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LA FONTAINE

D.VNS L OHDRE DE LA PUBLICATION

VICTOR COUSIN, par M. Jules Simon, de l'Académie française, secrétaire

perpétuel de lAcadéinie des scieaces morales et politiques. MADAME DE SÉVIGNÉ, par M. Gaston Boissier, secrétaire perpétuel de

l'Académie française. MONTESQUIEU, par M. Albert Sorcl, de l'Académie française. GEORGE S.\ND, par M. E. Caro, de l'Académie française. TURGOT, par M. Léon Say, député, de l'Académie française. THIERS, par M. P. de Rémusat, sénateur, de l'Institut. D'ALEMBERT, par M. Joseph Bertrand, de l'Académie française, secrétaire

perpétuel de l'Académie des sciences. VAUVENARGUES, par M. Maurice Palèologue.

MADAME DE STAËL, par M. Albert Sorel, de l'Académie française. THÉOPHILE GAUTIER, par M. Maxime Du Camp, de l'Académie française. BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, par M. Arvi:de Barine. MADAME DE LA FAYETTE, par M. le comte rf'//aH5so/ifj7/c, de l'Académie

française. MIRABEAU, par M. Edmond Rousse, de l'Académie française. RUTEBEUF, par M. Clédat, professeur de Faculté. STENDHAL, par M. Edouard Rod. ALFRED DE VIGNY, par M. Maurice Paléologue. BOILEAU, par M. G. Lanson. CHATEAUBRIAND, par M. de Lescure. FÉNELON, par M. Paul Janet, de l'Institut. SAINT-SIMON, par M. Gaston Boissier, secrétaire perpétuel de l'Académie

française. RABELAIS, par M. René Millet.

J.-J. ROUSSEAU, par M, Arthur Chnquet, professeur au Collège de France. LES.\GE, par M. Eugène Lintilhac. DESCARTES, par M. Alfred Fouillée, de l'Institut. VICTOR HUGO, par M. Léopold Mabilleau, professeur de Faculté, ALFRED DE MUSSET, par M. Arvkde Barine. JOSEPH DE MAISTRE. par M. George Cogordan. FROISS.\RT, par Mme Mary Darmesteter. DIDEROT, par M. Joseph Reinach, député. GUIZOT, par M. A. Bardoux, de l'Institut. MONT.\IGNE. par M. Paul Stapfer, professeur de Faculté. LA ROCHEFOUCAULD, par M. J. Bourdeau.

LACORDAIRE, par M. le comte d'JIaussonvillc, de l'Académie française. ROYER-COLLARD, par M. E. Spuller.

Chaque volume, avec un portrait en héliogravure - Ir.

Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. 558-95.

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LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS

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LA FONTAINE

GEORGES LAFENESTRE

DE L I N S T I T L T

PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET C

19, DOULEVAUU SAINT-GEHM.VIN, 7'J 1895

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LA FONTAINE

PREMIERE PARTIE

L HOMME

CHAPITRE I

LA JEUNESSE DE LA FONTAINE

(1021-1657)

Les amateurs de peinture connaissent tous une délicieuse esquisse de Corot, Cliàieau-Thicvrij . Sur la droite, une route qui monte, en tournant, vers un château ruiné; à gauche, en contre-bas, les clo- chers aigus, les toitures irréguHères, les cheminées fumantes d'une petite ville; au fond, à travers des liles esj)acécs de peupliers minces, un horizon pro- chain de plaines légèrement ondulées. Souvenirs confus du passé, familiarités d'une vie paisible dans un milieu bourgeois, voisinage attrayant d'une, cam- pagne propice aux lentes promenades, se groupent doucement sur la toile, comme dans la réalité, ol s'v

C> LA FONTAINE.

laissent embrasser d'un coup d'oeil. C'est dans ce modeste coin de terre champenoise que naquit notre poète le plus populaire et sous l'action prolongée de ce milieu provincial que se forma son génie. Le paysage est finement pittoresque, sans surprises d'ailleurs, ni grands accidents, suffisamment varié pour n'êlre j)oint monotone, ni trop peuplé, ni trop désert, un paysage aimable et accueillant, tout français et de la vieille France, bien fait pour ravir, à distance, les deux âmes fraternelles du bonhomme La Fontaine et du bonhomme Corot. Tous deux furent, en effet, des poètes naifs et profonds, des rêveurs incorrigibles, des flâneurs infatigables, tous deux, l'un sous sa perruque mal peignée, l'autre sous son béret de travers, restèrent, jusqu'à la fin, jiar la vigueur de leur complexion, la liberté de leurs allures, la finesse de leurs observations, des demi- campagnards et presque des paysans, alors même qu'ils semblaient avoir ju'is, à la ville, dans le com- merce du monde, tout ce que ce commerce peut donner, à des esprils avisés, de culture variée, d'expérience délicate, de tolérance bienveillante. La noie humaine, vive et rapide, ne manque pas j)lus dans la description du jieintre que dans celle du poète, son prédécesseur. La vieille femme, ren- contrée par Corot, qui s'arrête, succombant sous le ])oids d'un gios sac, sur la montée du château, par une grise matinée d'automne, c'est la petite-fille du « pauvre paysan, tout couvert de ramée » qui haleta, lui aussi, il y a deux siècles, à cette place.

SA .IKUM-SSE. 7

Au pied nicme de la penle que La Fontaine p;ravit si souvent pour aller chez les seigneurs du lieu, le comte et la comtesse de Bouillon, se trouve encore la maison il naquit le 8 juillet 162i. Logis bourgeois, modeste et commode, entre cour et jar-

din, construit au xvi° siècle, où, dans la sobre élé- gance du décor, l'esprit de la Renaissance parlait aux enfants de M. Charles de la Fontaine, con- seiller du roi, maître des eaux et forêts, capitaine des chasses au duché de Château-Thierry, et de Mme Françoise Pidoux, son épouse. L'un descen- dait d'une famille de marchands drapiers fixée depuis longtemps dans le pays; l'autre, sœur d'un bailli de Coulommiers, sortait d'une forte race, dont les grands nez et la longévité étaient également célè- bres. Aucun titre de noblesse, d'ailleurs, bien qu'on s'y laissât parfois donner, par mégarde, de « jNL lEcuyer », ce dont notre Jean eut à se repentir, lorsqu'on lui infligea, en 1601, une amende de 2000 livres pour s'être attribué celte qualité dans des actes qu'il n'avait pas lus. C'était le père de Charles, Jean, qui avait acheté cette charge de maître des e^iux et forêts, dont son petit-fils et filleul devait hériter à son tour.

Parents forestiers et chasseurs, grands mangeurs, francs buveurs, gais compagnons! On peut s'imagi- ner que l'école fréquentée par le petit Jean, avec sa demi-sœur, Anne de Jouy, et son frère puîné, Claude, fut surtout l'école buissonnière et qu'une bonne partie de leur enfance se passa en courses et promc-

s LA FONTAINE.

nades, avec père et grand -père, dans les bols royaux qu'ils avaient charge d'aménager et dans les fermes et métairies dont ils étaient propriétaires. Ce grand- père, d'ailleurs, aimait fort les livres, et c'est dans sa bibliothèque que le gamin, au retour des grandes tournées en plein air, s'accoutumait à rêvasser. Il nous reste assez, dans nos vieux manoirs provin- ciaux, de librairies formées à la même époque, pour deviner, presque à coup sûr, ce que celle-ci conte- nait. Comme fonds, d'abord, nos poètes, conteurs, traducteurs des xv^ et xvi*^ siècles, Alain Ghartier, Marot, Pionsard, les Cent Nouvelles et l'Heptaméron. Pvabelais et Bonavcnture des Périers, Amyot et Montaigne, puis les contemporains, rimeurs et ro- manciers, Malherbe, Racan, d'Urfé, La Calprenède, Voiture, etc., entremêlés des plus célèbres auteurs italiens. Boccace, Machiavel, Arioste, Tasse. On retrouvera toujours dans lécrivain les traces de ces premières admirations, comme dans l'homme le regret de cette première liberté.

Le vieux collège de Château-Thierry, fondé au xiir" siècle par la reine Blanche d'Artois, Jean fit quelques études, n'imposait pas non plus sans doute à ses écoliers une discipline bien rigoureuse. Si doucf quelle fût, l'adolescent, indolent et vaga- bond, semble en avoir souffert, car il garda tou- jours pour le pédantisme une horreur presque égale à celle qu'il devait professer plus tard pour le mariage. Là, d'ailleurs, comme partout il pas- sera, il se fit des amis. « La Fontaine. l)on garçon,

SA JEUNESSE. '.»

(ort sage et fort modeste », dit une note retrouvée sur un livre de classe. Note d'un camarade? Note d'un maître? Peu importe. Sauf pour la sagesse, qui diminuera, le signalement est bon et servira tou- jours. Bon garçon, en effet, et jusqu'à l'oubli de soi- même, bon garçon jusqu'à l'extrême faiblesse, facile à entraîner, facile à ramener. A dix-neuf ans, sous quelque influence passagère, il se croit la vocation ecclésiastique, il entre, comme novice, chez les pères de l'Oratoire, à Juilly, puis à Paris, n'y lit guère que des poètes, s'aperçoit qu'il s'est trom^Dé, rentre dans la vie civile au bout de dix-huit mois. Peu de temps après on le retrouve étudiant en droit, puis avocat au Parlement, avec son ami Fl*ançois de Maucroix, sans plus de goût, l'un que l'autre, pour la chicane et les dossiers. Il ne passa au Palais que .pour en épeler le jargon et pour apprendre à s'y défier de la justice. Vers 1644 Maucroix retourne à Reims, et La Fontaine à Château-Thierry.

Durant dix années, de vingt-trois à trente-trois ans, à l'époque l'esprit se forme et le caractère se décide, le voici donc qui mène, dans sa petite ville, sans soucis matériels, sans vocation appa- rente, l'existence libre et facile d'un fds de famille, insouciant et désœuvré. La vie, dans nos bonnes provinces, n'était i)oint alors, comme aujourd'hui, attristée et desséchée par le reflux de toutes les asj)i- rations et de toutes les intelligences vers une capi- tale unique et monstrueuse. Un fonctionnarisme et un militarisme nomades n'y apportaient ])as, dans

10 LA FONTAINE.

les relations sociales, celle instabilité qui donne aujourd'hui à nos chefs-lieux l'aspect ennuyé de colonies lointaines. On s'y connaissait, on s'y fré- quentait, on s'y amusait, on y commérait aussi, et fortement. Les parties de chasse, les promenades en forêt à pied ou à cheval (La Fontaine, à soixante-dix ans, élait encore un solide cavalier), les visites d'affaires ou de convenances, les longues causeries sur les marchés, dans les huttes de gardes, au coin des aires, prenaient au jeune homme une bonne part de son temps, et lui donnaient la connaissance de la vie champêtre. Il lui en restait beaucoup encore pour la rêverie, la lecture et l'étude. Il y avait, d'ailleurs, à Château-Thierry, plusieurs salons l'on tenait assises de littérature; le ballet des Rieurs du Beau-Richard ne fut pas, sans doute, la première pièce représentée par les amateurs du cru. Que cer- taines de ces Saphos champenoises aient été pré- tentieuses, et quelques-uns de ces amateurs gro- tesques, cela va de soi; quelques années plus tard, c'est à Chàlcau-Thierry que Hoileau trouvera les types surannés de son Festin ridicule. Xen est-il pas de même dans tous les milieux littéraires, grands ou pelitsPOn en voyait bien d'autres en ce moment même, en fait de prétention et de ridicule, au cœur de Paris, dans le salon bleu de lllntel Rambouillet et dans les cabarets bohèmes, à la Pomme de Pin ou à la Croix de Lorraine!

Xotre jeune homme, d'ailleurs, avait d'autres dis- tractions. De temps à autre, il tirait quelque bordée

SA .ii:r\r.ssi:. 11

sur Paris, il achetait des livres, et suivait le théâtre, surtout sur Reims, il retrouvait l'aiDi rran(j;ois Maucroix, devenu chanoine, mais resté vert-galant, avec son frère aîné Louis, non moins chanoine, non moins galant. Il y passait des hivers entiers. Cette maison d'église était joyeuse. On a retrouvé, dans les papiers de François, la chanson par laquelle Jean célélira l'entrée dans les ordres de son copain :

Tandis ([u'il était avocat,

Il ii"a pas fait gain d'un ducal;

Mais vive le canonicat !

.\lleluia ! Il lui rapporte iorce ccus. Qu'il veut offrir au dieu Baccbus. Ou bien en faire des c

Alléluia!

La Fontaine n'était pas en reste avec ses amis pour la joie et les fredaines. De tempérament vigou- reux, de complexion aimable, facile aux tendres épanchements , prompt à s'enflammer, ])rompt à s'éteindre, à Reims comme à Château-Thierry il courut cjuekiues aventures; l'écho en retentit, çà et là, dans ses œuvres, sans jamais trahir un nom de femme. Faut-il penser que, dès lors, avec son indo- lence incorrigible, n'apportant pas plus de volonté à diriger sa vie qu'à tenir droit son grand corps déhanché, aussi incapable d'obstination dans la j)our- snite que de résistance à une tentation, il s'adressait volontiers à des beautés faciles ? Rien, en tout ras.

12 LA rONTAINE.

dans ses confidences, ne donne l'idée soit d'une passion violente, soit d'une liaison suivie, encore moins d'un roman sentimental et douloureux comme celui de Maucroix avec Mlle de Joyeuse. Là-dessus, d'ailleurs, il n'essaiera jamais ni de se tromper, ni de nous tromper; la modestie de ce brave garçon égale sa discrétion; il n'adresse point de madrigaux à des déesses invisibles, il ne s'enivre pas et ne nous étourdit point de désespoirs imaginaires.

C'est dans les jouissances assez banales de cette vie libre, fort débraillée, que le jeune Champenois contracta ce goût d'indépendance, ces habitudes de songerie, de franc penser et de franc parler, d'incurie pour ses affaires et dans sa personne, qui devaient détonner, plus tard, si étrangement, dans le monde réglé et compassé il fréquenterait. Dès lors il se forme en Champagne et à Paris une légende autour de cet original, « ce garçon de belles-lettres, qui fait des vers et qui est un grand rêveur ». Ses distractions singulières et ses histoires galantes amusent les belles compagnies en attendant que ses contes les enchantent. On se redisait, notamment, sous cape, une certaine escapade avec Mme la lieu- tenante générale de Château-Thierry, qui était des plus salées et digne de la plume de Boccace ou de Rabelais. Quant à ses étourderies, on ne les comp- tait plus. Un jour son père le charge d'une com- mission urgente et grave pour un procès. Jean sort, rencontre un ami qui se rend à la Comédie et lui demande il va et s'il n'a rien à faire : « Rien du

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tout «, dit Jean. Il suit Taiiii au théâtre et oublie Tafiaire. Une autre fois, il pari pour Paris, portant à l'arçon de sa selle un gros sac de dossiers impor- tants. Le sac, mal attaché, tombe en route; un pas- sant le ramasse et court après le cavalier, qui bayait aux rimes : « N'avez-vous rien perdu? Rien. A qui donc ce gros sac? Ah! c'est à moi, et il y va de tout mon bien. » Une autre fois, cité à une audience, il s'arrête chez un ami, lit des vers, oublie riieure, trouve le tribunal fermé, et se console en disant qu' « il était bien aise de n'avoir })lus ren- contré personne, qu'aussi bien il n'aimait point à parler ni à entendre parler d'affaires ». L'horreur des affaires est en effet un des traits constants de son caractère. Ce n'est point qu'il ne s'y entendît fort bien, lorsqu'il voulait s'en donner la peine, pour régler avec des parents ou obliger des amis, ainsi que le prouve une innombrable quantité de pièces et de dossiers conservés encore chez les notaires de Ghàteau-Tliierry; mais, en général, lorsqu'il s'agis- sait de lui-même, sa négligence était incorrigible.

Ce qu'il est facile de démêler, à travers tous ces commérages, c'est que le jeune homme, dès lors, redoutait et fuyait tout ce qui le pouvait détourner de sa rêverie voluptueuse, et que la seule passion dont il était possédé était la passion poétique. De à nous le représenter, ainsi qu'on l'a fait, comme un grand balourd, incapal)le de se conduire, une sorte de niais grossier, d'être instinctif et inconscient. |)roduisant des chefs-d'œuvre sans travail et sans

]'k LA FONTAINE.

réflexion, il y a lort loin assurément. J^a j)énétration psychologique des beaux esprits de Paris et de Ver- sailles, accoutumés à analyser des âmes plus com- pliquées, mais d'une c()mj)lication spéciale et factice, dans un milieu connu, devait pourtant s'y tromper plus d'une fois. « Un homme, disait La Bruyère, paraît grossier, lourd, stupide; il ne sait pas parler, ni raconter ce qu'il vient de voir : s'il se met à écrire, c'est le modèle des bons contes, ce n'est que légèreté, qu'élégance, que beau naturel et déli- catesse dans ses ouvrages. » La peinture, évidem- ment, est chargée, par goût des antithèses et par besoin d'effet, comme celle du vieux Corneille qui la suit. L'étonnement de l'auteur des Caractères, qui les aime et les admire, n'a pourtant rien déjoué; il ne peut comprendre que ces deux grands hommes soient si mal habiles dans le grand art du temps, lart de la conversation. Et. de fait, un étrange per- sonnage comme La Fontaine, timide, gauche, hési- tant, qui n'écoutait les causeries que lorsqu'elles étaient sérieuses et intéressantes, taciturne, distrait, somnolent, « ne bougeant non plus qu'une souche » dès qu'elles l'ennuyaient, puis quand il se décidait à y prendre part, ne lâchant i)lus, le morceau, et bat- tant, de tous côtés, les alentours, s'animant, s'échauf- fant, s'emportant au point d'oublier les heures et les personnes, pouvait paraître fort inconvenant à i)re- raière vue. Mais combien il était séduisant pour ceux qui le fréquentaient, le savaient conq)rendre, tolé- raient ses manies, l'aimaient! A cet égard, il n'y

SA .ii:lm:ssi: 15

a pas à s'y Ironipei'. i/uu de ses biographes les moins clairvoyants, le pauvre abbé d'OIivet, par exemple, qui l'appelle, en propres termes, à cause de son incapacité pratique, un idiot « qui en sa vie n'a fait à propos une démarche pour lui », est obligé d'ajouter : « Cet idiot donnait les meilleurs conseils (lu monde; autant il était sincère dans ses discours, autant était-il facile à croire tout ce qu'on lui disait ». Ce même d'OIivet, qu'on ne peut taxer d'indulgence, nous apprendrait encore, si nous ne le savions d'ailleurs, qu'entre amis, à table, dans le tète-à-tête, c'était un causeur intarissable, charmant, du meil- leur ton, qu'il ne laissait jamais échapper « rien de libre ni d'équivoque », qu'il était « toujours plein de respect pour les femmes », qu'il s'attendrissait lors- qu'il rencontrait « des personnes dans l'affliction », que « non seulement il les écoutait avec grande attention, mais cherchait des expédients et en trou- vait ». Si tout cela peut nous donner l'idée d'un dis- trait, tout cela nous représente surtout un homme de sens et un homme de cœur, qui n'est point banal et qui ne veut pas l'être.

Il faut n'avoir jamais vécu avec des provinciaux de l'Est, Champenois, Lorrains ou Comtois, pour ignorer ce qu'il se cache, d'ordinaire, de finesse et de ténacité sous la bonhomie souriante de ces solides gaillards aux allures distraites ou endormies. Pay- sans et hobereaux, avocats et littérateurs, politi- ciens et artistes, presque tous ceux qui viennent de la région, sont coulés dans le même moule, se res-

16 LA iontaim:.

semblent et s'entendent. La Fontaine, bourgeois de naissance, campagnard d'halntudes, homme du monde par ses relations, fut, comme Racine plus tard, une fleur de Champenois. 11 s abandonne, en apparence, détaché et indifférent; au fond, c'est un malin, qui ne perd complètement la tête quà bon escient. Lorsqu il demande, d'un air dégagé, à des gens d'église si saint Augustin avait autant d'esprit que Rabelais, c'est qu'il a peut-être subi les lon- gueurs d'une discussion fastidieuse. Son bas, à ce moment, pouvait bien être à l'envers, comme le lui fit remarquer avec aigreur rabl)é Boileau, mais non pas la cervelle, et sa malignité se réjouissait d'avoir pu couler, sous couleur d'étourderie, légèrement impertinente, ce qui dans son for intérieur lui sem- blait, à cet instant-là, une vérité. Personne, en réa- lité, ne détesta plus l'ennui et les ennuyeux, la morgue et les pédants, et chaque fois qu'il s'en put venger doucement, à sa manière, en campagnard patelin, il le fit. Comment prendre pour une pure distraction sa réponse, au sortir d'un dîner de céré- monie, chez un financier qui l'avait invité pour l'exhiber à ses convives et où, naturellement, il n'avait soufflé mot? « Pourquoi partir si vite? Je vais à l'Académie. Mais la séance ne s'ouvre que dans deux heures! Je prendrai le plus long. » Quelle est, dans ce mot comme dans tant d autres, la part de la naïveté et celle de la raillerie? Le ton distrait et nonchalant dont il les décochait pouvait faire ilhision à ceux qui acceptaient, oreilles closes,

SA .IFlM-SSi:. 17

sa rt'pulalidu : il est malaisé de croire qu'il ny eùl que (le la naivclé.

Une autre légende, non moins absurde que celle d'une étourderie constante, nous représente La Fon- taine indifférent à la poésie jusqu'à l'âge de vingt- deux ans. Pour éveiller en lui le démon qui dormait, il aurait fallu, suivant d'Olivet, la lecture à haute voix d'une ode de Malherbe faite dans un salon de Château-Thierry par un jeune officier. Que cette lecture, dans certaines circonstances, ait laissé une trace vive dans la mémoire du poète, c'est possible, mais il y avait liel âge que le jeune homme lisait et rimait, puisqu'il avait quitté l'Oratoire pour ce motif. Il n'aura pas besoin de nous le dire lui-même plus d'une fois :

Que me sert-il de vivre imioceinment,

D être sans faste et nilliver les Muses?

II»'las! qu'un jour elles seront confuses.

Quand on viendra leur dire en soupirant :

« Le nourrisson que vous chérissiez tant,

Moins pour ses vers que pour ses mœurs faciles.

Qui préférait à la pompe des villes

Vos antres cois, vos chants simples et doux.

