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LA FAMILLE

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La Famille Beauvisage

HONORÉ DE BALZAC

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La Famille

Beauvisage

ROMAN

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Albert MERICANT, Editeur

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TABLE DES CHAPITRES

Notice 5

PREMIÈRE PARTIE

I. La Saint-Charlemagne 7

II. Les Moralistes 17

III. Que la dernière incarnation de Vautrin n'était pas la

dernière -7

IV. de grands événements semblent s'annoncer 38

V. tout se prépare pour de grandes révélations 49

VI. Et lacta est lux 60

VII. Interruption et suite 69

VIII. Suite et fin 78

DEUXIÈME PARTIE

I. La dernière incarnation de Vautrin 87

II. Un rapport de police 96

III. Les fers au feu 106

IV. Un instrument 116

V. La messe de mariage 125

VI. Ce que c'est que de nous 134

VII. Rue de la Bienfaisance 143

VIII. Exécution d'un baron allemand 152

TROISIÈME PARTIE

T. Ne sait quand reviendra 163

II. Rio de Janeiro 171

III. Depuis A jusqu'à Z 179

IV. Le spectre fiancé 188

V. Chez M- Giguet 197

VI. Le tyran domestique 207

VIÏ. L'homme propose 217

VIII. Dieu dispose 226

QUATRIÈME PARTIE

T. Règlement de compte 237

II. La réhabilitation 246

III. Fin de deux rêves 255

IV. Le grenat 265

V. Liquidation générale 276

P37

NOTICE

La Famille Beauvisage parut en 1853. chez l'éditeur de Potter, trois ans après la mort de Balzac. Tiré à un petit nombre d'exemplaires, mal imprimé sur de mauvais pa- pier de coton dans une de ces éditions populaires dites « de cabinet de lecture », ce roman passa presque ina- perçu. Les amateurs ne l'admirent pas dans leurs biblio- thèques et quoiqu'il soit extrêmement intéressant, il n'a jamais été réimprimé dans aucune des collections des « œuvres complètes » du grand écrivain ; à peine s'il est brièvement mentionné par les spécialistes de la biblio- graphie.

L'œuvre, pourtant, méritait un meilleur sort. Elle est d'un bout à l'autre très attachante, comme dans les meil- leurs romans de Balzac, le plan est fortement charpenté, les caractères sont puissamment dessinés et possèdent ce relief extraordinaire dont l'auteur de la Comédie humaine avait le secret et que personne, pas même Zola, n'a pu re- trou\er après lui.

Les amis de Balzac liront ce volume avec d'autant plus de plaisir qu'ils y retrouveront plusieurs des personnages de prédilection du maître écrivain, de ceux dont les por- traits sont le plus fouillés et qu'il fait paraître dans pres- que toutes les scènes de la Comédie humaine. C'est d'abord Vautrin, forçat évadé qui, à force d'audace et de ^énie, devient directeur de la police, monstre de ruse et de cy- nisme, prototype du malfaiteur génial en lutte ouverte avec la société ; c'est Rastignac qui, arrivé à Paris pour y faire son droit avec une maigre pension, réussit à devenir ministre ; c'est enfin Maxime de Trailles, le viveur sans

6 LA FAMILLE BEAUVISAGE

scrupules, joueur, escroc, entretenu, mais qui, dans les pires épisodes d'une existence échevelée, garde la cour- toisie et le bon goût du grand seigneur.

Le héros principal du livre est le comte de Sallenauve, dont la naissance a été mystérieuse et qui, dès le début de sa carrière s'est trouvé entouré d'occultes et puissantes protections. Il vient d'être élu député d'Arcis-sur-Aube et il a tout de suite pris place dans les rangs de l'opposition, battant en brèche le ministère à la tête duquel se trouve le comte de Rastignac : ce dernier est précisément l'ami de M™* de Trailles, le candidat vaincu dans la lutte électorale et le gendre du riche et stupide Beauvisage.

Très éloquent, très intègre, le comte de Sallenauve est un adversaire redoutable. Rastignac cherche en vain depuis le commencement de la session, les moyens de le réduire au silence. Nous verrons à l'aide de quels subterfuges au- dacieux et peu délicats, il parvient à atteindre son but.

Au moment commence Faction, le comte de Salle- nauve est en villégiature au château de son ami, M. de l'Es- torade. Sympathique, séduisant même, Sallenauve est aimé de AI™^ de L'Estorade et en même temps de sa fille Nais, qui est encore presque une enfant. C'est au moment Sallenauve est combattu par ces deux affections qu'il est brusquement rappelé à Paris, il va tomber dans le piège que lui a tendu Rastignac.

Tel qu'il est, ce roman dont nous ne voulons pas dimi- nuer l'intérêt par une analyse détaillée, n'est pas indigne de prendre place à côté des autres chefs-d'œuvre de l'auteur de la Comédie Humaine, bien qu'il ait été ter- miné, après la mort du Maître, par un de ses anciens colla- borateurs, Charles Rabou.

Bien avant que le mot fût à la mode, Balzac avait déjà créé de toutes pièces le Roman policier ; depuis lui, on n'a rien fait de mieux dans son genre, le forçat Jacques Collin dit (( Vautrin » est et restera le prototype des Rocambole, des Serlock-Holmes, des Arsène Lupin et de tant d'autres héros aujourd'hui si en faveur près du public.

Le texte que nous donnons ici de la famille Beauvisage est rigoureusement conforme à l'édition de 1853.

Gustave Le Rouge.

La Famille Beanvisage

CHAPITRE PREMIER

LA SAINT-CHARLEMAGNE

Pendant que Maxime de Trailles voguait vers les rives de la Plata, la situation politique au milieu de laquelle Sallenauve n'avait pas laissé de prendre un rôle assez con- sidérable suivait un développement naturel et attendu.

Les prévisions de Rastignac ne tardèrent pas à se réa- liser. Jamais la coalition victorieuse ne parvint à s'en- tendre ; chaque matin vit éclore une combinaison qu'em- portait le soleil couchant.

Tout en ayant l'air d'accepter le rôle de spectateur pas- sif, le roi, par un mot, par une confidence adroitement jetée venait aider au travail de la décomposition, quand la partie, un peu mieux liée, semblait menacer d'une con- clusion. Ce fin politique joua sous jambe tous les grands hommes d'Etat qui avaient voulu lui mesurer l'air et l'es- pace, et, après une crise ministérielle de trois semaines, sur une démarche du parti conservateur., qui, jusqu'à la maturité de ce dénoûment, avait ménagé l'intervention of- ficieuse dont Rastignac avait parlé à Maxime, le cabinet, resté par intérim, fut réintégré définitivement au pouvoir.

A la première rencontre, par un de ces revirements si fréquents dans l'attitude des assemblées, le ministère res- tauré-obtint une majorité de plus de cinquante voix, et ainsi son avenir parut pour longtemps assuré.

Annoncée d'avance par Sallenauve, cette ridicule solu- tion fit le plus grand honneur à sa perspicacité, mais elle fut loin de lui faire des amis.

Toutes les opinions, dans la circonstance, avaient fini par être dupes, et jamais il n'est agréable aux partis que

8 LA FAMILLE BEAUVISAGE

quelqu'un paraisse avoir plus d'esprit qu'eux. Ensuite cette politique à perspective lointaine qui, au lieu de ren- verser violemment un adversaire, aime mieux attendre qu'il prépare sa chute par ses propres fautes, n'est pas à l'usage du commun des esprits, au contraire, ceux-ci sont presque toujours pressés de tourner la page et de vider les cartons. La patience du résultat est une force qui n'appartient qu'aux intelligences d'élite, et pour la masse elle s'appelle couardise, torpeur ou duperie. Salle- nauve, qui avait conseillé la temporisation, passa pour une sorte de doctrinaire de la démocratie; dès-lors autour de lui se groupa un petit nombre d'esprits élevés et justes, et, une fois par semaine, il prit l'habitude de réunir à son ermitage ceux de ses collègues avec lesquels, il était, non pas tant en communauté d'opinion qu'en communauté de sens politique. Ces dîners, dont il fut beaucoup parlé, et auxquels ne furent pas admis tous ceux à beaucoup près qui en auraient eu l'ambition, devinrent un texte pour les petits journaux qui ne tardèrent pas à s'égayer, sur le club de Ville-d'Avray et sur la maison de Socrate. Ce malheur parut à Sallenauve très acceptable, car, pour un homme public, les attaques de cette presse moqueuse sont en quelque sorte une consécration d'importance.

Inutile de dire que la visite du député d'Arcis au château était restée un fait retentissant, mais parfaitement stérile. Le grand séducteur des Tuileries, comme l'appelait Maxime, tenait trop à ses volontés, et Sallenauve trop à ses principes, pour que de l'un à l'autre il pût y avoir une influence possible. En appelant dans son cabinet l'homme dont la parole venait de contribuer à la chute de son ministère, le grand vaincu, bientôt vainqueur de la coalition, avait eu deux objets : d'une part, essayer sur un adversaire de quelque résistance sa puissance de fasci- nation ; d'autre part, se donner des airs de haute consi- dération pour les suprématies parlementaires dans le mo- ment précis on faisait contre lui campagne, parce qu'on lui reprochait de ne les point reconnaître ; mais, au fond, cette rencontre fut une pure comédie, à laquelle on eût vainement cherché l'ombre d'un résultat, si, dans une sphère m.oins élevée, à savoir l'esprit de M. de l'Estorade, elle n'eût opéré une sorte de révolution.

LA FAMILLE BEAUVISAGE y

Quand le pair de France apprit que Sallenauve avait été mandé aux Tuileries : « c'est un homme en passe, quand il le voudra, de devenir ministre^ » dit-il avec admiration à la comtesse, et, dès-lors démasquant son plan de capta- tion, il engagea madame de l'Estorade à joindre ses en- lacements personnels au travail souterrain que lui-même avait déjà commencé, en vue du mariage dont il caressait la pensée.

Mais, répondit madame de l'Estorade, sans parler des objections directes qu'il pourrait y avoir à faire contre ce projet...

Quelles objections? interrompit vivement M. de l'Es- torade ; l'âge, n'est-ce pas ? comme si vous aviez été si malheureuse d'avoir épousé un homme moins jeune que vous !

Je ne dis pas cela, repartit madame de TEstorade, qui savait combien ce sujet était délicat à traiter avec son mari, mais nous ignorons les dispositions de M. de Sal- lenauve, et si votre projet ne lui agréait pas. ne voyez- vous pas, comme déjà je vous l'ai dit, dans une autre oc- casion, un grand danger à laisser Naïs se passionner pour un résultat qui en fin de cause ne devrait pas se réaliser ?

D'ici, répondit le pair de France, à ce que les im- pressions et les volontés de Naïs puissent compter pour quelque chose, nous saurons à quoi nous en t^nir sur le parti pris du prétendu.

Et, en attendant, objecta la comtesse, nous serons obligés de le recevoir dans la maison sur un pied de complète intimité ; pensez donc : si la visée qui vous avait mis en froid avec lui venait à se reproduire !

C'est un ridicule que vous voulez me donner, dit avec humeur l'irrascible mari^. vous savez bien que j'ai en vous la confiance la plus absolue.

Mais ce n'était pas vous qui étiez ridicule, c'était votre affection hépathique qui vous faisait attacher de l'im.portance à la lettre d'un fou.

Allons ! maintenant, prenez plaisir à me rappeler ce malheureux entraînement d'esprit î dit M. de l'Estorade avec amertume.

Malgré l'amélioration survenue dans sa santé, on peut voir qu'il n'était plus ce mari d'humeur complaisante et

1.

10 LA lAMILLE BEAUVISAGE

facile qu'il avait élé autrefois. Peu à peu il avait pris une manière toujours irritée de vouloir les choses et souffrait à peine l'ombre de la contradiction.

\e disputons pas, dit madame de l'Estorade, M. de Sallenauve est reçu ici ; je ferai de mon mieux pour qu'il trouve son plaisir à y venir souvent ; quant à la négocia- tion elle-même, vous vous en acquitterez beaucoup mieux que moi, et je vous laisse le soin de la conduire.

On se rappelle que, de son côté, Sallenauve s'était pro- mis de se laisser doucement aller au courant, d'ailleurs médiocrement impétueux, qui l'entraînait vers madame de l'Estorade. Accueilli avec plaisir et empressement, il devint bientôt intime dans la maison , ainsi donc d'elle- même la situation inclinait à devenir périlleuse. Afais en voyant notre cher député, bientôt appelé à rendre à ma- dame de l'Estorade. dans la personne d'un de ses en- fants, un nouveau et plus signalé service, on se deman- dera s'il était possible qu'un simple niveau de bonnes et amicales relations pût longtemps se maintenir entre eux.

Un jour, comme Sallenauve arrivait dans l'après-midi chez madame de l'Estorade, celle-ci étant absente, il fut reçu par Naïs qui vint à lui dans un grand émoi et lui dit :

Oh ! quel bonheur que vous voilà ! j'allais envoyer Lucas à Ville -d'Avray ; il n'y a que vous qui pouvez nous sauver.

Naïs, tranchant de la maîtresse de maison, et parlant d'envoyer chez Sallenauve un exprès, lui parut d'abord quelque chose d'assez plaisant, bien que, par ses fai- blesses pour sa fille, madame de l'Estorade ne rendît pas cette étrangeté tout à fait invraisemblable.

Mais il vit que la chose était sérieuse quand Naïi? ajouta :

- Figurez-vous qu'Armand veut se battre en duel !...

Armand, le frère aîné de Naïs. avait quinze ans passés, mais accusait par sa taille quelques années de plus. Il était encore au collège, et, fort développé du côté de l'in- telligence, comme le lecteur peut s'en souvenir, il avait beaucoup d'amour-propre et se donnait des airs d'homme. On pouvait donc donner créance à quelque coup de têle dans le genre de celui dont sa sœur lui prêtait la pensée.

LA FAMILLE BEAU VISAGE 11

Invitée à s'expliquer sur ce projet belliqueux :

C'est aujourd'hui la Saint-Charlemagne, reprit Nais; vous savez que ce jour-là, dans les collèges, il y a un grand jeûner pour tous ceux qui ont été les premiers depuis le commencement de l'année.

Je sais cela, dit Sallenauve, quoiqu'ayant été tou- jours trop paresseux pour être convié à ce banquet.

Armand, qui est très fort dans sa classe, reprit Nais, devait être invité plus que personne ; il paraît que ces messieurs ne sont pas surveillés ; il y en a qui boivent jusqu'à se rendre malades,, et il faut ensuite les reconduire en fiacre chez leurs parents.

Vous êtes très bien informée, ma chère Nais, et ces petits désordres arrivent très fréquemment.

Armand, lui, n'a pas été malade ; mais il paraît qu'il était assez lancé, et avec deux ou trois externes, ayant renvoyé Lucas qui était allé pour le chercher, n'a-l-il pas eu la malheureuse idée d'aller boire de la bière dans un estaminet de la place de l'Odéon. Ces messieurs voulaient fumer.

Et là, dit Sallenauve, il a pris querelle avec quelque élève d'un autre collège ?

Pas du tout, dit Nais, dans ce vilain endroit il y avait un homme avec une barbe rouge qui jouait au bil- lard et qui eut l'air de rire d'Armand et de ses camarades-, parce qu'il y en avait un qui n'avait jamais fumé et qui, sentant que cela lui tournait sur le cœur, faisait, à ce qu'il paraît, une assez drôle de grimace.

Eh bien î dit Sallenauve, il fallait laisser rire cet homme à barbe rouge ; rien n'est en effet, si ridicule, qu'un collégien se rendant malade, en voulant faire le grand garçon.

Oui, mais Armand n'est pas endurant ; et lui. au contraire, lança à l'homme un coup d'oeil des plus provo- quants. Alors l'homme vient auprès de la table ces messieurs étaient assis et voyant qu'Armand prenait son verre plein pour le porter à sa bouche, il le lui arrache des mains, en lui disant : Tu ne boiras jamais tout ça, mon petit, part à deux ! et il boit la bière d'Armand.

C'est, dit Sallenauve, une plaisanterie très connue d'estaminet.

12 LA FAMILLE BEALVISAGE

Une plaisanterie ! reprit Nais, c'est-à-dire que c'est très malhonnête. Alors Armand prend le verre d'un de ses camarades, et jette à la figure de l'homme tout ce qu'il y avait dedans ; que ça coulait sur sa barbe rouge et qu'Armand dit qu'il ressemblait à un fleuve de la mytho- logie.

Il est vif, Armand ! dit Sallenauve.

Alors, l'homme se jette sur Armand et lui donne un soufflet ; le maître de l'estaminet vient et les sépare, mais Armand était furieux, et comme maman lui a permis de faire lithographier des cartes, sur lesquelles il y a : Ar- mand de VEstorade, élève de seconde, il en prend une et la donne à l'homme, en lui disant : Voilà ma carte !

Et alors ! dit Sallenauve, en se permettant de paro- dier l'usage un peu trop fréquent que les enfants, en ra- contant, ont l'habitude de faire de cette préposition.

Alors, les amis de l'homme lui disaient : ne prends pas sa carte ; c'est ridicule ; un collégien ! tu l'as giflé : c'est assez ! Mais l'homme disait : Du tout, j'ai eu mon premier duel à quatorze ans avec un officier de la garde, que j'ai très bien descendu ; si ce petit-là me descend, c'est bien ; mais je crois plutôt que je lui ficherai une leçon dont il se souviendra ; ça lui formera le caractère. Alors, il tira un portefeuille crasseux et écrivit sur un papier, qu'il donna à Armand : Bélisaire, marchand de chevaux, et lui dit : Pour mon domicile, jeune homme, il est ici, et vous pouvez m'y envoyer vos témoins. A /ors- Armand sortit avec ses camarades, et il vint d'abord me demander de l'argent pour avoir des pistolets, parce que c'est au pistolet qu'il veut se battre. Moi je n'ai pas voulu lui en donner ; alors il est allé chez un rhétoricien de sa connaissance lui en demander et le prier' d'être un de ses témoins, parce que les camarades qui étaient avec lui ne sont pas, à ce qu'il dit, des gens solfdes, et il doit se- battre demain matin.

Et comment s'appelle cet estaminet ? dit Sallenauve.

L'estaminet Racine.

C'est bien ! soyez tranquille, ma bonne Naïs, je vais arranger cette ridicule affaire ; surtout pas un mot à votre mère et à M. de l'Estorade. Et il sortit.

Arrivé au mauvais lieu il s'était aussitôt rendu, au-

LA FAMILLE BEAUVISAGE 13

près du garçon qui, à lui seul, desservait tout l'établisse- ment, il s'enquit de M. Bélisaire.

Monsieur Bélisaire ! cria cet homme occupé à es- suyer des verres à liqueur et des petites cuillères avec un torchon crasseux, il y a quelqu'un qui vous demande.

Sallenauve vit alors venir à lui un petit homme trapu, très haut monté en couleur, les cheveux coupés ras et por- tant toute sa barbe, qu'en effet il avait d'un rouge ardent. Il était en manches de chemise et tenait à la main une queue de billard. Ayant à représenter le dieu du doublé et du carambolage, l'imagination d'un peintre ne l'eût pas inventé autrement,

Monsieur, lui dit Sallenauve, vous avez eu tantôt une querelle avec un jeune collégien ?

Oui, m'sieur ; vous êtes le papa, peut-être ?

Je suis l'ami de sa famille,

Au fait, vous n'avez pas assez d'âge pour lui avoir donné le jour ; il est rageur, votre petit F

Vous avez été avec lui d'une grande brutalité, et vous comprenez que les choses ne peuvent se passer de la manière que vous les avez arrangées ; vous ne sauriez vous battre contre un enfant,

Oh î j'y tiens pas, il a été corrigé ; on peut lui donner quittance,

Oui ; mais nous voulons quelque chose de moins sec. Vous avez eu un tort grave, et vous le reconnaîtrez.

Des excuses à ce bambin î Ah ben ! parlons-en ! Ça serait drôle.

Veuillez pourtant remarquer que vous êtes placé dans cette alternative : ou regretter votre violence, ce qui n'est pas faire des excuses, ou commettre un assassinat.

J'aime mieux l'assassinat : tous les goûts sont dans la nature.

Alors, c'est donc à moi que vous aurez affaire.

A votre aise, mon prince ; je ne quitte pas d'ici : vous pouvez m'envoyer vos témoins.

Je ne vous enverrai pas de témoins ; je ne sais qui vous êtes, et tout dans votre allure semble démontrer que je ne me fais pas un très grand honneur en me mesurant avec vous.

Voyez-vous ça î Monsieur prend des airs. T'es sans

14 LA FAMILLE BEAUVISAGE

doute ramant de la mère pour venir faire ici ton Don Oiii- chotte !

A cette parole, un soufflet retentissant tomba sur la joue du soudard, qui se jeta comme un furieux sur Sallenauve ; mais on se rappelle que, dès le collège, celui-ci annonçait un homme plein de vigueur. Pris à la gorge par une main de fer, le maquignon fut bientôt cloué à la muraille, et, sous la terrible étreinte qui lui ôtait presque la respiration il se trouva dans l'impossibilité de faire aucun mouve- ment.

Quand Sallenauve eut lâché prise, pendant que son homme, ainsi dompté, reprenait haleine, il tira de son portefeuille une carte :

Voilà, dit-il, mon nom et ma demeure ; demain jus- qu'à deux heures je serai chez moi avec un de mes amis ; dans les bois qui entourent ma maison, nous trouverons facilement une place; vous pouvez venir accompagné de qui vous voudrez, et je vous donnerai plus de satisfaction que vous n'en méritez.

Avec son haleine, le maquignon avait repris toute son insolence :

Tiens, dit-il après avoir jeté les yeux sur la carte de Sallenauve, ça manquait à mon cabinet d'anatomie, un député ; je n'ai pas encore tué de député. On y seray monsieur l'élu du peuple.

Vous êtes trop fanfaron pour être brave, répondit Sallenauve avec mépris. Apportez vos pistolets, j'aurai les miens.

Et sans plus d'explications, il sortit de l'estaminet. Il n'avait pas fait quarante pas qu'il fut rejoint par le maître de l'établissement.

Monsieur, lui dit cet homme, ma femme et moi, voyons avec peine que vous soyez décidé à faire à ce Bélisaire l'honneur de vous battre avec lui. Tout porte à croire que c'est un repris de justice.

Comment, sachant cela, demanda Sallenauve, le re- cevez-vous chez vous ?

Parce que nous sommes obligés de recevoir toute sorte de monde : ensuite il a une grosse note, et puis, entre nous, dame ! j'en ai peur, c'est un si méchant homme! Si on s'était trompé dans la confidence que l'on m'a faite^

LA FAMILLE BEAUVISAGE 15

et qu'il apprenne que je l'ai signalé à la police, mon compte serait bon.

Merci de votre renseignement, dit Saiienauve, j'avi- serai.

Et après quelques instants de réflexion il se dirigea vers la rue Sainte-Anne il avait déjà vu M. de Saint-Estève, quand il avait eu à lui demander son concours pour quel- ques recherches à faire au sujet de la Luigia.

Aussitôt qu'il eut décliné son nom et sa qualité, il fut admis auprès du chef de la police de sûreté qui avait com- plètement dépouillé le comte Halphertius, et lui dit ce qui l'amenait.

Après l'avoir écouté avec attention, M. de Saint-Estève fît appeler son secrétaire particulier, Théodore Calvi, et lui dit :

J'ai idée, sur nos tablettes, d'un personnage auquel doit convenir ce signalement.

Et il dépeignit Bélisaire, d'après la description que Sai- ienauve venait de lui en faire.

Parfaitement, répondit le secrétaire, c'est un fils à la Pouraille, (Voir la dernière Incarnation de Vautrin). Il est en rupture de ban ; il fréquente un estaminet du quartier latin et il serait déjà en[laqué (emprisonné), si nous ne savions qu'il nourrit un poupon (une affaire) il sera paumé marron (pris en flagrant délit).

Dans deux heures au plus tard, dit M. de Saint- Estève, qu'il soit sous les verroux !

Puis comme Saiienauve le remerciait de sa prompte in tervention :

Trop heureux, monsieur, ajouta-t-il, d'avoir pu être utile à l'un des hommes les plus distingués de la Chambre. Je n'avais pas eu le même bonheur dans une affaire dont vous aviez pris la peine de m'entretenir : mais la personne s'est retrouvée sans ma coopération et même retrouvée splendidement.

Parbleu î monsieur, dit alors Saiienauve, puisque A'ous me remettez sur ce chapitre, vous qui avez la réputa- tion de tout savoir, dites-moi donc un peu ce que vous pensez de ce comte Halphertius, qui fut un moment le protecteur de la grande artiste. On a eu sur lui des aper- çus bien divers.

IG LA FAMILLE BEAUVISAGE

Le comte Halphertius, répondit gravement Vautrin,, était le dernier rejeton d'une des plus grandes familles de Suède. Riche, ayant de l'esprit, mais encore plus de biza- rerie, il était passionné pour les arts, et n'eût plus, je pense, quitté Paris, qu'il appelait la moderne Athènes, sans la nouvelle de la banqueroute qui le força d'avoir avec le marquis de RonqueroUes ce procédé dont il a été tant parlé. On crut généralement que l'histoire de cette banqueroute était une invention picaresque par laquelle le comte Halphertius se tirait d'un mauvais pas. Rien pourtant de plus réel, car, après avoir longtemps pour- suivi, sans pouvoir l'atteindre, l'homme qui lui emportait les deux tiers de sa fortune. trou\ ant qu'on ne pouvait vi- vre avec cinquante mille livres de rente environ qui lui restaient, le comte Halphertius, du plus rare sang fioid du monde, s'est fait sauter la cervelle.

Après avoir remercié M. de Saint-Estève de ces détails, Sallenauve prit congé de lui et retourna chez les l'Esto- rade.

La comtesse ét^it alors rentrée ; mais Sallenauve la trouva toute hors d'elle.

Je ne sais, lui dit-elle, Armand a été en sortant du déjeûner de la Saint-Charlemagne. J'avais envoyé Lu- cas le chercher, ne voulant pas qu'il sorte seul. Il a écon- duit Lucas et vient de me revenir tout pâle, tout défait ; un peu après il a été pris de vomissements, et il a fallu que je me fâchasse sérieusement afin de le faire mettre au lit. il est avec une fièvre horrible.

Probablement, dit Sallenauve, c'est une indigestion.

Le docteur Bianchon, qui sort d'ici, m'en a dit au- tant ; mais je crois que c'est plus grave. La fièvre ty- phoïde ne se déclare-t-elle pas par des vomissements ?

Puis-je le voir ? dit le député ; je ne suis pas méde- cin, mais je suis physionomiste, et, à l'aspect du visage, je pourrai peut-être vous dire quelque chose.

Sallenauve fut conduit par madame de l'Estorade dans la chambre d'Armand qui avait avec lui Naïs, et à la ma- nière brusque dont cessa la conversation du frère et de la sœur sitôt qu'ils le virent entrer, il n'eut pas de peine à deviner le sujet qui les occupait.

Eh bien ! monsieur Armand, comment cela va-t-il ?

LA FAMILLE BEAUVISAGE 17

demanda Sallenauve, qui ne Tappelait pas Armand tout court, une sorte de répulsion instinctive n'ayant jamais cessé d'exister entre eux depuis ce dîner le jeune col- légien avait voulu se poser en homme d"Et-at consommé.

Mais, très bien î répondit Armand, je ne sais pour- quoi ma mère prend plaisir à s'inquiéter.

Au collège, un homme de quinze ans qui dirait maman, se couvrirait d'un immense ridicule.

Je sais ce que c'est, dit tout bas Sallenauve à ma- dame de l'Estorade ; il aura voulu fumer dans une pipe. Cela rend horriblement malades les gens qui n'en ont pas l'habitude.

Si ce n'était que ça ! répondit madame de l'Estorade.

Laissez-moi seul un instant avec lui, je me charge de le lui faire avouer.

Madame de l'Estorade s'étant absentée sous un pré- texte spécieux :

Monsieur Armand, dit Sallenauve au malade, il est bien d'être brave, mais il faut savoir avec qui on se com- met. L'homme contre lequel vous \ouliez vous battre est un repris de justice qui. dans ce moment, doit être aux mains de la police. Ceci, sans doute, vous senira de le- çon : il est des lieux un homme bien élevé ne doit ia- mais mettre le pied.

Ainsi, dit Armand, dont le visage s'était épanoui malofré la sévérité de la remontrance. Xaïs vous avah tout dit?

Ai-je eu tort? répondit Xaïs. Toi aussi tu pourras dire maintenant : C'est le monsieur qui m'a sauvé î ! !

II

LES MORALISTES

Débarrassé du souci qui. malgré sa bravoure, l'avait si profondément remué, Armand, quelques heures plus tard, se trouva assez bien remis pour venir à table prendre

18 LA FAMILLE BEAU VI SAGE

l'infusion de thé léger que, pour toute prescription, lui avait ordonnée le docteur Bianchon. M. de l'Estorade avait retenu Sallenauve à dîner, et le dîner fut gai, parce que tout le monde, sauf le maître de la maison, avait eu sa préoccupation dont il ne restait plus trace.

Dans sa reconnaissance pour le sauveur de son frère, Xaïs avait puisé un tel redoublement de sa passion en- fantine et elle se laissait aller à des démonstrations si vives et si naïves, que madame de l'Estorade se crut obli- gée de lui rappeler qu'une fille bien élevée devait avoir une tenue plus réservée.

^'îais M. de l'Estorade, dont l'enfant servait ainsi les projets, prit parti pour elle et dit qu'elle ne saurait ja- mais témoigner trop de gratitude pour celui auquel, après lui-même, elle devait la vie.

Elle comprend, ajouta-t-il. qu'entr'elle et M. de Sal- lenauve c'est à la vie et à la mort, et si M. le député n'était pas si riche, je conseillerais à Nais...

Le comte ne put en dire davantage ; on était à la fin du dessert : madame de l'Estorade, voyant son mari entamer ce sujet délicat avec autant de gaucherie, s'empressa de se lever pour couper court à la conversation, et l'on passa au salon le propos ne fut pas repris.

Une heure plus tard. Lucas entra, portant sur un pla- teau une le*ttre, qui dut être bien étonnée de ce cérémonial, car elle était écrite sur un papier gras et sale, était pliée à la façon des soldats et des cuisinières., et portait pour suscription : A Mossieu de Restaurade, per de France, orthographe qui, assurément, n'annonçait pas une prove- nance bien distinguée.

Après l'avoir ouverte du bout des doigts et lue :

Que signifie cela ? dit M. de l'Estorade. Tenez, ajou- ta-t-il, en passant le papier à Sallenauve, cela vous re- garde aussi. Voyez si vous y comprenez quelque chose.

Sallenauve prit connaissance de la lettre ; elle était ainsi conçue, moins l'orthographe que nous nous /dispensons de conserver, pour éviter au lecteur le soin de s'y dé- mêler.

<( Brave pair de France.

» Bélisaire vient d'être arrêté : c'est-à-dire que vous » vous êtes mis deusse contre lui, la Chambre des pairs

LA FAMILLE BEAU VIS AGE 19^

» et des députés, pour éviter au moutard la leçon duquel )) il avait si bien méritée. Il est encore bon ton Salle- )) nauve, qui vient soi-disant se mettre à la place du petit, )) et qui, après avoir voulu étrangler Bélisaire, va le dé- » noncer à la rousse (la police) ! Toujours que ça ne » se passera pas comme ça. si tu crois ! On a su ton » adresse par la carte de l'enfant, et on vous ressoignera » la mère, le père, l'ami et tout^ la séquelle ; ce que nous » faisons l'honneur de t'avertir et tremblez tous ! ! !

» LES GRANDS FANANDELS. ))

Sallenauve prit à part M. de l'Estorade et lui donna l'explication qu'il demandait. Mais pendant ce temps, Ar- mand et Naïs avaient échangé des signes qui n'avaient pas échappé à la comtesse ; de plus en plus intriguée, elle alla à son mari et lui demanda quel grand secret conte- nait cette lettre. Comme il se défendait de le lui conter, disant que C3 qu'elle voulait savoir n'était d'aucun in- térêt :

Mon Dieu, lui dit madame de l'Estorade, rappelez- vous toutes les tribulations qu'une cachotterie du même genre a amenées entre nous.

Mis hors de lui par le méchant souvenir qu'on ne lui rappelait jamais impunément :

Eh bien ! dit brusquement M. de l'Esiorade, puis- qu'il faut tout vous dire, M. Armand s'était imaginé d'avoir un duel.

A cette effrayante révélation, madame de l'Estorade se trouva aussi saisie que si le péril ne fût pas passé, et, peu après, elle fût prise d'une violente attaque de nerfs dont on eut grand'peine à la faire revenir. Quand elle fût re- mise et qu'elle put se faire conter tout le détail, quoique Sallenauve eût eu soin de dissimuler une partie de son dévoûment :

Voilà déjà deux de mes enfants que je vous dois.. lui dit-elle ; il n'y a plus que René auquel vous n'ayez pas sauvé la vie.

Oh ! mais je l'aime autant ! dit René, et il sauta au cou de Sallenauve.

Le fait est, dit M. de l'Estorade en lui serrant la main, qu'on le croirait destiné à être la Providence de la famille !

20 LA FAMILLE BEALVISAGE

Honteux sans doute de sa ridicule campagne, Armand, qui aurait être le plus ardent et le plus empressé, se montra le plus réservé dans Texpression de sa reconnais- sance ; il n'avait pas de goût pour Sallenauve, et était fâché de lui avoir une si grande obligation.

Quand il fut question que le sauveur se retirât :

Monsieur, lui dit madame de l'Estorade avec l'accent de la sollicitude la plus vraie, prenez bien garde, je vous en supplie, que ces méchantes gens ne vous fassent quel- que mauvais parti.

Leur lettre est une pure ifanfaronnade, répondit Sal- lenauve. Je vais seulement la prendre et la faire passer à M. de Saint-Estève, qui saura bien mettre ordre à toutes ces menaces.

Au moins, dit la comtesse en lui tendant la main, on vous verra demain ; que l'on sache bien qu'il ne vous est rien arrivé en retournant dans vos vilains bois de Ville- d'Avray.

Quand Sallenauve fut parti, madame de l'Estorade que- rella Armand de sa tiédeur de reconnaissance : « Quand on fait des sottises, lui dit-elle avec moins de douceur qu'elle n'avait accoutumé d'en mettre dans ses remontran- ces, on ne les répare pas avec de l'ingratitude. » Le len- demain, elle n'eut pas de repos, qu'elle n'eut reçu un billet de Sallenauve, lui annonçant qu'il n'avait fait au- cune mauvaise rencontre.

Mais les grands Fanandels, qui nous menacent nous et M. de Sallenauve, quels peuvent être ces gens ? deman- dait-elle sans cesse ; le mot seul fait peur, les grands Fa- nandels ! Et elle persécuta son mari pour qu'il passât chez le chef de la police de sûreté, et lui fît, pour son propre compte, des recommandations.

A son retour, M. de l'Estorade put expliquer à la com- tesse que les grands Fanandels étaient une association de malfaiteurs qui autrefois avait beaucoup préoccupé la po- lice. Mais celle-ci en avait eu raison. La bande est d'au- tant mieux dissoute, ajouta le pair de France, que je soupçonne fort le chef actuel de la police de sûreté, qui est un ancien forçat, d'avoir été pour quelque chose dans cette organisation de voleurs enrégimentés. Il dit que sous son administration rien de pareil ne se refera jamais, et

LA FAMILLE BEAUVISAGE 21

que l'auteur de la lettre que nous avons reçue est un vantard et un plagiaire, dont il n'y a à prendre aucun souci.

Ainsi rassurée, madame de l'Estorade n'en garda pas moins, pendant quelque temps, un reste de sollicitude ; disposition merveilleuse, pour que la pensée de Salle- nauve laissât dans son esprit une forte traînée.

Toutefois, chez une nature contenue comme l'était celle de la comtesse, le développement du sentiment même le plus profond devait offrir une manifestation trop timide et trop peu extérieure, pour qu'il nous eût été facile de la constater, et sans une lettre qui vers cette époque fut adressée à madame de Camps, nous aurions pu longtemps encore ignorer le degré d'animation que notre Pygmalion, par la chaleur de son second dévoûment, avait commu- niqué à sa statue.

« Chère madame, écrivait madame de l'Estorade à son amie, en date du 10 février 1840, faut-il croire à de cer- taines prédestinations :

» Vous avez su tout ce qui me rapprochait de M. de Sallenauve, et aussi tout ce qui m'en éloignait.

» Au premier moment, la bizarrerie d'une ressemblance le jette sur mes pas, et je m'en effraie : peu après, un grand service rendu me force à l'accueillir chez moi. Par vos conseils, j'étais sur le point de faire un pas vers lui, et de lui témoigner quelque bienveillance ; tout à coup la folle jalousie de mon mari me commande une rup- ture ; mais, de la part de M. de l'Estorade, cette mesure, prudente et peut-être sage, est accompagnée d'un procédé si brutal, que me voilà obligée, avec vous et M. de Camps, d'aller chez^ ce dangereux homme solliciter sa clémence, et de me faire une fois encore son obligée.

» Cette démarche accomplie, il semblait bien sorti de mon horizon : une autre visée de mon mari l'y ramène, et tandis que je suis en souci de savoir ce qui pourra sortir de cette situation, fatalité nouvelle de mon étoile, encore une fois sauveur d'un de mes enfants, je vous ai conté l'autre jour avec quel dévoûment M. de Sallenauve se trouve installé dans ma vie ; et désormais il y tient une place que, sans l'apparence de la plus noire ingratitude, je ne puis plus même songer à lui disputer.

22 LA FAMILLE BEAUVISAGE

» Est-ce assez de haut et Je bas dans notre liaison ? Et lorsque chaque cahot semble faire pénétrer plus profondé- ment dans l'économie de mon existence, puis-je au moins espérer que je dormirai en paix sur le bord de la dange- reuse pente je me vois jetée ?

» Point : \f. de TEstorade se met encore de la partie et, courant au pôle opposé, de ces rigueurs injustes et extrê- mes qu'à une autre époque exigeait de moi. ne lui prend-il pas ridée de me faire passer aux coquetteries et aux séductions ? Notre querelle aujourd'hui est que je ne me montre pas, avec M. de Sallenauve, assez empressée, as- sez cordiale. A cela près que je n'ai pas affaire à ^ï. Tartufe, le rôle d'Elmire, chère madame, me semble dévolu, et je crois vraiment que M. de l'Estorade reste- fait sous la table encore un peu plus dévotement que ne le fait Orgon.

» Vous comprenez que l'idée du mariage de Nais est ce qui pousse mon mari à cette espèce d'énormité.

» Déjà deux ou trois fois dans son impatience de savoir la fortune de ce projet^ il avait essayé de pressentir à son sujet M. de vSallenauve, et Dieu sait avec quelle délica- tesse il abordait la question si je n'eusse adroitement rompu la conversation.

» L'autre jour, m'entreprenant vivement sur le chapitre devenu sa marotte : il faudrait pourtant savoir, me dit-il, quelles sont au juste vos intentions au sujet de ce mariage ?

» Mes intentions î répondis-je, mais ce mariage ne dépend pas de moi, que je sache. Au moins, dépend-il de vous d'en rendre la conclusion impossible, et vous auriez le parti-pris de l'empêcher de réussir, vous ne vous conduiriez pas autrement. Au moins, fîs-je, avec étonne- ment, vous me direz par je suis un obstacle. Mais d'abord, en me coupant la parole du plus loin que vous me voyez prêt à aborder la question. C'est que \ous ne me paraissez pas y mettre le ménagement et la pru- dence nécessaires, et qu'à mon avis vous vous avancez prématurément. Soit ; j'y mets peut-être trop d'impa- tience et trop de hâte ; mais à quoi servira le temps que nous mettons à préparer les approches, si nous ne faisons rien dans ce sens ? Que pensez-vous qu'il y ait à faire ? Pour mon compte, je ne vois pas...

LA FAMILLE BEAUVISAGE 23

» Comment î vous ne ^oyez pas, s'écria M. de l'Es- torade, que vous êtes a^ ec Ai. de Sallenauve d'une maus- saderie et d'une froideur glaciales ? Au lieu de l'attirer, vous semblez vous étudier à le tenir à dist<ince.

» Je m'étudie à être convenable, répondis-je. Je ne puis cependant me jeter à sa ièXe, et il me semble que vous devriez être le dernier à me le reprocher.

» Mon Dieu, si le projet vous plaisait, vous sauriez bien trouver le juste-milieu entre des façons trop réser- vées et une manière d'être trop attirante. Du reste, pre- nez-y garde, et avec votre sourde opposition, vous pour- riez me donner telle idée... Achevez, monsieur, dis-je avec un peu d'animation, je réserve pour moi le gendre que vous voudriez à votre fille ?

» Non, je ne suis pas si sot de croire qu'une femme de votre vertu et de votre prudence puisse jamais avoir la plus lointaine pensée d'une atteinte à la fidélité conju- gale, mais de mère à fille il se passe souvent de fâcheuses choses, comme l'une monte quand l'autre descend...

)) Ah ! très bien, je suis jalouse de Xaïs, et on doit voir en moi une espèce de chien du jardinier, ne voulant pas manger son os, mais ne voulant pas que les autres y mordent.

» Eh ! fît Aï. de l'Estorade d'un air capable, vous approchez assez de l'âge les femmes, même à leur insu, font de ces jolis petits calculs.

» Je vous demande, chère madame, ce qui doit se passer en moi en me voyant devenue l'objet d'une si sotte et si digne insinuation. Moi, jalouse d'une enfant ! moi, en- vieuse de ma fille ! A coup sûr, j'eusse mieux aimé in'en- tendre dire que. passionnée pour M. de Sallenauve. je m'épouvantais de l'idée de le \ oir s'engager ailleurs ; cei^a eût été moins bête et moins monstrueux.

» Ma conclusion fut celle-ci : Pour vous prouver, monsieur, que je suis sans arrière-pensée^ à dater d'au- jourd'hui je vais être avec M. de Sallenauve d'une bien- veillance si marquée et si chaleureuse, que lui-même, pro- bablement, se trouvera étonné de la révolution qui se sera opérée en moi. Vous affirmer que je serai assez adroite pour ménager tellement les nuances., qu'il ne s'y trompe pas lui-même et qu'il fasse nettement la distinction entre

'2-1 LA FAMILLE BEAUVISAGE

des avances de femme et des caresses de belle-mère, c'est ce que je ne prendrai pas sur moi ; mais quand vous trouverez que je vais trop loin, vous-même voudrez bien prendre le soin de m'avertir, et je crois que ce moment viendra plus tôt que vous ne pensez.

» A moins, me répondit M. de l'Estorade, que vous ne vouliez tricher et charger votre rôle pour faire tomber la pièce, je suis sûr au contraire que vous le remplirez à mon entière satisfaction, et, pour ce qui est de ma jalou sie, vous savez bien que son siège n'est pas dans mon cœur, mais dans un autre viscère qui. Dieu merci î me laisse assez en paix dans ce moment.

» Ainsi, chère Madame, me voici engagée dans la plus sotte des gageures, et, comme les jongleurs indiens, mon métier va être de manier tous les jours le feu sans en être brûlée.

» Somme toute, ainsi que je vous le disais en com- mençant, je tourne à être fataliste. Depuis tantôt un an j'ai, ce me semble, assez vaillamment combattu. Perdue dans une sorte de labyrinthe, par quelque chemin que je prenne, je suis toujours ramenée au point dont je veux et crois m'éloigner. Je m'appliquerai à moi-même, si vous le trouvez bon. les conseils que vous me donniez autrefois au profit de M. de Sallenauve. celui de ne pas exaspérer l'ardeur de la poursuite par l'imprudence forcenée de la fuite. A force de vouloir éviter cet homme, vous verrez que, quelque jour, je me trouverai tomber dans ses bras. Puisque tout le monde se met de la partie.; mon mari, qui m'ordonne aigrement d'être coquette ; le hasard qui, de loin en loin, lui donne un de mes enfants à sauver de quelque mort affreuse, je ne veux plus résister au pen- chant que tout d'abord je me suis senti pour lui. Qu'ar- rivera-t-il, après tout ? que je le trouverai plus spirituel, plus intelligent, d'un cœur plus grand et plus généreux que tous les autres hommes, et que j'aimerai mieux le voir et l'entendre que tous ceux qui ne le valent pas. sera le grand mal ? En serai-je pour cela moins bonne mère, moins fidèle épouse ? L'autre jour je lisais dans Vauvenarofues : Il y a un amour pur et exempt du mé- lange de nos autres passions ; c'est celui que nous igno- rons nous-mêmes. Certes, si jamais pour M. de Salle-

LA FAMILLE BEAUVISAGE 25

nauve j'éprouve un sentiment de quelque tendresse, ce sentiment sera chaste et avouable devant Dieu, car long- temps j'ai tout fait pour ne pas y croire, et, ce sentiment ignoré, je l'aurai combattu de toutes les forces de mon âme, et je me sentais capable d'en rester victorieuse si tout, les hommes, les choses, n'eût conspiré à préparer ma défaite et à faire de moi une sorte de victime dévouée.

» Cette lettre, chère Madame, est donc une façon de lettre de part, si je ne vous y annonce pas l'enterrement de ma vertu, malheur qui, j'ose l'espérer, n'arrivera ja- mais, au moins je vous annonce celui de ma réserve et de ma pruderie.

» Remarquez bien que je ne vous demande plus de conseils et qu'avec une résolution vraiment stoïque j'ap- proche de mes lèvres la coupe empoisonnée. Le veuvage de cœur, qui a été presque constamment la loi de mon mariage, finit par se marquer pour moi d'une manière trop peu supportable depuis que M. de l'Estorade a tou- ché cet âge presque toute la place des sentiments ar- rive à être prise par les intérêts.

» Il y a quelques jours, j'ai demandé à M. de Salle- nauve si l'autre original de la Sainte-Ursule, qui l'avait occupé autrefois, et qu'il m'avait donné comme un garde- fou placé entre nous, avait toujours pied dans son sou- venir ? Il m'a répondu qu'il n'avait plus aucun espoir de ce côté, et que cette personne était sur le point de se faire religieuse ; vous voyez donc bien que tout le pousse vers moi, et qu'il était écrit que je n'en réchapperais pas.

» J'avais cependant encore une chance : dans deux mois environ, la session finie, nous devons nous rendre à notre terre de la Crampade. pour n'en revenir qu'au mois de décembre, beaucoup de choses étant pour nous à faire dans ce domaine, depuis bien longtemps négligé. Près de dix mois passant sur une velléité effrontée, c'était peut- être assez pour qu'elle s'évaporât en fumée : mais que M. de l'Estorade aura bien soin de mettre ordre à cette heureuse combinaison ! De peur que. cessant d'être couvée pendant tout ce temps, son idée favorite ne vienne à avorter,, il a déjà vivement engagé M. de Sallenauve à venir passer quelque temps avec nous ; il espère que de cette cohabitation pourront naître des chances favorables

2G LA FAMILLE BEAUVISAGE

pour acclimater notre gendre à ses projets, et Al. de Sal- lenauve a promis de venir nous visiter en Provence.

» C'est peut-être quelque soir, aux soupirs de la brise embaumée par le parfum des orangers, que se i'era notre mutuel aveu et que se consommera ce mariage spi- rituel où je dirais que je suis providentiellement entraî- née, s'il n'était ridicule et coupable de faire intervenir la Providence dans le mouvement désordonné de notre cœur et de nos passions.

» Tout ce que je puis faire, c'est de vous promettre la plus absolue franchise. C'est ainsi que nous procé- dions, ma pauvre Louise et moi. Un jour, de ce même lieu de la Crampade, je lui écrivis que tout était fini et que, résignée et sans amour, j'étais devenue madame de l'Estorade. Elle me gronda fort, et vous allez me gronder aussi ; ainsi blâmée pour n'avoir pas aimé, que- rellée peut-être pour avoir fait le contraire, le moyen d'échapper aux sermons ?

» Vous le savez, chère madame, quand on se croit bien malade, on regarde dans les livres de médecine. Depuis que je me sens si gravement atteinte, je lis les moralistes, ces grands médecins du cœur, y cherchant tout ce qui peut avoir trait à mon état. Tout à l'heure je vous citais Vauvenargues ; maintenant voici venir La Rochefoucault, qui a osé écrire : « // y a peu d'honnêtes (emmes qui ne » soient lasses de leur métier. » Quoique ceci soit gros- sier et brutal, il faut bien, je le sens que j'en prenne quel- que peu ma part, mais ne suis-je pas bien excusée, par cette autre pensée de La Bruyère : « Un mari na guère » un rival qu'il ne soit de sa main ! » Que cela est vrai, chère madame ! Voilà pourtant ce qu'est le génie ! Deux siècles d'avance La Bruyère avait deviné M. de l'Esto- rade : le pauvre homme posait devant le grand peintre qui l'a ébauché d'un seul trait. »

LA FAMILLE BEAUVISAGE 27

III

QUE LA DERMERE INCARNATION DE VAUTRIN N ETAIT PAS LA DERNIÈRE

La session s'acheva sans grands coups de lances ora- toires. Après le désarroi elle était tombée, la coalition fut dissoute, et elle serait restée mieux cohérente, qu'elle n'eût pu entreprendre de considérable contre un minis- tère qui avait montré une force de résistance si peu at- tendue.

Salleriauve évita de se prodiguer à la tribune et ne parla que dans quelques rares occasions ; mais, à propos d'un tracé de chemin de fer auquel tenait le ministre des travaux publics, et qui accusait une complaisance é\idente pour certains intérêts, un notable succès était réservé au député puritain ; il fit rejeter le projet ministériel. Rasti- gnac avait déjà contre lui nombre de griels : ses avances perdues, lorsque Sallenauve était arrivé à la Chambre ; la part que celui-ci avait eue à la quasi-chute du cabinet, tout en se tenant en dehors des partis coalisés; enfin, la part que l'amoureux ministre lui supposait dans l'émi- gration de la Luigia aux Etats-Unis. On comprend donc que ce nouvel et dernier échec, ad hominem, fût pour rendre le petit homme d'Etat furieux ; à dater de ce mo- ment il n'y eut plus de si méchantes manœuvres aux- quelles il ne fût prêt à s'associer contre cet homme que partout il rencontrait comme pierre d'achoppement sur son chemin.

Au moment commence ce chapitre, plus de huit mois s'étaient écoulés depuis le départ de Maxime : Sallenauve était chez M. de l'Estorade à sa terre de la Crampade, et il était question que. sous sa conduite, la famille entière entreprit un voyage en Italie, lorsqu'un soir, lui parvint une lettre apportée de Paris par exprès. Cet homme, qui désira la remettre en mains propres, exigea, comme les

28 LA FAMILLE BEAUVISAGE

ordonnances à cheval qui portent dans Paris les dépêches ministérielles, qu'il lui fût délivré un reçu.

Communication prise de cette importante missive, Sal- lenauve parut très agité et très ému. Il quitta aussitôt le salon il se trouvait seul dans le moment avec M. de l'Estorade et ordonna à son valet de chambre de tout pré- parer pour son départ et d'avoir aussitôt que faire se pourrait des chevaux de poste.

Revenant ensuite trouver M. de l'Estorade :

Mon cher hôte, lui dit-il en affectant une tranquillité mal jouée, cette lettre qui vient de m'arriver me force à vous quitter.

Mais est-ce quelque chose de désagréable qui vous arrive ? demanda le pair de France.

C'est au moins quelque chose de très grave, répon- dit Sallenauve, et de très imprévu.

Et il n'y a pas moyen de savoir quel est ce fâcheux contre-temps : l'amitié ne peut pas prétendre à entrer en partage de ce souci et vous offrir son dévoûment ?

Merci mille fois, répondit le député, moi seul puis quelque chose au maniement de cet intérêt, qui exige ma présence à Paris dans le plus bref délai ; je compte donc partir ce soir et vous demande la permission d'aller faire mes préparatifs.

Intrigué au dernier point, M. de l'Estorade courut trou- ver sa femme, qui était au jardin avec ses enfants, et, après lui avoir conté ce qui arrivait, suivant son système de la mettre toujours en avant :

Voyez donc un peu à le chambrer,, dit-il à la com- tesse. Il y a un désastre. Cet homme, ordinairement si froid et si compassé, montre une fiévreuse impatience d'être parti : depuis que je le connais, je ne le vis jamais si peu maître de ses impressions.

Madame de l'Estorade, qui ne s'était pas laissé entraîner à beaucoup près aussi loin que pouvait le faire supposer sa lettre à madame de Camps, se trouvait néanmoins, avec Sallenauve, sur un pied d'intimité assez tendre pour avoir le droit de le questionner, plutôt au nom de l'intérêt qu'elle lui portait, qu'au nom d'une stérile et inquiète curiosité.

Elle se décida à aller le trouver dans sa chambre, et,

LA FAMILLE BEAUVISAGE 29

le prenant au milieu de ses malles,, qu'il s'occupait lui- même à fermer, pendant que son valet de chambre était allé à la poste presser l'arrivée des chevaux :

Mais, mon Dieu î monsieur, lui dit-elle, que se pas- se-t-il donc ? quelque malheur vous est-il arrivé ?

Comme j'ai eu l'honneur de le dire à M. de l'Es- torade, répondit cérémonieusement Sallenauve, je suis obligé de partir, et je vous dis adieu, madame, pour longtemps... pour toujours peut-être.

A ce mot, la comtesse perdit bien de la réserve qu'elle avait su ménager jusque-là, Sallenauve la vit pâlir, et elle fut forcée de chercher un appui sur un meuble ; mais ce qui prouvait la profondeur du souci auquel lui-même était en proie, ce fut sans vive reconnaissance qu'il s'a- perçut de l'effet produit par l'annonce d'une séparation peut-être éternelle. Dans l'égoïsme de sa préoccupation il fut même assez distrait de l'émotion si profonde dont il était témoin, pour quitter la main que la comtesse lut avait abandonnée lorsqu'il s'était approché d'elle, et pour aller à une fenêtre regarder si les chevaux qu'il avait de- mandés et qui se faisaient attendre, étaient arrivés

A ce moment, autre trouble-douleur, survint \aïs. de- vant laquelle madame de l'Estorade fut obligée de se con- tenir et qu'elle n'osa pourtant pas renvoyer.

Mais vous reviendrez ! disait Xaïs en prenant les mains du voyageur, et tout en elle annonçait un déses- poir dont à un autre moment il eût été certainement ému.

Nais ! dit madame de l'Estorade avec dureté, nous ferez-vous grâce de vos tragédies ?

Survint, peu après, René : à neuf ans qu'il avait alors, on ne perçoit que très confusément la douleur morale ; mais tout ce qui est mouvement plaît et intéresse, et c'est lui qui se chargea d'annoncer, tout heureux d'apporter la nouvelle que les chevaux enfin étaient là.

Peu après entrèrent M. de l'Estorade et Armand, qui à cette époque de l'année était en vacances. Le premier n'était pas très douloureusement affecté : il était seule- ment contrarié de voir ses projets dérangés par ce brus- que voyage ; quant à Armand», son attitude était celle d'une stoïque indifférence ; mais qui eût pu lire au fond de son cœur, y eût trouvé un secret contentement d'être

2.

30 ' LA FAMILLE BEAUVISAGE

débarrassé d'un hôte qui, pour beaucoup de raisons, lui déplaisait. Avec celte expérience du mal et des choses de la vie qu'on prend malheureusement beaucoup trop vite dans les collèges, il avait été frappé, dans la façon d'être de sa mère avec Sallenauve, de certains détails et de certaines nuances, et comme, malgré ses échappées d'es- taminet, il se posait en homme à principes, il s'était cru engagé. Dieu le lui pardonne» à une espèce de surveillance conjago-filiale, dont le soin allait par ce départ cesser de peser sur lui.

Au moment Sallenauve prenait congé :

Au moins, lui dit madame de l'Estorade, d'un ton suppliant, on aura prochainement de vos nouvelles ?

Oui, madame, répondit-il ; aussitôt que je verrai clair dans cette affaire qui me force l\ un si brusque dé- part, j'aurai l'honneur de vous écrire.

Et après un adieu général il ne s'arrêta guère, ac- compagné de son valet de chambre qui eut place sur le siège de derrière, il monta dans sa voiture, et prit le che- min de Paris.

La terre de la Crampade est située à quelques lieues de Marseille ; de Marseille à Pari^. le trajet est long. Pen- dant que Sallenauve est en route, nous aurons plus que le temps de dire au lecteur quelle était cette trombe qui en- levait ainsi le député à ses amis. Nous pourrons même assister à tout^ la préparation d'une fort laide et fort j,é nébreuse affaire, dont nous venons seulement de voir l'ex- plosion.

Un jour, faisant prier Franchessini de passer au minis tère :

Votre homme, lui dit Rastignac, est-il toujours dans l'intention d'avoir entrée dans la police politique ?

Cela ne lait pas question, répondit le colonel. Hier encore il me rappelait, avec une certaine amertume, vos promesses toujours non suivies d'effet.

Eh bien î dites-lui de venir me parler ce soir vers les six heures ; comme il est habile à se travestir, qu'il vienne déguisé ; il s'annoncera sous le nom de M. Lefebvre à mon chef de cabinet ; celui-ci aura l'ordre de l'introduire.

Le soir, exact comme on peut croire, Vautrin qui, de- puis la campagne Halphertius, ne portait plus qu'en pos-

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tiches sa longue chevelure et ses favoris blancs, avait ac- cès dans le cabinet du ministre. Des lunettes bleues et une perruque noire le rendaient complètement méconnais- sable, et le chef du cabinet, le jeune de Restaud, le prit pour un conducteur des ponts-et-chaussées venant faire au ministre quelque communication secrète.

Quand Rastignac se trouva seul à seul avec son ancien co-pensionnaire de la maison Vauquer :

Asseyez-vous donc, monsieur de Saint-Estève, lui dit-il d'un ton protecteur qui conservait soigneusement entre eux la distance ; cependant le ministre voulait évi- demment mettre de la bonhomie dans le.ur entrevue, car aussitôt que Vautrin eut pris place :

Il y a bien longtemps, continua-t-il, que nous nous connaissons !

Vautrin était trop habile pour se laisser entraîner, par ce souvenir, à quelque familiarité. 11 en induisit seule- ment que Rastignac pouvait bien avoir besoin de lui, et, se promettant de jouer serré :

En effet, monsieur le ministre, se contenta-t-il de ré-

pondre, il y a quelque dix ans. J'ai dû, jusqu'à présent, (

contmua Rastignac, ajour- ner le moment d'utiliser votre bonne volonté et votre in- telligence ; sans qu'il y parût, je vous étudiais ; mais, dé- cidément, je crois que vous ferez merveille dans la nou- velle carrière à laquelle vous aspirez. Vous avez très vaillamment conduit jusqu'au bout votre personnage de comte Halphertius, et la mystification faite au marquis de Ronquerolles a été d'autant plus plaisante que vous avez su vous arrêter à temps. Oui, je le crois, vous êtes capable de nous rendre de vrais services.

Monsieur le ministre est bien bon, j'y ferai de mon mieux.

^faintenant. continua Rastignac. vous êtes-"\ous bien rendu compte de la nature et de la difficulté des fonctions qui pourront vous être confiées ?

J'ai un grand désir de m'en voir investi : quelques ressources dans l'esprit, beaucoup de résolution.

Ces qualités, je ne les mets pas en doute ; mais, dans un agent politique, la docilité qui exécute fidèle- ment sans y vouloir trop mettre du sien, et, par-

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dessus tout, la discrétion, voilà ce qui doit être attendu.

Je n'ai jamais, répondit Vautrin, été dans l'usage de beaucoup dire mes affaires, et je sais ce que c'est que la hiérarchie.

Corentin (voir Splendeur et Misère des Courtisanes)^ auquel il est probable que^. dans un temps donné, vous succéderez, reprit le ministre, a certainement des côtés excellents, du sang-froid, de l'invention, du parti-pris ; mais, outre qu'il se 'fait vieux, il a trop la prétention de savoir vont ses actes. Au lieu d'être l'instrument qui reçoit l'impulsion, il veut être la pensée qui ordonne, et comme, naturellement, on ne peut pas tout lui dire, il tâche à deviner, et souvent fait fausse route. Après cela^. il n'est pas homme de coup de main, et suffirait la force, il emploie la finesse, dont les résultats sont beau- coup moins sûrs quand l'affaire ne la comporte pas es- sentiellement.

Malgré tout, dit Vautrin, c'est un homme remarqua- ble.

On est toujours disposé à louer l'homme que l'on en- terre.

La première affaire dans laquelle je voudrais vous essayer, dit Rastignac, est une affaire facile en elle- même ; il s'agit de nous mettre en possession de docu- ments pour nous très importants et que nous savons en- tre les mains d'un individu.

Très bien ! monsieur le ministre.

L'homme auquel nous avons affaire peut être connu de vous : il a été employé pendant longtemps dans un des services de la préfecture de police, celui de la salubrité publique.

N'est-ce pas un employé qui a été destitué lors des dernières élections ?

Précisément, et, à votre prompte manière de le flai- rer, je reconnais le limier de race. Cet homme est un in- trigant de la pire espèce, que l'esprit d'opposition a peu à peu conduit à la conspiration. Sous un extérieur de bonhomie», il cache un très dangereux meneur, et nous sommes sûrs qu'en nous emparant de ses papiers, nous y trouverons de grandes lumières sur le travail des socié- tés secrètes.

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Vous n'avez pas pensé, monsieur le ministre, de- manda Vautrin, en se donnant un air de naïveté, qu'une j)erquisilion judiciaire...

Le pire des moyens ! interrompit vivement Rasti- gnac ; il est sur ses gardes ; tout doit être dans une ca- chette soigneusement disposée ; des agents ordinaires ne trouveraient rien.

Alors, dit le chef de la police de sûreté, double dif- ficulté : s'introduire chez lui et y découvrir ses papiers qui seraient dans quelque coin peu apparent ?

Le tout, dit Rastignac, doit se trouver rassemblé dans une cassette ; mais la place-t-il ? Voilà ce que de sûres indications déjà recueillies n'ont pu nous appren- dre au juste.

Enfin, dit Vautrin, il est écrit dans l'Evangile : Cher- chez et vous trouverez.

Maintenant, reprit le ministre, il faut penser à tout ; les papiers qu'on nous a dit si concluants pourraient bien., comme il arrive souvent en matière de criminalité politi- que, n'être pas assez compromettants pour justifier un mandat d'arrêt et une instruction. Si la chose se rencon- trait ainsi, nous pourrions nous trouver dans l'embarras. L'homme ne manquerait pas de faire du bruit : il est inti- mement lié avec un député très influent de l'opposition, qui aurait soin, lui, de faire de cette affaire le sujet d'une interpellation parlementaire ; il serait donc indispensable que la main de la police ne pût pas même être soup- çonnée.

Je comprends cela, dit Vautrin, laissant venir.

Nous avions donc pensé que pour maintenir cette descente au domicile de l'inculpé tout à fait dans le do- maine des éventualités privées, la soustraction de quel- ques-uns des effets garnissant son appartement, et don- nant à l'affaire le caractère courant d'un vol...

Et alors, interrompit ^L de Saint-Estève avec plus de vivacité que n'en comportait la situation, Vautrin, an- cien 'forçat, et très habile en ces sortes d'expéditionsy. au- rait paru à Votre Excellence précisément l'homme à em- ployer.

Mon cher monsieur, dit Rastignac, vous n'êtes pas encore enrôlé, et déjà vous voilà bien loin de cette docilité

34 LA FAMILLE BEAU VIS AGE

aveugle, absolue, que vous-même avez reconnue indispen- sable dans nos relations.

C'est qu'aussi, monsieur le ministre, entre mon re- grettable passé et la mission dont vous daignez m'entre- tcnir, il y a une corrélation dont je ne puis manquer d'être frappé.

Ah ça ! franchement, vous étiez-vous figuré quïl fut question de vous faire débuter dans le personnage de saint Vincent-de-Paul ? A qui, s"il vous plaît, voulez-vous que je m'adresse dans une situation donnée, si ce n'est à l'homme dans lequel je crois reconnaître le plus d'apti tude pour s'y démêler ? Mais tout l'art du gouvernement consiste en cette habileté : employer les gens selon leur capacité.

Sans doute, répondit Vautrin ; mais, cette mission remplie, il est si facile de dire que je n'étais bon c\uk cela !

^falheureusement, dit Rastignac, on n'est pas dans Tusage de délivrer des brevets aux employés de la police secrète. Sans cela, il est à croire que vous demanderiez à voir votre nomination au Moniteur avant de rien entre- prendre. N'en parlons plus, mon cher monsieur, ajouta- t-il en se levant, comme pour rompre l'entretien ; je vous ferai seulement remarquer que je suis moins défiant que vous, car j'ai commencé par vous faire détenteur d'un secret d'Etat avant de m'être assuré de votre coopéra- tion.

Vautrin ne s'était pas levé, il paraissait en proie à une sorte de combat intérieur

Pardon, dit-il enfin, monsieur le ministre, de mon hésitation, qui sem]»le mal répondre à vos intentions bien- veillantes ; mais cette hésitation n'est-elle pas jusqu'à un certain point naturelle ? J'ai un passé difficile, et tout ce qui tend à me le rappeler m'effarouche un peu.

C'est étrange, dit Rastignac ; j'aurais cru que ma proposition allait vous agréer plus que toute autre ; qu'il vous paraîtrait plaisant de faire avec approbation et privi- lès^e de l'autorité ce que vous avez fait plus d'une fois en rompant en visière à la société ; mais il paraît que le fruit défendu a seul le talent de ^ous plaire. Prenez-y garde, vous êtes assez conservé pour avoir encore devant vous

LA FAMILLE BEAUVISAGE 35

une belle carrière ; mais, je Tai dit déjà à Franchessini, vous avez pris la vertu par le petit côté, par le côté bour- geois, et votre scrupule, qui n'est pas de la défiance, parce qu'il n'y a vraiment pas pour vous de raison d'en avoir aucune, sent terriblement, je vous préviens, la rosière des Près-Saint-Gervais.

Rastignac, en cette occasion, montra qu'il était devenu un séducteur bien autrement habile que jadis Vautrin ne l'avait été avec lui. lors de leur cohabitation dans la mai- son Vauquer : en attaquant son homme par le ridicule, il lui rendit impossible toute résistance, et M. de Saint- Estève parut se rendre à discrétion, puisqu'il demanda les instructions qui lui étaient nécessaires pour exécuter.

Jacques Bricheteau, répondit Rastignac, demeure rue Castex, près de la Bastille ; c'est une maison il y a peu de locataires, difficulté de plus ; mais le logement est une mansarde située sur les toits, ce qui ne laisse pas d'offrir quelques commodités. Mon avis est qu'on fasse rafle de tout ce qui se trouvera dans l'appartement : ar- gent, nippes, de manière à faire croire à un vol sérieux. Pour mettre votre conscience en repos, je dois vous dire que M. de Sallenauve, dont Bricheteau a été l'âme damnée électorale, a plus de cent mille livres de rente et qu'il répa- rera certainement le malheur que nous organisons en ce moment à son protégé; au besoin d'ailleurs, on aurait quel- que moyen ingénieux ou romanesque de faire retrouver la plupart des objets détournés.

Mais, monsieur le ministre, objecta Vautrin, la jus- tice et la police se contrarient parfois, et si ce vol allait être poursuivi avec quelque chaleur ?

Allons donc ! A qui s'adressera d'abord le volé ? A vous, chef de la police de sûreté : et. par parenthèse, la scène sera assez plaisante. Ceci me rappelle un de nos camarades de collège, qui était fils d'un commissaire de police. Le lendemain, sous la dictée de son père, il écrivait le procès-verbal des insolences que, pendant la nuit, nous avions faites, en compagnie avec lui,, aux pauvres bour- ffeois. Vous ne seriez pas le grand et célèbre monsieur de Saint-Estève, si vous ne trouviez moyen de si bien dépis- ter la poursuite, qu'au bout de quelques jours elle fût comnlètement étouffée.

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Me sera-t-il permis, de m'adjoindre quelqu'un pour rexécution ?

Carte blanche dans l'action, répondit Rastignac ; seulement vous aurez à voir si, dans l'intérêt du secret que je vous demande aussi solidement gardé que possible, des hommes employés habituellement par vous seraient convenables. A Dieu ne plaise que je me permette de don- ner des instructions à un maître de votre force ; mais il me semble, sauf meilleur avis, que quelques-unes de ces mauvaises connaissances, que du plus au moins nous avons tous eues dans notre vie, seraient ici parfaitement de mise.

Je ne m'étonne pas, dit Vautrin, que vous soyez ar- rivé, monsieur le ministre, à la hauteur j'ai l'honneur de vous rencontrer. Vous êtes un habile entrepreneur de choses secrètes, et vous me conseillez ce dont je me fusse avisé moi-même après réflexion. Maintenant je ne ferai plus à mon ardent concours qu'une seule réserve : votre intention n'est pas, j'ose l'espérer, de maintenir concur- remment Corentin et moi, dans la haute direction de la police politique ; nous avons eu autrefois des démêlés plus vifs ; il nous serait impossible de marcher ensemble, et aujourd'hui, chef d'un service important, jamais je ne consentirais, en passant dans un autre service, à y prendre une position subalterne.

Réussissez dans ce que vous allez entreprendre, ré- pondit Rastignac, et la succession de Corentin vous est assurée. Corentin a mille inconvénients ; il est de la vieille école, a la routine de toutes les polices qu'il a faites de- puis la République ; il a pris des manies comme tous les vieillards, et ne demande d'ailleurs qu'à aller planter ses choux dans quelque département éloigné. Encore un coup,, vous êtes notre homme ; je l'ai dit dès le principe à Fran- chessini ; mais il fallait une occasion ; c'est à vous de la faire fleurir, maintenant que la voilà venue.

Vous pouvez compter sur mon zèle, dit Vautrin en se levant ; si j'avais besoin, monsieur le ministre, de vous référer de quelque chose ?

Toujours le même moyen, vous me feriez passer le nom de M. Lefebvre par mon chef de cabinet, et vous serez toujours le très bien reçu.

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Comme Vautrin se retirait en saluant peut-être avec un peu plus d'humilité qu'il ne convenait à un homme de sa forte espèce :

Ah ! à propos, dit Rastignac, ayant l'air de s aviser au dernier moment de cette recommandation, je n'ai pas besoin de vous dire que le colonel Franchessini ne doit pas être initié à nos petits complots...

Vautrin fit un geste, dont le sens était : Pour quel éco- lier me prenez-vous ?

Et que les papiers une fois recueillis, ajouta le mi- nistre, devront m'ètre apportés sans aucune espèce de délai ; vous n'êtes ni autorisé, ni tenu à en prendre une connaissance personnelle. Vous savez le mot de M. de Talleyrand : Pas de zèle !

C'est un dépôt, répondit respectueusement Vautrin, qui, fidèlement conservé, ne lera que traverser mes mains pour aller dans celles de Votre Excellence.

Oui, je vous en prie, dit Rastignac ; il faut du même coup faire l'apprentissage de toutes les vertus que vous aurez à pratiquer, et l'absence de curiosité est une de celles que, nous autres hommes d'Etat, nous prisons le plus. D'ailleurs il y a telle chose qu'il vaut mieux ignorer ; un jour ou l'autre, on est entraîné à faire montre de ses découvertes, et l'on révèle ainsi une infidélité qui vous brouille avec vos supérieurs. Le nombre des gens de po- lice qui se sont perdus en voulant manger à l'arbre de la science du bien et du mal est incalculable ; heureusement, ajouta Rastignac en riant, vous n'avez plus auprès de vous la Luigia, qui eût pu être une Eve bien dangereuse.

En ramenant en aussi mauvaise compagnie le nom de la femme qui lui tenait au cœur, Rastignac montra à quel point il en était toujours occupé. Parler de ce qu'on aime,, c'est le premier des besoins, et. dût-on même en dire une sottise, on trouve cela meilleur que de n'en parler point.

Un homme moins fort que Vautrin n'eût pas manqué de relever cette phrase, et eût cru faire merveille en laissant le ministre s'étendre sur un sujet par lequel une entrée lui semblait faite dans sa familiarité ; mais le célèbre chef de la police de sûreté avait des choses de la vie une trop grande expérience pour ne pas savoir qu'il est, en

38 LA FAMILLE BEAUVISAGE

somme toute, toujours dangereux de paraître initié aux faiblesses des grands.

Dans quelques jours, se contenta-t-il donc de répon- dre, j'aurai l'honneur de rendre compte à M. le ministre de ce que j'aurai fait.

Et, sans plus d'explications, il sortit.

IV

ou DE GRANDS E\-ENE.MENTS SEMBLENT S ANNONCER

Près de quinze jours après l'entrevue que Vautrin avait eue avec Rastignac, un matin, presque avant le jour, il débarquait rue de Provence, chez sa tante, la Saint-Estève. D'autorité, il parvenait jusqu'à sa chambre à coucher, et, sur un véritable lit de chanoine la digne dame, que l'âge avait rendue -frileuse, dormait comme engouffrée dans les courtes-pointes et les édredons, déposant une cassette en palissandre :

Voilà ! dit-il ; mais il y a eu du tirage, et plus que je n'avais cru.

La Saint-Estève n'était pas femme à se plaindre qu'on la réveillât pour quelque chose d'important ; et d'ailleurs, venant de son Jacques, tout était bien pris. Elle fut donc aussitôt sur son séant, alerte d'esprit comme s'il eût été midi, et, après avoir sonné pour qu'on lui apportât son café, qui tous les matins depuis vingt-cinq ans était la première pensée de sa vie :

J'étais bien sûre, dit-elle, que tu réussirais ; mais pas moins tu y as mis le temps ; il y a dix jours au moins que tu m'as quittée en me disant que tout était prêt.

C'est que, ma pauvre mère, la dent a être reprise à deux fois : je n'avais rien trouvé dans la chambre de la rue Castex.

Tiens ! deux domiciles, fit Jacqueline ; l'intrigant !

Oui, comme intendant de M. de Sallenauve, ila un

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logement au pavillon de Ville-d'Avray. C'est qu'étaient les archives.

Ah ben ! c'est bon que tu sois allé rincer (dévaliser) ton ancienne propriété. Tu n'as pas être embarrassé pour en savoir les êtres. Voyons, conte-moi l'affaire en détail ; ça nous reportera à notre bon temps.

Ne m'en parle pas, dit Vautrin, j'en suis honteux pour moi-même.

Comment ! tu n'as plus retrouvé ta main !

Au contraire, et, comme tu l'avais prévu, j'ai éprouvé je ne sais quelle infernale jouissance à faire ce que ces bons pères de l'Oratoire, chez lesquels j'ai été élevé, appelaient retourner à son vomissement.

Je te le disais bien : qui a bu boira ; et encore c'était pour la frime que tu opérais ; juge un peu de l'agrément si tu avais travaillé dans le sérieux ! Est-ce décidément Paccard et Prudence Servien (voir Misères et Splendeurs des Courtisanes et la Dernière incarnation de Vautrin) que tu avais mis dans la chose ?

Pour l'expédition de la rue Castex. je ne me suis pas servi d'eux. J'ai fait seul mon petit tripot. C'était le Pont- aux-Anes : m'assurer que Bricheteau n'était pas à Paris ; me présenter dans la maison en demandant le nom d'un locataire chez lequel je n'allais pas ; grimper dans les combles et, avec une fausse clé à ouvrir toutes les caisses de la Banque de France, pénétrer dans la chambre, il ne devait pas y avoir à enlever la charge d'un homme, le premier apprenti eût fait cela.

Alors rien dans cette cambriole ? (chambre).

Si, vraiment : le drôle y avait ménage une cachette des plus ingénieuses et qu'il fallait moi pour découvrir ; mais les oiseaux n'étaient plus au nid, et pendant que je cherchais, voilà-t-il pas qu'on vient m'interrompre.

Bricheteau lui-même qui rentrait ? dit la Saint-Es- tève, dont l'imagination passionnait la situation à Tex- trême.

Pas tout à fait, répondit Vautrin ; car, pour sortir de ce pas, il eût ifallu du génie ou employer la force. Non, simplement un voisin qui, ayant sans doute entendu du bruit, vint frapper à la porte et y mit tant d'insistance, qu'à la fin, ennuyé, je passe la robe de chambre du musi-

40 LA FAMILLE BEAUVISAGE

cien, allume un cigare et vais ouvrir en demandant à l'im- portun, d'une voix de Prudomme, ce qu'il y avait pour son service.

Diable ! c'était risqué.

Il n'y a jamais rien de risqué avec de l'audace. M. Lambert ? me demanda le voisin stupéfait, Bricheteau n'occupant pas la chambre sous son nom.... Il ne demeure plus ici, répondis-je ; place du Caire, 14, si vous avez affaire à lui. Là-dessus, le voisin se confondit en excuses, et, deux minutes plus tard, j'étais dans la rue>. pensant aux burlesques explications que devait plus tard amener entre les deux voisins ma fantastique appari- tion.

