont un siècle s'étonne , Qui portent la pensée ainsi qu'une couronne : Couronne qu'en tremblant souvent nous adorons ! Diadème montrant des foudres pour fleurons ! Sur la terre, autrefois, qu'il souleva de voiles. Lorsqu'il interrogeait le char aux sept étoiles ! Oh ! quel rêve , égarant ce nouveau lucifer , Ébaucha, sous le Ciel, son âme pour l'enfer? Ce fut l'orgueil... Son cœur, dont l'orgueil est la vie. Est fait d'un seul rocher sur qui l'enfer s'appuie ! Et son regard toujours semble opposer , plus fier , A Féternelle nuit un éternel éclair ! On sent , de son destin pénétrant le mystère , Qu'il fallait ce regard pour voir mourir la terre.

IDAMËEL. 125

Oo sent , rœil sur le sien , qu'avant le grand adieu ,

Cet homme, face à face, a combattre Dieu !

Et que, pour accomplir jadis un tel naufrage ,

Un souffle surhumain a traversé l'orage !

Nul artiste jamais n'aurait rêvé plus beau

Un ange de la mort posé sur un tombeau !

Aux neuf cercles maudits , tout le craint et l'adore ;

Chaque fleur des enfers sous son œil veut éclore.

11 a pris, pour lui seul, aux Séraphins tombés ,

Aux anges ses sujets , sous son sceptre courbés ,

Ce qu'ils avaient gardé de leur ancienne gloire ;

Il a pris aux vaincus son manteau de victoire.

Mais cette beauté voile un génie infernal

Qui peut tout ce qu'il veut , et ne veut que le mal ;

Cette fausse beauté , fascinant privilège ,

Ressemble au grand oiseau blanc, plus blanc que la neige.

Qui de l'Himalaya vient raser le contour :

On le croirait un cygne , et ce n'est qu'un vautour.

Ce roi , des monts tonnants renouvelle les laves. Dieu n'a pas plus d'élus , qu'Idaméel d'esclaves ! Chaque jour son regard fait les dénombrements Des damnés, peuple immense à compter par tourments.

t26 IDAMËEL.

Minotaure superbe errant de crainte en crainte y Seul y il sait les détours du brûlant labyrinthe. II connaît tout poison à ses fils apporté ; Il connaît les secrets de leur songe agité. Dirigeant les fléaux /sondant les sépultures^ Il a refait , trois fois , le code des tortures ; Mais y réglant les tourments dans leur infinité , Il cache à tous le sien qu'il n'a pas inventé ! A son front menaçant nul n'en peut voir la marque L'orgueil absorbe tout sur ce front de monarque. Devant ses noirs sujets roi toujours plus puissant^ La pourpre du manteau leur dérobe le sang; Et lorsque y à son tour , Dieu brise ce fort athlète y La hauteur du combat leur cache la défaite !

Dans l'empire des pleurs , tel est Idaméel ;

Ses pieds se sont promis d'escalader le Ciel.

Tel est Idaméel , roi vainqueur de l'archange.

Le maître avait changé dans l'ombre rien ne change;

Dans cette ombre naguère un combat éclatant

D'une seconde chute avait marqué Satan.

IDAMÉEL. 127

Quelquefois un vaisseau signale au loin la trombe ,

Qui lui creusait déjà sa tournoyante tombe.

Il ne recule point , et son hardi compas

De la lutte qui vient mesure tous les pas.

Il ne recule point, il a vu d'autres guerres;

Il démasque y à la fois , ses trois rangs de tonnerres ,

Et , contre les périls de Torage ennemi ,

S'arme d'un autre orage en son sein endormi.

Bientôt, plus près de lui, la trombe tourbillonne.

Diminuant la mer pour bâtir sa colonne.

Le prodige terrible , en ses humides flancs ,

Élargit les fureurs de ses orbes roulants.

Il envahit l'espace , et ses ondes hautaines

Du navire , à ses pieds , voient ramper les antennes.

Mais le navire tonne , et le géant marin

Reçoit au cœur le choc de cent globes d'airain.

Chaque boulet lancé sur la trombe écumeuse ,

Privant d'un arc-en-ciel sa ceinture brumeuse ,

Disperse dans les airs son magique appareil :

D'un voile de fumée il la cache au soleil.

Et le long de ses flancs , par vingt blessures blanches.

Fait écouler sa vie en larges avalanches.

128 IDAMÊEL.

Et toujours le vaisseau verse , à coup plus pressé ,

Sa foudre intarissable à l'ennemi blessé.

De la trombe, à grand bruit, s'écroule enfin la masse ;

Le fond de l'Océan remonte à sa surface.

Et son sein paternel dans ses flots bleus reprend

Sa gigantesque fille épanchée en torrent.

C'est ainsi que l'enfer , après la grande lutte ,

De Satan dans son ombre avait caché la chute ;

Et, tel que le vaisseau vainqueur du hautécueil,

Idaméel voguait sous le vent de l'orgueil.

Mais , parfois égaré dans de sombres alarmes , Et portant dans ses yeux des abîmes de larmes , On voyait, pâle et seul, le triste souverain Parcourir du regard , sur trois tables d'airain , Sa grande histoire à lui que l'enfer ne peut lire , Que sa main , jour à jour, voulut jadis écrire ,

*

Pour l'emporter après, n'importe dans quel lieu : Seul débris de son âme épai^né par le feu. Oh ! quels espoirs détruits , quelles blondes pensées En hydres sur son cœur maintenant enlacées ! Que de trésors de pleurs dans ces lignes cachés ! Que de morts étemels sur cet airain couchés !

IDAMÊEL. 129

Son œil ne peut compter, aux pages infernales. Tous les spectres vengeurs sortis de ces annales : Ministres d'épouvante évoqués pour punir. Actions d'un passé qui créa l'avenir! Oh ! pour Idaméel , lugubres , imposantes , Que ces pages de fer à lire sont pesantes ! Aujourd'hui son regard y cherche ton nom seul , Comme un joyau caché dans les plis d'un linceul , Sémida^ Sémida! toi , jeune ange charmante ! Toi ^ du roi de la nuit, ô ! radieuse amante , Dont ces tables d'airain lui montrent déroulés Les beaux jours d'innocence avec les siens mêlés ! Toi qui brillas jadis sur ses sentiers funèbres. Sans ouvrir au soleil son âme de ténèbres ; Son àme révoltée et que l'orgueil perdit , l'amour brûle encor comme le feu maudit. Jeune sainte ! . . . pour toi quel orageux hommage ! Que de cendres du cœur autour de ton image ! Il croit qu'en tourmentant ce stérile chaos , Un monde , plein de toi , sortira de ses flots : Création à lui , création suprême , Montrant ce qu'est l'amour d'un damné, quand il aime. Quelquefois il voudrait , bien plus amant que roi , Aller combattre Dieu pour ne vaincre que toi;

9

130 IDAMËEL.

Dans ses bras frémissants emporter sa victoire ; Regagnant, à plein vol^ la nuit profonde et noire. Reparaître aux enfers avec ce cher fardeau ; Nouer à tes cheveux Tor du royal bandeau ; Et , posant sur ton front une main souveraine , Dire : A genoux, maudits ! cet ange est votre reine ! Mais quelquefois ton nom ^ sur ce bronze gravé , Jette un second enfer au sein du réprouvé.

» 0 Sémida ! dit-il , du fond de mon veuvage,

» Que je hais de ton ciel le lumineux servage !

» Jamais ton dieu sous lui n'a pu me voir plier ,

» Et mon genou d'airain ne sait pas supplier !

» Tandis qu'on te voyait pleurer et te soumettre,

n En tombant dans ces feux je m'en rendais le maître!

» Près de ton Éloïm , sois heureuse sans moi ;

» L'enfer que j'ai conquis me console de toi.

» Mon regard sur ce livre aime à compter encore

i> Tous les pas que je fis vers la nuit sans aurore,

» Avant que ton trépas , triste et dernier revers ,

» Avec toi dans la tombe entraînât l'univers.

» Sois heureuse sans moi , fille inconstante d'Eve I

» Et toi qui, pour nous deux, ainsi qu'un double rêve.

IDAMËËL. 131

» As créé de ta main le ciel et les enfers,

» Tyran que j'épouvante en agitant mes fers;

» Toi qui pouvais courber les cieux et non mon àme ,

» Pour triompher de moi tu vainquis une femme.

» Je vis sous ton courroux la terre s'engloutir;

Parce que j'y régnais tu vins l'anéantir.

» Mais je ne crains plus rien de toi , maître adorable !

» Ton amour, par bonheur, fit l'enfer plus durable ,

» Et mon trône, à présent, de haine cimenté,

» Comme le tien pour base a pris l'éternité.

» Sur ce trône orageux je suis monté sublime ,

» Tout aspergé du sang et des pleurs de l'abime :

» A son prince vieilli l'enfer m'a préféré.

» Réprouvé sans vigueur , démon dégénéré ,

» Rien n'avertissait plus ici de sa présence ;

» Je savais mieux haïr, c'était ma puissance.

» Tout ce qui te maudit m'a choisi pour son roi ;

» Adam tomba sous lui , Satan croule sous moi :

» Retour juste et terrible, irrévocable échange,

» De son jardin brûlant j'ai dépouillé l'archange,

» Et , du haut de sa gloire enfin précipité ,

» La vengeance du monde est dans ma royauté.

» Que Lucifer vaincu t'invoque dans la poudre !

» Que son cœur, rencontrant le remords sous ma foudre.

132 IDAMÉKL.

» Te demande aujourd'hui sa grâce ou le trépas ! » Étrange adorateur que tu n'attendais pas ! ! . . n Moi , je n'ai qu'un seul cri , c'est un cri de blasphème ; » En tel lieu que je sois , je suis toujours le même ! n Salut , ardente nuit qui remplaces nos jours ! » Tous nos soleilssontmorts^ tesfeuxvivronttoujours. » Antres plus embrasés qu'un volcan du Pélore ! » Hydres que mon sourire aux enfei^s fait éclore ! » Noirs palais , lacs de soufre , océans dont les flots » Battent d'un choc tonnant les portes du chaos ! » Rochers le vautour voit flamboyer son aire ! » Forêts de dragonniers qu'écharpa le tonnerre ! » Régions de malheur^ sol de pleurs imprégné^ » Sombre et seul univers Dieu n'ait pas régné , » Salut I.... Trop à l'étroit jadis dans mon empire, » Â mon sceptre aujourd'hui l'infini peut suffire !! i

Il dit , et dans l'horreur de ce feu corrosif. Un long pli sinueux sur son front convulsif Le dément. . . . Dans la nuit Dieu le précipite, Le gouffre de son àme est l'enfer qu'il habite : Mais il n'y règne pas. Source de châtiments , C'est un autre infini rempli par ses tourments I

IDAMÉFX. 133

■¥-

Un démon s'élevait entre les plus sinistres De ceux que le monarque avait pris pour ministres : C'était le sphinx , le sphinx multiple et colossal , Du suzerain funèbre insidieux vassal ; Perdu dans les détours de son oblique route , L'emblème de l'énigme et le démon du doute ; Et qu'autrefois l'abime , au gré de son désir, Vomit à la lumière afin de l'obscurcir. Quand l'Egypte oubliant ses splendeurs disparues , Pour avoir plus de dieux dételait ses charrues^ Devant le temple immonde il eut sa part d'encens , Monstre d'airain au seuil des monstres mugissants. Des tombeaux de Luxor constante sentinelle, Gardien de la mort , plus mystérieux qu'elle , Il étonna le monde , et la Grèce mille ans S'effraya des secrets qu'il couvait sous ses flancs. Troubler le cœur de l'homme était sa seule étude; La foi sous son regard mourait d'incertitude;

134 IDAMËEL.

Et le soleil lui-même , en sa course arrêté ,

Semblait en Técoutant douter de sa clarté.

Il lutta contre Œdipe > autre funeste emblème.

Marqué d'obscurités comme le sphinx lui-même.

Dans les murs de Karnack , des dieux morts sous son (ci I

Il dorait la momie ou sculptait le cercueil.

Athée à triple forme , aigle y lion et femme ,

Bronze qui palpitait sans se chercher une âme ,

Il s'écriait alors : « L'infini n'est qu'un nom !

» Je suis la seule voix qui fait parler Memnon.

» Pourquoi prier, pourquoi, vous insensés, vous sages,

» Envoyer au néant vos éternels messages?

» De tant d'astres épars Dieu n'est point le lien.

» Les cieux sont un rideau qui ne vous cache rien.

» Jamais rien de réel n'habita vos royaumes ;

» Vous n'avez en tout lieu que le choix des fantômes.

» Et cent mille autres sphinx, dont je deviens jaloux,

)) Vous disent triomphants : mortels, que savez-vous?

» Le doute est le seul dieu dont la voix leur réponde ;

» Car les vents du chaos ont soufflé sur le monde.

» 0 poètes ! pourquoi faire mentir vos vers?

» Ce rêve tournoyant qu'on nomme l'univers,

» Vous parle mon langage , et sa grande ombre errante

») Attache à tous les cœurs Ténigme dévorante.

IDAMËEL. 135

» Assemblage confus d'atomes imparfaits^

> Cet enfant du hasard en a pris tous les traits.

» Si pour contempler Thomme on quitte la nature ,

» L'énigme déplacée en devient plus obscure.

Et ma multiple forme, au sourire moqueur,

» Est moins inexplicable encor que votre cœur ,

» Que ce cœur inconstant , mystère qui vous lasse ,

» Tantôt flamme ondoyante et tantôt roc de glace ;

» Fruit d'un ver sillonné , fleur douteuse du soir

» Qui parmi ses parfums laisse envoler l'espoir ;

» Phare aux reflets trompeurs ; sombre écueil sous la brume,

» Et que les passions couvrent de leur écume ;

» Autel changeant de dieux à chaque pas du temps ;

» Creuset tout devient poussière en peu d'instants ;

» Mon regard étonné voit , s'il veut y descendre ,

» S'évanouir dans l'air ce problème de cendre. »

Et depuis ce moment le sphinx n'a pas changé ,

Il doute de l'enfer Dieu l'a replongé !

Il vient vers le monarque et dit : a L'anniversaire » Du jour tu vainquis Satan ton adversaire , » Approche; et tout l'empire attend, en ce moment, » La fête consacrée à ton avènement.

136 IDAMËEL.

» Tes ordres, roi des rois, pour cette fête insigne? » Le roi ne répond pas , se lève et fait un signe ; Et soudain , la moitié de l'empire des pleurs , Dépouillant pour neuf jours ses rougeâtres couleurs, Se revêt de palais , de clartés et d'ombrages , Des gouffres ténébreux éblouissants mirages. La voix d'Idaméel , verbe puissant du mal , A créé pour neuf jours un Éden infernal , Dont sa main chassera la foule désunie , Avec un glaive ardent , la fête étant finie I se déploie au loin , dans toute sa hauteur Et superbe aux regards, l'àme du créateur; L'âme du sombre maître en son œuvre venue , Splendide et forte et grande et de Dieu seul connue ; Et qui pouvait répandre , en secouant ses fers , Assez d'enchantements pour parer les enfers. Mais ces enchantements , ce monde qu'elle invente , Renferment dans leur sein des germes d'épouvante , Des semences de mort dont l'éternelle nuit Dans son air sépulcral verra mûrir le fruit.

Fière de sa beauté qu*elle montre à Taurorc, Ainsi Constantinople , en reine du Bosphore ,

IDAMÉEL. 137

De son front couronné de coupoles d'étaiu Allume l'incendie aux flammes du matin. Le voyageur s'arrête , il contemple en silence L'image des sept tours que Marmara balance ; Et par delà ^s flots l'Olympe radieux , Mont sublime qu'Homère emporta chez les Dieux ; Et ces champs de cyprès , semés de blanches tombes. le cygne se mêle au vol bleu des colombes ; Ces marbres , ces granits , ces bronzes dentelés , Ces kiosques transparents de verdure voilés ; Ces dômes colorés , tout baignés de lumière Et courbant dans l'air pur leurs arcs-en-ciel de pierre; La fontaine mauresque , et le concert flottant Des caïques pourprés sur le golfe éclatant ; Jardins , vergers , palais , ondoyant labyrinthe , Que presse le soleil de sa brûlante étreinte ; Tout Téblouissement du luxe oriental ; Trèfles^ croissants vermeils et globes de métal , Se mirant dans les flots comme un groupe d'étoiles ; Murs pailletés d'argent ainsi que de grands voiles ; Phares multipliés , terrasses en festons ; Arabesques courant sur l'émail des frontons ; Bazars s'ombrageant du palmier des collines , Fumant leurs pipes d'ambre au son des mandolines,

138 IDAMÉEL.

Sur leur front dédaigneux les filles d'Ycmen

Gardent de la beauté le type surhumain ;

Et les hauts minarets dominant les platanes

Qui jettent leur fraîcheur aux amours des sultanes ;

Et le sérail montant de degrés en degrés

Avec ses flèches d'or et ses balcons dorés ;

Constantinople enfin I ! sous des berceaux de rose

S'éveillant au matin , pour son apothéose.

Reine de l'Orient y qui doit sa royauté ,

Ainsi qu'une odalisque , à sa seule beauté .

Nous montrant dans son sein des monts^ des mers profond

Lien resplendissant qui réunit trois mondes ;

Ville de feux taillée aux flancs d'un grand saphir;

Vaisseau que berce à l'ancre un éternel zéphyr !

Riche apparition , magnifique spectacle

Dont la terre deux fois n'a pas vu le miracle I . .

Mais ces murs^ ces jardins^ tout ce luxe enchanté^

Renferment les muets de la fatalité ;

Et ces sombres sultans que leur garde dépose ,

Dont le divan d'azur sur un sépulcre pose.

La coupe du banquet s'y couronne de sang.

La peste, fécondée aux rayons du croissant^

Y voit sous des lambeaux croupir la multitude.

Au fond des lazarets et de la servitude.

Sur ce sol diaphane^ orné de palais d'or, Aux bras du meurtre impur la débauche s'endort , Élevant ses vapeurs , sous le frais sycomore , Comme le lac fumant tressaille Gomorrhe. De la flotte au sérail , du bazar à la tour , Le Despotisme ouvrant ses ailes de vautour. Assombrit de terreur Téclat de ce rivage. Dans ce grand nid de fleurs il couve l'esclavage , Ou se dresse , écrasant son stupide troupeau , Ainsi qu'un dieu d'airain debout sur un tombeau ; Et l'aga vient mêler des corbeilles de têtes Aux fruits de l'oranger que Ton verse à ses fêtes : Fêtes que le sultan ironique et cruel , Ordonne en souriant ainsi qu'Idaméel.

Bientôt des réprouvés l'orgie en feu commence. Elle agrandit au loin son cercle de démence. Et les treize cités que l'enfer réunit. Dressant sur les rochers leur spectre de granit. S'émeuvent; et chacune, en la fête ondoyante. Vomit, de ses vieux flancs, quelque pompe effrayaote.

140 IDAMÉEL.

Et chaque nation cherche en son souvenir.

Quelle infernale joie elle lui doit fournir.

L'Inde y conduit ses dieuK , dans leurs métamorphoses

Écrasant sous leur char des femmes et des roses.

Le Mexique sanglant chante, et cède à grand bruit

Sa fête du soleil à l'éternelle nuit.

Axum y voit passer, pompe abyssinienne.

Ses vierges se voilant sous des masques d'hyène.

Le Nord vient y jeter, profond comme une mer.

Le crâne s'enivrait son vieux géant Ymer.

La Gaule a rallumé ses fêtes anciennes ,

Ses forêts qu'un moment l'enfer préfère aux siennes,

Tant on voit voler, tels que de rouges oiseaux.

De larves en fureur sous leurs flottants arceaux.

Le panier d'Irminsul que l'Eubage promène ,

Y porte , au lieu de fleurs, une moisson humaine,

Un beau groupe d'enfants, tribut vermeil posé

Sur le tronc dévorant d'un grand chêne embrasé.

Approche, antiqueGrëce I et viens ceindre d'acanthes La folle nudité de tes belles bacchantes, Qui , le Ihyrse à la main et les seins frémissants, Allaitent dans leui*s bras deux léopards naissants.

Et toi, Rome ! qu'au fond de tout crime on retrouve; Toi ! dont le cœur fut fait du bronze de ta louve , Ouvre ton cirque immense et viens, viens à ton tour. Déshonorant ensemble et la mort et l'amour , Livrer aux histrions les flancs nus de tes femmes ; Tandis qu'on voit jaillir sur les couples infâmes Le sang de tes captifs, le sang, moins vil que toi , Des peuples que les dieux donnent au peuple-roi.

Ces pompes et ces jeux , tout chargés d'anathèmes. Sont dignes de l'enfer en demeurant les mêmes. Mélange sans pareil , colosse de débris ; Fleuve ressuscitant mille» fleuves taris ; Effroyable chaos de tant de saturnales , Que Fabime impuissant emprunte à nos annales. Fêle unique et multiple, hydre au bond dévorant ! Chaque veine du monstre a du sang différent : Et ce sang , redoublant son impure énergie , Court des membres au cœur de la hideuse orgie ; Anime sa fureur, et partout déchaînés Fourmillent sous leurs pas les plaisirs des damnés.

142 IDAMÉEL.

Du vertige égaré sœur folle et tournoyante, La ronde aux mille bras les emportait bruyante ; Et , de ses bonds poudreux aveuglant les regards , Soulevait le poids lourd de leurs cheveux épars. Fantômes enivrés , à leurs plaisirs en proie , Leur danse ressemblait^ dans sa farouche joie, Â celle que formaient sur un rocher fameux. Des Grecques à l'œil cave et souriant comme eux ; Quand, se lançant au fond du gouffre qui murmure, Leur chute de la ronde y marquait la mesure ; Quand, son fils dans ses bras , chacune en s'y brisant, Ajoutait à l'horreur du cercle décroissant. Les accords que rendaient les harpes foudroyées , Sur le sein des démons daas la fête appuyées , Rappelaient ces refrains que soupire à midi. Sous l'œil du maître, aux champs, le nègre abâtardi. Et leurs amours, hurlant au fond de leur repaire, Ressemblaient aux amours du bourreau de Tibère , Lorsqu'il donnait , la loi sévère l'exigeant , Un long baiser horrible aux filles de Séjan, Dont la mort n'eût osé , dans toute sa puissance , Toucher, sur l'échafaud, la robe d'innocence;

IDAMËEL. 143

Et que, funèbre amante il devait violer, Afin que sans remords il pût les étranfjler.

Et pourtant dans son temple environné de flammes , Panthéon de plaisirs , les dieux sont infâmes , L'orgie allait croissant , et toujours sans repos , De sa lugubre joie agitait les drapeaux. L'éternel désespoir redouble de folie. Et d'enfer en enfer ^ la fête multiplie , En s'épanouissant , son luxe et ses couleurs : C'est le mancenillier ouvrant toutes ses fleurs. Elle vole et rugit immense^ universelle; Comme un tigre joyei^x chaque antre la recèle. La fête est sous les rocs^ la fête est sur les monts; Elle vogue , en chantant , sur le lac des démons , Pareille à ce vaisseau , brillant sur l'onde amère , vint chanter Néron prêt à noyer sa mère : Cent volcans allumés lui servent de flambeaux. La fête , renaissant de tombeaux en tombeaux , Comme un fleuve écumeux descend dans les abîmes^ Rejaillit^ en hurlant ^ jusqu'aux plus hautes cimes. Ouragan de délire , elle courbe , en passant , Les bois de dragonniers sous le choc gémissant.

iU IDAMÉEL.

Elle éclate^ elle éveille^ au plus noir de ses ombres, La primitive nuit qui dort sous les i£s sombres ; Et sous le mont lointain qui le tient enchaîné , Le remords de Satan en est importuné. On la voit, dans l'horreur de ses profonds royaumes, Nouer et dénouer sa chaîne de fantômes. Gnomides à Tœil vert ! Sorcières aux flancs nus ! Elle ouvre à vos amours des sabbats inconnus. L'Egypte en ses fléaux eut moins de sauterelles Qu'on ne voit de dragons et d'aspioles frêles Dont le vol dans les airs siffle comme des dards , Se balancer aux plis de ses grands étendarts. Des tètes , aux regards pleins de flammes haineuses^ Agitant pesamment deux ailes membraneuses , Croisent, d'un vol confus^ leurs vagues tourbillons, Comme un nocturne essaij[n de larges papillons. La fête s'en empare , elle entraine dociles Ses nécromans^ ses nains ^ ses vampires^ ses psylles^ Ses larves dont le nombre à chaque instant s'accroît. C'est un rêve inouï dans l'abime a l'étroit ; C'est le bruit insensé de la trombe sonore , L'élan prodigieux du coursier de Lénore. Elle attelle à ses chars ses stellions ailés ; Heurte du noir chaos les bords démantelés ;

Ébranle , en agitant les plis de sa ceinture , Des piliers sulfureux la haute ardiitecture ; Aux chapiteaux d'airain dans son vol se suspend , Se roule au front des tours comme un rouge serpent ; Ou , parant de festons la hideuse patrie / Étend sur neuf enfers sa guirlande fleurie.

L'énorme éléphant blanc qu'adore Bénarès ,

Regrettant ses bambous et ses vastes forêts ,

Fatigué des respects du roi qui le contemple ,

Quelquefois en fureur déracine son temple.

Il se jette au milieu des pâles spectateurs ,

Le dieu lance dans l'air tous ses adorateurs y

Et de ses bonds puissants promenant la tempête ,

Sous ses pieds révérés il écrase sa fête.

Et voilà que foulant les plaisirs sous leurs pas ^

Convives monstrueux que Ton n'attendait pas.

Ces animaux géants , inconnus à nos plages ,

Rois du globe avant l'homme , au vieux berceau des âges ^

Ces animaux , empreints de malédiction ,

Que le Très-Haut bannit de la création ,

Nés peut-être , jadis , du commerce adultère

De Satan s'unissant aux germes de la terre ,

10

146 IDAMËEL.

Et qui dans les enfers se sont acclimatés^ Arrivent demandant leur part de voluptés. Les ichtyosaurus sortent de la mer Morte ; Les mamouths , lourds fardeaux du rochôr qui les porte , S'élancent tous ensemble , épouvantant les jeux Des peuples dispersés par leur groupe orageux. Descendu des grands monts , sans que nul bras le dompte ^ Aux salles du banquet entre le mastodonte; La mort , pour l'effrayer , agite en vain sa faux. Sous les mille frontons de ses arcs triomphaux^ Idaméel voit fuir sa fête qu'on insulte : Mais l'ombre de sa main apaise le tumulte.

^

Poètes nonchalants de lotus couronnés. Autour du roi maudit, l'élite des damnés Raconte dans ses chants quelque amoureux mystère, Quelque ancien souvenir émané de la terre ;

IDAMÉEL. 147

Comme au temps Clémence^ au jpied des ormes verts , Mêlait quatre fleurs d'or à la moisson des vers , Et , pour les luths rêveurs brisant la cornemuse , Mûrissait d'un regard l'épi blond de la muse.

J'aimais Virginia , dit l'un ; pour l'obtenir. J'appelai Lucifer toujours prêt à venir. Il me dit : Elle a pris le voile à Sainte-Claire ; Si je l'amène ici , quel sera mon salaire? Ma vie et mes vingt ans. Non. Mon éternité , Mon âme de chrétien... Le pacte est arrêté. -^ A l'œuvre donc ; je veux savoir ce qu'une femme Peut donner de bonheur pour nous payer notre âme. L'appel cabalistique aussitôt commença. Et l'esprit en fuyant sur mes cheveux glissa

Des sons d'une douceur ineffable, infinie. Nuançaient le silence à leur faible harmonie ; Et je sentais mon cœur se fondre en écoutant , Écho mélodieux de ce concert flottant !

148 IDAMÊEr..

Lorsqu'à travers Tazur de mes vitraux gothiques , Aux soupirs vaporeux des notes extatiques , Une forme brilla , blanche dans le lointain , Comme un trait lumineux sur le front du matin. Elle approche , en laissant des sillons d'étincelles ; Les accords voltigeants la portent sur leurs ailes. C'était Virginia , pure , et contre un mortel Enveloppant son cœur des voiles de l'autel , Virginia , conquise au prix de mes deux mondes ! Un front pâle de sainte ^ orné de boucles blondes , Et qui pâlit encor sous le feu dévorant Du regard enchanté qu'elle suit en pleurant. » Oh ! grâce , j'appartiens au Seigneur et je pleure. » L'esprit qui me guidait s'est trompé de demeure , » Dit-elle^ beau jeune homme au front si gracieux ! » Car la tienne n'est pas sur la route des cieux. » Si le sommeil m'abuse à ses vagues mensonges , » Respecte en t'éloignant la pudeur de mes songes. » Mes jours d'un feu divin rayonnent embellis ; » Et j'ai trempé mon âme au calice d'un lys. » Grâce et pitié I détruis ce charme de puissance » Qui te rend dans mon cœur plus fort que l'innocence. » Vois ! les astres là-haut brillent silencieux ; » Le Ciel ouvre sur non» ses innombrables yeux.

IDAMÉBL. 149

Qui, dansTombre atteiidris, laissent sur ma prière, Comme des pleurs d'amour ruisseler leur lumière . Tout mon sein les recueille et dans mon chaste effroi , Mes yeux vont à leur tour les répandre sur toi. Tu m'aimes. •• ^e mon âme à la tienne asservie Ne trouve pas la mort aux sources de la vie ; Ne laisse pas Tamour, ce feu surnaturel , Ce premier-né de Dieu, nous enlever le ciel. Colombe qui descends des voûtes éternelles , L'éclair de ton regard a consumé mes ailes; Et c'est en vain, pleurant leur fragile trésor, Que je tombe à genoux pour m'envoler encor. Le jour qu'autour de moi répandait ma couronne S'est éteint de lui-même , et ta nuit m'environne ; Oh ! quel ange viendra luire sur mon chemin ! » Pour remonter vers Dieu qui me tendra la main ilt comme elle parlait, je vis , autre victime, ion crucifix d'airain se pencher vers mon crime ; It laisser pénétrer, pour en être vainqueur, je sang de ses deux bras , goutte à goutte , à mon cœur, /irginia ! ! ! Ce sang est moins fort que ses charmes ! k)us mes ardents baisers sèchent toutes ses larmes. 5on sourire s'éveille et , lys beau de fraîcheur, Jne teinte de rose erre sur sa blancheur;

150 IDAMÉEL.

Et sa pudeur palpite^ et la colombe heureuse Se coD fiant alors à son aile amoureuse^ Prend son vol de bonheur dans un air embaumé^ Ciel profane et brûlant à Tarchange fermé. Elle plane et se perd avec toutes ses flammes Dans un soupir d'amour qui réunit deux àmes^

Sur mon sein en extase elle vient se poser

Mais tout l'enfer s'allume à son premier baiser. Le sol fuit. . . . Des démons la ronde sépulcrale y Orage sulfureux, foudroyante spirale. Cortège nuptial envoyé des tombeaux. Prête à la douce nuit ses spectres pour flambeaux ; Et berce notre hymen dans une trombe ardente , Semblableau tourbillon des deux amants du Dante.

Ainsi sont racontés les amours du maudit. Pour parler à son tour Néron se lève et dit : Je donnais un festin ) moi, grand par ma clémence. Un esclave brûlait dans chaque torche immense.

Nourrissant de ses chairs son sépulcre de feu ^ Pour distraire Tennui d'un jour de demi-dieu ; Tandis que l'air , au gré d'une captive noire , Soupirait en passant dans des orgues d'ivoire. La salle du banquet en ce pompeux séjour Tournait, comme la terre^ à chaque heure du jour; Et pour laisser pleuvoir les roses sans feuilleté , L'or massif du plafond s'ouvrait comme un nuage. » Des fleurs^ di»-je,.des fleurs, pour mon festin joyeux! » Les camp^[nes de Rome attristeront nos yeux » Demain ; n'épargnons pas le bouton près d'éclore , » Couvrons d'un deuil royal tout l'empire de Flore ! » Puis du salon doré je sortis en riant. Le narcisse , le lys aimé de l'Orient , Les œillets enflammés , l'orgueilleuse amaranthe , Semblaient tomber du ciel en rosée odorante. Gloire, gloire à César qui nous fait d'heureux jours ! Le déluge de fleurs tombait , tombait toujours; 11 tombait. . . . l'assemblée à la fin s'épouvante De ce plaisir nouveau que mon génie invente. L'ivresse au front de feu s'interroge et pâlit : Des fleurs ! et secouant la pourpre de son lit , N'aperçoit déjà plus sous leur chute ondoyante L'hémicycle argenté de la table bruyante ;

152 IDAMÉEL.

Ni les trépieds d'agathe et d'or éblouissants ^ Ni les vases pétris de cinname et di'eircens. On ne voit dominer dans la profonde salle Que de Néron absent Timage colossale. Ces fleurs , filles du jour , qui changent de destin ^ Éteignent^ dans leur vol , les flambeaux du festin ; Et le laissent plongé dans une nuit profonde , Premier aveuglement des voluptés du monde. On s'élance , on se dresse , et les jeunes Romains Promènent sur les murs de convulsives mains. L'or y le marbre , l'airain partout les environne ; Le flot diapré monte et touche à leur couronné. 0 plaisirs de Néron ! ô fête de douleurs ! . . . On s'embrasse en pleurant dans l'orage de fleurs * A leurs sanglots^ du lac gardé par les édiles^ Répond le cri plaintif des trois cents crocodiles ; Et mon rire funèbre , et les rugissements Des grands tigres choisis pour mes amusements. Image du sépulcre Pompéia repose , Le volcan parfumé , de ses laves de rose Leur jette incessamment les voltigeants débris : Le sol manque à leurs pas et l'air manque à leurs cris Immobile et muet dans l'homicide enceinte^ Ne pouvant soulever son tombeau d'hyacinthe.

IDAHÉEL. 153

L'un désespère et meurt; l'autre expire accablé Sous le poids amoureux du myrte amoncelé. Le lys , des chastes fronts virginale parure , Couvre de sa pudeur la courtisane impure ; Il trompelentement son douloureux effort ^ Et rimmortelle en deuil a fleuri pour la mort. En vain leur agonie un instant se ranime , Chaque fleur en tombant étouffe sa victime. Tout périt, . . tout s'apaise. . . et la rose et l'iris , Aux sons voluptueux des hymnes de Paris , Pleuvent jusqu'à l'instant l'aurore nouvelle Luit sur cette moisson^ fraîche et douce comme elle^ Dont les boutons naissants avant de se flétrir , Aux premiers feux du jour achèvent de s'ouvrir! . .

Après ce chant romain > un cavalier d'Espagne Que sa gloire galante aux enfers accompagne , Se lève... 11 n'est pas vrai qu'un marbre voyageur M'ait porté parmi vous tel qu'un esprit vengeur

154 IDÂHÉEL.

Don Juan au cœur noble , à l'ardente paupière y

N'a point trouvé la mort entre deux bras de pierre ;

Et Satan sut choisir un autre ambassadeur

Plus digne de mon nom que ce froid commandeur.

Écoutez.... J'entendais souvent la sérénade

Chanter Esméralflor , duchesse de Grenade ,

Plus belle y disait-on y que tout ce qu'on aima y

Des rochers de Kérès auxbois du Xarama :

Perle de volupté , diamant l'Asie

Aurait mis moins de feux que notre Andalousie.

Je partis de Madrid y traversant la Sierra y

Pour admirer ce front beau comme l'Alhambra y

Pour juger , à mon tour, l'amoureuse merveille.

J'arrive.... Esméralflor était morte la veille.

Le catafalque noir fit cabrer mon cheval ;

Les vieux moines , pieds nus , de Saint-Jacques du val

Disaient : Elle est au Ciel , regardant Dieu sans voile.

La fleur pour m'échapper se changeait en étoile ;

Et la ville pleurait, et moi de ce séjour

Je sortis tout pensif, seul, au tomber du jour.

La nuit vint : sur un roc dont Grenade est voisine , Un élégant palais de coupe sarrazine

IDAMÉEL. 135

Dormait; et le Daro^ fleuve uniforme et lent, Baignait d'un flot plaintif ses pieds de marbre blanc. J'entrai d'un pas distrait.. Des flammes voltigeantes^ Sous les cintres dorés, se poursuivaient changeantes; Des jets d'eau parfumés, arcs-en-ciel roses, bleus. Et courbant sur mon front leur éclat nébuleux , Dans des bassins d'onyx , après l'élan rapide , Hetombaient divisés en poussière limpide. Sous des gazes d'azur , partout demi-voilés , L'amour entrelaçait les bronzes ciselés ; Et partout il semblait que des plafonds mauresques Raphaël, dans un rêve, eût dessiné les fresques. , sur un marbre assise à l'angle d'un grand mur, Comme un tableau frappé d'un large clair-obscur , Le sein nu , m'apparut une femme étonnante , Et belle , et tour à tour ou sombre ou rayonnante. Un cercle de pavots pressait son front hautain ; Au lieu de la basquine ^ aux plis noirs , de satin ^ Elle laissait flotter la tunique azurée Qu'attachait mollement sa ceinture nacrée. Sous ses agiles doigts venaient s'entremêler De longs fils transparents qu'elle faisait voler : Et comme un tisserand , sans s'incliner à peine , Elle tramait le lin sur un métier d'ébène.

156 IDAMÉEL.

Ses cheveux sur son col tombaient comme la nuit. » Ce vil travail , lui dis-je ^ à tant de beauté nuit. » N'asp-tu pas tes cheveux^ voluptueuses tresses , » Pour entourer l'amour d'un réseau de caresses ! » Que f£^is-tu de ces fils qui volent sous ta main ? » Peut-être, me dit-elle, est-ce un voile d'hymen. Et je la vis sourire et s'enfuir, blanche fée. De son tissu de lin me laissant le trophée.

J'allai... je m'enfonçai de jardin en jardin ,

Dans un bois tout rempli des songes de l'Éden.

Mille arbres toujours verts y versaient en ombrage

Leur immortalité de fleurs et de feuillage ;

Sous ses rameaux penchés , de leurs vagues concerts

D'invisibles oiseaux alanguissaient les airs.

La lune se levait , les brises étaient douces ,

Mes pieds glissaient rêveurs sur la moire des mousses ;

De branche en branche , autour de mes pas amoureux,

L'esprit des fleurs flottait en réseaux vaporeux.

Et , dans les détours d'une profonde allée ,

Agitant dans ses mains une hache étoilée.

Je revis cette femme étrange I Elle chantait ;

Sur l'écorce d'un pin sa hache s'abattait ,

IDAMÉEL. 157

puis en longs débris en divisait la tige y IX refrains de ce chant , romance du vertige. Pourquoi me fuir, lui dis-je, ô bel ange égaré? L'heure est mystérieuse et l'amour est sacré, l'aime à sentir , ainsi que des branches de saules , Plier sous mes baisers d'ondoyantes épaules. Que fais-tu dans ce bois, loin de ton ciel natal ! » Peut-être, me dit-elle , est-ce un lit nuptial ! je la vis sourire et s'enfuir. ... Je m'élance.... mt à coup , des grands bois déchirant le silence , 1 ouragan sa lève et semble , déchaîné , emporter sur un sol froid , chauve , décharné : metière désert dont les portes ouvertes entendaient pas trembler les longues herbes vertes, r les murs lézardés , en foule , s'agitaient îs ombres qu'à mes yeux nuls corps n'y projetaient; ►usles oiseaux de l'ombre y faisaient leurs demeures, r un cadran de fer n'étaient pas les heures , le main lente et noire , au bruit sourd des autans^ fumait, tournait, tournait, sans y marquer le temps, la femme inconnue apparaissait plus belle , >us le portail croulant d'une morne chapelle ; , murmurant tout bas un air de trépassé , >us une bêche d'or creusait le sol glacé.

158 IDAMÉEL.

Moi y je m'approchai d'elle^ et nous nous regardâmes » J'aime comme Satan à séduire les femmes ^ » Je n'essuyai jamais le caprice d'un non , » Lui dis-je , et mon regard t'a révélé mon nom ! » Que fais-tu danscelieu^ ma changeante colombe?

» La bière et le linceul sont prêts, j'ouvre la tombe? » Je suis Esméralflor ; j'ai pu , quelques instants, » Quitter pour t'éprouver , Tenfer je t'attends. » Le démon Ta permis, et pendant qu'on me pleure, » Mon cadavre a repris mon âme pour une heure. » Contraindre mes désirs n'était pas ma vertu ; » Cette heure m'appartient, me la demandes-tu? » Es-tu ce Don Juan , dont l'ardente inconstance » Donne à la volupté ce qu'il a d'existence , » Et qui , parmi les fleurs couronne de son front , » Doit un jour voir éclore un hymne de Byron ? » Regarde ! je suis belle, et sous ses doigts difformes » La mort n'a point blessé le pur contour des formes : )> Elle a laissé leur charme à mes embrassements. » Mon œil avait des feux qui tuaient mes amants ; n Et , fièvre de mes sens , cette lave embrasée » En passant aux enfers ne s'est pas apaisée !.. »

IDAMËEL. 159

Je ne répondis point. ... Je baisai ses genoux ,

Et mon trépas ne fut qu'un dernier rendez-vous ! !

Ces récits ajoutaient aux plaisirs de la fête. Devant Idaméel , et monarque et prophète ^ S'incline avec respectlegrand sphinx. « Roi , dit-il , » Quand nous nous racontons les heures de Texil , » N'as-tu rien à nous dire ! Au fond de ta mémoire » N'as-tu pas conservé quelque splendide histoire ? » Nous serions curieux de l'entendre de toi. » La parole est puissante en ta bouche de roi ! » Nous sommes attentifs et l'assemblée est haute , » Les convives ici sont dignes de leur hôte. » Tu les connais , tu sais qu'ils dédaignent les jeux ^ » Et que la voix du maître , en son charme orageux , » Leur plaît plus que le cri des tigres dans l'arène , » Ou que des mots d'amour de la plus jeune reine. » Ainsi parla îe sphinx , et Ton battit des mains , Comme la foule autour des empereurs romains^

160 IDAMÉEL.

Trois cents filles de rois , jeune troupe choisie , Qu'aux flammes de l'enfer jeta la molle Asie , S'approchant à la fois et tombant à genoux , Souillèrent la prière avec des mots si doux y Qu'Idaméel sentit passer presque un sourire Sur sa lèvre glacée veillait la grande ire. » Dans cette fête , amis , nul ne court de hasard . n Dieu n'est pas sur les murs^omme chez Balthazar. » Vous venez aux plaisirs y enseignes déployées ; » Les roses du banquet ne sont pas foudroyées , » Et ne le cèdent pas à celles que Néron , » Alors qu'il brûlait Rome y enlaçait à son front. 0 Car je veille. ... et je veux de ma faveur constante » Donner à tout mon peuple une marque éclatante. » Je veux y pour consacrer la paix d'un jour serein , » Livrer à vos regards mes trois tables d'airain , » Ce livre y monument et d'amour et de haine , » Qui du roi des enfers garde l'histoire humaine. » Et vous n'y lirez pas d'un œil indifférent » Les jours que j'ai vécus sous le soleil mourant^ » Lorsque je réchauffais sa couronne à la mienne y » Lorsque j'usais ma vie à conserver la sienne ;

» Et que l'ombre de Dieu par degrés remplissait » L'espace qu'en tombant chaque peuple laissait. » Ombre toujours jalouse , ombre toujours avide ^ » Aux lieux je régnais faisant partout le vide. » Peuples , vous y verrez si mon sceptre de fer » Osa frapper sans titre aux portes de l'enfer ; » Et si je n'avais pas ^ prêt à changer de trône y » De l'un à l'autre pôle élargi ma couronne. » Soyez donc attentifs , et que ^ tout embaumés , » Les bras voluptueux de nos trois cents aimés » Apportent au milieu des fêtes populaires , » De mon livre d'airain les pages séculaires !

Lorsqu'au lever du jour , un pâtre veut chercher Le dictame croissant aux fentes du rocher ; Sur la pente des monts sillonnés d'avalanches y 11 se fait précéder de six chevrettes blanches : Et l'agile troupeau , par son instinct guidé , Découvre en bondissant le trésor demandé. Ainsi Ton voit courir , joyeuses et légères , Vers le livre d'airain les jeunes messagères. Les voilà.... leurs pieds blancs ont laissé sur le sol Comme un reflet lointain de neige , et leur beau col

11

162 IDAMËEL.

Balançant doucement leur tète enchanteresse ,

Répand dans Tair le nard caché sous chaque tresse.

Déesses ou démons^ sultanes ou péris,

Les voilà : sur leurs bras de longs anneaux fleuris

Fixent la pesanteur des tables colossales

Qui brisent, en passant, l'architrave des salles,

Et qu'un large autel d'or, de parfums inondé ,

Reçoit avec respect , par trois démons gardé.

Alors Idaméel , sur les pages antiques

Fait planer les éclairs de ses yeux prophétiques ,

Et le nuage obscur , qui de deuil les couvrait ,

Se déchire , et l'histoire inconnue apparaît.

» Lisez, peuples! et, si des triples caractères

» Votre œil ne peut toujours pénétrer les mystères,

» Le grand sphinx attentif vous les expliquera ;

» Mais nul sur ce sujet ne m'interrogera !

» J'ai dit. » Et répondant par un bruit de tempête,

Les applaudissements font chanceler la fête.

Idaméel debout ramène son manteau

Sur son front d'empereur , et le noir chapiteau

D'une colonne grecque à demi renversée

Lui sert à reposer le poids de sa pensée.

Il ne soupçonne pas, le sombre souverain !

Que, lorsque ses sujets sur les tables d'airain

IDAMÉEL. 163

De son cœur douloureux vont remuer la cendre , Le Christ du haut du ciel commence de descendre. Il ne soupçonne pas ce grand secret !.. Le sphinx Tient ouvert^ sur le livre immense^ un œil de lynx. La fête aux cris ardents devient silencieuse. Et les trois cents aimés , guirlande gracieuse y Autour du vieil airain se penchent mollement ; Et du cercle enchanté s'approchant lentement ^ L'enfer vient, à travers leur chevelure blonde , Lire ce livre écrit aux derniers jours du monde.

*

CHANT CINQUIÈME.

C'^trcljr mv U mant ^vat.

MKÉÊÊaàtm TABU d'aisaih »*uAiiÉn..

Le fer, pour m'enfanter à cette vie amère , M'arracha tout mourant du seiu mort de ma mère; On vit, avec effort, ce fer aventureux Ravir leur seconde âme aux flancs cadavéreux. Le fruit déjà maudit quitta la branche morte. On me Ta raconté , je naquis de la sorte ; Je naquis, des liens du tombeau délié. Mon père , ce jour-là , disparut foudroyé;

168

LARCHE SUR LE MONT ARAR.

La terre , comme si ses entrailles usées Par cet enfantement avaient été brisées ^ Gémit ^ et comme si j'avais éteint Tamour , Tout hymen fut stérile à dater de ce jour.

Mon berceau d'orphelin épouvantait les mères ! Voulant au nouveau-né demeurer étrangères ^ Les femmes s'enfuyaient sourdes à la pitié , Et n'osaient de leur lait me donner la moitié. Une seule pourtant , pleurant son fils unique Mort la veille en ses bras , entr' ouvrit sa tunique y Et sur son sein tari par son regret croissant , Me nourrit moins de lait que de pleurs et de sang. Nul dieu d'Éléphanta , rocher qui me vit naître , Pour son adorateur ne voulut me connaître ; Et de ce dernier fils par la femme enfanté , Le ciel comme la terre était épouvanté.

Or y des signes cei!tains marquaient la fin prochaine Du vieux globe , qui vit passer la grande chaîne Des jours évanouis ^ des siècles révolus : Chaîne qui d'un anneau ne s'alongerait plus.

L'ARCHE SUR LE MONT ÂRAR. 169

Je croissais entouré de sinistres images.

Un Juif ^ sombre héritier des sciences des mages.

Et qui , se dérobant à tous regards humains ,

Près d'un feu d'ossements chauffait ses p&les mains^

Me prit. . . Nous habitions cette pagode austère

Que des dieux inconnus bâtirent sous la terre ,

Monument gigantesque aux rocs d'Éiéphanta ,

Et que Sémiramis une nuit visita.

Crypte qui porte un mont , tombe en temple érigée ;

Vieux modèle l'Egypte a pris son hypogée ;

Gou£Ere pour mieux rêver^ nous nous engloutissions ;

Voûtes l'on cloua des constellations.

Le regard effrayé voit monter dans les ombres

Soixante dieux de pierre, autour des grands décombres.

De cet Olympe mort , sans nom enseveli ,

Quel Phidias indien avait sculpté l'oubli?

On l'ignore... Parmi des débris de colonne.

Granits frères aines des dieux de Babylone ,

Us se dressent muets ; les uns demi-brisés ,

Collant leurs quatre mains sur leurs torses usés ;

Les autres occupant, sous leurs toges de juge.

Un tribunal rongé par les mers du déluge;

Les uns le front tout nu, les autres couronnés,

De quelque gloire éteinte emblèmes ruinés ;

170 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

lyautresdressantdansTair^ jusqu'aux voûtesdes salles, Leur sombre trinité de têtes colossales ; Et d'autres écrasant , sous des pieds d'éléphants , Les corps frêles et nus d'un beau groupe d^enfants.

Merveilleux souterrain du vieux globe nous sommes, Il nous faudrait à nous cent ans et cent mille hommes Pour découper la roche en portiques béants. Qu'a taillés , en un jour, la main des dieux-géants; Alors qu'ils sont venus d'en haut, maçons sublimes. Nous enseigner comment on bâtit des abimes.

J'avais fait ma maison de ce tombeau fatal. Un plongeur, sous l'abri d'un dôme de cristal , S'installant tout un jour au fond des mers mouvantes, Sent autour de sa cloche errer les épouvantes ; De fucus enlacés et d'épais goémons , Semblables aux forêts dont se couvrent les monts , La Flore océanique , en s'étonnant, l'ombrage. Ses battements de cœur sont comptés par l'orage. Léviathan l'admire , et ce roi de la mer Aussi long-temps que lui ne peut se passer d'air.

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 171

La nuit habite au fond du sentier qu'il se perce ; Le poulpe limoneux dans les algues le berce , Et parfois y ébloui du transparent cercueil , L'emporte entre ses bras pour le changer d'écueih L'homme chercheur de perle attend^ pâlit et souffre; Il empreint ses regards des tristesses du gouffre ! Et moi y dans les terreurs de l'antre y temple noir , Je cherchais comme lui^ moi plongeur du savoir ; Et souvent comme lui recueillais , loin des nues , La perle , pur trésor, des choses inconnues.

Là^ sur le cintre obscur^ Zodiaque incrusté, depuis neuf mille ans le temps s'est arrêté ; Là^ sur le granit rouge aux profondes spirales. Des âges disparus archives sépulcrales , J'étudiais ces noms et ces signes sacrés , De la langue des dieux alphabets ignorés. Devant un avenir tout prêt à disparaître, Les temps passés m'étaient révélés par mon maître. Il parle , et sous mes yeux dépouillés de bandeau Du drame primitif soulève le rideau : Je vois, dans un lointain que sa nuit nous dérobe , Fuir les Titans le long des arêtes du globe ,.

172 LARCHE SUR LE MONT ARAR.

Et dans le vieux Liban ou les monts chaldéens , Tailler pour leurs Balbeks des blocs oyclopéens. Je vois au loin jaillir les entrailles brûlantes Du volcan tomba le monde des Atlantes ; Bactres, ruche de marbre et dont le vaste sein , Des peuples d'Orient laisse envoler l'essaim. J'aperçois l'homme^ avant le temps des Zoroastres , Puisant partout des dieux dans les flammes des astres. Son cœur s'épanouit à leurs rayons joyeux; Mais le déluge vint passer sur nos aïeux , Et depuis ce moment , heure en terreurs féconde , Le froid de l'Océan glaça l'àme du monde. Les expiations commencèrent leur deuil , Toute joie en nos cœurs posa sur un écueiL

J'évoque avidement sous mon regard habile

L'Inde comme ses dieux sur sa base immobile.

Je vois le Nil avec ses inondations

D' Axum à Tintyra semer les nations ;

Et portés sur ses flots y les empires descendre

Vers la rive plus tard vint bâtir Alexandre.

0 souvenirs du sphinx , mystères grands et beaux ! !

L'Egypte, à sa naissance, est pleine de tombeaux.

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 173

Les Pharaons^ ainsi que leur Nil dans sa course^ Débordant sur le monde en lui cachant leur source, Lui versent de leurs arts le tribut abondant; Leur dieu*soleil , de loin , éclaire TOccident. Ce dieu générateur^ qui ^ fidèle à son œuvre , De Typhon renaissant écrase la couleuvre ; Ce dieu qui , dans Kamack ^ croit soumettre à sa loi Des siècles passagers l'indestructible foi : Tandis que des Indous la sagesse profonde Dans la bouche de Kneph adore l'œuf du monde , Et que la race jaune encor, n'a point trahi Son singe-dieu ^ tombé des grands monts Altaï.

A ses temps fabuleux Gécrops m'invite à croire. Le symbole est partout frère aîné de l'histoire ! Partout l'allégorie , aux voiles transparents y A conduit par la main ses Alcides errants. Pour régler les États , vastes hiérarchies , Sept rois fictifs ^ au seuil des vieilles monarchies , M'apparaissent de loin , législateurs pieux y Et sculptent l'avenir sous le ciseau des dieux.

174 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

Je vois dans leur grandeur surgir la Grèce et Rome. Un jour^ on réunit ces deux phases de l'homme , La lumière et la force , afin que leur hymen Jusqu'au niveau des dieux portât le genre humain ; Afin que , sous l'effort de ce double génie , La terre du ciel même égalât l'harmonie. Oh ! pour notre sagesse indélébile affront ! ! Cet hymen enfanta le monde des Néron. Placés au même char , le^ Arts et la Victoire , Sous leurs flambeaux unis font la route plus noire.

Mais dans l'excès du mal d'autres mœurs ont germé. Je vois se rajeunir le monde transformé : Gigantesque phénix , il renaît de ses crimes. Le cœur humain se creuse en plus larges abîmes ; Le remords est partout ; semblable au nouveau dieu y L'âme se crucifie au Labarum de feu. Et le siècle monté sur le grand cheval pâle Que Pathmos fait sortir de la nuit sépulcrale , Passe , écoutant au loin un mystique concert , Des voluptés de Rome à celles du désert.

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 175

Une autre ère refait les héros homériques. Je suivais^ aux lueurs des flambeaux historiques^ Ces coups réparateurs de la société Que la hache du temps porte à Thumanité. L'esprit du moyen-âge , aux forces imposantes , Plein d'amoureux rayons^ d'extases renaissantes^ Sous mon œil ironique un moment s'arrêtait. La fée aux cheveux d'or dans ses rêves chantait , L'honneur brûlait son sein ; mais des lois fanatiques L'environnaient partout de terreurs fantastiques. C'était la cathédrale aux pilastres puissants^ Qui renferme des feux , des hymnes , de l'encens , De suaves tableaux dans ses tours octogones , Et porte sur ses murs des réseaux de gorgones.

Le monde se divise ^ et de ce double camp La moitié la plus vaste échappe au Vatican. Le vieux catholicisme enfin forcé d'absoudre , Amoindrit chaque jour le cercle de sa foudre. Alors le doute règne et suit en hésitant D'un espoir tourmenté le mirage inconstant.

176 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

Et soudain ^ adorant l'ombre qui l'enveloppe , L'âge de l'industrie^ avare et dur cyclope. Semble emprunter leur force aveugle aux éléments, Pour étouffer l'esprit entre ses bras fumants : On sent que le géant n'est qu'un fils de la terre y Et demi-dieu trompeur^ il ressemble à sa mère. Le peuple est appauvri par ses travaux ingrats ; Chacun de ses leviers paralyse cent bras. Le spectre de la faim , cherchant le Polyphême , Aspire à l'écraser sous son enclume même : Et lui y le front caché dans ses tourbillons noirs , Couvre les longs sanglots du bruit des laminoirs. Pareil à ses wagons que fait voler la flamme , Le monde dégradé prend la vapeur pour âme ! Fournaise ne se trempe aucun mâle ressort. Nul bouclier divin de ses forges ne sort ; Ses vaisseaux , sur les mers , n'ont plus besoin de voiles, Son œil y baissé toujours , n'a plus besoin d'étoiles. Et y comme un doux essaim de passereaux blessés , L'essaim des arts s'enfuit loin des luths délaissés. Sous le voile épaissi de la tiède atmosphère y Michel- Ange oublié n'aurait eu rien à faire.

LARCHE SUR LE MONT ARAR. 177

Près de voir expirer l'univers vieillissant ,

J'explore les secrets de Tunivers naissant.

Le fleuve du savoir m'appelle vers sa source.

J'admire ces pasteurs connus de la grande Ourse ,

Qui d'avance vengeaient sous les murs d'Orchoë ,

L'insulte qu'au soleil fera Tycho-Brahé.

Je vois l'esquif de Tyr allant, roi des tempêtes ,

Des vaisseaux de Colomb déflorer les conquêtes ;

Et du pôle aimanté possédant les secrets

Trouvés dans Amalfi quatre mille ans après.

J'admire Daniel qui y pur de tous mensonges ,

Enseignait à des rois la science des songes ,

Et découvrait pour eux les trois nombres sacrés ,

Les trois cycles parfaits de Kepler ignorés.

J'admire de Platon la syrène chantante

Que chaque sphère d'or écoute palpitante ,

Quand ses brillantes mains qui ne se lassent pas ,

Pour la corde sonore ont quitté le compas ,

Et qu'elle réunit dans son divin délire

Les sept flammes du prisme aux sept voix de la lyre :

Miraculeux hymen , pour l'œil contemplateur,

De la création accord législateur.

12

178 L* ARCHE SUR LE MONT ARAR.

Un désir curieux sans cesse me ramène

Vers le lointain berceau de la parole humaine ,

Qui donna le sanscrit aux peuples d'Indostan ,

Et le celte à l'Europe , et le zend à Tlran ^

Ces trois premiers rameaux de Tarbre du langage

Dont la fraternité se lit sur leur feuillage.

J'étudiais comment l'hiéroglyphe apprit

A peindre pour les yeux l'image de l'esprit^

Et comment ce tableau^ signe de la parole.

Sur l'immobile airain enchaîne un son qui vole.

Tout emblème pour moi venait se dévoiler ,

Et muet de vieillesse apprenait à parler;

Et mon œil , promené de conquête en conquête ,

Des temps évanouis devenait le prophète.

Des cr&nes dans les mains, je cherchais par quels nœud La race caucasienne , au beau front lumineux , Se rattache au Mongol , ou quel crime s'expie Sur la face de l'homme aux monts d'Ethiopie. J'expliquais, sans effort, par quels charmes puissants L'âme magnétisée invente d'autres sens ; Et , Python!^ ardente aux forces électriques. Ouvre sur l'avenir sept portes phosphoriques.

L'ARCHE SUR LE MONT ARÀR. 179

J'achevais des travaux par Leibnitz ébauchés ; J'arrachais de leur nuit les oracles cachés ; Je comparais, pensif entre leur double emblème , Les spectres de Saint-Jean à ceux de Jacob-Bœme : Vastes obscurités , longs rêves sans réveil y Que commentait Newton en quittant le soleil !

J'allais^ je découvrais quelles clefs surhumaines De la terre et des cieux ouvrent les phénomènes. Tout ce que les mortels y dans leur tâtonnement, N'avaient fait qu'entrevoir du globe au firmament ; Tout ce que la science à la douteuse flamme y N'avait fait qu'effleurer d'un éclair de son âme , Passait devant la mienne en mots brillants écrit y Sortait, sous mon regard, du tombeau de l'esprit. Et je représentais la force humanitaire Touchant son apogée avant de fuir la terre.

Joignant un champ plus vaste a ces larges moissons De science , mon maître étendait ses leçons Par delàjiotre globe à l'étroite surface. Avec les noirs esprits nous vivions face à face;

180 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

Dans cette nuit sinistre à l'oblique chemin

Nous entrions tous deux , nous tenant par la main;

Et souvent égarés sous Tinvisible voûte ,

Au vieillard indécis l'enfant montrait la route ;

L'élève rassurait le maître épouvanté :

Par mon âme aux enfers je me sentais porté.

Quelquefois , pâle et nu , dans l'antre solitaire , Demandant compte au ciel des larmes de la terre ^ Je disais : Dieu jaloux , qu'as-tu fait pour tes fils ! ! ! Des monts de Tlmmaùs aux débris de Memphis , Les mortels dans leur sein^ sans repos et sans terme , Ont porté le malheur^ comme le fruit son germe I OEdipe et Job ^ assis aux limites des temps , Et de l'humanité sombres représentants , Semblent verser sur nous^ comme un flot sur des sabieS; Du torrent des douleurs les eaux intarissables ; Sur le même rocher usant nos deux genoux^ Leur tristesse incurable a pris racine en nous ;

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 181

Les pleurs contagieux de ces douleurs premières

Se sont pétrifiés à toutes les paupières.

(£dipe de son front fait jaillir ses deux yeux ,

Sans s'arracher du cœur les crimes de ses dieux ,

De ses dieux insensés qui ne savent Tabsoudre

Qu'en couronnant sa mort des rayons de la foudre.

Jéhova contemplant son élu le plus cher ,

Accepte le pari qu'ose offrir Lucifer^

Et^ pour prouver de Job les vertus qu'il atteste^

Sa main^ sur un fumier^ jette l'enjeu céleste.

Job attache a ses reins sa ceinture de maux ;

Sa plainte fait gémir la moelle de nos os y

Et la lèpre^ à ses flancs^ remplaçant l'Euménide ,

Il égale en sanglots l'aveugle parricide.

Oui y ces deux grands vieillards , pour en ternir la fleur ^

Ont fasciné le monde au regard du malheur.

L'infortune , comme eux , nous presse de sa serre ,

Nous sommes labourés des vers de leur ulcère ,

Et^ d'un même ascendant subissant la rigueur^

L'ombre du Cythéron pèse sur notre cœur.

Le sort surtout^ le sort offre avec ironie La coupe des tourments aux lèvres du génie;

182 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

Frappe ses plus grands coups loin des chemins frayés , Et son regard se plait aux beaux noms foudroyés. On dressa^ près du Nil, trois colosses de pierre : Deux sont encor debout pour voir mourir la terre. Mais celui qui semblait , en amant préféré , Épouser la lumière à son réveil sacré ; Celui qui , le matin , tout palpitant d'oracles , Changeait l'&me d'un marbre en source de miracles ^ Est couché dans le sable , et depuis bien des jours Tombé sous un orage , il s'est tu pour toujours.

J'apportais à mon tour, sujet des lois communes, Sous la céleste faux ma gerbe d'infortunes. Pourquoi tant de souffrance, et pourquoi suis-je ! ! ! Comprends-tu le malheur, toi qui nous l'as donné? Rien ne borne , dis-tu , ton essence suprême ; Peux-tu, dieu tout puissant, t'anéantir toi-même? De ton nom d'Éternel peux-tu t' affranchir?... Non. Tu languis dans tes cieux , esclave de ce nom . Dormir et cesser d'être est la seule puissance Que j'enviai depuis le jour de ma naissance ;

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 183

Mais tu jetas de loin^ sur l'homme épouvanté^ Comme un dernier fardeau sa part d'éternité.

Esprit de l'infini ! pouvoir que rien n'apaise , De ta création que Ténigme me pèse ! As-tu comme un sculpteur qui sort de son repos , Taillé tous tes soleils dans un bloc du chaos; Ou , libre créateur d'une œuvre en toi tracée ^ As-tu fait la matière avec de la pensée? Le Panthéisme seul a-t-il compris ta loi ? L'univers ne peut-il se distinguer de toi ? Est-il co-étemel de la toute puissance ! Si nous vivons en toi , mêlés à ton essence , Si l'univers est Dieu^ l'homme et toi ne font qu'un. Nous tournoyons perdus dans un rêve commun. Tu penses avec nous , tu prends part à nos crimes. . . . Conséquence implacable et qui mène aux abîmes ! Que devient ton autel ! que devient la vertu ! Toi que l'on peut juger ^ pourquoi nous juges-tu? Sombre artiste, ouvrier d'une œuvre de colère , Qui donc de tes six jours t'a payé le salaire ?

184 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

Pourquoi pétrir des cœurs de douleur palpitants? Roi de l'éternité y pourquoi fis*tu le temps !

Et toi y reine poudreuse , 6 science au front blême ,

Que me sert d'élargir ton pesant diadème?

Dans l'espace et le temps mon génie incomplet

Embarrasse son vol comme en un grand filet ;

Je ne vois qu'au travers de mes lueurs humaines ;

Ma moisson n'a d'épis qu'au champ des phénomènes.

Et je ne puis savoir si pour moi , vain mortel ,

Au fond de l'apparence habite le réel.

La matière y l'esprit y l'homme y l'astre y Dieu y l'ange^

La forme y les couleurs y les sons. . . trompeur mélange !

Mystère qui voudrait l'œil acéré du lynx :

On touche^ on voit l'énigme... on ne voit pas le sphinx!

Tout garrotté des nœuds de l'éternel problème^

Je me heurte partout aux bornes de moi-même.

Tel qu'un lion captif de sa chaîne irrité.

Sous mes voiles de plomb je rugis tourmenté ;

El, d'effort en effort, ma colère s'embrase

Pour soulever d'un bond l'infini qui m'écrase.

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 185

Mais Dieu ne daigne pas répondre au cri jaloux , Il a plus de mépris que je n'ai de courroux.

D'autres fois ^ demandant un prodige à l'étude^ De ce globe si beau dans sa décrépitude , Je voulais ranimer les germes défaillants^ Et redonner la vie aux glaces de ses flancs : Dût par mille tourments cette flamme achetée ^ Reclouer la victime au roc de Prométhée ; Dussent vingt Jupiters , me brisant à mon tour , Acquitter ce bienfait sous le bec du vautour I Je voulais leur ravir une si riche proie , Des astres rajeunis recommencer la joie , Et sur cet univers verser la vie à flots , Comme lorsqu'il sortit des langes du chaos. Il me semblait qu'alors y d'une autre destinée , Notre àme , sous mes mains , fleurirait couronnée , Et que le cœur de l'homme, à ce nouveau réveil , Cesserait d'attrister les rayons du soleil.

0 puissant Prométhée y 6 Titan solitaire , Sublime révolté, Lucifer de la terre.

186 L ARCHE SUR LE MONT ARAR.

Toi que Ton méconnut et que Ton insulta En rattachant ta chaîne aux clous du Golgotha ^ Toi qui ne fus compris que par le seul Eschyle ; Car, comme toi, sa lyre eût animé l'argile. En Titan poétique , il peignit tes tourments , Il trempa dans ses feux tes fiers ressentiments , Et, pour pouvoir répondre à la foudre elle-même , Sur ta lèvre d'airain il forgea le blasphème. Ton Caucase illustré par ce chant solennel Dressa contre TOlympe un sarcasme éternel. Et nourrit de ton sang , dans la lutte terrible , Les Dieux représentés par ton vautour horrible. Que tu me parais grand sous leur ongle abattu ! Que ton crime sauveur fait honte à la vertu ! Je ne sais quel instinct vers ta chute m'attire ; Comment escalader le roc de ton martyre I Mes rêves sont remplis du long bruit de tes fers ; Si par un bec rongeur tes flancs furent ouverts , Le désespoir en moi promène ses tenailles ; Sans avoir ta grandeur j'ai déjà tes entrailles. Et je sens à mon cœur un monstre s'enlacer Que les flèches d'Hercule auraient peine à percer. 0 frère ! en quelque lieu que ta force réside , S'il est vrai que tu fus délivré par Àlcide ,

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. i87

Une autre argile attend,.. Viens ^ viens te joindre à moi ,

Regarde. ... la statue est plus digne de toi :

C'est la terre qui meurt ^ sans flamme^ inhabitée^

Et sa voix maternelle appelle Prométhée.