Qui, dès l'enfance, a s-cca parmi vous.... »

Vraiment, nous n'en saurions douter. Avec son ami Maucroix, avec son parent Pintrel, il s'exerça, de bonne heure, aux jeux de rimes, comme il étudia, avec eux, les auteurs anciens. Qu'il l'ait fait à bâtons rompus, en simple amateur, sans prétentions, sans ambition, cela est probable; que ses compagnons d'étude, moins l)ien doués (pic lui, mais j)lus slu-

2

18 LA fontaim:.

dieux, aient exercé sur lui une arlion utile en le poussant à mettre plus de suite dans ses lectures et dans ses efforts, cela est vraisemblable. En tout cas, c'est durant ces dix grandes années de loisirs, con- sciemment ou inconsciemment, qu'il prépare son avenir. La traduction de V Eunuque, de Térence, sa première publication en 1654, si pénible, si labo- rieuse, montre quelles peines il prenait pour s'assi- miler le génie antique et pour se former, à l'exemple de son modèle, un style serré, précis, clair, naturel. L'un de ses conseillers, à ce moment, comme il l'est pour tous les jeunes gens, fut Ovide. Les Métamor- phoses Tenchantèrent. Le vent était alors aux longs poèmes; il rêva, lui aussi, de faire des épopées, mais des épopées amoureuses, h' Adonis ^ les Filles de Minée, P/iilcmon et Baucis datent, en grande partie, de cette époque. Malgré le soin avec lequel il les termina et corrigea, d'une main plus sûre, dans sa maturité, il est facile d'y retrouver la première trame sous les retouches postérieures; dans les Filles de Minée, les sutures et ratures sautent aux yeux. Quel- ques pièces dans les Fables et les Contes furent, aussi, composées ou ébauchées à cette époque; ce sont celles, comme Le meunier, son fils et l'dne (faite pour Maucroix, lorsqu'il hésitait à prendre les ordres), qui affectent un certain air de poème ou celles qui trahissent une imitation timide et incer- taine du vieux langage. En tout cas, il perdit moins son temps, même alors, qu'il ne se plut toujours à le (lire et le laisser dire, et lorsqu'il publia V Fu-

SA .ll-.UNKSSK. 111

lUKjiic^ il était déjà mieux armé que la plupart de ses contemporains, par un commerce assidu, dans la solitude, avec les grands écrivains de l'antiquité, comme avec les maîtres conteurs, français et ita- liens, du Moyen Age et de la Renaissance. Sa curio- sité était très ouverte. Tous les romans daventure et d'amour, anciens et modernes, le ravissaient, sur- tout d'Urfé, avec son Astrcr, « œuvre exquise ».

|-^l;int pt'til garçon, je lisais son ronian Et je le lis encore ayant la barbe grise.

Ses tiroirs étaient, en outre, bourrés de projets et d'ébauches. Il était donc tout à fait en état de se présenter dans le monde littéraire à Paris lorsque l'occasion s'en présenterait, et il la désirait.

Chemin faisant, il sétait marié, ou plutôt on l'avait marié. Son père, en bourgeois prudent, vou- lant l'établir, lui avait transmis sa charge de maître des eaux et forêts et choisi une femme, Marie Héri- cart, fille du lieutenant criminel de la Ferté-Milon. Jean avait pris la charge et accepté la femme « par complaisance », sans trop regarder ni à l'une, ni à l'autre. Une chanson qu'on a retrouvée dans les papiers de Maucroix, faite à Reims « peu de jours avant ses noces », montre avec quel sérieux il les V(^yait venir :

Monsieur de La Fontaine,

Caressant un soir Mimi,

Disait : Vos fièvres qnartaines. ..

20 LA rOMAlNi:.

Et réditeiir n'a pas osé publier le reste, tant c'est édifiant! Xi la fonction, ni la femme ne furent d'ail- leurs pour lui causes de grands soucis ; il les négligea autant l'une que l'autre, non de parti pris, mais par nonchalance, puis finit, à la longue, par les aban- donner l'une et l'autre, sans brusquerie, par lassi- tude, presque sans s'en apercevoir. Il resta maître des eaux et forêts jusqu'en i()72, non sans avoir parfois reçu, de Colbert, quelques admonestations sur sa gestion; il continua la vie commune avec sa femme, d'une façon intermittente, jusqu'aux abords de la vieillesse, puis, résidant à Paris, l'oublia com- plètement.

En tout cas, on ne saurait se faire illusion sur la façon singulière dont il comprit jusque-là ou observa ses devoirs de mari. Les aveux qu'il laisse, de temps à autre, échapper lui-même, ne permettent pas de s'y tromper. Les deux familles, en bâclant ce ma- riage, n'y avaient vu, comme d'ordinaire, que leurs convenances, ne tenant compte ni des caractères ni des âges. A ce grand diable échappé qui amusait la Champagne de ses fredaines, impatient de toute règle, incapable de se conduire, on confiait une jolie fillette, qui n'avait pas encore quinze ans, et qui apportait, en dot, plus d'illusions encore que de rentes. Pour achever l'éducation de cette enfant, il eût fallu une maturité que, malgré ses vingt- sept ans. notre poète n'avait pas. !Mlle Héricart, à coup sur, n'était pas sans défauts; nous ne sommes guère en situation, à une telle distance, d'analyser dans quelle

■">1 SA .IKLNKSSE.

„,csu.o les iuipcrfections de son caraclè.-e purenl justifier rindifférence de son mari. Si l'on s'en ,ap- porte à d'Olivcl, •. elle ne manquait m d'espnt, m de beauté, mais, pour rhun.cur, tenait fort de Madame Honesta » ^la prude rcvèche du conte de Bcl- pUé-roA Si l'on écoule la famille, elle était « du carac- tère" le plus doux, le plus complaisant et le plus liant », Si Ton prête l'oreille à cette mauvaise langue de Tallemant, « c'estune coquette qui s'est asse^ mal couvernée depuis quelque temps » et que l'mdillc- rence de son mari fait « sécher de chagrin ». En rea- lité, tous les témoignages contemporains sont plutôt favorables à Mme de La Fontaine, et, s'ils d.lferent sur l'appréciation de ses qualités, ils s'accordent, au moins, sur deux points : c'est que son mari la néo-li<^ea très vite et très ouvertement il est amou- reux où il peut »K c'est qu'il mena avec une incurie inconcevable les affaires financières de la commu- nauté, se contentant, pour toute administration, de vendre de temps i autre quelque lopin de terre, « mangeant son fonds avec son revenu ». La sépara- lion de biens fut prononcée en i05i). Il n y en eul point d'autre. Les choses se trainèrent cahin-calia durant une quaranlaine d'années, jusqu'à ce que la vieillesse isohU tout à fait les époux mal assortis, l'un à Paris, l'aulrc à CliàleauThierry. « U s eloi- o-nait de sa femme le plus souvent et pour le plus Tonglemps qu'il pouvait, mais sans aigreur et sans

bi'uit. »

Nous u-avons, sur Ic^ prcuiiers temps de celte

22 LA FONTAINE.

étrange union , d'autres renseignements qu'une phrase de Tallemant : « Sa femme dit qu'il rêve telle- ment qu'il est quelquefois trois semaines sans croire d'être marié », mais La Fontaine lui-même s'est chargé de nous en donner, çà et là, de plus circon- stanciés sur ceux qui suivirent. Les seules lettres à sa femme qui nous aient été conservées, celles qu'il lui écrivit durant son voyage à Limoges, en 1663, après quinze ans de mariage, jettent des jours sin- guliers sur ses façons de penser et d'agir en ménage. On y constate que l'incompatibilité d'humeur entre les deux époux provenait comme il arrive fréquem- ment, bien plus d'une similitude dans les goûts que d'une hostilité dans les caractères et que celte dan- gereuse similitude était développée parle mari même avec une étourderie et une inconscience dont il devait porter la peine. Chose bien curieuse, en effet, mais si naturelle! Savez-vous ce que lui, le dépen- sier, le rêveur, le distrait, le rimeur reproche surtout à sa femme? Son indifférence pour les soins domes- tiques, sa passion pour la lecture. Son égoïsme de grand enfant qui, ayant toujours besoin d'être gou- verné, dut s'en remettre toujours, pour la vie quoti- dienne, à la tutelle la plus proche et la moins pesante, l)erce avec une terrible naïveté. Il est désolé, tout comme Chrysale, que Mlle de La Fontaine ne soit pas une excellente ménagère : « Vous ne jouez, ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage, et, hors le temps que vos bonnes amies vous donnent par cha- rité, il n'y a que les romans qui vous divertissent.

SA .lEUM-bSi:. 23

C'est un fond bien épuisé. Vous avez lu tant de fois les vieux que vous les savez; il s'en fait peu de nou- veaux et, parmi ce peu, tous ne sont pas bons; aussi vous demeurerez souvent à sec. » Il est donc bien résolu à faire de sa femme une personne sérieuse, et, lui-même, commence à prêcher d'exemple; il dompte, non sans effort, sa propre paresse, il lui rédige de longues relations, à chaque étape : « Con- sidérez l'utilité que ce vous serait si, en badinant, je vous avais accoutumée à l'histoire, soit des livres, soit des personnes; vous auriez de quoi vous désen- nuyer toute votre vie » Quel excellent professeur!

Malheureusement, la leçon ne dure pas. Une minute après, il s'épouvante lui-même des résultats qu'il pourrait obtenir. Si son écolière allait trop apprendre et devenir ennuyeuse ! « Pourvu, ajoute-t-il, que ce soit sans intention de rien retenir, moins encore de rien citer. Ce n'est pas une bonne qualité pour une femme d'être savante; et c'en est une très mauvaise d'affecler de paraître telle. » Il était un peu tard pour changer, chez la jeune femme, une direction de goûts qu'il avait sans doute encouragée le pre- mier. Sa femme était-elle, vraiment, romanesque et pédante? L'avait-elle impatienté en se mêlant de lui donner des conseils littéraires? On serait tenté de le croire en voyant, l'année précédente, le jeune Racine, exilé à Uzès, [)rier son tolérant Mentor de joindre, à ses propres avis sur le petit poème des Bains Je J'cnus, les observations critiques de sa savante moilié : « Je fais la même prière à votre

24 LA FONTAINE.

académie de Chàteau-Thierrv, surtout à Mlle de La Fontaine. Je ne lui demande aucune grâce pour mes ouvrages; qu'elle les traite rigoureusement. » La dame avait donc une réputation de bas-l^leu auto- risé et sévère, et l'académie se tenait dans son salon. Or on sait ce que La Fontaine pensa tou- jours de la critique; nous ne sommes point surj)ris qu'au lieu de la trouver installée chez lui, il eût pré- féré un dîner cuit à point.

Mme de La Fontaine était lettrée, peut-être trop lettrée ou trop mal, au gré de son mari. En tout cas, elle n'était point prude, si l'on en juge par la nature des confidences que lui faisait son corres- pondant. Si elle avait des dispositions à la jalousie, elle trouvait, en vérité, de quoi les entretenir. Un célibataire en voyage ne raconte pas plus gaîment à un camarade de plaisirs ses bonnes fortunes ou ses envies de bonnes fortunes. Cela commence à Bourg- la-Reine et ne cesse pas, durant vingt jours, jusqu'à Limoges. Dans le carrosse du départ, « point de moines, mais en récompense trois femmes. Parmi les trois femmes, une Poitevine c{ui se qualifiait comtesse; elle paraissait assez jeune et de taille raisonnable, témoignait avoir de l'esprit, déguisait son nom, et venait de plaider en séparation contre son mari : toutes qualités de bon augure, et j'y eusse trouvé matière de cajolerie, si la beauté s'y fût rencontrée, mais sans elle rien ne me touche ; c'est à mon avis le princij)al point : je vous défie de mo fairr- trouver un grain de sel dans une j)er-

SA .IKUNKSSE.

sonne ù qui elle manque. » Pour ne point perdre son teni[)s avec la Poitevine, il s'informe, auprès d'elle, des belles personnes qu'il peut y avoir à Poi- tiers; il y a notamment deux femmes galantes, la Barigf/i/ et la Landra, dont les aventures lui mettent l'eau à la bouche : « Poitiers, ville mal pavée, pleine d'écoliers, abondante en palais et en moines. Il y a en récompense nombre de belles, et l'on y fait l'amour aussi volontiers qu'en lieu de la terre J'eus quelque regret de n'y point passer; vous en pourriez aisément deviner la cause. » Sous les om- brages de Bellac « il se plairait extrêmement à avoir une aventure amoureuse ». Dans une auberge de Bellac, il cajole la fille du logis qui porte une jolie coiffure, « une espèce de cale à oreilles, des plus mignonnes, et bordée d'un galon d'or large de trois doigts. La pauvre fille, croyant bien faire, alla quérir sa cale de cérémonie pour me la montrer. Passé Ghavignac, l'on ne parle quasi plus français; ce[)endant cette personne m'entendit sans beaucoup de peine. Les fleurettes s'entendent partout et ont cela de commode qu'elles portent avec elles leur trucheman. Tout méchant qu'était notre gîte, je ne laissai pas d'y avoir une nuit fort douce. IMon som- meil ne fut nullement bigarré de songes comme il a coutume de l'être; si pourtant Mor|)hée m'eût amené la fille de l'hôte, je pense l)ien que je ne l'aurais pas renvoyée; il ne le fit point, et je m'en passai. » Et c'est sur ce ton vif et enjoué de galant badinage que continue, jusqu'au bout, celte cori'espondance ori-

26 LA FONTAINE.

ginale et amusante qui s'annonçait, au début, comme un cours d'histoire.

Non, à coup sûr, Mme de La Fontaine n'était pas une bégueule. Il semble même que son mari l'avait aguerrie depuis longtemps à toutes sortes de li- bertés en fait de livres et d'œuvres d'art. Parmi les statues antiques du château de Richelieu, qu'il lui énumère complaisamment, il signale « une dame grecque, une autre dame romaine, avec une autre sortant du bain. Avouons le vrai; cette dame sortant du bain n'est pas celle que vous verriez le moins volontiers. Je ne saurais vous dire comme elle est faite, ne l'ayant considérée que fort peu de temps. » La vue des Esclaves de Michel-Ange, qu'il admire et comprend d'ailleurs avec une intelligence d'artiste, lui inspire une allusion, assez inattendue dans la bouche d'un mari, à la puissance séductrice de sa femme : « 11 m'est impossible de tomber sur ce mot d'esclave, sans m'arrêter : que voulez-vous? chacun aime à parler de son métier, ceci soit dit sans vous faire tort. Pour revenir à nos deux captifs, je pense bien qu'il y a eu autrefois des esclaves de votre façon qu'on a estimés; mais ils auraient de la peine à valoir autant que ceux-ci. » Est-ce un souvenir personnel, un aveu fugitif d'une séduction subie, dont il aurait souffert et qui n'a pas duré? Serait-ce une allusion à des coquetteries vis-à-vis d'étran- gers? Si débonnaire, si étranger à la jalousie, ajou- tons même, si indifférent et si tolérant, que fût cet époux vaga])ond,.on a quelque peine à croire à une

SA JKUNKSSK. 21

seiiil)Ial)lc impei'linence dans une lettre qui devait j)rol)al)lement passer sous les yeux de tout le petit cercle de Chateau-Thierrv. Un peu plus loin, il semble encore, par allusion, se plaindre de la froi- deur de leur union. Il est à Châtellerault, chez un parent octogénaire, mais de verte allure, « qui de- meure encore onze heures à cheval sans s'incom- moder », un de ces Pidoux « qui ont du nez, et "abondamment ». Ce beau vieillard, « qui s'est marié plus d'une fois », fait l'admiration de son petit-neveu. « La femme qu'il a maintenant est bien faite et a certainement du mérite. Je lui sais bon gré d'une chose, c'est qu'elle cajole son mari, et vit avec lui comme si c'était son galant. Il y a ainsi d'heu- reuses vieillesses, à qui les plaisirs, l'amour et les grâces tiennent compagnie jusqu'au bout; il n'y en a guère, mais il y en a. » Il voit beaucoup d'enfants dans la maison, mais dédaigne de les compter, « son humeur n'étant nullement de s'arrêter à ce petit peu- ple ». Une seule des grandes filles l'intéresse, parce qu'elle est encore charmante , quoique défigurée par la petite vérole, et il regrette, en psychologue curieux, do ne point séjourner à Châtellerault, car il aurait été « l)ien résolu de la tourner de tant de côtés, que j'aurais découvert ce qu'elle a dans l'âme, et si elle est capable de passion secrète ». Pour un bonhomme qui va se faire prendre, à Paris, pour un naif et un gobe-mouches, voilà qui n'est pas mal. Quel malheur que presque tout le reste de la cor- respondance inlime de La Fontaine, soil avec Mau-

28 LA lO-XTAINE.

croix, soit avec Racine, ait disparu, probalilenient anéantie par des scrupules dévots; comme elle nous en dirait long sur la mobilité de ses impressions, leur vivacité et leur originalité!

On voit de reste, par tous ces traits, combien notre homme avait peu des qualités nécessaires à un mari. Il n'avait pas de vocation plus déterminée pour la paternité, et, comme son sentiment du devoir, sur ces deux points, ne paraît jamais avoir dépassé le sentiment des convenances, il fut un père mé- diocre autant qu'un médiocre époux. Xous avons vu avec quel mépris il parle du petit peuple qu'il trouve chez son parent de Châtellerault et il ne ces- sera jamais d'avoir pour les enfants l'indifférence égoïste du célibataire qui déteste le bruit. A cette époque, il a un fils de dix ans, et il n'}' pense qu'une fois, dans sa première lettre, en quittant Paris, à Clamart. « Faites bien mes recommandations à votre uiarmot, et dites-lui que j'amènerai de ce pays-là quelque beau petit chaperon pour le faire jouer et pour lui tenir compagnie. « L'enfant ne sera qu'un prétexte pour em])aucher une jolie servante. Si l'on en croyait les anecdotiers contemporains (mais nous savons combien il s'en faut défier!), le père aurait poussé l'inconscience jusqu'à ne plus reconnaître son fils, plus tard, lorsqu'il le rencontrait par hasard. Il s'en rapporta à ses amis, à jNIaucroix, au prési- dent du llarlay, pour l'élever et })our le caser. Charles de la Fontaine semble avoir subi les con- séquences de cette éducation de hasard; ce fut un

SA JRUNKSSE. 2'»

Iidinme médiocre auquel on procura, dans son âge inùr, à Troyes, un emploi dans les aides, « f[ui fui (Mitre ses mains précisément ce cju'il aurait été entre les mains du père ». En tout cas, nous ne les trou- vons ni lui, ni sa mère, auprès de La Fontaine durant ses dernières maladies, pas même à son lit de mort.

La Fontaine n'eut-il jamais conscience de ses torts envers sa femme? Ne se repentit-il jamais de ses légèretés? Il était, au fond, trop bon pour n'en pas souffrir et trop sincère pour ne pas le dire. Les aveux lui échappent frécjuemment. Celui qui a écrit Philémon et Baucis n'avait pas un cœur sec; une larme coule dans plus d'un vers !

Pour peu que dos ôpoux séjournent sous leur ombre, Ils s'aiment jusqu'au bout malgré TefFort des ans. Ah! si.... Mais autre part j'ai porté mes présents.

Dans les Contes même, il y pense plus d'une fois :

Le nœud d"hynien doit être respecté, Veut de la foi, veut de l'honnêteté.... Je donne ici de beaux conseils sans doute : Les ai-jo pris pour moi-même? Hélas! non.

Mais combien ces apparences de remords étaient fugitives, combien ces soupirs étaient passagers! L'extrême besoin d'indépendance et d'impressions changeantes qui était le fond de l'homme, lui faisait bien vite repousser juscju'au souvenir d'une chaîne qui lui avait tant pesé. Il touchait à ses soixante- dix ans, qu'il conservait encore sur le mariage les

;iO LA lONTATNi:.

idées partinilières qu'il avait appliquées aver tant (le succès :

Je soutiens et dis hautement Que l'hymen esibon seulement Poui* les gens de certaines classes; Je le souffre à ceux du haut rang-. Lorsque la noblesse du sang. L'esprit, la douceur, et les grâces. Sont joints au bien; et lit à part. Il me faut plus à mon égard. Eh quoi ? De l'argent sans affaire. Xe me voir autre chose à faire, Depuis le matin jusqu'au soir. Que de suivre en tout mon vouloir. Femme, de plus, assez prudente Pour me seruir de confidente ; Et, quand j'aurais tout à mon choix, J'y songerais encor deux fois.

La publication de l'Eunuque en 1654 dut entrer pour quelque chose dans le relâchement des liens fragiles qui unissaient depuis sept ans déjà ces deux époux, encore si jeunes, mais si fatigués l'un de l'autre. Toute médiocre qu'elle fût, l'œuvre attira l'attention sur l'auteur; on parla de lui à Paris, ses amis s'employèrent pour qu'il y vînt prendre sa place au milieu des jeunes hommes qui commen- çaient à se pressentir et à se grouper vis-à-vis de l'Hôtel Rambouillet. Justement, à ce moment, La Fontaine était non moins harcelé par les embarras d'argent que fatigué par son intérieur. Son frère aîné qui lui avait donné tous ses biens, sous la seule réserve d'une rente viagère, effrayé par ses dilapidations, était revenu sur sa générosité. Il allait

SA .IK T:\r.ssK. ;il

inrossamment être obligé, en 105(3, de vendre à son Ijcau-frère une de ses meilleures fermes; la famille sollicitait sa séparation de biens avec sa femme; son j)ère qui allait bientôt mourir, en 1658, s'apprêtait à lui laisser des affaires fort compliquées et embar- rassées. Le meilleur de son temps se passait chez les notaires, les avocats, les huissiers, le reste dans un intérieur on lui faisait la moue, sinon des scènes et des remontrances. S'échapper vers Paris, y rester le plus longtemps et le plus souvent pos- sible, se dérober en sourdine à tous ces tracas, ne serait-ce pas le bonheur? Un homme de lettres sans situation et sans fortune n'avait alors d'autre res- source que d'accepter la protection d'un grand sei- gneur. Le plus haut personnage du moment, après le jeune roi, presque autant que le jeune roi, c'était le magnifique surintendant Fouquet : on présenta La Fontaine à Fouquet.

CHAPITRE II

LA FONTAINE ET FOUQUET

(lG57-lGn3)

Avec le carartère que nous lui connaissons, rien d'étonnant que La Fontaine se soit laissé faire, lorsque l'oncle de sa femme, Jannart, homme excel- lent et serviable, qui l'avait déjà obligé de ses con- seils et de sa bourbe en mainte occasion, lui proposa de le recommander à son patron, procureur général on même temps que surintendant, auprès duquel il remplissait les fonctions de substitut. La générosité de Fouquet était proverbiale, la grâce dont il accom- jiagnait ses libéralités ne l'était pas moins. Cor- neille, Brébeuf, Benserade, Bois-Robert, Gombaut, Charles Perrault, les plus illustres de l'Académie, s'honoraient d'être ses clients. « Il m'a donné une pension sans que je la lui aie demandée! » s'écrie, reconnaissant, le pauvre cul-de-jatte Scarron sur son lit de douleur. Le surintendant se connaissait en

LA fontaim: i;t fouquet, 33

hommes; il flaira, du premier coup, la valeur du Champenois sous ses allures empruntées. Aussi avisés l'un que l'autre, de même humeur gaie et libre, le protecteur et le protégé s'entendirent vite, à demi-mots, en souriant. Le poète présenta son Adonis, le financier promit une pension.