Et à Ville-d'Avray enfin, comment se joua la Mislocq (comédie) ?

A Ville-d'Avray, je savais que la maison était bien garnie et que, pour faire croire à un vol, il y aurait pas mal d'objets à déplacer : je m'étais donc muni des époux Paccard ; mais il a fallu de la cérémonie pour les mettre en branle.

î Vovez un peu, des gens que nous avons com- blés !

Justement : ils se sont acoquinés à leur prospérité, et quand je vins à leur demander un coup de main, même en les assurant qu'il n'y avait pas l'ombre d'un danger à courir, ce fut des objections à n'en pas finir. Prudence n'alla-t-elle pas jusqu'à me parler de ses principes et de son sincère retour à la vertu !

On ne fera jamais que des ingrats, dit la Saint-Es- tève ; enfin, ils ont marché pourtant ?

Oui. et même assez bien, malgré toutes leurs grima- ces. Du reste, leur rôle était facile, et je pris tout sur moi. En allant reconnaître la maison pour voir par l'on pourrait y avoir accès, je remarquai, placardée à la porte, une affiche jaune annonçant prochainement l'adjudication d'une petite coupe de bois. Je vis que était le joint. Rentré chez moi, je passe une partie de la nuit à lire dans une encyclopédie l'article Forêts, et, le lendemain j'étais en mesure de parler exploitation forestière comme pas un élève de l'école de Nancy.

Ah î mon Jacques, quel homme tu aurais fait, dit la

LA FAMILLE BEAU VI SAGE 41

Saint-Eslève, si les circonstances ne t'avaient poussé de travers ; apprenant tout en un tour de main !

Le lendemain, continua Vautrin, je me présente seul^. bien déguisé, au chrdet, et, entrant en pourparler avec monsieur Bricheteau, que je commence par éblouir par mes connaissances en sylviculture, je me donne comme un gros m.archand de bois, et parle de traiter de sa coupe à Tamiable et avant adjudication. Tout en parcourant le parc avec M. l'intendant, pour reconnaître le bois à abat- tre, je me récrie sur la beauté du lieu, et, après avoir fait chatoyer un prix très séduisant, je demande la permission^, en venant le lendemain avec mon associé, sans lequel je ne veux pas terminer l'affaire, d'amener en même temps ma femme, qui est Anglaise, et qui, comme telle, a la passion des jardins.

Satané comédien ! dit la Saint-Estève, en frappant sur l'épaule de son neveu, assis à côté de son lit.

Faites mieux que ça, me répond galamment Briche- teau, alléché par la bonne affaire, venez demain déjeuner tous trois.

Non, répondis-je.. c'est impossible : demain nous de- vons aller à Rambouillet pour quelque chose de plus gros, et nous ne pourrions être ici que sur les quatre heures.

Eh bien ! venez dîner. Ça, répondis-je, peut se faire, mais à condition que j'apporterai du mien. Com- ment, du vôtre ? Oui, d'un certain vin de la Romanée, comme je puis dire que vous n'en avez pas dans votre cave, tant bien montée soit-elle. Hum î dit Bricheteau, nous avons pourtant nos petites prétentions. Enfin, on mesurera ses épées, fîs-je gaîment, et me voilà parti.

C'est-à-dire te voilà entré, remarqua la Saint-Estève, et je sais déjà le chimiste chez lequel s'était fait ton vin.

Le même, ma minette, répondit Vautrin, qui avait préparé le fameux bordeaux bu par Rastignac à la pen- sion Vauquer, le jour de l'affaire Franches^sini. Le lende- main, quatre heures sonnant, nous arrivions au chalet dans une magnifique berline de poste à quatre chevaux ; Prudence avait pris son air virginal et gazouillait un petit accent anglais le plus joli du monde. Paccard s'était donné son air bête qui lui a tant réussi dans les affaires ; moi, j'étais jovial et gaillard comme un homme qui, à Ram-

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bouillet, était censé avoir fait un marché excellent. Après avoir reconnu la coupe dont Paccard ne se montra pas très satisfait, avant de nous mettre à table, prenant à part M. l'intendant : Mon associé, lui dis-je, n'a pas l'air de mordre beaucoup à l'affaire ; c'est un mauvais coucheuri. et ça s'explique, il a une gastrite, et ils ne boivent que de l'eau, lui et ma femme. Il ne comprend pas, l'imbécile, qu'il y a une bonne partie de bois exotique dont nous aurons un placement avantageux avec l'ébénisterie ; si vous nous laissez partir, nous ne ferons rien ; terminons tout de suite ; aussi bien je n'aime pas à dîner en laissant un marché en l'air. Mais je vous ai dit mon prix, ré- pondit Jacques Bricheteau. Allons, lâchez 500 francs, et je paie séance tenante. Un sou de moins, c'est im- possible. — Diable d'homme, fis-je d'un air égorgé, voyons, montons chez vous et signons l'acte ; quand vous tiendrez l'argent il faudra bien que mon associé y passe. Là-dessus Bricheteau me conduit dans sa chambre je signe la vente et lui compte en billets de Banque quatre bons mille franc?.

Bien joué, dit la Saint-Estève ; cela devait lui donner confiance.

Le dîner se passe bien. Au rôti, j'ordonne à un vieux qui nous servait, et qui était seul de domestique dans la maison avec le cuisinier, le jardinier et sa femme, d'appor- ter une des bouteilles du vin que je lui avais consigné en arrivant. Bricheteau le trouve de son goût ; je l'excite à en boire, en lui donnant moi-même l'exemple ; puis, quand je vois que la seconde bouteille tire à sa fin, je verse un verre au vieux majordome, en lui disant qu'il m'a l'air d'un de ces domestiques de l'ancienne roche qu'on ne sau- rait traiter avec trop d'égards. Le bonhomme lampe le vin et le complimente ; alors je lui dis à l'oreille : J'en ai ap- porté trois bouteilles, prends la troisième pour l'office, et qu'on y boive à ma santé. Tout cela dit avec rondeur et bonhomie, que le diable lui-même y eût été pris.

Ah ! dit la Saint-Estève, je suis tranquille sur ton compte ; je t'entends d'ici.

Sur la fin du dîner, reprit Jacques Collin. je me sentis appesantir et vis que le même effet se produisait sur ^L l'intendant. Je respirai alors violemment un flacon

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d'ammoniaque dont je m'étais muni, et bientôt j'eus la satisfaction de voir mon homme entièrement parti. Une heure plus tard, la maison ressemblait au château de la Belle au bois dormant, et le reste est si simple, qu'il ne vaut pas la peine d'être conté. Hier soir, à onze heures, j'étais maître du coiïret. Nous avons enlevé toute une caisse de vaisselle plate, qui a été enterrée dans un fourré du bois, je la ferai retrouver quand le moment sera venu. Nos gens dorment peut-être encore, car je ne leur avais pas ménagé la dose. Maintenant, avant de passer chez Rastignac, pour y opérer la livraison, il y a une ques- tion, ma vieille, que j'ai voulu traiter avec toi,

Oui est ? demanda la Saint-Estève.

Qui est, répéta Vautrin, de savoir si je dois ou non prendre connaissance du contenu de la cassette avant de la lâcher.

Hum ! elle me paraît bien fermée, dit Jacqueline CoUin après examen.

Pour nous, répondit Vautrin, ce n'est pas un obsta- cle ; mais vaut-il mieux débuter par être un agent-machine comme Rastignac me l'a tant recommandé, ou risquer d'en savoir plus long ?

On peut toujours ne savoir que ce qu'on veut.

Je ne suis pas de ton avis : des gens à imagination comme nous sont exposés à être entraînés par de certaines découvertes ; car, vois-tu bien ! il y a autre chose que de la politique ou du moins de la politique intéressant seu- lement Jacques Bricheteau. Il a été beaucoup parlé de son patron qui gêne considérablement le ministère. Son passé à ce garçon n'est pas clair comme de l'eau de roche.

J'entends cela, mais nous prendrions parti pour lui ; qu'est-ce qu'il pourrait nous donner ? de l'argent ? ce n'est pas ça qui nous manque ; du pouvoir ? il n'en a pas à disposer, il est dans l'opposition :

L'opposition, dit Vautrin, peut arriver au gouverne- ment, et un homme auquel on aurait rendu un signalé ser- vice...

C'est très bien, mais des gens comme Rastignac,. ça surnage toujours, au lieu qu'un homme à principes, un ancien artiste, un Joseph qui vous a tenu une femme comme la Luigia sous sa griffe et qui l'a laissé envoler !

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LA FAMILLE BEAUVISAGE

II y a du vrai dans ce que tu dis ; pas moins je lui porte intérêt, à cet homme ; les deux fois que je me suis rencontré avec lui, il m'est tout à fait revenu.

Il ne s'agit pas de faire ici du sentiment, dit la Saint- Estève, voilà, moi, ce que je regarde : tu as voulu une oc- casion de te produire dans la politique ; cette occasion, on te l'a donnée ; il faut aller jusqu'au bout. Eh bien ! si Rastignac te manque de parole, ce qu'il t'a commandé est assez gaillard pour que tu puisses le faire repentir de sa mau\aise manière d'agir. Oui t'empêchera alors d'aller trouver M. de Sallenauve et de lui raconter tout ce qui s'est passé ?

Tu as raison, et je me décide. Je n'ai jamais trop su. dans ma vie, ce que c'était que la discipline. Il faut voir une fois mènent la subordination et le droit che- min. De ce pas, je vais chez le ministre avec la cassette intacte ; mais, jour de Dieu ! quil ne lui prenne pas envie de Se jouer de moi !

Une demi-heure plus tard, Vautrin faisait passer au ministre le nom de M. Lefebvre, et il était aussitôt intro- duit.

Il commença par expliquer le long délai qu'il avait mis dans l'exécution de son mandat, par la nécessité il s'était vu d'opérer sur deux points différents, et il fit en- suite remarquer, qu'obligé de s'attaquer directement à Sal- lenauve en dévalisant sa maison, il avait peut-être com- pliqué le danger des poursuites :

Dans ces circonstances, ajouta-t-il, monsieur le mi- nistre, vous trouverez peut-être utile de me donner quel que mission dans les départements, de manière que, dans la première ferveur de l'instruction^ je ne sois pas mis en présence de Bricheteau ; il est très retors, et si, malgré mon déguisement, il arrivait à me reconnaître, cela serait une assez grande difficulté ; d'ailleurs, à mon retour, pre- nant la direction des recherches qui auront certainement donné à gauche, je ferai retrouver les objets enlevés, et le coup de théâtre n'en produira que plus d'effet et détour . nera tous les soupçons.

C'est bien imaginé, dit Rastignac ; partez aujour- d'hui même pour un petit voyage en vous disant chargé d'une mission secrète. Dans une huitaine, quand vous

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serez de retour, j'aurai eu soin d'arranger votre absence avec M. le préfet de police. Maintenant, ces papiers sont-ils ?

Dans ma voiture, répondit Vautrin. Xe sachant pas si j'aurais l'honneur d'être reçu immédiatement par vous^ je n'avais pas voulu me présenter chez votre chef de cabi- net, porteur de cette cassette, qui lui aurait donné à pen- ser.

Vous êtes un habile hommie, vous pensez à tout. Eh bien ! allez chercher le dépôt, je suis prêt à le recevoir de vos mains.

Quand la cassette fut sur le bureau du ministre :

]\ïais elle n'est pas ouverte ? dit Rastignac.

Et vous ne voudriez pas, je pense, qu'elle le fût ? répondit Vautrin. Du reste, Bricheteau portait probable- ment la clé sur lui ; je ne m'en suis pas inquiété.

Il ne faudrait pourtant pas briser la serrure, dit le ministre. Après tout, si les renseignements qui vont pas- ser sous mes yeux n'avaient pas l'importance qu'on leur a supposée la cassette pourrait se retrouver avec les au- tres objets enlevés.

Comme monsieur le ministre voudra, répondit Vau- trin. Votre Excellence n'a plus rien à m'ordonner ?

^lais, mon cher, dit Rastignac. vous ne pouvez me laisser ainsi comme Tantale au milieu des eaux.

J'ai le plus grand regret, répondit Vautrin, de ne pouvoir me rendre à votre désir, mais je n'irai pas plus loin dans la voie de mon ancienne vie. J'ai, je crois, suffisamment fait mes preuves de docilité. C'est peut-être de l'enfantillage ; mais j'éprouve, à la complaisance que vous attendez de moi, je ne sais quel scrupule et quelle répugnance ; ma main se refuserait à l'œuvre, je la fe- rais mal, et y mettrais probablement la brutalité que vous voulez éviter.

Vous êtes quinteux, monsieur de Saint-Estève !

Non, monsieur le ministre, mais je tâche à être digne ; je sais que mon passé est fort maculé ; mais je fais comme les mendiants espagnols qui savent encore se draper dans un vieux manteau troué. Une empreinte prise avec de la cire peut vous mettre dans deux heures en possession de la clé qui vous manque, et au moins vous

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n'aurez pas humilié un homme qui, devant être prochai- nement honoré de votre confiance, ne saurait trop se re- lever à ses propres yeux et aux vôtres.

Vous avez, je crois, avancé quelque argent pour le succès de votre expédition ?

Est-ce mon congé que vous entendez me donner, monsieur le ministre ?

Pourquoi ?

Aux fournisseurs que l'on veut quitter on demande leur compte.

Mais vous ne voulez pas, je pense, que l'Etat reste votre débiteur ?

A la première occasion vous me remplirez de ces avances.

Allons, soit ! voulez-vous bien au moins vous char- ger de faire faire cette clé, que vous pourriez m'en- voyer par quelqu'un de sûr, dans une petite boîte cache- tée, si elle ne pouvait être prête avant votre départ^ que je vous engage à ne pas ajourner ?

Vautrin s'approcha de la cheminée, prit de la cire à l'une des bougies des candélabres, et après l'avoir un instant pétrie dans ses doigts, il la présenta à Rastignac, qui fit un mouvement aussitôt réprimé.

Ah ! vous voulez, je le vois, dit le haut fonction- naire avec un sourire un peu forcé, que j'opère moi- même.

Je désire, monsieur le ministre, que vous vous ren- diez compte des entraînements de mon passé, je fis souvent plus que je n'aurais voulu. C'est de la morale en action.

Pour en finir, Rastignac appuya la cire sur l'entrée de la serrure.

Est-ce bien ainsi ? dit-il ensuite, en remettant l'em- preinte à Vautrin.

A merveille, monsieur le ministre ; vous faites bien tout ce que vous faites.

Alors, je compte sur vous pour l'envoi de tantôt, dit Rastignac, en congédiant Jacques Collin. Puis, comme déjà le futur chef de la police politique avait fait quel- ques pas du côté de la porte : Bien pour cette fois, ajouta le ministre d'un ton il y avait comme une

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pointe de menace ; mais, à l'avenir, je vous engage à avoir le repentir moins raisonneur et moins pointilleux.

Vautrin lit un salut profond, sans rien répondre, et acheva de sortir.

Le soir, Rastignac avait la clé qu'il avait désirée, et pratiquait l'autopsie de la cassette. Le lecteur aura un avant-goût des découvertes qu'il dut y faire en prenant maintenant connaissance de la lettre que Sallenauve avait reçue à la Crampade, et qui lui faisait regagner Paris avec une fiévreuse célérité.

« Cher monsieur, lui écrivait Jacques Bricheteau, l'homme par lequel je vous fais passer cette lettre, que j'ai mes raisons de n'oser point confier à la poste, ne sait absolument rien ; vous ferez donc bien de le laisser partir sans l'interroger.

» Avant-hier, dans la nuit, un vol d'argenterie assez considérable a été commis au chalet, et cela dans des cir- constances faites pour m'humilier beaucoup. Moi, qui me pique de quelque habileté, j'ai été joué comme un écolier, ayant eu la sottise de prendre les voleurs pour des marchands de bois, auxquels j'avais cru vendre à un très bon prix le résultat des éclaircies convenues avec vous dans le parc. Je leur ai donné courtoisement à dîner, après avoir été d'ailleurs fort adroitement mis par eux en demeure de leur faire cette invitation. Ils ont trouvé le moyen de nous servir., à moi et tous les domestiques, d'un narcotique dont le vieux Philippe a failli mourir, et dont je suis, pour mon compte, encore bien souffrant. Cela fait, vous comprenez que le vol allait de lui-même. Toute votre vaisselle plate a été enlevée, et il n'est resté que quelques couverts d'argent, qui ont échappé aux re- cherches de ces misérables ; mais que penserez-vous de moi quand je vous dirai que c'est comparativement un petit malheur, et que quelque chose d'infiniment plus pré- cieux a été en même temps soustrait ?

» Dès longtemps, je gardais par devers moi des pa- piers où se trouvent consignés quelques détails assez cir- constanciés intéressant le secret de votre naissance, et ces papiers, des raisons à moi personnelles, m'avaient décidé à ne point m'en séparer.

» Je sentais bien que je commettais une imprudence,

48 LA FAMILLE BEAUVISAGE

car. malgré tous les soins pris pour soustraire un dépôt si dangereux à toute espèce de curiosité, je me disais souvent qu'une mort subite pouvait le faire tomber en des mains indiscrètes. Mais, après avoir beaucoup pensé à vous, durant presque toute ma vie, il faut bien vous l'avouer, je pensais un peu à moi. Ces papiers étaient la consolation de mon existence à peu près perdue à la poursuite d'une pensée unique. Autant que faire se pou- vait, j'avais pourvu à la chance d'un décès inopiné, en les ayant toujours rassemblés sous une enveloppe cache- tée où j'avais mis pour suscription : En cas de mort, à brûler sans lire. De plus, je tenais cette liasse renfermée dans une cassette pour laquelle, dans tous les logements que j'ai habités, j'avais toujours ménagé une cache assez difficile à découvrir. Enfin, je dois ajouter à ma dé- charge que si. absolument parlant, mieux eût valu que ces espèces d'archives fussent détruites, il pouvait arriver dans votre vie ou dans celle de vos enfants, si vous en avez jamais, telle occurence leur conservation offrît quelque utilité.

» Il y a quelque temps, sur une crainte vague qui m'était venue, je trouvai prudent de transporter mon tré- sor du pied-à-terre que je me suis réservé à Paris, dans votre maison de Ville-d'Avray, qui me paraissait infini- ment plus sûre. Or, c'est justement qu'il a été soustrait dans la nuit même du vol que je vous annonce au com- mencement de cette lettre. De là, pour moi, des perplexi- tés infinies.

» Dans ce vol, les papiers n'étaient-ils pas l'objet prin- cipal, et le reste n'a-t-il pas été enlevé pour faire croire à un crime ordinaire ? Cette donnée est peu probable^, mais, à toute force, elle n'est pas impossible, car je sais tels gens qui sauraient tirer grand parti des renseigne- ments que cette soustraction pourrait leur procurer.

» Avons-nous eu affaire à des voleurs de profession, et n'ont-ils enlevé cette cassette que dans la pensée des valeurs importantes qui pouvaient y être contenues ? Le malheur serait moindre ; mais il y a parmi ces voleurs des gens assez intelligents pour s'aviser de l'importance intrinsèque de mes papiers et pour en faire commerce avec ceux qui auraient intérêt à les acheter.

LA FAMILLE BEAU VI SAGE 49

» Ne pas faire la déclaration du vol lorsqu'il était connu de tous les gens de la maison, c'était chose impossible, et pourtant je n'ai aucune ardeur à voir la justice s'en- tremettre dans tout ceci, et dans le doute je n'ai point parlé de la cassette dont à toute force j'ai pu ne pas savoir la soustraction, vu l'endroit retiré je la tenais toujours abritée.

» Par cet aperçu de la situation, vous voyez, cher mon- sieur, à quel point je dois avoir empressement de vous voir ici, pour que nous puissions conférer ensemble d'une marche à suivre. Vous me gronderez bien, et vous en aurez le droit, car ce secret de votre naissance, couvé avec tant de soin depuis si longtemps, le voilà maintenant à vau-l'eau, et avec un peu plus de défiance je pouvais éviter le piège dans lequel je suis tombé. Il faut dire pourtant que bien d'autres y eussent été pris commue moi, car j'ai eu affaire à des comédiens d'une habileté rare, et qui ont profité de ma prétention d'être un intendant modèle.

» Je vous écris la tête encore lourde et embarrassée du narcotique qu'ils m'ont fait prendre à une dose énorme, et, sans des vomissements qui sont survenus, je ne sais si j'eusse résisté. Partez sans aucun délai, car ce n'est pas trop de nos deux intelligences pour nous démêler dans cette terrible passe, laquelle peut cependant n'être qu'un malheur courant, surtout si l'on manœuvre avec habileté.

» Vous savez., cher monsieur, tout ce que je vous suis.

» Votre désolé et affectionné,

» Jacoues Bricheteau. ))

V

ou tout se PREPARE POUR DE GRANDES REVELATIONS

A son arrivée, Sallenauve trouva le chalet envahi par une descente de justice qui avait lieu justement ce jour- là.

Le procureur du roi de Versailles, le capitaine de gen-

50 LA FAMILLE BEAUVISAGE

darmerie, le commissaire de police, un greffier et quel- ques agents se livraient à toutes les investigations usitées en pareil cas.

Interrogé, au débotté, sur les soupçons qu'il pouvait avoir relativement aux gens de sa maison, Sallenauve ré- pondit qu'il n'en avait aucun. D'ailleurs, ajouta-t-il^ M. Bricheteau, mon ami, qui veut bien faire ici les fonc- tions d'intendant, pourrait mieux que nioi vous répondre ; car, excepté Philippe, qui est un vieux serviteur sur le compte duquel ne saurait s'élever un doute, c'est lui qui a choisi toutes les personnes employées à mon ser- vice.

Malheureusement, répondit le procureur du roi, M. Bricheteau est assez gravement malade des suites du narcotique qui lui avait été administré, et le médecin a expressément recommandé que personne ne pût commu- niquer avec lui.

Sallenauve apprit ainsi que sa curiosité allait être sou- mise à un nouveau et plus désolant répit.

Peu après, et pendant que les gens de justice conti- nuaient à instrumenter, le médecin qui donnait des soins au malade arriva pour faire sa visite. Il expliqua à Salle- nauve que la situation de Bricheteau n'avait rien d'in- quiétant ; mais la grande responsabilité qui, dans toute cette affaire, pesait sur lui, (et elle était bien autrement grande que ne le supposait le docteur) ; l'effort qu'il avait fait, les effets du poison à peine neutralisés, pour écrire la lettre adressée à la Crampade^ et enûn, le souci que, depuis ce moment, il avait eu de savoir le sort et le résultat de cette lettre, avaient développé chez lui une fièvre nerveuse, qui semblait exiger les plus grands mé- nagements.

Mais, à ce compte, demanda Sallenauve au docteur, ne pensez-vous pas, monsieur, que l'annonce de ma venue pourrait faire chez lui une diversion heureuse?

Je suis persuadé du contraire ; M. Bricheteau vou- drait aussitôt entrer avec vous dans des explications qui ne pourraient que l'agiter beaucoup. Je crois qu'il y aurait à prendre un moyen terme : ce serait de feindre que vous avez envoyé quelqu'un en avant afin d'annoncer votre ar- rivée pour dans une huitaine ; il faudra au moins ce

LA FAMILLE BEAUVISAGE 51

temps pour que le malade soit en mesure de vous recevoir sans inconvénient.

Cet avis était trop sage pour ne pas être suivi, et Sallenauve dut se résigner à ne rien savoir avant le terme fixé par la prudence de la Faculté.

Mais, dès le lendemain, la situation d'esprit inquiète et agitée que ne pouvait manquer de lui créer cette at- tente, la solitude il était réduit, le voisinage continuel de Bricheteau,. qu'il lui était défendu de voir et d'interro- ger, quand il le savait prêt à lui faire de si graves révé- lations, avaient rendu au député le séjour de sa maison insupportable ; et, pour user le temps, aussi bien que pour trouver dans le changement de lieu une diversion, il résolut d'aller donner un coup d'œil à sa terre d'Arcis ; ce qui lui serait en même temps une occasion de se rap- procher de ses commettants.

Mettant aussitôt son idée à exécution, il partit pour la Champagne, et fît le voyage avec la rapidité qu'il avait mise à revenir de Provence.

Les gens d'Arcis, fiers d'être représentés par un homme qui, dès ses débuts à la Chambre, avait su conquérir une position éminente, le reçurent avec de grandes démons- trations d'enthousiasme. Une sérénade lui fut donnée dès le soir même de son arrivée. Le surlendemain, dans un banquet aussitôt organisé, il eut l'occasion d'expliquer sa conduite parlementaire,, et, tout en se félicitant publique- ment d'avoir résisté aux instances qui lui avaient été faites pour qu'il s'affîliàt à la coalition, et en désapprou- vant cette manifestation comme faute de tactique, il n'hé- sita pas à l'approuver au moins dans son but, qui était de rendre au gouvernement constitutionnel sa franchise et sa vérité. Recueilli par les feuilles de la localité, et bientôt reproduit dans tous les journaux de Paris, ce dis- cours, dans le calme plat créé par le silence de la tri- bune, fut un véritable événement et vint accroître encore l'irritation et le mauvais vouloir que nourrissaient contre l'orateur le ministère tout entier et le comte de Rastignac en particulier.

Inutile de dire que le député ne manqua pas d'aller à la maison des dames Ursulines rendre ses devoirs à la mère Marie-des- Anges, sa mère électorale, comme il l'appelait;

52 LA FAMILLE BEAUVISAGE

mais il ne la trouva plus aussi vive et aussi alerte que par le passé. La bonne dame se cassait, tournait à la surdité, et cette infirmité qui, chez elle, avait déjà fait quelque progrès, commençait à la rendre un peu sombre et un peu quinteuse.

Quand Sallenauve lui conta ce qui venait de se passer à Ville-d'Avray et les appréhensions de son neveu Briche- teau à la suite de la soustraction de la cassette :

Je le lui disais bien, s'écria la vieille religieuse, qu'il avait tort de ne pas détruire ces papiers ou au moins de ne pas \ouloir me les confier ; mais c'est une tète, mon neveu, et il y a longtemps que sa première sottise est faite.

Pouvant entrevoir à ces paroles que la mère ^larie-des- Anges était au courant de bien des choses, Sallenauve la pressa vivement de s'expliquer ; mais elle répondit qu'elle n'était point autorisée à parler davantage ; qu'il y avait pour elle cas de conscience, ce qui coupait court à tout. Du reste, ajouta-t-elle, quand les choses tourneraient au pis, je ne suis pas encore trop en peine. Bricheteau est un garçon de tête et de ressources, et qui saura bien ramener la partie. S'il m'avait écoutée, il avait tout ce qu'il fallait pour réussir dans toute espèce de carrière ; mais une visée à laquelle il s'est entêté, lui a coupé bras et jambes, et il est resté un grand esprit ignoré.

Sallenauve essaya alors de pousser la bonne supérieure ■sur le chapitre de son neveu. L'existence de Brichoteau et la sienne à lui paraissaient trop intimement liées pour que sa curiosité n'eût pas à gagner quelque chose à des renseignements plus précis et plus circonstanciés qui lui eussent été donnés relativement au passé de son ami l'or- ganiste.

La mère Marie-des-Ange^. malheureusement, ne crut pas devoir s'avancer davantage dans ce sens, et, chan géant elle-même de conversation, elle demanda à Salle- nauve des nouvelles de Marianina, disant qu'elle avait vainement remué ciel et terre pour la découvrir, et qu'elle se sentait un peu humiliée de n'avoir pas réussi dans une recherche qui ne semblait pourtant pas présen- ter d'insurmontables difficultés.

Quand Sallenauve lui eut conté comment Marianina

LA FAMILLE BEAUVISAGE 53

avait été par lui retrouvée au couvent des Bénédictines anglaises de la petite rue Verte.

Oh ! je ne m'étonne plus, dit la supérieure ; nous n'avons pas de relations avec ces religieuses étrangères.

Ce qui n'était point du tout une bonne raison, mais ce qui ouvrait à l'amour-propre de la chère dame une porte telle qu'elle pour sauver la petite honte de son insuccès.

Après que Sallenauve lui eut dit tout le détail de son entrevue avec Marianina :

Mon cher monsieur, s'écria la mère ^larie-des- Anges, tenez que ce mariage est manqué radicalement ; mademoiselle de Lanty, pour ne pas être à un autre qu'à vous, fera profession, cela est inévitable ; moi, qui vous parle, avec mon vieux visage et mon oreille dure, c'est un amour contrarié qui m'a conduite au couvent, j'ai fini par ne pas être une trop mauvaise religieuse. Bien qu'aujourd'hui, devant la loi, les vœux ne soient plus per- pétueis, ils le sont devant la conscience, et si jamais ma- demoiselle de Lanty parvient à redevenir maîtresse du secret qu'elle n'a pu vous confier, à ce moment elle se retrouvera à ce point engagée, qu'aucun retour ne lui sera honnêtement possible. Pour vous, cher monsieur, si vous m'en croyez, ne pensez pas à épouser une fille qui ait été la fiancée du Seigneur. Même dans les idées du monde, il y a un mauvais vernis sur la femme qui se résout à ce laid divorce, et j'ai vu que les mariages faits dans ces conditions finissaient presque toujours par être malheureux...

Sallenauve ne fît pas de contradictions à ces idées, qui. à bien dire, étaient aussi un peu les siennes ; il se con- tenta de remarquer qu'il paraissait sous une bien sin- gulière étoile, et que le bonheur ne lui était jamais montré que pour se retirer aussitôt de lui.

Eh ! eh î dit la vieille religieuse en branlant la tête, il y a un M. le comte Joseph de Maistre qui a écrit sur la doctrine de l'expiation des choses bien senties et bien vraies î

Mais, s'écria Sallenauve, suis-je donc sous l'empire de cette loi et dans le passé de ma famille ?

Du courage, cher monsieur, dit la mère Marie-des- Anges en se levant sous le prétexte de quelque devoir re-

o4 LA FAMILLE BEAU\ISAGE

ligieux à remplir, mais en réalité pour rompre un entre- tien où elle se sentait, comme on dit, trop serrer le bou- ton, tant que je vivrai, continua-t-elle. vous aurez une grande part dans mes prières et dans celles de la com- munauté ; mais vous n'avez pas longtemps à compter sur ma recommandation auprès du bon Dieu, si tant est qu'elle vaille quelque chose. Votre vieille amie s'en va, et, à votre premier voyage à Arcis, je doute bien que vous la retrouviez.

Là-dessus, elle se mit en devoir de quitter Sallenauve, le laissant assez attristé de cette idée de séparation et de plusieurs des autres choses qu'elle lui avait dites.

Ah ! à propos, dit-elle en le rappelant, comme déjà il avait presque dépassé le seuil de sa cellule, votre inten- tion, sans doute, est de voir Laurent Goussard,. un de vos chauds partisans parmi les électeurs ; ce sera une visite de charité. Le pauvre homme est tout perclus ; il s'en va aussi, et je sais qu'il a quelque chose à vous dire.

^îême sans cette recommandation, Sallenauve n'eût pas manqué de visiter un de ses électeurs les plus dévoués. Il trouva le meunier affligé d'un violent accès de goutte, et, aidant aux prescriptions de la médecine par de terri- bles jurons que de temps à autre lui arrachait la douleur. L'atmosphère du moulin ne ressemblait guère à celle de la cellule.

Après avoir chaleureusement félicité le député de la bonne attitude qu'il avait prise à la Chambre et du talent oratoire dont il y avait fait preuve :

Mon brave représentant, lui dit Laurent Goussard, je ne crois pas que j'aie longrtemps à moudre, la machine se détraque, d'où m'est venue une idée que j'ai communi- quée à la mère Marie-des-Anges, et dans laquelle elle m'a bien encouragé.

Sallenauve lui fit remarquer que rarement la goutte était une maladie mortelle.

Excepté, reprit Laurent Goussard, quand elle re- monte et qu'elle vous étouffe. Enfin, faire son testament n'a jamais tué personne, et, à soixante-douze ans passés, car nous nous suivions d'assez près, l'ami Danton et moi, on peut bien penser à mettre ordre à ses petites affaires. Je veux donc faire mon testament.

LA FAMILLE BEAUVISAGE DO

Eh bien ! dit Sallenauve, maître Achille Pigoult n'est pas homme à vous refuser son ministère ; voulez-vous que je l'avertisse ? mon intention est de le voir dans la journée.

Très bien ; faites-le-moi venir ; mais à qui laisserai- je mon bien ? Je n'ai plus de parents ; j'avais une sœur, une nièce ; tout cela, depuis des années, est à tous les diables. Je n'ai plus qu'une nuée de petits cousins éloignés qui se disputeraient comme une meute pour les par- tages.

Mais, s'il en est dans le nombre que la fortune n'ait pas bien traités, vous pourriez disposer en leur faveur.

Merci î dit Laurent Goussard, c'est comme de don- ner aux communautés et aux hospices ; ça n'entre pas dans mes principes : je veux que mon bien soit en mains dont je sois sûr, et qui ne s'en serviront pas à nourrir des fainéants, des économes. Si la mère Marie-des-Anges n'avait pas l'air de passer devant moi, en voilà une que j'aurais eu plaisir à faire mon héritière ; mais je sais quelqu'un auquel je puis laisser aussi sûrement qu'à elle, et, quand je lui en ai parlé, elle m'a dit, ce sont ses pro- pres paroles : Vous avez là, mon bon Goussard, une ex- cellente inspiration.

Il me semble pourtant, dit Sallenauve en insistant, qu'à moins de griefs très graves, les héritiers naturels sont toujours convenablement choisis.

Oui ; mais moi, j'en veux un de surnaturel, et votre ressemblance avec mon pauvre Danton est si extraordi- naire !...

Comment î dit Sallenauve, c'est moi que vous avez en \'ue ?

Si vous le permettez, et j'ose croire que vous ne me ferez pas l'affront de me refuser.

Pourtant !

Il n'y a pas de pourtant ; je sais que vous êtes riche et que ce n'est pas deux cents pauvres mille francs qui paraîtront beaucoup dans votre grande fortune : c'est ce qui me va : vous dépenserez cet argent dans le pays, sui- vant les intentions du testateur, que je n'écrirai pas, mais que je vous dis de la bouche à la bouche. J'aime mieux ça que de laisser mon bien à la commune, pour qu'il

56 LA FAMILLE BEAUVISAGE

soit administré par des lapins de la force de Beauvisage.

Après un peu de résistance, Sallenauve, voyant qu'il avait affaire à un parti pris irrévocable, finit par accep- ter, se promettant bien en effet de faire profiter les gens d'Arcis de cette libéralité, qui accusait dans son étoile une continuité de prospérité vraiment extraordinaire ; raison de plus, peut-être, pour craindre un amer réveil à l'appro- che des révélations qui lui étaient annoncées.

Le reste du temps que Sallenauve passa dans la petite ville champenoise fut employé à entendre, sur le luxe et les grands airs que les Beauvisage déployaient à Paris, une incroyable quantité de bavardages. Le bruit courait aussi dans le monde de mesdames Marion et Mollot, que Maxime, dont on ignorait la mission secrète, avait été obligé de se sauver en Belgique, pour échapper aux pour- suites de ses créanciers. Quelques versions allaient même jusqu'à le présenter comme emprisonné à Clichy.

Par l'intermédiaire d'Achille Pigoult, un rapproche ment fut ménagé entre Sallenauve et les Giguet, qui ac ceptèrent un dîner au château. A son tour, Sallenauve parut à l'une des fameuses soirées de madame Marion, et fut invité à manger chez madame Giguet. Là, il eut le spectacle d'un très bon ménage, Simon ayant tenu comme mari tout ce que la mère Marie-des-Anges en avait prédit à Ernestine.

En somme, quand le député quitta le pays, il ne laissa de gens lui restant hostiles que les fonctionnaires, tenus par'état à lui vouloir du mal. et le comte de Gondreville, devenant de jour en jour un adversaire moins redouta- ble, car la mort de Grevin lui avait porté un terrible coup, et sans qu'on pût dire précisément le nom de sa maladie, il présentait tout l'aspect d'une asthénie sénile de plus en plus caractérisée ; dans cet état, il pouvait vivre encore quelques années, mais c'était néanmoins un homme fini, qui n'avait plus qu'une existence végétative, et il ne se rendait plus à Paris même pour les sessions.

Le jour Sallenauve fut de retour à Ville-d'Avray, le médecin lui demanda avec instance de remettre jusqu'au lendemain matin son entrevue avec Bricheteau. Le malade avait pris ce jour-là une médecine, et un grand repos lui était nécessaire.

LA FAMILLE BEAUVISAGE 57

Cet excès de précaution n'était que médiocrement jus- tifié par l'état du malade, qui réellement se trouvait très bien revenu. Cependant, comme il ne s'agissait plus que d'un délai de quelques heures, Sallenauve consentit à le subir encore, et. pour échapper à ses réflexions et à son impatience, il alla passer la fm de la journée à Paris.

Le soir, il eut l'idée de faire une visite chez madame d'Espard, qui, n'aimant pas la campagne, ne quittait pres- que jamais son hôtel du faubourg Saint-Honoré. Même au mois de septembre, son salon restait ouvert, et l'on était toujours sûr d'y rencontrer quelqu'un.

Sallenauve y trouva lord Barimore qui s'empressa de lui communiquer une lettre de la Luigia. Son succès, dont au reste les journaux avaient déjà parlé, était, disait-elle, poussé jusqu'au fanatisme de l'admiration, et elle se per- mettait de rire un peu aux dépens des bons Américains « qui, n'ayant pas de rois et de princesses à acclamer, se » passent sur les artistes ces instincts d'ovations monar- » chiques qui existent toujours dans les masses populai- » res. » La diva demandait des nouvelles du marquis de RonqueroUes et de Rastignac, « dont le ménage avait sans doute cessé d'être orageux. » Quant à Sallenauve, il n'était pas question de lui dans tout le cours de la lettre ; mais, suivant la fine observation de Bernardin de Saint- Pierre, qui a remarqué que les femmes, dans leurs épî- tres, réservent toujours, pour la bonne bouche, leur pen- sée la plus chère, dans un post-scriptum, la Luigia ajou- tait : « Vous pouvez compter à AL de Sallenauve qu'en » vingt endroits, j'ai trouvé ici la belle réduction que l'on .)) a faite de sa Pandore, et qui s'est tant vendue à Paris. » Ayant eu l'occasion de dire que j'avais l'honneur de » connaître l'auteur de cette statue pour laquelle je » n'ajoutai pas cependant que j'avais servi de modèle, on )) m'a demandé sur son compte des détails infinis : et » quand je disais que c'était un des hommes les plus » calmes et les plus maîtres d'eux-mêmes que j'aie ren- » contrés, personne ne voulait me croire. Tant de cha- » leur et tant de vie dans cette sculpture; me disait l'autre » jour un sénateur ; j'aurais cru plutôt que l'artiste était » un Prométhée ayant dérobé le feu du ciel et n'ayant pas )) été arrêté après avoir fait son coup. »

58 LA FAMILLE BEAUVISAGE

Le mot du sénateur fut trouvé assez plaisant et assez civilisé, et de on passa à parler du ménage de Rasti- gnac, qui, depuis le départ de la Luigia, était loin au contraire d'avoir recouvré sa sérénité.

Le ministre, après le départ de la cantatrice, avait eu honte de paraître revenir à sa femme, en suite de son dé- laissement, et il lui avait peut-être témoigné plus de froi- deur qu'au temps même il était coupable d'une tenta- tive quotidienne d'infidélité. Il avait même été question d'une parure qu'il aurait envoyée à une danseuse de l'Opéra, laquelle se serait montrée beaucoup moins cruelle que la Luigia, De son côté, la comtesse Augusta, en pré- sence du procédé de son mari, avait conçu une vive irri- tation. Le colonel Franchessini,. s'étant trouvé dès le prin- cipe le confident de ses déplaisirs, paraissait assez bien exploiter sa position de consolateur, et, d'un jour à l'au- tre, on s'attendait à apprendre quelque vengeance écla- tante de la petite comtesse. Elle ne savait pas, la pau- vrette, quel homme dangereux c'était que Franchessini ; el peut-être elle se trouverait bien étonnée et bien aux regrets de s'être si fort vengée, quand elle serait revenue d'étudier l'isolement que lui donnaient dans le moment les deux désespoirs de son amour et de son amour-propre également blessés.

Une autre médisance qui vint ensuite sur le tapis, fut la nouvelle du dérangement de Beauvisage. Par le luxe de bon goût qu'avant de partir, Maxime avait installé à l'hô- tel Beauséant, les Beauvisage étaient arrivés à prendre une certaine position dans le monde parisien, et leurs faits et gestes ne semblaient plus indignes d'occuper, au moins pour un moment, l'attention d'un salon aussi élégant que celui de madame d'Espard.

Oui, se prit à dire M. de RonqueroUes, pas plus tard que tantôt, au bois de Boulogne, dans une des allées les plus mélancoliques, j'ai aperçu le galant bonnetier don- nant le bras à une demoiselle Antonia Chocardelle, à la- quelle s'est un instant amusé Maxime, et pour laquelle il avait fait le miracle de mettre dehors quelques billets de mille francs. Le couple était suivi d'un petit coupé de bonne apparence qui n'était point à la livrée que se sont donnée les Beauvisage ; par conséquent, il appartenait à

LA FAMILLE BEAUVISAGE 59

la demoiselle, et, comme, sur le harnais du cheval, très bel anglais, beaucoup d'or se relevait en hosse, il reste évi- dent que ce n'est pas de sa rente que mademoiselle An- tonia l'a acheté.

Ah ça ! et Maxime, dit un interlocuteur, qu'est-il dé- cidément devenu ?

Maxime, dit étourdiment madame d'Espard, est en ce moment à Montevideo, chargé d'une mission secrète, où, au dire de M. de Rastignac, il fait merveille. Avant deux mois d'ici, il sera de retour, et il est temps, à ce qu'il paraît qu'il se hâte de venir terminer l'affaire de son mariage, s'il ne veut pas que. pendant son absence, le beau-père entame la dot.

Assez ennuyé de tout ce parlage à vide, Sallenauve, qui n'y trouvait pas une diversion fort grande à ses préoccu- pations, se disposait à sortir, quand on annonça : Mon- sieur le ministre des travaux publics.

Sallenauve ne voulut point affecter de partir au mo- ment où entrait Rastignac ; il resta donc un moment, s'oc- cupant à rêvasser dans un coin.

Tout à coup Rastignac se trouva à côté de lui :

Monsieur, lui dit le ministre, j'ai à vous entretenir de faits assez graves. J'aurais eu l'honneur de me rendre chez vous ; mais je serai dans le devoir de vous commu- niquer quelques pièces qui ne souffrent pas le déplace- ment. Puis-je donc espérer que vous voudrez bien vous donner la peine de passer, non pas à mon hôtel, mais à celui du ministre ?

Mais quand ? demanda vivement Sallenauve dont l'imagination avait pris le galop.

Le jour et l'heure que vous voudrez bien me don- ner, répondit tranquillement Rastignac.

Je n'habite pas Paris, comme vous savez., dit le député, et je suis sur le point d'entreprendre un petit voyage. Si ce soir vous ne rentriez pas trop tard, il m'ar- rangerait tout à fait de prendre immédiatement l'audience que vous me faites l'honneur de m'offrir.

Parfaitenient. dit Rastignac en regardant la pen- dule ; il est dix heures et demie, je ne "resterai pas ici lonortemps ; dans un quart-d'heure, si vous voulez m'a- tendre, j'aurai l'honneur de vous conduire ?

60 LA FAMILLE BEAUVISAGE

Non, dit Sallenauve, j'ai une visite à faire en quel- qu'endroit ; mais, à onze heures, si vous le trouvez bon, je puis être rendu chez vous.

A onze heures,, soit ;je vous attendrai dans mon cabinet.

Cela dit, Sallenauve s'esquiva, et l'on peut s'imaginer ce qui pouvait se passer dans son esprit ; des choses graves à lui communiquer^ des pièces qui ne se pouvaient point déplacer ; tout cela venait si bien se relier aux appréhen- sions manifestées par Bricheteau, que, s'il lui eût fallu passer la nuit sur cette ouverture, il y avait de quoi en devenir fou.

VI

ET FACTA EST LUX

Un peu avant onze heures, la voiture de Rastignac le jetait sur le perron de son hôtel. Comme plusieurs autres voitures stationnaient dans la cour, en passant par le salon d'attente dont était précédé son cabinet :

Savez-vous, dit le ministre à son huissier, qui il y a chez madame.

Il y a, je crois, madame la baronne de Nucingen,. M. Deslupeaulx, M. de la Roche-Hugon, et M. et madame Franchessini.

J'attends un député, M, de Sallenauve, dit ensuite Rastignac ; après lui, vous ne laisserez entrer qui que ce soit.

Alors, dit l'huissier, monsieur le ministre désire que je reste jusqu'après le départ de la personne qui doit ve- nir ?

Oui, dit Rastignac, je ne vous renvoie pas ce soir ; il est possible que j'aie besoin de vous. M. de Restaud, ajouta-t-il, est-il chez lui ?

Oui. monsieur le ministre, il vient de rentrer.

LA FAMILLE BEAUVISAGE 61

Faites-lui dire de descendre à son cabinet, quand même il serait couché.

A ce moment on entendit le bruit d'une voiture. L'huis- sier courut à son poste, et quelques secondes plus tard il annonçait :

(( M. de Sallenauve, membre de la Chambre des dé- putés ! »

Quand, sur l'invitation du ministre, Sallenauve eut pris un siège, il dut encore subir le délai du décachetage de quelques lettres que Rastignac lui demanda la permission de parcourir. Les hommes en place ne vous font jamais grâce de la mise en scène de leurs grandes occupations, et il était écrit que le malheureux patient épuiserait jus- qu'à la dernière goutte le calice de l'attente.

iMonsieur, dit enfin Rastignac en s'accoudant sur son bureau comme un homme qui prend ses aises en vue de parler longtemps, vous vous rappelez sans doute une con- versation que nous eûmes ensemble chez l'Estorade, et dans laquelle je fis tous mes efforts pour vous rattacher à la politique du gouvernement.

Parfaitement, répondit Sallenauve.

Eh bien ! monsieur, il sera pour vous éternellement regrettable d'avoir résisté à cette impulsion ; vous aviez dans votre vie, sans que vous puissiez vous en douter,, beaucoup de choses qui devaient vous faire craindre les violentes hostilités qu'on amasse toujours sur sa tête au rôle d'homme de l'opposition. Aujourd'hui, ces hostilités sont près d'éclater, et je ne dois pas vous le cacher, après la rude guerre que vous nous avez faite et qui nous a mis à deux doigts de notre perte, je n'ai pas la moindre in- clination à me poser vis-à-vis de vous en adversaire géné- reux. Je suis, au contraire, dans la disposition de pousser à outrance nos avantages, à moins pourtant que. revenu pour nous à une conduite et à des sentiments moins mal- veillants, vous ne vous décidiez à désarmer.

Avant que j'accepte la paix sur ce pied, vous aurez, je pense, la bonté, monsieur le ministre, de me faire savoir quelle est ma grande bataille perdue?

De tout mon cœur, monsieur. Deux mots résument la situation : vous avez un ami bien imprudent et des ennemis bien habiles et bien dansrereux.

^2 LA FAMILLE BEAUVISAGE

Si j'osais vous prier, monsieur le ministre, de sortir un peu promptement des générali<tés et d'arriver à préci- ser...

L'ami imprudent, continua Rastignac, c'est ce Bri- cheteau, qui après être parvenu à vous constituer une existence des plus enviables, a jugé convenable de conser- ver par devers lui tous les éléments nécessaires à la des- truction de son édifice ; les ennemis, je ne les connais pas, mais je les soupçonne, et, dans tous les cas, leur existence m'est prouvée par l'envoi qu'ils m'ont fait ces jours-ci d'une liasse de papiers jetant sur votre passé et sur votre avenir la plus étrange lumière. N'avoir pas soi-même es- sayé l'exploitation de ces documents et me les avoir adressés comme à l'homme que sa position mettait le mieux en mesure d'en faire contre vous un inquiétant usage, m'a semblé un calcul très profond, et c'est que j'ai jugé que vous aviez affaire à une attaque beaucoup mieux conduite que la sotte intrigue de la paysanne de Romilly.

Monsieur le ministre, dit Sallenauve, vous n'êtes pas à apprendre qu'un vol considérable a été commis chez moi, il y a un peu plus d'une semaine, dans des circons- tances assez exceptionnelles. Le même jour et à la même heure, des papiers, auxquels M. Bricheteau attache en effet de l'importance, ont été soustraits dans sa chambre, ils n'étaient pas placés de manière à frapper les yeux des malfaiteurs. Votre conscience ne s'inquièterait-elle pas un peu à l'idée de faire un emploi quelconque de docu- ments dont la communication aurait pour vous une source si impure ?

D'abord, monsieur, répondit Rastignac, j'aurai l'hon- neur de vous ifaire remarquer que. dans la plainte dépo- sée en votre absence par M. Bricheteau, il n'est fait aucune mention d'une soustraction de papiers. Le conseil des ministres, à raison de votre qualité de député, s'est fait soigneusement rendre compte de cette affaire, et des or- dres très précis ont été donnés à la police pour que les coupables fussent poursuivis à outrance.

M. Bricheteau, répondit Sallenauve, a pu dans le premier moment ne pas s'apercevoir que des papiers pla-

LA FAMILLE BEAUVISAGE C3

ces, je le répète, en un lieu peu apparent, lui eussent été- dérobés.

Dans tous les cas, reprit le ministre, et à supposer qu'il y ait quelque corrélation à établir entre les deux na- tures de soustractions, le vol, dans la pensée des agents les plus experts de la police, a été commis par des mal- faiteurs de profession. La manière adroite dont plusieurs meubles ont été forcés, un instrument à leur usage, dit monseigneur, retrouvé sur les lieux, tout indique une main exercée et rompue au métier. Voilà alors ce qui a se passer. En enlevant ces papiers, les voleurs avaient sans doute cru mettre la main sur des valeurs précieuses, des actions, des titres de rente, en sorte qu'au premier mo- ment, lorsqu'ils se seront trouvés en présence de lettres et de papiers de famille, ils auront se croire eux- mêmes volés.

Je veux admettre cela, dit Sallenauve ; mais, par même, monsieur le ministre, vous constatez dans la pos- session de l'arme dont vous entendez vous servir le point de départ le moins avouable.

Permettez, dit Rastignac, il y a ici bien de la distinc- tion à faire. S'étant ainsi dupés eux-mêmes, vos voleurs auront voulu voir néanmoins s'il n'y avait pas un parti quelconque à tirer de cette rafle qu'ils avaient faite. Comme, à la manière dont ils ont procédé, tout annonce des gens très intelligents et des faiseurs huppés, il me paraît probable qu'en se voyant maîtres de docum.ents in- téressant un homme dont le nom, par sa grande notoriété, avait pu parvenir jusqu'à eux, ils auront fini par flairer une affaire de chanlarfe.

Eh bien ? fît Sallenauve.

Eh bien î ils se seront alors adressés à quelqu'un de ces ignobles agents d'affaires dont Paris pullule : et, parmi ces frelons qui passent leur vie sur la limite ex- trême du Code pénal, ils auront facilement trouvé chaland.

Vous le voyez bien, monsieur le ministre,, dans toutes vos suppositions vous ne sauriez introduire un élé- ment honnête.

Mieux au courant des choses, continua Rastignac, sans se laisser détourner de sa déduction, l'acquéreur, à son tour, aura été offrir ces notes biographiques à des

04 LA FAMILLE BEAUVISAGE

gens qu'il aura pu supposer animés contre vous de dis- positions malveillantes ; la filière de ces sortes d'affaires est connue, et la police a, par devers elle, des milliers de cas analogues. Mais je trouve une habileté peu com- mune dans ces ennemis qui n'auront pas, eux, agi par le sentiment ignoble de la cupidité, mais par le sentiment plus relevé'de la vengeance, c'est dans l'idée qu'ils ont eue de me faire parvenir, sans condition, leur envoi. Ve- nant m'offrir ces curieuses archives, en y mettant un prix, quel qu'il fût, ces gens étaient sûrs de se voir rudement éconduits ; ma conscience m'eût expressément commandé de repousser leurs ouvertures, et peut-être même de les faire impliquer dans le procès criminel qui produira, j'ose l'espérer, l'arrestation des coupables. Mais, ces pa- piers venus en mes mains par une voie inconnue, par une sorte de bénéfice du hasard et de mon étoile, vous com- prenez que je me sens bien plus libre, et je ne vois vrai- ment rien qui s'oppose à ce que j'en fasse usage. Cet usage, du reste, ne sera périlleux pour vous qu'autant qu'il vous conviendrait de pousser les choses à l'extrême ; toutes mes révélations faites, ma menace ne vsl pas au-delà de ceci : Prenez garde» cher monsieur, ai-je l'honneur de vous dire, j'ai quinte et quatorze, le jeu est pour moi, tâchons donc de conclure de bonne amitié.

Je ne me permettrai pas de vous répondre, mon- sieur, répartit Sallenauve, que votre distinction me paraît prodigieusement subtile ; dans les choses de la conscience, chacun est à soi-même son souverain juge, et je n'ai pas à m'entremettre dans l'arrêt que vous avez rendu. Il serait de même inutile, je pense, de vous demander quels sont les gens que vous soupçonnez d'avoir pris auprès de vous le rôle officieux du hasard.

Je m'en ferais conscience, répondit hypocritement Raslignac, qui n'en avait pas moins dit à peu près tout ce qui était nécessaire pour mettre l'affaire au compte des Beauvisage. En une matière aussi délicate, donner à mes soupçons une manifestation extérieure serait d'une im- prudence extrême;, je laisse à la justice à éclairer ces té- nèbres ; en remontant de proche en proche, il ne me paraît pas impossible qu'elle arrive à de précieuses constata- tions.

LA FAMILLE BEAU VI SAGE 65

Soit, dit Sallenauve avec fermeté, passons ; vous m'avez fait l'honneur de me promettre des révélations qui, si elles ne satisfont pas ma considération, doivent au moins piquer vivement ma curiosité; vous me voyez, quelles qu'elles soient, empressé de vous entendre.

Monsieur, dit Rastignac, il faut d'abord constater que peu d'existences peuvent se flatter d'avoir été aussi singulières et aussi romanesques que la vôtre, et je vous avoue que, sur le point d'entrer avec vous dans une lutte que la fierté de votre caractère peut amener à devenir sérieuse, quoique bien fort et en apparence bien maître de vous, je ne suis pas sans quelque appréhension ; il y a dans votre étoile des retours si inattendus., des hausses qui baissent et des baisses qui haussent, si /fréquents et si multipliés, que c'est à douter si quelque coup de fortune ne vous tirera pas encore de ce mauvais pas.

J'aurai l'honneur de vous faire remarquer, dit Salle- nauve, en s'efforçant de conserver une allure de calme et de modération, que la longueur de votre préambule a quelque chose de peu généreux ; je trouve très naturel que le chat mange la souris puisque tel est son instinct, mais je le trouve odieux quand il joue avec ses angoisses au lieu de la tuer du premier coup.

Eh bien ! monsieur, pour aborder sans plus de cir- conlocutions le long exposé que j'aurai à vous faire, je dois commencer par vous dire que votre origine semblait vous destiner à jouer un grand rôle dans les fastes parle- mentaires, car vous êtes le petit-fîls d'un grand et célèbre orateur, Danton, comme vous, député d'Arcis.

Alors, dit Sallenauve, une ressemblance dont on s'est quelquefois étonné, s'explique.

Oui et non, répliqua Rastignac ; votre descendance du grand révolutionnaire n'est pas directe et légitime. Votre père, homme remarquable à d'autres titres et dont je vous dirai le nom tout à Theure...

Ce ne serait pas, dans votre donnée, le marquis de Sallenauve ? interrompit vivement Sallenauve.

Non, ce n'est pas marquis de Sallenauve ; mais per- mettez-moi de poursuivre, car le fil de ma narration est difficile à tenir, et nous ne nous en tirerons qu'avec beau- coup de patience de votre part et beaucoup d'ordre de la

4.

66 LA FAMILLE BEAUVISAGE

mienne. J'avais donc l'honneur de vous dire que vous descendiez de Danton seulement par les femmes. Un meu- nier d'Arcis, nommé Laurent Goussard, et qui, sans le sa- voir, lorsqu'il s'occupait si chaudement de votre élection, travaillait tout simplement pour son petit-neveu^ avait une sœur nommée Françoise Goussard, dont la beauté aussi bien que le caractère étaient remarquables. Avant que Danton se mariât, il avait eu de cette femme une fille qui, ne portant d'autre nom que le nom de sa mère s'appela Catherine Goussard, et eut l'honneur de vous mettre au monde, à Paris, dans les environs de 1809.

Vit-elle encore ? demanda vivement le député, em- porté à interrompre par un sentiment qui se conçoit.

Oui, monsieur, répondit Rastignac, elle est encore vivante ; mais avant d'en venir au fait culminant de votre naissance, je dois insister sur quelques détails de famille.

Enfin, reprit Sallenauve, ma mère existe, vous me l'assurez ?

Je le crois du moins, car, à la distance qui vous sépare, bien des événements peuvent se passer qui ne soient connus en France qu'après un laps de temps assez long ; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle était bien portante à la date des dernières nouvelles que l'on a eues d'elle, et ces nouvelles ne remontent pas à plus de trois mois.

Poursuivez, monsieur, je puis maintenant apprendre beaucoup de malheurs.

Comme je vous l'ai dit, reprit le ministre, Françoise Goussard, votre grand'mère, était une femme d'une éner- gie peu commune, et elle en donna la preuve à l'époque de la mort de Danton. Quand elle apprit qu'il était traduit au tribunal révolutionnaire, elle était à Arcis auprès de Laurent Goussard, élevant sa fille, votre mère, qui pouvait alors avoir quatre ans environ.

Danton, s'écria Sallenauve, est mort en 1794 ; quatre ans à cette époque ! mais alors, monsieur, ma mère serait jeune encore ; elle n'aurait pas plus de quarante-huit ans l

Votre calcul, répondit 'froidement Rastignac, me paraît fort juste ; mais, pour en revenir à votre grand' mère, aussitôt qu'elle fut avisée du danger suspendu sur la tête de l'homme qu'elle continuait d'aimer, nialgré le mariage contracté peu avant par Danton, et qui mettait

LA FAMILLE BEAUVISAGE 67

fin entre eux à toute espèce de relations, elle accourut à Paris, emmenant avec elle sa fille, et descendit chez une ancienne maîtresse de Marat, la fille Jacqueline Collin (voir Grandeur et misère des Courtisanes). A raison de l'amitié qui avait uni les deux grands révolutionnaires, le même sentiment se retrouvait entre ces deux femmes, dont la valeur morale, comme vous le verrez, était pour- tant bien différente. Destinée à une honteuse célébrité, Jacqueline Collin, dont vous avez peut-être entendu parler, comme d'une agente matrimoniale, qui se fait aujourd'hui appeler madame Saint-Estève...

Vous m'avez promis des révélations cruelles, dit Sal- lenauve en interrompant ; leur moment, je pense, doit ap- procher.

Jacqueline Collin, reprit Rastignac, en sortant des bras du hideux Marat, était devenue la maîtresse d'un chimiste nommé Duvignon, qui, vers l'année 1800, fut condamné à mort pour crime de fausse monnaie, mais il ne fut pas exécuté, s'étant, à ce qu'on crut alors, donné la mort à la Conciergerie au moyen d'un poison très sub- til de son invention. Née dans l'île de Java l'art des empoisonnements passe pour être poussé à une perfection rare, Jacqueline Collin avait les plus grandes dispositions à profiter des leçons du grand maître dont elle était de- venue l'Héloïse et, il paraîtrait,, qu'au profit de votre grand'mère, elle fit un emploi bien étrange de ses talents. Danton condamné à mort. Françoise Goussard ne voulut plus vivre : le jour il fut conduFt à l'échafaud, elle se trouva sur son passage, portant dans ses bras sa fille qu'elle lui présenta de loin. Danton leur fit un adieu de la main avec un sourire, et le tombereau continua de rouler. Rentrée chez Jacqueline Collin, c'est votre mère qui, dans une de ses lettres, raconte ce détail, dont malgré son jeune âge elle demeura vivement frappée, Françoise Goussard demanda à son amie : Tout est-il prêt ? Oui, répondit Jacqueline ; mais réfléchis encore, c'est des bêtises de faire des choses comme ça pour un homme. Donne, répondit Françoise Goussard, Jacqueline Collin apporta alors un verre dans lequel il y avait quelque chose ressemblant à de l'eau rougie. Je te recommande ma fille, dit Françoise Goussard en embrassant Catherine,

68 LA FAMILLE BEALVISAGE

voire mère, qu'ensuite on envoya jouer. Le soir même, Françoise Goussard était allée rejoindre Danton, et elle passa pour morte d'un coup d'apoplexie.

Mais cette mort, monsieur, dit Sallenauve, est belle comme Fantique, et si vous n'avez pas de plus mauvais souvenir à tfaire peser sur ma famille !

Veuillez prendre patience. Votre mère, Catherine Goussard, fut renvoyée par Jacqueline Collin, à votre grand-oncle Laurent Goussard ; et au couvent des Ursuli- nés, que gouvernait cette mère Marie-des- Anges qui vous a tant aidée dans votre élection, elle reçut une très bonne éducation. Arrivée à l'âge de seize ans, Catherine Gous- sard était devenue une belle et accorte jeune fille, qui, dans Arcis, tourna bien des têtes. Parmi ses adorateurs, deux surtout furent persévérants ; d'une part, Jacques Brichcteau, neveu de la mère Marie-des-Anges ; après avoir fait son éducation à la maîtrise de Troyes, il était devenu organiste et maître de musique à Arcis, et donnait des leçons de chant à votre mère ; d'autre part, le comte de Gondre ville qui, ne se voyant aucun autre moyen de réussir dans sa poursuite, finit par se déterminer à l'emploi d'un moyen violent et désespéré.

Il la fit enlever ? demanda vivement Sallenauve.

Enlever n'est pas le mot, répondit Rastignac, il la fit détourner. Jacqueline Collin à bien d'autres industries avait joint celle de courtière en affaires de cœur. Opérant dans un monde assez élevé, elle était quelquefois venue en aide aux appétits libertins de Gondreville. Confidente de la passion que ce soupirant déjà sur le retour nourrissait pour Catherine, cette femme, qui s'est fait une renommée sans pareille dans cet affreux métier, se chargea d'attirer à Paris la pauvre enfant. Elle eut l'air de passer à Arcis, alla voir Laurent Goussard, et, exploitant adroitement les souvenirs de l'amitié qui l'avait unie à Françoise, s'insi- nua si bien dans l'esprit de l'honnête meunier, que, sur les instances de la jeune fille, préalablement étourdie et enivrée de l'idée d'aller à Paris, votre malheureuse mère lui fut confiée pour être placée dans le commerce, Jac- queline Collin était censée avoir les plus belles relations.

C'était sa perte î s'écria Sallenauve joignant les mains avec émotion.

LA FAMILLE BEAUVLSAGE 69

Une chance de salut lui restait, reprit Rastignac ; quand il apprit que Catherine partait pour Paris, rien ne put retenir Jacques Bricheteau à Arcis

A ce moment, le bruit d'une vive altercation qui avait lieu dans la salle des huissiers parvint jusqu'aux oreilles des deux interlocuteurs ; il sembla à Rastignac qu'il re- connaissait la voix de Delphine Xucingen, sa belle-mère. Il alla donc à la porte de son cabinet pour avoir l'expli- cation de tout ce tapage.

Cette porte à peine ouverte, madame de Nucingen se précipita en s'écriant :

Il est inconcevable que la belle-mère d'un ministre, chez ce ministre même, soit exposée à de pareils affronts.

Le lecteur a compris qu'il s'agissait tout simplement d'un huissier exécutant religieusement sa consigne. Les anciennes jeunes femmes et les parvenues comme Del- phine Nucingen, née Goriot, appellent cela leur faire un affront.

VII

INTERRUPTION ET SUITE

En voyant entrer madame de Nucingen, Sallenauve s'était levé, et, se dirigeant vers la porte, il avait dit à Rastignac :

J'aurai l'honneur de vous revoir demain.

Pas du tout, dit Rastignac en le retenant, je n'ai qu'un mot à dire à madame.

Un peu honteuse de la violence dans laquelle elle était surprise,, la baronne se laissa conduire sur un canapé, le ministre s'assit auprès d'elle. La pièce était assez grande ; Sallenauve ayant, d'ailleurs, le soin de se tenir à distance, pour que rien ne fût entendu de ce qui s'allait dire entre la belle-mère et le gendre :

Enfin, qu'y a-t-il de si pressant, demanda Rasti-

4[) LA FAMILLE BEAUVISAGE

gnac, pour que vous éprouviez le besoin de me voir ù celte iieure en emportant d'assaut mon cabinet ?

11 y a, Eugène, qu'Augusta vient de me confier tous ses griefs, que vous jouez un jeu très dangereux ; que le colonel Franchessini se pose auprès de votre femme dé- laissée, en consolateur, et que, ce soir encore, je l'ai re- marqué, il a déjà fait beaucoup de chemin.

Ce soir ? Mais il était chez Augusla avec sa femme.

Une de ses habiletés justement d'avoir toujours avec lui, pour faire sa cour, cette espèce de quakeresse qui n'y voit que du feu.

Vous comprenez, Delphine, répondit Rastig^nac, que ce n'est pas le moment de traiter à fond une question si grave. Je suis, avec monsieur de Sallenauve, occupé d'une affaire qui ne peut se remettre. Demain, dans l'après- midi, je passerai chez vous.

Ce sera heureux ; il y a bien deux mois que vous n'y avez mis les pieds, et, pour vous voir ici, il faut que je passe sur le ventre de vos huissiers.

Rastignac offrit alors son bras à sa belle-mère, qu'il accompagna jusqu'à sa voiture ; ensuite, après avoir fait ses excuses à Sallenauve de l'incident :

.Je vous disais donc, reprit-il, que Jacques Briche- teau s'était empressé d'aller rejoindre à Paris Catherine Goussard, et ayant facilement découvert la demeure de la femme Collin, plusieurs fois il fut reçu par sa jeune com- patriote. Mais, quoique jeune lui-même en ce temps-là, Bricheteau n'avait rien de ce qui fait réussir auprès des femmes : il n'était pas beau et parlait toujours raison. Ainsi il essayait de persuader à celle qu'il aimait que le séjour de Paris, et surtout le séjour de la maison de Jacqueline, était pour elle plein de dangers. Catherine Goussard ne pouvait faire autrement que d'avoir pour lui de l'estime, mais elle ne l'aimait point, et jamais on n'est convaincu que par ce qu'on aime ; la jeune fille ne tint donc aucun compte de ses remontrances et de ses appré- hensions. A la fin même, elle accueillit le prêcheur assez froidement pour lui faire comprendre que ses visites étaient peu agréables, et d'ailleurs Jacqueline Colhn le fit consigner à la porte. Pendant ce temps, le comte de Gon- dreviile, sans voir ses soins accueillis avec un grand em-

LA FAMILLE BEAUVISAGE 71

pressement.. avait au moins toute liberté de préparer sa séduction, et comme il ne se sentait pas faire de grands progrès, déjà, entre l'entremetteuse et lui, il avait été question de plus d'un parti violent, lorsqu'un incident im- prévu vint donner à l'avenir de Catherine Goussard une tout autre direction.

Oh ! les pauvres femmes ! s'écria Sallenauve, quelle destinée, quand vient à leur manquer la protection mater- nelle !

Vers 1807, continua Rastignac, Catherine Goussard fut tout à coup délivrée de la dangereuse obsession de sa prétendue protectrice. Dénoncée comme s'adonnant à l'abominable industrie de livrer des mineures à la débau- che, Jacqueline fut un matin arrêtée dans la cour des Messageries impériales, au moment elle partait pour une expédition du genre de celle qui avait mis Catherine Goussard dans ses mains. Trouvée chez l'abominable proxé- nète, quand, plus tard, la justice y fît une perquisition, la malheureuse enfant était inévitablement impliquée dans le procès correctionnel qui suivit cette arrestation, et elle y eût paru comme témoin et comme une des victimes, sans la présence d'esprit d'un homme qui vint l'enlever du logis de la prévenue, aussitôt qu'il apprit le malheur arrivé à celle-ci.

Cet homme, c'était Gondreville ou quelqu'un à lui ? demanda Sallenauve.

Non, monsieur, répondit Rastignac. c'était un homme d'une trentaine d'années que Catherine Goussard avait de temps à autre entrevu chez l'entremetteuse, sans qu'il eût beaucoup l'air de faire attention à elle ; mais elle, au contraire, l'avait à ce point remarqué, que Jacque- line., pour le succès du projet de Gondreville, avait jugé nécessaire de recevoir très rarement ce visiteur. En s'implantant au cœur de la jeune fille, il l'eût rendue inaccessible à toutes les séductions, et mademoiselle Collin n'aimait pas à avoir le démenti de ce qu'elle avait une fois entrepris.

La conduite de cet homme, dit Sallenauve, fut. il me semble, honorable, et il rendit un orrand service à celle qui, par lui, se vit dispensée de figurer à cet ignoble pro- cès.

r^ LA FAMILLE BEAUVISAGE

C'était en effet, pour qu'elle n'y parût pas comme témoin que sa naïveté aurait pu rendre dangereux, que l'enlèvement de Catherine fut pratiqué. Dépaysée et con- duite dans un village de la banlieue, elle y fut tenue en une sorte de séquestration ; mais elle prit facilement cette réclusion en patience, étant assez souvent visitée par l'homme qui l'avait menée là, en lui faisant accroire que mademoiselle Collin, partie brusquement pour un voyage d'affaires, lui avait donné le soin de la remplacer auprès de sa protégée.

Le moyen, dit Sallenauve, qu'une fille de seize ans pût se démêler à travers tous ces pièges !

Au bout de six mois, ramenée à Paris et logée dans un quartier lointain, Catherine Goussard se trouva instal- lée dans un petit logement coquettement meublé^ et le monde entier ne fut bientôt plus rien pour elle. Quoique ne voyant pas aussi souvent qu'elle l'eût désiré son pro- tecteur qui, sous prétexte d'occupations immenses, ne pa- raissait chez elle qu'à de longs intervalles, elle se prêtait sans murmure à toutes les nécessités de cette existence occulte. Le nom, Tâge, l'état, la fortune de celui qu'elle recevaiti- elle avait consenti à tout ignorer et savait seule- ment qu'il s'appelait M. Jules. « Puisqu'il le veut ainsi 1 se disait-elle souvent à elle-même, en s'occupant à quel- qu'ouvrage de femme, dans l'intervalle des seuls jours qui comptassent dans sa vie ; et devant cette grande rai- son de volonté de l'homme qui était devenu sa pensée unique, la recluse n'avait plus une plainte ; tout lui sem- blait arrangé comme il faut. »

Mais, monsieur le ministre, dit Sallenauve avec une sorte de fierté, par celte admirable abnégation, l'amour de la fille n'est pas loin d'ég^aler en beauté la mort de la mère.

Aussi, monsieur, répondit Rastignac, ne m'en voyez-vous parler qu'avec respect et discrétion ; malheu- reusement, à celte liaison secrète, un terrible réveil était réservé. Vers le mois de juillet 1808, l'absence du pro- tecteur s'étant prolongée beaucoup plus que de coutume, un jour, au lieu de celui qu'elle attendait, Catherine vit arri- ver chez elle Jacqueline Collin. Celte femme, qui venait d'achever les deux ans de prison auxquels elle avait été-

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condamnée, ne pardonnait point à Catherine Goussard de n'avoir pas suivi la direction qu'elle avait entendu impri- mer à sa vie. Pour être reçue en grâce, il aurait fallu que la pauvre enfant consentît à reprendre la question Gon- dreville au point elle était restée. Ayant, au contraire, rencontré une invincible résistance et croyant même en- trevoir des projets de rupture, un soir mademoiselle Col- lin arrive chez Catherine Goussard d'un air menaçant et l'injure à la bouche : « Pour me faire voir des couleurs, lui dit-elle dans son affreux langage, il faut, ma petite, quelqu'un d'un peu plus malin que vous ; nous voulons prendre la clé des champs, et pas pour retourner à Arci^. nous n'oserions certainement pas nous présenter, dans l'état intéressant nous nous trouvons... »

Comment, monsieur ? fît vivement Sallenauve.

Sans doute, dit Rastignac. Je vous ai dit que vous étiez à Paris, en 1809 ; par conséquent, au mois de juillet 1808, déjà vous deviez commencer de pointer à l'horizon.

Sallenauve se leva, fît quelques tours dans la pièce se passait la scène, puis, sans se rasseoir, et continuant de se promener avec agitation :

Veuillez continuer, dit-il au questionnaire.

En même temps, poursuivit Rastignaa l'odieuse Jacqueline tira de sa poche une lettre, et, avant de la remettre à Catherine, « ce n'est pas tout, ma chère belle, lui dit-elle avec un horrible cynisme, que de faire des enfants, il faut encore les pondre ; » et en même temps elle lui donna la lettre dont elle était chargée pour elle. Après l'avoir lue, votre mère tomba sans connais- sance.

Mon^ Dieu, que contenait-elle ? demanda le député avec émotion.

A peu près ceci : « Ma pauvre bonne, nos beaux » jours sont passés. Je viens d'être arrêté pour une affaire » malheureusement assez grave et qui doit amener un » procès dont il est impossible de prévoir l'issue. La res- » pectable amie qui te remettra cette lettre est chargée de » te conduire chez une sage-femme de ma connaissance » tu seras entourée de tous les soins nécessaires. Con- » serv'e-toi pour l'enfant que tu portes dans ton sein, et

74 LA FAMILLE BEAUVISAGE

» pense quelquefois à celui qui se dit, pour la vie, ton » ami,

» Jules. »

Ou'avait-il donc fait, ce monsieur Jules ? demanda Sallenauve. Il y a eu sous la Restauration un agent de change de ce nom (voir les Treize) impliqué dans une bien douloureuse histoire.

Ce n'est pas celui-là, répondit Rastignac. Pour per- suader à Catherine Goussard, continua-t-il, de se rendre au lieu elle devait la conduire, Jacqueline CoUin n'eut pas à faire de grands frais d'éloquence ; la malheureuse fut portée évanouie dans une voiture qui stationnait à la porte de sa maison. Maintenant, monsieur, ajouta le mi- nistre en faisant une pause, je dois vous demander si vous avez lu le roman de Clarisse Harlowe ?

Assurément, dit Sallenauve, vous n'avez pas -en un pareil moment, monsieur le ministre., l'intention d'être plaisant ?

Pas le moins du monde, et je vous fais cette ques- tion, parce qu'entre l'héroïne de Richardson et l'infortu- née Catherine, se trouve ici un ^rand rapport de position. Le Lovelace seulement était beaucoup moins séduisant, car il s'agissait du vieux comte de Gondreville. Mais, quant à la Saint-Clair, qui était Jacqueline Collin, je la trouve bien autrement profonde et redoutable, que celle du romancier anglais ; au lieu d'être entre les mains du séducteur un instrument passif, cette abominable femme s'était chargée de tout conduire.

Parlez net, dit Sallenauve, vos circonlocutions font mourir.

Eh bien ! reprit Rastignac, la prétendue sage-femme chez laquelle fut menée Catherine Goussard. était une madame Nourrisson, amie de Jacqueline Collin, et tenant à Paris une maison étrange. Cette maison, qui se main- tint longtemps par la protection de la police immorale de Fouché, sous prétexte qu'elle rendait de grands services à son administration, était une sorte de pension bour- geoise et de table d'hôte, le soir on donnait à jouer. Indépendamment des femmes qui venaient en passant chercher aventure dans ce salon suspect, la Nourrisson

LA FAMILLE BEAUVISAGE 75

avait toujours soin d'avoir chez elle, occupant ses appar- tements garnis, quatre ou cinq jeunes filles de grande beauté et de vertu facile, qui faisaient en quelque sorte le fonds de l'assortiment qu'elle offrait aux appétits liber- tins d'une clientèle élevée et choisie. Chez madame Nour- risson, l'on n'était pas admis sans être présenté, et, en devenant ses commensales, les malheureuses qui se lais- saient entraîner dans ce lieu de perdition, grâce à quel- ques dettes préalables que la directrice de l'établissement avait soin de leur faire contracter, ne tardaient pas à de- venir ses femmes liges et aliénaient entre ses mains une portion notable de leur liberté.

Passez, monsieur, dit Sallenauve, j'aurais compris à moins.