Osons reifouveler ton larcin radieux ^

Viens m'apprendre comment l'on peut voler les dieux !

Vain espoir I mon génie encor dans son enfance , Ne se grandissait pas jusques à cette offense. Le bras d'un dieu cruel courbait vers son déclm Ce globe abandonné , daos l'espace orphelin ; Notre terre partout , à la tombe asservie ,, . Ne s'alimentait plus du fleuve de la vie. Fleurs des prés , vos printemps étaient tous révolus ; Sève du genre humain ^ tu ne circulais plus !

*

188 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

J'ai fui d^Éiéphanta la caverne admirée.

Ma pirogue , le long de la rive Érithrée ,

A vogué vers l'Indus , qu'un conquérant trompé

Prit jadis pour le Nil du Thibet échappé;

Vers le bleu&tre Indus , fleuve embarrassé d'iles^

rayonne au matin le dos des crocodiles ,

Et dont un bruit de foudre agite les roseaux ^

Quand il heurte la mer avec ses larges eaux.

Là, j'aborde la terre, et par la Gédrosie

Je m'achemine vers l'occident de l'Asie,

Berceau du genre humain, que ton silence est grand!

Les chameaux ont cessé de traverser l'Iran.

Ce globe réprouvé , dont le trépas commence ,

Conduit vers le néant sa caravane immense.

Sans essayer des chants pour son dernier concert ,

Sans marquer d'oasis les haltes du désert.

Elle marche , traînant sous l'épaisse atmosphère

L'ennui des pas pesants qui lui restent à faire.

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR, 189

Plus d'amour sous les deux ! plus d'oiseaux dans leur nid !

Plus d'oiseaux , que l'Ibis taillé dans le granit.

J'ai de Persépolis foulé trois jours la cendre;

Sur le mont du Sépulcre s'assit Alexandre^

Je m'assieds à mon tour , et contemple penché

Le cadavre de pierre aux flancs du mont couché.

Aïeule des cités , sois fière dans ta tombe !

Un autre monument comme toi croule et tombe :

A ta fragilité notre globe est pareil ,

Ta poussière de mort va couvrir son sommeil.

Dieu va joindre bientôt , funéraires collines ,

Les ruines d'un monde à toutes vos ruines.

Peut-être à mes regards le dernier jour a lui ;

Le temple du soleil durera plus que lui !

Et j'allais cependant^ poussé par mon génie y Vers les grands monts, berceau delà mer d'Hyrcanie, Dont les rocs dentelés gardent comme des tours > De ses golfes nombreux les orageux contours. Partout la pâle mort , pour en former ses gerbes , Fauchant sur mes sentiers les cités et les herbes,

190 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

Prenait possession du donoiaine infini y Comme un ramier s'étend sur la mousse d'un nid Quelques hommes^ broutant la verdure fanée ^ Disaient : Dormons, le monde a fini sa journée ! Et d'autres s'asseyaient aux angles des chemins. Souillant leur chevelure et se tordant les mains.

Mais vers le mont Arar je m'avançais à peine ; Ce globe qui semblait s'éteindre à chaque haleine. Sous mes pieds voyageurs ce sol prêt à mourir , Palpita d'espérance et s'ouvrit pour fleurir. Le front des bois sembla rejeter son suaire : On eût dit que la vie avait un sanctuaire , Un trône inaccessible aux pas rongeurs du temps ; Le soleil fatigué se souvint du printemps.

Bords ombragés du Tigre y Arménie , Arménie ! Pays qu'Eve adopta quand TÉden l'eut bannie ; Flancs sacrés de l'Arar, la fleur reverdit. Montagne du salut , voici l'homme maudit !

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 191

En vain ton front s'élève au faite de l'espace , L'orgueil d'Idaméel en hauteur te dépasse.

Or^ au pied du vieux mont que le ciel préférait , Du côté d'Orient une tente s'ouvrait ; Le printemps à l'entour ondoyait pour revivre : C'était l'amra pourpré , dont le nom seul enivre ; C'était de hauts palmiers sur la tente aux longs plis ; Les baisers du couchant sur le beau sein des lys , Des cèdres , dans la nue allant cacher leur tète , Et révélant que s'abritait un prophète^ Peut-être le dernier de ces hommes de Dieu Que le ciel à la terre envoyait en adieu. Je me sentis au cœur saisi d'un trouble étrange ; Élève des enfers^ si j'allais voir un ange ! Un ange , seul esprit qui ne me connut pas. De la tente déjà je détournais mes pas^ Lorsque , sous un grand chêne , au vêtement de lierre , Un vieillard m'apparut et dit : « Hospitalière » Te sera ma demeure au pied du mont Arar ; » Des biens que le ciel donne on t'y fera ta pari; » Tu trouveras ici de l'air , des fruits , de l'ombre , » Assez pour achever en paix le petit nombre

192 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

» Des jours que Dieu nous laisse à passer loin de lu i _ » Nous avons tous^ mon fils^ le même âge aujourd'hu i « » La fin du monde est proche et la mort nous regarde . » L'Arar, mont du salut, fut placé sous ma garde ; » Il cache à son sommet un trésor précieux » Que l'ange au dernier jour doit transporter aux cieux: r » Antique monument qu'en vain l'orage assiège , » Comme une fleur d'hiver, conservé sous la neige.

» L'arche sainte à ses pieds toute moisson revit.

» Je suis Cléophanor du pur sang de I>avid. » Et quand la glèbe meurt sous le soc inutile , » Le champ que je cultive est encore fertile. » Reste ; le dernier jour ensemble nous prendra , » Et pour monter a Dieu ma voix te bénira. »

Cette tente au soleil qui s'ouvrait fraternelle ;

Parlant à l'orphelin cette voix paternelle ;

Ces mots mystérieux , oracle triste et doux ,

Tout me fit lui répondre : « Oui , je reste avec vous ;

» Voyageur lamentable aux derniers jours du monde,

En vain j'ai remué la poussière inféconde

» Qui recouvre ce globe ainsi qu'un froid linceul :

» J'ai traversé la terre et suis demeuré seul. »

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 193

» Mon fils^ n'asrtu pas vu partout l' homme tombe ,

» L'ombre immense de Dieu s'étendre sur sa tombe ?

» Je n'adore pas Dieu. Ton cœur T adorera :

» S'il n'est pour toi qu'un nom, ce nom s'expliquera. »

Un sourire d'orgueil sur ma lèvre muette

Glaça la foi brûlante aux lèvres du prophète :

Il pencha son grand front de cheveux dépouillé ,

Sanctuaire que rien d'humain n'avait souillé,

Et qui semblait porter , magnifique parure ,

Une triple auréole au lieu de chevelure.

Au seuil de sa demeure ensuite il me guida. » Celle qui vient à nous se nomme Sémida , » Me dit-il, a c'est ma fille, et mon unique joie. » Béni soit l'étranger que le ciel nous envoie. » Et mêlant ces doux mots à la brise du soir , Sur trois peaux de lion l'enfant nous fit asseoir. Des peuples d'Israël gardant les mœurs antiques , Elle lava mes pieds. . . L'épouse des cantiques N'avait pas dans son cœur , au saint amour lié , La pudeur de ce front à mes genoux plié : Vision d'innocence son âme se lève. Son regard m'éblouit comme l'éclair d'un glaive,

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194 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

Rayonnant à la fois si chaste et si brûlant^

Qu'on tremblait de bonheur, rien qu'en le contemplani

Un miel que suspendaient aux joncs de ses corbeilles Pour les derniers humains les dernières abeilles , Fut placé devant moi sur des nattes de lin. Ses lys germaient aux pieds du sauvage orphelin . Douces y comme Tenfant, ses blanches tourterelles Sur le front du maudit osaient ouvrir leurs ailes. Et leur vol dispersait à l'entour de mes pas , L'essaim des noirs esprits qu'elle ne voyait pas. Et les grands léopards, l'antilope qu'elle aime , Apprivoisés ainsi que je l'étais moi-même. Venaient avec amour, de sa beauté captifs. Effleurer ses pieds blancs de leurs baisers craintifs.

Fleur de virginité pour l'amour près d'éclore ! Dans mes ardentes nuits jamais nul rêve encore N'était venu m'offrir, sous un ciel attristé. Ce type saisissant de la sainte beauté ! Mystère lumineux , contour d'une pensée ; Ligne immatérielle l'âme s'est fixée !

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 195

Ovale pur tracé par le divin compas ,

Que sous son froid ciseau ne rencontrerait pas ,

Des formes du génie essayant le mélange ,

Phidias évoqué pour sculpter un archange !

La chrétienne laissait de sa robe aux longs plis

Tomber le pâle azur sur ses deux pieds de lys ;

Ses cheveux ondoyaient sous l'azur de son voile.

Gomme ce ciel de l'aube scintille une étoile ,

Sur son limpide front d'un cercle d'or pressé ,

Un saphir scintillait ^ dans cet or enchâssé ;

Taillé comme une croix^ constellé pour Dieu même.

Joyau de l'espérance à son pur diadème :

Et quand la blanche vierge ouvrait ses grands yeux bleus ,

La croix et le regard dardaient les.mémes feux.

Jeune apparition sous les palmiers errante y

Son corps ne projetait qu'une ombre transparente;

Et l'on craignait de voir le nuage léger

De ses voiles flottants, en ailes se changer.

Lorsqu'à travers la mort mon voyage s'achève , Pourquoi me conduit-il vers cette fille d'Eve? Si les anges avaient un front si gracieux , Je pourrais, pour les voir, me rapprocher des cieux.

196 LARCHE SUR LE MONT ARAR.

Scmida ! Sémida ! I C'est son nom de femme !

Elle serait ma sœur; oui , la sœur de mon âme ,

De cette âme à sa voix prête à se révéler ,

Qui par son seul amour pourrait lui ressembler ! . . .

De Tamour !!!... de l'amour I ! I quand notre vieille terr

Veut que tous ses enfants soient en deuil de leur mère l

Quand sa décrépitude et sa stérilité

Glacent de nos hymens le lit épouvanté ;

Et que sa fin prochaine et partout déclarée.

Des éternels serments mesure la durée ;

Et que de l'arbre humain tous les rameaux souillés

Se penchent vers la mort, de leurs fruits dépouillés;

Quand la femme sans fils , maudite en nos désastres,

Attriste encor le ciel qui regrette ses astres.

De l'amour ! ! ! oui, pour toi. . . toi, belle comme Agar;

Seconde arche laissée aux flancs du mont Arar ;

Peut-être de ce globe alors qu'elle s'exile ,

La vie a pris ton cœur pour son dernier asile.

Et dans un seul regard mon sort se décida ,

Et j'entendis alors me parler Sémida :

» Étes-vous fils du ciel ou bien enfant de l'homme?

» Étranger, dites-nous de quel nom Ton vous nomme^

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 197

Dans le pays lointain d'où vous semble/ venir ! Votre cœur en conserve un profond souvenir , Car votre front est pâle et couvert d'un nuage. Avez-vous en pleurant fait tout votre voyage ? Avez-vous en pleurant , au désert de Seïr , Vu commencer le jour par qui tout doit finir?

*

La mort sur son coursier traverser nos campagnes,

Ou la foudre du ciel niveler les montagnes?

Dites si mes oiseaux verront dans leurs doux nids^

Avant la fin du monde éclore leurs petits?

Si je verrai grandir le duvet de leurs ailes ^

Et si mes hauts palmiers auront des fleurs nouvelles ?

» Ma fille , répondit avant moi le vieillard ,

» Toute fleur peut éclore au pied du mont Arar.

» Ne laisse pas aller ainsi ta rêverie

» Plus loin que les ruisseaux qui baignent la prairie;

9 Et quand tous nos palmiers sont dans leur floraison ,

» Ne quitte pas la paix de ce calme horizon.

» Que ta prière seule en passe la limite :

9 La prière est un monde Tàme sainte habite.

â Seule épouse gardée à l'époux immortel ,

» Donne toute cette âme à son dernier autel ;

198 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

» Et restant dans la joie le ciel t'a fait naître y

» Compatis au malheur , enfant , sans le connaître ;

n Offre, quand tout gémit, au père souverain ,

» Pour reposer ses yeux la paix d'un front serein.

n A Tombre des palmiers , tige toute fleurie ,

» Exhale tes parfums comme un lys de Marie.

» Quand sous les flots vengeurs toute voix se taisait ,

» Noé sur ce grand mont autrefois se posait :

» Et débordant du cœur de l'humble patriarche,

» Flottaient à son sommet les cantiques de Tarebe.

» Chante et prie à ton tour, chrétienne Sémida,

» Le baptême a lavé la race de Juda.

» Servante du Seigneur, laisse faire ton maitre.

» Il m'a Drr : De ta fille un monde pourrait naître ,

» Car son sein est fécond , puisque je l'ai béni !

» Mais que ses fruits d'amour germent pour l'infini.

» Dans trois fois sept soleils, seule femme sans tache ,

» Le père sur l'enfant accomplira sa tâche :

» Tu dois n'appartenir qu'au ciel qui nous entend ;

» L'arche est l'autel sacré qui sur l'Arar t'attend.

» Et toi , mon hôte , avant le jour de la justice,

» Qu'au Dieu que nous servons ton cœur se convertisse ,

» Et , lorsqu' autour de nous tout se change en cercueil ,

» Que la chu te d'un monde écrase un peu d'orgueil. »

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 199

» Dieu fut cruel , vieillard , il créa la souffrance. » Au flot brûlant des pleurs se baigne l'espérance. ^ Ne juge pas , mon fils , toi qui déjà m'es cher , n L'œuvre du tout-puissant avec l'œil de la chair. » C'est à l'œil de l'esprit à percer les nuages » Dont la vie en passant nous voile ses images. » La souffrance est céleste^ et dans les jours anciens » Nul trépied n'eut des feux plus sacrés que les siens. » Si Job est éprouvé , sa force se confirme , » Satan est terrassé par le bras de l'infirme ; » Comme l'esprit divin succomba sous Jacob , » L'esprit du mal succombe à la lutte de Job. » Si d'OEdipe abhorré les larmes vagabondes » Rongent de ses yeux morts les orbites profondes^ » Œdipe enfin triomphe ; aveugle radieux 9 L'Euménide pour lui frappe aux portes des Dieux , » Et son cercueil sauveur protège la contrée » la foudre lui creuse une tombe sacrée. » Laisse tous ses trésors à la sainte douleur ; » Le crime est ici-bas notre unique malheur. » Nous enfantons le mal et le mal nous réclame : » C'est un plomb qu'on attache aux ailes de son àme! » Oui , plaignons le méchant et son rêve agité ; » De la création convive rejeté ,

200 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

» Sa flétrissure au cœur lui flétrit les étoiles.

» Ainsi que Taraignée en ses immondes toiles , i

» Il file autour de lui les réseaux de poison

» Qui des bienfaits de Dieu lui cachent Thorizon.

» Chaque rayon du jour lui revient en ténèbres :

» Son âme entrelacée à ses penchants funèbres ,

» Pour dernier châtiment les invente en autrui ,

» Et dans tous ses amours il n'embrasse que lui ;

» Et son spectre vengeur , qu'à lui-même il oppose,

» Sous tous les points du ciel , pour l'effrayer , se pose.

» Laisse tous ses trésors à la sainte douleur ,

» Le crime est ici-bas notre unique malheur. »

» —Aux vents des passions lorsque l'homme chavire,

» J'accuse l'ouragan et non pas le navire ,

» Vieillard ! l'orage en feu bat et poursuit nos jours;

» Faut-il lutter sans cesse? » « Oui. Pour vaincre toujours

» L'homme a le souvenir de sa grandeur première ,

» Et la liberté , sœur de la belle lumière !

» Quelquefois, mes enfants, un chasseur inconnu

» Contre un tigre , au désert , s'avance seul et nu.

» Nul fer n'arme sa main ; mais comme la tempête,

» Un lacet tourne et gronde au-dessus de sa tête.

» Avant de conmiencer le combat hasardeux ,

« Le tigre et le chasseur se regardent tous deux ;

LÂRCHE SUR LE MONT ARAR. 201

L'un y puissance féroce^ et déployant entière L'impétuosité de Tardente matière ; L'autre , sur son beau fronts portant avec fierté Ce grand signe dont Dieu marqua l'humanité. Bientôt^ d'un vaste bond^ le monstre vers sa proie S'élance.... le lacet en sifflant se déploie^ Le saisit^ l'enveloppe aussi prompt que l'éclair, L'étouiïe dans son vol comme un oiseau de l'air : Il tombe y et du chasseur l'arme miraculeuse Vibre et resserre encor sa morsure onduleuse. Ainsi des passions qu'il nous faut étouffer. L'âme , fille de Dieu , peut toujours triompher, o A ces mots , Sémida sous la voix paternelle S'inclina sans répondre... et moi je fis comme elle.

Il existe une femme encor : le genre humain Pourrait vers l'avenir reprendre son chemin ! Au pied du mont Arar , une vierge féconde Pourrait ressusciter la jeunesse du monde.

202 LÂRCHE SUR LE MONT ARAR.

Et moi , la disputant au cieL... Vœux superflus!! Si son sein est fécond y la terre ne l'est plus. Comment te ranimer , terre infertilisable ! Dont le sein saigne encor sous ton linceul de sable , Mais qui ne peux nourrir , avec ce sang glacé y La semence jetée à ton vieux flanc blessé ? Vainement ^ quand je suis près de la vierge sainte , Tu semblés tressaillir comme une femme enceinte : Chaque jour agrandit le cercle inhabité , Les épouvantements de ta stérilité.

Et chaque jour aussi grandissait sans mesure Dans le cœur du maudit une étrange blessure. Oh ! quel sera mon sort ? que fera naitre au jour Ce chaos de douleurs remué par Tamour ?. . . .

L ARCHE SUR LE MONT ARAR. 203

INous sommes seuls. a Combien frémit ma main profane n Au toucher lumineui de ta main diaphane I o Laisse-moi fuir^ ô toi qui ne dois pas pleurer ; » Colombe de TArar que je n'ose adorer , n Ijaisse au front réprouvé le fardeau de ses haines : « Le vol de ton bonheur s'embarrasse en meschaines. » N'écoute point ma \o\x,, baisse ton œil d'azur; » L'aube de ta jeunesse annonce un jour si pur ! » Ton nom serein doit-il se mêler à mes fastes? » Chaste entre tous les fronts que les anges font chastes , » Laisse-moi fuir^ adieu ^ mon sort n'est pas le tien : » On sent mourir G^n cœur en s'attachant au mien. > Lierre compatissant dont la pitié m'abrite^ » Jette ailleurs tes rameaux.... la ruine est maudite. » Tout me devient fatal, l'ombre, le jour, la fleur; n Un lys a des parfums d'où j'çxtrais le malheur. » Et je sK)uffre , et pour tous élargissant ma tombe , » Lorsque j'ouvre la main , une infortune en tombe. « Si jeune , quelle voix vous fit haïr le ciel ? » —La voix qui me donna le nom didaraéel ,

204 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

» Le juif d'Éléphanta : j'ai vu sous un tel maître^ » Dans Tâme de Judas Tunivers m'apparaître. » Et j'ai seul aspiré^ comme un souffle de feu , » Cette âme déicide en son dernier adieu. » Au rang de ses fils Dieu peut encor vous élire ; » Voulez-vous dans sa loi qu'on vous apprenne à lire? » Qu'y lisez-vous, enfant? Les noms des bienheureui, » Sous le rayon sacré qui s'allume pour eux. » Avez-vous vu briller, parmi ceux de notre âge, » Le nom d'Idaméel sur la dernière page? » Elle me répondit alors , le front baissé : » Je n'ai pas lu depuis qu'il me fut prononcé. 0 Comme un orage émeut la fleur dans sa corolle, » Mon âme , Idaméel , tremble à votre parole , » Mais ne se ferme point : que ferais-je ici-bas , » Si, quand je vois souffrir, je ne consolais pas? » Retrempez votre cœur aux mystiques fontaines , » Pour l'apaiser. . . Il est sous des îles lointaines n Un volcan, et toujours du fond du gouffre amer » Jaillissent des feux noirs que n'éteint pas la mer. )) Que votre désespoir afflige ma faiblesse ! » Mais l'arbre de l'encens sous le fer qui le blesse » Se répand en parfums; oh I restez près de nous. » L'univers qui se meurt est moins triste que vous.

UÂRCHE SUR LE MONT ARAR. 205

b Et moi, moi qui d'amour ne dois pas être aimée ^ D'un besoin de pitié je me sens consumée : Je donnerais pour vous^ oui^ les deux mecroiront. Jusqu'à la croix d'azur qui scintille à mon front I L'arche^ aux sommets d'Arar^ sur les neiges surnage y Et je ferais , pieds nus y ce saint pèlerinage , Afin de vous guérir. . . mais comment approcher ! Un ange flamboyant veille autour du rocher , Nous serions foudroyés avant d'atteindre au faite : Mon père nous l'a dit et mon père est prophète ! Parlea^lui de vos maux , à voix basse , de près ; Car, comme Daniel il sait de grands secrets. II a, pour nos douleurs, de merveilleux dictâmes, Il sait apprivoiser les lions et les âmes ; Dans notre langue humaine il sait traduire Dieu , Le voir au fond des cœurs comme au fond du ciel bleu. Et dans l'orbe pourpré des humbles épilobes, » Connue autour du soleil dans la courbe des globes. » J'aime mieux , Sémida , ton beau voile flottant. » Mais moi, je ne sais rien, IdaméeL... Pourtant, » Si vous vouliez ouïr d'ineffables louanges , » Je vous raconterais ce que disent les anges ; n Je vous enseignerais des mots doux et charmants, » Si vous vouliez prier aux bords des lacs dormants.

206 L'ARCHE SUR LE IROni ...

» Je dirais les splendeurs du soir et de Taurore ,

» Pour qu'il leur soit donné quelques larmes encore;

>' Pour que l'œuvre de Dieu n'entre pas au tombeau,

» Sans qu'on répète encor : l'univers était beau ! ! !

» Le voulez-vous, mon frère? Hélas ! moi je crois mêmc^î^z»

» Que le monde se meurt, parce que nul ne l'aime :

» Oui, nous n'avions pour lui qu'un cœur indifférent,

» Nous passions sans le voir et Dieu nous le reprend ,

» Pour toujours. . . Le soleil ne veut plus nous connaître ,

» Le brin d'herbe attristé refuse de renaître;

» Sur lui l'âme a jeté son deuil, et les méchants

» Ont de leurs pleurs amers terni les lys des champs.

» L'aile du papillon , aérienne voile

» Dont la poussière avait les reflets d'une étoile ,

» Se fane avec la fleur et le chant des oiseaux ,

» Et les doux nids s'en vont comme ont fait les berceaux.

» Les berceaux flottaient tant de chants éphémères,

» Promesses de bonheur qui trompaient tant de mères !

» Les berceaux qu'embaumait l'ombre du citronnier,

» Les berceaux ! !.. Si le tien n'était pas le dernier ! ! !

» Comme pour un parfum d'Orient un beau vase ,

» On fit, ma Sémida, le ciel pour ton extase.

» Si tes cheveux sur moi venaient se dénouer ,

» Me feraient-ils une âme à te la dévouer ? »

LARCHE SUR LE MONT ARAR. 207

Elle s'enfuit.... Et moi^ tout prêt à me soumettre^ Je commence à sentir que j'ai changé de maître ; Et j'oublie^ à sa voix^ la nuit qui m'enfanta Et les enseignements des rocs d'Éléphanta.

Ils ont dit : Sois chrétien ; le fleuve du baptême Loin des fronts qu'il inonde, emporte l'anathème.

Et j'ai courbé la tête en souriant Jésus

Dans la paix du bercail compte un agneau de plus !!

Aimer ^ aimer ce mot de l'extase divine,

Est-il vrai qu'à ses pieds mon âme le devine ? Est-il vrai que sa voix , et d'amante et de sœur , A la langue du ciel donne tant de douceur? Que ce ciel inconnu que sa voix me révèle , Quand elle y régnera , deviendra beau comme elle ?

208 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

Que je pourrai y près d'elle , et par elle appelé , Suivre un rêve d'amour sous son vol étoile ; Et voir ma Sémida , dans sa toute-puissance y Couvrir Idaméel d'un manteau d'innocence ? Idaméel ! . . . C'est moi , moi le maudit. . . oh ! non , Je ne suis plus maudit^ puisqu'elle sait mon nom; Puisqu'elle veut que j'aime aussi le Dieu qu'elle aime! Je dois servir ce Dieu dont son cœur est Temblème y Oui y je dois l'adorer comme elle y à deux genoux , Et voir son paradis se refermer sur nous y Et sentir dans mon sein , inondé de tendresse , D'un hymen étemel l'angélique caresse ; Puiser aux voluptés sa jeune àme dort^ Comme l'abeille blonde au fond de son miel d'oi^. Je veux prier avec sa voix ardente et calme , Allumer de mon souffle un rayon de sa palme ; Rien qu'en baisant son front m'inspirer de sa foi , Être tout à son Dieu ! Mais peut-elle être à moi ?...

L'AKCHE SUR LE MOXT ARAR. 209

Un soir^ la lune au ciel se levait large et blanche; Les loxias chantaient, balancés sur la branche Du palmier dont les airs alentour s'embaumaient; Sous le souffle de Dieu les fleurs des prés dormaient; Oui, les dernières fleurs I . . « 0 Sémida ! lui dis-je, » L'Arar étale en vain son fertile prodige ; » Ce globe de clarté d'où descend la fraîcheur , » Voit pâlir, chaque nuit, sa rêveuse blancheur,

Et s'apprête à fermer dans l'éternel nuage » Le cercle que traçait son lumineux voyage. » Peut-être dès demain la lune doit périr !

» As-tu donné ton cœur à ce qui va mourir?

Oh ! si je t'avais vue , alors que la nature

» Sous l'œil vert du printemps dénouait sa ceinture, » Quand des premiers soleils toutprenait la couleur, » Quand la fleur de l'amour sur cette terre en fleur » Venait, ô Sémida ! de ses esprits de flamme » Embaumer chastement la jeunesse de l'àme ; » Et que des frais jasmins les berceaux odorants » De leur exil d'Éden consolaient nos parents!

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210 L'ARCFIE SUR LE MOiNT ARAR.

» Oh ! si je t'avais vue , alors que sans orage » La vie en tourbillons volait sous chaque ombrage ; » Montait du sein des bois en hvmnes frémissants . » Rendait jaloux les dieux de notre terre absents ^ » Et couronnant ses fils d'acanthe et de délice . » Baignait leur lèvre en feu des eaux de son calice ! » Sémida m'eût aimé.... Près des sources du jour , » Le soleil en son sein eût éveillé l'amour.

» Sémida m'eût aimé Mais le soleil chancelle,

» Le mont Arar lui prend son unique étincelle;

» Les anges dès demain diront : II était là.

» Il n'a laissé qu'en moi les feux dont il brûla !

» Et qu'importe à l'amour que le soleil se voile,

» Ou que la nuit en pleurs n'allume plus d'étoile?

» Mon astre le plus beau serait Idaméel ,

Répondit Sémida , « mais j'appartiens au ciel !

» Si Dieu daignait nous dire a cette heure dernière :

» Que votre chaste amour remplace la lumière !

» Que vos cœurs, les derniers de ceux que j'ai bénis,

» Pour l'hymen éternel en un seul soient unis ! . . .

» Oh ! je vous aimerais , Idaméel , mon frère,

» Sans savoir quel printemps peut manquer à la terre.

» Oh ! je vous aimerais , muette à vos accents ^

» Sans savoir quels concerts de nos bois sont absents.

L* ARCHE SUR LE MONT ARAR. 211

» Le printemps de la vie a ses chants en nous-méme, « Et Tàme a des parfums selon Tâme qu'elle aime !

» Et moi , je t'aimerais tu saurais à ton tour,

» Si la terref en mourant a conservé l'amour.

» Aux ombres du néant quand ce monde retombe ,

» L'amour se lèverait pour embellir la tombe ;

» Mon voile dénoué le répandrait dans Tair,

» Tu verrais si mon cœur en affaiblit Téclair.

J'aurais , pour en parler, des mots. . . langue bénie ,

» Et que balbutia l'extase du génie ! !

» Mais j'appartiens au ciel , et cette nuit encor

» Sur mon front , comme un rêve, ouvrant ses ailes d'or,

» Éloïm Éloïm ! C'est l'ange dont la flamme

» Répand le jour sans fin à l'entour de mon âme ;

» Mon bon ange, qui vient du côté d'Orient,

» Pour visiter les nuits que je passe en priant.

» Éloïm ! Il m'a dit : « Vous êtes sous ma garde ,

» Je marche à vos côtés pour que Dieu vous regarde ;

» De ce globe fragile il a compté les jours !

» Vivez dans l'air du ciel , et vous vivrez toujours. »

» Que son œil à d'éclairs ! et qu'à demi voilée

» M'éblouissait encor sa splendeur étoilée I

» Oh ! quel front devant lui ne serait consumé ,

S'il se montrait à nous de tous ses feux armé ! ! !

212 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

» Etversson maître un jour votts monterez ensemble » Votre ange ^ Sémida^ sans doute vous ressemble ? » Depuis qu'à ma faiblesse il offre son appui , » Je ne sais si mon âme est belle comme lui. » Éloïm vous instruit , dernière fille d'Eve , » Comme elle a commencé notre histoire s'achève ! » Eve n'eût pas perdu l'ineffable jardin , A Si l'ange avait été son seul maitre en Éden. » Mais puisque Éloïm m'aime^ avons il s'intéresse; » Priez qu'a vos regards un jour il apparaisse. » Éloïm ! ! ! Éloïm ! ! ! »... Et ce nom cependant Pénétrait dans mon cœur ainsi qu'un glaive ardent.

Sémida ! rayonnante et chaste créature ! Dernier gage d'amour que porte la nature; Sous les "beiges d'Arar belle fleur de Sàron ; Rêve dont l'aile rose a rafraîchi mon front !... Et je Taime. . . et j'entends son regard me répondre y Et sous ce long regard je sens mon cœur se fondre. . . .

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 213

Mais la vie en tous lieax éclipse son flambeau y Notre amour ne ferait que peupler un tombeau ! Triomphons de ses feux. .... éteignons son ivresse y Comme font au désert Thyène et la tigresse. Étouffons pour jamais ses désirs révoltés Sous les larges débris croulant de tous côtés ; Couchons-nous sur les rocs de cette terre morte , Afin que l'avalanche avec ses flots l'emporte.

Lorsqu'un chef africain veut dompter les élans D'un sauvage étalon^ roi des sables brûlants^ Il s'approche^ et déjà la flottante crinière Dans sa nerveuse main frissonne prisonnière : Il s'élance , retombe , et deux genoux d'acier Étreignent puissamment les flancs bruns du coursier. L'animal étonné^ qu'un poids nouveau tourmente^ Bat son poitrail en feu de sa bouche écumante^ Élargit ses naseaux^ et redouble, heurtés ^ Ses bonds tumultueux au vertige empruntés. Son œil indépendant brille en topaze bleue , En panache de guerre il agite sa queue ; Par ses hennissements il réclame, irrité , Loin des jeux du Djérid , l'air de la liberté ;

214 L* ARCHE SUR LE MONT ARAR.

S'allonge^ s'accourcit^ se penche^ se dérobe; Ses veines en réseau se gonflent sous sa robe. Il cache sous ses crins^ attristés de l'affront , L'étoile de sa race empreinte sur son front ; Saute comme un bélier , tourne comme un orage , Sans pouvoir loin de lui secouer l'esclavage. S'il se dresse en fureur^ Thomme^ tel qu'un serpent, A son cou qui frémit s'enlace et se suspend ; Aiguillonne ses flancs , s'il part comme la foudre. S'il se renverse et roule et sillonne la poudre , Son vainqueur suit sa chute ^ et sans quitter le crin^ Soumet sa bouche ardente aux morsures du frein. Ainsi j'asservirai l'amour, flamme irritée, Tourbillon qui m'entraîne en sa course indomptée.

*

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 215

On jour que dans mon cœur , battant à coup pressé , Coulait^ comme une lave, un espoir insensé ; Un jour que je sentais, de ruine en ruine, Ce monde défaillant m'éeraser la poitrine ; Infidèle un moment aux ordres du vieillard , Seul j'osai^ sous la foudre, escalader FArar. Mes mains des rocs aigus ensanglantaient la cime , Le vertige aveuglé tournait sur chaque abîme ; Et pour ne pas rouler dans les gouffres grondants , J'ébrécbais des grands ifs la tige entre mes dents : Je sentis , sans terreur , Tesprit de la tempête Saisir ma chevelure et me lancer au faite , Et m'abandonner seul , en s'élevant toujours , Sur le roc qui portait l'arche des anciens jours.

Tu m'apparus alors , tout couronné d'orages , 0 vaisseau que n'a point battu le flot des âges ! Au sommet de TArar huit mille ans conservé , Incorruptible ainsi que l'àme de Noé.

216 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

Bois régénérateur, miraculeux refuge. Bercé quarante jours sur le sein du déluge , Et d'où sortit après. Dieu montrant le chemin , Un oiseau blanc suivi d'un nouveau genre humain ! Tu m'apparus ! I hélas ! à son dernier naufrage Ce monde , ô bois sacré , n'aura rien qui surnage I Ce n'est plus l'Océan qui nous engloutira : L'Océan condamné , comme un de nous mourra. Tu ne peux nous sauver , et dans ces nuits avides De l'arche de Noé les flancs resteront vides ! Tu ne peux nous sauver... et je parlais encor , Lorsqu'au fond du vaisseau de nombreux cercles d'or Frappent mon œil ému qui s'abaisse , et contemple Un grand globe oublié dans le nautique temple. 0 prodige ! ce globe , en ses cercles brillants , De la terre et des cieux nous livrait tous les plans ; Leui*s secrets, leurs rapports, et sur l'arc de sa voûte Chaque étoile d'en haut pouvait lire sa route : Ouvrage merveilleux, antédiluvien , Et dont^ peut-être, au ciel quelque ange se souvient; Sur un dos d'éléphant jadis porté dans l'arche; Type du monde aux mains du premier patriarche , Qui passait dans la mienne, et dont mon œil épris Voyait, sous ses éclairs, étinceier le prix.

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 217

Tout ce que mon génie ^ en ses brûlantes veilles , Avait avec le monde échangé de merveilles , IS'était qu'un faible essai du splendide chemin Qu'on pouvait parcourir^ ce globe dans la main. , des signes brillaient : mots hiéroglyphiques , Des pouvoirs de l'esprit symboles magnifiques. , sans qu'on employât la flamme ou les marteaux^ La parole apprenait à dompter les métaux , Et s'armait , à son gré , des forces souveraines Qu'attribuait Platon à la voix des Sirènes. , s'expliquait la loi qui joint si constamment Les secrets de la foudre aux secrets de l'aimant. , sans être pour nous obscurcis d'aucune ombre , Vivaient^ ressuscites^ les miracles du nombre^ Dont la force harmonique , en ses divers accords , Règle le poids subtil des atomes des corps. Là^ le feu primitif nous livrait sa puissance. , se lisait comment l'inextinguible essence Peut redonner la vie à des mondes errants^ Dans un trop long voyage épuisés et mourants. Durant trois jours entiers, sous la froide atmosphère, La sueur de mon front inonda cette sphère.

218 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

Mon œil laborieux se posa seul et nu , Durant trois jours entiers , sur le grand inconnu. Et nul autre avant moi y dans ses travaux insignes y N'avait pu soulever le voile de ces signes. J'y parvins , en criant : Le monde vit encor. J'arrachai du Vaisseau le globe aux cercles d'or. Et puis je descendis de la montagne austère , Emportant sur mon cœur le salut de la terre.

Les cèdres inspirés sur ma route chantaient : Hymnes qu'à leurs aiglons les aigles répétaient. Comme si de la mort fuyait l'ombre livide , Comme sL la nature en son sein froid et vide Aspirait de la vie un souffle entre mes bras , Lorsque je lui criais : Tu ressusciteras !

Près de Cléophanor qui priait sur la cendre Et ne m'avait pas vu du mont sacré descendre , Je m'avance, et ma voix triomphante lui dit : » Père de Sémida, je ne suis plus maudit; » La réprobation dldaméel s'éloigne , 9 Le jour ressuscité de mon pardon témoigne !

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 219

n Vois briller dans mes mains ce globe éblouissant, » Ce gage de salut qui me fait innocent. » Tandis que tu priais sur le roc solitaire , » J'ai senti que Tesprit m'enlevait de la terre, » Et j'ai suivi son vol. s'est-il arrêté? » Sur le plus haut sommet de l'Arar redouté. » Qu'as-tu vu sur l'Arar? Un océan de neige » Qui portait l'arche sainte en ses flots. . Sacrilège ! » Ecoute jusqu'au bout : le sauveur d'Israël , » Moïse y pour chercher la science du ciel , Resta quarante jours sur le mont prophétique ; Et tenant dans ses bras la lourde table antique , Il reparut enfin... Après la passion , Trois jours on attendit la résurrection De Christ, qui ne sortit du tombeau qu'à ce terme. Ayant ravivé l'àme en son éternel germe. De même Idaméel , dernier législateur , Plus que Moïse et Christ suprême rédempteur , » Après trois jours entiers de studieux orage , » Redescend de TArar , ayant fait son ouvrage. » Les secrets primitifs par moi sont découverts ; t Et le corps et l'esprit de ce vieil univers y Vont sortir de la mort , réchauffés à ma flamme , » Et le monde notiveau n'aura que moi pour àme.

220 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

» Que Sémida , ta fille ^ en acceptant ce don ,

» Achève sur mon cœur de sceller le pardon !

» Je ramène la vie aux flancs de la nature :

» Et l'hymen , à son tour ^ sort de sa sépulture.

» Mon amour. . * » Le vieillard se releva du sol

D'où ses ardents soupirs vers Dieu prenaient leur vol.

Il se leva si grand que j'en baissai la tête ;

Et sa voix dont TArar résonne jusqu'au faîte :

» Quoi ! le mont du salut vient d'être profané l

» Quoi ! l'ange de l'Arar n'a pas exterminé

» L'orgueilleux qui , trois jours, vint dans l'arche, ensil

» Peser les jugements de Dieu dafns sa balance !!!

» Tu me parles d'amour y d'hymen , de descendants ^

» Quand la création gangrenée en dedans ,

» Voit ses iniquités paraître à sa surface ,

» Comme un cancer caché qui nous monte à la face ;

» La plaie est incurable, et l'on n'y peut toucher

» Sans voir tout son venin à l'àme s'attacher.

» Oui , déjà dans la tienne à flots il s'inocule ;

» Dans ton sang réprouvé la révolte circule.

» Pourquoi t'ai-je accueilli ! quel es-tu ! qu'as-tu fait!

» Pourquoi si près des cieux élever ton forfait?

» Ta réprobation n'existe plus.... démence !

» Ce n'est que d'aujourd'hui, pécheur, qu'elle commence

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 221

» Celui qui fut prédit^ quand saint Jean^ dans Pathmos , » Vit monter de l'abime un ouragan de maux ; » Celui qui , dernier roi de la terre obscurcie , » Et vers la fin des temps effroyable Messie , » Doit arracher au prêtre et l'encens et le sel , » Doit changer le blasphème en hymne universel; Toucher^ pour les souiller^ à tous les tabernacles , » Du vent de son orgueil balayer les miracles ; > Et , frère de la mort et du grand malfaiteur^ De tous deux , à lui seul , dépasser la hauteur ; Celui^à de TArar put seul tenter les cimes I . . . Tu m'abordais, géant, les mains pleines de crimes ! Tu m'abordais , géant aux volontés de fer , Afin de préparer ce monde pour l'enfer. Dans ton sein condamné le blasphème palpite , Le spectre de Satan dans ta pensée habite ! Je découvre trop tard , gravé sur chaque trait. De l'Antéchrist en toi le sinistre portrait. Insensé que j'étais !! ! j'ai marqué de l'eau sainte La couronne du mai dont ta tète fut ceinte ! Aveuglement d'un jour que mes pleurs expieront , J'ai cru que le baptême en absoudrait ton front. Repens-toi , malheureux , et que ce front s'allège Du poids d'un sacrement qu'il change en sacrilège! !

222 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

» Tu veux sauver la terre , et pour la protéger

» Du plus grand des forfaits tu viens la surcharger !

n De ton impiété qu'oses-tu te promettre ?

» Crois-tu changer les plans du divin géomètre?

» Avec sa volonté crois-tu pouvoir jouer?

» Crois-tu y comme un fruit mûr ^ la pouvoir secouer

» De Tarbre que les cieux arrosent de leur onde?

» Redresser ^ malgré Dieu , le cadavre du monde !

» Et pour les féconder^ dans nos sillons en deuils

» Semer, pour premiers grains, la révolte et Forgueil

» Crois-tu , profanateur de Tarche et de ma fille ,

» Installer ta démence au cœur de ma famille;

» Et que je laisserai , moi, moi Cléophanor !

» Sur mon tombeau prochain peser ton globe d'or ?

» Je ferai ce qu'ici l'archange aurait faire.

» Cesse de demander un crime à cette sphère :

» Fuis , cesse de lutter contre le Dieu vivant;

» De ton monde nouveau livre la cendre au vent;

» Que ta création d'un jour soit écrasée ,

» Comme sa vaine image est sur ce roc brisée ! ... »

Alors, comme animé d'un élan surhumain , 11 saisit l'orbe d'or rayonnant dans ma main ;

LARCHE SUR LE MONT ARAR. 223

Et faisant vers le ciel un geste expiatoire. Contre un roc de TArar écrasa ma victoire : Ce globe le secret de vie était gravé , Œuf d'aigle sous mon œil un monde était couvé ! Puis appelant sa fille ^ il lui dit à voix haute : V A ton hymen sacré Dieu convia notre hôte ; » Que cet hymen s'achève, ici même, à ses yeux ; » La lutte recommence entre Thomme et les cieux. 9 L'arche au mont du salut vient d'être violée : » Seconde arche de vie , au monde sois voilée ! » Ma fille , éteins en toi tout souvenir mortel , > Élève l'holocauste au niveau de l'autel. Sur le vaste cercueil Dieu te marqua d'un signe ; Notre sainte agonie attend ton chant de cygne ! Sois une voix bénie en l'effrayant concert Que donne la nature au maître qu'elle sert. Eve des derniers jours, seule vierge féconde , Ce voile sur ta tête est le linceul du monde ! Pour conduire le deuil universel , enfant , Attache*le toi-même à ton front triomphant ; Et marche avec respect, sous ses longs plis funèbres. Quand mort alentour doublera leurs ténèbres. Si tu méconnaissais l'esprit qui règne en toi , Mes malédictions... Père, bénissez-moi!... »

224 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

Et je vis^ tel qu'un Dieu sorti du sanctuaire. Le vieillard déployer le voile mortuaire ; Et ce voile ennemi , dernier de ses présents , Tomber ; avec la nuit, sur ce front de seize ans. Et je vis Sémida, victime belle et pâle , Achever en chantant la fête sépulcrale , Et vouer au néant , sans regarder mes pleurs , Et le monde , et l'amour , et sa jeunesse en fleurs ! .. Et moi je blasphémais, et moi sous Tanathème, Je me sentais enfin redevenir moi-même ! . . . Et la terre entendait , de moments en moments , Sous le poids de Tautel crier ses ossements.

Prodige plus affreux ! sous des voiles de brume Le ciel , de feux sanglants à son zénith s'allume ; Et TArar, tout à coup, fortement découpé. Brille , comme un glaçon qu'un éclair a frappé : C'était la lune... non telle qu'elle se penche Vers ce monde endormi sous sa couronne blanche. Météore insensé qu'emporte un tourbillon , Labourant un ciel noir d'un rouge&tre sillon ,

L'ARCHE SUR LE MONT ARAR. 225

Trois volcans sur son disque entr'ouvraient leur cratère ; Nés dans le sein de Tastre, ils dévoraient leur mère , Lançant de toutes parts , en bouquet effrayant ^ Les débris allumés du globe tournoyant.

Sous le manteau d'éclairs qui couvre ses épaules , De la création ébranlant les deux pôles , Épouvantant Téther de ses bonds convulsifs y La lune se débat dans les feux corrosifs. Du bruit de sa ruine elle remplit l'espace : Cort>s céleste ^ sans âme à l'heure qu'il trépasse , Et qui voudrait encor ^ dans un combat géant , Disputer ses rayons aux ombres du néant ! La mourante , long-temps déchirée , agrandie , Flotte, comme une voile , aux bras de l'incendie : Et pleurant ce trépas qui rend les cieux déserts , Naufrage lumineux dans l'océan des airs ! Les constellations , sur leur route infinie , Contemplent tristement l'orageuse agonie. Jamais comète , errant dans l'empire étoile , N'arma de plus de feux son vol échevelé ! Et le lion céleste, inondé de lumière. Craint que l'embrasement n'atteigne sa crinière.

15

226 L'ARCHE SUR LE MONT ARAR.

Tu meurs ^ gloire des nuits , lueur du firmament ! De chacun de tes feux sort un gémissement , Comme un adieu funèbre au soleil qui ^ plus pâle , Apparaîtra demain sous un voile d'opale ; Et qui, vers l'horizon épiant ton retour. Dans les cieux, pour te voir, prolongera le jour. Nous ne te verrons plus, esclave rayonnante. Te lever chastement de l'onde frissonnante ; Et , quand la terre dort sous l'azur calme et beau , Pour ta reine indolente allumer ton flambeau. Nous ne te verrons plus te suspendre à ton temple Comme un miroir magique la paix se contemjlle : Compagne du silence , à travers les roseaux Assoupir tes clartés sur la fraîcheur des eaux ; Dans le gazon bleuâtre en glissant faire éclore Des fleurs que n'ouvre pas le réveil de l'aurore ; Sous le voile abaissé des feuillages amis , Couvrir d'un réseau blanc les ramiers endormis; Et venir argenter de tes baisers si calmes Le nid des loxias dans l'éventail des palmes ; Passer mélancolique , et recréer pour nous Sous ton r^ard d'albâtre un univers plus doux ! Nous ne te verrons plus , dans ta limpide fête , Laisser tomber du ciel les perles de ta tète ;

LARCHE SUR LE MONT ARAR. 227

Et ^ pour désaltérer tes sylphes transparents , Remplir le sein des lys de tes pleurs odorants ; Tandis qu'autour de toi , des onduleux génies La danse , au vol rêveur , nouait ses harmonies ; Et que , du rossignol au chant des alcyons , Les hymnes de la nuit flottaient dans tes rayons ! Nous ne te verrons plus , ô belle solitaire , Caresser pour l'amour la moitié de la terre ; Nous inonder^ à flots ^ d'un jour mystérieux Qui se levait en nous , comme toi dans les cieux , Quand ton disque enchanté faisait passer sa flamme Du calice des fleurs au calice de l'àme ! ! ! C'en est fait; décroissant à l'œil qu'il éblouit, Dans un dernier éclair l'astre s'évanouit. A ce lugubre jour l'obscurité succède , Et la sœur du soleil au tombeau le précède ; Et l'Océan , sur qui son poids ne pèse plus , De nos caps désolés bat les monts chevelus.

■¥■

CHANT SIXIÈME.

C^nt(rt)rt0t.

onmim taslb b*auiam d'ioamébl.

Lorsque Caïii tremblant vit^ le front dans la poudre^

Que ses dons sur Tautel n'attiraient que la foudre^

Il s'enfuit^ méditant son sort inachevé.

Tel^ et dans mon amour plus que lui réprouvé ,

Loin de Cléophanor et de la jeune fille

Je m'enfuis, adoptant les enfers pour famille.

232 L'ANTECHRIST.

Je pouvais , à mon gré , commander aux démons. Le vieillard^ en lançant contre un roc de ces monts La sphère aux cercles d'or , en éclats fracassée , Laissait tous ses secrets vivre dans ma pensée. Son espoir funéraire était un crime vain ; Ma tète suppléait au grand globe divin : Ses forces y ses trésors de puissance et de gloire^ Passaient du fond de l'arche au fond de ma mémoire. Le nombre, la parole, et le signe du feu.... Un homme disposait des arcanes de Dieu ! Et lorsqu'il condamnait notre planète en larmes , Je pouvais le combattre avec ses propres armes. Moi y démon créateur , je pouvais , à mon gré , Refaire du soleil le disque déchiré , J'allais savoir conmient une terre se fonde , Et j'avais mes six jours pour réparer le monde.

Fier de l'espoir sauveur que je représentais , J'avais déjà franchi le pompeux Niphatès , Et cherché vainement sur la rive déserte Le sable balayé qui fut Tygranocerte. Je traverse l'Euphrate , et ne m'arrête pas Avant d'avoir senti tressaillir sous mes pas

L'ANTECHRIST. 233

l^es rochers qui jadis portaient Sion la sainte :

La toise de la mort en mesurait Fenceinte ,

Et Tarbre de la croix sur ce vieux sol planté

L'avait mal défendu de la stérilité.

, spectres décharnés , inconsolables ombres ,

Emportant dans leurs bras quelques sacrés décombres.

Des hommes, tout en pleurs , chantaient leur chant d'exil .

» Nousfuyons, nous quittons le Jourdain pour le Nil,

Me dit en me voyant l'un d'entre eux. . . « Dur voyage,

» Et des fils de Jacob dernier pèlerinage !

» Le reste des humains habite le Delta

» Que le Nil , dix mille ans , de ses flots humecta :

» Bienfaiteur limoneux dont la fange féconde

» Trompe de quelques grains la famine du monde.

» Venez , le fleuve jaune encor peut vous nourrir,

» Quand le fleuve des jours est si près de tarir ! . . . .

Durant neuf jours entiers, sous un astre sans flammes , Voyageurs du désert, ensemble nous marchâmes Vers le sol tutélaire, allant loin du Jourdain Chercher les fils d'Adam à leur dernier Éden. 0 race lamentable , infirme , amoncelée ! ! ! On eut dit Josaphat et sa triste vallée;

234 L'ANTECHRIST.

Et Ton se demandait^ devant ce peuple en deuil ^

S'il marchait à la tombe ou sortait du cercueil.

Des canaux du Delta les miasmes immondes

Couvraient^ comme un rideau^ le sommeil de leurs ondes

Le sillon nourricier en était infecté

Et la peste y naissait de la fécondité :

La peste , sur ces bords sinistre hospitalière ,

La peste ! au lit du Nil amante familière ,

D'un geste sépulcral de loin nous convoqua ,

Et dans ses grands troupeaux ensemble nous parqua.

Des jours sans avenir, des hymens sans familles, Des vieillards plus nombreux que leurs fils et leurs filles Un peuple sombre Tœil chercherait vainement D'un visage enfantin le doux rayonnement; La terreur qui pâlit, la démence qui pleure : C'était le genre humain vivant sa suprême heure. Et sur son front maudit la femme sans beauté Portant le sceau vengeur de la stérilité , S'avançait , l'œil baissé , vers le terme néfaste ; Redemandait aux nuits leur lune douce et chaste. Et vers un ciel d'airain faisait, de l'aube au soir, En hymne do sanglots monter le désespoir.

L'ANTBCHBIST. 235

Tous ces rares débris , ces groupes de souffrance , Avaient de leur prière exilé Tespérance ; Et , prêts à s'endormir sous le même linceul , De cent cultes divers ne gardaient plus qu'un seul , Celui du Christ^ idole aux douleurs infinies; Du Christ , Dieu qui n'est fort que près des agonies ; Dieu que j'avais un jour encensé de ma main ! Digne de présider la mort du genre humain. On croyait voir marcher , de lambeaux revêtues , Vers son grand jugement un peuple de statues. Des hommes et du Dieu semblable est la pâleur ; Il emportait leur âme aux confins du malheur , Répondant par la mort au désespoir qui prie ; Ses épouvantements , dans leur veine appauvrie , Achevaient de glacer un sang dégénéré Qu'un soleil sans rayons n'avait pas coloré.

236 L'ANTECHRIST.

Il est temps de régner , il est temps d'apparaître'^ D'éprouver si la tombe enfin change de maître ; Si de la sphère d'or les magiques présents A l'àme d'un mortel ne sont pas trop pesants. Et pour premier essai de ma royale envie J'arme mon œil puissant des éclairs de la vie ;

L'ANTECHRIST. 237

J'assemble du Delta les tristes habitants. Semblable à Josué^ parmi ses combattants^ ]'adjure le soleil dans la langue divine : Mon regard s'est fixé sur cet astre en ruine , Le pénètre^ et l'échauffé, et ne le quitte pas Qu'il ne l'ait dégagé des teintes du trépas.

Lorsqu'un artiste entend gronder dans Tinsomnie Le volcan de sa tète en travail du génie ; Lorsqu'il sent le chef-d'œuvre orageux, enflammé , Tourmenter la prison qui le tient renfermé , Sous la lutte féconde un moment il chancelle , Une ardente sueur de ses pores ruisselle , Son sein bat. .. il s'élance, il irrite , en courant , De ses esprits de feu l'électrique torrent. Sa voix renferme un dieu , sa pâleur surhumaine Semble un masque arraché du front de Melpomène ; On doute si ses yeux lancent , à peine ouverts , Du crime ou du talent les tragiques éclairs. Sa noire chevelure à tous les vents livrée , Rehaussant de ses traits la démence inspirée , Flotte comme un nuage et flagelle son front... Délire foudroyant que ses pleurs expieront I

238 L'ANTECHRIST.

Pour s'approcher des cieux^ pour étonner la terre, Son âme sulfureuse entr'ouvre son cratère , Éclate , et le présent ne peut pluâ contenir L'ouvrage olympien lancé dans Tavenir. Telle sous mon grand front circulait la tempête , Lorsqu'un monde nouveau jaillissait de ma tête.

Déjà l'astre du jour /dans l'orbe qu'il décrit , Sur son disque vivant porte mon nom écrit. Je vois se redresser ces peuples en prière , Que mon premier miracle inonde de lumière , Ces peuples mutilés qu'un signe noir marquait : Convives de la mort qui changent de banquet ! Dont l'œil, baissé vingt ans, se lève, et me contemple Comme un dieu méconnu qui reconstruit son temple. On foule aux pieds la croix , talisman sans vertu ; Je m'élève en sauveur sur le Christ abattu La peste fuit des airs.... et j'ai, dans sa patrie , Du typhon dévorant muselé la furie. Qu'il est beau de rouvrir tant de fleuves taris ! Qu'il est beau de lutter contre un si grand débris ! Sous chacun de mes pas un sépulcre s'efface ; Ce globe , ranimé du centre à la surface ,

L'ANTECHRIST. 239

Redemande déjà tous ses panaches verts ; L'ombre de ma pensée abrite l'univers.

C'était peu.... Pour prouver à ma peuplade ardente De mes pouvoirs cachés la force fécondante , Je dirige ses pas vers un sol désolé , Par les feux du sémoun profondément brûlé : Lieu stérile , jamais la marâtre nature N'avait vu s'enfoncer le soc de la culture ; Et qui semblait n'offrir à tout germe vivant , Que l'éternel tombeau de son sable mouvant. Je commande , et soudain , devant la foule émue , Un couple de taureaux pesamment le remue , Et durant tout un jour fume sous l'aiguillon , Pour confier la graine aux ferments du sillon. Cérès de nos travaux eût envié la fête ! Le troisième soleil vit poindre ma conquête , Et promit des moissons^ comme aux vallons d'Enna En nourrissaient jadis les soufres de l'Etna.

Sûr de trouver la vie autour de sa mamelle , Chaque espoir sur la terre a reverdi comme elle ;

240 L'ANTECHRIST.

Et mes heureux sujets célèbrent par leurs chants ^ Au pied de mon autel \ la promesse des champs ; Car autant que les lois^ sur le sol nous sommes, L'épi germinateur civilise les hommes. Oh ! quel large avenir rayonne devant nous ! ! L'espérance a des mots qu'on ne dit qu'à genoux; Et malgré moi la mienne y amoureuse démence , Regardant bien plus loin que mon prodige immense, Éclairant le nuage le bonheur s'endort y Autour de Sémida conduit ses songes d'or; Tandis qu'un peuple entier, loin de sa vieille idole, Du soleil rajeuni me fait une auréole ; M'adore , et me bénit de l'avoir délivré Du Dieu dont il buvait le sang décoloré , De ce Christ qui, tyran de la terre asservie , Déniait aux humains leurs titres à la vie.

Or , je me dis un jour : fondons une cité Digne du nouveau dieu par mon peuple adopté. Choisissons^ pour porter ses colonnes hautaines , La place s'élevait Sais, mère d'Athènes;

Un temple tout entier , taillé dans un seul bloc : Afin d'y consacrer, merveille illuminée , La fête des flambeaux à la nouvelle année. Fondons une cité dont les plans inouïs , Surpassant tout l'effort des temps évanouis , Dans son enceinte immense et sous l'arc de ses voûtes Étalent des splendeurs qui les renferment toutes ; Forçons l'antique Egypte, aux décombres épars, A quitter le désert pour orner mes remparts.

On s'élance, on franchit des lieux infranchissables. Semblables au sémoun , nous labourons les sables ; Nous fouillons le désert, en redoublant d'ardeur. Sur chaque point du sol dort quelque grandeur. Sans lasser aux travaux des peuplades serviles , J'invente des leviers qui déterrent des villes. Chaque siècle renaît , chaque siècle fournit Son débris triomphal de bronze ou de granit. Ses autels, ses grands dieux au front paré d'étoiles. Et d'Isis souterraine on profane les voiles. Partout , sous mon regard , se redresse exhumé , Son néant colossal dans la myrrhe embaumé.

16

242 L'ANTECHRIST.

«

On sonde Thypogée , sous l'arche profonde ,

L'épaule de la mort^ comme Âtlas^ porte un monde :

Temple sombre d'un peuple à nul autre pareil y

Adorant le sépulcre à l'égal du soleil ;

D'un empire la mort avait ses hymnographes ;

la gloire jamais ne crut qu'aux épitaphes ;

chaque Pharaon y architecte du deuil ,

Commençait à la fois son règne et son cercueil ;

Et rival de Chéops voulait ^ alors qu'il tombe ,

Combler de ses splendeurs l'abime de la tombe.

On rouvre les rochers , pour sortir du temps ,

Rome ancienne envoyait ses remords pénitents^

Ses Jérôme ^ ses Paul , fanatiques squelettes ,

Dont le cœur s'entourait de plus de bandelettes

Que tous les ibis morts et les rois desséchés ,

Deux mille ans avant eux sous ces vieux moiits couchés!

On retrouve , en séchant des terres inondées , Le fameux cercle d'or de soixante coudées ; Les trônes décorés de feuilles de lotus , Et les Âménophis par Cambyse abattus ; Et de Mendès vainqueur le profond labyrinthe ; Et les vases murrhins enviés de Corinthe ,

y _ .

^Kles vases merveilleux dont les brillants reflets Déployaient Tare-en-ciel aux balcons des palais ; Et les Typhonium , les lampes éternelles , Et les murs qu'ont bâtis de royales truelles , Et les pilastres noirs , ceints du lierre rampant , Et le dieu symbolique à tête de serpent.

i .

Et de ses andro-sphinx les profils uniformes , Qui semblent révéler à l'œil contemplateur Que rÉgypte toujours eut le même sculpteur ; Ârsinoé , ses tours aux pesantes spirales , Et ses trois cents lions versant les eaux lustrales ; Ombos , ses douze rangs de béliers accroupis ; Ophiodès , sa vierge à la gerbe d'épis y Qui devant Osiris , un moment dévoilée , Appuyait ses pieds blancs sur une sphère ailée ,

\Et qui , levant au ciel un regard triomphant, A l'autel du phénix berçait Horus enfant.

)spolis envoie au cœur de mes royaumes Jon dieu de diamant et ses trois hippodromes;

244 L'ANTFXHRIST.

Thèbes ^ tous le^ débris de ses vieux pronaôs^ Que l'aigle pour son nid trouve encore assez hauts; Ses arches^ ses frontons^ ses merveilles divines^ Ruisselant sur la terre en fleuve de ruines; Et ses mille tombeaux^ tout prêts à s'écrouler^ Que l'éléphant qui passe achève d'ébranler; le tigre s'abrite y et mêle à sa pâture Quelques rois oubliés changeant de sépulture ; Et tous ses papyrus , oracles obscurcis ; Ses chapiteaux offrant quatre masques d'Isis ; Et de ses lourds piliers les longues avenues , Qui n'avaient à porter que le cintre des nues.

C'en est fait, de sa tombe une autre Egypte sort, Lazare de granit reconquis sur la mort ! Je porte à ma cité toute l'heptanomide. Et , comme ses deux sœqrs , la grande pyramide Descend le long du fleuve , et de son flanc obscur Vient prêter le silence à mon cercueil futur. Tels que l'antique Syenne en offrait des exemples, Sur mes palais massifs ma main dresse des temples; Ces temples , à leur tour , s'élèvent couronnés De cirques , pour mes jeux de canaux sillonnés :

LANTECHRIST. 2i5

Afin que le vieux Nit , aux flots ombragés d'îles , Regarde dans les airs nager les crocodiles ; Afin que l'aigle roi y passant sûr mes remparts , S'étonne de voler si près des léopards.

De ton drame géant voici le plus bel acte ,

Heine des souvenirs ! ! ta forte cataracte

Envoya moins de flots sous les rocs de Philœ ,

Que sous mon bras puissant de palais n'ont roulé.

Contre le temps jaloux mon nom les fortifie

Mieux que ton scarabée , emblème de la vie ;

Je te rends en un jour plus que tu n'as perdu ;

D'Idaméelpolis Thommage t'était !

Tu peux y en admirant les splendeurs qu'elle étale ,

Juger de mes États par cette capitale.

Je te venge à la fois, fondateur surhumain ,

Du marteau de Gatnbysë et du sceptre romain ;

Et de tes dieux tombés j'assemble (ie qui reste ,

Pour bâtii^ sur l'atitel mon image céleste.

Mais plus de Christ mourant; mais j 6 veux en tout lieu.

Par le bonheur de l'homme inaugurer le dieu !

Loin de moi les sanglots du fakir ou du bon^e;

f ^es cieux d'Idaméel rie sont pas faits de brohzè ;

2i6 L'ANTEGHRIST.

De mon culte brillant les pleurs seront bannis. La dent du sanglier^ en blessant Adonis , Ne réveillera plus une fête ennemie; Linus ne viendra plus précéder Jérémîe. Sans conduire le deuil autour de mon autel , On pourra soulever mon voile d'immortel 1 Le soleil et Tamour y sous leur double caresse , Feront dans tous les cœurs rayonner Tallégresse.

Mes remparts sont fondés. . . . ville aux larges contours. Quel tremblement de terre ébranlerait tes tours ! ! ! Pour les foyers nouveaux, ainsi qu'aux jours antiques ; Je taillai de mes mains quelques dieux domestiques ; Puis , afin de savoir s'il ne renfermait pas D'autres hommes encore échappés au trépas. Je voulus, en volant, faire le tour du globe. Aux premières lueurs que laissa poindre l'aube,

L'ANTECHRIST. 2W

Devant tous mes sujets je forçai ^ sans trembler ,

Le prodige d'Icare à se renouveler.

De son funeste sort je repoussai l'augure ,

De l'aigle^ comme lui , j'empruntai l'envergure ;

Mais la cire fit place à des fibres d'airain^

Pour affermir mon vol de l'Amazone au Rhin ,

Et pour que du soleil les vives étincelles

Ne pussent séparer le dieu de ses deux ailes.

Je m'élançai rapide , et mon premier essor Dans l'espace aux mortels ouvrit un nouveau sort. De mon aile d'abord j'étudiai l'usage. Du bleuâtre élément je fis l'apprentissage ; Sur la plaine attiédie et sur les monts neigeux ^ Je parvins à dompter ses souffles orageux. Tantôt rasant , léger ^ les nopals du rivage ; Tantôt sous ma grande aile enfermant le nuage , Jouant y comme un nageur y avec les flots de l'air ^ Du soleil^ dans mon vol, je renvoyais l'éclair; Tantôt y sous le rayon que ma poitrine aspire , De cercles redoublés j'embrassais mon empire. Puis j'enflais mon plumage y et semblable au milan , Dans l'immobilité j'endormais mon élan.

2i8 LANTECHRIST.

Comme une proie offerte à mon puissant génie ,

Je contemplais d'en haut la terre rajeunie ;

Je montais , je plongeais^ je dominais en roi

Ces gouffres de Téther qui n'enfermaient que moi.

Pour franchir Thorizon lointain qui se dévoile^

Mon aile disposait des vents comme une voile ;

Et brisant quelquefois l'essor aventureux ,

De leur fougue ennemie elle s'armait contre eux.

Je me sentais au cœur une joie insensée

De prêter à la chair le vol de la pensée :

Tournant autour du globe aux changeantes couleurs^

Comme une abeille autour d'un citronnier en fleurs.

L'aérostat n'a rien de cette immense joie :

Suspendu , comme un plomb , sous le globe de soie ,

Assis dans un esquif que presse un vil réseau y

On est un prisonnier et non pas un oiseau.

Mais moi^ fier^ libre^ seul^ dédaignant tout naufrage ,

J'aimais à m'instalier dans le cœur d'un orage;

J'aimais à respirer de son air ténébreux^

Moins ardents que les miens , les esprits sulfureux ;

A rafraîchir mon front sous les ondes qu'il verse ,

A traverser la nuit que la foudre traverse ;

Et je me souvenais à ce suprême instant

Du chaos de Mil ton sous le vol de Satan.

LANTfiClIRIât. 249

?uis rendant^ tout à coup, te jour à ma prunelle, \ux sommets de Téther j'allais sécher mon aile. 3ans ces luttes jamais ma force ne ploya. Mieux que l'ancien pasteur des monts Hymalaya , 3h ! comme de Tazur je décbirais les voiles ! Comme j'agrandissais la liste des étoiles ! Et comme avec fierté, loin des champs sablonneux , ]e présentais mon front à leurs fronts lumineux ! Moi qui, fendant si haut l'atmosphère muette , Semblais un satellite autour de sa planète ! Les graads volcans ftimaient au loin en noirs trépieds. Je voyais le soleil se lever sous mes pieds. Et , sans oser tenter les hauteurs que j'affronte , Les aigles se disaient: C'est notre roi qui monte. Je les laissais ramper dans leur vol nébuleux. Les sdbles blancs , coupés par les longs fleuves bleus, Fuyaient, disparaissaient sous mon regard superbe; Les cèdres décroissaient au niveau du brin d'herbe. 0 spectacle magique ! ô tableau de splendeur ! Chaque objet qui s'efface ajoute à sa grandeur. Je comprenais pourquoi les mages et les brames Avaient fait des oiseaux le symbole des âmes ; Et pourquoi l'aruspice, au laurier radieux. Enchaînait à leur vol ra\'enir fils des dieux.