En api^ortant dans la petite cour de Saint-Mandé et de ^'aux, comme spécimen de son savoir-faire, une façon de poème épique, le nouveau venu se con- formait au goût régnant, qui allait bientôt faire place à de nouvelles modes. Presque tous les tenants de l'ancienne école poétique, celle de Louis XIII et de la Piégence, plus ou moins malherbisés, mais se rat- tachant encore, par l'habitude ou le regret, au mou- vement antérieur du xvi^ siècle, venaient de livrer à la désillusion publique leurs essais malheureux de vastes épopées. Le Moïse de Saint-Amant en 1651, le Saint-Louis du P. Lemoyne en 1653, VAlaj\'c de G. de Scudéry en 1654, la Pucelle de Chapelain en 1656, le Clovis de Desmarets en 1657, avaient, coup sur coup, accablé la patience des plus vigou- reux lecteurs. Vu' Adonis, de proportions moins am- bitieuses, d'un style moins enflé, dut paraître un soulagement inattendu. Si ce petit ouvrage, inégal et incertain, n'a pas de quoi nous faire regretter que La Fontaine n'ait pas été encouragé, paj' les événements, à suivre la voie périlleuse dans laquelle ses prédécesseurs venaient de s'embourber, on doiti pourtant y remarquer une aisance et une rapidité! dans le récit, une élégance pittoresque dans la des-i

3

34 LA FONTAINE.

< ription, un sentiment de proportion, d'harmonie, d'unité qui révélaient mieux qu'un docile élève de Malherbe, qui annonçaient un successeur sage et réfléchi de la Renaissance, un interprète ému et libre de l'antiquité. h\4dojus est un des morceaux qu'André Chénier devait lire plus tard avec le plus de profit. On y retrouve déjà, non seulement des vers descriptifs, d'une couleur douce et fine, à la façon des Grecs, mais aussi leur enthousiasme tendre et profond pour la nature et pour la beauté que personne ne devait plus, dans l'intervalle, exprimer d'un langage si suave et si harmonieux :

Je nai jamais chanté que lombrage des bois. Flore, Écho, les Zéphirs et leurs molles haleines, Le vert tapis des prés et l'argent des fontaines.

Rien ne manque à Vénus, ni les lis, ni les roses, Ni le mélange exquis des plus aimables choses, Ni le charme secret dont lœil est enchanté, Ni la grâce, plus belle encor que la beauté.

Quoi.' vous quittez les cieux et les quittez pour moi!

Il me serait permis d'aimer une immortelle!

Amour rend ses sujets tous égaux, lui dit-elle ;

La beauté^ dont les traits, même aux dieux^ sont si doux,

Est quelque chose encor de plus diuin que nous.

Xi Pétrarque, ni Ronsard, n'eussent mieux dit, et le froid Malherbe ne connaît pas ces extases déli- cates. Si l'on pense, d'autre part, que le jeune Racine, âgé de dix-huit ans, terminait alors à peine ses études, on doit reconnaître, sur ce point comme sur d'autres, à La Fontaine des mérites de précur- seur et d'initiateur que sa personnalité modeste et

LA FONTAINK KT FOUQUKT. 35

effacée a trop fait oul)lier. X'est-ce pas dans V Adonis que se trouvent aussi ces vers sur la volupté, d'une mélancolie si anxieuse, qu'on croit entendre le plus sincère et le plus délicat des poètes contemporains?

0 vous, tristes plaisirs leur ànic se noie, l'aiiis et derniers efforts d'une imparfaite joie, Délicieux moments, vous ne reviendrez plus !

Ces beaux vers ne pourraient-ils servir d'épigraphe aux Vaines Tendresses'^ Et, lorsque La Fontaine, un peu plus tard, relisait, avec attendrissement, cette œuvre de jeunesse, n'avait-il pas quelque raison de regretter le noble enthousiasme qui l'animait alors? « Quand j'en conçus le dessein, dit-il, j'avais plus d'imagination que je n'en ai aujourd'hui. Je m'étais toute ma vie exercé en ce genre de poésie que nous nommons héroïque; c'est assurément le plus beau de tous, le plus fleuri, le plus susceptible d'orne- ment, et de ces figures nobles et hardies qui fontune langue à part, une langue assez charmante pour mériter qu'on l'appelle la langue des Dieux. » La déclaration est intéressante, mais nous n'en avions pas besoin pour savoir qu'à ce moment La Fontaine, nourri de Virgile, d'Ovide, de Platon, était sorti de sa petite ville avec des ambitions plus hautes que celles d'un conteur de grivoiseries pour les désd'u- vrés ou de moralités pour les enfants. La plupart des ouvrages qu'il entreprit alors, dont beaucoup sont restés inachevés, ont un souffle de gravité et de grandeur qui suffit à les dater. Par malheur, il arri-

3(j LA FOXTAINF.

vait trop tard. Après cette avalanche d'épopées arti- ficielles, après les querelles puériles de Job et à'Ura- nie, on était las des pédants, et l'on commençait à se défier de toute littérature solennelle et grave.

C'était un comédien errant, un certain Molière, dont les farces avaient amusé le Languedoc, qui attirait, pour l'instant, l'attention : les Précieuses ridicules 1059; allaient bientôt sonner le glas de l'Hôtel Rambouillet. On parlait aussi d'un jeune robin qui colportait, par la ville, des fragments de satires mordantes dans lesquelles le grand Chapelain lui-même était impitoyablement conspué. Il y avait, de toutes parts, un retour vers la réalité, la sim- plicité, la gaieté, qui n'était guère favorable à une rénovation du poème élégiaque ou pastoral. La Fon-. taine, essentiellement malléable et sensible, comme pas un, à toutes les variations d'atmosphères, tâta' les cordes de sa l^^re; il sentit que la note poétique ne trouvait plus d'écho, il fit tinter la note plaisante. L'un de ses premiers succès dans le Salon de Fou- quet fut une épître,plus que risquée, en style maro- tique, à une « fort honneste dame » de religieuse, celle-là même , dit-on , avec laquelle il avait été surpris, en étrange posture, dans le logis conjugal :

Très révérende mère en Dieu Qui révérende n'êtes guère, Et qui moins encore êtes mère, On vous adore en certain lieu....

C'est qu'on trouve ces vers cités dans tous les traités de versification comme exemples d'un rythme

LA iontaim: i:t louQLtr. M

leste et pétulant et qui s'adressent aux appas de la nonne :

Que les oliamps libres un leur laisse

Un peu.

Je gag^e Qu'on verra, s'ils sortent de cage,

Beau jeu.

Ce badinage indécent lit oublier Adonis. Mme de Sévigné le colporta partout avec enthousiasme, plaçant l'auteur « entre les Dieux «. La Fontaine, pour remercier la marquise, lui adressa un dizain dans un style plus raarotique encore. Le sort en étaiti jeté. Des deux génies qui sommeillaient dans l'àmel encore incertaine du poète docile et mobile, le génie allique et le génie gaulois, c'était le dernier, le génie gaulois, charmant mais léger, libre mais sans scrupules, qu'allait d'abord éveiller et toujours encouraoer le g-oût fatio-ué de la société vaniteuse

o o f?

et distraite dans laquelle il allait vivre.

Il est possible que, personnellement, Fouquet, amateur d'esprit curieux et ouvert, fût disposé à encourager, chez son protégé, des tentatives d'un ordre plus élevé, mais le cercle de ses clients et adulateurs n'en cherchait pas si long. C'était, pour des oisifs, une bonne fortune de mettre la main sur unrimeur si adroit, tournant la pièce de circonstance avec une désinvolture si piquante et une pointe de grivoiserie si finement aiguisée . 11 fallut que le poète prît, en vers, l'engagement de payer réguliè- rement, tous les trois mois, la rente poétique que le

38 LA FONTAINE.

surintendant réclamait « pour le soin qu'il prenait de faire valoir ses vers y>. C'étaient les quittances des termes de sa pension. A la Saint-Jean, ce seront des madrigaux,

Courts et troussés, et de taille mignonne. Long-ue lecture en été n'est pas bonne.

A l'automne, pendant les vendanges, quelques menus

vers :

Ne dites point que c'est menu présent : Ces menus cers sont en vogue à présent.

Au 1' 'janvier, une ballade. A Pâques, le jour saint, ce jour-là seulement, une poésie sérieuse :

Pour achever toute la pension. Quelque sonnet plein de dévotion. Ce terme-là pourroit être le pire : On me voit peu sur tels sujets écrire.

Et le surintendant tenait sa comptabilité avec un soin rigoureux ! Quand son débiteur le faisait attendre, il le relançait; quand il ne lui donnait pas bonne mesure, il se plaignait. En 1660, il lui sembla que trois madrigaux, c'était trop peu. A quoi Jean lui répondit, de ce ton goguenard et l)atelin qu'il excellait déjà à prendre pour faire avaler aux gens d'étonnantes impertinences et de dures vérités, que, si ce n'était pas le compte de son créancier, c'était son compte à lui; qu'en ces sortes de marchandises, c'est la qualité et non le

LA FONTAIXE ET FOUQUET. 39

volume qui importe, et que, lorsque les vers sont lions, tout homme intelligent, « tout prud'homme »

Les prend au poids au lieu do les compter.

Toutes ces fournitures trimestrielles nous ont été conservées. Si minces qu'elles fussent, notre apprenti courtisan, l'âme trop pleine encore de plus hauts rêves longtemps suivis dans les sentiers silencieux des prairies et des bois, ne les fabriquait qu'à con- tre-cœur et ne les livrait qu'à la dernière extrémité. Presque toutes , péniblement martelées , exhalent l'ennui et l'effort. Comme il se bat les flancs pour trouver des sujets ! C'est une Ode à Madame la S HP intendante sur ce quelle est accouchée avant terme, dans le carrosse, en revenant de Toulouse, une autre sur la Paix des Pyrénées, une troisième sur le Ma- riage de Madame. Quand il ne trouve rien, il fait une ballade qu'il intitule carrément Pour le premier terme ou Pour le second terme. A ce second terme, il n'y tient plus, il déclare qu'il sue, qu'il est en eau, qu'il est à bout, et prend pour refrain :

Promettre est un, et tenir est un autre.

Il gâche sa besogne avec tant d'étourderie qu'en complimentant la surintendante sur son dernier accouchement il lui arrive d'oublier le nombre de ses enfants. Il la félicite d'être a mère de deux Amours », lorsqu'il \ en avait déjà trois. La légèreté était un peu forte et l'on en rit beaucoup; mais qiie

LA FOMAl-NE.

de fantaisies et de hardiesses ne passe-t-on point à un distrait de ce calibre?

Par le ton qui règne dans toutes ces poésies de commande, aussi bien que dans les épîtres ou lettres adressées à Fouquet, nous pouvons juger de la nature des rapports qui s'étaient établis entre le protégé et le protecteur. Dans létat de nos mœurs littéraires qui ne sont pas meilleures peut-être, mais qui sont différentes, nous avons cjuclque peine à nous imaginer une semblable situation sans un avilissement honteux de l'obligé. Il est bien certain que dès cette époque il se trouvait, parmi les écri- vains, certaines âmes plus fières auxquelles répu- gnaient ces apparences de servitude, et qui s'effor- cèrent de vivre indépendants, mais ce furent de rares exceptions . La faiblesse de caractère qui n'avait permis à La Fontaine de diriger convena- blement ni son ménage ni ses affaires, le livrait plus que tout autre, sans défense, à un genre de séduction, qui, dans les idées du temps, était un honneur pour l'écrivain qui en était l'objet. Il n'y a guère de poète, à ce moment, qui ne soit pen- sionné par quelqu'un, roi, prince ou grand sei- gneur, et celui-là seul en reste avili qui s'est abaissé lui-même par l'humilité de son allure ou l'excès de ses flatteries. Alors, comme aujourd'hui, tant valait l'homme, tant valait l'usage, et la mendicité litté- raire n'était ni plus ni moins ignoble pour s'exercer vis-à-vis de hauts personnages, que pour être pra- tiquée dans les antichambres officielles, les officines

LA iONTAlNE ET FOUQUET.

41

de librairies, les coupe-gorge du journalisme. La Fontaine, sous ce rapport, ne fut meilleur ni pire que la plupart de ses contemporains. Il flatta Fou- quet, il le flatta démesurément, comme il devait flatter plus tard, successivement, et plus démesuré- ment encore, Mme de Montespan et Mme de Fon- langes, le roi et Golbert, le dauphin et les bâtards. Hélas! qui n'en faisait pas autant, et, en fin de .compte, qui cela trompait-il? Ce qu'il y a de remar- quable dans ces flatteries obligatoires que La Fon- taine adressait aux grands, c'est qu'elles sont le plus souvent d'une maladresse qui accuse sur-le-champ son embarras. Lui si délicat et si fin lorsqu'il dit ce qu'il pense, il perd toute grâce et tout charme lorsqu'il se force et s'affecte; sa gaucherie à exécuter toute besogne imposée fait encore, en quelque sorte, l'éloge de sa sincérité.

Avec le surintendant, il se mit vite à l'aise, car il l'aima réellement, comme il aima tous ceux qui lui passaient ses manières distraites et ses inégalités d'humeur et qui le laissaient vivre à sa guise. 11 retrouvait sans doute, dans le magnifique et libéral surintendant, cette bienveillance familière qui, chez François 1", déliait la langue de son aieul Marot, et il en profitait, comme lui, avec la même désinvolture, pour traiter d'égal à égal, pour reprendre son rang, et, au besoin, lancer de droite et de gauche, tout en montrant patte de velours, tout en somnolant et en ronronnant, quelques coups de griffé, en souvenir des humiliations reçues et des sottises mal digérées.

42 LA FONTAINE.

L'épître dans laquelle il se plaint d'avoir fait le pied de grue, en attendant Fouquet, dans sa galerie d'antiquités à Saint-Maiidé, est un modèle de persi- flage qui suppose autant d'esprit chez le patron pour l'entendre que chez le protégé pour se le permettre :

J'eus le cœur gros, sans vous mentir,

Un demi-jour, pas davantag-e.

Car enfin ce serait dommage

Que, prenant trop mon intérêt,

Vous en crussiez plus qu'il n'en est....

Et il lui demande un autre rendez-vous.

Je ne serai pas importun, Je prendrai votre heure et la viienue; Si je vois qu'on vous entretienne, Jattendrai fort paisiblement.

L'amitié de Fouquet eut heureusement, pour le poète provincial, des résultats plus sérieux que celui de lui faire rimer des pièces de circonstance, j)lus ou moins spirituelles. Elle l'introduisit dans le monde des courtisans et des gens d'affaires et compléta ainsi son expérience de la vie. Elle le mit en rapport avec ce que Paris comptait alors de |)lus distingué en fait d'hommes et de femmes. C'est chez Fouquet, nous l'avons vu, qu'il conquit d'emblée l'amitié sûre de Mme de Sévigné; c'est chez Fouquet, sans doute, qu'il connut Chapelain, Mlle de Scudéry , Desmarets, Conrart, tout le groupe des poètes et des romanciers de la généra- tion vieillissante, pour lesquels il devait, dans leur chute, conserver toujours des égards affectueux;

LA FONTAlNi: KT FOUQUET. 4:5

c'est chez Fouquel, enfin, qu'il se lia, d'une aiiection rapide et vive, avec le chef le plus en vue de la nouvelle école, avec celui qui était le mieux fait pour le comprendre et pour le soutenir, avec Molière. Et de quel ton heureux et triomphant il entre avec lui en campagne !

C'est un ouvrag:e de Molière !

Cet écrivain par sa manière

Charme à présent toute la cour.

De la façon que son nom court

Il doit être par delà Rome :

Ten suis rm'i, car c'est vion homme!

Nou< avons changé de méthode, Judelet uest plus à la mode. El maintenant // ne faut pas Quitter la nature d'un pas !

Oui, en effet, c'est son homme, et ils s'entendirent de suite. Et lui aussi, dès ce moment, il va s'efforcer (le ne plus quitter la nature d'un pas, mais sans renoncer, plus que son grand ami, à toutes les libertés acquises. Tous deux vont, avant peu, être escortés par deux jeunes cadets, Boileau et Racine, mais, à ce moment, le satirique n'a que vingt-qua- tre ans, il montre à peine ses premières dents, et le futur tragique, plus jeune encore, en est à ses timides essais. Si Molière et La Fontaine les connurent, dès lors il est naturel de penser que la dilférence d'âge maintint d'abord entre eux une certaine réserve, sinon celle d'élèves envers leurs maîtres, au moins celle de fdleuls envers leurs par- rains. Les jeunes gens devaient s'enhardir vite à

44 LA lONTAI.NE.

taj)er sur le ventre du bonhomme, si affable et si longanime, mais, à ce moment, c'est le bonhomme, avec le comédien, qui leur montre la voie, la leur ouvrant plus large qu'ils ne pourront ou voudront la suivre.

Malheureusement, tandis que le directeur actif et fécond de l'Illustre Théâtre donnait de plus en plus un libre essor à son génie, le pensionné de Fou- quet, somnolent et peu pressé, continue à travailler sur commande. De 1660 à 1663, tous ses efforts sem- blent mollement concentrés sur un vaste ouvrage en l'honneur du patron et de sa magnificence. Le Songe de Vau.v ne devait jamais être achevé. Lorsque le poêle le publia, tel quel, plus tard, il l'accompagna d'une préface mélancolique : « J'y consumai près de trois années.... Je reprendrais ce dessein si j'avaisi quelque espérance qu'il réussît, et qu'un tel ouvrage! pût plaire aux gens d'aujourd'hui; car la poésie» lyrique et riiéroique qui doivent y régner, ne sont plus en vogue comme elles étaient alors. « Sentez- vous l'amertume du temps inutilement perdu et aussi cette ])ointe de regret, ce coup d'œil chagrin rejeté en arriére vers certaines hautes cimes de la j)oésie auxquelles il croyait pouvoir aspirer? Mais La Fon- taine n'était pas homme à lutter contre un courant quelconque. C'est seulement un peu plus tard, lors- qu'il sera en pleine force et en |)leine renommée, qu'il osera, quelquefois, timidement, comme par hasard, avec toutes sortes de précautions, s'aban- donner, dans ses belles fables, à des élans lyriques

LA 1-OMAIM-: KT lOL \^U1:T. 45

OU des éclats éj)iques. faiblement accueillis désor- mais par les beaux esprits. Bientôt il n'y aura plus, en France, que deux sortes de poésies, la poésie dramatique, de plus en plus réglée, compassée, desséchée, et la poésie didactique, pénible et froide, ou, pour mieux dire, la prose rimée.

Les trois fragments dont se compose- le Songe (le Vaux, « échantillons, dit-il lui-même, de l'un et l'autre style » . nous font assister, d'une façon curieuse, 1 à l'évolution rapide qui se fait, dans ce talent impres- sionnable, sous l'influence de la mode et des événe- ments. Le cadre est banal. C'est un rêve, comme le Roman çlc la Rose, le Songe de Poli/p/ule, le Songe rie Sclpion, modèles vénérables, autant qu'ennuyeux, dont l'auteur se recommande, pour s'excuser. Il s'est endormi et son rêve lui montre le château de Vaux, non pas tel qu'il est, car on y travaille encore, mais tel qu'il sera dans l'avenir. L'ouvrage devait être mêlé de vers et de prose; les vers y sont presque toujours très supérieurs à la prose. Il est assez dif- ficile, malgré toutes les explications que donne l'au- teur, de rétablir le plan de cette grosse machine, si tant est que son indolence eût réussi à le constituer. De ce pêle-mêle incohérent de tirades didactiques, de madrigaux quinlessenciés, de descriptions plas- tiques et pittoresques, d'allégories mythologiques, de chansons et de fables, serait-il jamais sorti rien d'harmonieux? Il est heureux peut-être que le monu- ment soit resté à l'état de construction inachevée. Quelques beaux fragments, gisant sur le sol. suffisent

iti LA FONTAINE.

à nous donner l'idée des agréments que l'artiste eût mis dans le décor et les accessoires, mais la peine qu'il éprouve déjà à relier ces débris par quelques supports laborieux, laisse à penser que l'ensemble eût été d'un aspect fort lourd et péniblement com- pliqué.

Le plus gros morceau, le morceau de résistance, dans la première partie, est un entretien entre ÏAr- cliitecturr, la Peinture, V Horticulture et la Poésie. Ces quatre Dames, appelées par le maître de ^ aux j)Our embellir sa résidence, entament une discussion théorique sur leurs mérites respectifs. Palatiane, l'Architecture, explique, en termes précis et élégants, qu'elle est l'art fondamental et indispensable, .4y:)e/- lanire, la Peinture, remet à sa place cette sœur un peu fière, en lui disant « qu'elle n'est qu'utile » et que, le plus souvent, ce n'est point pour elle-même qu'on l'aime et qu'on l'admire, car sans le décoi" on penserait })eu à la maison. Son art, à elle, d'ail- leurs, n'est pas limité, comme celui de sa rivale. Il s'étend sur tout, sur le passé, le présent, l'avenir. Palatiane ne se tient pas pour Ijattue, réplique, rappelle les illustres monuments dont elle a couvert la terre, « tous ces ouvrages hardis dont l'imagination se trouve effrayée, ces amas de pierre qui font croire que l'EgN'pte a été peuplée de géants, et qui ont épuisé les forces de plusieurs millions d'hommes, aussi bien que les trésors d'une longue suite de rois ». l/intervention Ilortésie ., la déesse des jardins, charmante plaideuse, mais '( d'une beauté trop frêle

LA FONTAIM-: HT FOUQUKT. ' '

et trop journalic-re » pour qu'on pense à lui accorder le prix, n'apaise pas la querelle entre Palatiane et \pellanire. Pour les faire taire, il ne faut rien moins ,,ue l'apparition etl'éloquence de Calliopée, laPoesie, qui réclame, pour ses oeuvres seules, l'eternite refusée aux ouvrages fragiles du ciseau et du pinceau, et qui leur dit, à toutes trois, nettement leur lait : d'abord à l'Architecture :

Elle loge les Dieux, ot moi je les ai faits;

puis à la Peinture :

La peinture après tout n'a droit que sur les corps : Il n'appartient qu'à moi de montrer les ressorts Qui font mouvoir une âme et la rendent visible^: Seule j expose aux sens ce qui n'est pas sensible. Et des mêmes couleurs qu'on peint la vente, Je leur expose encor ce qui n'a point ete.

Je peins,* quand il me plaît,' la peinture elle-même;

puis à l'Horticulture :

Les charmes qu'Hortésie épand sous ses «^^^^^^^^^^ Sont plus beaux dans mes vers qu'en ses propres ouvi .^^.^. Elle embellit les fleurs de traits moins éclatants . C'est chez moi qu'il faut voir les trésors du printcn.p^.

A quoi Apellanire répond, avec à-propos, que tout cela est fort bien, mais demande « en quoi tout cela peut-il regarder la mafson de Vaux. « « L^i dernière main n'y sera que quand mes louanges 1 y auront mise », réplique Calliopée :

Sans moi tant d'œuvres fameux, Ignorés de nos neveux,

48 LA FONTAINE.

Périraient sous la poussière : Au Parnasse seulement On compose une matière Qui dure éternellement.

Les juges, embarrassés, ajournent leur jugement, et invitent les concurrentes à apporter chacune un échantillon de leur savoir-faire, ce qui serait « une nouvelle occasion de plaisir ». Les plaideuses ne sont jamais revenues, et l'on peut le regretter, car la poésie didactique et descriptive, si longtemps à la mode, a rarement parlé chez nous un langage plus jusle et plus aimable à la fois.