Un si grand ordre régnait dans cette caverne, qu'après y avoir été déposée pour être retenue prison- nière, votre mère, à laquelle on permit de vivre d'une façon assez retirée, put longtemps se persuader qu'elle était dans une de ces maisons destinées dans toutes les grandes villes aux accouchements clandestins. En effet, au commencement de 1809 vous vîntes au monde chez madame Nourrisson, et pendant quelque temps encore rien ne vint troubler celle qui vous avait donné la vie dans les soins de son ardente maternité. Un jour pourtant, l'horreur du lieu vous aviez pris naissance lui fut bru- talement révélée, et on lui annonça qu'elle devait se pré- parer à recevoir Gondreville. dont tant de délai n'avait pu vaincre la passion froidement obstinée. Votre mère l'ac- cueillit de façon à ne pas lui donner la pensée de revenir ; mais, par votre côté, monsieur, Jacqueline Collin, qui menait toute cette persécution, avait sur elle un affreux moyen d'influence. Pendant son sommeil, une nuit, vous lui fûtes enlevé.

Horrible mégère ! s'écria Sallenauve.

Au milieu du triste roman de votre vie, répliqua Rastignac, se présente pourtant ici quelque chose d'un peu consolant pour la triste nature humaine. Les créa- tures que votre mère avait pour compagnes s'étaient em- ployées avec zèle à la soigner pendant ses couches, et toutes, monsieur, vous avaient pris dans une singuhère affection. Quand on vous eut ravi à l'amour de votre

76 LA FAMILLE BEAUVISAGE

mère, il y eut parmi ces femmes une sorte d'émeute, cl madame Nourrisson eut un moment difficile à passer ; mais Jacqueline Collin, cheval de bataille bien autrement difficile à effaroucher, fit tout rentrer dans l'ordre, et les révoltées qui ne comprenaient pas trop qu'on fît tant de résistance pour le salut d'une vertu déjà compromise, se mirent à prêcher à la réfractaire la résignation et l'accu- sèrent même d'être une mauvaise mère quand elle faisait passer quelque chose avant son enfant. Enfin on annonça que vous étiez dangeureusement malade.

Ah î que ne suis-je mort alors ! s'écria Sallenauve en se rasseyant.

La tête perdue de cette nouvelle, votre mère se dé- clara prête à tout subir. Alors reparut dans sa vie Jac- ques Bricheteau. Un soir que madame Nourrisson don- nait une soirée dansante, le jeune artiste, dont la fortune musicale n'était pas brillante, fut envoyé pour tenir le piano, par le facteur chez lequel on avait loué l'instru- ment. Pendant la soirée, il fut fort choyé par les pen- sionnaires de la maison, parce qu'il faisait admirable- ment bien danser, il put échanger quelques mots avec votre mère, et un projet d'évasion s'arrangea. Eventé par madame Nourrisson, ce projet, qui ne put être exécuté, amena une scène horrible, et je ne dois, monsieur, vous en dire le détail qu'après vous avoir prévenu que est le nœud de votre existence. Toutes les autres plaies que j'ai eu jusqu'ici à vous signaler, ne sont rien au prix du malheur dont j'ai à vous entretenir encore. Il a déposé sur votre nom une de ces flétrissures dont aucun talent, aucune valeur personnelle ne relève. Veuillez donc un moment réfléchir. Votre vie par est barrée. Ne vau- drait-il pas mieux, en ignorant un secret qui remplira tout votre avenir d'amertume, ou renoncer à la vie pu- blique, ou courageusement vous mettre avec nous, qui, après tout, ne vous voulons pas de mal, et qui, une fois que vous serez des nôtres, serons les premiers intéressés à une discrétion que je vous promets entière et à toute épreuve. Encore un coup, monsieur, avant de m'engager à pousser plus loin, pensez-y bien ; car c'est un coup de massue qui va vous frapper.

Monsieur, répondit Sallenauve, j'apprécie comme je

LA FAMILLE BEAUVISAGE 77

le dois le ménagement dont vous voulez bien user avec moi. Mais il n'est pas dans le cœur humain d'accepter la situation que vous voulez me faire : l'inconnu comme l'abîme a une attraction invincible ; depuis trop longtemps je me débats dans les ténèbres qui environnaient ma vie ; vous venez d'en dissiper une partie ; achevez, je vous prie, de déchirer le voile. Après tout, il n'y a dans la vie d'un honnête homme qu'un malheur véritable, c'est celui de la honte que lui-même a jetée sur elle. Enveloppé de ma conscience, qui ne me reproche rien, je me sens fort contre le dernier coup que vous allez porter ; veuillez continuer, j'écoute.

Vous le voulez ? dit Rastio-nac ; voilà donc ce qui se passa le jour Jacqueline Collin eut découvert que votre mère avait été sur le point de lui échapper. Elle entra chez elle, la figure riante : Eh bien ! petite, lui dit- elle d'un air doucereux, tu voulais comme ça quitter une maison tu as reçu tous les soins imiaginables, tout le monde t'aime, toi et ton enfant, et pour aller avec ce petit criquet de musicien. C'est pas joli ça, et ce pauvre Jules, qu'est-ce qu'il aurait dit, un homme qui, dans ce moment, est dans la peine, car, ma pauvre enfant, il faut bien t'avouer ses malheurs : ton Jules, ma poulette, a eu l'imprudence d'écrire sur des billets un nom qui n'était pas tout à fait le sien. La justice n'aime pas ces distrac- tions-là. Ton amant, mérote, a été traduit en cour d'as- sises, où il a été condamné à la marque et à faire un tour de Toulon ; et faut pas, moi, que je m'en vante trop, car le jeune imprudent est mon neveu ; mais c'est aussi une raison pour que je prenne auprès de toi ses intérêts.

Mais, s'écria Sallenauve, cette Jacqueline Collin, ze monstre, avait un neveu qui, sous ce nom, acquit une îiïroyable célébrité, et plus tard il devint...

Chef de la police de sûreté, dit Rastignac, en voyant que Sallenauve hésitait, il a remplacé le non moins cé- èbre Bibi-Lupin, position qu'il occupe aujourd'hui avec a distinction la plus rare.

Sallenauve était devenu livide ; les dents lui claquaient.

Monsieur, dit-il à Rastignac d'une voix entrecou- 3ée, en s'approchant de lui, et en lui serrant violemment

je bras, des choses comme celles que vous venez d'avan-

/

78 LA FAMILLE BEAUVISAGE

cer se prouvent ; vous avez la preuve, n'est-ce pas, que je suis le fils de Jacques Collin, le forçat, et le neveu de madame Saint-Estève ? Ces preuves, ajouta-t^il d'un geste menaçant, vous allez me les montrer !

L'accent, le geste, en un mot, toute l'habitude extérieure de Sallenauve avait quelque chose de si effrayant ; ils an- nonçaient si bien un homme hors de lui et capable de se porter aux dernières extrémités, qu'au lieu de lui répon- dre, Rastignac tira l'une des sonnettes qui pendaient du plafond au-dessus de son bureau. Cette sonnette répon- dait à une pièce voisine se tenait le jeune de Restaud, le chef du cabinet, qui entra presqu'aussitôt :

Tenez, lui dit Rastignac en lui donnant des papiers, voilà plusieurs lettres auxquelles il faut répondre sans re- tard.

En jetant les yeux sur la première de ces prétendues lettres pressées, le jeune chef de cabinet reconnut aussitôt qu'elle n'avait pas le moindre caractère d'urgence ; mais il avait remarqué l'agitation de Sallenauve ; il estait près de minuit, et, à cette heure, le député de l'opposition était en conférence animée avec le ministre. Il devait donc y avoir quelque chose d'extraordinaire. M. de Restaud ne fît aucune observation et sorlit.

VIII

SUITE ET FIN

Monsieur, dit Rastignac à Sallenauve, qui avait repris un peu de sang-froid, vous voyez qu'il serait par- faitement inutile de me demander avec violence des preuves que je n'ai jamais eu l'intention de vous refuser. Vous plaît-il maintenant que nous menions à fin cette triste affaire, ou voulez-vous remettre la conférence à un autre jour !

Je vous demande pardon, répondit Sallenauve, de l'emportement je me suis laissé entraîner. Je suis

LA FAMILLE BEAUVISAGE 79

maintenant plus maître de moi ; veuillez, je vous prie, poursuivre.

L'effet, reprit le ministre, produit sur votre mère par l'affreuse révélation qui venait de la frapper, fut une sorte d'anéantissement de la volonté, et. sous la condi- tion que son enfant lui serait rendu, elle n'opposa plus aucune résistance aux infâmes projets que la Saint-Es- tève avait pu avoir sur elle. Cette situation se continua jusqu'au moment où, chez elle, la sensibilité morale fut réveillée par un homme dont elle fît connaissance dans la maison elle était devenue pensionnaire complètement résignée. Cet homme n'était autre que ce chimiste qui, un moment le successeur de Marat auprès de la Saint-Es- tève, quelques années avant avait été condamné à perdre la tête pour crime de fausse monnaie. Parvenu, non pas avec un poison, comme on l'avait cru, mais au mo5'en d'un agent chimique dont il avait trouvé le secret, à si- muler sur lui toutes les apparences de la mort, après avoir vendu son cadavre, comme les criminels le pratiquent en x^norleterre, à un médecin de ses amia. il avait été trans- porté dans un amphithéâtre, y avait été rendu à la vie, et après s'être défiguré de manière à n'être pas reconnu, même par Jacqueline Collin, s'était refait dans la vie une autre place sous un autre nom.

C'est une ressource qui me reste, dit Sallenauve en souriant avec amertume.

Ce fut au moins, reprit Rastignac, celle dont voulut aussi se servir Aotre mère dans l'intérêt de votre avenir. Depuis longtemps ce Duvignon pensait à quitter la France il ne se sentait pas en complète sécurité. Il engagea votre mère à le suivre, et pour qu'elle fît, comme lui, peau neuve de son passé, il lui proposa d'employer l'agent anesthésique dont il possédait le secret (1). La veille du jour fixé pour cette dangereuse expérience, votre mère eut moyen de voir Jacques Bricheteau, qu'elle trouva toujours animé pour elle des mêmes sentiments. Elle lui dit que devant, pour un certain temps, s'absenter de France, elle vous confiait à lui, et en même temps lui remit une somme de sept mille francs dont avait pu dis-

(1) Quelque chose peut-être comme le chloroforme.

(Xote de VéditeMr)

80 LA FAMILLE BEAUVISAGE

poser son compagnon de voyage, afin de pourvoir à votre éducation. Bricheteau, nature dévouée à la manière des barbets, se prêta sans hésitation au désir de la femme qui, en récompense du service qu'elle attendait de lui, ne lui donnait cependant aucune espérance, et le lendemain, quand il apprit le prétendu suicide de votre mère, il n'en fut que plus empressé à accepter le legs qu'elle semblait lui avoir fait.

Excellent homme, dit Sallenauve, et qui repose la pensée perdue au milieu de ces noires intrigues et de ces horreurs.

La seconde expérience du chimiste ne réussit pas moins heureusement que la première. Enlevée par son Roméo, comme une autre Juliette, du cimetière elle avait été déposée, votre mère, morte avec toutes les for- malités légales, n'avait plus rien à eraindre des mauvais souvenirs de sa vie, et quand, plus tard, elle reviendrait en France, elle comptait pouvoir vous aimer sans que ces odieux souvenirs vinssent se placer entre elle et vous. Pendant ce temps, Bricheteau s'occupait soigneusement de votre éducation, et, pour que la mémoire de votre mère, même après la rude expiation qu'elle était censée avoir faite, ne pesât pas sur votre vie, il essaya de vous entourer d'ombre et de mystère.

Pauvre bon ! dit Sallenauve. comme il y a réussi !

Môme avant l'imprudence qui m'a rendu maître de tout le secret, déjà celui-ci n'était plus entier. Les com- pagnes de votre mère vous tenaient toutes pour leur en- fant, et, soupçonnant que vous aviez été confié à Briche- teau, elles l'épièrent, découvrirent le lieu il vous avait placé en nourrice, et s'offrirent à contribuer aux frais de votre éducation.

Il y a donc encore, s'écria Sallenauve, dans cet abo- minable monde quelques sentiments humains !

Bricheteau d'abord refusa ce concours ; mais, plus tard, l'argent que lui avait laissé votre mère se trouvant épuisé, et lui-même, qui fut toujours un trop ^rand rê- veur pour savoir gagner au-delà du strict nécessaire, ne se sentant pas en mesure de pourvoir convenablement à tous vos besoins s'adressa à ces cœurs charitables. Dans toutes les positions que plus tard put leur faire leur étoile,

LA FAMILLE BEAUVISAGE 81

jamais ces Magdeleines ne manquèrent, à jour fixe, d'ap- porter leur cotisation annuelle pour aider à préparer l'avenir de l'enfant de leur adoption, et Bricheteau, les réunissant gravement en cour des comptes, leur présen- tait, à chaque réunion, le tableau des dépenses de l'an- née précédente. Cela se continua jusqu'à ce qu'un évé- nement, que vous devez entrevoir, vint largement sup- pléer à cette subvention.

Ma mère se révéla ? demanda Sallenauve,

Oui, monsieur, un jour Bricheteau reçut une lettre datée de YAssomption, capirtale du Paraguay. C'était le commencement de cette correspondance j'ai puisé tous les renseignements que je vous communique ici. Vo- tre mère racontait qu'après avoir longtemps voyagé avec Duvignon. elle en avait été abandonnée dans l'Amérique du Sud et qu'arrivée au Paraguay, elle était devenue la favorite du célèbre docteur Francia qui régnait despo- tiquement sur ce pays. En foi de cette fortune, elle en- voyait une somme importante à Bricheteau, l'engageant à en user pour lui-même, et à vous en faire profiter, mon- sieur, si, comme elle l'espérait, vous étiez encore de ce monde.

Mais cette reconnaissance du marquis de Salle- nauve ?

Ah ! voici comment elle s'explique. Aussitôt que votre mère vous sut vivant et un homme distingué, une étrange visée lui passa dans l'esprit, et elle a écrit à ce sujet des volumes. Le docteur Francia a aujourd'hui quatre-vinort-trois ans ; sa fin ne saurait donc se faire beaucoup attendre. Souverain absolu du Paraguay, il porte le titre de dictateur, qu'il a préféré à celui de roi, il disposera après lui du pouvoir comme il en a disposé pendant sa vie. Votre mère s'est imaginé que si vous par- veniez à donner à votre nom un grand retentissement po- litique, elle pourrait décider ce vieillard, sur lequel elle paraît avoir, en effet, un grand empire, à vous désigner pour son successeur. Ainsi, vous le voyez, monsieur, il ne s'agit de rien moins, pour vous, que d'un trône dans la pensée maternelle.

Etrange folie, répondit Sallenauve, mais qui a son excuse.

82 LA FAMILLE BEAUVISAGE

Il paraît que, dans le cours de la lente obsession qu'elle pratique sur le vieil autocrate en vue de l'amener à ses fins., votre mère aurait cru s'apercevoir que votre hardiesse pourrait, dans l'esprit du docteur, être un obs- tacle pour l'adoption à laquelle elle espère toujours le décider. Après avoir longuement écrit à Bricheteau de cette difficulté et sans s'apercevoir, après bientôt trente ans d'inutile constance, que le pauvre musicien est encore tout plein de son ancienne passion, \otre mère eut l'idée de vous créer une splendide descendance. Elle chargea alors son pauvre patiio de découvrir à Paris quelque gentilhomme ruiné qui, vous reconnaissant pour son fils, vînt ensuite au Paraguay pour l'épouser elle-même, ce qui donnerait aux élans comprimés de sa maternité oc- culte toute liberté de se manifester. Toujours plein d'ab- négation et de dévoûment, sans même avoir l'air de s'aper- cevoir que cet arrangement était la mort d'une espérance qu'il a nourrie pendant toute sa vie, Bricheteau se mit aussitôt en quête.

Cœur d'or ! s'écria Sallenauve.

Mais tête un peu légère, comme celle de tous les artistes. L'entreprise était assez effrontée, et elle tendait à déposer sur votre existence une nouvelle couche de ces dangereuses obscurités qui déjà n'y abondent que trop. Il est vrai aussi qu'elle vous était une assez sûre garan- tie contre l'explosion de l'autre paternité réelle. Quoiqu'il en soit, le marquis de Sallenauve se trouva sous la main de votre ami rorg;aniste. On peut dire sans métaphore qu'il le ramassa dans la boue ; car, ruiné par la révo- lution, mais conduit surtout par sa passion du jeu à la plus abominable misère, le marquis de Sallenauve se pré- senta un jour au bureau de la salubrité, Bricheteau était chargé de former les escouades de balayeurs pu- blics qui entretiennent la propreté des rues de Paris.

Vous avez raison, monsieur, dit Sallenauve, la boue semble être l'élément de ma vie.

Jacques Bricheteau, reprit Rastignac, malgré le changement que les années et un affreux dénûment avaient opéré dans l'extérieur du vieillard, le reconnut aussitôt pour un compatriote. Immédiatement, il entama la négo- ciation, qu'il ne lui fut pas difficile de mener à bien. Au

LA FAMILLE BEAUVISAGE 83

milieu de toutes ses misères, le marquis avait gardé ses manières, toute sa morgue aristocratique et surtout ses papiers de famille. Tout étant prêt pour le moment de votre élection, on fît de cet homme un levier pour la cir- constance ; et, votre reconnaissance opérée, il partit aus- sitôt pour Montevideo, il attend le moment fixé par votre mère pour opérer livraison de sa personne. J'ou- bliais de vous dire que la mère jMarie-des-Anges, votre grande électrice, a été mise dans la confidence de tout ce petit tripot. Elle avait gardé de votre mère, son an- cienne élève, un très tendre souvenir, et quelques libéra- lités faites des finances du Paraguay à sa communauté, l'ont décidée à prêter à cette intrigue la splendeur de son auréole.

]Monsieur, dit Sallenauve, saisissant l'occasion de se relever de son rôle de patient, je ne vous permets pas d'inculper les intentions d'une femme que tout le monde respecte et honore. Jamais elle n'a affirmé qu'une chose, à savoir que le marquis de Sallenauve était le marquis de Sallenauve. Dans ses idées, régulariser la position de ma mère en lui donnant un mari qui, après tout, était bien libre, si cela lui convenait, de me reconnaître pour son fils, c'était faire le bien sans faire de tort à personne.

Eh bien ! dit Rastignac, essayez de laisser éclater tout le beau mystère que j'aurai mis une partie de la nuit à vous dévoiler, et vous me direz des nouvelles de la considération que la mère Marie-des-Anges recueillera de cet ébfuitement.

En effet, monsieur, dit Sallenauve, en regardant la pendule, il est une heure trois quarts, et j'abuse de votre patience à dérouler tous les replis de cet effroyable récit. Maintenant, je pense, vous êtes arrivé à son terme ; vous plaît-il me communiquer les preuves que vous avez bien voulu me promettre à l'appui ? Cela fait, je me retire.

Monsieur, dit Rastignac, je réfléchis que cette com- munication, qui prendrait beaucoup de temps, est pour le moins très inutile,

Pourtant, vous en aviez pris l'engagement exprès, et des faits si romanesques semblent avoir besoin de quelque confirmation.

j, Vous ne me prêtez pas sans doute un talent de ro-

84 LA FAMILLE BEAUVISAGE

mancier assez distingué pour avoir inventé les nombreux incidents de ce drame, et, dans tous les cas, M. Jacques Bricheteau, auquel vous ne manquerez pas de parler de notre entrevue, est en mesure de vous confirmer ma véra- cité.

Mais, monsieur, voir l'écriture de ma mère, vous me refusez jusqu'à cette consolation, et, en vérité, vous faites plus qu'abuser d'une propriété dont honnêtement vous n'avez pas l'usage.

Cher monsieur, dit Rastignac, n'amenons pas l'ai- greur dans une rencontre jusqu'ici tout s'est passé avec bon goût et courtoisie, et, au lieu de perdre le temps à vous créer des émotions pénibles, parlons plutôt, pour clore cette longue séance, des déterminations que sem- ble commander la connaissance aujourd'hui complète de tous les événements de votre vie.

Mais vous-même., monsieur, je vous le demanderai, quel usage entendez-vous faire de ces étranges décou- vertes ?

Je vous l'ai dit déjà : ce qui me conviendrait le mieux, c'est que vous voulussiez bien accepter une part dans l'œuvre conservatrice que poursuivent d'un com- mun accord et le chef de l'Etat et le ministère qu'il ho- nore de sa confiance.

Mais, dit vivement Sallenauve, je suis plus que vous conservateur ; car j'offre à la dynastie le moyen de se sauver, et ses instincts de gouvernement individuel la mènent droit à sa perte.

Ce n'est pas la question. Vous nous permettrez d'entendre notre politique à notre manière, et je vous de- mande, pour aller droit au fait, si je puis compter qu'au commencement de la session prochaine, vous vous déci- derez à faire à la tribune un acte éclatant d'adhésion à nos principes ; le lendemain de cet heureux jour, toutes les pièces tombées en mes mains vous seraient religieuse- ment remises.

Vous savez bien, monsieur, que cela est impossi- ble : la flétrissure dont vous me menacez ne sera pas de mon fait : déshonoré par vos soins, à mes yeux je n'au- rai pas cessé d'être honorable ; j'aime mieux l'estime de moi-même et l'injuste mépris d'autrui.

LA FAMILLE BEAUVISAGE 85

Je m'étais attendu à cette réponse, que l'inflexibilité jusqu'ici éprouvée de vos convictions devait assez me faire pressentir. Eh bien ! il y a un autre moyen de tout ar- ranger : laissez vacant votre siège à la Chambre, retour- nez à une carrière de grands succès vous attendent et que vous n'auriez jamais quitter. Nous ferons nommer à Arcis un député qui sera des nôtres, et je vous donne ma parole du secret le plus inviolable.

En me remettant les papiers ? demanda Sallenauve.

Oh ! non. Donnant, donnant. Oui vous empêcherait, après quelque temps passé dans la retraite, si vos opi- nions venaient au pouvoir, que l'on vous revît un matin sur la brèche ? Un adversaire de votre force veut être solidement paralysé.

Mais, monsieur, si vous aviez ma parole?

En politique, c'est une sûreté très relative.

Et vous voulez que je croie à la vôtre ?

Oh ! moi, c'est différent, je n'aime pas à faire le mal pour le mal, et quand nous vous tiendrons bien ca- denassé....

Eh bien ! monsieur, je suppose que, dans votre al- ternative, ni l'un ni l'autre des deux termes ne soit ac- cepté par moi, que ferez-vous ?

J'userai de mes avantages. De quelle manière ? Je ne le sais pas encore. Je ne suis pas dans l'usage de me préparer pour l'impossible.

Impossible ! Pourquoi ? Si l'envie me prenait de faire tête à l'orage, du ruisseau vous me pousseriez, ne voyez-vous pas que je puis aussi vous renvoyer quel- ques éclaboussures ? Après tout, votre procédé, malgré vos distinctions subtiles, n'est pas de ceux dont il ne puisse être demandé compte.

Certainement, à la tribune, un homme de votre ta- lent peut demander compte de tout et beaucoup embarras- ser ses adversaires ; mais nous ne ferons pas de tout ceci une affaire de tribune. Vous parlez de faire tête à l'orage : il n'y aura pas d'orage, il y aura des gronde- ments sourds, de longs bruits souterrains. Et puis, pen sez donc un peu, il y va de la réputation de votre mère.

Devant cet argument, Sallenauve baissa la tête ; il fit dans le cabinet quelques tours, d'un air combattu et agité

OO LA FAMILLE BEAUVISAGE

Au moins, monsieur, fmit-il par demander, vous me donnerez bien quelques jours pour réfléchir ?

Cela va sans dire, l'épée ne sera pas tirée demain. C'est moi-même qui \ous engage à creuser et à méditer votre situation, bien assuré qu'un examen fait à froid ne peut que tourner dans le sens de mon plus cher désir : celui de la paix.

En disant cela, le ministre, à son tour, se leva comme pour indiquer qu'il trouvait Taudience arrivée à son terme.

Mais, monsieur, dit Sallenauve en s'avisant de cette difficulté au moment de lever la séance, vous parlez de me garder un secret inviolable ; mais tout est également connu de ceux qui vous ont transmis ces papiers.

C'est juste ; mais si nous marchons de concert, nous serons bien forts, et. par exemple, sans parler d'autres moyens, la menace d'être impliqué dans le fait du vol commis à votre préjudice serait, venant surtout du pou- voir, un bien puissant argument en faveur du silence.

A l'honneur donc de vous revoir ! dit Sallenauve, parvenu à dominer la tempête intérieure à laquelle il était en proie.

Et à bientôt, j'espère, dit Rastignac, en le recon- duisant jusqu'à la porte de son cabinet.

Monsieur Leblanc, dit-il ensuite à son huissier, voiis êtes libre ; votre consigne est levée.

DEUXIÈME PARTIE

LA DERNIERE I.N'CARXATION DE VAUTRIN

Trois quarts d'heure après avoir quitté le cabinet du ministre, Sallenauve arrivait au chalet et, malgfré l'heure avancée de la nuit, poussant droit à la chambre de Bri- cheteauu qu'il éveilla sans prendre le souci d'aucun mé- nagement :

Je sais tout, mon ami, lui dit-il sans aucun autre préambule.

Comment î s'écria Bricheteau, vous savez par qui le vol a été commis ?

Non. Je sais tout votre dévoûment pour le fils de Catherine Goussard et du glorieux M. de Saint-Estève.

Il raconta ensuite toute son entrevue avec Rastignac ; et, comme Bricheteau se reprochait avec amertume son imprudence :

Vous n'avez rien à vous reprocher, répondit Salle- nauve ; il n'était pas possible que, d'une façon ou d'une autre, il ne finît point par se faire une fissure à un ballon à ce point gonflé. Votre vraie faute, c'est d'avoir pu vous faire l'illusion que vous parviendriez à dévider cet éche- veau si étrangement emmêlé.

Les papiers aux mains de Rastignac, et le vol com- mis par des voleurs ordinaires ! Cela me passe, répondit Jacques Bricheteau ; tenez, ajouta-t-il en se levant de son lit et en passant rapidement une robe de chambre, voilà

88 LA FAMILLE BEAUVISAGE

la cache tout était déposé. Voyez vous-même si des gens, qui se seraient contentés de chercher à se faire rafle de ce qu'il y avait de précieux dans la maison et qui n'eussent pas été avisés de l'existence du coffret, devaient être conduits par le hasard à mettre la main dessus ?

11 est vrai qu'il a fallu bien chercher.

Les Beauvisage, continua Bricheteau. n'ont pu faire le coup. Aussitôt le vol commis, les papiers allant à eux, cela ne se comprendrait pas mieux. Si Maxime de Trailles eût été pour les conseiller, je ne dis pas, c'est un ha- bile meneur d'intrigues ; mais ma tante, qui m'écrivait l'autre jour, en me racontant la visite que vous lui aviez faite, et beaucoup de bruits qui couraient en ce moment à Arcis, me disait qu'on croyait ce gentilhomme passé en Belgique pour éviter les poursuites de ses créanciers.

Ah ! mon Dieu ! s'écria Sallenauve, quel trait de lu- mière !

Comment ? demanda Bricheteau avec émoi.

Au milieu de la torture que me donnait Rastignac, ce rapprochement m'avait échappé. Ce soir même, chez madame d'Espard, on disait Maxime à Montevideo, chargé d'une mission secrète.

Et Rastignac, demanda vivement Bricheteau, ne vous a pas fait connaître le contenu de la dernière lettre de votre mère ?

- Il ne m'a spécifié le contenu d'aucune.

Il ne vous a pas dit que tous nos projets d'ambition étaient à vau-l'eau, que le docteur Francia était mort, que votre mère, retenue prisonnière par son successeur, était sans cesse tourmentée par des demandes d'argent venues du marquis de Sallenauve qui, à Montevideo, se livre plus frénétiquement que jamais à la passion du jeu?

Alors, remarqua Sallenauve, cet homme a pu s'a- boucher avec M. de Trailles, commettre quelques indis- crétions, car vous avez vous ouvrir à lui au moins dans une certaine mesure.

C'est évident, s'écria Bricheteau, Maxime a prévenu Rasliornac, qui, soupçonnant entre mes mains quelques preuves, aura fait commettre ce vol. Alors toutes les cir- constances s'expliquent, et rien n'est encore perdu ; je sais un adversaire a\'ec qui le commettre.

LA FAMILLE BEAUVISAGE 89

Vous ne voulez pas parler sans doute de M. de Saint-Estève !

Si vraiment, cela le regarde comme nous, et une fois que par lui nous aurons la preuve de la complicité de Rastignac dans la soustraction commise à mon préjudice, le petit fourbe est paralysé.

Mais, mon cher, je ne veux avoir avec l'homme que vous prétendez faire intervenir, aucune espèce de rela- tion, encore moins entends-je être son obligé.

Préférez-vous que, par le bruit public et au moyen de rim.mense scandale dont on vous menace, il apprenne sa paternité ? Mieux vaut, ce semble, la lui révéler nous- même ; au moins nous avons la chance de l'avoir pour allié, et c'est un homme à tout sauver.

Dans le fait, dit Sallenauve, quelque chose qui ar- rive je ne resterai pas en France ; ma place, de toute façon, est auprès de ma mère. Je n'ai donc pas grande chance de rencontrer jamais ce misérable.

D'ailleurs, remarqua Bricheteau, je le verrai venir, et si je ne le trouvais pas disposé comme je l'espère, je m'abstiendrais. J'ai auprès de lui une entrée toute faite ; je vais d'abord lui parler du vol sur lequel on n'a encore rien découvert.

Mais j'y pense, dit Sallenauve, me rendre auprès de ma mère, le dois-je et le puis-je ? En arrivant à Monte- video, n'y trouverai-je pas ce Sallenauve que vous y avez dépêché, et dont je porte indûment le nom ?

Aussi ne faut-il rien brusquer ; l'affaire est de tous points très grave, et nous ne devons rien décider qu'a- près y avoir bien réfléchi. Mais la démarche que je vais faire dès qu'il sera heure convenable, est certainement le nœud de la question. Si nous avons avec nous M. Saint- Estève, votre étoile, pour un instant pâlie, peut reprendre tout son éclat.

Je crois, mon pauvre ami, que vous vous leurrez d'une étrange façon ; ma vie maintenant, me semble close et arrêtée ; j'aurais voulu seulement, une fois, voir ma mère et l'embrasser.

Que signifie ce découragement ? dit Jacques Briche- teau,. en regardant Sallenauve, auriez-vous par hasard quelque méchant dessein sur vous-même ? il vous siérait

90 LA FAMILLE BEAUVISAGE

bien, à la première difficulté que vous rencontrez sur votre route, de déserter la vie comme un lâche ! Et moi qui, depuis trente ans, livré à la domination d'un désir unique, en ai \ii éternellement reculer la réalisation ; moi qui, en attendant toujours, suis aujourd'hui à l'âge ce désir ne pourra bientôt plus être qu'un souvenir ; moi qui, à toutes mes autres douleurs, solitairement subies, viens de joindre celle de vous avoir compromis par mon imprudence, il 'faut donc que je me tue aussi ?

Pensez donc, mon ami, tant d'infamie amassée sur une tête !

Mais dans tout cela qu'avez-vous qui vous soit per- sonnel ? n'êtes-vous pas une belle intelligence et un ca- ractère complètement honorable ? Il y a peut-être quel- que chose de vrai dans une remarque de ma tante. Il est possible que les crimes de septembre retentissent dans votre vie et que le petit-fils de Danton paie aujourd'hui la rançon de son origine. Mais c'est une raison de plu^. si vos malheurs sont une manifestation directe de la vo- lonté de la Providence, pour que vous ne prétendiez pas vous soustraire violemment à ce rôle de victime propitia- toire. Danton aussi aurait pu se tuer, et rien ne le re- tenait, lui, qui croyait aller dans le néant ; mais il aima mieux monter courageusement à l'échafaud et mettre sa mort au compte de l'ingrate révolution qu'il avait si vio- lemment servie.

Vous pouvez avoir raison, dit Sallenauve avec un soupir ; puis, passant à un autre sujet de conversation, comme un homme qui ne veut pas poursuivre un débat inutile, et votre santé ? demanda-t-il à Bricheleau.

Excellente, répondit celui-ci, malgré le réveil peu agréable que je viens d'avoir.

C'est vrai ; j'aurais peut-être y mettre plus de ména<?ement.

Vous avez fait ce que tout le monde eût fait à votre place. Maintenant, si vous m'en croyez, vous irez pren- dre un peu de repos. Quand l'âme est atteinte, il faut don- ner beaucoup aux besoins corporels ; autrement la ma- chine n'y suffirait pas. Moi,, ma nuit maintenant est faite, car hier je m'étais couché presque aussitôt après mon dîner. Je vais arranger mon thème pour aborder l'homm.e

LA FAMILLE BEAUVISAGE 91

que je dois voir, et, dans la matinée, j'espère vous rap- porter de bonnes nouvelles.

Sallenauve passa alors dans sa chambre, où, au lieu de se coucher, il fut longtemps à se promener, abîmé dans ses réflexions. Aussitôt qu'il fît jour, il descendit dans le parc. La matinée était froide et brumeuse, comme le sont en général les matinées d'automne, et tout, dans l'aspect de cette nature se précipitant vers son déclin, était fait pour porter à l'àme une grande mélancolie.

Bricheteau, se préparant à partir pour Paris., aperçul son ami se promenant avec tout le symptôme d'un pro- fond découragement. Allant à lui :

Sallenauve, lui dit-il, vous ne vous êtes pas couché. Je vois bien que vous roulez dans votre tête de funestes projets. Au moins, je vous demande une grâce ; promet- tez-moi, sur votre parole d'honneur, que je n'aurai pas ici, à mon retour, un spectacle pareil à celui que me donna un matin le pauvre lord Lewin.

Vous êtes fou, mon cher.

Je sais ce que je dis. Donnez-moi votre parole.

Soit, je vous la donne.

Que je vous retrouverai ici, vivant et bien portant.

Bien portant, dit Sallenauve en souriant, cela ne dépend pas tout à fait de moi, car je me sens horrible- ment courbaturé.

Enfin, n'équivoquons pas : vous me promettez, jus- qu'à mon retour, de ne rien faire pour attenter à votre vie.

Je vous le promets.

Bricheteau partit alors plus tranquille, et, quelques heures après, il était introduit dans le cabinet du chef de la police de sûreté.

Monsieur, dit Jacques Bricheteau en l'abordant, je viens vous entretenir d'une affaire dont déjà vous avez entendu parler, un vol commis chez M. de Sallenauve, membre de la Chambre des Députés., au pavillon de Ville- d'Avray.

Je n'étais pas à Paris, répondit Vautrin, au moment des premières poursuites, en sorte que je n'ai pu m'en mêler ; mais l'instruction se poursuit, et il ne serait pas impossible, si j'en crois quelques données encore vagues,

92 LA FAMILLE BEAUVISAGE

que je parvinsse à découArir le lieu a été déposée une partie des objets soustraits.

Parmi ces objets, continua l'organiste, espérez-vous, monsieur, pouvoir recouvrer des papiers sans nulle valeur pour ceux qui s'en sont emparés, mais qui en ont une grande pour M. de Sallenauve ? Ils étaient déposés dans ma chambre, dans un endroit peu apparent, en sorte que je n'ai pas déclaré cette partie du vol, dont je ne me suis aperçu qu'après coup.

Il est fort à craindre que ces papiers ne se retrou- vent pas : quand les voleurs se sont ainsi attrapés eux- mêmes, ils prennent une sorte de plaisir à se venger de leur déconvenue en détruisant les objets dont ils ne voient à tirer aucun parti.

Monsieur, continua Bricheteau, on vous dit tout ù vous, comme à un confesseur, et je vais me permettre d'exprimer une opinion qui est tout à fait en contradiction avec celle de MM. les agents de la police. Je ne crois pas que le vol ait été commis par des malfaiteurs de profession.

Je n'ai rien vu par moi-même, répondit Vautrin, ni l'état des lieux ni la fracture des meubles ; je ne puis donc que m'en référer, pour avoir une opinion, aux rap- ports qui me sont parvenus.

J'ajouterai, continua Bricheteau, que, dans ma pen- sée, le vol de l'argenterie ne serait ici que l'accessoire et que l'enlèvement des papiers aurait été le véritable but.

Soupçonnez-vous quelqu'un ayant intérêt à cet en- lèvement ?

Sans aucun doute ; mais, ce quelqu'un, je serais assez embarrassé de vous le nommer.

Vous le disiez vous-même tout à l'heure : vous êtes ici dans un confessionnal ; rien de ce qui s'y dit ne trans- pire au dehors, si ce n'est dans l'intérêt de la vindicte publique, qui est en même temps le vôtre aujourd'hui.

Eh bien ! monsieur, répondit Bricheteau, en bais- sant la voix, je serais disposé à croire que la soustrac- tion a été faite par l'ordre du gouvernement.

Quelle idée ! dit Vautrin avec une négligence qui ne laissait pas d'avoir quelque chose de forcé.

Monsieur, un homme expérimenté comme vous n'est

LA FAMILLE BEAUVISAGE 93

pas sans savoir qu'en politique il se fait d'étranges choses.

D'accord. Mais le g-ouvernement avait la voie d'une perquisition judiciaire.

Chez un député, qui, par sa conduite, n'a donné aucune espèce de prise aux soupçons, la mesure eût été bien grave, car, après un pareil éclat, on doit rendre compte à l'opinion, et quand on n'a rien trouvé...

Vous êtes donc sûr, répondit Vautrin, que ces pa- piers n'avaient rien de compromettant ?

Pour l'ordre public, assurément ; c'étaient des let- tres et des papiers de famille.

Quoiqu'il en soit de votre idée, qui me paraît peu acceptable, vous comprenez que, si elle avait quelque fon- dement, ce serait une raison de plus pour que je ne pusse vous promettre une bien active coopération ; mes fonc- tions sont purement judiciaires, et commence le domaine de la politique, je m'incline, ne vois plus rien et me tais.

Cette phrase fut dite par Vautrin avec un air de haut fonctionnaire qui s'enveloppe dans son importance ; mais, au fond., il se servait de cette solennité de paroles pour déguiser un certain malaise : il avait remarqué que Bri- cheteau le considérait avec une affection dont il y aurait presque eu lieu de se montrer offensé.

Monsieur, dit tout à coup Jacques Bricheteau, parmi les nombreuses combinaisons qu'on dit avoir rempli votre carrière, ne vous serait-il pas arrivé d'exercer la pro- fession de marchand de bois ?

Vous êtes un insolent, s'écria Vautrin en se levant, et je vais vous faire arrêter.

Insolent, pourquoi ? Quel mal y aurait-il à ce que vous eussiez fait ce commerce ? il est tout aussi hono- rable qu'un autre, quand on le fait honorablement.

Je vous dis que vous êtes un impertinent. Ce vol a été commis par des gens qui s'étaient introduits chez vous sous le prétexte d'une coupe de bois à acheter ; et venir me demander si j'ai fait ce commerce, c'est indi- quer que l'absurdité de vos soupçons remonte jusqu'à moi.

Je n'ai pas de soupçons, répondit tranquillement Bricheteau. Je suis sûr de mon fait : on ne met pas deux

94 LA FAMILLE BEAUVISAGE

fois un homme en ma présence sans que je le reconnaisse malgré tous les déguisements du monde. D'ailleurs, qui donc comme vous eût joué ce rôle ? M. de Saint-Estève était le seul homme en Europe que le ministre Rastignac pût employer pour une pareille expédition avec une chance de succès,, et c'est lai qu'il en a chargé.

^îa foi, mon cher, dit Vautrin avec un rire forcé, je finis par vous trouver très bouffon ; vous voulez mainte- nant vous sauver par les compliments et la flatterie ; al- lons, je serai bon prince : je vous pardonne votre folie et vous prie seulement de me laisser en repos, attendu que j'ai autre chose à faire que de donner audience à un insensé.

Soit, dit Bricheteau en se levant, je me retire ; mais une question seulement : Avez-vous pris connaissance de ces papiers ?

Ah ça ! mon cher, dit Vautrin en s'avançant pour pousser dehors ce dangereux interlocuteur, ceci devient intolérable ; je vous jette à la porte si vous ne vous re- tirez.

Je vois bien, dit Bricheteau, que vous ne les avez pas lus, car vous parleriez d'autre sorte. Tant pis pour vous, monsieur, je n'aurais jamais pensé que ce petit Rastignac pût jouer un homme de votre génie.

Allons ! j'ai du génie maintenant, dit Vautrin en se radoucissant.

Oui, monsieur, je ne m'en dédis pas ; du génie, et si les circonstances vous eussent mieux servi, vous seriez aujourd'hui à la place de ceux qui vous donnent de si singuliers ordres. Je sais mieux votre vie que vous ne le pensez ! et je vous étonnerais d'étrange sorte si je vous en disais certaines circonstances tout à fait inconnues et oubliées peut-être de vous-même, au milieu de l'avalanche d'événements dont votre existence a été remplie.

Parbleu, dit Vautrin, vous piquez ma curiosité ; di- tes donc un peu ces choses, effacées, même de ma mé- moire.

]\fonsieur, répondit Bricheteau, vers 1809 vous avez eu un fils.

Une belle malice ! Oui n'a pas eu un fils ?

Ce fils, vous Tavez eu d'une jeune fille nommée Ca-

LA FAAIILLE BEAUVISAGE 95

therine Goussard. la seule femme peut-être que vous ayez aimée.

C'est vrai, c'était un ange de douceur et de résigna- tion ; on peut bien dire que par celle-là j'étais aimé pour moi-même.

Son Jules ! dit Bricheteau, c'était sa vie.

Ah ça î vous êtes donc plus que moi, chef de la police, pour savoir des choses qui ne se sont passées qu'entre cette fille et moi, à moins pourtant que vous ne fussiez en tiers ; ce qui n'aurait rien d'impossible, car la petite a mal fini.

Oui : elle est morte dans un lieu infâme.

le désespoir l'avait jetée, poursuivit Vautrin.

la force l'avait conduite, reprit Jacques Briche- teau, expressément de votre part, elle fut retenue par la violence et dont elle ne put sortir que par la mort qu'elle se donna elle-même pour que son fils n'eût pas une mère flétrie.

Mais ce sacrifice fut inutile, l'enfant a disparu et probablement n'a pas vécu.

Vous a-ton jamais représenté son extrait mortuaire? Pour les autres, il disparut sans qu'on ait pu savoir ce qu'il était devenu. A vous, il fut donné tantôt comme en- levé par des saltimbanques, tantôt comme mort pendant les années de votre exil.

Mais enfin, savez-vous s'il existe ? demanda Vautrin, avec une émotion qu'on peut se représenter, si l'on veut bien se rappeler les prodigieux instincts de paternité qui apparurent dans cet homme lors de la mort de Lucien de Rubempré, un fils, comme il l'appelait, qu'il s'était donné à rencontre des lois de la nature et sans qu'à beaucoup près il fût pour quelque chose dans le fait de sa nais- sance.

Il a vécu et je sais il est.

Monsieur, s'écria Saint-Estève, ce n'est pas un piège que vous me tendez ? J'ai un fils et il vit ?

Il s'appelle Sallenauve, membre de la Chambre des Députés.

Oh ! monsieur, dit Vautrin, dont le visage fut en un moment inondé de larmes, je l'avais deviné : deux fois

Q6 LA lAMILLE DEAUVISAGE

dans ma vie je Tai vu, et je ne sais quelle impression de tendresse j'avais ressentie pour lui.

Eh bien î les papiers que vous avez contribué à enlever contiennent toute l'histoire de sa filiation; et main- tenant les lâches dont il gêne la politique le menacent de le flétrir par l'ébruitement donné à votre paternité.

Ah ! cette cassette ! j'avais eu Tinstinct de l'ouvrir, s'écria Vautrin en cessant de nier sa participation au crime. Mais, monsieur de Rastignac, ajouta-t-il d'une voix terrible, nous aurons à compter ensemble, et mon fils ne sera pas ainsi jeté aux gémonies.

Bricheteau dit alors en détail tout le contenu du cof- fret ; il était sûr, aux élans si vrais dont il avait été le témoin, qu'il ne plaçait pas mal sa confidence, et qu'il venait de faire à la cause de Sallenauve un allié dévoué et puissant. Quand ce long récit eut pris fin :

Alonsieur, dit Vautrin, ma vie est à vous quand vous la voudrez, après ce que vous avez fait pour mon enfant; mais je ne l'ai pas vu, ce plus cher de tous les trésors ; j'ai vu M. de Sallenauve et non le fils de Jacques Collin ; il faut que je le voie. Dans l'intérêt même de la lutte qui va s'engager, j'ai besoin de conférer avec lui, avec vous.

Le voir, dit Jacques Bricheteau, c'est une autre ques- tion plus difficile. Il faut y penser.

II

UN RAPPORT DE POLICE

Malgré les vives instances de Vautrin, Bricheteau ne crut pas devoir lui permettre de l'accompagner à Ville- d'Avray. Il lui fit comprendre que cette subite invasion faite dans la vie et dans la maison de son fils pouvait avoir un fâcheux résultat.

Laissez-moi préparer les approches, ajouta-t-il ; de- main sans faute je vous reverrai et j'aurai, je n'en doute

LA FAMILLE BEAUVISAGE V i

pas, de bonnes paroles à vous transmettre. Ajournez aussi jusque-là toute espèce de démarches auprès de Ras- tignac. Il n'y a pas péril en la demeure, et nous décide- rons les choses à froid.

En arrivant au chalet, Bricheteau trouva Sallenauve occupé à écrire et ayant déjà sur sa table plusieurs lettres cachetées. Toute cette écriture lui parut suspecte.

Vous m'avez tenu parole, dit-il à son ami ; mais que signifie cette correspondance, qui a l'air d'une liquida- tion générale ?

C'est qu'en effet, répondit Sallenauve en souriant, je quitte mon commerce.

Comment l'entendez-vous ? demanda Bricheteau.

Oh ! de la manière qui doit le moins vous inquié- ter. Je suis bien, je pense, excusable d'avoir eu un mo- ment la pensée d'en finir avec la vie ; mais, vous avez raison : c'eût été une lâcheté. Le seul homme que je tue, c'est l'homme politique. D'après les dernières nouvelles reçues du Paraguay, il n'a plus devant lui d'horizon. L'idée pourtant avait quelque chose d'attrayant, et ma mère doit être une femme d'esprit et d'imagination. Ce petit-fils de Danton ayant commencé par conquérir un peu d'illustration à la tribune française, et allant ensuite gou- verner une des républiques de l'Amérique, c'eût été as- surément un curieux chapitre d'histoire ; et,, pour un homme venu de si bas, c'était, ma foi ! bien se relever. Maintenant, il n'en faut plus parler, et j'envoie ma démis- sion au ministre de l'intérieur.

Mais, dit Bricheteau, ne sera-ce pas paraître déférer aux menaces de Rastignac, et nous n'en sommes plus là, Dieu merci. Tout ce que j'avais cru entrevoir est la vé- rité même. Ce m.onsieur a fait faire le coup, et par qui? je vous le donne à deviner en mille.

Je n'ai pas aujourd'hui, dit Sallenauve, l'esprit tourné à deviner quoi que ce soit.

- Sachez donc que M. de Saint-Estève a été chargé de l'œuvre.

Sallenauve fit un geste de dégoût.

Non, dit Bricheteau, vous ne prenez pas comme il faut la chose. Dans son désir d'avoir accès dans la police politique. M. de Saint-Estève s'est charsé de cette mis-

98 LA FAMILLE BEAUVISAGE

sion, croyant mettre la main sur des papiers de conspi- ration; et voyez comme il est heureux que cette mission ait été acceptée par lui ! Le secret reste entre nous, et le complice se charge de réduire Rastignac au silence. Je vois dans tout ceci la main de la Providence. Vous n'ima- gineriez pas l'extase de bonheur de ce pauvre homme, en apprenant qu'il avait un fils comme vous.

Raison de plus pour que je persiste dans ma réso- lution ; je suis décidé à partir pour aller rejoindre ma mère.

Mais ce matin vous aviez entrevu des inconvénients à ce parti.

Maintenant, je crois être mieux dans le vrai. D'abord, je vais porter aide et assistance à une pauvre femme soumise, peut-être, à cause des grands desseins qu'elle avait eus sur moi, à une persécution odieuse. Ensuite, j'obtiendrai de ce Sallenauve une déclaration comme quoi je ne suis pas son fils, et vous ferai passer cette pièce pour que vous suiviez devant les tribunaux l'annulation de l'acte de reconnaissance. Enfin, j'espère bien ren- contrer M. de Trailles, et lui demander enfin compte de la persécution qu'il n'a cessé de diriger contre moi.

Oui, mais vous allez faire la place libre à son inepte beau-père.

C'est ce dont je ne me soucie guère ; la vie poli- tique, par ce que j'en sais maintenant, est un affreux coupe-gorge ; je retourne à mon art, que je n'aurais jamais quitter. Cependant, pour faire droit à votre remarque et n'avoir pas l'air de céder aux injonctions de Rastignac, je laisserai ma démission entre vos mains, et vous la ferez parvenir à la Chambre en décembre, lorsque la session sera ouverte. D'ici là, nous saurons à quoi nous en tenir sur l'effet des démarches de M. de Saint-Estève, et si, comme vous l'espérez, nous restons maîtres du terrain, ma retraite n'aura rien que de vo- lontaire.

Pourtant, dit Bricheteau, une carrière si bien com- mencée ?

Et l'autre que vous m'avez fait déserter : y étais-je donc en si mauvaise voie ? Du reste, inutile de discuter mon parti-pris : rien ne m'empêchera de m'embarquer

LA FAMILLE BEAUVISAGE 99

pour l'Amérique du Sud ; j'ai le besoin de me déplacer,. un désir immense de voir ma mère...

Mais le projet de rencontre avec M. de Trailles, croyez-vous qu'il ne doive pas inquiéter vos amis ?

Ah ! c'est une de mes plus chères espérances ! Ce misérable qui, dans l'intérêt de ce mariage, auquel il s'accroche comme à une planche dans un naufrage, aura jeté le trouble dans ma vie !...

Et AI. de Saint-Estève, demanda timidement Briche- teau, vous ne le verrez pas ? Il a de vous entrevoir, ne fût-ce qu'un moment, une passion frénétique. Puisque vous partez, lui ifaire cette joie ne tirerait pas beaucoup à conséquence.

Non, dit Sallenauve avec fermeté, je ne le verrai pas maintenant. J'ai besoin de m'acclimater à l'idée de cette paternité ; plus tard, à mon retour, je ne dis pas.

Je ne vous le cache pas, il est capable de ne pas attendre votre permission. Jamais je ne vis homme plus profondément remué, et demain il serait possible...

Il ne me trouvera pas : ce soir même je me mets en route pour Brest, je trouverai sans doute quelque na- vire en partance, et vous lui direz, s'il lui prenait envie de me suivre, que je me suis dirigé sur le Havre. Mes dis- positions ne seront pas longues à faire ; nous allons pas- ser chez le notaire de Sèvres, qui dressera une procura- tion, la plus large possible, pour que vous restiez chargé de toutes mes affaires.

Mais s'il me prenait envie de vous suivre ?

Avez-vous ce désir ? Ce serait peut-être ce qu'il y aurait de mieux ; de cette manière, je ne laisserais plus en France personne qui m'intéresse.

Non, dit Bricheteau, je ne parle pas sérieusement; j'ai une mission, et mon devoir est d'achever l'œuvre que j'ai commencée ; il faut, avant de penser à moi. que je vous mène au port. Seulement, si vous vouliez faire lin peu valoir mon dévoûment auprès de la personne que vous savez, je vous serai reconnaissant.

Ah î cher ami, je vous ai compris, dit Sallenauve en lui donnant la main, et votre plus ardent désir serait le mien aussi. Maintenant, ajouta-t-il, voici une lettre pour la mère Marie-des-Anges, une autre pour le brave Lau-

(' -u.UOTH£CA j

100 LA FAMILLE BEAUVISAGE

rent Goussard, qui voulait me faire son héritier avant de savoir que je fusse son neveu.

Oui, ma tante m'avait écrit cela.

Et enfin une autre pour madame de l'Estorade.

Très bien, dit Bricheteau ; mais puisque nous en sommes sur la question des correspondances, ne trouvez- vous pas qu'il serait convenable d'aviser à un moyen de ne pas nous écrire directement ? Avec des hommes comme Rastignac. le secret des lettres est très problématique.

Vous verrez, Mongenod pour cela ; la banque a des moyens sûrs et à elle.

Un peu après, les deux amis allèrent à Sèvres, chez le notaire, celui qu'on peut bien appeler l'ex-député fit dresser, au nom de Bricheteau, la procuration projetée. Salienauve voulut ensuite aller dire un adieu à la tombe de Marie-Gaston, puis on rentra et l'on prit ensemble un dernier repas, qui fut triste et grave, comme le banquet des Girondins.

Enfin, disait Salienauve, vo3ez ce que c'est que de vouloir tourmenter sa vie et de ne la point laisser à sa pente ; si je restais sculpteur, rien de ce qui arrive au- jourd'hui n'arrivait. J'avais sous la main cette Luigia qui eût certainement fait une bonne femme, et qui., dans sa vie, toute tachée qu'elle soit d'un triste début, n'a pas le quart de Tinfamie qui pèse sur la mienne.. Occupé d'un art que j'aimais et dans lequel je n'aurais pas trop mal réussi, j'avais une carrière paisible et honorée. La fortune de lord Lewin ne m'en serait pas moins venue, et j'eusse été dans la plus belle condition du monde, celle de l'artiste, qui n'a pas à mêler les questions d'intérêt :: ses créations.

Tout cela peut se refaire encore, répondit Briche- teau, vous n'avez que trente ans.

Oui, mais je sais ce que sais, et mon avenir en restera empoisonné.

Si tout ce secret, comme je l'espère, reste entre nous, sa révélation, répondit Bricheteau, aura été un mince malheur. Beethoven était sourd, lord Byron boi- teux, Milton aveugle ; ce que vous appelez le poison de votre avenir est à peine une infirmité. Maintenant, j'ai une supplication à vous adresser : évitez, autant que faire

LA FAMILLE BEAUVISAGE 101

se pourra, d'aller jouer votre vie contre celle de ce Maxime de Trailles : l'enjeu n'est pas égal.

Oh î ne craignez rien. Si nos étoiles nous placent vis-à-vis l'un de l'autre, j'ai le pressentiment que le ciel ne sera pas contre moi. D'ailleurs, tout bien considéré, le rencontrerai-je ? Sa mission n'est que temporaire, et peut- être allons-nous nous croiser en route.

A la suite de quelques autres propos, l'heure de la sé- paration arriva : les deux amis se dirent adieu en pleu- rant. Etaient-ils sûrs de se revoir ? Sallenauve l'affirmait, disant qu'une vie aussi accidentée que la sienne ne pou- vait se dénouer ainsi à son midi ; à quoi Bricheteau ré- pondit qu'au contraire la brusquerie et la platitude des péripéties n'étaient que trop communes dans la vie réelle, qui ne se soucie pas de toujours conclure à la manière des romanciers.

Le soir, sur les neuf heures, l'organiste, demeuré seul, était plongé dans l'abîme de ses réflexions, quand le vieux Philippe, dont Sallenauve n'avait pas voulu se laisser accompagner, à cause de son grand âge, vint lui dire que le comte Halphertius demandait à être reçu par lui.

Le comte Halphertius ! Cette annonce parut à Briche- teau singulière. Ce personnage passait pour mort, et, s'il était vivant, on ne s'expliquait pas trop qu'il eut le front de reparaître en France.

Toutefois il ordonna que l'on fît entrer et ne fut pas médiocrement surpris en se trouvant en présence de Vau- trin.

Vous, monsieur, lui dit-il, ici, et sous ce nom ?

Qui est un de mes noms de guerre, répondit Vau- trin, je n'y tenais plus : je voulais à toute force pénétrer ici, je n'osais me faire annoncer sous mon nom. J'ai pensé que la singularité et l'inattendu de la forme que je prenais piqueraient votre curiosité et vous décideraient à me recevoir.

De toutes manières j'eusse été pour mon compte empressé à vous accueillir ; mais je doute qu'auprès de M. de Sallenauve cette métamorphose vous eût bien re- commandé.

Que voulez-vous, monsieur ? dit Vautrin, je suis

6.

102 LA FAMILLE BEAU VISAGE

fou. Alon intention est de me jeter aux pieds de mon fils; les sentiments vrais se font comprendre ; il verra ce qu'il y a pour lui dans mon cœur et ne me repoussera pas.

Il ne vous repoussera pas, en effet, car il vient de partir.

Pour Paris ?

Non ; pour beaucoup plus loin, pour le Paraguay, il va rejoindre sa mère.

Mais c'est impossible, s'écria Vautrin, il n'a pu vouloir me priver de la consolation de le voir au moins une fois.

Ce voyage était indispensable ; son esprit troublé accueillant les plus funestes résolutions : sans cette puis- sante diversion, que j'ai beaucoup encouragée, je ne répondais pas de sa vie.

Il a donc pour moi bien de la haine ?

Ce n'est pas contre vous en particulier qu'est dirigé son terrible souci ; mais mettez-vous à sa place., et vous comprendrez que, sous la terrible avalanche des révéla- tions qui sont venues l'accabler, il soit resté un moment étonné. L'avenir de l'affaire engagée reste d'ailleurs fort douteux, et, si le scandale doit éclater, il n'a pas voulu en être témoin.

Il n'éclatera pas, dit Vautrin avec autorité, tenez-le pour certain. Rastignac sait quel homme je suis, et ja- mais il ne poussera les choses avec moi à de certaines extrémités. Mais mon fils, monsieur, en partant, ne vous a chargé de rien pour moi ?

Il m'a dit qu'à son retour, il vous verrait ; que vous seriez, l'un et l'autre,, mieux préparés à cette entre- vue.

Et son retour, il en a fixé l'époque ?

Permettez-lui d'abord d'être parti.

Si je savais la route qu'il a prise, avec les moyens dont je dispose, je me fais fort de le rejoindre.

Il va, m'a-t-il dit, s'embarquer au Havre, mais je ne sais, monsieur, si en pensant à faire la folie de le suivre, vous vous rendez bien compte des devoirs qui pèsent sur vous. Nous avons affaire à des ennemis qui sont sur place, qui ne s'endorment pas, et un seul jour de perdu peut beaucoup empirer la situation. Nous nous

LA FAMILLE BEAUVISAGE 103

sommes rendu compte, M. de Sallenauve et moi, de la manière dont Rastignac avait pu être renseigné sur l'exis- tence des pièces soustraites, M. de Trailles est à Monte- video chargé d'une mission secrète ; il a voir le marquis de Sallenauve qui, au courant de bien des choses, a pu commettre des indiscrétions. Ainsi il y a déjà deux personnes pour le moins au courant de toute l'affaire : Rastignac et M. de Trailles.

Vous avez raison, dit Vautrin, il n'y a pas un mo- ment à perdre ; m.ais comment entendez-vous que doive être prise la question ?

Rentrer dans la possession des lettres qui nous ap- partiennent, me paraît d'abord un point de première importance. Quand on n'aura plus qu'à se débattre con- tre des allégations séparées de leurs preuves, on pourra mieux faire tête à Tennemi.

Dans toute affaire, dit Vautrin, l'on veut réus- sir, il faut avoir un but défini ; le nôtre, en effet, doit être de rentrer dans la possession de ces compromettantes archives. Mais je suis fort en poursuivant ce résultat. Je n'ai rien à ménager ; je ne tiens pas à ma position, et, en menaçant Rastignac de faire connaître l'œuvre téné- breuse dont je n'ai eu que la complicité...

Faites attention, dit Bricheteau, en l'interrompant, que ce n'est pas un moyen : c'est tout au plus une ressource. Quand nous en serons réduits à un éclat, nous serons déjà bien malades ; dans l'explosion de la mine que vous feriez jouer sous le fauteuil ministériel de Rasti- gnac, on ne peut se le dissimuler, il peut y avoir pour nous de cruelles éclaboussures.

Vous avez raison, dit Vautrin, je bats la campagne. Je ne sais rien de ce que je veux et de ce que je dois faire. Depuis le moment je vous ai quitté, je n'ai pensé qu'au bonheur si peu mérité de cette paternité qui vient tout à coup de luire dans ma vie. Soyez tranquille, je vais me recueillir, étudier nos chances et celles de nos ennemis. Je ne passe pas pour un diplomate trop mala- droit, et j'ai eu souvent le dessus dans des affaires le bon droit, à beaucoup près,, n'était pas aussi clairement de mon côté.

Il ne faut pas s'y tromper, dit Bricheteau, c'est

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un raisonnement dont il faut se défier. La Providence souvent, pour nous punir d'avoir réussi quand nous ne poursuivions pas un but bien avouable, nous fait quel- quefois échouer, quand, logiquement, nous devions comp- ter sur son appui.

Je suis, en effet, un grand coupable, dit Vautrin avec une componction vraie, et jusqu'ici j'ai été châtié bien doucement ; pourtant, depuis longues années,, ma vie est droite, ot j'ai rendu quelques services à la cause de l'or- dre et des lois. D'ailleurs, monsieur, devant Dieu, un père qui défend son fils doit trouver quelque faveur.

Ne faisons pas à Dieu de devoirs, dit Bricheteau, et tachons, nous, de faire le nôtre ; en toute chose qui sera de lutte énergique et loyale, vous pouvez disposer de moi.

J'y compte, monsieur, dit Vautrin en se levant pour sortir ; mais aussitôt que vous aurez quelques nouvelles de mon fils, je puis espérer, n'est-ce pas, que vous me les communiquerez ?

Avec empressement, répondit Bricheteau ; seule- ment nos rapports, je pense, doivent rester secrets, et je vous laisse le soin de les organiser de la manière qui conviendra le mieux.

Vautrin promit à son collaborateur de lui faire con- naître au premier moment un moyen sûr de se voir et de s'écrire., le besoin échéant ; ensuite il reprit la route de Paris.

En rentrant chez lui, M. de Saint-Estève trouva sous enveloppe, avec la suscription très pressé, un rapport à lui adressé par un de ses agents. Ce rapport était conçu com.me il suit :

« Paris, 27 octobre 1840.

» Le prussien Schirmer, que M. le chef de la police de sûreté a manqué lui-même l'an dernier à Saint-Sulpice, et qui paraît avoir à cette époque quitté Paris, y est de retour depuis quelques mois.

)) Portant aujourd'hui toute sa barbe, je n'ai pas été sûr de le reconnaître, quand je l'ai rencontré, il y a environ six semaines ; pourquoi je n'en ai pas voulu par-

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1er à mes chefs, mais sûr aujourd'hui de mon bien in- formé.

» Le susdit demeure rue de Verneuil, faubourg Saint- Germain, hôtel du CantaV sous le nom de Raymond, et a passeport en règle, venant de Bordeaux, et prenant la qualité de voyageur de commerce. Des fois, il est des semaines sans sortir de sa chambre, personne ne pé- nètre ; sitôt que le garçon a fait son ménage, et n'ouvre à àme qui vive ; d'ailleurs peu de personnes viennent le demander. Mais tous les dimanches se rend exactement à la messe d'une heure, à l'éghse Saint-Thomas-d'Aquin, d'où il semble que ce jeune homme affectionne les églises, et il paraîtrait qu'à Saint-Thomas, va pour une amou- rette, de ce qu'à la sortie de la messe, suit une demoiselle avec sa mère, quand elles ne s'en vont pas en équipage,, et les accompagne jusqu'à la rue de Grenelle, à l'hôtel Beauséant, loge ladite demoiselle, fille mineure de Philéas Beauvisage, ancien maire de la ville d'Arcis-sur- Aube (département de l'Aube), démissionnaire pour opi- nion, grande fortune et maison montée. La demoiselle se- rait sur le point d'épouser Ai. le comte Maxime de Trail- les, absent de Paris pour le présent, et pourrait bien, le cher homme, en porter, vu que la demoiselle se retourne quand l'Allemand la suit : et, comme il passe et râpasse plusieurs fois devant l'hôtel, l'autre jour s'est montrée au ^rand balcon de la façade, pendant plus de cinq minutes d"où elle pouvait être vue de la rue.

» Quant à l'industrie du sieur Schirmer, dit Raymond, serait toujours la gravure sur métaux ; de ce que le garçon de l'hôtel a trouvé un petit instrument qu'il m'a fait voir, lui payant à boire chez le marchand de vins, et que cet instrument est pour sûr un poinçon de graveur. D'ailleurs, peu heureux, le prévenu, malgré qu'il fasse des billets de banque, mangeant chez un petit traiteur de la rue de Beaune, du nom de Lescophy, mais toujours de bonne tenue et mis dans le dernier goût, et portant gants blancs et bottes vernies.

» Certifié conforme et véritable :

» E. DE B... DIT ALCIXDOR. ))

106 LA FAMILLE BEAUVISAGE

III

LES FERS AU FEU

Dans la disposition d'esprit Vautrin se trouvait alors, il donna une médiocre attention à ce rapport, qui pourtant lui promettait une importante capture, et sa nuit presque tout entière se passa à ruminer la manière dont il aborderait Rastignac.

Le lendemain, dès qu'il fut l'heure convenable, il se pré- senta chez M. de Restaud, et ne tarda pas à obtenir l'au- dience qu"il le chargea de demander pour lui.

Eh bien ! monsieur Saint-Estève, lui dit le ministre en le voyant entrer, est-ce que nous avons du nouveau ?

Immensément de nouveau, monsieur le ministre : d'abord, le contenu de la cassette que j'ai remise entre vos mains m'est connu.

Ah ! fît le ministre sans s'émouvoir. Eh bien ! ce contenu a vous étonner encore plus que moi ! Par quelle voie avez-vous été renseigné ?

Par une très mauvaise. Jacques Bricheteau est venu hier dans mon cabinet pour me parler du vol, et aussitôt il m'a reconnu pour le soi-disant marchand de bois qui s'était introduit dans la maison de Ville-d'Avray.

Vous de soutenir mordicus que le brave homme se trompait ?

Je l'aurais peut-être ; mais, dans l'émoi m'a jeté la masse de révélations dont il m'a salué, j'ai manqué de présence d'esprit ; il savait d'ailleurs, déjà, monsieur le ministre, par une indiscrétion que vous-même avez commise...

Moi ? interrompit Rastignac ; je suis sûr de n'avoir ouvert la bouche à qui que ce soit.

Pardonnez-moi, vous avez parlé d'une mission se- crète donnée à M. le comte de Trailles pour Montevideo,, se trouve en ce moment le marquis de Sallenauve ; la

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chose s'est dite avant-hier soir dans le salon de madame d'Espard. Dès-lors, la déduction était facile : du vieux marquis à M. de Trailles, de M. de Trailles à vous, de vous à votre serviteur, l'enchaînement saute aux yeux. Aussi, je ne dois pas vous le cacher, votre main, dans cette affaire, ne fait pas un doute pour les intéressés.

Pour peu surtout que vous ayez cru devoir, par un ridicule aveu, confirmer leurs soupçons.

Mais, monsieur le ministre, mettez-vous à ma place: pouvais-je bien être maître de moi ?

Le métier d'un agent politique, répondit sentencieu- sement Rastignac. est de se posséder en toute circons- tance. Ce n'est certes pas Corentin, dont vous paraissiez faire l'autre jour une si mince estime, qui, dans une oc- casion pareille, eût manqué de sang-froid.

J'aurai l'honneur de vous faire observer, monsieur le ministre, que c'est vous, au contraire, qui parliez de lui comme d'un homme dont il n'y avait plus rien à tirer.

Enfin ! dit Rastignac, c'est une expérience que j'ai faite, et qui n'a pas été heureuse. Je vous croyais un autre homme.

Les Rrutus, dit Vautrin, ne courent pas les rues, surtout les Brutus à huis-clos ; ainsi, monsieur le minis- tre, je dois vous l'avouer, vous me voyez en ce moment en proie à une autre lâche préoccupation, celle de savoir la manière dont cette soustraction dans laquelle j'ai trempé, va tourner pour mon malheureux fils.

Mais elle tournera comme il le voudra : ou à la prochaine session, comme je le lui ai dit, il fera un acte d'adhésion solennelle à la politique du gouvernement, ou il donnera sa démission, ou alors, moi, je ferai un usage quelconque des armes que j'ai en main.

La première combinaison me paraît peu réalisable. Mon fils est un homme à principes arrêtés ; sa démission serait ce qu'il aurait de plus simple, parce qu'alors, en échange, vous auriez la bonté de lui remettre ses pa- piers.

Ah ! non. non, dit Rastignac ; dans le cas seulement M. de Sallenauve passerait très publiquement dans le camp conservateur, je me dessaisirais de ce que je dé- tiens. M. de Sallenauve, se contentant de donner sa dé-

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mission, peut, un peu plus tard, reprendre son rôle d'op- posant, et je veux avoir contre lui des garanties.

Cependant, monsieur le ministre, vouloir qu'un homme, pendant des années, vive sous le coup d'une pa- reille menace, est-ce lui faire une position supportable ? Il y a tel caractère qui, à cette torture, préiererait le rôle de Samson.

Comment l'entendez-vous.. monsieur Vautrin ?

Mais, monsieur le ministre, ébranler les colonnes du temple et s'abîmer dessous avec les Philistins.

Eh bien ! si ce jeu plaît à M. de Sallenauve, nous pourrons le jouer : il affirmera, nous nierons ; et comme il n'y a que vous et moi qui sachions ce qui a été fait...

Mais, monsieur le ministre, si j'allais, dominé en- core par le sentiment paternel, me mettre du côté de Tafirmation ?

Est-ce une menace ? demanda Rastignac avec hau- teur.

Non, monsieur le ministre, c'est une supposition : nous examinons toutes les faces de l'affaire, et je parle avec vous à cœur ouvert ; comme vous me faisiez l'hon- neur de me le dire l'autre jour, il y a longtemps que nous nous connaissons.

Monsieur Saint-Estève, dit Rastignac en appuyant sur les mots,, je n'aime pas le tortillonnage. Si dans une affaire vous étiez l'agent du gouvernement il vous plaît de manquer à tous vos devoirs en livrant à la publicité des secrets d'Etat, vous êtes parfaitement libre, et j'aurai l'honneur de croiser le fer avec vous. Puisque nous nous savons l'un et l'autre depuis longtemps, vous pouvez vous rappeler que je ne cède pas plus à l'intimidation qu'aux enlacements séducteurs ; ce que je veux faire, je le fais ; j'ai suivi ma direction et vous la vôtre ; c'est à vous de voir qui de nous deux a su le mieux tirer son épingle du jeu.

A Dieu ne plaise, monsieur le ministre, dit Vautrin, qui parut vivement impressionné par ce ton résolu, que j'aie l'intention d'entamer avec vous une lutte ; je sais bien que je suis ici le pot de terre ; mais j'ose solliciter pour mon fils un peu de votre clémence : il est possible que de lui-même il vous cède le haut du pavé ; il aura

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envie de connaître sa nicre, cl pendant le temps qu'il s'ab- sentera pour ce pieux pèlerinage, les hostilités peuvent au moins rester suspendues.

J'aime mieux, répondit Rastignac, vous entendre parler de ce ton ; auprès de moi, plus fait douceur que violence. Je n'ai pas,, après tout, le dessein prémédité de perdre votre fils ; qu'il soit sage ; qu'il fasse de ces belles statues comme il sait les faire, et tout peut finir par s'ar- ranger.

Quant à moi, dit Vautrin avec timidité, a3'ant si mai réussi dans ma première affaire, je dois conserver peu d'espoir de remplacer Corentin.

Nous verrons, dit le ministre ; il y a, dans tous les cas, à ménager une transition. Je vous ferai dire le mo- ment par Franchessini.

Alors, demanda AI. Saint-Estève, même quand j'au- rais quelque chose de pressé à communiquer à Votre Excellence, la voie de M. Lefèbvre et de M. de Restaud ne serait plus celle que je devrais prendre.

Dans un cas très pressant, je vous autorise toujours à vous faire annoncer de cette manière ; mais, vous com- prenez, les moyens dont on se sert à tout propos sont bientôt éventés.

Ainsi, monsieur le ministre n'a plus rien à m'ordon- ne r ?

*— Non, au revoir, mon cher^ et surtout défiez-vous des sentiments de famille ; à votre âge, on se laisse facilement dominer par ce côté.

M. de Saint-Estève salua avec une obséquiosité qui al- lait jusqu'à la bassesse, et Rastignac dut se dire que Martin, le dompteur d'animaux féroces, n'était qu'un éco- lier auprès de lui.

Mais Vautrin n'aurait plus été Vautrin si, sous cette surface de placide résignation ne s'étaient cachées de lourds projets de rcA anche. La menace restant suspendue sur la tête de son fils, les airs hautains qu'on venait de prendre avec lui, et le projet bien évident de ne pas lui tenir le solennel engagement relatif à la survivance de Corentin, c'était plus qu'il n'en fallait pour soulever chez le terrible jouteur la pensée d'une réaction violente. On ne sera donc pas surpris de le voir, peu après, arriver

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comme une avalanche chez la Saint-Estève, à laquelle il dit d'un ton qui lui parut singulier :

Madame Saint-Estève, veuillez faire fermer votre porte ; nous avons à causer longuement.

De quoi donc s'agit-il? demanda Tentremetteuse avec un peu d'inquiétude ; elle savait son Vautrin par cœur, et s'apercevait bien que, dans le moment, il n'était pas animé pour elle d'un ^rand sentiment de bienveillance.

Pourrais-tu me dire, demanda-t-il aussitôt qu'il fut assis, qui t'avait chargé de faire conduire, de ma part, chez la Nourrisson, pour y être l'objet du traitement le plus infâme, la pauvre créature que je laissais livrée à l'abandon lorsque je fus envoyé là-has ?

Tiens ! dit la Saint-Estève, ton idée est aux femmes à présent ?

Tu ne me réponds pas^. reprit Vautrin, je te demande qui favait donné mission de perdre cette malheureuse ?

Eh bien î moi donc, répondit l'entremetteuse avec effronterie ; c'était un gibier que j'avais fait lever ; pen- dant que j'étais à Saint-Lazare, tu avais jugé convenable de t'approprier la petite : toi parti, j'ai remis la main dessus. Il ne s'agissait pas de laisser couler la combinai- son Gondreville, une affaire que je nourrissais depuis près de trois ans !

Ainsi, une femme que j'avais aimée et qui portait dans son sein un gage de cet amour ne te parut pas même devoir être respectée ?

Fallait peut-être la mettre sous verre, répondit l'en- tremetteuse en haussant les épaules ; mais voyant que Vautrin avait fait un geste menaçant : c'est dans ton in- térêt, après tout, continua-t-elle que j'ai voulu lui faire faire le grand saut. Ou tu t'en moquerais ton temps fait, ou tu voudrais te remettre avec. Si tu n'y tenais plus, pourquoi donc m'en serais-je privée ? Si au contraire tu voulais y retourner, je m'arrangeais pour qu'elle n'eût pas à prendre avec toi des airs de mijaurée ; le bagne et la Nourrisson, ça se valait. J'étais sûre comme ça que vous n'auriez rien à lous reprocher.

Mais tu sais comment a tourné t-a belle idée d'établir entre elle et moi l'égalité de l'infamie ?

Eh bien î elle a eu la fantaisie de se périr. Y pou-

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vais-je quelque chose? Les volontés sont libres : et quand je te l'ai annoncée,, dans le temps, la nou\elle n'a pas paru t'effaroucher beaucoup.

Et l'enfant à qui elle avait donné le jour ? demanda Vautrin avec solennité.

Eh bien ! l'enfant a disparu : les uns le disent mort, les autres emporté par des saltimbanques, et tu ne t'en es pas non plus soucié déjà tant.

Ainsi, le fils et la femme perdus pour moi ! voilà la belle obligation que je t'ai.

Et puis celle aussi de quelques autres services qui te faisaient m'appeler ma bonne largue (femme), quand tu étais de meilleure humeur qu'aujourd'hui.

Vois-tu, Jacqueline, répondit Vautrin, c'est parce que tu m'as souvent donné des preuves de ton dévoû- menl et que tout le mal dont tu avais cru charger ta conscience, par la permission de la Providence ne s'est pas accompli, que je ne te demande pas aujourd'hui un compte terrible.

Cette parole de clémence fut dite d'un ton à faire trem- bler celle à laquelle elle s'adressait.

Mon Dieu ! dit la Saint-Estève, ma vieille carcasse n'a pas encore tant de temps à durer. Si elle te fait envie, tu la peux prendre ; autant ta main qu'un catarrhe.

Il ne s'agit pas de cela, dit Vautrin ; la mère et l'enfant, grâce au ciel, se portent bien ; mais tu as été cause dans leur vie d'un si beau gâchis qu'il nous faut maintenant toute l'activité, toute l'énergie, toute la puis- sance de notre jeunesse pour remettre les choses à leur place. Ecoute un peu, et vois à côté de toutes nos im^en- tions ce que sont celles de la destinée.

Ici suivit un exposé de tout ce que sait le lecteur, la dernière entrevue avec Rastignac comprise. Cette longue narration terminée :

Ah î c'est ainsi, dit Jacqueline, qui n'était pas fâchée de détourner la colère de Vautrin de ce côté, que se con- duit ce drôle de petit ministre ? Eh bien ! on va lui en tailler des croupières î As-tu un peu pensé à notre ven- geance ? as-tu un plan ?