250 L'ANTECHRIST-

Je comprenais pourquoi Tair qui nous désaltère Nous semble si chargé des limons de la terre ; Pourquoi l'homme ici-bas tend éternellement Ses bras désespérés vers un autre élément : Lui , rampant et captif dans sa vie éphémère , Enfant toujours collé sur le sein de sa mère.

J'abandonnai TÉgypte et, voyageur ardent. Je dirigeai mon vol vers le vieil Occident. Je franchis ce grand lac maintenant solitaire , Jeté comme une coupe au milieu de la terre , Et dont jadis les arts et le savoir humain Firent deux fois le tour, un flambeau dans la main. J'abordai cette Europe en talents si féconde. Dont la voix trois mille ans suffit au bruit du monde^ Et dont Tâme partout , se transformant en loi , Volait, de peuple en peuple, aussi vite que moi.

Quel silence ! ! ! Salut , fatidique Celtie 1 ! I Qui dans de froids marais si longtemps engloutie. Sans avoir de leur ciel les brillantes douceurs , Devins, comme Psyché, la reine de tes sœurs.

L'ANTECHRIST. 25!

Salut!!,.. Du genre humain la ruche évanouie^ Bien loin de tes brouillards d'abord épanouie > Regarda le soleil^ choisit pour son séjour Les climats préférés de cet astre du jour ^ La zone la nature embrasée , odorante , Amassait à longs flots la vie exubérante , Dotait de plus de feux le sang des animaux , Dressait du baobab les énormes rameaux , Taillait les monts géants y et sur des plages neuves Donnait aux éléphants la grandeur de ses fleuves. , tout fier d'adorer l'air et la terre et l'eau , L'homme^ robuste enfant^ jouait dans son berceau^ Et de l'Hymalaya descendu vers les plaines , Des vents de l'équateur aspirait les haleines. Et sa belle jeunesse, aux bords des flots dormants, Demandait, pour jouir, sa force aux éléments ; Et l'Asie était reine , et l'Europe ignorée N'avait pas même un nom sur la rive Erythrée.

Mais quand l'homme vieillit , quand sa mâle raison Osa de son bonheur déplacer l'horizon , Il vit tomber Balbeck , il déserta Palmire : Chaque siècle appauvrit TOrient d'un empire.

252 L'ANTECHRIST.

L'Âme humaine^ semblable au bal'de de Morven , Trouva sous les brouillards son chant le plus divin. L'espérance changea^ les lois se transformèrent; Sur le sol d'Occident tous les beaux noms germèrent , Et la fleur de la vie eut un autre réveil Qui ne demanda plus ses parfums au soleil. Alors ce fut ton tour , Europe sérieuse ! ! ! Changeant en sceptre lourd ta croist mystérieuse ^ Tu régnas sans partage ; et Tesprit^ plus puissant , Fut moins soumis , peut-être ^ aux révoltes du sang. Salut I d'un jour nouveau tu verras briller Taube y Vieux continent penseur, cerveau de notre globe !!!

Et toi , Lutèee , toi , ville aux mille palais , Ville dont les pavés combattaient des boulets ! ! Je veux qu'une autrefois l'Europe t'appartienne ; Et sous ma royauté tu reprendras la tienne. Sur tes bords , aujourd'hui , je cherche vainement , De tes grandeurs d'hier quelque large ossement ! Ta colonne , ton arc , ta funéraire aiguille. Que tu vins près du Nil ravir à sa famille ; Rien n'indique à mon œil la place fut Paris : L'Occident ne sait pas conserver les débris.

L'ANTECHJWST. 253

Oh ! que sont devenws les jours oiu , saas défense , Tu payais à César tribut pour ton enfance ! Oh ! que sont devenus les bleuâtres rideaux Du saule tes pécheurs atjtachaient leurs radeaux ! Tes huttes d^une ruche imitant la structure ; Tes verts IBiguiers , témoins de la triste aventure De Lois y immortel sous les traits d'une fleur Dont il eut Tinnocence et la blanche couleur ; Tes îles , au printemps , du cygne visitées , Couvertes de glaïeuls et de treilles plantées ; Et la tour en ruine , et le vaisseau d'Isis Qui donna son doux nom aux murs des Parisis !

Je néglige Albion ^ et l'aile déployée , Laiss,ant au fond des mers la Hollande noyée y Des fleuves nourriciei*s j'explore les berceaux : Sommets européens qui partagent les eaux . Je cherche si le temps n'a pas faussé leur pente , Et de ces points du globe altéré la charpente , Interrogeant les rocs dont ils sont hérissés , Prêt à porter la main aux endroits menacés. J'embrasse d'un élan , et de faites en faites y Tout ce que Charlemagne amassa de conquêtes ;

254 LANTECHRIST.

Et lorsque sous mes pieds la Pologne apparaît , J'incline ma grande aile en signe de regret. Si je n'ai devant moi qu'une plage vulgaire Que n'a point illustrée ou la muse ou la guerre , Je franchis un espace immense en peu d'instants ; Mais mon essor s'arrête^ et je plane longtemps Sur les points glorieux dont ma route est semée , Et l'on peut à mon vol juger leur renommée.

Je visite en passant les rocs Ouraliens y Du pôle au lac d'Aral granitiques liens. Je traverse dans l'air , en suivant d'autres chaînes , Cette Asie les monts portent de vastes plaines. Je vois fuir sous mes pieds tes désertes cités , Peuple qui te disais roi des antiquités , Avant que la science y étudiant tes songes , De ta carte céleste expliquât les mensonges ! Peuple de Confutzée , aux pentes du Thibet , Usant un âge d'homme à lire un alphabet; Filant tes arts mesquins y sans amour et sans joie , Comme sur tes mûriers le ver filait la soie;

L'ANTECHRIST. 255

Et d'un œil indécis mesurant ta grandeur A tes magots lustrés ^ types de la laideur ! Jamais ton pas tremblant ne bondit sur la terre Au rhythme impétueux des hymnes de la guerre. Par tes timides lois ton génie arrêté De Tinstinct du castor eut l'immobilité^ Et comme ton empire^ en éteignant sa flamme , Un mur infranchissable emprisonnait ton âme. Reste à jamais couché sous ta seconde mort , Eunuque de l'histoire ! ! ... Et bientôt vers Timor , Gomme un oiseau pécheur qui^ sous l'ombre des aulnes^ Effleure les glaïeuls et les nénuphars jaunes , Mon gigantesque vol ^ sans se lasser jamais , Du monde océanique effleure les sommets ; Et planant de Formose aux caps de la Zélande , De ces îles de fleurs ranime la guirlande. , de l'éther brillant je gagne les hauteurs ; Puis 9 abaissant soudain des yeux explorateurs^ Mon regard étonné ne voit que des eaux bleues Baignant un horizon grand de neuf mille lieues. Dieu s'est trompé. . je veux, moi y roi des flots amers , Donner d'un bras puissant une autre pente aux mers ; Et pour que notre globe offre plus d'harmonie , En large continent changer l'Océan ie.

256 L'ANTECHRIST.

4'

Je passe d'ile en ile^ et^ fatal aux vaisseaux^ Labyrinthe de rocs sur rabime des eaux, L'Archipel Dangereux m'entretient des naufrages Dont il sema longtemps cette mer sans orages. Puis , durant tout un jour, j'excite la lenteur De mon aile énervée aux feux de l'équateur.

Belle Amérique ! ô toi qui , pour un autre monde ^

Un jour , comme Vénus , sortis des bras de Tonde ^

Appelant sur ton sein , de forêts abrité ,

Les peuples amoureux de ta fécondité ,

Je viens à toi , salut ! ... On dit que sur tes plages

Le déluge amassa mille ans ses coquillages ,

Ne pouvant détacher , en fuyant pas à pas ,

Ses humides baisers de tes hauts catalpas.

Tandis que le vieux monde, au bruit croissant des armes ^

Composait tristement son poëme de larmes ,

Tu t'éptinouissais , brumeuse et vierge eocor ,

Aux feux de ton soleil dont tu faisais de l'or ;

Et tes fleuves roulaient dans leur onde si pure

Assez de diamants pour couvrir ta ceintura.

L'ANTECHRIST. 257

Salut ^ fille des mers! toi qui^ longtemps enfant,

N'avais pour souvenirs que tes os d'éléphant.

Toi , terre le passé ne prenait point racines.

Si l'on cherchait le nom de tes jeunes ruines ,

L'histoire était muette, et l'on ne suivait pas

Sur ton sol limoneux l'empreinte de ses pas.

Mais Colomb t'apparut^ tu comptas ses victimes.

Et ta nudité prit la robe de nos crimes ;

Et pour gémir alors sous tes bois chevelus ,

Notre harpe d'airain eut une voix de plus.

Du centaure espagnol tes condors s'effrayèrent ;

Plus que tous nos mousquets nos mœurs te foudroyèrent ;

Les fils du Sénégal traversèrent les eaux ,

Vinrent pétrir de pleurs le miel de tes roseaux.

Sous les brises du soir , aux bords de ton rivage ,

Le vaisseau négrier balança l'esclavage ;

Et pour vomir sur nous l'or des filons sanglants ,

Ta Cordillière avare ouvrit ses larges flancs.

J'apporte d'autres dons, et mon œil te regarde. Et ton nouveau réveil est commis à ma garde , Amérique ! je viens te rendre ta beauté. Dans mon voyage heureux par la vie escorté.

17

258 L'ANTECHRIST.

Oui, je viens... et soudain mon bras, sous cette zone ^ ifouvre, comme une mer, le lit de l'Amazone. Antiques soupiraux que le temps a fermés. Trente volcans éteints , à ma voix ranimés , Fument, et vont nourrir du vent de leur cratère Le feu générateur aux veines de la terre. Dans les bois de santal , encor sans habitants , La rose vient éclore aux bourgeons du printemps ; Et de magnolias couvrant un sol aride , Mon regard a rendu son nom à la Floride.

Puis, je reprends mon vol vers l'Afrique ; et des vents Je combattais dans l'air les souffles décevants , Lorsque apparut au loin , à mon œil prophétique , Un écueil lumineux sur la mer Atlantique : Ile vint échouer le plus grand des vaisseaux Qui jamais de la gloire aient sillonné les eaux; Ile , pour un exil , de tout monde écartée , la victoire un jour jeta son Prométhée;

L'ANTECHRIST. 259

le sort transforma^ pour l'abattre à son tour^ Son étoile en comète et son aigle en vautour ! Autel descendit sur le géant du glaive , Le sacre du malheur pour Tabsoudre d'un rêve ! Je me sentis ému dans mon cœur de lion. Le vol d'Idaméel chercha Napoléon , Et , planant un moment sur ces roches si nues , S'abaissa vers un nom de la hauteur des nues. Un saule mort marquait la place des grands os. Quatre rois , par l'exil , tuèrent le héros : Vainqueurs épouvantés dans leurs palais de marbre ! La nature cruelle a laissé mourir l'arbre ; Et , plus sensible qu'elle à d'antiques malheurs , Moi^ pour le ranimer, je le baignai de pleurs. Je voulus au vieux tronc rendre tous les feuillages Que , pendant trois mille ans , de saints pèlerinages Étaient venus cueillir sur ses rameaux sacrés. Je commande.... et soudain ses bras démesurés Élèvent jusqu'aux cieux leur verdoyant prodige; De mille autres rameaux chaque branche est la tige. 0 feuillage pieux , plus beau que les lauriers 1 1 ! Tout ce que la ferveur des voyageurs guerriers Put ravir de débris au saule expiatoire Refleurit, et dans Tair monte en forêt de gloire.

260 L'ANTECHRIST.

Cent batailles d'airain^ comme de grands oiseaux, Semblent s'entre-choquer à travers les rameaux. Et , tel qu'une colombe harmonieuse et pure , Attristant de baisers cette pâle verdure^ Un jeune homme expiré loin du soleil natal , Vient consoler l'exil du tombeau triomphal : Épique monument^ qu'à la gloire inquiète Le sort avait choisi comme eût fait un poète; Et qui semble toucher /des siècles escorté. Aux confins radieux de l'immortalité !

Pour voir si ce héros valait sa renommée , Je l'évoquai : non tel que le fit son armée, Lorsqu'en sa forte main , fier comme Idaméel , Il soulevait l'espoir du sceptre universel ; Mais tel que le malheur d'un nœud irrévocable Vint l'enlacer , pareil à cet infâme câble Qui faisait écrouler sur son fût souverain De la hauteur du dieu son image d'airain ; Lacérait les feuillets du livre de l'histoire , Garrottait dans les cieux l'aile de la victoire, Et sous les mêmes nœuds étranglait à la fois , Devant tout l'avenir , l'honneur de quatre rots.

L'ANTECHRIST. 261

Je l'évoquai : son front sombre comme un orage ,

Triste comme un écueil qui porte un grand naufrage ,

Moulé sur les contours du monde impérial ,

Se dressa près du mien et presque mon égal.

» Roi , me dit-il, je sais quels lauriers tu réclames;

0 On s'entretient de toi dans le pays des âmes.

» Et je disais ton nom quand ton pas colossal

» S'arrêtait pour fouler mon sépulcre vassal.

» D'empires renaissants tu veux doter la terre :

» As-tu sous ton œil d'aigle exploré leur mystère ,

» Leurs lois, leur équilibre, et comment sous le ciel,

» Ta ruche humaine doit recomposer son miel?

» Roi , le corps social, tout rempli d'harmonies,

» De même que ce globe a ses cosmogonies ,

0 Ses systèmes planant sur les plus hauts sommets,

» Sous les noms de Lycurgue, ou d'Orphée, ou d'Hermès.

n De quel nom faudra-t-il que ton œuvre se nomme?

» Dans quel moule nouveau prétends-tu couler l'homme?

» Sur le cercle éternel de la fatalité

» Fais-tu , comme Ixion, tourner l'humanité,

» Ou la dégages-tu du lien qui l'enchaine,

Gland semé sur le sol pour devenir un chêne?

262 L'ANTECHRIST.

» La science augurale , ainsi que Romulus^

» Peut-elle te compter parmi ses grands élus?

» As-tu jeté les sorts de ta AÎUe nouvelle?

» Sais-tu sous la cité quel monde se révèle ,

» Et pourquoi tant de fois , dans un tel monument

» Le sang d'un fratricide a servi de ciment?

» Ressusciteras-tu , sous ta main protectrice^

» L'initiation d'Isis législatrice !

» De la société ces obscurs rudiments

» Donnent à lire encor de hauts enseignements :

» Miraculeux rapports , science sans limite !

» Toujours Tordre sacré s'y cache sous le mythe,

» Sous le mythe , symbole antique et redouté ,

» Tabernacle vivant de chaque vérité !

» De tous les conquérants qui , sur la terre ou l'onde ,

» Ont refait les contours des empires du monde ^

» Il en est un surtout dont la tète rêvait

» Un plan qui bien des fois agita mon chevet.

» Il partit , à vingt ans , de sa Grèce indomptée ,

» Portant dans ses regards Marathon et Platée.

» Il partit , il suivit le sentier de succès

» Que lui traçait de loin la fuite de Xercès ;

L'ANTECHRIST. 263

» De son sort en courant composa l'épopée ^

» Déploya l'Iliade au bout de son épée ;

» Et pareil à ces dieux qui ne font que trois pas ,

» Franchit, presque tout seul , la gloire en trois combats,

» Quel élan que le sien ! ! ! Comme moi ma colonne ,

> Lui pour son piédestal choisissait Babylone ;

» Son œil plein d'avenir en marquait la hauteur :

» Gigantesque cité , nom civilisateur ,

» Sommet dont il croyait ne jamais redescendre;

» Axe sur qui tournait le rêve d'Alexandre ;

» Et le seul point du globe où, pour bien gouverner,

» On doive s'établir alors qu'on veut régner !

» Là, dominant cent rois que leur puissance énerve,

» Faisant de sa victoire une sœur de Minerve ,

» Il voulait, sur ce sol encombré de palais,

» Avec toutes ses fleurs transplanter Périclès ;

» Et de l'Oxus au Nil , du Sind à l'Illyrie ,

» Des arts , enfants d'Homère , élargir la patrie.

» Comme on vit Phidias, artiste de l'éther,

» De métaux différents bâtir son Jupiter,

» Le héros , invitant Olympfe à ses fêtes ,

» Créait un monde grec de ses mille conquêtes.

» De Toracle de Delplie il semblait animé ;

» Par la prêtresse antique il semblait être armé.

264 L'ANTECHRIST.

» Et ses féconds projets , mal compris du vulgaire , » Germaient dans le sillon qu'avait tracé la guerre. » On croit la guerre aveugle , on ne soupçonne pas » Qu'un progrès est caché sous chacun de ses pas , » Et que l'esprit humain y pour briser son écaille^ » A besoin de Tépée et des champs de bataille. » Si ce songe du dieu se fût réalisé , » Aux balances du sort l'Europe eût moins pesé; » Et peut-être plus tard , s'égarant dans sa voie , » La louve des Romains aurait manqué de proie. » Mais la mort le surprit.... Son précoce tombeau » Força l'histoire errante à changer de flambeau.

» Ainsi que ce héros, sur ma toute-puissance

» Je voulais des États fonder la renaissance ,

» Moi soldat social ; et je crus follement

» Être pour l'avenir plus qu'un événement.

» Je parus j'enfermai^ de Gibraltar à Rome ,

» La révolution sous le casque d'un homme.

» Ses forces n'avaient fait que prendre d'autres noms,

» Ses harangues encor tonnaient dans mes canons ;

» Et mes mains, sur les rois essayant des entailles,

» S'armaient de son volcan pour gagner mes batailles.

L'ANTECHRIST. 265

I

Car mon ère^ ici-bas méconnue un moment^ De ce drame cyclique était le dénoûment. Si de mes vétérans j'anoblissais les tètes , Je prenais leurs blasons dans des noms de conquêtes; Et je continuais , empereur-citoyen y L'émancipation du monde plébéien. Œuvre ancienne et puissante et palingénésique ^ Qu'il fallait accomplir de l'Europe au Mexique ! Forte loi que Moïse au peuple élu donna ^ Quand les tables d'airain descendaient du Sina ; Et que dans un seul cri , législateur sévère , Quinze siècles après promulgua le Calvaire ; Forte loi qu'en ses flancs portait le genre humain^ Voyageur retrouvant ses titres en chemin ! Hercule pour massue agitant une idée , Après qu'à ses travaux la terre est fécondée ! Être toujours unique en sa diversité , Demandant pour son vol l'air de l'égalité ; Et dans un saint effort qui toujours recommence , Dégageant de sa nuit sa chrysalide immense ! Vois , au berceau des temps y l'esprit oriental Chercher à l'étouffer sous son dogme fatal : La nymphe se débat y sort de son agonie , Court de la Bactriane à la Babylonie;

266 L'ANTECHRIST.

» Fuit^ pour Thèbe et Memphis^ l'Inde qui la bannit, » Ébranle, en respirant, trois cents dieux de granit; » Elle passe la mer, et sortant d'un orage, » Du chêne d'Irminsul vient essayer l'ombrage ; » S'éclaire, chez les Grecs, de l'astre de Platon, » Et sans désespérer , dans Rome , avec Caton , » Fière de prolonger sa lutte expiatoire , » Prépare lentement l'avenir de l'histoire. » Mon œil couva longtemps la nymphe avec amour ; » Je la pris dans mes bras pour l'approcher du jour. » Mais je veillais en vain , fragile sentinelle ! » Les flammes de Moscou consumèrent son aile ; » L'heure ou je suspendis ma lutte de Titans » Ferma l'orbe nouveau que parcourait le temps!

» Le Midi , tout à coup , vide de ma présence ,

» Perdit, en me perdant, son centre de puissance.

» Édifice , longtemps de gloire cimenté ,

» La France en ma grandeur avait son unité ;

» Son peuple d'orateurs dispersa sa fortune :

» Mon pilier triomphal, moins haut que la tribune,

ï> Vit leur toge cacher, sous son pli souverain,

» L'héroïsme muet de mes exploits d'airain.

L'ANTECHRIST. 267

» Se livrant^ sous mon arc^ leur bataille frivole , » Les partis , rallumés au vent de la parole , » (Lâches dissentions dont mon ombre a gémi ) » Songeaient à tout combattre. . . excepté l'ennemi ! ) Oubliant que l'Europe , une main sur la lance ,

> N'admettait qu'à regret leur poids dans sa balance; » Qu'on ne pardonne pas à qui nous fit trembler ^

Et qu'il faut être grande lorsqu'on veut s'isoler !

Les âges reculés du vieux globe nous sommes , Ont vu souvent le Nord , le Nord fabrique d'hommes , Passer sur notre Europe en torrents populeux , Ne laissant que le nom d'un désastre après eux. Mais le torrent des czars fut une mer profonde Qui sut rendre éternel chaque pas de son onde , Et déborda sur nous^ sans que jamais le temps Enlevât une écaille à ses léviathans. Aux limites du globe adossée et durcie^ Colosse de frimas , la sauvage Russie ^ Prise dans ses glaçons comme en un grand réseau^ Se souvint du Caucase posa son berceau ; Fit un pas, et bientôt, conquêtes solennelles^ Ouvrit sa bouche avide à l'air des Dardanelles ;

268 L'ANTECHRIST.

» L'air enivrant et chaud dans son sang fermenta.

» Au cœur de l'Orient un seul bond la jeta y

» Elle crut à son sort et devança l'histoire.

» Ce fut un éléphant monté par la victoire,

» Qui y fier d'avoir courbé sous ses pesantes lois

)> La Perse je voulais exiler ses exploits^

» Revient vers l'Occident avec ses tours guerrières;

» Sa trondpe de l'Europe arrache les barrières ;

» De son ciel despotique il nous porte la nuit.

» Écrasant quelquefois le czar qui le conduit ^

» Dotant son dur pays des délices du nôtre ,

» Avançant chaque siècle un pied après un autre ^

» Ainsi que le Danube il traverse le Rhin ;

» Son sillon d'esclavage est creusé dans l'airain.

» S'il se couche un moment sur le sol qu'il dérobe,

» 11 prend, pour son sommeil, tout un côté du globe;

» Et pour sortir vainqueur du funeste défi ,

» Au monstre belliqueux cinq cents ans ont suffi.

» Et je le leur disais; et sous mon trône en cendre

» Se perdit étouffé l'oracle de Cassandre.

» L'égalité pleura mon œuvre morte eu fleur ;

» L'aigle noir sur ma France étendit sa couleur!..

L'ANTECHRIST. 269

» Aoi , livre ton pouvoir à d'autres équilibres. » Rends les hommes égaux/ ils croiront être libres ! » Quand le feu primitif est par toi retrouvé , » Fais plus pour Tunivers que de Tavoir sauvé ! »

Il dit y et sans vouloir que ma voix lui réponde , Remonta.. •• J'éprouvai ce qu'éprouvait le monde Quand il changeait de forme à chacun de ses pas. Je crus voir le fantôme emporter dans ses bras , Pour en doter là-haut sa grandeur planétaire ^ Tous les arcs triomphaux dont il sema la terre. Ce sort voilé y ce nom , type des conquérants , D'où la gloire coulait comme l'eau des torrents , Me rendit plus profonds les abîmes de l'être ; Et lorsque sous la nue il vint à disparaître , Dans mon œil immobile il demeura sculpté ^ Comme ces monuments faits pour l'éternité.

270 L'ANTECHRIST.

Je repars ^ et bientôt franchis d'un vol oblique Le sol vitrifié des déserts de l'Afrique ; De l'Afrique autrefois, négresse aux blanches dents. Rugissante d'amour sur ses sables ardents ; Qui , trop près du foyer de la force expansive Étalant les désirs de sa lèvre massive , Faisait de son front bas , de sueur humecté , Le trône tout charnel de l'animalité I Ébauche la nature , en ses erreurs insignes , N'a point de l'âme humaine élaboré les signes; Mais que dédommageait , par ses brutaux élans , La vie impétueuse allumée à ses flancs ! Mère des forts lions , désaltérés comme elle Aux laves qui tombaient de sa noire mamelle ; Lascive et pantelante , et dans sa nudité Maudissant le soleil qui lui prit sa beauté. Le soleil, quelquefois funeste à sa famille, Saturne étincelant qui dévorait sa fille ! ! .

D'un ciel plus indulgent j'abriterai ton front ; Sur des rameaux plus frais tes beaux jours fleuriront ^

L'ANTECHRIST. 271

^aste Afrique ! c'est moi, moi prince des prophètes, loi, qui viens corriger les erreurs qu'on a faites In versant autrefois, des cités aux hameaux , «e vase aléatoire et des biens et des maux, e suis Idaméel !.. Et coupant le tropique , e vis fuir sous mon œil la chaîne éthiopique : *oint créateur , foyer des Pallas reconnu , la terre , dit-on , entr'ouvrait son flanc nu , dors qu'elle enfantait , mère désordonnée , jSl race au front laineux maudite et condamnée, ^'homme n'habitait plus sur ces larges hauteurs; jSl vie avait quitté ces monts générateurs, tf ais, quand j'eus découvert les urnes ignorées , le vieux Nil puisait ses ondes adorées , que j'eus en volant salué de la main Lia source , vierge encor de tout regard humain ; )'animaux du désert quelques races puissantes, [)ont le Nil prolongeait les forces décroissantes , M'aperçurent dans l'air , et tous sur mes élans Dirigèrent de loin leurs bataillons hurlants. Tous semblaient deviner qu'aux noces de la terre , Mon voyage invitait le buffle et la panthère; Et plus qu'aux flots du Nil , les bondissants jaguars Venaient puiser la vie aux feux de mes regards.

272 L'ANTECHRIST.

Symbole de la force armé de la colère y

Et des êtres créés formidable exemplaire ,

Le lion me suivait , le lion indompté

Qu'en un moule royal la nature a jeté.

Près de lui , sans terreur, sous le soleil s'étale

Bémoth puissant et doux, béte monumentale :

Du dieu de l'Indostan que son dos a porté ,

Sa pesante stature offre la majesté.

Calme dans ses instincts, profond dans sa vengeance,

L'angle de son grand front s'ouvre à l'intelligence;

Et son âme à l'étroit dans sa vaste prison ,

Semble de la pensée entrevoir l'horizon.

Le colosse amoureux autour de son amante ,

Lasse des feux du jour et sur le sol dormante ,

Promène avec langueur ses désirs palpitants ;

De sa trompe ondoyante il la flatte longtemps ;

Comme un large éventail balance son oreille ,

Pour écarter le vol bourdonnant de l'ateille ,

Pour que de la fraîcheur le souffle bienfaisant

Autour de ses amours agite l'air pesant.

Et moi je contemplais ces monstrueux mélanges ;

Je pressais du regard leurs peuplades étranges.

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L'ANTECHRIST. - , .273

Rêves de la nature encor dans son sommeil , Rêves tumultueux dont Thomme est le réveil. Je déployais sur eux Tombre de mes deux ailes; Je mesurais mon vol à celui des gazelles. L'autruche , contemplant mon voyage des airs , Fendait^ oiseau marcheur, le sable des déserts. Pour me suivre^ en nageant aux flots dont il s'abreuve^ Le caïman écrasait tous les roseaux du fleuve. Ma voix aiguillonnait vers mes naissants remparts , Le pas large et boiteux des caméléopards. Le long du Nil, du haut de ma route céleste^ De la création j'acheminais le reste ; Comme on voit Talouette , en planant sur les blés , Guider dans les sillons ses petits rassemblés.

Joyeuse , et saluant les sauvages cohortes

Des nouveaux conviés que j'amène à ses portes ,

Idaméélpolis les ouvre sans terreur.

Mon peuple avait grandi loin de son empereur.

Le désert , allégé de son sable inutile ,

Sur un sol que mon souffle enfin rendait fertile ,

Voyait de ses moissons s'épanouir l'orgueil ;

Mais les hymens de Thomme encor gardaient leur deuil.

18

274- * L'ANTECHRIST.

La femme à mes pouvoirs demeurait infidèle, Et la. fécondité ne s'approchait pas d'elle! Quand les champs consolés fleurissaient sous mes pas> Son sein inerte et froid , ne se ravivait pas. La puissance attachée aux mots cabalistiques; Du globe aux cercles d'or les arcanes mystiques. Tout ce qu'à mes regards, trois jours, il dévoila. Ses prodiges divins semblaient se briser ! ! Mon génie étonné pressentait sa défaite ; Et l'espérance en pleurs interrompait sa fête.

Quand passait une biche avec ses jeunes faons. Les femmes qui jamais n'avaient connu d'enfants, Qui jamais n'avaient vu de tête blonde , éclose. Prendre sous leurs baisers les teintes de la rose ; De leur mère vieillie embrassant les genoux. Lui disaient en pleurant : « Mère, racontez-nous » Comment vos nouveau-nés jouaient sur les pelouses! » De vos jours d' autrefois noussommes bien jalouses!! Sous l'ombrage fleuri des palmiers d'alentour , » Vos fils vous naissaient-ils dans un baiser d'amour? » Sentiez-vous auprès d'eux, charme qu'on ne peut dire » Se fondre votre cœur dans leur premier sourire?

k *

L'ANTECHRIST. 275

» Une àme maternelle a son bonheur à part. » Quand vous les allaitiez , le soir , sous un regard , » Ne tombait-il du sein aucune goutte amère? » Âime-t-on son enfant comme on aime sa mère? B Rendiez-vous grâce à Dieu d'avoir fait les roseaux » Que pour vos nourrissons vous tressiez en berceaux ? » Veniez-vous , au retour de la sainte chapelle ,

> Vous mirer dans leurs yeux, pour vous trouver plus belle?

A Saviez-vous les chansons que l'on chante tout bas

»

» A ces petits oiseaux qui ne s'envolent pas?

> Et saviez-vous pour eux^ le matin , sous les branches y » Faire sur vos genoux un lit de roses blanches ?

» Hélas I nous ignorons ce doux enchantement.

» Épouses sans espoir y nous allons tristement

» Voir la maternité dans le nid des colombes ,

» Et plus que les berceaux nous connaissons les tombes ! »

Un vieillard vint à moi. « Tu nous as raconté

» Qu'il était une vierge , unique en sa beauté y

» Dont le sein n'avait pas^ source trois fois bénie ,

» De la stérilité subi l'ignominie.

» N'écoute plus son père et ses rébellions ;

» Ajoute ce présent à ceux de tes lions!

276 L'ANTECHRIST.

» Vois', pas un nouveau-né parmi ce reste d'hommes !

» Quel encouragement pour fonder des royaumes I

» Oh ! comme mon regard planerait triomphant

» Sur un monde luirait une tête d'enfant !

» De Sémida la sainte , il faut qu'un fils te naisse ,

» Ange aux cheveux flottants tout dorés de jeunesse ;

» Et que nous puissions voir d'un peuple grand et fier,

» Reposer l'avenir sur un front d'hier.

» Qu'importe que ton souffle anime nos campagnes,

» Si ton pouvoir s'arrête aux flancs de nos compagnes / »

J'écoutai le vieillard et j'hésitai longtemps.

Idaméelpolis et tous ses habitants

De mon incertitude en leur cœur se troublèrent ;

Plus haut que mon orgueil leurs terreurs me parlèren::^^*

L'amour, philtre immortel , l'amour, charme de fea

Que Sémida fuyait à l'ombre de son dieu ,

M'attira vers la vierge, un moment égarée.

Par un autel d'airain du bonheur séparée.

Je repartis....

L'ANTECHRIST. 277

*

L'Arar devant moi se dressait ; Mais au pied de ses rocs nul ne m'apparaissait. Chaque fleur qu'elle aimait^ sur sa tige penchée , Semblait pleurer la vierge à mes regards cachée. Sous Tarbre de l'encens sa voix me parlait , Je ne retrouve plus la paix qu'elle exhalait ! Â-t-elle , comme un Dieu qui fuit son tabernacle y De r Arar avec elle emporté le miracle ? Je ne retrouve plus , à travers les roseaux , Ses pas silencieux cherchant le bruit des eaux. J'erre^ ô ma Sémida^ du fleuve aux grandes cimes ; J'interroge^ en passant^ l'herbe nous nous assîmes^ Le palmier, la colline! et j'entretiens de toi Le lieu des souvenirs^ désert autour de moi. Viens^ de ma royauté n'attriste plus la fête; J'aî fait un ciel doré pour luire sur ta tète.

278 L'ANTECHRIST.

L'espérance est assise au trône je t'attends , Et tu n'auras plus peur de perdre le printemps. N'est-ce donc pas ici, qu'en nos vagues délires. Le soir, nous accordions nos cœurs comme deux lyres? Sous l'ombrage enivrant de roses inondé , N'est-ce donc pas ici que tu m'as regardé? 0 ma blanche compagne , ô colombe envolée ! Le vent pleure ton nom à travers la vallée ; Et pour ce firmament dont il a pris l'azur , Le lac, sans ton image, est un miroir moins pur ! Les cygnes qui formaient ta famille chantante. Sont muets.... un orage a renversé la tente de Cléophanor l'extase se voilait. peut-être l'amour dans un songe veillait; Et quand de Sémida mes pas cherchent la trace , Aux ronces du chemin ma pourpre s'embarrasse. Et tu ne reviens pas ! voici mourir le jour; Habites-tu les cieux pour mieux fuir mon amour? Ces lys oràbragent-ils ta tombe? ô jeune femme ! Est-ce qu'en leurs parfums je respire ton âme?...

L'ANTECHRIST. 279

l'explorais le vieux mont de nuages chargé^ Lorsque du fond d'un antre un soupir prolongé S'élève.... Est-ce la voix du père ou de la fille? Un Dieu peut violer les droits de la famille , 0 vierge ! et cette fois^ vainqueur de tes combats , L'arche du mont Arar ne te gardera pas. Vers la profonde nuit j'ose ^ à pas lents^ descendre; Quel tableau ! ... le prophète expirait sur la cendre ! Il s'accoudait pesant à l'angle du rocher. Son sourire invitait la mort à s'approcher; 4 s'approcher de lui y comme un hôte paisible Connu depuis longtemps dans le monde invisible , Et qui viendrait lui-même^ avec des chants amis^ Nous apporter les dons qu'il nous avait promis. L'œil du mourant brillait d'une lueur étrange. Comme un albâtre saint sculpté par Michel-Ânge , Son grand front transparent que rien n'a pu ternir , Rayonnait face àiace avec son avenir; Réfléchissant au loin , pendant l'épreuve auguste , La blanche vision de la tombe du juste. On eût dit qu'au vieillard Dieu s'était découvert , VA tenait sur la mort le paradis ouvert.

280 L'ANTECHRIST.

On eût dit que son œil , libre enfin de tous voiles^ Voyait ses actions , comme un groupe d'étoiles , Monter vers le Seigneur qui disait : Je t'attends. - Il semblait s'éblouir de ses derniers instants. Déjà le roi futur contemplait son royaume. Comme Dominiquin vit mourir saint Jérôme^ Cette large agonie à mes yeux s'étala : Le lion et le saint et l'hostie étaient là. Et j'admirai de loin l'extase surhumaine De l'immortalité rentrant dans son domaine !..

Le lion familier était venu d'un bond Prosterner le désert aux pieds du moribond ; Pour l'antre de la mort il avait fui son antre. Sous la roche avancée lombre se concentre , C'était beau de le voir y triste et baissant son œil , Rêver , ainsi qu'un homme , aux choses du cercueil ! C'était beau de le voir d'une haleine tiédie Rendre un peu de chaleur à la chair refroidie. Son souffle répondait aux aspirations. Les prophètes toujours ont charmé les lions ! C'était beau de le voir s' allongeant sur le sable ^ Tendre pour oreiller sa tête caressable

L'ANTECHRIST. 281

A son maitre expirant qui cherchait un appui ^ Quand sa fille nouait ses bras autour de lui. Le vieillard se coucha sur la crinière fauve. Le sauvage oreiller autour du grand front chauve Débordait et semblait ^ voilant le cou nerveux , Sur le crâne du saint remplacer les cheveux; Et puis venait mêler sa teinte nuageuse Aux longs flots épanchés de la barbe neigeuse.

A l'en tour du vieillard , dans l'ombre , au loin volait Une vapeur d'encens que nul feu n'exhalait. Il rassemble son souffle et sa force dernière. Orgue durant cent ans a vibré la prière , Sa poitrine palpite, et cherche encor des sons Pour des hymnes d'amour sous les mortels frissons. C'est le chant triomphal que l'agonie entonne; Le désert attentif avec moi s'en étonne. Et tout le ciel répond à l'hymne fraternel De ce cygne écouté par le cygne éternel ; A ce chant des adieux qui flotte , et puis retombe ; l'espérance luit pour enchanter la tombe. J'admire en réprouvé l'éclat de cette mort, Ce miroir d'une vie n'est point le remord !

282 L'ANTECHRIST.

J'observais les progrès de la béatitude... Quand^ tout a coup^ changeant de voix et d'attitude, Le mourant , au Seigneur dernier prêtre resté , Se dressa pour bénir son pain d'éternité. La grotte resplendit de ces pâques funèbres ! Le soleil de la foi levé dans ces ténèbres , Couronna le vieillard , lévite d'Israël , Dont la mort tarissait le calice du ciel; Et sa fille à genoux , sa fille désolée , Courbait plus bas encor sa tète échevelée , Tandis que le lion , en pleurs pareillement ^ Puisait sa part de vie en son recueillement... Je frémis.... et j'allais^ révolté dans mon âme^ Joindre un nouvel acteur aux sanglots de ce drame; De l'antre ^ en mes fureurs , j'allais franchir le seuil , Ravir son plus bel ange à ce tableau de deuil ; Du trépas prophétique interrompre l'extase ; Faire boire au chrétien la lie au fond du vase ; Briser son espérance au bout de son chemin , Comme il osa briser un monde dans ma main ! Je voulais effrayer son âme anéantie D'un dernier sacrilège , à la dernière hostie ; Et^ du nom d'Antéchrist à ses yeux me parant, Remplacer le lion au chevet du mourant !..

L'ANTECHRIST. 283

Mais aux pleurs de l'enfant s'amollit ma colère , Et je laissai le temps de mourir a son père 1 .

Je Tentendis de loin^ pour son suprême adieu y Disant à Sémida : « Quand l'àme monte à Dieu , » Elle ne doit, rentrant dans ce soleil qu'elle aime^ » A la nuit d'ici-bas rien laisser d'elle-même;

> Et pourtant je te quitte^ et la divine loi

» Me défend d'emporter mon enfant avec moi;

» Et Dieu veut que ce soit à demi que je meure.

» Je vais te précéder dans la sainte demeure ,

» Mon enfant; c'est pourquoi, même pour voir lescieux^

» Je ne pourrai tarir les larmes de mes yeux !

» Je pleurerai toujours la terre je te laisse^

> Car de l'humanité bien grande est la faiblesse ;

» Car de tous les enfants que Dieu m'avait donnés , » Toi seule me restais... Bien jeunes moissonnés^ » Tous les autres là-bas^ endormis sous la pierre^ » Ont une croix parmi les croix du cimetière : 9 J'essuyai sur leur front les dernières sueurs , » Mes yeux ont vu mourir "bien sou vent; et je meurs; » Je meurs en rendant grâce au Dieu de l'espérance^ I) Pour mes heures de paix et celles de souffrance.

28i L'ANTECHRIST.

» Je meui*s.. Viens sur mon cœur^ enfant, presse mama.^^*

» Jacob eut moins de joie auprès de Benjamin !

» Sémida y pressentant y dès tes jeunes années ,

» Que le ciel te gardait de hautes destinées y

» J'arrachai de ton sein les terrestres penchants;

0 Comme le laboureur arrache de ses champs

» L'herbe inutile y avant de voir la tiède ondée

» Descendre sur la glèbe heureuse et fécondée.

» Adieu . . . Mes pieds sont froids. . mon œil est obscure ^;

» Nul père n'a laissé son enfant seul ainsi !

» Le lion qui me sert te devient ta famille,

» Et je vais à sa garde abandonner ma fille.

» Dans l'ombre, à ses côtés, en paix tu marcheras;

» Ses yeux seront ouverts , lorsque tu dormiras.

» De la force de Dieu sa force est un emblème;

» L'homme le fit cruel ; il est doux quand il aime.

» La mort du genre humain lui rend la liberté

A De reprendre, un moment, sa native bonté;

» Laisse-le , sous ce roc , creuser ma sépulture ,

i> Et puis, dans le désert, chercher ta nourriture.

» Ma fille ! il est des pleurs qu'on ne doit point tarir;

» Ne quitte pas la grotte tu me vois mourir.

» Oui , reste en ce lieu. . l'air nous primes naissanc^^

» Est imprégné , pour nous , d'un baume d'innocence -^

L'ANTECHRIST. 285

0 Ne quitte point la source boivent tes ramiei*s : Nos sommeils sont plus purs sous les mêmes palmiers ; On dirait qu'au Seigneur nous restons plus fidèles En regardant le nid des mêmes hirondelles ; Et que y fortifiant notre cœur combattu , Le lieu des souvenirs garde notre vertu. Pleure, pleure, rends-moi, comme une sainte femme, Pour le sang de ma chair tout le sang de ton âme ; Et si jamais celui qu'a proscrit le Seigneur Venait de mon cercueil tenter le déshonneur. S'il osait , aux lieux même son crime s'expie , Entre un serment et toi mettre un amour impie , Songe au vœu prononcé; ton cœur doit resterseul; Pour ton voile d'hymen ne prends pas mon linceul ! . . »>

Sémida répondit.. . « Dans la triste vallée, » Je veux, comme Rachel, n'être pas consolée : » Je garderai mon cœur comme elle , et désormais » J'aimerai la douleur , autant que je t'aimais ; » On entendra toujours , à genoux sur la pierre , » Le souvenir des morts pleurer dans ma prière. » Et je ne permettrai , père , en mon chaste effroi , » Qu'à mon ange gardien de me parler de toi !

\

286 L'ANTECHRIST.

» Et lui seul , de mon front soulèvera les voiles » Pour t'amener ta fille au séjour des étoiles. » Et la voix du vieillard dans un dernier effort Soupira... « Mon amour a retardé ma mort. » L'ange qui m'appelait de ma lenteur s'irrite; » J'ai fait attendre Dieu pour te quitter moins vite. . . Avec ces mots l'esprit du cadavre sortit. Et des cris de l'enfant la grotte retentit....

Je contemplais le mort... mais sur le groupe sombre,

Voilàqu'une blancheur sortant du sein de l'ombre,

Apparaît grandissant , remplissant par degré

Toute l'immense nuit de l'antre consacré.

Je crois quelques instants , aux feux dont elle brille,

Que l'âme du vieillard redemande sa fille ,

Et, pour m' épouvanter , vient des hauteurs de l'air.

Passer et repasser dans ce douteux éclair.

Je me trompais. . . C'était un ange au lieu d'une âme :

C'était l'ange gardien de la dernière femme ,

Qui semblait m' annoncer , veillant à son côté ,

Que mon hymen encor me serait disputé.

Un pli mâle imprimait le dédain sur sa bouche.

Sa grande aile, flottant sur la funèbre couche.

L'ANTECHRIST. 287

Semblait envelopper d'un voile triomphant

Le lion , le cadavre , et l'immobile enfant.

Je m'élançai vers lui. C'est moi, c'est moi lui dis-je.

Mon cri de ses splendeurs dissipa le prodige :

Libre du Séraphin vers les cieux remonté ,

Dans la grotte avec moi rentra l'obscurité.

Plus que de mon empire amoureux de ses charmes ,

J'emportai vers le jour la vierge tout en larmes ;

Et devant l'antre obscur , sépulcre du vieillard ,

Je roulai , sous mon pied , un rocher de l'Àrar.

(—L'enfer en était de sa triple lecture. Lorsqu'il sentit trembler la rouge architecture De ses mille piliers, et sous le sol fumant Vit ses monstres impurs rentrer confusément. Il s'arrêta... C'était l'heure jamais prédite. le Christ insulté sur la page maudite , Traversait le chaos , Rédempteur clandestin ! L'abime en ressentait le contre-coup lointain.

288 L'ANTECHRIST.

Gigantesque ornement des sombres Babylones , Trois éléphants de fer tombent de leurs colonnes Aux pieds d'Idaméel , qui demeure voilé Sans s'informer pourquoi son empire a tremblé ! Génie au front hautain fait de bronze et de flamme , L'abime s'ébranlait sans ébranler son àme« A ce choc d'un moment il restait étranger ; Sa royale grandeur n'admet pas le danger. Il croit que c'est Satan qui là-bas se remue Sous les rocs gémissants de sa montagne émue ; Et l'enfer recommence à lire sans effroi > Peuple qu'a rassuré le calme de son roi. )

LA DIVINE ÉPOPÉE.

T/posraphie de Gustave Mâreschal.

LA

VINE ÉPOPÉE ,

PAl

ALEXANDRE SOUMET ,

DB L'ACADÉMK FBANÇAHB.

La lyre peut chanter tout ce que l'âms rêve.

PARIS.

KRTHVS BERTRAND , ÉDITEUR , •m uiimmiu , t3.

1840.

CHANT SEPTIÈME.

ia ^tn tin iHonHe.

nOMIÉMB TABLE D*A1BA1II D*1DAMÉBL.

Comme Dieu dans son ciel, je vis dans ma pensée. Loin , bien loin de Tespace et du temps élancée , Dédaignant le regard d'Herschell , de Cassini , Mon âme ouvre son aile aux vents de Tinfini ; Et dans son large essor dépasse , vagabonde , Le voyage élevé que fait Tesprit du monde ; Puis , brûlante d'orgueil , redescend dans mon sein , Pour couver sous ses feux mon immense dessein.

LA FIN DU MONDE.

Creusons un nouveau lit au torrent de la vie.

Il faut à mon amour que la vierge asservie ,

Dans ce bel Orient , premier-né du soleil ,

S'éveille sur mon cœur du mystique sommeil.

De Tantre du jaguar au nid de Tbirondelle ,

Les échos de ce globe attentif parlent d'elle ;

Le chant de Talcyon a des soupirs d'hymen ;

Léviathan joyeux dit aux flots : C'est demain.

La tige du palmier^ la cime du grand chêne,

M'ont crié : Jette aux vents le serment qui l'encbalae^

Qu'importe de son dieu le stérile courroux.

Quand c'est un autre dieu qu'elle prend pour époux .

Mon peuple attend ; mes bras sont ouverts. . qu'elle y tomb^

Neuf soleils de son père ont éclairé la tombe. Et prolongeant pour lui le culte des douleurs, Toute son âme encore appartient à ses pleurs. Ne troublons pas le deuil de la douce orpheline. Au tombeau paternel , alors qu'elle s'incline , J'entends sa voix gémir et murmurer tout bas , De ces mots qui pourraient réveiller du trépas :

\

LA FIN DU MONDE. 5

Père, père, pourquoi m'avoir abandonnée ? Tu me disais : Devant la suprême journée Qui doit voir pour jamais se coucher le soleil , Le père et les enfants ont un âge pareil. Dieu ne nous punit point, ma fille, il nous rassemble, Sous l'aile de la mort il nous abrite ensemble ; Et c'est un grand bienfait du monde à son déclin , De ne laisser du moins nul enfant orphelin . Tu le disais , mon père , et pourtant je te pleure ! Je perds la seule grâce attachée à cette heure ; Dieu me laisse des jours pour attendre et souffrir : Que ce monde désert est longtemps à mourir !

J'accepte pour toujours , languissante et fanée , Ce long sommeil du cœur tu m'as condamnée ; Je ne serai point mère , et mon vœu me défend De rattacher ma vie au berceau d'un enfant. Je cueillerai les fleurs qui croissent sur les tombes. J'enseignerai ma plainte aux petits des colombes ; Et mes pieds douloureux , mes pieds décolorés Imprimeront mon deuil sur la mousse des prés ; Je verrai s'incliner les rameaux du palmiste , Et ma place au soleil comme moi sera triste.

6 LA FIN DU MONDE.

9 Dieu me laisse des jours pour attendre et souffrir » Que ce monde désert est longtemps à mourir !

9 Mon père ! ! apparais-moi la nuit près de ta cendre ;

» Je monterai demain , ce soir tu peux descendre ;

» En voyant mes regrets Dieu te le permettra ,

» Et , bénie au saint lieu ^ ta main me bénira.

» Viens passer sous le chêne tous deux nous passàme^^ '

» Enseigne à mes regards comment on voit les âmes.

M Et mêlant ta parole à la plainte des vents ,

» Toi qui les as quittés , souviens-toi des vivants !

» Viens^ j'essuierai mes pleurs; des lys ceindront ma tel

» Je ne t'appelle pas pour attrister ta fête ! !

0 Dieu me laisse des jours pour attendre et soufMr :

» Que ce monde désert est longtemps à mourir ! »

Et moi y moi recueillant ses larmes virginales , Je lui disais comment de magiques annales Allaient recommencer pour ce globe sauvé; Sous un de mes regards l'Océan ravivé ; Mon long voyage autour de mon muet royaume ; Sainte-Hélène à mes yeux offrant le seul fantôme^

LA FIN DU MONDE.

lie seul monarque mort assez grand , sous le ciel y Pour parler de son nom devant Idaméel ; Lies tigres me suivant au désert de Cyrène ; Tous mes peuples du Nil la demandant pour reine , Lui dédiant de loin ma naissante cité ; Et déjà l'avenir brillant de sa beauté , L'avenir^ frais rameau ressuscité par elle^ Et qui , tous les cent ans ouvre une fleur nouvelle.

Je charmais son regret lentement endormi ; Mais près de Sémida j'avais un ennemi ^ Un étrange ennemi... le lion domestique Que bénit ^ en mourant, le vieillard prophétique. Nul philtre à mon parti n'avait pu l'enchaîner. Soit que l'esprit du mort sur son cœur vint planer. Soit qu'un instinct rival de la pensée humaine Contre mon espérance eût allumé sa haine , Il semblait s'irriter du progrès de nos nœuds ; Autour de moi, dans l'ombre, il rôdait soupçonneux; Et passait tour à tour , gardien de la famille , Du sépulcre du père aux amours de la fille.

8 LA FIN DU MONDE.

Il osait sur mes sens essayer la terreur ; Et moi d'un seul regard je brisais sa fureur. Un jour que j'effeuillais une blanche ketmie Sur le front transparent de la vierge endormie^ Le lion m'aperçoit de loin^ et courroucé, Se ramasse un moment sous son poil hérissé ; Puis d'un cri prolongé réveillant mon amante , Vient droit à moi , terrible et la gueule écumante. Je le regarde alors.... et lui veut s'affranchir Du charme dont l'éclair le contraint à fléchir. Ne pouvant entre nous abaisser sa paupière Que j'immobilisais ainsi qu'un œil de pierre, S'indignant , et sentant, lorsque je suis vainqueur, Qu'en fascinant ses yeux je subjugue son cœur. Il enfonce sa griffe en leur profonde orbite. Échappe à mon pouvoir dans une nuit subite , Et du prestige ardent dénouant les liens. Désarme mon regard en éteignant les siens. Sa force ressuscite invulnérable , immense ^ Et de ses crins dressés agite la démence ; Son cri , de Sémida fait expirer la voix , Autre charme pour lui si puissant tant de fois ! Il s'élance vers moi.... mais l'aveugle tempête, Passe d'un bond trop large au-dessus de ma tête;

LA FIN DU MONDE. 9

Il me cherche^ il s'égare , et sous deux jets de sang y Dans la nuit qu'il s'est faite il tourne en rugissant. Je contemple attendri le monstre magnanime , Qui retrouve sa force et qui perd sa victime^ S'éloigne , se rapproche et quelquefois rampant , Imite eu ses détours les ondes du serpent. Sans étancher sa soif dans le sang des blessures , Sur le tronc des palmiers il grave ses morsures , Ou , se dressant debout contre un roc décharné , Croit dans ses bras de fer m'avoir emprisonné. Le sable est balayé du vent de sa poitrine y Et les autres lions , du haut de la colline , S'étonnent en voyant que ce roi des déserts , De ses bonds convulsifs tourmente ainsi les airs. Sous ses propres excès enfin sa rage expire ; Il tombe ^ je l'enchaine; et Sémida soupire Lorsque ma main le lie au rocher colossal , Qui couvre du vieillard le sommeil sépulcral : » Toutes les voix du ciel par son cri me maudissent , » Me dit-elle, et mes maux de ses maux s'agrandissent. 9 Ce qu'il avait d'amour dans son cœur de lion » Veillait pour s'opposer à ma rébellion. » II gardait mon serment, il prenait ma défense. « C'était l'esprit vengeur d'un père que j'offense

10 LA FIN DU MONDE.

» En écoutant ta voix. Fuis ^ tu ne peux rester ;

» A l'ombre d'un tombeau laisse-moi m'abriter ;

» Laisse-moi m'avancer seule vers cette rive ,

» comme un cygne blanc Dieu veut que l'on arriv^^

Elle se tait et pleure , et puis vient à pas lents

De l'aveugle lion laver les yeux sanglants ^

Et ^ chaque jour sa main ^ devant la sépulture^

A l'animal plaintif apporte sa pâture^

En lui disant... « Hélas! tu perdis la clarté^

» Pour demeurer fidèle et n'être pas dompté ;

» Et moi dans le regard dont tu fuyais la flamme,

» Je puise imprudemment les vertiges de l'âme.

» Tu n'as jamais veillé près de ton lionceau

» Avec autant d'amour qu'auprès de mon berceau,

» Quand j'étais tout enfant; maintenant, comme un frère^

» Tu gardes nuit et jour la tombe de mon père ;

» Maintenant des liens de fer pèsent sur toi.

» Oh ! ne réveille pas le vieillard contre moi.

0 Je viendrai te servir , et malgré sa faiblesse ,

» Ma main allégera la chaîne qui te blesse ;

» Et je te nourrirai des fruits de mon jardin ,

» Comme Eve nourrissait les lions dans Éden. »

Et le lion , gardant pour moi toute sa haine ,

Léchait la douce main qui soulevait sa chaîne.

LA FIN DU MONDE. 1 1

Autant et plus que lui veillait sur Sémida^ Instrument que David pour les cieux accorda , Trésor miraculeux resté dans la famille y Passant^ tout constellé^ du vieillard à sa fille , Une harpe mystique y et dont les cordes d'or Luttèrent autrefois contre Tesprit d'Endor. A Tombre des palmiers quand la vierge chrétienne Pressait entre ses bras cette harpe gardienne y Plein des souffles de Dieu le son qu'elle exhalait , Lamentable et jaloux^ contre moi lui parlait. C'étaient d'amers soupirs , des notes désolées y Comme la voix des morts priant dans les vallées. C était le deuil souffrant des suprêmes adieux. L'arpège sainte trempé de pleurs mélodieux^ Comme Saùi en proie à l'ange de ténèbres , Exorcisait l'amour par ses rhythmes funèbres y Montait^ passait^ flottait de douleurs en douleurs; Pour fermer leur calice il tremblait sur les fleurs.

12 LA FIN DU MONDE.

Tantôt il évoquait^ veuves demi-voilées. Les gammes devant moi fuyant échevelées ; Tantôt avec lenteur , sur le cœur oppressé , Laissait tomber le poids de son thème glacé , En ramenant, sans cesse, à la même harmonie, La phrase impitoyable en sa monotonie; Faisait gémir ses chants dans la fuite des eaux , Ou vibrer la prière aux pointes des roseaux ; Ou frappait en éclats , sur l'écho des ravines Pour en faire jaillir les menaces divines. Le lion accordait, de moments en moments. Aux lamentations ses longs rugissements. Les colombes qu'en vain j'épouvantais du geste , S'abattaient, pour pleurer, sur l'instrument céleste. Maître de Sémida, l'accord aérien Triomphe, et prend son cœur même à côté du mien ! On dirait que la vierge , écartant sa défaite , Aspire, en chaque son , l'esprit du roi prophète, M'échappe par l'extase , et vers le firmament S'enfuit, sans emporter l'âme de son amant.

Pour soumettre à ma loi l'instrument invincible , J'appelle avec mystère un démon invisible :

LA FIN DU MONDE. 13

Génie aux yeux mourants > esprit de volupté Que rabime adorait sous le nom d'Astarté« » A cette sombre harpe enchaine-toi v lui dis-je; » Transforme^ en rhabitant, le sinistre prodige; » Viens... » Et déjà trois fois les cordes ont gémi ; La harpe avec terreur s'ouvre à son ennemi , Prend son souffle, et déjà prête à chanter ma gloire , Sent son captif vainqueur régner sur son ivoire.

Combien j'ai tressailli qpand , pour Thymne du soir. Sous Tarbre des concerta Sémida vient s'asseoir ; Prie avant de chanter , et pâle , inconsolée , Contemplant cette harpe en secret violée , Ignorant quel démon vit dans ses fibres d'or , li'approche de son cœur, sans l'éveiller encor.

PMiaS DB siMlDA.

9 Avant que Jésus*Christ nous léguât son génie, » Les cieux étaient borné» et la terre infinie ; a Toujours quelque géant luttait contre les Dieux. « L'homme, déshonorant son berceau radieux,

14 LA FIN DU MONDE.

» S'endormait dans sa chair sans espoir et sans flamtac » Comme en son lit fangeux s'endort l'hippopotame , » Et de rêves impurs peuplait son lourd sommeil ^ » Â faire reculer les coursiers du soleil !

» Mais un doux messager nous porta la prière.

» L'âme de F univers changea de sanctuaire;

»> La nôtre , en tout Téclat de sa blanche pudeur,

» Sensitive éveillée au toucher du Seigneur ,

» Évangélique fleur , s'épanouit aux charmes

» De sa nouvelle vie éclose sous nos larmes ;

» Et dans son beau calice , descendait le jour ,

» Pour la première fois vit le mystique amour.

» L'homme, comme unesœur quiveille àsasouffranC?^ » Sur le front du malheur vint baiser l'espérance ; » Et vers le grand concert des mondes lumineux , » Envoya son esprit , nouveau-né de leurs feux. » L'ancien sépulcre ouvrit son ombre, etdenostomb^> » Chastes nids d'où la mort voit s'enfuir ses colombes, » Comme un reptile noir le néant fut banni : » Notre dernier sommeil eut un rêve infini.

LA FIN DU MONDE- 15

9 Oui , la vie en fuyant soulève autant de voiles , 9 Que les adieux jour font éclore d'étoiles. » O mort! viens m'abreuver du flot rajeunissant, » Viens changer en éther le limon de mon sang , » Prends eu main la clef d'or des fêtes éternelles. » Nous rampons dans la vie en attendant tes ailes ^ » Et nous tenons de toi notre immortalité , » Diadème de feux^ par une ombre apporté.

» Ma harpe maintenant , ma harpe consacrée ! 9 Transformons la prière en Cécile inspirée ! » Et les sons appelés lui répondent ardents. Elle évoque l'amour sous ses doigs imprudents ; Et le charme triomphe^ et chaque corde oublie Du mysticisme éteint la lugubre folie. Sa frémissante main s'efforce vainement D'accorder à son deuil les voix du talisman ; Elle demande en vain à ses plus beaux cantiques De rendre aux fibres d'or leurs larmes extatiques ; La harpe , entre ses bras , rayonne et l'éblouit. Comme une large fleur l'accord s'épanouit ,

16 LA FIN bu MONDE.

Lançant dans l'air , au lieu de vapeurs odorantes , Tout l'amoureux poison de ses flèches vibrantes. La harpe fait éclore à ses appels puissants , Tels qu'un mirage ailé^ mille sylphes dansants. Et semble réunir , magique et possédée y Aux voix du sentiment les tableaux de l'idée. Plus Scmida s'obstine, et plus la volupté Transpire abondamment de l'ivoire enchanté. La passion s'empreint dans la note rebelle , Les bémols langoureux lui disent qu'elle est belle Et jettent, séducteurs comme une voix d'amant. D'harmonieux défis à son étonnement. Des couleurs de l'amour les gammes nuancées , Échos révélateurs deç brûlantes pensées , Courent dans ses cheveux en frissons caressants ; Font résonner Tivresse au clavier des sens , Ou viennent ranimer , pour ses rêves de femme , Tout un monde oublié dans les sommeils de l'âme. Les ramiers , par leur deuil autrefois séparés , Descendent, deux à deux, de leurs pleurs délivrés. Ils ont changé de voix sur la harpe changée. Des sanglots de David la nature est vengée ; Et la vive luciole , attentive aux doux sons , Semble de plus de feux étoiler les gazons.

LA FIN DU MONDE. J7

Et d'un réseau d'accords la vierge est prisonnière ; Le ciel ne descend plus au cri de sa prière , Bt son pieux espoir , de langueur affaissé ^ succombe au charme heureux qu'elle tient embrassé. [k>mme piquée au cœur par le serpent sonore ^ Sa force l'abandonne , et voltigeant encore , Les derniers sons émus du talisman vainqueur Viennent baiser ses yeux obscurcis de bonheur.

Tel un doux rossignol^ luth ailé qui soupire^ laloux du luth savant qu'un troubadour inspire , Chante , pour arrêter les défis insultants De ce nouveau rival étranger au printemps. Sa voix de ses refrains déroule le caprice ; Son plumage innocent du combat se hérisse; Il tressaille , il s'irrite ^ il change de rameaux ; Le vallon pour lui seul ouvre tous ses échos. Mais sa force s'éteint , sa voix se décolore y Et son hymne à la nuit n'atteindra pas l'aurore; Ainsi que son espoir son souffle ardent a fui ; L'infatigable luth a plus d'accords que lui. . 11 se tait^ lui , l'amant de la rose enflammée ! De la création la voix la plus aimée !

18 LA FIN DU MONDE.

Il croit que sa défaite est une insulte à Dieu ;

Le jasmin qu'il habite a son dernier adieu ;

Dans les rameaux plaintifs que Zéphire balance ,

Poète aérien, tué par son silence^

Il tombe défaillant; il tombe de sa fleur ^

Sur le luth dont le chant vient de briser son cœur.

Et semble/ en expirant y doux rival qui pardonne ^

Léguer à son vainqueur Fâme qui Fabandonne.

*

La voilà m'appelant son maître et son seigneur ; Sa lèvre , sans sourire , a des mots de bonheur. La voilà par degrés lentement ranimée^ Et douce^ et calme^ et prête au charme d'être aimée. Qu'elle est belle !... Une nuit^ qu'éloignés de l'Ârar, Respirant la fraîcheur de la mer d'Âghtamar , Dont le flot croit sans cesse y et couvre , exempt d'orages j La corbeille de fleurs qui lui sert de rivages;

LA FIN DU MOXDE. 19

e disais : « Sémida, tiens, regarde à tes pieds. Oubliant des forfaits par la gloire expiés , Loin de sa Babylone , une reine puissante A baigné ses splendeurs dans cette mer croissante. Elle a cru Tenchainer à son berceau natal. Tous les bras asservis du monde oriental , Sont venus, quarante ans, de miracles prodigues. Déraciner des monts pour en bâtir des digues. On les voit poindre encor sous les flots insoumis; La mer n'a point encor vaincu Sémiramis. Veux-tu , ma Sémida , voir surgir de Tabime D'un passé merveilleux le colosse sublime? Voir revivre un moment pour le monde étonné , Ce royal souvenir de siècles couronné ? Voir Sémiramacerte , altière hécatompyle, Relever du tombeau sa grandeur immobile, Et tous ses arcs géants , d'emblèmes surmontés , Poèmes de granit par l'histoire sculptés? Oh ! veux-tu de Ninus voir la veuve elle-même , Pour purifier, t'offrîr son diadème. Et recevoir de toi , dans sa belle cité , Des leçons de puissance et d'immortalité? Fais un signe, etsoudain, comme un grand météore, Des temples sur la mer luiront jusqu'à l'aurore.

20 LA FIN DU MONDE.

» Tu régneras sur eux; tu soumettras au freiu » L'éléphant accroupi portant des dieux d'airain ; n Et le lac d'Âghtamar^ d'un antique royaume^ » A tes pieds ^ Sémida^ jettera le fantôme^ » Comme il jette le soir sur ses bords frémissants, » La perle qu'il roulait dans ses flots caressants. »

Elle me répondit : t Mon seigneur et mon maître ^ » Puisqu'à votre désir vous pouvez tout soumettre ^ » Je vais , sans redouter un sourire railleur , » Oser vous demander ce que je crois meilleur. » Près des murs d'Érivan il fut un monastère » Qu'on venait visiter de bien loin , quand la terre » Avait des habitants qu'elle pouvait nourrir ; » Monastère vivaient pour prier et mourir , » De vigilants chrétiens, tous vers le ciel en marche ; » Monastère bâti des mains d'un patriarche , » Dont les pilastres d'or , immenses en hauteur, » Marquaient la région des pensers du sculpteur. » Du côté d'Orient s'ouvrait chaque chapelle / » Comme une fleur du jour que la lumière appelle. » Tout était symbolique en ces lieux , et l'on dit » Que du temple étemel le Sauveur descendit ,

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Pour marquer d'un rayon les contours de TÉglise : Vision de l'amout que la foi réalise ! Toujours ce monument d'encens était voilé ; Trois clochers s'élevaient sur son cintre étoile , Et cherchant de plus près la céleste ressource. Ramenaient dans les airs la prière à sa source. La cendre des martyrs que des fleurs embaumaient , Que des baisers pieux sans cesse ranimaient y Dans des châsses d'argent s'y gardait renfermée ; Il possédait le cœur de sainte Ripsymée. Ce monastère y avec tous ses trésors de foi , Voulez-vous^ roi puissant^ le rebâtir pour moi , Afin que si mon ange Éloïm me seconde ^ J'aille y prier pour vous jusqu'à la fin du monde?

Quoi ! mes mains relever l'église d'Ekmaïm,

Pour qu'un temple de plus s'ouvre à ton Éloïm?

Pour que ton faible cœur éveille en chaque pierre

Contre ma royauté , la voix de la prière ?

Non^ non !.. J'habituerai tes yeux^ loin du Seigneur,

A reposer sur moi l'éclat de leur bonheur.

Je saurai^ reprenant les droits qu'on me conteste^

Endormir mon amante en sa pourpre céleste 1...

22 LA FIN DU MONDE.

» Ce monde ^ Sémida , de mon souffle animé , » Ne finira jamais si je puis être aimé ! » La vie à flots heureux dans ses veines circule; » Il suit Idaméel^ et tu veux qu'il recule!...

Alors tout égarée : « 0 mon Idaméel , » Est-ce donc reculer que de monter au ciel? » Ton amour m'éblouit et de Dieu me sépare. » C'est Tastre des marais qui brille et nous égare ; » C'est le myrte d'argent , donné par les démons » Pour nous faire accomplir le mal que nous aimons; » C'est le gnomede flamme^ etqui dans Rome ancienne S'échappait de l'anneau d'une magicienne , » Pour attirer la vierge au seuil de son amant ^ » Ou surprenait les cœurs du fond d'un diamant. » Ecoute^ Idaméel 1 Suivant leur double voie , » Deux étoiles au ciel brillaient; l'une en sa joie )) Se penchait et cherchait sur la terre y la nuit ^ » Les belles actions dont le mystère luit ; » Et lorsque ses rayons ,. dans leurs candides veilles ; » Venaient à découvrir une de ces merveilles ,

LA FIN DU MONDE. 23

» L'étoile, pour la voir, redoublait de clarté;

» Da dévoùment sublime éclairait la beauté ,

» Et baisait chastement , toute contemplative ,

» De Tocéan du cœur cette perle native.