La deuxième partie du Songe n'a aucun rapport avec la première, qu'on avait trouvée trop grave. La mode a décidément tourné : il faut badiner et rire. La Fontaine, là-dessus, ne se fait pas d'illusions : « C'est assez de ces échantillons pour consulter le public sur ce qu'il y a de sérieux. Dans mon songe, il faut maintenant que je le consulte sur ce qu'il y a de galant; et, selon le jugement qu'il fera de l'un et de l'autre, je me réglerai si je continue. » (Jn sait ce qu'il résulta de la consultation. Le Songe en resta là. mais c'est dans le galant que le poète travaillera désormais, en homme toujours docile à l'opinion courante. Le ton soumis qu'on remarque dans les préfaces du Songe se retrouvera, à peu près, dans celles qui accompagneront plus tard les œuvres décisives. « On ne considère en France que ce qui plaît; c'est la grande règle, et, pour ainsi dire, la seule », dit-il en tête des Fables. « Je m'accommo-

LA FOMAINE ET FOUQUET. 49

(lerai, s'il m'est possible, au goût de mon siècle, instruit que je suis par ma propre expérience qu'il n'y a rien de plus nécessaire », écrit-il en tête des Contes. Et cette inquiétude, cette docilité, cette modestie, poussées jusqu'à une humilité déplorable qui abaissera plus d'une fois le vol de son génie, n'ont, par malheur, rien de forcé ni d'exagéré. C'est ])ien sincèrement que La Fontaine se considère long- temps encore comme un poète amateur et sans portée. 11 faudra toutes sortes de pressions amicales pour lui tirer, peu à peu, sans ordre, comme au hasard, de son portefeuille depuis longtemps rempli, de petits chefs-d'œuvre, déjà passés par les épreuves de la lecture et des salons, mais qui restent, pour lui, inférieurs à sa conception. « Il n'appartient qu'aux ouvrages vraiment solides, et d'une souveraine beauté, d'être bien reçus de tous les esprits et de tous les siècles, sans avoir d'autre passeport que le seul mérite dont ils sont pleins. Comme les miens sont fort éloignés d'un si haut degré de perfection, la prudence veut que je les garde en mon cabinet, à moins que de bien prendre mon temps pour les en tirer. »

Les « échantillons », comme il dit, de style badin qu'il donna dans cette seconde partie du Songe, échantillons très variés, allant depuis l'apologue jus- qu'au ballet, avaient été sans doute mieux accueillis. Ce n'est pas qu'il faille voir dans les Aventures d'un Saumon et d'un Esturgeon ou dans les Amours de Mars et de Venus ses premiers essais en fait d'apo-

4

50 LA lOXTAlXE.

logaes ou de contes. Bon nombre de ces petites pièces étaient déjà dans son cabinet, soit terminées, soit ébauchées. En tout cas, ces divers essais nous le montrent se livrant à un exercice préparatoire des plus uliles, celui du vers libre. Il s'en faut qu'il apporte, à toucher les cordes inégales de cet instru- ment délicat, la dextérité et la sûreté qu'il y déploiera plus tard, mais l'insistance et la patience qu'il met à éprouver sa valeur, au point de vue du r3'thrae et des sonorités, à y tenter des eliets nouveaux, comme un pianiste essayant des accords sur un cla- vier, révèlent déjà un artiste supérieur. Néanmoins, comme jusqu'alors il avait plus volontiers cultivé l'alexandrin, c'est encore dans quelques grands vers qu'il jette sa note la j)lus poétique, et la plus déli- cieusement voluptueuse. Comment ne i)as se rap- peler Ronsard consolant sur le bord de la Loire les Muses délogées, lorsque nous entendons La Fon- taine s'écrier, en les rencontrant, à son tour, dans les jardins, ratisses et peuplés, de Vaux :

a Quoi! je vous trouve ici, mes divines maîtresses! De vos monts écartés vous cessez d"élre hôtesses!

Pourquoi vous vétez-vous de robes éclatantes? Muses, qu"avez-vous lait de ces jupes volantes Avec quoi dans les bois, sans jamais vous lasser, Parmi la cour de Faune, on vous voyait danser? Un si grand cbaiig-ement a de quoi me confondre. » Pas une des neuf Sœurs ne daigne me répondre.

Les Muses se taisaient comme le poète lui-même lorsqu'il se reprochait, par moments, d'avoir sacrifié

l.A FONTAlNi; 1;T KOliQtET. SI

-, uno servitude bnllanlc la liberté de sa vie et de '.on rêve. Chaque fois, remarquons-le, qu'il pensera à la campagne, il aura cet accent, sincère et com- ,„„nicatif, de regret douloureux. Comment encore „e pas sentir, dans un autre chapitre, sous 1 alfecta- ,ion d'une ironie badine, une amertume profonde ..t mal dissimulée? 11 s'agit d'Apollon, « vrai trésor ae doctrine », berger, devin, architecte, chanteur, médecin, mais qui, malgré tant de métiers, ou parce qu'il a trop de métiers, « a peine à gagner sa v,e ». Le dieu, savant et misérable, se résout, comme les autres, à s'humilier devant Oronte (Fouquet). 11 sol- licite « le même emploi qu'il eut autrefois chez Admète ».

11 est las des vains travaux, Il se rit des beaux ouvrages, 11 veut par monts et par vaux, Dans nos prés, sur nos rivages. Garder les moutons de ^ aux, Car ou y gagne gros gages....

V quelles conditions, hélas! Pauvre Apollon! « Il a juré de ne plus faire de vers, que quand Oronte ^.luque, ;et Sylvie ,lada.e Foncée e^^^^

:;r;:gou;e;nera leurs troupeaux; il sera contr^^^^ leur de leurs bâtiments; U conduira la --^^^^^ pei

■intres, des statuaires, des sculpteurs ; il t .nsp.rera ,oi-mème, si ,„ <rn. pou,- plaire au i^^ros et a l l,cro,ne,

U Fontaine, et.je priai Lvcidas de ,ne -ener n de lieux je pusse voir encore d'autres merve.Ues.

5"J LA FONÏAIMi.

Sourire triste, à coup sûr, si doux et résigné qu'il soit, et qui jette une lueur attendrissante sur l'âme du poète, bien plus profonde qu'on ne le croit, qui souffrit tant nous en donnerons d'autres preuves de sa propre faiblesse, de cette faiblesse qu'il sentait incurable et irrésistible et qui le condamnait, lui aussi, à garder « les moutons de Vaux «.

De la même époque date ce joli poème dialogué de Cbjmène, qui est resté, dans notre pays, avant Alfred de Musset, la tentative la plus heureuse dei fantaisie dramatique en dehors des règles classiques,! tentative non comprise et qui ne fut pas suivie. La scène est sur le Parnasse, un Parnasse français et très moderne. Apollon s'y plaint de ne voir « presque plus de bons vers sur l'amour ». C'est, d'ailleurs, un dieu clairvoyant et sceptique qui ne se fait aucune illusion sur la durée de sa puissance :

Kous vieillissons enfin, tout autant que nous sommes.

De dieux nés de la Fable, et forgés par les hommes.

Je prévois par mon art un temps l'univers

Ke se souciera plus ni d'auteurs, ni de vers.

vos divinités périront, et la mienne.

Jouons de notre reste avant que ce temps vienne!

lît, pour jouer de ce reste, il prie les Muses de lui dire ce qu'elles savent d'un certain Acante (La Fon- tainej et d'une certaine Clymène i Madame X***), beauté de province, mais fort agréable, un couple d'amoureux qu'il a aperçu sur les bords de l'Hip- pocrène. Quelques Muses chantent d'abord, en leur honneur, chacune dans le ton qui lui sied. Melpo-

LA 1-0NTA1.M-: i:t FOLQUKT. 53

mène et Thalie font mieux : elles mettent les deux personnages en scène, l'une jouant le rôle d'Acante, l'autre celui de Clymène. Apollon, en homme du métier, ne cesse pas de mêler, à tous ces exercices littéraires, des observations critiques. C'est un pêle- mêle de confidences personnelles, de théories poé- liques, de fragments d'élégies, de narrations gail- lardes, de digressions galantes qui devait sembler s.ans queue ni tête aux d'Aubignac et à leur séquelle^ Pour nous, nous ne saurions nous empêcher de penser à Shakespeare, en admirant, dans cette hluette, une désinvolture et une vivacité de langage, une fraîcheur d'images printanières, une souplesse et une variété de tons qui devaient disparaître de notre poésie pour longtemps, à ce Shakespeare, que i.a Fontaine ne connut pas, mais qu'il alla rejoindre, <e jour-là, dans un amour commun pour la fantaisie, la vie et la nature. Au moment le pédantisme de lîoileau va succéder au pédantisme de Chapelain, avec plus de talent et d'autorité, par malheur, pour écraser l'imagination poétique, n'est-ce pas une sur- prise et un ravissement d'entendre cet étourdi sans importance, ce rimeur de billevesées, railler gaî- ment, d'une voix fine et juste, tous ces maîtres d'école et réclamer pour le poète toute sa liberté?

Il faut qno jo nio sois sans cloute expliqué mal;

(]ar vouloir qu'on imite aucun original

NVst mon but. ni ne doit non plus être le votre,

Hors ce qu'on fait passer d'une langue en une autre.

C'est un bélail servile et sot, à mon avis,

Que les imitateurs; on dirait les brebis

o'i I -V FOMAINE.

Qui n'osent s'avancer qu'en suivant la première Et s'iraient sur ses pas jeter dans la rivière.

Il faudra deux siècles pour reti'ouver ce ton dans la Dédicace de la Coupe et les Lèi'res, et dans la Lciirc à Margot.Xin dehors de sa valeur poétique, Clymcne est une note des plus curieuses pour la biographie du poêle. Il s'y découvre, à plusieurs reprises, avec une franchise amusante et il \ raconte quelques aventures risquées dont la réalité ne saurait être mise en doute, car on en retrouve le souvenir en d'autres ouvrages. Sous le nom de Clymène a-t-il groupé plusieurs dames honorées de ses galanteries ? Faul-il y voir l'unique objet d'une passion assez vive, la même i)ersonne à laquelle, sous le même nom. il adressait, vers la même époque, des élégies d'une profonde tendresse? On ne le saura jamais, sans doute, car c'est justice a rendre, nous l'avons vu, à ce galant homme; il fut aussi discret que chan- geant :

Inégal à tel point Que d'un moment à l'autre on ne le connaît point ; Inégal en amour, en plaisir, en affaire : Tantôt gai, tantôt ti'iste; un jour il désespère, Un autre jour il croit que la chose ira bien ; Pour vous en parler franc, nous n'y connaissons rien.

Le terme de « beauté de province » donne lieu de penser qu'il s'agit d'une dame de Châleau-Thieny, d'une veuve difficile à consoler, si l'on s'en rapporte aux Élégies :

Hélas I je ne connais que l'amour d aujourd'hui ; La jalousie y joint à présent son ennui.

LA iontaim: i:t FOIQUKT. 55

l'ii mal qui in'csl nouveau s'est ylissé dans mon âme

Clymène. un autre amani.

Même après son trépas, vit dans votre mémoire. II y vivra long-temps ; vos pleurs me le font croire : Un mort a dans la tombe emporté votre joie! P«'ut-élre que le mort sut mieux aimer que moi?

J'envie un rival mort! M'ajoutera-t-oii foi,

Quand je dirai qu"ui\ mort est plus heureux que moi?

Quelquefois je vous dis : « C'est trop parler d'un mort ».

A peine on s'en est tu qu'on en reparle encor.

Je porte, dites-vous, malheur à ceux que j'aime....

Si nous ne nous trompons, il y a, dans ces élégies, des accents simples et vrais d'une affection plus grave que d'habitude et d'une souffrance qui n'est point jouée.

On ne saurait donc voir dans Clymène la fameuse Claudine, femme de Guillaume Colletet, que La Fon- taine courtisait, vers ce temps, au vu et au su de tout le monde, en buvant le vin du vieux mari, dans Fan- cien jardin de Ronsard, au faubourg Saint-Marcel, sur la table même, la table de pierre, autour de laquelle avait festoyé la Pléiade. Presque tous les jeunes poètes, convives de Colletet, en faisaient autant. Claudine, ancienne servante, était non seule- ment d'une beauté vive et provocante, elle passait alors pour une dixième muse; on applaudissait ses vers avec enthousiasme, La Fontaine surtout. Mais, (Colletet étant mort en 1659, la muse se tut tout à coup, et obstinément. On s'aperçut que ses vers étaient faits par son mari. Le brave défunt avait même poussé l'allention jusqu'à préparer une der-

56 LA FOMAlNi:.

nière poésie, à dire après sa mort, par laquelle sa moitié inconsolable déclarait renoncer à la poésie. Les yeux de La Fontaine, dessillés, ne trouvèrent plus en Claudine qu'une ignorante et qu'une sotte. Il en fut très dépité, s'en vengea par une épigramme un peu méchante pour lui et qui laisse supposer quelque autre rancune, avouant, de la meilleure grâce, à ses amis, pourquoi il avait été dupe! « Cela vous est-il nouveau? Et d'où venez-vous de vous étonner ainsi? Savez-vous pas bien que pour peu que j'aime, je ne vois dans les défauts d'une personne non plus qu'une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle. Si vous ne vous en êtes pas aperçu, vous êtes cent fois plus taupe que moi. Dès que j'ai un grain d'amour, je ne manque pas d'y mêler tout ce qu'il y a d'encens dans mon magasin; cela fait le meilleur effet du monde; je dis des sottises en vers et en prose, et serais fâché d'en avoir dit une qui ne fût pas solennelle. Ce qu'il y a, c'est que l'incon- stance remet les choses en leur ordre. »

Tandis que le poète rimait, à loisir, CI y mène eA le Songe^ l'orage s'amoncelait rapidement au-dessus de cette superbe résidence de Vaux il se croyait abrité. Le surintendant, depuis quelque temps déjà signalé à la méfiance du jeune Louis XIV jDar ses audacieuses entreprises auprès de Mlle de la Val- lière autant que par ses irrégularités financières, fut arrêté à Nantes, le 5 septembre 1661. Il venait de quitter Vaux, il avait reçu le roi, quelques jours auparavant, avec une magnificence insolente qui

%

LA FONT.VINi: KT FOLQUET. :.7

avait hùté sa disgrâce. La Fontaine venait d'envoyer à son ami Maucroix, en mission à Rome, une des- cription enthousiaste de ces fêtes, lorsqu'il dut joindre, en post-scriptum à sa longue lettre, ce billet laconique et troublé : « Je ne puis te rien dire de ce que tu m'as écrit sur mes affaires, mon cher ami; elles ne me touchent pas tant que le malheur qui vient d'arriver au surintendant. Il est arrêté, et le roi est violent contre lui au point qu'il dit avoir entre les mains des pièces qui le feront pendre.... Ah! s'il le fait, il sera autrement cruel que ses enne- mis, d'autant qu'il n'a pas, comme eux, intérêt d'être injuste.... Adieu, mon cher ami; t'en dirais beaucoup davantage si j'avais l'esprit tranquille présente- ment » Le désordre de l'écriture, l'omission d'un

mot attestent la hâte avec laquelle le billet fut écrit. La douleur n'y est ni jouée ni surfaite. Cette cata- strophe, en frappant le poète en plein cœur, lui révéla à lui-même ce qu'il y avait en lui, au milieu de toutes ses faiblesses, de force affective, de générosité fon- ci^'e et d'énergie possible.

Tandis que, sous le coup de cette tempête im- ])révue, devant celte affirmation violente d'une auto- rité absolue, tous les anciens protégés de Fouquet, comme tous les courtisans, se taisaient, en baissant la tête, pour échapper au sort de Pellisson jeté à la Bastille, La Fontaine, à peine connu, sans -fortune et sans avenir, n'hésita pas à jeter un appel retentis- sant de clémence vers ce jeune roi impérieux et redoutable :

53 LA FONTAINE.

Remplissez l'air de cris dans vos grottes profondes. Pleurez, rs'vmphes de Vaux, faites croître vos ondes.

Si le long de vos bords Louis porte ses pas.

Tâchez de l'adoucir, fléchissez son courage :

Il aime ses sujets, il est juste, il est sage :

Du titre de clément rendez-le ambitieux :

C'est par que les rois sont semblables aux dieux.

Du magnanime Henri, qu'il contemple la vie;

Dès qu'il put se venger, il en perdit l'envie.

Oronte (Fouquet) est, à présent, un objet de clémence; S'il a cru les conseils d'une aveugle puissance, Il est assez puni par son sort rigoureux, Et c'est être innocent que d'être inalhenreux.

Ce dernier vers, un des plus noblement humains qui aient jamais jailli du cœur d'un grand poète, résonna bientôt sur toutes les bouches. La pièce eut un retentissement considérable. Un an après, l'in- terminable procès du surintendant touchant à son terme, le poète revint à la charge; il s'adressa, celle fois, directement au roi :

Va-t'en punir l'Drgueil du Tibre; Qu'il te souvienne que ses lois K'ont jamais rien laissé de libre Que le courage des Gaulois ; Mais parmi nous sois débonnaire : A cet empire si sévère Tu ne te peux accoutumer. Et ce serait trop te contraindre. Les étrangers te doivent craindre, Tes sujets te veulent aimer.

Si respectueuse qu'en fut la forme, celte fermelé de langage n'était pas pour plaire à Louis XIV et à Colbert, qui s'en souvinrent toujours ; mais elle ren- contra un écho puissant dans l'opinion [)ublique, et

L.V lOMAlNi: in FOIQUKT. 5Î>

plus tard Tauteur put, sans vanité, se rendre justice à lui-niême :

J'acrouluinai chacun à plaindre ses niallieurs....

Fouquet, condamné à mort, vit sa peine commuée on une détention j)erpétuelle. Plusieurs de ses amis 'lurent fraj)|)és avec lui, entre autres son substitut, .lannart, l'oncle de La Fontaine, qui fut exilé à Limoges. La Fontaine suivit Jannart et })artagea son sort. Fut-ce uniquement par reconnaissance et par affection? Ou bien l'ordre royal s'adressait-il aux deux à la fois? Toujours est-il que le voyage se fit entre deux exempts et qu'il fut l'occasion de ce& délicieuses lettres à Mme de La Fontaine, dont nous avons déjà parlé. C'est qu'il se montre spirituel et vif autant que pas un de ses contemporains, bien plus original que Chajielle et Bachaumont dans leur trop célèbre lettre, bien plus sensible surtout et plus ouvert à toutes les clioses de la nature, de la vie, de 1 arl, avec une franchise, une diversité, une couleur de langage particulières et uniques. Et quelle aver- sion, sincère et simple, pour les jérémiades égoïstes, les sensibleries inutiles, quelle exquise et douce laçon de prendre les choses les plus fâcheuses sans as- sourdir les gens de ses plaintes! Oh! les âmes char- mantes que ces nobles âmes ! On dirait qu'ils s'em- barquent pour un voyage d'agrément :

« Nous partîmes de Paris le 2.) du courant, après que ^L Jannart eut reçu les condoléances de quan- tité de personnes de condition et de ses amis

♦50 LA FONTAINE.

Enfin, ce n'était chez nous que processions de gens abattus et tombés des nues. Avec tout cela, je ne pleurai point, ce qui me fait croire que j'acquerrai une grande réputation de constance dans cette affaire. La fantaisie de voyager m'était entrée auparavant dans l'esprit, comme si j'eusse eu des pressentiments de l'ordre du roi. Il y avait plus de quinze jours que je ne parlais d'autre chose que d'aller tantôt à Saint- Cloud, tantôt à Charonne, et j'étais honteux d'avoir tant vécu, sans rien voir. Cela ne me sera plus re- proché, grâce à Dieu! »

Et c'est sur ce ton dégagé, parfois d'une ironie alerte et fine, j)arfois d'une naïveté attendrie, que continue toute cette relation entremêlée de réflexions sur les gens et sur les choses d'un accent presque moderne. Il y a toute une série d'impressions de nature et d'art, comme on dit aujourd'hui, qui témoi- gnent d'une liberté de jugement, alors assez rare, chez ce casanier dont ce fut la seule sortie hors de Paris, Ciiâteau-Thierry, Reims et leur banlieue. Son ardent amour pour la nature, sa simplicité et sa sincérité suffisent, sur tous les ])oints, à l'éclairer beaucoup mieux que toutes les cultures scolaires ou techniques. Dès Meudon, il ]>rend parti pour les jardins libres contre les jardins réguliers, à dessins géométriques, avec des arbres taillés et façonnés en pièces d'échecs, il se déclare pour les bois sauvages contre le ])arc de Vaux :

Vive la magnificence

Qui ne coûte qu'à planter!

LA iomaim: i:t iouqukt. Gl

A Montlhéry, il se moque des savantasses qui se ehamaillent sur l'origine du mot : « C'est Montleliérv (|uand le vers est trop court, et Montlhéry quand il est trop long «. Au château de Blois déjà mutilé par Gaston d'Orléans, qui a cru l'embellir, il ne s'ex- tasie que devant les parties anciennes : « Ces trois pièces ailes) ne font, Dieu merci, nulle symétrie et n'ont rapport ni convenance l'une avec l'autre ». Nulle symétrie! Entendez-vous, messieurs Levau et Le Brun, vous qu'il vient de quitter et qui l'avez si fort endoctriné, à Vaux, lorsqu'il y préparait le ^ialogue du Songe? Nulle symétrie! Quel hérétique! Et ce qu'il admire le plus, c'est l'aile de François I*^'", « parce qu'il y a force petites galeries, petits bal- cons, petits ornements sans régularité et sans ordre; cela fait quelque chose de grand qui ])laît ». \ oilà bien, n est-ce pas ? le Gaulois obstiné qui dévore en sourdine Rabelais et Marot, La Sale et Jean de Meung. tandis que tout son entourage ne remonte guère au delà de Malherbe, le Français de vieille roche, à qui l'on n'en fait point accroire.

Dans le château d'Amboise, ce qu'il demande à voir, avant tout, c'est le cachot Fouquct a été enfermé; mais le soldat qui lui servait de guide n'avait pas la clef : « Je fus longtemps à considérer la porte et me fis conter la manière dont le prison- nier était gardé.... Sans la nuit, on n'eût jamais pu m'arracher de cet endroit. » A Port-de-Piles, il veut visiter le château de Piiclielieu : « Je n'avais garde de manquer de l'aller voir : les Allemands se

ii2 LA FUNTAINK.

Uétournent bien pour cela de [)lusieurs journées. » Il paraît que si les visiteurs allemands de nos monu- ments étaient déjà nombreux, en revancbe, au dire du concierge, ils n'étaient pas généreux. Les deux statues de Michel-Ange, les Captifs (aujourd'hui au Musée du Louvre le surprennent et l'arrêtent : « Il Y a un endroit qui n'est quasi qu'ébauché, soit que la mort, ne pouvant souifrir l'accomplissement d'un ouvrage qui devait être immortel, ait arrêté Michel- Ange en cet endroit-là, soit que ce grand person- nage l'ait fait à dessein, et afin que la postérité reconnût que personne n'est capable de toucher une figure après lui. De quelque façon que cela soit, je n'en estime que davantage ces deux captifs, et je liens que l'ouvrier lire autant de gloire de ce qui leur manque que de ce qu'il leur a donné de plus accompli. » Voilà, on l'avouera, une façon de sentir *tl de juger qui est bien particulière et bien person- nelle, et fort en avance sur les idées reçues. La réflexion par laquelle il termine sa visite dans les appartements n'est pas celle non plus d'un homme à qui les splendeurs de Vaux auraient tourné la tête. (c II y a tant d'or qu'à la fin je m'en ennuyais ! » Et il se hâte de revenir au grand air, et de gagner « une fort longue pelouse, et ensuite quelques allées pro- fondes, couvertes, agréables », où, à midi même, on entrevoit seulement les choses.

Cuniine nu soir, quitiid la nuit arrive en un séjour lorsqu il n'est plus nuit il nest pas encor jour.