Oui, dit Vautrin, et tu vas tout d'abord t'occuper de louer une petite maison toute meublée, mais gentiment,

112 LA FAMILLE DEALVISAGE

avec écurie et remise, dans un quartier éloigné. A l'écurie tu feras mettre deux jolis chevaux, et dans la remise un petit coupé. Il faudra un valet de chambre et un cocher, deux gens bien allures ; pas de cuisinier : on ne man- gera pas chez soi.

Dans le temps, chez EsQier, tu as été Asie, la cuisi- nière ; tu seras une baronne allemande, rôle de femiiic impotente. Aussitôt que tu me feras savoir que tout est prêt, je t'en\errai l'oiseau pour habiter la cage.

Mâle ou femelle ? demanda la Saint-Estève.

Mâle, imbécile ; je t'ai parlé d'un valet de chambre.

C'est vrai ; tu m'as toute bouleversée et je dis des bêtises. On ne peut pas en savoir plus long pour le mo- ment ?

\on ; c'est ta punition pour toutes les méchancetés que tu as faites à cette pauvre Catherine. Dans quelques jours on te dira tout.

Jacqueline Collin était habituée à ces façons souverai- nes de son neveu, dans le génie duquel elle avait la con- fiance la plus absolue. Très capable d'inventer pour son compte, avec lui elle ne se faisait que le plus passif et le plus obéissant des instruments.

Comme Vautrin se préparait à sortir :

Tu ne m'en veux plus, mon Jacques ? lui dit-elle.

Non, répondit Vautrin ; mais tâche à bien me secon- der ; c'est probablement la dernière partie que nous joue- rons, et il faut la gagner, il s'agit de mon fils ! Com- prends-tu cela, Jacqueline ? J'ai un fils !

Oui, dit la Saint-Estève, ça doit te faire un drôle d'effet.

Et les deux terribles ennemis que llastignac venait de se mettre sur les bras se séparèrent.

Le soir, Franchessini avait reçu un mot de Vautrin, qui lui ordonnait de se trouver, entre dix heures un quart et dix heures et demie, à l'entrée du Cours-la- Reine, du côté du pont de la Concorde.

Aussitôt que les deux amis furent réunis :

Ah ça ! dit Vautrin, ton Rastignac se moque de moi : il m'a chargé d'une mission diabolique dont je me suis tiré à mon honneur, et maintenant cette position poli- tique qu'il nous avait promise, il me la refuse tout net.

LA FAMILLE BEAUVISAGE 113

Peut-être prends-tu un peu vite la mouche ; je le verrai.

Du tout, tu ne le verras pas, et je te défends de lui ouvrir la bouche à mon sujet. Je ne veux plus de sa place ni de ses insolences ; mais on ne se joue pas d'un homme de ma valeur. en es-tu avec sa femme ?

Ça marche, répondit Franchessini, mais doucette- ment ; c'est un siège délicat et difficile.

Combien de temps encore te faut-il pour être au cœur de la place ?

Ah ! ça ne se calcule pas comme une éclipse.

Je te donne six mois ; est-ce assez ?

Comment, tu me donnes ? mais quel intérêt as-tu donc tant à mon bonheur ?

Dans six mois, dit Vautrin, tu auras par-devers toi, au moins une lettre, constatant la prise de possession, et tu me feras l'amitié de me la remettre.

D'abord, mon cher, répondit Franchessini, il faut te faire remarquer qu'il y a telle femme ayant eu des aventures aussi publiques que possible, et dont il serait impossible de trouver une ligne d'écriture sur la place. Madame d'Edraps, par exemple, ne s'est jamais laissée aller au moindre petit billet ; toutes ne sont pas des écriveuses à la manière de madame de Serizy et de la princesse de Cadignan dont tu as si savamment exploité les plumes indiscrètes.

Cela n'est pas une difficulté, dit Vautrin : un "\ieux Lovelace comme toi saura bien manœuvrer une débutante comme cette petite Rastignac.

Je veux le croire, répondit Franchessini ; mais il y a quelque chose de plus grave, c'est que le procédé ne serait pas convenable. On montre les lettres d'une femme, on causaille des bontés qu'elle a pu avoir pour vous ; mais prendre d'elle une lettre destinée à être mon- trée au mari, car c'est là, je pense, ton idée, le guet-à- pens est un peu fort et demande qu'on y pense mûrement.

Il y a trente et un ans, répondit Vautrin avec solen- nité, en 1808, un jeune homme plein de fougue et d'inex- périence, pour subvenir aux folles dépenses l'entraî- nait une femme, avait fait de fausses lettres de change, cela le menait droit au bagne, d'où il eût roulé, sans

114 LA FAMILLE BEAU VI SAGE

espoir de surnager jamais, jusqu'au plus profond de la fange sociale ; c'était un caractère trop léger pour se re- lever d'une pareille chute...

Nous savons cela, dit Franchessini, interrompant avec une certaine vivacité : un autre homme d'un caractère de fer, qui était son ami, voulut prendre sur lui la faute, passa plusieurs années à Toulon, soutint ensuite contre la société une lutte enragée de près de vingt ans, et cet homme, aujourd'hui devenu un haut fonctionnaire, envoie très savamment les autres au lieu d"où il a su, lui, revenir et se relever.

Eh bien ! dit Vautrin, puisque tu as si bonne mé- moire, ce service ne vaut-il pas bien qu'on sacrifie à l'homme qui l'a rendu, le billet parfumé d'une femme- lette ?

Non, quand l'usage que tu veux faire de ce billet et les conséquences que pourrait avoir ma complaisance, sont hors de toute proportion avec le tort dont tu crois avoir à te plaindre.

Ah ! tu sais ce que m'a fait Rastignac, il te l'a dit ?

Il t'a promis une position ; il te la tient un peu à hauteur, et aussitôt tu veux tout mettre à feu et à sang : que diable ! mon cher, tu as un amour-propre infernal. Prends un peu patience, je saurai bien finir par t'amener, sans la violence que tu médites, au résultat désiré.

C'est merveilleux, répliqua \'autrin ; monsieur est repu ; qui donc autour de lui se permettrait d'avoir faim ? Monsieur, de récidive en récidive, en aurait eu peut-être pour toute sa vie du séjour de Brest ; au lieu de cela, il habite un somptueux hôtel, est membre de la représen- tation nationale, convoite les femmes des ministres ; et il y a des gens à cev\e\le assez étroite pour ne pas s'aper- cevoir que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ! arrière, vile canaille, avec vos pré- tentions à une place au soleil, ou le fouet de poste de M. le comte de Rastignac, voilà qui vous répondra !

Tu exagères tout, dit Franchessini, et me prêtes des sentiments qui n'ont jamais été les miens. Tu sais bien que je suis prêt à tout faire pour m'acquitter avec toi ; mais demande des choses raisonnables, mon sang, ma fortune ; mais ne me demande pas une vilenie.

LA FAMILLE BEAU VISAGE 115

Mais, dit Vautrin en pressant avec violence le bras de son interlocuteur, si l'intérêt qui me fait agir n'était le plus saint, le plus élevé des devoirs ; si, au lieu de cette ambition bête que tu me supposes, et que je n'ai à aucun degré, car je ne veux plus de la place de Corentin, et je ne peux plus en vouloir, je poursui\ais dans Rastignac l'assassin prêt à égorger avec froideur et préméditation l'honneur de toute une famille ; si, pour l'empêcher de commettre ce crime, j'avais besoin de lui montrer seule- ment qu'il est ridicule !

Dame î tu m'en diras tant !

Après tout, d'ailleurs, si tu es devenu la crème des^- chevaliers français, est-ce que je te demande de réussir à fond ? Donne-moi seulement la preuve que la femme de ce petit drôle s'est compromise ; qu'elle est sur la limite ex- trême de la chute ; avec cela je me charge d'amener mon^ homme ou je voudrai, attendu, si tu parles d'intérêt dis- proportionné avec les moyens mis sur table, que lui- même n'a à commettre le crime que je veux empêcher qu'un intérêt des plus mesquins.

Je vois bien, répondit Franchessini. que nous fini- rons par nous entendre. Mais ne trouAes-tu pas un peu étrange qu'entre nous deux, et quand il s'agit d'une œu- vre commune, les choses ne soient pas plus clairement expliquées ?

Tu as peut-être raison, dit Vautrin ; rivés comme nous sommes l'un à l'autre, je ne dois peut-être pas avoir pour toi de secrets. D'ailleurs, s'il pouvait arriver que tu abusasses jamais de celui que je vais te confier, comme tu ne dois pas mettre en doute que je te tuerais à l'instant comme un chien, ce serait manquer aux devoirs de notre vieille amitié oue de ne pas tout te dire.

Vautrin passa alors son bras sous celui de Franches- sini, fit avec lui quelques pas, l'amena sous la lumière d'une lanterne à gaz, et quand son visage fut ainsi éclairé à plein :

Eh bien î lui dit-il, puisqu'il faut tout l'apprendre^ j'ai un fils...

116 LA FAMILLE BEAU VIS AGE

IV

UN INSTRUMENT

Vautrin ne tarda pas à être prévenu par la Saint-Es- tève que tout était prêt suivant son désir.

Aussitôt cet avis reçu, après avoir l'ait parvenir à sa tante quelques instructions par écrit, il se présentait bour- geoisement et comme un visiteur ordinaire, rue de Ver- neuil, à l'hôtel du Cantal, et frappait vainement à la porte du jeune Allemand qui lui avait signalé ce rapport de police dont nous avons donné le texte.

S'étant attendu à cette réception négative, Vautrin avait pris ses mesures, et, à la suite d'une assez longue station pendant laquelle, mais toujours avec discrétion, il renou- vela ses tentatives pour être introduit, il glissa par-des- sous la porte un papier sur lequel était écrit au crayon : « On a à parler à M. Raymond de la part de mademoi- « selle Beauvisage. »

Le piège pour un amoureux était à peu près inévitable ; un peu de remuement se fît à l'intérieur de la chambre, puis Vautrin vit la porte s'entr'ouvrir, et, au moyen d'une forte poussée, qui acheva de lui donner passage, il eut accès chez le soupçonneux étranger.

Monsieur, lui dit-il, je n'ignore rien de ce qui vous rend si peu accueillant pour les gens qui peuvent avoir affaire à vous; vous vous livrez à une industrie occulte et dangereuse, et vous allez, si vous le voulez bien, me remettre les preuves de votre coupable fabrication ; inuti- lement, vous avez pris la peine de les soustraire à mon arrivée.

Le Prussien devint pâle, et balbutia une dénégation.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que je vous guette, con- tinua M. Saint-Estève ; l'an dernier, à Saint-Sulpice, vous m'avez glissé dans les mains. Il fallait profiter de cette faveur de votre étoile et ne pas revenir tenter le diable.

LA FAMILLE BEAUVISAGE 11 <

La police, depuis votre retour, est sur vos traces, et la preuve qu'elle s'est utilement mise en quête, c'est qu'elle vous sait, non seulement occupé à la confection de faux billets des banques étrangères, mais encore filant le par- fait amour avec la charmante personne sur le nom de la- quelle vous avez tiré pour moi vos verroux.

Pendant que Vautrin parlait, il remarqua que les yeux du jeune homme se tournaient du côté d'une commode dont le tiroir était entr'ouvert ; quelque apprenti dans les œuvres de police se serait figuré que dans ce meuble étaient déposées les pièces de conviction demandées ; mais un homme expérimenté comme \'autrin ne s'y trompa pas. Allant à ce tiroir qu'il ferma violemment :

Mon petit monsieur, dit-il, l'idée d'une résistance est tout à fait inutile. Si vous avez des armes, j'en ai aussi.

Et, en parlant ainsi, il tirait de sa poche deux pistolets, dits coups-de-poing, et en prit un de chaque main.

Pendant qu'il faisait ce mouvement, le jeune blondin en avait fait un autre. Il s'était élancé vers la porte, l'avait brusquement ouverte, et était presqu'aux trois quarts dehors, quand la main de fer de Vautrin, le retenant par la basque d'une veste de chasse qu'il portait, le força à se réintégrer dans la chambre.

Voyons, jeune homme, dit Vautrin ; mon intention était que les choses se passassent en douceur ; vous allez me forcer à faire un esclandre. La maison est cernée, et vous ne sauriez pas faire un pas dans la rue sans tomber aux mains de mes agents qui ne vous traiteraient pas, eux, avec les égards que j'entends y mettre. Votre ten- tative d'évasion en dit plus sur votre culpabilité que toutes les pièces de conviction du monde. Finissons-en. Remet- tez-moi tous les objets en question, ou je fais monter mon monde. Vous sera-t-il agréable qu'après vous avoir mis les menottes, on fouille en votre présence tous les recoins de votre chambre !

Le prisonnier ne répondant rien et continuant de jeter autour de lui des regards désespérés :

Jeune comme vous l'êtes, reprit Vautrin, vous devez encore avoir une mère ?

Les yeux de l'étranger se remplirent de larmes.

A cause d'elle, continua M. Saint-Estève, je veux

118 LA FAMILLE BEAU VISAGE

VOUS sauver... oui vous sauver quoique vous me regardiez avec un air d'ébahissement ; mais une franchise absolue peut seule vous assurer mon intérêt. Avouez d'abord, et donnez-moi, de bonne volonté, les preuves que je vous demande ; vous ne savez pas ensuite quels desseins on peut avoir sur vous.

Vous êtes monsieur Saint-Estève ; je vous connais dit le graveur se décidant à parler.

Parbleu ! tout le monde me connaît.

C'est vous qui, dans le temps, avez été sur le point de faire la fortune du jeune Lucien de Rubempré ?

Oui, jeune homme, et je l'avais ramassé dans une situation pire que la vôtre : au moment je le ren- contrai il était sur le point de piquer une têle dans la Charente, à un endroit les plus fins nageurs étaient sûrs de rester.

Ce n'est pas étonnant, remarqua le graveur, que vous ayez été bienveillant pour lui, il était, dit-on, si beau, que tout le monde s'intéressait à lui.

Mais, mon garçon, répondit Vautrin, vous n'êtes déjà pas trop mal, et il paraît que mademoiselle Beauvisage vous trouve assez de son goût.

Pouh ! fît le jeune blondin, mademoiselle Beauvi- sage, une amusette qui ne mène à rien.

Qui ne mène à rien ? répéta Vautrin, peste ! soixante mille livres de rente en dot : on ne trouve pas tous les jours sur son chemin de pareilles impasses.

Oui. mais elle est la promise (l'expression alle- mande) d"un homme en crédit.

Joli ! son crédit, répliqua Jacques Collin en haus- sant les épauleSi. un intrigant, qui s'est fait des ennemis mortels, et qui n'a pas un ami ! Vous, au contraire, vous avez un protecteur puissant.

Moi ! quelqu'un me protège ?

Mais, sans cela, pensez-vous que je prendrais avec vous les mitaines que, depuis un quart d'heure, vous me voyez aux mains ?

Mais qui donc me veut du bien ? demanda le gra- veur.

Une parente respectable, qui vous attend avec impa- tience pour vous embrasser.

LA FAMILLE BEAUVISAGE 119

J'ai à Paris une parente ?

L'ne femme immensément riche, chez laquelle vous allez vous rendre de ma part, après toutefois que vous aurez eu soin de couper votre barbe, qui ^ous donne l'air d'un insurgé. Maintenant, livrez-moi tous vos ustensiles et allez retrouver madame votre tante, la comtesse douai- rière de Werchaiifi'en, rue de la Bienfaisance, 33. Je vais, moi, rester ici à instrumenter, dressant procès-ver- bal, comme si je n'avais pas trouvé le sieur Raymond. Ce soir, baron de Werchauffen, je vous verrai au domicile que je viens de vous indiquer, et nous nous expliquerons mieux.

Le Prussien commença à prendre confiance : il pensa que sans doute on voulait lui donner un rôle dans une intrigue plus ou moins honnête : mais, avec le métier que nous lui connaissons, et dans la situation désespérée il se trouvait alors, la perspective de quelque ténébreuse combinaison n'était pas faite pour l'inquiéter beaucoup. Vautrin lui paraissait d'ailleurs devoir être de bonne foi. lorsqu'il lui donnait l'ordre de faire disparaître sa barbe, qui, dans son signalement de prévenu, était le signe le plus caractéristique.

Je suis soupçonneux, dit-il néanmoins, laissez-moi d'abord me raser et faire un peu de toilette ; après, peut- être, nous pourrons causer.

Faisons mieux, dit Vautrin, vous m'avez l'air d'un gaillard à beaucoup exposer pour vivre dans le luxe et l'abondance. Si vous êtes docile et pas curieux, votre fortune est assurée, et cela sans courir l'ombre d'un dan- ger. On ne vous demande que de aous faire bien venir d'une jolie femme, et déjà vous a^ez mis les fers au feu. Habillez-vous ; moi je vous laisse. Dès que vous serez pomponné, rendez-vous à l'adresse que je viens de vous donner. Un quart d'heure après \otre départ, je revien- drai avec un g'rand appareil de justice saisir tout votre matériel de faux monnayeur, que vous aurez soin de lais- ser à ma disposition. Le baron de Werchauffen sera d'au- tant plus en repos sur le pavé de Paris, que le prussien Schirmer, dit Raymond, se trouvera plus gravement com- promis.

Voyant que cette proposition pleine de longanimité

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laissait encore à son interlocuteur quelque défiance :

Il me semble cependant, reprit Vautrin, que je suis d'assez bonne composition, car provisoirement je vous donne la clé des champs. Je sais bien si vous n'y alliez pas bon jeu bon argent, que je finirais toujours par vous repincer, mais enfin j'expose plus que vous dans cet ar- ransrement, et ne comprends pas votre hésitation.

Eh bien ! monsieur, dit le Prussien, j'accepte ; dans une demi-heure, prenez la peine de revenir ; vous êtes sûr, ajouta-t-il naïvement, de ne pas me trouver, mais j'aurai laissé tout mon outillage et tous mes travaux commencés.

A ce soir, jeune homme, dit M. de Saint-Estève en sortant ; vous vous rappelez, 33, rue de la Bienfaisance. Vous verrez qu'un bel avenir va s'ouvrir devant vous.

Resté seul, le faux monnayeur, après avoir un moment réfléchi, trouva plus sûr de suivre la voie tracée devant lui, que de se constituer en hostilité avec la police qui déjà avait la main sur lui. Il fit donc une toilette élégante, et intrigué, comme on peut le croire, se rendit à Tadrcsse que Vautrin lui avait donnée.

Madame la comtesse de Werchauffen ? dit-il à un valet de chambre d'excellente tenue qui vint lui ouvrir la porte d'une petite maison de bonne apparence, un peu après qu'il eut sonné.

C'est ici, répondit le valet de chambre, en le con- duisant à travers une petite cour sablée, dont un massif d"arbres verts surmonté d'un jet d'eau occupait le milieu.

Après a\oir traversé un vestibule pavé en mosaïque, le jeune Allemand monta un escalier garni de tapis, tra- versa un salon, et arriva à la porte d'une chambre à coucher le valet de chambre lui demanda qui il aurait l'honneur d'annoncer.

Le baron de Werchauffen.

A ce nom, jeté avec solennité par le domestique :

Faites entrer, dit la voix d'une vieille femme que le Prussien trouva en quelque sorte incrustée dans un vaste fauteuil tout matelassé d'oreillers, à la façon de celui du Malade imaginaire.

Mon neveu, dit la collaboratrice de Vautrin, nous ne nous connaissons pas ; mais M. Saint-Estève, qui

LA FAMILLE BEAU VISAGE 121

m'avait promis de vous retrouver, m'avait annoncé un garçon élégant et de bonnes manières ; je vois qu'il ne m'a pas trompée.

Madame, dit le jeune Allemand, je ne savais pas avoir à Paris une parente, et j'ai été tout à l'heure bien surpris...

Quand on vous a parlé de moi, interrompit la pré- tendue comtesse ; mais bien d'autres surprises vous sont réservées, si vous voulez vous montrer docile à mes con- seils et seconder les vues que j'ai depuis longtemps sur vous.

Pour témoigner qu'il entrait bien dans la comédie, et en même temps pour savoir si la respectable tante était la dupe ou la complice de Vautrin, le Prussien, qui était un aventurier de taille à faire sa partie avec les deux grands exécutants auxquels il allait avoir affaire, risqua une question imprudente; mais il y avait cependant pour lui moyen d'en revenir s'il eût senti la glace lui manquer sous les pieds.

Comment, demanda-t-il, se porte mon grand-oncle, le commandeur ?

Nous l'avons perdu l'an passé, répondit sans sour- ciller la Saint-Estève.

Et ma cousine, la chanoinesse ? dit encore le Prus- sien, car enfin, si le diable avait fait qu'il y eût juste- ment un commandeur dans la famille, il ne devait pas s'y trouver, de surcroît et à point, une chanoinesse pour donner raison à toutes ses hasardeuses curiosités.

Elle se porte à merveille, dit Jacqueline Collin du même ton indifférent : mais toujours ses manies ; elle a maintenant onze chats qui sont tout à fait les maîtres de son appartement. C'est une odeur à n'y pas tenir, et», quand ils sont malades, elle a exprès pour eux un mé- decin auquel elle fait une rente de trois cents florins.

Et vous, madame et chère tante, vous êtes toujours tourmentée par votre scialique ?

Non, elle me laisse en ce moment un peu de répit ; seulement, je me tiens chaudement, parce que mon doc- teur me recommande de grands ménagements ; mais vous allez voir, mon neveu, que je marche assez crânement.

Pendant qu'à un coup de sonnette le valet de cham-

122 LA FAMILLE BEALVISAGE

bre était entré et avait donné à la prétendue goutteuse, un bec-à-corbin, le Prussien méditait ce mot, peu parle- mentaire, de crânement, et se demandait quelle pouvait être celte femme dont le langage était si mal en rapport avec les apparences de sa situation sociale.

Donnez-moi votre bras, mon neveu, dit la Saint- Estève, que je vous fasse voir votre petit établissement.

Après avoir traversé le salon par lequel il était entré, le jeune Allemand fut conduit de l'autre côté du palier dans un appartement le confortable le plus recherché se montrait marié à l'élégance du meilleur goût.

Voilà vous percherez, mon enfant, dit la tante, mais quoique nous soyons porte à porte, vous ne serez pas gêné par le souci des devoirs que vous aurez à me rendre. Vous ne viendrez chez moi que quand je vous ferai appeler ; j'aime à être seule et à ne pas être inter- rompue dans mes méditations : c'est une manie de vieille femme. Pour vos entrées et sorties de jour et de nuit, vous n'aurez pas à vous occuper de moi : je sais que la jeunesse aime la liberté, et je veux que vous en usiez absolument comme si je n'étais pas dans la maison.

Ces conditions d'existence ne pouvaient être que très agréables à celui auquel on les expliquait.

Maintenant, continua la Saint-Estève, allons voir vos écuries.

Après qu'en faisant beaucoup de contorsions et de gri- maces, la Saint-Estève fut arri\ée nu bas fit' l'escalier, clic présenta à son neveu un cocher de tournure anglaise, qui les conduisit à une écurie, deux chevaux se prélas- saient ayant de la litière jusqu'au ventre.

Le Prussien vit ensuite un charmant coupé de la facture la plus moderne :

Tout cela, lui dit la Saint-Estève, est à vous, et vous n'aurez pas à vous occuper d'en payer l'entretien ; votre valet de chambre et votre cocher seront également à mon compte ; pour vos habits, vos menus plaisirs et votre nourriture, car je mange comme un oiseau et vous feriez avec moi un mauvais régime, vous pouvez compter tous les mois sur cent louis, qui, je pense, vous paraîtront une pension raisonnable. Maintenant, je vous rends votre li- berté ; soyez seulement exact ce soir à neuf heures pour

LA FAMILLE BEAUVISAGE 123

avoir une conférence avec M. Saint-Estève ; et>. tout en ne vous refusant aucun plaisir, tachez de vous conduire sagement.

Cette recommandation faite, madame Saint-Estève ren- tra dans son appartement et le Prussien alla prendre pos- session du sien.

Le premier objet qui frappa ses yeux en ouvrant le secrétaire de la chambre à coucher, fut un riche porte- monnaie contenant en or et en billets de banque, le pre- mier quartier de la pension mensuelle qui lui avait été annoncée.

Il donna ensuite son attention à une toilette en bois de rose tous les ustensiles étaient en argent et en ivoire sculpté.

Quand il eut fait la revue de l'appartement, Tapprenti dandy qui, par l'étrange transition tout à coup opérée dans sa vie, pouvait se croire la dupe d'un songe, voulut voir jusqu'à quel point il était obéi par ses domestiques. Il sonna, et aussitôt parut le valet de chambre.

Faites atteler ! lui dit-il.

Le domestique sorti, le baron de Werchauffen essaya de se recueillir, et il s'occupa de peser le pour et le contre de son aventure jusqu'au moment son valet de chambre vint annoncer :

La voiture de monsieur !

Au lieu d'être conduit au dépôt de la préfecture de po- lice, comme il en avait couru la chance, étendu sur les moelleux coussins de son coupé, ce singulier jouet de la destinée et des projets de Vautrin donna l'ordre qu'on le conduisît chez Véry, à la montre duquel il s'était plus d'une fois arrêté avec convoitise, dans le temps il allait faire emplette d'un humble morceau de fromage chez la fruitière de la rue Servandoni. Après un dîner succu- lent, arrosé de vin de Champagne, il eût été certainement achever sa soirée à l'Opéra, si, à neuf heures, il n'eût pas eu rendez-vous chez M. de Saint-Estève. Il se donna au moins le plaisir de descendre de son coupé flambant neuf, à la porte de Tortoni. et là, en véritable lycéer-. fjiii ne veut se refuser aucun des grands et petits bonheurs de la vie, il se fît servir un sorbet au marasquin.

La soirée était belle. Tout en fumant un ciq:are, le lion

124 LA FAMILLE BEAU VISAGE

de nouvelle fabrique foula majestueusement pendant un quart d'heure l'asphalte du boulevard, et, à neuf heures précises il était rendu rue de la Bienfaisance, déjà Vautrin l'attendait dans son appartement.

Monsieur le baron, lui dit celui-ci sans faire aucune allusion à leur rencontre de l'après-midi, vous avez peut- être quelque curiosité de savoir par quel côté vous pour- riez être agréable à madame votre tante qui a pour vous tant de bontés. Elle a un grand désir de vous voir marié, et, j'ajoute, un grand intérêt personnel qui, plus tard, vous sera expliqué. Sachant déjà ce que vous avez ébau- ché du côté de mademoiselle Beauvisage, elle donne son entière approbation à votre choix. Tout ce que nous de- mandons donc de vous, c'est de poursuivre dans la voie vous avez déjà débuté. La petite personne est pincée, et vous tomberiez bien au-dessous de l'opinion que nous avons de votre intelligence et de votre habileté, si, malgré les engagements qui peuvent avoir été pris avec M. de Trailles, vous ne parveniez pas à le supplanter. Ce futur est en ce moment absent, circonstance pour vous très heureuse. Poussez donc votre pointe, et si vous ne pouvez mieux faire, ma foi ! rendez le mariage inévitable. Tous les moyens sont bons quand le but est avouable.

D'ici à quelques jours, on vous introduira à l'hôtel Beauséant, et avec le Irain que vous a donné madame la comtesse de WerchaufCen,. il est impossible que vous y soyez mal accueilli. D'ailleurs, nous avons tous les moyens de vous faire bien venir ; mais rien ne serait possible si vous ne donniez au désir de madame votre tante un concours actif et dévoué ; ainsi, pas de demi- parole : peut-on compter sur vous ?

Je ferai de mon mieux, dit le jeune Allemand, seu- lement il y a de grandes difficultés.

On vous les aplanira. Ne vous occupez que de réussir auprès de mademoiselle Beauvisage. Quand vous aurez achevé ce que vous avez déjà si bien commencé, le reste ira de cire. Je ne dois pas, du reste, vous laisser ignorer que vous êtes engagé à réussir, car si, de votre fait, soit par tiédeur, soit par maladresse, la chose venait à manquer, la continuation de l'état de choses actuel pourrait être difficilement espéré.

LA FAMILLE BEAU VISAGE 125

Et alors, demanda le Prussien qu'arriverait-il ?

Eh ! des choses peu agréables, dont aous avez eu déjà l'avant-goût et que vous pouvez bien imaginer.

Alors, dit en riant l'Allemand, vaincre ou mourir.

Allons, vous prenez bien la chose, dit Vautrin. Cou- rage, donc, jeune homme, et à bientôt.

Et il mit fin à cette courte conférence en passant chez madame la comtesse de Werchauffen. qui, dit-il, en atten- dait a\"ec anxiété le résultat.

LA MESSE DE MARIAGE

Entre le chapitre qui commence et celui qui vient de finir, cinq ans se sont écoulés.

Parti au mois de novembre 1840, Sallenauve ne reparut à Paris qu'au commencement de 1845 ; on comprend que, durant cet intervalle, bien des choses avaient arriver.

En entreprendre le récit à notre compte, serait déme- surément allonger notre tâche, et d'ailleurs en l'absence du personnage autour duquel jusqu'ici ont gravité tous les incidents du drame, donner directement la parole à des figures et à des faits secondaires ne serait-ce pas aller contre cette sainte loi de l'unité dont l'observation reste d'autant plus impérieuse, que la narration est plus éten- due et plus accidentée.

Heureusement, en réunissant quelques fragments de la correspondance que Sallenauve, durant les quatre années de son exil volontaire, eut avec les amis qu'il avait laissés en France, nous pouvons brièvement et à peu de frais résumer tous les événements que le lecteur a besoin de connaître avant d'arriver aux péripéties de cette existence si romanesque et si agitée.

Six mois après le départ de Sallenauve, Bricheteau.. par l'intermédiaire de Mongenod, le banquier, recelait la let- tre suivante datée de Montevideo, février 1841 :

12G LA FAMILLE BEAUVISAGE

« Ma traversée, mon excellent ami, s'est accomplie de la manière la plus heureuse, et je vais tout d'abord vous ôter un grand souci. A mon arrivée, M. de Trailles, de- puis longtemps déjà, s'était embarqué pour retourner en France, il a être de retour très peu de temps après mon départ. C'est donc ailleurs, et dans un autre temps, que notre compte doit être réglé.

» Il est malheureusement trop vrai que,, par le mar- quis de Sallenauve, AL de Trailles a été mis au courant de ce que vous aviez confier à ce misérable. A moi- même, dès notre première rencontre, il m'a dit tout ce qu'il savait, et quand je lui reprochai son peu de discré- tion :

» Tiens, me répondit-il, pourquoi votre mère me laisse-t-elle ici dans l'embarras et manquant d'arsent ? J'ai élé trop heureux de trouver M. de Trailles ; sans ce gentilhomme, j'allais être conduit en prison pour dettes.

» Pour dettes de jeu, aurait-il pu ajouter, car il se livre à cette passion d'une manière effrénée et a trouvé dans ce pays plus qu'ailleurs l'occasion de la satisfaire. Loin de le laisser manquer d'argent, ma mère lui en a tenu toujours au-delà de ce qu'il fallait pour vivre d'une manière honorable : seulement, depuis la mort du docteur Francia, les envois ont été suspendus.

» C'est une grande fatalité qu'on ait eu l'idée d'intro- duire cet ignoble élément dans le drame de ma vie, jus- que-là conduit si habilement,, et voyez un peu, cher ami, ce que c'est que de s'écarter en quelque chose du droit chemin ! La supercherie de cette paternité, en somme, était innocente, car elle ne portait dommage à personne, et c'est par elle pourtant que nous avons péri.

» Ne prenez pas ceci pour un reproche, mon bon Bri- cheteau ; je sais qu'en entrant dans cette regrettable com- binaison, vous n'avez fait que continuer ce merveilleux parti-pris de dévoûment et d'abnégation dont vous aviez fait la loi de votre existence. On ordonnait et vous exécu- tiez, comme la main répond au simple mouvement de volonté. Quand je pense, que., dans l'intérêt de la fable, qui devait me rendre vraisemblable la reconnaissance de mon prétendu père, vous avez fait le voyage de Stockolm, rien que pour y mettre à la poste une lettre, de manière

LA FAMILLE BEALVISAGt 12/

à me la faire croire écrite de cet endroit, je reste confondu de rinfatigable ardeur de ce zèle qui n'a jamais eu qu'en lui-même sa récompense. Quel malheur qu'en cette der- nière rencontre, lorsque vous lut soumise l'idée de ce funeste mariage auquel ma mère se résignait dans ce qu'elle croyait mon intérêt, vous n'ayez pas enfin relevé la tête. Certes, vous aviez bien alors le droit de faire re- marquer qu'après tant de sacrifices et de services rendus, l'heure était enfin venue de réclamer votre récompense ; au lieu de cela, vous vous êtes, comme toujours, eflacé, et le malheur est venu de !

» Du reste, la Providence n'avait pas béni cette pensée ambitieuse que ma pauvre mère nourrissait pour moi, et tout l'enchaînement des circonstances, dans cette triste affaire, indique clairement que déjà Dieu avait disposé lorsque nous proposions.

» La disparition subite du docteur Francia, que l'on a trouvé mort un matin dans les appartements intérieurs de son palais, au moment où, pour nous, il eût été si né- cessaire qu'il vécût ; un intérêt politique que la France avait à Montevideo, conduisant AI. de Trailles dans ces parages lontains, il y avait si peu de probabilité qu'il dût se rencontrer avec le vieux marquis : notre ennemi mis ainsi sur la voie de cette correspondance que vous gardiez par-devers vous, tout en comprenant le danger de ne pas la détruire, ne sont-ce pas autant de coups annonçant l'intervention d'une volonté supérieure à toute notre sagesse et à toutes nos habiletés ?

» Aussi, quelle que soit la hauteur dont je suis tombé, me voyez-vous merveilleusement résigné à ma chute, et, sans le souci qui me reste de ma mère, je serais, je puis vous l'affirmer, bien près de croire qu'au fond de ce grand échec, il y a une véritable faveur de mon étoile.

)) Malheureusement., après tant d'années de séparation, les décrets d'en haut semblent encore vouloir reculer le moment il me sera donné d'embrasser celle à qui je dois la vie.

» La faveur dans laquelle elle était auprès du docteur Francia, et peut-être quelque chose qui a pu être deviné de ses desseins, l'ont mise en suspicion, et le gouverne- ment actuel du Para^^uay la retient, à ce qu'on croit, dans

128 LA FAMILLE BEAU VISAGE

une étroite captivité dont rien ne peut faire augurer le terme. L'aller rejoindre est une pensée dont vous imagi- nez bien, cher ami, que je suis grandement bourrelé, mais la politique soupçonneuse du dictateur, homme d'Etat remarquable, dans lequel il y avait du cardinal de Riche^ lieu, tenait avec soin les étrangers éloignés du territoire de sa république, et ceux qui parvenaient à y pénétrer n'avaient plus la liberté d'en sortir. Cette politique se perpétue aujourd'hui. Et si quelque chose a percé des projets dont j'avais pu être l'objet, on comprendra avec quelle vigueur elle s'appliquerait à moi en particulier. Même en m'introduisant dans le pays sous un nom in- connu, mon empressement à me rapprocher de ma mère, avec laquelle il n'est pas d'ailleurs probable qu'on me laissât communiquer, me désignerait comme ce ridicule prétendant dont on a peut-être défiance, et qui sait le traitement auquel je serais exposé ?

» Quoique plus loin de celle dont la délivrance est main- tenant la seule pensée de ma \ic. je suis ici mieux posé pour m'occuper efficacement de la rendre à la liberté. Je vous tiendrai, cher ami, au courant de mes démarches ultérieures, car je ne sais encore par quel côté j'aborderai cette couvre si ardue.

» Dites-moi un peu comment a été prise ma disparition de la scène politique et si les commentaires ont été bien malveillants ? M. de Rastignac a-t-il été fidèle à l'enga- gement qu'il avait pris de ne rien ébi-uiter, et Vautre per- sonne qui s'était chargée de le tenir en respect est-elle réellement posée de manière à avoir sur lui quelque ac- tion ? Enfin mettez-moi au courant de toutes les nouvelles et croyez au bien affectueux sentiment du plus dévoué de vos amis.

» P. S. Vous le voyez, je ne sais de quel nom vous si- gner cette lettre, car celui que vous m'avez ménagé me pèse, et je voudrais cesser de le porter ; mais je n'ai point trouvé auprès du marquis de Sallenauve toute la facilité que j'aurai cru à me défaire de ma filiation apocryphe. Un fils comme vous, m'a-t-il dit plus galamment que je ne l'aurais voulu, quand on l'a, on le garde, d'autant mieux, s'est-il empressé d'ajouter avec effronterie, que vous êtes riche, et qu'au besoin vous devriez des aliments à petit

LA FAMILLE BEAUVISAGE 129

père. Avec un pareil homme, les chances d'un procès pour constater sa paternité menaceraient de bien du scan- dale. Dans tous les cas, il faut attendre ; ce vieux cynique a brusquement disparu, et, autant que je puis croire, il n'est plus à Montevideo. Il est à croire que je lui ai fait peur, car je l'ai mené assez rudement. Probablement il sera passé à Buenos-Ayres, pour y faire le métier d'es- pion au profit de Rosas. Le président de la confédération Argentine accueille volontiers tout ce qui se déclare en- nemi de la république de l'Uruguay, et paie généreuse- ment les rapports qui lui sont faits sur la situation inté- rieure de l'Etat oriental. Mon noble père a tout ce qu'il faut pour cet honorable métier d'observateur à gages, Provisoirement, j'ai pris ici le nom de Deschamps, un nom qui n'appartient à personne, parce qu'il appartient à tout le monde, et c'est sous ce nom, cher Bricheteau, que vous m'écrirez, mais par la voie, la seule sûre, de l'excellent M. Mongenod, qui vous fera parvenir cette lettre. Adieu de rechef et amitiés. »

La réponse de Bricheteau, datée de mai 1841, contenait plusieurs faits importants.

« Il est vrai, écrivait-il, que -M. de Trailles a reparu fort peu de temps après \otre départ. La démission que vous m'aviez chargé de faire parvenir au président de la Cham- bre aussitôt que la session serait ouverte n'a pas laissé à l'illustre diplomate de grands loisirs pour se reposer des fatigues de son voyage.

» Aussitôt, il a fallu se mettre en route pour soutenir l'élection de Beauvisage, qui se portait héritier de votre siège ; comme vous vous en doutez bien, Beauvisage avait pour concurrent l'avocat Simon Giguet.

» La lutte n'a été ni chaude ni prolong-ée ; l'appui dé- claré du ministère, que Rastignac n'avait pu refuser à M. de Trailles pour son beau-père, a cette fois tout em- porté. La manière dont vous vous êtes séparé de vos électeurs, sans aucune espèce d'avis préalable, les avait vivement froissés : par représailles, ils se sont jetés entre les bras du candidat ministériel ; ils ont d'ailleurs calculé que le cabinet restauré paraissait avoir devant lui un

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long avenir, cl qu'il y aurait maladresse à s'engager pour quatre ans encore avec un homme de l'opposition qui, ne pouvant rien obtenir du pouvoir, ne leur offrirait pas au moins le dédommagement de son illustration.

» Vous me demandez, mon cher ami, quelle impression a produite dans le public votre brusque retraite ? D'abord, par votre parti elle n'a pas été vue de très bon œil ; vous avez été accusé d'égoïsme et d'insouciance politique, sans cependant que Ton ait été jusqu'à insinuer un marché de conscience. Ailleurs, on a prétendu que l'idée assez géné- ralement répandue de l'inaptitude des hommes d'imagina- tion aux affaires, recevait en votre personne une éclatante justification : Voyez, s'est-on dit, à peine a-t-il pu rester un an dans une même situation î Les uns pensent que vous êtes parti pour un voyage ayant un but artistique, d'au- tres que vous êtes allé rejoindre la Luigia. Après cela, je vous parle déjà bien au passé, car vous savez ce que c'est que Paris, et comme on y oublie vite les acteurs qui descendent de la scène. Aujourd'hui il n'est presque plus question de vous ; d'autres événements ont passé comme des vagues sur votre tête et ont en quelque façon sub- mergé votre souvenir.

» Entre ces événements, il faut vous mentionner le ma- riage de M. de Trailles, qui, après tant d'ajournements, vient enfin de s'accomplir ces jours-ci.

» Je puis vous en parler savamment : j'y ai assisté d'une place personne ne pouvait voir aussi bien tout ce qui se passait. Ceci vous paraîtra extraordinaire, mais rien n'est plus facile à expliquer. L'organiste de la pa- roisse où se faisait le mariage et qui devait toucher l'orgue pendant la cérémonie», est une de mes très anciennnes connaissances : retenu au lit par une indisposition, il m'écrivit un mot, en me priant de le remplacer, sans me dire le nom du marié, ce qui, d'ordinaire, ne nous im- porte guère ; entre confrères on ne se refuse jamais ces sortes de services.

» En arrivant à l'église, comme je vis un grand con- cours d'équipages, je m'informai auprès du souffleur, et ne fus pas peu surpris en apprenant que c'était pour M. le comte Maxime de Trailles que j'allais avoir à me mettre en frais d'improvisation. Par les moindres côtés, il sem-

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ble qu'entre nous et cet homme le contact soit inévitable.

» Avant l'entrée de la mariée, je pus examiner l'assis- tance, qui était véritablement des plus distinguées. Comme les Beauvisa^e ne connaissent que peu de monde à Paris, c'était évidemment pour le marié que se faisait toute cette affluence élégante. Voir un homme aussi décrié devenu l'objet d'un pareil empressement, serait vraiment inexpli- cable, si l'on ne savait qu'il a eu le talent de se faire extraordinaîrement redouter, et que, depuis sa mission d'outre-mer, il est en grande faveur auprès de M. de Rastignac, le ministre influent.

» Inutile de vous dire que M. de l'Estorade figurait parmi les invités qui avaient répondu à l'appel, et j'ai su depuis par madame de l'Estorade que, pour se dispenser de l'accompagner, elle avait eu à soutenir une lutte assez vive.

» Ce qui me passe, ajoutait-elle, en me racontant ce grand débat avec son mari, c'est d'apprendre que madame la duchesse de Grandlieu (voir Béatrix), la femme la plus Hère et la plus collet monté, était aussi aroc ses filles, et que, dans la sacristie, elle a fait à cette fille de bonnetier toute espèce de gracieusetés.

» Moi, mon cher ami, je n'ai pas de même sacrifié à l'idole ; et, en attendant l'apurement du compte que vous vous proposez de régler plus tard, j'ai fait à ce drôle une petite malice musicale qui n'est point passée inaperçue. C'est un véritable plat de mon métier, comme on dit, que je lui ai servi.

» D'abord, j'avais affecté de saluer son bonheur des motifs les plus lugubres et les plus lamentables qu'il me fût possible d'imaginer ; jamais on ne se serait cru à un mariage, et je n'eusse pas joué d'autre manière quand il se serait agi d'un enterrement. De ma place, dans la place fixée au-dessus du siège de l'organiste, pour qu'il puisse apercevoir ce qui se passe dans le chœur, je voyais le marié s'agiter avec impatience, se tourner vers l'orgue d'un air furieux et menaçant ; enfin, perdant patience, il appelle le suisse qui, sur son intimation, me détache un enfant de chœur chargé de me rappeler que je ne touche pas un Requiem, mais une messe de mariée.

Ah ! tu Aeux du jovial, me dis-je, monsieur le triom-

132 LA FAMILLE BEAUMSAGE

phateur ! Je prends alors pour sujet un air populaire, dont les paroles :

Gai ! Gai ! mariez-vous, Mettez-vous dans la misère.

sont aussi connues que le chant, et sur ce thème que son allure de vieux noël semble m'autoriser à choisir, je bàlis une fugue très savante, ma loi ! et très bien réussie, quij. pendant dix minutes, allusion sanglante de notre homme, lui inflige un véritable supplice.

)) L'affaire a manqué de devenir grosse ; M. de l'Es- torade m'en a parlé et m'a dit que Al. de Trailles ayant su que j'étais le coupable, n'avait pas mis en doute la pré- méditation, et, ce qui a achevé de le rendre furieux, trois jours après, comme il entrait au jockey-club, il fut salué par un chœur de ses amis, entonnant le fameux air, ciue voilà maintenant en quelque sorte rivé à son nom. De son côté, M. de Rastignac a fait venir M. Saint-Estève, et lui a dit qu'il y avait de ma part un commencement d'hos- tilité très grave et que j'y prisse garde ; que M. de Trailles était au courant de tout, et qu'une seconde insolence de cette force pourrait lui paraître l'avoir relevé de l'engage- ment de discrétion qu'il avait bien voulu prendre en suite de votre démission du siège d'Arcis.

» Alais Aï. Saint-Estève, en me faisant part de la me- nace, n'a pas semblé ému le moins du monde ; le tour est bon, m'a-t-il dit, et soyez tranquille, d'ici quelque temps, nos deux aboyeurs, qui parlent de nous mordre, seront solidement muselés.

» J'ai grande confiance dans cet auxiliaire, qui ne s'avance jamais sans être bien sûr de son fait, et qui, dans sa vie, a accompli des choses plus difficiles. La passion qu'il a de réparer sa faute est incroyable. Il ne parle ja- mais de vous que les larmes aux yeux, et prétend que si vous ne parvenez pas bientôt à délivrer votre mère, il ira vous rejoindre et vous aider dans cette entreprise. Je crois qu'en attendant, il ménage contre nos deux ennemis quelque terrible traquenard ; il dit aussi que les Beauvi- sage» qui vous ont persécuté, auront leur chapitre dans cette liquidation générale, et parle de tous ces résultats comme s'il les tenait dans la main.

LA FAMILLE BEAUVISAGE 133

» L'autre jour, je l'engageais à bien peser la moralité de ses moyens de vengeance.

» Avez-vous besoin de me recommander cela, me dit-il avec émotion, ne voyez-vous pas que la paternité est pour moi une autre vie ; que je suis un homme refait à neuf, et que je ne voudrais pas maintenant risquer une chose qui ne dût pas avoir l'approbation de mon fils ? Mais pour le défendre, ce cher enfant, je ne regarderai à rien, tout me paraîtra légitime ; je serai un tigre, et leur mangerai à tous les entrailles.

» Je lui fis remarquer qu'il y avait dans ce qu'il me disait quelque chose d'un peu contradictoire, et que \ous ne vouliez pas être protégé par des moyens que n'avouât pas la probité la plus exacte, et qu'enfin, vous n'aviez aucun empressement à être le fils d'un tigre.

» Danton, son grand-père, me répondit-il, leur eût fait couper à tous la tète ; ils en seront quittes avec moi à meilleur marché ; mais ils seront à genoux devant celui dont ils ont médité la ruine. S'attaquer à mon fils ! i\h ! les imprudents, ils ne savaient guère ce qu'ils faisaient ; et se servir de moi comme l'instrument de sa ruine !

)) La vérité est que son titre de père semble avoir trans- figuré cet homme. Il y a en lui des élans de tendresse et un dévoûment passionné qui font qu'on ne peut lui refuser son intérêt. C'était incontestablement une grande intelli- gence et une volonté puissante qui, placées sur une autre pente, auraient pu aboutir au grand.

» Je n'en dirai pas autant de AI. de l'Estorade : déjà il m'a pris de bien des manières pour savoir la cause de votre brusque départ qui jette évidemment du désarroi dans ses projets. Quant à Naïs, à laquelle je donne de temps à autre des leçons, vous êtes toujours son héros. Madame de l'Estorade, elle, ne m'a fait que cette seule question : Est-il vrai que son absence doive être si lon- gue ? Puis, comme je lui répondais que vous-même ne sauriez en mesurer la durée :

» Il faut encore, dit-elle, remercier la Providence de ce qu'on le sait vivant en quelque coin du monde, car il est de ceux qui d'ordinaire ne font que lui être montrés.

» Du reste, pas une question;, pas la moindre tentative pour pénétrer ce qu'elle sent être un grave mystère.

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134 LA FAMILLE BEAU\ ISAGE

se juge sa supériorité morale sur son mari : celui-ci ne cesse de tourner autour de votre secret : le pauvre esprit, il en est encore à s'apercevoir que je ne suis pas un homme que l'on fasse parler. »

VI

CE QUE C EST QUE DE NOUS

« Cher ami, écrivait Jacques Bricheteau à Sallename, vers la fin de juin, j'ai une triste nouvelle à vous appren- dre : le pauvre M. de l'Estorade, en quelques jours nous a été enlevé par un mal affreux, ce que les médecins appellent un cas rare, et que rien jusque-là n'avait lait présager chez lui.

» Il n'avait pas plus de cinquante quatre ans, bien que l'affection de foie dont il souffrait depuis longues années, lui donnât l'air infiniment plus âgé ; ainsi, ayez donc un mal bien défini, bien connu, que vous surveillez avec atten- tion, en vue duquel vous vous imposez un régime et des privations, pour qu'un beau matin, un autre agent de des- truction tout à fait imprévu, un intrus, si Ton peut ainsi parler, vous envahisse et ^ous emporte sans vous ''Oiiner même un moment pour vous recueillir et vous préparer. Le moyen, je vous prie, de baser quelque chose sur notre pauvre machine humaine ! il y a une paille ; c'est dans cet endroit que le métal doit céder ; point du tout ; la cassure s'opère sur un tout autre point, rien ne la faisait attendre. Je ne suis vraiment pas loin de me ranger à l'avis d'un homme que je trouvais autrefois paradoxal : de ma remarque d'aujourd'hui il avait fait un axiome : Jamais, disait-il, on ne meurt de sa maladie. ^

» Le pauvre M. de l'Estorade périt peut-être victiiue de son ministérialisme et de cette parlotterie fluide et sonore, qui lui avait donné à la Chambre des pairs une sorte d'im- portance. Après s'être très échauffé à la défense d'un pro- jet de loi que M. de Rastignac lui avait vivement recom-

LA FAMILLE BEAUVISAGE 135

mandé, il a bu un verre de limonade à la glace, et dès le soir a été pris par les premiers symptômes de la terrible affection à laquelle il a succombé.

» Ce jour-là justement j'étais allé donner une leçon à Nais ; comme j'arrivais, Al. de l'Estorade, qui n'avait presque pas dîné, disant qu'il se sentait un peu de grat- tement à la gorge, venait, sur les instances de sa femme, de se mettre au lit.

)) La leçon donnée, je voulus prendre congé de la com- tesse, qui, après nous avoir plusieurs fois quittés, Naïs et moi, pour aller savoir comment se trou\ait le malade, avait fini par ne revenir plus. Avant de partir, ayant fait demander par Lucas comment M. de l'Estorade se trou- vait, je vois la pauvre femme venant toute en émoi :

» Ah ! monsieur Bricheteau, me dit-elle, c'est bien plus grave que nous ne pensions ; il a une fièvre horrible, des frissons, des vertiges et un mal de tête des plus vio- lents.

» Puis-je entrer ? demandai-je.

» Madame de l'Estorade m'introduisit chez son mari en lui disant :

» C'est M. Bricheteau qui veut savoir comment vous êtes. J'eus tout aussitôt mauvaise opinion de ce que je voyais. A ce ton blafard et jaunâtre, qui d'ordinaire for- mait le teint du malade, avait succédé le rouge pourpre, et, ce qui me parut plus grave, il était déjà dans un état complet d'affaissement et d'indifférence, à ce point qu'il ne répondit rien à sa femme quand elle m'annonça et n'eut pas l'air de s'apercevoir que je fusse là.

» Sur ce arriva le docteur Bianchon. Par discrétion, je quittai la place, mais je restai dans l'antichambre à causer avec Lucas et à attendre le résultat de la visite du médecin.

» Un peu après, on sonna le vieux valet de chambre que bientôt je vis sortir de chez son maître, un papier à la main. C'était l'ordonnance que venait d'écrire le docteur. Ayant demandé à en prendre connaissance, je m'atten- dais à trouver des prescriptions anti-phlogistiques ; au lieu de cela, je vois que l'on commande au pharmacien une solution de chlorure de soude, et une potion dont la base me paraît être le quinquina.

136 LA FAMILLE BEAUVISAGE

» Diable ! pensai-je, ne supposant pas qu'un homme comme Brianchon pût faire fausse route, ce n'est pas une inflammation de ^orge, comme je me l'étais figuré, et alors je demeurai, afin de pouvoir parler à l'habile pra- ticien quand il sortirait.

)) Pendant que j'étais là, attendant, et avant que Lucas fût de retour, nouveau coup de sonnette, mais celui-là violent et comme accusant la détresse. Les autres domesti- ques n'étaient pas ou ne se pressaient pas d'arriver ; inquiet de ce qui se passait, je prends le parti d'entrer dans la chambre du malade. Je le trouve en proie à des vomissements ; occupée à lui tenir la tête, madame de l'Estorade ne fait pas même attention que ce soit moi, et ne me répond pas quand je lui demande à quoi je puis lui être utile.

» Bianchon alors me tire à part :

» \'ous êtes un ami de la maison ! me dit-il, ami serait peut-être trop dire ; mais une connaissance au moins. Enfin, continua Bianchon, voilà mon diagnostic; voyez ce que vous aurez à faire de ce renseignement. J'ai tout lieu de craindre une angine gangreneuse. C'est un cas peu commun, surtout dans les conditions d'existence du malade ; mais c'est un homme dont le sang depuis longtemps est appauvri, et chez lequel cette décomposition est très possible ; si elle a lien, on peut le tenir pour perdu ; mais il y a quelque chose de plus grave.

» Quelque chose de plus grave ? répétai-je avec épouvante.

» Oui, c'est un mal susceptible de se propager par contagion ; il y a ici une femme, des enfants.

» Docteur, dit alors madame de l'Estorade, venez donc voir les boutons qui, depuis un instant, se forment sur les bras : on dirait de la fièvre scarlatine.

» En se séparant de moi pour se rapprocher du lit du malade, Bianchon me fit signe qu'il avait dans cette érup- tion une confirmation de ses craintes.

» Vous me parliez, mon ami, dans votre dernière lettre, de ma disposition particulière à me jeter dans toutes sortes de dévoûments ; mais n'étais-je pas pris comme dans un piège, et pouvais-je penser à abandonner cette malheureuse femme au milieu des épouvantables diffi-

LA FAMILLE BEAU VISAGE 137

cultes que la révélation du docteur me faisait entrevoir ?

» Sur ces entrefaites. Lucas rentra, apportant les re- mèdes. Blanchon fit prendre une cuillerée de la potion, et ensuite dit à M. de l'Estorade :

» Il faudrait de temps à autre vous gargariser avec le contenu de cette bouteille (l'eau chlorurée). Vous voilà maintenant plus calme, je passerai ici vers les minuit avant de rentrer chez moi ; que cela ne vous inquiète pas, ce n'est pas que je vous trouve mal, mais il y aurait peut- être un purgatif à vous ordonner, pour couper court à tout, et autant vaudrait ne pas le remettre à demain.

» M. de l'Estorade ne répondit rien ; il était en effet plus calme, mais d'un calme qui ressemblait à l'anéantis- sement, Bianchon se mit en devoir de sortir, moi de le suivre ; madame de l'Estorade nous accompagna.

» 11 ne faudrait pas qu'il restât seul, dit Bianchon, qui évidemment aimait mieux me laisser le soin de la terrible communication.

» Lucas est là. dit madame de l'Estorade avec fer- meté. Voyons, docteur, ajouta-t-elle, parlez-moi franche- ment ; la vérité ne me fera pas plus malheureuse que je ne le suis de mes inquiétudes. Mon mari, n'est-il pas vrai? est très gravement atteint.

» J'entrevois, dit Bianchon, des complications qui peuvent nous donner beaucoup d'embarras ; cependant, rien n'est désespéré.

» Mais, dis-je alors, ce que vous me faisiez entre- voir, docteur, du danger que ce mal se gagnât ?

» Ah ! oui, il faut y prendre garde, répondit le mé- decin.

» Frappée à la fois dans mon mari et dans mes en- fants, s'écria la comtesse avec désespoir ! mais quelle est donc cette affreuse maladie ?

» Elle n'est pas déclarée, dit Bianchon ; cependant ce n'est pas une raison pour ne pas prendre ses précau- tions.

» Madame, m'empressé-je de dire, partez d'abord de l'idée que la Providence m'ayant fait trouver ici en ce moment, je ne vous abandonne pas. Maintenant, ce qui me paraît le plus urgent, c'est d'enlever Nais et Bené.

» Mais les envoyer ? dit la comtesse. Avec une

138 LA FAMILLE BEAUVISAGE

foule de connaissances, excepté madame de Camps, qui n'est pas en ce moment à Paris, je n'ai pas une amie ul- time.

» René, répondis-je, peut d'abord, sans aucun in- convénient, être envoyé au chalet^ entre les mains du vieux Philippe, il sera à merveille. Quant à Naïs, elle est déjà bien grande fille pour aller, sans sa mère, s'installer chez M. de Sallenauve, quoique tout le monde le sache hors de France ; mais ne pourriez-vous prier madame de la Bàstie de la garder pendant quelques jours ?

» Madame de la Bâstie a des enfants, et Nais est déjà une pestiférée, répondit la comtesse ; il ne s'agit pas d'ailleurs, ici, de convention et de convenances ; avec sa bonne anglaise, qui est une fille d'un âge mûr, et son frère René, ma fille<. dans l'horrible malheur qui vient de frapper cette maison, peut bien aller passer quelques jours à Ville-d'Avray.

» D'autant mieux, repartis-je, que je n'y paraîtrai pas. car, si vous voulez bien me souffrir, je m'offre à vous aider dans les soins à donner au malade.

» Je ne vous parle pas de vous, madame, dit Bian- chon.

» Oh ! pour moi, monsieur, ma place est ici. Eh bien ! continua le docteur, il faudrait mettre or- dre aussitôt au départ des enfants, car c'est pour eux sur- tout que la contagion serait menaçante. Dans quelques heures je vous reverrai. » Et il sortit.

» Aussitôt après son départ nous rentrâmes dans la chambre du malade que nous trouvâmes dans le même état d'a])attement inerte ; madame de l'Estorade fit aussitôt part à Lucas de ce qui venait d'être dit, et quoique le bon- homme, vous le savez, ait assez soin de sa petite per- sonne, il déclara ne pas vouloir abandonner son maître. Chargé de prévenir les autres domestiques, il revint peu après, annonçant qu'aucun d'eux ne voulait quitter ma- dame ; il ne s'agissait donc plus que de penser au dépay- sem.ent des enfants.

)) Les préparatifs rapidement faits, il fut convenu que j'accompagnerais Naïs et René avec la bonne anglaise. Au moment je prenais congé de madame de l'Estorade,

LA FAMILLE BEAUVISAGE 139

elle se crut sans doute obligée de m'engager à bien cal- culer le dévoûment dont j'avais montré l'intention.

» Comme je ne la laissais pas finir :

» Je n'insiste pas, dit-elle, sur mes scrupules ; je sais que vous et M. de Sallenauve êtes de cette école qui ne recule jamais dans la voie des sacrifices, et me serrant la main :

» Revenez donc vite, ajouta-t-elle. car vous êtes une partie de mon courage.

» On dit aux enfants que leur père avait la fièvre scar- latine et je les laissai bien installés au chalet et sans grand souci de l'issue de la maladie. Si Nais, qui ne se dément pas au sujet de ses sentiments pour vous, avait eu besoin d'être consolée, elle se serait trouvée moins malheureuse par l'idée qu'elle allait habiter votre maison.

» Pendant mon absence, car, malgré toute ma dili- gence, je ne pus être de retour que passé minuit, Bian- chon était venu, il avait trouvé plutôt une légère amélio- ration que de l'aggravation dans la marche des symp- tômes.

» Les malheureux se prennent si facilement aux moin- dres lueurs d'espérance !

» Oh ! monsieur Bricheteau, me dit madame de l'Estorade, j'ai tant prié Dieu pendant votre absence ! il m'exaucera, allez, et nous le sauverons.

» La comtesse ne voulut pas qu'aucun des domestiques veillât ; pour nous, il ne fut pas seulement question de quitter un moment la place.

» Comme tout arrive mal ! me dit pendant la nuit la comtesse, au milieu de ces conversations à bâtons rom- pus qui se tiennent au chevet des malades ; mon père, le comte de Maucombe, qui n'a pas quitté Marseille depuis plus de dix ans, m'écrit qu'il veut encore faire un tour à Paris avant de mourir, et m'annonce sa venue pour dans quelques jours. Demain, après-demain, il peut nous tom- ber au milieu de cet affreux souci.

» Nous convînmes que jusqu'à nouvel ordre on ne ferait rien dire à Armand, qui, au collège, avait le bon- heur d'ignorer ; et que, pour nous aider dans les soins auxquels nous nous trouvions assez inexpérimentés, le lendemain on irait au couvent de la rue Notre-Dames-des-

140 LA FAMILLE BEAUVISAGE

Champs chercher une de ces pieuses gardes-malades qu'on appelle, je cioi;^. les Sœurs de la Miséricorde.

)) Après une nuit passablement calme, nous vîmes de bonne heure arriver le médecin. Quand il eut examiné l'état de la bouche, je vis à son air que tout était perdu ; moi-môme d'ailleurs, l'assistant dans cet examen, j'avais remarqué que l'arrière-gorge était rouge-pourpre avec des taches blanchâtres entourées d'une auréole d'un rouge plus foncé, qui affectaient en même temps diverses par- ties de l'isthme du gosier. L'haleine du malade était de- venue odieusement fétide, les vomissements reparurent, et l'état général, aussi bien que l'affection locale, avait évidemment très empiré.

)) Je vous fais grâce, cher ami, des autres détails de la maladie : ils sont repoussants et horribles ; passant al- ternativement du délire à l'état comateux, le malheureux ne se sentit pas mourir, et l'être moral ne fut soumis chez lui à aucune de ces luttes déchirantes qui rendent si dou- loureux le dernier passage. Il n'eut pas même la cons- cience de ce qui se faisait autour de lui, quand on lui ad- ministra les sacrements. Madame de l'Estorade,. elle, se montra d'un courage admirable. Quand tout fut fnii, après nous être soumis par le conseil du docteur à une fumigation désinfectante, nous partîmes pour chercher Armand au collège, et de nous rendre au chalet, cette folle création de Louise de Chaulieu, ce nid de ses amours, autour duquel il semble que la Providence se plaise à ne grouper que des idées de deuil.

» En apprenant le coup qui venait de le frapper. M. Ar- mand nous fit une scène de mélodrame :

» Et l'on ne m'a pas appelé ! répétait-il sans cesse, pour dire adieu à mon peere.

» On eut beau lui objecter le danger de la contagion, l'inutilité d'une entrevue il n'eût plus été qu'en pré- sence d'un cadavre vivant :

» Oh ! non, ma mère, dit-il avec une dureté qui lui parut donner une haute idée de la profondeur de sa ten- dresse filiale, jamais je ne vous pardonnerai de m'avoir dérobé mon père dans ses derniers moments.

» Ce reproche si peu mérité fît un mal affreux à la pauvre comtesse, et je crois que, gâté horriblement par

LA FAMILLE BEAUVISAGE 141

elle, ce petit monsieur lui fera clans l'avenir chèrement payer ses imprudentes exagérations d'amour maternel.

» Après avoir assisté, au châletj à une scène déchirante, l'entrevue de la mère avec les enfants, je repartis pour Paris, m'attendaient encore bien des soins odieux.

» Le docteur Blanchon n'avait pas eu de peine à per- suader à madame de l'Estorade que, dans l'intérêt de la santé de ses enfants, elle devait faire procéder à un examen posthume du corps de son mari. Il était important de constater la nature et l'étendue de l'affection organique du foie, dès longtemps reconnue chez le défunt. Cette maladie étant de celles qui peuvent se communiquer par hérédité, d'importantes lumières devaient être espérées pour l'avenir de l'ouverture du cadavre.

» L'usage en pareil cas est qu'un parent ou un ami de la famille soit présent à la lugubre exploration. Le père de madame de l'Estorade, le comte de Maucombe. était arrivé comme il nous en avait menacés, et je l'avais trouvé au chalet sur lequel nous l'avions dirigé aussitôt qu'il était débarqué à Paris. Comme c'est un homme vert encore et un Marseillais pur sang, qui ne me parut pas prendre très vivement le malheur arrivé, je ne vis pas d'inconvénient à lui offrir la triste mission dont je ne pouvais convenablement me charger qu'à son défaut.

» Eh je suis venu à Paris pour m'égayer.. me répon- dit-il en grasseyant ; ce que vous me proposez, je le rê- verais pour la fin de mes jours.

» Impossible de le faire démarrer de ce bel argument.

» J'eus donc encore le devoir d'assister à cette céré- monie épouvantable que l'on appelle une autopsie. La conclusion des docteurs fut qu'à défaut de l'angine le défunt aurait probablement succombé à un abcès du foie en voie de se former ; ainsi une année de vie tout au plus qu'eût empoisonnée une lutte avec un mal douloureux et probablement incurable, voilà ce que le pauvre M. de l'Estorade a perdu.

» La mode étant aujourd'hui aux embaumements, ma- dame de l'Estorade a désiré que ce soin fût pris pour les restes mortels de son mari, et l'on peut dire qu'à ce traite- ment il avait une espèce de droit, car, sous l'Empire, les sénateurs, auxquels a succédé la pairie, étaient embaumés

142 LA FAMILLE BEAUVISAGE

officiellement, et le pharmacien Boudet, chargé de cette lugubre mission, a consigné dans plusieurs recueils médi- caux la recette compliquée et dispendieuse qu'il appli- quait à ces morts illustres.

» Depuis, l'art des embaumements a fait un grand pas ; et forcé d'assister à celui de M. de l'Estorade, je n'ai eu le spectacle d'aucune mutilation hideuse et d'aucune dé- goûtante cuisine. Au moyen d'une seringu^. on injecte chez le sujet, par l'artère poplitée, environ quatre litres d'une solution de chlorure de zinc ; et, loin que cette opé ration ait quelque chose de repoussant, elle est au con- traire consolante, car, à mesure que l'injection pénètre dans le système vasculaire, on voit les formes affaissées et flétries du cadavre se relever et se dessiner de nomeau. Le changement que l'infiltration du liquide conservateur opère dans l'aspect du visage est surtout quelque chose de merveilleux, et à l'effrayant aspect de la mort semble succéder celui du sommeil le plus calme et le plus pai- sible.

» L'enterrement fut magnifique, et l'on peut dire que tout Paris y était. M. Armand conduisait le deuil avec l'aplomb d'un homme fait, et sa douleur, qui me parut avoir un peu trop de gravité stoïque, contrastait avec la naïveté des émotions du pauvre petit René, qui, pendant toute la cérémonie, ne cessa de pleurer à chaudes larmes.

» Le grand-père, M. de Maucombe, qui avait décliné la mission que je vous ai dite, voulut, bien que, comme as- cendant, il eût très bien pu s'en dispenser, assister au convoi. Ces gens du Midi ont un goût prononcé pour tout ce qui est pompe et cérémonies.

» Comme nous sortions du cimetière, il vit passer M. de Lanty qui avait fait partie de l'assistance.

» C'est M. de Lanty, me dit-il, ce petit homme ?

» Sur ma réponse affirmative, il se mit à rire. Comme je le regardais avec étonnement :

» Je l'ai connu dans le temps à Marseille, ajouta le Provençal, et sa femme aussi.

» .Je ne trouvai ni le lieu ni le moment bien choisis pour pousser à une plus ample confidence ; mais, au ton du vieux gentilhomme, qui dans le temps a être un fort bel homme, il me fut facile de comprendre que la

LA FAMILLE BEALVISAGE 143

i-essemblance de madame de TEstorade et de Marianina se- rait, plus que nous ne l'avions cru jusqu'ici, facile à ex- pliquer.

» Quand, après la triste cérémonie, nous revînmes à Ville-d'Avray retrouver madame de l'Estorade, Nais me dit ces paroles significatives :

» Même absent, M. de Sallenauve est encore, comme disait mon pauvre père, la providence de notre famille ; sa maison est ajourd'hui notre asile, et c'est par lui, monsieur, que nous vous avons connu, vous qui, dans notre malheur,, avez été si secourable à ma pauvre mère. Si vous lui écrivez, à ce bon sauveur, dites-lui que je lui suis toujours bien reconnaissante, et que je veux reporter sur lui toute la tendresse que j'avais pour mon père.

)) Vous voyez, cher ami, que ce sentiment tend à de- venir sérieux et qu'il est temps d'y mettre ordre, car l'enfant a aujourd'hui quinze ans, et son langage long- temps enfantin arrive à se mettre au niveau de ses senti- ments, qui ne le furent jamais. Je parlerai à madame de l'Estorade aussitôt qu'elle sera en mesure de m'entendre, et vous-même, si, comme je le pense, vous jugez conve- nable de lui écrire, ferez bien de ^ous expliquer avec elle sur vos dispositions,' que les événements arrivés dans votre vie ne me paraissent pas avoir modifier.

» J'ai vu, il y a quelque temps, M. de Saint-Estève. Il me dit qu'il travaillait sérieusement à votre retour, mais que cela était plus long qu'il n'avait pensé. Rien n'a d'ailleurs grouillé du côté des Rastignac et des Maxime ; pour moi, vous savez ce que je vous suis. »

VU

RUE DE LA BIENFAISANCE

Trois mois plus tard, au mois de septembre 1841, c'est- à-dire juste un an après l'époque Rastig-nac avait fait ûavasion dans les souterrains de la vie de Sallenauve,

14 i LA FAMILLE BEAU VISAGE

Jacques Bricheteau adressait à ce dernier la relation qui suit :

« Cher ami, je reçus hier un mot de M. Saint-Estè\e ; il m'engageait à me trouver, le lendemain, à trois heures précises de l'après-midi, rue de la Bienfaisance, quar- tier dit de la Petite-Pologne, chez madame la comtesse de Werchauffen, il se rendrait de son côté. Vos affaires, qui, selon toute apparence, allaient prendre une face nou- velle, devaient être l'objet de la réunion.

» Exact au rendez-vous, je trouvai une petite maison coquette, des A'alets de très bonne tenue, et fus introduit dans un salon déjà attendait M. Saint-Estève.

J'espère que nous allons rire, me dit-il et prendre enfin notre revanche, regardez ; écoutez ; ne vous éton- nez de rien ; avec des ennemis comme ceux auxquels nous avions affaire, tout ce qui pourra vous paraître étrange, était impérieusement commandé, et vous verrez en fin de cause, qu'il n'y a pas de luxe dans notre vengeance.

» Un peu après, la porte du salon s'ouvrit, et une femme âgée, d'une figure assez repoussante, fut amenée par un domestique qui la soutenait sous les bras pendant qu'elle-même s'aidait d'une canne à béquille.

» Quand elle eut été installée dans un vaste fauteuil :

» Monsieur Bricheteau ! ma vieille, dit M. Saint- Estève en me présentant.

» Enchantée de faire sa connaissance, répondit la vieille femme ; c'est un cœur comme on en voit peu. Mais, dis donc, ajouta-t-elle, il est trois heures un quart, et Raslignac me fait l'effet de manquer au rendez-vous ?

» Ah ! ma chère, à un homme aussi occupé on peut donner le quart d'heure de grâce ; tiens, voilà le brouillon du billet qu'il a reçu de toi, et que, comme tu penses, j'ai bien médité. Vois un peu si, après ce poulet, il peut t'être cruel ?

)) En disant cela, M. Saint-Estève tirait de sa poche un papier, et nous lut approchant ceci :

« La comtesse douairière de Werchauffen, qui a en » dépôt chez le baron de Nucingen la somme de six cent )) mille livres, aurait à entretenir monsieur le comte de » Rastignac de plusieurs choses importantes concernant » le nommé Sallenauve, qu'elle a eu l'occasion de ren-

LA FAMILLE BEAUVISAGE 145

» contrer à Montevideo. Elle regrette que les douleurs » d'une sciatique dont elle est tourmentée ne lui per- » mettent pas de demander à monsieur le comte de Ras- » tignac la faveur d'une audience. Elle aura l'honneur de » l'attendre chez elle demain, rue de la Bienfaisance. 33, » vers les trois heures. Elle espère que monsieur le » comte de Rastignac, qui lui paraît avoir un grand inté- » rèt à cette communication, sera exact à ce rendez-vous. » et le prie d'agréer ses civilités les plus empressées. »

» Daté d'hier soir, ajouta M. Saint-Estève, en lî- nissant de lire ; il aura le temps de se renseigner au- près de son beau-père, et une comtesse douairière qui a six cent mille francs chez Nucingen je les ai fait déposer il y a quelques jours sous ton nom d'outre-Rhin, lui aura certainement paru vraisemblable.

» Permettez, dis-je alors, mon cher monsieur Saint- Estève, madame n'est donc pas ?...

Voulez-vous, me répondit Saint-Estève en m'inter- rompant avec ^'ivacité, que M. de Sallenauve puisse être ici dans trois mois et à l'abri de toute recherche de la part de ses ennemis ?

Cela ne fait pas question, repartis-je.

Eh bien ! laissez-nous faire ; on a employé contre lui des moyens infâmes ; les nôtres ne seront que diver- tissants.

» A ce moment, un domestique annonça M. le comte de Rastignac.

» Quand il aperçut M. Saint-Estève et moi. le ministre parut un peu surpris. Cependant il fît bonne contenance et dit poliment à la vieille dame :

» Madame, je me rends à vos ordres.

» En voyant ici ces messieurs, dit alors la préten- due comtesse, vous comprenez tout d'abord, monsieur le comte, qu'il s'a,2:it de concilier une affaire qui a donné à tout le monde bien du souci.

» Peut-être, répondit le ministre, eùt-il été plus régulier que je fusse avisé du but exprès de notre entre- tien.

» Voulez-vous dire, monsieur, dit Saint-Estève que vous ne seriez pas \enu ? Vous auriez fait une grande faute, car vous avez ici plus à gagner que nous.

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146 LA FAMILLE lîLAUVISAGE

» Enfin, me voici et je vous écoute, dit Rastignac en prenant de lui-même un siège que l'on oubliait de lui offrir.

» Si vous le permettez, dit Saint-Estève, nous atten- drons pour commencer que M. le comte Maxime de Trailles soit présent. Il serait inutile de mettre en deux tomes une communication vous et lui, monsieur le comte, avez un même intérêt.

» En même temps il sonna et dit au domestique qui aussitôt se présenta :

» Avertissez la personne qui est chez le baron, cfue madame la comtesse est disposée à le recevoir.

» Il se fit ensuite un silence assez embarrassant pour tous.

» Comment s<^ porte monsieur le baron de Nucin- gen ? demanda la soi-disant comtesse pour occuper le tapis.

» Très bien, madame, répondit Rastignac ; il était chez moi ce matin, et il m"a chargé de vous dire qu'un de ces jours il aurait l'honneur de vous voir, et comme sa compatriote et comme sa cliente.

» A ce moment, le domestique annonça M. le comte Maxime de Trailles ; son étonnement fut encore plus marqué que celui du ministre.

» En voyant Rastignac, comme on fait d'instinct quand on rencontre un homme de connaissance dans un lieu l'on se sent fourvoyé, il alla à lui et lui donna la main ; ce fut seulement après avoir cédé à ce premier mouve- ment que, s'adressant à la maîtresse de la maison, il lui demanda madame la comtesse de Werchauffen.

» C'est à elle, dit Saint-Estève, se chargeant de la réponse, que vous avez l'honneur de parler.

» Ça ! dit M. de Trailles en regardant attentivement la vieille femme : mais j'ai connu madame, il me semble, sous un tout autre nom.

» Effectivement, répondit la soi-disant comtesse, je m'appelle aussi quelquefois madame Saint-Estève, de même que mon neveu ici présent s'est appelé le comte Halphertius à l'occasion.

» Le gendre des Beauvisagc parut prêt à tomber de son haut, et dit à Rastismac :

LA FAMILLE BEALVISAGE 'il

» Que signifie tout cela ?

» Madame, que je ne connaissais que de réputation, répondit le ministre', m'a écrit sous son nom de rechange, me priant de passer chez elle pour m'entretenir de M. de Sallenauve. Quant à monsieur, que je connais très bien, c'est en effet M. Saint-Estève, le célèbre chei' de la police de sûreté.

» Alors, dit insolemment M. de Trailles, nous som- mes au moins dans une maison sûre, si nous ne sommes pas dans la compagnie la plus excellente qui se puisse désirer.

» Dans tous les cas, pour vous rassurer, il y a ici un homme très honorable, répondit Saint-Estève en me désignant ; j'ajouterai même qu'il n'y a ici de complè- tement honorable que lui.

» Monsieur Saint-Estève. dit Rastignac avec un sang-froid de très bon goût, si les communications que vous avez à nous faire vous donnent le droit d'imperti- nence, veuillez au moins vous rappeler que nous sommes vos hôtes.

» C'est juste, monsieur le ministre, et l'outrecui- dance de ce gentilhomme m'a fait manquer au plus saint des devoirs, qui n'est pas V insurrection, comme on l'a dit, mais l'hospitalité. Veuillez donc, messieurs, prendre place, et, à la suite de cette petite ouverture les ins- truments ne se sont pas trouvés parfaitement daccord, le spectacle va commencer.