» Mais l'autre étincelant à la même hauteur ,

» Portait sur les méchants son rayon scrutateur^

» Épiait les forfaits , éclairait l'adultère ,

» Souillait son diadème aux fanges de la terre ;

» Et sans blanchir leurs flota^ heureuse devant eux y

» Prenait leur flétrissure en son disque honteux.

» Or , elle fut maudite , et toi , tu fais comme elle ;

» Ton regard triomphant dans mon âme démêle

» Les profanes désirs qui se cachent au jour.

» Oh ! n'anéantis pas la vertu par l'amour!

» Lorsque l'aurore au ciel s'éveille , elle décore

B Des saphirs du matin le lys qui vient d'éclore.

» Lorsqu'une mère près de son fils au berceau

» S'éveille^ elle choisit son plus brillant joyau >

» Afin d'en couronner cette tête charmante :

» Toi y tu choisis le mal pour parer ton amante. -

» Hélas ! les passions que l'on sert à genoux ,

» Nous aveuglent avant de se saisir de nous ,

» Comme un faucon pour prendre un troupeau de gazelles ,

» De leurs yeux grands et doux dévore les prunelles.

24 LA FIN DU MONDE.

Ainsi parle la vierge , en proie au feu caché Du philtre inexorable à son cœur attaché; Et sa molle pudeur en rougissant m'évite , Et mon amour , craignant de l'effrayer trop vite , S'entoure de prestige , et se fait précéder Des magiques lueurs qu'elle aime à regarder. Il s'avance, voilé du charme qu'il déploie. Tel le sombre requin , pour amuser sa proie , Fait au loin devant lui nager, quelques instants, Un poisson merveilleux, aux reflets éclatants. L'œil se laisse surprendre aux courbes vagabondes Du vivant arc-en-ciel qui joue au sein des ondes. Tantôt subtil, rapide et brisant son essor. Il perce les flots bleus de mille aiguillons d'or; Et tantôt , déployant la gaze de ses ailes , Il fait pleuvoir des airs d'humides étincelles ; Il distrait la victime , et le monstre puissant Suit de ses jeux trompeurs l'éclat phosphorescent.

Que de fois, que de fois, lorsqu'aux forêts prochaines Le soir voilé dormait sous la fraîcheur des chênes ,

LA FIN DU MONDE. 25

Pour lui parler d'amour j'empruntai la douceur

De la voix des ramiers qui la nommaient leur sœur !

De la brise enivrant la fleur qu'elle a baisée ;

Du mimosa disant je t'aime à la rosée.

Pour conquérir la vierge aux soupirs des amants ,

J'invoquais de la nuit tous les enchantements;

£t je sentais alors , de mon espoir complices ,

Sur nos longs entretiens déborder leurs délices.

Avec mon souffle , autour de ses cheveux aimés ,

La nature envoyait des songes embaumés ;

Et malgré ses combats , malgré ses terreurs vaines ,

La volupté des nuits ruisselait dans ses veines.

Si notre esquif au flot le soir s'abandonnait ,

Au courant du bonheur le flot nous entraînait.

Elle échappait à Dieu ; Zéphire , à chaque haleine ,

Lui fait tomber du cœur un anneau de sa chaîne.

Le chant des bengalis endormait son effroi ;

L'onde en baignant ses pas les attirait vers moi.

Les étoiles sur nous se penchant d'elles-même ^

Semblaient lui décerner les cieux pour diadème;

La brise, le ramier, le mimosa rêveur,

Sollicitaient son âme à changer de ferveur.

Comme un cygne au printemps, sous des berceaux d'ombrage.

Pour de nouveaux hymens vient changer de plumage.

26 LA FIN DU MONDE.

Et cependant , ainsi qu'un remords obstiné , Le lion sans regards y au sépulcre enchaîné , S'agitait dans ses fers et dans sa haine ardente^ Du tombeau paternel voix lointaine et stridente !

Que de fois sur TÂrar^ quand l'orage en fureur Enveloppait les monts sillonnés de terreur y Pour surprendre ses flots à leur source écumante , Mon char miraculeux enleva mon amante ! Assise à mes côtés^ le front sur mes genoux^ Du vertige enflammé qui volait avec nous Elle suivait sans peur les routes inconnues. L'aigle avait des amours moins rapprochés des nues. Je voyais dans mes bras l'enfant silencieux Rougir de son bonheur en regardant les cieux. Les vents nous escortaient^ et sur mon sein pressée L'éclair illuminait ma belle fiancée. L'orage adulateur enflait ses cheveux d'or. Colombe à qui l'amour prête un vol de condor^ Elle quittait son nid pour planer sur son aire. Je lui parlais d'hymen au berceau du tonnerre;

LA FIN DU MOND£. 27

Et son cœur , en fuyant sa mystique prison , S'agrandissait d'orgueil comme notre horizon. De notre course ailée elle prenait les rênes. Je la voyais avec la majesté des reines^ Commander à la foudre , échapper en volant Au choc de Tavalanche et du rocher croulant ; S'enivrer de vitesse , et de cimes en cimes , disser sur Tarc-en-ciel qui joignait deux abîmes. Cèdres déracinés ! palmiers I pins frémissants ! Yons balanciez sur nous votre hymne à mille accents ! Et vous faisant gémir comme une immense lyre , L'ouragan respiré doublait notre délire. Il me semblait alors que la voix d'un amant Résonnait dans son cœur plus haut que son serment.

Sa fierté réclamait sa part de mes conquêtes ;

Elle adorait en moi le vainqueur des tempêtes ;

Et je sentis un jour les lèvres de l'enfant

Baiser la royauté sur mon front triomphant.

0 combien ma puissance exaltait son ivresse !

Qu'il est doux d'être un dieu pour faire une déesse \

Pour la voir , oubliant jusques à sa beauté ,

Réfléchir dans ses yeux notre divinité !

Pour jouir du rayon qui la métamorphose ,

Pour emporter l'amour dans notre apothéose ! ! !

28 LA FIN DU MONDE.

Et cependant ainsi qu'un remords obstiné , Le lion sans regards , au sépulcre enchaîné , S'agitait dans ses fers et dans sa haine ardente , Du tombeau paternel voix lointaine et stridente.

Et de l'ivresse aux pleurs passant en un moment , Reprochant au bonheur son éblouissement , Je voyais Sémida de mon ciel redescendre : L'or pur de ses cheveux s'effaçait sous la cendre. Elle priait longtemps ; et puis parlait tout bas Au céleste rival que je ne voyais pas , A l'ange protecteur de sa vie innocente. Je suivais ma victoire à sa pâleur croissante ; Et la vierge baissait son front décoloré , Afin que son amour ne fût pas mesuré. Elle m'appartenait^ il ne fallait qu'attendre; Car elle était plus triste et n'était pas moins tendre ^ Lorsqu'elle revenait de l'archange au maudit. Un soir , tombant mourante à mes pieds ^ elle dit : » Pour de si grands combats Dieu ne m'a point formée; » Ma force se consume au bonheur d'être aimée.

LA FIN DU MONDE. 29

Oh ! grâce, Idaméel, grâce, ô mon jeune amant, Je ne puis plus porter le poids de mon serment. De lutter tout un jour je n'ai plus la puissance; J'ai déjà tant souffert rien que de ton absence ! Rien qu'à te regretter mon cœur s'est épuisé , Je voulais te le dire et ne l'ai point osé. La verdure d'Ârar avait perdu ses charmes , Je ne la voyais plus qu'au travers de mes larmes. Je disais à mon père : Oh! qu'avait-il donc fait? De l'hospitalité trahissant le bienfait , Âvait-il du palmier défleuri la couronne , Ou troublé le respect dont je vous environne? Avait-il d'un épi vert appauvri nos champs , Ou troublé d'un regard la ferveur de mes chants? Le ciel à son orgueil aurait mis quelque digue : Vous avez de vos bras chassé l'enfant prodigue , Après avoir scellé dans un funeste don Son châtiment sans fin par un jour de pardon ! Il n'était que courbé , le baptême l'écrase ; Son temple de salut s'écroule par la base ! Mon père ! . * et de mon deuil je couvrais l'horizon. Cet horizon de fleurs qui formait ma prison. Je suivais par l'esprit le vol de votre gloire , Je cherchais mon bonheur au fond de ma mémoire.

30 LA FIN DU MONDE.

» L'extase que mes nuits empruntaient aux élus , » Sur ma lèvre effrayée avait un nom de plus ! » A votre souvenir ma vie était liée ; n J'affligeais d'Éloïm la tutelle oubliée; » J'associais mon père à mon regret mortel ; » Je troublais l'espérance à son dernier autel ! » Idaméel ! tu vois si je t'aime ! ... oh ! pardonne , » Rends-moi dans ton amour plus que je ne te donne ; » Ne flétris pas mon front avec ta royauté , » N'enchaîne pas mon Ame avec ta liberté ! » Si j'ai dans un orage adoré ta présence , n Si mon œil s'est fixé sur ton éblouissance ; » Si , battant sur ton sein , mon sein s'est enivré » De ta création , chef-d'œuwe immesuré ; » Ose escorter mon vol bien plus haut que ta coursel » Nous touchions au soleil, suis-moi jusqu'à sa source! » Ose prendre à ton tour les rênes que je tiens , » Suis-moi. ... le char d'Élie est plus beau que les tiens ! » Suis-moi > notre union veut une autre patrie. » Vois l'hymen embaumé de la vallisnérie : » Tant que règne l'hiver^ et l'amante et l'amant » Languissent sans parfums sous le fleuve dormant; » Mais, quand vient le printemps, quand la riche nature » Courbe sur leur tombeau ses arches de verdure,

LA FIN DU MONDE. 3i

La belle fleur des eaux ne veut pas^ loin du jour^ Au fond de ronde froide ensevelir Tamour. Elle veut ^dégageant sa robe prisonnière , Comme ses sœurs des prés aimer dans la lumière ; Elle craint que les flots sous leurs jeux inconstants, Ne cachent son bonheur aux regards du printemps. Sur sa tige élastique un moment balancée^ Se rapprochant du ciel ainsi qu'une pensée. Elle monte ^ elle monte , et ses brillants réseaux Émaillent, comme un champ, la surface des eaux. Elle aime à voir trembler, à l'heure des délices, L'image du soleil auprès de ses calices. Bien loin des profondeurs de l'humide élément, La triomphante fleur appelle son amant ; Et son amant alors soumis à son prestige , Sans pouvoir à son tour se grandir sur sa tige , Tressaille et lui répond sous le flot ténébreux : Pour la faire descendre il est trop amoureux ! Du sol qui le nourrit, il s'arrache lui-même; Il apporte en montant sa vie à ce qu'il aime ; Et vient , sous un air bleu , par le même chemin , En regardant le ciel mourir dans son hymen. Oh I montez comme lui , si je vous semble belle. Ce n'est pas pour mourir que ma voix vous appelle!

32 LA FIN DU MONDE.

» Votre génie encor près de moi grandira , » Dans Tair que Dieu respire il s'épanouira. » vous retrouverez votre haute puissance » Sous le manteau royal de votre obéissance. » Là^ sous Tœii du Très-Haut^ naîtront à vos clartés, » Les mondes merveilleux par l'esprit enfantés; » , je vivrai pour vous de tous vos dons parée ; » Vous m'aimerez d'amour dans ma robe sacrée ! » Mais vaincre mon serment^ non, tu ne peux l'oser; » Non, ton souffle éteindrait mon âme en un baiser! »

» Parle-moi, parle encore, ô bien-aimée ! ô femme ! » Enchante l'air muet des accords de ton âme ; » Sois l'hymne consolant de ce monde désert. » La voix d'Eve , en Éden , était le seul concert ; » Et la tienne est semblable à cette voix, si tendre » Que les anges du ciel avaient peur de l'entendre ! » Et la tienne a des mots magiques et voilés » Qui dans le Paradis n'étaient pas révélés ; » Des mots dont la pudeur, de tristesse embellie , » Rend le bonheur jaloux de la mélancolie; » Et qu'adorait de loin à leur charme séduit , « Chaque astre qui mourait sur le front de la nuit,

LA FIN DU MONDE. 33

» Avant qu'Idaméel , se couvrant de ses armes ,

» Eût sauvé le soleil pour regarder tes charmes ;

» Avant qu'Idaméel , vainqueur, prophète et roi ,

» Eût ranimé Tamour pour être aimé de toi.

» 0 ma divine amante , âme de mon empire,

» L'univers dépeuplé te regarde et soupire ;

» Il t'attend pour renaître, et tu ne veux pas, non,

» Qu'il retombe au néant en accusant ton nom.

» La terre t'affranchit d'une épreuve éphémère ,

» Car , tu ne peux , enfant , laisser mourir ta mère ;

» Car déjà dans les cieux le flambeau des amants ,

» La lune s'est éteinte au bruit de tes serments.

» A la mort , comme toi , se livrant en hostie ,

» Dans ta première tombe elle s'est engloutie ;

» Et ton ange Éloïm ne t'instruit qu'à moitié ,

» S'il n'a pas à ton cœur enseigné la pitié.

» Oh ! n'anéantis pas notre amoureuse extase ,

Comme un parfum scellé qui meurt au fond du vase.

» Ton père, Sémida, m'a proscrit de ce lieu :

» Ton père était un homme, et moi je suis un dieu !

» J'échappe par ma gloire au serment de ta bouche :

» Un simple fils d'Adam aurait souillé ta couche ,

» Disait Cléophanor , et moi qui l'ai compris ,

» A ton céleste hymen j'ai su mettre son prix.

3

34 LA FIN DU MONDE.

n On m'a vu ramasser, dans ma course hardie»

» Ce sceptre universel que ma main te dédie :

» Magnifique présent, joyau de fiancé,

I) Dans ta douce corbeille en triomphe placé 1

» }'ai su , de l'absolu déchirant tous les voiles ,

» Conquérir notre amour d'étoiles en étoiles.

» Notre amour! seul trésor de ma jeune cité,

» Complément radieux de ma divinité ;

w Ma gloire, mon bonheur, mon plus sacré miracle •'

» Viens , habite avec moi ce vivant tabernacle ;

Ta tête sur mon sein, viens, dans ce char d'éclairs ^

» Pour en chasser la mort parcourir l'univers !

» Cessons de l'affliger avec tes vœux arides ;

» Au front de ses printemps n'imprimons pas des xvie&j

» Et du bord de ses mers, jusqu'à ses monts glacés,

» En lui portant nos feux , volons entrelacés.

» Que ma palme par toi ne me soit plus ravie.

» Mon chef-d'œuvre est de marbre,oh ! donne-lui la vie!

1) Ce chef-d'œuvre incomplet à l'espoir appartient;

» En s' animant de toi , qu'il devienne le tien !

» 0 toi I la plus aimée entre tout ce qu'on aime,

» Prends pitié , Sémida , de mon beau diadème I

» Viens , viens ! ne laisse pas, enfant consolateur;

}) Un géant tel que moi tomber de sa hauteur.

\

LA FIN DU MONDE. 35

» Sous le froid prolongé de tes larmes esclaves ,

» Du volcan créateur ne glace point les laves ;

» En spectre désolé ne change pas le dieu ;

» Sois fidèle au soleil et non pas à ton vœu.

Sauve-moi, sauve-nous, il en est temps encore.

» De ta virginité le fléau nous dévore,

» Et dans Téther craintif brillent, pour t'accuser ,

» Tant d'astres qu'éteindrait l'absence d'un baiser.

» Pour le berceau d'un fils abjure tes chimères;

» Ouvre à ton cœur aimant le paradis des mères.

» L'Étemel, me dis-tu, réprouve nos liens!

» Craint-il que tes enfants soient plus beaux que les siens ?

» Lorsque de notre globe il résout le supplice ,

» Prend-il de ses fureurs la femme pour complice ?

» Et contre mon pouvoir s'armant de ton remord ,

» Ne veut-il voir en toi qu'une sœur de la mort?

» Devons-nous lui livrer, parce qu'il te contemple,

» Les os de l'univers pour étayer son temple ?

» Non, non , tout l'univers de toi seule est rempli ;

» Pour le laisser périr tu l'as trop embelli.

» Ton regard sur les fleurs comme une aurore glisse;

» Ta gloire flotte et court de calice en calice.

» L'abeille te dédie , en son vol enflammé,

») De ses moissons de miel tout l'espoir embaumé.

36 LA FIN DU MONDE.

» En te voyant passer^ l'hermine plus joyeuse

» Frissonne de bonheur dans sa robe soyeuse ;

» Et Tarc-en-ciel attend notre hymen , et le jour

» A besoin , pour briller , de tes rayons d'amour.

n Tu dois , tu dois un monde à ma toute-puissance

» Monde que ton regard doterait d'innocence ;

» Monde de nous seuls , qui te ressemblerait ,

» Qui porterait ton nom et qui t'admirerait ;

I) Qui prendrait de tes traits la douceur et la grâce ,

» Pour tempérer d'amour la fierté de ma race ;

» Qui boirait les parfums de tes cheveux flottants ^

n Pour embaumer les nuits de ses nouveaux printemps J

» Qui dirait aux oiseaux les sons de ta parole ,

» Pour donner l'harmonie à leur concert qui vole !

» Ce sort si plein de flamme^ oh! pourquoi t'en bannir ?

» T'obstiner au néant devant tant d'avenir?

» Vois mes peuples lointains t'adressant^ en offrande,

» Leurs mille arcs triomphaux sauvés par ta guirlande >

» Vois l'homme, à mon génie allié désormais,

» Du rang qu'il a perdu regagner les sommets ;

» L'humanité fleurir inspirée et complète ,

» Briller sur chaque front l'étoile du poète.

» Vois dans son vol fécond , tel qu'un gland des forêts,

» L'aigle des souvenirs emportant mes secrets ,

LA FIN DU MONDE. 37

Du Nil à rimmaùs y des Andes jusqu'au Tage ,

Pour les siècles, nos fils, en semer Théritage.

Vois ce globe oublier , dans ses nouveaux élans ,

L'orbite de malheur parcouru dix mille ans ;

Et dépasser , montant vers sa métamorphose ,

Les rêves de Platon à leur apothéose.

D'un bienfait si réel quel délire est vainqueur?

L'extase séraphique a-t-elle usé ton cœur ?

Les anges t'ont parlé du ciel , d'amour peut-être ;

Mais ils ont oublié celle qui le fait naître.

Ils t'ont dit tous les noms des œuvres de leur roi ;

Mais ils ont oublié de te parler de toi.

Ils t'ont de la nature expliqué le symbole ,

Mais ils ont oublié, pour le temple, l'idole!

Les anges, Sémida.... ce n'est point blasphémer!

Ne pouvant pas souffrir ne savent pas aimer !

Moi , je t'aime, et mon cœur vole vers ton imago ,

Tantôt comme un encens, tantôt comme un orage.

Je t'aime , Sémida ; je sens brûler en moi

Des foudres que l'amour n'alluma que pour toi ,

Et dont il adoucit l'éclair, flamme inquiète,

» De peur d'incendier l'idole qu'il s'est faite.

» Je t'aime ; que m'importe ou ma gloire ou le jour?

» Ma gloire est un prétexte à te parler d'amour.

38 LA FIN DU MONDE.

» Â Tunivers qui meurt quand ma voix t'intéresse ^ » Je veux dans ta pitié surprendre ta tendresse ; » Je t'aime y et tout le bruit de l'immortalité » N'est qu'un néant sonore auprès de ta beauté. » Oh ! ne me parle plus du ciel , vierge adorée ; » Trop longtemps de mon cœur le ciel t'a séparée ! » Ses pâles séraphins sont presque tes amants ; » Le mépris en amour défend mal des tourments ; » Toujours^ autour de toi, quelque odeur d'ambroisie » Fait en parfums amers flotter la jalousie. » Ton Éloïm m'assiège , il me vole tes vœux ; » Son aile , à mes baisers disputant tes cheveux , Déjà dans son orgueil contre moi se mesure; » Son aile se rougit au sang de ma blessure. » Même jusqu'à tes pieds y il m'apporte du ciel » Des rayons de souffrance et des souffles de fiel. » Mon sein qui le pressent^ se glace veine à veine ; » Invisible à mes yeux y je le vois dans ma haine ; » Et mon bonheur expire et semble y frémissant, » Tomber du Paradis d'où mon rival descend. » Je meurs y si plus longtemps il usurpe ma place. » Viens , et qu'autour de toi mon délire s'enlace ! » Viens, viens entre mes bras, malgré l'oracle vain, » Doubler l'àme du monde à mon baiser divin !... >

LA FIN DU MONDE. 39

Et je sentis alors , conquête glorieuse ,

Fléchir de sa pudeur Taile mystérieuse.

Je sentis dans mes bras sa prière mourir.

Comme au sein des lys bleus l'abeille vient tarir

La rosée , autre miel dormant dans leurs calices ,

J'aspirai de ses pleurs les humides délices.

Un nuage plus beau que la clarté des cieux ,

Pour les voiler d'amour frissonna sur ses yeux.

Déjà du Dieu jaloux je démentais l'oracle ;

Déjà sous un baiser s'achevait le miracle ,

Et déjà de la vie arborant les couleurs ,

Mon Éden de victoire ouvrait toutes ses fleurs ! . .

Fallait-il qu'un remords me fit tomber du faite !

La vierge s'épouvante au cri de sa défaite ,

Et son sang à longs flots refoulé vers son cœur ,

Laisse son front glacé sous mon baiser vainqueur.

« Éloïm... Éloïm... descends vers moi , » dit-elle^

Et dévoilant soudain sa céleste tutelle ,

L'ange qu'elle invoquait déploie entre nous deux

Tout l'orage étoile du bouclier de feux.

Pour ce suprême appel , pour ces luttes insignes ,

Il a de sa puissance allumé les grands signes.

40 LA FIN DU MONDE.

Enchainant sur le sol leur élan souverain , Prêtant un bruit de foudre à leurs plumes d'airain , Le frisson des fureurs ouvre et ferme ses ailes ; Son pied change le sable en fleuve d'étincelles ; Et l'œil ne peut connaître à ses voiles d'éclairs. S'il descend de la nue ou monte des enfers.

') Je viens à toi , dit-il , vierge ; Dieu te contemple ; 0 La céleste pudeur te destine à son temple. » Et j'ai dit aux élus : Regardez ce débat ; » Sur la terre d'Adam c'est le dernier combat, n Le dernier, qui se livre en ce jour mémorable, » Entre les sens bornés et l'àme immesurable ! » A qui donc la victoire et l'éternel honneur? » Je marque la limite au champ-clos du Seigneur. » Sous mon œil protecteur, vierge, triomphe encore; » Mais ne m'approche pas, ma royauté dévore : » Dieu prête sa couronne à ses ambassadeurs , » Il a mis sur mon front la foudre des splendeui*s.—

Et moi je lui réponds : « J'aime ces nobles marques; » C'est par ambassadeurs qu on traite entre monarques!

r

LA FIN DU MONDE, 41

0 Ëloïm y et ton roi ne t'aura pas en vain

» Habillé des éclairs de son manteau divin !

» Viens , et que par tes yeux les célestes milices y

» Des amours du maudit contemplent les délices

» Penche-toi, penche-toi, tressaillant de désir,

» Vers ce bonheur mortel que tu ne peux saisir;

» Viens, et jette au néant tous tes beaux rêves d'anges,

» En les voyant réels palpiter dans nos fanges !

» Autant que Sémida, son amant t'invoquait;

» Aux noces d'une vierge un séraphin manquait ! »

Et m'élançant alors, ainsi qu'un dieu sublime, Qui , voyant loin de lui s'échapper la victime , Agite l'or vivant de son sceptre immortel , Et pour la ressaisir s'élance de l'autel , Ma frémissante main vers l'épouse rebelle , Que sa pâle terreur rendait encor plus belle , S'étend... 0 choix funèbre entre un archange et moi! Triste honneur du martyre obtenu par l'effroi; Sur le cœur d'Éloim la peur la précipite... Mais dans ce cœur de feu, c'est la mort qui palpite. C'est la mort foudroyante, et cet embrassement , Séraphique adultère aux yeux de son amant ,

42 LA FIN DU MONDE.

Consume tout Tespoir de mon amour trompée ! Sous l'éclair des splendeurs elle tombe frappée, Elle tombe... et celui qu'elle vint supplier, Ange gardien , ayant la mort pour bouclier , Cesse de prolonger le choc de nos colères. Me laissant pour adieu ses dons incendiaires , Triomphant sans oser combattre Idaméel , Son vol flagellateur remonta vers le ciel. Je le vis emporter la jeune Ame en sa gloire, Et je demeurai seul , seul devant sa victoire !..

Il est , sous mes yeux , muet, inanimé , Ce trésor virginal , par l'espoir tant aimé ! Il est là... son aspect m'épouvante et m'attire : Le réprouvé se plaît aux clartés du martyre. Ah ! ce front par la mort est-il transfiguré , Comme un temple le Dieu pour jamais estentré? Dans ces restes glacés j'adore encor U femme; Son cadavre à mes yeux est plus beau que son âme.

LA FIN DU MONDE. 43

Car son âme me fuit. . . vision de douleur ! ! ! L'arbre humain a perdu son germe avec sa fleur. Dors sans moi . . . dors sans moi^ dernière fille d'Ève^ Ton sommeil et le mien n'ont pas le même rêve l

Je lui portais pour dot sa race à conserver ;

Sous un baiser d'amour l'univers à sauver !

De mon trône d'orgueil elle m'a fait descendre ,

Et ma gloire^ comme elle^ est un monceau de cendre î

Elle m'a préféré l'ange qui la gardait ;

Se jetant sur la mort que son cœur lui dardait ,

Elle a , dans les élans de sa ferveur première ,

Foudroyé l'espérance avec une prière.

Elle a placé sa tombe entre mon œuvre et moi ;

Aux sarcasmes des cieux livré mon nom de roi !

Artiste travaillant un monde pour statue ,

Tous mes lauriers sont morts sous le coup qui la tue.

0 soleil ! ! que m'importe à présent ton flambeau ?

Toute la race humaine est , dans ce tombeau 1 1 !

Que m'importent les jours qu'elle ne doit pas vivre l

Terre, tu peux mourir, à ton Dieu je te livre.

11 a pris Sémida... qu'il te prenne à ton tour!

Le sépulcre a servi de barrière à l'amour.

44 LA FIN DU MONDE.

Terre ^ tu peux mourir^ mon regard t'abandonne. Oh ! que u'aî-je ma part du néant que je donne ! Adieu , bel avenir, froid comme le passé ! Adieu y du genre humain berceau recommencé! Peuples du Nil, adieu ! Sémida meurt, tout change... Mon royaume est brûlé par un regard d'archange !

Lorsque Eve succomba sous l'ennemi rampant. L'âme de Lucifer était dans le serpent ; Des ennuis de TÉden il distrayait la femme. Changeait son esclavage en révolte de flamme. Eve fut excusable , et de sa liberté Sa chute lui conquit le trésor agité. Ainsi que moi , livrée à la soif de connaître , Sous l'arbre de la mort elle acheva de naître ; Et cueillant de sa main un fruit mystérieux , Fit manquer pour toujours la récolte des cieux. Mais toi, d'un Dieu jaloux tu sers la tyrannie; Tu livres à sa faim le fruit de mon génie ! On te voit , Sémida , vers le dôme étoile Fuir du dernier Adam l'exil inconsolé , Lui donnant pour rival dans cette grande guerre , Au lieu de Lucifer un archange vulgaire!

LA FIN MONDE. 45

]t moi , je t'aime encor ; de lui-même effrayé , )ans mes pleurs corrosifs mon cœur gémit noyé. ('une infidèle mort quand je ne puis l'absoudre, tuand tu fuis nos amours sur l'aile de la foudre , e t'aime, et dans mon sein triste et sans avenir, k>us l'ongle du malheur se tord le souvenir. foi qui ne te vois plus , je demande aux étoiles li je les rallumai pour te servir de voiles ! e demande au matin , dans son vol arrêté , \îX éteint , sous mes pleurs , son hymne à ta beauté I Ht j'ouvre encor mes bras et , pour moi , ton image (rille sur chaque écueil de mon vaste naufrage , li je prête l'oreille à Tadieu suborneur }ue jette en ricanant ce spectre du bonheur. Mesurant ma douleur à ton indifférence , [e m'obstine à souffrir de la même souffrance ; [^uand de ton Éloïm les cieux te sont ouverts , le mêle ton image à l'espoir des enfers !

Sur ce globe désert je n'ai plus rien à faire. Mon génie a besoin de changer d'atmosphère.

46 LA FIN DU MONDE.

Mourons y puisque la tombe est Tuuique chemin Qui puisse replacer un sceptre dans ma main. Mourons^ puisque l'enfer^ quand cette terre expire, Offre à mon désespoir la chance d'un empire. Ainsi que Sémida^ le sort est inconstant. Vaincu par le Très-Haut , je puis vaincre Satan, Et le bruit de sa chute , en la céleste enceinte , Ira porter mon nom à la nouvelle sainte.

Je monte sur T Arar , réprouvé solennel , Pour pouvoir de plus près maudire TÉternel ; Et frappé sans retour , pour aller sur son faite Du haut de mon orgueil mesurer ma défaite. M'appuyant contre un roc, sans jamais m'incliner; Je regarde de loin la morte rayonner. Les lions hérissés, à Tentour du roc chauve. Viennent interroger mes yeux de leur œil fauve;

LA FIN DU MONDE. 47

Et déjà dans leur sang^ comme moi refroidis^

Flairer leur propre mort sur mes pieds engourdis.

Lies colombes en cercle au-dessus de ma téte^

Pressentant dans les airs la dernière tempête ,

Me disaient : Nos palmiers voudraient encor fleurir,

Idaméel y pourquoi nous laisses-tu mourir ?

Et puis je les voyais , Taile aux vents déployée ,

Chercher d'un vol pieux la sainte foudroyée;

Sur ce cœur, dont Télan m'osa répudier.

Effeuiller doucement les fleurs de l'amandier ,

Et couronner encor de lys et d'asphodèles

Ses cheveux ranimés sous le vent de leurs ailes.

Attendant son réveil , leur amoureux essaim Pour l'écouter dormir se posa sur son sein. Alors au fond des mers de longs frissons coururent. Alors à mes regards trois anges apparurent : L'un descendu des airs , l'autre monté des eaux , ^ Le troisième sorti des immenses rameaux D'un cèdre dont le front divisait les nuages , Et qui pour l'adorer inclinait ses ombrages. Je reconnus en eux , pâles et gémissants , Princes dépossédés , les trois esprits puissants

9

48 LA FIN DU MONDE.

A qui Dieu confia^ comme un père sa fille. Cette terre naissante et sa grande famille ; Et qui^ depuis ce jour, n'avaient jamais quitté Ce globe dans l'espace avec eux emporté.

Sémida ne vit plus, ils perdent leur empire. Chacun des trois esprits et s'arrête et soupire , En voyant à ses pieds , sous ses longs cheveux d'or. Cadavre immaculé qui semblait vivre encor , La douce Sémida, leur ineffable amie. On aurait cru la vierge en leurs bras endormie , Quand le groupe divin , plus pâle à son aspect. Souleva ce beau corps avec un saint respect ; Frissonnant de pudeur, en ces heures funestes, En touchant une sainte avec des doigts célestes. Leur écharpe d'azur , tissue au firmament , Vint, suaire béni, couvrir ce front charmant. Ce sein qui ne bat plus sous les plis funéraires. Comme une sœur portée au cercueil par ses frères , Deux soutenaient sa tète , et l'autre ange attristé Ses pieds resplendissant de leur virginité. Je vis le groupe saint de loin , se mettre en marche Vers un roc de l'Arar qui s'entr'ouvrait en arche,

LA FIN DU MONDE. 49

Et , s'agenouillant en pleurs , il déposa La sainte en un toii&beau que le lion creusa ; Le lion qui^ captif sous la roche prochaine , En entendant gémir avait brisé sa chaîne ; Et , pour veiller encor sur un autre cercueil ^ S'était joint tout aveugle à la pompe du deuil.

L'AN^ DE L'Am.

Tu meurs , 6 Sémida I fugitive colombe , Tu meurs , et l'avenir n'a qu'un jour pour ta tombe; Un seul jour ^ et demain tu ressusciteras^ Loin de ce globe froid trépassé dans nos bras ! De ce globe adoré , plus beau que tous les autres , Que Dieu laissa tomber de ses mains dans les nôtres. C'est moi qui chaque jour^ avec fidélité^ D'un manteau transparent couvrais sa nudité. Mon souffle créateur était son atmosphère. Oh! que j'aimais^ le soir, à balancer sa sphère Dans les vagues contours de mon empire bleu. Frère de la lumière et premier de Dieu , J'animais du grand tout les plus humbles parcelles ; Ma force au feu vital donnait ses étincelles ;

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50 LA FIN DU MONDE.

J'animais la nature^ et dans mon sein d'amant L'existence puisait son plus pur élément ; Et la terre^ aspirant mon haleine jalouse , Dormait entre mes bras comme une blonde épouse. Sans mes couleurs^ son ciel muet^ inanimé, N'eût été qu'un dais noir de lueurs parsemé. En arc-en-ciel flottant , rayonnante parure , Les sept pinceaux du jour teignaient ma chevelure. Aux déserts africains , sous le soleil penchant , J'attachais le mirage aux prismes du couchant ; Et dans les nuits du Nord de prestiges remplies, Mon regard allumait les belles parélies. Aux brises du matin je mesurais leur vol. Sans moi , de l'ouragan au chant du rossignol , Toute voix de ce globe aurait été bannie : Je portais dans mon sein l'âme de l'harmonie. J'avais des bruits rêveurs , des murmures cachés , Pour l'onde solitaire et les saules penchés. Je trouvais des soupirs et des accents funèbres Pour les cyprès des morts pleurant dans les ténèbres. Et mon souffle amoureux courait le long des eaux Éveiller mollement le frisson des roseaux. Adieu, mes ramiers blancs^ vous peuplades d'atomes. Envergure de l'aigle embrassant mes royaumes ;

LA FIN DU MONDE. 51

Aérostats brillants Tliomme^ dans ses jeux^ Osait porter la main sur mon sceptre orageux ; Vaisseaux du firmament dont je gonflais les toiles , Qui saviez conquérir mes deux ailes pour voiles ; Tous les enchantements de mon empire. . . adieu ! Je prends vos souvenirs et les reporte à Dieu ! ! !

L'ANGE DES rOBÉTS ET DES FLEURS.

J'eus toujours des parfums pour le convoi des vierges :

La rose en pleurs s'ouvrait aux feux tremblants des cierges.

Des rameaux pâlissants , des fleurs filles du jour ,

Suivaient la jeune amante à son dernier séjour !

Mais ta mort^ Sémida ^ ta mort veut pour offrande

Le tribut embaumé de toute ma guirlande :

Mes glaïeuls y mes palmiers , mes forêts de santal ,

Elle emporte au cercueil le monde végétal !

Ma douce royauté comme la vierge expire.

Le sceptre défleuri du verdoyant empire

Échappe de mes doigts , et la sève en torrents

Cesse de circuler dans mes rameaux mourants.

0 terre ! dont nos mains creusent la sépulture ,

Quêtes flancs étaient beaux sous ma riche ceinture !

52 LA FIN DU MONDE.

Que sur toi balancés , mes réseaux odorants Apportaient de fraîcheur à tes lacs transparents ! Mes bois de citronniers ignorés des tempêtes , Inondaient de leurs fleurs tes éternelles fêtes ; Et je perpétuais , de jardin en jardin , Ta seule ressemblance avec l'antique Éden. J'avais pour la beauté des panaches de moire , Mes palmiers se penchaient vers le front de la gloire; Et jusque sous le joug des peuples du turban , Les oracles hantaient mes cèdres du Liban. Les liserons dorés, les mousses saxifrages. Échappaient sous mon aile aux souffles des orages. Le tremble au bord des eaux parlait avec ma voix ; Je disais : Je vous aime à la rose des bois. Mes lys de la pudeur tissaient les chastes voiles ; J'avais autant de fleurs que les cieux ont d'étoiles^ Et leur douce famille éparse dans les prés. Désaltérait la nuit de leurs soupirs ambrés. L'abeille bourdonnante au pied du mont Hymète, Posait leur miel divin aux lèvres du poète ; Et je voyais , épris de leur baiser vermeil , Se mirer dans leur sein l'amour et le soleil ; L'amour, dont le regard venait sur leurs corolles Cueillir pour ses secrets sa moisson de symboles ;

LA FIN DU MONDE. 53

L'amour , qui contemplait sous mes voiles flottants Le sourire embaumé des herbes du printemps ; Et de ma pure haleine aspirait le délice , Ame que chaque fleur portait dans son calice. Oh ! souvenirs flétris !... je n'irai plus demain Tresser pour mes cheveux les bluets du chemin ! Je n'irai plus montrer mes lilas à Taurore ; Marquer par un baiser ceux qui doivent éclore ; Ou confier^ suivant son léger tourbillon^ Leur invisible hymen au vol d'un papillon ! Oh ! je n'entendrai plus^ pleins de notes champêtres^ Les chœurs des passereaux voltigeant sous mes hêtres. Frais vallons , recevez Tadieu de votre roi. . . Le saule d'Orient a moins de pleurs que moi ! Sémida meurt... adieu ^ verdure des savanes, mon vol se prenait aux filets des lianes , je berçais ma joie... ^ frissonnant d'amour , Dans des ondes de fleurs je nageais tout un jour. Adieu, lierres rampants... bananiers dont Tombrage Me faisait des palais plus hauts que le nuage I Dahlias qui germiez sous l'œil de la péri , Avec qui tant de fois mon àme a refleuri ! Rameaux entrelacés du brillant mélodore ; Myrtes encore émus des sons de la mandore ;

54 LA FIN DU MONDE.

Primevères d'azur qui veniez sans péril Éveiller le printemps sous un glaçon d'avril ; Superbe amarantine y élianthes pourprées^ De mon sérail de fleurs sultanes préférées ! Sensibles mimosieis dont la molle langueur En s'inclinant sur moi m'abritait de bonheur; Rayons de l'astérie y encens des balsamines^ Épis , grappes , festons ^ calices y étamines , Tous les enchantements de mon empire... adieu ! J'ai pris vos doux parfums et les reporte à Dieu !!!

L'ANGE DES MEB8.

0 Sémida y tu meurs et je descends du trône ; J'enferme en ton cercueil ma limpide couronne, Des ombres de ta mort mon regard s'est voilé , Je perds trop de splendeurs pour être consolé ! Ce monde était à moi... mon flot que rien n'altère Disputait aux volcans le noyau de la terre ; Je m'y creusais ma route , et chaque sept mille ans y Pour submerger ses monts je sortais de ses flancs. J'emportais , je changeais sa verdoyante robe , Et j'étais, après Dieu , l'architecte du globe;

LA FIN DU MONDE. 55

Et ne cherchant que moi dans leur course sans fin y Tous les fleuves baisaient mes pieds de séraphin. C'est ma main qui dressait les vagues des deux pôles En étages glacés de fumantes coupoles ; Et puis, pour démolir leur stérile hauteur. Mon vol allait chercher les vents de l'équateur : Préparés au combat, ces vents, comme une armée. Suivaient , chaque printemps , leur route accoutumée , En poussant vers les blocs dont l'hiver est gardien Les courants attiédis du flot torridien. Attaquée à sa cime , attaquée à sa base , La coupole croulait sur la mer qu'elle écrase ; Elle croulait... sauvant du choc retentissant Chacun de ses cristaux en mont éblouissant. Des fleuves en tombaient plus grands que l'Amazone, Et ces pics de glaçons allaient, de zone en zone , Étaler au soleil leur prisme voyageur ; Vers l'océan du Sud promener la fraîcheur ; Et leur vapeur , volant sur la terre épuisée , Lui versait la jeunesse en perles de rosée. Si je frappais les eaux de mon pied souverain , Jaillissait jusqu'aux cieux le volcan sous-marin ; Et la trombe à grand bruit sur l'élément liquide , Tombait d'un pli flottant de ma ceinture humide.

56 LA FIN DU MONDE.

Livrant moa aile verte aux feux blancs de l'éclair^ J'emportais l'Océan dans les plaines de l'air. J'aiguillonnais l'orage , et ma main y sous la brume, Me suspendait aux crins de mes coursiers d'écume. La forêt de corail dans mes flancs végétait; La vie à gros bouillons de mes vagues sortait ; Et j'alimentais seul les sources étemelles Que la terre versait par toutes ses mamelles. Symbole universel de la fécondité^ Quels chants à mon pouvoir voua l'antiquité ! Oh ! quel enthousiasme a couru sur mes grèves , Quand la Grèce en riant les peuplait de ses rêves ; Lorsque Homère chantait y lorsque , de flots en flots , Mon souffle balançait les fêtes de Délos ; Lorsque brillait aux yeux des poètes sublimes La moitié de l'Olympe au fond de mes abîmes ; Et que l'on saluait d'harmonieux transports Vénus , fleur lumineuse y éclose sur mes bords ; Ou que^ mille ans plustard^ m'enivrant d'autres fêtes, L'anneau ducal d'un doge épousait mes tempêtes. Quel silence à présent sur mes rocs désolés II! Seigneur, j'ai fait ma tâche , et vous me rappelez! J'ai bercé , chaque jour , au vent de ma poitrine Le nid de l'alcyon sur la vague marine.

LA T'IN DU MONDE. S7

J'ai servi de tombeau^ sans que rien ait surgi y Aux batailles tonnant sur mon gouffre rougi ; Et Léviathan seul pourrait compter le nombre Des trésors que mon flot possède sous son ombre t Seigneur^ j'ai fait ma tâche ^ et je plaire pourtant. Tout prêt à remonter vers le ciel qui m'attend ; Je pleure cette vierge à notre amour ravie I Qui sur le globe encor faisait flotter la vie. Je pleure l'univers , et de ce grand trépas Mon immortalité ne me console pas ! ! !

LEB non ANGBI.

Oui , quand nous rejoignons la divine phalange , Ton naufrage a des droits à la pitié de l'ange ! Terre, qui sous nos pas ne peux plus tressaillir! Des doigts de Jéhovah nous te vîmes jaillir; Toi, sa fille brillante, aimée, et que lui-même Il couronna du nom de la beauté suprême. Ainsi que toi soumis aux décrets du Seigneur, Nous n'avions sous ses yeux qu'à veiller ton bonheur; Qu'à féconder en toi , pour l'heure des souffrances , Le germe inaltéré des chastes espérances ;

58 LA FIN DU MONDE.

Et suivant de ton Dieu Timmuable dessein , Nous croisions à genoux nos ailes sur ton sein. Monde jadis si beau ! terre toute fleurie ! Exil , retentissant des chants de la patrie !• Terre de notre amour , qui sous le firmament Étincelais de feux comme un grand diamant. Belle esclave d'un jour que nous avons servie ! L'angélique baiser ne donne plus la vie ; Tu n'es plus réchauffée à notre embrassement ; Nos rayons sont taris pour ton allaitement , Et tu t'es rencontrée avec la mort qui passe , En voyageant autour des gouffres de l'espace. Et sur ton pâle front s*étendant désolé , Ton firmament n'est plus qu'un linceul étoile ; Et nous ne sentons plus à sa lueur glacée Battre sous notre main ton cœur de trépassée. Et tes anges gardiens , longtemps silencieux , Vont pleurer sur ta cendre à la porte des cieux.- Nous étions descendus pour compléter ta gloire^ A nos frères absents nous portons ta mémoire. S'il est d'autres esprits , là-haut , du même rang , Dont l'amour ait gardé quelque univers errant , Nous parlerons ensemble et ^ du soir jusqu'à l'aube ; Chacun racontera l'histoire de son globe.

LA FIN DU MONDE. 59

Oh I quelle vaste lutte entre les narrateurs ! Drame multiple ayant des mondes pour acteurs. Que d'intérêts sacrés ! que de fronts angéliques Penchés vers les récits des Homères cycliques ! Même après ton naufrage^ oui , tu nous appartiens^ Ta grande ombre vivra dans tous nos entretiens. Nous dirons les parfums de tes œuvres bénies. Des vierges et des lys les douces harmonies ; Mais nous ne dirons pas^ ô terre ! qu'en tes champs Fleurissaient des poisons y comme au cœur des méchants^ Nous dirons ton réveil avant ton premier rêve , Ta jeunesse semblable à la nudité d'Eve ; Mais nous ne dirons pas , nous voilant de douleur ^ Que le crime en ton sein fécondait le malheur. Nous irons, fraternels, apprendre à l'empirée

Comment tu souriais dans ta robe dorée;

Et tes jours de tristesse et tes jours triomphants ,

Les noms que tu donnais aux siècles tes enfants ;

Les flambeaux vacillants élevés sur leur route;

Tes fleuves du savoir , détournés par le doute ;

Tes grands hommes , marchant de périls obsédés.

Pour léguer leur vitesse aux peuples attardés ;

Les révolutions, gigantesques délires.

Qui passaient de ton flanc dans celui des empires ;

60 LA FIN DU MONDE.

Tes Balbeck sous le sable^ ou, dans les champs d'Enna^ Tes Catane croulant au fond de tes Etna ; Tout ce que nous lisions sur ton front séculaire , Emportés tous les trois dans ton vol circulaire ; Et s'approchant de nous^ peut-être^ après ta mort, Dieu nous expliquera Ténigme de ton sort.

Adieu^ terre ! il est tard et l'heure est sans refuge. L'espérance avec nous traversait le déluge ; Quand Jérémie avait le front sur ses genoux^ L'espérance appelait d'autres siècles pour nous ; Mais quel siècle à présent renaîtrait de sa tombe, Quand le temps tout entier dans l'éternité tombe!

Adieu, terre t il y tombe, et nous suivons, penchés ; Sa chute qui descend dans des gouffres cachés ; Et nous pleurons toujours notre sainte tutelle , Nous l'admirions assez pour te croire immortelle. Nos cœurs qui, pleins d'amour, dans ton air respiraient, Oubliaient en t' aimant que les mondes mouraient.

LA FIN DU MONDE. 61

Adiea terre ! nos fronts pour deuil prennent ta cendre ; L'ange doit remonter^ Jésus-Christ va descendre. Son regard va venir fouiller ton sein dormant. Nos sanglots troubleraient Theure du jugement , Et nous devons te fuir avant Tarrét suprême^ De peur» parmi tes morts» d'être jugés nous-même.

Adieu» terre adorée I amante» épouse» adieu ! Oserons-nous monter si tristes devant Dieu ; Et blessés jusqu'au cœur sous nos puissantes armes» Devons-nous dans le ciel emporter tant de larmes. Oui I nos gémissements sont pardonnes... il faut Les pleurs des séraphins aux œuvres du Très-Haut.

Ils se taisent alors» et Tadieu symbolique Expire désolé sur lèvre angélique.

62 LA FIN DU MONDE.

Et leurs larmes de deuil les inondent à flots ; Et leur douleur ruisselle en hymnes de sanglots; Car en cette heure sombre et que la mort amène ^ Aux lamentations manque la voix humaine ; Et quand la terre touche à son dernier frisson. Nul Bossuet géant n'est pour Toraison ; Et la mère a déjà repris dans ses entrailles Tous les fils qui pouvaient gémir aux funérailles.

Les trois puissants esprits se prennent par la main. N'as-tu pas de tes cieux oublié le chemin , Trinité séraphique à la terre liée? Tu rouvres lentement ta grande aile pliée , Ton aile qui longtemps semble fixée au sol y Tant le poids de tes pleurs alourdissait son vol ! Puis, comme un aigle noir blessé loin du tonnerre, Incertain en montant d'arriver à son aire , Tu flottes tournoyante , épanchant tes regrets De la mer aux vieux monts, des déserts aux forêts. Tu ne peux pas quitter, tant la chaîne était forte, Ce qui reste de toi sur la planète morte. Ton front touche la nue , et dans son lent essor , Aux rameaux des palmiers ton aile traîne encor.

LA FIN DU MONDE. 63

Telle une veuve , Tœil sur la voûte étoilée^

De ses voiles traÎDauts couvre le mausolée.

Tu contemples ce sol ta pitié germa ,

Fange avec son cœur comme un de nous aima.

Et lorsque plus que toi, j'ai perdu ma conquête.

Tu passes sans me voir au-dessus de ma tète.

Tu fuis en soupirant de ses flancs entr'ouverts ,

Ame triple , attachée au corps de Tunivers I

Tu laisses Sémida , tu fuis ses chastes restes ,

Seule cendre arrosée avec des pleurs célestes !

Et pour la voir bénir le Dieu que je maudis.

Tu rejoindras son âme au seuil du Paradis.

Tu prends entre tes bras , à ses neiges ravie ,

L'arche d'où je n'ai pu faire sortir la vie ,

Et tu vas la porter au ciel oriental ,

Vaisseau qui doit flotter sur la mer de cristal.

Chaque élan de ton vol vers la patrie absente ,

Refroidit d'un degré la terre gémissante ;

Et tu montes toujours... Déjà loin de notre air.

Tu n'es qu'un point douteux décroissant dans l'éther:

Ainsi , vers la clarté , de nuage en nuage ,

Fuit l'albatros sortant des gouffres d'un orage.

64 LA FIN DU MONDE.

Depuis trois fois sept jours , sous son poids incliné, Mon front vers le soleil ne s'était pas tourné ! Le soleil n'avait pu vivifier sa flamme y À la part que mes yeux lui jetaient de mon âme : J'avais négligé l'astre^ ei, voilés de pâleur, Ses rayons dans les deux étalaient ma douleur. Et le deuil de son disque à mon deuil se mesure ; Nous succombons atteints de la même blessure , Et par un souffle froid saisis à l'unisson^ Nous nous sentons mourir sous le même glaçon. Tous deux^ l'un de clartés et l'autre d'amour vide, Nous penchons vers la nuit notre spectre livide ; Mais le sort nous destine un tombeau différent y Et je n'abdique pas sitôt que lui mon rang ! Dormons... Mon cœur est lourde et soulève avec peine Pour ses derniers soupirs , le fardeau de sa haine ! Voir mourir l'univers flatte peu mon désir : Laissons au Créateur ce sublime plaisir. Dormons... Toi qui voulais ma Sémida pour mère Idaméelpolis y n'appelle plus ton père I

LA FfN DU MONDE. 65

Attends loin de mes yeux l'universel trépas. Tes autels maintenant ne me suffiraient pas^ Car j'ai pris^ délaissant ta grandeur abattue , L'Arar pour piédestal , sans changer la statue ! Que ferais-tu de moi ? nos espoirs sont trahis. Meurs ainsi que mourut ton aïeule Sais; Sa déesse aujourd'hui lève son voile austère^ Et c'est pour en couvrir les astres et la terre.

Dormons... Mais est-ce un rêve enfanté par l'effroi ? La résurrection fourmille autour de moi ! . . A son appel vengeur nul mort ne se dérobe; Le soc du jugement sillonne notre globe. Ainsi qu'un laboureur^ àsa tâche animé , Cueille en espoir l'épi sous la glèbe enfermé : Déjà tout orgueilleux de ses moissons nouvelles ^ L'ange exterminateur aligne ses javelles; Et chaque grain fleurit pour l'ombre ou la clarté^ Et voit germer de lui son immortalité. Comme en un sol fécond chaque œuvre ensemencée Dans les replis du cœur ou ceux de la pensée , Reparaît , déployant ses feuilles par millier , Tantôt lys virginal, tantôt mancenillier.

Bfi LA FIN DU MONDE.

Des mondes à venir partageant le domaine , Tous les fruits qu'a portés la conscience humaine , Renferment un miel pur, ou, trésor vénéneux^ L'éternité du ver que nous mimes en eux ! . Car la rédemption , cette marâtre blême , Sauve ses fils, pourvu qu'ils se sauvent eux-méme; Car le sang de Jésus versé sur l'univers , N'emplit que la moitié des sépulcres rouverts; Et semble ne baigner, si haute est sa stature. Le spectre de la mort , que jusqu'à la ceinture ; Et l'ombre de la croix laisse à nu, devant lui. Tous les cœurs condamnés ce sang n'a pas lui. Et moi, j'insulte encor le dieu dont tout s'effraie; Mon orgueil ne pourrait se noyer dans sa plaie , Son sein de rédempteur ne.pourrait l'absorber : Les clous de Golgotha me laisseraient tomber! Venez à moi, maudits... La montagne est mon trône. Que de siècles pressés autour de ma couronne I Leur foule, dont mon front dépasse la hauteur. Oublie en me voyant l'ange exterminateur; Et n'apercevant pas l'arrêt de mon supplice , Demande si je suis son juge ou son complice. Je parais , sur TArar au milieu des deux camps , De cette éruption dominer les volcans;

LA FfN DU MONDE. 67

Et mon œil dans leur sein peut y tout fier d y descendre ^

Suivre de morts en morts ces annales de cendre.

Et la terre chancelle , et ses flancs sillonnés

Rendent au jour ses fils, du cercueil nouveau-nés.

Autour de moi longtemps leurs flots croissent et roulent;

Les monts déracinés en nations s'écroulent.

Comme on vit autrefois le déluge puissant ,

De sommets en sommets monter intumescent.

Au-dessus des rochers et des plus vastes dômes

La résurrection lance ses vagues d'hommes ;

Et réserve déjà pour son calice amer.

L'écume des forfaits qu'agite cette mer.

Sous mon regard de roi quelle profonde étude !

Que de sujets futurs dans cette multitude

chaque Oreste vient dénouer, blasphémant.

Sa grande trilogie au pied du jugement ! ! !

La trompe d'airain tonne au souffle de l'archange ;

Spectacle qu'entrevit l'âme de Michel-Ange.

Et l'artiste était là... génie humilié ;

Car sur sa toile ardente il m'avait oublié.

Adieu, soleil... ma main n'a pu sous tant d'orages. Grossir d'un grain de plus le sablier des âges ;

68 LA FIN DU MONDE.

La mort vient se coucher sur ton disque en lambeaux^ L'orbe des jours fait place aux cycles du chaos. Adieu ! soleil! . . adieu. . . la nuit s'approche immense! C'est ton éternité de néant qui commence ! . Mais moi , d'autres destins me sont encore offerts : Je me réveillerai demain roi des enfers ! ! !

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CHANT HUITIÈME.

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AUX BtelOra BB L'ABIHE.

Les peuples rassemblés près de leur souverain Couvrent d'un voile noir les trois tables d'airain. Leur chef leur apparaît tel qu'il s'est vu lui-même. Les soupirs révoltés de ce roi du blasphème , Sont compris de leur haine , et tous ont applaudi Au colosse croulant, par sa chute grandi. Comme on voit s'éveiller, quand tombe le tonnerre, D'autres foudres dormant dans le sein de la terre.

72 APPARITION DU CHRIST

Les mots brûlants , tombés sur leur cœur ténébreux, En ont fait bouillonner les poisons sulfureux. Loin d'eux les voluptés de leur fête vulgaire , Chaque rameau se change en étendard de guerre ; Ils veulent , loin d'un camp assiégé par le feu , Transporter le combat sous les tentes de Dieu. Ils veulent aujourd'hui qu'Idaméel achève La lutte que Satan commença par un rêve; La lutte que l'orgueil dans les cieux enfanta . Que le Très-Haut permit y et que Milton chanta. La révolte à présent plus terrible se lève : Elle s'est recrutée au flanc libéral d'Eve, Et ses nouveaux soldats^ placés aux premiers rangs, Dépassent tous du front les anges vétérans. Ils entourent leur chef d'un belliqueux murmure ; Ses amours méprisés brûlent sous leur armure. Ils veulent conquérir pour le roi des maudits, La blonde Sémida , chantant au Paradis. Leur sacrilège espoir vient déchirer les voiles De ce front qui triomphe au-dessus des étoiles ; Et, levant jusqu'à lui l'œil de l'impureté. Souille en la contemplant sa céleste beauté. Leur sacrilège espoir, vierge aimante et craintive, Effeuille le lys blanc de ta pudeur native ;

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 73

Et déjà vers le ciel leur flétrissante main S'étend , pour te traîner à l'infernal hymen.

Le cirque nourrissait jadis , beau de colère.

Un lion monstrueux élevé par Tibère :

Son regard, disait-on, jamais ne remarqua

La lionne aux poils roux des déserts de Barca ,

Et ne s'alanguissait en flammes caressantes ,

Que sous l'œil velouté des vierges innocentes.

Son élastique bond tient de l'aigle en son vol.

Comme un levier de fer, le muscle de son col

Prête une force immense à sa gueule écumante ,

Lorsque pour ses combats il l'élargit fumante ;

De sa queue en fureur il déroule les nœuds.

Et le tonnerre habite en ses flancs caverneux.

Ses dents font à grand bruit crier les os qu'il broie;

Sous sa langue épineuse il sillonne sa proie.

Son œil étincelant illumine d'éclairs

Le nuage poudreux dont il remplit les airs;

Et son sang amoureux , qu'un fiel ardent altère ,

En rapide torrent change en lui chaque artère.

Un jour que , pour charmer cent mille spectateurs,

Il avait bu le sang de trois gladiateurs,

7i APPARITION DU CHRIST

Et que vers Tempereur s'exhalait en hommage De son sein haletant la vapeur du carnage , La porte s'ouvre ; on jette en ce cirque odieux , En lui disant : Choisis des lions ou des dieux, Une sainte inspirée, une jeune fidèle Qui nouait la pudeur de son voile autour d'elle. Et dont le front encor rayonnait arrosé Du baptême furtif dans le Jourdain puisé. Le lion l'aperçoit, il tressaille, il se dresse; L'éclair de ses fureurs passe dans sa tendresse ; 11 bondit devant elle, et fier, les crins en feu. Il s'offre, pour amant , à l'épouse de Dieu. A son étrange hymen son cri royal l'invite ! ! ! Comme un volcan qui bout sa poitrine s'agite ; Puis sur la rouge arène il alouge son flanc. Il semble se baigner dans le sable brûlant; Et l'œil sur lu chrétienne, en triomphe il déploie Sa crinière orageuse son amour ondoie. Et la sainte qui croit ne donner que son sang. Qui ne soupçonne pas cet hymen rugissant , S'avance vers le monstre et du geste l'attire; Le lion immobile adore la martyre. Et quand Tibère enfin a dissipé l'erreur , Ne voyant plus la mort, elle fuit de terreur.

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 75

Elle franchit le cirque en sa largeur immense ; Sa voix, ses yeux, ses mains osent crier clémence , Car le lion est , sous le lin aux longs plis , Baisant deux pieds charmants par la frayeur pâlis ; Et, tout baigné de pleurs dont son amour s'augmente, Posant, voluptueux, Tonglesurson amante. Et la foule romaine en tumulte applaudit... Ainsi les bataillons du grand peuple maudit Applaudissaient, croyant, dans l'impudique enceinte, Aux bras d'Idaméet voir Sémida la sainte.

Mais voilà qu'un gardien du lac lourd et fumant , D'une trombe entouré, comme d'un vêtement. Et guidant, commo un char, la vague qui lo porto, Vient vei-s Idaméel du fond de la mer Morte. » Je parcourais l'espace mes sombres vaisseaux , » Tels que des cormorans plongeant au sein des eaux , » Entraînent avec eux les âmes submergées , » Dont éternellement leurs poupes sont chargées. » Sans jamais se lasser , sans jamais te trahir, » Notre esprit de démon , s'usant à t'obéir , » SurveilFait, excitait les humides supplices » l'éclair de tes yeux se baigne avec délices.

76 APPARITION DU CHRIST

» Tout à coup sur le gouffre , océan de l'enfer,

» Qu'un ouragan sans fin bat d'une aile de fer,

» Brille un être inconnu. Mes ondes apaisées

» Se changent, quand il passe, en timides rosées;

)) Elles baisent ses pieds , et plus maître que moi ,

» Adamastor paisible, il s'y promène en roi.

» Et son regard commande , et son sceptre réclame

» Tous nos flots , coursiers verts , dont chacun traîne uneâmc

» Son image apparaît sur la mer des tourments ,

» Comme un disque de lune au sein des lacs dormants.

» Mes écueils sous ses pieds ont perdu leurs naufrages ,

» Le calme de son front attiédit mes orages !

» Accours, ou pour jamais , loin de son souverain ,

» Achève d'expirer ton volcan sous-marin.

» Accours, et saluant ta victoire exemplaire ,

» Que l'Océan qui dort s'enfle de ta colère ;

» Et que durant mille ans, commeun ours blanc noyé;

» Soit roulé dans mes flots l'inconnu foudroyé ! »

Il disait ; mais voilà que les gardiens funèbres , Veillant au seuil plaintif des prisons de ténèbres. S'approchent. . . « Roi du mal , un inconnu puissant » Insulte à notre nuit d'où le maître est absent.

AUX RÉGIONS DE LABIME. 77

» Autour des durs cachots^ comme un larrou^ il erre ;

» Il franchit sans l'ouvrir leur porte séculaire ;

» Puis montant^ descendant les larges escaliers^

» Faussant entre leurs doigts les clefs des hauts geôliers ,

» Il imprime en vainqueur sur les marches glacées^

» Ses sandales d'or pur^ dans la flamme passées.

» S'il touche les anneaux que nous avons rivés ,

» Sa main les élargit aux bras des réprouvés.

» Il s'incline vers tous, portant de l'un à l'autre

» Le rayonnant salut de son regard d'apôtre.

» Au plus noir de l'enceinte en vain nous l'attirons ,

» Son baiser pacifique illumine les fronts.

» On le voit des damnés sonder la sépulture ,

» Et replier la nuit qui leur sert de ceinture ,

» Et parcourir muet l'espace illimité,

» le crime autour d'eux s'est fait obscurité.

» Quel est son nom ?. .Vient-il t' arrêter dans ta course,

» Et tarir le génie infernal à sa source?

» Vient-il, prenant les fers qu'il détache aujourd'hui,

» Se faire usurpateur des souffrances d'autrui?

il Ce captif inconnu , sans nom et sans parole ,

0 Au milieu de tes fils joue un étrange rôle,

» Seigneur maître, et jamais ta triple royauté

» Ne t'éleva toi-même à tant d'autorité ! »

78 APPARITION DU CHRIST

A peine ils achevaient... Les gardiens de l'arène. chaque grain de sable est une tête humaine , S'approchent à leur tour. . a Roi, nos tigres grondants » Laissent les criminels s'évader de leurs dents. » Un être apprivoisant jusques aux vautours chauves, » Et nommant par leur nom toutes nos bêtes fauves , » A parcouru trois fois le grand cirque orageux » Tenfer , de Titus vient imiter les jeux, » le taureau s'irrite et , lançant sous la nue » Avec l'ours monstrueux la jeune fille nue, » S'embarrasse lui-même en des nœuds étouffants » Au milieu d'un combat de dix mille éléphants. » Quel est ce Daniel qui , troublant ton empire , » Dans nos cages d'airain si librement respire? » Ose enfoncer ses mains aux nids des stellions , » Et s'accouder en paix sur le dos des lions? » Sa parole est un charme; et lorsqu'il fait un signe> » L'espérance aux enfers ouvre son vol de cygne. » Il flatte les damnés que nos réseaux ont pris; » D'hymnes consolateurs entrecoupe leurs cris; ») 11 ramollit sur eux l'ongle de nos panthères , » Ou prononçant tout bas des mots pleins de mystères.

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 79

« De leurs membres tordus détache , plis à plis , B Tes dragons écaillés sous ses mains assouplis. » Deux léopards jumeaux que l'abime renomme , » Qu'eût enviés Néron pour les plaisirs de Rome , » Sont venus se jouer comme deux jeunes faons ^ » Onduleux et craintifs , à ses pieds triomphants. » Accours, Idaméel, viens venger ton outrage, « Et de tes léopards démuseler la rage. » De cet audacieux viens fustiger les torts , » Viens redonner ton âme à tes alligators ! »

Soudain Idaméel s' adressant aux fantômes : V Apparaître à la fois dans trois de mes royaumes ! » Dans trois de mes enfers combattre au même instant! » Allez dire à ce roi que l'empereur l'attend. » Son audace me plaît; allez. » Et tous ensemble. Les sinistres gardiens qu'un même effroi rassemble , Partent, et ramenant l'être surnaturel. S'étonnent d'accomplir l'ordre d'Idaméel.

Laissant des deux côtés de son pâle visage , Tomber de ses cheveux le pacifique ombrage ,

80 APPARITION DU CHRIST

L'étranger s'avançait^ par trois démons conduit , Ainsi qu'une blancheur sur les pas de la nuit. II s'avançait^ au sein du gouffre sans limite. Elisée , éveillant la jeune sunamite , Sans doute dans ses traits avait l'expression De ce front tout empreint de résurrection ! Ligne les purs contours rendent l'esprit visible, Miracle de la forme à l'art inaccessible^ Profil majestueux , primitive beauté^ Type saint dont Adam priva l'humanité. D'une grâce sans nom son maintien se décore. Sa taille , comme un pin tout baigné dans l'aurore, S'élève et fait flotter , ineffable couleur , De sa robe d'azur l'indécise pâleur ! Abîme de pitié , traversé d'espérance , Quelquefois son regard voile sa transparence , De peur de se trahir peut-être... ou d'aveugler Par trop de rayons ceux qu'il venait consoler. On devine à son pli , tracé dans la lumière , Que la foi sur sa lèvre a gravé la prière. Il tient ^ tel qu'un pasteur, un roseau dans sa main, Ses doigts ont un anneau comme en un jour d'hymen ! Autour de lui , de loin , et d'un vol unanime , Comme autour d'un flambeau les spectres de l'abime ,

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 81

irculent , sans savoir s'ils doivent l'éviter , ^u si dans ses lueurs Tenfer peut s'abriter !

Tous mes sujets sur toi fixent un œil avide ; Vois au-dessous du mien ce trône resté vide , Dit le monarque ; vois , c'est celui d'où Satan Tomba pour se creuser un tombeau pénitent. Mesure sa hauteur avant d'y prendre place , Et compte tous les dards du serpent qui l'enlace. » i'étre inconnu s'approche , et puis monte à pas lents )u trône délaissé les hauts degrés brûlants ; ilt sous son pied distrait écrase la couleuvre }ui s'agitait déjà pour se remettre à l'œuvre.

idaméel reprend... « Ton génie a des droits » A siéger près du mien dans le conseil des rois. » Le génie en tout temps , force qui se contemple , » Dieu qui meurt étouffé s'il n'agrandit son temple, » Veut d'illustres projets , et sans te faire affront , » Nous en méditons un plus vaste que ton fro|it.

6 -

82 APPARITION DU CHRIST

» Nous allons^ devant toi , le discuter encore; » Viens grossir d'un éclair l'orage près d'éclore. »

Le sphinx se lève^ il veut ouvrir ce grand débat. » Ton peuple , Idaméel , se prépare au combat ;

m

» Mais jusqu'où montera notre fier capitaine^

» Pour trouver un rival au niveau de sa haine ?

» Quel espace sans nom doit être parcouru ?

» De leur ciel dévasté les dieux ont disparu ;

» Et nous entraînerions vers la trompeuse voûte

» Le chaos avec nous , pour compagnon de route.

» On peut s'en rapporter à moi , contemporain

» Des plus vieux noms inscrits sur la pierre ou Tairain;

» Amoiqui^ l'œil ouvert, loin de l'ombre nous sommes,

» Ai gardé tous les dieux qui gardèrent les hommes;

» Et dont l'ongle de fer sur sa base a rivé

» Chaque immortel d'un jour, par les siècles rêvé.