CHAPITRE III

L'AGE MLK

(1003-1(387)

La chute de Fouquct, qui troubla si violemment sa quiétude, ne fut pas, en définitive, pour le poète, un événement fâcheux. Qui sait combien de temps encore sa timidité ou sa nonchalance l'eussent laisse attaché à des besognes de commande, longues et obscures, sans qu'il se résolût à affronter la publi- cité? Sans doute, avec ses nouvelles habitudes prises de bien-être et de repos, de galanteries et de dis- tractions mondaines, il était, nu)ins que jamais, homme à chercher l'indépendance dans un effort personnel. 11 devait rester toujours mineur, mais sa tutelle passa de suite en meilleures mains. Désormais «e sont les femmes les plus distinguées et les plus aimables de la société qui vont le prendre sous leur protection, comme un grand enfant à qui il en faut

LA FONTAINE.

beaucou[) passer, jusqu'à ce que la plus intelligente et la plus délicate d'entre elles, Mme de la Sablière, vers 1672, lorsqu'il eut plus d'âge et plus de gloire et qu'il fut moins compromettant, lui assura, chez elle, jusqu'à son extrême vieillesse, le vivre et le couvert. La Providence, représentée par des femmes, s'exerce d'une façon plus délicate et moins pesante. Qu'il allât chercher des encouragements affectueux, de bienveillants conseils, d'aimables réprimandes aussi, dont il tenait peu de compte, bien qu'il les reçût de bon cœur, chez la duchesse de Bouillon, chez la duchesse douairière d'Orléans, ou chez madame de la Sablière, il n'en restait pas moins libre de ses actions et de ses rêves, et pouvait donner à ses amis et à ses confrères plus de temps qu'autrefois. La période de vingt années qui s'écoule entre la perte du surintendant et l'entrée à l'Académie fut pour le poêle expert et mûri celle d'un labeur incessant et glorieux, malgré des apparences de paresse qu'il se plut toujours à garder, comme des garanties de sa liberté. Le monde, facile à tromper, s'y pouvait d'autant plus méprendre qu'avec ses habitudes pro- vinciales, ayant l'horreur du renfermé, allant et venant sans cesse, soit à pied, soit à cheval, le pro- meneur infatigable composait surtout en plein air, travaillant sur nature, et prenant, comme l'ami Mathurin, ses vers à la pipée.

L'exil de Limoges n'avait pas été de longue durée. Dès 1664, nous retrouvons La Fontaine partageant son temps entre Paris et Château-Thierry, l'at-

I

L agi: m lu. G5

liie, i)lus que sa femme, la dame du château, Marie- Anne Mancini, duchesse de Bouillon,

La iiKTo des Amours et la reine des Grâces.

Celte dernière venue des nièces de Mazarin, non moins séduisante, non moins délurée que ses sœurs, n'était pas encore la folle et dévergondée qu'elle devint, quinze ou vingt ans après, lorsqu'on la dut clôturer de temps à autre, à Montreuil ou à Poissy, ou la reléguer à Xérac. La petite Italienne élait alors toute jeunette (quinze ans à peine) et toute fraîche- ment mariée. Son mari venait de partir en guerre et lui avait assigné Chàteau-Thierrv comme une rési- dence moins dangereuse que la cour. Il est probable ({ue La Fontaine l'avait déjà rencontrée chez Fou- quet avant son mariage, mais c'est alors qu'il la put voir plus fréquemment et c{u'il eut l'occasion de goûter son intelligence et d'éprouver sa bienveil- lance.

11 goûta aussi sa beauté, et ne manqua pas d'en être éjiris, non seulement en vers, comme c'était de règle, mais quelque peu en prose, et il contracta dès lors pour elle une ferveur d'admiration vive et tendre qui ne se démentit jamais :

Vous excellez en mille choses ; Vous perlez eu tous lieux la joie et les plaisirs : Allez eu des climats iueomms aux Zéphirs,

Les champs se vêtiront de roses, r

C'est ainsi qu'il lui parlera encore dans vingt-cinq ans, lorsqu'elle ira rejoindre sa sœur en Angleterre,

♦ib LA FOMAINE.

et, d'ici là, le ton restera toujours le même, familiè- rement respectueux et affectueusement admiratif. làrange et heureux contraste avec le ton grossier que prendra bientôt avec elle, ce polisson de Ghau- lieu, dans une correspondance singulièrement libre, Ton saisit bien la différence des esprits et des cœurs entre les deux épicuriens. Rien n'autorise d'ailleurs à supposer qu'entre la petite mariée, grande dame, et le quadragénaire, humble bourgeois, il }' ait eu d'autres rapports que ceux d'une très vive sym- pathie, et qui devint profonde, par suite d'un goût commun ])our les mêmes plaisirs intellectuels, d'une même horreur pour l'ennui, d'une même indulgence pour les entraînements de la passion et les faiblesses de la galanterie. La Fontaine nous fait honnêtement sa déclaration; nous n'avons aucune raison de sus- pecter sa franchise :

Peut-on s'ennuyer en des lieux Honorés par les pas, éclairés par les yeux

D'une aimable et vive princesse, A pied blanc et mignon, à brune et longue tresse? Nez troussé, c'est un charme encor selon mon sens ,

C'en est même un des plus puissants. Pour moi le temps d'aimer est passé, je lavoue;

Je mérite qu'on me loue

De ce libre et sincère aveu, Dont pourtant le public se souciera très peu. Que j'aime ou n'aime pas, c'est pour lui même chose;

Mais s'il arrive que mon cœur Retourne à l'avenir dans sa première erreur, Nez aquilins et longs n'en seront pas la cause.

Le dernier vers était pour Mme de La Fontaine, dont le nez ressemblait à celui de son mari.

1

l'aC.K Ml^Il- **'

Ouoi qu'il en soit, d.s lors La Fontaine devint un des^amiliers de la maison de Bouillon, tant à Pans qu'à Château-Thierry, et cette fréquentation d'un rercle assez libre l'on ne se gênait point pour Ironder Louis XIV et Versailles ne put que l'entre- tenir dans ses goûts d'observation indépendante. Le salon des Bouillons resta l'un de ceux aussi l'on .e piqua, durant toute la fm du siècle, d'indépendance littéraire autant que d'indépendance morale, vis-a-vis du classicisme officiel et de la dévotion officielle. L'onposition n'v fut pas toujours heureuse, car c est la qu'on soutînt Pradon contre Racine, et il y régnait même un certain goût arriéré pour les prolixités filan- dreuses des romans sentimentaux, qui encouragea La Fontaine à entreprendre bientôt l'interminable paraphrase de Psyché^ C'est dans ce même salon qu'il dut plus tard accorder péniblement sa lyre pour célébrer en deux chants la guérison de l'aimable princesse par le Quinquina. C'étaient les menues charges d'une enviable intimité dans une maison aimable il se plaisait, et il ne songeait pas a s en plaindre. L'effort lui coûtait peu lorsqu'il fallait faire plaisir à ceux qu'il aimait; il s'astreignait facile- ment, alors, aux besognes les plus contraires à son tempérament. C'est ainsi que nous le verrons toute sa vie, pour la plus grande joie de Pierre et de Paul, pour ses parents, pour ses patrons, pour ses amis, gaspiller son temps et émietter son génie, avec une mansuétude et une générosité incomparables. Ce sera, pour Loménie de Brienne, Arnauld et les soi.-

08 LA foniaim:.

talres Je Port-lloyal, d'abord le Recueil de poésies chrétiennes, puis le Poème de Saint-Malc; pour Pin- trel, une traduction des vers cités par Sénèque; pour Maucroix, une pul>licalion collective de leurs poésies. Chaque fois qu'un ami demande son nom pour faire passer sa marchandise, il le donne, tant il y tient peu, tant il fait |)elit compte de sa person- nalité !

L'autre protectrice , Marguerite de Lorraine , duchesse douairière d'Orléans, avait plus d'âge et plus de tenue. Après la mort de Gaston, son mari, elle continuait d'habiter le palais du Luxembourg, qu'elle partageait, ainsi que le jardin, non sans tirail- lements et querelles, avec son impérieuse belle-fiUe, Mlle de Montpensier. La maison était égayée par ses trois filles, Mlles d'Orléans, d'Alençon, de Valois, et l'on y voyait aimable compagnie. C'est dans ce salon qu'apparut un jour une certaine Mlle Pous- say, dont la beauté provocante avait fait une telle sensation à Versailles, que Mme de Montespan l'avait fait éloigner de suite. La Fontaine, en extase, ne man- qua pas de lui faire un brin de cour. Mme d'Orléans donna au poète le titre officiel de « son gentilhomme servant », qu'il tint à honneur de conserver même après la mort de sa protectrice.

Ces milieux mondains, bons pour l'observation, mais favorables à la paresse, n'eussent peut-être réussi à faire de La Fontaine qu'un admirable poète de salon, un Voiture ou un Chaulieu supérieurs, si, à la même éj)oque, il ne s'était trouvé, par le fait

L agi: Mun. l\>

iiiùme de sa liberté, plus étroitement mêlé à la vie active de ses amis littéraires, plus résolus et plus * ambitieux. C'est de 1661 à 1664 que se réunit le plus régulièrement, soit au cabaret, soit dans la chambre de Boileau, rue du Colombier, ce joyeux cénacle composé de Molière, La Fontaine, Chapelle, Fure- tière, les vétérans, Boileau et Fvacine, les nouveaux, (pii, sans titre et sans programme, prit sur notre littérature une inlluence rapide et décisive.

La rupture entre Molière et Racine, en 1664, à propos d'Alexandre, devait interrompre la régularité de ces réunions, mais, dès lors, cette mise en com- mun de leurs idées, dans l'ardeur et la franchise de la jeunesse, avait porté ses meilleurs fruits et assuré la direction resjiective de leurs talents. La Fontaine, d'ailleurs, voulut rester neutre dans une querelle dont les deux champions lui tenaient également au cœur ; il demeura l'ami de Molière et de Racine, et, si ses rapports avec Boileau se relâchèrent et se refroi- dirent peu à peu, sans d'ailleurs se rompre, on en trouve une raison naturelle et suffisante en des dif- férences déjà sensibles de tempérament, d'humeurs, d'habitudes, de relations, qui ne firent que s'accen- tuer avec l'âge. D'a})rès les échos qui nous en sont arrivés, il est facile de voir que dans ces réunions bruyantes, par sa modestie et ses distractions, La Fon- taine, timide et débonnaire, prêtait volontiers à rire au jeune satirique, alors fort gai, taquin, mordant, et déjà dogmatisant, régentant, légiférant. Après s'être moqué de ral)sent qu'on abhorrait, Cha|)elain.

/O LA FONTAINE.

on se moquait du présent, qu'on aimait, ce bon vieux provincial étourdi et galantin. C'est à l'un des sou- pers où la bande s'en donnait à cœur joie et l'on avait poussé auprès du Champenois la plaisanterie un peu loin que Molière, agacé, se tourna vers Des- coteaux, le joueur de iiùte, et lui dit tout bas : « Xos beaux esprits ont beau se trémousser, ils ne par- viendront pas à effacer le bonhomme ».

Le bonhomme, en efi'et, aussi indifférent que Cha- pelle aux joies de la publicité, semblait devoir toujours rester le bonhomme. Il avait quarante-trois ans, et il en était encore à sa publication d'amateur, cette tra- duction de V Eunuque, oubliée depuis dix ans dans la boutique de rimj)rimeur, tandis que ses compagnons s'élançaient rapidement à l'assaut de la renommée. Molière produisait chef-d'œuvre sur chef-d'œuvre,

Y Ecole des Femmes en 1662, la Critique de l'Ecole et V Impromptu de Versailles en 1663, l'année d'après, le Mariage Forcé, la Princesse d'Élide^ Don Juan, qu'allaient bientôt suivre V Amour médecin et le Misan- thrope. Racine avait, en 1664, débuté parla Thébaïdv, préparait Alexandre et \n^(^\\d\\. Andromaque . Boileau s'était déjà fait connaître par les Embarras de Paris,

Y Adieu à la Satire, les Satires adressées à Molière et à La Mothe-Levayer dont tous les lettrés savaient par cœur les vers les plus méchants. Nul doute qu'on ne fit honte, souvent, dans le tète-à-tète, à l'aîné, au retardataire, de sa nonchalance et de son indiffé- rence, et Boileau, probablement, le premier, lui qui, avant tout, songeait à l'avenir des lettres et ne vou-

L agi: mur. 71

Jiiit pas de force perdue. C'est, en effet, le nom de Boileau qui s'attache à la pi'emière puldication de La Fontaine, la Joconde, en 1(564; ce fut lui, on doit le croire, qui eut le mérite d'en hâter l'impression, puisque ce fut lui qui s'en lit le défenseur.

Il fallut toutefois une circonstance extérieure pour déterminer La Fontaine à cet effort. En 1668, parmi les œuvres posthumes d'un sieur Bouillon, ancien secrétaire de Gaston, on avait publié une traduction en vers de l'épisode de Joconde dans le Roland furieux. Ce travail fut naturellement passé au crible et dans le salon du Luxembourg que Bouillon avait fréquenté, et dans le cénacle de la rue du Colombier, toute nouveauté poétique était soigneusement épluchée. La Fontaine ne cacha pas qu'il trouvait le conte « fort mal bâti », et, se mettant à la besogne, il montra comment il fallait s'y pren- dre. La pièce courut en manuscrit. Bouillon eut ses partisans, La Fontaine les siens. Ce fut la querelle du Conte de Joconde après la querelle du Sonnet d'TJranie. Des paris s'engagèrent, quelques-uns im- portants; le chevalier de Saint-Gilles, champion de Bouillon, paria 500 pistoles contre La Mothe-Levayer, tenant de La Fontaine. C'est à Molière, comme à la plus haute autorité, qu'on demanda la sentence. Le juge, ami des deux adversaires, se récusa. Est-ce à Boileau qu'on s'en rapporta? Xous l'ignorons. En tout cas, mis en cause ou non, Boileau n'hésita j)as à s'engagera fond; il j)rit résolument |)arli pour J-^a Fontaine dans une lettre à Le Vayer, qui ne fut

72 LA lONTAl.NL.

publiée que plus tard, mais qui, dès lors, dans le inonde lettré, termina le débat.

Nous avons aujourd'hui quelque peine à com- prendre, en lisant le misérable rapetassage de Bouillon, que la querelle ait pu s'élever; cela prouve combien, en tout temps, le goût des salons est incertain et conventionnel, s'il n'est dirigé par quelque esprit compétent et indépendant. La disser- tation de Boileau reste, d'ailleurs, pour l'analyse de son goût, autant que pour l'appréciation de son rôle dans notre littérature, un document intéressant. Si Despréaux y déploie déjà cette perspicacité de juge- ment et cette netteté de critique qui devaient donner à ses décisions une si redoutable autorité dans les questions de style et de grammaire, il y trahit aussi celte petitesse de vues et cette froideur de sentiment qui l'emprisonneront dans l'admiration étroite de quelques modèles antiques et lui interdiront l'intel- ligence des littératures étrangères, lorsqu'il n'y retrouvera ni les idées, ni le goût de son temps et de son monde. Rien de plus juste que la défense des libertés dont usait La Fontaine : « Il a pris, à la vérité, son sujet d'Arioste; mais en même temps il s'est rendu maître de sa matière : ce n'est point une copie qu'il ait tirée un trait après l'autre sur l'ori- ginal, c'est un original qu'il a formé sur l'idée que l'Ariostelui a fournie. C'est ainsi que Virgile a imité Homère, Térence Ménandre, et le Tasse Virgile. Au contraire, on peut dire de M. Bouillon que c'est un valet timide qui n'oserait faire un pas sans le congé

L A(;i. ML r.

de i^on maître. » Mais, ensuite, il va trop loin. Vou- lant prouver que la nouvelle est « plus agréablement contée que celle d'Arioste », il croit le faire, d'après les règles, en taxant de grossièretés ou de mala- dresses tous les traits italiens, tout ce qui donne à la poésie de l'Arioste sa couleur et son caractère. Ne pouvait-il se contenter de dire que La Fontaine avait conté' à la française, délicieusement, au goût du jour? c'eût été plus vrai. Le poète ne prétendait pas à mieux et n'aimait pas qu'on le comparât avec des modèles dont il sentait, mieux que personne, les dif- férences et la supériorité. Peut-être, dès ce jour-là, raurmura-t-il à l'oreille de son trop chaud défenseur ce qu'il écrira plus tard en tête de Psyché : « Il serait long, et même inutile, d'examiner les endroits j'ai quitté mon original, et pourquoi je l'ai quitté. Ce n'est pas à force de raisonnement qu'on fait entrer le plaisir dans l'àrae de ceux qui lisent Pour l)icn faire, il faut considérer mon ouvrage sans rela- tion avec ce qu'a fait Apulée, et ce qu'a fait Apulée sans relation à mon livre, et là-dessus s'abandonner^ à son goût. » Le bruit soulevé par la querelle appe- lait la publicité. La Fontaine se décida à donner le manuscrit à Barbin et, pour faire un petit volume, UJtJf joignit à Jocnndr huit autres'contes tirés de Boccace, d'Athénée, quelques fabliaux, une ballade des Arrét.^ d'Amour, un fragment du Sow^c de Vaux, les Amours de Mars et Venus. Il vidait son portefeuille, mais avec quelles appréhensions! L'ouvrage parut sous le titre de Nou^'e/les en vers tirées de l'Arioste et de

74 LA FONTAINE.

Boccace^ sans signature, avec ses seules initiales et une préface craintive : « Les nouvelles en vers dont ce livre fait part au public, quoique d'un style bien différent, sont toutefois d'une même main. L'auteur a voulu éprouver lequel caractère est le plus propre pour rimer des contes : il a cru que les vers irrégu- liers ayant un air qui tient beaucoup de la prose, cette manière pourrait sembler la plus iiaturelle et par conséquent la meilleure. D'autre part, aussi, le vieux langage, pour les choses de cette nature, a des grâces

que celui de notre siècle n'a pas L'auteur a donc

tenté ces deux voies, sans être certain laquelle est la bonne. C'est au lecteur à se déterminer là-des- sus— En cela, comme en d'autres choses, Térence lui doit servir de modèle. Ce poète n'écrivait pas pour se satisfaire seulement, ou pour satisfaire un l)etit nombre de gens choisis , il avait pour but populo ut placèrent quas fecisset fabulas. » S'en tenir, en toute chose, pour la composition et pour le style, à la nature et à la vérité, prendre ses moyens d'expressions partout on les peut trouver, dans le vieux langage comme dans le parler populaire, vouloir être intelligible et agréable non seulement aux lettrés, mais encore aux illettrés, aux femmes, aux enfants, au peuple : telle se formule naïvement, mais nettement, l'esthétique spontanée de La Fon- taine. On sent combien, dans sa simplicité, cette théoi'ie est supérieure à celle des grands esprits dogmatiques qui l'entouraient, puisque, tout en pre- nant, comme eux, l'antiquité pour conseillère, il

L ACE MUK. /5

refuse iiéaiiiuoins d'en faire sa maîtresse unique, <-t qu'en marchant sur le terrain solide de la réalité, Il reprend pour son compte, non seulement la tra- <lition nationale de laPienaissance, mais encore celle <hi Moyen Age. ^^ />/»•«/ //if.

L'opuscule eut un succès énorme. Il fallut, presque^ immédiatement, faire un nouveau tirage. Le poète était mis en goût, il mordait au fruit savoureux de Ja renommée. 11 signa la s conde édition et, dès Tannée suivante, lança une autre poignée de seize contes le second livre), presque tous tirés de Boc- cace et de style divers, en général fort libres, surtout les derniers, V Ermite et Mazct de Lampovccchio. S'il y eut nombre de lecteurs pour applaudir, il y en eut beaucoup aussi pour crier au scandale ! Dans l'entourage même du poète, il s'était trouvé déjà plus d'un ami scrupuleux et sévère pour lui faire quelques remontrances. Le conteur avait été forcé de se défendre : il l'avait fait dans les réimpressions de 16(35 et de 1606, avec cette mine étonnée et con- trite qui lui réussissait si bien dans la vie courante et qui devait lui servir cette fois à couler en douceur au public affriandé, mais désireux de rassurer sa conscience, d'assez jolis paradoxes. Ce sont ceux par lesquels, de tout temps, se sont prétendu couvrir les éditeurs de grivoiseries et d'obscénités : on ne les a jamais présentés d'une manière si mielleuse et, en fait, si effrontée : « On me peut faire deux princi- ])ales objections : l'une que ce livre est licencieux; l'autre qu'il n'épargne pas assez le beau sexe, (^uant

7G LA FOMAINL.

à la première, je dis hardiment que la nature du conte le voulait ainsi, étant une loi indispensable, selon Horace, ou plutôt selon la raison et le sens commun, de se conformer aux choses dont on

écrit Oui voudrait réduire Boccace à la même

pudeur que Virgile ne ferait assurément rien qui vaille, et pécherait contre les lois de la bienséance, en prenant à tâche de les observer.... » Cette défini- tion inattendue de la bienséance est vraiment réjouis- sante : il est probable que le ])on apôtre en riait sous cape le premier. « S'il y a quelque chose dans nos écrits qui puisse faire impression sur les âmes, ce n'est nullement la gaieté de ses contes : elle passe légèrement; je craindrais plutôt une douce mélan- colie, où les romans les plus chastes et les plus modestes sont très capables de nous plonger, et qui est une grande préparation à l'amour «. Pour un peu, il nous ferait entendre que la lecture des Corde- licrs de Catalogue et du Calendrier des J'ieillards est une préparation à la vertu !f tViltkiuwA A^î )

La subtile candeur de ces ingénieux raisonne- ments n'avait pas, ce semble, absolument converti ceux d'entre ses amis qui désiraient lui voir faire un plus noble emploi de l'admirable talent qu'il venait de révéler. Pour coui)er court à des observations qui l'irritaient, il déclara, en pul)liant la seconde série, que c'était la fin : « Voici les derniers ou- vrages de cette nature qui partiront des mains de l'auteur, et par conséquent la dernière occasion de justifier ses hardiesses ». Serment d'ivrogne, demi-

L A G 15 M un. //

sincère, demi-hypocrite, et qu'il renouvellera com- bien de lois! Qui a bu, boira; qui a rimé, rimera; ({ui a conté, contera. Le besoin de se redire à nou- veau, de dire aux autres, à sa façon, toutes les joveusetés qui l'avaient tant amusé, depuis son ado- lescence, dans le DrcanicroJi, VlIeptamcro?i, les Cent Nouvelles nouvelles^ etc., faisait dès lors partie de son existence. Et, s'il se trouvait, autour de lui, quelques censeurs moroses pour l'en détourner, combien d'applaudisseurs, en plus grand nombre, pour l'y encourager, ne fussent que ses belles amies, Mme de Bouillon, qui avait appris à lire dans Boccace, Mme de Sévigné, et tant d'autres, et tout !e demi-monde, Xinon de Lenclos, la Champmeslé, moins bégueules encore!

En tout cas, le succès des contes n'était pas pour assurer à l'auteur la bienveillance du monde officiel, ni pour lui aplanir le chemin de la cour, dont ses relations llagrantes avec tous les anciens amis de Fouquet et avec la maison de Bouillon l'avaient jusqu'alors éloigné. Colbert, qui avait toujours sur le cœur ÏJ^/rgic aux NynipJtes de Vaux, lui adressa, le 7 août 1GG(), une verte semonce, par voie admi- nistrative, sur sa façon de régir les biens domaniaux, comme maître des eaux et forets. On ne sait ce que répondit le fonctionnaire, mais le poète ne perdit pas de tehips; il travailla avec une activité surpre- nante pour remettre au point des œuvres d'un autre genre, commencées sans doute aussi depuis quelques années, et qui allaient montrer à ses détracteurs

LA l-ONTAlNi:.