» Après qu'on se fut assis :

» Mon cher monsieur Jacques Bricheteau, me dit Saint-Estève en s'adressant à moi, il y a un an. à peu près, des papiers secrets furent enlevés de votre domicile, et, par suite d'un complot très habilement ourdi et dont je fus le naïf instrument, ces papiers passèrent aux mains de M. le comte de Rastignac, devant lequel j'ai l'honneur de parler. Maître de ces documents, M. le ministre put avoir la prétention de faire des conditions à un homme éminent que, vous et moi, portons dans notre cœur, et la carrière de cet homme fut brisée. Je n'entre pas dans la question de savoir si la manière dont on s'était procuré l'arme dont on le frappait n'avait pas quelque chose d'un peu risqué. Je veux admettre que la politique est une par-

148 LA FAMILLE DEAUMSAGE

tie que chacun joue à sa façon. Ces deux messieurs, cha- cun pour des raisons à eux personnelles, avaient besoin que le siège d"Arcis-sur-Aube devînt vacant ; M. de Sal- lenauve, sans céder à l'intin^idation, mais dans un pieux intérêt, allait quitter la France ; il y avait donc lieu, ce semble, une fois son départ arrêté, de vous restituer cette correspondance que, par mille raisons, vous deviez dési- rer voir rentrer dans vos mains. Quand je parlai à M. de Rastignac d'opérer cette restitution, tel ne fut pas son point de vue : il lui était plus agréable que nous restas- sions ses humbles serviteurs à perpétuité.

» Ici M. Saint-Estève fît une pause comme s'il s'était attendu à une interruption ; personne n'ayant bougé, il reprit :

» Cette position à nous, ne pouvait nous convenir. Je laissai cependant à M. le ministre la satisfaction de croire ciue je l'acceptais avec une parfaite résignation, et je m'effaçai devant lui comme je ne sache pas que personne ait jamais fait devant un homme : ce prétendu aplatissement, c'était aussi ma partie que je jouais. Les gens les plus haut placés, quand on y regarde bien près, ont toujours à travers leur vie des côtés vulnérables comme il s'en est trouvé dans la vie de M. le député d'Arcis. Chez ces deux messieurs qui m'écoutent j'ai fini, du fond de mon néant, par découvrir un défaut de cui- rasse qui change notablement les rôles. A notre tour, si je ne me trompe, nous avons l'avantage de leur tenir un peu le pied sur la gorge ; en sorte qu'il y a lieu d'entrer avec eux en composition.

» Allez au fait, monsieur, dit M. de Trailles avec impatience ; vous semblez prendre plaisir à éterniser l'exposé assez inutile d'une situation connue de tous.

» Votre observation, monsieur, répondit Saint-Es- tève, ne manqua pas de vérité, et, en effet, je distille ; mais j'aurai l'honneur de vous faire remarquer que l'an dernier, à la même époque, M. le comte de Rastignac, trois heures durant, passa à l'alambic la vie de l'homme estimable au profit duquel je pratique aujourd'hui la même opération...

» Voi:3 me prêtez, dit M. de Rastignac en interrom- pant, une intention qui ne fut jamais la mienne. J'avais le

LA FAMILLE BEAUVISAGE 149

devoir de mettre M. de Sallenauve au courant d'un monde d'événements ; vous n'avez pas, je pense, à nous faire une communication de cette étendue.

» Eh bien donc ! messieurs, reprit Saint-Estève, pour vous le faire de court, vous êtes mariés l'un et l'au- tre, et. permettez-moi de vous le dire avec la brutale franchise qui est dans mes habitudes, vous ne surveillez pas comme il faut vos femmes.

» Monsieur, dit M. de Trailles avec véhémence, je vous défends de prononcer en pareil lieu le nom de madame de Trailles.

» M. de Rastignac lui fit signe de se contenir.

» Vous feriez bien mieux, répondit M. Saint-Eslève, de lui défendre d'écrire à votre ami Al. le baron de Wer- chauffen des lettres extrêmement légères, pour ne pas dire plus.

» M. de Trailles fit un geste ému et sembla vouloir par- ler :

» Mais, monsieur, s'écria son terrible interlocuteur, nous les avons, ces lettres, et quand vous en nierez l'exis- tence, cela prouvera tout simplement, ce qui est très croyable, qu'elles ne vous ont pas été montrées. Vous vous plaigniez tout à Theure que je fusse long dans mes exposés ; mais si vous m'interrompez ainsi à tout propos, vous devez le concevoir, nous n'en finirons jamais.

» Vous me ferez au moins l'honneur de me montrer ces édifiantes épîtres.

» Par Dieu ! dit Saint-Estève, pourquoi donc seriez- vous ici ? Mais le moment n'était pas venu. Vous me bou- leversez tout mon programme.

» Comme il est impossible, répondit M. de Trailles, que ces lettres soient de la personne que vous dites, et qu'elles ne peuvent être que l'œuvre de quelque habile faussaire, j'entends qu'à l'instant même elles me soient communiquées.

» Soit ! donne-moi le paquet, Jacqueline.

» Madame Saint-Estève tira de sa poche une liasse pas- sablement volumineuse de lettres réunies par une faveur verte. Saint-Estève, sans détacher le paquet, se contenta d'en extraire une, et la présentant à M. de Trailles :

150 LA FAMILLE BEAUVISAGE

» Tenez, monsieur le comte, dit-il, la première tou- chée : toutes se \alent.

» M. de Trailles s'approcha d'une fenêtre, examina at- tentivement l'écriture et dit ensuite avec solennité :

» Cette écriture peut être habilement imitée ; mais je nie qu'elle soit de la personne à laquelle on ose ici l'attribuer.

» Très bien, dit Saint-Estève, les tribunaux aidés de MM. les experts en écriture décideront la question.

» Comment ! les tribunaux ?

» Naturellement : mon intention, si nous ne nous arrangeons pas, étant de donner à ces contrefaçons de l'écriture et du style de madame la comtesse de Trailles toute la publicité imaginable, vous ne manquerez pas de me faire un procès en diffamation ; alors, je produirai les originaux à l'audience.

» Tout ceci, monsieur, s'écria M. de Trailles, est une affreuse affaire de chantage ; mais vous n'en êtes pas avec moi vous croyez.

» Monsieur le comte, répondit tranquillement Saint- Estève, je crois qu'il est important pour nous tous que vous preniez le temps de réfléchir et de vous calmer. Je vais donc passer aux explications que je dois à M. le comte de Rastignac, et ensuite je reprendrai les autres communications bien autrement graves que je tiens en- core en réserve pour vous.

» Voyons, monsieur Saint-Estève, dit Rastignac d'un ton protecteur.

» Sa grande force comme homme d'Etat, nous le sa- vons déjà l'un et l'autre, est de se posséder presque tou- jours et de conserver dans ses plus grandes colères et ses plus grandes insolences des formes mesurées et polies.

» Prenant un accent doucereux :

» Ce sont aussi deux petites lettres, dit en souriant M. Saint-Estève, et tout d'abord je dois vous expliquer de qui je les tiens ; cela coupera court, je pense, à toute question d'authenticité ; elles m'ont été remises par le colonel Franchessini.

» Franchessini ! c'est impossible, dit Rastignac.

» Diable î fit le collecteur d'autographes, si à cha- cune de mes assertions, on me répond : c'est impossible,

LA FAMILLE BEAUVISAGE 151

nous ne sortirons jamais de cette négociation ; mais qu'est-ce qui vous paraît impossible, monsieur le minis- tre ? que madame la comtesse de Rastignac ait écrit les lettres en question ? vous savez bien que vos torts avec elle sont graves, qu'ils sont publics, et ma foi ! tant va la cruche à l'eau ! une femme se venge.

» Mais Franchessini est mon ami, dit Rastignac.

» Eh bien î justement, ce sont toujours les amis...

» De plus, il est homme d'honneur, et en supposant qu'il eût été détenteur d'une correspondance, il ne l'eût certes pas remise en vos mains.

» Il l'a remise, monsieur le ministre, et pour plu- sieurs raisons, La première, c'est que, s'il est votre ami, il est encore plus le mien. La preuve, c'est que tout le secret que vous avez surpris, je n'ai pas hésité à le lui confier. Comme moi, il a été indigné de votre procédé à l'égard de M. de Sallenauve ; et, quand je l'ai sommé, au nom de tous les souvenirs de notre ancienne amitié, de me remettre les lettres que sa position de consolateur dé- claré auprès de madame de l\astignac avait amener dans ses mains, en déférant à mon désir, je n'hésite pas à affirmer qu'il a fait une chose éminemment hono- rable.

» Sur un geste de dénégation de M. de Rastiornac :

» Laissez-moi aller jusqu'au bout, dit vivement Saint-Estève, et vous serez de mon avis. D'abord, il lui a paru qu'en vous mettant dans la nécessité de restituer ces papiers indignement acquis, il vous replaçait dans la voie de l'honneur et de la justice^, et, tout considéré, ce beau résultat ne lui a pas semblé pour vous bien chère- ment acheté, car je m'empresse de le déclarer : les lettres de madame de Rastignac ne sont pas compromc liantes à fond, et tout y prouve que votre honneur conjugal n'a point reçu d'irrémédiables atteintes. De suit, monsieur le comte, que, désormais, au moins du côté du colonel, vous êtes hors de tout péril ; Franchessini, quand il m'a fait le sacrifice que je lui demandais, ne s'est pas dissi- mulé qu'une fois le mari avisé, rien pour lui n'était plus possible et qu'au profit de l'amitié, il dépossédait l'amour des chances les plus brillantes et les mieux dessinées. Je suis donc autorisé à le dire, sa conduite a été parfaite-

152 LA FAMILLE BEAUVISAGE

ment digne, parfaitement dévouée, enfin ce que vous et moi devions attendre de lui.

» Et la conclusion de tout ceci ? dit alors AI. de Ras- tignac.

La conclusion, répondit M. Saint-Estève, elle ne vous intéresse pas seul ; elle intéresse tout le monde ici, et. avant que j'y arrive, je dois achever d'éclairer M. le comte Maxime de Trailles sur une situation qu'il me paraît méconnaître. Je le supplie donc de conserver le sang-froid qu'il me paraît maintenant avoir recouvré, et de m'interrompre le moins qu'il me sera possible.

» Cela dit, M. Saint-Estève s'approcha du guéridon placé au milieu de la pièce. il trouva ce qu'on appelle un verre d'eau, c'est-à-dire une carafe, un sucrier, un verre garni de sa cuillère, le tout réuni sur un plateau.

)) Messieurs, dit-il en se préparant le verre d'eau sucrée de l'orateur, vous permettez ?

» Personne n'ayant répondu, il but une petite gorgée et retourna à M. de Trailles, qui, en effet., était parvenu à se donner l'air de la plus dédaigneuse tranquillité.

VIII

EXECUTION D LN BARON ALLEMAND

» Monsieur le comte, dit Saint-Estève en reprenant la parole, accepter, comme vous le fîtes, la mission qui vous était donnée pour la Plaîa. n'était peut-être pas don- ner la preuve d'une très grande prudence. Je sais bien que vous n'alliez pas sans quelque espérance de trou- ver le moyen de battre en brèche M. de Sallenauve ; mais en même temps vous laissiez à Paris une jeune fiancée. Vous avez cinquante ans et un peu au-delà ; madame de Trailles en a vingt à peine. Tout le monde sait que vous vous teignez la barbe et les cheveux...

» Le stoïcisme du ci-devant lion ne tint pas contre cette indiscrétion :

LA FAMILLE EEAU\'ISAGE 153

)) Monsieur ! s'écria-t-il d'un ton menaçant.

» Eh bien î il n'y a pas d'affront, dit la soi-disant comtesse de Werchauffen ; est-ce que je n'ai pas un tour, moi ? Faut bien un peu cacher ses petites infirmités.

» Je n'avais en aucune façon l'intention de vous bles- ser, reprit M. Saint-Estève ; mais je voulais vous faire comprendre comment ce qui arrive a pu arriver. En votre absence, mademoiselle Beau^■isa^e eut quelquefois l'oc- casion de rencontrer à Tégiise le baron de Werchauffen, qui ne devait pas manquer de séduction, puisque vous- même, monsieur le comte, l'avez accueilli avec beaucoup de faveur, quand, par mes soins secrets, il fut présenté à rhôtel Beauséant, il faut donc bien vous le persuader, si le cœur de madame de Trailles eût été consulté, ce n'est pas M. le comte Maxime, c'est ce jeune homme qu'elle eût choisi.

» Il est probable, dit M. de Trailles avec ironie, qu'elle vous avait choisi vous-même pour le confident de sa pensée intime.

» Non, monsieur, mademoiselle Beauvisage ne m'avait rien confié ; mais le métier de la police est de savoir beaucoup de choses qu'on n'a pas la moindre envie de porter à sa connaissance. Ainsi, je vous dirai que s'il avait pu entrer dans mes vues de faire manquer votre mariage, j'étais sûr d'avance de n'y réussir point, attendu que vous aviez dans la mère de votre prétendue une auxiliaire trop absolument dévouée. Confident vous-même de sa faiblesse pour M. le vicomte Chargebœuf, vous la teniez de telle façon !...

» C'est intolérable ! s'écria M. de Trailles en se le- vant ; non content de calomnier ma femme, vous avez l'insolence d'attaquer l'honneur de ma belle-mère.

» Votre belle-mère a séduit un garçon de restaurant pour être admise à surprendre les secrets de M. Briche- tcau, et, ne le niez pas, je me le suis fait conter par l'homme lui-mêm.e. Quand eut lieu cette belle expédition, madame Beauvisage était en compagnie de M. Charge- bœuf, son attentil depuis et bien avant la naissance de sa fille Cécile. Est-ce clair, cela ? Ce n'est pas d'une autre manière que vous avez été mis sur la voie du vovaee à la Plata.

15 i LA FAMILLE HEAUVISAGE

» Mon cher, rasseyez-vous, dit Rastignac à M. ue Trailles, et laissez poursuivre monsieur, que nous sa- chions où il veut en venir.

» Tout à l'heure je vous le dirai, repartit M. Saint- Estève ; mais, avant tout, je dois faire mesurer à M. de Trailles la profondeur de l'abîme j'ai su l'entraîner. L'homme auquel ont été écrites les lettres authentiques dont je suis délenteur, n'est pas, comme il pourrait le croire, un galant ordinaire. Ce jeune homme, qu'à son train il a cru riche, auquel il a confié ses éternels em- barras d'argent et qui aujourd'hui même était censé lui avoir négocié un emprunt auprès de sa vénérable tante la comtesse de Werchauffen, n'est millionnaire que de ma façon.

» Je vous comprends, dit M. de Trailles, c'est quel- que misérable suppôt de police que vous aurez introduit chez mon beau-père ; mais M. de Rastignac est pour mettre ordre au bel usage que vous faites de l'espèce de magistrature qu'on eu l'imprudence de confier à un homme de votre espèce.

» Je suis un homme, répondit Saint-Estève avec di- gnité, dont le passé en effet ne fut pas sans reproches ; mais quand j'ai fait le mal, je l'ai fait courageusement, par mes mains, à mon compte, jamais par des voies tor- tueuses et souterraines, et, depuis le jour la société, contre laquelle longtemps j'avais été en lutte, m'a remis une part de pouvoir, avec mission de la protéger, on ne m'a pas vu, moi, employer ce pouvoir à conspirer la perte d'un honnête homme, pour satisfaire ou mes petites vanités ou mes passions haineuses. Maintenant, monsieur le comte, revenant à ce rival, sur lequel vous comptiez pour vous aider à conjurer la meute de créanciers que le régime de la séparation de biens et la fermeté de ma- dame de Trailles, très avare de sa signature, ne vous ont pas permis jusqu'ici de satisfaire, savez-vous ce que c'est que cet intéressant jeune homme ?

» Mais, mon cher, finissez-en,, dit M. de Rastignac avec impatience ; la mort sans phrases, comme on disait à la Convention. L'affaire de M. de Sallenauve a sans doute de l'intérêt, mais j'ai d'autres occupations sérieuses.

» Eh bien ! sans phrases, j'aurai l'honneur d'ap-

LA FAMILLE BEAU VISAGE 155

prendre à M. le comte Maxime de Trailles que son ami, son élève en Fart de plaire, le confident de ses chagrins financiers, et, à bien peu de choses près, son camarade de lit, est un aimable d^aux monnayeiir que j'ai surpris, il y a un an, dans l'exercice de ses fonctions. Moyennant quel- ques billets de mille francs qu'il m'en aura coûté, j'ai fait de ce jeune industriel un des plus charmants lions de Paris ; mais quand il me plaira de le replonger dans la -fange, j'ai par-devers moi toutes les preuves de son identité et je n'ai qu'un mot à dire pour l'envoyer en cour d'assises. Là, comme témoins à décharge et pour constater sa haute moralité, il ne manquera pas de faire citer tous les membres de la famille Beauvisage, chez les- quels il était reçu avec le plus bienveillant abandon.

» Sous le coup de cette terrible révélation, M. de Trail- les perdit la tête et devint grotesque.

» Et monsieur, s'écria-t-il, qui lance dans nos mai- sons des malfaiteurs, au lieu de les arrêter, ne prévari- que pas ! Je vous fais compliment, mon cher ministre, ajouta-t-il en s'adressant à Hastignac, des gens que vous employez au service de la sûreté publique !

» Ici, cher ami, M. de Rastignac me parut vraiment fort, en ce sens qu'il ne s'émut pas, ne perdit pas de temps à discuter les moyens d'action dont disposait son adversaire et dont la puissance ne pouvait être méconnue.

» Vous avez longtemps parlé, dit-il à M. de Saint- Estève, au lieu de répondre à la ridicule exclamation de M. de Trailles ; vous avez mis, je pense, toutes vos voiles dehors, mais vous avez un côté faible qui vous ôte bien de la liberté d'allure ; vous êtes père, et en nous faisant tout le mal que vous méditez, vous perdriez M. de Salle- nauve : à mon défaut c'est M. Bricheteau qui vous le ferait remarquer.

» Ainsi interpellé, comme j'ouvrais la bouche pour ré- pondre :

» Permettez, me dit M. Saint-Estève en se tournant vers moi ; j'ai d'abord le besoin de déclarer que ni vous ni M. de Sallenauve n'avez eu la moindre connaissance de la contre-mine que depuis une année madame Saint-Es- tève et moi sommes occupés à préparer ; nos moyens, j'en conviens, sont violents et désespérés, et ils rappelle-

156 LA FAMILLE BEAUVISAGE

raient un peu trop peut-être le lourd passé que ma tante et moi avons en commun, si l'aorression à laquelle nous répondons n'était par avance descendue, par des procédés indignes, infiniment plus bas que nous. Maintenant on objecte le danger qu'au milieu de tout ce conflit pourrait courir la considération de M. de Sallenauve. Vous avez raison, monsieur le ministre, en supposant que cette con- sidération m'a vivement préoccupé.

» Eh bien ! dit M. de Rastignac, le résultat de vos réflexions ?

» Le résultat, c'est que M. de Sallenauve n'est ex- posé à aucun péril, parce que les conditions qui seront faites à son profit, très certainement vous les accepterez.

» Encore faut-il les connaître.

» Rien de plus simple : en échange de la corres- pondance que vous vous êtes appropriée, nous vous ren- drons les lettres que nous nous sommes procurées ; M. Bricheteau, un homme d'honneur, est pour ajouter à cette restitution la promesse formelle d'une discrétion à toute épreuve. Quant à nous, nous nous contenterons de \otre part d'un engagement pareil, parce que, les preu- ves une fois retirées de vos mains, vous ne vous jouerez pas^. j'en suis bien sûr, à des adversaires tels que madame Saint-Estève et moi.

» Quand nous aurons promis, si nous promettons, repartit M. de Rastignac ; nous nous tiendrons pour liés par notre parole ; pour ce qui est de vos menaces, mon cher monsieur, je crois que vous vous en exagérez un peu la portée.

» Monsieur le ministre, répliqua le terrible négo- ciateur, il y a dix ans, un homme comme vous, haut placé en dignité, M. le procureur-général de Granville, me di- sait également : Monsieur Vautrin, vous vous croyez donc bien redoutable ? Je lui montrai qu'en effet je l'étais ; car, pour la rançon de l'honneur de trois grandes familles que je tenais dans mes mains, j'obtins la grâce d'un condamné à rriort et la position que j'occupe dans l'administration. Ce que j'ai fait alors du fond d'une prison, aujourd'hui, riche, indépendant et me souciant de ma place comme des roses de l'an passé, vous pensez que je ne le ferais pas ?

» Nous n'aurons pas, je pense, à mettre votre puis-

LA FAMILLE BEAU VISAGE 157

sance à l'épreuve. Tout bien considéré, l'homme qui nous gênait n'est plus sur notre chemin ; votre proposition peut donc nous convenir, à une condition toutefois : c'est que M. de Sallenauve, rentré en France, n'essaiera pas de se réintégrer dans la vie politique.

» Non, monsieur le ministre, je n'accepte pas de conditions. M. de Sallenauve sera replacé dans la pléni- tude entière de son droit et de sa liberté, ou les hostilités commencées continuent.

» Mais alors vous voulez le perdre ; car il est pos- sible aussi que nous nous entêtions.

)) Vous ne vous entêterez pas, car il y a en cause autre chose, messieurs, que vos deux têtes de maris. C'est moi, si je le veux, qui peux vous fermer la carrière poli- tique. Imaginez que demain je donne ma démission et que j'aille conter à un journal l'honnête subtilité dont vous m'avez chargé, pensez-vous que ma révélation n'aurait pas dans la presse de l'opposition un écho immense ? Il y a mieux que cela, je suis en passe ainsi de devenir un héros pour elle et de me faire amnistier de tout mon passé.

» Il a parbleu raison, dit M. de Rastignac, en s'adressant à M. de Trailles, avec ces misérables journa- listes tout est possible. Eh bien î voyons, quel est votre avis ?

» Je laisse, répondit M. de Trailles, la solution à votre prudence.

» Ah ! à propos, monsieur de Trailles, dit Saint- Estève, j'oubliais de vous faire remarquer, car il faut jouer franc jeu, que pas plus les lettres de madame de Trailles que celles de madame de Rastignac, ne consta- tent le fait accompli. Vos deux cas, messieurs, ne sont encore qu'en floraison ; le fruit n'a pas été cueilli, et j'ap- pelle sur ce point votre attention : pour des débats finan- ciers avec une femme séparée de biens, ce sont d'assez bonnes armes que je remettrai dans vos mains.

» Allons, décidément, monsieur Saint-Estève, dit le ministre, vous êtes un homme d'esprit, vous nous laissez pour négocier, un peu d'air et d'espace, et finirez pas nous permettre de croire que nous ne subissons pas la désagréable loi de la nécessité.

158 LA FAMILLE BEAU VI SAGE

» Mais, remarqua M. de ïrailles, ce prétendu baron allemand, comment nous assurer de sa discrétion ?

» Ah ! qu'à cela ne tienne, dit le vainqueur, c'était un moule, l'épreuve est tirée, je le brise. Dans une heure d'ici, messieurs, vous pouvez être de retour, nous appor- tant la fameuse cassette ; pendant ce temps j'aurai pré- paré Texécution du jeune baron, laquelle, pour votre plus grande sécurité, aura lieu devant vous. Ceci seul me force à vous demander un nouveau dérangement ; sans la né- cessité de vous rendre témoins de cette cérémonie, M. Bri- cheleau eût été chercher sa correspondance elle est déposée.

)) Les deux vaincus se levèrent, et après un salut géné- ral, qu'ils eurent soin de m'adresser plus particulière- ment, ils se disposaient à sortir, quand M. Saint-Estève, je l'avoue, me stupéfia en leur disant :

» Eh bien, messieurs, et vos lettres, vous ne les prenez pas ?

» Comment ! dit M. de Rastignac, vous voulez ?...

» Allons donc ! avec des gens comme vous, quand les paroles sont échangées.

» Il faut que dans la grandeur d'âme il y ait quelque chose de contagieux, car M. de Rastignac parut visible- ment ému.

» Votre main, monsieur Saint-Estève, dit-il : c'est ainsi que se parfait un contrat.

)) Quand nos gens furent sortis :

» Tu viens, dit la prétendue comtesse de Werchauf- fen. de faire à ton ordinaire le grand et le généreux ; mais prends garde que tu ne sois dupe.

» Allons donc ! dit le neveu en haussant les épaules; les liommes ne valent pas grand'chose, mais il y a aussi quelquefois de bons sentiments.

» Mais pense donc, ils sont deux, objecta la vieille femme en grande moraliste ; ils vont causer, tenir con- seil.

» Sais-tu pourquoi j'ai fait cela ? dit alors Saint- Estève.

» Parce que tu as quelquefois de drôles d'idées.

» Eh î non, ma mère, mais parce qu'à ma place, mon fils, du caractère dont on me l'a dépeint, en eût fait

LA FAMILLE BEAUVISAGE 159

à coup sûr autant, parce que je veux essayer d'être digne de ce cher enfant ; que je veux me remonter jusqu'à lui ; qu'enfin il fallait bien assainir un peu toute cette intrigue à laquelle nous avons été condamnés.

» Ayant ainsi parlé. M. Saint-Estève sonna et de- manda à un domestique :

» Le baron est toujours dans son appartement ?

» Oui, monsieur, et il ne s'est pas même aperçu que par vos ordres je l'y tenais enfermé sous clé. Ce- pendant il vient de dire par la fenêtre, à Tom, qu'il eût à atteler.

» S'il voulait sortir avant que je le fasse demander, vous viendriez aussitôt m'avertir.

» Ensuite M. Saint-Estève écrivit une lettre qu'il ordonna de porter en toute hâte ; puis nous causâmes tranquillement de tout ce qui venait de se passer. Entre autre chose, M. Saint-Estève me dit :

» J'ai connu Rastignac très jeune ; il avait un bon fonds ; la politique et l'ambition Font gâté ; quant à l'autre, c'est un coupe-jarret de la pire espèce.

» Au bout d'une demi-heure qui ne s'écoula pas pour moi sans quelque anxiété, le bruit d'une voiture se fit en- tendre dans la cour. C'était une simple citadine : deux hommes d'assez mauvaise mine en descendirent et mon- tèrent jusqu'à l'antichambre M. Saint-Estève alla leur parler.

» Vingt minutes encore s'écoulèrent, qui me parurent mortellement longues, et pendant lesquelles la tante ne cessait de regarder la pendule et de donner tous les symp- tômes d'une anxiété qu'elle ne prenait pas, comme moi, la peine de dissimuler.

» Enfin la porte du salon s'ouvrit à grand fracas, et nos deux hommes parurentv suivis d'un domestique à la livrée ministérielle qui portait ma chère cassette.

» Quand elle eut été déposée sur le guéridon :

» Monsieur Bricheteau, dit Rastignac, veuillez vé- rifier si tout est bien en ordre ; ce contrôle ne sera pas difficile, car vous aviez eu soin de numéroter toutes le« pièces.

» Pendant que je m'occupais à ce soin, j'entendis Saint- Estève dire au ministre :

160 LA FAMILLE BEAUVISAGL

» Il nous faudrait un ordre d'expulsion pour le jeune drôle, qui, par voie administrative, sera mené à la frontière. Ce qu'il contrefaisait, c'étaient des billets de banques étrangères ; nous ne sommes donc nullement te- nus de le livrer à la justice.

» Mais, répondit Rastignac, je n'ai pas qualité pour sio-ner un pareil ordre.

» Vous arrangerez toujours cela avec votre collègue de rintérieur, et ce ne sont pas mes gens tenant directe- ment de moi cet ordre, qui iront réclamer contre la signature dont il sera revêtu.

» Soit, dit le ministre en se mettant à une table pour écrire.

» J'avais achevé ma vérification, dont j'étais complète- ment satisfait., et M. de Rastignac venait de remettre entre les mains de AI. Saint-Estève l'ordre qu'il avait rédigé sous sa dictée, quand, du côté de la cour, on entendit une voix qui s'écriait avec un accent de colère :

» Mais, André, venez donc m'ouvrir, animal ; quelle idée avez-vous eu de m'enfermer à double tour ?

» Ah ! ceci me regarde, dit M. Saint-Estève en se hâtant de sortir, et, un peu après, il rentra, amenant avec lui un jeune blondin de très bonne façon ; mais la phy- sionomie de ce garçon, quand on le regardait bien, et surtout son œil très enfoncé dans son orbite, ne me pa- rurent rien promettre de bon.

» Aussitôt que la porte eut été refermée :

» Mon jeune ami, lui dit M. Saint-Estève, nous avons fait un beau rêve d'environ une année ; mais à tous les rêves il y a un réveil, et il m'est impossible de vous continuer plus longtemps la plantureuse existence dans laquelle vous vous gobergiez. Voilà M. de Trailles, dont vous avez singulièrement trompé la confiance, qui venait ici pour vous demander raison. Comme il vous eût tué infailliblement, j'ai mieux aimé lui démontrer l'impossi- bilité morale il était de se mesurer avec un homme compromis comme vous l'êtes. Une fois connu, vous ne pouvez plus rester en France, et j'ai en bas deux de mes agents qui vous escorteront jusqu'à la première ville qu'il vous plaira de désigner au-delà de la frontière.

» Mais, c'est une infamie ! s'écria le jeune homme ;

LA FAMILLE BEAUVISAGE IGl

i'ous-même m'avez chargé d'obtenir de madame de Trailles...

» Pas un mot de plus, jeune homme, dit M, Saint- Estève, en l'interrompant ; toute explication est inutile ; seulement, comme je ne veux pas que, d'une position brillante, vous alliez de plain-pied à la misère, voilà un portefeuille contenant une somme de dix mille francs. Maintenant, je n'ai pas besoin de vous dire qu'à votre première app.arition en France, vous vous verriez arrêté et livré aux tribunaux, et quant aux calomnies que vous seriez disposé à répandre par la voie de lettres écrites aux ^ens que vous avez connus, ce serait une peine entière- ment inutile, attendu que votre aventure sera demain ra- contée, dans les termes que je jugerai les plus convena- bles, par la Gazette des Tribunaux.

» Comme le pauvre diable voulait encore parler, M. Saint-Estève l'interrompit de nouveau en lui donnant Tor- dre de descendre et de gagner de bonne grâce la voiture qui l'attendait, si mieux il n'aimait y être contraint par la force, et il lui présenta de nouveau le porte-feuille.

)) Vous êtes un misérable, dit le baron déchu, nous nous retrouverons plus tard, et voilà le cas que je fais de vos dons.

» Cela dit, il jeta loin de lui les billets de banque et fît une sortie violente et assez théâtrale.

» Le cruel pour cette gloire déchue, c'est que son coupé l'attendait tout attelé dans la cour. Après un peu de pour- parlers avec les agents et force gesticulations, il finit par entrer dans la citadine ; mais quand les hommes qui de- vaient ne plus le quitter qu'à la frontière furent montés après lui, la voiture ne partit pas encore, et l'un des deux en descendit et se dirigea vers l'escalier.

» Tenez, nous dit M. Saint-Estève, voilà l'homme tout entier ; c'est le dernier des misérables.

)) Et ramassant le portefeuille il alla le donner à l'agent qui, en effet, revenait pour chercher un portefeuille que le prisonnier disait avoir oublié dans le salon.

» Aussitôt qu'il fut parti :

» Messieurs, dit gaîment M. Saint-Estève, cette mai- son est à louer toute meublée, si le cœur vous en disait, le quartier est excellent pour une petite maison.

162 LA FAMILLE BEAUVISAGE

» Après cette plaisanterie, on se sépara de très bon accord, et vous serez sans doute d'avis comme moi, cher ami, qu'après l'immense relation que je vous fais parve- nir en vous conservant du mieux qu'il m'a été possible la physionomie de toute la scène, vous pouvez, quand vous le voudrez, revenir en France. en êtes-vous de votre sainte et pieuse entreprise qui seule peut maintenant vous retenir ?

» Quand vous le voudrez, rien ne me défend plus d'al- ler vous rejoindre pour vous porter tout le concours dont je serais capable.

» Un mot de vous et je pars ! »

TROISIÈME PARTIE

\E SAIT QUAND REVIENDRA

Les correspondances avec les pays lointains, outre Tagrément de vous apporter des nouvelles vieilles de plu- sieurs mois de date, ont encore celui d'être capricieuses et irrégulières. Ainsi, ce fut presque à la même époque que parvinrent à Sallenauve les deux lettres écrites à plus d'un trimestre de distance et lui annonçant, l'une, la mort de M. de l'Estorade ; l'autre, le succès de la contremine préparée par Vautrin.

A ces deux lettres il fil une seule et même réponse, da- tée du mois de lévrier 1842 et qui a sa place ici :

« Pauvre M. de l'Estorade, écrivait-il, quelle rapide et quelle douloureuse fin ! Vous avez raison, cher Briche- teau, c'est quelque chose d'étrange que ce mal imprévu venant en quelque sorte couper l'herbe sous le pied à la vieille maladie dont on devait mourir et qui la met ainsi hors de service. -\près cela, cet arrangement n'est-il pas un bienfait de la Providence ? Par la manière dont il a été emporté, quelles angoisses épargnées à ce malheu- reux et aux siens ! Vous le représentez-vous g-ardant jus- qu'à la fin la pleine et entière jouissance de ses facultés ! La lettre de Marie-Gaston serait venue le torturer et ajou- ter à ses douleurs physiques le supplice de la jalousie. J'aurais été pour lui un fantôme obsédant son lit de mort,, et certainement il aurait fait prendre à sa femme un de ces engagements qu'on ne décline jamais au moment su-

164 LA FAMILLE BEAUVISAGE

prême, et qui, ensuite, peuvent devenir le tourment de la vie.

» Ce n'est pas qu'aujourd'hui surtout je pense à re- cueillir cette succession qui vient de s'ouvrir. Malgré les bonnes nouvelles que vous m'annoncez, je n'en ai pas moins terriblement perdu de ma valeur matrimoniale, et le célibat est pour moi une sorte de devoir d'honneur, à moins que je ne commence par révéler toutes mes plaies, et que, cette lèpre morale une fois connue, il ne se trouve encore une femme, ou assez folle ou assez géné- reuse, pour bien vouloir de moi.

» Mais tout en me désintéressant de la question, je trouve heureux pour madame de l'Estorade d'avoir échappé à la triste nécessité de contracter envers un tom- beau une de ces dettes qui confisquent tout l'avenir et communiquent aux résolutions qu'elles viennent barrer, l'attrait fascinateur du fruit défendu.

» Savez-vous, cher ami. qu'il y a de quoi s'étonner quand on voit la manière dont le cercle qui, depuis quel- ques années, s'est formé autour de mon existence et de celle de madame de l'Estorade, va toujours se resserrant. Cette singularité, que vous a révélée M. de Maucombe et qui ferait de sa fille et de mademoiselle de Lanty deux soeurs consanguines, me frappe plus que je ne saurais dire. Il semble que, par une loi secrète de son étoile, une de ces deux femmes soit en toute chose destinée à marquer pour moi une rigoureuse contrefaçon de l'autre, et qu'en même temps, par une insensible mais incessante gravitation, les événements s'étudient à la pousser dans mon orbite.

» Quoi qu'il puisse être, en fin de cause, de cette force attractionnaire à laquelle je ne saurais être aujourd'hui d'humeur à donner une attention bien curieuse, toujours est-il que vous êtes dans le vrai., cher ami, quand vous dites que la folle passion de Naïs doit être surveillée et qu'il faut enfin couper court à ce sentiment.

» La question de la non-conformité d'âge ne se dresse- rait pas entre nous, que ce n'est pas à cette petite fille, si hûtive et si imprudemment développée par les gâteries de sa mère, que ma sérieuse et froide nature aurait l'ins- tinct de s'enlacer.

LA FAMILLE BEAUVISAGE 165

» En faisant tout à l'heure à madame de l'Estorade mon compliment de condoléance, je l'engagerai à se départir sur ce chapitre de son indulgence accoutumée pour les petits travers de ses enfants, et, en somme, je lui con- seillerai de prendre, d'une main autrement vigoureuse qu'elle ne l'a eue jusqu'ici, le gouvernail de sa famille. En même temps que les objets de son admiration gran- dissent et que bientôt ils auront leur volonté en propre, la voilà destituée du viril concours de la puissance pa- ternelle, qui sait toujours mieux se faire respecter et obéir, et qu'elle y prenne ^arde ; les enfants qu'on a fol- lement mignotés, une fois l'âge de l'émancipation venu, sont plutôt disposés à devenir des tyrans incommodes que des cœurs dévoués et reconnaissants. Ce résultat est tout à fait dans la loi de justice providentielle, qui veut c[u'à toute débauche soit attachée sa punition inévitable. L'eni- vcement maternel, quelque belle que soit l'apparence de cet excès, n'en est pas moins un désordre, et il faut que les femmes qui s'y laissent entraîner se persuadent bien une vérité : c'est qu'il est plus facile et moins méritoire d'aimer ses enfants par de-là la raison que de les aimer sagement et avec mesure ; au fond, il y a une sorte de lâcheté à se laisser aller à la remorque de toutes leurs fan- taisies et de tous leurs petits appétits dépravés, quand, au contraire, on a le devoir de lutter avec énergie contre le courant de tous leurs mauvais instincts.

» Je le crois comme vous, cher ami, après la scène dont vous m'avez si merveilleusement fait témoin, M. de Rastignac et M. de Trailles ne seront pas très empressés à recommencer avec nous la lutte ; et les cruelles et poi- gnantes morsures que leur a infligées le terrible dogue qui s'est dévoué à ma garde leur laisseront des souvenirs assez vifs pour que je puisse maintenant reparaître en France avec sécurité. J'ai bien aimé cette confiance un peu imprudente que M. Saint-Estève a témoignée à nos ennemis, et vous avez raison, il y a un fonds de grandeur dans cet homme, dont d'ailleurs l'intelligence est vérita- blement supérieure ; mais j'aurai néanmoins de la peine à me faire à l'idée d'être le fils d'un tel père, et peut-être vaudrait-il mieux, pour lui comme pour moi, que nous restassions toujours à distance. Je ne sais rien dire en-

166 LA FAMILLE BEAU VIS AGL

core de ce que j'éprouverai en sa présence, à supposer que jamais un rapprochement ait lieu entre nous. Je dois en convenir cependant ; cette nature, jusque-là si puis- sante et si énergique pour le mal, ayant reçu du sentiment de la paternité une modification si profonde, ce retour au bon et au juste par lequel ce vieillard, rompant avec tout son passé, cherche le chemin de mon cœur, ne sauraient me laisser indifférent et insensible. Si tout homme qui, par le repentir, se relève de sa chute, a droit aux encou- ragements et à l'amnistie de ceux qui n'ont pas failli, je comprends que pour moi le devoir de l'indulgence est ici plus étroit ; mais peut-être y a-t-il dans le cœur de l'en- fant des trésors de tendresse et de charité moins abon- dants que dans le cœur de celui qui lui a donné la vie, car il faut bien vous l'avouer, jusqu'à présent le retour du père prodigue ne me donne pas une immense ardeur de tuer le veau o^ras.

» se porte toute l'ardeur de ma pensée, c'est du côté de ma malheureuse mère, qui avait pour moi de si vastes désirs, et dont les fautes, peut-être inévitables au- jourd'hui encore, sont si cruellement expiées.

» Toutes les informations que j'ai pu recueillir laissent à penser que, non contente de se voir retenue dans une étroite captivité, l'infortunée a été dirigée sur Tevego, espèce de colonie pénitentiaire que le docteur Francia avait fondée à l'extrémité nord du Paraguay, dans le voi- sinage des immenses solitudes du Grand-Chaco, pour y déporter ceux qui avaient encouru sa disgrâce. Arriver jusqu'à Tevego, en traversant furtivement, dans sa plus grande étendue, le Paraguay, cette espèce de Japon amé- ricain, également impénétrable pour le commerce, pour la science et pour la politique,, c'est évidemment de tous les rêves le plus impossible. S'y rendre par le Brésil, en passant par la province de San-Paulo et par les régions inexplorées de la province de Mafo-Grosso, n'a pu arriver encore aucun voyageur, est une autre entreprise inexécutable. Un seul homme, le naturaliste allemand Henri de Langsdorff, a tenté quelque chose d'équivalent, et il a été obligé de revenir sur ses pas après avoir vu mourir la plupart de ceux qui raccompagnaient dans son expédition.

LA FAMILLE BEAU VISAGE 167

» Du côté de l'ouest, c'est-à-dire dans la partie du pays baignée par le Rio-Paraguay, en côtoyant pendant près de cent lieues, à travers d'effrayantes solitudes, la rive droite de cette rivière, qu'on irait prendre au-dessus de Corrientcs, à son confluent avec le Parana, on aurait une chance d'arriver jusqu'à la hauteur de Teveoro, eV par cette \oie, quelques rares tentatives d'évasion ont été couronnées de succès.

» Quand j'aurai acquis la certitude de la déportation de ma mère dans le Nord, malgré les énormes difficultés de l'entreprise, je n'hésiterai pas à essayer sa délivrance, et remarquez, cher ami, une nouvelle fantaisie de ma des- tinée ! Vous vous rappelez que lord Lewin-, pour décider Marie-Gaston à le suivre en Angleterre, lui offrit une prétendue partie de suicide qu'ils devaient aller exécuter dans l'Amérique du Sud, au Saut-de-Guayra, immense ca- taracte qui coupe le cours du Parana. Eh bien ! c'est pré- cisément dans ces parages que je suis maintenant appelé à aller, sérieusement, jouer ma vie contre les hasards d'une entreprise désespérée pour laquelle, même à prix d'or, je ne suis pas assuré de trouxer des compagnons.

» Il ne faut pas se le dissimuler en effet, si je parviens à traverser ce désert coupé par d'impénétrables forêts, par les inondations du fleuve et d'une foule de cours d'eau ; par les immenses incendies que souvent la foudre ou les sauvages allument dans les hautes graminées des prairies ; si j'échappe aux féroces Indiens Moyabas qui infestent ces plaines sans fin ; aux jaguars, aux serpents qui s'en partagent avec eux la possession, il me faudra encore passer à travers les postes militaires échelonnés sur la frontière ; pénétrer jusqu'à Tevego ; en enlever la précieuse proie que je serai allé chercher, et par le même chemin, la ramener jusqu'au point commencent les lieux habités. L'imagination ne reste-t-elle pas épouvantée à l'idée d'une telle accumulation d'impossibilités ?

» Vous ne vous étonnerez donc pas, cher ami. si. a\ant d'aborder cette terrible épreuve, je veux d'abord m'assu- rer qu'elle est décidément nécessaire, et si, par la lon- gueur et la prudence de mes préparatifs, je tâche à lui ménager quelque apparence lointaine de succès.

» Demandez, je vous en supplie, à la mère Marie-des-

168 LA FAMILLE BEAUVISAGE

Anges de m'accorder le secours de ses prières, car il n'y a que Dieu qui puisse me conduire : le courage, la force et la prudence d'un homme ne peuvent rien dans une lutte pareille, si ce n'est de faire de lui un instrument passif, persistant et résigné. »

Au mois de juin 1842, autre lettre de Sallenauve à Jacques Bricheteau :

« Cher ami, écrivait-il, j'avais calomnié mon vénérable père, j'entends mon père officiel, celui qui est sorti pour moi de cette folle conspiration par laquelle je devais être élevé au irône du Paraguay.

» 11 n'a pas pris, comme je l'avais supposé, le parti d'aller se faire espion du dictateur Rosas : il s'est avisé de quelque chose de plus ingénieux.

» Quand la Luigia quitta la France, son dessein, vous le savez mieux que personne,, était de se rendre aux Etats-Unis, vous avez appris son succès immense, et ensuite de se faire entendre à Rio-de-Janeiro. Dans cette ville où, dit-on, il y a une salle d'opéra comparable à celle de Milan, le goût de la musique est excessivement répandu.

» Déjà, depuis plus de six mois, les journaux de Mon- tevideo sont remplis du récit des ovations dont le beau talent de notre amie est l'objet dans la capitale du Brésil ; mon noble père, se sentant aux expédients, a bâti une combinaison là-dessus.

» Je reçois une lettre de la grande artiste, m'annonçant qu'elle a vu le marquis de Sallenauve, et qu'elle a su par lui tous mes malheurs.

» Ruiné par une banqueroute, à ce qu'a raconté ce misérable, j'ai été forcé de donner ma démission de mon siège à la Chambre et je suis venu le retrouver dans l'Uruguay, lui-même n'attendait que l'arrivée de ma mère pour achever, par son mariage avec elle, de régula- riser complètement ma position de famille.

» Mais ma mère, retenue prisonnière au Paraguay, n'a pu venir nous rejoindre ; en attendant, toutes nos res- sources se sont épuisées, et, mourant d'une maladie de langueur, je me serais décidé à députer le marquis à la Luigia, pour lui demander quelques secours d'argent.

«Heureuse de s'acquitter avec moi, la Luigia lui a

LA FAMILLE BEAUVISAGE 1G9

remis immédiatement une somme de vingt mille francs, en le suppliant de lui faire passer de mes nouvelles ; mais oncques elle n'en a reçu.

» Outre qu'elle est fort inquiète de l'état de ma santé, elle n'est pas sans quelque crainte d'avoir été trompée par un audacieux intrigant, car l'homme auquel elle a remis cette somme de vingt mille francs^. serait, lui a-t-on dit, resté plusieurs semaines à Rio-Janeiro, après sa visite chez elle, et il aurait fait au jeu des gains considérables, à la suite desquels il aurait disparu sans qu'on puisse savoir ce qu'il est devenu.

» La Luioria me supplie, si je suis réellement à Monte- video, ce qui ne lui paraît pas absolument incroyable, parce qu'elle a vu ma démission annoncée dans les jour- naux français, de lui faire savoir dans quelle situation je m'y trouve, et elle se met à ma disposition de toute ma- nière, regrettant que son engagement avec Vimpresario brésilien ne lui permette pas d'aller elle-même chercher des renseignements qu'elle espère de mon ancienne bien- veillance pour elle.

(( S'il était vrai, ajouta-t-elle, que vous ayez retromé » votre mère et qu'elle soit retenue en captivité au Para- » guay, j'y pourrais peut-être quelque chose. J'ai ici un » autre lord Barimore ; le duc d'Almada, chambellan de » l'empereur, s'est épris pour moi d'une passion qui va » jusqu'à la folie. On trouverait difficilement un soupirant » moins dangereux, car c'est un vieillard de quatre-vinût- » trois ans, mais galant, propret, sans aucune des infîr- » mités et des déplaisances de son âge. Je n'ai qu'un mot » à lui dire, et tout le crédit que le ministre des affaires » étrangères, son neveu, peut avoir auprès du gouverne- » ment du Paraguay, sera mis à votre disposition pour » obtenir la liberté de votre mère.

» Vous devriez vous-même, me dit encore la Luigia, » venir à Rio-Janeiro ; vous y seriez accueilli avec le plus » grand empressement. Les Brésiliens ont le goût des » arts, pour lesquels ils montrent eux-mêmes les plus » grandes dispositions, et vous savez peut-être qu'en 1816, » une colonie d'artistes français vint s'établir à Rio-Ja- » neiro pour y instituer, avec la protection et les encou- » ragements officiels du gouvernement, une Ecole des

10

170 LA FAMILLE BEAUVISAGE

» beaux-arts. Cette fondation n'eut pas tout le succès et » toute la suite qu'on avait pu espérer, mais il est resté » une très vive sympathie pour l'art français, et tous ceux » qui le représentent sont ici les très bien venus. »

» Il y a certainement, clans l'ouverture qui m'est faite par la Luigia quelque chose je ne trouve rien de chimé- rique. Le cabinet de Rio-Janeiro est dans de très bons rap- ports avec son voisin, l'Etat du Paraguay, qui a besoin de son appui contre Rosas ; celui-ci, de tout temps, a eu la prétention d'absorber dans la confédération argentine le dictatorat du Paraguay comme ancienne dépendance de la vice-royauté espagnole de Buenos- Ayres. Il est donc très possible que, réclamée par le gouvernement brési- lien, ma mère soit enfin rendue à la liberté.

» J'éprouve, d'ailleurs, un empressement bien naturel à aller me relever auprès de mon ancienne gouvernante de cette espèce de rôle de mendiant que ce misérable Sal- lenauve m'a fait jouer, et enfin si, par l'exécution de quelques objets d'art, je pouvais animer la bienveillance des grands seigneurs brésiliens en faveur de la pauvre captive, il se trouverait que la sculpture, que vous et elle m'avez si imprudemment fait déserter, deviendrait encore un des instruments de son salut.

» Je vais donc me mettre en route pour la capitale du Brésil, vous aurez dorénavant à m'adresser vos lettres, et j'y resterai jusqu'au moment j'aurai pu voir le suc- cès, malheureusement assez éloigné, des démarches que Ton me fait espérer.

» L'Etat de l'Uruguay, qui est en guerre avec Rosas, ayant réclamé et obtenu l'appui du gouvernement fran- çais, j'avais un moment pensé à faire agir dans le même sens auprès du gouvernement du Paraguay le consul gé- néral de France, mais l'inutilité de l'intervention fran- çaise en faveur du célèbre naturaliste Bonpland, qui, pen- dant plus de douze ans, a été retenu prisonnier par le docteur Francia, n'a rien qui m'encourage, et d'ailleurs il me répugne de demander quelque chose à l'un des agents de ce ministère dont messire de Rastignac est l'un des membres les plus influents.

» Si les efforts de la diplomatie brésilienne restent sans résultat, ou si sa tiédeur à me servir ne réalise pas les

LA FAMILLE BEAUVISAGE 171

espérances que m'a fait concevoir la Luigia, je reprendrai l'idée de mon aventureuse entreprise ; car, il faut bien vous le persuader, mon ami, jamais vous ne me reverrez en France avant que le sort de l'infortunée qui m'a donné la vie et qui, à cause de moi, s'est jetée dans une série de tentatives si hasardeuses, soit définitivement fixé.

» Il est inutile de vous dire que je n'accepte pas votre dévoûment et que je ne veux pas vous voir venir partager mes périls. Cui bono ? Ce n'est qu'avec des hommes habi- tués à la vie des Pampas que je puis espérer de réussir, j'ai besoin de vous en France pour y administrer ma fortune, car j'aurai d'immenses dépenses à faire, et il faut pas que le nerf de la guerre vienne tout à coup à me manquer. »

II

RIO-DE-JANEIRO

Au commencement de 1843, Sallenauve écrivait à Jac- ques Bricheteau :

« Cher ami. vous "\ous plaignez de mon long silence, el, en effet, depuis la lettre qui vous annonçait mon heureuse arrivée dans la capitale du Brésil, je ne vous ai pas donné signe de vie.

» A la manière dont les choses avaient débuté, je m'étais fait l'illusion d'une solution assez facile et assez prochaine. Présenté par la Luigia à son duc, j'en avais été admirablement reçu. Ce vieillard, qui est un gentilhomme de l'ancienne roche, avait voulu me conduire lui-même chez son neveu, le ministre des relations extérieures, el rien n'avait paru si simple à ce haut fonctionnaire que l'affaire dont je l'entretenais.

» Je fus donc plusieurs semaines remettant à vous écrire, dans l'espérance des heureuses nouvelles que j'au- rais à vous^ adresser. Mais quand je vis les semaines s'écouler et devenir des mois toujours remplis par de

172 LA FAMILLE BEAUVISAGE

belles paroles, qu'aucun effet ne venait confirmer, je tom- bai en proie à un profond découragement, et finis par ne plus même me sentir le courage de toucher une plume. Vint ensuite un travail entrepris pour aider au succès de ma sollicitation. Commencé sans ardeur, ce travail avait fini par m"absorber à ce point que, pendant qu'il s'ache- vait, je confesse avoir perdu en quelque sorte le senti- ment de la vie réelle ; je ne vivais plus alors que de la vie de l'art, dans laquelle je m'étais replongé tout entier.

» Cette œuvre, par laquelle j'ai fait ma rentrée dans la sculpture, est tout simplement un buste de la Luigia. Nous nous apercevions que mon affaire n'avançait pas et, par le fait même de cette torpeur, le vieux duc, qui se pique de faire vite et bien tout ce qu'il entreprend, se refroidissait de plus en plus, dans la protection qu'il m'avait jusque-là accordée auprès de son neveu le ministre :

» Je sais bien, me dit un jour la Luigia, le moyen d'avoir le cher homme à notre dévotion : mais ce moyen dans ma bouche a quelque chose de ridicule, et je suis vraiment bien empêchée pour vous le confier.

» Après s'être fait longtemps presser, la Luigia finit par m'avouer que la possession de son buste mettrait son adorateur au troisième ciel, et il fut con\enu que. pour ranimer le zèle de l'endormi, nous essaierions de cette ressource.

» Quelque chose d'abord nous embarrassa : nous avions jugé que le présent devait être offert au vieux duc en la forme d'une surprise, ce qui, pour lui, en quadruplerait le prix ; mais le moyen que mon modèle me donnât secrè- tement des séances, quand le terrible soupirant ne la quitte pas d'un instant, et qu'à l'ancienne assiduité de lord Barimore il joint toute la soupçonneuse défiance d'une jalousie octogénaire et portugaise !

» Pourtant, en prenant les heures son service, qu'il entend faire encore quelquefois, malgré son grand âge, le retenait au palais impérial, nous vînmes à bout de mener à bien l'entreprise ; et celle-ci, soit dit en passant, donna lieu entre la Luigia et moi à une assez singulière explication.

)) La cantatrice est restée pieuse comme vous ra\ez

LA FAMILLE BEAUVISAGE 173

connue à Paris, et Rio-de-Janiero n'est pas un pays l'on désaprenne la dévotion. Elle a donc un confesseur qui est un vieux moine franciscain du couvent de Santo- Antonio, l'un des monastères les plus célèbres de la ville.

» Lors de la première séance qu'elle me donna, le saint homme était présent ; il assista de même à la se- conde, puis à la troisième, si bien que je dus voir un parti-pris dont il n'y avait pas lieu, ce semble, pour moi, de me montrer très satisfait. Mais chère Luigia, dis-je à mon ancienne gouvernante, en voyant toujours ce vieux moine en tiers avec nous, permettez-moi de m'étonner de vos défiances. Vous ne posez maintenant que pour la fi^urCj et, autrefois, quand il s'agissait de la Pandore, qui me mettait en proie à de bien autres tentations, vous avez eu en moi une foi absolue, entière, et je ne sache pas que vous ayez eu à vous en repentir. A cette époque, me répondit cette étrange femme, j'étais libre et n'avais à rendre compte qu'à ma conscience. Aujour- d'hui vous ne l'êtes donc plus ? Votre question est étrange ; ne voyez-vous pas ce que vous voyez ! Com- ment ! le vieux duc serait pour vous autre chose qu'un ami ? Sans aucun doute ; vous seul à Rio ignorez que sa prétention est de faire de moi sa femme. Mais je vois à cet arrangement une difficulté : d'abord vous aviez refusé un pair d'Angleterre, ensuite le marquis de Ron- querolles qui était un jeune homme auprès du prétendant actuel ; de plus, vous êtes engagée avec moi. Vous croyez plaisanter, me dit alors la Luigia ; mais rien n'est plus sérieux que notre conversation de Londres, je vous fis entrevoir que nous pourrions finir nos jours en- semble, mais à la condition de vous voir remonter au rang dont vous étiez descendu. Eh bien ! je ne suis plus député, et me voici maniant la glaise comme par le passé. Oh ! me répondit-elle, ce n'est pas de la sculpture que vous faites en ce moment : en faisant mon buste, vous avez un autre but que celui de faire mon buste ; ce n'est pas ainsi que je vous veux ; un intérêt sans doute bien res- pectable passe pour vous, aujourd'hui, avant la rehgion de l'art : mais, n'importe, vous y revenez tout doucement, et il faudra bien que ce qui est écrit s'accomplisse.

10.

1/4 LA FAMILLE BEAL VISAGE

» Je fus Stupéfait, je dois vous l'avouer, cher ami, de l'espèce de foi avec laquelle la veuve de Benedelto sem- blait mettre la main sur mon avenir.

» Mais, lui objectai-je, pour raccomplissemenl de votre prédiction, c'est un chemin étrange que votre union avec le vieux duc,, car je ne vous crois pas capable de spéculer sur sa mort en vue d'un autre mariage que vous auriez dans la pensée : je vous ai toujours connu des sen- timents plus nobles. Comment voulez-vous, me répon- dit la Luigia, que je pense à épouser ce pauvre homme ? il a une femme en Portugal. Alors, repartis-je, cette intimité déclarée dans laquelle vous vivez avec lui et qui vous conseille vis-à-vis de moi des précautions si singu- lières, prend un caractère plus grave ; le duc a beau être en quelque sorte hors d'âge, l'amour d'un vieillard, plus que tout autre, a quelque chose de compromettant. Aussi a-t-il soin de dire que du moment je serai déci dée à lui donner ma main, l'obstacle disparaîtra, et la cour qu'il me fait est publiquement sur le pied d'une re cherche matrimoniale. Mais, comment l'entend-il ? il ne peu avoir publiquement aussi la pensée d'un crime,

» La Luigia haussa les épaules. Vous ne savez pas, me dit-elle, qu'entre toutes ses iciécs du passé, mon moux duc a conservé une foi entière à cette rêverie qu'on ap> pelle la cabale. Il a un observatoire où, avec un vieux juif portugais, très versé dans l'étude des sciences occul tes, il pratique des opérations astrologiques, et vingt fois il a refait mon horoscope qui, toujours, lui a annoncé que je porterais son nom.

» Et vous croyez à cet horoscope ?

» Je ne crois à rien, répondit la Luigia, je me laisse aller à la pente de l'avenir, sachant, comme je vous le disais lorsque je vous fis mes adieux à Ville-d'Avray, qu'à celui qui sait attendre bien des choses arrivent. Qui vous eût prédit alors que, deux ou trois ans plus tard,, nous causerions en tête-à-tête à Rio-de-Janeiro, vous eût semblé un bien ridicule prophète. Ce qui sera, sera, quoi que vous en puissiez penser, je trouve que déjà j'ai monté bien des échelons.

» Je ne répondis rien, trouvant cette confiance dans l'avenir tout à fait extraordinaire et me disant, à part moi,

LA FAMILLE BEAUVISAGE 1 . 5

que j'étais en effet payé pour ne plus dire à aucune fon- taine : Je ne boirai pas de ton eau !

» Peu à peu cependant, je m'habituai à la présence de ce vieux moine, qui d'abord m'avait tourmenté les nerfs ; le démon de l'art me reprit, et, comme la beauté de la Luigia est arrivée aujourd'hui à son plus magnifique épa- nouissement, je me passionnai si bien à mon travail, que j'arrivai par moments à oublier jusqu'au but dans lequel je Tavais entrepris.

» Je mis près de six mois à exécuter moi-même ce buste en marbre, parce qu'il me fut impossible, dans ce pays encore peu avancé, de trouver le secours d'un praticien, et pendant ce temps, tout en faisant toujours quelques dé- marches, je n'éprouvai plus de ces impatiences et de ces désespoirs que me donnait précédemment leur insuccès. L'ardeur de ma création me faisait pour ainsi dire ajour- ner tranquillement ma mère ; singulière domination exer- cée sur l'artiste par la puissance de son œuvre ! Il est tout en elle, comme elle est tout en lui ; il semble qu'au- tour d'eux le monde s'arrête, ou, pour mieux dire, qu'il a cessé d'exister.

» Mon dernier coup de ciseau donné, un matin le vieux duc fut subitement placé en présence du buste monumen- tal de la Luigia, lequel, à vrai dire, était passablement réussi. Le pauvre homme resta tout saisi. Ses yeux al- laient avec une sorte d'égarement de la copie au modèle jusqu'à nous faire craindre, à cause de son grand âge, quelque crise fâcheuse ; à la fin, des larmes survinrent, qui le soulagèrent ; mais, peu après, la jalousie, qui est de toutes les passions la plus impérieuse, et, l'on pourrait presque dire, la plus féroce, se faisant jour au milieu de son bonheur et de son admiration :

» Mais, pour exécuter à mon insu un si grand tra- vail, il faut, ne put-il s'empêcher de remarquer, que vous ayez été bien souvent seuls ensemble.

» Nous n'étions pas seuls, répartit la Luigia, et le père Paolo, mon confesseur, pourra vous dire que jamais je n'ai posé sans qu'il fût présent. Je n'aurais pas voulu vous procurer une joie qui pût être pour vous entremêlée de quelque peine ; je ne suis pas comme vous, je ne fais pas les choses à moitié.

176 LA FAMILLE BEAUVISAGE

)) Ou*a donc à me reprocher ma diva ? dit alors le vieux duc en baisant galamment la main de la Luigia.

» C'est une honte, répondit-elle, que, depuis plus de six mois, l'affaire qui intéresse l'ami auquel vous devez ce beau présent, n'ait pas pu, par votre crédit, obtenir un dénoùment.

» Vous avez raison, s'écria le duc d'Almada : mon neveu le ministre est un drôle, un bon à rien ; mais de ce pas je m'en vais le chapitrer, parler à l'empereur, et faire, s'il le i'aul, déclarer la guerre à l'Etat du Paraguay pour que nous sortions enfin de notre incertitude.

» La vérité est que le digne homme s'est donné de nou- veau des mouvements immenses, et que, chauffée par lui, toute la diplomatie du cabinet brésilien s'est employée à obtenir la liberté de ma mère. Mais tout ce que nous avons gagné, c'est d'acquérir enfin la triste assurance que, pour bien longtemps du moins, nous ne devions garder aucune espérance de réussir. « Le gouvernement actuel du Paraguay, nous a-t-on enfin catégoriquement répondu, est depuis trop peu de temps installé pour qu'il puisse penser à se relâcher d'aucune des précautions jugées utiles à l'égard des étrangers. Dans quelques années on pourra voir à faire ce que demande si ardemment Sa Majesté l'empereur du Brésil. Jusque-là, il peut être assuré que sa protégée, tout en demeurant à Tevego, qui lui a été assigné pour lieu de sa résidence, sera entourée de tous les éo^ards qui peuvent être désirés pour elle. »

» J'ai vu de mes yeux, cher ami, cette désolante ré- ponse que le ministre des affaires étrangères a bien voulu me communiquer en original. Ainsi, ma mère est bien effectivement à Tevego, et, pour la délivrer, je n'ai plus à compter que sur moi-même : cette certitude est, en fin de cause, tout le résultat obtenu par près d'une année de patience et de démarches, et je n'ai plus qu'à me préparer pour la grande entreprise dont je vous ai parlé.

» Singulière femme que cette Luigia ! malgré toute l'af- fection qu'elle me témoigne et le sentiment plus vif qu'elle est censée avoir au fond du cœur, sans me le témoigner, elle ne paraît pas s'inquiéter pour moi le moins du monde, et elle se dit aussi silre de me revoir que s'il était question pour moi d'un voyage de Paris à Versailles. Tout bien

LA FAMILLE BEAUVISAGE 177

considéré, je crois que l'idée d'être duchesse finira par triompher de la résistance qu'elle avait faite jusqu'ici à son étoile ; ne dirait-on pas, en effet, que sa destinée est d'être toujours aimée par des vieillards, tous grands sei- gneurs et tous empressés à se mésallier avec elle ? La voilà maintenant en passe d'être duchesse d*Almada, et quoique j'en aie dit, peut-être l'idée que ce vieillard de quatre-vingt-trois ans ne durera guère et qu'il fera d'elle une très enviable douairière la décidera-t-elle à accepter ce parti, sauf à me revenir si elle avait en effet un peu d'amour pour moi, quand elle se sera ainsi réhabilitée de son mauvais passé.

» Mais, si c'est son idée, elle fait un bien faux calcul, car au fond de cet arrangement il y aurait une senteur de spéculation qui m'éloignerait à jamais d'elle, à suppo- ser que je puisse être amené à en vouloir pour femme. Pauvre ignorante, elle ne sait pas que maintenant, avec les tristes découvertes que j'ai faites, la manière de s'éle- ver jusqu'à moi est de descendre, et à peu près aussi bas qu'on puisse s'abaisser. Il ne s'agit pas, en effet, de savoir si le secret me sera ou non gardé par MM. de Trailles et Rastignac. La question est que jamais femme ne sera la mienne sans avoir été préalablement mise au fait de ma honteuse origine, et voyez un peu la belle habileté de se faire grande damic pour arriver à épouser le fils de ma mère et le fils de mon père surtout î

» Dans quelques jours, je me mets en roule pour Monte- video, de je gagnerai Buenos-Ayres, et ensuite, par les provinces d'Entre-Rios et de Corrientes, je me rendrai dans la ville du même nom, j'organiserai mon expédi- tion. De Corrientes, vous recevrez la dernière lettre que je vous écrirai avant d'entrer dans le désert, je n'aurai plus sans doute aucune occasion de vous faire parvenir de mes nouvelles.

» J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait passer de la part de madame de l'Èstorade. Elle parle de la perte qu'elle a faite d'une manière parfaitement convenable et sans cet étalage de douleur qui fait douter de la sincérité des regrets. Elle me dit qu'elle met toute son étude à per- suader à Nais que mon retour en France ne doit pas être attendu ; mais elle ajoute que, pour son compte, elle en

178 LA FAMILLE BEAUVISAGE

conser\'e toujours l'espoir : « Notre amitié longtemps ora- » geuse, me dit-elle, est enfin arrivée au port, et rien ne » nous empêchera plus d'avoir l'un pour l'autre les senti- » ments d'estime et d'affectueux empressement que des » rapports marqués d'idées et de caractères, joints aux » immenses services rendus par moi à sa famille, avaient » rendu si naturels entre nous. »

» Mais quil y a loin de ce qu'il plaît à la chère dame appeler le port ! Ce que j'ai à faire aujourd'hui est un peu plus difficile que d'arrêter des chevaux emportés ou d'al- ler souffleter M. Bélisaire.

» Enfin, je m'en remets à la Providence et me consoh'. au moins en pensant que cette idée fixe, dont je suis inté- rieurement tourmenté depuis plus d'un an, ^a décidément passer dans le dom^aine de l'action, et que je n'aurai plus à lutter contre un fantôme.

» Au milieu de la triste préoccupation j'ai vécu, j'aurais quitté, mon cher Brichcteau, ce pays dont la phy- sionomie est si pittoresque sans vous rien faire connaître de ses mœurs et de ses usages. Que je vous en dise pour- tant quelque chose, au moins par le côté qui doit surtout vous intéresser.

» Vous saurez donc que la musique est ici cultivée avec passion, et qu'en particulier la musique religieuse y est en grand honneur. Aucune des résidences royales en Eu- rope n'offre une chapelle comparable à la Capella Real, qui avait, il y a quelques années pour maître de chœur, Marcos Portugal, qu'on avait exprès appelé d'Italie, et pour organiste Neukomm, l'élève favori de Haydn. Une chose, par exemple, qui vous étonnerait fort et ne serait guère de votre goût, ce serait de voir et d'entendre, ainsi que le raconte Debret dans son Voyage au Brésil, une espèce d'orchestre en plein -vent, installé les jours de grande fête à la porte des églises à peu près le même tintamarre que les saltimbanques de nos foires pour le compeUe intrare dans leurs baraques de géantes et de veaux à deux têtes. Mais il faut se hâter d'ajouter qu'à l'intérieur les fidèles entendent une musique généralement bonne et surtout plus appropriée à sa pieuse destination. D'ailleurs, dans sa naïveté, la dévotion brésilienne ne pense pas à se scandaliser de cette burlesque cacophonie.

LA FAMILLE BEAU VISAGE 179

dont Tentreprise est généralement confiée à des barbiers qui, ici plus qu'en tout autre pays du monde, sont des hommes à toutes mains. »

Au mois de décembre 1843, Jacques Bricheteau reçut une dernière lettre de Sallenauve, datée de Corrientes. Elle était fort courte, comme celle d'un homme qui va aborder une grande et difficile entreprise et qui ne peut plus avoir sa pensée ailleurs.

« Je suis dans cette ville depuis près de six semaines, écrivait-il ; tous mes préparatifs sont faits ; on parle ici de quelques évasions heureuses accomplies par la voie que je vais tenter pour ma mère ; et, dans tous les cas, je n'ai négligé aucune des chances que j'ai pu mettre de mon côté. Demain matin, mon ami, je me mets en route. Pensez quelquefois à moi, et, quoiqu'il arrive, soyez as- suré que jusqu'au dernier moment j'aurai gardé pour vous, clans mon cœur, une vive reconnaissance et tous les sentiments de l'affection la plus chaleureuse. Dites à M. Saint-Estève quelques bonnes paroles de ma part ; je vous y autorise ; ne suis-je pas un peu comme ces gladiateurs dont parle Tacite, et qui en passant devant l'empereur lui criaient : Morituri te salutant (Ceux qui vont mourir te saluent) ? )>

III

DEPUIS A jusqu'à Z

Pendant toute l'année 1844, de Sallenauve, pas la moin- dre nouvelle! Inutile de dire que, bien avant cette épo que, le monde parisien avait entièrement cessé de songer à lui. La maison de madame de l'Estorade, dont Briche- teau demeurait un des fidèles, était le seul son sou- venir fût encore vivant. Même à l'hôtel Beauséant, son nom, à une autre époque, avait eu le privilège de soulever des tempêtes, presque jamais il n'était question de cet ancien objet d'une haine qui n'avait plus sa raison d'exis- ter.

180 LA FAMILLE BEAUVISAGE

En effet, tout a\ait tourné selon les vœux de madame Beauvisage, que la nomination de M. de Trailles au siècle d'Arcis avait mise eniin en possession de ce salon poli- tique, si longtemps rêvé par elle.

On imagine bien que l'importance de la position parle- mentaire prise par Philéas n'avait pas donner la solu- tion de ce problème. Véritable machine à voter, Beauvi- sage n'avait pas même su se garder le mérite de fonction- ner machinalement et régulièrement. Durant la première année de sa députation, nommé par l'influence du gouver- nement, ce sot ne s'était pas tout d'abord décidé à faire acte d'ingratitude, et il avait hurlé avec la phalange mi- nistérielle sans penser à mettre de son crû dans ses votes.

Mais, plus tard, il avait éprouvé une rechute de ses opinions centre-gauche, qui étaient celles, on s'en sou- vient, sous lesquelles il avait fait ses premières armes électorales. Bien des raisons l'avaient ramené à cet ancien

D'abord, une sourde mésmtelligence qui de tout temps avait régné entre lui et son gendre, et que les airs rogues de M. de Trailles avaient fait éclater lorsqu'il avait nette- ment manifesté le dessein d'imprimer à Beauvisage une direction politique.

Ensuite, nous l'avons dit quelques liornes plus haut et ailleurs, Beauvisage était un sot, c'est-à-dire une bête importante. Auprès de cette nature d'esprit, les grands mots vides d'idées ont leur fortune toute faite, et au sein du parti conservateur une petite Eglise s'étant formée sous l'invocation de Saint-Progrès, l'un des vocables les plus creux et les plus sonores qu'il soit possible d'imagi- ner, aussitôt Philéas avait eu l'instinct de s'y affdier, et l'avocat Victorin Hulot, l'un des grands-prêtres de cette religion, était devenu son oracle.

Il faut aussi le remarquer, Crevel, qui lui prêchait sous toutes les formes la doctrine de l'émancipation conjugale, avait également contribué à le déranger politiquement.

L'ancien parfumeur ne pardonnait ni à madame Beau- visage, ni à M. de Trailles la manière plus que légère dont on se souvient qu'un soir ils avaient parlé de ses services dans la garde nationale. L'amour-propre blessé

LA FAMILLE BEAUVISAGE 181

est peut-être le magasin, si l'on peut ainsi parler, se confectionnent le plus de convictions toutes faites. Jus- que-là, Crevel s'élait posé en indifférent politique. Du jour il se vit l'objet des railleries de ]\Iaxime, qui passait pour un ministériel influent, il tourna à l'oppo- sition, et ne pouvait manquer d'être suivi dans cette évo- lution par Beauvisage, qui, dans son admiration sans mesure pour l'ex-propriétaire de la Reine des Roses, eût volontiers écrit sur ses cartes : Elève de Célestin Crevel. Crevel, en effet, l'habillait ; Crevel l'eût meublé, si Maxime de Trailles n'y eût mis bon ordre ; Crevel lui indiquait des placements pour ses capitaux ; Crevel avait fait son mariage de la main gauche avec mademoiselle Antonia, et, plus tard., il l'avait mené dans le salon de madame Marneffe, sa maîtresse. (Voir les Parents Pau- vres.) Crevel avait donc lui insuffler aussi ses im- pressions chagrines sur la conduite de la chose publi- que.

Entraîné par toutes les influences que nous venons de déduire, Beauvisage était arrivé avec sa femme et avec son gendre à une dissidence d'opinion déclarée, et ce qui n'était pas trop mala'droit pour un esprit aussi court que le sien, il exploitait au profit de sa liberté conjugale cette divergence de ligne politique, disant : que sa maison pour lui n'était plus tenable, que son salon était toujours plein d'encroûtés, de rétrogrades, que madame Beauvisage et Maxime y attiraient, et alors, dans son apparent déses- poir, il allait se consoler chez mademoiselle Antonia.

Celle-ci, ancienne connaissance de la Saint-Estève, qui se flattait d'avoir lancé sur la place de Paris les deux tiers au moins des jeunes rentières qu'on y voyait en circula- tion, recevait de l'entremetteuse, au sujet de sa liaison avec l'ancien bonnetier, des instructions secrètes et des conseils de la plus haute école ; il y aurait même pour nous, si nous avions moins de hâte d'arriver au dénoû- ment, de bien curieux détails à raconter touchant la mar- che de l'exploitation savante et continue qui devait faire payer à l'ancien bonnetier les torts que madame Beau- visage et Maxime s'étaient donnés vis-à-vis de Sallenauve.

Nous ne devons pas au moins nous dispenser de cons- tater, que ce fut par le côté de mademoiselle Chocardelle

11

182 LA FAMILLE BEAUVISAGE

que M. de Trailles entreprit son beau-père, quand il trouva pour lui le moment venu de lui succéder dans le siège d'Arcis. Ce moment lui parut arrivé aux élections qui eurent lieu fin 1843 ; la Chambre nommée en 1839 achevait alors sa quatrième année de législature, et l'usage de la vie parlementaire est de ne jamais laisser une as- semblée achever jusqu'au bout la période quinquennale écrite dans la loi d'élections.

Lorsque Beauvisage avait reçu à bout portant la pro- position de ne point se représenter aux choix des élec- teurs, le compliment ne lui avait plu d'aucune laçon. Sa mauvaise humeur s'était encore aigrie par l'attitude de madame Beauvisage. Dans la persuasion elle était qu'avec le concours de son cendre, devenu un homme officiel, elle arriverait enfin à la fondation de ce fameux salon politique, éternel objet de son ambition, la chère dame n'avait pas hésité à peser dans le sens de la pré- tention a\ouée par M. de Trailles, en sorte qu'une façoi.- de guerre civile avait été sur le point d'éclater à l'hôtel Beauséant.

Mais, d'un mot, M. de Trailles avait eu raison de la résistance qu'il rencontrait.

Mon cher beau-père, dit-il un jour à Philéas, vous n'êtes pas un homme sérieux ; je sais de vos nouvelles ; à toute force, je pourrais me plaindre ; car vos folles dé- penses avec mademoiselle Antonia sont de nature à com- promettre votre fortune, qui doit être un jour celle de mes enfants.

Quand vous en aurez, interrompit aigrement Beau- visage.

Quand j'en aurai, comme vous le dites très bien, et certes c'est une espérance à laquelle je n'ai pas re- noncé. Quoi qu'il en soit, je ne m'immisce pas dans les côtés souterrains et galants de votre existence, et, au contraire, dans l'intérêt de la bonne harmonie, je fais tous mes efforts pour que ma belle-mère reste dans la plus complète ignorance de vos éclatants désordres. Cepen- dant vous le comprenez, je ne puis permettre que notre maison brûle, comme on dit vulgairement, la chandelle par les deux bouts. La députation, qui dans mes mains serait productive, reste dans les vôtres un capital inerte. Il

LA FAMILLE BEAUVISAGE 183

faut donc opter : ou prendre gravement votre rôle d'homme politique, ou vous renfermer dans celui d'homme à bonnes fortunes.

Et qui me i'orce à cette adoption ? demanda Beau- visage avec hauteur : il voulait dire à cette option.

Moi, répondit M. de Trailles, qui, pour mettre un terme à vos ruineuses dissipations, cesserai de vous pro- téger contre la jalousie, déjà plus d'une fois éveillée, de madame Beauvisage.

C'est-à-dire que vous me dénoncerez. Une jolie mis- sion que vous vous donnez ?

Quand les gens ne sont pas raisonnables, répondit M. de Trailles, et qu'ils s'obstinent à détenir un instru- ment dont ils ne savent pas jouer, il faut bien prendre des moyens de rigueur pour le leur retirer des mains.