» J'ai demandé pour eux sur la rive thébaine

9 L'aumône d'un autel a la frayeur humaine.

» De ses sables brûlants l'Egypte a vu surgir

» Ceux que j'ai fait parler, ceux que j'ai fait mugir,

» Et ceux que j'ai vêtus , devant leur mille apôtres ,

» Quand les haillons divins passaient des uns aux autres.

AUX RÉGIONS DE L* ABIME. 83

J'ai connu , j'ai pesé tous ces dieux mensongers;

Ma croupe de lion les a trouvés légers ;

Mais la terre, leur mère, au bruit de leur doctrine.

Sous rOlympe étouffant qui pressait sa poitrine ,

Tressaillait de douleur , payant par cent combats

Chaque dieu nouveau-né qu'elle berce en ses bras.

On peut s'en rapporter à moi, sous mon portique ,

De tant de songes vains symbole énigmatique.

Crocodiles, dragons, anubis, éléphants.

Dieux à la mitre d'or, dieux vieillards, dieux enfants,

Nourris de sang humain ou de sang de colombe,

Dans des cieux différents trouvant la même tombe;

Grands rameaux qui changeaient de fruit tous les mille ans !

Je les vis tous passer, et des temples croulants

Le temps déracina les dieux comme les pierres ;

Le même vent sufQt contre ces deux poussières !

Souvent , durant les nuits , ma croupe a secoué

Leurs restes qui tombaient de leur ciel décloué ;

Et j'ai souvent prêté mes propres bandelettes,

Pour en envelopper leurs étemels squelettes.

Quand l'homme gravissait son pénible chemin.

Il inventa des dieux pour lui donner la inain ;

Mais les cerveaux mortels , en se brisant en foule ,

De tous les Jupiters ont emporté le moule.

84 APPARITION DU CHRIST

» Il n'est rien demeuré. •. Te le dirai-je^ roi? » Au matin de mes jours je rêvai comme toi ; » Fatigué^ tourmenté, sur mon rocher énorme^ » De l'énigme du monde et de ma triple forme , I) Je voulus la comprendre , et selon mon pouvoir, » Distraire mes ennuis dans l'orgueil du savoir. » Je partis^ j'explorai l'univers... Ténériffe » Élargit son volcan sous ma puissante griffe. » Je lus aux flancs du globe ^ et nul germe de Dieu » Ne frappa mes regards dans ces sillons de feu. » D'un monde de géants l'étonnant ossuaire^ » Cinq étages vieillis de squelettes de pierre , » C'est tout ce que je vis , et sur le grand secret , » Ce monde de la mort comme elle fut muet. » Je rentrai dans mon temple^ et mille ans sur mes dalles

» Les prêtres d'Osiris usèrent leurs sandales , » Rien... Le déluge vint^ et mon œil regardait » Si Dieu ne sortait pas du flot qui m'inondait; » Mais le flot ne servit^ de l'Egypte aux deux pôles , » Qu'à lustrer mes cheveux tombant sur mes épaules. » Rien ne parut : je crus sans haine et sans amour, » Pouvoir lire son nom sur le disque du jour; » Mais le jour ignorait de quel nom il se nomme, » Et je vis ie soleil rire du cœur de l'homme ,

jÂUX RÉGIONS DE L'ABIME. 85

Avec le moucheron d'un souffle des 811*8 , Avec Léviathan du choc des deux mers. Et je vis^ immobile au pied de ma colonne , Jérusalem mentir autant que Babylone ; Et lorsque j'entendis vagir le Christ naissant , Long rêve douloureux d'un monde vieillissant , Mon œil le reconnut sous ses mythes étranges , Et le sang d'Adonis teignait encor ses langes. Et mon savoir moqueur , en riant , compara L'agneau de Bethléem au taureau de Mithra ; Et je dis , soulevant le voile de Marie : C'est la mère d'Horus qui change de patrie. Dieu n'est point... Cesse donc d'ameuter les enfers Contre ce nom rival, mort avec l'univers. »

Ainsi parle le sphinx... Idaméel réplique: » Ton œil s'est affaibli sous le soleil d'Afrique , » 0 sphinx ! s'il n'a jamais pu déchiffrer un nom » Que chaque jour l'aurore enseignait à Memnon. V Dieu , le grand ennemi , le tyran solitaire , » N'est pas un rêve éclos des sommeils de la terre; » Tout l'espace était plein de ses créations ; » Son souffle éternisait les générations ;

86 APPARITION DU CHRIST

» Mais semblable à Tidole adorée au Meuque , » Qu'on nourrissait du cœur d'un enfant de cacique^ » Ce dieu fort et jaloux^ sur sa proie acharné^ » Tordait le cœur saignant du monde nouveau-né. » Oui , ce vautour du ciel en faisait sa pâture ; » Son ongle s'y gravait de torture en torture , » S'étonnant d'y trouver les vœux, l'orgueil, l'erreur, » Dont il l'avait pétri dans un jour de fureur. » Il nous tendait la coupe la raison s'enivre; » Ensuite, d'un œil sombre, il nous regardait vivre, » Et sous l'enchantement du festin préparé , » Le piège s'entr'ouvrait formidable et doré. » Et les enfants chéris de ce maître farouche , » Balbutiant son nom qui leur brûlait la bouche , » Découragés, vaincus, tout meurtris de leurs fers , » De ses bras paternels passaient dans les enfers. » Comme un gladiateur de la Gaule ou de Thrace, » Qui venait sur l'arène expirer avec grâce , » L'homme devait souffrir, calme et sans reculer, » Et sourire à son sang en le voyant couler ; » Il devait, sans trouver de voix qui lui réponde, j> Saluer en tombant le grand César du monde. » 0 démence ! ô malheur I sombre dérision ! » Pesant de toutes parts sur sa création ,

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 87

» Dieu s'efforçait du haut de son trône insensible , » En donnant l'existence , à la rendre impossible.

V Quand nos espoirs ouvraient leurs vols démesurés » Vers le charme idéal des amours éthérés ,

» Sa main nous ramenant sous l'immuable règle ,

V Au rocher du réel clouait nos aiies d'aigle.

» Pour offrir le bonheur à l'homme combattu^

» Le crime était stérile ^ autant que la vertu.

» Nulle chance pour nous dans l'urne aléatoire !

B Nous portions comme un deuil le manteau de la gloire !

» Le but que nous touchions éteignait le désir ;

» Le fruit glaçait la main qui le venait saisir.

•) Et comme kis , en proie au regret qui la navre ,

» Nous consumions nos jours à chercher un cadavre.

» Nous préférions souvent , lassés d'un sort pareil ,

» L'ombre du suicide à l'éclat du soleil ;

» Et comme un grand sarcasme^ en un jour d'ironie,

» A la face de Dieu nous lancions notre vie.

» Double nature , nœuds étranges. . . l'infini

» Dans un hymen souffrant au néant réuni ;

» Adultère union , nuit qui rêve l'aurore;

» Larve que l'on condamne à ne jamais éclore ;

9 Tel fut l'homme !.. ce roi qu'un seul souffle brisait.

» En nous par chaque sens la mort s'introduisait ;

88 APPARITION DU CHRIST

» La vieillesse , présent de mépris , de colère ,

» Étalait sur nos fronts son masque séculaire;

» Le sommeil^ cet Éden qu'on daignait nous laisser^

» Eut ses noirs chérubins venant le traverser^

» Et dont incessamment les lames flamboyantes

» Jetaient sur nos remords des lueurs effrayantes.

» Dieu mit dans notre cœur^ à tous les vents livré,

» Le chaos d'où le monde avait été tiré.

» Ce sort était amer; mais pour le rendre pire,

» Pour glacer notre lèvre à son dernier sourire ,

« Pour faire circuler, déjà presque tari,

» Aux veines de la terre un sang plus appauvri ,

» Christ parut dans le monde ; il acheva d'en faire

» Un sentier de rochers semblable à son calvaire.

0 Adieu les songes d'or, l'enthousiasme.... adieu

» Les immortels , rêvés pour consoler de Dieu ! !

» Adieu Vénus la blonde. . . Arrachant sa ceinture

» Des flancs décolorés de la triste nature ,

» Elle s'enfuit ; et Christ , tout pâle à son autel ,

» Étouffa nos plaisirs sous l'éponge de fiel ;

» Nourrit nos voluptés comme son agonie ;

» Sa doctrine reçut les larmes pour génie ,

» Et de l'humanité grossissant les douleurs ,

» Retourna le fumier de ce grand Job en pleurs.

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 89

Comme on voit le naufrage aux lueurs du tonnerre ,

» Sa clarté n'éclaira que les maux de la terre !

» Levons-nous^ vengeons-nous du présent, du passé;

» Achevons un combat par Satan commencé.

» Je l'ai vaincu lui-même ; et son trône en ruine ^

» Marchepied pour atteindre à la cité divine ^

» Présage à nos efforts un triomphe éclatant.

» Oui j je renverserai ce qu'ébranla Satan ,

» Et l'enfer fera voir , à cette grande marque ,

» Qu'il a changé de glaive en changeant de monarque.

L'être encore sans nom se lève , et son accent Des maudits subjugués couvre l'orgueil croissant; Et nul de son discours n'ose couper la trame : Triple filet autour des révoltes de l'àme ^ Dont chaque maille presse > afin de l'étouffer^ L'un des forfaits vivants dont il vient triompher. » Tu dis : Il est un Dieu^ mot puissant^ mot sublime^ B Qui peut de ses clartés illuminer l'abîme ! » Contre l'athée impur tu lui sers de témoin ; B Du cœur qui sait son nom^ Dieu n'est jamais bien loin ! » Je te vois cependant sous sa main te débattre ; » Moi , je veux le juger avant de le combattre.

90 APPARITION DU CHRIST

» Suis-moi ; par la pensée escaladons son ciel ;

» Faisons de ton orgueil une tour de Babel ,

» Et montons^ et des temps franchissons la distance.

» Jéhova seul était ^ il était Texistence ,

» Jouissant de lui-même et de sa trinité ,

» Et portant sans fléchir son poids d'éternité.

9 Sans nul vide en son sein^ plein de sa quiétude ^

» De son immensité peuplant sa solitude.

» Il voulut cependant, par libéralité ,

» Épancher les trésors de sa fertilité,

» Et laisser à longs flots s'écouler , comme une onde ;

» Le trop plein du bonheur infini qui l'inonde :

» Et l'ange fut alors, l'ange éclos à la fois

» Des flammes de son cœur, des souffles de sa voiXj

» Sa créature aimée et grande et forte et libre ,

') Dont l'aile harmonieuse à son unisson vibre ;

» L'ange !... Mais le plus beau de tous se révolta,

» L'amour devint l'orgueil , et le mal exista.

D On ôta du blé pur l'archangélique ivraie ;

» Et de son cœur blessé voulant fermer la plaie.

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 9i

» Dieu fit rhomme.. il fit rhomme orné de liberté , » Don suprême , en qui l'être a sa réalité ; » Don suprême , sans qui la parole est silence I » Don y le Créateur a mis sa ressemblance ! » Et qui dans chaque cœur de désirs combattu , » Rend possible le mal pour créer la vertu ; » Signe d'élection , magnifique symbole y » Et des trésors divins la plus splendide obole. » C'est le baiser du père^ et l'homme nouveau-né » Le reçut sur son front de grâce couronné^ » Au moment l'esprit ^ s'unissant à la fange , » Dotait de sens mortels une forme de l'ange , » La plaçant dans Éden , pour que son œil subtil » Put juger la patrie aux beautés de l'exil. » Oh I quelle aube du ciel prépara sa paupière » A pouvoir contempler l'amour et la lumière ! » Quel ami lui parla pour la première fois , » Afin d'harmoniser la prière à sa voix ! » Et vint lui dire : En toi que ma puissance brille, » J'ai créé l'univers, tu créeras la famille ; » Et pour rendre à ton cœur l'Éden même plus doux , » Je te donne un hymen dont l'archange est jaloux. » Je te donne en bonheur tout ce que l'âme espère , » Homme ! je te permets de m'appeler ton père ! !

92 APPARITION DU CHRIST

» Homme ^ ta conscience est Finstinct de ma loî|

» Reste dans l'innocence afin de vivre en moi ;

» Adore , prie , attends au sein de ton extase :

» Le miel de la liqueur repose au fond du vase !

» L'homme n'écouta pas; toujours le même orgueill

» Et la concupiscence agrandit le cercueil ;

» Et le mal s'étendit sur tout ce qui respire ;

» La lèpre du monarque infecta son empire ;

» Tous deux étaient unis par un lien si fort y

» Que la création en prit un air de mort ;

» Et comme l'àme humaine en sa source altérée^

» L'autre image de Dieu resta défigurée.

» Et^ que fit Jéhova?... De tristesse voilé^

» Jeta-t-il au néant le monde maculé ?

» Non. L'on vous vit alors ^ paternelles entrailles^

» Baigner de pleurs divins le deuil des funérailles,

» Et vous rouvrant encor pour un enfantement ,

» De votre charité sublime écoulement,

» Arracher votre fils unique de vous-même ,

» En criant au pécheur : Regarde si je t'aime !!!—

» Présent dont nul ne peut mesurer la valeur,

» L'homme s'était fait crime et Dieu se fit douleur,

» Lui tendant une main , excès d'amour étrange !

» Qu'il n'avait pas tendue à la chute de l'ange.

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 93

» L'homme s'était fait crime , et le Dieu de Sion » Fit de sa croix un sceptre à Texpiation. Il vint, il éteignit, brisant rarrêt sévère. Les foudres du Sina sous le sang du Calvaire ; Du gouffre aux feux impurs Satan se perdit Le mal était monté, Jésus-Christ descendit. Il vint, sans que ce mal ou le dompte ou Teffraie , S'incarner en triomphe au fond de chaque plaie : Des fausses voluptés puissant contre-poison , Souffle épurant une âme à chaque exhalaison ; Aromate , sans qui tombaient en pourriture Les membres mutilés de l'humaine nature ; Feu sacré, feu vivant, que la grâce allumait. Prenant tous les tourments des cœurs qu'il consumait , Afin que , dévoré jusque dans ses racines , Le mal s'évaporât en souffrances divines , Afin que le Sauveur , dans son ascension , Imprimât son élan à la création ; Et que pour Tépurer, de parcelle en parcelle , Sa clarté rayonnât dans l'âme universelle ! I

» Tu te plains de la vie, inextinguible feu ; » Ta poussière se plaint d'avoir réfléchi Dieu !

9* APPARITION DU CHRIST

)) Tu viens lui reprocher^ te posant en victime^

» Le désespoir^ épi qui germait dans le crime ;

» Et quand dans son amour tu vivais abimé ,

» Tu lui dis en fureur : Tu ne m'as pas aimé!!

» Ces griefs dont l'enfer admire l'énergie ,

» Job les énuméra dans sa grande élégie ;

» Et depuis sept mille ans^ sophisme suborneur,

» On les a vus crouler sous la voix du Seigneur.

» Pourquoi renouveler cette inégale lutte?

» L'esprit n'a blasphémé que du fond de sa chute !

» Et toujours la vertu , calme en l'adversité ,

» Ressemblait au bonheur par quelque grand côté ! !

» Le monde n'était pas ce que tu semblés croire.

» L'homme, ce dieu tombé, n'y manquait point de gloire,

» Et son premier Éden , dévasté sous ses pas ,

» Gardait de beaux débris dont tu ne parles pas.

» Idaméel ! Pourquoi ce déni de louanges ?

» Sa ruine imposante étonnait les archanges !

0 On lisait sa grandeur jusque dans ses revers;

9 Ses Newton lui levaient les plans de l'univers ;

» Ainsi que dans l'espace infini , sa conquête ,

» Les globes mesurés circulaient dans sa tête;

» La foudre analysée en ses mains sommeillait ;

» Près du Verbe divin sa parole brillait.

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 95

Féconde intelligence , abeille préparée

Pour extraire le miel de la fleur incréée ,

Il retrempait son vol de clartés en clartés.

La terre avait pour lui ses immortalités.

Il savait^ il savait du Créateur suprême

Ce qu'on en peut savoir sans être Dieu soi-même !

A peine un dernier voile étendu sur les cieux

Cachait leur sanctuaire à Téclair de ses yeux;

Et ce voile , cette ombre entre eux et lui placée ,

Cette ombre inaccessible au vol de la pensée ,

N'avait pas de secrets lointains que ne surprit

9 La foi ^ rayon du cœur plus vivant que l'esprit !

9 La prière y montait , feu qui réconcilie.

» Chaque Aptie en oraison avait son char d'Élie !

» Mais tu n'eus pas le tien , et comme un dard vainqueur , Ta parole toujours blessa le Christ au cœur. Quoi ! tu ne compris pas la foi , chaste hériti^ , Flambeau qui du péché combattait le nuage? Quoi^ tu ne sus, géant , sur ton front , en tout lieu Qu'altérer pour l'enfer l'image de ton Dieu I ! Quoi , tu ne compris pas cette croix solennelle , De la création clef de voûte éternelle , Arbre générateur des siècles respecté ,

9 Axe sanglant sur qui tournait l'humanité I

96 APPARITION DU

» Tu blasphèmes le Christ I ce Dieu de la souffrance I

» Sais-tu quelque horizon plus beau que Tespérance?

» Tu blasphèmes le Christ; as-tu compté ses maux?

» Sais-tu quels fouets brûlants ont mis à nu ses os?

» Sais-tu que pour la main même qui le flagelle ,

0 II sortait de ses chairs une vertu nouvelle ,

0 Et que son sang coula dans le cercle des jours ^

» Une heure à Golgotha^ sur l-univers toujours ! I !

» Il passa par la nuit et par la tombe impure ,

» D'Adam mort en Éden formidable figure;

» Et dans ses bras vainqueurs vers le jour souleva

» L'homme réengendré du cœur de Jéhova I

» Lorsque tout s'écroulait de l'arène au lycée ,

» Christ étaya le monde avec une pensée ;

» Rome alla dépouiller sa souillure aux déserts ;

0 L'Olympe des Néron fut balayé des airs ;

» Et pour l'associer à son triple mystère ,

» Le Thabor rayonnant transfigura la terre.

» Tout instinct social aurait été vaincu ,

» Si trois siècles de plus Jupiter eût vécu.

» Et ce n'est pas envain^ dans les mêmes hommageSi

» Que l'Ame de Platon devança les rois mages ;

» Et ce n'est pas en vain que son œil inspiré

» Vit resplendir le Verbe au ternaire sacré :

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 97

» Le Verbe, effusion qui, lorsqu'on veut renaître ,

p Nourrit de sucs vivants les racines de l'être ;

» Le Verbe , ardent flambeau , miroir jamais terni ,

» chaque esprit borné se voit dans l'infini.

» Tu blasphèmes le Christ et les dons qu'il octroie ! !

» Des pleurs de Madeleine as-tu sondé la joie?

» As-tu vu le larron sous les clous tressaillir ,

» Et du fond d'un remords le Paradis jaillir ?

» Lesvertusde l'enfant compter aux joursdu père,

» Les blessures du cœur se fermer sous la hairc ,

» Et dans un air nouveau , pour ne plus se flétrir ,

» Sur le fumier de Job les lys du ciel fleurir?

» Tublasphèmes le Christ ! ! ! dieu de François de Paule ,

i> Qui portait au bercail l'agneau sur son épaule ;

» Et qui , comprenant seul les regrets et les pleurs ,

» Gardait l'apothéose à toutes les douleurs :

» Du sceau de la pudeur marquant la jeune fille ,

4 Et des bras de la croix entourant la famille ;

» Ouvrant un autre Éden à la maternité ,

» Donnant, comme un trésor, l'Église à la cité;

» Sur les berceaux d'un jour ainsi que sur les tombes ,

» De son doux Évangile envoyant les colombes ,

» Il dépouillait l'erreur de ses voiles épais.

j> D'un enfant de Jésus l'ange enviait la paix,

7 *

98 APPARITION DU CHRIST

» Et nul chant n'égalait^ à Tentour de son trône^ » Sur les harpes de Dieu les hymnes de Taumône; » Et la goutte d'eau froide offerte en son saint nom, » Devenait sous son œil un fleuve de pardon. 0 Tu blasphèmes le Christ I et du fond des tortures » Tu dis : Vois ce qu'il fit de nous^ ses créatures!— » Tant qu'autour du soleil votre terre a marché^ » Le soleil rédempteur ne s'est jamais couché. » Et méme^ Idaméel , quand tu saisis le glaive , » Peut-être , à ton insu , dans ta nuit il se lève ; » Tout prêt à rallumer ses rayons éclatants , » Peut-être il recommence s'arrêta le temps; » Peut-être on va revoir cette lutte incessante , » D'Éden à Josaphat jadis allant croissante ! n Seul miracle d'amour qui ne soit point écrit , » Peut-être les enfers portent leur Jésus-Christ ! ! ! » Les pleurs de Sémida. ...» Mais se levant ensemble, Tels que des monts sortis du globe en feu qui tremble , Lorsqu'un volcan refait dans ses jeux surprenants Les profils sinueux des larges continents , Les princes^ les grands chefs des gouffres de souffrance; Aveuglés des rayons de la haute espérance , Insultent l'orateur , dont la robe de lin Portait dans ses plis bleus l'aube du jour sans fin.

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 99

Idaméel , lui seul , u'éclate point encore , Semblable au noir taureau sculpté dans Mogadore , Que la main de l'artiste a fait calme et couché , Mais dont le sein profond porte un obus caché. 0 Qui donc es-tn ? réponds. . tu gardes le silence ! . . . » Mets avec tes conseils ton nom dans la balance ; » Ils sont nouveaux ! jamais sur le sol enflammé^ » Aux rameaux des enfers de tels fruits n'ont germé. » Je crains que sous leurs poids Tarbre entier ne s'affaisse. » Quel attentat manqué t'a donné la sagesse? » Que fais-tu parmi nous? Le prophète se tait !!! » Approchez tous , mes fils , par âge de forfait ; » Examinez-le bien avec vos regards d'aigle ; » Dites-nous de quel crime il agrandit son siècle ! » Son nom... » L'abîme alors ouvre sa profondeur. Chaque cercle vomit un examinateur.

•Gain vient le premier, courbé sous la grande ire , Ayant son droit d'aînesse au dévorant empire. Gain , ce laboureur du seigneur rejeté , Dont le crime en deux parts scinda l'humanité.

100 APPARITION DU CHRIST

Kt qui dans ses sillons, pour sa récolte amère^

Perpétua le fruit qu'avait cueilli sa mère.

Hagard et vagabond/ il cache dans son sein

Sous une peau d'hyène un bras droit d'assassin;

Mais il ne peut cacher, et nul âge n'efface

Le signe que la main de Dieu mit à sa face.

Et regardant de près le prophète ou le roi :

» C'est Abel, cria-t-il, qui redescend vers moi,

» Lui, l'enfant préféré du ciel et de mon père,

» A ce titre deux fois attirant ma colère ;

)> Lui, pasteur innocent, plus doux que ses agneaux,

» Dont la massue un jour a fracassé les os.

» C'est Abel qui d'en haut vient , ayant Dieu pour guide,

» M'absoudre de ma haine et de mon fratricide.

» C'est Abel ! ... » Et ce cri court d'échos en échos,

Voix, dans la nuit, pleurant de Tabime au chaos.

Puis vient Sémiramis , parricide immortelle. Le sphinx par habitude a tremblé devant elle. Trois diadèmes noirs , d'emblèmes dépouillés. Pendent confusément à ses cheveux souillés. Elle vient , le front bas : ce n'est plus cette reine Dont le monde pour vivre a respiré l'haleine ,

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 101

Cette Sémiramis dont la virile maio , Poussant d'un geste altier les pas du genre liumain , Rejetant les fuseaux comme une ignominie. Tendait sur l'univers les fils de son génie, Alors que l'Orient, ainsi qu'un encensoir , Lui jetait des parfums de l'aube jusqu'au soir; Alors qu'on nourrissait des miettes de ses tables , Tout un troupeau de rois parqué dans ses étables , Pour leur faire traîner l'or de son char vermeil ; Alors que le plus grand de ses dieux , le soleil , Venait lui-même, empreint aux poitrines des mages. S'abaisser à ses pieds tout ruisselant d'hommages. Son œil, plein maintenant de réprobations. Répand autant de pleurs qu'autrefois de rayons. Elle approche et s'écrie : « Oui, plus je le contemple, » C'est Ninus; demandez au gardien de son temple , i> Au sphinx qui nous écoute , il le reconnaîtra ; » Car il était présent, quand TOrient pleura; » Car il était présent, quand l'urne expiatoire » Bien plus que du roi mort prit le deuil de ma gloire! » Quand mon àme orageuse et lançant ses éclaii*s, » Berceau tumultueux d'un nouvel univers , n Crut que Sémiramis, du couchant à l'aurore , n Montant sur un cercueil se grandissait encore;

102 APPARITION DU CHRIST

» Et que son large front, ceint d'on pouvoir nouveau^ » Des jugements du ciel dépassait le niveau. » C'est Ninus^ qui d'en hautvient, ayant Dieu pour guide, » M'absoudre de ma gloire et de mon parricide. » C*est Ninus !.. » Et ce cri court d'échos en échos. Voix , dans la nuit , pleurant de Tabime au chaos.

Robespierre à son tour, gravissant le rivage

De la mare de sang qu'il traverse à la nage ,

Vient arrêter devant l'étonnant envoyé ,

Son profil convulsif de chat-tigre effrayé ;

Robespierre ! . . . tribun que la terreur évoque

Entre lés fronts chargés des forfaits d'une époque ;

Propageant une idée à l'aide du bourreau ,

Changeant le char des rois en rouge tombereau !

Robespierre !.. . artisan des publiques tempêtes ,

Nain devenu colosse en abattant des têtes ,

Et qui , pontife étrange , au terrestre séjour

Osa décréter Dieu mis à l'ordre du jour !

» C'est Louis , a-t-il dit... Sous nos sombres coupoles

» Laissez-moi recoller sa tête à ses épaules ,

» Sa tête qu'il n'a plus et que le fer coupa;

n Je la porte en mes mains depuis qu'elle tomba.

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 103

La nuit^ sur mon chevet de pierre je la place , Et ma lèvre frissonne à son baiser de glace ; A son baiser d'amour^ à ce signe clément^ Dont le roi des enfers a fait mon châtiment. Car j'ai versé jadis^ sous la hideuse lame , Plus de sang qu'il n'en faut pour submerger une âme. Escorté par la mort , des cités aux hameaux , J'ai trop de l'arbre humain émondé les rameaux. C'est Louis^ qui d'en haut vient^ ayant Dieu pour guide , M'absoudre de mon nom et de mon régicide. C'est Louis ! ... » Et ce cri cx)urt d'échos en échos , Voix, dans la nuit, pleurant de l'abime au chaos.

Idaméel se lasse et dit : « Elle est étrange , » Cette voix du remords ton nom trois fois change ! » Louis ^ Ninus^ Abel... triple étranger^ suis-nous » Vers un dernier témoin^ le mieux instruit de tous ! »

*

lot APPARITION DU CHRIST

Unmont^ dressant plus haut que les plus hautes cimes Ses rocs entrecoupés de volcans et d'abimes , Pesait sur Lucifer , orageuse prison , Ayant de toutes parts la nuit pour horizon : Désert immense et nu, solitude de pierre, Telle qu'il la fallait à Satan solitaire. Il était , ce roi de son trône arraché. Comme dans un cercueil dans ses remords couché; Vieilli de lassitude et rongé d'anathème; Exilé de sa pourpre et non pas de lui-même ; Ne voyant, n'entendant, ne respirant qtie soi ; Se créant un enfer à part pour être roi ! Enfer plus sombre encor que la nuit éternelle , Creusé par sa pensée et sans bornes comme elle ; Enfer assez peuplé par un seul habitant , Tout vide de bûchers, mais tout plein de Satan. Il remonte en esprit, dans cette ombre profonde. Le cours de ses destins se noya le monde. Le flot lourd du passé bat son front caverneux ; L'hydre des souvenirs le presse de ses nœuds;

AUX RÉGIONS DE LABIME. 105

L'hydre des souvenirs, se levant tout entière , Hérisse d'aiguillons son dur chevet de pierre. Embrassant d'un regard tous les maux qu'il porta, Ces fruits toujours vivants dont pas un n'avorta, Au fond du désespoir sa chute se consomme ; Vaincu par le Très-Haut, par lui-même, par l'homme , Captif et gémissant dans l'oubli de la mort , Sans combler de ses pleurs le gouffre du remord ; Sans apaiser cette âme tant d'horreur habite. Ce cœur des tourments l'éternité palpite.

Jamais Idaméel , depuis qu'en se jouant

Il avait couché le réprouvé géant.

De son rival tombé ne vint visiter l'ombre :

L'orgueil l'en séparait, et la montagne sombre

Pesant sur le vaincu de toute sa hauteur.

Avait toujours été sous les pieds du vainqueur.

Mais voici qu'il descend vers l'archange rebelle.

Et par son nom céleste avec mépris l'appelle :

» Lucifer!... Lucifer !... viens, regarde, et dis-moi

» Si cet être aux cent noms en possède un pour toi?

» Le connais-tu? »

106 APPARITIOiN DU CHRIST

Satan se relève et soupire ^ Et semble en se dressant reconquérir l'empire ; Et de ce mouvement^ jusqu'au faîte ébranlé^ Le mont ^ comme un homme ivre, a longtemps chancelé, Sur ses rocs décharnés conservant avec crainte Des membres du vieux roi l'indélébile empreinte. Oh ! du sein de Satan quel sanglot s'élança , Quand le triple étranger jusqu'à lui s'avança, Apportant avec soi son atmosphère blanche , Ainsi qu'une aube au loin qui dans les cieux s'épanche; Et calme et l'œil levé sur le front du géant , Comme l'astre des nuits sur le sombre Océan. 0 Lucifer ! ô roi de l'ombre et du blasphème ! Tu contemples enfin un autre que toi-même; Quel regard ! ! ! oh ! combien il éclaire ta nuit , Et qu'il emporte haut ton âme qui le suit ! Tu te traînes aux pieds de l'envoyé sublime I Adorant la poussière sa trace s'imprime , Et sous ses pas vainqueurs y dans un muet effroi , Dépliant tes remords comme un tapis de roi ,

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 107

Tu viens de tes flancs nus lui montrer la blessure , Tu viens toucher ses mains^ ses bras, sa chevelure. Pour ta foi qui grandit de moment en moment , Un nouvel éclair sort de chaque attouchement ; Une sueur de sang sur tes membres ruisselle. Père des habitants que Tabime recèle ^ Tu veux sentir le cœur de ce fils nouveau-né , Que des siècles de pleurs peut-être t'ont donné. Mais de ce cœur puissant^ tel qu'un coup de tonnerre^ Le premier battement te couche sur la terre ; Tu tombes plein du nom que le remords t'apprit^ Criant aux réprouvés : Mes yuâ, c'est Jésus-Christ ! !

Quand des pâtres enfants tendent les réseaux frêles Qui doivent affliger le nid des tourterelles , Et sous le firmament et la feuille des bois Dépeupler le printemps de ses plus jeunes voix : Si quelque aiglon^ perdu loin des rocs de son aire , Dont le vol est encore inconnu du tonnerre y Embarrasse son aile entre les fils légers De ces liens honteux à sa race étrangers y

108 APPARITION DU CHRIST

Tous les pâtres ont fui sa première bataille. Captifs dans leur terreur plus que lui dans la maille, Ils ont cru déjà voir ce roi de Thorizon En débris, dans les airs^ disperser sa prison. Tel recule l'enfer ;... mais son roi fier et calme , Du combat engagé voyant grandir la palme , Le regard sur Jésus , le pied sur Lucifer : » L'ennui du paradis te jette en notre enfer ! » Tu pourras te distraire à parcourir nos voies ^ » L'abime a plus de maux que le ciel n'a de joies! » Tu les connaîtras tous , je dois t'en prévenir ; » Et ton père , ô Jésus, nous apprit à punir. »

Jésus lui répondit... « Frappe d'une main sûre-, » J'épancherai mes dons de blessure en blessure. » Écoute , Idaméel : Sur ton globe natal , » Un mont cachait à tous ses veines de métal ; » Et les hommes passaient à ses pieds, sans connaître » De ses rocs méprisés quels trésors devaient naître. » Or , il advint qu'un jour l'orage descendit , » De tonnerres armé , sur ce roc qu'il fendit. » La tempête exploita cette mine ignorée. » Pour enrichir la foule, en tumulte attirée ,

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 109

» Sous le feu des éclairs la veine ruissela ;

» A chaque coup de foudre un fleuve d'or coula. »

» Mais , dit Idaméel , la foudre que je porte , » Peut consumer le mont et tout son or.

N'importe.

» La palme des tourments rayonne, et je suis prêt...

» Privé de nourriture , un reptile expirait :

» Une génisse passe et vient livrer , féconde ,

» Tous les flots onctueux de sa mamelle blonde

» Au reptile vaincu par la faim qui le mord ,

» Et couché pour mourir dans un tronc d'arbre mort.

» Le serpent les aspire , et , nourrisson sauvage ,

» Torture en ses replis les sources du breuvage;

> Et le lait qui s'échappe , et frais et parfumé ,

> A grossi les poisons du monstre ranimé.

j> Chaque flot innocent du trésor qui ruisselle ,

0 Aux fureurs de son œil ajoute une étincelle ;

» La génisse déjà semble s'épouvanter

» De ce fils d'un moment qu'elle osait allaiter ;

110 APPARITION DU CHRIST

» Et lui , de tous ses dards a dressé la colère ; » De son premier baiser il a blessé sa mère , » Sa mère qui s'enfuit^ emportant à son flanc » Les orbes ennemis du nourrisson sifflant. » 11 boit l'ingratitude au sang dont il s'inonde ; » A sa victime en pleurs nouant sa chaîne immonde, » Et d'un reste de vie ardent à triompher , » Pour arrêter sa course , il vient de l'étouffer. » Et la triste génisse , en son amour trompée , » De son propre bienfait expire enveloppée. > Ainsi je viens donner la nourriture ; ainsi » Tu me verras tomber^ si je succombe aussi.

» Bien ! » reprend le monarque; et son regard appelle, Et son regard revêt d'une armure nouvelle Dix puissances du mal ^ ministres éprouvés , Fantômes vétérans , aux grands jours réservés. 11 livre Jésus-Christ à ces chefs du supplice ; Puis^ craignant que des cieux quelque ardente milice Ne hasarde son vol jusqu'au gouffre enflammé ^ son rival divin s'est lui-même enfermé y Vers le chaos lointain qui bat leurs tours altières , Il court de ses États surveiller les frontières.

AUX RÉGIONS DE L'ABIME. 111

SoD pied d'airain résonne aux lar^jes escaliers. La révolte et la mort^ ses spectres familiers , A ce roi voyageur servent d'impure escorte ; Après le tourbillon dont le souffle l'emporte Ils s'élancent; perdus sur les rocs écumeux , Dans la sauvage horreur des horizons brumeux. Tantôt; par les degrés d'une trombe en spirale y Ils s'élèvent tous deux dans l'ombre sépulcrale ; Pour aller raviver les cendres d'un volcan , Tantôt, comme un coursier, ils pressent l'ouragan; Tantôt leur vol dormeur semble couver l'orage. Leur cri fait reculer la course du nuage , Et leurs jeux vagabonds à travers le chaos y Du désordre éternel alimentent les flots.

Ainsi y sous le soleil y deux vertes demoiselles y Qui découpent ses feux aux gazes de leurs ailes , En des cercles joyeux se poursuivent longtemps ; De glaïeul en glaïeul font le tour du printemps ; Cherchent la perle humide leur trompe s'abreuve; Suivent le long réseau des lotus bleus du fleuve

112

Sans craindre de ternir , comme le papillon , Leur corselet changeant trempé de vermillon ; S'enivrent de clartés^ de parfums ^ de murmures, S'endorment sur les eaux sans mouiller leurs parures, Ou dans de frais détours , de platanes voilés y Se suspendent ensemble aux bourgeons étoiles. Sur leur dos frémissant les sept couleurs se montrent, Dans un rayon du jour leurs baisers se rencontrent , Et les tièdes zéphirs jusqu'au soir ont bercé Les amours voltigeants du couple entrelacé.

CHANT NEUVIÈME.

8

it Bvamt.

SÉMIDA.

( Assise soos un palmier du Paradis).

a 0 ma viole ! pourquoi , ma douce viole aimante , Vous taire sur mon cœur, de tristesse dormante ? J'appelle en vain votre àme , et l'hymne commencé Expire en votre sein comme un cygne blessé ! De lilas couronnée , et si jeune , et bénie , Pourquoi me refuser vos baisers d'harmonie Et vous cacher ainsi sous mes cheveux ?

116 LE DRAME.

LA VIOLE CÉLESTE.

Pourquoi ? Regardez Madeleine aussi triste que moi. Christ est absent^ et moi, comme la fleur des plaines. En l'absence du jour je retiens mes haleines. Et je le redemande, et j'espère, et j'attends , Et j'attends, pour chanter, la vie et le printemps. Et veuve , et de lilas tristement couronnée , Je referme en pleurant l'àme qu'il m'a donnée. Ne m'interrogez plus sous vos doigts frémissants : Pourquoi loin de l'autel vouloir brûler Tencens ? Poète abandonné des souffles du génie , Ne voyant plus l'amour , j'ai perdu l'harmonie. Et mes fils lumineux , des anges applaudis , Ont cessé de chanter aux fleurs du Paradis ; Et je ne verse plus dans leur coupe irisée De mes notes du ciel la suave rosée. Sous votre chevelure , aux regards des élus , Sémida , cachez-moi , ne m'interrogez plus ; Ne m'interrogez plus , allez à Madeleine , Et sous les amandiers parlez-lui de sa peine.

Madeleine-Marie , aux grauds yeux bleus et doux. Je viens , je vous regarde et je suis avec vous.

LE DRAME. 117

Sous vos paupières d'or^ chastement abaissées,

Comme un nid d'oiseaux blancs^ se cachent vos pensées

Dites-moi , dites-moi votre rêve ; et s'il est ,

Pour votre âme amoureuse , aussi doux que le lait ,

Je veux vous saluer sur votre front de sainte

D'un baiser à travers vos voiles d'hyacinthe ;

Si , comme l'ébénier , il est triste , ma sœur ,

Je veux vous saluer d'un baiser sur le cœur. »

Madeleine écoutant souleva sa paupière ; Et leurs âmes alors échangeant leur lumière , Se virent des pensers pareils en ce moment , Pareils, comme en leurs yeux le bleu du firmament; Et sous les amandiei^ , sous leur blancheur fleurie^ A tous leurs entretiens^ du Dieu de Marie Mêlèrent le doux nom, comme à ses beaux présents La reine de Saba mêlait toujours Tencens.

SBBDDA.

c Depuis le triste jour longtemps nous pleurâmes, Me reposant en lui comme les autres âmes , Je pense à Christ, ma sœur, et le demande aux cieux. Est-ce pour me punir qu'il se cache à- mes yeux?

118 LE DRAME.

MADELEINE.

donc êtes-vous , Christ, notre souffle adorable ?

SÉMU)A.

La fleur de Tamandier vous cherche ainsi que nous.

MADELEINE.

Les échos endormis au fond des bois d'érable S'éveillent en disant : Christ, donc êtes-vous?—

SEMIDA.

Si pour le retrouver, sœur, nous partions ensemble, Le demandant tout bas à ce qui lui ressemble ; Aux lys blancs de sa mère , à l'agneau caressant , A l'humble nictantès dans la nuit fleurissant , Comme sa douce grâce au fond d'une âme sombre? Si nous le demandions à l'air , au jour , à l'ombre , Au loxia qui passe , au doux printemps de mai , Comme vous , autrefois , avec sœur Salomé ?

MADELEINE.

Non , le ciel est trop vaste ; et parmi ses aurores , Dans ses bois de palmiers, sous ses frais mélodores, Nous nous égarerions ; levons-nous , car voilà Eve qui vient donnant la main à Méhala.

LE DRAME. 119

A-t-elle vu celui que notre cœur demande ? De son front maternel Fauroole est plus grande Que la nôtre : elle sait ce que nous ignorons.

EVE.

Je vous aime , et mes mains se posent sur vos fronts. Je passais ; une voix m'a dit sous le palmiste : Avez-vous vu mon fils, ma sœur? mon âme est triste ! Enfants, c'était la reine, oh I tombons à genoux; Car la mère du Christ le cherche comme nous.

MÉHALA.

Quel silence de deuil loin des pas du Messie ! !

On entendrait, mes sœurs, les feuilles de Tixié

Se fermer au soleil , et de Talexanor

Aux fleurs du balsamier se poser l'aile d'or.

L'archange Gabriel a dénoué l'écharpe

Qui retient sur son cœur les soupirs de sa harpe.

L'hymne éternel se tait dans les cieux du matin .

Oh I j'ai peur du silence ; un souvenir lointain

Se réveille, et s'entend dans mon âme agitée.

Comme l'alexanor ou l'ixie attristée.

èvE.

Enfant , pourquoi pâlir sous tes longs cils soyeux ? Quand la paix est en nous , le silence est joyeux.

120 LE DRAME.

MÉflALÀ.

Que ma douleur fut grande au jour du fratricide!!

MADELEINE.

Que ma douleur fut grande au jour du déicide ! !

MEHAiiA .

Hélas ! hélas I Tamour se cache à ses élus ! A la paix de nos cœurs TÉdeu ne suffit plus.

MADELEINE.

donc étes-vous^ Christ, notre souffle adorable?

SÉMIDA.

La fleur de l'amandier vous cherche ainsi que nous.

EVE ET MÉHALA.

Les échos endormis au fond des bois d'érable S'éveillent en disant : Christ, donc étes-vous?

SÉMIDA , à Eve.

Mère , pour le chercher si nous partions ensemble , Le demandant tout bas à ce qui lui ressemble?

EVE.

Oui, mes tilles, venez, venez..

LE DRAME. 12t

MADELEINE.

Moi , j'attendrai )arfum de ses pieds dort sous ma chevelure , e mon cœur d'amante embaume la blessure ; èverai de lui sous cet arbre sacré.

Mes sœurs ^ cherchez sans voiles ,

 travers les étoiles ,

Mon soleil éclatant.

La goutte de rosée

Sur la mousse posée ^

Ainsi que moi l'attend .

Je laisse passer l'heure. Ma place est la meilleure y Dans le firmament bleu. A ramer inhabile , Ma nef est immobile , Sur l'océan de Dieu.

122 LE DRAME.

Sans pensée indécise^ Près de sa tombe assise , Autrefois j'attendis : Il viendra, car il m'aime, Ressuscitant de même Dans son beau Paradis.

Sur sa tige pliante , La superbe hélianthe Parfume l'air du soir : Pour embaumer l'espace , le bien-aimé passe , Mon âme est l'encensoir.

Pour lui seul ma pensée , Mollement cadencée , Vole , concert flottant ; Partez, je me résigne. Et mon cœur est un cygne Qui l'appelle en chantant !

LE DRAME. 123

Je suis de sa famille , Comme la grenadille Fleur de la passion. Son amour seul m'enflamme; Pour faire éclore une àme , Il n'en faut qu'un rayon. »

Telles, sous l'amandier, les notes amoureuses Volaient comme l'abeille.

Or, les trois bienheureuses Saluèrent, avant leur voyage de l'air. Le palais de Marie , orient de l'éther. Leur soif mystérieuse aux coupes d'argyrose Des sucs du nialel boit les teintes de rose ; Et doublant son parfum, leur lèvre, en l'effleurant. Couronna de rayons le breuvage odorant.

12i LE DRAME.

Autour du front rêveur des trois tristes amies ^ Emblème de leur crainte , un réseau de ketmies Noua leur chevelure , et leur pied innocent Quitta de ses rubis l'éclat phosphorescent , Pour un jour ; car selon les célestes usages , La parure des saints^ durant les longs voyages^ Dit leur pensée , afin que l'archange et la fleur Bénissent leur recherche et les suivent du cœur. La mère des humains au milieu des deux saintes^ Comme un aster superbe entre deux hyacinthes, S'élevait , et pourtant leur bel âge vermeil , L'âge du Paradis^ sur leur front est pareil. Elles partent volant , volant sans avoir d'ailes , Et l'ange Éloïm vole , invisible, après elles.

N'avez-vous jamais vu de leur nid , dans les bois, Trois hermines sortir pour la première fois? Au soleil du matin , sur la plaine embrasée , Leurs cercles ondoyants évitent la rosée , N'osent du clair ruisseau traverser la vapeur ; Une fleur qui les touche en passant leur fait peur. Elles rêvent partout une tache.... Thermine , Sous sa robe de lys que le jour illumine ,

[L

LE DRAME 125

)e sa belle parure adore la fraîcheur^ It donne quelquefois sa vie à sa blancheur. Et plus timide encor part , sous trois auréoles , Le groupe éblouissant des belles célicoles.

Et leur vol, d'orbe en orbe, errait depuis trois jours. donc est-il celui qu'elles cherchent toujours? Et sous leurs pieds bénis le parfum des amômes Disait : De fleur en fleur, traversez sept royaumes , Pour retrouver le roi de Téternel printemps. Et l'éther leur ouvrait tous ses palais flottants. Les frontons de rubis, les murs de saphyrines Portaient ces mots... palais des saintes pèlerines. L'agami leur parlait sous son bouclier d'or , Et l'on savait leur nom dans les nids du coldor. Et le roi des oiseaux de l'Éden , en hommage , Accordait à leur voix sa lyre de plumage ; Et) fleur impératrice aux jardins de l'éther, Surpassant en rayons le disque de l'aster , L'hélianthe splendide ouvrait sur la colline Les gerbes de soleils qu'à leurs pieds elle incline. Mais sans voir ni la fleur ni l'étoile germer. Sans rencontrer d'amour qu'elles veuillent aimer.

126 LE DRAME.

Elles demandent Christ au séraphin qui veille. Tel, cherchant l'arbre d'or de merveille en men^eille, Ce fameux arbre d'or que les rois d'Ispahan Permettent au soleil de voir une fois l'an ; Le voyageur admis dans les salles ambrées. Traversant , dédaigneux , les richesses sacrées , Ne veut apercevoir ni l'urne de saphir Qu'un griffon pour Xercès déroba dans Ophir, Ni les jardins aux fleurs d'améthiste, qu'arrose Un jet d'eau tout empreint de l'essence de rose; Ni le jaguar d'argent, de perles tacheté , Ni le paon dont la queue , à son extrémité , Ouvre cent diamants énormes , et couronne De ce bel arc-en-ciel le dais brillant du trône : Il cherche l'arbre d'or, et vainement a lui De palais en palais tout ce qui n'est pas lui.

MÉHALA.

a Du dernier Paradis nous franchissons l'enceinte ;

Mes sœurs , et sous nos pas la grenadille sainte

A cessé de fleurir, et les anges voilés

Ne cueillent plus ici les épis étoiles.

Nous trouverions à peine aux rameaux des aurones

Assez de boutons d'or pour tresser trois couronnes!

LE DRAME. 127

[ci n'est point caché notre amoureux trésor, Fésusde Nazareth.

SÉMIDA.

Nous ne Tavons cncor Demandé qu'aux sept cieux, ma sœur, dans sa famille. Penchons nos fronts plus bas, Tair ne peut les ternir.

EVE , à Méhala.

Avec tes grands yeux noirs, dis, que vois-tu, ma fille?

MÉHALA.

Plus noire que mes yeux je vois la nuit venir.

EVE.

Regarde encor.

MÉHAU.

Je vois un cygne en deuil qui vole ; Et son plumage obscur des cygnes blancs l'isole.

ÈVE , à Sémida.

Toi , que vois-tu , ma fille , avec tes grands yeux bleus ?

SÉMmA.

Je vois un cygne aussi qui de blancheur m'inonde , Il m'entoure, en chantant, de son vol onduleux. le vois deux chérubins dont la parure est blonde.

128 LE DRAME.

MéHALA.

Oui , je les vois passer; mais détournons nos pas , Puisque les chérubins ici ne parlent pas. Ils n'ont pas même dit : Soyez persévérantes! Ou béni les chemins que nous suivons errantes.

sÉMmÂ.

Non , mais ils ont laissé leur trac^ de rayons Devant nous , et voilà leurs bénédictions. Les sentiers lumineux pour nous n'ont rien d'étrange : La sainte peut aller aux lieux d'où revient l'anfre.

EVE.

La femme doit trembler^ enfant, je te le dis , A chaque pas nouveau fait hors du Paradis ! Christ n'est point ici..

SÉMIDA.

Non ; mais si loin parvenues, Essayons en priant ces routes inconnues , 0 ma mère I en priant; qui sait, qui peut savoir A quelle œuvre d'amour nous conduirait l'espoir? Peut-être en avançant dans la sphère isolée. Nous entendrons, de loin, quelque plainte voilée,

fcL

LE DRAME. 129

Et nous l'enfermerons dans notre sein aimant , Pour la porter ensemble au roi du firmament,

EVE.

Que dis-tu , que dis-tu ? C'est un crime peut-être.

SÉMmA.

Reporter dans son nid Toiseau qui vient de naitre; Rendre sa perle à l'onde ; à son rameau doré , Sans blesser ses couleurs, l'astiale pourpré; Sa goutte de rosée à la fleur demi-close , Ou le soupir à Dieu, n'est-ce pas même chose?

EVE.

Mais ces soupirs, FÉden ne les écoute plus !

SÉM1DA.

Nous les ajouterions aux hymnes des élus.

Oh ! qu'un seul souvenir rend la prière tendre !

Oh ! n'est-il pas des voix que tu voudrais entendre !

MÉHALA.

Ma sœur! ma sœur!!

SÉMU)A.

Des voix qui manquent dans le ciel ?

9

130 LE DRAM£.

MÉHALA.

Oui , celle d'un époux.

EVE.

D'un fils.

SÉMIDA.

D'Idaraéel!!!

Elles parlaient encor , et leur essor profane Fuit du beau Paradis les murs de cymophane. Des horizons divins le reflet transparent Ne vient plus qu'à demi dorer leur front errant. Chaque pas est marqué par l'adieu d'une étoile. A peine on voit, ainsi qu'une veuve au long voile, Quelque pâle comète , astre au vol incertain , Passer entre les cieux et le chaos lointain.

MÉHALA.

(I

J'ai froid !.. du jour, de l'air, les anges, la patrie! Allons prier, ma mère, au palais de Marie. Viens.

LE DRAME. 131

SÉMIDA.

Entends loin de nous une voix l'appeler , Ma mère , viens toujours , viens, allons consoler !

MÉHAU.

Moi, je veux retourner le seigneur habite. »

Et du côté des cieux son vol la précipite , Loin d'Eve et Sémida qui , dans un air moins bleu , S'éloignent , en priant , des ouvrages de Dieu ; Et qui ne savent pas si sur leur front modeste Reste assez de blancheur pour la maison céleste.

ÈVE.

« Je n'entends, sous nos pieds, aucun gémissement

SÉMmA.

Non , nous sommes encor trop près du firmament.

ÈVE.

Pourrons-nous remonter, ma fille, à la lumière?

SÉMmA.

Nous laissons après nous un sillon de prière.

132 LE DRAME.

EVE.

Abel ! ! !

SEMIDA.

Ce n'est pas lui qui souffre.

EVE

Abel!

SÉMIDA.

Non, nott, Tes rêves de pitié sont pleins d'un autre nom. Viens.

EVE.

Je veux retourner le seigneur habite. »

Et du côté des cieux son vol la précipite. Et Sémida descend ; elle descend toujours. L'ange qui sur la terre avait gardé ses jours , L'accompagne invisible ; et d'une lueur vaine. Une comète errante, ainsi qu'une âme en peine, Effleure l'imprudente en son vol hasardeux. Et l'astre et Sémida se regardent tous deux.

LE DRAME. 133

SEMIDA.

0 toi I des mains de Dieu lointaine créature ^ vas-tu , soleil sombre , avec ta chevelure ?

ELOÏM^ sedéToflant.

Et toi y ma jeune étoile , à la nuit souriant , Pourquoi donc brilles-tu si loin de TOrient , Et si près du chaos ^ que ta blanche auréole En est pâle à ton front?

SÉBODA. »

Mon ange avec moi vole ^ Je ne suis donc pas seule , ô bel ange gardien ! Sous tes ailes de feu tu me cacheras bien.

ÉLOÏM.

Je viens te sauver^ toi qu'un songe m'a ravie , Sémida , te sauver y car j'ai gardé ta vie Et ta paix dans le ciel ^ bandeau de diamant , Trempé d'extase sainte et de ravissement. Tous tes trésors de joie^ innocente merveille^ Pour te les conserver > enfant^ je prie et veille. Le bon ange , vois-tu , prie et veille sans fin , Quand Dieu lui dit : » Cette âme est à toi ^ séraphin y

134 LE DRAME.

» Â toi.... sous tes regards qu'elle s'épanouisse, » Que ta création moi-même m'éblouisse ! » Garde cette colombe ainsi qu'un oiseleur; » Mets une perle au fond de cette belle fleur , » Une perle visible^ et sous tes mains modestes » Que cet arbre émondé n'ait que des fruits célestes ! n Chaque nouvel éclat à cette âme ajouté n Luira sur nos soleils et te sera compté. » Prends en moi des rayons pour toutes ses pensées. » Écartant de son sein les ombres insensées^ » Qu'elle imite ta voix pour apprendre à parler, » Et contemple à genoux ton vol pour s'envoler ! » N'adorant^ ne voyant que ce que tu regardes, » Qu'on lise sur son front que c'est toi qui la gardes! » Qu'elle sente toujours , s'ils voulaient Tenchainer , » Entre elle et ses désirs ton aile frissonner ! » Prépare-lui, de loin, sa moisson d'asphodèle, » Sois l'horizon de Dieu calme et pur autour d'elle ; » Et même , s'il le faut , protège-la , jaloux , » Veillant d'amour ainsi que l'œil d'un jeune époux. D Pour l'enfant sois le jour ; deviens un pâle ciei^e » Pour la veuve ; un doux rêve au lit blanc de la vierge; » Pour l'humble fiancée , à sa main gauche encor » Étincelant d'espoir, sois le chaste anneau d'or ,

LE DRAME. 135

n Et du sein de sa mère au sein qui Ta créée , » Ânge^ rapporte l'àme entre tjes mains livrée!! » Oh I combien de ces fleurs toutes pleines de miel , Ont fleuri ^ sous mes yeux , pour Tabeille du ciel ! Combien mon aile heureuse et forte et qui flamboie^ Porta d'Âmes en pleurs dans l'éternelle joie ! Et toutes à présent parent mon beau jardin. Toi seule ^ Sémida^ tu languis dans l'Éden, Et tu fuis^ imprudente !

SÉMIDA.

0 mon ange ^ pardonne ! Pardonne.

ÉLOÏM

Que veux-tu qu'Éloïm ne le donne?

SÉMIDA.

Si je te le disais^ serais-tu désarmé? Tu sais combien il souffre et combien je l'aimai. Moi y sur terre autrefois son amante gardienne , Aurore de sa nuit comme toi de la mienne ^ Rose^ du bien-aimé parfumant le sommeil^ Moi, créée à la fois son ombre et son soleil !l

136 LE DRAME.

ÉLOÏM.

Tais-toi^ les cieux pourraient t'entendre...*

SÉMIDA.

Oh ! dans l'espace Cherchons Idaméel avec Tastre qui passe. Viens toi-même ^ ange saint , ineffable témoin , Et nous lui parlerons d'en haut et de bien loin.

ÉLOÏM.

Non , il est dans la mort.

SÉMIDA

La vie est sous ton aile.

ELOÏM.

Eve a fui vers les cieux.

SEMIDA.

Tu n'as pas fui , comme elle.

ELOIM.

Dans un même trépas vous seriez réunis.

SÉIVUDA.

Il ne peut pas monter jusqu'aux astres bénis.

LE DRAME. 137

ÉLOÏM.

I^on, mais tu peux descendre : il éteindrait ton âme.

SEMIDA.

Crois-tu la sainte plus fragile que la femme? Plutôt que d'offenser le Dieu qu'il faut chérir. Autrefois dans tes bras je volai pour mourir. Viens , la comète en feu , dans son vol , nous emporte. »

Et la vierge , infidèle à la voix qui l'exhorte , Descend seule... Éloïm jette un cri déchirant, La bénît du regard et remonte en pleurant , Abandonnant ensemble à leur course effarée Et l'errante comète et la vierge égarée.

Un voyageur qui part pour l'éther , au printemps , Charge de grands oiseaux , apprivoisés longtemps , ( Aérien fardeau semblable à ses voyages ) L'esquif prêt à voguer sur la mer des nuages. Il part; le peuple ailé regarde, et le ramier, En voyant fuir son nid étonné le premier ,

138 LE DRAME.

N'ose égarer plus loin l'essor involontaire :

Son aile en frissonnant redemande la terre,

Il s'élance et , fuyant l'esquif triomphateur^

De ce vol gigantesque abdique la hauteur.

L'homme monte ^ et bientôt sur la route inconnue,

Le cygne intimidé redescend vers la nue.

Et l'homme monte , et seul avec le voyageur ,

Vers ses Alpes de loin tournant son œil plongeur^

L'aigle enfin s'épouvante ainsi que la colombe ;

Car le ciel noir^ sur lui, s'ouvre comme une tombe!

Noble fils du soleil qu'il croyait éternel ,

Il ne reconnaît plus le blason paternel ,

Ce soleil blanc et froid dont le front sans couronne,

Comme l'astre des nuits d'étoiles s'environne ;

Et son regard, devant ce flambeau des hivei's ,

Interrompt tout à coup son hommage d'éclairs.

Il ne sait poser ses ardentes prunelles;

L'air , trop subtil , lui fait un fardeau de ses ailes,

Et vers ses monts lointains son vol jaloux a fui

Son terrestre rival bien plus aigle que lui !

Et l'homme monte encor : sa poussière suprême

N'avait jamais si haut cherché son diadème.

Il dote la science , explore avec amour

Ce ciel de nuit , trouvé vers les sources du jour ;

LE DRAME. 139

Il pèse Tair de glace son esquif s'élance , Sans s'informer s'il met sa mort dans la balance ; Et son génie , ainsi qu'un astre à son réveil , Brûlant de tous les feux qu'a perdus le soleil , Affrontant de son vol les périls volontaires , Enlève un sceau de plus du livre des mystères. Ainsi dans un autre air Sémida se baignait , Après avoir vu fuir ceux qu'elle accompagnait; Mais aux bords de Tabime^ incertaine , perdue , Au lieu d'être montée elle était descendue.

*

Cependant^ chef guerrier qui visite son camp, Tel qu'un rocher que lance un souffle de volcan , Idaméel montait vers les plages fumeuses flottent du chaos les enseignes brumeuses. Son œil surveille au loin les mobiles remparts ; Il rassemble sous lui leurs tonnerres épars; Et dans ses fortes mains , plus haut que les nuages^ Il aime à soulever le sceptre des orages.

140 LE DRAME.

Il aime à voir venir leurs vagues à grand bruit. Baigner ses pieds puissants plus glacés que leur nuit. Il aime à promener dans leur lutte profonde Son âme^ autre chaos, d'où pouvait naître un monde. Mais , tandis que ce roi troublé dans son orgueil , Se comparait lui-même à son royaume en deuil , Une plainte passa ^ dans les vents absorbée^ Comme aux flots d'un torrent la jeune fleur tombée; Plus douce que les sons vaporeux du kinnor , Dont les cheveux d'un sylphe ont touché les fils d'or.

Wïï BB riilPA.

« Lorsqu'il m'appelait son amante, Les anges m'appelaient sa sœur : Il doit me reconnaître à cette plainte aimante , Si ma voix, dans le ciel , a gardé sa douceur.

Deux souffles de TEden^ dans mon vol, m'ont suivie: Le premier pour baiser ses yeux avec langueur, L'autre pour arroser de vie Le rameau fané sur son cœur.

LE DRAME. 141

)orte trois présents à ses pieds ^ en hommages;

is mon sein renfermés trois souvenirs de iui^ Attendant comme les rois mages Qu'en mon ciel son étoile ait lui.

heures de l'exil pour nous deux étaient douces ;

lys ne mouraient pas quand il les regardait , Ni sous le palmier , dans les mousses , Les colombes qu'il me gardait.

is son génie ardent se perdait ma pensée y ome un songe s'enfuit vers l'Orient vermeil ; Comme une goutte de rosée Quitte la fleur pour le soleil.

^eux te faire reine avec mon diadème , lit-il ; j'ai pour toi sauvé l'astre des jours.,. Ensuite il me disait : je t'aime ! Je mourus, pour l'aimer toujours.

142 DRAME.

En vain dans chaque lys de la sainte corbeille , Pour moi le Paradis a mis un rêve d'or :

Mon cœur^ non semblable à Tabeille , Dans un seul calice s'endort.

Lorsqu'il m'appelait son amante^ Les anges m'appelaient sa sœur : Il doit me reconnaître à cette plainte aimante , Si ma voix , dans le ciel , a gardé sa douceur. »

Ce chant ne tombait pas dans la nuit sans aurore y Comme unchantde poète aufond d'un cœur sonore; Mais vague , mais brisé , mais presque inentendu D'Idaméel^ au sein du noir chaos perdu.

LE DRAME. 143

Un jeune colibri , pour changer de délice,

D'un nictantès, le soir, vient baiser le calice ;

Et de son nid d'azur par la nuit séparé ,

Il s'endort dans la fleur dont il s'est enivré ,

Dans la fleur inconnue , et dont les couleurs sombres

Étrangères au jour , s'entr'ouvrent pour les ombres.

Et d'un souffle jaloux le nocturne zéphir

Dans son lit de parfums berce l'oiseau-saphir.

Imprudent, voici l'aube , et toi, tu dors encore

Au calice jamais n'a regardé l'aurore !

Il se ferme en silence , et de la fleur en deuil

On rayon de soleil vient te faire un cercueil.

Et laissant sa couvée aux rameaux du palmiste ,

Prolongeant son voyage à chaque fleur plus triste ,

Ton amante t'appelle, et du baume au santal

Parcourt tous les parfums du ciel oriental ;

Et pour les lys de feu désertant la ketmie ,

Arrive enfin auprès de la plante ennemie :

» Pourquoi quitter un nid qui tressaillait d'amour?

» Pourquoi chercher les fleurs qui n'aiment pas le jour ?

» Oh ! combien j'ai pleuré, dit-elle, en mes alarmes,

» L'œil d'un oiseau peut-il contenir tant de larmes?

144 LE DRAME.

» Méchant^ dans ce cercueil pourquoi te renfermer? 0 Les jours d'un colibri sont si courts pour aimer! I) Ton vol est enchaîné , ma plainte faible et vaine » A travers ta prison vers toi descend à peine. » Et l'ombre qui te voile y 6 mon sylphique amant ! » De ta brillante aigrette éteint le diamant. » Et tristes comme moi^ l'aster et l'amaranthe » Se penchant^ tout le jour ^ vers ta tombe odorante, » Imploreront la nuit qui doit te la rouvrir. » Ma voix t'empêchera d'achever de mourir, » Et je t'emporterai sur mon aile pourprée » Que ma longue douleur aura décolorée ; 0 Et nous remonterons vers le palmier en pleurs » nos petits aimés dorment dans d'autres fleurs!! » Espère. .. » Et jusqu'au soir voltige , désolée, Autour du nictantès la jeune amante ailée.

Telle, volant autour de la nuit sans fanaux.

Autour de son amant prisonnier du chaos ,

Sémida gémissait. . . . Idaméel s'étonne

De ces soupirs portés sur l'ouragan qui tonne.

» Quel être près de moi prend l'accent du malheur,

» Sans que j'aie imposé sa tâche de douleur?

l.E DRAME. 145

» Et des afflictions vieAt boire le calice^ » SaDs qu'à ma soif ici ma main le lui remplisse? » Il dit , et vers la voix qui soupire et qui fuit Monte , comme une trombe au sommet de la nuit. Devant les régions pour son sein coupable L'atmosphère du mal n'a plus d'air respirable , Il s'arrête , et plus fier , semble roi de ses flots , Poser en s'arrêtant la borne du chaos.

Comme dans le sommeil on croit voir^ loin des grèves , Un beau cygne sortir du lac changeant des rêves ,

Idaméel t'a vue , ô fille du Seigneur ,

«

Te pencher sur son front pour contempler son cœur.

Il doute de lui-même et le chaos respire

Le baume caressant de ton chaste sourire ,

Et tressaille d'amour , et ses souffles errants

Ont pris tous les parfums de tes pieds transparents.

SÉMIDA. ( Après lin long aOenoe. )

« C'est moi, la bienheureuse et ta sœur affligée. L'auréole du ciel à tes yeux m'a changée ; Idaméel se tait , et peut-être aujourd'hui Ne me reconnaît plus , quand je descends pour lui ?

10 *

liG LE DRAME.

IDAUEEL.

Je te reconnais... oui... ma blessure cachée Se rouvre et s'élargit^ par ton souffle touchée ; Et je te reconnais ^ fille de Dieu... C'est toi Qui fis d'un monde à naître une hostie à ta foi ; Qui^ pour fuir mon amour , t'exilas de la vie.

sémDA.

L'amour était sans fin , si tu m'avais suivie.

IDAMÉEL.

Te suivre sur les pas d'Éloïm... jeune amant ^ Dans tes bras autrefois tombé du firmament ! Voir tes cheveux si beaux dont j'adorais les tresses, Épancher sur son cœur leurs flottantes caresses ^ Et , comptant tes soupirs de femme à son autel , Voir comment une vierge épouse un immortel ! Que fait-il , ce rival à l'aile grande et forte , Quand si près de ma nuit ta comète t'apporte ? Il va venir peut-être, et moi je l'attendrai ; Parce que tu l'aimas, je l'anéantirai.

SEMIDA.

Ce n'est pas mon amant, c'est mon ange.

LE DRAME. 147

IDAMEEL.

Mensonges ! Pièges profanateurs se prenaient mes songes ! ! Ta mort me réveilla , je n'aime plus enfin. Amante agenouillée aux pieds d'un séraphin, J'ai de ma royauté séparé ton naufrage ; Au creuset des enfers j'ai passé ton image. De tous mes souvenirs l'or le plus épuré , Mes regrets^ mes transports, il n'est rien demeuré! !l 0 femmes I sous nos pas embûche si profonde , Flot le plus orageux de l'océan du monde , Pour vous livrer son sort qu'il faut être insensé I Le désespoir habite la femme a passé. Artisans de malheur entre tout ce qu'on aime , De la déception votre charme est l'emblème , Et votre doux regard , sur nos fronts arrêté , Est déjà le rayon de l'infidélité. A tout rêve nouveau vous vous laissez conduire ; Autant que le démon l'ange peut vous séduire. Vos regrets n'ont qu'une heure. On voit briller les pleurs Moins longtemps à vos yeux que la rosée aux fleurs ; En vain à consoler la pitié vous invite , Près des grands dévoûments vos pieds froids passent vite !

148 LE DRAME.

Sœurs de l'ingratitude et reines de Toubli ,

Vos cœurs dans la constance ont toujours défailli !

Le mien est un tombeau , je n'aime plus...

SÉMmA.

Je t'aime.

IDAMÉEL.