OU à ses envieux une face imprévue de son talent- Le 31 mars 1668, il parait donc le coup qui jiouvait, à tout moment, lui tomber d'en haut, en publiant les six premiers livres des Fables avec dédicace à Mgr le Dauphin. Gomme d'habitude, le poète annon- çait sa nouvelle œuvre d'un ton modeste, d'autant plus modeste que Patru, aristarque infaillible, avait désapprouvé son dessein. « On n'est jamais entré dans la gloire moins ambitieusement », observe jus- tement ]\I. Paul Mesnard, Le dernier, savant et judi- cieux biographe de La Fontaine, qui a si bien com- plété les recherches de Walckenaer. Patru voulait qu on s'en tînt, pour les apologues, à la formule sèche et courte de la tradition ésopique; il pensait que « la contrainte de la poésie jointe à la sévérité de notre langue embarrasserait l'auteur en beaucoup d'endroits et bannirait de ces récits la brièveté, quon peut fort bien appeler l'âme du conte » . La Fontaine allait brillamment démontrer le con- traire, mais, avant de le faire, il croit devoir donner ses raisons, qu'il trouve à la fois dans l'histoire, dans la nature même de l'apologue, dans son utilité, dans les circonstances présentes. L'allure dégagée et familière d'une prose courante et simple qui ne pré- pare point ses effets et évite tous les longs dévelop- pements fait le plus souvent lire d'un œil négligent les avant-propos de La Fontaine. C'est un grand tort : j)resque tous sont des modèles de critique. Avec un esprit si délié et si complexe, si plein de sous-entendus, de réticences et d'insinuations, il faut

I. M.E ML 15. 7«»

toujours s'attendre à l'imprévu, lire avec attention, lire en dessous, lire à côté. De fait, dans cette pré- face des Fables, il détermine déjà avec hardiesse et netteté la portée de l'œuvre qu'il entreprend, œuvre morale et expérimentale, destinée à la fois aux enfants et aux hommes. « Ces fables sont un tableau chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu'elles nous représentent confirme les personnes d'âge avancé dans les connaissances que l'usage leur a données, et apprend aux enfants ce qu'il faut qu'ils sachent. )> Quant à la façon plus développée et plus enjouée dont il présente, après Ésope et Phèdre, ses apo- logues, c'est parce qu'il n'a pas « les perfections du langage, comme il les ont eues ». Il est heureux d'admirer « la simplicité magnifique chez ses grands hommes », mais comme il se sent, avant tout, fran- çais et vivant, il se guide sur les halntudes de son pays et les exigences de son temps. « On ne consi- dère en France que ce qui plaît : c'est la grande règle et, pour ainsi dire, la seule. » Il s'efforcera donc, avant tout, de plaire. « On veut de la nouveauté et de la gaîté. » Il sera donc nouveau et gai, mais d'une gaîté à lui, délicate, bienveillante, consola- trice : a Je n'appelle pas gaîté ce qui excite le rire: mais un certain c/iarmc, un air agréable qu'on peut donner ii toutes sortes de sujets, même les plus sérieux » . Peut-on se définir avec une plus fine conscience de sa valeur?

Le poète avait frappé trop juste ; il avait, du pre- mier coup, trop bien trouvé la proportion dans

l.\ lONTAlMi.

laquelle peuvent être accueillies, par la majorité des esprits, la fiction unie à l'observation, la pensée à la vérité, l'agrément a la morale, pour que les Fables ne fissent pas un chemin rapide. Barbin dut les rééditer presque immédiatement; on en fit des contrefaçons. Dans l'une des réimpressions, La Fon- taine glissa, pour faire patienter son monde et le tenir en haleine, des fragments du Songe de Vaiu\ V Adonis, V Élégie aux Xi/nipJics et quelques autres |)ièces déjà célèbres, mais inédites. Pour se donner le temps d'assembler, avec le soin qu'exigeaient ses lentes méthodes de travail et son souci croissant de perfection, un second bouquet de fables, aussi délicieux que le premier, il avait, prudemment, pris ses précautions, en annonçant, dans l'épilogue, un ouvrage prochain et d'un genre différent :

Bornons ici cette cari'iore : Les longs ouvrages nie (ont peur. Loin d'épuiser une matière, On n'en doit prendre que la fleur. Il s'en va temps que je reprenne Un peu de forces et dhuleine Pour fournir à d'autres projets. Amour, ce tyran de ma vie, Veut que je change de sujets; Il faut contenter son envie : Retournons à Psyché.

Le roman des Amours de Psyché et de Cupidon parut, en effet, l'année suivante avec une dédicace chaleureuse à Mme de Bouillon et une préface dans laquelle l'auteur expose sa façon de comprendre

L AGE MUR. SI

liinilation des anciens et avoue les difficullés quil éprouve à écrire en prose.

L'intérêt qu'oflre ce long récit serait pour nous assez médiocre, malgré certains passages d'un style élégant, si l'auteur n'y avait mêlé, à sa prose poétique, des morceaux en vers, descriptifs ou lyriques, dont quelques-uns sont délicieux, et s'il n'avait encadré sa narration dans une scène vivante et contemporaine dont les acteurs nous touchent de près. Ces acteurs sont, en effet, avec La Fontaine lui-même, sous le nom de Polyphile, ses amis du cénacle. Racine, sous le nom d'Acante, Boileau, sous celui d'Ariste, et enfin Molière, sous celui de Gélaste. On a cru devoir, il est vrai, contester cette dernière assimila- tion, parce qu'en 1G69 Molière était brouillé avec Racine, et l'on a pensé que Gélaste n'était que Cha- pelle. 11 est bien possible que tout le monde ait raison, et qu'avec ses habiles façons d'esquiver les difficultés en même temps que ses habitudes d'égards pour ses amis de toute nuance, La Fontaine ait accouplé, dans un seul type, les deux plus joyeux compagnons de la bande. Si, çà et là, dans les rai- sonnements de Gélaste, on peut reconnaître la vive et ingénieuse légèreté de Chapelle, on y admire plus d'une fois une ])rofondeur de bon sens et une largeur de vues qui sont bien de Molière. Quoi qu'il en soit, cet entretien entre les quatre poètes, au milieu des splendeurs inachevées des jardins et du château de Versailles, est un morceau d'un intérêt exceptionnel, qui nous révèle, avec une sincérité évidente, l'état

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s-j. LA iontaim:.

de leurs esj^rits au moment même de leur pleine lloraison. La Fontaine décrit les lieux, pose les per- sonnages, les fait parler, avec une verve abondante et précise qui nous garantit son exactitude. Quelle exquise tendresse pour ses amis, quel souvenir ému de tant d'heures, tant de jours, tant d'années déjà passées ensemble à « voltiger de proi)OS en autres, comme des abeilles qui rencontreraient en leurs che- mins diverses sortes de fleurs » î La connaissance a bien commencé sur le Parnasse, mais on y a formé société « moins pour les Muses que pour le plaisir ». C'est à l'occasion seulement qu' « on s'y donne des avis sincères lorsque quelqu'un d'eux tombait dans a maladie du siècle et faisait un livre, ce qui arri- vait rarement » ; car « la première chose qu'ils firent fut de bannir d'entre eux les conversations réglées, et tout ce qui sent sa conférence académique ». Si la conversation n'est pas réglée, elle est cependant assez suivie et assez sérieuse pour nous donner une idée de ce que devaient être, entre ces grands esprits, leurs entretiens habituels, et nous assistons à une scène charmante de leur jeunesse !

La Fontaine vient de terminer Psyché; il en pro- pose la lecture à ses amis. Racine, qui, comme lui, " aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages » ces passions, qui leur remplissaient le cœur d'une certaine tendresse, se ré])andaient jusqu'en leurs écrits »j, demande que la lecture se fasse à la campagne. Boileau, moins rustique, accepte, mais à condition d'aller voir « les nouveaux embel-

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lissenients de Versailles ». Le lendemain, on pari au petit jour, on arrive de fort bonne heure à ^ er- sailles, on passe la matinée à visiter la ménagerie, et à louer « l'artifice et les diverses imaginations de la nature, qui se joue dans les animaux comme elle fait dans les fleurs ». La Fontaine s'enthou- siasme, avec une passion de naturaliste et d'ar- tiste, pour « les demoiselles de Numidie et certains oiseaux pécheurs qui ont un bec extrêmement long, avec une peau au-dessous qui leur sert de poche. ... Leur plumage est blanc, mais d'un blanc plus clair que celui des cygnes; même de près il paraît carné, et tire sur la couleur du rose vers la racine. On ne peut rien voir de plus beau. » Ce sont les orangers qui enchantent Racine et lui rappellent le Midi :

Sommes-nous, dit-il, en Provence? Quel amas d'arbres toujours verts Triomphe ici de l'inclémence Des aquilons et des hivers?

Jasmins dont un air doux s'exhale. Fleurs que les vents n'ont pu ternir, Aminte en blancheur vous égale Et vous m'en faites souvenir.

On dîne, on rit, puis l'on s'assied dans la grotte de Thétis. La Fontaine, « ayant toussé pour se nettoyer la voix, commence sa lecture ». C'est à la fin du premier livre, lorsque le lecteur se repose, <pie s'engage une discussion sur le pathétique et le comique. Chacun des quatre amis y joue son rôle à

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merveille, l'un tenant pour le touchant et le tendre, lautre pour le gai et le divertissant, le troisième se rangeant du coté de Racine par des raisons théo- riques. Polyphile, enfin, son manuscrit à la main, « qui écoute avec beaucoup de silence et d'attention » , ne trouve qu'un mot à dire, mais un mot, comnie toujours, personnel et naturel : « J'ai déjà mêlé malgré moi de la gaîté parmi les endroits les plus sérieux de cette histoire: je ne vous assure pas que tantôt je n'en mêle aussi parmi les plus tristes. C'est un défaut dont je ne saurais me corriger, quelque peine que j'y apporte, » Pour lire le second livre, on s'assied, dans les jardins, sur un gazon, près d'un ruisseau, sous « des feuillages déjà secs et rompus en beaucoup d'endroits, qui laissaient entrer assez de lumière jiour qu'on |)ût lire aisé- ment )). La tristesse un peu prolongée, même avec des intermittences, n'est décidément pas le fait de Polyphile. Ce second livre, malgré quelques lueurs, est terne et languissant. Le lecteur le sentait bien, et c'est avec un soupir de soulagement qu'il lance à la fin son Hymne à la Volupté « dont le dessin ne déplut pas tout à fait à ses trois amis ». C'est qu'en effet, dans cette invocation ])ersonnelle, le poète se retrouve tout entier, c'est bien tout ce Polyphile '( qui aime toutes choses » avec sa franche joie de vivre, sa curiosité infinie et ravie, son oj)timisme aimable, tendre, expansif, communicatif. L'élan est admirable :

L A(;i: Ml I!. 85

\'(tliipl('. Volupté, qui fut jadis maîtresse

Du plus bel esprit de la Grèce, Ne me dédaig-ue pas, viens-t'en log-er clie/ nii«i ;

Tu n'y seras pas sans emploi : J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique, La ville et la campagne, enfin tout : il a est rien

Qui ne me soit souverain bien Jusqu'aux sombres plaisirs d'un cœur mclancolir/uc. Viens donc; et de ce bien, ô douce Volupté, Veux-tu savoir au vrai la mesure certaine? II nien faut tout au moins un siècle bien conipté;

Car trente ans ce n'est pas la peine.

N'est-ce pas le beau, le vrai (lileltantisme des âmes saines et actives, le dilettantisme, lortiPiant et heureux, des esprits larges et généreux, celui des grands hommes de l'Antiquité et de la Renaissance, des grands poètes modernes, Gœthe et Victor Hugo ? Quelle joie de le retrouver, en pleine période clas- sique, chez le moins pédant et le plus sensible de nos poètes nationaux!

Cil et là, à travers la trame ondoyante et légère (le Psyché, on voit le poète lancer, sous le premier |)rétexte venu, des coups d'encensoir inattendus à Louis XIV et même à Colbert. C'était dans l'ordre; nul écrivain ne se dérobait à cette règle, et il se li'ouvait, autour de La Fontaine, i)lus d'un ami sérieux pour la lui rappeler. J.a maladresse avec laquelle notre pauvre romancier, volontiers docile aux conseils qu'il croyait sages, mais toujours inca- pable de soutenir longtemps un rôle contraire à sa nature, s'efforce de donner satisfaction aux uns et aux autres, devient presque touchante, à force de naïveté. Dans Psvché même, il avait laissé traîner,

^•j LA FONTAINE.

à propos des deux rois, beaux-frères de rhéroïne, des phrases singulières que la malignité des cour- tisans ne manqua pas de relever. On crut recon- naître Jupiter lui-même dans ce roi « qui a toujours une douzaine de médecins à Tentourde sa personne » et dans celui « qui a deux fois autant de maîtresses, qui toutes, grâce àLucine, ont le don de fécondité » ; en sorte que « la famille royale est tantôt si ample qu'il y aurait de quoi faire une colonie considé- rable «. Des âmes charitables en firent la remarque au poète. Celui-ci prétendit n'y avoir pas vu malice, mais il trembla de tous ses membres, jusqu'à ce que le duc de Saint-Aignan l'eût rassuré et jirésenté au roi, qui fut bon prince et qui sourit.

Quelque bonne grâce qu'il mît, d'autre part, à complaire tantôt à ses pieux et savants amis de Port- Royal qui tournaient, avec anxiété, autour de son âme égarée comme autour de celle de Racine, tantôt à ses amis légers et inconséquents de l'Hôtel de Bouillon, s'efforçant de tenir entre eux la balance égale, il sacquittait difficilement, jusqu'au bout, et sans y trahir son ennui, des besognes fastidieuses que sa bonté se laissait imposer. En 1671, il laissa paraître, sous le couvert de son nom, un Recueil de poésies chrétiennes, patronné par Port-Royal, et dont les préfaces sont attribuées à Lancelot et à Nicole. La seule pièce qu'il y donna, uiîe traduction du |)saume Diligam te. Domine, est d'une faiblesse excep- tionnelle, et, lorsqu'il fut tout à fait maître de la l)ublication, il se hâta d'y introduire, dans le troi-

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sième volume, des fables et des fragments de Psydicj,^ En même temps, d'ailleurs, il publiait, afin qu'on ne s'y trompât i)oint et qu'on le prît pour ce qu'il était, quelques Fables nouvelles et la troisième partie des Contes. Deux ans après, môme jeu : tandis que s'étale, à la devanture de Barbin, un })oème édifiant sur la chasteté, le Saint-Malc, dont la matière a été fournie par Arnauld d'Andilly, et qui paraît sans nul doute un gage de l'amendement du pécheur, on y vend, derrière le comptoir, un nouveau recueil de contes, cette fois interdit par la police et imprimé clandes- tinement soit à Rouen, soit dans les Pays-Bas. Sainte-Beuve a finement apprécié le chaste poème de Saint-Malc, en le qualifiant de pensum. Les contes, en revanche, sont ce qu'il y a de plus vif et de plus effronté dans toute la série, ceux qui touchent à l'obscénité, les Troynis^ le Psaniirr, le Diable en /infer, la Jument du Compère Pieri-c, les Lunclles, le Tableau ! On comprend, de reste, avec les usages du temps, que le livre ait été interdit. Le plus piquant de l'affaire, c'est que le poème sacré, celui qui devait donner à son auteur la réputation d'un homme grave, le Saint-Malc, fut également interdit, à cause d'une nouvelle distraction. Dans son enthou- siasme de reconnaissance pour le cardinal de Bouil- lon, auquel le livre était dédié, son poète lui avait donné de V Altesse Sérénissime , titre réservé aux membres de la famille royale. C'était une inconve- nance criminelle. Les deux livres se rejoignirent sous le pilon.

as LA FONTAINE.

Durant ces années d'activité littéraire, si soutenues et si fécondes, des chagrins et des ennuis plus graves n'avaientpas manqué, d'ailleurs, à notre insou- ciant rimeur. En 1672, il avait perdu la douairière d'Orléans, et, avec elle, la douce hospitalité du Luxembourg et les générosités qui l'accompa- gnaient. En 1673 il perdait Molière, et, avec lui, son plus ferme et plus sincère soutien intellectuel. Il semJDle qu'à ce moment il se trouva fort désem- paré, matériellement et moralement. Nous avons la preuve de ses embarras financiers dans la vente qu'il dut bientôt faire de sa maison natale à Ghâteau- Thierr}', le dernier débris sans doute de son patri- moine lentement émietté. Quant à sa solitude, elle ne dura pas longtemps. Comme toujours, la Provi- dence se présenta sous les traits d'une aimable femme, l'une des plus intelligentes et des plus cul- tivées de la société parisienne, « la Tourterelle « Sablière. Marguerite Hessein, fille et sœur de finan- ciers connus par leur dilettantisme, épouse du mar- quis de la Sablière, fermier général, habitait, dans le faubourg Saint-Antoine, une des plus belles rési- dences de ce quartier alors aristocratique, la Folie- Rambouillet. Son salon était un des plus recherchés de Paris, autant pour la gaîté et la liberté qui y régnaient, que pour le grand nombre d'écrivains et de savants qu'on y rencontrait. Mme de la Sablière, lettrée et tendre, érudite et modeste, semble avoir été, dans le siècle, avec Mme de Sévigné, le type le plus accompli de la femme suj^érieure. Dune nature

L ACE MU H. «1>

|)liis ardente que la marquise immaculée , elle ne résista pas, il est vrai, comme elle à tous les entraî- nements de son cœur, s'attacha imprudemment et absolument au marquis de la Fare; mais, lorsqu'elle en fut trahie, lorsqu'elle connut l'indignitc de ce triste amant, que ses amis appelaient déjà M. de la Cochonnière, elle en fut inconsolablement brisée, renonça à tout, s'agenouilla en Dieu, se laissa mourir. Il n'y a, pour elle, dans toutes les correspondances et chroniques du temps, qu'admiration et indulgence, reconnaissance et tendresse. On n'y relève que deux insultes : l'une part d'une vieille fille méprisante et jalouse, Mlle de Montpensier, qui ne i)ut voir, sans liaine, le salon des La Sablière s'emplir aux dépens du sien et qui l'appelle « petite bourgeoise savante et précieuse » ; l'autre est due à un vieil homme de lettres, célibataire hargneux, notre Boileau, qui ne lui pardonna jamais de justes remarques sur son ignorance scientifique et qui attendit sa mort pour se venger, sans héroïsme, de

Cette savante Qu'estime Roberval et que Sauveur fréquente

Roberval et Sauveur, de l'Académie des sciences, étaient en effet de ses meilleurs amis et elle s'occu- pait avec eux, sans pédantisme et sans i)rétention, (le questions de science et de philosophie. Elle avait Micmc déjà offert, sous son toit hospitalier, une demeure à Bernier avant de lui donner l^a Fontaine |)our compagnon.

t 1 LA FONTAINE.

Les sept ou huit années que le poète passa à la Folie-R.ambouillet, sous la tutelle de cette pro- tectrice délicate et désintéressée qui lui épargnait les moindres heurts de la vie matérielle, furent proljablement ses plus heureuses. Au rebours de ses j)atrons et patronnes antérieurs, Mme de la Sablière n'exigeait de lui qu'une chose, c'est qu'il s'abstînt de lui adresser aucune flatterie, ni galanterie. Ayant toute liberté d'écrire à son gré et de vivre à sa guise, le poète en profita pour ruminer ses meilleures fables et pour fréquenter le théâtre. L'Hôtel de Bour- gogne, où la Champmeslé mettait toute son âme et son cœur au service de Racine, dans Mitliriclatc\ Iplùgéiiie et Phèdre, le Palais-Royal, la troupe de l'Opéra avait remplacé la troupe de ^lolière, après la mort de son chef, l'attiraient également. Le monde, vivant et libre, des comédiens et des musiciens ne lamusait pas moins. Tout le temps qu'il ne passe j)as à l'Hôtel de la Sablière à l'Hôtel de Bouillon, il le donne à la grande actrice, la Champmeslé, dont il est un des adorateurs discrets, ou à M. de Xiert. valet de chambre du roi, chargé de la direction de l'opéra, musicien et collectionneur émérite, protec- teur septuagénaire de Mlle Gertin, déjà célèbre, à quinze ans, comme claveciniste. Avec l'enthousiasme qu'il apporte en tous ses plaisirs, il ne pouvait long- temps fréquenter, en simple amateur, les loges et les coulisses. Tandis qu'il se laisse aller insensiblement à devenir le collaborateur du mari de la Champmeslé pour quelques comédies, il commet une plus grande

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imprudence encore en promettant un livret d'opéra à Lulii.

Pour un artiste tel que La Fontaine, ne travail- lant qu'à son tem[)s et à son caprice, incapable de soumettre l'indépendance de sa fantaisie à une disci- pline rigoureuse ou à une longue soumission, d'une conscience extrême et méticuleuse en fait de style, de langage, de technique, pouvait-il être de pire supplice que celui de subir les exigences incessantes d'un collaborateur égoïste pour lequel la matière lit- téraire n'était qu'une matière indifférente, maniable et taillable à merci ? Lulli avait, à cet égard, une répu- tation établie; quand il avait demandé à Thomas Cor- neille un Bellérop/ioii, il lui avait fait faire et refaire deux mille vers et n'en avait pris que six cents; sa fatuité, son impertinence, son mauvais caractère étaient connus, mais il avait tant détalent et La Fon- taine aimait tant la musique ! La Daphné ne fut jamais terminée et les fragments en sont fort incolores. Cette déconvenue du Ijonhomme nous a valu, en revanche, une des pages les i)lus vives et les plus ressenties cpi'une blessure personnelle lui ait pu in- spirer, la pétulante et amusante satire du Florentin. Il ne savait pas, d'ailleurs, être vindicatif; après avoir fustigé si vertement le musicien, il se laissa raccom- moder avec lui et ne cessa, inalgré cette leçon, tou- jours attiré })ar les planches, de rimer quelque opéra. Sa réputation, cependant, s'établissait rapidement, par la diffusion des fables et des contes, malgré l'insuccès de ses tentatives dramatiques. La victoire

92 LA lO-NTAINt.

de lécole nouvelle, de l'école de la vérité, avait été assurée par Molière, avant sa mort, et ])ar les der- nières œuvres de Racine. Boileau triomphait et il affirmait son triomphe en élevant un monument défi- nitif, l Art poétique, qui devait consacrer définitive- ment la gloire des bons poètes et l'humiliation des mauvais. Désormais, la littérature française avait ses tal)les de la loi écrites sur le Parnasse par un pro- phète inflexible, dans un long entretien avec un Phébus à perruque. La conviction majestueuse, l'iné- branlable assurance avec laquelle le législateur for- mulait ses règles et appliquait ses jugements, faisait croire à beaucoup que ces règles étaient divines et que ses jugements seraient éternels. Cependant, iiors de Versailles, à Versailles même, tout le monde ne se prosterna pas. Les admirateurs de La Fontaine, déjà nom])reux, s'étonnèrent que son nom, celui d'un compagnon de lutte, d'un ami de jeunesse, d'un col- laborateur qui n'avait pas été étranger à la confection des badinages sortis de la Pomme de Pin et de la Croix de Lorraine, le Chapelain décoiffé et les Plai- deurs, n'y fut même pas rappelé. On s'étonna plus encore que l'apologue, ce modèle antique et véné- rable de la poésie morale, dans lequel s'étaient illustrés Esope, Phèdre, Babrius, et tant d'autres, n'v fût pas admis parmi les genres de littérature que l)Oiivaient pratiquer les honnêtes gens.

i'^tail-ce ignorance de la valeur des Fables? Ktait- re indifférence j^our des productions d'un ordre populaire? Ktait-ce anti|)at]iie personnelle pour l'au-

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teur? Il se [)oiiri-ail l)ien, en exaniinanl les choses de près, qu'il y eût chins le silence de Ijoileau un peu de tout cela, (^u'il n'ait point goûté entièi-ement le charme délicat et familier de celte poésie sans apprêt, qu'il l'ait piise j)our une poésie inférieure et pédestre parce qu'elle ne déj)lo yait j)as tout d aboi'd ses ailes, qu'il ait regardé comme une négligence blâmable sa merveilleuse indépendance d'allures, qu'il ait été i)eu sensible à toutes ces qualités d'ar- tiste, d'observateur, de paysagiste, par lesquelles le poète rajeunissait tous ces contes de nourrices et de paysans, c'est ce que prouve surabondamment sa façon de refaire uu chef-d'œuvre qu'il trouvait « languissant » et « écrit dans la langue de Marot », la Mort et le Bnclieron. La Fontaine, quelque temps après, lui rendait, d'ailleurs, avec usure, la monnaie de sa pièce; il accentuait encore l'inégalité des talents en reprenant, pour son compte, V Huître et les Plai- deurs. Que Boileau, d'autre part, ait considéré la fable, avec des animaux et des plébéiens pour acteurs, comme un genre inférieur qu'on devait repousser du Parnasse avec le même dédain que le roi excluait de ses collections les magots de Teniers, c'est ce que nous peut faire supposer son système de clas- sification nobiliaire.