C'est bien ! monsieur,, dénoncez-moi ! dit Beauvi- sage, ayant l'air de ne faire aucun cas de la menace.

Mais c'était de la bravoure de loin, et jamais il n'eût osé affronter le courroux de Séverine.

Pour lui l'option à laquelle il se sentit acculé n'était pas douteuse : entre mademoiselle Antonia qui, avec les conseils de la Saint-Estève, l'avait irrémédiablement en- lacé, et la députation, pure affaire de vanité, il ne pouvait hésiter un moment.

Un matin donc, que la famille était réunie à déjeuner, car le jeune ménage avait continué d'habiter l'hôtel Beau- séant :

Ma foi ! se prit à dire Beauvisage, toute réflexion faite, j'ai bien emie de ne pas me représenter à mes élec- teurs ; votre cher Rastignac, qui craint beaucoup ma no- mination, va faire les cent coups pour l'empêcher. Ce n'est pas déjà si amusant, la Chambre ! Ue ministère, par la corruption, s'est si bien inféodé la majorité, que nous au- tres, hommes de progrès, n'avons de bien longtemps la chance de faire triompher nos opinions.

Madame Beauvisage se hâta de donner son approbation à cet aperçu de son mari. Entrant dans la comédie, Maxime au contraire fît au projet d'abdication de Philéas une certaine opposition ; puis, il finit par y acquiescer : et comme depuis longtemps il avait préparé sa candidature en rendant aux gens d'Arcis qui affluaient sans cesse à

184 LA FAMILLE BEAUVISAGK

l'hôtel de leur député, tous les petits services que Beau- visage n'était d'aucune manière en mesure de leur rendre, avec l'appui du ministère son nom sortit d'emblée de- l'urne, et en sa personne se justifia la sage parole de la Luigia : A ceux qui savent attendre, beaucoup de choses arrivent.

Puisque nous avons introduit le lecteur dans l'intérieur de la maison Beauvisage, achevons de le mettre au cou- rant d'un chapitre sur lequel il paraît peu probable qu'il nous dispense de satisfaire sa curiosité : nous voulons par- ler de la manière dont Maxime de Trailles avait arrangé avec sa jeune femme l'affaire des terribles lettres semées et récoltées par Vautrin.

Maxime était un homme d'esprit qui n'eut pas le mau- vais goût de laire tapage de sa découverte. Il ne parla de rien, eut avec Cécile ses façons accoutumées et se contenta de jouir de l'anxiété qui commença à se manifes- ter chez elle, quand l'absence du prétendu baron se fut prolongée quelques jours durant.

A Beauvisage, en sa qualité d'homme inepte, revenait de droit le soin de remuer ce sujet malencontreux. S'avi- sant le premier que le jeune Allemand ne paraissait plus :

On ne voit plus le petit baron, dit-il en présence de Cécile, de sa femme et de M. de Trailles, il faut qu'il soit malade.

Ah î à propos, dit Maxime, c'est une aimable con- naissance que votre baron, il a été arrêté, il y a quelques jours, comme faux monnayeur.

Ah bah ! fît Beauvisage, pendant que Cécile se sen- tait près de défaillir.

Mais qu'avez-vous donc, Cécile ? dit madame Beau- visage, en voyant sa fille changer de couleur.

Rien, maman, dit madame de Trailles, qui parvint à dominer son trouble ; mais penser qu'on a reçu chez soi un criminel, qu'on a causé familièrement avec lui ! et puis, monsieur a une manière si peu préparée de vous annoncer cela !

Mais, ma chère amie, répondit M. de Trailles, il n'y a rien de plus commun dans le monde parisien. Un per- sonnage est présenté dans une maison, il a un nom, un titre, une voiture, on le croit un homme comme un autre,

LA FAMILLE BEAUVISAGE 185

et, un beau matin, on apprend que c'est un bigame, un forçat libéré, ou bien on le surprend trichant au jeu.

Mais, c'est à faire trembler ! s'écria Cécile.

Ah ! oui, répondit négligemment Maxime ; à Paris, il faut être réservé et prudent dans ses liaisons et bien regarder Ton met le pied.

Mais, monsieur, reprit madame de Trailles, si ce misérable a été arrêté, il sera jugé.

Non, dit M. de Trailles, je me trouvais chez Rasti- gnac au moment il fut question de l'affaire ; je fis re- marquer que cet homme avait été reçu dans une foule de bonnes maisons ; qu'il était habitué de plusieurs clubs ; que son procès, par conséquent, serait un immense scan- dale ; alors, on s'est contenté de le faire reconduire jus- qu'à la frontière. Mais, par exemple, gare aux belles dames qui peuvent avoir eu pour lui des bontés : ce sera le pendant de l'affaire Czernischeff.

Qu'est-ce que c'est l'affaire Ouernicheffe ? demanda Beauvisage.

Czernischeff, répondit Aîaxime, était un aide-de- camp de l'empereur de Russie qui, envoyé en mission au- près de Napoléon, fut très choyé dans les salons de Paris. Il avait séduit un employé du ministère de la guerre, nommé Michel, qui lui remit une situation de l'armée. L'affaire fut découverte et l'employé infidèle eut bel et bien le cou coupé. Quant à l'aide-de-camp, il sut s'esqui- ver à temps, et, parmi les papiers saisis dans son appar- tement, après son départ, se trouvèrent des correspon- dances extrêmement compromettantes pour beaucoup de femmes de l'époque.

La conversation ne fut pas poussée plus loin : le soir même du jour elle avait eu lieu, Maxime étant seul avec sa femme dans leur chambre à coucher, ne fut pas peu surpris en voyant tout à coup madame de Trailles se mettre à genoux devant lui. Elle avait, disait-elle, à lui demander pardon d'une grande faute.

Priée avec bonté de s'expliquer :

Voici, dit Cécile en sanglotant, des lettres que j'avais eu l'imprudence d'écrire à ce misérable dont vous parliez tantôt ; lisez-les, et vous verrez que si j'ai été un moment égarée, au moins je ne fus pas coupable.

186 LA FAMILLE BEAUVISAGE

Mais qui vous a remis ces lettres ?

Je ne sais : le paquet cacheté a été déposé tantôt à la porte de l'hôtel. Peut-être cet homme, poussé par un bon mouvement, avait-il chargé quelqu'un de cette com- mission ; peut-être aussi les gens qui ont examiné ses papiers après son départ ont-ils découvert que ces lettres étaient de moi, quoiqu'elles ne fussent pas signées, car on dit que la police sait tout. J'aurais pu vous cacher cet envoi et attendre l'événement ; mais votre honneur est intéressé dans ce secret, et quel que soit le traitement qui m'est réservé, j'ai mieux aimé tout vous avouer pour que vous preniez vos mesures afin d'empêcher l'ébruitement.

Âlais si j'étais, dit Maxime en souriant, l'auteur de cette restitution ?

Oh ! monsieur, s'écria la jeune femme, je serais bien heureuse ; au moins j'aurais l'assurance que votre nom ne sera pas compromis.

Rassurez-vous, dit M. de Trailles, le secret est resté entre nous ; cet infâme, sans doute, dans son furieux dépit de se voir dévoilé./m'avait lui-même adressé ces lettres, et c'est moi qui, pour vous rassurer, vous les ai fait par- venir tantôt.

Maxime disait vrai : c'était lui qui avait adressé le pa- quet à sa femme, et il y avait au fond de cet envoi une rouerie d'une profondeur peu commune.

Toujours tourmenté par ses créanciers qu'il n'avait pu encore satisfaire, et sa liquidation définitive étant néces- saire avant de se présenter devant les électeurs, le 2:lo- rieux époux, selon l'insinuation de Vautrin, comptait bien, dans un délai assez rapproché, au moyen d'une ex- plication sur le petit désordre de sa femme, pratiquer à la dot une forte saignée. Mais, toujours conséquent à son procédé, déjà connu, de l'extorsion en douceur, il se mi- tonnait toutes les apparences d'une conduite généreuse, afin de déguiser la pression violente qu'il était au fond décidé à exercer en vertu de la faute dont il avait reçu la précieuse confidence.

Cécile, par la noblesse de son aveu, mit d'abord en déroute toute cette combinaison. Obligé de pardonner, le besoiffneux personnage sentit bien que son arme, quelle que fût la manière dont il entendait s'en servir, venait de

LA FAMILLE BEAUVISAGE 187

lui échapper des mains. Faire intervenir des questions d'intérêt dans la situation donnée, exiger en quelque sorte le prix comptant de sa clémence, il y avait quelque chose de bas et d'ignoble, et au milieu des mortels em- barras dans lesquels s'était usée sa vie, ce condottiere s'était toujours ménagé une certaine hauteur relative dont il avait la conscience qu'une demande d'argent l'aurait dans le moment descendu.

Mais pour un homme de sa force, il y a toujours le moyen de se raccrocher. Il vit que, sous peine de perdre l'occasion, il fallait faire jouer les grandes cascades, et, huit jours après la scène de l'amnistie donnée à Cécile, M. le comte Maxime de Trailles, qui à cette époque n*é- tait pas encore député et inviolable, écrivait de la maison de Clichy qu'il avait été arrêté dans la matinée pour une misérable somme de mille louis.

Madame de Trailles, aussitôt, de courir pour acquitter la dette et faire mettre en liberté son mari. Mais l'hon- nête usurier, avec lequel le prisonnier avait arrangé l'af- faire de son arrestation à l'amiable, avait d'avance avisé tous les autres créanciers de mettre leur affaire en état pour un jour qu'il leur désignait, en ajoutant, dans l'ai- mable argot du métier, que, ce jour-là, il y aurait gras, et qu'on paierait, à bureau ouvert, au greffe de la maison de détention. Lors donc que madame de Trailles se pré- senta, car elle avait voulu y aller de sa personne pour acquitter la misérable somme de mille louis, il se trouva que son douloureux mari était recommandé, ce qui veut dire sur-emprisonné pour la bagatelle de deux cent onze mille francs, capital, intérêts et frais compris.

L'avoué de madame de Trailles, qui n'était pas Des- roches, celui de son mari, sentit bien au fond de ce con- cours si prompt et si unanime de toute la phalange des créanciers, le parfum d'un épouvantable chantage conju- gal, et il fît part à sa cliente de sa remarque. Mais le moyen pour une femme qui se respecte et qu'on sait en mesure de payer, d'être venue pour rendre son mari à la liberté et de faire retraite devant l'énormité de la créance? Le greffier fut très galant pour madame de Trailles, et bien que, pour obtenir Télargissement du prisonnier, aux termes de la loi, elle eût consigner la somme^

188 LA FAMILLE BEAUVISAGE

comme naturellement elle ne l'avait pas sur elle, l'aimable fonctionnaire se contenta de sa signature et prit sur lui de délivrer gracieusement hic et nunc la personne du dispen- dieux époux.

Après s'être jeté théâtralement dans les bras de Cécile, M. de Trailles lui dit qu'elle avait eu tort de tout acquitter avec tant de hâte ; que, parmi ses dettes, il y en avait de très discutables, et qu'avec un peu de temporisation on aurait pu facilement obtenir des réductions considérables.

Aussi, répondit l'avoué de madame de Trailles, com- ment un homme de votre habileté va-t-il se laisser arrêter? Le mariage est le tombeau de toutes les forces vives d'un homme. Jamais, étant garçon, vos créanciers ne vous eussent happé de la sorte.

M. de Trailles regarda l'avoué de travers, sentant bien que sa manœuvre était éventée. Mais, la forme sauvée, jamais il ne se souciait du fond ; il dédaigna donc de ré- pondre. C'est ainsi que depuis l'A jusqu'au Z, l'abîme de ses éternelles dettes à la fin fut comblé.

IV

LE SPECTRE FIANCÉ

Vers le mois de mars 1845, Jacques Bricheteau fut as- sez ému en recevant un billet, d'ailleurs très poli, de Rastignac, qui le priait de vouloir bien passer à l'hôtel du ministre des travaux publics.

L'affaire de Sallenauve, depuis longtemps ensevelie dans une apparence de complet oubli, allait-elle se ré- veiller ? Le ministre avait-il reçu quelques nouvelles du voyageur ? L'une ou l'autre de ces suppositions parlait trop vivement à l'imagination de l'organiste pour qu'il ne se rendît pas en toute hâte à l'assignation qui lui était donnée.

Bricheteau n'eut pas plutôt décliné son nom à l'huissier, qu'il fut introduit.

LA FAMILLE BEAUVISAGE 189

Le ministre commença par s'excuser sur ses nombreu- ses occupations qui ne lui avaient pas permis, en se ren- dant à Ville-d'Avray, d'épargner à Bricheteau un déran- gement, ensuite il lui dit :

Il y a déjà longtemps, monsieur Bricheteau, que vous aviez bien voulu me promettre de me demander quelque chose.

Je vous suis reconnaissant de votre souvenir, mon- sieur le ministre., répondit l'organiste ; mais outre que je ne suis pas bien sûr de vous avoir fait ce que vous appelez gracieusement une promesse^ je suis du moins certain de n'avoir besoin de rien. Ma petite fortune personnelle et l'administration de celle de M. de Sallenauve m'occupent suffisamment et me dispensent de rien désirer pour mon bien-être.

J'en suis ravi et en même temps j'en suis fâché^ dit coquettement Rastignac, puisque je perds l'espérance d'être personnellement agréable à l'un des hommes les plus honorables que j'aie rencontrés de ma vie.

Bricheteau s'inclina en signe de remercîment.

Eh bien ! et M. de Sallenauve, reprit Rastignac, avez-vous de ses nouvelles ?

Hélas î non, répondit l'organiste ; sa dernière lettre date déjà de plus d'une année, et, au moment il me l'écrivait, il était sur le point de se jeter dans une entre- prise des plus périlleuses.

Comment ! est-ce qu'il aurait eu la pensée de soute- nir à main armée le rôle de prétendant que lui avait mé- nagé sa mère ?

Je vois bien, répondit Bricheteau, que monsieur le ministre lui en veut toujours.

Pourquoi ? je parle sérieusement. Dans cet étrange pays de l'Amérique du Sud qu'y a-t-il d'impossible ? A tout instant, les révolutions les plus inattendues s'.y suc- cèdent,, et c'est assurément la Terre-Promise des préten- dants.

L'ambition de M. de Sallenauve est plus modeste, répondit Bricheteau, et il est allé jouer sa vie pour un but plus sérieux et surtout moins intéressé.

Enfin, j'espère qu'il sortira de cette épreuve, dit Rastignac ; son étoile, à part le fait de sa naissance, a été

11.

190 LA FAMILLE BEAUVISAGE

jusqu'ici très heureuse, et vous avez vraiment tort de croire que je conserve contre lui quelques sentiments d'iiostilité. Loin de là, car, en réalité, je finirai par lui être redevable de la tranquillité de ma vie.

Comment cela ? dit Bricheteau.

Oui, reprit le ministre, la rude rencontre ménagée à son profit par M. de Saint-Estève>. m'a fait profondément réfléchir, et j'ai fini par reconnaître qu'au point de vue de la vie publique comme au point de vue de la vie pri- vée, j'étais sur une mauvaise pente. J'ai une femme jeune et charmante, et je la négligeais ; une position politique très passable, et, sous l'inspiration de M. de Trailles, je m'étais laissé entraîner à des moyens d'influence hasardés et compromettants. La leçon pour moi n'a pas été perdue; j'en ai désormais fini avec la politique d'aventures, et la plus parfaite harmonie est rétablie dans mon ménage, résultat auquel les excellents conseils de madame de l'És- torade n'ont d'ailleurs pas été étrangers.

C'est, en effet, dit Bricheteau, une femme d'un bon sens rare, en même temps qu'un noble caractère et un esprit distingué.

Vous la voyez beaucoup ? demanda Rastignac.

Depuis la mort de son mari, je suis du petit nombre de ceux auxquels elle a donné accès dans sa retraite.

C'est justement à ce titre d'ami de la maison, que j'ai désiré vous causer d'une affaire votre avis d'abord, et ensuite votre intervention, pourraient être pour nous d'un très grand prix.

Vous m'étonnez beaucoup, monsieur le ministre ; un chétif comme moi, bon pour vous à quelque chose !

Je sais, répondit Rastignac, que vous êtes aussi mo- deste qu'habile ; mais, pour sortir des compliments, dites- moi : quelle est la pensée de madame de l'Estorado rela- tivement à l'établissement de sa fille ? Nais est en âge d'être mariée, car, si je ne me trompe, elle a maintenant dix-neuf ans ?

Je ne sache pas que madame de l'Estorade ait en- core rien en vue.

Ce pauvre l'Estorade,. continua le ministre, avait à ce sujet quelques idées, et je crois que M. de Sallenauve lui aurait paru un gendre conAcnable.

LA FAMILLE BEAUVISAGE 191

Oui ; mais jamais sa femme ne s'était arrêtée à la pensée de ce mariage. Elle jugeait que ce gendre, qui a aujourd'hui trente-six ans, était trop âgé pour sa fille, et je sais d'ailleurs que M. de Sallenauve était tout à fait de ce sentiment.

Alors, dit le ministre, en vous parlant d'un autre parti pour mademoiselle de l'Estorade, je n'aurais pas à craindre de vous trouver hostile à ce choix ?

Mon hostilité, je pense, dans tous les cas, serait d'une très médiocre importance.

Enfin vous admettez bien au moins que vous m'avez déjà très utilement renseigné en faisant savoir que je ne me jetterai au-devant d'aucun arrano-ement antérieur. Maintenant, si vous voulez bien me permettre de vous faire connaître mon prétendant, à supposer que le choix ne vous paraisse pas trop absurde, je vous dirai un petit côté par lequel, à défaut d'une coopération plus efficace, notre ambition pourrait être servie par vous.

Plus je me regarde comme inutile et insuffisant, monsieur le ministre,, plus votre confiance doit m'honorer.

La personne que j'aurais en vue, continua Rastignac, est le jeune Félix de Restaud, mon chef de cabinet, le cousin germain de ma femme.

Jacques Bricheteau fit de la tête un signe d'assentiment sans autrement se prononcer.

Il y a contre lui, poursuivit le ministre, une objec- tion à faire : la conduite de sa mère, que M. de Trailles a autrefois horriblement compromise : mais nous avons eu l'heureux malheur de la perdre il y a dix-huit mois, et. de son vivant, elle ne s'était pas trouvé un obstacle à l'éta- blissement de son fils aîné, Ernest de Restaud, qui s'est allié à l'un des plus grands noms du royaume, en épou- sant la fille de madame la vicomtesse de Grandlieu.

Bricheteau continua sa pantomime approbative, et Ras- tignac d'ajouter :

Ce côté faible écarté, je ne sache pas dans mon can- didat beaucoup de choses reprochables. Il est très bien de sa personne, laborieux, intelligent, et, par la situation qu'il occupe auprès de moi. il est déjà en possession d'un poste administratif assez élevé. Du reste, comme cette position de chef de cabinet a toujours quelque chose de précaire,

192 LA FAMILLE BEAU VI S AGE

parce qu'elle attache à la personne du ministre, homme essentiellement mortel sous un gouvernement parlemen- taire, en manière de cadeau de noces, je me ferais fort d'obtenir pour notre jeune homme une place à la cour des comptes, Ai. de l'Estorade a laissé tant d'honorables souvenirs. Du reste, il y a entre les jeunes gens rapport d'âge, égalité de fortune, et peut-être même que la ba- lance pencherait un peu de notre côté ; mais je dois ajou- ter que madame la baronne de Nucingen, avec l'appro- bation empressée de ma femme et avec la mienne, est dans l'intention, si ce mariage pouvait avoir lieu, de faire à son neveu quelques avantages assez considérables.

Les jeunes gens se connaissent ? demanda Briche- teau.

Mademoiselle de l'Estorade a pu voir Félix dans le monde,, elle a été peu cependant ; je ne sais si elle l'a remarqué. Quant à lui, il a pour la jeune personne l'ad- miration la plus vive, et je suis certain que ce mariage comblerait tous ses vœux.

Maintenant, monsieur le ministre, demanda Briche- teau, par mon intervention pourrait-elle être utile au succès de vos arrangements ?

Mais, répondit Rastignac, votre intervention pour- rait nous être utile... en intervenant, en usant de l'in- fluence que vous pouvez avoir sur l'esprit de madame de l'Estorade.

Hum ! fit Bricheteau, c'est une chose bien délicate, et je ne crois pas vraiment être posé auprès de madame de l'Estorade de manière à pouvoir convenablement pré- tendre à l'influencer.

Mais au moins, dit le ministre, vous pourriez nous rendre le service de sonder les approches. Etre refusée serait très pénible à madame de Rastignac et, avant d'aller faire officiellement la demande, elle serait recon- naissante à quelqu'un qui aurait bien voulu se charger d'éclairer le terrain.

Cela, repartit l'organiste, je puis le faire.

Eh bien ! dit Rast'ignac, c'est déjà beaucoup. Il me paraît ensuite, je vous l'avoue, assez difficile qu'en l'accu- sant avec madame de l'Estorade, de cette idée en l'air, vous ne soyez pas amené à exprimer à son sujet une

LA FAMILLE BEAUVISAGE 193

opinion. Or, pour peu seulement qu'elle ne fût pas défa- vorable au dénoùment désiré par nous, je tiendrais cette neutralité pour une conquête également très précieuse.

Je m'engage, dit Bricheteau à être le rapporteur le plus exact et le plus impartial ; mais, comme tous les rapporteursi. je ne concluerai pas.

Nous ne vous demandons pas autre chose, dit Ras- tignac. Dans tous les cas, je sais combien madame de l'Estorade a d'obligations à M. de Sallenauve. Entrer dans son alliance, c'est nécessairement épouser ses aversions et ses sympathies. Il me semble donc que vous pouvez voir, dans le mariage que nous avons en vue, un gage de l'oubli absolu de tout notre méchant passé avec votre ami.

A la suite de ce dernier trait, qui était une sorte de prime offerte au zèle de l'entremetteur, on se sépara, et Bricheteau s'empressa d'aller faire part à madame de l'Estorade de l'ouverture qu'il avait reçue.

De tout temps, entre la femme du ministre et celle du président de la cour des comptes, les rapports avaient été excellents. Quand commença pour madame de Rasti- gnac le terrible souci de la Luigia, on peut se rappeler que madame de TEstorade avait été la confidente de ses mortels déplaisirs, et qu'à cette occasion elle avait donné à la délaissée quelques conseils pleins de sagesse. Quand vint l'affaire des lettres de Franchessini, Rastignac s'était senti épouvanté du danger qui venait de passer sur sa tête, et, au lieu de faire à sa femme une querelle qui peut-être eût gravement envenimé les choses, il avait eu l'heureuse inspiration de tout confier à madame de l'Es- torade et de la constituer, en quelque sorte, arbitre entre sa femme et lui. L'arbitrage avait été des plus heureux, et c'était dans leur reconnaissance affectueuse pour l'habile conciliatrice que les époux, tendrement revenus l'un à l'autre, avaient puisé l'idée de ce mariage dont Briche- teau venait d'être entretenu.

Lors donc que celui-ci fit part à la comtesse du dessein étaient les Rastignac de lui demander pour Félix de Restaud la main de sa fille, il trouva une femme bien disposée, et comme, du côté des avantages matériels, ce mariage se présentait incontestablement sous un très bon aspect, la proposition en fut reçue, sinon avec un

194 LA FAMILLE BEAUVISAGE

extrême empressement, au moins avec une faveur marquée.

Mais vous, mon cher monsieur Bricheteau, demanda la comtesse, quelle est votre impression ?

Je ne connais pas le jeune homme, répondit Briche- teau ; je ne sais pas davantage quelles peuvent être les dispositions de mademoiselle Nais ; je puis seulement dire que les convenances d'âge, de (fortune et de famille me semble réunies d'une façon désirable.

C'est aussi mon avis, dit madame de l'Estorade ; cependant, je ne vous donne pas immédiatement ma ré- ponse ; il faut que j'en parle à Armand.

Cette restriction accusait dans l'économie de la maison l'Estorade une nuance importante à enregistrer.

Armand, que nous avons laissé au collège, avait alors vingt-et-un ans ; ayant achevé ses études de droit, il ve- nait de passer avec éclat sa thèse pour le doctorat. Il était donc plus que jamais un hommq. et sa mère n'aurait pas eu une disposition naturelle à le traiter en chef de la famille et à prendre dans le maniement de toutes leurs affaires domestiques, les conseils de sa haute sagesse, que lui-même aurait su se faire faire une grande place dans toutes les délibérations.

Le mariage dont il était question, soumis à sa pru- dence, il en embrassa l'idée avec ardeur. Rien que l'al- liance d'un ministre aussi influent que Rastignac était faite pour donner à cette jeune tête un éblouissement, et quand madame de l'Estorade en vint à parler d'interroger l'inclination particulière de Nais :

Laissez-moi lui soumettre la proposition, dit le jeune négociateur d'un air siir de lui-même ; avec vous, chère mère, ce serait des si et des car à n'en plus finir, au lieu que moi j'irai droit au but.

Madame de l'Estorade ne crut pas devoir consentir à l'abdication qui lui était demandée ; et comme elle pré- voyait, en effet, peu d'empressement de la part de Nais à accueillir une proposition de mariage, quelle qu'elle ftit, elle aima mieux se charger du soin de pressentir sa fille,, craignant avec raison que les façons tranchantes de M. Armand ne produisissent un effet tout différent de celui qu'il en promettait. De son côté. Nais avait également cessé d'être la petite personne raisonneuse et capable que

LA FAMILLE BEAUVISAGE 195

nous avons connue. Elle était devenue une grande et belle fille, infiniment plus spirituelle que son frère Armand, et, sans la plaie que de temps immémorial elle portait au cœur, elle aurait pu passer pour l'une des plus piquantes brunes que l'on pût imaginer. Mais, à la cohabitation, si l'on peut ainsi parler, de cette pensée toujours présente, elle avait contracté des airs langoureux et rêveurs qui, formant avec son genre de beauté le contraste le plus tranché, déroutaient l'œil du classifîcateur : on aurait dit une âme blonde égarée chez une Andalouse.

Quand madame de l'Estorade parla à sa fille de la recherche dont elle était l'objet, le premier mot de celle-ci fut qu'elle ne voulait pas se marier.

Comment ! dit madame de l'Estorade, ton intention est de rester fille ?

Oui maman, répondit Naïs ; je ne vois pas que le mariage vous ait déjà faite si heureuse.

Mais, ne fût-ce que le bonheur de t'avoir eue, ma bonne Nais, toi et tes frères, je ne trouverais pas que le marché eût été bien mauvais. Du reste, ce sont des idées folles ; entre le couvent et le mariage, pour une fille de ta condition, il n'y a pas de milieu. Que tu me dises que tel ou tel mari ne t'agrée pas, je le concevrais, et, sur ce chapitre, je tâcherai de te laisser la plus grande liberté .possiblej ; mais, ici, tu serais embarrassée de concilier ta réponse avec la raison très développée qui,, chez toi, n'a pas attendu les années ; car, enfin, M. Félix Restaud, tu ne le connais pas.

C'est justement pour cela que je ne veux pas de lui ; danser avec un inconnu est déjà un supplice ; je vous demande ce qu'il en doit être d'un mariage qui, après tout, est un engagement à vie.

Mais tu auras la même réponse à me faire pour tous les prétendants qui se présenteront. Je ne te demande pas d'accepter M. de Restaud au premier mot ; consens seulement à recevoir ses soins, à faire avec lui connais sance, et si réellement il est Thomme que Ton m'a dé- peint, tu serais une fille quinteuse, et donnerais de ta raison et de ton humeur une idée peu satisfaisante, en persistant dans le refus absolu dont tu commences par saluer ma proposition.

196 LA FAMILLE BEAUVISAGE

On ne connaît jamais les gens qui vous font la cour, répliqua Naïs ; ce sont des acteurs qui jouent un rôle.

Oh î une fille de ton intelligence sait bien voir par dessous le jeu ; d'ailleurs, nous serons deux pour juger le soupirant à l'œuvre.

Maman, je suis heureuse avec vous ; il n'y a pour moi aucune hâte de changer de situation.

Mais, fais attention que tous les partis ne se pré- sentent pas avec la même somme de convenances ; il s'agit ici de ce que les marchands de nouveautés appellent une grande occasion...

Espèce d'annonce, interrompit vivement Naïs, avec laquelle ils vous attrapent le mieux du monde.

Voyons, Naïs, dit madame de l'Estorade avec réso- lution, je n'entends pas te violenter, mais je ne te lais- serai pas non plus entreprendre au-delà d'une certaine mesure sur mon indulgence maternelle. Plus d'une fois déjà, je me suis expliquée avec toi, touchant une idée de petite fille., que tu as transportée dans l'âge de raison, et qui, je le vois bien, est l'obstacle contre lequel je viens me heurter aujourd'hui.

Mon Dieu ! ma mère, vous vous trompez complète- ment ; vous m'avez dit que M. de Sallenauve s'était expli- qué sur les idées qu'avait eues mon père et que d'aucune manière il n'y donnait les mains...

A quoi il faut ajouter que M. de Sallenauve n'est plus même à nos côtés pour formuler, si on le mettait en demeure, ce refus peu agréable pour l'amour-propre d'une fille de ta valeur. En se séparant de nous à la Crampade, « Madame, m'a-t-il dit, je vous quitte pour longtemps, » pour toujours peut-être, » et l'événement n'a jusqu'ici que trop justifié cette prévision. Depuis quatre ans j'ai reçu de lui une seule lettre, sans même avoir pu savoir, tant le brouillard paraît être l'élément de sa vie., de quel lieu elle m'était adressée. 11 y a un an passé que M. Bri- cheteau n'a eu de lui aucune espèce de nouvelles, et il nous l'a représenté comme étant engagé dans une entre- prise lointaine qui ne donne à ses amis que bien peu de chances de le revoir ; je ne puis donc vraiment souffrir que lu te réserves follement pour une sorte de spectre- fiancé...

LA FAMILLE BEAU VISAGE 197

A ce moment le vieux Philippe ouvrit la porte de la pièce avait lieu la conversation que nous sommes oc- cupés à reproduire et annonça M. Jacques Bricheteau.

Bricheteau, qu'on n'avait pas vu depuis deux jours, entra. Il était en grand deuil.

Qu'y a-t-il donc, dit vivement madame de TEsto- rade, est-ce la bonne mère Marie-des-An^es que vous avez perdue ?

Non, madame, reprit l'organiste, j'ai eu des nou- velles de M. de Sallenauve.

Ah ! maman, qu'as-tu ? s'écria Xaïs en se précipitant vers madame de l'Estorade, qui avait pâli et s'affaissait sur elle-même.

Les paroles de Bricheteau avaient frappé à la fois au cœur des deux femmes ; mais, les dix-neuf ans de Naïs n'avaient vu que l'annonce d'un événement heureux, les trente-huit ans de madame de l'Estorade avaient com- pris un malheur accompli et irréparable, c'est que Tune montait un des versants de la montagne, et que l'autre la descendait.

CHEZ MADAME GIGUET

C'est à Arcis, combinaison assez imprévue, que nous devons aller chercher l'explication du coup de théâtre par lequel a été clos le chapitre précédent.

Pendant les six ans qui se sont écoulés entre le com- mencement de ce récit et les événements qui nous restent à raconter, madame Marion avait vieilli ; les infirmités étaient venues, et, sans fermer entièrement son salon, elle s'était vue souvent obligée de modifier quelque chose à la périodicité autrefois inflexible de ses jours de récep- tion.

Avec son agrément, sa nièce, madame Simon Giguet, née Ernestine Mollot. avait pris de ses mains le sceptre qui lui échappait, et,, à l'époque nous sommes arrivés.

198 LA FAMILLE BEAU VISAGE

c'était chez la femme de l'avocat, candidat électoral tou- jours malheureux, que se réunissait le plus régulièrement la société distinguée de la petite ville champenoise.

Il était huit heures du soir ; déjà le salon de madame Giguet était à peu près au complet, et tin grand événe- ment, attendu pour le lendemain, pouvait d'autant moins manquer d'être le sujet de toutes les conversations, qu'au moment il était annoncé par le bruit étourdissant des clo- ches de la paroisse sonnant à toute volée.

Diable ! dit M. Mollot, le greffier, il paraît que ce service sera chenu. Depuis celui qui s'est fait pourrie repos de l'âme de Louis XVIII, je ne crois pas avoir en- tendu sonner de cette force !

Oh ! ce sera royal, dit M. Godivet, le receveur de Tenregistrement,. les tapissiers travaillent encore à cette heure, et j'ai vu tantôt arriver un fourgon des pompes funèbres de Paris ; on a déchargé des tentures, des can- délabres, enfin tout un mobilier funèbre.

Eh bien ! dit le jeune substitut qui avait remplacé Olivier Vinet, passé au parquet de Paris, tout cela pourra servir à deux fins ; car il paraît que le vieux comte de Gondreville n'ira pas loin.

Il est au plus mal, dit M. Alartener, devenu vice- président du tribunal ; dame ! quatre-vingt-sept ans, et puis un homme qui, indépendamment de ses grandes oc- cupations politiques, n'a pas mal usé de la vie.

Vraiment î dit le substitut, c'aurait été un Aert galant?

Oh ! tout ce qu'il y a de plus vert et de plus g-alant, répondit M. Martener, qui de ses anciennes fonctions de juge d'instruction avait gardé un grand goût pour la chronique secrète ; il paraîtrait même que si la personne aux obsèques de laquelle nous sommes conviés demain, n'a pas toujours marché parfaitement droit dans la vie, le cher monsieur n'aurait pas été étranger à son dérange- ment.

Alors, dit M. Godivert, on pourrait lui supposer un peu de collaboration avec le marquis de Sallenauve ?

Eh ! eh î répondit M. Martener, d'un air à faire croire qu'il en savait long sur ce chapitre.

Moi, dit mademoiselle Herbelot, la sœur du notaire, à laquelle six ans de plus, sans lui amener un mari.

LA FAMILLE CEAUVISAGE 199

avaient notablement argenté les cheveux, il y a une chose que je ne croirai que lorsque je l'aurai vue ; c'est cette urne !

Mais qu'y a-t-il d'incroyable ? répondit M. J.-P. Delignou, l'officier de l'Université, éloquent professeur de rhétorique du collège communal, auquel, dans le temps, nous avons une "relation si remarquable des obsèques du notaire Grévin ; lorsqu'Agrippine débarqua à Brindes, tous les historiens rapportent qu'elle tenait dans ses mains une urne contenant les cendres de Germanicus, son mari, empoisonné par le traître Pison.

Mais, monsieur, repartit la vieille fille, ce que vous parlez là, c'est dans l'ancien temps, bien avant la nais- sance de Notre-Seigneur.

C'est ce qui vous trompe mademoiselle,, répondit M. J.-P. Delignou ; Agrippine mourut en l'an 33 de Jésus- Christ. On dit même que Tibère la fit mourir de faim.

Comment ! monsieur, dit mademoiselle Herbelot en insistant, dans ce temps-là on brûlait les corps ?

Parfaitement, mademoiselle, et même, si vous aviez quelque curiosité de savoir comment les choses se pas- saient, je pourrais vous faire hommage d'un opuscule que j'ai publié touchant les cérémonies des lunérailles chez les Romains ; c'est à ce travail assez corsé, que j'ai de voir s'ouvrir pour moi les portes de l'/^cadémie des sciences, arts et belles-lettres de la ville de Troyes.

Je lirai cet ouvrage avec le plus ^rand plaisir, s'em- pressa de répondre mademoiselle Herbelot.

Mais, à quelle époque, au juste, demanda M. Mol- lot, a-t-on pris l'habitude de nous enterrer ?

Le mode de l'incinération, répondit M. Delignou, n'a cessé d'être en usage qu'aux environs du quatrième siècle.

Et par incinération, dit la vieille fille, vous entendez ?

L'action de réduire en cendres, du latin cineres, ré- pondit le professeur, qui depuis longtemps, n'avait pas eu une aussi heureuse soirée.

A ce moment, un grand mouvement se fit dans le salon par l'arrivée de maître Achille Pigoull, le notaire. Conti- nuant à être, comme par le passé, le mandataire de M. de Sallenauve. il était mieux que personne au courant de ses affaires. Sans doute, quelque question lui avait été

200 LA FAMILLE BEAUVISAGE

faite dès son entrée, relativement à cette singularité de l'urne qui trouvait mademoiselle Herbelot si incrédule, car il se déclara en mesure de donner les explications les plus catégoriques. Inutile d'ajouter que, toutes autres con- versations cessantes, le petit notaire devint le centre d'un cercle qui se forma autour de lui. Alors, avec cette facilité de parole dont on lui a vu donner un spécimen si remar- quable dans les premiers chapitres de cette longue his- toire, il commença ainsi qu'il suit :

En 1841, lorsque nous apprîmes que M. de Sallenauve avait tout à coup donné sa démission du titre de notre re- présentant, un grand mouvement d'opinion se fît contre lui : on l'accusa de caprice, d'inconséquence ; enfin on lui fut très hostile, sans se douter que, parti à son corps défendant pour un pays lointain^ il allait y accomplir un grand devoir filial. A l'époque j'eus l'avantage de re- cevoir la déclaration authentique de M. le marquis de Sallenauve qui le reconnaissait pour son fils naturel, M. Charles de Sallenauve ignorait le nom et l'existence de sa mère. Mais plus tard il apprit qu'il était le fils de Ca- therine-Antoinette Goussard, notre compatriote...

Comment ! la nièce à Goussard le meunier ? de- manda M. Mollot en interrompant.

Précisément, répondit Achille Pigoult, et la fille de Françoise Goussard, sœur dudit meunier, laquelle a été, comme le savent tous les anciens de notre ville, la maîtresse de l'illustre conventionnel.

Dès-lors, dit le notaire Herbelot, M. de Sallenauve serait le petit-fils naturel de Danton ?

Si vous le permettez, mon cher confrère, repartit Achille Pigoult ; et vous voyez que je n'avais pas la main trop malheureuse quand, dans la ville qui a donné nais- sance au grand homme, j'appuyais l'élection de son petit- fils.

Il faut convenir, dit philosophiquement Simon Gi- ^uet, le maître de la maison, que les voies de la Provi- dence sont bien imprévues ; elle était décidément contre moi, dans cette première campagne électorale j'ai si mal réussi.

Je disais donc, reprit le petit notaire, que M. de Sallenauve avait été avisé de l'existence de sa mère ; mais

LA FAMILLE BEAUVISAGE 201

en même temps il apprenait que, par suite de grandes agitations auxquelles la vie de cette femme a été livrée, elle se trouvait retenue en captivité au Paraguay, pays de- venu célèbre par l'espèce de phalanstère religieux qu'y avaient fondé les jésuites. A dater de cette révélation, tout autre intérêt disparaissant pour notre député, il se décida à passer dans TAmérique du Sud, et là, nouveau Télémaque, pendant près de cinq ans, il n'est pas d'ef- forts qu'il n'ait faits pour obtenir la liberté de sa mère.

C'était son père que cherchait Télémaque, fît re- marquer M. J.-P. Delignou.

Sans s'arrêter à cette pointilleuse interruption :

Tous ces efforts étant restés infructueux, continua Achille Pigoult, M. de Sallenauve, qui avait juré de réus- sir dans son généreux dessein ou de périr, embrassa un parti aussi hasardeux qu'énergique. A travers des déserts incommensurables, remonter le cours du Paraguay, grande rivière qui baigne le pays auquel elle donne son nom, et, arriver au lieu de déportation gémissait Catherine Goussard, tel fut le plan auquel, en fin de cause, il s'ar- rêta et qu'il se mit en devoir d'exécuter,

Ce n'est pas M. Maxime de Trailles notre député actuel, dit malignement madame Simon Giguet, qui aurait fait un trait pareil.

Possesseur, comme nous le savons tous, d'une grande fortune, poursuivit Achille Pigoult, M. de Salle- nauve n'hésita pas à en sacrifier une partie, afin de se composer une troupe d'hommes entreprenants pour l'ac- compagner dans les solitudes qu'il avait à traverser et au besoin pour faire le coup de feu contre les geôliers de sa mère, quand il serait parvenu au lieu de sa déten- tion. Les hommes dont il composa ce que l'on pourrait appeler sa petite armée étaient pris au sein d'une popu- lation de pâtres connus à la Plata sous le nom de Péons, et qui sont préposés à la garde d'immenses troupeaux dans les plaines désertes du Tucuman, du Paraguay et de l'Uruguay.

Dans ces pays-là, la viande ne doit pas être chère ? interrompit mademoiselle Herbelot. qui se piquait d'être femme de ménage.

Votre remarque, mademoiselle, est parfaitement

202 LA FAMILLE BEAUVISAGE

juste, répondit le petit notaire, car rien n'est plus commun clans cette partie de l'Amérique du Sud, que de rencon- trer des troupeaux de huit à dix mille bœufs, et plusieurs propriétaires en possèdent jusqu'à cinquante mille. Mais les bergers qui les gardent sont de véritables gens de sac et de corde. N'estimant pas plus la vie d'un homme que celle d'une vache ou d'un mouton, adonnés à la passion de l'eau-de-vie et à celle des cartes, qu'ils jouent avec leur poignard fiché en terre auprès d'eux, afin de trancher les coups douteux, ce sont d'affreux sacripants, et lorsque le démon de la chair les pousse, comme feu les Romains firent des Sabines, ils s'en vont jusque dans les villes enlever les femmes créoles, sauf ensuite à se battre entre eux pour la possession de leurs conquêtes.

Fi ! l'horreur ! s'écria madame Mollot.

Après cela, continua Achille Pigoult, ces mêmes hommes, comme tous les sauvages, pratiquent d'une ma- nière admirable la vertu de Fhospitalité ; ils sont fidèles observateurs de leur parole, cavaliers et marcheurs infa- tigables et ne savent pas ce que c'est que de reculer de- vant un danger. Escorté de cinquante de ces gaillards, dont il avait chèrement acheté le concours en leur pro- mettant, en cas de succès, de doubler la somme payée avant leur entrée en campagne, M. de Sallenauve, après plusieurs mois de préparatifs partit de la province de Corrientès, l'une des circonscriptions de la confédération argentine, et s'engagea dans les contrées désertes qui s'é- tendent le long de la rive droite du Paraguay.

Je l'y aime autant que moi, surtout avec une société pareille, dit naïvement Mollot, le greffier.

M. de Sallenauve, continua le notaire, n'eut qu'à se louer de ces gens, sur lesquels il sut prendre un grand empire et qu'il trouva dociles et dévoués autant qu'ii avait pu l'espérer. La petite armée était arrivée en ne perdant qu'un seul homme aux deux tiers de son voyage, quand, une après-midi, elle vint à déboucher dans une de ces immenses forêts du Nouveau-Monde dont tous les voya- geurs s'accordent à donner des descriptions à la fois ef- frayantes et majestueuses. Tout à coup, au milieu du vaste silence qui les enveloppait, les aventuriers crurent avoir démêlé un appel de détresse. La troupe s'arrêta

LA FAMILLE BEAUVISAGE 203

pour prêter l'oreille, et, après un court intervalle, le même bruit se reproduisit. Poussé par son bon cœur, et peut-être par un pressentiment, AI. de Sallenauve est un des premiers à se précipiter dans l'épaisseur du bois d'où étaient partis ces cris, et bientôt il se trouve en présence d'un triste spectacle : au milieu d'un groupe formé par trois femmes de couleur, deux nègres et une femme blanche, cette dernière était couchée à terre, se débattant dans des convulsions.

C'était la mère de M. de Sallenauve ! dit le jeune substitut.

Vous auriez pu, monsieur, répondit Achille Pigoult, vous dispenser de devancer mon récit, dont vous venez d'égorger l'intérêt, mais comme, après tout, je ne suis pas conteur de mon état, je vous avouerai tout naïvement que vous ne vous êtes pas trompé : la malheureuse femme blanche était en effet Catherine Goussard. qui venait d'être mordue par un serpent. Avec cette finesse de l'ouïe qui les distingue, les noirs avaient perçu de loin la marche de la troupe placée sous le commandement de M. de Sal- lenauve, et ils avaient poussé des cris pour appeler du secours.

C'est un véritable roman, fît remarquer madame IMollot.

Muni d'une petite pharmacie, reprit le notaire, M. de Sallenauve donna à la malade quelques soins d'abord heureux, qui ramenèrent chez elle un peu de tran- quillité. Des explications qui eurent lieu il résultat que M. de Sallenauve, comme l'a très bien deviné M. le subs- titut, venait de retrouver sa mère, et cette rencontre n'est pas si romanesque qu'on pourrait le croire. A peu près au moment AI. de Sallenauve se mettait en route pour aller la délivrer, Catherine Goussard était parvenue à s'échapper de sa prison, et sa marche dans ces solitudes sous l'escorte et avec le secours des noirs qui s'étaient faits les compagnon de sa fuite, n'a rien de bien extra- ordinaire au prix de l'histoire très connue et très authen- tique de madame Godin des Odonais.

Connais pas, dit le notaire Herbelot.

Vous, mon cher confrère, répondit Achille Pigoult, cela ne m'étonne pas ; vous en êtes encore à savoir l'his-

204 LA FAMILLE BEAUVISAGE

loire de Roméo et Juliette. Mais les gens un peu mieux renseignés que vous ont entendu parler de l'affreuse aven- ture de madame Godin des Odonais. Egarée avec deux de ses frères et six autres personnes dans les forêts de l'A- mazone, après avoir vu périr de faim et de fatigue tous ses compagnons de voyage, cette malheureuse femme y resta seule, errante pendant neuf jours, et fut enfin re- cueillie et sauvée par une troupe d'Indiens.

Et vous trouvez cette partie de campagne agréable ? demanda le notaire Herbelot, qui crut que cette plaisan- terie le relevait de son péché d'ignorance.

Sans daigner répondre à cette sotte interruption :

Quand M. de Sallenauve, continua Achille Pigoult, eut appris quelle était la femme qu'il essayait de rendre à la vie, il pratiqua le remède peut-être le plus efficace qu'il y ait contre la morsure des serpents : celui de la succion de la blessure ; mais il était trop tard, les ravages du venin avaient été d'autant plus rapides que la consti- tution du sujet, appauvri par les privations et par les fatigues, offrait moins de force de réaction, et, dans la soirée, la victime succombait au milieu d'accidents af- freux.

Pauvre femme î s'écria toute la portion féminine de l'auditoire.

Avant de mourir, reprit l'historien, Catherine Gous- sard avait eu le temps de témoigner à son fils le bonheur et la consolation qu'elle éprouvait à avoir pu l'embrasser et à finir dans ses bras. En même temps, elle exprima formellement le désir que ses restes reposassent dans sa ville natale...

Penser encore à Arcis de si loin et dans un pareil moment ; c'est bien, cela î dit madame Simon Giguet les larmes aux yeux.

Et que la sainte mission des Ursulines, ajouta Achille Pio-oult, dont elle avait secrètement été la bienfai- trice dans un temps sa position de fortune lui avait permis de se souvenir du pieux asile de sa jeunesse, abri- tât sa dépouille mortelle. Ne pouvant plus rien pour la malheureuse qu'il était venue chercher au milieu de tant de fatigues et de périls, qu'accomplir sa volonté dernière, M. de Sallenauve comprit aussitôt que, sous le climat

LA FAMILLE BEAUVISAGE 205

brûlant des tropiques, le corps de la défunte, qui avait succombé sous l'action d'un venin violent, allait rapide- ment tomber en proie à une épouvantable dissolution ; alors il eut l'idée de faire élever un bûcher et d'y consu- mer par le feu le cadavre, de manière à pouvoir au moins en rapporter les cendres et les ossements.

Ah ! je comprends maintenant, dit mademoiselle Herbelot.

A la suite d'une longue maladie, résultat de ses fa- tigues, M. de Sallenauve, dit le notaire, a pu enfin s'em- barquer pour la France. Arrivé avant-hier à Arcis avec notre compatriote M. Jacques Bricheteau, il a aussitôt sollicité et obtenu de monseigneur l'évêque de Troyes la permission de faire dire les prières des morts sur les précieuses reliques qu'il ramène d'un autre hémisphère, et s'est entendu avec M. le curé Gimon pour la célébration du service, auquel tous les notables de la ville ont été invités.

Et voilà l'homme auquel on a donné pour succes- seurs ^I. Beauvisage et M. Maxime de Trailles, s'écria Simon Giguet, rendant à son ancien concurrent une jus- tice qui n'était peut-être pas tout à fait désintéressée.

Ah ça ! à propos des Beauvisage, dit mademoiselle Mollot, il paraît qu'ils mènent grand train leur fortune î

Nous coupons court ici au compte-rendu de la réunion Simon Giguet, le lecteur n'ayant sans doute aucune curio- sité de suivre la greffîère dans la large voie qu'elle venait d'ouvrir par le chapitre Beauvisage aux bavardages et mé- disances de petite ville.

Le lendemain eut lieu la cérémonie annoncée. Sous un riche baldaquin couronnant un catafalque en velours noir et argent avait été déposée l'urne qui avait tant inquiété mademoiselle Herbelot. Jacques Bricheteau eut le cou- rage de toucher l'orgue, et chez tous les assistants, il excita une émotion profonde en leur racontant, dans une sorte de poème musical que sa douleur sut obtenir de son ^énie, l'histoire de ses longues et patientes amours, à laquelle la mort était venue dérober leur dénoûment.

Après l'absoute, M. de Sallenauve, ne voulant laisser ce soin à personne, prit dans ses mains, à la manière an- tique, le marbre qui renfermait les restes de sa mère.

12

206 LA FAMILLE BEAU VI SAGE

Précédé par le clergé, il avait à sa droite, son oncle Lau- rent Goussard, qui, malgré sa goutte, s'était traîné jus- qu'à l'église, et à sa gauche Bricheteau, qui, de temps à autre, étanchait deux larmes coulant le long de ses joues. Suivie d'une grande foule venue officieusement se joindre au cortège des invités, la pompe funèbre traversa une par- tie de la ville pour se rendre au couvent.

Sur le seuil de la chapelle, on trouva la mère Marie- <les Anges, attendant, à la tête de la communauté, le dépôt qu'elle s'était empressée d'accepter.

Agée alors de quatre-vingt-trois ans, la supérieure des Ursulines n'était plus cette petite femme accorte et fré- tillante que nous avons connue. Succombant sous le poids des années et des infirmités, elle s'avançait, soutenue par deux novices qui aidaient ses pas chancelants.

Quand Sallenauve fut à portée d'elle, de ses vieilles mains tremblantes, elle essaya de prendre l'urne funé- raire, mais elle ne put que faire le simulacre de la rece- voir en disant toutefois d'une voix forte et accentuée :

« Viens, pauvre brebis égarée ! Dans cette maison que » tes bienfaits ont contribué à embellir et qui t'a » l'image de sa sainte patronne, tu trouveras avec le re- » pos, vainement cherché pendant toute ta vie, des cœurs » pour se souvenir de toi et d'humbles prières pour te » recommander à la miséricorde infinie qui a reçu la » Madeleine dans la gloire éternelle. »

Le De Prolundis fut ensuite chanté et l'urne déposée sur un petit socle drapé de noir qu'on avait préparé au bas de la statue de sainte Ursule, en attendant le monument que Sallenauve a été autorisé, par monseigneur Févêque de Troyes, à élever de ses mains.

Quand l'assistance se sépara, placé à la porte du couvent pour remercier individuellement tous ceux qui lui avaient fait l'honneur de répondre à son invitation, Sallenauve eut la satisfaction de ^oir que Beauvisage avait tenu à lui rendre sa politesse de l'enterrement de Grévin. Malgfré les fureurs de l'implacable Séverine, encouragé par sa fille, l'ancien maire d'Arcis avait fait le voyage pour assister à la cérémonie, et il fut bien payé de la peine de son dépla- cement, quand Sallenauve lui prit les deux mains dans les siennes et lui dit, en les serrant avec émotion : Mon-

LA FAMILLE BEAUVISAGE 207

sieur, vous êtes un homme de cœur, et je vous remer- cie.

Dans les petites villes tout se remarque, et il fut cons- taté qu'à l'église, pendant le service, se tenant à l'écart, dans deux places différentes, deux hommes qui n'accom- pagnèrent pas la pompe funèbre à la maison des Ursu- lines, avaient donné toutes les marques du plus profond recueillement. Aussitôt après la messe, ils étaient montés séparément dans deux chaises de poste et avaient repris rapidement le chemin de Paris.

Au sortir de la cérémonie, la nouvelle du jour fut la mort du vieux Gondreville. Muni des sacrements de l'é- gti&e, il avait rendu son âme à Dieu dans le moment même, comme on le calcula plus tard, les chantres entonnaient dans l'église d'Arcis les premiers versets du Dies irœ.

VI

LE TYRAN DOMESTIQUE

On se sera peut-être étonné de voir Sallenauve donnant lui-même une si éclatante publicité au secret de sa nais- sance.

Rien, ce semble, n'aurait empêché que la dernière vo- lonté de sa mère fût accomplie a petit bruit, et que, remis secrètement aux mains de la mère Marie-des-Anges, ses restes mortels reposassent silencieusement et sans faste dans la sainte maison qui devait être leur dernier asile.

Mais, outre que dans ce procédé de furtive inhumation il y aurait eu pour Sallenauve la conscience d'une sorte de lâcheté, on doit ajouter qu'une grande révolution était arrivée à se faire dans son esprit.

On ne traverse pas les mers, on ne visite pas les con- trées lointaines, on ne vit pas dans le désert au milieu de populations aux mœurs primitives et sauvages, on n'as- siste pas aux grands spectacles de la nature, sans que

208 LA FAMILLE BEAUVISAGE

rhorizon de la pensée s'élargisse et que, vues à cette dis- tance, les idées toujours un peu conventionnelles de la société et de la civilisation perdent, aux yeux du voyageur, bien de leur apparence.

Après tout, avait fini par se dire ce même homme que la subite révélation des tares de son origine avait un mo- ment amené au bord du suicide,, je suis moi ! J'ai en moi ma valeur et ma force, et, dans cette vie de l'artiste que je n'aurais jamais déserter, et qui peut être encore pour moi remplie et glorieuse, qu'importe la bassesse du point de départ ?

Obligé de revenir en France pour y accomplir le dernier vœu de sa mère, non seulement Sallenauve ne se soucia plus de l'ébruitement qui pouvait être donné par Rasti- gnac et par Maxime au secret qu'ils avaient surpris, mais d ne recula pas devant l'idée d'être le premier à en dé- voiler la portion la moins compromettante. Du reste, quand il aurait tenu, plus qu'il ne le faisait alors, à dé- guiser ses misères de famille, peut-être son procédé d'en faire lui-même une sorte d'exhibition partielle était-il en- core la sauvegarde la plus sûre et la plus habile. On embarrasse terriblement ses ennemis quand de soi-même on va au-devant des coups sournois qu'ils vous tiennent en réserve, et la moins fâcheuse manière d'être jeté par la fenêtre, c'est encore de s'y jeter soi-même, en choisissant au moinsv pour tomber, la place et la façon qui offrent le plus de chances de salut.

Dès son arrivée à Brest, il avait débarqué, Salle- nauve avait écrit à Bricheteau en lui annonçant son re- tour, et c'était avant de partir pour le rejoindre et l'accom- pagner dans son voyage jusqu'à Arcis que l'organiste était allé donner à madame de l'Estorade la nouvelle dont nous avons vu la chère dame émue si profondément.

Quand les deux amis se trouvèrent réunis, Bricheteau eut^ d'autant moins de peine à entrer dans les idées d'au- dacieuse émancipation qui lui furent exposées par Salle- nauve, que la discrétion de Rastignac, déjà passablement cautionnée par la sainte terreur de Vautrin, lui parut encore garantie d'autant par le service que le ministre avait réclamé de lui.

Mais une fois convenu que Sallenauve avouerait haute-

LA FAMILLE BEAUVISAGE 209

ment Catherine Goiissard pour sa mère, restait la ques- tion de savoir comment serait prise la paternité bien au- trement compromettante de Jacques Collin.

L'accepter publiquement était impossible ; il y avait sur ce nom trois ou quatre couches d'infamie trop nette- ment dessinées pour qu'aucune philosophie pût en pren- dre son parti, et, d'un autre côté, cependant, Bricheteau trouvait bien rigoureuse la détermination d'un ostracisme absolu appliqué à ce malheureux, qui. par la ferveur pas- sionnée de ses sentiments paternels, s'élevait à une sorte de grandeur morale et de réhabilitation.

La situation de Sallenauve, au sujet du père qu'il ac- cepterait, était d'ailleurs doublement perplexe, car, s'il n'avait suivi que son instinct, ainsi qu'il en avait précé- demment témoigné l'intention, il serait revenu contre la reconnaissance du vieux marquis dont il ne portait pas volontiers le nom. Mais s'inscrire en faux contre l'acte éta- blissant pour lui une filiation apocryphe, c'était compro- mettre Jacques Bricheteau et la mémoire de sa mère, qui lui avaient laborieusement organisé cet état civil. La si- tuation paraissait donc sans issue, lorsqu'elle eût le dé- noûment le plus naturel en même temps que le plus im- prévu.

Le matin même du jour il allait se mettre en route pour Arcis, Sallenauve apprit par YArmoricain de Brest, à l'article Nouvelles de mer, que le trois-màts la Rétri- bution, faisant voile de Fernambouc au Havre, avait sombré à la hauteur des îles du cap Vert et s'était perdu corps et biens. Parmi les passagers de distinction embar- qués sur ce bâtiment, on citait le marquis de Sallenauve, respectable vieillard, père de M. Charles de Sallenauve, ancien membre de la Chambre des députés. Ainsi l'identité était on ne peut plus nettement constatée. En quittant Rio-de-Janeiro, ce respectable vieillard, emportant les vingt mille francs escroqués à la Luigia, s'était rendu à Fernambouc ; là, aussi bien qu'à Rio, il avait joué heu- reusement, et se voyant à la tête de sommes considérables qui lui constituaient une fortune, il s'était décidé à re- passer en France pour- y terminer sa carrière passable- ment aventureuse ; mais la mer s'était chargée de le li- quider, et la roulette des salons de conversation de Baden-

12.

210 LA FAMILLE BEAUVISAGE

Baden qui, un peu plus tard sans doute, lui aurait fait rendre gorge, fut privée de cette proie.

A la suite de la simplification apportée à sa filiation en partie double, Sallenauve se montra un peu plus disposé à accueillir les instances de Bricheteau, qui lui demandait pour M. SainUEstève au moins une entrevue.

Il ne put nier que ce singulier homme ne leur eût ménagé contre Rastignac et Alaxime une éclatante revan- che ; il dut convenir aussi que son point de départ dans la carrière du crime, avait eu un côté généreux puisqu'il s'était dévoué pour Franchessini, qu'il ne jugeait pas d'un caractère assez énergique pour se relever jamais de la flétrissure du bagne. Sans doute tombé dans cet enfer, Jacques Collin s'était trompé quand, au lieu de demander sa réhabilitation à des vertus modestes et à une apparence de repentir exemplaire, il avait cru se relever par une audacieuse déclaration de guerre faite à la société. Mais dans cette lutte acharnée pendant laquelle il avait fait preuve d'une habileté et d'une énergie peu communes, son isolement contre tous n'avait pas manqué d'une sorte de grandeur, et quand on analysait l'existence et les pro- cédés de cet excommunié social, on lui trouvait, avec le type du Figaro, de lointaines affinités. Sans doute le ros de Beaumarchais n'avait pas posé le pied si avant dans le chemin du mal, mais aussi il n'avait jamais mis sa tête au jeu dans les parties qu'il jouait, et le drame de la Mère coupable, dans lequel il finit par donner une valeur morale à son personnage, était bien loin d'égaler en intérêt celui M. Saint-Estève avait mis au service de son fils retrouvé la puissante énergie de son amour paternel et les resources de son esprit.

A la spécieuse vérité de cette apologie, Sallenauve ne fit qu'une objection ; mais comment y répondre ?

Si je suis le fils de Jacques Collin, répondit-il, poussé à bout, je serais donc aussi le neveu de madame Saint- Estève, et là, il n'y a ni excuse ni explication possibles ; cette femme, au physique comme au moral, est une Lo- custe hideuse, à laquelle ma mère a tous ses malheurs et que je ne saurais jamais recevoir à merci.

Bricheteau fut obligé de convenir qu'ici la répulsion de Sallenauve était complètement justifiée, et il se chargea

LA FAMILLE BEAUVISACxE 211

d'avoir, avec M. Saint-Estève, une explication à ce sujet.

Vous le voyez bien, dit alors Sallenauve, de toute manière, cette entrevue, que votre bon cœur vous fait dé- sirer, ne peut avoir lieu lors de notre passade à Paris ; à notre retour d'Arcis, il sera temps de nous en occuper. Soyons jusque-là tout entiers à notre pieux devoir.

Et dans l'envoi des billets de part que l'ex-député, pour aller immédiatement au fond de la courageuse publicité à laquelle il s'était résolu, eut le soin d'adresser à ses anciens collègues de la Chambre et à tous les gens de sa connaissance. M. Saint-Estève n'avait pas été compris.

A la suite des funérailles de sa mère, après quelques jours passés à Ville-d'Avray dans un recueillement qui lui parut un devoir de convenance, Sallenauve, accom- pagné de Jacques Bricheteau. fit une visite à madame de l'Estorade ; il trouva chez elle madame de Camps, ve- nue en ce temps-là passer quelques jours à Paris.

La présence de madame Octave fut un heureux contre- temps. Cette première entrevue devait avoir quelque chose d'embarrassant, et Bricheteau lui-même n'y avait été convié que pour y jouer, en quelque sorte, le rôle de sourdine. Il fallait avoir le temps de se reconnaître, de savoir au juste sur quel pied on était.

Madame de l'Estorade se montra très naturelle ; son accueil fut naïvement celui d'une femme heureuse de re- voir Sallenauve, tandis que, de son côté, celui-ci se me- surait, si l'on peut ainsi parler, et ne s'abandonnait qu'avec réserve à ses impressions.

Après quelques larmes données à la mémoire de son mari, la comtesse reprocha à Sallenauve l'espèce d'oubli dans lequel il avait laissé ses amis pendant presque toute la durée de son voyage, ajoutant toutefois que, devant certaines missions et certaines entreprises, tout autre in- térêt devait pâlir et s'effacer, et qu'elle l'avait compris : puis, pour ne pas s'appesantir sur un sujet pénible :

Du reste, ajouta-t-elle, ce qui me passe, c'est la manière dont vous avez supporté les fatigues de ce terri- ble voyage ; à cela près du hâle que le soleil des tropiques a déposé sur votre visage, pas le moindre changement ne s'est fait en vous.

Mais c'est vous, madame, répondit Sallenauve, dont

212 LA FAMILLE BEAUVISAGE

il faut admirer l'impérissable jeunesse ; telle je vous ai laissée, telle je vous retrouve.

Le fait est, dit madame de Camps, qu'elle est mira- culeuse : pas une ride, pas un cheveu blanc.

J'ai pourtant trente-huit ans tout à l'heure, dit ma- dame de l'Estorade, et me voilà en passe de devenir e^rand'mère. M. Bricheteau, sans doute, vous a dit ce que nous arrangions pour Naïs.

Oui, madame, répliqua Sallenau^e, et je suis, comme lui, d'avis que de grandes convenances se trouvent réu- nies dans ce mariage.

Pourvu, ajouta la comtesse, que vous ne soyez pas revenu trop tôt !

Ah î madame, j'espère que cette chère enfant a fini par se faire raisonnable.

C'est ce que nous allons voir, dit madame de l'Es- torade en sonnant Lucas auquel elle ordonna de prévenir Naïs que M. de Sallenauve était ; comme, après tout, je n'ai pas la pensée de vous fermer ma maison, et qu'un jour ou l'autre il faudra bien que vous vous rencontriez avec elle, je trouve plus habile d'aller au-devant de la difficulté et de vous mettre résolument en présence.

A vrai dire, la curiosité de Sallenauve était vivement excitée ; revoir femme faite la petite fille que l'on a lais- sée enfant, promet déjà quelqu'intérêt ; mais l'attitude que prendrait Xaïs ! Il y avait de quoi donner à penser au sauveur, qui, dans la confidence de madame de l'Esto- rade, n'était pas sans entrevoir le germe de quelques em- barras.

Ouand^ après s'être fait un peu attendre, parut made- moiselle de l'Estorade, Sallenauve fut frappé de sa beauté vraiment éblouissante, bien qu'une légère pâleur, au mo- ment de son entrée, éteignît l'éclat de son teint. Ce qui était un fâcheux symptôme, s'étant sans doute promis d'être réservée et digne, la pauvre enfant fut guindée et cérémonieuse, et quoique, dans l'habitude ordinaire de la vie, l'assurance et l'aplomb ne fût pas ce qu'il y avait à regretter en elle, son air fut celui d'une pensionnaire sor- tant du couvent, et à laquelle on a dit que tous les hom- mes étaient des trompeurs dont il fallait se garer avec le plus grand soin.

LA FAMILLE BEAUVISAGE 213

Pour René, ce fut autre chose. Externe au collège Henri IV (sa mère, après la mort de M. de l'Estorade, n'avait pu se décider à se séparer de lui en le mettant en pleine pension), il revenait à cette heure de sa classe. Quand il eut appris de Lucas que M. de Sallenauve était là, entrant dans l'appartement l'on était réuni, comme un ouragan, il se précipita dans les bras du voyageur et fut avec lui du plus chaleureux et du plus cordial aban- don.

Se destinant à la marine :

C'est beau la mer, n'est-ce pas ? dit-il à Sallenauve, qui, venant de faire quelque trois mille lieues, en vertu de ce seul fait, lui eût semblé resplendissant d'une au- réole ; et, par un feu roulant de questions qui avaient à peine la patience de la réponse, il anima l'allure de la conversation que les façons réservées de Xaïs avaient sin- gulièrement refroidie.

La famille fut bientôt au complet par la venue d'Ar- mand, qui, gourmé et méthodique dans toutes ses façons; commença par saluer respectueusement madame de Camps et par embrasser sa mère. Ce fut seulement après cette entrée correcte, qu'il eut l'air de s'apercevoir de la présence du voyageur ; il l'aborda d'ailleurs d'une froi- deur assez marquée pour qu'entre eux ne s'échangeât pas même une poignée de main.

Après quelques phrases vagues sur l'heureux retour de Sallenauve :

Quel âge a maintenant M. Armand ? demanda Sal- lenauve.

Vingt-et-un ans, répondit madame de l'Estorade. Et à quelle carrière se destine-t-il ?

Je ne sais pas bien encore répliqua le petit homme, si c'est à la magistrature ou à l'administration. Il est ce- pendant présumable que ce sera l'administration, parce que si, par le mariage de ma sœur, M. de Rastiornac de- vient allié de la famille, il aura, pour me pousser dans cette carrière, plus de facilité que dans la magistrature la hiérarchie est bien plus définie.

La question du mariage de Xaïs arrivait-elle par un pur entraînement de la conversation ? ou bien une habileté de M. Armand, jugeant sur cette question un engagement

214 LA FAMILLE BEAUVISAGE

inévitable, avait-il précipilé le moment de Taborder ? C'est ce qu'il aurait fallu demander aux profondeurs de la pensée du jeune chef de lamille. Quoi qu'il en fût, Salle- nauve se sentit en demeure de parler, et il demanda à madame de l'Estorade si ce mariage était avancé, pour qu'il eût a lui en faire son compliment.

Mon Dieu î répondit la comtesse, la principale in- téressée n'a pas encore prononcé. La demande m'a été faite par madame de Rastignac, venue ici pour cela, il y a quelques jours ; maintenant nous attendons la réponse de Nais, qui a demandé la permission de réfléchir un peu.

Ma sœur, dit alors Armand en prenant la parole, a pu très convenablement demander ce répit. Comme elle ne connaissait pas M. de Restaud et qu'il n'a pas encore été présenté chez ma mère, on pouvait bien faire faire au prétendant un peu d'antichambre ; mais je crois aussi qu'il ne faudrait pas que cette antichambre se prolongeât trop.

En entendant l'arrêt fraternel, Naïs s'était levée et elle avait traversé l'appartement avec assez de vivacité pour être déjà près de la porte quand sa mère lui dit :

vas-tu donc, Naïs ?

Je reviens, maman, répondit la jeune fille, dont il sembla que la voix était altérée.

En voyant sortir sa sœur, Armand leva les épaules.

Tu as eu tort, Armand, lui dit madame de l'Esto- rade, d'éveiller cette question ; bien qu'en famille et avec des amis, c'était un sujet à réserver pour un autre mo- ment.

Il me semble, au contraire, que le moment était on ne peut mieux choisi ; si Naïs nourrit de folles idées, c'était bien l'occasion de lui en faire toucher au doigt le néant.

Non, mon ami, reprit la comtesse, les choses de cœur demandent à être maniées avec plus de délicatesse et de réserve, surtout quand il s'agit de Naïs, qui, sentant très vivement, est d'autant plus facile à effaroucher.

Vous savez, ma mère, répondit Armand, qu'en toute chose je vais droit au but : ce mariage a l'approbation de tous les gens raisonnables ; les hésitations de Naïs peu- vent le faire manquer ; il est donc tout naturel de la mettre en demeure, surtout quand on a toute raison de

LA FAMILLE BEAUVISAGE 215

croire qu'elle va être plus que jamais disposée à traîner les choses.

Mais enfin, dit René, si elle ne veut pas de M. de Restaud, je ne crois pas que maman ait l'intention de la violenter.

Assurément, répliqua madame de l'Estorade, ce procédé est à mille lieues de ma pensée ; je la raisonnerai; je lui ferai comprendre ce qui est possible, ce qui ne l'est pas ; mais, pour exercer sur elle une pression vio- lente, jamais je ne m'y déciderai.

Vous ferez, ma mère, dit Armand, ce que vous ju- gerez convenable ; mais j'entrevois que, dans toute cette affaire, ma chère sœur vous donnera beaucoup de soucis.

Quel si grand souci ? dit René ; eh bien ! si elle re- fuse, elle refusera ; il n'y a pas que M. de Restaud dans le monde qu'on puisse épouser.

Mon cher, répondit Armand d'un air protecteur, tu tranches ces questions avec ta jeune tête de quinze ans.

Tiens ! dit René, ne vas-tu pas te poser en Nestor parce que tu es arrivé à ta majorité ? Maman a raison, c'est une affaire qu'elle doit se réserver de t^-aiter seule, et notre rôle n'est pas de la pousser à manquer d'indul- gence ; d'ailleurs, ce que Xaïs peut désirer secrètement, c'était aussi la pensée du pauvre père, et, si j'y pouvais quelque chose, ce serait bien la mienne aussi.

Mon bon René, dit alors Sallenauve, je vous remer- cie de ce souhait, et croyez qu'une alliance avec votre fa- mille me semblerait ce qu'il y a au monde de plus dési- rable ; mais j'ai presque le double de l'âg-e de votre sœur ; nos caractères, je le crains, ne sont pas faits pour sympathiser beaucoup ; par certains côtés, d'ailleurs, je ne suis pas un parti auquel on ne puisse faire de sérieuses objections ; si donc il était vrai que mademoiselle Naïs, par un sentiment de piété filiale, eût quelque empresse- ment à donner suite à une idée que M. de l'Estorade avait pu avoir dans un autre temps, je crois que nous devons tous nos efforcer de combattre cette pente regrettable ; seulement, je suis de l'avis de madame votre mère, et beaucoup de patience aidée d'un peu d'adresse me semble le meilleur moyen de succès.

C'est évident, dit madame de Camps, et il faut ajou-

216 LA FAMILLE BEAUVISAGE

ter que l'intervention d'une autorité un peu jeune, pour se faire reconnaître sans conteste, ne peut être ici que d'une utilité très négative pour ne pas dire plus.

Très bien, répliqua Armand d'un ton piqué, je ne me mêlerai plus de rien. Autrefois dans les familles, le fils aîné, jusqu'à un certain point, succédait à l'autorité du père ; mais nous avons changé tout cela. Puis, comme sur les lèvres de Bricheteau, auquel pendant tout ce débat d'intérieur on ne pouvait pas reprocher d'avoir ouvert la bouche, il surprit la trace d'un sourire, il paraît ajouta-t-il avec un mauvais goût insigne, que je semble très plaisant à M. le professeur de Nais.

Voyant qu'on prétendait l'humilier, Bricheteau se dressa sur ses ergots et répondit :

J'ai eu quelquefois le plaisir de donner des leçons à mademoiselle votre sœur, parce que madame votre mère m'avait fait l'honneur de le désirer; mais vous, mon cher monsieur, sans que vous le souhaitiez, je prendrai la liberté de vous en donner une, et vous dirai que les bar- bons de vingt-et-un ans qui ont la prétention de régenter leur famille," me semblent aussi ridicules que les hommes de quinze ans qui veulent se battre en duel avec les mar- chands de chevaux.

Armand, dit madame de l'Estorade en voyant son fils se disposant à répondre avec une extrême animation, je vous ordonne de vous taire et fais pour vous mes ex- cuses à ^I. Bricheteau ; vous devriez lui dire aussi qu'il a fait le métier d'infirmier auprès de votre père quand il s'est si généreusement dévoué pour lui et pour nous à une fatale époque.

Armand ne répondit rien, et sortit en fermant après lui la porte avec violence.

Presqu'au même moment entra M. de Maucombe, le père de madame de l'Estorade. qui, venu à Paris pour quelques jours, ne pouvait plus se décider à le quitter.

Qu'a donc Armand ? demanda-t-il avec sa béatitude marseillaise, je viens de le voir passer, rouge comme une cerise ; je lui adressai la parole, et il ne daigna pas de me répondre.

Un petit mouvement d'humeur, répondit madame de l'Estorade.

LA FAMILLE BEAUVISAGE 217

Eh ! ma chère amie, dit le vieux gentilhomme, ce n'est pas du premier que je lui vois ; comme on a fait les enfants, on les a ; je te disais bien d'autre fois, que tu les gâtais trope.

Vous ne restez pas à dîner avec nous ? demanda madame de l'Estorade à Sallenau\e et à Bricheteau, en les voyant se lever pour prendre congé.

Xon, un autre jour, dit Sallenauve, quand le baro- mètre sera plus au beau.

Au moins, dit la comtesse, qui le reconduisit jus- qu'à la porte de la pièce s'était passée la scène, on ne sera plus cette fois des années sans avoir de vos nou- velles.

A bientôt ! répondit Sallenauve en lui baisant la main qu'elle lui avait tendue ; elle en fît ensuite autant pour Bri- cheteau. auquel elle dit de sa voix la plus câline :

Vous n'en voulez pas à Armand, n'est-ce pas ? Son cœur est meilleur que sa tête.

C'est ce que nous verrons, répondit Bricheteau ; moi, je ne lui en veux pas, je lui ai dit son fait.

VII

L HOMME PROPOSE

En quittant madame de l'Estorade. Jacques Bricheteau et Sallenauve retournèrent à Ville-d'Avray pour y dîner. Pendant le trajet, leur conversation fut largement dé- frayée par les commentaires que comportait Tassez triste tableau d'intérieur dont ils venaient d'être témoins. Au chalet, ils étaient attendus par une autre émotion.

Venue pendant l'absence de l'organiste, une lettre lui fut remise à son arrivée ; elle étaU de AI. Saint-Estève.

« Il voyait bien, disait ce malheureux, que jamais mon^ sieur de Sallenauve ne le recevrait en grâce, et il n'insis- tait plus pour obtenir la faveur d'une entrevue. L'affecta- tion qu'on avait mise à ne lui point faire savoir la cérémo-

13

218 LA FAMILLE BEAUVISAGE

nie préparée à Arcis, et qu'il avait connue seulement par le bruit public, lui donnait la mesure de la clémence à laquelle il devait s'attendre ; car enfin il ne se connaissait aucun tort avec Catherine Goussard, si ce n'est celui de l'avoir aimée comme jamais il n'avait fait d'aucune autre femme, et lui disputer la consolation de rendre les der- niers devoirs à ses restes mortels lui avait semblé un procédé blessant et cruel. Afin de mieux dégrever mon- sieur de Sallenauve de sa présence, il venait d'envoyer sa démission à M. le préfet de police, et, après avoir réa- lisé tout ce qu'il possédait, il partirait pour l'étranger, emmenant avec lui Jacqueline Collin, qu'il avait décidée à le suivre. De cette manière, elle cesserait aussi de faire ombrage à celui qui, en effet, ne pouvait avoir de bons sentiments pour elle. Quant à lui, il pardonnait à cette femme en faveur du dévoûment sans mesure qu'elle lui avait montré dans toutes les circonstances de sa vie, et on ne trouverait pas mauvais, sans doute, qu'il en fît la compagne de ses derniers jours. Vieux restes impurs d'un déplorable passé, ils iraient ensemble pourrir et s'éteindre dans quelque coin ignoré ; mais, qu'elle qu'eût été la rigueur dont usait avec lui monsieur de Sallenauve, jamais il ne cesserait de le chérir et, à son heure su- prême, il n'aurait pour lui que des paroles de bénédic- tion. »

Comme on s'en doute bien, Sallenauve se sentit très remué par cette lettre dont nous ne donnons ici qu'une sèche et froide analyse. Après la communication qu'il en avait reçue de Bricheteau, un nouveau conseil fut tenu entre les deux amis relativement au parti qu'il y avait à prendre vis-à-vis de cette douleur si humble et si rési- gnée.