Et qu'as-tu fait pour moi sous le soleil lui-même , Sous le soleil mourant qui^ pour se ranimer , Ne te demandait rien que de vivre et d'aimer ? Qu'as-tu fait pour l'amant qui t'avait encensée , Et qui posait sur toi l'œuvre de sa pensée ? Après m'avoir séduit , après avoir voulu Interrompre ma course à travers l'absolu ; Après avoir voulu , décevante ironie , En jetant ton écharpe , entraver le génie , Craintive et me cherchant^ me fuyant tour à toar, Ta mystique frayeur a dégradé l'amour. Bien plus coupable qu'Eve , oh ! sa dernière fille , Éteignant par ta mort le jour et la famille , Sans flamme et sans bonheur , ton sein a refusé De rajeunir en lui le vieux monde épuisé I Et l'on te vit jeter , perdant la race humaine , L'univers au néant , ton amant à la haine ;

A la haine implacable , et je m'en nuis fait roi : Cette royauté-là peut se passer de toi. Je r^ne , Sémida , saas rival , sans partage ; Je règne plus que Dieu , car je bais davantage ; Et ne changerais pas mon empire agité Contre le lourd sommeil de son éternité !

SÉHU>A.

Et c'est moi , moi , ta sœur , moi qui t'ai fait descendre A ce trdne du mal que je ne puis comprendre ! Mais tu m'as adorée à la clarté du jour , L'enfer ne suffit pas pour ôter tant d'amour ! Et tu m'aimes encore et je viens te l'apprendre. Que je sente tes yeux sur les miens se répandre , R^arde-moi , je suis bien la môme , et je veux Pour te voiler d'amour dénouer mes cheveux. J'ai raconté ma peine aux étoiles craintives Du palais bleu du jour , comme moi fugitives. Att bonheur de te voir j'ai voulu m' exposer : On peut toucher les fers qu'on espère briser.

Sémida!! Sémida I!

150 LE DRAME.

SÉBODA.

Oui y ma persévéraoce Cultive, pour Tenfer, la fleur de Fespérance. Âbbadona sortit en pleurs de ta prison. Et toute âme qui pleure atteint notre horizon ! Et tes larmes seront le second diadème Dont tu te pareras pour la vierge qui t'aime. Tu ressusciteras , de haine désarmé , Car un germe de vie en ta mort fut semé ; Car la langue angélique , harmonie et mystère , Ne veut plus me nommer l'épouse solitaire ; Car je mets sur ton front , 6 mon Idaméel , La paix et le pardon , ces deux baisers du ciel !

IDAMEEL.

Comme un fleuve de lait sur ma douleur ruisselle Ton regard caressant et ta douce voix , celle Qui , gémissant le soir sous les rocs de l'Ârar , Savait des mots d'amour dans une langue à part ; Mais elle me trompait , la voix enchanteresse , Formant de ses soupirs un hymne d'allégresse ; Elle peut me tromper encore aujourd'hui...

LE DRAME 151

SÉMIDA.

Non!

IDAMÉEL.

Alors viens à mes pieds demander ton pardon ; Je croirai ton amour ^ te voyant descendue Jusqu'à moi , Sémida , ma Sémida perdue ! Je voulais autrefois , roi du monde et du temps , Pour joyau sur ton front arrêter le printemps ; Et je veux aujourd'hui ^ mon immortelle amante , Sentir veiller mon cœur sous ta tête dormante. Avant que loin de moi ton rêve t'égaràt , J'étais Dieu sur la terre afin qu'on t'adorât ; Afin que ta beauté fût reine ^ et que timide Le lys à tes baisers offrit sa perle humide ; Que tout reçût de toi jeunesse , enchantement ^ Que tout fût ta parure ou ton rayonnement. Aujourd'hui ton regard étoile peut suffire A nous verser le jour qui manque à mon empire : Viens ^ et laisse au chaos ton beau voile argenté , Pour que son front lui-même ait sa part de clarté.

SÉMmA.

Je suis trop descendue , hélas !

152 LE DRAME.

IDAHÉEL.

Pitié sublime ! Sans voir le criminel , descends vers la victime ! Tes pieds d'ange essayant les sentiers douloureux Te porteront ici vers les cœurs malheureux , Comme autrefois, alors que nous marchions ensemble, L'un à l'autre attachés ^ car la pitié rassemble. Oh ! viens^ viens, Sémida; ce n'est plus un bandeau De reine qui t'attend , mais un pieux fardeau  charger pesamment tes épaules de sainte , A consacrer encor ta robe d'hyacinthe. Viens , tu sanctifieras nos sombres repentirs : Nous sommes des damnés , nous serons des martyrs! Viens sceller le pardon sur mon sein^ viens, je t'aime.

SÉMIDA.

Si tu m'aimes en Dieu, viens me chercher toi-même. Il me doit ce miracle... Un seul élan de foi ( En t'élevant à lui ^ tu monteras vers moi.

IDAMÉEL.

Mon royaume éternel est au gouffre j'habite.

SEMmA.

Au royaume de l'âme il n'est pas de limite.

LE DRAME. 153

L'Éden je t'attends^ ne peut-il t'éblouir?

IDAlfÉEL.

Je vois un ciel plus beau dans tes regards bleuir.

séBflDA.

Entends gémir les sons de la lyre étoilée.

mAMÉEL.

J'entends l'hymne qu'épanche en pleurs ta voix ailée.

SÉMIDA.

Les filles du Seigneur , même pour consoler , Ne peuvent du saint lieu plus d'un jour s'exiler. Pour adorer , je dois monter avec l'aurore.

U)AMÉEL.

Tu dois descendre^ enfant , c'est toi qu'on adore.

SÉAOOA.

Non , mais je te regarde et je tombe à genoux , Et je te tends les bras pour que ton vol soit doux. Je t'enseigne à prier. . .

n)ABfÉL.

Fuis , {\xh, tu n'es pas elle ,

»

Puisque si loin de moi tu refermes ton aile.

i 54 LE DRAME.

Tu n'es pas elle , non , tu n'es qu'un rêve , éclos D'un sommeil orageux trouvé dans le chaos ; Mes désirs ont tissu le voile de ta tète , Tu n'as que les couleurs du songe qui t'a faite , Et tu n'as pas de cœur , et ton souffle léger D'un accord de mon âme est l'écho mensonger. Belle ombre couronnée , à souvenir , ô rêve , Portant le plus doux nom des jeunes filles d'Eve ! Fantôme insaisissable , et sur mon front brûlant Entre le jour et moi dans l'espace volant; Enfant des longs amours d'un cœur mélancolique , Pourquoi me poursuis-tu de ton œil angélique?

SÉMIDA.

Un seul remords qu'à Dieu je puisse présenter !

miMÉEL.

Je ne veux rien de lui que de pouvoir monter. Beau fantôme^ il me doit tes vœux^ ton esclavage^ La réparation de mille ans de veuvage ! Il me doit le sommeil d'une vierge aux cils d'or Pour ma couche de fer l'humanité dort. Oui y j'irai le combattre et par ma seule force Entre l'ange et la femme apporter le divorce ! !

LE DRAME. 155

SÉBODA.

Oh ! Dieu ! !

IDAMÉEL.

Je suis le Dieu par tes cris attesté I L'autre au fond de ton cœur tombe de vétusté ; Tu ramasses en vain , avec ta foi peu sûre , La poussière du Dieu pour fermer ta blessure , Elle grandit toujours , et saigne abondamment , A réjouir les yeux de ton fidèle amant. Tu m'aimes ^ Sémida ^ tu te penches ^ tu tombes. . .

SÉMIDA.

Je regarde en pleurant la largeur de vos tombes ! Idaméel ...

IDAMÉEL.

Ton cœur te jette dans mes bras ^ Sans les ailes du cœur on ne remonte pas. De mes joyaux de feu sois à jamais parée : Des mystiques langueurs sois à jamais sevrée. Idaméel et toi sont unis... Je t'obtiens : Par les droits de l'abime enfin tu m'appartiens... Du réseau des enfers ma volonté t'enlace !

156 LE DRAME.

SUÈMIDA.

Éloïm I Éloïm !

IDAUÉEL.

C'est moi qui le remplace ., C'est moi seul...

SÉMIDA.

0 Jésus y 6 divin rédempteur I Rends à mon vol mourant sa première hauteur !

IDAHÉEL.

Jésus !... c'est un ami que mon enfer te garde ; Tu veux revoir Jésus ! . . tiens , le voilà. . . regarde.. »

Il dit , et d'un seul geste et sans s'y replonger , Entr' ouvrant le chaos comme un rideau léger ^ Fait voir l'enfer^ Christ dans son humble puissance

Passe aux feux éternels sa robe d'innocence.

te

U)AMÉEL.

« Regarde, est-ce bien lui?

SÉMmA.

Oh ! Christ San veur ! !

LE DRAME. 157

IDAMÉEL.

Suis-moi. Laisseras-tu ses pieds sans un baiser de toi ? Viens... la rédemption de Tabime s'opère !II

SÉMIDA,

Je vole vers le fils.

LE CHRIST , da fond des enfers.

Remonte vers le père. Dis-lui que tu m'as vu dans l'ombre agonisant^ Au plus profond du cœur allant puiser mon sang Pour sa justice... Fuis^ fuis^ j'ai repris mes armes ^ Raconte quel combat se livre pour tes larmes. Je ravirai son peuple à ton royal époux ^ Tu n'en pleurais qu'un seul ^ je les sauverai tous. Mais écoute ma voix , fuis ^ vierge téméraire , Ne viens pas de ton voile agrandir mon suaire. J'ai payé ton salut y ne viens pas m' apporter Une seconde fois ton àme à racheter. Ne viens pas joindre encore à ma tâche absolue Tout ce que pèserait le rachat d'une élue. Crois-tu l'homme et l'archange un fardeau trop léger? Mon sillon de douleurs ne peut plus s'allonger.

158 LE DRAME.

J'ai promis^ j'ai donné cette moisson amère ;

Je ne puis rien pour toi , quand tu serais ma mère ! !

Remonte , Sémida ! ! !

Mais il était trop tard ; L'imprudente trop près du flamboyant regard Avait baissé son vol ; et superbe , inflexible , Armant de plus d'éclairs ce regard invincible , L'impie ose enchaîner tes efforts innocents , Jeune vierge ! aux soupirs chastes comme un encens; Vase de pureté tout embaumé de rose , Et brisé sur l'autel ta blancheur repose.

Autrefois dans la nuit , sur les monts d'Israël y

Un tigre a vu brûler l'holocauste éternel ;

Il s'approche en silence ^ il se dresse , il s'allonge ;

Son œil ardent comme eux y dans les feux sacrés plonge

Jusqu'à l'agneau fumant qu'il n'ose pas toucher.

D'un bond profanateur il franchit le bûcher ;

LE DRAME. 159

Il s'éloigne^ il revient , mâche la proie absente ; Effleure les brandons de sa griffe puissante ; Et k douleur alors , pour la première fois , Par delà les vieux monts jette sa forte voix. Dans un cercle hurlant il enferme sa proie , Et sa robe royale autour des feux ondoie ; Et les reflets changeants de leur vive clarté Illuminent de près sa sauvage beauté. Ouverte aux vents du soir , sa narine plus grande Hume , avec volupté , les vapeurs de l'offrande. Il se décide enfin , s'élance ^ et sans effroi Sur Tagneau flamboyant s'abat. . . Le monstre-roi Dépouille Tautel , fuit vers sa caverne sombre. De l'holocauste saint la chair gémit dans l'ombre. S'étbnnant d'un repas pour sa faim étranger , Â la table de Dieu le tigre vient manger ; Déchire la victime^ et, dans son antre immonde , Appauvrit d'un agneau les prières du monde ; Et du bûcher encor luisent les feux ardents Sur les flocons de laine attachés à ses dents. Tel^ entraînant la vierge^ et sur sa robe pure Du mal , dont il est l'ange , imprimant la morsure ^ L'orgueilleux , en espoir^ s'appiaudit triomphant De priver le Seigneur de son plus bel enfant.

160 LE DRAME.

Mais , tout à coup ^ du fond de la nuit sépulcrale Voilà qu'une lueur d'abord lointaine et pâle , Surgit j et , sillonnant le gouffre nuageux , Bientôt y forme terrible , ouvre un vol orageux. Ses deux ailes au loin , comme les fortes rames Qui font bondir la mer aux flancs armés des prâmes, Battent les flots sans nom de ce vague océan ; Fendent les tourbillons^ franchissent d'un élan L'espace que la terre en son orbe enchaînée , Peut^ autour du soleil franchir, dans une année. C'est Satan ^ non point tel que l'aperçut Milton ^ Alors que ^ s'évadant des feux du Phlégéton , Aux bornes de la nuit que ce fleuve traverse ^ Des portes de l'abîme il soulevait la herse ; Alors qu'il apportait^ ténébreux tentateur^ A travers l'ouragan ^ l'œuvre du malfaiteur ; Nageait , rampait , volait de nuage en nuage ; Ainsi qu'une comète égarait son voyage ; Et semblait^ balayant tant d'éléments confus , Ajouter au chaos un désordre de plus. C'est Satan , sur son front y au lieu de diadème , Portant du repentir la majesté suprême;

LE DRAME. Kil

Et contre Idaméel , qui sourit de mépris , De son éternité rassemblant les débris.

SATAN.

« Écoute ton captif , Idaméel, écoute. Du fond de mon cercueil je surveillais ta route ; Et moi qui me repens , je puis , sans être roi > Faire y hors de Tabime y un pas de plus que toi. Renonce à ton espoir y rends cette fille d'Eve Aux souffles éthérés dont le vol la soulève. Tu vis , pour échapper à ta profane ardeur , Des ombres de la mort se voiler sa pudeur; Pourquoi renouveler^ dans la nuit nous sommes y L'épreuve dont elle a triomphé chez les hommes? Laisse , plus haut que toi , luire son front serein , N'enchaine pas son àme à tes ailes d'airain , Et ne profane plus d'un amour adultère Les beaux lys de ses pieds que ton regard altère. Son retour bien-aimé dans un autre horizon Réjouira le seuil de la sainte maison , Et , veillant de bien loin sur sa parure blanche. Pour lui donner la main l'ombre de Dieu se penche.

11 *

162 LE DRAME.

IDAMÉEL , (sans oeaser de regarder Sémida.)

Tu redresses encor un front deux fois frappé ,

Comme un pin que la foudre aurait mal écharpé.

Âs-tu rompu ton ban? est-ce Satan qui passe?

Je croyais pour ramper qu'il fallait moins d'espace^

Esclave ; je croyais que dans notre défi

A courber ta hauteur mon souffle avait suffi ;

Je croyais Lucifer tout brisé de la lutte ,

Et que l'oubli des morts avait scellé sa chute !

Ne force pas ici, pour finir l'entretien.

Le poids de mon regard à tomber sur le tien.

Fuis; tu n'es pas heureux aux chances de la guerre !

La révolte , Satan , ne te réussit guère!

Fuis, accepte l'oubli que ton roi t'accorda.

Tu veux rendre au Seigneur l'élan de Sémida?

Sous les berceaux d'Éden ton œil, plein d'autres flammes,

Veillait moins prudemment sur la pudeur des femmes!

Quand tu venais , serpent cauteleux et vermeil ,

De deux enfants de Dieu séduire le sommeil ;

De leur rêves fleuris leur assigner le terme ,

Et leur cueillir un fruit ayant l'enfer pour germe.

Crois-tu donc que Satan , maître en l'art de flatter,

LE DRAME. 163

Soit le seul tentateur qui se fasse écouter , Et qu'on s'arme , au hasard , d'un prestige inutile Si Ton n'a revêtu la forme d'un reptile? Esclave,. cette femme est à moi. »

Mais Satan Sur le dos montueux du chaos haletant , Pose un pied formidable , un moment s'y balance , Plus haut que son rival dans un autre air s'élance ; Ses ailes , déployant au nom de Jéhova Cette nuit que la foudre en leur longs plis grava , Cachent la vierge aux yeux qui se posaient sur elle ; Sémida monte et fuit. . .

Ainsi la tourterelle Qui voit briller sous l'herbe un œil de diamant , Invitée à mourir quitte le firmament. Le lézard, séducteur à la crête pourprée , Fait reluire au soleil sa robe diaprée ; Il enchante sa proie , et l'œil fascinateur Voit du vol tournoyant décroître la hauteur.

164 LE DRAME.

A travers les rameaux dort son nid de mousse y La victime descend , descend plaintive et douce , Avec le collier bleu , semblable à ses amours^ Que y si près de son cœur , elle garde toujours ; Et ne pouvant briser la chaîne d'étincelles. Sent palpiter la mort au frisson de ses ailes. Mais si quelque autre oiseau passe, et coupe en passant Du charme empoisonné le rayon caressant, La tourterelle enfin s'échappe, libre et forte, Redemande la vie au souffle qui l'emporte ; Et dans Téther aimé, loin des marais brumeux, Purifiant son vol des regards venimeux , Recommence, en chantant, la fête éblouissante Que donne le printemps à sa joie innocente.

Dans son funèbre espoir Idaméel trompé ,

Se replonge aux enfers d'ombres enveloppé ;

Et de cent nœuds d'airain charge, dans la nuit noire;

Lucifer renversé du haut de sa victoire.

Superbe, il redemande à l'orageux séjour,

A son sceptre brûlant l'oubli de son amour.

LE DRAME. 165

Il convoque ses chefs. Leurs majestés vassales Aux sons tartaréens des trompes colossales , Viennent vers le monarque... il veut les consulter Sur les nouveaux tourments qu'il lui faut inventer: Car depuis que le Christ souffre dans son domaine. L'infini des douleurs est trop peu pour sa haine! !I

*

CHANT DIXIÈME.

IDu nounrau ^ttï)»tmmt.

Tandis qu'Idaméel par ses hérauts appelle Au pandémonium l'homme et l'ange rebelle ; Tandis que la comète , au vol échevelé , Astre toujours sanglant , de tempêtes voilé , Qui tient lieu de soleil aux voûtes infernales , Sous la mer de bitume éteint ses rayons pâles; Les geôliers de Jésus , fantômes ennemis , Insultent le captif à leur garde commis:

170 LES TROIS HEURES

Et des restes du vin de l'infernale orgie , Autour du dieu priant^ leur lèvre s'est rougie^ Et sous un lourd sommeil , au bord du lac fumant ^ L'ivresse au front de feu les couche pesamment.

Quelquefois , lorsqu'un buffle américain s'abreuve ,

Le boa , comme un pin, couché le long du fleuve

Siffle et saisit sa lèvre ; un fort mugissement

Jeté par la douleur répond au sifflement.

Et le buffle y d'un bond , a cru fuir la morsure

Des deux crocs venimeux rivés dans la blessure.

Vain espoir ! . . . Le serpent ne l'abandonne pas.

Déjà, pour accomplir l'incroyable repas.

Sa gueule s'ouvre et fume ainsi qu'un incendie.

Rouge y élastique , horrible et sans cesse agrandie ;

Et le buffle , aspiré par l'ennemi rampant ,

Sent sa tête gonfler la gorge du serpent.

Ses cris n'arrivent plus aux troupeaux de la plaine ;

Plus avant dans sa tombe il plonge , à chaque haleine.

On voit , libres encor , sur la savane en fleur ,

Ses quatre pieds tendus tressaillir de douleur.

Et le monstre sifflant triomphe dans sa joie ;

De sa bave sanglante il ramollit sa proie.

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 171

Ses yeux verts , contemplant les convulsifs frissons , Sortent de leur orbite , allumés de poisons ; Et , membre à membre , après une lutte inutile , Le buffle , tout entier , glisse dans le reptile , Dans le boa repu , dont les flancs montueux Dominent pesamment les replis tortueux ; Et qui vaincu d'efforts y six mois^ au bord de l'onde j Sous l'énorme festin dort d'un sommeil immonde^ Invincible, profond; moins profond cependant Que celui des geôliers au bord du lac ardent.

Libre de ses gardiens dont la sombre paupière Prend l'immobilité de ce sommeil de pierre^ Arrachant de son sein d'autres gémissements , Franchissant d'un seul pas neuf cercles de tourments, Le divin Rédempteur cherche un roc solitaire, d'un volcan éteint fume encor le cratère. Il y descend , chargé du supplice infini ; Il veut que les enfers aient leur Gethsemani ! Il s'arme dans son cœur pour la terrible veille : Combat désespéré , formidable merveille , Dont jadis le Gédron , tout grossi de ses pleurs y Ne vit qu'un faible essai dans Thommc de douleurs.

172 LES TROIS HEURES

Car dans le saint des saints le jugement s'exerce; Car c'est Theure suprême et terrible Dieu vei'se Sur la tête du fils le calice apprêté, Et qui , pour s'épancher, n'a plus Téternité. F^e saint des saints voilé dans sa majesté tremble.

Tout à coup une voix du fond du ciel rassemble Les mille chérubins épars, que le Dieu fort Avait nommés du nom des anges de la mort , Quand elle triomphait, etque sur leurs fronts sombres S'étendait, pour bandeau , la terreur de ses ombres. » Reprenez votre deuil et le nom redouté » Dont la mort surchargeait votre immortalité , » Dit la voix. . . Le Seigneur attend et vous regarde , » Et veut au saint des saints vos ténèbres pour garde. » Et tous ces chérubins , blancs sous leurs ailes d'or , S'épouvantent, ainsi que les femmes d'Èndor,

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 173

Lorsque sur le trépied chargé de noirs présages

Elles allaient du dieu revêtir les orages.

Ils voudraient s'envoler ; car ^ si doux et si beaux ,

Ils n'ont plus souvenir du chemin des tombeaux ;

Car , pour couvrir leur front de la sombre parure ,

Il leur faut dénouer les lys de leur ceinture ,

La couronne cueillie aux célestes vallons ,

Et les feux s'enlaçant au vol des cheveux blonds ;

Et la moire aux plis purs y sur leurs pieds blancs croisée ,

scintille dans l'or la perle opalisée ,

Et ces voiles légers , flottants , inaperçus y

Qu'en passant dans l'éther une étoile a tissus.

Chérubins dévoués à des splendeurs funèbres^

Anges brillants que Dieu transfigure en ténèbres^

Que le juge demande^ et qui ne savent pas

Contre qui vont marcher les anges du trépas.

Chaque rayon se voile et chaque fleur se fane ,

Et leur robe a perdu son printemps diaphane ;

L'éclair de leur regard s'éteint.. .. leur aile en deuil^

Ressemble aux longs draps noirs qui , sur un haut cercueil

la gloire a posé des fleurons et des armes ,

Flottent au catafalque avec leurs blanches larmes.

A travers cette nuit^ présage de malheur^

Leur front triste et terrible a dressé sa pâleur.

174 LES TROIS HEURES

En tonnerres plaintifs l'orgue du sanctuaire , Accompagnant le bruit de leur vol mortuaire , D'un deuil majestueux voile ses saints transports. Tout l'orchestre divin , sous un crêpe d'accords^ Gémit en leur présence, et, plus lent d'heure en heure,. L'arpège nuageux avec leur âme pleure. La coupole d'Éden , comme un miroir d'Ophir , Réfléchit leur fantôme en son large saphir. La tristesse avec eux , signal des grands désastres , Pour remplir les sept cieux passe d'astres en astres. Pareils à ces oiseaux de nuit , malheurs errants , Dont l'aile obscure bat nos vitraux transparents , Sur l'autel des parfums ils renversent les vases ; Volent , plaintive éclipse , à travers les extases ; Longtemps sans s'arrêter , comme un peuple banni , Ils tournent en pleurant autour de l'infini. Et de grands cercles noirs ont remplacé leurs gloires, Et leur glaive allumé jette des flammes noires , Et, comme en un faisceau, rassemble dans leur main Tous les coups dont la mort frappa le genre humain. Glacés, il ne bat plus de cœur sous leur armure. Tout le sang des martyrs baigne leur chevelure , Même le sang du Christ qu'ils vinrent, à genoux. Recueillir par torrents aux blessures des clous.

DU iNOUVEAU GEl'HSEMANI. 175

Lorsqu'au jour du calvaire et de la grande attente ,

Frappant du Dieu vivant chaque chair palpitante ,

Sur le corps dont la robe était jetée au sort ,

Leur glaive défaillant divinisait la mort !

Aussi triste aujourd'hui se lève leur phalange ,

Dont l'ombre armée autour du saint des saints se range.

Les vierges , les enfants , ce beau groupe d'élus Qui^ dans les lys du ciel, repose et ne meurt plus, Comme un nid de colombe en frissonnant s'envole. Un nuage d'effroi court sur chaque auréole ; Et Sémida raconte au Ciel épouvanté Son voyage à travers l'azur illimité , Et du Christ descendu les paroles lointaines ; Et ses pleurs ont coulé comme l'eau des fontaines ; Et d'esprits en esprits la terreur va croissant ; Et le martyr y caché sous sa robe de sang, Craint de voir se briser dans l'ineffable enceinte y Quelque lien d'amour de la famille sainte.

Seul sous les anges noirs Gabriel s'arrêta.

Il crut voir dans leurs yeux la nuit du Golgotha

17(i LES TROIS HEURES

Se lever ; il sentit éclore une pensée

Du fond de la tempête en son cœur amassée :

Elle monte , inondant son passage d'éclairs ,

Ainsi que le soleil monte du sein des mers;

Et tout à coup grandit , si géante et si forte ,

Qu'elle fait chanceler Tarchange qui la porte.

On eût dit que sur lui Tesprit de Dieu passait;

Du frisson des terreurs son pied blanc bleuissait.

Comme un immense orage ouvrant toutes ses ailes

Dont le deuil de son âme endort les étincelles.

Il vole vers le juge , et dans les cieux vermeils

Sa chevelure sombre a voilé trois soleils.

» Seigneur, as-tu jamais, dans ton pouvoir suprême^

» Voulant glorifier un autre que toi-même ,

» A quelque ange admiré du bienheureux séjour,

» Dit : Vous êtes mon fils engendré de ce jour !—

» Non, tu n'as salué de ce titre superbe,

» Que celui qui le porte en sa splendeur de Verbe,

» Et dont l'œuvre aux enfers , de ce nom redouté

» Sur son front de martyr accroît la majesté ;

» Et moi , vers celui-là, vers son supplice étrange,

» Moi, néant d'immortel, moi, poussière d'archange,

» Sans savoir si jamais je pourrai remonter,

» J'ai besoin de descendre et de lui répéter.

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 177

» Ton calice en ma droite et ta gloire à mes ailes ^

» L'hymne toujours vivant des sept douleurs mortelles ,

» Qu'entendit le Gédron , et dont ma harpe d'or

» Depuis quatre mille ans frissonne et pleure encor.

» Me laisses-tu ^ Seigneur^ (qu'un signe m'avertisse )

» Précipiter mon vol à travers ta justice?

» Je suis prêt... » Mais au lieu de ce signe clément ,

Un soufûe^ redoublant l'effroi du jugement ^

Passe sur l'immortel dont l'aile se déchire y

Comme sous l'ouragan la voile d'un navire.

Dans son œil égaré la prière s'éteint.

Un tourbillon tonnant^ qui s'élance et l'atteint,

Roula ses flots de feu sur ce roi des archanges ,

L'enveloppa d'éclairs comme un enfant de langes^

Brisa toute sa force , et le précipita

Jusqu'aux derniers soleils l'amour Tarrôta.

Tout le ciel en pâlit... l'enfer sentit sa chute. La montagne , du Christ s'éternise la lutte , Tremble , ainsi qu'autrefois notre globe mortel Tremblait au contre-coup des chutes de Babel. Plus avant dans son cœur la victime exemplaire Du dard de Jéhova sent vibrer la colère ;

12

178 LES TROIS HEURES

Et tel qu'un nourrisson qui, dans un jour de deuil. Se sentant du berceau glisser dans le cercueil , Se retient en mourant aux voiles de sa mère , Le Christ tendit les mains et cria vers le Père :

» Viens m'assister , mon Père, je suis descendu , » Au milieu des brebis du grand troupeau perdu ; » Dans ces champs, du mal chaque brûlante épine » Toujours, de siècle en siècle , a jeté sa racine; » Dans ces champs réservés à la faux du démon , » Dont nul épi du cœur ne dore la moisson , » Que nul soleil n'éclaire , et dont les noires herbes » Dressentencor trop haut les poisons deleurs gerbes, » Pour qu'en ce sol impur , sans toi , puisse mûrir » Le remords , ou la fleur d'humilité s'ouvrir ! » Viens m'assister, mon Père, au fond de la tourmente » Que mon âme en travail de ses cris alimente; }) Dans ce gouffre de maux , dans ce feu de douleurs » Qui , brûlant sur mes pieds la trace de mes pleurs , » Achève d'entourer l'holocauste céleste , » Et du Dieu défaillant consume ce qui reste, » Et ne me laisse pas un instant ralentir, » Pour respirer en toi , ma course de martyr.

DU NOUVEAU GETHSEMANI 179

» Quand la terre voguait encore ,

» Comme un navire oriental y

» Tu trempais des feux de l'aurore

» La perle sous le flot natal.

» Seigneur^ tu gardais sous ton aile

» Ceux que ton souffle avait bénis :

» Le lys blanc , des fleurs la plus belle ,

» Les cœurs priant dans la chapelle ,

s Les oiseaux priant dans leurs nids.

» Et j'avais des &mes fidèles

» Qui suivaient ma trace en tout temps ,

» Comme de douces hirondelles

» Le vol radieux du printemps.

» La plaine exhalait mes louanges

0 Sous les vents parfumés de miel ;

» Et ceux qui regardent les anges ^

» Venaient lire en lettres étranges

» Mon nom dans les pages du Ciel.

180 LES TROIS HEURES

» Enfant; j'avais des tabernacles^ » Oii tout un peuple réuni » Respirait Tair pur des miracles^ » Avant le miracle infini. » Dans les délices de ton onde » J'abreuvais le pitre et le roi ; » Et je balançais sur le monde » Les rayons de ma tète blonde , » Afin qu'il grandit avec moi.

» Et la sainte Vierge Marie, » Beau lys qui vers toi s'élançait , » Dans son amour , chaste et fleurie , » Sur son cœur joyeux me berçait , » Sur son cœur, veillant solitaire^ » En des flots d'extase perdu : » Saphir tout voilé de mystère , » Le plus pur autel sur la terre » je sois jamais descendu.

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 181

» Et quand la pécheresse femme

» Lavait mes pieds ^ elle prenait

» Bien plus de myrrhe et de cinname

» Pour son cœur , qu'elle n'en donnait !

» Et des tombeaux s'ouvrait la pierre

» Sous une larme de mes yeux ;

» Et tu venais à ma prière ,

» Et mon plus humble sanctuaire

» Avait la grandeur de tes cieux.

» Et tu ne viens plus ! ! ! Ta puissance

» S'est changée en verge de fer.

» Seigneur, pourrai-je , en ton absence ^

» Briser les tombes de l'enfer?

» Lorsqu'au Cédron nous t'appelâmes ,

» Ton ange vint nous raviver;

» Penses-tu donc que , dans ces flammes ,

»> Le poids du cadavre des âmes

» Soit plus facile à soulever?

182 LES TROIS UEUIIES

» L'heure ne passe pas^ Seigneur ! la lutte immense^

n Sans jamais s'apaiser^ sans cesse recommence ;

» Le roc a bu longtemps le sang que j'ai sué.

» Comme on vit le soleil^ au cri de Josué^

» S'arrêter dans le ciel , la nuit ardente et noire

» S'arrête , pour laisser s'achever ma victoire.

» L'heure ne passe pas.... le calice est amer! 0 Ma lèvre n'atteint plus le fond de cette mer ; » Mais toi ^ mon juge ^ toi ^ tu la mesures toute; » Ta balance d'airain la pèse goutte à goutte , » Ton regard la sillonne^ et le vase écumant » Déborde de colère et s'épanche en tourment.

» L'heure ne passe pas et gémit éternelle

» Sous le poids de tes pieds qui sont posés sur elle.

DU NOUVEAU GETHSEMAM. 183

» L'enfer en moi palpite ^ et je porte à mes flancs

» Sa ceinture d'angoisse et de siècles brûlants;

» Et dans ces mêmes flancs^ déchirés crime à crime,

» Œil rémunérateur^ tu viens scruter l'abîme.

» La douleur m'a couché sous l'aiguillon vainqueur;

» La douleur a creusé le tombeau de mou cœur ;

» La douleur a trois fois fait , sans être lassée ,

»> Comme d'un monde en deuil , le tour de ma pensée ;

» Et jamais plus de feux dévorants n'ont i^empli

» Le cratère ton Fils gémit enseveli.

n Toi-même en les comptant^ Père^ tu t'en effraies !

» Le crime universel s'incorpore à mes plaies.

n Oh ! même en descendant jusqu'au fond du malheur,

» L'homme et l'auge n'avaient qu'essayé la douleur.

0 Ils n'avaient qu'effleuré ce sol je trépasse ,

» Ce long sentier saignant ta justice passe;

» Et trop faibles tous deux pour ce combat géant ,

» Leurs maux participaient encor de leur néant !

» Mais moi je puis souffrir et te payer ta dime :

» Tu n'as un fils^ qu'afin d'avoir une victime ;

» Qu'afin que tout s'expie et tout soit racheté,

» Sans sortir de toi-même et de la Trinité.

184 LES TROIS HEURES

» Cbaque souillure appelle un charbon d'Isaïe. » Et tu ne descends pas , et ma plainte trahie » S'arrête , et nulle étoile à mes regards ne luit. » L'éclair seul de ton glaive a traversé ma nuit!!I » Je t'appelle , sans voir nul messager descendre! » Le Dieu se tourne en vain sur sa couche de cendre. » De l'enceinte mon front bat les rocs gémissants, » Tes anges de la mort eux-mêmes sont absents. » Grâce ! grâce ! I ! un rayon de toi dans la tempête ! » L'ivresse des tourments fait chanceler ma téte^ » Et comme un champ qui doit porter des séraphins, » J'ensemence l'enfer de ces tourments divins. » Oui , pour donner la vie , en tes fureurs j'expire; » A leur immensité cette heure peut suffire. » Oui ^ sur mon pâle front, dans l'ombre agonisant, 0 Chaque crime a sa larme et sa goutte de sang ; » Et tu ne descends pas. Seigneur; et ta colère » Sur ma bouche mourante éteint ton nom de père; » Et de ta Trinité le Verbe est foudroyé! ! » Jésus-Christ orphelin , de ton sein renvoyé , » Ne sait plus poser sa tête anéantie ; » Les pierres de l'autel ont croulé sous l'hostie. » Et Christ gémit toujours^ immobile, et couché Dans le suaire ardent à son corps attaché.

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 185

Pour nourrir les deux mers de leur flot tributaire y

S'épauchent des hauteurs qui dominent la terre

L'Amazone , arrachant aux entrailles de Tor ,

De son sable enrichi Tétincelant trésor;

Les lacs ^ le mont Blanc jette les avalanches

Qui s'écroulent le long de ses épaules blanches;

Le Nil , pour peupler ses temples odieux,

L'Egypte en ses filets allait prendre des dieux ;

Et l'Euphrate , miroir des vierges d'Arménie ;

Et le Mélès donnant son doux nom au génie ;

Et le Tibre qui vit la Rome d'autrefois ,

Que tant de Jupiters écrasaient de leur poids y

Sous les souffles du Nord tomber comme un vieil arbre ^

En jetant dans les flots son Olympe de marbre.

Tous ces fleuves^ ces lacs^ ces torrents^ ces ruisseaux^

Portent, de chute en chute, au sein des grandes eaux,

Leurs flots roulants , puisés au berceau des nuages

Et grossis en passant sous l'urne des orages.

Ainsi tous les tourments que l'enfer peut sentir.

Dans r&me de Jésus sont venus s'engloutir.

(86 LES TROIS HEURES

Enfin l'ange chanta dans la haute demeure : » L'agonie a passé pour toi sa première heure, » Cette heure si féconde en douloureux bienfaits, » Emportant dans son vol dix mille ans de forfaits.

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 187

Mais bientôt , réveillés de caverne en caverne , Les péchés^ se dressant^ entr'ouvrentleurœil terne; Leur cri fait retentir la noire profondeur De chaque conscience dormait leur hideur. Us viennent^ s'élançant tels qu'une horrible armée y Des bois , des lacs profonds y de la nue enflammée ; Portant au jugement toute leur pesanteur y Pour balancer le poids du grand médiateur , Et faire tournoyer y dans la nuit sépulcrale , Leur ronde accusatrice aux accords de son râle. Sur la sueur de sang , afin de Teffacer , Le sabbat déicide en hurlant veut passer, Et, dévorant de feux la semence bénie. Stériliser le sol germe Tagonie. Les uns , sur le rocher , rampent comme les nœuds Qu'entrelace au désert le cactus vénéneux ;

188 LES TROIS HEURES

D'autres, le front levé ^ ressemblent par leurs tailles A ces tours que portait l'éléphant des batailles ; D'autres^ épouvantés de l'horreur qui les suit, N'osent pas se montrer même à l'œil de la nuit , Et se sont recouverts des voiles implacables Que la justice attache au front des grands coupables. D'autres , au pas oblique , au rire douloureux , Ressemblent à l'enfant rachitique et fiévreux, Qui , traînant sous le ciel sa précoce impuissance. Donne un air de sépulcre à son adolescence. Le péché de Judas les conduit... (Tel le Juif Conduisait les bourreaux vers l'olivier plaintif. ) Et spectres fraternels , les mains entrelacées , Semant , l'un des poisons et l'autre des pensées , Ils viennent étaler, sous de jaunes flambeaux, La tache de leur pourpre ou bien de leurs lambeaux; Ils viennent, peuple à peuple , ils viennent, monde à mon Du Dieu , sans les blanchir , chaque pleur les inonde , Et Jésus-Christ sur eux ne cesse d'arrêter Son œil de diamant qui s'use à les compter.

Ainsi pleure longtemps la blanche jeune fille , Quand , des crimes humains blasphémante famille,

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 189

La chaîne aux durs anneaux des noirs galériens Passe au soleil y devant ses traits aériens. Elle cherche comment , dans ses profondes trames ^ La grande âme du mal a pris toutes ces âmes ; La grande âme du mal qui , pour voiler nos yeux , Ouvrant sa triple nuit quand nous tombons des cieux, Nous reçoit sur son sein y comme une fausse amie , Et nous fait de ses bras un berceau d'infamie. Le crime appesantit Tair qui flotte autour d'eux , Il transpire au travers de leurs haillons hideux ; Le crime est sur leurs mains ; le crime à leur visage , En entrant dans leur cœur ^ fit monter son image ^ Comme la foudre , au front d'un jeune homme en sa fleur^ En le frappant de mort fait monter la pâleur. La chaîne fourmillante le regard se plonge , Demeurtre en meurtre au loin^ vers le bagne s'allonge : Fangeuse caravane ou serpent sinueux , Dressant à chaque écaille un forfait monstrueux ; Fleuve sombre^ entraînant chaque flocon immonde Surpris par l'œil des lois dans l'écume du monde! ! Promis à l'écbafaud , tous ces élus du mal , Des visions qu'enfante un sommeil sépulcral , Épouvantent^ la nuit , leur oreHler de pierre. Le rire atroce court sous leur fauve paupière y

190 LES TROIS HEURES

Et leur àmc de plomb les courbe encor plus bas y Que le poids du boulet qu'on attache à leurs pas. La jeune fille pleure , à leurs yeux se déi^obe , Et y secouant trois fois les plis blancs de sa robe , Reprend ses doux pensers , harmonieux essaim , Chaste concert du ciel résonnant dans son sein.

Mais éternellement dans le profond espace La chaîne des péchés y sous ton œil de lynx y passe ^ 0 Jésus!!! et voilà qu'en leur cercle maudit^ Une ombre lamentable et confuse grandit , Comme un spectre évoqué de la chaudière impie ^ Que conjure en chantant la gnomide accroupie. Le cercle des péchés tressaille et s'est courbé... Comme ua peuple pieux autour d'un roi tombé, Leur foule l'environne et forme , adulatrice , Une cour funéraire à l'ombre impératrice. L'ombre en devient plus noire ; et tels que des corbeaux Aux bras d'un arbre mort planté sur des tombeaux S'attachent... les péchés^ libres dans leur royaume, Ont posé leur vol lourd sur les bras du fantôme ; Se collent à son sein , à ses flancs ulcérés ; Par un horrible instinct toujours plus attirés ,

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 191

Semblent en lui se fondre , et , pareils de nature ,

Du grand spectre ébauché compléter la structure.

Pour s'unir à son cœur la haine a palpité.

Comme une chevelure , à sa tète ont flotté

Les hydres dont Tenvie en hurlant s'environne ;

L'orgueil devient son front pend une couronne.

Sa lèvre se noircit du fiel des trahisons.

Le meurtre dans son sang passe et brûle en poisons.

Tel qu'un disque d'airain qu'on foi^e sur l'enclume y

Son œil dur et hagard de luxure s'allume.

L'adultère à son col^ comme un carcan de fer ,

S'enlace , et Jésus-Christ reconnaît Lucifer !

L'archange Lucifer si longtemps infidèle ,

Qui , traînant ses liens y cache sous sa grande aile

Ses membres de péchés et le bandeau flottant

Renoué , malgré lui , sur son front repentant ;

L'archange Lucifer , comme une herbe fauchée ,

Arrachant les aspics de sa tète penchée ,

Et qui s'efforce en vain de changer dans ses flancs

La forme de son cœur entre ses doigts sanglants.

» 0 Christ ! de quelle nuit comme moi tu te voiles ! » Qu'as-tu fait , Dieu sauveur, de ta gloire d'étoiles?

192 LES TROIS HEURES

» De tDïi beau vêtement d'hyacinthe et de lys ,

» Illuminant le jour aux feux de ses longs plis ?

» Pourquoi viens-tu^ les yeux si chargés de nuages,

» A ce cratère éteint rendre d'autres orages?

» sont tes chérubins fidèles , et pourquoi

» Ne vois-je pas leur glaive entre mon crime et toi?

» 0 Christ! ohl que je puisse abaisser dans la poudre

» Ce front brûle encor la place de ta foudre

» A travers les remords dont il s'est couronné...

» Durant la longue nuit de pleurs , prosterné

» Sous les sept oliviers^ dont le tronc solitaire

Égala sa vieillesse à l'âge de la terre ,

» Tu ressentis au cœur , de péchés en péchés ,

» Tous les tourments du monde en prière épanchés;

» Du rant cette nuit sainte^ un ange au vol de flamme,

» Sur ton Père invoqué vint appuyer ton âme ^

» Et^ pour quelques instants, à ton humanité

» Rendre sa part de force et de divinité.

» Aujourd'hui, quel silence autour de ton supplice!!

» Nul ange, en l'apportant , n'adoucit le calice.

» Aujourd'hui, c'est Satan qui vient, ô Rédempteur!

1) Juge de l'abandon par le consolateur !!

n Et puisque ta prière , au fond de cette tombe ,

9 Comme un aigle blessé loin du Seigneur retombe

DU NOUVEAU GETHSEMANF. 193

» Avant d*avoir franchi le gouffre spacieux ; » Juge de la distance nous sommes des cieux ! Oh ! pourrai^tu dans Tombre, ta charité brille , Des premiers-nés du mal te faire une famille , Et de notre calvaire atteindre les sommets ? Dans ton cœur de martyr, oh ! pourras-tu jamais, Soulevant les tourments dont j'ai forgé la chaîne^ Prendre^ pour ton amour, ma mesure de haine? Pourras-tu , Dieu clément , forcer ta charité A changer l'avenir de notre éternité ? De tes flancs de sauveur rouvrir la cicatrice ; » Et^ portant jusqu'à nous ton œuvre expiatrice , » Dans les rouges sillons de tes mourantes chairs » Trouver assez de sang pour laver les enfers ?... » Fuis, le gouffre est trop grand pour que tu le remplisses! » Satan a déposé le sceptre des supplices ; » Mais dans les profondeurs des lieux nous souffrons^ » La couronne du mal pèse sur tous les fronts. » Va^ je connais mes fils par leur nom d'anathème , » Et ma main des forfaits leur versa le baptême ; » Je les vois tous passer en remords sous mes yeux; » Nul n'est encor marqué d'un signe pour les cieux^ » Et du vin des fureurs nul encore ne sèvre » L'intarissable soif de sa fumante lèvre ;

13 *

194 LES TROIS HEURES

» Et nul n'a dépouillé son vêtement d'orgueil^

» Et de son Dieu perdu nul ne porte le deuil.

n Cesse d'interroger , descendu de ta gloire ,

» Ce qu'il tient de blasphème au fond de leur mémoire!

» Fuis , tu succomberais... La mer d'iniquité ,

» Débordant ta prière et ta divinité ,

» Viendrait en snbmei^er la sainte ignominie ;

» Sa vague emporterait tes siècles d'agonie.

» Par ton nom , par les pleurs dont je souille tes pas ,

» Fuis loin de mes remords, mais ne les éteins pas I

» Fuis y mais regarde-moi du regard qui console

» Et de nos repentirs nous fait une auréole.

» Que je sente briller au fond de mes douleurs

» Le rayon de l'amour^ ranimé sous tes pleurs ;

» Ce beau rayon perdu de ma gloire première

» Dont tes anges au cœur ont gardé la lumière :

» Qu'il descende du haut de ta rédemption ;

» Qu'il soit dans mon enfer un flambeau de Sion ;

9 Qu'il soit une prière en mon sein déposée ,

» Sur mes lèvres de feu pure et fraîche rosée.

» Un regard^ un regard, 6 Christ! I ...» Et le maudit,

Baisant le sol qui tremble à chaque mot qu'il dit ,

Se traînait en rampant sur son aile ployée.

De son œil immortel l'orbite foudroyée

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 195

Laissait rouler des pleurs qui s'épanchaient amers , Tels que des flots venus de Tabime des mers , Et, tombant sur la lave encor mal refroidie , Fumaient ainsi que Feau qu'on jette à l'incendie. Lorsqu'aux pieds de Jésus sa douleur gémissait , D'un seul de ses sanglots tout l'enfer s'emplissait. Le remords sur son front , depuis son autre guerre^ Avait joint ses sillons aux sillons du tonnerre : On s'étonnait que, roi de ces gouffres de feu , Il eût été vaincu par un autre que Dieu ; Et formidable encor , son aile ténébreuse, Balayait des enfers la poudre sulfureuse.

Alors Jésus , d'un œil tout brillant de pardon , Et soulevant le poids des heures d'abandon , Le regarde , et du ciel dont il pleurait l'absence , ( Tant ce regard au cœur peut verser d'innocence ) Satan croit, dans sa nuit, respirer l'air natal. Remontant à genoux l'éternité du mal , 11 croit , enveloppé de leurs splendeurs nouvelles , Secouer dans Téther la cendre de ses ailes ,

196 LES TROIS HEURES

Et s'élancer d'un vol ^ de soleil en soleil , Jusqu'au matin fleuri de son premier réveil.

Enfin l'ange chanta j dans la haute demeure : » L'agonie a passé pour toi sa deuxième heure ; » Cette heure si féconde en douloureux bienfaits, » Emportant dans son vol dix mille ans de forfaits.

*

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 197

Mère du Fils sauveur , et bien plus mère qu'Eve , La Vierge immaculée en tous ses pleurs se lève , Plus triste que Rachel loi'sque dans les replis Du suaire , ses mains enveloppaient ses fils.

Mère du Fils sauveur , et bien plus mère qu'Eve , La Vierge immaculée en tous ses pleurs se lève ; Et près d'elle se tient ^ sous ses six: ailes d'or , Du silence de Dieu Gabriel pâle encor.

Mère du Fils sauveur , et bien plus mère qu'Eve y La Vierge immaculée en tous ses pleurs se lève : Sa robe de lumière a pâli sur son sein ; Le soleil de ses pieds a pris son deuil divin ; Et sur son front penchés y les douze anges de flamme Conforment leur étoile aux pensers de son âme.

198 LES TROIS HEURES

Silence! ! ! La voilà , la mère du seul fils ,

Du seul enfant de Dieu qui manque au Paradis.

Silence!!! La voilà, l'inconsolable reine.

Tous les saints ^ à genoux , ont adoré sa peine ,

Et baisé sur ses pas ses voiles épanchés ,

Et dans leurs longs plis blancs les miracles cachés.

Voyez comme en son cœur sa douleur se retire ,

Sous son pur manteau bleu de reine et de martyre.

Grandissez pour la voir^ arbres du firmament !

Et rouvrez sous ses yeux vos fleurs de diamant ,

Afin de recueillir^ s'il se peut , pour ondée ^

Le flot des chastes pleurs dont elle est inondée.

Regardez , regardez , ô femmes de Sion !

Et redoublez après de lamentation.

Ses deux bras maternels , croisés sur sa poitrine ,

Enfoncent dans son cœur la couronne d'épine ,

Seul gage de son Fils à sa douleur resté ,

Dont chaque fleuron porte un monde racheté ;

Trésor de nos autels , trésor dont la lumière

Entoura de rayons l'espérance en prière ;

Touché par nos remords , baisé par nos douleurs,

Sous le pardon du Père et sous un ciel de pleurs.

Don sacré ! travaillé de grâces et d'oracles ,

Et durant six mille ans tout usé de miracles !!!

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 199

Or y sous ce cher fardeau , Marie , avec douceur ,

A sainte Madeleine a dit : Venez ma sœur.

Elle a penché son front sur la divine amante ,

Presque autant que Marie en ses remords aimante.

Et le ciel de gémir et de crier sept fois :

» Laissez , laissez passer la mère de la croix ,

» Qui porte sur son deuil , sur ses traits adorables ,

» Toute la majesté des pleurs immesurables ,

» Et vient^ quand dans nos yeux la frayeur les tarit ,

» Au pied du jugement prier pour Jésus-Christ. «

Elle avance à pas lents sous le profond nuage ;

La blancheur de ses mains illumine l'orage y

Et la terrible nuit qui ,. flottante y a jeté

Autour de Jéhova trois cieux d'obscurité.

Elle avance , elle avance , et les trois rangs funèbres

Des anges de la mort entr'ouvrent leurs ténèbres ,

Et la foudre se range au saint des saints en feu y

Pour laisser s'approcher Ja mère de son Dieu.

» Seigneur , en Bethléem , notre ville chérie , » L'enfant-dieu voulut naître et naître de Marie ; » Voulut que l'Orient à genoux l'encensât , » Mais surtout qu'une femme en ses chants le berçât;

200 LES TROIS HEURES

» Que pour le révéler brillât la sainte étoile ,

» Mais surtout qu'une femme en pleurs^ sous son long voile

» L'emportât an désert pour accomplir la loi ,

i> Et défendre l'enfant contre l'édit du roi.

» J'implore , en ce moment , votre grice vivante

» Qui me fit de Jésus la mère et la servante.

» Oh , Seigneur !!! par ce sein virginal^ assez fort

» Pour enfanter neuf mois le Sauveur à la mort ;

V Par ce sein transpercé de la lance brûlante ;

» Ces pieds qui l'ont suivi sur la route sanglante ^ » Aux rocs de Golgotha comme les siens blessés ; » Ces yeux qui sous sa croix ne se sont pas baissés ; » Par toutes mes douleurs , et par le grand miracle » Qui de mon cœur de mère a fait son tabernacle, » Vers notre unique enfant, expirant loin de nous , j) Laissez Marie encor redescendre à genoux , » Et lui porter encor , quand sa voix les réclame , » Les soins qu'avec respect l'ange cède à la femme. » Ces soins , qui sont à moi , peut-on me les ravir ? » Mes mains ont eu déjà l'honneur de le servir ,

V 11 les baisa souvent , et même /par sa grâce ^ » Toujours de ces baisers elles gardent la trace. » J'essuierai doucement la sueur de son front ,

 rhcure de la croix mes bras le soutiendront.

DU NOUVEAU 6ETHSEHANI. 201

Oh ! laisse-moi descendre aux ombres éternelles Par les mille degrés des douleurs maternelles I ! ! Déchirer mes genoux aux échelons de fer , Et consoler celui qui console l'enfer. Que de ton jugement les arrêts sont sévères ! Que ta large nuée enferme de calvaires ! Tu comptas les soleils , mais pourras-tu compter Les mondes de tourments que tu viens d'enfanter? Jamais nuit sur ton front ne fut plus ténébreuse! . . Quand l'ange^ me nommant du nom de bienheureuse, Vint m'annoncer un fils , ô juge redouté ! Â quel prix donnais-tu cette maternité ? A quel prix, Dieuterriblel et pouvais-je donc croire Que mes pleurs suffiraient à noyer tant de gloire ; Et que mon sein un jour brûlerait , dans le ciel , » La fleur qu'en s'inclinant vint m'offrir Gabriel ?

» Et toi , Jésus, mon fils, au moins souffrons ensemble,

Puisque le monde a dit : La mère au fils ressemble. » Mes autels sur la terre étaient tous près de toi ;

Dans l'abîme , à présent , il en faut un pour moi , » Et triomphe ou martyre^ autel ou croix, n'importe, » Qu'on prenne avec le lys la tige qui le porte !

202 LES TROIS HEURES

» S'il fallait , 6 Jésus ! qu'on t'entendit deux fois » Dire : Buvez , ma mère , au calice je bois ! » Pourquoi dans ton beau ciel , sous tes haleines pures » Cicatriser le flanc qui portait sept blessures ? » Et pourquoi n'as-tu pas^ dans ce sein tout meurtri, >i De ton premier calvaire éternisé le cri ? » Pourquoi , m'habituant aux suprêmes délices , » Mettre le paradis entre mes deux supplices?... » Et je suis loin de toi , mon enfant... Aujourd'hui

> La mère du Sauveur ne peut plus rien pour lui , » Et ma prière monte avec ton agonie

» Jusques aux pieds vengeurs du Dieu qui la renie.

> La voix de tes douleurs redouble , et par moments A Éteint l'hymne éternel sous ses gémissements ,

» Et Dieu n'écarte pas le fer dont il me blesse ;

» Dieu ne m'exauce pas et dans ]e ciel me laisse !

» Loin du Fils^ loin du Fils en son amour trompé ;

» Et sans revoir sa mère ainsi qu'Àbel frappé ! ! ! »

0 reine des cieux ! Vierge aux sept douleurs mortelles ! La prière a ployé ses ailes fraternelles

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 203

Sur ton cœur , et tii sens pour la première fois De son vol retombé quel peut être le poids. Miracle unique ! ! Dieu rejeta tes alarmes : Il permit seulement que Tune de tes larmes , Pleine de cet amour qu'elle prit dans ton sein , Pût tomber aux enfers du fond du lieu très-saint.

Cette larme Marie avait mis sa tendresse y d'un cœur désolé s'épancbait la détresse , Emportant dans son vol les mystiques odeurs , Traversa les soleils chantaient les ardeurs. Et la voyant passer , les trônes , les louanges^ Et les petits enfants , frères ailés des anges , Répétèrent en chœur : Garde ton doux trésor ,

Comme nousTencens pur^ au fond des vases d'or

Et la voyant passer , les princes séraphiques

Lui chantèrent , voilés , des hymnes magnifiques ;

Et les vierges de Dieu lui dirent à genoux :

Avec toi^ chaste pleur^ pour son désert prends-nous.

Mais rineffable pleur passa plus triste encore ,

Et d'étoile en étoile, et d'aurore en aurore ,

204 LES TROIS HEURES

Et d'élus en élus , jusques à Sémida , Qui la baisa tremblante , et dans son cœur Taida Pour achever sa route , en disant : « Sois bénie ! I » Larme à qui Dieu donna cette grâce infinie , » D'aller porter au Fils , à son œuvre attaché , » Tout l'amour de Marie en tes parfums caché. » Diamant virginal , perle mystérieuse , » Plus que de tes blancheurs de ton deuil glorieuse I » Va , pour nous et pour lui , combattre Idaméel. » Va sur le front de Christ trouver ton autre ciel. » Allume tes rayons dans ses froides ténèbres , » Brille ^ soleil vivant , aux horizons funèbres. > Va porter^ chaste pleur ^ au sein des feux maudits, » Le dictame d'amour venu du Paradis. » Si tu n'aperçois plus , de nuages voilée , » Les lointaines splendeurs de la sphère étoilée , » Près du dernier pécheur c'est qu'alors tu seras; » Et s'il veut t' arrêter ^ larme ^ tu passeras; » Et si pour te brûler s'ouvrent ses yeux de flamme, » Tu lui diras mon nom , mon nom d'ange et de femme. » Tu diras qu'à présent^ qu'on soit prophète ou roi, » Le ciel est un degré pour monter jusqu'à moi , » Et que j'ai pris mon vol^ rêvant sa délivrance^ » Pour tendre de plus haut ma main à l'espérance. >

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 205

Et le pleur rayonnant^ tomba , tomba vainqueur. Et ne ralentit pas son vol jusques au cœur Du Fils , qui reconnut à sa douceur divine Le baume maternel de la sainte colline.

Mais le cbarme fut court. Sous Taiguillon brûlant. Ainsi que sous le fer palpite un agneau blanc , Cbrist se débat en vain... la coupe est plus amére. Les feuxx)nt dévoré la larme de sa mère ! Il est seul... mais toujours il entend retentir Les sanglots de Satan sous ses pieds de martyr. Consolateur plus triste encor que la victime ! 0 Lucifer I dit-il , dont chaque cri sublime A d'échos en échos réveillé tous mes morts ( Gabriel eut des chants moins beaux que tes remords , Quand pour me consoler le Seigneur vint l'élire. Nulle corde d'amour ne manquait à sa lyre Cependant , et son front brillait , loin des élus , Des célestes soleils que ta tète n'a plus. » Espère, il s'accomplit, dans l'orage nous sommes, » Cie salut imparfait commencé chez les hommes ;

206 LES TROIS HEURES

> Ce salut imparfait que pourtant Jéhova

» Sous son aile de feu quatre mille ans couva ; » Il s'accomplit pour toi , pour toutes tes phalanges^ » Et pour ces fils d'Adam qui manquent chez les anges, » Esclaves qu'en mourant je n'ai pu délier : » Laissant à mon banquet des places par millier^ » Parce qu'ils n'avaient pas donné la sainte obole ,

> Ou de l'enfant prodigue aimé la parabole.

» Mes frères^ je reviens!! me reconnaissez-vous,

» Gomme Thomas l'apôtre , à la marque des clous?

» J'ai fui pour vous la myrrhe et les champs d'asphodèle.

» Fragile humanité si peu de temps fidèle !

» Fragile humanité ! bel arbre qui grandis

» Si peu de temps au sol du jeune Paradis!

» Arbre glorifié , mais dont les hautes branches ,

» Entr'ouvrant pour leciel leurs lys, leurs roses blanches,

» Ont poussé vers l'enfer des rameaux desséchés^

» Par l'ouragan du mal de leur tige arrachés ;

» Et qui n'ont pu renaître en la pure atmosphère

» Sous les vents printanniers qui soufflaient au Calvaire!

> Lamentables rameaux , feuillages vénéneux ,

» Qui, dans le même champ des rameaux lumineux, » Au soleil de l'amour ont gardé leur froidure ; » Les pleurs de Christ n'ont pas ranimé leur verdure,

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 207

Et je les ai vus tous , au lieu de refleurir , Sous mon sang rédempteur achever de mourir ; Et je les ai vus tous , dans l'heure solennelle^ Montrer leur fruit impur à la nuit étemelle; Et chaque feuille souffre , et brûle , et porte ici Une goutte de sang , comme elle morte aussi ; Morte pour le salut divin ^ mais qui rallume Aux cœurs des réprouvés le feu qui les consume. Et ce sang est le mien , ce sang ^ payé si cher ! Comme une autre sentence est tombé de ma chair. Il est tombé sur eux, terrible, intarissable. Et rien n'en peut laver la pourpre ineffaçable; Stigmate de vengeance , et cachet de douleurs Qui scelle dans leurs yeux Téternité des pleurs ; Grand fleuve descendu de mon bandeau d'épines , Roulant à flots pressés les colères divines; Déluge de la croix d'anathèmes chargé; Rouge océan qui couvre un monde naufragé !... Non, je viens le reprendre aux douleurs de ce monde! Je plongerai ma main dans chaque plaie immonde. Je viens. Seigneur, je viens reconquérir ce sang Égaré dans sa route et qui manque à mon flanc ; Et qui remontera jusqu'à toi , Dieu sévère ! Et qui doit de ton Christ compléter le Calvaire.

208 LES TROIS HEURES

i> Je viens le conquérir sur ces fils du trépas;

» A sa sombre lueur je suivrai tous leurs pas;

» Embrassant leurs tourments^ penché près de leur couche,

» J'aspirerai longtemps sur leur ardente bouche ,

» Victime défaillante et sauveur tour à tour ^

» Ce formidable sang qu'ils ont bu sans amour.

» Et puis j'en verserai la coupe deux fois pleine ,

» Comme les doux parfums de sainte Madeleine^

» Sur tes pieds , Sémida, sur tes pieds glorieux ;

» Et ce sang ravivé , ruisseau mystérieux ,

B Abreuvera de paix^ de joie et d'innocence,

» Du mystique printemps la riche efflorescence.

» Le lys d'Eucharistie en des flots de fraîcheur

De son pur vêtement baignera la blancheur.

» Dans la grande moisson plus de tiges brisées :

» Et ces gouttes de sang , ineffables rosées ,

» Topazes de splendeur , perles et diamants ,

» Chastes saphirs sortis du creuset des tourments,

» Luiront au front des saints que ton ciel environne^

» Pour doubler les rayons de leur belle couronne ,

» Pour qu'il ne manque pas un épi de Sion

» Dans le champ qui succède à la création. »

Ainsi priait Jésus , ce Dieu de la prière.

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 209

Sur son lit de travail , défaillante , une mère Pare^ en espoir , Tenfant des plus suaves fleurs. Et sa moisson de joie est faite sous ses pleurs : Telle de Christ mourant T&me , un instant ravie , Souriait y du sépulcre , à son œuvre de vie ; Et conime un groupe élu de cygnes radieux , Lui chantant dans l'orage un chant mélodieux , A l'entour de sa croix , un instant balancées ^ Voltigeaient sur ses maux ses aimantes pensées.

Oui , tu croyais déjà , d'espérance enivré ,

Lier la sombre gerbe à ton faisceau doré ,

Oh I Christ ! quand tout à coup ^ de leurs tombes vivantes,

Dans le septième enfer reines des épouvantes ,

Montent jusques à toi des formes , dont les noms

Ne sont pas prononcés même par les démons.

Jamais^ quand d'un enfant il vient boire l'haleine ,

Smarra , gnome bleuâtre aux ailes de phalène ,

N'enfonça plus avant Fépine des frayeurs

Qu'il cueille aux champs glacés des pâles fossoyeurs.

14

210 LES TROIS HEURES

Elles ont sous leur vol courbé toa front d'athlète, Tordu ta chevelure en leurs doigts de squelette , Et le sphinx , imprimant sous ses griffes de fer Les blasphèmes du doute aux murs noirs de Tenfer, Le grand sphinx qui les suit te jette en ton cratère De son bel œil de femme un regard de panthère. Dans son sourire froid ni^e un poison moqueur , Tuant l'enthousiasme à chaque élan du cœur; Et qui , glaçant Tamour à sa source infinie , Fait à ton sacrifice un cercueil d'ironie. Oh I lamentable Christ ! tu ne crois plus en toi ; Ta dernière agonie est de manquer de foi ! I Sous le regard du sphinx , fascinateur prestige , Le doute ivre et tournant prend le vol du vertige; Et de l'abime aux cieux flotte le Dieu mourant, Comme un condor aveugle ou comme un spectre errant. Plus de monde à sauver, plus d'autel qui t'encense; Ta main cherche la plaie saigne ta puissance : Tu crois qu'elle est tarie et morte à ton côté , Qu'en son premier tombeau tout le Christ est resté ; Que voyant s'écrouler ta majesté sujette. De l'infini fermé le temple te rejette;

Que ton père et ta mère , au chevet du néant , Viennent de s'endormir ; et qu'en son sein béant

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 211

L'éternité n'a plus que l'effrayant problème De son grand sphinx vainqueur se reniant soi-méine ! Et lui voit son triomphe , et sur toi s'ailongeant Souffle tous ses venins à ton rêve changeant : Femme ^ d'impurs baisers il brûle ta figure ; Il engloutit le Dieu dans l'immense envergure De ses quatre ailes d'aigle^ et^ lion souverain , Fait haleter tes flancs sous sa croupe d'airain.

Ainsi y dans ses poisons tout le jour assoupie , L'araignée aux bras noirs des bords de la Gambie Entend un rossignol sur Tébénier en fleur , Qui du fleuve africain boit la tiède fraîcheur ; Pour se gonfler de sang durant la nuit sereine , Monstrueuse , elle fuit sa prison souterraine , Et par d'obscurs sentiers vient à l'arbre chanteur , Comme un spectre voilé sur les pas du bonheur. Et cependant l'oiseau , palpitante merveille , Chante , et des saintes nuits le temple se réveille ; Et des brillants accords la chaîne de cristal Suspend l'âme rêveuse au firmament natal.

212 LES TROIS HEURES

Furtif^ sans agiter^ comme un chasseur habile. Du grand arbre attentif le feuillage immobile. L'insecte immonde et noir, et toujours attiré , De rameaux en rameaux monte plus altéré.

Et le rossignol jette aux rives parfumées L'essaim resplendissant des notes rallumées , Ou le son fugitif, clair, immatériel , Filant dans l'hymne pur comme une étoile au ciel ; Souffle plein des secrets de la fleur solitaire ; Ame qui vient chanter son bonheur sur la terre; Parfum vibrant, tombé du céleste encensoir. Pour enseigner l'extase aux poètes du soir ; Écho vierge et rêveur de la lyre bénie ; Onde sonore flotte un monde d'harmonie ; Cantique tout-puissant ,^ vive acclamation, Hozanna solennel de la création ! ! !

Oh ! comme ont tressailli les lys bleus de la rive II L'insecte immonde et noir monte encore. .. il arrive;

DU NOUVEAU GETHSEMANI. 213

Et le même rameau qui les porte tous deux N'avertit pas Toiseau de l'étranger hideux.

Ecoutez^ écoutez... l'hymne est plus doux encore; Le luth vit son cœur en amour s'évapore ; Il s'alanguit d'amour sous lu fraîcheur des bois ; L'amour vient enflammer les perles de sa voix , Et d'un chant plus ému bercer son nid de mousse , Tandis que passe au ciel la lune aimante et douce. Écoutez... Mais déjà les longs bras venimeux Sur son aile amoureuse ont jeté tous leurs nœuds; Il ne peut échapper à l'étreinte subite , Au tombeau de poisons sa frayeur palpite. L'ennemi monstrueux qui l'étouffé et le mord , Lentement^ sur son cœur , s'abreuve de sa mort ; Chaque goutte de sang affaiblit l'harmonie Qu'exhale en longs soupirs sa plaintive agonie , Et rougit, en tombant, les lianes de fleurs flotte le berceau de sa couvée en pleurs; Et le vent du soir pleure , et , de pitié saisie , La fleur a refermé sa coupe d'ambroisie ;

2U

Et la iune^ attentive aux adieux gémissants. Retire à l'arbre en deuil ses baisers pâlissants.

Enfin range chanta, dans la haute demeure : » L'agonie a passé pour toi sa troisième heure , » Cette heure si féconde en douloureux bienfaits, » Emportant dans son vol dix mille ans de forfaits. «

■¥■

CHANT ONZIÈME.

£( Cabatrr Heine Ud (Snfrrd.

Cependant en tumulte > au cri du Souverain, Venait de s'assembler Tinfernal sanhédrin.