Quant aux motifs, grands ou petits, d'antipathie personnelle, depuis le relâchement des liens de jeu- nesse, on n'est pas à les compter. Sans parler du peu de resj)ect que devait inspirer, au fond, à un homme de tenue sévère, d'une dignité un |)eu

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farouche, de convictions arrêtées et inébranlables. ce barbon, de mise négligée et de mœurs dissolues, qui n'avait su garder ni son patrimoine, ni son foyer domestique, ni son indépendance, qui répandait ses rimes aux pieds des dames ou des filles, n'était-il pas avéré que La Fontaine, familier des Bouillon et des La Sablière, vivait dans un monde les vic- times de Boileau navaient point toutes perdu leur prestige et trouvaient encore des admirateurs? Quel- que effort d'impartialité qu'il fît pour comprendre un talent qui ne l'attirait pas, comme contraire à ses principes, Boileau y pouvait d'autant moins parvenir fjue l'apparence extérieure de l'homme, son laisser- aller de conduite, ses imprudences de langage vis-à- vis des grands et de la cour, Tétonnaient. l'inquié- taient, lui répugnaient peut-être. Il a donc pu croire, en pleine conscience, que ses contemporains s'exa- géraient la valeur du fabuliste, et que la postérité en reviendrait. Dans la lettre qu'il écrivit à Maucroix après la mort de leur commun ami, il parle de lui avec une sécheresse brève, qui n'indique pas un chagrin bien profond; c'est par ouï-dire et d'après Racine qu'il connaît les détails de sa conversion; il avait cessé de le fréquenter.

Quoi qu'il en soit, les admirateurs que le fabuliste avait en cour ne se tinrent pas pour battus, et leur protection prit la forme d'un joujou que Mme de Thianges, sœur de la Montespan, offrit au duc du Maine le 1" janvier 1675, quelques mois après la publication de V Art poétique. C'était un petit théâtre,

L A ci: MV\l. î»5

la Chanilrr du Sublime, meublé de figures de cire. Sur le seuil, on voyait Despréaux, armé d'une four- che, écartant quelques mauvais poètes. Il n'avait que Racine auprès de lui, mais Racine faisait signe à La F'ontaine d'aj>procher. L'allusion était claire et fine et l'on avait sans doute attribué à Racine le rôle qu'il dut remplir entre ses deux amis. On ne sail si la plaisanterie fut du goût du roi et contribua à le mettre en de meilleures dispositions. L'incorrigible rimeur, avec son à-propos accoutumé, ne lui laissa pas le temps de les manifester. C'est trois mois après qu'il se faisait saisir par le lieutenant de police son nouveau recueil de contes. Il ne seconda, en réalité, les bonnes intentions de ses amis, ne cher- cha sérieusement à se mettre bien en cour qu'en 1678, lorsqu'il eut achevé cinq autres volumes de Fables, qu'il dédia solennellement à Mme de Montespan. Il faisait suivre, d'ailleurs, celte dédicace d'une de ses plus vives satires de l'injustice des grands, les Ani- tnaux malades de la peste. Il fut, néanmoins, grâce à la favorite, admis à présenter ses hommages, avec son volume, au seigneur Lion, c|ui le gratifia d'une bourse d'or. La légende raconte qu'il avait oublié, en arrivant, le volume qu'il voulait offrir, et, en s'en allant, la bourse qu'on venait de lui donner. Quoi qu'il en soit, Louis XIV, ni à ce moment, ni plus lard, ne lui attribua une grande importance et ne pensa surtout à le mettre en balance avec Boileau ; on le vit bien, quelques années après, quand tous deux se j^résentèrent à l'Académie.

CHAPITRE IV

L'ACADÉMIE LA CONVERSION

(1683-1695)

11 est possible que les amis de La Fontaine aient songé plus tôt pour lui à l'Académie, mais c'est seulement en 1683, après la mort de Colbert, qu'il manifesta le désir d'y entrer. L'immense succès des Fables^ surtout des dernières, les « divines «, lui avait donné, dans le public, une situation au moins égale à celle de Boileau, malgré V Art poétique et le Lutrin. Le législateur du Parnasse pouvait, il est vrai, compter, plus que jamais, sur la faveur du roi, depuis que Mme de JNIontespan avait reçu son congé, que Mlle de Fontanges avait été oubliée, et que la cour, sous la tutelle invisible et présente de Mme de Maintenon, allait tourner à des apparences, de plus en plus solennelles, de gravité et de dévo- tion. L'incorrigible rimeur de contes licencieux et clandestins, qu'on n'y avait jamais accueilli qu'en

L ACADKMIi:. L.V CON\ ICUSION. *♦/

passant, ne devait, au contraire, s'attendre qu'à une bienveillance médiocre de la ])art de la veuve Scarron qu'il avait connue autrefois, chez le surintendant, moins rigide et moins puissante, en des temps d'hu- miliations dont elle n'aimait pas à se souvenir. Au lieu d'améliorer sa situation vis-à-vis du roi et vis- à-vis d'elle, il semblait encore, par ses étourderies et ses imprévoyances, tout faire depuis quelques Années pour la compliquer et l'empirer. Avec sa maladresse habituelle, il avait flatté trop tard Mme de Monlespan, au moment son pouvoir allait décli- ner, il avait encensé trop vite Mlle de Fontanges, dont la faveur fut éphémère, et il vivait de plus en plus dans un monde de libertins mal vus de la cour, depuis que la conversion et la retraite de Mme de la Sablière l'y avaient laissé retombei\ Néanmoins il s'était fait, par l'aménitc' de son caractère et par la sûreté de ses relations, par sa modestie et par sa bienveillance, autant d'amis que le satirique s'était fait d'ennemis par son caractère entier et par son esprit mordant. On pouvait donc s'attendre à une lutte très vive dans l'Académie, malgré l'opi- nion connue du protecteur royal, dont l'approba- tion était indispensable, et malgré la présence, dans la compagnie même, d'un certain nombre d'ecclé- siastiques ou de commis dont le vote n'était pas libre.

Le jour de la discussion des titres, l'un des ser- viteurs du roi, le président Rose, eut le mauvais goût de jeter sur la table de l'Académie le volume des

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08 LA lONTAIMÎ.

Contes. Comme chacun savait qu'en penser et qu'on ne ])arut nullement se scandaliser : « Allons, mes- sieurs, fit-il, piqué et dépité, je vois bien qu'il vous faut un Marot ! « « Et à vous, une marotte ! » répliqua Benserade. On passa au scrutin. La Fontaine obtint seize voix, Boileau n'en eut que sept. Le directeur, Jean Donjat, alla, suivant la règle, demander à Ver- sailles l'approbation royale, mais Louis XIV le reçut plus que sèchement : « Je sais qu'il y a eu du bruit et de la cabale à l'Académie » ; puis, le congédiant : « Je ne suis pas encore déterminé, je ferai savoir mes intentions à l'Académie ». Il se détermina au silence. Les choses en restèrent jusqu'à la mort de Bezons, le 12 mars 1084. L'Académie comprit ce qu'elle avait à taire. Le 15 avril, elle nomma Boileau à l'una- nimité; le 20 avril, le roi déclara que « ce choix lui était très agréable ». Il ajouta qu'on pouvait recevoir incessamment La Fontaine, « qui avait promis d'être sage ». Quelques jours après, l'élection de La Fon- taine était ratifiée aussi à l'unanimité, et le fabuliste était reçu dès le 2 mai suivant.

Cette séance fut certainement des plus curieuses pour la galerie. Le bonhomme débuta, suivant ses habitudes, par un exorde narquois, d'une naïveté de circonstance qui semble friser l'impertinence : « Vous voyez, messieurs, par mon ingénuité et par le peu d'art dont j'accompagne ce que je dis, que c'est le cœur qui vous remercie, et non pas l'esprit ». L'exagération des protestations qui suivent et des flagorneries à l'adresse des protecteurs, non moins

LACADKMIi:. I.A CONN F.HSION. <.«9

([lie l'effort pénible des développements, à coups de lieux communs et de citations classiques, témoignent qu'il a mis, en elfet, peu d'art dans cette courte harangue, et que l'éloquence officielle n'était pas son fait. Benserade, Saint-Amant, et d'autres durent sourire lorsque leur nouveau confrère les compli- menta de savoir parler, aussi bien que les vers, langue des dieux, et la prose, langue des hommes, le langage de la piété » qui les surpasse. « Je devrais l'avoir apprise en vos compositions, elle éclate avec tant de majesté et de grâce. Vous me l'enseignerez beaucoup mieux lorsque vous joindrez la conversation aux préceptes. » Dans l'éloge de Louis le Grand, qui termine le discours, à travers lamas des amplifications pompeuses et banales , le fabuliste glisse une allusion à ses propres dis- grâces, avec cette ironie de sainte nitouche dans laquelle il est passé maître : « rsotre j)rince ne fait rien c{ui ne soit orné de grâces, soit qu'il donne, soit qu'il refuse; car, outre qu'il ne refuse que quand il le doit, c'est d'une manière qui adoucit le chagrin de n'avoir pas obtenu ce qu'on lui demande. S'il m'est permis de descendre jusqu'à moi, contre les pré- ceptes de la rhétorique, qui veulent que l'oraison aille toujours en croissant, un simple clin d'œil m'a renvoyé, je ne dirai pas satisfait, mais plus que comblé ».

La docilité avec laquelle le récij)iendaire fai son acte de contrition ne désarma pas l'austé^* directeur, l'abbé de la ÇlwHwkte. Ce vertt

100 LA FONTAINE.

siastique ne dissimula point l'ignorance dans laquelle il était et il entendait rester toujours des ouvrages du poète, dont il aurait fait l'éloge « si sa profession ne l'avait point sevré de bonne heure des douceurs delà poésie », et s'il était « plus versé dans la lecture de ses Fables ». L'auteur, lui-même, ayant maintenant l'honneur d'être académicien, c'est-à-dire de pouvoir « travailler pour la gloire du Prince, consacrer uni- quement toutes ses veilles à son honneur, ne se pro- poser d'autre but que l'éternité de son nom », aura ])Our devoir de les oublier. « Ne comptez pour rien, Monsieur, tout ce que vous avez fait par le passe Songez jour et nuit que vous allez doréna"\ant tra- vailler sous les yeux d'un Prince qui s'informera du progrès que vous ferez dans le cliemin de la vertu et qui ne vous considérera qu'autant que vous y aspi- rerez de la bonne sorte. » La pluj^art des académi- ciens trouvèrent que c'était abuser du droit de ser- mon, mais ils prenaient patience; ils savaient que le récipiendaire aurait le dernier mot, car on l'avait autorisé à clore la séance, en parlant sa vraie langue, par un discours en vers.

Ce discours est celui qui porte la dédicace : « A Madame de la Sablière ». Par un sentiment délicat de reconnaissance pour celle qui, depuis plus de dix ans, avait été sa tutrice, La Fontaine voulait que ce nom respecté et bien-aimé fût publiquement associé à son triomphe. Puisqu'il fallait faire une confession publique, un aveu de ses fautes passées et des promesses d'amendement, c'est à elle qu'il les

i/aCADKMIK. LA CONVI-nSION. K'I

voulait faire: il le pouvait d'autant mieux que la charmante pécheresse était la première entrée dans la voie du repentir et que, depuis la trahison de son amant et la mort dramatique de son mari qui n'avail pu survivre à sa dernière maîtresse), survenues presque en même temps, elle donnait rexenq)le de la charité sans étalage et de la dévotion sans affec- tation. Cette épître n'est, en elfct, qu'une confession personnelle, dont la sincérité, lémotion, la chaleur contrastent heureusement avec la solennité labo- rieuse du discours en prose. Jamais le poète, qui a si souvent parlé de lui, ne s'ouvrira d'une façon plus franche et plus ingénue, dans un langage plus har- monieux et plus attendri, et mieux fait pour lui attirer tous les pardons comme toutes les indulgences. On ne saurait s'analyser avec plus de clairvoyance, de tact et de mesure. Le début est d'une mélan- colie et d'une noblesse qui auraient attendrir Lamartine :

Désonnais que ma uiuso. aussi bien que mes jours.

Touche de son déclin l'inévitable cours,

Kt que de ma raison le llainbeau va s éteintlre.

Irai-je consacrer les restes à me plaindre.

Et, prodigue d'un temps par la Parque attendu.

Lo perdre àreccretter celui que jai perdu?

Kt, après avoir longuement déploré la façon insou- ciante'dont il a dépensé sa vie, en '< pensées amu- santes, vagues entretiens, romans et jeux, et cent autres passions, des sages condamnées », il avoue que, s'il était sage, il suivrait les exemples que lui

102 LA FONTAINE

donne sa bienfaitrice, mais il a si peu de confiance en lui-même î

J entends que l'on me dit : « Quand donc veux-tu cesser?

Douze lustres et plus ont roulé sur ta vie :

De soixante soleils la course entresuivie

!Ne t'a pas vu goûter un moment de repos :

Quelque part que tu sois, on voit à tout propos

L'inconstance dune âme en ses plaisirs légère,

Inquiète, et partout hôtesse passagère;

Ta conduite et tes vers, chez toi tout s'en ressent ;

On te veut là-dessus dire un mot en passant :

Tu changes tous les jours de manière et de style ;

Tu cours en un moment de Térence à Virgile :

Aussi rien de parfait nest sorti de tes mains.

Eh bien! prends, si tu veux, encor d'autres chemins :

Invoque des neuf Soeurs la troupe tout entière;

Tente tout, au hasard de gâter la matière :

On le souffre, excepté tes contes d'autrefois. »

C'était bien, en effet, ce que lui avait demandé l'abbé de la Chambre, et il lui répond avec une parfaite franchise :

J'ai presque eni'ie, Iris, de suivre cette coix ;

J'en trouAc l'éloquence aussi sage que forte.

Vous ne parleriez pas ni mieux, ni d'autre sorte :

Serait-ce point de vous qu'elle viendrait aussi.'

Je m'avoue, il est vrai, s'il faut parler ainsi,

Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles

A qui le beau Platon compare nos merveilles;

Je suis chose légère et vole à tout sujet :

Jp vais de fleur en fleur, et d'objet en objet :

A beaucoup de plaisir je mêle un peu de gloire.

J'irais plus haut, peut-être, au temple de Mémoire,

Si dans un genre seul j'avais usé mes jours;

Mais quoi ! je suis volage en vers comme en amours!

En somme, il ne s'engage à rien. Il réserve toute sa

l'ACADKMIK. LA CONM-nSION.

1U3

liberté, avec une connaissance de soi-même qui doit éclairer ses confrères, et, s'il énumère, assez péni- blement, à la lin, par acquit de conscience, la série des devoirs qu'il lui faudrait remplir pour qu'Iris soit satisfaite, il se garde bien de faire aucune pro- messe formelle, il ne laisse d'illusions sur son compte qu'à ceux qui en veulent avoir :

T.'l (|uc fui mon printemps je crains que l'on no voie Les plus (hors do mes jours aux vains désirs en proie.

En ce moment, en effet, malgré ses soixante-trois ans, le vieux Champenois, toujours robuste et alerte, ne prenait guère le chemin de la sagesse. Depuis trois ans, Mme de la Sablière avait quitté le vaste h(,tel du faubourg Saint-Antoine pour une demeure plus modeste dans le faubourg Saint-Honoré, con- crédiant ses hôtes et le plus grand nombre de ses "ens, n'emmenant avec elle que « son chien, son chai et La Fontaine ». Mais ni le chien, ni le chat, m surtout le vieux poète n'avaient retrouvé les mêmes douceurs dans le nouveau logis la marquise, adonnée désormais aux bonnes œuvres et aux prati- ques dévotes, ne séjournait plus qu'en passant, et qu'elle finit même par abandonner tout à fait pour habiter le couvent des Incurables. La Fontaine, il est vrai, s'était installé, fort agréablement, dans l'appartement qui lui était laissé, il y recevait joyeuse compagnie dans un cabinet orné de bustes des philo- sophes; il avait même acheté un clavecin pour es dames de l'Opéra qui l'y visitaient, mais, n'ayant plus

lui LA ION'] AI m:.

le salon de Mme de la Sablière pour s'y livrer à ses causeries familières, il vivait plus que jamais au dehors. Par la société assez libre de lllôtel de Bouillon, il avait été introduit dans la société plus libre encore des Vendôme et des Gonti, il devint vite le commensal habituel et indispensable des sou- pers du Temple et des parties de l'Isle-Adam. Ce n'était point là, dans la compagnie de La Fare et de Chaulieu, qu'il pouvait recevoir de sérieux encou- ragements à persévérer dans le repentir, comme l'y engageait l'Académie. Xous le voyons, au contraire, dans ce milieu cynique, perdre ce qui lui pouvait rester de dignité en des distractions séniles de plus en plus dégradantes. Son épître au duc de Vendôme, pour le remercier de ses libéralités, ne laisse aucun doute sur l'emploi qu'il en fera :

Le reste ira, ne vous déplaise,

En bas-reliefs, et csetcra.

Ce mot-ci s'interprétera

Des Jeannetons, car les Clymèiics

Alix vieille^; g'ens sont inhumaines.

Cependant, au milieu de ce troupeau de Jeannetons anonymes, apparaît une sorte de demi-Clymène qui, dans ses dernières années, empauma le vieillard jusqu'à devenir sa confidente littéraire et obtenir de lui le dépôt de manuscrits qu'elle publia après sa mort. Xous sommes édifiés aujourd'hui sur la valeur morale de Mme Ulrich. Fille d'un violon de l'Opéra, "débauchée par Dancourt, épousée par un maître d'hôtel du comte d'Auvergne, elle tenait une espèce

I, Ac.\ni;Mii: . i.v conviiiision. 1(».%

(le tripot des petits-maîtres et des officiers venaient jouer et boire. A l'époque même elle s'amusait de La Fontaine en lui faisant une j)eur atroce de son mari, elle entretenait des intrigues en partie double avec le marquis de Sablé et son frère. Plus tard, en vieillissant, elle s'afficha d'une façon si scandaleuse que la police s'en dut mêler, la loger d'abord aux Madeionnettes, et enfin à l'Hô- pital (iénéral.

Cette dernière et triste liaison paraît avoir duré jusqu'à la fin de 1()02, époque à laquelle une grave maladie terrassa tout d'un coup le robuste vieillard ([ui, jusque-là, avait résisté à toutes les atteintes du temps. En effet, durant ces huit années qui s'écou- lèrent entre son entrée à l'Académie et sa conversion, nous le voyons, avec un entrain merveilleux, mêler à tous les plaisirs mondains dont il prend une large part les travaux de toute espèce. Il restera jusqu'au bout le Polyphile curieux et insatiable. En 1084. il écrit, pour ses nobles amis de Chantilly, une dis- sertation historique, la Comparaison d'Alexandre et de César a^'cc M. de Condé ; en 1(385, il fait jouer la comédie du Florentin et publie, avec Maucroix, un recueil collectif de poésies ; en 1687, lorsque éclate à l'Académie et dans le monde lettré la querelle des Anciens et des Modernes, il entre franchement dans la lice, et, dans sa belle Kpitre a Huet^ salue la supé- riorité des Anciens avec la hauteur et la liberté d'esprit qu'y devait apporter plus tard André Ch(''- nior; la même année, il est en correspondance active

lOG LA fomaim:.

avec ses amis cV Angleterre, Saiiit-Evremond, la duchesse de Mazarin, qui semblent vouloir l'attirer auprès d'eux; les années suivantes, il prodigue les vers et la prose pour tous les amis qui le reçoivent, à la ville ou à la campagne; en 161)1, il fait repré- senter son opéra d\istrc'e; au mois d'août 1092, il envoie une épître au chevalier de Sillery sur la vic- toire de Steinkerque; et, dans l'innombrable quan- tité de vers et de prose qu'il sème ainsi de tous cotés, on ne saisit-qu'à peine, et dans les derniers temps, un certain affaiblissement de la sensibilité et du talent.

C'est dans les derniers jours de 1G92 que le mal le surprit. Quelques amis veillèrent à son chevet, et, parmi eux. son fidèle Racine, le Racine repenti et dévot, ayant tout sacrifié à Dieu, même l'amour de la gloire. On ])eut penser qu'entre ces vieux amis, les entretiens, à cette heure grave, roulèrent sou- vent sur des sujels graves. D autre j)art, Mme de la Sablière, retirée en son couvent, ne se faisait pas faute d'envoyer de bons conseils. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que le bonhomme, dont l'indiffé- rence religieuse n'avait jamais rien eu de l'incrédu- lité doguiatique, qui s'était toute sa vie dérobé à ses devoirs de chrétien comme à ses devoirs d'homme par amour de ses aises, mais non de parti pris, ail un jour consenti à recevoir la visite du vicaire de Saint-R.och, l'althé Pouget, son voisin, fils d'un ami. Ce tout jeune ecclésiastique, dont c'était la première mission, tremblait d'ailleurs singulièrement à l'idée

L ACADKMIIi:. LA CQNVIinSION. I(l7

d'aborder un pécheur si fameux; il se lit accom- pagner ))ar un intime, Racine probablement, ou Maucroix.