Pour parvenir à dominer la répulsion instinctive dont il ne pouvait se défendre, Sallenauve demanda encore quel- ques jours de répit, pendant lesquels il s'acclimaterait à l'idée d'une entrevue, et, en fin de cause, Bricheteau resta autorisé à prévenir M. Saint-Estève que, quelques jours plus tard, il irait le chercher pour le conduire au chalet.

Préoccupé de l'engagement qu'il venait de prendre, Sal- lenauve dormit mal, de telle sorte que, le lendemain, il

LA FAMILLE BEAUVISAGE 219

fut peu matinal ; et, à son lever, il ne resta pas médio- crement surpris en apprenant que, mandé dès le grand matin, par un exprès, chez madame de l'Estorade, Briche- teau était parti pour Paris.

Quand l'organiste fut de retour :

Que s'est-il donc passé chez la comtesse, demanda Sallenauve, pour qu'on soit venu vous déranger de si bonne heure ?

Des choses effroyables, répondit Bricheteau : Nais a voulu s'empoisonner.

Vous ne parlez pas sérieusement ?

Si vraiment ; hier soir, après le départ de madame de Campa, qui avait dîné chez son amie, monsieur Ar- mand a de nouveau voulu régenter sa sœur ; l'explica- tion, à ce qu'il paraît, a fini par devenir des plus vives, et, comme elle dura fort longtemps, on arriva à se dire des choses de la derniei-e violence. Rentrée dans sa cham- bre, la malheureuse enfant a passé une partie de la nuit dans une extrême agitation : ensuite elle a écrit à sa mère, à vous ; et, sur le matin, elle a avalé le contenu d'un petit flacon de laudanum qu elle avait détourné de chez madame de l'Estorade, à laquelle le docteur Bianchon avait pres- crit ce médicament pour quelques accidents nerveux. Heureusement, la dose s'est trouvée insuffisante pour pro- duire des désordres sérieux ; mais, ce qui est affreuse- ment grave, c'est le côté moral de cette résolution.

Les bras m'en tombent, dit Sallenauve. et vous croyez que la scène faite par M. Armand l'a poussée à cette pensée de suicide ?

C'est-à-dire que cette scène a été la dernière g-outte qui fait déborder le vase ; mais, malheureusement, de la lettre qu'elle vous avait écrite, il résulte que votre attitude en présence de l'annonce de son mariage a surtout con- tribué à la jeter dans le désespoir.

Ai-je donc quelque chose à me reprocher ? demanda Sallenauve avec émoi.

Rien, mon cher, absolument rien : vous avez été mis dans la nécessité d'aborder ce sujet délicat, et n'en avez parlé qu'avec un doute et une réserve très convenables ; d'ailleurs, qui pouvait soupçonner chez cette tête de dix- neuf ans une pareille profondeur d'impression ?

2:ÎÛ LA FAMILLE BEAUVISAGE

Mais Tavenir, maintenant, dit Sallenauve, comment l'envisager ?

C'est d'abord comme Ln(irmier de la famille que madame de TEstorade, répondit Bricheteau, m'avait fait appeler ; mais, une lois les accidents neutralisés, la ques- tion que vous venez de soule\er, nous a, vous le pensez bien, grandement préoccupés. Que faire de cette folle ? comment s'assurer, bien que cela soit peu probable, qu'elle n'aura pas une rechute de cette pensée funeste ?

Me dévouer î dit Sallenauve ; mais le puis-je ? Suis- je pour elle un mari convenable ? En ferai-je la nièce de mademoiselle Jacqueline CoUin ?

Ceci, dit Bricheteau, ne l'arrêterait guère, et vous prendriez sur aous, pour calmer ses ardeurs de passion, de lui faire confidence de toutes les misères de votre nais- sance, elle n'en serait que plus empressée à vous vouloir. Il y aurait, à passer outre sur cette révélation, une sen- teur de sacrifice qui, pour une tête de cette espèce, ne serait qu'un attrait de plus. Mais épouser une fille de ce caractère, avec votre âge et votre nature sérieuse, c'est tout simplement vous préparer un enfer.

Je vois la chose comme vous, répliqua Sallenauve ; cependant, en présence d'un pareil événement, me tenir coi, c'est impossible, madame de l'Estorade, j'en suis sûr, m'accusera d'un affreux égoïsme si je ne me rends pas à cette espèce de mise en demeure qui m'est signifiée par l'acte violent et désespéré de sa fille.

Dites-moi, fit Bricheteau d'un air significatif» l'opi- nion de madame de l'Estorade, vous y tenez beaucoup ?

Mais sans doute ; c'est une femme de la plus haute distinction, et l'on doit toujours tenir à l'estime des intel- ligences et des caractères de cette valeur.

J'entends cela, dit l'organiste: mais il y a tenir et te- nir, et si, par exemple, madame de l'Estorade.. avec laquelle vous avez été dans des rapports toujours un peu orageux, et quelquefois tendres, avait laissé dans votre esprit, peut-être même dans votre cœur, une trace d'une certaine profondeur, il est évident que la manière dont elle vous jugerait serait une question à vous préoccuper bien plus.

Je vous avoue, dit Sallenauve. qu'au milieu des douloureuses préoccupations qui, dans ces derniers temps,

LA FAMILLE BC AU VI SAGE 221

ont rempli ma vie, j'ai peu pensé à faire l'examen de conscience que vous semblez provoquer ; mais, une chose bien certaine, c'est qu'à choisir entre la comtesse et sa fille, je n'hésiterais pas à me décider du côté de la pre- mière.

Surtout, continua Bricheteau, si l'on pouvait vous affirmer que vous avez fait quelque impression sur l'es- prit de la mère, et que, pour son compte, elle serait heu- reuse de vous voir pencher de son côté.

Mon cher Bricheteau, dit Sallenauve, le marivau- dage n'est guère dans vos habitudes, et. en tous cas. au milieu d'incidents si tristes, il serait fort peu de mise ; finissez-en donc, je vous prie, avec cette tournure alam- biquée que, depuis un moment, vous vous étudiez à don- ner à notre conversation, et enfin, si vous êtes gros de quelques pensée secrète, veuillez la mettre mieux en lu- mière.

Eh bien î mon cher ami, dans la terrible perplexité nous étions jetés, j'ai eu en effet une idée : épouser la mère, afin de ne pas épouser la fille ; voilà ce que j'ai imaginé pour vous ; et cela est tout à fait possible si vous donnez la main à cet arrano-ement.

Mais cet arrangement n'arrange rien, et c'est plutôt le dernier coup de poignard porté au cœur de Naïs.

Je crois que vous vous trompez : Naïs est une nature malheureusement trop impressionnable ; mais c'est, par cela même., une nature généreuse. Lors donc que madame de l'Estorade, la prenant à part, lui avouera que depuis longtemps elle vous aime, et que votre mariage avec une autre la mettrait au désespoir, ou je me trompe fort, ou ce parfum de sacrifice, comme je le disais tout à l'heure, portera à la tête de la petite personne. Dans l'idée de la courageuse renonciation qu'elle fera en faveur de sa mère, se rencontrera pour elle je ne sais quoi de flatteur et de consolant : elle n'aura point été dédaignée, ce sera elle qui disposera de vous et en fera le cadeau à sa rivale. Le cœur humain se paie parfaitement de ces creuses jouis- sances d'amour-propre, et c'est un piège honorable auquel il ne me paraît pas probable que la chère enfant puisse échapper.

Mais l'impression de madame de l'Estorade sur

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cette combinaison aventureuse ? demanda Sallenauve.

Madame de l'Estorade, répondit en riant Torganiste, trouve que je suis un homme de génie, et c'est aussi l'opi- nion de madame de Camps qui déjà a été consultée.

Il est certain,, dit Sallenauve, qu'il y a dans votre combinaison une grande finesse d'observation, et l'on doit s'étonner qu'ayant si peu pratiqué l'astronomie féminine, vous soyez arrivé à si bien calculer les mouvements de ces capricieuses planètes.

C'est que peut-être les femmes, repartit Bricheteau, sont comme les tableaux qui se voient mieux à distance.

Eh bien ! mon cher, puisque vous les jugiez si bien, que pensez-vous au juste, des sentiments de madame de l'Estorade pour son complice dans ce nouveau sauvetage qu'il s'agit pour moi d'entreprendre au profit de Naïs ?

Vous savez bien que l'éternelle prétention de ma- dame de l'Estorade est une parfaite insensibilité ; c'est donc pour elle un coup de fortune que de paraître obligée de vous accepter, mais je puis vous affirmer de sa part une résignation si parfaite, que, sans le sombre entourage au milieu du quel elle a se montrer, on aurait parfaite- ment pu la prendre pour de la joie.

Moi de mon côté, dit Sallenauve, je n'ai aucune ré- pugnance à l'arrangement dont vous vous êtes ingénié^ et, au milieu des mouvements mal définis de mon cœur, il s'en est quelquefois trouvé d'assez tendres pour la femme qui, en ce moment, m'est jusqu'à un certain point imposée. D'ailleurs, je vous l'ai dit souvent : une sorte de fatalité a toujours semblé nous attirer l'un vers l'autre, et j'ai trop été le jouet de cette force inconnue qu'on ap- pelle la destinée, pour mettre en doute son existence. Mais j'ai vis-à-vis de madame de l'Estorade un devoir d'hon- neur à remplir : il faut qu'elle sache le fumier sur lequel je suis venu.

Je n'y vois pas grand inconvénient, répliqua l'orga- niste ; selon toute apparence elle vous répondra que c'est du terreau qu'elles ont à leur pied, que sortent les plus splendides fleurs de nos jardins ; seulement, dans sa prompte résignation je ne vois pas comme dans celle qu'aurait eueNaïs, d'inquiétantes conséquences pour l'a- venir. Ce ne sera pas une folle enfant entraînée, si l'on

LA FAMILLE BEAUVISAGE 223

peut ainsi parler, au chat en poche de sa passion, ce sera une femme faite et réfléchie, sachant la valeur vraie de son acquisition et ne devant pas se soucier, après coup, des imperfections que vous aurez eu la loyauté de lui signaler.

Alors, dit gaîment Sallenauve, à quand la noce ?

Je vais écrire que ma combinaison vous agrée, ré- pondit Bricheteau ; maintenant je crois que vous ferez bien de voir seul madame de l'Estorade ; quoique ne de- vant pas ignorer ce que vous avez à lui révéler, ne pas me trouver pour l'entendre me paraît une nuance indi- quée de la situaiton.

J'irai tantôt, dit Sallenauve, annoncez ma visite. i\îême dans l'entrevue qui en effet eut lieu dans la

journée, madame de l'Estorade ne démentit pas son ca- ractère. Sans dissimuler d'une manière absolue ses senti- ments pour Sallenauve, ce qui eût été par trop désobli- geant, elle eut soin de beaucoup parler du salut de sa fille, qui, par ce mariage, devenait assuré ; car elle avait eu avec elle une conversation confidentielle, et toutes les prévisions de Bricheteau s'étaient si bien réalisées, que Naïs s'était déclarée prête, pour le jour même, à recevoir M. Félix de Restaud.

Mais quand Sallenauve en vint à sa confidence et qu'il eut longuement, et sans rien en dissimuler, exposé tous les malheurs de sa naissance, les neiges éternelles qui couronnaient la cime des Alpes l'Estorade commencèrent à se fondre.

Ah ! monsieur, dit-elle, avec les larmes dans les yeux, au généreux confesseur de cette infamie^ qu"il avait su si bien racheter, que je suis heureuse de ce que vous m'apprenez î Tout le dévoûment ne sera donc pas de votre côté, et, chacun des jours de ma vie, j'aurai à vous prouver que je n'ai pas cru descendre en acceptant votre main. Si ma pauvre Louise de Chaulieu vivait pour rece- voir ma confidence, ajouta-t-elle, comme je serais sûre, cette fois, d'être approuvée par elle !

Sallenauve crut devoir à sa délicatesse une dernière re- marque :

Veuillez pourtant, madame, dit-il, y réfléchir en- core : le nom que vous consentez à porter n'est pas même

S4^ LA FAMILLE BEAU VISAGE

le mien, et quoique tout le secret que je viens de vous confier paraisse solidement préservé, il est encore aux mains de M. de Rastignac et de Maxime de Trailles, qui, par un de ces accidents imprévus dont la vie est pleine, peuvent être amenés à fausser leur parole. Seul, j'ai d'avance pris mon deuil de ce malheur ; mais si vous de- viez le partager...

M. de Rastignac, interrompit la comtesse, va deve- nir l'allié de notre famille ; il sera autant que nous inté- ressé à sa considération. Quant à M. de Trailles, il est si bas placé dans l'opinion, que M. de Rastignac, se char- geant pour vous de le démentir, personne ne croirait aux bruits répandus par cet homme. D'ailleurs, faut-il tout vous dire : je vous aime mieux, je crois, placé sous cette menace ; avant de vous savoir vulnérable par un côté- je trouvais en vous trop d'élévation ; vous me faisiez peur ; maintenant il y aura entre nous plus de cette égalité tou- jours désirable dans toute association.

A ce moment entra Nais ; de son indisposition il ne lui restait plus qu'un peu de pâleur ; du reste elle était calme, et sur son visage éclatait ce contentement de l'âme que ne manquent jamais de créer la conscience d'une action généreuse et le sentiment d'un grand devoir accompli.

Prenant le ton d'une mère qui eût uni ses enfants :

Eh bien ! dit-elle, tout est-il convenu, arrangé ?

Oui, mon enfant, dit madame de l'Estorade, M. de Sallenauve sera ton beau-père ; mais il ne voudrait pas d'une méchante fille qui n'aurait pas pris avec elle-même l'engagement d'être raisonnable.

Je suis plus que raisonnable, chère maman, je suis heureuse, dit Nais en se jetant dans les bras de sa mère ; et vous, monsieur, dit-elle ensuite à Sallenauve en lui tendant la main, vous me promettez d'être bon, bien affec- tueux pour elle ? D'abord je ne vous la donne qu'à cette condition.

Soyez tranquille,, dit Sallenauve, nous ferons deux bons ménages.

Vous allez donc, maman, écrire à madame de Ras- tignac, pour lui dire que je donne mon consentement plein et entier, et qu'elle peut, quand elle le voudra, nous pré- senter monsieur son cousin.

LA FAMILLE BEAU VI SAGE 22o

On voyait que la pauvre enfant avait hâte de s'engager, comme pour se défendre de quelque rechute.

Je ferai mieux que d'écrire à Augusta, répondit la comtesse, je vais aller moi-même chez elle, car j'ai à lui faire part de l'autre grand événement de ma vie.

Comme madame de l'Estorade achevait sa phrase, Lu- cas annonça M. le docteur Bianchon.

Après avoir salué la comtesse et Sallenauve :

Eh bien î notre malade, dit le médecin en s'adres- sant à Naïs, comment nous trouvons-nous ?

Vaillante, comme vous voyez, répondit Naïs.

Le {acies est très bon, dit Bianchon ; voyons le pouls.

Pendant que Bianchon sa montre à secondes en main, s'occupait à compter les pulsations :

Madame, dit Sallenauve, parlant bas à la comtesse, annoncer votre mariage aux Rastignac, c'est faire man- quer celui de votre fille ; le secret que je viens de vous confier, il ne faut pas perdre de vue cette circonstance, Rastignac l'avait dérobé.

Eh bien ! par cette raison-là même et après cette noirceur, répondit sur le même ton madame de l'Estorade, je trouve que je lui fais un honneur excessif en lui ac- cordant la main de ma fille pour quelqu'un des siens. Après cela, si le mariage manque, qu'importe î Naïs ne connaît pas même AL de Restaud ; on en dit sans doute beaucoup de bien, mais il y a aussi quelque chose sur le compte de sa mère ; nous trouverons certainement quel- qu'un qui le vaille, en supposant que l'affaire vienne à se rompre.

Pouls à l'état normal, dit Bianchon, ayant achevé son examen ; continuer pendant un jour ou deux l'usage de la limonade ; de la distraction, demain un peu d'exer- cice, et il n'y paraîtra plus.

Docteur, dit madame de l'Estorade à Bianchon qui déjà s'en allait, car les soins de son immense clientèle ne lui laissaient jamais une minute à perdre, je compte tellement sur votre discrétion pour l'incartade de Naïs, que je vais d'office vous confier un autre grand secret : je suis sur le point de me remarier.

Ma foi ! vous ferez bien, répondit Bianchon, car ce

13.

226 LA FAMILLE BEAUVISAGE

sera, à vrai dire, en premières noces ; et quel est l'heu- reux vainqueur ?

Monsieur de Sallenauve, que j'ai l'honneur de vous présenter.

Monsieur, dit le docteur à Sallenauve, je n'avais pas rhonneur de vous connaître, mais je suis heureux de me rencontrer avec un homme qui donnait à mon vieil ami Rastignac de si bonnes étrivières. Je regrette seule- ment que vous ayez trop tôt quitté la partie, vous en au- riez peut-être fait un ministre honnête ; et comme, du reste, c'est un homme charmant, et que, sa politique à part, j'aime de tout mon cœur, sous votre férule éloquente il serait arrivé à une vraie perfection.

Vous-même, monsieur, répondit Sallenauve, com- ment n'avez-vous pas eu l'idée de vous charger de celle éducation ? L'ambition parlementaire est devenue très à la mode chez messieurs vos confrères, mais eux, ce n'est pas le génie, dans l'acception la plus élevée du mol, qu^ils feraient entrer à la Chambre.

Je me sauve, chère madame, dit Bianchon, au fond très sensible à la forme délicate du brevet de grand homme qui lui était décerné ; monsieur votre mari a une manière de dire des énormités, qui les ferait presque prendre pour argent comptant. Ma pudeur ne me permet pas d'en entendre davantage.

Et on n'eut pas le temps de le reconduire, tant il sortit rapidement.

VIII

DIEU DISPOSE

Madame de Rastignac reçut avec bonheur la nouvelle du consentement donné par Naïs à la recherche du jeune de Restaud ; elle parut également approuver le choix que madame de l'Estorade avait fait de Sallenauve. Il était donc à croire que, dans la soirée, on la verrait, accom-

LA FAMILLE BEAUVISAGE "SJ i

pagnée de son cousin, venant faire la visite de présen- tation.

M. et madame de Camps^ Sallenauve et Jacques Bri- cheteau avaient dîné chez madame de l'Estorade, et avant le dîner, dans l'intérieur de la famille, s'était passée une scène qui n'avait pas manqué de gravité et d'intérêt.

Madame de l'Estorade avait réuni ses enfants, et, en présence du vieux Maucombe, préalablement consulté, sans qu'il eût fait aucune objection au désir de sa fille, elle avait annoncé son mariage avec Sallenauve, ajoutant que la chose était déjà assez avancée pour qu'elle eût pensé devoir en faire part à madame de Rastignac qu'elle avait vue dans la journée.

A cette communication, elle avait mis un ton et un accent qui n'avaient pas laissé d'étonner M, Armand. Xe voulant pas dire ce qui s'était passé entre elle et Xaïs, et par conséquent, expliquer le point de départ de sa résolution, elle l'avait annoncée péremptoirement, sans apologie et sans commentaire, comme un acte réfléchi et bien arrêté de sa volonté, demandant seulement à ceux qui Técoutaient, de continuer à M. de Sallenauve, devenu son mari, les sentiments d'affection et d'estime auxquels plusieurs services éminents rendus à la famille lui don- naient incontestablement droit.

Nais qui avait fait le mariage, l'approuvait, cela va sans dire ; quant à René, il en avait reçu la nouvelle avec effusion ; M. Armand avait été seul à l'accueillir avec une froideur mal déguisée, et, portant une sorte d'appel par devant son grand-père, il lui avait demandé s'il don- nait, au choix fait par la comtesse^ toute son approba- tion !

Elle est bienne assez grande pour se décider ! avait répondu le bonhomme avec son insouciance provençale.

Armand ne s'était pas encore tenu pour battu, et il avait sollicité de sa mère un entretien particulier ; sans doute il se proposait de présenter la filiation de Sallenauve comme en faisant un successeur peu convenable de AI. le comte de l'Estorade.

Mais depuis l'affreux malheur que le jeune despote avait été sur le point de causer par ses façons violentes avec sa sœur, madame de l'Estorade avait bien perdu de

2:^8 LA FAMILLE BEALVISAGE

la confiance qu'elle avait montrée jusque-là en ses hautes lumières. Dans cette disposition d'esprit, elle s'était sentie plus forte contre les empiétements incessants que mon- sieur son aine avait pris l'habitude de pratiquer sur son autorité maternelle, et elle avait nettement décliné cette conversation particulière qui lui était demandée. Armand avait alors plié devant cette attitude pour lui toute nou- velle. Mais pendant le dîner qui avait suivi cet échec, il s'était montré préoccupé et taciturne, et tout en lui avait accusé une sourde désapprobation de l'arrangement qui venait de lui être annoncé.

La soirée s'écoula sans qu'on entendît parler de ma- dame de Rastignac et de M. de Restaud. Nécessairement, il se fît beaucoup de commentaires au sujet de cet em- pressement négatif, qui néanmoins, de l'aveu de chacun, avait plus d'une façon naturelle de s'expHquer. M. Ar- mand n'osa point dire toute sa pensée sur ce qu'il entre- voyait ; mais il laissa pénétrer quelque chose de son instinct secret en gardaW durant toute la soirée un silence superbe, et, en attendant pour prendre un air de triomphe et recouvrer la parole, que, l'heure de la vi- site prévue étant tout à fait passée, un commencement de réalisation semblât être donné à ses chagrines prévisions.

Le lendemain, pendant toute la journée, aucune nou- velle de madame de Rastignac, ce qui devenait difficile- ment acceptable, et assez grand émoi dans la maison l'Estorade, où, avec un désir bien naturel de sortir de cette incertitude, on se sentait néanmoins condamné, par la force des choses, à attendre, l'arme au bras, l'explica- ttion d'un procédé véritablement difficile à qualifier.

Le soir, les mêmes personnes que la veille avait réunies le salon de madame de l'Estorade, c'est-à-dire Sallenauve, Jacques Bricheteau, le vieux Maucombe et M. et madame Octave de Camps, s'y retrouvèrent encore ; mais M. Ar- mand, lui, n'avait pas dîné chez sa mère. Un de ses ca- marades de collège, devenu associé d'agent de change, avait fait un coup heureux à la Bourse et l'avait convié, avec quelques autres anciens élèves d'Henri IV, à une petite griserie au café de Paris.

L'heure de la présentation de M. de Restaud de nou- veau passée, et les choses restant dans le même état, on

LA FAMILLE BEAUVISAGE 229

tint conseil, et il resta convenu que, pour prévenir le dé- sagrément d'être remerciée, madame de l'Estorade écrirait le lendemain matin à madame de Rastignac en l'avisant que, du côté de Nais, tout était rompu ; comme la délibé- ration finissait, on vit arriver M. Armand.

Sans s'être livré à aucun excès, il était un peu plus excité que d'habitude. Lorsqu'on lui eut rendu compte de ce qui venait d'être décidé, il fut d'avis que c'était beau- coup se presser et soutint contre tous son avis avec une animation voisine de la violence, si bien que madame de l'Estorade fut obligée de lui faire remarquer que la par- faite intégrité de son sang-froid pouvait être soupçonnée. Il fit alors une sortie de mauvaise humeur et de mauvais goût, et se retira dans sa chambre certainement ce qu'il avait de mieux à faire était de se mettre au lit.

Il employa son temps d'autre façon, car, au moment Sallenauve sortait avec Jacques Bricheteau, un domesti- que, qui n'était pas le vieux Lucas, par lequel madame de l'Estorade eût été immédiatement avisée, remit au futur maître de la maison un billet conçu comme il suit :

« Monsieur,

» J'aurais à vous parler : puis-je espérer que, demain dans la matinée, vous voudrez bien me faire l'honneur de me recevoir à Ville-d'Avray?

» Veuillez ao^réer mes civilités empressées.

» Armand de l'Estorade. »

Désirant aller aussitôt au fond de cette singularité, qui ne pouvait manquer de lui donner à penser, Sallenauve demanda à être conduit dans la chambre d'Armand ; mais> malgré l'heure avancée de la soirée, on constata qu'il était ressorti. Contre l'avis de Bricheteau, qui aurait voulu immédiatement en référer à la comtesse, Sallenauve, afin d'éviter d'aigrir encore la situation, en procurant une gronderie à l'outrecuidant jeune homme, se décida à at- tendre la visite qui lui était annoncée et il emporta son souci.

Ce souci fut plus grand qu'on ne saurait le croire. Chez

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les hommes qui pensent beaucoup, l'imagination, en pré- sence de l'inconnu, prend le galop ; rattachant la solennité de ce rendez-vous demandé par Armand à la singulière attitude des Rastignac, Sallenauve se figura aussitôt que tout son secret était éventé ; et quoiqu'il eût dès long- temps habitué son esprit à la pensée de ce regrettable ébruitement, en dépit de l'argumentation de Bricheteau essayant de lui prouver que. le lendemain, selon toute apparence, il aurait affaire à quelque démarche d'écolier mal appris, sa nuit fut inquiète, et il attendit le matin avec anxiété.

Le lendemain, M. Armand se fit beaucoup désirer, et il était près de deux heures de l'après-midi qu'on ne l'avait pas encore vu au chalet.

Il ne viendra pas, finit par dire Bricheteau, dont Sallenauve avait désiré la présence pour qu'il fût en quel- que sorte le greffier de cette bizarre rencontre ; sa maman aura été avisée de son projet de descente ici, et l'aura forcé de rengainer ses grands desseins.

Cela dit, comme il avait des ouvriers à surv'eiller dans ime partie éloignée du parc, il demanda à Sallenauve la permission d'aller vaquer à ce soin, mais il ne fut pas plutôt hors de vue que M. Armand de l'Estorade se fit annoncer.

Le survenant commença par s'excuser de son retard involontaire.

Mon grand-père, dit-il, auquel je ne devais pas faire confidence de ma démarche, m'a mis en réquisition pour écrire à ses métayers, et j'arrive aussitôt qu'il m'a été permis de m'échapper.

Eh bien ! mon cher monsieur, de quoi s'agit-il ? de- manda Sallenauve en mettant à cette interrogation le ton de bonhomie le plus marqué.

Monsieur, répondit le jeune important, vous avez compris sans doute que j'avais à vous entretenir du ma- riage de ma sœur et de celui de ma mère ?

Non, repartit Sallenauve, je ne m'étais fait aucune idée de la nature de votre démarche qui seulement m'a donné un peu de curiosité.

Probablernent, dit Armand en exagérant la gravité habituelle de sa pose et de son accent, il vous a paru

LA FAMILLE BEAUVISAGE 231

impossible qu'un homme de mon âge eut la prétention de peser dans des questions de cette importance ? Telle est cependant mon ambition bien arrêtée : entre ces deux mariacres il y a une corrélation positive, et j'entends em- pêcher l'un, "afin que l'autre se fasse; le but de ma visite, je pensQ. est ainsi très nettement posé.

Seulement, repartit Sallenauve, quel est le mariage que vous voulez faire ? quel est celui qui doit être sacrifié à l'autre ? voilà ce qui a besoin d'être expliqué.

Le mariage qui ne se fera pas, dit Armand avec l'aplomb le plus insolent, c'est celui de ma mère.

Ah î dit Sallenauve, et madame votre mère, vous lui avez fait connaître vos intentions !

Non, monsieur, j'ai pour ma mère trop de respect pour lui signifier une prétention, quelle qu'elle soit, d'in- fluencer sa volonté ; mais c'est à vous, monsieur, à votre honneur, que je m'adresserai pour vous demander de ne pas persévérer dans une recherche dont le premier effet a été d'attirer sur notre famille un procédé insultant.

Vous voulez, sans doute, parler, demanda Salle- nauve, de l'attitude prise par la famille Rastignac, et c'est moi qui, à votre avis, serais cause qu'elle se tient en ce moment sous sa tente?

Dès l'autre jour, répondit Armand, je n'en faisais pas un doute, mais, à l'heure qu'il est, j'en ai acquis la certitude positive. Hier^ en dînant au Ca{é de Paris, je me trouvai placé dans le voisinage d'une table une personne que je ne vous nommerai pas causait avec un de ses amis. On parla de votre mariage, qui déjà mal- heureusement n'a reçu que trop d'ébruitement : « C'est » inimaginable ; il faut que madame de l'Estorade soit » folle, disait la personne dont j'entends vous cacher le » nom. Pourquoi ? répondit l'autre ; il paraît que c'est » un attachement fort ancien ; Sallenauve sans doute a eu » une mère un peu compromettante, mais il a été reconnu » par un très bon gentilhomme dont il porte le nom ; » moi, je trouve que si madame de l'Estorade a de l'amour » pour lui elle fera très bien de l'épouser. Il est riche ; » d'ailleurs, c'est un homme très distingué. D'accord, » répondit l'interlocuteur malveillant ; mais il y a dans la » vie de cet homme, voyez-vous, des choses que personne

232 LA FAMILLE BE AL VISAGE

» ne sait et que tout le monde soupçonne. Quoi donc » enfin ? Ah ! des choses à ne pas répéter ; mais sans » doute Rastignac ne les ignore pas, car il avait de- » mandé mademoiselle de l'Ëstorade pour Félix de Res- » taud, son chef de cabinet, et il a retiré sa parole en » apprenant la manière dont la mère entendait se marier.» Voilà, monsieur, ce que j'ai entendu hier de mes deux oreilles, et vous comprenez que, dès ce moment, mon de- voir m'a paru tracé.

C'est bien là, demanda Sallenauve, tout ce que vous avez recueilli ?

Oui, monsieur. A ce moment les deux interlocuteurs furent abordés par une autre personne qui entama une discussion politique, et, peu après, mes voisins, qui avaient fini de dîner, se levèrent.

Eh bien î mon cher monsieur Armand, dans le ren- seignement qui vous est parvenu, dit Sallenauve avec tran- quillité, il y a quelque chose de précieux : nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur la façon d'agir des Rastignac ; mais permettez-moi de m'étonner qu'hier vous vous soyez montré si opposé à la rupture que votre mère, de notre avis à tous, était décidée à leur dénoncer. Comme je pense que ce matin elle a écrit, et comme votre sœur, pas plus qu'elle, ne tenait prodigieusement à la recherche de M. de Restaud, tout me paraît pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Ainsi, monsieur, dit Armand, après les insinuations que j'ai eu l'honneur de vous rapporter, et sur lesquelles vous ne cherchez pas même à vous expliquer, votre in- tention reste d'épouser ma mère ?

Oui, mon jeune ami. attendu que madame votre mère, la seule personne à laquelle je doive des explica- tions, a été mise soigneusement par moi au courant des moindres détails de ma vie, et que, me connaissant tout en- tier, elle me fait l'honneur de vouloirbienacceptermamain.

Monsieur, dit Armand, perdant son sang-froid, ma mère est évidemment sous Tinfluence d'un sentiment qui lui ôte le libre usage de sa raison ; mais, moi, chef de la famille, à défaut de mon père...

Il me semble que vous oubliez votre grand-père, fit remarquer Sallenauve avec une légère ironie.

LA FAMILLE lîLAL^ISAGE '^Ô-^

Mon grand-père\. dit Armand, ne sait rien encore de tout ce que j'ai appris, et d'ailleurs, ajouta-t-il avec un comique achevé, M. de Maucombe a toujours été pour sa fille d'une insigne faiblesse : pour moi, monsieur, qui ne saurais jamais transiger avec ma considération et avec celle de ma famille, je prends sous ma responsabilité de vous dire que je ne souffrirai pas pour ma mère un mari dont le nom seul éloio^ne de notre alliance.

Alors, dit Sallenauve, vous lui intimerez votre op- position, et elle aura à vous signifier des actes respec- tueux î

Non, monsieur, je ne manquerai jamais aux égards que je dois à ma mère ; mais à vous, monsieur, qui avez jeté sur elle un charme, je vous défendrai de passer outre.

Vous me défendrez ? répondit Sallenauve avec dé- dain ; mais, à toute défense, jeune homme, il faut une sanction.

Monsieur, dit Armand en élevant considérablement la voix, entre gens comme il faut il y a une manière bien connue de s'entendre, quand on ne s'entend pas, et tenez pour certain que quand il est question de 1 honneur de notre maison, il n'est pas d'extrémité devant laquelle on me voie reculer.

Depuis un moment, Bricheteau était derrière la porte ; entendant parler très haut, il s'était arrêté pour écouter. Sur cette provocation chevaleresque, il entra et dit à Armand :

Ah ça ! mon cher ami, à quoi pensez-vous donc ? vous vous imaginez sans doute parler à M. Bélisaire ?

Roulé pour la seconde fois sous ce cruel et ridicule sou- venir, Armand se dressa de toute sa hauteur et demanda à Bricheteau de quel droit il se permettait d'intervenir dans une question qui. d'aucune manière, ne le resar- dait.

Du droit, répondit Bricheteau. de mes cheveux blancs ; du droit de l'estime et de l'affection que me porte votre mère ; du droit qu'un homme ayant toute sa raison, quand il se trouve en présence d'un jeune fou, a de le maintenir dans la limite du ridicule pour l'empêcher de tourner à l'odieux.

234 LA FAMILLE BEAUVISAGE

Allons, mon cher monsieur Armand, dit Sallenauve en voyant son adversaire arrivé à un paroxisme de colère qui lui ôtait presque l'usage de la parole, Bricheteau a la main rude, mais il dit des choses vraies. Avec les rap- ports qui, dès longtemps, ont existé entre moi et votre famille, avec ceux qui s'annoncent encore, la voie dans laquelle vous vous engagez ne saurait aboutir qu'à une impasse ; vous comprenez qu'une rencontre avec vous est pour moi de toutes les choses la plus impossible.

Eh bien ! je vous insulterai publiquement en plein boulevard et je vous cracherai au visage, s'écria Armand d'une voix entrecoupée, et ce n'est qu'en passant sur mon corps que vous irez jusqu'à ma mère !

Voilà, s'écria Bricheteau, le résultat de ces éduca- tions au miel et à la fleur d'orange : ces chers petits agneaux, on en fait des tigres : l'une se suicide, l'autre parle de tout exterminer.

Je regrette, monsieur, dit Armand, auquel un peu de sang-froid était revenu, que cet homme (il montrait Bricheteau) soit venu donner à une explication qui aurait pu rester courtoise, un caractère d'emportement et de violence ; mais avant de vous quitter, je vous le redis en mesurant bien toute la portée de cette parole, je vous dé- fends d'épouser madame la comtesse de l'Estorade !

Et la sortie fut aussi solennelle que la déclaration.

Petit drôle ! dit Bricheteau en le regardant aller ; puis, comme il vit que Sallenauve paraissait assez doulou- reusement affecté, ah ça ! fît-il, est-ce que vous prenez cette frasque au sérieux ?

Mais comment voulez-vous la prendre ? demanda Sallenauve ; dès le collège, ce malheureux enfant était l'orgueil et l'importance incarnés, et il est bien évident que, dans la voie déplorable il est entré, rien ne l'ar- rêtera.

Moi, répondit Bricheteau, j'irais tout bonnement me plaindre à sa mère et le faire mettre au pain sec.

Ce mariage maintenant est impossible, dit Salle- nauve après un moment de réflexion : brouiller la mère avec le fils ; le faire bannir de la maison paternelle ! Quand même on pourrait supposer ce courage et cette force à madame de l'Estorade, quel rôle serait le mien ?

LA FAMILLE BEAUVISAGE '>^oO

C'est une famille dont à tout jamais la bonne intelligence demeurerait troublée. D'autre part, je ne puis cependant pas avoir l'air de me soumettre aux injonctions de ce jeune matamore ; j'ai été obligé, dans mes démêlés poli- tiques avec M. de Trailles et avec M. de l'Estorade, d'user d'une modération que tout le monde n'a pas appréciée comme elle devait l'être ; avec les mystères qui planent sur ma vie, je ne dois pas laisser supposer que je sois endurant d'aucune manière ; autrement je deviendrais une cible pour toutes les insolences.

Mais un duel avec ce moutard, dit Jacques Briche- teau, ce serait le comble du ridicule.

Du ridicule et de l'odieux, ajouta Sallenauve. Ainsi voyez quelle alternative : me battre avec lui, c'est faire mourir sa mère d'épouvante, mettre à néant le projet de mariage qui est entre nous, et en même temps prêter à rire à tout Paris ; et^ d'un autre côté, ne pas me battre, c'est m'exposer à la malveillance de tous les commen- taires.

Mais, mon cher, dit Bricheteau, le public appréciera votre situation, et si ce petit monsieur est hydrophobe, ce n'est pas une raison pour que vous alliez croiser le fer avec lui.

Il y a bien un homme, dit Sallenauve, auquel je pourrais aller demander un brevet de bravoure ?

Oui donc ? répondit Bricheteau.

M. de Trailles, repartit Sallenauve, il garde mal ses engagements, car c'est sur des propos recueillis de sa bouche au Calé de Paris, que M. Armand s'est monté.

Cela me paraît bien extraordinaire, dit l'organiste : la leçon que lui avait donnée M. Saint-Estève avait paru lui profiter.

^ Aussi n'ai-je pas la certitude absolue que ce soit à lui que je doive attribuer les insinuations vagues dont est parti M. Armand pour faire sa scène. Quoique tout me fasse présumer le coupable, ce petit malheureux n'a pas voulu me le nommer.

Alors, mon cher, vous ne pouvez pas, sur de sim- ples soupçons, aller rompre la trêve qui a été solennelle- ment signée entre vous. Si vous aviez mal deviné, quel rôle joueriez-vous ? Laissez donc tomber cela. Je vais

236 LA FAMILLE BEAU VIS AGE

aller chez madame de l'Eslorade, lui conter avec ménage- ment toute l'histoire.

Mon ami, interrompit Sallenauve, c'est un parti très grave auquel il faut bien penser avant de le prendre ; y y vois, moi, des inconvénients sans nombre.

Mais quels ? dit l'organiste.

Si elle ne réussit pas à calmer son fils, ce qui me paraît probable, j'aurai l'air d'avoir été m'abriter der- rière son autorité maternelle ; qui vous dit d'ailleurs que, tout en ayant pour moi un sentiment assez vif, elle ne se croira pas obligée de le sacrifier à la paix de sa fa- mille ?

Alors, dit Bricheleau, le mariage manquerait ; vous n'y êtes pas, après tout, d'un si fougueux entraînement...

A ce moment, Bricheteau fut interrompu ; Philippe ve- nait d'entrer, portant une lettre de part ; elle était cache- tée de noir ; c'était un billet d'enterrement.

Tiens ! s'écria Sallenauve, ce pauvre M. de Lanty qui est mort !

A Paris ? demanda Bricheteau.

Oui, dit Sallenauve en lisant la fin du billet : « Qui se leront à Saint-Philip pe-du-Roule, sa paroisse. »

Dit-on son âge ? Il avait l'air jeune encore.

Soixante-trois ans, répondit Sallenauve.

Puis, par réflexion, il ajouta : Pauvre Marianina ! voilà un cruel coup pour elle.

QUATRIÈME PARTIE

REGLEMENT DE COMPTE

Le lendemain, malgré la vive préoccupation à laquelle il restait en proie, Sallenauve ne manqua pas de se rendre à l'enterrement de M. de Lanty.

Le défunt, qui avait touojurs eu une existence assez excentrique, voulut que sa mort ne dérogeât pas à sa vie. Par un acte de dernière volonté, il avait expressé- ment ordonné qu'aucune pompe ne présidât à ses funé- railles, lesquelles présentèrent la singularité d'une simple basse messe, sans tentures ni luminaire, tandis qu'une assistance énorme, formée du monde le plus aristocrati- que de Paris, avait répondu aux invitations faites au nom de sa veuve et de ses enfants.

Après ce service sommaire, le corps fut placé sur un fourgon des pompes funèbres et transporté au château de Marcoussis, Monsieur de Lanty avait désiré être inhumé. Situé sur la route d'Orléans, non loin de Montlhéry et de Linas, ce château est celui s'était passée cette aventure nocturne que le lecteur se rappelle sans doute, et qui avait amené la réclusion de Marianina au couvent des Dames-Anglaises.

A la sortie de l'église, Sallenauve fut abordé par le comte de Maucombe, le père de madame de l'Estorade. Après quelques phrases de politesse :

238 LA FAMILLE BEAUVISAGE

De quoi donc est mort ce pauvre M. de Lanty ? de- manda Sallenauve.

Et ! je craindrais bien, dit le marseillais, que fen suis la cause.

Comment cela ? dit Sallenauve avec curiosité.

Eh ! oui, reprit le vieux gentilhomme, dans les temps je fus très bien avec sa femme. Lui, eut de grandes jalousies au sujet de Marianina, que l'on dit qu'elle me ressemble à faire peur, et ma foi nous fûmes au point de nous couper la gorge.

Dans l'intérêt de madame de Lanty, fit remarquer Sallenauve, c'est, il me semble, un souvenir à laisser sommeiller dans le passé.

Ah ! je le dis à vous que cela comporte ; vous en tîntes, à ce qu'il paraît, pour la petite ; la chose pourrait de se renouer.

Mais vous oubliez, dit Sallenauve, que j'ai avec madame votre fille un engagement auquel vous avez paru donner votre approbation.

- Eh bien ! l'autre aussi est ma fille, et si maintenant elle quitte le couvent...

Mademoiselle Marianina, dit vivement Sallenauve, serait sur le point de rentrer dans le monde ?

S'il lui plaît, s'entend, car elle a fait la bêtise de prendre le voile ; mais les vœux, aujourd'hui, c'est de la faribole.

Ce changement survenu dans les idées de mademoi- selle de Lanty devrait sans doute, dit Sallenauve, être attribué au malheur arrivé dans sa famille ?

Eh ! oui, mon cher, vous ne savez donc rien ?

Comment saurais-je quelque chose ? fît observer Sal- lenauve ; j'arrive à peine du bout du monde, et dès long- temps toute relation avait cessé pour moi avec la maison Lanty.

Moi de même, reprit le vieux gentilhomme ; mais du moment que je fus à Paris, j'eus idée de revoir cette ancienne, que l'on me dit très bien conservée, malgré ses cinquante et un ans. Moi, vous me voyez, me donnez- vous les soixante-neuf ?

Non. assurément, et il est difficile de voir une plus verte vieillesse.

LA FAMILLE BEALVISAGE t^ÔU

Voilà comme nous sommes à Marseille ! J'écrivis donc à ce cher cœur que j'étais dans la capitale et si je pouvais lui offrir mes hommages. Elle de me répondre que je m'en garde bien et que cela mènerait du grabuge dans le ménage. Mais les femmes, ça sait se retourner, et un matin je reçois un billet que son mari fait un petit voyage ; d'où me voilà chez elle. Lors, elle me fait con- naître que M. de Lanty est toujours un tigre pour la jalousie, et que rapport à une imprudence d'un homme qui la courtisait et qui vint une nuit sous ses fenêtres, elle fut obligée, il y a quelques années, de laisser entrer notre Marianina dans un couvent.

Cet homme qui la courtisait, demanda vivement Sal- lenauve, n'était-ce pas un M. Maxime de Trailles ?

Oui, je crois bien que c'est le nom.

Et c'était pour elle qu'il était venu rôder dans le parc, bien que Marianina ait laissé croire à son père qu'elle était l'objet de cette visite nocturne.

Eh ! vous voyez bien que vous savez tout î dit alors le Marseillais.

J'en sais au moins assez, répondit Sallenauve, pour ne plus hésiter sur ce que j'ai à faire. Au revoir, monsieur le comte, ajouta-t-il.

Et il quitta brusquement son interlocuteur.

Celui-ci, ne se doutant pas de l'immense jet de lu- mière qu'il venait tout à coup de faire descendre dans les souvenirs de son futur gendre, le regarda aller, se disant en lui-même : Eh bien ! se moque-t-it ? Il me demande de quoi le défunt est mort et me tire sa révérence d'avant que je lui aie dit.

Un quart d'heure après, Sallenauve frappait à la porte de l'hôtel Beauséant et demandait au concierge si M. de Trailles ét-ait chez lui.

Arrivant aussi des funérailles de M. de Lanty, Maxime venait de passer sa robe de chambre et de se mettre à la lecture du rapport de la commission du budget, qui avait été distribué dans la matinée à MM. les députés.

Aussitôt qu'on lui eut remis la carte de Sallenauve :

Faites entrer, dit-il, en haussant la voix ; et, comme tous les duelHstes consommés, qui flairent de très loin une provocation, affectant une exquise politesse, il s'a-

240 LA FAMILLE BEAUVISAGE

vança de quelques pas vers Sallenauve et lui approcha lui-même un siège, en lui faisant signe de la main de vouloir bien y prendre place.

Quand les deux interlocuteurs furent assis :

Monsieur, dit Sallenauve, je suis venu vous deman- der des explications sur deux affaires extrêmement gra- ves : l'une toute récente, l'autre, au contraire, déjà an- cienne, mais je sais que vous n'êtes pas dans l'usagée pour le paiement de certaines dettes d'invoquer le commode moyen de la prescription.

Vous auriez pu dire, monsieur, pour le paiement d'aucune dette, répondit Maxime avec un commencement d'aigreur.

Ah ! il va de soi que je parle de dettes morales, re- prit Sallenauve. Il y a quelques années, ajouta-t-il, à la suite de procédés qu'il est inutile de qualifier, un arran- gement intervint entre vous et une personne qui était en mesure de porter une atteinte fort sérieuse à votre consi- dération. Cette personne vous rendit des lettres ; vous fûtes, de votre côté, partie consentante à la restitution d'une correspondance qui se trouvait avoir pour moi quelque intérêt ; mais ce qui donnait surtout une valeur au loyal échange des papiers litigieux qui fut fait en cette occasion, c'était l'engagement solennellement pris, des deux parts, de garder au sujet de leur contenu la discrétion la plus inviolable.

Eh bien ! monsieur ? fit Maxime avec hauteur.

Le Code civil, si je ne me trompe, reprit Sallenauve, dit que toutes les obligations doivent être exécutées de bonne foi. Par conséquent, si, tout en gardant l'attitude de silence et d'oubli qui vous était commandée par le contrat d'honneur auquel vous étiez intervenu, vous vous étiez laissé aller à des insinuations vagues et sourdes ayant trait aux choses secrètes que vous aviez bien voulu promettre d'ignorer à tout jamais, je me permet- trais, monsieur, de vous dire que vous avez manqué à votre parole et qu'un nouveau compte est ouvert entre nous.

D'abord, répondit Maxime, qu'entendez-vous par des insinuations sourdes et vagues ? Il y a dans cette expres- sion une élasticité effrayante ; et quand on fait un procès

LA FAMILLE BEAU VISAGE 241

de tendance, il n'y a guère d'innocence qui puisse se croire en sûreté.

Je précise, reprit Sallenauve : avant-hier, vous dîniez au Calé de Paris ; la conversation serait venue à tomber sur un projet de mariage qui existe publiquement entre moi et madame la comtesse de l'Estorade ; est-il vrai que ce mariage vous ait paru fort singulier ?

Oui, monsieur, répondit Maxime d'un ton léo-er. il m'a plu de trouver ce projet étrange, du côté de madame de l'Estorade, bien entendu ; mais j'aurai l'honneur de vous faire remarquer que mon étonnement n'a pas pris sa source dans la connaissance des choses secrètes que j'avais pris l'eno^agement d'ignorer. Vous-même avez donné la plus grande publicité au côté maternel de votre naissance, et il y a là, selon moi, tout ce qu'il faut pour rendre une alliance avec vous peu désirable.

C'est une affaire de goût, répondit Sallenauve, et ce n'est pas sur ce point que je vous rechercherais ; mais, si je suis bien informé, vous avez ajouté qu'il y avait sur mon compte beaucoup d'autres choses compromettantes que tout le monde ignore, bien que tout le monde les soupçonne.

Effectivement, répondit Maxime, j'ai pu très bien dire cela.

Eh bien ! monsieur, en parlant ainsi, vous vous êtes laissé entraîner hors des limites qui vous étaient permi- ses, à ce que j'ai appelé des insinuations vagues et sour- des ; je n'hésite donc pas à vous dire que vous êtes un malhonnête homme, attendu que vous ne tenez pas à vos engagements.

Monsieur, dit Maxime en se levant, vous le prenez sur un ton que je n'ai jamais souffert de personne.

Je le sais, monsieur, répliqua Sallenauve. et c'est sur l'espérance que vous ne les souffrirez pas, que je mesure la force de mes expressions.

Eh bien î monsieur, il n'y a pas besoin de tant de paroles. Vous voulez avoir une affaire avec moi, rien n'est plus simple et plus facile : veuillez me dire mes témoins pourront rencontrer les vôtres ; dès demain, la chose peut être vidée...

Permettez, dit Sallenauve, mon avis est que la vie

14

242 LA FAMILLE BEAUVISAGE

d'un homme, fût-ce la vôtre, que vous avez tachée de bien des manières...

Monsieur, vous êtes chez moi, veuillez ne pas l'ou- blier ! s'écria Alaxime.

Fût-ce la mienne, reprit tranquillement Sallenauve, que le hasard a pris plaisir à maculer de mille façons ; que la vie d'un homme, avais-je l'honneur de vous dire, ne doit pas être jouée sur quelques paroles rapportées plus ou moins fidèlement. J'ai donc le besoin de vous prouver qu'il y a plus d'un motif à la démarche que je fais aujourd'hui ; ceci me conduit à mon deuxième point.

Maxime se rassit, et, pour bien constater sa profonde insouciance, il se mit à jouer avec les glands formant l'extrémité de la cordelière qui attachait sa robe de cham- bre.

Madame de l'Estorade, reprit Sallenauve, n'est pas la première personne que j'aie compromise par une re- cherche en mariage. Il fut autrefois question de quelque chose de pareil avec mademoiselle de Lanty.

Oui, j'ai su dans le temps, après votre retour de Rome, vos ridicules prétentions....

Qui avaient cessé d'être plaisantes, continua Salle- nauve, quand, quelque temps plus tard, M. de Lanty me fît l'honneur de venir m'offrir sa fille.

Eh bien ! enfin, vous avez épouser mademoiselle de Lanty ?

Et je ne l'ai pas épousée parce qu'avec vos auda- cieuses entreprises sur la mère, vous aviez rendu néces- saire un sublime sacrifice de la fille.

Alors, dit Maxime, avec un accent de moquerie, vous entreprenez aussi le redressement des torts dans la famille de Lanty ?

Non, monsieur, répondit Sallenauve, je m'occupe uniquement de ce qui me regarde ; mais comme, à cette occasion, j'apprends que je fus obligé d'endosser vos actes et que je me vis réduit à faire votre personnage, voilà ce qui me paraît une insulte de la dernière gravité, et c'est, avant toute chose, de cette insulte que je suis venu vous demander raison.

J'ai déjà eu l'honneur de vous dire, repartit Maxime, que j'étais à votre disposition.

LA FAMILLE BEAUVISAGÊ 243

Je n'en attendais pas moins de votre bravoure bien connue, dit Sallenauve ; reste maintenant un détail à rég-ler entre nous. Il est d'usage que les témoins d'une affaire d'honneur soient mis au courant des faits qui l'ont motivée. Ici cette confidence me semble impossible; car si nous voulions permettre aux amis qui nous assis- teront de discuter nos situations respectives, plusieurs femmes : madame et mademoiselle de Lanty, Catherine Goussard, ma mère, et enfin madame de Trailles, et peut- être madame de Rastignac, devraient être compromises dans le débat. D'ailleurs, je suis décidé à ne me prêter à aucune espèce d'arrangement ; vous penserez donc sans doute comme moi que la mission de nos témoins doit se résumer à régler les conditions de la rencontre et à vou- loir bien l'honorer de leur présence.

Je donnerai mes instructions en ce sens, répondit Maxime. ces messieurs se rencontreront-ils ?

Vous êtes marié, dit Sallenauve, il faut éviter les esclandres ; ici est donc difficile ; chez moi, à Ville- d'Avray, c'est un grand déplacement.

Vous pouvez, je pense, dit M. de Trailles, indiquer à vos témoins l'hôtel du colonel Franchessini, rue de La- rochefoucauld. Je ne pense pas qu'il me refuse son assis- tance, et d'ailleurs il est au courant d'une partie des cho- ses qui ont amené notre petit débat.

Eh bien ! donc, ce soir, à huit heures, dit Sallenauve; il y aura quelqu'un de ma part chez le colonel ; je prends ce délai parce que ma résolution a été subite et que je ne me suis encore assuré de personne.

Ah ! vous avez tout le temps, dit Maxime en homme qui se sentait sûr de son fait.

A bientôt donc, monsieur le comte, dit Sallenauve en se levant.

M. de Trailles le reconduisit jusqu'à la porte de son antichambre, et ils se séparèrent avec toute l'apparence de gens qui mettent fin à la visite la plus cérémonieuse, mais aussi la plus pacifique.

Un peu plus tard, Sallenauve se présenta chez M. de Canalis, son ancien collègue à la Chambre des députés.

Mon cher monsieur de Canalis, lui dit-il, vous avez bien voulu me servir de parrain lors de ma laborieuse en-

'J44 LA FAMILLE BEAUVISAGE

trée à la Chambre, je viens vous demander un service à peu près pareil.

Et il expliqua au poète orateur, qu'ayant un duel avec Maxime de Trailles, il avait compté sur lui pour être l'un de ses témoins.

Sallenauve savait que Canalis, toujours ministre en ex- pectative, avait une profonde haine pour Maxime, l'un des séides les plus ardents de la politique de Rastignac.

A défaut d'éloquence, ce condottiere, par son puissant génie d'inlrigue, servait très activement le ministère dans les intrigues" de la Chambre, où, ainsi que nous l'avons écrit quelque part, il se gaudissait comme le poisson dans l'eau.

Sallenauve savait aussi que Canalis aimait le retentis- sement et le bruit, et il avait calculé qu'il ne lui serait pas désagréable d'être mêlé à une affaire dont l'ébruitement ne pouvait manquer d'être énorme.

Enfin, soigneux imitateur des mœurs anglaises, Canalis se piquait d'être un parfait gentleman : il se rendait sou- vent à cheval à la Chambre, fréquentait les tirs, il s'était fait une assez belle réputation de sang-froid et d'adresse, et. dans toute son allure, affectait quelque chose de militaire qui semblait le prédestiner au rôle dont il était maintenant question pour lui.

Cependant, il fît quelques objections, quand il entendit parler d'un duel inévitable tout d'abord il était coupé court à la mission conciliatrice qu'un témoin doit toujours faire entrer dans son mandat. Mais quand il sut qu'il aurait pour co-témoin Jacques Brichcteau, homme entiè- rement inexpérimenté à ces sortes d'affaires, ce qui lui promettait la haute et suprême direction de la rencontre, et qu'en même temps il se trouverait en face d'un homme aussi consommé que Franchessini, il se décida à prêter son concours et il demeura convenu que, dans la soirée, Bricheteau viendrait le prendre pour se rendre chez le colonel.

A Ville-d'Avray, l'enrôlement de Bricheteau fut moins facile : quand il apprit la démarche de Sallenauve et le rôle qui lui était destiné, il jeta les hauts cris, allégua son ignorance absolue de la matière, s'écria qu'il ne savait pas même charger un pistolet, blâma le choix de Canalis

LA FAMILLE BEAUVISAGE 245

qui, avec son esprit plus brillant que solide, ne lui parais- sait nullement Thomme qu'il fallait.

Dans d'aussi mauvaises conditions, ajouta-t-il dou- loureusement, aller affronter un pareil adversaire unique- ment pour le bon plaisir d'un petit faquin dont on aurait mépriser la démarche et les rodomontades !

Enfin, le mal était consommé, il fallut bien en prendre son parti. Bricheteau se fît expliquer du mieux qu'il put la forme et l'étendue de ses pouvoirs, et surtout la ma- nière dont il aurait à s'en servir. Quand il demanda à Sallenauve quelle était l'arme de son choix :

Celle que l'on voudra, lui fut-il répondu. Je n'ai ni du pistolet ni de l'épée une grande habitude ; les chances sont donc égales pour moi avec l'une ou l'autre de ces armes. Ma vraie force, c'est mon bon droit, que Dieu, j'espère, protégera.

Bricheteau hocha la tête d'un air de doute :

Dire que toutes mes peines depuis plus de trente ans, s'écria-t-il, auront abouti à me faire témoin de cette boucherie !

Et il en était encore à poursuivre ses lamentations quand le vieux Philippe entra et demanda à lui dire un mot en particulier.

Qu'est-ce donc ? demanda l'organiste en se laissant prendre à part.

Monsieur sait peut-être, répondit le vieux major- dome, que Laurent, le jardinier, a renvoyé, il y a quel- ques jours, son homme de peine ?

Non, vraiment, répondit Bricheteau.

Il l'a remplacé par un homme déjà âgé, mais qui cependant a l'air de pouvoir très bien faire le service ; seulement cet homme a une figure qui ne m'est pas du tout revenue.

Il ne 'faut pas toujours juger les gens sur la mine.

Sans doute, mais si je disais à monsieur que le nouveau venu a de la ressemblance avec un coquin que je crois bien avoir reconnu sous un déguisement î On ne me trompe pas deux fois moi !

Mais quel serait donc cet homme ? demanda Briche- teau.

Tout simplement, répondit Philippe, ce marchand

14.

246 LA FAMILLE BEAUVISAGE

de bois qui a dévalisé la maison après avoir manqué de nous empoisonner.

Allons donc ! dit l'organiste, quelle apparence ?

J'ai fait comme monsieur d'abord, j'ai douté, ré- pondit le vieux majordome. Mais, il n'y a qu'un instant, quelque chose est venu confirmer mes soupçons.

Quoi donc ? dit Bricheteau.

Tout à l'heure, un monsieur décoré est venu le de- mander ; ils sont sortis ensemble, et, depuis plus d'une heure qu'il est parti, notre homme n'est pas revenu.

D'où vous concluez ? dit Bricheteau.

Que l'homme qui nous a si bien attrapés étant un de ces voleurs qui travaillent dans le grand, il ne serait pas étonnant qu'un de ses complices portât des décora- lions. Peut-être en ce moment, ils sont en train de com- ploter une nouvelle manière de mettre la maison à feu et à sang.

Enfin nous verrons, dit Bricheteau, guettez son re- tour, et, dès qu'il sera rentré, vous me préviendrez.

II

LA REHABILITATION

Le vieux Philippe reparut un moment après, mais pour annoncer le colonel Franchessini.

Cette visite pouvait paraître de bon augure ; peut-être, pensa aussitôt Bricheteau, venait-il apporter des paroles de paix.

Monsieur, dit Franchessini à Sallenauve, vous avez eu ce matin avec M. le comte Maxime de Trailles une conversation qui semble devoir être suivie de conséquen- ces regrettables ; je dois me hâter de vous dire que je ne viens pas de la part de M. de Trailles qui m'a fait l'hon- neur de me choisir pour un de ses témoins.

Je le savais, répondit Sallenauve, il vous avait dési-

LA FAMILLE BEAUVISAGE J^ /

gné à moi comme la personne avec laquelle devaient s'en- tendre mes amis.

Sans donc, reprit le colonel, vous parler au nom de celui qui m'a confié ses intérêts, j'oserai vous deman- der si la nécessité de cette rencontre vous semble ex- pressément démontrée ? M. de Trailles m'a paru plus étonné que blessé de la scène qui s'est passée entre vous, et je suis certain que si vous vouliez bien ne pas me dé- fendre d'intervenir dans un sens pacifique, j'obtiendrais quelques paroles satisfaisantes relativement aux griefs que vous croyez avoir contre lui ; de cette manière, nous cou- perions court à une affaire de tout point déplorable.

Rien n'est plus évident, dit Bricheteau, c'est une affaire à arranger,

Je ne suis pas de votre avis, mon cher, répondit Sallenauve ; c'est, selon moi, une affaire qui doit suivre son cours, et vous manqueriez à la promesse d'une as- sistance loyale et dévouée, que vous avez bien voulu me faire, si ce soir, quand, avec M. de Canalis, vous vous trouverez réunis chez monsieur, pour préciser les condi- tions de la rencontre, vous preniez la question dans le sens que vous venez d'indiquer.

De telle sorte, dit Franchessini, que, dans votre pensée, aucune espèce d'arrangement n'est possible ?

Oui, colonel, répondit Sallenauve, c'est un parti ir- révocablement pris.

Bricheteau fit un geste d'impatience désolée.

Alors, dit Franchessini, il faut que je vous parle d'une complication très fâcheuse en vous priant de vouloir bien y mettre ordre.

De quoi s'agit-il ? demanda Sallenauve avec cu- riosité.

Ma position, dans cette affaire était très difficile. Le service que venait me demander Maxime est un de ceux qui ne se refusent pas. D'autre part, une personne qui vous tient de près, et qui ne vous a, sans doute, pas laissé ignorer qu'entre lui et moi existent des souvenirs d'une amitié fort ancienne, devait m'en vouloir à la mort, de m'être mêlé à cette affaire, s'il arrivait surtout que les suites en devinssent funestes. J'ai donc cru que je devais venir lui demander en quelque sorte l'autorisation d'ac-

248 LA FAMILLE BEAUVISAGE

cepler le mandat de ^I. de Trailles ; mais, je dois le dire en toute franchise, le fond de ma démarche c'était l'es- pérance que, usant sur votre esprit d'une influence très légitime, cette personne parviendrait à calmer votre irri- tation et à \ous inspirer des sentiments plus modérés.

Je ne comprends pas bien, dit Sallenauve ; de quelle personne entendez-vous parler ?

Mais de M. Saint-Eslève avec lequel je viens d'avoir une longue conversation.

Vous êtes venu parler ici à M, Saint-Estève ? de- manda Sallenauve dans le dernier étonnement.

Sans doute, Saint-Eslève m'a écrit il y a deux jours qu'il avait donné sa démission, qu'il quittait Paris, et que si j'avais quelque chose d'important à lui commu- niquer, j'eusse à lui écrire ici sous le nom de M. Jacques.

Comprenez-vous quelque chose à cela ? demanda Sallenauve à Bricheteau.

Oui, je vous l'expliquerai, répliqua l'organiste, mais permettez à monsieur de poursuivre.

J'ai donc vu tout à l'heure Saint-Estève, reprit Fran- chessini ; la manière dont il a pris sa paternité a vérita- blement quelque chose de touchant. Vingt fois, durant votre absence, je l'ai vu prêt à tout quitter pour aller vous rejoindre, et. depuis votre retour, l'idée d'avoir avec vous une entrevue, que la brusquerie de votre départ pour l'Amérique a^ait rendue impossible, n'a cessé d'être pour lui l'objet d'une fiévreuse préoccupation. Mais tout à l'heure, quand je lui ai annoncé le péril dans lequel vous étiez sur le point de vous engager, il ne s'est plus connu ; sans vouloir com.prendre, qu'après tout, en ren- dant à M. de Trailles le service qu'il était venu solliciter de moi, je ne faisais point contre vous acte d'hostilité, il m'a traité comme le dernier des traîtres et des misé- rables ; et, parti comme un fou pour Paris, il se propose de signifier à votre ad^•ersaire que si vm cheveu tombe de votre tête une vengeance terrible est suspendue sur la sienne.

Mais, s'écria Sallenauve, c'est un zèle on ne peut pas plus fâcheux ; je n'en sais pas le moindre gré à celui qui se le permet.

Je vois la chose comme vous, dit le colonel ; M. de

LA FAMILLE BEAUVISAGE 249

Trailles n'est sans doute pas homme à reculer devant des menaces ; mais enfin c'est une tentative contre le sang- froid dont il aura besoin ; il sait que Saint-Estève a fait ses preuves, et qu'emporté par la passion, il peut se por- ter aux dernières extrémités.

Soyez tranquille, répondit Sallenauve, je verrai ce dangereux protecteur ; et si, contre mon attente, je n'ob- tenais pas de lui la promesse d'une attitude calme et ré- signée, pour toutes les éventualités possibles, veuillez dire à M. de Trailles que, malgré mon ardent désir de me rencontrer avec lui, je préférerais tout faire pour éviter une lutte qui ne me paraîtrait plus loyale.

Du reste, dit Franchessini en se disposant à sortir, je vous répète, monsieur, que l'issue de cette affaire si malheureusement compliquée est encore tout à fait dans vos mains,

Ce soir, à huit heures, M. de Canalis et M. Briche- teau seront chez vous pour tout régler, se contenta de répondre Sallenauve.

Soit, dit Franchessini. j'aurai l'honneur de les atten- dre avec Al. de Ronquerolles, que AI. de Trailles a déjà prévenu.

Aussitôt que les deux amis furent seuls :

Vous m'avez promis, dit Sallenauve, de m'expliquer la singularité de Al. de Saint-Estève, installé dans cette maison à mon insu et y faisant adresser ses lettres.

Alon Dieu ! dit Bricheteau, voilà je pense, tout le mystère : suivant la permission que vous m'en aviez don- née, j'avais averti notre homme que ces jours-ci il serait reçu par vous. Ses ardeurs de paternité, qui finissent par aroir quelque chose de maladif, l'auront poussé à imiter les amoureux de comédie, qui se déguisent pour avoir accès auprès de leurs maîtresses. Une place d'homme de journée était vacante auprès de votre jardinier, il l'aura séduit et se sera, de cette façon, insinué dans la maison. C'est ce qu'est venu me dire tout à l'heure Philippe, qui ne se trompait pas en croyant avoir démêlé en lui un ou- vrier de contrebande.

^ Aïaintenant. dit Sallenauve, il est sûr de me voir, car il faut absolument que Al. de Trailles soit rassuré sur son intervention.

250 LA FAMILLE BEAUVISAGE

A ce moment Philippe parut à la porte et fit signe à Bricheteau que l'homme en question était de retour.

L'organiste sortit, et un moment après il introduisait Vautrin, vêtu d'une blouse blanchâtre qui, en effet, le déguisait assez imparfaitement.

Cet homme, d'une trempe énergique jusqu'à la féro- cité, était devenu tremblant comme un enfant, à l'idée de comparaître devant le Dieu, son fils. Bricheteau fut obligé de l'aider à s'asseoir sur un siège placé auprès de la porte, car, dès qu'il avait aperçu Sallenauve. il était de- venu effrayant de pâleur et ses jambes flageolaient sous lui. De la place il s'était affaissé il se laissa couler sur ses genoux, et les mains tendues vers son idole :

Monsieur, s'écria-t-il d'une voix entrecoupée de san- glots, je viens vous demander pardon d'être votre père î

Il était impossible de ne pas se sentir ému par ce spec- tacle. Sallenauve courut au-devant de cet homme, qui parvenait en quelque sorte à se relever par la grandeur de son abaissement, et après l'avoir forcé à quitter son humiliante posture, afin d'éviter toute explication sur le passé, se hâtant d'aborder sa ^rave préoccupation du mo- ment :

Avez-vous vu M. de Trailles ? demanda-t-il, ainsi que vous en aviez manifesté l'intention au colonel Fran- chessini ?

Oui, certes, je l'ai vu, répondit Vautrin ; et après ce que je lui ai fait comprendre, sa main, je vous le garantis, ne sera pas sûre quand il vous aura au bout de son pistolet.

Monsieur, s'écria Sallenauve, vous vouler donc me perdre d'honneur ? Je suis le provocateur ; c'est moi qui, à tout prix, ai voulu avoir une rencontre avec lui !

Vous, le provocateur, quand depuis six années il n'a pas cessé d'être votre mauvais génie ! Vous avez fait ce que vous deviez faire, et moi je fais ce que je devais.

-^ Mais non, reprit vivement Sallenauve, j'ai invoqué le jugement de Dieu, et à aucun titre vous n'avez le droit d'intervenir pour faire mettre en suspicion la sincérité de l'arrêt qui sera rendu.

Dieu, répondit Vautrin, permet parfois le triom- phe du méchant, et je ne vous laisserai pas à la merci de

LA FAMILLE BEAUVISAGE 251

ce brave qui s'est rendu expert dans l'art de tuer les hom- mes, afin de mettre la mort entre lui et leur mépris.

J'ai calculé tout cela, reprit Sallenauve ; ce duel, néanmoins, je l'ai voulu parce qu'il m'était nécessaire, et maintenant vous allez le rendre impossible ; jamais je ne me battrai contre un homme que vos menaces auront dé- moralisé.

Je n'ai fait, répondit Vautrin, qu'égaliser les chances.

Vous vous trompez, dit Sallenauve ; ce que vous avez pu donner à entrevoir à M. de Trailles, ce n'est pas un adversaire venant prendre ma place si je succombais ; il refuserait, et il en aurait le droit, de se mesurer avec vous. Un crime, voilà le sens de votre menace. La noble vengeance que "\ous me promettez !

Un homme peut toujours, dit Vautrin, forcer un adversaire à se battre, à moins que cet adversaire ne soit le dernier des lâches. Ce ne sera peut-être pas un duel avec toutes vos formalités voulues ; mais si ce Maxime de Trailles a le malheur que la victoire lui reste, tout en lui laissant défendre sa vie, je sens que je le tuerai ; je le lui ai dit, et il y pensera.

x\lors, dit Sallenauve, ma rencontre avec lui n'aura pas lieu ; j'irai s'il le faut, jusqu'à lui faire des excuses î ce sera une autre obligation que je vous aurai.

Je vous promettrais d'être résigné et calme, répon- dit Vautrin, que ma parole, voyez-vous, ne serait pas tenue. Un homme qui aurait tué mon fils, ajouta-t-il en s'animant par degrés, oh ! j'aurais sa vie ou il aurait la mienne, dussé-je voir l'enfer ouvert à mes côtés !

Mais vous aimez donc mieux me voir flétri, désho- noré ?

Je ne veux pas que M. de Trailles tue mon fîls : est-ce que c'est pour cela que je l'ai mis au monde ? s'écria Vautrin avec une exaltation toujours croissante ? il le sait bien, allez, le misérable, il le sait bien, que malheur lui en arriverait î

En présence de cette déraison d'amour paternel, Salle- nauve eut un moment de découragement, il fît à Briche- teau un geste désespéré ayant l'air de lui dire : « Voyez donc si vous ne trouvez pas quelque moyen de vous met- tre en travers de cette frénésie ! »

252 LA FAMILLE BEAUVISAGE

Bricheteau, qui n'avait point sur les raffinements du point d'honneur les idées de Sallenauve, ne voyait pas avec un grand déplaisir cet obstacle placé sur le chemin de l'affaire à laquelle il ne se mêlait que contraint et forcé, et, par un autre geste également significatif, il donna sa démission du rôle de pacificateur auquel il était convié.

Escomptant alors l'avenir au profit des embarras du moment :

Monsieur, dit Sallenauve à \'autrin, vous avez vive- ment désiré vous rapprocher de moi, \ous l'avez même voulu dans des conditions étranges, en vous introduisant subrepticement dans ma maison.

Ah ! monsieur, répondit Vautrin, il faut me le par- donner, je ne vivais plus.

Pourtant, je vous avais fait annoncer que dans quel- ques jours nous nous verrions.

C'est vrai, mais dans l'intervalle un malheur m'était arrivé ; ma tante Jacqueline Collin, sur laquelle je comp- tais pour être la compagne de mon exil volontaire, m'avait tout à coup déclaré que ses dispositions étaient autrement prises, et au moment j'allais quitter la France, ma seule amie, ma seule confidente depuis trente ans, se sé- parait brusquement de moi. Alors, la tête perdue, n'espé- rant aucune suite à cette entrevue, que je sentais bien m'être accordée seulement par charité, j'eus la folle idée de ce déguisement. Caché parmi vos domestiques, j'es- pérais la consolation de vous voir tous les jours, de res- pirer le même air, de vivre sous le même toit que vous.

Eh bien ! dit Sallenauve, s'il y avait un moyen de réaliser votre rêve !

Vautrin le regarda avec une sorte d'égarement.

Un moyen, s'écria-t-il, de ne plus vous quitter ?

Oui, reprit Sallenauve, vous me jurerez par quelque chose auquel vous ne voudriez pas manquer de respect, par les cendres de ma mère, qu'en tout état de cause, M. de Trailles ne sera pas recherché par vous ; et moi, si je reviens de ce combat, j'abaisse toutes les bar- rières qui peuvent nous séparer encore. Avec vous et M, Bricheteau, j'irai vivre loin de ce pays, auquel je n'ai pas de raison de tenir. Notre compao^nie ne vaudra-t-

LA FAilILLE BEAUVISAGE 253

elle pas bien celle de mademoiselle Jacqueline Collin ? Un éclair de joie parut dans les yeux de Vautrin ; mais, le doute venant aussitôt l'éteindre :

Oh ! ce que vous me promettez là, monsieur, n'est pas possible associer votre vie si noble, si pure, à la mienne abreuvée d'mfamie î

Bricheteau est pour vous le dire ; ce qu'une fois je me suis promis de faire, je le fais.

Mais me convient-il de vous imposer un pareil sa- crifice ? Ai-je droit à tant de bonheur ? Tenez, monsieur, si ce que vous dites arrivait, je crois que Dieu, si sou- vent renié par moi, ne pourrait pas longtemps me laisser jouir d'une félicité pareille : bien sûr ce serait ma der- nière heure qui serait près d'arriver.

Dieu, répondit Sallenauve, est plein de miséricorde pour les repentirs sincères ; et moi, monsieur, qui vois toute l'étendue du vôtre^ je commence à me demander si, jusqu'ici, j'ai été avec vous ce que je devais être. Espérez donc mieux de l'avenir ; votre résignation, votre chaleu- reux empressement pour moi ne m'ont pas, je dois vous l'avouer, laissé insensible. Je finis par comprendre que le lien sacré qui existe entre nous me crée des devoirs, et ces devoirs, si vous êtes bon pour moi, si vous me faites le sacrifice que je vous demande, qui vous dit, qu'après les avoir accomplis sans répugnance, je ne fini- rai pas par les remplir avec joie ?

Oh ! dit Vautrin avec découragement, c'est un mar- ché que vous faites afin d'avoir la liberté d'aller vous faire tuer !

Et si je vous disais que je suis sûr de ne pas rester dans ce duel, dont j'espère, au contraire, dans ma vie les plus grandes simplifications ! Voudriez-vous, par un zèle mal entendu, me déposséder d'une chance que j'attends et que je désire depuis près de six années ? Un seul obs- tacle sérieux s'est rencontré sur mon chemin dans le cours de mon existence, qui, malgré les difficultés du point de départ, a été signalée par d'insignes faveurs de la fortune ; si M. de Trailles, cet obstacle, est habile, moi j'ai de l'étoile, et vous en avez aussi.

C'est vrai, dit Vautrin ; après tant d'orages, être près d'aborder au port que vous me faites entrevoir !

15

254 LA FAMILLE BEALVISAGE

Eh bien ! ne vous mettez donc pas en travers des desseins de la Providence. Dieu ne m'a pas jusqu'ici con- duit heureusement au milieu de tant d'écueils pour me faire misérablement succomber sous les coups d'un igno- ble spadassin. Ces tueurs d'hommes, tôt ou tard, finis- sent par trouver leur maître, et vous vous occupez de faire peur à quelqu'un qui, en dehors de votre inutile et reiïrettable intervention, a toute raison de trembler. Le colonel Franchessini, Bricheteau est pour vous l'attes- ter, nous disait tout à l'heure que M. de Trailles n'avait aucune ardeur à cette rencontre, et qu'il dépendait en- core de moi, qui suis allé le provoquer outrageusement, de tout arranger.

Comme tous les hommes qui ont mis beaucoup au jeu dans la vie, Vautrin était superstitieux, et cette confiance que Sallenauve témoignait, quelle qu'en fût au fond la réalité, finit par devenir pour lui contagfieuse.

Eh bien ! dit-il en homme qui se résignait, que faut- il que je fasse ?

Bricheteau, répondit Sallenauve, va tout à l'heure partir pour Paris, afin de tout régler avec les témoins chez le colonel Franchessini ; il \ous emmènera. Vous essaierez de voir M. de Trailles, et le rassurerez du mieux qu'il sera possible ; si vous ne pouviez le joindre vous lui feriez passer vos paroles par le colonel ; et moi, d'ail- leurs, sur le terrain, je lui parlerai de manière à lui ren- dre sa complète liberté d'esprit ; mais, vous le compre- nez, quand j'aurai pris un engagement de votre part, ne fût-ce que pour l'honneur de ma mémoire si mes pres- sentiments m'avaient trompé, vous devriez religieusement y tenir.

Oh ! dit Vautrin, ce n'est pas une pensée à me faire envisager ; car, en sa présence, je sens que ma rai- son se trouble.

Aussi, comme il faut tout prévoir, ai-je un dernier sacrifice à vous demander.

Dites, puis-je rien vous refuser.