Lorsqu' un brandon sauvage est tombé dans les herbes , Renaissantes moissons des savanes superbes , L'incendie^ hydre immense^ hydre aux replis rampants^ Emprisonne y en ses feux^ la fuite des serpents;

218 LE CALVAIRE

Avec des sifflements quelquefois il se dresse ; Dans ses grands nœuds de flamme étouffe la tigresse; S'allume au cou soyeux du buffle noir qui fuit : La torche mugissante épouvante la nuit. 11 va saisir en l'air ^ bondissante famille , Les jaguars tachetés dont la robe pétille ; Il parsème le ciel de blafardes rougeurs^ D'où les vautours , pareils à des oiseaux plongeurs, Viennent sonder^ cherchant une mourante proie, Cette ondoyante mer dont la vague flamboie. Tout brûle ^ et l'incendie aux changeantes couleurs. S'abreuve de rosée au calice des fleurs ; Et les hauts cèdres blancs , les baobabs difformes, La pyramide en feu des dragonniers énormes , Flambantes majestés de ces fumants déserts y Vont tarir le nuage à la cime des airs.

Tels^ les princes maudits dans les brûlantes salles,

Lèvent y géants de feu , leurs têtes colossales.

Les uns viennent gravir, fiers d'un titre imposteur,

Un trône dont leur crime a donné la hauteur ;

Et trouvant leur grandeur dans leur supplice même,

Montent avec orgueil à leur rang d'anathème.

DANS LES ENFERS. 219

D'autres se sont assis sous les lâches drapeaux Dont une trahison leur conquit les lambeaux ; Des perfides couleurs ils cachent leur supplice , L'infamie à leur front tient lieu de cicatrice. D'autres^ prêtres menteurs , s'amoncellent, placés Sur de fumants débris de temples renversés. Et tous ces chefe hurlants , féodale anarchie^ Pour être les premiers de leur hiérarchie , Se grandissent , jaloux de tout forfait rivai , Dans l'inégalité de l'empire du mai. Et cependant chacun en frémissant se range Sous l'homme couronné qui détrôna l'archange.

Au milieu d'un lac rouge et de feux écumant , On lui jeta^ pour trône ^ un mont de diamant Porté par douze rois de l'enfer , qui sur terre Avaient caché le meurtre en leur pourpre adultère. I^ur diadème d'or^ de pointes hérissé^ S'enfonce dans leur front , d'un poids plus lourd pressé, Quand le maitre , écrasant les gémissantes arches , Pose son pied de fer sur les trois mille marches. C'est lui; dans sa hauteur il se dresse puissant. Des douze fronts de rois douze fleuves de sang

220 LE CALVAIRE

Commencent à couler le long des flancs immondes^ Et du rouge océan rafraîchissent les ondes Ainsi Napoléon ébranlait de son poids Son trône , que portaient aussi des fronts de rois : Humbles rois, à ses pieds, pâles du rang suprême, Dont ses durs éperons rayaient le diadème , Et qui , tous prosternés sous le fardeau géant. Gardaient, avec terreur, leur niveau de néant!!

Mais sur le sanhédrin qui s'agite et bouillonne/ I

Soudain, d'un vol bruyant, le grand sphinx tourbilloane, .

Et vient s'abattre au bord de ce lac rougissant,

Dont ses quatre ailes d'aigle ont fait jaillir le sang.

9 Écoute , Idaméel , dit le triple fantôme ;

» J'ai fait, trois fois sept fois, le tour de ton royaume

» Pour rencontrer ce Christ que vous déifiez.

» Quelques sentiers gardaient la trace de ses pieds,

» Mais les miens y laissaient une empreinte plus forte.

» donc est-il ? plus loin, me disait la mer Morte.

» donc est-il ? plus loin , disaient les murs de Bel,

» Et Sodome et Gomohrre, et la tour de Babel.

» Plus haut , disaient les monts tremblant à mes appro<^

» Dont mes ongles d'airain déracinaient les roches.

DANS LES EM'ERS. 221

Cherche encor, me disaient les volcans qu'éteignait

» La sueur de lion dont le flot me baignait.

» Cherche encor^ répétaient les neuf cintres deflamme

» Dont l'éclat pâlissait sous mes deux yeux de femme.

» Enfin je le découvre; et pour premier affront ,

» Mes pieds ont remué la cendre de son front.

» Mes flancs triomphateurs ont brisé sa poitrine ;

» Pour mesurer le Dieu y j'ai foulé sa ruine I

» Si devant ses pareils on fléchit les genoux y

p Combien faut-il de Dieux , pour combattre un de nous !

» Comme une feuille errante arrachée à sa tige ,

n Je l'ai livré mourant au spectre du vertige ;

» Et je l'ai dépouillé de ce masque trompeur^

» De ce titre inventé pour absoudre la peur.

» Non , il n'est plus de Christ , plus de Dieu ; j 'en atteste

» Ceux qui vinrent creuser son sépulcre céleste.

» Dans l'abîme conquis à ton ambition ,

n Pourquoi jeter toujours ces rêves de Sion ,

» Idaméel ? pourquoi suspendre sur nos tètes

» Ce Dieu dont l'ombre immense obscurcirait nos fêtes ?

» L'espace délivré ne renferme que nous.

» Secouons le fardeau du fantôme jaloux ,

» Et que, grandi d'orgueil, tout l'enfer s'abandonne

» Aux voluptés du mdl que l'éternité donne. »

2^2 LE CALVAIRE

Alors tous : Plusde Ciel , plus de Christ^ plusdeDieul ! Ils se sont élancés de leurs stalles de feu , Traînant de leur supplice un lambeau pour parure. La rumeur passe et court de torture en torture; Et dans leur folle joie apparaît leur douleur , Crocodile endormi dans la savane en fleur. Partout vole et s'étend l'athéisme farouche , Monstre à l'aile inégale^ au front bas^ à l'œil louche, Le seul que dans ses flancs l'enfer n'ait point produit! Monstre du chaos amoureux de la nuit. Et les douze grands rois, saignant sous leur couronne, Que de ses flots pesants le lac rouge environne , Ébranlent sur leur tète ^ en reniant le ciel , Le mont de diamant qui porte IdaméeL

Il frémit^ et son pied bâtie mont qui chancelle : Un flot de sang plus noir du front des rois ruisselle. Son geste impérial , puissant , démesuré , S'étend sur ses sujets ; son regard acéré S'enfonce au cœur du sphinx ainsi qu'un fer de lance, Et son cri foudroyant ramène le silence ;

DANS LES ENFERS. 223

Comme un bruyant orage en fureur déchaîné > Par un coup de tonnerre est souvent terminé.

Quand la France en travail^ et croyant grandir l'homme,

Se déchirait les flancs pour accoucher de Rome ^

Ou venait , en champ-clos ^ sous ses drapeaux flottants

Jeter son gant de fer au spectre des vieux temps ;

Quand les pouvoirs tombaient^ pour laisser la parole

Monter impératrice au nouveau capitole^

Et que son sceptre lourd sur les peuples courbés^

Pesait plus à lui seul que tous les rois tombés ;

Au moderne Forum , quand des voix plébéiennes

Venaient entre-choquer leurs fureurs citoyennes;

Quand Septembre de loin montrait ses deux bras nus^

Mirabeau dominait tous ces dieux parvenus.

Son souffle d'orateur emportait les couronnes ;

Du poids de la tribune il écrasait les trônes !

Retentissante encor de son long cri plaintif^

La Bastille croulait sous son ancien captif.

Lion démuselé , de sa tète arrogante

Sa fureur hérissait la crinière éloquente.

Sur l'orageux troupeau son ongle s'appuyait.

La foule palpitait muette... On le voyait

224 LE CALVAIRE

Heurtant tous les pouvoirs y démolis pierre à pierre , Blesser du même bond Louis et Robespierre. Masque cyclopéen de ce multiple acteur^ Sa laideur formidable ajoute à sa hauteur. Comme son front rayé de coutures profondes , Du soc de sa parole il labourait deux mondes. Pensif^ il gravissait sans nul chemin frayé, Des jeunes libertés le mont si foudroyé ! Et pour une moisson haute de cent coudées , Semait , sous leur volcan ^ le grain de ses idées. Et déjà j d'une main faite à ces durs travaux , De quinze siècles morts déracinant les os ^ Élargissait de l'autre , au bruit de sa victoire , L'orbite incalculée vient tourner l'histoire. La révolution, sur son char triomphant. Mère soumise encore à ce terrible enfant , Pour en faire jaillir un lait puissant comme elle, Avec des cris d'amour lui livrait sa mamelle. Son œil du siècle en marche illuminait l'élan. Joignant^ pour les lancer contre un monde croulant, Le roc de la colère aux dards de l'ironie : L'avenir^ comme un temple , habitait son génie; Et de ce Dieu tonnant reconnaissant les lois. Se suspendait lui-même aux foudres de sa voix.

DANS LES ENFERS. 225

Ainsi d'Idaméei la voix puissante tonne. Plus vite qu'un rameau sous Touragan d'automne^ L'enfer s'est incliné: « Chefs ^ princes, rois du mal^ » Vous osez nier Dieu devant son seul rival ! » Vous osez nier Dieu , regardez vous êtes : » A travers l'infini son pied meurtrit vos têtes. » Le chaoB ne peut rien pour amortir ses coups , » Il faut mon diadème entre sa foudre et vous. » J'ai reconnu son fils; il vient, royal otage ^ » De son nom , parmi nous^ égarer l'héritage. » Qu'un bandeau de tourments couronne son amour^ » Et de son front de Dieu neuf fois fasse le tour ! » Cessez d'humilier mes victoires prochaines » En rabaissant son sceptre au niveau de vos chaînes : 9 La chaîne de Satan à peine suffira » A serrer , sur ses flancs , le nœud qui l'étreindra ! » Car c'est Te Christ^ vous dis-je... Anne^ Philon, Caïphe, » Du temple aux sept flambeaux toi ténébreux pontife , » Relisez sa sentence , et puis allez tous trois 9 D'un rocher des enfers lui tailler une croix , 9 Dont l'immense hauteur rapproche la victime » Du ciel qu'elle a qiiitté pour visiter l'abîme;

is

226 LE CALVAIRE

» Une croix ^ s'élançant de nos gouffres de feu ,

» Taillée à la largeur des épaules du Dieu.

0 Rendons-lui les honneurs qu'il obtint sur la terre.

» Et pour que rien ne manque au bienheureux mystère;

» Chargeons le sol maudit , avant sa passion ,

» D'un Golgotha pareil à celui de Sion.

0 Pour la fête sans fin qu'à ce Dieu je destine,

» Évoquons les palmiers en fleurs de Palestine;

» De son temple aux enfers rallumons les trépieds ,

» Que le même Cédron vienne laver ses pieds ,

» Et donnons a sa croix ce splendide accessoire ,

» De sa Jérusalem cadavre dérisoire ! ! !

» A l'œuvre^ enfants du mal !... »

Et tous à flots pressés ^ Pour le grand sacrilège en tumulte élancés, Remuant ; déchirant , déplaçant les entrailles Du sol , d'où va sortir ce spectre de murailles. D'une lave qui fume en tracent les contours. Judas baise la place jailliront ses tours. Judas donne les plans des remparts que son crime Au fond de sa mémoire à larges traits imprime ;

DANS LES ENFERS. 227

Déicide architecte, il marque chaque lieu :

Il vend Jérusalem , comme il vendit son Dieu ! !

Sa trahison avare aux enfers persévère.

On roule un mont plaintif que l'on taille en calvaire;

Et Moloch vient rasseoir^ dieu qui reprend son nom ,

Sa majesté d'airain sur les rochers d'Hinnon.

Le Moria s'élève , et d'impures piscines

Abreuvent de poisons les profondes racines

Des pâles oliviers immobiles^ de peur

D'effacer sur leurs troncs les gouttes de sueur.

Siloé de David I tu gardes dans tes sables

Du psaume échevelé les pleurs intarissables !

Cénacle de l'agneau , tu te dresses , chargé

Du froment rédempteur par l'apôtre outragé !

On peuple de tombeaux la funèbre vallée.

Un démon vient jeter sur la roche ébranlée ,

La tour d'Antonia qu'il porte dans sa main ,

Et qu'assiégea trois jours tout l'empire romain.

Prends , ô Jérusalem , la pâleur de ta fête !

L'ombre du grand drapeau des maudits , sur ta tête ,

Se balance^ depuis la porte de Rama

Jusqu'aux rouges sillons du champ Haceldama.

Avec tes murs privés de dieu , de sanctuaire ,

Toi , des miracles morts gigantesque ossuaire ,

228 LE CALVAIRE

Apparais dans Tablme en toutes tes douleurs , Forme autour de tes flancs un Cédron de tes pleurs ! Comme si sur ses bords ^ devait^ lugubre amie^ Venir s'asseoir en deuil l'ombre de Jérémie....

Mais tandis qu'on relève et tes tours et tes monts ^ Ton temple se refuse à l'œuvre des démons. Plus ils tentent d'efforts^ plus ses marbres qui roulent Sur les noirs bâtisseurs en gémissant s'écroulent. Alors Idaméel^ hasardeux ouvrier^ Voulant au faite sombre attacher son laurier^ Monte sur les débris qui trompent son attente ; Frappe d'un pied de fer la ruine insultante , Frappe encor y et soudain , un roc tout calciné^ Un mont de sept volcans dans l'ombre couronné , En jaillit^ et l'enfer dans leurs éclairs contemple L'emblème foudroyant des sept flambeaux du temple.

Et cependant Jésus s'avançait^ tout chargé

Des liens dont Satan venait d'être allégé.

Leurs nœuds, encor souillés du sang des meurtrissures,

De Lucifer au Christ transportent les blessures ;

DANS LES ENFEHS. 229

Et rivée à ses bras avec un bruit plaintif ,

La chaîne s'épouvante en changeant de captif.

» Salut ! Jérusalem , cité sainte et fatale !

» Cité que l'infini choisit pour capitale !

» Mon regard^ sous ton deuil, te reconnaît toujours;

0 Voilà ! voilà la tombe je dormis trois jours. Jérusalem ! ô toi qui mêlas ton mystère Et ton héros divin au drame de la terre ^ Jusques dans les enfers on veut nous réunir... L'homme sans ton passé n'eût pas eu d'avenir. Car^ sur les mêmes maux ensemble nous pleurâmes, Car ton livre céleste est le code des âmes; Même lorsque ton front sous les fléaux ployait. Ta ruine était l'ancre l'espoir s'appuyait ! Nul siècle ne tombait dans l'éternité sombre Sans emprunter de toi sa lumière ou son ombre. Reine par un cercueil , au grand jour du remords Ton vallon sépulcral suffit à tous les morts. Salut! Jérusalem, toi, ma seconde mère,

» Toi, qui vins enfanter le Dieu sur le Calvaire.

» Que ton front était pâle et triste en ce moment ,

0 Et tout empreint de deuil pour ton enfantement !

» Mais aujourd'hui, plus pâle encore et plus glacée ,

» Tu rouvres, dans la nuit, tes yeux de trépassée.

230 LE CALVAIRE

n Tu regardes mes fers en tressaillant d'effroi I » N'es-tu pas préparée aux douleurs de ton roi ? n Tu pleures dans Tabime à côté de Gomorrhe : » Remonte vers le ciel mes élus encore » Ranimeront pour toi les souffles odorants^ » T'ouvriront à genoux la blancheur de leurs rangs; » De tes pieds profanés essuieront la poussière » Avec leurs cheveux d'or rayonnant de prière ; » Te diront : Parle-nous; oh! dis-nous s'il revient; » De ses anges aimés , dis-nous s'il se souvient. » A-t-il beaucoup d'élus dans Tabime^ et d'apôtres » A lui faire oublier Tamitié des douze autres? » Et ma sœur Madeleine , avec un regard doux, Te dira : Souffre-t-il comme autrefois pour nous? » Et te voyant plaintive et sombre^ mes phalanges » Cacheront ta douleur sous leurs ailes d'archanges. >

Alors Idaméel : « Voilà Christ^ fils de Dieu ,

» Et Dieu lui-même !.. » On vit un grand cercle de feu

Les entourer^ semblable au cercle de magie

Que jette l'Emonide à la lune rougie.

DANS LES ENFERS. 231

Oa les vit s'aborder / et se parler longtemps

Un langage muet pour tous les habitants

De la nuit , et que Dieu , du haut du trône austère ,

Comprenait seul , penché vers Tabime : mystère ! ! !

Et tandis qu'autour d'eux l'enfer vient s'amasser ,

On entend sur leur front et gémir et passer

Deux voix qui s'unissaient dans des plaintes étranges.

L'une imprégnée encor de l'haleine des anges ,

Descendait , répandant sur l'abime profond

Les baumes d'un cœur pur qui s'embrase et se fond ;

L'autre , comme effrayée encor de la prière ,

Plus triste que l'adieu de notre heure dernière ,

Montait de l'ombre ; et tous ignoraient quel accent

Dans l'accord solennel était le plus puissant.

Or ces deux voix priant, c'était (concert sublime !) Sémida dans le ciel , Lucifer dans l'abime ; Qui^ si loin l'un de l'autre et pourtant réunis. Dans un même soupir joignaient deux infmis.

VOIX DE SÉMIDA y au Christ.

« Oh ! quand Idaméel de chaînes t'environne. Lui seul est le captif, et le juge c'est toi.

238 LE CALVAIRE

Etends , pour le bénir , tes fers sur sa couronne , Ton manteau de martyr sur sa pourpre de roi.

VOIX DE LUCIFER ^ à Idaméel.

De ta main de maudit c'est Dieu qu'il faut absoudre Ou frapper ; lutte aveugle ! orgueil fallacieux ! Sur ses cheveux flottants tu balances la foudre , Et ne t'aperçois pas qu'elle a brûlé tes yeux !

VOIX DE SÉMIDA , au Christ.

0 doux palmier d'amour I devant l'ouragan sombre Épands ta chevelure embaumée au Carmel ; Pour arrêter son vol^ pour qu'il vienne à ton ombre^ Boire tous les parfums de tes sept fleurs de miel.

VOIX DE LUCIFER y à Idaïuéel.

Ne déracine pas le palmier adorable ^ Toute une éternité refleurit dans ce don ! Du désert de notre àme il féconde le sable ; Ouragan , laisse-lui son rameau de pardon.

DANS LES ENFERS. 233

VOIX DE SÉBODA y au Christ.

Agneau , que ta toison fonne une blanche trame Qui dans ses nœuds divins enlace Idaméel y Et y filet lumineux y enveloppe son âme , Comme une perle pure y et la rapporte au ciel !

von DE LUCIFER y à Idaméel.

Idaméel y malheur ! le Christ se fait ta proie. Lion royal y retiens tes lionceaux ardents ; Avec le Dieu captif n'amuse pas leur joie , Sur les os de l'agneau n'aiguise pas leurs dents.

VOIX DE SÉBIIDA y au Christ.

Maitre , veux-tu Tencens , et l'or fin et la myrrhe ? Oh ! prends du sombre roi les soupirs pour encens : Que son cœur soit l'or pur qu'à tes pieds on admire ; Ses pleurs^ le baume amer , dernier des trois présents. »

234 LE CALVAIRE

Comme un grand pin^ ployé^ redressé par Torage ^ Bat tantôt le rocher et tantôt le nuage ; « Comme un vaisseau qui roule aux bonds des flots amers, De sa quille^ en plongeant^ heurte le fond des mers^ Puis remontant avec la vague qui l'emporte Retrouve dans les cieux la tempête plus forte ; Ainsi dans son orage Idaméel plongé , Flotte à toutes les voix dont il est assiégé. Que feras-tu , géant ? la vierge qu'une aurore , Pour le printemps d'amour sur ton cœur fit éclore , Sémida ^ voix qui chante un hymne de Sion y Dans ton noir océan ^ comme un nid d'alcyon ; Sémida ^ répétant ^ concert mélancolique I Ton nom de criminel sur la lyre angélique , A demandé ta grâce; elle prie^ elle attend... 0 réponds par tes pleurs quldaméel entend ; Laisse tes pleurs , lavant ton âme ténébreuse , Tarir au fond du ciel ceux de la bienheureuse. Ne dis pas au soleil dont un rayon te luit : Je ne t'aperçois pas. . . Mes regards sont la nuit ! Idaméel! I espoir trompeur. . . lutte impuissante... Du rocher de l'orgueil la masse est trop pesante ^

DAiNS LÉS ENFÊKS. 235

Faible athlète ! et tu sens^ sous ce fardeau d'airain y Ijb germe du salut expirer dans ton sein , Comme par une nuit féconde en funérailles , La mère sent son fruit mourir dans ses entrailles. Une seconde fois tu viens de succomber. L'aigle qui t'emportait te laisse retomber ! Il se change en vautour altéré de souffrance , Interrompt vers le ciel son sillon d'espérance , Et va se perdre au loin dans l'orage croissant^ Qui sur le Golgotha fera pleuvoir le sang.

Il fut une cité , Babel occidentale ,

De l'empire du mal immonde capitale.

Qui , sous les pas vainqueurs de Jésus , autrefois ,

Sur le sol calciné croulant de tout son poids.

Couvrit confusément de ses larges décombres

Trois royaumes entiers du monarque des ombres;

236 LE CALVAIRE

Et , dans un débris énorme , les démons Vont tailler une croix égale aux plus grands monts; Égale à la hauteur de ce second mystère , Fardeau qui changerait l'axe de notre terre.

Ainsi nous pénétrons dans les cités d'Isis , sur Tautel tombé les siècles sont assis ; le moindre fragment des débris qu'on admire A toute la grandeur de Thèbe et de Palmyre : Travaux d'un autre monde ^ et restes éclatants Dont chaque pierre enferme une énigme des temps. Parmi ce vaste amas , chaos sans harmonie , Mais d'où s'élance encor le soleil du génie , Notre œil s'étonne , admire , hésite , et vient chercher Le bloc qu'à son berceau nous voulons arracher. Déjà l'Arabe en foule autour de lui s'amasse. Luttant contre les Dieux qui roulèrent sa masse ^ Le fer , les madriers et les câbles noueux , Bandelettes autour du débris monstrueux , Emprisonnent la pierre en leurs plis endormie , De gloire et de granit gigantesque momie. Les flots jusqu'à ses flancs viennent de s'avancer; L'ancien dragon du Nil^ la regardant passer,

DANS LES ENFERS 237

S'indigne. . . il croit déjà voir^ pour parer nos trônes ,

Descendre vers la mer toutes ses Babylones;

Et nous osons dresser l'obélisque immortel

Sur le lieu funéraire manquait un autel.

0 monarque martyr ! décapité célèbre l

Sésostris a sculpté ton monument funèbre ;

Pontife de la mort^ de ses tombeaux lointains

Il t'envoie^ à travers quatre mille ans éteints^

Un bloc cyclopéen pour marbre expiatoire ;

Et tu fais avec lui cet échange de gloire.

Ce granit te répond , vers ton ciel élancé ,

D'un avenir de pleurs égal à son passé;

Et ses signes , ses noms , splendeurs d'une poussière^

Néant superbe écrit sur des pages de pierre ,

Se liront , épelés par l'ange du cercueil ;

Jamais plus grand trépas n'obtint un plus grand deuil.

Mais la croix infernale^ avec effort taillée ^

Gémit ^ et la victime attend agenouillée;

On roule ^ sur ses reins ^ le fardeau rédempteur.

0 croix ! sombre rocher ! quelle est ta pesanteur ! I (

Ton vieil hiéroglyphe et tes signes étranges

A toi ^ ce sont les noms des nations d'archanges

238 LE CALVAIRE

Qui donnèrent au mal sa couronne de roi ;

Effacés dans le ciel , ils sont gravés sur toi.

Ton vieil hiéroglyphe^ et tes énigmes fortes^

Ce sont les noms maudits de tant de races mortes

Sur qui dans sa hideur le crime s'étala :

Livre que Josaphat, lettre à lettre, épela;

Livre dont chaque signe est plus pesant qu'un monde!

Et que n'efface pas la sueur qui l'inonde ;

Et qui nous montre , 6 Christ! bien plus que toi brisés,

L'ange et l'homme accroupis sur tes reins écrasés.

» Marche 1 dit un démon , ton épaule a sa chaîne; » Sous ton pied de martyr la route est belle et large ! » Marche ! ! ! que fais-tu donc immobile et voûté , » Ainsi qu'un moissonneur sous sa gerbe d'été? » Avance, qu'attends-tu? J'attends mon diadème, » Parce que je suis roi. —Tiens, place-le toi-même, » Le voici.... Pour baiser ton front échevelé » Autour du cercle immense un serpent s'est roulé, » Et retient dans ses nœuds , sur ta tète divine , j) L'àme d'un régicide au bout de chaque épine. » Mais tu restes encor ployé sur le chemin » Sans avancer... J'attends qu'on me tende la main,

DANS LES ENFERS 239

» Parce que je suis fils de l'homme... » Deux colombes Dont la mort n'avait pas séparé les deux tombes. Deux enfants blancs et doux, que Dante osa nonmier; Qui seuls dans les enfers semblaient pouvoir aimer ; Deux amants dont la terre a gardé la mémoire Depuis qu'avec des pleurs il en traça l'histoire, Vinrent en même temps; car depuis leurs amours D'un vol toujours égal ils se suivaient toujours. Triste et comme étranger dans sa noire patrie , Le jeune homme , penché vers le fils de Marie , Aida de ses deux bras , pour soulever la croix , La victime si forte et si faible à la fois! Â celui qu'elle aimait par la mort fiancée , La jeune femme en pleurs, à sa gauche placée. Prit son voile , et pendant le chemin douloureux En essuya le front du pâle bienheureux ; Et tous deux ont suivi , car leur foi persévère , Jésus de Nazareth vers le mont du Calvaire.

Le Dieu marche. . . traçant vers la sombre hauteur , De rocher eu rocher son sentier rédempteur. De tout le poids qu'il porte il pèse sur l'abime ; Il tombe trois fois... mais tandis que la victime

240 LE CALVAIRE

Fléchit , les deux enfants que Ton a vus venir , Grandissent par degrés pour la mieux soutenir. Il semble en ce moment^ sous le poids qui le blesse. Que la force da Dieu passe dans leur faiblesse ; Et tous les deux alors Tadorent en priant. Et l'on voit ^ comme un astre au front de l'orient^ De la rédemption Taurore fraîche et pure , Belle auréole d'or ^ poindre à leur chevelure.

Mais les démons... « Quel est dans ses premier combats » Ce Dieu dégénéré croulant à chaque pas j » Ainsi qu'un faible enfant échappé de ses langes? n Tu ne peux marcher seul ! sont tes fiers archanges? Que fait ton père assis dans l'éternel repos? A Qu'il te tende son sceptre à travers le chaos I » Qu'il jette, pour sauver l'honneur de son image ; n Au porte-croix mourant ce bâton de voyage. » Marche. . . le terme est proche; il ne faut^ roi du ciel, '^ Que traverser l'empire règne Idaméel. » Jéhova^ l'architecte^ en conçut la structure , » Sous son compas de fer en courba la ceinture , » Et d'avance pour toi , dans «es doux jugements , » Vint le semer d'aspics, le paver de tourments.

DANS LES ENFERS. 241

» Suis-nous. . . » Et des démons les lanières sifflantes , Marquant les chairs du Dieu de morsures brûlantes , Réveillaient ^ sous ses pas , dans leurs nids calcinés , Les essaims fourmillants des pythons nouveau-nés. Le céraste > Téloppe et le noir amphisbène , Embarrassant ses pieds de leurs grands nœuds d'ébène. Ou buvant sur le sol les gouttes de son sang , Sillonnaient de poisons le sentier gémissant y Et la croix , et le mont retentissant d'oracles , Qu'autrefois Jéliova sillonna de miracles.

Comme, dans une église, un hibou loin du nid , Après avoir dormi sur un saint de granit , Tournoie en éteignant la lampe sépulcrale Qu'allume pour les morts la vieille cathédrale ; Heurte le crucifix sous son vol inégal ; S'abreuve de l'eau sainte au marbre baptismal ; Et vient se balancer d'une aile appesantie Jusques dans les rayons que Dieu donne à l'hostie; Tel , en avant du Christ , que son aile heurta , Le grand sphinx se balance au mont de Golgotha.

16

242 LE CALVAIRE

Sur les pas de l'athlète engagé dans la lice ^ Les spectres surveillants de Téternel supplice Marchent de cercle en cercle; et, voulant voir aussi, Dressant plus haut leur front que la foudre a noirci , Les villes de Tenfer se disent Tune à l'autre : Viens, ma sœur, viens, ma sœur, cette fête est la nôtre! Et serrant à leurs flancs leur ceinture de tours , les siècles perchaient , tels que de grands vautours, Se levant, s'agitant de leur base à leur faite. Comme des ossements au souffle du prophète , Les treize noires sœurs s'arrachent pesamment Du sol brûlé qui crie et s'entr'ouvre en fumant. Elles viennent , laissant à nu leurs catacombes Dont les morts réveillés n'habitent plus les tombes. Leurs Kremlins ébranlés, et leurs dômes, penchant, Novices voyageurs , chancellent en marchant ; ( Tels , lorsque des volcans la forte voix éclate , Chancellent Ténériffe et les rocs de Ternate. ) On voit s'entre-choquer aux cintres de l'enfer Leurs colonnes portant des éléphants de fer ; Et sur les bas-reliefs, les rouges architraves. Leurs aqueducs rompus laissent couler des laves ;

DANS LES ENFERS. 243

Et d'un pied basaltique affaissant les vieux monts ^ Elles suivent de loin la course des démons.

Le Christ gravit toujours Tinfernale colline. Ainsi rhumanité sous son bandeau d'épine , Noyée à chaque pas dans le torrent de pleurs Qui surgit tout à coup du gouffre des douleurs y Passe. . . Au lieu de serpents , ses crimes pour entraves De leurs nœuds venimeux pressent ses pieds esclaves ; Et depuis le berceau le dard des passions La déchire bien plus qu'un fouet de scorpions. La triste flagellée^ éternisant la lutte ^ A son calvaire aussi monte de chute en chute ; Tantôt les yeux au ciel , tantôt avec fureur Croisant^ pour le briser^ ses deux bras sur son cœur^ Elle s'écrie : 0 père ! ! ! —et le juge en silence La regarde marcher, la main sur sa balance.

2ii LE CALVAIRE

La victime s'arrête^ et pose au Gpigotha

La croix qui doit porter le Dieu qui la porta.

On prend , pour l'y clouer , quatre clous déicides

Qu'on arrache du cœur de quatre parricides;

Et bientôt les démons^ sous le gibet ployés^

Pour dresser le supplice à grand bruit relayés,

Tendent leurs mille bras... Venez, sombres manœuvres,

Soulevez, s'il se peut , le fardeau de vos œuvres!

Gigantesque faiblesse, efforts toujours déçus!

Si vous êtes dessous , vos crimes sont dessus.

Et la croix qui montait terrible, et sur l'âbime De l'un à l'autre enfer balançait la victime , Retombe , et le roc tremble, et dans l'air gémissant L'arc de la chute immense a ruisselé de sang.

Sur la tour de Babel , sinistre observatoire , Le sphinx se pose et jette un rire de victoire , Chaque fois que le mont , sous la chute ébranlé , De ses dents de granit mord le Dieu mutilé ;

DANS LES ENFERS. 245

Et les treize cités se retournent béantes ,

Du côté d'où leur vient la nuit des épouvantes.

Leurs basilics de bronze adossés aux piliers ,

Par la spirale en feu des larges escaliers

S'élèvent jusqu'au faite ^ et noires sentinelles ,

Sur l'œil mourant du Christ attachent leurs prunelles.

Chaque siècle maudit y sur un dôme arrêté ,

Lance un cri d'anathème au Dieu précipité.

Les rois barbus , sculptés sur les tours octogones ,

Le menacent du sceptre dragons et gorgones

Sont venus, pour mieux voir, s'enlacer en réseau ,

Et que l'éternité tailla sous son ciseau.

» Le voilà , disent41s , l'exilé volontaire !

» Son martyre impuissant ne peut quitter la terre ;

» Et sans mouiller nos pieds, tout son sang aujourd'hui,

» Ne baigne qu'un rocher stérile comme lui !!! »

Et la croix qui montait terrible , et sur l'abime De l'un à l'autre enfer balançait la victime. Retombe, et le roc tremble , et dans l'air gémissant L'arc de la chute immense a ruisselé de sang.

246 LE CALVAIRE

Alors Christ^ qu'à la fois du haut de leurs colonnes

Viennent de blasphémer les treize Babylones :

« Seigneur I Seigneur! pourquoi m'avoir abandonné?

Et vers les deux enfants son regard s'est tourné.

Beaux enfants ! nouveau-nés de sa sainte présence ,

Prenez le manteau blanc que portait rinnocrace.

Adorez-le longtemps devant lui prosternés ,

De son regard divin beaux enfants nouveau-nés I !

J)u père de famille assistez l'agonie;

Votre tète si blonde et déjà si bénie ,

Jusqu'au sol rédempteur en pleurant courbez-la.

Autrefois le disciple et l'amante étaient ;

Il croira voir , trompé par votre front qui prie ,

Pleurer y près de saint Jean , Madeleine-Marie ,

Et de sa passion vous le reposerez

Par ce doux souvenir que vous rappellerez !

Et la croix qui montait terrible , et sur l'abime De l'un à l'autre enfer balançait la victime , Retombe , et le roc tremble, et dans l'air gémissant L'arc de la chute immense a ruisselé de sang.

DANS LES ENFERS. 247

Mais voulant à son tour que sa terreur rampante

S'affermisse aux remords^ sous cette croix tombante^

Au pied du Golgotha voici venir Satan ,

Qui 9 n'osant pas gravir le mont sublime , étend

Ses deux ailes en deuil y comme un drap funéraire

Déjà tout parsemé des gouttes du Calvaire.

9 Irai-je aider le Dieu ? non. . . espoir décevant ! . .

» Je briserais la croix rien qu'en la soulevant !

» Moi de ma double chute âme préoccupée /

9 Gomme dans une lave en ses remords trempée.

0 Mtoi , Satan ! I premier-né de l'orgueil sépulcral ;

» Tigre sorti blessé des cavernes du mal ;

» Moi l'impur tentateur ; moi la grande couleuvre ,

» De lassitude enfin abandonnant son œuvre ,

9 Et roulée autrefois , dans sa convulsion ,

> Globe par globe , autour de la création.

0 Moi y disciple funèbre ; élu de l'anathème,

i> Je crains d'anéantir l'amour , parce que j'aime.

» De ma plainte effrayé , je crains d'anéantir ,

>i En pleurant mes forfaits , jusques au repentir ! !

» Le repentir , en moi triste et tardif orage ,

» Va paraître aux enfers portant ma seule image I

248 LE CALVAIRE

» Cachons-le dans mon cœur comme un Dieu profané,

» Comme un Dieu rougissant^ de son temple étonné.

» Cachons-le dans mon cœur^ gouffire aux replis sans nomliiT

» Ce flambeau qui ne peut rayonner sous mon ombre!

» Cette fleur suspendue au rameau desséché ,

» Ce fruit mûri mille ans sur un arbre arraché !

» Ce chaste repentir , leur seconde innocence y

» A ces deux beaux enfants laissons-en la puissance.

» Priez ^ pour Lucifer , aux pieds de votre roi ,

» Je vous ai fait tomber ^ mes fils , relevez-moi :

» Vous êtes riches , grands et forts dans la prière ,

i> Enfants ^ faites déjà Taumône à votre père.

» Le Christ vous exauce^ oui ; ses yeux m'ont r^ardé!

» Du regard de Jésus , Satan est inondé ;

» Il a pleuré sur moi ! . . peuples du sombre gouffre ,

» Il a pleuré sur moi ! . . rochers, monts, lacs de soufre,

» Tempêtes , noir chaos , répétez aujourd'hui

» Jusqu'aux portes du Ciel : Il a pleuré sur lui !!!

Et la croix qui montait terrible , et sur l'abime De l'un à l'autre enfer balançait la victime , Retombe, et le roc tremble , et dans l'air gémissant L'arc de la chute immense a ruisselé de sang.

DANS LES ENFERS. 2*9

L'abime se consulte , et ses palais plus sombres S'emplissent de Tborreur du silence et des ombres : Silence entrecoupé des chutes de la croix , Ténèbres dont Tairain n'égalé pas poids. Les hydres qui traçaient leurs sillons de bitume , Les stellions pourprés dont Tenfer boit Técume , Les anacandayàs , les scytales hideux , Voudraient fuir : les frayeurs s'enlacent autour d'eux; Et se dressant dans l'air , cette moisson vivante Sur le mont martyr flotte au vent de l'épouvante.

Et les démons aussi , venus par nation

Vers le roc qui ne peut porter la passion ,

Voudraient fuir... mais leurs bras sous le poids invincible

Se roidissent d'eux-méme à l'effort impossible ;

Et revenant sans cesse , et sans cesse abusé ,

Sous les forfaits de tous chacun reste écrasé ;

Et ne peut plus quitter, à l'heure solennelle ,

Cette croix qui se plaint de sa chute éternelle.

Aide-moi , réprouvé , ce travail t'appartient ,

Se disent-ils entre eux ^ mon supplice est le tien.

250 LE CALVAIBE

Les uns ^ spectacle affreux dont l'abîme s'étonne ! De leur front de' rocher heurtent la croix qui tonne ^ Sans espoir de briser , blasphémant sous l'affront , Dans ce choc colossal ni la croix ni leur front. D'autres ^ dont la fureur aiguisait les morsures , Noyant le sang du Christ au sang de leurs blessures, Se déchiraient entre eux ; mais tous ont murmuré De voir Idaméel y d'un orage entouré , Porter plus haut encor sur son front immobile De son rang triomphal l'orgueil indélébile , Tel qu'un chef dédaigneux qui, du haut d'un rempart, Pour aider ses soldats n'enverrait qu'un regard.

Dans les cieux cependant , comme une fiancée Sous l'œil du prêtre même à l'autel délaissée ; Gomme dans une éclipse un beau cygne égaré ; Comme un chant de rameurs dans l'orage expiré , La prière se tait ^ et se couvrant de voiles ^ Laisse tomber sa harpe et sa palme d'étoiles.

DANS LES ENFERS. 251

Et Sémida qui croit ^ dans son cœur effrayé ,

Le rachat des enfers à ce prix trop payé ^

Dit aux élus penchés vers sa douleur austère :

Pourquoi dans votre Éden ai-je pleuré la terre?

Les fleurs du Paradis cherchant Christ leur orgueil^

Se referment , ainsi que des âmes en deuil.

Et dans tous ses rayons , chaque soleil palpite

En prenant la pâleur de Fange qui Thabite.

Mais que sont maintenant les pâleurs du saint lieu ,

Près du front couronné de la mère de Dieu ! !

La voilà défaillante ; et chaque sainte femme

Soutenant^ à genoux^ le fardeau de son âme ,

Pour tromper sa douleur , essaie un hymne encor

En effeuillant des lys blancs sur ses cheveux d'or.

» Oh ! silence ! écoutez, c'est la croix qui se brise. » Non, la mer de cristal qui tremble sous la brise. » C'est Jésus qui m'appelle, écoutez ses sanglots. » —C'est la plainte d'un ange attardé sur les flots. » Je vois couler son sang de ses deux mains blessées ! » Ce sont les fleurs de pourpre au palmier balancées. » C'est la voix du martyr , c'est le sacrifié , » Ainsi que dans l'abime en moi crucifié !

252 LE CALVAIRE

*

n Vous dont l'œil n'atteint pas jusques à son calice^ 0 Regardez dans mon cœur pour y voir le supplice ! » La croix retombe aussi sur ce vivant autel ; » Elle fait de mes flancs un enfer maternel. » Jéhova^ Jéhova!!!»

Sur un signe du père , Mille anges de la mort vers l'infernal calvaire Volent , traçant au sein du chaos ébranlé Le sillon flamboyant de l'astre échevelé. Et soudain un nuage , une nuit vengeresse , Qu'un spectre dans ses bras à longs plis rouie et presse^ S'étend de Golgotha jusqu'aux rochers d'Hinnon : C'était l'avant-courcur d'un large tourbillon. Le tourbillon , heurtant cités et pyramides , Comme un coursier pressé des éperons numides , S'élance formidable , et le souffle inconnu Laisse des monts changés les ossements à nu ; Ébranchant les forêts qui flottent sur leurs cimes , Des rochers aux volcans , des volcans aux abîmes , Il passe , et l'on dirait qu'ayant rompu ses fers Le chaos voyageur traverse les enfers !

DANS LES ENFERS. 253

Des cercueils soulevés il disperse la poudre : C'était Tavantcoureur terrible de la foudre Qui parle aux réprouvés, et sur leur front proscrit Fait gronder^ en volant, le nom de Jésus-Christ ; De la mer de bitume elle ébranle les îles; Jette un linceul d'éclairs aux cadavres des villes ; Prête son cri tonnant à la voix du Dieu fort : C'était ravant^oureur des anges de la mort. Ils sont au Golgotha les mille anges fidèles. Les démons attentifs écoutent un bruit d'ailes ; Mais ne peuvent rien voir , tant sur leur cécité La réprobation jette d'obscurité.

Comme une jeune fille , au matin y sur la branche

Reporte les petits d'une colombe blanche ,

Que le vent arracha de leur nid balancé;

Ou d'un camélia par les autans blessé y

Trop frêle pour survivre aux souffles de l'orage ,

Relève avec amour le douloureux feuillage ;

Et soutenant sa fleur aux reflets éclatants^

La tourne^ pour mourir^ du côté du printemps;

Plus doucement encor , ceux dont les mains si pures

Peuvent toucher le Christ sans aigrir ses blessures ,

254 LE CÂLVÂiaE

Les anges de la mort^ se cachant sous lenr nuit. Ont dressé Tarbre immense avec son divin fruit. En regardant Jésus , dans leur pitié s'efface La terreur que le juge imprima sur leur face. Ils adorent ensemble , et puis leur vol neuf fois , Tourne , comme un nuage , k Tentour de la croix : Agitant lentement leurs six ailes muettes , Deux pour voiler leurs pieds, deux pour voiler leurs tétes; Et deux pour fendre Tair que la haine épaissit. Et que leur ombre encor dans l'abime obscurcit. Ils adorent ensemble, et puis preiment leur place. Les uns sur les sommets des larges monts de glace; Les autres vont s'asseoir , groupe plus menaçant , Au trône impérial d'où le maître est absent. Et des plus grands d'entre eux l'invisible milice , S'arrête, prosternée, en face du supplice.

Idaméel , dont l'œil sur le Christ arrêté

Dans son ascension ne l'avait pas quitté :

» Je triomphe. . . plus fort que mes peuples ensemble ,

» Avec le Dieu vaincu sur le mont noir qui tremble,

» Mon regard du supplice a dressé l'instrument.

u Ce n'est plus aujourd'hui ce vain crucifiment ,

DANS LES ENFERS. 255

» Sacrifice qu'un jour et voit naitre et coosomme ;

« Dieu se rapetisse à la douleur de T homme I

» Meurt d'un seul coup de lance^ et fuyant ses bourreaux,

» Se retranche , contre eux , dans la pait dés tombeaux !

» Ton immortalité de la nôtre rivale ,

» 0 Jésus , fa suivi sur la croix infernale ;

9 Et ton corps douloureux , du trépas respecté ,

» Nous fournira du sang pendant Téternité :

» Pendant Téternité , Tenfer qui le consacre ,

» Dressant, toujours plus haut, ce plaintif simulacre,

» Insultera tes maux d'affreux ricanements;

» Et tu domineras l'empire des tourments.

» Chacun de nous^ au sein des lamentables gouffres,

» Se croira délivré de l'enfer que tu souffres.

» Tous nos fleuves de flamme à tes pieds tournoieront.

n Les vautours de l'abime, en cercle, sur ton fronts

» Agitant, à grand bruit, l'orage de leurs ailes,

» Abreuveront leur soif dans tes chairs immortelles.

» Chaque goutte de sang^ en tombant de ton cœur,

» Fera naitre un fantôme égal à ma fureur ;

» Et tu vivras , brisé par des tourments sans trêve ,

» Que le neuvième enfer inventa dans un rêve ;

» Et nos volcans luiront , rangés autour de toi ,

» Comme pour les splendeurs d'une fête de roi.

256 LE CALVAIRE

» Leurs feux ceindront tes flancs; rétemelle tempête 0 Aux deux bras de la croix balancera ta tête , » Labourera ton corps de son brûlant sillon. Et moi^ te surveillant du sein d'un tourbillon, » Je viendrai m'assurer si , digne de Tabime , » Tu sais payer en Dieu ton tribut de victime, » Si ton bandeau sanglant garde sa pesanteur ; » Si ta croix d'agonie a toute sa hauteur ! I ! »

Il dit; et tous les chefs des démons en tumulte Ont envoyé leur joie au secours de l'insulte; A leur Idaméel des lauriers sont offerts : Car on flatte les rois même au fond des enfers. Mais comme un vent de feu que le désert envoie , Passe rapidement cet ouragan de joie. La croix sombre est debout, rien ne la peut voiler: Toutes les voix du sang commencent à parler. La croix a dans les airs déployé la victime ! Elle égale en hauteur Taxe entier de l'abime; Et Ton croit voir, avec tous leurs peuples errants , Tourner sur cet appui les neuf cercles souffrants.

DANS LES ENFERS. 257

*

Esprit saint , soutiens-moi ; jamais ardent délire N'osa porter si loin le regard de la lyre I ! Prophète de salut ^ jamais nul n'a chanté Une douleur du Christ changeant l'éternité ; Une douleur , créée invincible et féconde , Avant l'ange et le ciel , avant l'homme et le monde , Pour tout ce qui fléchit sans cesse combattant , Et d'un calvaire à l'autre agrandie en montant.

Aux longs cris des vautours et des pâles orfraies y La géhenne^ à présent^ vient boire aux quatre plaies: Calices mesurés à ces gouffres de feu , Laides coupes du vin fermente le Dieu , Et qui doivent , avant l'heure de délivrance , Jeter à chaque enfer son fleuve d'espérance !

17 *

258 LE CALVAIBE

Coupes du Golgotha , rayonnante boisson ,

Que verse de si haut le mourant échanson

Sur ce peuple et ces rois^ ces hydres et ces flammes.

Esprits ^ fantômes, corps , larves , archanges , âmes,

Qui regardaient la nuit et vivaient dans la mort,

Avant d'être attirés sur le seuil du remord.

Comme au trépas du Christ tressaillit notre terre , Sous le flot qui le lave et qui le dédaltèr^ Tressaille , en ses replis , l'infernal univers* Un soupir confus sort des tombeaux entr'ouverts : Il n'est pas la prière , il n'est pas le blasphème , La voix qui dit je hais, ni la voix qui dit j'aime. Oh ! qu'avec ces longs bruits exhalés par milliers Les échos de l'abime étaient peu familiers !

Idaméel frémit en secouant lui-même

Le sang qui vient bénir son drapeau d'anathème.

Les sujets et le roi ne se comprennent pins.

Prêt à voir s'éclipser ses rêves absolus >

Il se souvient du monde et de son agonie ;

De cette heure en travail qui , domptant son génie,

DANS LES ENFERS. 259

Enfanta sous la main de la divinité

Et du bien et du mal la double éternité.

On vient lui disputer Timmuable héritage ;

Ses enfers souffrent moins , il souffre davantage !

Il appelle ses chefe, les range sous son œil ,

Fait marcher devant eux la tour de son orgueil ;

Et lorsqu'au loin blanchit la nuit qui Tenvironne ,

Sentant qu'à son beau front brûleencor sa couronne,

Il parle , il tonne , il lutte , il croit à son destin ;

Il domine du front cet orage incertain ,

Et montant pourgrandir sur des débris sans nombre ,

Croyant que ces lueurs vont rentrer dans son ombre,

Semble élever encore , escorté par des rois ,

L'étemelle révolte au niveau de la croix.

Mais déjà Lucifer y que la victime attire , Jugeant à ses remords des progrès du martyre , A gravi le rocher > mont de la passion , Humide de clémence et de rédemption. Foudroyé du Sina qui cherche le Calvaire , Il ose le premier s'écrier en prière : Le sang coule ! et soudain il ouvre à sa clarté De ses ailes de feu le vol ressuscité.

260 LE CALVAIRE

Messager de pardon il va de cime en cime , De cercueil en cercueil , jetant le cri sublime , Jusqu'au plus sombre enfer^ jusqu'aux murs du chaos, De l'abime qui gronde en armer les échos. —Le sang coule! Ce cri traversant neuf royaumes. Planant sur les cités qu'habitent les fantômes , Passe , fuit, se prolonge et, triomphant appel , Il balance à lui seul la voix d'Idaméel. Le sang coule ! Ce cri , comme un coup de tonnerre^ Comme l'immense choc de mille chars de guerre , Comme un fleuve heurté , comme le vol bruyant Des mondes dér^lés dans l'éther tournoyant , Eclate ; et Lucifer revient , l'aile épuisée , Recueillir , haletant , la sanglante rosée.

Les peuples stygiens , dans ce cri si puissant , De leur premier monarque ont reconnu l'accent. A sa tutelle encor leur foule se confie : Ceux-mémes qui , jadis , contempteurs de la vie , A son banquet brillant, pleins d'un mépris moqueur, Rejetèrent la coupe en goûtant la liqueur , Et qui dans les enfers , pour ce forfait suprême , De la mort qu'ils aimaient, sont devenus l'emblème:

DANS LES ENFERS. 261

Squelettes tout blanchis , cloués sur un rocher Dont les plus noirs démons n'osent pas approcher ; Unis étroitement au granit qui les dompte , Comme ces vieux débris d'élans , de mastodonte ^ Restes pétrifiés des âges révolus, Ossuaire éternel d'un monde qui n'est plus ; Ceux-là même , arrachant du bloc qui fut leur bière Leur supplice incrusté dans l'immobile pierre. Se cherchant par milliers^ s'assemblant, se dressant, S'avancent, à leur tour, au baptême du sang. La pâle mort conduit ces peuples de squelettes , Disciples sans regard , processions muettes , Qui frappent lentement les sentiers calcinés , Du grêle cliquetis de leurs pas décharnés.

Et les deux beaux enfants , sous le cercle céleste , Diadème de noce à leur doux front modeste , Brillent plus puissamment; mais de feux si pareils Qu'on lés prend l'un pour l'autre , ainsi que deux soleils; Et quand cette clarté, lumineux héritage , En deux fleuves égaux sur leur sein se partage , Quand , autour de la croix s'enlacent , déroulés , De leurs cheveux flottants les anneaux étoiles.

262 LE CALVAIRE

Quand leurs pieuses mains, jointes sur leur poitrine, Rayonnent , c'est leur cceur priant qui s'illumine ; Dans leur sein transparent , leur cœur de fiancé , Comme un double saphir dans l'albâtre encliAssé ; Comme durant les nuits qui parfument Mysore , Astre ailé d'Orient, rayonne le fulgore Dans les magnolias de son vol éclairés, Ou s'endort lumineux sur leurs rameaux pourprés. Tous deux levant un front triste sous sa parure , Adressent leur prière à chaque meurtrissure : Prière du regard , la seule qu'autrefois Madeleine-Marie adressait à la croix. Et puis les deux amants , sous le nimbe de flamme, Parlent au Dieu martyr qui parlait à leur âme ; Et leurs deux jeunes voix gardent le même son. Comme deux luths des cieux vibrent a l'unisson Sous le toucher d'un ange amoureux d'une étoile, Et chantant pour lui plaire, ayant levé son voile : » Vous nous rachetez , Christ ! 6 magnifique don ! » Que pouvons-nous pou r vous en retour du pardon ? » Chacun de nos rayons vous coûte une souffrance ; » Que pouvons-nous, Seigneur, pour votre délivrance? Jésus , par votre grâce appelés en chemin , » Nous avons sous la croix avancé notre main ;

DANS LES ENFERS. 263

» Noils vous avons aidé^ tout ipetits que nous sommes^

» 0 puissant rédempteur des anges et des hommes !

» Mais que Mre k présent > dans notre humilité,

» Quand si haut vers le ciel la croix vous a porté?

» Faut-il 9 comme autrefois saint Jean et Madeleine,

» Sur vos pieds doulomreux répandre notre haleine ?

Nos soupirs sont ardents comme furent les leurs;

» Dites^ pour votre soif nous offrirons nos pleurs ,

» Seule source qu'ici le feu n'ait point tarie,

» Et plus douce que Teau puisée en Samarie.

» Bien loin de votre front nous sommes à genoux ,

» Mais nous vous regardons. Seigneur. . . oh ! donnez-nous,

» Donnez aux deux amants ces ailes éclatantes

Qui font monter à vous les âmes repentantes !

» Car vous êtes venu , bel astre à son midi ,

9 Couvrir d'autres clartés l'évangile agrandi.

» Et d'avance , 6 Jésus I ainsi que vos prophètes ,

» Nous avons mis nos cœurs dans l'œuvre que vous faites ,

» Si dans leur tourbillon deux tristes fiancés ,

» Pour douter de l'enfer se tenaient embrassés;

» Si nous pouvions nous voir quoique l'ombre fût noire ,

» Si nous faisions pleurer en disant notre histoire,

» Et si nos cœurs , avant le rayon qui nous luit ,

» Gardaient assez d'amour pour embellir la nuit ;

264 LE CALVAIRE

» C'est qu'un soupir de vous^emblait s'y faire entendre ! » Nous aimer dans Tabime^ oh ! c'était vous attendre I » C'était rêver ce Ciel qui nous réunira , » Ce Dieu qui vient toujours lorsqu'on croitqu'il viendra! » Chacun de nos rayons vous coûte une souffirance ; » Que pouvons-nous^ Seigneur, pour votre délivrance?

Partout Jésus répand les dons qu'il apporta. Ils viennent , tour à tour , au second Golgotha , Les peuples que la haine, invincible compagne , Marquait du sceau brûlant de son éternel bagne. Le sang baptise, au nom et du Père et du Fils, Et de l'Esprit, disant : Sors de la tombe et vis ! ! !— Et les treize cités courbent leurs fronts de pierres. Pendant que gronde au loin l'hozanna des tonnerres; Pendant que Lucifer , ancien prêtre du mal , Chante l'hymne du sang sur le roc baptismal.

DANS LES ENFERS. 265

LUCIFER.

1 0 triomphe du sang! vainqueur de monde en monde^ L'Éden deux fois perdu refleurit sous ton onde ! Comme la terre enfin les enfers te boiront. Avant qu'Eve à mon lit se fût prostituée , Tu vivais dans ses flancs , âme substituée , Tu préparais sdn pied à m'écraser le front. »

Mais voici Babylone , ayant pour chevelure Des jardins suspendus la flottante verdure ; Babylone et ses sphinx dans Tasphalte taillés , Dont TEuphrate n'a pu laver les reins souillés > Babylone au lointain du passé triste et seule ,- Et des crimes humains la gigantesque aïeule. Avec ses dieux couverts des ombres du trépas ^ Seuls morts qui du tombeau ne se réveillent pas ! Avec tous ses palais de l'impur lophire L'écaillé encor s'enlace aux balcons de porphyre , Elle vient sous le sang, et sa reine , pieds nus^ En remplit jusqu'aux bords la coupe de Ninus.

266 LE CALVAIRE

lik:ifer.

a 0 sang ! ! depuis Abel ., chaque vie innocente Vint apporter sa dime à ta source croissante. Tu formas une mer à Tentour du saint lieu ; Et Sion , de tes flots baignant toutes ses tombes , Des crimes d'Israël surchai^ea ses colombes En attendant venir la colombe de Dieu.

Rome approche à son tour ; Rome la fatidique , La grande Messaline au cothurne impudique; La Rome des Césars ; sur les rois haletants Pesant de tout son poids dans chaque pas du temps ; Étouffant Tunivers en serrant sa ceinture; A ses cirques béants mesurant la pâture y Et jetant à ses dieux les os des nations , Déjà demi-rongés par la dcoit des lions. Elle vient sous le sang laver ses bandelettes^ La pourpre du péplum et Tor des amulettes ; Arrachant de son sein les meurtres par millier , Comme une veuve en pleurs les grains de son collier.

DANS LES ENFERS. 267

LUCIFIsil.

« Pur mystère du sang ! vin de l'Eucharistie, Aux veines des martyrs intarissable hostie , Ces torturés divins m'apparaissent en toi. Enivrés de ta force ils chantaient dans la flamme ; Tu fondas sur leurs fers la liberté de rame ; De bûchers en bûchers tu brûlas contre moi ! »

Voici le vieux Paris ^ abaissant dans la poudre Son grand laurier d'orgueil effeuillé par la foudre ; Il courbe encor plus bas son banal Panthéon; Se demandant combien^ lorsqu'il changeait leur nom^ Il lui fallut jeter sous ses voûtes funèbres , Pour y remplacer Dieu , de cadavres cél^res. Paris y lui qui jadis chef au puissant cimier ^ vont les nations arrivait le premier^ Et qui gravait, prenant d'étranges attitudes^ Ses titres à l'empire au front des multitudes. La SaintrBarthélemy , sous les tocsins hurlants , Erre avec Médicis au plus noir de ses flancs.

268 LE CALVAIRE

Il compte des débris d'autels qn'en sa colère , Des révolutions le bélier populaire Arracha de leur base , et cache avec effroi Sous son manteau de pierre une tète de roi.

LDCIFER.

« 0 source expiatrice ! ô fleuve théandrique ! Nettoie^ en ses poisons, la plaie archangélique; Fends le rocher des cœurs sous tes flots épandus. De mon larcin du ciel viens réparer l'outrage , Viens d'une éternité reprendre l'arrérage , La moitié de tes fils à mon ombre perdus. »

Enfin y pour prendre part au rayonnant baptême, Après Bactres , Sidon, Tyr, ses sœurs d'anathème; Après Persépolis et les villes d'Iran , Que Mahomet sema des feuillets du Coran ; Voici Jérusalem ! non celle dont les anges Gardent les murs de jaspe en leurs saintes phalanges, Qui prend de ses soupirs le ciel pour confident , Dont chacun des palmiers est le buisson ardent;

DANS LES ENFERS. 269

Mais la Jénisalem maudite et sans liostie; Celle que les démons de forfaits ont Mtie , Et qui de ses remparts balance les sept tours, Gomme un nid surmonté de sept cols de vautours; Mais la Jérusalem aux triomphes funèbres Que son aveuglement couronnait de ténèbres; Celle qui du blasphème éveillait les échos , Des voûtes du cénacle aux marbres d'Hippicos; Montait de siècle en siècle au crime jusqu'au faîte ! De chacun de ses rocs lapidait un prophète ; La mamelle inféconde et tarie en chemin , Portant y nourrice impie ^ un dieu mort sur son sein; Du manteau de David se faisant un suaire y Et transformant le naphte en boisson de colère ; Elle vient sous le sang, aux yeux d'Idaméel , Laver son déicide et l'éponge de fiel.

Lorsque , psylle puissant descendu des collines Pour charmer les serpents d'un vieux temple en ruines, Les cheveux dénoués comme un esprit de l'air , Belle et de son œil noir lançant le large éclair , Le long des champs de riz et des grandes savanes , Pressant son corps léger du feston des lianes,

270 LE CALVAIRE

Une Jeune Indienne accourt, et sur Faatel Emprunte aux dieux tombés un chant surnaturel ; Reine miraculeuse , incroyable sibylle , Chaque note exhalée apprivoise un reptile , Et son regard fixé sur celui des serpents , Semble darder son àme à ses sujets rampants. On les entend vibrer en quittant leur retraite , Comme une corde d'or sur le luth du poète ; Et Textase descend dans leurs orbes d'azur. Comme au cœur d'un enfant descend un songe pur. Ils approchent, pareils , sous le charme suprême , Aux oiseaux innocents qu'ils enchantent eux-méme. En réseau caressant les aspics onduleux Sur les pieds de la vierge entrelacent leurs nœuds ; Ivre de volupté , le céraste avec grâce De son écaille ardente en spirale l'embrasse ; La vipère à son front se roule de langueur ; Le serpent noir la flatte et s'endort sur son cœur. Calme et fière , elle sent, de son triomphe heureuse. Ruisseler sur ses bras la couleuvre amoureuse Qui l'effleure et l'écoute , et qui vient en glissant, D'un collier, d'émeraude et d'or éblouissant, Prêter à sa beauté la vivante parure. Et d'un dard qui frémit baiser sa chevelure ;

DANS LES ENFERS. 271

Et sans les profaner d'aucun venin mortel^ Aspirer les parfums de son scmffle de miel . Tels domptés par le Christ^ et cités et royaumes. Désarmés de poisons, avec tous leurs fantômes, Sont venus à genoux et d'amour palpitants. Imprimer sur ses pieds leurs baisers repentants.

Et la croix monte encore, ayant danssa conquête L'aurore du salut pour couronne à son faite ; Ayant pour fondements, non des rocs déchirés, Mais des peuples entiers sous le sang attirés, Et que leur repentir, dont Féclat les inonde, A groupés, par étage, à sa base profonde : Échelle de Jacob aux flamboyants degrés , Lien qui rapprochait deux mondes séparés. Et Tenfer monte aussi , Fenfer qu'elle précède Dans l'espace élevé que le chaos leur cède. Pour terminer la lutte il ne faut qu'un moment. La mer de soufre avec un long frémissement , Exhausse un réprouvé sur chacune des cimes De ses flots convulsi£s , et l'arrache anx abimes ; Montant avec l'offrande et la voix du martjrr , Arrive au ciel des cieux le cri du repentir.

272 LE CALVAIRE

Les saints vieillards assis sous les doctes ombrages , Du livre de la vie ont agrandi les pages ; Déjà prêts à tracer^ sous chaque nom écrit, Tous les noms fraternels nés des larmes du Christ. Et les quatre animaux^ symbole prophétique^ Que vit aux pieds de Dieii Toeil apocalyptique. Affranchis du lien qui les tient enchaînés , Se sont, du père au fils, dans Tombre échelonnés, Attentifs aux soupirs du martyr adorable , Qui passent remplissant l'espace immesurable.

Et Dieu laissait le ciel et Tenfer se chercher , Et les deux infinis Tun vers l'autre marcher.

Alors Jésus s'écrie... « 0 force expiatrice !

» Pardon, souffrance, amour, trinité rédemptrice,

» Ame de Jésus-Christ, pouvoir que j'acceptai,

» Quand Jéhova créait l'être et sa liberté:

» Triomphe ! achève I enfante une antre Eucharistie,

» L'autel est maintenant assez haut pour l'hostie!

» Martyr universel , Sauveur illimité ,

j) Ce calvaire manquait à ma divinité.

» 0 mon père!! mon père!!

DANS LES ENFERS. 273

Et les mains des archanges  ce cri répété par toutes leurs phalanges , Ne peuvent retenir les soleils emportés Qui , fendant le chaos de leurs vives clartés , Tressaillant de douleur, d'espoir et de prière , Du Golgotha plaintif vont baiser poussière; Et remontant après jusqu'au bandeau sauveur , Brillent à chaque épine en fleuron de splendeur. Ils font avec le Christ échange de lumière , Ils éclairent le sang^ et le sang les éclaire. Tout reluit aux enfers 1 ... et des grands chefs hagards Cet amas de soleils a changé les regards : De leurs yeux dessillés tombe leur nuit horrible. Il apparaît alors dans sa douleur terrible , Pour effrayer le crime et servir le remord , Le groupe^ armé de deuil ^ des anges de la mort ! Il apparaît , planant sur la croix colossale ^ Gonflant à chaque cri sa plume triomphale , Le grand aigle de Jean , qui vers les saints parvis S'apprête à devancer la victoire du fils. Et Gabriel lui-même apparaît magnifique , A la droite du Christ , ménestrel séraphique ,

18*

274 LE CALVAIRE

Retenant dans son sein Thymne près d'éclater ,

Adorant le combat avant de le chanter ! ! I

Les chefis des réprouvés , vaincus à ce spectacle ,

Ne reconnaissent plus leur impur habitacle ;

Eux , comme Gabriel , archanges autrefois ,

Ou fils de rhomme , ainsi que le Dieu de la croix !

Ils contemplent à nu , dans sa lutte infinie ,

Le champion divin de l'étemelle vie ;

Ils contemplent à nu ^ le gigantesque effort

D'Idaméel , s'armant des restes de la mort ,

Et menaçant le Christ , afin que plus immense

S'ouvre des bras sauveurs le cercle de clémence.

Et Dieu laissait le ciel et l'enfer se chercher , Et les deux infinis l'un vers l'autre marcher.

Et voilà qu'à la fois , loin de leur haute sphère ,

Descendant se mêler aux luttes du Calvaire ,

Vers leurs frères lointains penchant leurs fronts vennsils,

Les élus ont suivi l'exemple des soleils.

Des deux bouts de la croix on s'appelle , on s'attire,

Et l'on se reconnaît aux clartés du martyre.

DANS LES ENFERS. 275

Chaque famille cherche y inclinée en avant , Ses membres gangrenés tombés du tronc vivant; Et qui , malgré la mort et ses blessures vaines ^ Prennent le sang du Christ pour ranimer leurs veines. Le père , ivre d'espoir , baisse un œil triomphant Pour voir du sein de Tombre exulter son enfant; Le fils des lieux maudits explore la poussière » Pour voir ressusciter les cheveux blancs d'un père. Ainsi , lorsque des cris s'entendent élancés D'un cercueil qu'on portait vont les trépassés^ Nous nous précipitons pour déclouer la bière ; Chacun de nous arrache un lambeau du suaire , Nous découvrons ce front encore sans chaleur Qui , sortant du sépulcre ^ en garde la pâleur ; Nous voyons se rouvrir ^ libres de leurs ténèbres , Ces yeux fermés par nous sous les rideaux funèbres ; Nous sentons s'éveiller et battre sous nos doigts Ce cœur qui de la tombe a soulevé le poids; Et rejetant au loin les voiles qui les glacent Deux bras qu'on croyait morts à notre col s'enlacent.

Saints nœuds de la famille I ô mystères puissants , De l'enfer consolé vous n'êtes plus absents !

276 LE CALVAIRE

0 chastes amitiés! sources jamais taries! A l'arbre de la croix belles fleurs refleuries ! ! Penchants^ liens du cœur ^ habitudes d'aimer^ Entre deux univers prêts à se reformer ! Instincts doux et natifs l'àme a son domaine , Instincts bien plus sacrés que la raison humaine. Saints nœuds de la famille en triomphe attestés. Rattachez votre chaîne aux bras des rachetés ! Car les veuves du ciel , belles dans leur veuvage , Devant Tépoux perdu découvrent leur visage. Sémida vole et pleure... Eve , qu'on invoquait. Vient pour rendre à son cœur la chair qui lui manquait : » Pardonne-moi , Caïn j c'est moi... mère funeste , » Moi qui de mes enfants perdis le pain céleste , » Et que tu maudissais , de tourments investi , » Au fond du désespoir dans mon crime englouti I » Moi qui fis circuler , comme une mauvaise onde , » Les poisons du serpent dans les veines du monde ; » Moi , mère du péché , moi , durant dix mille ans, » Féconde pour Tenfer agrandi dans mes flancs ; » Car Fange impur m'avait transmis son héritage , 1) Car le sang de la croix , en tombant , se partage : » Il s'épanche^ bienfait de l'ineffable loi, » La moitié sur Satan, l'autre moitié sur moi.

DANS LES ENFERS. 277

» 0 mon antique faute! ô vastes funérailles!