Aussitôt que vous aurez fait à Paris la démarche que je vous demande, vous partirez pour l'Italie.

Quoi ! vous quitter sans savoir l'issue ?...

Il le faut : c'est le moyen de vous prémunir contre

LA FAMILLE BEAUVISAGE 255

un premier mouvement ; vous attendrez, à Milan, aus- sitôt après l'engagement, je vous adresserai une lettre poste restante à l'adresse de M. Jacques.

Elle ne me trouvera pas, je serai mort d'impatience et d'anxiété.

Vous êtes, dit Sallenauve, d'une trempe trop forte et trop énergique pour ne pas résister à cette épreuve. Cette lettre, à peu de jours de distance, sera suivie d'une autre je vous parlerai des arrangements ultérieurs à prendre afin de ne plus nous séparer !

Et vous ne me trompez pas ? demanda Vautrin. Cette question fut faite avec un sentiment d'angoisse si

vraie, que Sallenauve en fut tout remué.

Non, mon père, répondit-il, croyez à moi !

Il m'a appelé son père î s'écria Vautrin en se je- tant au cou de Bricheteau.

Il était à moitié fou de joie et ne savait plus ce qu'il faisait.

Au sortir de cette étreinte, comme son visage se mon- trait inondé de larmes et bouleversé de joie :

Et moi ! lui dit Sallenauve en lui tendant les bras.

Le réhabilité s'y précipita ; mais l'émotion avait dé- passé les forces humaines. Un peu après, les deux amis s'aperçurent qu'il avait complètement perdu l'usage de ses sens.

III

FL\ DE DEUX RÊVES

Le duel eut lieu le jour suivant, à deux heures de l'après-midi, dans la forêt de Saint-Germain.

La sérénité de Sallenauve arrivé le premier sur le ter- rain était véritablement singulière. Bricheteau avait l'air d'un condamné à mort ; quant à Canalis, il se montrait grave, solennel, voire même, comme le lui reprochait un jour madame de Camps, un peu olympien.

256 LA FAMILLE BEAUVISAGH

Quand Maxime de Trailles parut escorté de Franches- siiii et du marquis de Ronquerolles, tout le monde fut frappé de quelque chose de fiévreusement tranquille, si Ton peut ainsi parler, qui se marquait dans toute l'habi- tude de sa personne. Ses airs, ordinairement insolents, ne lui faisaient pas défaut ; mais on sentait qu'il jouait un rôle, et un abattement plein d'anxiété eût été l'expres- sion vraie de sa situation intérieure, si, par une grande domination exercée sur lui-même, il ne fut parvenu à recouvrir d'une couche de superbe insouciance tout le travail latent qui se faisait en lui.

Dès sa venue, Sallenauve le prit à part :

Ce fou, lui dit-il, dont j'ai à excuser la démarche, n'a pu vous joindre comme je le lui avais recommandé ; mais le soir même du jour le colonel Franchessini m'avait avisé de son attitude, il a quitté Paris, nous n"avons donc rien à redouter de sa mauvaise tête.

Je vous prie de croire, répondit Maxime, qu'il m'avait très médiocrement intimidé.

Et sans plus d'explication, retournant au groupe que formaient les témoins :

Eh bien ! messieurs, dit-il d'un ton dégagé, vous ne prenez pas vos dispositions ?

Avant de les prendre, dit le marquis de Ronque- rolles, nous avons besoin de vous engager à vouloir bien encore réfléchir ; en nôtre âme et conscience et, autant que nous pouvons imaginer les raisons de la cruelle ex- trémité à laquelle vous paraissez arrêtés, nous ne vo3'ons pas de sérieuses raisons pour vous laisser aller jusqu'au bout.

Il a été convenu, monsieur le marquis, répondit Sal- lenauve, qu'aucune conversation de cette espèce ne serait cntaméo.

Allons, dit le marquis, monsieur de Canalis et vous, colonel, voulez-vous bien mesurer la distance ?

Franchessini et Canalis déterminèrent un espace de trente pas qu'ils divisèrent ensuite en trois portions éga- les.

Une boîte de pistolets avait été des deux parts appor- tée : les armes examinées et reconnues de fabrication su- périeure, elles furent chargées par MM. de Canalis et

LA FAMILLE BEAUVISAGE 257

Franchessini, et ensuite, chacun des combattants reçut deux pistolets, l'un pris dans la boîte qu'il avait apportée, l'autre dans la boîte de son ad\ersaire.

Ainsi armés, Sallenauve et M. de Trailles furent placés aux deux extrémités de l'espace précédemment déter- miné ; ils avaient devant eux un tiers de cet espace à par- courir, de telle sorte que si tous deux s'étaient avancés sans faire usage de leurs armes, jusqu'à cette limite, ils auraient pu échanger leur feu à la distance de dix pas.

Il était convenu que, le signal une fois donné, chacun des combattants pourrait marcher ou rester en place et choisir son moment pour tirer, mais en se servant de la main dans laquelle, primitivement, chacune des deux armes aurait été placée.

Canalis avait insisté pour l'adoption de cette forme un peu insolite du combat au pistolet, disant que ce mode lui paraissait plus animé ; qu'on évitait ainsi le désagréa- ble entr'acte de la reprise, quand les adversaires \oulaient échanger un second coup ; que, tirés de la main gauche, deux coups sur quatre avaient moins la chance de porter ; et qu'enfin c'était réellement se battre et ne pas servir alternativement de cible au feu de son ennemi.

Remarquant la tranquillité vraie de Sallenauve et le calme étudié de Maxime, dont ces dispositions ne favori- saient pas la supériorité bien connue, Bricheteau avait fini par prendre un peu courage, et nous avons le plaisir de constater qu'il fît assez bonne contenance.

Aussitôt le signal donné, Maxime s'avança rapidement de cinq pas et tira de la main orauche pendant que Salle- nauve faisait trois pas d'un mouvement plus calme.

Le coup fut perdu, et Sallenam-e s'arrêta sans riposter.

^laxime, évidemment, n'avait plus son sang-froid ; il marcha jusqu'au bord de sa limite ; Sallenauve fit deux pas de plus, ce qui le mettait à quinze pas de son ad- versaire, et pendant que M. de Trailles l'ajustait sans une affectation trop marquée, il fit mine de tirer de la main droite, mais sans laisser partir son coup.

Celui de M. de Trailles retentit, et en voyant que son adresse habituelle ne l'avait pas servi, il devint blême et jeta avec colère ses deux pistolets à ses pieds.

Sallenauve vint alors jusqu'à la ligne qui marquait son

258 LA FAMILLE BEAUVISAGE

terrain, et après avoir un instant braqué ses armes sur son adversaire, il les releva et tira ses deux coups en l'air, sans tuer toutefois l'un de ses témoins, ainsi qu'on le raconte d'un combattant encore plus maladroit que gé- néreux.

Mais je n'accepte pas ce dénoûment, s'écria Maxime, je ne veux point de grâce.

Vous plaît-il que nous recommencions ? demanda tranquillement Sallenauve, nous aurons tous deux perdu nos deux coups.

Allons, Maxime, dirent avec autorité ses témoins, vous ne pouvez forcer monsieur à user de son avantage. Tout s'est passé comme il convenait, et nous déclarons le combat terminé.

J'ajouterai un mot, dit Sallenauve ; j'ai désiré avoir cette rencontre pour me dispenser d'en avoir une autre qu'il m'était à la fois impossible d'éviter et d'accepter ; mais, en somme, j'aurais regretté que mal fût arrivé à M. de Trailles ; car, malgré d'anciens griefs contre lui, je n'aurais probablement pas pensé à venir lui demander raison, sans la circonstance que la loyauté m'ordonne de déclarer.

Cette explication consolante pour l'amour-propre de M. de Trailles et le sentiment du terrible danger auquel il venait d'échapper, finirent par lui donner un bon mouve- ment :

Monsieur, dit-il en s"avançant vers Sallenauve et en lui tendant la main, j'ai eu avec vous des torts, je me plais à le reconnaître ; votre vengeance est aussi com- plète que généreuse. Désormais, vous pouvez compter que tout est bien oublié.

On se sépara donc de bon accord, et, dans la joie de ce résultat si heureux, Bricheteau eut un mot très gai :

Vous êtes plus méchant, dit-il à son ami, que vous n'en avez Pair; vous pouviez faire le bonheur de la fa- mille Beauvisage, et vous venez de commencer sa ruine.

De mauvais bruits commençaient en effet à courir sur la situation de fortune des anciens richards d'Arcis, et Maxime passait pour n'être pas étranger au désastre qui semblait se préparer.

Après avoir déposé M. de Canalis à sa porte :

LA FAMILLE BEALVISAGE 259

Chez madame de l'Estorade, dit Sallenauve à son valet de pied.

Madame de l'Estorade, qui vivait assez retirée, n'avait pas vu d'officieux venus pour l'aviser de ce duel, qui dès la veille pourtant était le bruit de tout Paris.

Elle n'eut donc pas Télan de tendresse que l'on montre à un ami quand on le sait échappé à un grand péril. Elle parut au contraire triste et contrainte.

Il y a bien longtemps qu'on ne vous a vu, monsieur, dit-elle, auriez-vous été indisposé ?

Non, répondit Sallenauve, j'ai été retenu par des' affaires graves, lesquelles ont abouti pour moi-même à une résolution pénible : je viens, madame, vous rendre votre parole.

Les femmes sont toujours femmes :

J'allais, monsieur, vous redemander la mienne, ré- pondit la comtesse avec une vivacité qui témoignait du déplaisir qu'elle éprouvait à avoir été prévenue.

M. Armand est-il ? demanda Sallenauve.

Je le crois dans sa chambre avec un de ses amis.

Me montrerais-je indiscret en vous priant de le faire venir ?

Le ton un peu solennel dont fut faite cette question don- nant à penser à madame de l'Estorade :

Armand, dit-elle, serait-il pour quelque chose dans la résolution que vous m'annoncez ?

Sans doute, répondit Bricheteau ; vous ne savez donc pas la belle équipée qu'il est venu faire à Ville-d'Avray ?

Mais, sans aucun doute, je l'ignore, repartit la com- tesse. S'il a commis quelque faute grave, il est bien natu- rel qu'il ne soit pas venu me la confier. Dans tous les cas, ce n'est dans aucune de ses dém.arches que j'ai pris le courage de la détermination qui cadre si bien avec celle de monsieur.

Mais la cause de ce changement, demanda Salle- nauve, ne peut-on la savoir de votre côté ?

Le courage de Xaïs, répondit madame de l'Estorade, n'était qu'en surface. N'ayant pas trouvé tout d'abord à s'engager ainsi qu'elle l'avait pensé, elle a encore été in- fluencée par une inconvenante confidence de mon père. L'autre jour, avec cette légèreté et cette crudité de paroles

260 LA FAMILLE BEAUVISAGE

qu'on reproche avec trop de raison aux gens de notre pays, M. de Maucombe eut l'imprudence de me raconter en présence de ma fille, que, chez les Dames Anglaises du faubourg Saint-Honoré, j'avais de son fait une sœur consanguine. Naïs est partie de la révélation de ce secret pour donner à sa première résolution une forme un peu plus supportable. Sans se douter qu\^lle allait se jeter au bras d'une autre rivale, à mon insu, elle a prié son grand- père de la mener voir sa lante au couvent. Une fois là, elle a demandé à y faire une retraite de quelques jours, mais il est bien facile de deviner son idée.

Mademoiselle de Lanty, dit Sallenauve, se laissant aller à une remarque un peu égoïste, a être bien sur- prise.

Moins qu'on ne pourrait le croire, répondit madame de l'Estorade. Aussitôt après la mort de M. de Lanty, M. de Maucombe était allé, avec madame de Lanty, voir sa fille la religieuse ; là, suivant son habitude, il avait beaucoup causé, en sorte qu'avant même la visite de Nais, la communauté tout entière était au courant de bien des choses.

Mais pourquoi, demanda Bricheteau, ne pas user de votre autorité maternelle pour exiger que votre fille vous soit rendue ?

J'ai vu la supérieure, répondit la comtesse ; elle n'a pas la moindre pensée de captation, et je suis tombée d'accord avec elle que, continué pendant quelques se- maines, le séjour de Xaïs dans cette tranquille maison pourrait contribuer à ramener le calme dans sa pauvre tête.

Mademoiselle de Lanty, demanda timidement Sal- lenauve, vous ne l'avez pas vue ?

Non, monsieur, repartit madame de l'Estorade, je ne Lai pas vue, mais elle m'a écrit, et j'aurai l'honneur de vous communiquer sa lettre : il y est fort question de vous.

Sur ce, parut AL Armand, que sa mère avait fait appe- ler au moment Sallenauve s'était montré curieux de sa présence.

En voyant les deux amis, le jeune chef de [amille ne parut rien moins qu'à son aise.

LA FAMILLE BEAUVISAGE 2G1

Monsieur Armand, lui dit Sallenauve, vous êtes venu me signifier l'autre jour à Ville-d'Avray que mon mariage avec madame votre mère n'avait pas votre approbation...

Comment î interrompit madame de TEstorade, il a osé !

La jeunesse ose tout aujourd'hui ! reprit Sallenauve ; c'est pour cela qu'il lui faut de vertes leçons et que je prends résolument ici tous mes avantages. Ce mariage qui vous déplaisait, continua-t-il en s"adressant à Armand, je le tiens maintenant pour impossible, mais cela par des considérations toutes différentes de celles que vous a"viez bien voulu prendre la peine de faire valoir auprès de moi.

Mais quelle était la nature de ces considérations ? demanda vivement la comtesse.

Oh ! dit Bricheteau, que M. de Sallenauve ne rem- placerait pas dignement M. le comte de l'Estorade ; que le susdit Sallenauve avait une fort mauvaise renommée ; qu'il faisait manquer le mariage de mademoiselle Xaïs avec M. de Restaud, et qu'enfin on lui passerait son épée au travers du corps, s'il se permettait d'insister.

Vous, Armand, de pareils procédés avec monsieur ! s'écria la comtesse ; après ce qu'à une autre époque il avait fait pour vous !

Ma mère, répondit Armand, je suis encore plus coupable que vous ne pouvez le penser. Pour éviter une lutte avec moi, et en même temps pour n'avoir pas l'air de la craindre, monsieur s'est cru dans la nécessité de réveiller ses anciens démêlés avec M. de Trailles, et il y a une heure, il exposait sa vie contre lui.

Mais, malheureux enfant, dit madame de l'Estorade en joignant les mains avec épouvante, si ce qui était pos- sible était arrivé !

Le ciel n'a pas permis, répondit Armand, que ma punition fût poussée à ce point. Au lieu du malheur que j'avais préparé, il a donné à l'ami, au sauveur de toute notre famille, l'occasion de faire éclater cette grandeur d'âme que moi seul ici j'avais méconnue. Jamais homme, me disait tout à l'heure mon ami la Bâstie, qui avait en- tendu raconter les circonstances du duel par M. de Ron- querolles, ne mena une rencontre d'une façon plus géné-

15.

262 LA FAMILLE BEAU VIS AGE

reuse et plus noble. Aussi, moi, est-ce dans cette noblesse et dans cette générosité que j'espère, pour obtenir mon pardon.

Ne parlons pas de pardon, dit Sallenauve, en serrant la main du pauvre garçon ému jusqu'aux larmes ; parlons de mon amitié qui vous fut toujours offerte et que je suis heureux de vous voir enfin accepter.

Et la mienne par-dessus le marché ! dit gaîment Bricheteau.

Pendant qu'une chaude poignée de mains s'échangeait entre Armand et l'organiste, René entra à sa manière, comme un boulet de canon, et se jetant au cou de Salle- nauve :

Mon brave ami, lui dit-il, au sortir de la classe, l'histoire de votre duel a été connue ; je vous apporte l'ap- probation en masse du collège Henri IV et celle de toutes les écoles préparatoires pour la marine.

Bon René ! dit madame de l'Estorade en embrassant son second fils et en portant son mouchoir à ses yeux. Ensuite elle se leva, passa dans une pièce voisine, et ne tarda pas à en revenir, apportant la lettre dont elle avait parlé à Sallenauve et qu'elle lui remit.

« Ma chère sœur, écrivait mademoiselle de Lanty, j'ai ce bonheur que, dans les habitudes de la sainte vie à la- quelle je me suis vouée, ce doux nom puisse vous être donné sans éveiller un regrettable souvenir. Il m'en eût coûté de vous appeler madame, car, sans vous connaître, je vous aime ; et comment en serait-il autrement ? On vous dit pleine de vertus et de grâces, et il paraît que, par la forme extérieure, notre ressemblance a quelque chose de frappant.

» Quand vous êtes venue à notre maison et qu'à notre mère supérieure, vous offrant de me faire appeler, vous avez répondu gue cette entrevue ne vous paraîtrait pas convenable, j'ai peur, ma chère sœur, que vous n'ayez cédé à un sentiment que je suis bien étonnée d'exciter encore. Sœur Eudoxie n'est pas plus faite pour aller sur les brisées de personne ; elle a dit adieu à tous les sou- venirs et à toutes les pensées du monde, et quoique au- jourd'hui elle pût paraître pure et sans tache devant l'homme à l'estime duquel elle convient avoir autrefois

LA FAMILLE BEAUVISAGE 265

tenu, elle n'est pas même dans l'intention de le revoir ; comment donc pourrait-elle avoir la pensée de le disputer à quelqu'un ?

» Mais vous-même, chère sœur, après ce que vous savez maintenant des dispositions désespérées de notre Nais, pensez-vous donner suite à une combinaison plus ingé- nieuse que solide, lorsqu'elle se trouve en présence d'une pareille force de passion ?

» Si l'on pouvait encore s'épouser d'un trait de plume, comme je me rappelle que cela se fait dans les comédies que j'ai vues autrefois, iVaïs aurait pris le mari qui s'of- frait à elle, et peut-être le sentiment d'un engagement ir- révocable l'aurait fortifiée et soutenue. Mais du moment qu'un certain délai était nécessaire, vous auriez vu, la première ivresse de son sacrifice dissipée, un sombre désespoir succéder à sa résolution courageuse, et le cœur lui eût manqué pour mener jusqu'au bout sa gé- néreuse et surhumaine abnégation.

» Maintenant, je ne mets pas en doute votre courage à vous-même ; nous sommes du même sang, et dans ce sang on se dévoue. J'ai me dévouer pour ma mère ; vous vous dévouerez pour votre fille, et, plus heureuse que moi, vous n'emporterez de votre dévoûment ni une flé- trissure, ni la nécessité de vous ensevelir vivante.

» Quand votre cœur saignera, vous penserez à ce que j'ai souffrir a\ant d'arriver à ce calme que le témoi- gnage de ma conscience n'aurait pas suffi à me donner sans le concours des sublimes consolations de la religion.

» Mais M. de S... n'a pas d'entraînement pour Nais ; mais votre dévoûment sera en pure perte ; mais il y a dans ce mariage mille défauts de convenance. D'accord ; commencez pourtant par faire votre devoir de mère ; au reste, la Providence pourvoira.

» M. de S... est un esprit trop élevé pour ne pas être touché a la longue de cette tendresse si ardemment dé- vouée, qui a son excuse dans le plus noble des sentiments, celui de la reconnaissance. Le plus grand défaut de con- venance, il n'est pas tant dans l'âge : il est plutôt dans certains plis que votre excessive indulgence a laissé pren- dre à l'esprit et à l'imagination de notre chère enfant. Laissez-nous-la quelque temps, puisqu'elle veut bien rester

264 LA FAMILLE BEALVISAGB-

avec nous ; nous n'en ferons pas une béguine, ce n'est pas le ton de notre maison, mais nous mettrons un peu plus d"ordre dans ses idées ; notre mère supérieure est admirable pour ces sortes de redressements, et moi-même j'ai éprouvé ce que ses conseils et ses enseignements peu- vent faire pour la santé d'une âme malade.

)) Déjà elle a obtenu un heureux résultat : celui de per- suader à ma mère et à M. de Maucombe de régulariser leur situation. Aussitôt que le délai nécessaire sera écoulé, nous serons vraiment et dignement sœurs, et nous pour- rons nous aimer sans peur et sans reproche, si je parviens à vous inspirer les sentiments que j'éprouve pour vous.

» Xaïs dit que vous êtes excessivement pieuse ; consul- tez votre confesseur, il vous dira que, devant notre sainte mère l'Eglise, les seconds mariages ne jouissent pas d'une grande faveur. Lorsque, de la première union, il y a des enfants en â^e de raison, il est rare que les secondes noces n'amènent pas de grands troubles dans les familles ; et les premières elles-même, témoins celles dont je suis née, sont-elles souvent heureuses ?

» Mais voilà que la religieuse se montre ici plus que de raison, et, au lieu de causer avec vous, ma chère sour, je prêche ; les sermons les meilleurs n'étant certainement pas les plus longs, je m'arrête ici en vous embrassant de cœur.

» Marlwa de L. » En religion sa^ur Eudoxie. »

Pendant que Sallenauve lisait cette lettre, qui venait bien nettement trancher la fm de deux de ses rêves de cœur, madame de l'Estorade avait parlé à Armand.

La lecture achevée, celui-ci s'approcha de M. de Salle- nauve :

Monsieur, lui dit-il, pour vous prouver à quel point la raison m'est revenue, avec l'autorisation de ma mère, je m'empresse de vous exprimer tout le bonheur que j'aurais à être votre beau-frère.

Ah ! tu y viens donc aussi, dit René en serrant la main à Armand.

Madame votre mère, répondit Sallenauve, sait que, dans tous les cas, quelque délai est nécessaire avant que

LA FAMILLE BEAU^ISAGE 'J'jO

celle queslion puisse être résolue, et nous sommes payés pour savoir qu'entre un mariage fait et un mariage à faire il y a souvent des abîmes. Quant à présent, je pars avec Bricheteau pour l'Italie, je suis appelé par d'im- périeux devoirs. Veuillez donc, madame, ajouta-t-il en saluant cérémonieusement madame de l'Estorade, rece- voir nos adieux.

IV

LE GRENAT

En choisissant Milan pour lieu du rendez-vous donné à son père, Sallenauve, avait assez marqué le dessein d'aller demander à l'Italie cette hospitalité, qu'avant lui, tant de grandeurs déchues ont eu l'instinct d'aller y cher- cher. Sans parler de ses grands aspects et de ses grands souvenirs, qui promettent à l'àme tant de distractions puissantes, ce pays, au milieu de cette foule d'étrangers par lesquels il est sans cesse sillonné, offre aux âmes curieuses de l'oubli et du silence, de merveilleux trésors d'incognito et de vie facile et libre qui l'ont fait compa- rer à un grand hôtel garni européen.

La résolution prise tout à coup pour le besoin de la cause, quand il s'agissait d'écarter un fâcheux, placé sur le chemin de son duel, Sallenauve, par la réflexion, ne fit que s'y confirmer.

Son intention était d'ailleurs de retourner à sa chère sculpture, que plus d'une fois il s'était reproché d'avoir désertée. A la suite de tant de déceptions et d'orages, le cri échappé à Bricheteau le jour du début de la Luigia n'avait pu manquer de lui re^•enir en mémoire.

Oui, s'était-il dit, Vart seul est grand ! et son man- teau pourpre et or est assez ample pour dérober dans ses plis toutes les misères de ma naissance quand même elles viendraient à être révélées. L'artiste commence à lui. Personne ne pense à lui demander compte de son

266 LA FAMILLE BEAUVISAGE

origine, et au contraire les immondices patrimoniales je- tées sur les premiers échelons par lesquels il doit monter à sa gloire, ne font paraître celle-ci que plus éclatante en la montrant plus chèrement achetée.

Quand Sallenauve parla de son projet à Bricheteau, le musicien n'y vit qu'une seule difficulté, à savoir son orgue de Saint-Louis-en-l'Ile qu'il lui faudrait quitter.

A cela Sallenauve de répondre, qu'en Italie, il y a tant d'églises, les orgues ne sauraient manquer.

Oui, répliqua Bricheteau, mais ce ne sera pas ce vieil ami, avec lequel j'ai vieilli moi-même, que j'ai fait restaurer à mes frais, et dont je sais tous les forts et tous les faibles ; et puis, ajouta-t-il, qui saura me souf- fler comme mon pauvre Gorenflot ?

Gorenflot, dit Sallenauve, nous avons beaucoup trop oublié jusqu'ici, qu'il avait été mon banquier, et que c'é- tait par ses mains que m'arri\ait la cotisation annuelle de ces bonnes et charitables créatures qui, avec vous, ont fait les frais de mes études. Nous lui assurerons une pen- sion pour ses vieux jours, et dans les arrangements que nous allons avoir à prendre pour notre fortune, il faudra aussi s'inquiéter du sort de mes bienfaitrices, et arranger définitivement leur existence de façon qu'elle soit assurée quand nous ne serons plus là.

Somme toute, Bricheteau était trop artiste pour n'éprou- ver pas une certaine joie secrète à la pensée de visiter l'Italie. Ses objections pro forma, réduites à néant, en sa qualité d'intendant, il se chargea de toutes les dispo- sitions préliminaires. Vendre le chalet, il n'y avait pas à y penser ; le vieux Philippe serait laissé pour en être le gardien, et on l'autorisa à le mettre en location, bien moins pour retirer l'intérêt du capital engagé que pour parer aux dégradations que subit toujours une maison quand pendant longtemps elle a cessé d'être habitée. Tou- tefois il fut expressément recommandé au majordome de choisir son monde et de ne point s'engager avec des loca- taires qui ne fussent de tout point convenables. Quant au château d'Arcis, il resta décidé qu'on s'en déferait ; de mauvais souvenirs se rattachaient pour Sallenauve à cette propriété, et comme, en se détournant fort peu, Arcis se trouve sur la route de l'Italie par la Bourgogne, on dé-

LA FAMILLE BEAUVISAGE 267

cida d'aller soi-même opérer cette vente. N'était-ce pas d'ailleurs une occasion de voir encore une fois la mère Marie-des-Anges et Laurent Goussard, qui ne pouvaient plus compter sur de bien longs jours î En même temps, on ferait un pieux pèlerinage au modeste tombeau de Catherine Goussard, en attendant qu'il fût transformé en un mausolée magnifique : c'était la première œuvre dont Sallenauve comptait s'occuper aussitôt qu'il aurait fixé le lieu de sa résidence.

Si l'ancien concurrent de Philéas a\ait eu quelque cu- riosité de savoir comment se gouvernaient les destinées de la famille Beauvisage, à Arcis bien mieux que dans le monde parisien, il était en mesure d'être renseigné.

En province, l'on n'a rien à faire, les haines ne vieillissent pas, on les entretient et on les couve, ne fût-ce que comme moyen de distraction. Les Beauvisage, par le mépris qu'ils avaient semblé faire de leur ville natale aussi bien que par leur ambition sans mesure, avaient soulevé contre eux des jalousies terribles, en sorte qu'ils n'avaient pas cessé d'être sous l'œil vigilant et inquisiteur de leurs charitables compatriotes.

Pour tout habitant d'Arcis se rendant à Paris, il y avait comme une mission tacite de pénétrer à l'hôtel Beau- séant, et de rapporter immédiatement à la masse générale des informations, chacun des détails qu'il avait pu sur- prendre ou se procurer.

On savait donc de source certaine que, par les conseils de Grevel mort trop tard (voir les Parents pauvres) pour le bonheur de son élève, Beauvisage avait joué à la Bourse depuis quelque temps il avait fait des pertes énormes. On savait encore que, décidément lancé dans le monde des lorettes, il ne s'était pas borné à mademoiselle Antonia, et que, dans son humeur devenue inconstante et volage, s'était trouvée pour lui une nouvelle cause de ruine. Courant de belle en belle, c'était une locution à lui, souvenir de l'opéra de Joconde, le Lovelace champenois, rien qu'en frais de premier établissement, grevait lourde- ment son budjet, et comme il avait la prétention bête de payer et de ne pas être trompé, à chacune de ses mésa- ventures de cœur, c'était au moins un mobilier qu'il lui en coûtait.

268 LA FAMILLE BEAUVISAGE

Son désordre avait fini par être connu de Séverine et l'on se figure les rug^issements de cette panthère irritée ; mais, d'un autre côté, la liaison Chargebœuf, était de 1,'ien ancienne date, et, à la longue, quelque chose de ce secret n'avait pu manquer de transpirer. Un beau jour, sous une insolente mercuriale de sa femme, Beauvisage s'était redressé, cette arme à la main, et il avait si bien terrifié son aigre moitié, qu'elle s'était trouvée trop heureuse, pour se tirer de ce mauvais pas, de signer avec Philéas, en insurrection déclarée, un traité de tolérance et d'éman- cipation mutuelles.

Quant à Maxime de Trailles, le lendemain de son ma- riage, on l'avait entendu dire à la Palferine (voir Béairix) et à un mari qui se dérangeait : Je serai lidèle à ma femme. Toutefois, s'autorisant des découvertes peu flat- teuses pour son amour-propre que lui avait procurées l'affaire Werchauffen, au bout d'un an ou deux, il était retourné au trantran de sa vie passée. Seulement pour mettre à cette rechute un peu de discrétion, il avait repris de Crevel (voir les Parents pauvres) un petit temple de l'amour et du mystère que l'ancien propriétaire de la Reine des Roses avait fait disposer pour lui, rue du Dauphin. Lors de son désastreux mariage avec madame Marneffe, l'ex-parfumeur qui dételait avait été trop heu- reux de trouver un acquéreur et un successeur aussi dis- tingué que le comte Maxime de Trailles.

A une autre époque de sa vie, Maxime aurait laissé aux desservantes de ce temple le soin de faire les frais du culte, et, comme les anciens prêtres païens, il se fût en- graissé du sang des victimes. Mais, malgré les prodiges de la chimie, d'année en année, il arrivait à devenir moins jeune, et par la force de l'âge, de son ancien rôle de percepteur, il avait été conduit au rôle beaucoup moins triomphant de contribuable.

Aussi, malgré le lar^e prélèvement que sa femme lui permettait de faire sur le bien dont, par leur contrat de mariage, elle s'était réservé l'administration et la jouis- sance, le vieux lion était toujours aux expédients. Déjà, dans l'excitation de ses besoins sans cesse renaissants, il avait trouvé le courage de deux ou trois scènes de vio- lence qui, ayant pour but de préparer pécuniairement son

LA FAMILLE BEAUVISAGE 2o9

entière émancipation maritale, devaient inévitablement, dans un temps donné, amener le scandale d'une sépara- tion de corps, pour couronnement à la mesure conserva- toire de la séparation de biens.

Les prédictions de la mère Marie-des-Anges, quand Sal- lenauve et Bricheteau arrivèrent à Arcis, étaient donc grandement en chemin de se réaliser ; mais une de ces brusques péripéties si communes dans la marche des gou- vernements parlementaires, amena au même moment, dans la famille Beauvisage, une crise nouvelle et imprévue qui ne pouvait manquer d'y précipiter les catastrophes.

Sous un coup inattendu de majorité, le ministère Rasti- gnac fut placé dans l'alternative de dissoudre la Chambre ou de résigner le pouvoir. Il va sans dire qu'il préféra en appeler aux électeurs, et grâce aux immenses travaux de captation dès longtemps pratiqués sur le corps élecîo- rai, cette épreuve lui amena cette funeste assemblée de satlslaits, qui pesa d'un si grand poids et d'une influence si désastreuses dans les destinées de la monarchie de Juillet.

Toutefois, le collège électoral d'Arcis fut du petit nom- bre de ceux qui résistèrent à la pression ministérielle. M. de Trailles, serviable et empressé pour les électeurs tant qu'il n'avait pas supplanté son beau-père, avait repris avec eux, aussitôt après sa nomination, ses airs insolents et rogues.

On lui reprochait de n'avoir pas une seule fois visité l'arrondissement pendant toute la durée de la législature qui finissait ; de plus, ses procédés avec sa femme aussi bien que sa vie dissipée et son ministérialisme à outrance, avaient amassé contre lui beaucoup de haines. Il trouva donc plus utile, au succès de sa candidature, de ne pas paraître dans le pays au moment de l'élection, et il s'en remit au chaleureux appui du ministère comptable avec lui d'immenses services rendus, pour faire sortir son nom de l'urne.

Le jour fut connue la dissolution de la Chambre, Sallenauve était encore à Arcis, et la veille il avait vendu au notaire Achille Pigoult le château dont il n'avait pas voulu garder la propriété.

Néanmoins, aussitôt que les électeurs apprirent que leurs suffrages allaient être sollicités, d'un mouvement

270 LA FAMILLE BEAUVISAGE

spontané, ils eurent la pensée de donner Sallenauve pour remplaçant à Maxime de Trailles, et une députation de notables, chargée de lui ouvrir la candidature, vint le trouver au moulin de Laurent Goussard, à la grande joie de son oncle, il était allé s'installer aussitôt après la vente du château consommée.

Sallenauve avait dans l'allure habituelle de sa parole trop de dignité pour accueillir, par l'invocation du fameux proverbe : chat échaudé, la démarche faite auprès de lui. Mais ce fut le sens de sa réponse : il allégua des intérêts sérieux et pressants qui l'appelaient à l'étranger sans ap- parence prochaine de retour ; parla du tombeau de sa mère, destiné à devenir une des curiosités d'Arcis, et dont il voulait s'occuper sans retard ; bref, il se refusa à l'empressement des électeurs, mais leur donna une idée.

Par sa courte expérience de la vie représentati\e, il s'était assuré que pour la bonne direction des affaires pu- bliques, les hommes de conscience sont peut-être plus utiles que les hommes d'un talent retentissant et sonore : il rappela donc aux électeurs qui étaient venus mettre à ses pieds la couronne parlementaire, qu'ils avaient dans Simon Giguet un candidat tout trouvé. Evidemment, sa longue patience le rendait digne d'intérêt, et par la fixité, en même temps que par l'indépendance de ses opinions, il semblait offrir à ses mandataires les plus désirables garanties.

A la suite de cette désignation qui, malgré les regrets créés par son refus, fît aussitôt forlune auprès des élec- teurs, Sallenauve, allant faire sa visite d'adieu à la mère Marie-des-Anges, l'engagea à vouloir bien user de son influence au profit de la candidature dont il s'était fait le patron. La vieille Ursuline eut alors souvenir des eng^a- gomenls conditionnels qu'elle avait pris avec Ernestine Molot, lorsqu'il s'était agi pour elle de devenir madame Simon Giguet, et, pour parler comme Bossuet dans sa péroraison de l'oraison funèbre du prince de Condé : Je veux bien, dit-elle, mettre au service de notre petit avocat cfui, en réalité, est un garçon très honnête, les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint. »

Ainsi, en partant, Sallenauve et Bricheteau emportèrent à pou près la certitude que le siège d'Arcis serait, sinon

LA FAMILLE BEAU VISAGE 271

splendidement, au moins dignement occupé ; et en pen- sant à la terrible déchéance dont Texclusion donnée à Maxime de Trailles allait frapper le salon politique de madame Beauvisage, ils se crurent suffisamment vengés de toutes ses noirceurs et de toutes ses intrigues.

Le jour même de leur arrivée à Genève, Bricheteau tomba malade ; pris d'une indisposition d'abord légère, qui bientôt eut tous les caractères de la fièvre typhoïde, près de trois semaines il fut entre la vie et la mort.

Sallenauve, pendant tout ce temps, ne quitta pas son chevet, et il le soigna comme l'enfant le plus chéri ne l'eût pas été par la plus tendre mère.

A la fin, le malade fut sauvé, mais une convalescence qui, au bout de deux mois laissait encore craindre des rechutes, resta un obstacle à la continuation du \oyage, et ce fut seulement vers le commencement d'octobre 1845 que les voyageurs arrivèrent à Milan.

Dans cet intervalle, une correspondance, d'abord assez active, s'était poursuivie entre Sallenauve et son père ; mais tout à coup plus de lettres de Vautrin.

Dans la dernière qu'il avait écrite, il annonçait bien que, lassé d'attendre, il allait pousser plus loin en Italie; mais n'était-il pas étrange que n'ayant point indiqué le lieu il comptait faire quelque séjour, on n'eût pas eu de lui ultérieurement la moindre nouvelle et ne devait-on pas craindre qu'un malheur ne fût arrivé ?

A Milan, Sallenauve trouva une lettre qui l'attendait depuis plusieurs semaines. Par cette lettre, son père l'en- gageait à se rendre dans une ville et dans une principauté d'Italie dont de hautes convenances nous décident à ne pas faire connaître le nom. il devait trouver un palais (palazzo) disposé pour le recevoir, sans oublier un ate- lier pour les travaux de son art. Quant à Bricheteau, d'avance il était nommé orofaniste de la cour. « On les attendait tous deux avec impatience et on aimait à croire que tout l'établissement qui leur avait été ménagé aurait le bonheur d'être agréé par eux. »

Les commentaires des deux amis sur cette lettre furent infinis. Que Vautrin eût loué d'avance une maison, qu'il l'eût appropriée au goût et aux occupations de Salle- nauve, il n'y avait rien qui ne se comprît ; mais que,

272 LA FAMILLE BEAUVISAGE

par cette place d'organiste princier, qu'il avait ménagée à Bricheteau, il eût l'air de disposer des faveurs souve- raines, voilà assurément qui devait paraître fort singulier.

Pourvu, finit par dire Sallenauve, que monsieur mon père n'ait pas eu l'idée de quelque métamorphose dans le genre de celle du comte Halpherlius !

Oh ! pour cela, répondit Bricheteau, je suis caution qu"il n'en est rien ; le pauvre homme a trop peur de vous déplaire. Mais c'est un personnage si plein de ressources !

Enfin, le moyen de savoir, c'était d'y aller voir. Salle- nauve et Bricheteau se mirent donc en route pour la rési- dence qui leur était désignée. Comme leur voiture passait sous un bel arc de triomphe antique qui marque l'entrée de la ville ils se rendaient, à l'une des portières un douanier, à l'autre un carabinier se présentèrent pour faire leur office.

Le passeport de Leurs Excellences ! dit le soldat qui, voyant une voiture de poste attelée de quatre che- vaux, n'avait pas peur de compromettre une qualification prodiguée d'ailleurs à tout propos, en Italie, pourvu que le voyageur ne voyage pas le sac sur le dos.

Sallenauve n'avait pas eu le temps de répondre que la formalité du passeport ne lui avait pas semblé nécessaire, qu'un domestique en riche li\Tée s'était précipité au-devant de la voiture, et avait demandé si ce n'était pas à monsi- gnor Sallenauve qu'il avait l'honneur de parler.

Sur un oui assez étonné de Sallenauve, cet homme dit un mot à l'oreille du soldat, et courut de l'autre côté de la voiture en faire autant du douanier. Aussitôt les deux fonctionnaires s'écartèrent en saluant respectueusement et crièrent au postillon qu'il pouvait marcher. Quelques mots prononcés en italien par le domestique, qui ensuite partit courant à toutes jambes, mirent le postillon au fait du chemin qu'il devait suivre. Quand le centaure eut été avisé de l'importance des voyageurs qu'il avait l'honneur de conduire, des salves de coups de fouet à faire mettre aux fenêtres toute la ville, se succédèrent sans interrup- tion, et, lancée au galop, quelques minutes plus tard la voiture s'arrêtait à la porte d'une habitation magnifique.

Un [atiore ou intendant, en habit noir, s'avança pour recevoir les voyageurs à la descente de leur ber-

LA FAMILLE BEAUVISAGE 273

line, et, en assez bon français, en câlinant sa voix :

Leurs Excellences, dit-il, étaient bien impatiemment attendues.

Conduits à travers des appartements splendides à deux chambres à coucher presque contiguês, Sallenauve et l'or- ganiste y trouvèrent chacun un valet de chambre français qui s'empressa de les aider dans les soins de toilette tou- jours si nécessaires et si désirés au terme d'un voyage.

Leurs ablutions faites, les deux amis se réunirent dans un salon qui, par une fenêtre ouverte, laissait entrevoir un véritable jardin d'Armide.

Décidément, dit Sallenauve, c'est un conte des Mille et une Nuits.

Et voyez donc, dit Bricheteau, en Fentraînant sur le balcon de la fenêtre omerte, au mois d'octobre, une pa- reille splendeur de végétation î

Pendant que nos voyageurs étaient occupés à contem- pler une sorte d'océan de verdure qui s'étendait sous leurs yeux à perte de vue, un domestique s'approcha de la porte-fenêtre qui donnait accès sur le balcon, et dit avec toute l'emphase italienne :

Excellences ! M. le chancelier de la police et de la santé publique !

Sallenauve et Bricheteau se retournèrent vivement et allèrent au-devant du personnage qui leur était annoncé.

Bone Deus ! Portant un uniforme chamarré d'or et de soie, un chapeau à plumes blanches sous le bras et une espèce de plaque brodée sur le côté droit de son habit, Vautrin se tenait devant eux.

Ah ça ! dit Bricheteau avec sa rude franchise, quel carnaval est ceci ?

Ceci, répondit le haut fonctionnaire, en prenant un siège et en faisant signe à ses interlocuteurs de l'imiter» est très sérieux et très légitime. Pendant que je vous at- tendais à Milan, le souverain de ce petit pays, roi d'Yvetot très aimable et très galant, malgré ses soixante hivers, se trouvait aussi dans la capitale de la Lombardie. Ayant l'idée d'un prochain mariage, il était venu présider lui- m.ême au montage de quelques pierreries, au nombre des- quelles figurait un grenat syrien dont la valeur est inap- préciable. Unique dans son espèce, pesant vingt-neuf

'^>-i LA FAMILLE BEAU VISAGE

carats, et d'une eau sans reproche, cette précieuse pierre est orrevée de substitution, comme cela se pratique en Italie, même pour les statues et les tableaux ; en d'autres termes, elle ne peut être valablement vendue, puisque celui à laquelle elle parvient par héritage, doit la con- server et la rendre par la même voie à son successeur.

Nous savons ce que c'est qu'une substitution, dit Bricheteau, qui avait été exécuteur testamentaire de lord Lewin, et qui se piquait de savoir les affaires.

Malheureusement, reprit Vautrin, si ce superbe gre- nat ne pouvait être vendu il pouvait être volé, et c'est ce qui arriva chez le joaillier qui avait été chargé de le monter à neuf. Vous comprenez l'émoi du bijoutier et du propriétaire. La police est aussitôt sur pied ; mais, après beaucoup de recherches, rien.

C'est tout simple, dit Bricheteau, le voleur, sans doute, était déjà bien loin.

Je suis, continua Vautrin, probablement plus facile à découvrir que les pierres précieuses, car la police lombardo-vénitienne, qui n'avait pas su retrouver le bijou, avait très bien flairé, sous mon nom de M. Jacques, le fameux Saint-Estève de Paris. Un matin, le chambellan du prince m'adresse un petit billet poli, en m'engageant à passer au palais est logé son auguste maître.

« Monsieur Saint-Estève, me dit brusquement le prince, )) sans marchander avec mon incognito, vous savez le vol » dont je suis victime. Messieurs de la police vous ont » désigné à moi comme étant le seul homme, après leurs » efforts restés inutiles, qui ait la chance de me faire » retrouver mon grenat. Voulez-vous tenter l'entreprise ? » Il n'est pas de récompenses auxquelles vous ne puissiez » prétendre, si vous réussissez. » La mission acceptée, j'étudie l'affaire, et, au bout de trois jours, je rapporte au prince l'objet de ses anxiétés.

Mais qui était le voleur ? demanda Bricheteau.

Le joaillier, dit tout bas Vautrin ; après quarante ans d'une probité à toute épreuve, il avait compté que per- sonne ne soupçonnerait la tentation à laquelle, comme un autre Cardillac, il avait succombé.

Alors il a été pendu ? demanda l'organiste.

Du tout, je lui ai fait grâce ; ce n'était pas un mal-

LA FAMILLE BEAUVISAGE 275

honnête homme ; c'était un malheureux qui a^ait eu un accès de folie. Ainsi, vous le voyez, il faut me garder le secret ; seulement, il a liquidé, s'est retiré du commerce, et, pour prix de ma clémence, a consenti à m'aider dans quelque chose de théâtral destiné à préparer la découverte du grenat ; de telle sorte, qu'à moitié fou de joie, le prince s'est pris pour moi d'une admiration sans pareille.

Cette admiration, dit Sallenauve, l'a décidé à ^■ous charger de la police dans ses Etats ?

C'est-à-dire, répondit Vautrin, qu'il m'offrit une se- conde mission. De temps immémorial, dans un coin in- connu de ses domaines, fonctionne un atelier de fausse monnaie qui est devenu la plaie de ses finances. Procédant à la manière des volcans, pendant un intervalle plus ou moins long, cette détestable industrie semble s'éteindre, puis tout à coup une éruption a lieu, et inondant le pays de ses produits, elle y jett^ partout la défiance et arrête toutes les transactions. Dernièrement, l'émission est deve- nue si audacieuse et si abondante, que, poussé à bout et ne pouvant comprendre Téternelle impunité des faux monnayeurs, le peuple a fini par faire remonter ses soup- çons jusqu'au gouvernement, qu'il accuse de connivence.

Aloi et mes ministres, ajouta le prince en termi- nant l'exposé de cette situation, en perdons la tête ; mon- sieur Saint-Estève, il faut mettre ordre à cela.

Prince, répondis-je, je l'entreprendrais ; mais je suis las de la police des malfaiteurs ; la poHce politique et diplomatique, voilà quelle aurait été mon ambition.

Qu'à cela ne tienne, me répondit le prince, la Jeune Italie et les sociétés secrètes, ne me laissent pas plus en repos que les autres souverains.

Mais, prince, me connaissez-vous ? savez-vous que mon passé ne fut pas toujours à l'abri du reproche ?

Je sais que vous êtes un homme merveilleux qui faites des miracles.

Prince, lui dis-je encore, j'attendais à Milan deux amis de France ; un sculpteur et un musicien : deux hom- mes de génie.

Je les attache à mon service.

Le musicien accepte, répondis-je, et il touchera l'or- gue de votre chapelle comme jamais organiste ne vous

276 LA FAMILLE BEAUVISAGE

l'a fait entendre. Quant au sculpteur, c'est un artiste qui aime son indépendance ; il a cent mille livres de rente.

Au moins il souffrira bien que je lui offre un de mes palais pour y établir son atelier.

Toutes mes objections levées, je me laissai proclamer chancelier de la police et de la santé publique, et plus tard décorer de la plaque que vous me voyez. Pour mes- sieurs les faux monnayeurs, ou je me trompe fort, ou j"ai mis la main sur leur nid, et à tout instant j'attends la nouvelle de leur arrestation. Reste maintenant la question du mariage du prince à laquelle je me trouve aussi mêlé, car il me met ici, comme on dit, à toute sauce, et la du- chesse d'Almada...

Monseigneur, dit un secrétaire en arrivant essoufflé, le commandant du détachement des carabiniers vous adresse la dépêche que voici.

Il faut vraiment être partout, dit Vautrin de mau- vaise humeur après avoir lu. Mes amis, ajouta-t-il en s'adressant à Sallenauve et Bricheteau, je m'invite à dé- jeuner demain matin ici, sans cérémonie.

Et avant d'avoir attendu leur réponse, il sortit avec l'importance hâtive d'un homme qui était devenu l'Atlas de la principauté.

V

LIQUmATION GENERALE

La duchesse d'Almada ! dit Sallenauve, aussitôt que Vautrin fut sorti, mais c'était le nom du vieux seigneur portugais pour lequel, à Rio de Janeiro, j'ai fait le buste de la Luigia. L'aurait-elle épousé et serait-elle ici ?

Tout est possible, répondit Bricheteau, et entre les choses possibles je n'en sache pas de plus possible qu'une rencontre en Italie : à tout moment il arrive aux Anglais de s'y retrouver après s'être quittés l'année d'avant au Cap de Bonne-Espérance ou à Calcutta.

LA FAMILLE BEAUVISAGE ^ / /

Quelques minutes plus tard, un chasseur, c'est-à-dire un de ces valets de pied qui portent un habit vert, des plumes de coq sur leur chapeau et des épaulettes de général, remettait respectueusement à Sallenauve un bil- let parfumé.

Il n'y avait pas moyen de s'y tromper : la Luigia seule pouvait écrire :

» Une ancienne amie de M. de Sallenauve, la duchesse » d'Almada, aurait plus que de la joie à le revoir ; elle » désire causer avec lui d'intérêts graves et lui fait de- » mander à quelle heure elle pourra espérer un moment » d'entretien. »

Dites que je vous suis, répondit Sallenauve au mes- sager ; et, en même temps, appelant un de ses gens r Quelqu'un pour me conduire chez la duchesse d'Almada. ^ Votre cocher, excellence, vous conduira, répondit le domestique ; la voiture est €ittelée, il ne s'agit que de la faire avancer au bas du perron.

Toujours les Mille et une Xuits I dit Sallenauve : puis, prenant son chapeau, Bricheteau, ajouta-t-il, vous ne m'accompagnez pas ?

Non, l'entretien me paraît devoir être très particu- lier, je crois que je serais de trop.

Sallenauve n'insista pas, et, en moins d'un quart d'heure, il était transporté dans le salon de la duchesse.

La Luigia, car c'était bien elle, le reçut avec des façons pleines d'élégance ; il ne restait plus rien chez elle de la Transteverine et de la comédienne. Elle était merveilleu- sement belle, plus belle même qu'elle n'avait jamais été, car. s'étant formé au contact du monde élevé dans lequel elle \ ivait depuis plusieurs années, elle était devenue, dans l'acceptation la plus élevée du mot, duchesse et grande dame. On eût dit qu'elle était née dans la sphère seu- lement elle était montée.

Comment se porte le duc d'Almada ? demanda Sal- lenauve, essayant de se tirer par cette question un peu perfide de l'embarras qu'il se reprochait d'éprouver.

Mon père, répondit la Luigia, je l'ai perdu il y a près d'une année ; vous voyez, j'en porte encore le deuil.

Votre père ?

Oui. peu après votre départ du Brésil, le duc apprit

16

278 LA fa:mille beauvisage

la mort de sa femme et me pressa de l'épouser. C'était impossible, j'aurais encouru Aotre mépris. Je raisonnai ce pauvre vieillard, qui de moi ne pouvait vouloir que la certitude de m'avoir auprès de lui jusqu'à sa mort.

Deux jours après mon sermon, nous faisions une pro- menade en mer sur une embarcation légère ; c'était le soir, la brise était fraîche, le duc voulut me remettre sur les épaules mon chàle qui avait glissé ; comme il se levait, un brusque mouvement de la barque lui fit perdre l'équi- libre, et il fut précipité par dessus bord. Je nage passable- ment; toutes les Transteverines savent nager dès leur jeune âge je me jetai après le vieillard, que j'eus le bonheur de sauver. Le lendemain, venant me remercier, car son acci- dent n'avait point eu de suite : Eurêka ! me cria-t-il.

« Oui, ajouta le duc, j'ai trouvé la solution du pro- blème ! La loi, sans aucunes formalités permet d'adopter celui qui vous a sauvé dans un combat ou en vous arra- chant aux flammes ou aux flots ; vous ne serez pas ma femme, vous serez ma fille et vous hériterez de ma for- tune et de mon titre. ».

Dites-moi, monsieur, ai-je bien fait d'accepter ?

Sans aucun doute, répondit Sallenauve, votre cou- rageux dévoûment arrangeait tout.

Sa majesté brésilienne, reprit la Luigia, ne fut pas de votre avis, et, à raison de ma condition de comé- dienne, sans le passé, qu'elle ignorait, elle s'opposa de toutes ses forces à l'adoption qu'avait décidée le duc, jusqu'à le menacer d'une disgrâce, s'il passait outre.

(( C'est bien ! me dit mon père en m'apportant l'acte en bonne forme et en me racontant la désapprobation qu'il avait encourue en haut lieu ; vous me parlez souvent de l'Italie, nous irons y finir mes jours. »

Et voilà, monsieur, comment vous me trouvez ici.

Je ne m'en étonnerais pas, répondit Sallenauve, même quand l'explication serait moins naturelle; nous le disions il y a un moment avec Bricheteau : tout arrive.

Même, demanda la Luigia, que le vieux prince ici régnant soit devenu amoureux de moi, et qu'il ne tienne qu'à moi de devenir sa femme ?

Sans doute, dit Sallenauve, vous êtes comme Hélène, dont la beauté, selon Homère, parlait au cœur des vieil-

LA FAMILLE BEAUVISAGE 279

lards. Le vieux pair d'Angrleterre et lord Barimore, le marquis de Ronquerolles, Rastignac, qui n'était pas de la première jeunesse, le duc d'Almada, et enfin ce prince souverain.

Ce qui explique sans doute que de plus jeunes... reprit vivement la duchesse, sans achever sa pensée.

Pourquoi me dites-vous cela ? répondit Sallenauve ; il n'y eut jamais rien entre nous que de conditionnel. Je n'accepte pas votre reproche.

Mais, dit la duchesse, sans l'opposition de mon- sieur son fils, vous acceptiez très bien la main de madame de l'Estorade. Cette femme, ajouta-t-elle avec un mouve- ment qui rappelait la Luigia d'autrefois-, non encore pas-^ sée au grand laminoir social, je l'avais deviné, la pre- mière fois qu'elle vint dans votre atelier, qu'elle serait la perte de toutes mes espérances !

Dites donc qu'elle aura été la cause de votre fortune: car le parti qui s'offre à vous, vous ne ferez pas la faute de le refuser.

Je le refuserais encore si vous m'en donniez le con- seil.

Oui, mais c'est justement la chose au monde qu'il m'est le moins permis de vous conseiller.

Vous n'auriez rien su, répondit la Luigia, et je ne vous eusse pas mis dans la nécessité de me parler comme je sens bien que la délicatesse vous le commande, si les renseignements qui me sont parvenus de Paris ne m'a- vaient appris que vous n'étiez plus libre.

Ma liberté, je ne l'ai pas abdiquée, que je sache.

Vous vous trompez, répondit la Luigia, vous êtes trop honnête homme et malgré votre froideur qui vous eût fait un digne époux de madame de l'Estorade, vous avez le cœur trop bien placé pour ne pas vous représenter que cette pauvre enfant, qui vous aime et qui mourra si vous continuez de lui être cruel ; vous ne pouvez la sacrifier à des appréhensions ridicules. Comme si la femme ne se refaisait pas de fond en comble pour l'homme qu'elle aime et comme si, dans l'immensité de son amour, ne devaient pas s'absorber tous les défauts de son éducation.

Vous êtes étrange, madame, dit Sallenauve, de me plaider la cause de Xaïs î Etes-vous assez libre vous-

280 LA FAMILLE BEAUVISAGE

même pour faire convenablement ce rôle sans donner à penser ?

Oh ! dit la Luigia, vous ne croyez pas ce que vos paroles semblent laisser supposer. Vous savez bien qu'il n'est pas de princes et de fortunes que je n'eusse été prête à vous sacrifier. Si je vous parle de cette enfant, c'est que je l'aime de vous aimer ; c'est qu'elle ne vous aime pas comme son glaçon de mère, en se retenant de toutes ses forces sur la pente ; c'est qu'elle vous aime, elle, à plein cœur, jusqu'à en mourir, sans regarder ni devant, ni derrière, ni à ses côtés, et en allant droit à vous comme une flèche lancée.

Ne parlons plus de moi, dit Sallenauve.

Si fait, dit la duchesse, un mot encore : vous retour- nez à votre art ?

Oui, dit Sallenauve, c'est maintenant la consolation de ma vie et toute mon espérance.

Bien î dit la duchesse en lui tendant la main et en la lui serrant, vous ferez des chefs-d'œuvre, car, comme Poussin, comme Michel-Ange, vous ne dépensez rien au dehors. Elève de ce bon Bricheteau ! ajouta-t-elle en sou- riant, maintenant, ce mariage, que faut-il que je fasse ? Donnez-moi un avis ?

Mais le faire, répondit Sallenauve.

Soit, dit la Luigia ; seulement il y a deux manières de le prendre : ou maëstoso, pour me servir des termes de mon ancien métier, ou à petit bruit, sotto voce. La pre- mière façon est dans les idées du prince, et rien ne la lui défend ; il est adoré de ses sujets, il a trois fils pour héritiers, et c'est pour lui une pure affaire de cœur ; sans complication de la question d'Etat. Quelques bienfaits répandus autour de moi m'ont donné de la popularité ; je serai donc acceptée par le peuple, sinon par la noblesse, qui s'incline, elle, devant le maître, et ne fait que penser ses murmures. Mais l'autre manière, un mariage de cons- cience, dans la donnée de celui de madame de Maintenon, me plairait davantage ; il m'assurerait votre estime en vous montrant que je ne vous ai pas sacrifié à une pensée ambitieuse...

Les portes du salon se passait la scène s'ouvrirent avec fracas.

LA FAMILLE BEAUVISAGE 281

Le prince ! cria un chambellan, qui se retira après cette annonce.

C'est lui ! Altesse, dit la Luigia en montrant Salle- nauve à l'auguste survenant.

Il paraît qu'elle ne lui avait rien caché de tout son passé.

Je suis sûr, dit le prince, que monsieur a parlé pour moi, raisonnable comme vous me l'aviez peint.

Oui, monseigneur, dit Sallenauve en s'inclinant, les princes qui ont le courage d'être heureux sont trop rares pour qu'on n'aime pas à voir couronner ce courage.

Merci, monsieur, dit le prince, nous nous reverrons. Et Sallenauve fut congédié avec un sourire. Pendant que Sallenauve, de retour auprès de Briche-

teau, lui rendait compte de son entrevue avec la Luigia, Vautrin, parti à cheval, suivi d'un seul domestique, arri- vait à quelques lieues de la résidence princière, dans un de ces sites sauvages auxquels s'est complu le pinceau de Salvator Rosa.

Là, il trouvait le détachement de carabiniers, dont le commandant lui avait fait parvenir une dépêche, bloquant hermétiquement un vieux château aux trois-quarts en ruine, et qui, dans le pays, passait pour inhabité.

Affectant les formes et le langage militaires :

Il ne s'agit pas, monsieur, dit Vautrin à l'officier, de s'amuser à la moutarde ; pendant que vous les cernez ; ces gens peuvent avoir des issues secrètes ; donnez donc l'ordre à votre troupe d'entrer la carabine au poing dans ces décombres ; je marche avec vous, et dans un quart d'heure, coûte que coûte, nous devons être dans la place.

Voyant que l'on faisait mine de pénétrer dans leur repaire, les défenseurs du château, malorré la nuit qui arrivait, engagèrent une vive fusillade.

Electrisés par Vautrin, qui ne se ménageait pas plus que s'il eût été du métier, les soldats eurent bientôt fait de pénétrer dans l'enceinte barricadée.

Après quelques minutes d'un combat corps à corps, les malfaiteurs, non sans avoir fait quelques victimes, furent tués, mis hors de combat ou obligés de chercher leur salut dans la fuite.

M. le chancelier de la police fît alors allumer des torches, et put se livrer tranquillement à l'explora-

16.

282 LA FAMILLE BEALVISAGE

tion des lieux. Un souterrain ne tarda pas à être découvert.

était établi un outillage des plus complets pour la fabrication de la fausse monnaie. L'expédition avait donc eu tout le résultat désiré ; restait maintenant à commencer l'instruction par l'interrogatoire de quelques prisonniers que l'on avait faits.

En travers de l'entrée d'une salle assez confortablement meublée, M. le chancelier de la police allait tenir ses assises, était étendu un cadavre. Comme on s'empressait de l'enlever, afin de laisser libre le passage, les yeux de Vautrin tombèrent sur le pâle visage du mort qui lui offrit une étrange ressemblance.

Il fit alors plus soigneusement éclairer cette singulière apparition ; mais, sous la lumière jaunâtre de la torche, la ressemblance ne parut que plus frappante.

C'est inconcevable, se dit alors Vautrin, M. de Lanty mort ici, quand il y a six mois il a été enterré à Paris î

Néanmoins il prit place devant la table il allait faire les fonctions de juge instructeur après avoir installé au- près de lui un bas officier, qu'il avait choisi pour lui servir de greffier, il interrogea quelques prisonniers, en dirigeant ses questions de manière à avoir l'explication de la bizarrerie qui le préoccupait ; mais par cette voie aucun renseignement ne put être recueilli.

Tout à coup un ^rand bruit se fait à la porte de la salle.

\'eux-tu marcher, sorcière ! criaient les soldats en- traînant une femme qui venait d'être découverte dans une pièce reculée du château.

Poussée par la crosse des carabines jusque sous l'œil de Vautrin, cette femme, qui, malgré ses cheveux blancs, luttait comme une lionne, fit, à ce qu'on peut croire, une impression singulière sur M. le chancelier, car il s'écria :

Tout le monde dehors ! Vous aussi, monsieur le gref- fier, ajouta-t-il en s'adressant à celui qui faisait auprès de lui cet office.

Pendant que cet ordre s'exécutait, la prisonnière avait repris haleine et s'était reconnue, si bien qu'au moment Vautrin, après être allé fermer la porte, se retrouva dans la zone de lumière que formaient deux flambeaux placés sur la table :

Tiens, lui dit sa justiciable en le reconnaissant, c'est

LA FAMILLE BEAUVISAGE 283

toi maintenant qui envoies les autres au pré (le bagne) ; de la belle ouvrage que tu fais-là ?

Comment es-tu ici ? demanda Jacques à Jacqueline.

Moi, je suis conséquente, répondit fièrement la Saint- Estève, et je ne me laisse pas comme toi, emherlilicoter dans les embêtemenis de la vertu.

Tu as tort, Jacqueline, répondit Vautrin avec gra- vité, de toujours tenter le ciel, car enfin, si tu étais tombée en d'autres mains que les miennes, en serais-tu ?

J'en serais j'en suis. Crois-tu pas me tenir ? \on, mon vieux, on y a mis ordre.

Malheureuse ! tu as pris quelque chose !

Parbleu donc ? on aurait toute sa vie étudié les poi- sons pour ne pas s'en repasser une dose dans un moment difficile î Non, monsieur le magistrat on n'a pas besoin de ta grâce. Quand j'ai vu tomber mon amant, c'est bien î me suis-je dit, plus rien à faire dans ce monde, et j'ai bu un petit coup qui m'endormira tout à l'heure sans douleur !

Comme Vautrin se levait pour appeler du secours :

Bouge pas, mon Jacques, lui dit la Saint-Estève, je te sais gré tout de même de ton bon mouvement ; mais rien n'j- peut faire, je me suis administré de la première qualité. Tiens ! pour qui donc qu'on la réserverait si ce n'était pour sa petite individu î J'ai aux environs d'un quart d'heure, causons plutôt de bonne amitié.

En voyant dans le voisinage de la mort cette espèce de ^aîté invraisemblable, qui poussait sa tante à affecter le langage de ce qu'elle appelait toujours son bon temps, Vautrin eut une idée : « Elle fait semblant, pensa-t-il, de s'être empoisonnée pour attirer sur elle mon intérêt : c'est bien une de ses roueries, et dès-lors se laissant, sans autre préoccupation, aller à la pente de sa curiosité :

Ah ça ! ton amant, qu'on faurait tué, dit-il, serait-ce M. de Lanty ? Comment cela serait-il possible ? J'ai vu passer son convoi à Paris, il y a déjà six mois.

Es-tu gnole ! dit la Saint-Estève, M. de Lanty, ce n'est pas à toi qu'il faut l'apprendre, c'est Duvignon le chimiste, condamné à mort pour la même chose d'au- jourd'hui, en l'an VIII de la République.

Je sais cela, répondit Vautrin, je l'ai reconnu à Ar- cis lors de l'enterrement de Catherine Goussard, malo-ré

284 LA FAMILLE BEAUVISAGE

les changements que le temps et des soins particuliers avaient apportés à sa personne ; et même, je le lui ai dit à un relais de poste nous avions une altercation pour des chevaux qu'il voulait avoir, quoique je fusse arrivé le premier.

Eh bien ! c'est justement pour ça que tu le retrou- ves aujourd'hui ici. De se voir ainsi reconnu lui a tourné la tête, à ce pauvre homme, ainsi que d'apprendre, qu'en son absence, sa femme avait reçu un Marseillais, son an- cien galant : Faut que je meure, s'est-il dit alors, d'où tu as vu son enterrement.

Mais personne n'a soupçonné alors un suicide, on a parlé d'une attaque d'apoplexie ; d'ailleurs, s'il était mort, encore un coup, comment te l'aurait-on tué ici ?

Ah ça ! tu ne te rappelles donc pas qu'il a sa manière de mourir à lui, qui est d'être encore vivant, quand on a soin de lui faire prendre une contre-mort, dans les qua- rante-huit heures qui suivent sa léthargie. C'est pour cela qu'il est venu me trouver, la veille qu'il devait s'assoupir, en me chargeant d'aller le réveiller dans son tombeau à Marcoussis. C'est le plus grand chimiste, vois-tu, qui ait existé : il a fait des découvertes magnifiques, dont il n'a jamais dit le secret à personne. C'est avec le même trompe la mort, pendant que tu étais au pré, qu'il t'a subtilisé Catherine Goussard et qu'il l'a emmenée avec lui dans les pays étrangers. Mais il l'a plantée là, et après s'être embâtée pendant des années de la belle madame de Lanty, qui lui faisait des traits ; quoiqu'il m'en voulût de ce que je n'avais pas déposé, disait-il, comme il faut, dans son procès criminel, au dernier moment il a pensé à moi, parce que, vois-tu ? la chanson est vrai : On revient tou- jours...

Alors, dit Vautrin, quand tu m'as annoncé que tu ne partais plus et que tes idées étaient changées ?...

Eh donc ! répondit la Saint-Estève, je trouvais plus gentil de partir avec un ancien ami, qui ne serait pas toujours à me rassoter de son fils, de son repentir et de sa vertu.

Et c'est ici que vous vous rendiez en quittant la France ?

Jacqueline Collin ne répondit pas d'abord à cette ques-

LA FAMILLE BEAUVISAGE 285

tion ; elle porta une main à son estomac comme si elle y éprouvait une sensation pénible.

Ou'as-tu ? dit vivement Vautrin en recommençant à croire au poison.

Rien, dit cette femme de fer, c'est Vautre qui gagne les environs du cœur ; je meurs comme Socrate, mais par une ciguë perfectionnée qui se prend en pastilles et dont j'ai toujours eue sur moi. Quant à ce que tu me deman- dais : SI c'était ici que nous nous étions rendus ; oui, mon chéri, ici... dans ce château où, depuis des années, Du- vignon a toujours eu sa fabrique... parce que, même étant riche... il n'a jamais cessé... de cultiver son art... Oui a bu boira.

Jacqueline ! criait cependant Vautrin en la secouant et en lui frappant dans les mains, est-ce que vraiment tu aurais pris quelque chose ?

La Saint-Estève, dans une longue expiration, parut ras- sembler la force de vivre encore un moment.

Allons, dit-elle d'une voix éteinte, c'est bien, tu prends part à ta vieille tante ; mais défie-toi, j'ai retrouvé ici...

Le poison l'empêcha d'achever sa phrase.

Après avoir assuré la morte sur son siège, elle fut maintenue par la raideur cadavérique qui avait envahi les extrémités inférieures, il déposa respectueusement un baiser sur son front ridé et déjà d'un froid de glace.

Ensuite, ouvrant la porte de la salle mortuaire et appe- lant l'officier qui commandait le détachement :

Monsieur, dit-il, cette femme est morte, empoisonnée sans doute, pendant que je l'interrogeais. Vous allez con- duire les autres prisonniers à la résidence, vous les ferez écrouer à la maison d'arrêt. Laissez ici quelques hommes à la garde des morts, que l'on rassemblera dans cette salle. Et surtout, les plus grands égards pour ces restes humains qui sont ceux de gens non encore jugés et, par conséquent, présumés innocents ! En passant au prochain village, j'enverrai le curé pour leur donner la sépulture chrétienne.

Cela dit, Vautrin enfourcha son cheval et il partit au galop, comme s'il espérait que le mouvement l'aiderait à secouer ses idées funèbres.

286 LA FAMILLE BEAUVISAGE

Il dut faire un grand détour pour aller jusqu'au village il devait trouver un prêtre, perdit ensuite du temps à réveiller et à lui donner ses instructions, en sorte qu'il était près de cinq heures du matin quand il se présenta au palais pour rendre compte au prince de son expédition.

Il voulait à toute force être introduit sur-le-champ, et, comme une altercation assez vive s'était élevée entre lui et le premier valet de chambre, qui refusait obstinément d'aller réveiller son maître, survint le grand-maître de la garde-robe, qui, le prenant à part, lui dit :

Nous avons eu, cette nuit, un mariage à la chapelle du château ; cela s"est fait de la main gauche et sans aucune cérémonie ; j'étais l'un des témoins, et l'on nous a recommandé le plus inviolable secret ; mais vous, je sais que vous êtes au courant, et vous aurez même, je crois, à mettre demain quelques bruits publics en circulation, pour dépister la curiosité et les commentaires.

Vautrin vit que le premier valet de chambre, qui avait été l'autre témoin, comme Bontems pour Louis XIV, était parfaitement dans son rôle en lui refusant l'accès de la chambre à coucher du prince, et il se retira en haussant les épaules.

Le lendemain, sur les onze heures, après avoir eu son audience, il vint au palais habité par Sallenauve, et comme on le pressait sur la préoccupation à laquelle il semblait livré, il ne put se tenir de raconter la lugubre scène de la veille. Naturellement ce récit assombrit beaucoup le dé- jeuner.

Vers midi et demi, Vautrin demanda sa voiture et prit congé des deux amis pour se rendre à son déparlement, emportant toujours sur son front le même nuage de tris- tesse. Il était à peine sorti depuis quelques minutes, qu'on entendit dans la rue une grande rumeur. Les deux amis coururent à une fenêtre donnant sur la cour pour sa\oir Ce que cela signifiait, ils virent alors un jeune homme blond que les valets de pied tenaient par le collet, et en même temps la voiture du chancelier rentrant dans la cour du palais et venant s'arrêter au perron, Vautrin en fut retiré tout sanglant.

Transporté avec l'aide de Sallenauve et de Bricheteau dans l'antichambre, aussitôt fut apporté un matelas

LA FAMILLE BEAUVISAGE 287

sur lequel on le déposa, il ne tarda pas à reprendre la connaissance qu'il avait perdue sous la force du coup.

Le chirurgien du prince, aussitôt appelé, sonda la bles- sure et parla d'envoyer chercher en toute hâte les secours de la religion.

Vautrin les reçut sans pouvoir parler, mais avec toutes les démonstrations de la foi la plus vive ; ensuite, ne ces- sant pas d"a\oir l'œil sur son fils, et tenant sa main qu'il essayait encore de serrer de sa main défaillante, il partit pour aller devant Dieu, il est à espérer que son repen- tir et ses ardeurs de paternité lui auront été comptés.

On sut que l'assassin était un Allemand qui avait fait partie de la bande des faux monnayeurs ; au moment il déchargeait, presqu'à bout portant un pistolet sur Vau- trin, on l'avait entendu lui crier : De la part du baron de Wcrchauffen !

Quelques jours après, d'honorables obsèques furent faites au défunt, et, le soir même du service, après avoir écrit au prince pour le remercier de son hospitalité, Sal- lenauve, accompagné de Bricheteau, partit pour Rome. il établit son atelier près du palais Barberini, à deux pas de l'atelier de Thorvaldsen. le grand sculpteur danois, qui avait donné des conseils à sa jeunesse, et dont on fait aussi souvent honneur à la Suède qu'au Danemarck, attendu le voisinage des deux pays.

Au bout de deux ans, tout en produisant d'autres œu- vres remarquables, Sallenauve avait achevé le mausolée de sa mère, et dans la compagnie de Jacques Bricheteau, devenu organiste de Saint-Jean-de-Latran, il revenait à Arcis pour présider à l'érection du monument dans la chapelle des Lrsulines.

L'inauguration fut faite avec une grande pompe en pré- sence de toutes les notabilités de la ville, y compris Simon Giguet, député de l'arrondissement, que l'intervalle d'une session avait ramené dans ses foyers,

M. J, P. Delignou, toujours professeur de rhétorique au collège communal, publia une relation de la céré- monie, et on peut imaginer son bonheur quand il vit que quelques frao-ments de son article avaient été reproduits dans les journaux de Paris.

A dater de ce moment, la chapelle de mesdames les

288 LA FAMILLE BEAUVISAGE

Ursulines fut ouverte aux nombreux visiteurs venant ad- mirer la belle oeuvre d'art que l'amour filial avait inspirée à l'ex-député.

Un jour, sortant de chez la mère Marie-des-Anges, qui, aussi bien que l'oncle Laurent Goussard, vivait toujours. Sallenauve, dont les journaux avaient prématurément an- noncé le départ pour Rome, eut l'idée d'entrer dans la chapelle du couvent afin d'y faire une prière.

Le jour tombait, et à la lueur d'une lampe incessam- ment allumée devant la statue de sainte Ursule, il re marqua deux femmes agenouillées sur le bord de la grille qui entourait le tombeau de sa mère.

Quand les deux femmes, enveloppées de manteaux qui laissaient difficilement deviner leur tournure, eurent ache- vé leur pieuse station, elles se retournèrent pour sortir ; à ce moment, Sallenauve reconnut Naïs et madame de l'Estorade.

En voyant le visage de la jeune fille tout baigné de larmes, le sculpteur fut ému comme jamais il ne l'avait été de sa vie. Se servant alors, mais dans des vues plus directes et plus honnêtes, de la formule affectionnée par le comte Maxime de Trailles :

Madame la comtesse, dit Sallenauve en s'avançant, j'ai rhonneur de vous demander la main de mademoi- selle votre fille.

Le jour même le mariage de Nais était célébré à Saint-Thomas-d'Aquin, la Gazette des Tribunaux, à la suite de scandaleux plaidoyers par lesquels le dernier coup était porté au crédit financier et à la considération de la famille Beauvisage, insérait un jugement qui pro- nonçait contre le comte Maxime de trailles, la sépara- tion de corps demandée par sa femme, pour excès, sévices et injures graves.

FIN.

IMPRIMERIE DE CHOISY-LE-ROI

La Bibliothèque

Université d'Ottawa

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Les quatre âges de la Femme Les Têtards .... i vol. Les Essayeuses i vol

Les Exagérées ... i vol. Les Blettes i vol.

Heinrich von X...

Le satyre de Berlin i vol.

Jehan d'Ivray

Porteuses de'i'orches i vol.

Alexandre Keller

Correspondance de Napoléon

De Brienne au 13 \'endémiaire . . .

Bonaparte et le Di- rectoire

Campagne d'Italie . onaparte et le Coup d'Etat

vol.

I vol. I vol.

I vol.

Hugues Le Roux

Un liomnie qui com- prend les femmes i vol.

Lyonne de Lespinasse

La Demoiselle de Compagnie. ... i vol.

Jean Lorrain

Pelléastres i vol.

Jérôme Monti

L'.Vmant des I- emmes i vol. L'F-inpaumeuse. . . i vol.

Victor Nadal

L'Abbesse damnée .

G. Normandy & E. Lesueur

Ferrer > L'Homme et sc)n œuvre I. . . . i vol.

Georges Normandy

Autcjiiined'une Fille i vol.

Jean Payoud

L'Oncle .Mansi i vol.

Stephen Pichon

Dans la Bataille . . i vol

Jean Rameau

Du Oime a l'Amour i vol Le Semeur de Roses i vol

Daniel Riche

Le Cœur de Thellvs i vol

Jean Rovida

Buveuses d'Ames. . i vol Comment on les capte i vol

Victorien du Saussay

Les Nuits de la

Casbah i vol

Je suis Belle I . . . i vol

Chairs épanouies

Beautés ardentes, i vol

i-es Mémoires d'une

Chaise-longue . . i vol

Dnmortelle Idole. . i vol

Martyrs du Baiser . i vol

Femme, Amour,

Mensonges .... i vo

La Morphine (Roman) i vo

Rires, Sang et Vo- luptés IV

Rue de la Paix (Mar- ches d'Amour . . i vo!

La Science du Baiser i vo

La Corse d'Amour

aux pays du Soleil) i vo

Une Uni!on Libre. . i vo

Henri Sébille

Toute la Troupe . . i vo \'ierges de Lycée . . i vo L'Aphrodite moderne i vo

Guy de Téramond

L'Etreinte dange- reuse I vo

Les Dessous de la

Cour d'Angleterre i vo Impériales Voluptés i vo Une .Maîtresse Juive i vo La Force de l'Amour i vo

Charles Val

Petite Perle .... i vo| Symphonie amou- reuse I vd

Léon Valbert

Le Théâtre en famille i vq Quand les jeunes fil- les sont couchées, i vci

Jane de la Vaudère

Les .\ndrogynes . . i v(

I.e Harem de Syta . i v(

Confessions galantes i v<

La Vierge d'Israël . i v( I,es Prêtresses de

.Mylitta i vc

Saphô, dompteuse . i vcj

L'Elève chérie ... i v(

.Mlle de F'ontanges . i v(

Willy ,

Danseuses i va

Maugis en Ménage, i vd

BASTIEN. 129, RUe DE SEVRES