» Tous ces morts sont sortis du fond de mes entrailles !

n Me reconnaissez-vous, sépulcres étouffants^

V Qu'en me fermant TÉden, j'ouvris à mes enfants?

» Pour emporter vos maux^ pour laver vos souillures^

» Qu'il a fallu de sang aux célestes blessures !

» Et toi , Gain ! combien mon flanc dégénéré

» Te fit pour la révolte un cœur désespéré !

» Toi qui ne puisas pas, dans le sein de ta mère,

» Une goutte de lait qui ne te fût amère !

» Ta funeste massue, ô premier-né du mal,

» Fut faite d'un rameau de mon arbre fatal ;

» Et j'oubliais, mon fils , ton supplice de flamme !

» Marâtre dont les cieux avaient endurci l'âme ,

» Je regardais en haut , tandis qu' inexpiés ,

» Tous mes péchés souffrants se tordaient sous mes pieds .

Quand je suivais l'élan de la sainte colombe ,

» Mon ciel n'était qu'un dais étendu sur ta tombe.

» Viens dans mes bras, mon fils, viens, encore un effort !

» Monte vers nous , Caïn ; ton frère n'est pas mort ! !

» Dieu le ressuscita , ce Dieu j uge et victime ,

» Lorsqu'au sein d'une vierge il épousa mon crime.

» Dieu le ressuscita ; viens renaître à ton tour ,

» Monte avec le salut vers ta mère et le jour.

278 LE CALVAIRE

» Hâte-toi y mon enfant ^ au cri de ma prière. » Si j'allais du tombeau voir retomber la pierre ! ! » Lève les yeux... c'est moi... fuis ce funèbre sol , » L'étoile de mon front dirigera ton vol. » Saisis mes voiles blancs qui flottent sur le gouffre, » Viens sur mon cœur, brisant tous tes linceuls de soufre; » Me pardonner l'enfer tu servais sans moi , » Me pardonner le ciel je régnais sans toi !!

Ainsi parle Eve... Adam et les anges attendent; Et tu montes toujours vers les mains qu'ils te tendent; 0 Jésus ! et tes yeux ont rencontré toujours Ta mère , devançant tous les autres amours ; Ta mère qui , jadis , sous ta croix prosternée , Aujourd'hui sur ton front prie et souffre inclinée ; Elle est ; ses cheveux déroulent sur son fils Leurs anneaux douloureux de sang appesantis. Elle est là, dans son sein portant tes deux calvaires! Payant d'un de ses pleurs tout le bonheur des mères; Descendant jusqu'à toi , de trépas en trépas , Elle a cherché ton souffle , et tu lui dis tout bas : Mère ! ne pleure point, le salut m'environne ; De la reine des cieux je double la couronne.

DANS LES ENFERS. 279

Et Dieu laissait le ciel et l'enfer se chercher , Et les deux infinis l'un vers l'autre marcher.

Et Lucifer adore ; il adore , il s'écrie :

» Viens soulever mon vol , air pur de la patrie !

» Les voilà , les voilà , nos frères regrettés ,

» Réfléchissant le ciel dans toutes leurs clartés !

n Oh ! les voilà suivant la lumineuse trace

» Qu'à travers le chaos fait rayonner la grâce !

» Avec mes yeux éteints , tous je les reconnais :

» Les jours vécus en Dieu ne changent pas les traits.

» Je n'avais oublié ni leur nom, ni leur gloire;

» Le plus grand de mes maux n'était que ma mémoire !

» Éloïm^ Édomir^ Nephtoé, Raphaël!!!

» Ils nous tendent les bras.... regarde^ Idaméel.

» Mais les anges sur toi ne peuvent rien peut-être ?

» Il te faut regarder la femme pour renaître ;

» La voilà , dans sa fleur et dans sa majesté ,

» Telle que la bénit l'éternelle beauté;

« Telle qu'elle apparut, de longs malheurs suivie,

» Quand elle vint mourir sous l'arbre de la vie.

280 LE CALVAIRE

» Elle t'appelle seul , toi , son seigneur et roi ,

» Et pour créer un ciel se détourne de moi.

» Viens aider Sémida^ viens... que ton cœur achève

» L'enfantement sacré de cette dernière Eve.

» Un soupir^ un soupir^ et Tenfer est sauvé....

» Chaque élu dans ses bras emporte un réprouvé !

» Viens ; de ceux qui font fui ne vois-tu pas le nombre?

N Cesse sur leur salut de projeter ton ombre;

» Dépouille cet orgueil sombre , insensé , brûlant ;

» L'orgueil a fait ma chute et retient ton élan.

» L'orgueil aux nœuds d'airain t'enchaine à cette rive^

» Toi seul n'es point parti quand tout ton peuple arrive!

» N 'entends-tu pas la voix qui t'invite à monter?

» Ne sens-tu rien des cieux sous ton front s'agiter?

» Oh ! laisse-moi fermer cet orageux royaume ,

» Dont Satan ^ dans Éden, donna les clefs à l'homme.

» Oh ! laisse , Idaméel , l'ange qui se repent ,

» Arracher de tes mains l'ancien fruit du serpent.

» Tu m'as vaincu jadis ! . . que je puisse^ sans armes,

» Remporter à genoux ma victoire de larmes !

» Je traine devant toi mon front de sang lavé ,

» Écrase-le du pied , mon fils , mais sois sauvé I

» Si je te rends à Christ, que m'importe le reste?

» Fais du corps de Satan ton marchepied céleste !

DANS LES ENFERS. 281

» Prends mon bandeau de flamme^ et tout Téclat lointain

» Qui servit d'auréole à mon premier matin.

» Prends mon aile d'archange et sablancheur austère,

» Mais que je rende à Dieu ma proie humanitaire !

0 Quand même tu devrais y en sortant de Tenfer ,

» De la grande amnistie excepter Lucifer f

» Jette, jette, mon fils , sous la croix invoquée ,

» Ta pourpre d'anathème, en lambeaux abdiquée.

» Jette ta résistance au gouffre du remords ;

» Tu défends un tombeau vide de tous ses morts ;

» Et toi seul, lorsqu'ils ont démoli l'ossuaire,

» Lazare révolté, tu retiens ton suaire.

» Ta défaite est partout, tes bûchers sont sans feu !

» Ton pied ne marche plus que sur du sang de Dieu;

» Et sous le vol des saints qui l'assiègent en foule ,

» Ton trône sépulcral, crime à crime, s'écroule.

» Devant celui qui vient pour les cicatriser ,

» Ton œil ne trouve plus de plaie se poser!

» Repens-toi , repens-toi ! ! ! »

De lumineuses plaintes S'exhalèrent alors du chœur ailé des saintes.

282 LE CALVAIRE

C'est ta voix , Sémida , ta voix qui dit un nom : Tu descends vers l'amour pour aider le pardon. Oui , vers Idaméel ! Et ton regard l'appelle , Plein de cette langueur qui te fait la plus belle. Tu veux j refleurissant dans tous ses souvenirs , Donner une seule âme à vos deux avenirs. Idaméel 1 ! I Mais lui ^ dans sa lutte insensée , Sous son fixe regard ne voit que sa pensée ; Seul au fond de sa haine et de ses noirs desseins, Tel que Jéhova seul au fond du saint des saints. La réprobation qui loin de tous s'exile , Se réfugie en lui comme en un lieu d'asile ; Et repoussant du pied Lucifer et son deuil , Il rebâtit l'enfer dans ses rêves d'orgueil. L'archange perdit l'homme, et par un juste échange, L'homme arrête aujourd'hui le rachat de Tarchange!

Sur un roc large et nu , des démons adoré , Et comme si Tabîme avait son feu sacré , Pèse un autel d'airain qui garde , symbolique , La haine primitive en flamme métallique.

DANS LES ENFERS. 283

Dans ce temple du mal on la vit s'allumer, Alors que dans le ciel Tange cessa d'aimer. Et des cercles maudits et principe et modèle , On vit les neuf tourments se ranger autour d'elle. Centre d'impiété, d'invisibles courants Aux cœurs des réprouvés épanchent ses torrents , Gomme dans l'air, le long d'un acier phosphorique , S'épanche l'élément de la foudre électrique. D'un blasphème nouveau quand l'enfer s'applaudit , La flamme intumescente et bouillonne et grandit , Et chaque noir démon voit jaillir > plus ardente y Cette source, inconnue aux trois rêves de Dante. Quand un peuple est touché de son rayon mortel , Il boit l'orgie au vin consacré pour l'autel ; Jette sur le pavé le toit du presbytère. Ou taillant contre Dieu la plume de Voltaire , Sur la création répand des flots de fiel , A faire tomber mort l'aigle qui plane au ciel. C'est vers ce feu sans nom qu'Idaméel s'élance : Ce feu suffit à peine à rallumer sa lance ; Car il est expirant, et la pointe du fer Prend tout ce qui restait de l'Ame de l'enfer. Puis, il revient au Christ, victime éblouissante. Il vole entre les rangs de l'armée innocente ,

284 LE CALVAIRE

Comme une pâle orfraie^ emblème do malheur. Yole entre les rameaux des amandiers en fleur.

Les voilà face à face , et pour mieux le combattre,

Il mesure, pensif, le Dieu qu'il veut abattre;

Depuis Satan , du Ciel disputant les états.

Jamais guerrier si haut n'avait levé son bras.

Les anges de la mort , sombre et jalouse garde.

S'agitent.... La victime à son tour le regarde ;

Mais ce regard au front orageux du géant

Se perd, comme une étoile au sein de l'Océan :

On dirait que l'espoir qu'Idaméel se donne

Contient plus de fureurs que le Christ n'en pardonne.

De sa lance acérée il agite le feu ,

Son éclair fait baisser les paupières du Dieu.

Il porte aux flancs du fils la flamme souveraine;

Sur l'amour palpitant il vient poser la haine.

Qui ralentit soudain dans leur élan vainqueur.

Horloge du salut , les battements du cœur.

La lance n'a jeté qu'une seule étincelle.

Déjà du gouffre aux cieux le triomphe chancelle.

DANS LES ENFERS. 285

Le fer pénètre et brûle; il s'avance à travers

Les lambeaux calcinés des frémissantes chairs ;

Le sang fume et tarit^ et brûlée a sa source

La résurrection s'arrête dans sa course ;

Et tout près de s'unir au monde des élus ,

Déjà vers le pardon Tenfer ne monte plus.

La flamme arrive au cœur : un seul cri d'épouvante,

Que n'entendit jamais l'éternité vivante,

Sort de ses profondeurs ; c'est l'impur germe éclos ,

Le germe de la haine en la moelle des os.

La haine veut entrer au fond du sanctuaire^

La haine aux flancs du fils veut détruire le père !

Si ce feu se fixait dans le sein tout amour y

Si le Dieu-charité se haïssait un jour ,

S'il pouvait se haïr ^ blasphème du blasphème !

Il s'anéantirait en sa trinité même I ! I

Il lutte; il se souvient de ce qui fut prédit :

Il crie à Jéhova : Père , tu l'avais dit !

De l'athlète divin partageant la faiblesse ,

Sous son dernier effort le Golgotha s'affaisse.

Mais le fer plonge encore et s'arrête , fixé

Au plus profond du cœur de haine traversé ;

Et Christ secoue alors sa formidable tache ,

Gomme un taureau blessé fuit secouant la hache.

286 LE CALVAIRE

Ce n'est plus aux damnés qu'il prête son appui : Le Dieu suffit à peine à combattre pour lui. De sa croix de rocher son corps se déracine ; Il entraine en tombant le salut en ruine ; Et sa main , libre enfin , fouillant ses flancs ouverts , En arrache la lance brûlaient neuf enfers ; Et Tamour est vaincu sous leur flamme plus forte ; Et la rédemption avec le sang est morte...

Comme un aérostat dont le câble est coupé , Le Ciel remonte et fuit d'ombres enveloppé , Recueillant de son Dieu tout le sang tiède encore, Et que l'air des maudits corrompt et décolore. Sans réchauffer ses flots vainement répandus y Les soleils^ comme un dais^ sur lui sont étendus: Ce sacrement de mort^ sans prêtre^ sans oracle^ On l'emporte en silence au très-saint tabernacle , Aux pieds du père môme^ attendant sous son œil^ Ce qu'il ordonnera pour la fête du deuil.

De ce salut d'un jour fier d'effacer la trace ^ De sa Jérusalem l'enfer se débarrasse.

DANS LES ENFERS. 287

Golgotha de son Christ croule dépossédé ;

Chaque tombe reprend son squelette évadé ;

Chaque bûcher mourant sa flamme ravivée ,

Et chaque cœur la haine à ses fibres rivée ;

Et les pleurs étemels ont reconquis leur roi ,

Qui dit au Dieu tombé : Fantôme , adore-moi ! ! !

CHANT DOUZIÈME.

19*

Cf îifrntfr iHtraclf.

Lys trempé de lumière , 6 blanche poésie ! Quand le soleil , le soir, ainsi qu'un roi d'Asie, Disparait lentement sous le dais enflammé Que de ses fleurs de feu lui-même il a semé ; 0 blanche poésie I ouvre-moi tes calices. Que de ton frais encens j'aspire les délices; Et que, durant la nuit, de doux parfums voilé, M'apparaisse en ton sein tout le Ciel étoile.

292 LE DERNIER MIRACLE.

Poésie , aigle immense^ oh ! dérobe à la terre De ton vol infini l'éblouissant mystère ; Ravis-moi ; contemplons ^ de la hauteur des airs , Ce monde mis à nu sous un de tes éclairs. Traversons tous les deux sur tes ailes de flamme, Sans être foudroyés^ l'orage ardent de l'âme. Trompons les pas du temps , et viens fixer mes yeux Sur l'immortalité^ ce soleil de tes cieux I!

Poésie , ô printemps qu'un séraphin ramène ! Printemps harmonieux de la pensée humaine; Oh ! laisse dans notre âme ouverte à tes couleurs, Chanter autant d'oiseaux que tes prés ont de fleurs. Pour nous verser leur miel , invite à tes corbeilles Le radieux essaim de toutes tes abeilles : Féconde à ta rosée et tes rayons amis , Tous les germes d'extase en nos coeurs endormis.

Amante de quinze ans, ô jeune poésie! Viens dénouer sur moi tes cheveux d'ambroisie. A l'heure sur mon luth la volupté s'endort , Sous tes baisers fleuris berce mes songes d'or.

LE DBRNIBR MIRACLE. 293

Comme deux gouttes d'ambre en leur rencontre heureuse^ Formons de nos deux cœurs une perle amoureuse ; Et sur la couche Thomme arrive pâle et seul , Que tes voiles pourprés soient mon vivant linceul.

Poésie , 6 bel arbre 1 arbre aux feuilles sacrées !

Verse sur mes langueurs tes ombres inspirées.

Quand la clarté s'enfuit du terrestre séjour ,

A ton sommet changeant conserve-moi le jour.

De tes baumes divins parfume ma souffrance.

Que mes jours ^ grain par grain ^ rosaire d'espérance^

Avec tes visions et tes songes flottants ,

Se suspendent légers à tes rameaux chantants.

Poésie, ange sainte force, flamme première! De la foi qui nous luit fraternelle lumière; Illumine ma nuit à ton regard vainqueur ; Sois le buisson ardent rallumé dans mon cœur , La parole éternelle , et viens à ton oracle De ma création compléter le miracle. Partage , en t'échappant de ton berceau de feu , Le souffle de la vie avec l'esprit de Dieu.

294 LE DERNIER MIRACLE.

fje Fils , lien d'amour^ Dieu des douleurs sublimes^ Qui créa le pardon avant qu'il fût des crimes ; Holocauste vaincu ^ Rédempteur terrassé ; Relevant le regard qu'il tenait abaissé , A travers le chaos et la nuit agrandie Cherche le Père au fond des abîmes de vie. Et prosterné : t Ma force a trahi ma ferveur : » Il fallait à Tenfer Jéhova pour sauveur. 9 Ma charité n'a pu suffire à Tanathème » De ce feu primitif allumé par vous-même : » Et j'ai tremblé , fléchi^ d'épouvante assiégé > » Gomme le mont Sina de vos foudres chargé.

» 0 nuit sombre ! ! ! étendu sur ma couche jalouse , » Je n'ai pu de rayons parer ton front d'épouse;

LE DERNIER MIRACLE. 295

» Et laver y dans des pleurs aux enfers inconnus ,

» La malédiction qui souille tes pieds nus !

» Tes pieds qui m'ont trahi y tes pieds de criminelle^

» Qui se sont déchirés à la ronce étemelle.

» 0 triste fiancée ! oh ! pour mon ciel natal ^

» Transformant ton suaire en voile nuptial ^

Je n'ai pu sur mon cœur ressusciter tes charmes y

Te montrer le soleil se levant sous mes larmes !

» Te cacher dans mon sein aux baisers de la mort ; » Et Remportant d'un vol jusqu'auxpiedsdu Dieufort, » Passant aux doigts aimés Tanneau de la prière y » Te présenter pour fille à Tamour de mon père.

» Je n'ai pu triompher... mais dans le feu maudit

» Si l'espérance une heure avec moi descendit ;

» Seigneur^ si mon regard vint rallumer encore

» Sur des fronts ténébreux ce divin météore ;

» Tandis que loin de vous votre nouveau rival

» Essayait sur son front la royauté du mal y

» Si je vins le combattre y et glaner quelques Ames

» Dans son champ de douleurs et sa moisson de flammes;

» Et si ^ comme David descendant du Carmel ,

» Aux Saùl de l'enfer j'ouvris un jour le Ciel ;

296 LE DERNIER MIRACLE.

» Irai-je mainlenant , brisé <la«s ma puissance^ » Élargir cet enfer de toute mon absence ! » Oter la goutte d'eau de ses feux ravivés ; » Ajouter un blasphème aux cris des réprouvés? » D'un fiel inattendu tromper leur soif avide ^ » Refermer en fuyant mes deux bras sur le vide ; » Et remontant sans eux vers votre firmament, » Les repousser du pied au fond de leur tourment? » Non , je veux me punir de n'avoir pu , mon père, » Élever mon amour jusqu'à votre colère. » Je veux dans les efforts de mon infirmité , » A consoler l'abîme user l'éternité...

» Adieu! champs de l'éther/ berceaux, ondes mystiques,

» Belle Jérusalem , la cité des cantiques ,

« les petits enfants chantent leur hymne encor,

Noël du firmament devant la crèche d'or!

les vierges du Ciel me préparent les voiles, » Les beaux voiles tissus des rayons des étoiles ;

') Sémida m'attend pour lui rendre un époux, i Adieu ! doux Séraphins ! et vous , ma mère , vous » Dont r&me a défailli dans ce dernier mystère, » Vous qui m'aviez déjà tant pleuré sur la terre !

LE DERNIER MIRACLE. 297

» Vous^ reine des martyrs^ dont le cœur gémissant

» Fut aux pieds de la croix submergé dans mon sang;

» La plus inconsolable entre les filles d'Eve ,

» Vous qui portiez au flanc la douleur comme un glaive^

» Qui renfermiez au plus profond de votre sein

» Mes heures d'agonie en souffrances sans fin ,

» Quand vous vîntes^ la nuit^ de ma tête divine

» Détacher par lambeaux la couronne d'épine ;

» Et la montrant sanglante aux anges du Seigneur ,

» Pour ne plus la quitter^ vous l'enfoncer au cœur;

» Quand vous vîntes chercher la grotte mortuaire ,

» la mort ne devait garder que mon suaire ;

» Conduire jusqu'à moi l'apôtre bien-aimé;

» Ensevelir mon corps de vos pleurs embaumé ,

» Et l'essuyant ensemble avec vos chevelures ,

» Mourir autant de fois qu'il portait de blessures.

» 0 reine des martyrs ! pleurez y pleurez encor ;

» Le trépas d'aujourd'hui n'aura point de Thabor ! !

» Frappez ce sein meurtri que tant de douleur navre.

» Pour soulever le roc roulé sur mon cadavre ,

» Quel ange descendrait^ ou pour briser les sceaux

» Que l'enfer en triomphe apposa sur mes os?

» Le sépulcre je suis ne s'ouvre plus , ma mère !

» Mes cheveux en orage agitent sa poussière ;

298 LE DERNIER MIRACLE.

» Elle souille mon front , elle aveugle mes yeux ; » Le Fils ne voit plus rien du côté de vos cieux. » Le Fils n'entend plus rien que ses pleurs de victime » S'épanchant goutte à goutte et pleuvant dans Tabime; » Et sa croix gémissante , et dont Tarbre penché » Â secoué le Dieu comme un fruit desséché. 9 Le sépulcre je suis ne s'ouvre plus, ma mère ! ! »

Ainsi parlait le Fils; et cependant le Père Écoutait^ loin de lui , dans le fond de l'éther^ Enveloppé des feux d'un formidable éclair; Tel qu'aux rochers d'Horeb les yeux de son grand-prétre Dans le buisson ardent le virent apparaître. Cette flamme terrible en tourbillon vivant Montait , comme agitée aux souffles d'un grand vent. Des mots cachés, pareils à ceux dont un prophète Du roi de Babylone épouvantait la fête , Rampaient à sa surface , et passaient tournoyant Dans la vive blancheur de l'éclair ondoyant ;

LE DERNIER MIRACLE. 299

Et jamais le Très-Haut, dans sa toute-puissance. N'avait d'un feu semblable empreint sa triple essence* L'aigle apocalyptique en a baissé les yeux ; Et sur ses griffes d'or, courant de deux en cieux. Le lion de Saint-Marc de sa large crinière Hérisse avec terreur les anneaux de lumière. Des anges de la mort les ténébreux essaims , Sans en attendre l'ordre, ont fui le saint des saints; Graignant.de disparaître à l'œil qui les regarde , Et que Dieu dévoilé ne consume sa garde.

Quand le Vésuve voit sur son sein de géant

De sa lave fluide ondoyer TOcéan ,

Et comme en deux miroirs , brûler sa double image

Dans la mer sans vaisseaux et les cieux sans nuage ;

Lorsqu'il courbe dans l'air , qu'il tourmente à long bruit ,

Son écharpe rougeâtre, arc-en-ciel de la nuit;

Et que sa tète en feu dans l'onde au loin grondante

Baigne avec majesté sa chevelure ardente ;

Et qu'il tord , dans son sein , ses entrailles d'éclairs

En travail d'un orage à déplacer les mers.

Lorsque d'un grand linceul de cendre il enveloppe

Ainsi qu'un trépassé la belle Parthénope,

300 LE DESU^IER MIRACLE.

Et que, sous ses pieds noirs^ court un feu souterrain^ De TAtlas aux vieux monts berceaux neigeux du Rhin; Naples prête Toreille au volcan solitaire^ Qui tient le sort d'un monde en son brûlant cratère: La fête a suspendu son charme commencé ! Sur rherbe de Pœstum les danses ont cessé. Avec les chants éclos au cœur de Cimarose , Le rossignol se tait dans Tombre du melrose ; Tous les enchantements se voilent de pâleur Sous les beaux citronniers qui referment leur fleur , Virgile amoureux baignait dans la rosée Les tableaux transparents de son frais Elysée ; Dans ces climats rêveurs^ dans cet air embaumé^ tout s'oublie^ hormis le bonheur d'être aimé; la nature est reine ^ où^ comme une autre aurore^ Déroulant dans la nuit ses vagues de phosphore , Couverte d'alcyons , la mer vient déposer Sur les fleurs du rivage un lumineux baiser ^ Et s'endort mollement sur cette blonde arène , Tombeau mélodieux d'une antique syrëne. Ainsi le Ciel se tait , ainsi l'archange attend , Pâle et muet autour du prodige éclatant; Ignorant s'il va voir, sous l'arrêt implacable^ Cesser l'ordre éternel , changer l'ère immuable.

LE DERNIER BIIRACLE. 301

Bientôt sur les trépieds , sur les vives splendeurs Qui de la trinité ceignent les profondeurs^ Un nuage descend y comme en nos jours funèbres Nous cachons nos autels sous un deuil de ténèbres. Il descend ; mais de Dieu l'arrêt encor voilé , Dans ce nuage noir ne s'est point révélé.

On entend sous l'éclair qui ne cesse de luire , Au loin , de cieux en cieux , un ouragan bruire. Aigle sombre , son vol bat la mer de cristal , Mais dans cet ouragan n'est point l'arrêt fatal.

Les chars guerriers^ ainsi qu'à cette heure de crime Satan des enfers creusait en lui l'abime , Par leurs noms de combat s'appellent à la fois ; Mais le décret de Dieu n'est point dans cette voix.

Enfin l'ardent éclair , la colonne enflammée , l'essence première habite renfermée >

302 LE DERNIER MIRACLE.

S'ébranle , s'élargit^ étend son vol de feu , Et dans ce vol terrible est le décret de Dieu. L'immensité pâlit aux flammes qu'il projette , Et loin de ses rayons le Ciel entier se jette. Les plus puissants esprits^ à ce feu redouté Craignent de voir mourir leur immortalité. L'éclair grandit toujours; il a touché la sphère flotte du chaos la brumeuse atmosphère ; Le noir chaos recule , et son ange effrayé , Cherchant les cieux d'un vol à demi foudroyé. Fuit et laisse tomber la douteuse couronne Dont son front lumineux dans la nuit s'environne.

L'éclair grandit toujours ; et le chaos fumant En est enveloppé comme d'un vêtement. Ce n'est plus la colombe , architecte des mondes , Qui lui soufflant six jours ses haleines fécondes , Dans cet obscur berceau de la terre et des mers En face du néant bâtissait l'univers. Il brûle , il engloutit ces régions , vaine ombre , n'est point descendu le compas ni le nombre; , parmi les vapeurs de leurs flots inconstants^ L'espace vient mourir sur le tombeau du temps.

LE DERNIER MIRACLE. 303

Il dévore et la nuit et son peuple d'atomes , Et des astres éteints les nuageux fantômes , Et Téternel combat d'éléments révoltés , Et le germe infécond des globes avortés.

Telle aux bords africains , rapide et foudroyante ,

Descend du ciel en feu la trombe tournoyante.

Des cèdres qu'elle arrache , elle s'arme en volant ;

Ouvre à la caravane un sépulcre brûlant.

Le sol tremble et gémit , le roc bondit et roule ;

Colosse démoli l'éléphant-roi s'écroule.

On voit s'évanouir dans ses noirs tourbillons ,

L'alkondi gigantesque avec ses nids d'aiglons.

Etonnés de tenter une route inconnue ,

Les boas étouffeurs vont ramper dans la nue ;

Et près des grands oiseaux épouvantés comme eux ,

Se roulent dans la trombe en orbes venimeux.

Elle tonne et grossit sa flamme intarissable .

Les dieux d'airain, ravis à leurs tombeaux de sable ,

Se fondent dans ses feux ; taureau j sphinx ou serpent ,

L'olympe immonde en flots de lave se répand.

Entre ses bras puissants qui brisent leurs colonnes ,

Elle a déraciné les vieilles Babylones

304 LE DERNIER MIRACLE.

Du sol , pour jamais sous la poudre cacbé ^ Leur cadavre éternel croyait s'être couché. L'ombre des Pharaons , sous son vol se réveille ; Le dronte dans son sein tourne comme une abeille; Et du Nil absorbé plus d'un monstre fumant Dans la trombe invincible a changé d'élément.

L'éclair grandit toujours ; il n'est point de barrière Qui retarde un instant son ardente carrière , Qui ne s'évanouisse aux feux dont il a lui ; Et le chaos n'est plus entre l'enfer et lui. De l'abime ébranlé dans ses royaumes sombres Le chaos protecteur n'abrite plus les ombres , Il a péri lui-même , et ce bouclier vain Laisse l'enfer à nu , devant l'éclair divin. 0 des tourments sans fin lamentable domaine ! Les échos affaiblis d'aucune langue humaine Rediront-ils jamais ton épouvantement , Quand descendit vers toi ce nouveau jugement ?

Dieu pour ces luttes solennelles , N'a point armé tous ses chemins

LE DERNIER MIRACLE. 305

Des flamboyantes sentinelles Qui portaient la guerre en leurs mains , Lorsque dans leur chute unanime L'ange maudit et ses pareils y Foudrx>yés d'abime en abime , Couvraient de la nuit de leur crime Le diadème des soleils.

Il n'a point levé tous les voiles

Des arsenaux de sa fureur ;

D'aucune ceinture d'étoiles

Ses flancs n'empruntent la terreur.

Il vole sans l'étendard sombre

Aux anges de la mort commis ;

Sans les chars semés d'yeux sans nombre y

Qui vont choisir à travers l'ombre y

Et consumer ses ennemis.

Sans le pavillon de ténèbres Que la nuit jetait sous ses pas ; Sans les mille clairons funèbres Sonnant l'universel trépas ,

306 LE DEKNIER MIRACLE.

A l'heure quittant leur orbite

Les astres se disaient adieu ;

comme un oiseau qui palpite,

La création décrépite >

Mourait entre les doigts de Dieu.

11 vient seul ; comme sous le tremble Un chasseur furtif vient s'asseoir. Pour surprendre un doux nid qui tremble Flottant dans les souffles du soir. Percé de l'antique anathème, L'enfer fuit sous l'éclair vainqueur ; Comme fuit à son jour suprême , Un pâle guerrier qui blasphème ; Emportant une flèche au cœur.

Idaméei lui seul ne fuit pas... agrandie , Sa chevelure flotte en immense incendie : Il se dresse géant sous ce manteau de feu , Pour élever son front jusqu'à l'éclair de Dieu ; Des dangers du combat nul n'a pu le convaincre. Excepté l'Eternel on sent qu'il peut tout vaincre !

LE DERNIER MIRACLE. 307

De ses treize cités , en avant de leurs tours , Trois lignes de volcans hérissent les contours; Il arme contre Dieu jusqu'à Tair qu'il respire , Il croit à son regard pour sauver son empire : Fier y immobile et tel y sur le roc déchiré , Qu'un débris de Balbeck par la foudre éclairé. Il cherche dans son sein descris^ des mots de flamme, Un blasphème qui soit le spectre de son àme ; Et ces pensers , plus forts que Torage et le fer , Dont un seul lui suffit pour briser Lucifer. La mort et le péché , gardiens de ses royaumes , Famille dont Satan lui légua les fantômes , L'entourent y demandant si l'on va leur livrer Sur les pas de leur maître un monde à dévorer.

» Viens , dit-il ; me voici debout sous ta colère.

» Mon trône m'a placé plus près de ton tonnerre ;

» Et mon bandeau de roi dont le tien est jaloux ,

» Jette assez de rayons pour diriger tes coups.

n Que veux-tu ? manque-t-il quelque anneau de souffrance

» Aux fers qui sur nos bras ont rivé ta vengeance?

» Viens compter tous nos maux, comme seul et caché

» L'avare compte l'or à ses mains attaché.

308 LE DERNIER MIRACLE.

» Quand la création , sans demander à naître y

» S'échappa , tout en pleurs , des abîmes de Tétre ,

» Son hymne universel fut un cri de douleur ,

V Montant et descendant des soleils à la fleur.

» Le mal infecta l'air dont s'abreuvaient les mondes,

» Et tu laissas tomber leurs rênes vagabondes.

» Ton ouvrage orphelin de toi fut rejeté y

M Comme un fruit monstrueux qu'une femme a porté.

» Et lorsque je voulus , moi y Dieu par mon génie ,

» De mon globe natal retarder l'agonie y

» Et sous un ciel plus doux, un air plus transparent^

» Redonner la jeunesse à mon berceau mourant ;

» Toi y jaloux de mon œuvre et de ma résistance y

» Au disque du soleil tu gravas ma sentence ;

» Tu vainquis Sémida^ l'univers a péri.

» Mais pour d'autres combats Tabime m'a mûri.

» J'ai hâte de te voir dans mon enfer descendre !

» La lutte de ce jour va balayer sa cendre.

» Ma force de la tienne enfin va s'approcher y

» Après plus de mille ans perdus à te chercher.

» Si Satan terrassé fut ton titre de gloire y

» Je tiens ma royauté de la même victoire.

» A toute ta hauteur sa chute me grandit ;

» Mes mains ont rajeuni le sceptre du maudit ;

LE DERNIER HHRACLE. 309

» Ce sceptre , usé par lui contre la race humaine y A changé de victime en passant à ma haine ; » Ce sceptre s'est levé pour de plus grands défis; » Lucifer vainquit Thomme et j'ai vaincu ton fils. » J'ai^ plus haut que sa croix plaçant mon diadème, » Commencé par ton fils à te vaincre toi-même. » Défaite irrévocable ! indélébile affront ! ! ! » Au fardeau que je porte il a brisé son front. » Il n'a pu te haïr comme moi ; sa faiblesse » Nous a bien révélé Tenfant de ta vieillesse ! » Benjamin , qui croyait, chargé de tes leçons , » Dans ma fertile Egypte acheter mes moissons ; » Et donner son amour en échange des gerbes » Dont mes mains ont lié tous lés épis superbes !!.. » Viens voir ce qu'il a su garder de ses splendeurs. » Viens voir ce que je fais de tes ambassadeurs !

Et du grand sphinx sur lui les hideuses morsures ; » Ta honte ruisselant de toutes ses blessures.

» Viens voir , lorsqu'il montait dans l'empire du mal,

Du calvaire terrestre au calvaire infernal ,

» Tout ce que nos fureurs , tout ce que nos calices n Avaient mis de distance entre ces deux supplices ; » Et quelles mains dressaient l'échelle des douleurs; » Et quels tourments germaientsous chacun de ses pleurs;

310 LE DERNIER MIRACLE.

» Quels seq>eDts s'enlaçaient au lourd bandeau d'épines , » Leurs baisers venimeux sur ses lèvres divines ; » Et la lance en mes mains^ la lance au feu vainqueur, » Allumant mon triomphe aux fibres de son cœur. » Viens... »

Et déjà i'éclair de l'essence première , Comme un dais , sur le gouffre , élargit sa lumière; Et l'œil d'Idaméel , défiant son ardeur , A pu y d'un seul regard , sonder sa profondeur. Qu'y voit-il ?... on ne sait... C'est l'arcane sublime! Le dernier mot de Dieu lorsqu'il parle à l'abîme ! Et le monarque tremble , et ce front couronné , Balthazar de l'enfer , se voile prosterné. Sur sa lèvre d'airain toute révolte expire . Sa sentence flamboie aux murs de son empire. Lucifer près de lui , sur le sol douloureux S'agenouille... le Christ vient se placer entre eux, Et poser , consacrant l'heure tout se consomme , Une main sur l'archange et l'autre main sur l'homme!

LE DERNIER MIRACLE. 31 1

Mais réclair infini , tout-puissant, éternel,

Même aux pieds du Sauveur dévore Idaméei ;

11 dévore avec lui , tel qu'une tombe ardente ,

Les deux amants pleures par la muse du Dante;

Il dévore avec lui le grand sphinx et la mort ,

Et Satan protégé par mille ans de remord.

En vain le peuple entier du lamentable gouffre

Redemande l'horreur de ses cercueils de soufre ,

Et ses pleurs de glaçons , et ses chapes de fer. . .

Ainsi que le chaos a disparu Tenfer.

De cette région noire , maudite , impure ,

Il ne reste plus rien , que la grande figure

Du Christ, dont les soupirs tant de fois triomphants ,

N'ont conquis que la mort pour ses nouveaux enfants.

Inexorables feux! brûlantes funérailles !!!

Alors qu'un pélican s'est ouvert les entrailles Pour nourrir ses petits , quelquefois un chasseur S'approche, et les lui prend sous le sang de son cœur. L'oiseau blessé se dresse, et veut suivre dans l'ombre Sa famille qui fuit aux mains du chasseur sombre.

312 LE DERNIER MIRACLE.

Mais la blessure est large y et regardant le ciel ^

L'holocauste mourant ne peut quitter Tautel.

Et sur le même roc y victime inachevée ,

Son sang baigne le nid n'est plus sa couvée ,

Et s'arrête , glacé par le froid des douleurs y

Pour achever après de s'écouler en pleurs.

Et cependant ses chairs pouvaient longtemps suffire

A les nourrir en paix du paternel martyre y

Tous ces fils bien-aimés y qui venaient tour à tour ,

Lui dévorer le cœur avec des cris d'amour 1

Oh I voyez comme il souffre^ à présent qu'il demeure

Tout seul y sans les enfants qu'en longs sanglots il pleure ;

Comme il souffre loin d'eux de ces tourments perdus,

De toute cette mort qui ne les nourrit plus !

Pour la première fois il sent dans son flanc vide y

Sur chaque fibre à nu courir leur bec avide.

Ses entrailles de père y inutile festin ,

Comme un serpent coupé se tordent dans son sein.

Si du rivage ému le vent plaintif apporte

De ses petits captifs une plainte plus forte y

Son œil brille y il tressaille , écoute avidement ;

Il croit qu'on les ramène à son embrassement !

Il croit les ressaisir y et son rouge plumage

Se hérisse de joie avec un bruit sauvage ,

LE DERNIER MIRACLE. 313

Pour les couvrir , afin qu'ils puissent aujourd'liui Apprendre , sous sa mort^ à mourir comme lui. Mais ils ne viennent pas... 0 victime abusée ! Recouche-toi loin d'eux sur ton aile brisée ; Sans écouter les pas du chasseur qui s'enfuit , Sans tressaillir d'espoir au vent froid de la nuit. Et demain , quand du jour les teintes purpurines Viendront illuminer sur tes herbes marines Ce sang, que l'agonie à peine peut tarir , Referme sur ton cœur tes ailes pour mourir. Cache , même au soleil , ta blessure profonde : Ton martyre est trop saint pour les regards du monde! Il voudrait^ triste oiseau, te comprendre, et son œil De tes trésors d'amour profanerait le deuil ! !

Mais bien plus lamentable est la haute victime , Qui , ne pouvant mourir de son œuvre sublime , Reste les flancs ouverts comme l'oiseau martyr , Privé de ses enfants qu'on vient d'anéantir. 0 sacrifice vain ! ô Rédempteur stérile ! Combien pesait alors ce calvaire inutile ! Oh ! combien grandissaient vos tourments superflus ! Combien vos bras sanglants laissaient tomber d'élus^

314 LE DERNIER MIRACLE.

Que ne rattachait plus votre sainte espérance

Au lourd cercle épineux du bandeau de souffrance ! !

Vous criâtes alors : Moi , le fils bien-aimé ,

)> Je reste fut Tenfer : tout n'est pas consommé ! . .

» Père^ j'attends ; j'attends sans remonter encore ^

» Et sous ta volonté je me tais et j'adore. »

Le ciel vers vous , le ciel et tous ses habitants Se penchèrent , et puis pleurèrent bien longtemps Sur le grand jugement du Très-Haut; et puis Eve , Comme se réveillant d'un formidable rêve , Dit sur le sein d'Abel : Vous me l'aviez donné , Seigneur^ qu'avez-vous fait de mon fib premier-né?— Abel dit à son tour : Seigneur, c'était mon frère!— Mais il ne parla pas pour consoler sa mère.

*

LE DERNIER MIRACLE. 315

Lea prophètes voilés gémissaient. . . Sémida

Que réclair en passant de ses feux inonda^

Avec Idaméel avait senti son âme

Et se perdre et mourir dans l'invincible flamme.

Ses larmes éteignaient les mystiques trépieds;

Ses cheveux d'or voilaient la pâleur de ses pieds ^

Et couvrant à demi la triste bienheureuse ,

Ne laissaient qu'entrevoir sa beauté douloureuse.

On croyait contempler^ sous ce voile flottant^

Le front décoloré du marbre pénitent ,

A qui le grand sculpteur^ sous sa main surhumaine,

A donné pour gémir Tàme de Madeleine.

» Idaméel! Idaméel!

» Oh! pourquoi suis-je remontée? » Dans ton dernier regard ma vie était restée; » Je n'avais emporté que l'espoir dans le Ciel. » Je préparais déjà ton vêtement de gloire; » Je voyais déjà fuir la nuit jalouse et noire ^

» Devant les splendeurs du réveil.

316 LE DERNIER MIRACLE.

» Mon àme se perdait ravie en ton image ;

» Plus heureuse que l'aigle en passant d'un nuage ^

» Aux embrassements du soleil. » Nousvivonsdansramourmieuxqtiedanslalumière^

» Et je t'ai vu mourir... sans moi ! » Que ferai-je à présent de mon ciel funéraire? » J'étais venue à Dieu pour lui parler de toi ; » Pour lui di re : Mon cœur souffre une peine étrange ;

» Vos cieux me cachent le bonheur; » Vous ne séparez pas les deux ailes d'un ange ,

» Et vous nous séparez^ Seigneur! » J'étais venue à Dieu , pour lui dire : Je pleure , » Et je l'aime; l'espoir l'avait fait mon époux; » Notre immortalité ne veut qu'une demeure : » Être aimé c'est avoir sa place près de vous. » Au pied du mont Araroù nous nous rencontrâmes,

» Il m'appelait, et je l'ai fui!... » En me créant. Seigneur, îne fites-vous deux âmes,

M Une pour vous, l'autre pour lui? » J'étais venue à Dieu , pour prier et t' attendre, » Pour t'attendre à genoux sous ses regards sacrés, » Comme un petit enfant près d'une mère tendre ^

» Attend ses frères égarés;

» Pour lui chanter les doux cantiques

LE DERNIER MIRACLE. 317

» De Texil nous étions deux ; » Les anges m'écoutaient ; je me tenais près d'eux , » Et j'enseignais ton nom aux lyres prophétiques; » Afin que ce grand nom , éteint au livre d'or ^ » Reparût sous mes pleurs plus radieux encor ; » Afin de te garder une place bénie a Parmi les purs enfants de la paix infinie.

» Leur extase n'est plus mon sort.

» Ah ! sans pouvoir mourir moi-même , » Je sentirai toujours , sous mon beau diadème ^ » Passer dans mes cheveux le souffle de la mort. » Et je verrai pour moi se défleurir les charmes

» De l'inaltérable séjour; » Et je ne saurai plus jamais d'où vient le jour; » Et tous les lys du Ciel pleureront de mes larmes; » Et mon éternité passera sans l'amour ! » L'amour^ le chaste amour ^ extase belle et sainte^ » De l'Éden de notre âme éblouissante fleur , » Étoile au cercle d'or de ma couronne , éteinte

» Dans les ombres de ma douleur I » Car près d'Idaméel Dieu ne m'a pas voulue; » Pardonnez-moi^ Seigneur^ je ne suis plus élue!!...

» Depuis qu'il n'avait pas le sien , » J'avais prié pour lui comme un ange gardien;

318 LE DERNIER MIRACLE.

» Et je Tai vu mourir y et tout mon ciel s'efface ; » Et vous lui destiniez la tombe en le créant ! » N'avez-vous pu , Seigneur , puiser que le néant

» Dans les trésors de votre grâce ? » Et les mêmes soleils s'allument pour nos yeux ! » L'orageux saint des saints a gardé sa colombe ; » Votre droite n'a pas fait chanceler les cieux , » Quand la gauche jetait tant d'âmes à la tombe I

» Tant d'âmes reprises deux fois » Des bras ensanglantés de Téternelle croix ! » Car votre fils lui-même^ en sa tendresse immense, » Osait recommencer le douloureux chemin ;

» Vous avez jusque dans sa main

» Brisé son sceptre de clémence ; » Arraché de son front son titre de Sauveur , » Consumé son manteau de Messie en vos flammes ;

» Et pour arrêter sa ferveur , » Fait marcher ses pieds nus sur la cendre des âmes ! » Il combattait la mort , et vous la couronnez

» De la couronne expiatoire ; » Il voulait sur son cœur ses élus nouvean-nés^ » Vous jetez dans ses bras le néant pour victoire ; » Et sa croix maintenant , arbre silencieux , »> Ne couvre qu'un tombeau plus large que vos cieux!

LE DERNIER MIRACLE. 319

Alors du saint des saints qui se dévoile et brille ,

Sortent ces mots... «Pourquoi murmurez-vous^ ma fille?

» Le dernier cri du Fils jusqu'à nous est monté.

» Sa croix ^ sur une tombe ^ est l'immortalité !

» Pourquoi , vous confiant à la vaine apparence ,

» Croyez-vous vos regards plutôt que l'espérance ? »

Et déjà remontait , plein de pardons cachés ,

Le formidable éclair vers les élus penchés.

Il s'ouvre^ et l'on entend^ comme un appel sublime.

Faisant sept fois le tour du lumineux abime,

Une autre voix, semblable au chant plein de douceur

D'un ange qui s'éveille en appelant sa sœur.

Et l'on suit dans son vol cette musique errante ,

Comme l'aile d'un cygne et vierge et transparente;

Tendre comme un soupir de l'amour , exhalé

Vers l'amour qui l'attend de mystère voilé;

Pure comme l'encens d'un beau lys bleu qui prie ,.

Courbé sur la fontaine aux bois de Samarie.

Elle monte, et s'étend pareille aux grandes eaux;

Embrasse l'infini d'harmonieux réseaux.

Et chaque fleur écoute, en la sainte vallée,'

Ces accords inconnus , mélodie étoilée.

320 LE DERNIER MIRACLE.

Et Textase et la paix, pour mieux entendre encor. Ont sur le même autel croisé leurs ailes d'or.

0 prodige I ... du fond de ces gouffres sonores On a vu s'élancer en flottantes aurores , Tout un monde d'élus sans cesse renaissant : Chaque note s'envole , ange resplendissant. Et ces notes , ces chants , ce concert séraphique , C'est la voix du Seigneur, puissante et pacifique , Ressuscitant, aux yeux de son peuple ébloui. Tout ce qui dans ses feux s'était évanoui. Innombrables essaims, phalanges rajeunies , Flots purs d'un océan d'extase et d'harmonies ; Peuplades d'immortels, que ne compterait pas Toute l'immensité des nombres d'ici-bas. Gloire ! ! le sein de Dieu n'est qu'un foyer de vie rien ne se consume, tout se purifie. Gloire I ! chaque être en lui prend un éclat pareil  l'albatros planant dans le matin vermeil. Gloire ! ! ce ne sont plus ces formes désolées , Des ombres de leur âme incessamment voilées ; Ces cris blasphémateurs; ces fronts aux plis brûlants, Des foudres du Très-Haut labourés dix mille ans;

LE DERNIER MIRACLE. 321

Ces cœars désespérés , sépulcres noirs de crime , Dont le Christ tout entier n'a pu combler l'abime ; Dont la flamme divine est venue engloutir Dans son orbe infini l'incertain repentir. Ce sont de blancs esprits y des formes en prière , Croisant sur leur sein purleursdeuxmainsde lumière; Des cœurs resplendissants y des fronts dignes du Ciel , Portant dans leur sourire un bonheur immortel; De suaves soupirs , une voix douce et tendre^ Que sans mourir d'amour Ton ne pourrait entendre. 0 transport ! ô pardon ! triomphe de pitié ! De la création la plus^ vaste moitié , Cette mauvaise part de l'archange rebelle , Retrempée à sa source en sort pure comme elle : Elle brille et renaît pour un bonheur sans fin. L'ange tombé reprend les traits du séraphin; La grâce a sur son front dévoré l'anathème. 0 famille nouvelle et cependant la même ! Miracle du Dieu fort au Calvaire ajouté ; Miracle qui remplit toute la trinité !! Un monde n'était plus y un monde recommence. Blanchi , transfiguré dans ce creuset immense , Dans cet éclair sauveur^ inextinguible feu^ L'enfer en ciel brillant jaillit du cœur de Dieu ;

SI *

322 LE DERNIER MIRACLE.

De ce sein créateur que tant d'amour sillonne , Gouffre la vie en feu dans tous ses flots bouillonne^ Agitant l'infini comme un flux et reflux , Orage rédempteur d'archanges et d'élus I ! I Il s'étend ^ il s'accroît , il jaillit , il s'épanche. Les splendeurs , s'entourant d'une auréole blanche^ Semblables aux lueurs dont l'aurore en naissant Effleure le coteau de neige éblouissant ; Les trônes , déployant leur royauté suprême , Puissants et grands encore à côté de Dieu même ; Les chérubins guerriers^ sentinelles des cieux. Qui rallument leur glaive à l'éclair de leurs yeux; Les vertus , écartant leur manteau d'hyacinthe Pour laisser voir leur cœur , miroir de la loi sainte ; Et les beaux séraphins, en triomphe élancés^ Que le cygne éternel dans ses chants a bercés ; Rois de la grande lyre , anges de poésie , Ouvrant pour Jéhova leurs lèvres d'ambroisie : Tout ce peuple d'esprits , ardent, illimité , Ce mystique univers de la mort racheté ; Tous ces nouveaux enfants de la vie étemelle , Dans l'azur incréé fiers de baigner leur aile , Reconnus par l'amour , par l'extase applaudis. Nouant d'autres hymens dans les cieux agrandis ;

LE DERNIER MIRACLE. 323

Et louant le Seigneur^ et sortis de ses flammes , Et sur un même autel brûlant toutes leurs &mes^ Autour du saint des saints volent étincelants : Comme autour d'un flambeau des phalènes brillants^ Comme une vision douce et blanche se lève Sur le sommeil fleuri d'un bel enfant qui rêve; Comme autour de l'amra, jeune arbre au fruit vermeil , L'amoureux colibri vole en cercle au soleil , Enlace chaque fleur du réseau d'étincelles , Qu'allument en passant les joyaux de ses ailes , Ou semble s'endormir transparent , et fixé Dans un rayon du jour par son vol éclipsé.

C'en est fait^ le triomphe a remplacé la lutte. Des générations le fleuve y dans sa chute Jusqu'au gouffre éternel roula précipité : Des générations le fleuve est remonté ! ! Tel , tombé de si haut dans l'abîme qui fume , Tout le Niagara remonte en ciel d'écume ; Il échappe à la nuit qui vient de l'absorber , Il remonte plus grand qu'on ne l'a vu tomber. Prismes superposés , vaste amas de mirages , Joignant le gouffre aux cieuxet laroche aux nuages ;

324 LE DERNIER MIRACLE.

Babel de visions dont se peuplent les airs; Brouillards dont la lumière a fait un univers. L'œil compte ^ en poursuivant les radieux fantômes. Autant de diamants que le fleuve a d'atomes. Dans l'éblouissement de ces rayons épars ^ Il voit surgir, passer, flotter de toutes parts ^ ( Ébauches qu'en leur vol la fantai&ie achève , Architecte changeant de son humidç rêve ) Des forêts aux rameaux ruisselants , dont Ophir Semble avoir coloré les feuilles de saphir; Et de beaux coursiers bleus qui s'élancent limpides. Avec le grand collier de leurs perles liquides; Et des soldats de brume, en légers tourbillons ^ Des feux de Tarc-en-ciel armant leurs bataillons; Et des fleurs de cristal , et de pâles trophées , Et les cercles tournants de la danse des fées; Et les gnomes d'opale, et les psylles trompeurs Prêtant leurs cheveux d'or aux franges des vapeurs.

0 bienfait plus puissant qu'autrefois la parole ! La fleur du Paradis , en doublant sa corolle , Enivre chastement d'un parfum enchanté L'homme et l'ange complets pour la félicité.

LE DERNIER MIRACLE. 325

Un saphir plus ardent luit aux célestes voûtes. Chaque àme s'éblouit de la splendeur de toutes. Jéhova I ! grand artiste à notre encens offert Qui pour doubler ton œuvre en retranches Tenfer ! Bienfaiteur qui guéris la blessure cruelle Que la mort avait faite à TAme universelle ! ! Jadis tu fis de rien ton univers géant , Mais le mal est plus loin du jour que le néant ; La résurrection est plus que la naissance. Tu n'avais en créant qu'essayé ta puissance ; Tu n'avais que jeté le premier fondement D'une œuvre dont ce jour est le couronnement. Tu n'avais^ moissonneur, que préparé le chaume Pour le plus bel épi de ton flottant royaume. Sois bénil*. toute chute a remonté vers toi; Tu peux dire à présent , mon ouvrage c'est moi. Tu fais voir qu'il était un but à la souffrance : Terme le plus lointain du vol de l'espérance , Donnant pour point d'appui le pardon absolu A l'âme rachetée, à l'être réélu. L'enfer bornait le Ciel ; le mal le bien suprême : Je crois voir l'infini se compléter lui-même. Tu peux, triomphateur, repliant tes drapeaux, Plus qu'après les six jours rentrer dans ton repos.

326 LE DERNIER MIRACLE.

Oui, ton dernier bienfait n'est voilé d'aucune ombre Ce bienfait est le mot des énigmes sans nombre; Il explique le temps, l'homme, l'éternité. Il t'explique toi-même en ta divinité. Ce bienfait apparut à l'œil des Zoroastres, Écrit pour l'avenir sur la clarté des astres; Et je comprends ensemble et la oaus0 et l'effet. Alors que je t'admire à travers ce bienfait.

Eloïm le premier^ dont Tamour les contemple ^^ De la Jérusalem céleste ouvrit le temple Aux adorations des nouveaux rachetés. Les astres , proclamant leurs noms ressuscites , Du fond de l'infini pour les voir accoururent. Des arsenaux divins les foudres disparurent^ Ou transformés d'eu2(-môme en ineffable don , Devinrent des soleils rayonnant de pardon.

LE DERNIER MIRACLE. 327

Auxsaintsfrémissements des transports qu'ils éprouvent ,

Tous les cœurs séparés pour jamais se retrouvent.

Chaque ange heureux embrasse^ aux piedsdu tout-puissant^

Ce qu'il perdit coupable et revoit innocent.

Lucifer triomphant vient , libre de ses voiles ,

Éclairer les cieux même à son bandeau d'étoiles.

Eve contre son sein a pressé deux Abel ;

Sémida chante et suit le vol d'Idaméel.

Chastes époux qu'enfin le même ciel rassemble^

Comme deux eiders blancs qui voyagent ensemble ,

Us traversent Tazur des orbes lumineux.

Devant la sainteté des ineffables nœuds ,

Cléophanor se lève , et sa voix paternelle

Dominant tous les chants de la fête éternelle :

» Je n'ai pu sur TArar ensemble vous bénir;

» La terre n'avait pas d'autel pour vous unir^

» Mes enfants... et les cieux étaient la basilique

» devait s'achever votre hymen symbolique.

» Toi , ma fille , si grande au moment du trépas ,

» Eve des derniers jours qui ne succomba pas !

» D'un mortel tout-puissant adorée et servie ,

» Aux foudres d'Éloïm quand tu donnais ta vie ,

» Ton martyre fécond renfermait dans son sein

» Un prodige nouveau plus immense et plus saint.

328 LE DERNIER MIRACLE.

» Et déjà de l'exil gémissaient tant d'&mes^ » Ta palme en s'allumant faisait pâlir les flammes. » Car du Dieu créateur doux et puissant bienfait , u La femme a guérir le mal qu'elle avait fait. » Car autant que les cieux / étemelle et profonde^ » Une âme , en ses vertus , peut racheter un monde ! » Oui , de deux infinis lien mystérieux, » Tu fus prédestinée à ton sort glorieux. » Oh I ma fille ! c'est toi , c'est toi qui , la première , » Osas plaindre la nuit , au sein de la lumière ; » Tu vins vers le Sauveur > tu sondas en esprit » L'abime de clémence au cœur de JésUs^hrist. » Quoique voilé de pleurs durant nos blanches fêtes, » Ton regard vit plus loin que l'œil de nos prophètes. » Ainsi qu'à ta guirlande ; emblème de douleur , » A l'arbre des enfers l'espérance eut sa fleur. I) Et dans les champs si beaux de la sphère étoilée, » La récolte de Dieu par l'amour fut doublée. » Il dit. . . Le vol léger des deux époux bénis Se perd dans le Seigneur qui les a réunis. Leurs cœurs sont embaumés de boiiheur et de myrrhe; Dans ces cœurs tranparents le firmâmeilt se niire , Et n'y rencontre pas un seul amour moins pur Que les feux constellant sa coupole d'azur.

LE DERNIER MIRACLE. 329

Cieux , chantez ! car du fond de l'œuvre expiatoire Le Fils qui manquait seul à la sainte victoire , Remonte vers le Père ; il vient ^ Emmanuel , Prendre la place vide au sein de rÉtemel. Les heures d'agonie à son front resplendissent. Les sept palais divins d'eux-mêmes s'agrandissent. Il monte au premier ciel par de vivants chemins , Échelle de soleils échappés de ses mains; Et chacun des degrés que l'infini seul compte , Rayonne de splendeur moins que le pied qui monte. Oh I qui commencera l'hymne du Fils vainqueur ? La mère immaculée ayant sa harpe au cœur.

BfARIE.

« Gloire au triomphateur! Gloire à l'agneau fidèle! 11 vient revivre en moi^ sur mon sein maternel. Quand chaque mère avait son premier*né près d'elle, Qu'il manquait^ sans mon fils^ de bonheur dans le Ciel !

330 LE DERNIER MIRACLE.

Je veux , comme une vigne en fleurs , après l'orage , Répandre doucement la fraîcheur et l'ombrage Sur les pieds fatigués de mon unique enfant. Je veux qu'environné de sa grande famille ,

Le regard de sa mère brille , Comme une vive étoile à son front triomphant. »

Et le Fils remontait ; et l'hymne de délice Des fleurs du second ciel enivre le calice. Salomon , de Saba reçut moins de présents , Que le plus humble lys n'envoie au Christ d'encens, D'une rosée en feu l'hyacinthe étincelle ; Le baume du diphise en filets d'or ruisselle ; L'hélianthe , s'ouvrant dans toute sa beauté , A d'un fleuron de plus orné sa royauté; Et Li GLomjB DU MONDE culace ses spirales Aux groupes embaumés ides roses sidérales , Qui tournent vers le jour venu d'Emmanuel , Leur beau calice dort une perle de miel. Les anges de la mort dans ces splendeurs nouvelles Viennent laver le deuil étendu sur leurs ailes , Et chantent pour le Fils^ quai)d l'ineffable bain Retrempe de clartés leur corps de chérubin.

LE DERNIER MIRACLE. 331

LES ANGES DE U MORT.

« Gloire ! le sang divin marque toutes les âmes ; Sa pourpre vient blanchir le front du réprouvé. Son torrent rédempteur éteint la mer de flammes ; Au déluge de sang tout Tabtme est lavé. Quand Tétemelle mort , sous tant de funérailles , Portait stérilement un monde en ses entrailles , Le Fils aidé du Père y plongea son bras fort; Et cherchant , jusqu'au fond de leurs replis , sa proie ,

De ce bras vivant qui foudroie , Reprit Tenfer au sein marâtre de la mort. »

Et le Christ remontait ; il monte , il monte encore ! Et du troisième ciel c'est la plus belle aurore. Comme d'un seul carquois les traits au loin lancés^ Ses familles d'élus y volant à flots pressés , Prosternaient à ses pieds la paix qui les inonde , Simples comme lafleur^ immenses comme un monde; Et de la charité l'ange toujours priant Jetait à pleines mains ses palmes d'Orient. Et les petits enfants y têtes blondes écloses D'un matin , s'envolaient de leurs touffes de roses ;

332 LE DERNIER MIRACLE.

Et parmi 1^ saints rois , leur chœur passait flottant , Nid d'alouette au fond des blés mûris chantant.

LES PETITS ENFANTS.

« Gloire à Tenfant Jésus ^ à ce jour que sur terre L'archange Gabriel nous avait tant promis , Lorsqu'il vint^ dans la nuit, sur ce dernier mystère Entr'ouvrir notre cœur et nos yeux endormis. Gloire à toi , doux Jésus ! nouveau-né de Marie ! Nous sommes un bouton de ta tige fleurie. Nous tous y dans nos berceaux portés à Tenfant-roi ; Petits oiseaux , bénis pour chanter tes louanges ;

Feux cachés sous l'aile des anges ; Lucioles du ciel pour briller devant toi.

Et le Christ remontait; et le vol des cantiques Rallumait , en passant , tous les joyaux mystiques Du quatrième ciel^ et ses arcs éclatants Comme un croissant qui tremble au front brun des sultans; Portiques de saphirs dont la chaîne s'allonge Jusqu'où de l'Éternel l'œil sans limites plonge; Cintres vient brûler , dans son séjour natal , Comme douze astres d'or, l'urim sacerdotal;

LE DERNIER MIRACLE. 333

L'urim tant de rois , sur l'éphod du grand-prêtre. Regardaient à genoux l'invisible apparaitre Et serpenter l'oracle aux veines de Tonyx , Et le sort caché luire aux feux du sardonyx. Livre Joad faisait passer, en mots de flamme. Tout l'avenir vibrant aux échos de son âme. Livre ouvert pour le juste en toute sa clarté^ Mais que l'œil du méchant couvrait d'obscurité. Le Dieu vainqueur passait sous ses arcs magnifiques. Ceint du bandeau pourpré des princes séraphiques. Ayant brisé la coupe son orgueil a bu , Idaméel , lion de la grande tribu , Se lève ; sa pensée et rajeunie et pure , Flamboie à son beau front avec sa chevelure ; Signe phosphorescent de puissance et de foi , Couronne du génie à sa tète de roi.

IDAMÉEL*

« Gloire I je puis chanter l'ineffable délire ^ L'extase de l'amour qui me sert de remord. L'hymne d'Idaméel ne brise plus la lyre , Le nom d'Idaméel ne donne plus la mort. Nombreuses nations, dont j'étais le prophète^ Nulle de vous ne manque à l'angélique fête

334 LE DERNIER MIRACLE.

Qu'aux élus du pardon donne Téternité. Miracle lumineux que tout regard contemple ,

Quand Dieu vous montre dans son temple , Pour miracle plus grand mon cœur ressuscité ! »

Et le cinquième ciel , sur la route bénie , Ouvrait au fils vainqueur sa sphère d'harmonie , , comme sept esprits de Dieu même exhalés , Flottent dans leur berceau les chœurs des sons ailés. Coupole qui frémit radieuse et chantante ; Cloche infinie , aux mains du Seigneur palpitante ; Orgue que font vibrer les souffles tout puissants ; Comme^ aux nuits de Noël, chante à travers Tencens Ce grand dôme , moins près des humains que de l'ange , Qu'à la hauteur de Rome éleva Michel-Ange. Et l'amante > bercée en son enchantement , Sur les prés embaumés qu'inondent mollement Les fleurs de l'ibéride et de la blanche vigne , Neige du Paradis dort son vol de cygne ; L'amante de sa voix vient unir la douceur Au chant des séraphins qui lui disent: ^Ma sœur !

LE DERNIER MIRACLE. 335

MADELEINE.

« Gloire 1 et que du combat notre hymne te repose ! Ta bien-aimée attend , viens, tu l'admireras ; Viens, nous parfumerons d'amour tes pieds de rose , Et sur le cœur qui veille , agneau , tu dormiras. Ton front est sorti blanc et vermeil de l'épreuve. Dénouant à genoux sa ceinture de veuve , Jérusalem se baigne en des flots de fraîcheur ; Enlace à ses cheveux la perle immaculée ,

Et dans la céleste vallée , Jette à tes lys en deuil des soleils de blancheur. »

Et le Christ, à plein vol , au sixième ciel passe.

L'hymne de Madeleine a brillé dans l'espace ,

Reflet mystérieux du regard bien-aimé ,

Plus que les Chérubins du cortège enflammé.

Chaque âme a son accord , chaque cri son extase ;

Tout pleur sort diamant de l'amour qui l'embrase.

Salut, Emmanuel ! Emmanuel ! printemps

De Tannée étemelle aux parvis éclatants ;

Tout rÉden , effeuillant ses mystiques corbeilles ,

Comme un bel arbre en fleurs sur un essaim d'abeilles ,

336 LE DERNIER MIRACLE.

RépètQ, Emmanuel ! avec des chants d'amour. Des délices du ciel ce grand nom fait le tour ! S'illumine en passant des feux de l'auréole , Comme , sous un éclair , un jeune aigle qui vole ; Et de ce vol immense , arc-en-ciel triomphal , Couvre l'arche , voguant sur la mer de cristal. A travers les palmiers consacrés aux prophètes ; A travers tous les chœurs des immortelles fêtes ^ De phalange en phalange et d'autel en autel j L'immensité répond au nom d'Emmanuel. Il éclate adoré de lumière en lumière : Ame des encensoirs flotte la prière , Chanté sur le kinnor , jeté de ciel en ciel , Des clairons de l'archange aux sept voix du Nébel ; Nom , toujours plus sacrée nom^ toujours plus sublim< De la crèche à la croix , de la croix à l'abîme y Et de l'abime au saint des saints , son essor A chaque ascension rapporte un monde encor. Et comme ivre de joie ^ à ce nouveau baptême , L'orbe de l'infini tournoyant sur lui-même , Chante et fait ondoyer sa ceinture de feu , Zodiaque éternel plein des signes de Dieu. Et Lucifer , paré de ses splendeurs natales , Debout sur les saphirs , qu'on a jetés pour dalles

LE DERNIER MIRACLE. 337

Aux degrés du lieu saint , rend à sa harpe d'or De ses hymnes perdus Tharmonieux trésor.

LUaPER.

« Gloire I ma jeune voix n'a plus de chants funèbres, Je reprends aujourd'hui l'hozanna commencé Avant que sur mon cœur , épris de ses ténèbres , L'enfer de dix mille ans , jour à jour , eût passé. Leur souvenir se perd dans mon hymne d'extase. La place fut l'abîme à la croix sert de base : Arbre qui jusqu'à nous^ de douleur en douleur , A travers l'infini vint plonger sa racine ; Et qui devant Dieu seul incline Ses grands rameaux d'élus dont l'archange est la fleur. »

Et le Fils , comme après le terrestre calvaire , Vient s'asseoir pacifique à la droite du Père ; Et colombe de feu , l'Esprit éblouissant , Au triangle incréé du Père au Fils descend,

ÉLOÏM.

Magnifique présent ! brillante renaissance ! L'ange n'est plus jaloux de l'homme racheté.

338 LE DERNIER MIRACLE.

Ton peuple , 6 Jéhova ! doit à la triple essence Du salut des enfers toute la majesté. Et dans l'immensité gracieuse et fleurie , Il n'est plus d'exilés qui pleurent la patrie 1 Tes deux créations n'ont qu'un même jardin : Comme deux lotus bleus sous Tonde cristalline ,

Deux aurores sur la colline , Deux orients jetés dans le céleste Éden !

sÉMroA.

Mon rêve est accompli. .. Sainte métamorphose !! De ma vie^ ô Seigneur^ tu me rends la moitié. Le bûcher des douleurs a son apothéose ; Je lisais l'avenir écrit dans ta pitié ! J'enlevais , dans l'espoir qu'on appelait démence , La borne ta justice arrêtait ta clémence. Je devançais le vol de cet hymne au saint lieu ; J'agrandissais le jour que ton regard colore ;

Dans mon cœur je sentais éclore Le beau lys du pardon sous l'haleine de Dieu.

LE CYGNE DU CIEL.

Et Jacob entouré de ses vignes fécondes ,

Vient compter tous ses fils au seuil de ta maison.

LE DERNIER MIRACLE. 339

Ton nouvel univers n'a que des cieux pour mondes;

L'Ame de l'infini n'a qu'un seul horizon !

Et tu ne choisis plus dans ta belle famille ,

Qui, comme un sable d'or^ sous ton trône fourmille;

Et tu te réjouis dans ton sein paternel ,

Lorsqu'ébloui d'amour, se fixant sur toi*méme ,

Ton œil au triangle suprême En lettres de soleils lit : SALUT ÉTERNEL.

FIN.

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