Le P. Pouget eut, plus tard, à deux reprises, l'occasion de donner quelques détails sur cet entre- tien avec La Fontaine et sur ceux qui suivirent, jusqu'à ce que le malade, devenu tout à fait « docile », consentît à se confesser et à recevoir le saint viatique devant des députés de l'Académie française, après avoir fait publiquement amende honorable pour « le livre infâme de ses contes ». Ce n'est pas sans difficulté que le bonhomme en arriva à celte sou- mission. Il avait accueilli très poliment, dès la première fois, l'abbé Pouget, et celui-ci l'avait trouvé « un homme fort ingénu et fort simple, avec beaucoup d'esprit ». L'ingénuité et la simpli- cité avaient été de répéter qu'il s'était mis depuis quelque temps à lire l'J^^vangile, et que « c'était un fort bon livre, oui, par ma foi, un bon livre ». L'esprit s'était montré dans l'objection dont il no voulut jamais démordre : « Il y a un article sur lequel je ne me suis pas rendu, c'est celui de l'éternité des peines. Je ne comprends pas comment cette éternité peut s'accorder avec la bonté de Dieu. » On avait inutilement discuté sur ce point; le bon vieillard, tolérant et affable, ne pouvait concevoir un Dieu qui ne fût pas à son image. L'abbé ne se rebuta j)as ; il fit durant dix ou douze jours deux visites quoti- diennement. Ce zèle parut excessif même à la bonne femme qui le gardait et qui accueillit une fois l'abbé

108 LA FONTAINE.

(c'est ]ai qui nous le raconte) par cette boutade significative : « Hé! ne le tourmentez pas tant, il est plus bête que méchant ! »

A quel point en était la conversion lorsque mourut Mme de la Sablière le 6 janvier 1693? La perte de sa fidèle protectrice qui le laissait sans domicile et sans ressources à soixante-douze ans, après vingt ans de délicieuse tranquillité, dut être i)Our lui un coup décisif. Un mois après, le 12 février, il con- sentait à faire l'amende honorable qu'on exigeait de lui en des termes réglés d'avance. 11 demandait par- don à Dieu, à r?2glise, à l'Académie, à tous, d'avoir écrit et pulflié les Contes, il renonçait à ses droits d'auleur sur la nouvelle édition qui allait paraître en Hollande, et s'engageait <-< à passer le reste de ses jours dans la pénitence et à n'employer le talent de la jioésie qu'à composer des ouvrages de piété ». Cette fois, l'homme accablé ne rusait plus avec lui- même. 11 fut aussi sincère et naïf dans sa piété tar- dive qu'il lavait été dans sa longue indifférence. H tint, au delà des attentes, sa promesse de faire péni- tence, puisque ses amis, sur son lit de mort, le trouvèrent, à leur grande surprise, couvert d'un cilice; il tint fidèlement aussi celle ne plus employer son talent qu'en œuvres pies. Lapuljlication, six mois après, du dernier livre des Fables était déjà pré- parée avant sa maladie. 11 n'y ajouta que la dernière, le Ju<^e arbitre, l'Hospitalier et le Solitaire, dans laquelle l'expression répétée d'une grande lassitude du monde, d'un désir ardent de solitude, de la néces-

I. ACADK.MIi:. I.A t:0NVi:ilS10N. 109

site de se connaître soi-même, semble l'écho des dernières r(''flexions du malade

Cli;!-::!'!!). impalifMil. et se plai^'-nant sans cesse.

La conclusion d'ailleurs était toujours la même, indulgente et résio^née :

Puisqu'on plaide ot rpiVin meurt, et qu'on devient malade,

II faut des niédeeins, il faut des avocats :

Ces secours, grâce à Dieu, ne nous manqueront pas.

Mais il voudrait que les hommes d'affaires et les médecins (l'avaient-ils tourmenté durant sa mala- die?) fussent plus consciencieux et il les engage à aller trouver le troisième saint, le solitaire, l'homme d'église, qui leur dira :

Apprendre à se connaître est le premier des soins.

La pièce se termine i)ar un adieu au lecteur, bien modeste et bien discret, si l'on songe qu'il vient après trente ans de succès et de gloire :

Celte leçon sera la fin de mes ouvrages : Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir! Je la présente aux rois, je la propose aux sages : Par saurais-je mieux finir?

Il semble que La Fontaine ait eu, en elfet, la i)ensée de se retirer en province, à Reims, auprès du fidèle Maucroix; mais dès qu'il fut rétabli, il dut d'aboi'd se mettre en quête d'un logement. Quant à ses besoins

lu LA FOMAIMi.

matériels, le jeune duc de Bourgogne, sur les con- seils de son précepteur Fénelon, avait pris soin d'y pourvoir. C'est en descendant de son appartement, de cette chambre des philosophes il avait vécu si heureux, qu'il rencontra, dans la rue Saint-Honoré, M. d'Hervart, maître des requêtes au conseil du roi. M. d'Hervart, chez lequel il fréquentait depuis long- temps, venait lui offrir l'hospitalité dans son magni- fique hôtel de la rue de la Platrière : « J'y allais! » répondit le jioète. Le mot est trop naturel et trop conforme à la façon dont il comprenait l'amitié pour n'être pas vrai.

A l'Hôtel d'Hervart, sous la bienveillante tutelle de la maîtresse du logis, « l'une des plus belles femmes qu'on ait jamais vues », l'une des plus sages aussi, La Fontaine retrouvait la société élé- gante et lettrée dans laquelle il se plaisait à vivre. Société toujours libre, d'ailleurs, puisque le com- mensal ordinaire en était l'ex-abbé Vergier, ancien précepteur de M. d'Hervart. Mais, cette fois, le vieux diable était, tout de bon, devenu ermite, et madame d'Hervart n'avait plus à le sermonner, comme autrefois, pour lui faire « régler se ■; mœurs et sa dépense ». H ne put devenir cependant paresseux, bien qu'il fît toujours en public profession de l'être, ni morose, ni attristé. Toutes ses dernières lettres montrent la môme bonne humeur devant la mort qui approche que derrière la vie qui s'éloigne, avec une confiance persistante dans la bonté de Dieu. <( J'espère, écrit-il allègrement à Maucroix, le

l'acadkmik. i.v COWr.lîSlON. 111

21) octobre 1G94, que nous attraperons tous deux les quatre-vingts ans et que j'aurai le temps d'achever mes Ih/nines. Je mourrais d'ennui, si je ne compo- sais pas. Donne-moi ton avis sur le Dies ir,T, clies illa que je t'ai envoyé. J'ai encore un grand dessein tu pourras maider. Je ne dirai pas ce que c'est, (jae je ne laie avancé un peu davantage. » Mais, (pielques mois après, il sentait la fin approcher. En allant à l'Académie, il avait été pris d'une nouvelle syncope : « Je t'assure, écrit-il au même, que le meilleur de tes amis n'a plus à compter sur quinze jours de vie.... O mon cher, mourir n'est rien, mais songes-tu que je vais comparaître devant Dieu? Tu sais comme j'ai vécu. Avant que tu reçoives ce billet, les portes de l'Éternité seront peut-être ouvertes devant moi. » ]Maucroix eut le temps de recevoir le billet et mêmedy répondre par quelques mots pleins d'angoisse : « Adieu, mon bon, mon ancien, mon véritable ami. Que Dieu, par sa très grande bonté, prenne soin de la santé de ton corps et de celle de ton âme! » Néanmoins, les l)ressentiments du vieux poète ne l'avaient guère trompé. Le 13 avril 1G95, il mourut, en pleine con- naissance, au milieu de ses amis, « avec une con- stance admirable et toute chrétienne ». Parmi ceux qui regardaient s'éteindre, doux et résigné, ce grand enfant qui s'était toujours laissé bercer, sans résis- tance, sur les flots heureux de la vie et qui avait répandu, au hasard, les trésors de son rare génie comme il avait gaspillé les débris de son maigre

112 LA FONTAINE.

patrimoine, plus d'un, sans doute, entendit mur- murer dans sa mémoire les beaux vers dans lesquels il s'est peint :

Il lit au front de ceux qu'un vain luxe ciivii'dnne Que la Fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne. Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour : Rien ne trouble sa fin, c'est le soir d un beau jour.

DEUXIÈME PARTIE

L'ÉGRI VAIN

CHAPITRE I

L'ŒUVRE

Tel fut l'homme : aucune ambition, pas de volonlé, pas de caractère. Dans ce poète, craintif et modéré, rien des violentes passions, personnelles ou sociales, qui échauffent les grands créateurs d'images et les agitateurs de l'àme, Dante, Shakespeare, Victor Huo-o, Lamartine ; rien non plus des fortes convic- tions, morales ou intellectuelles, qui soutiennent les lettrés éloquents, Ronsard, Malherbe, Corneille, André Chénier.^2"cune de ces grandes inquiétudes auxquels les poètes sont d'ordinaire en proie, ne fût-ce que dans les chaleurs de la jeunesse, la soif de la renommée, l'orgueil de la pensée originale ou de l'apostolat littéraire, la préoccupation anxieuse de la beauté ou de la vérité, ne semble avoir tour- menté ce viveur paisible. Sous ces rapports, comme

8

114 _ LA iontaim:.

pour la dignité de la vie, La Fontaine fait donc |)etite figure, même à côté de ses amis, Molière, Racine, Boileau. Ceux-ci ne sont point, tant s'en laut, des types héroïques; ils se plièrent, toutefois, en apparence, avec moins de facilité, aux humilia- tions qu'imposaient alors les usages aux gens de lettres et surent mieux défendre leur indépendance. La conception de la vie. chez La Fontaine, resta toujours étroite et médiocre, très inférieure, en somme, à la qualité de son génie qui s'en trouva limité et rapetissé. Son idéal, accessible à tous, est peu compliqué ; c'est l'idéal positif, terre à terre, qui suffit encore aujourd'hui à un trop grand nombre de braves gens : prendre les choses comme elles viennent, accej)ter les hommes comme ils sont, ne travailler que par force, s'amuser le plus possible :

Je le verrai ce pays l'on dort;

On n'y fait plus, on n'y fait nulle chose :

C'est un emploi que je recherche encor.

Ajoutez-y quelque petite dose

D'ainour honnête, et puis nie voilà fort.

Honnête, c'est-à-dire sans scandale ni fracas. On sait ce que parler veut dire. Il faut, en amour comme dans le reste, éviter tout ce qui est grave et pesant, tout ce qui pourrait retarder la marche légère d'un égoïsme aimable et bien élevé à travers une société polie. Quant aux devoirs de famille, obliga- tions sociales et morales, curiosités intellectuelles, ambitions de métier, il n'en faut prendre aussi que ce qui ne gène point et ce qui amuse, c'est-à-dire

L'iKLVnii;. llô

assez peu; c'est ainsi qu'on vit à Taise et qu'on vit longtemps. L'essentiel est moins de faire le bien que de ne point faire le mal. L'oisiveté étant consi- dérée comme le plus grand bonheur auquel l'homme civilisé puisse aspirer, le malheur le plus redou- table qu'il doive craindre, c'est l'ennui. Aussi quelle haine, profonde et convaincue, chez La Fontaine, pour tout ce qui peut l'engendrer, ce morlel ennui, pour la gravité et la longueur en toutes choses, dans les conversations, dans les livres, dans les occupa- lions, dans les sentiments, dans les plaisirs mêmes! Aucun de nos écrivains n'a exprimé avec plus de sincérité et de séduction ce besoin d'instabilité, ce o-oût du changement, celte mobilité joyeuse et impru- dente d'humeur, qu'on appelle la légèreté française, et qui est, en effet, un des défauts ou une des qua- lités de la race survivant à toutes ses expériences, pour la consoler de tous ses malheurs :

11 me faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde....

Cette légèreté, c'est sa vie; il y revient sans cesse et s'en applaudit, comme de sa paresse, non sans quelque pointe d'affectation, avec une petite fanfa- ronnade de vice, qui est bien nationale aussi.

Gardons-nous donc, cela va sans dire, de le prendre trop au pied de la lettre. H est incapable, en effet, .l'une passion durable et sérieuse ; il le reconnaît lui- même, le déclare, un peu haut peut-ét.c, à qui veut Tentendre. Lt pourtant, dans ses amitiés, même ses

lie LA FONTAINE.

amitiés féminines, celles qui côtoient ou celles qui suivent l'amour, il montre une fidélité à toute épreuve, il abonde en tendresses délicieuses, il apporte des délicatesses exquises. Comme son amie Ninon de Lenclos, qui demandait, dans ses prières, d'avoir toutes les verlus de l'honnête homme et aucune de l'honnèle femme, il se pique d'être un parfait ami autant qu'il se soucie peu d'être un mari exemplaire ou un amant fidèle. C'est, d'après ses aveux répétés, l'esprit le plus inconsistant et le plus fragile, le plus dépourvu d'ordre et de méthode, le plus insoumis et le plus irrégulier, mais il se laisse si franchement aller à ses instincts naturels, qu'il trouve, dans cet abandon même, l'équivalent dune volonté réfléchie, et qu'il poursuit doucement son rêve, à travers tous les incidents secondaires de la vie, avec une persis- tance d'autant plus opiniâtre qu'elle est plus incon- sciente ! La bonne grâce avec laquelle il reconnaît n'avoir en lui ni l'étoffe d'un héros, ni celle d'un homme d'affaires, ni celle d'un père de famille, et constate, le premier, ses infériorités au point de vue social, s'associe, en lai. à la profonde recon- naissance qu'il éprouve pour tous ceux qui ne lui en tiennent pas rancune, qui sont indulgents pour ses faiblesses et protègent son insouciance. Il fait bon marché de lui-même, mais il s'exagère volontiers la valeur de ceux qu'il aime, et dès qu'il les faut défendre ou leur prouver sa gratitude, il se départ, sans hésiter, de sa timidité accoutumée, de cette pru- dence campagnarde et bourgeoise, dans laquelle il

L ŒUVRi:. 117

aime tant à sommeiller. II se compromet alors avec autant de naturel et de sincérité, qu'il en mettait, la veille, à suivre la mode et se mettre en frais de com- pliments et de flatteries.

Naturel et sincérité, ce furent les deux rares vertus qui firent aimer l'homme, malgré ses faibles- ses, qui font admirer l'œuvre, malgré ses lacunes. La bonne foi que ce grand original, aux manières empruntées, aux boutades imprévues, apportait, dans ses fautes et dans ses repentirs, dans ses maladresses de conduite et dans toutes ses productions litté- raires, sembla d'autant plus singulière et estimable à ses contemporains, que, dans le monde raffiné il vécut, la denrée était plus rare. C'est, à ce sujet, un concert d'étonnements et d'admirations : « Quel- que difficile qu'il paraisse de croire cela d'un homme d'esprit et qui connaissait le monde, M. de La Fon- taine était un homme vrai et simple qui, sur mille choses, pensait autrement que le reste des hommes, et qui était aussi simple dans le mal que dans le bien. » Ainsi parle son confesseur, le père Pouget. Nous savons l'opinion de sa garde-malade : <( Il est simple comme un enfant! » Et quel plus émouvant témoignage que cette note de Maucroix, pleine de larmes : u Le L3 mourut à Paris mon très cher et très fidèle ami, M. de La Fontaine; nous avons été amis plus de cinquante ans, et je remercie Dieu d'avoir conduit l'amitié extrême que je lui portais jusqu'à une si grande vieillesse, sans aucune inter- ruption ni aucun ralentissement, ])0uvant dire que

118 LA iontaim:.

je l'ai tendrement aimé, et autant le dernier jour que le premier. Dieu, par sa miséricorde, le veuille mettre dans son saint repos! C'était l'àme la plus sincère et la plus candide que j'aie jamais connue : jamais de déguisement, je ne sais s'il a menti en sa vie; c'était au reste un très bel esprit, capable de tout ce qu'il voulait entreprendre. «

Cette incapacité de se mentir à lui-même non plus qu'aux autres, de s'imposer une direction de travail non plus qu'une règle de mœurs, sauvegarda, en réalité, la personnalité du i)oète. La légèreté d'hu- meur, l'absence de volonté, la souplesse de caractère qui le livraient, comme sans défense, aux mésaven- tures de la fortune et aux quolibets des sages, furent, pour lui, la source de jouissances intimes etpresque ignorées du monde qui l'entourait. S'abandonnanl, sans résistance, avec volupté, à cette mobilité d'im- pressions qui resta, jusqu'à la fin, le fond de sa nature, il garda, au milieu d'une société de plus en plus disciplinée et formaliste, une hardiesse de rêve- ries, une vivacité d'admirations, une ouverture de curiosités incessantes et lines vis-à-vis de toutes les choses de la nature et de l'esprit, qui en firent, en effet, au milieu des autres littérateurs, un type par- ticulier. Pour la plupart, c'était un retardataire, un traînard du passé, et, malgré ses belles relations, une sorte de bohème, comme Théophile, Saint- Amant. Faret. Pour quelques-uns, pour ceux qui savaient comprendre, pour Molière, La Rochefou- cauld, Racine, Fénelon, c'était, au contraire, un

génie précurseur, un homme de l'avenir. Et tous avaient raison! Dans cette inlelligence facile et libre, c'était, en effet, l'esprit de la vieille France qui survivait, }>ar la multiplicité des aspirations, l'amour (le la clarté et de la simj)licité, la belle humeur, l'équilibre intellectuel; c'était, déjà aussi, l'esprit de l.i nouvelle qui s'annonçait par la variété d'une cul- ture étendue, j)ar une intelligence sympathique de kl vie à tous ses degr<''S et dans tous les êtres, par une certaine pointe de mélancolie rêveuse qu'on ne retrouvera guère avant les premiers romantiques.

Jusqu'en ses derniers jours, alors même qu'il ne cesse de dire : « ^Nlon esprit diminue », et qu'il écrit à Maucroix : « Je t'assure que le meilleur de tes amis n"a })lus à compter sur quinze jours de vie », il s'intéresse à tout, il est curieux de tout, il fait « de grands desseins », il « mourrait d'ennui, s'il ne com- posait plus ». Quand il ne sort plus, il va encore à l'Académie « parce que cela l'amuse ». Par cette persistance d'activité, d'affabilité, de sérénité, même après une conversion chrétienne, honnête et sin- cère, qui ne parvient pas à l'attrister, n'est-ce pas un homme du xvi^ siècle, bien plus que du xvii*'? Joignez à cet enjouement constant, à ce sourire inal- térable, une bienveillance extrême, une indulgence convaincue, une compassion tendre pour tous les humbles et les sacrifiés, vous concevrez la séduc- tion qu'exerçait l'homme sur ses amis, celle que l'œuvre devait exercer sur ses lecteurs. L'amour naïf de la vie, l'admiration de la nature, la sympathie

liid LA j ontaim;.

pour toutes les joies et les souffrances, grandes et petites, les petites surtout, celles de tous les jours, l)ar lesquelles vit la commune humanité, n'avaient jamais rencontré un interprète si familier et si uni- versel. Ce n'est point par forfanterie littéraire c|ue La Fontaine s'est donné le surnom de Polyphile. Sur ce point, comme sur tant d'autres, il se connaît bien, et c'est en pleine conscience qu'il jouit fran- chement de cette voluptueuse aptitude à tout com- prendre qui fut celle de Rabelais, de Du Bellay, de Ronsard, de Montaigne, de cette universalité de goûts qui fut l'une des grandes vertus de la Renais- sance française, vertu saine et féconde, toute d'en- thousiasme et toute d'amour, qu'il faudra gâter par beaucoup d'ironie, de lassitude, d'impuissance, de fatuité, pour la changer en cet ennui incurable et prétentieux qu'on décore aujourd'hui du nom usurpé de dilettantisme.

L'homme de lettres, d'ailleurs, chez La Fontaine, est aussi discret et peu encombrant que l'homme de société. C'est l'un des charmes de son o^énie et l'une des raisons qui cachèrent ce génie à plusieurs. Comme il ne développe pas de théorie littéraire, comme il se montre indifférent aux principes et i^eu soumis aux règles, comme en fait, n'ayant ni sys- tème, ni j)arti pris, il ne consulte, en toute occasion, que son instinct personnel et son goût du moment, les littérateurs de métier et les pédants de profession le prenaient volontiers pour un amateur, pour une espèce de rêveur inconscient et innocent, à peine

L Œi vni: . 12f

i'esponsa])le de ses écrits non plus que de ses aetes^ pour « un fablier ». Le bonhomme, au fond, tenait à ne pas s'enrégimenter, ne se sentant fait pour aucun mariage, surtout un mariage de convenance avec la muse revêche et prude de Boileau. Il ne blesse personne, mais il ne se soumet à personne. Il continue, sans fracas, dans son for intérieur, à admirer les vieux poètes qu'on oublie et les poètes démodés qu'on méprise; peu lui importe que la mode ait changé; d'Urfé et La Cal|)renède lui sem- blent toujours, en quelques parties, d'agréables- romanciers; il n'a point pour les hardiesses pitto- resques de Saint-Amant, ni même de Desmarets, le dédain qu'affectent ceux qui ne les ont point lus. 11 aime les auteurs vivants comme il aime les morts, s'ils l'amusent et s'ils l'instruisent, tous en bloc, chacun pour ce qu'il lui apporte, poètes, auteurs dramatiques, romanciers, philosophes, et, sans s'as- treindre à rien, il est au courant de tout. Ses lectures, décousues, de hasard, sont multiples et énormes; on en trouve des traces à chaque pas, et, à chaque pas aussi, des élans de reconnaissance pour les écrivains qui lui donnent tant de joies. Qualité bien notable encore et qui le distingue de presque tous ses confrères, c'est quavec un esprit critique des plus fins, il ne dénigre jamais personne^ prenant des livres, comme des choses et des gens, ce qui lui en est bon et doux, ne s'attardant pas à constater ce qui manque, encore moins à le déplorer. La ])roduction, comme la lecture, n est encore

Il' 2 LA iontatm:.

pour lui qu'une autre forme du plaisir; lorsqu'elle devient une peine, on s en aperçoit vite. Pour être lui-même, il faut qu il soit sincère, qu'il raconte ce qui lui plaît, à l'heure cela lui plaît, autant que cela lui plaît. Aussi nulle œuvre poétique, malgré des a})parences objectives, n'est-elle, au fond, plus personnelle que la sienne. S'il avait vécu en un temps de commérages et d'espionnages, comme le nôtre, vingt commentateurs pourraient nous raconter sans doute dans quelle circonstance tel conte est né, à propos de quelle lecture ou de quelle conversation telle fable a été conçue, comment une impression du somnolent et perspicace observateur s'est traduite en une saynète grivoise ou une pantomime morale. La réalisation objective, plus vive et plas complète chez lui que chez aucun de ses contemporains, n'y est presque toujours que le contre-coup des impres- sions subjectives. N'aurions-nous pas, de ce phéno- mène, mille preuves documentaires, nous pourrions nous en apercevoir, à chaque instant, d'après les confidences et aveux qui lui échappent, car le bon- homme parle volontiers de lui. Gest en cjuoi il se distingue encore de ses amis, les grands classiques à belle tenue; il ne peut, comme eux, dissimuler son moi bien longtemps, mais ce moi s'impose si peu, c'est un moi si affable et si discret que jamais moi ne parut si peu haïssable. On sait le conseil que donnait Gœthe à un jeune })oète, comme une recette certaine pour ne point faire d'inutilités; celui de ne jamais rien composer, tragédie même, poème ou

l'œUVRK. 123

roman, qui ne fut le dével()i)peuient de quelque émo- tion personnelle. L'Allemand pensait à lui, comme toujours, en ce moment : il aurait pu penser à La Fontaine, il ne se serait pas trompé. L'œuvre et la vie du Champenois ne font qu'un. A quelque endroit qu'on s'arrête, dans cette œuvre, on l'y retrouve, tel que nous l'avons vu. naïvement imprégné des milieux qu'il traverse, sans jamais s'y transformer complète- ment. Son mérite fut précisément de ne rien oublier de ses bourgeoises et provinciales origines, de ne point devenir un lettré de salon ou de cour, suivant la formule adoptée, de s'adresser à la fois à toutes les espèces de gens qu'il avait fréquentés, dans leui' langue ordinaire, et de savoir s'en faire conqDrendre. Il voulut plaire en France à tous et à toutes, et il leur plut. C'est par qu'il fut égal à Molière et qu'il s'éleva au-dessus de tous les autres.

Une bonne partie des petits poèmes que lui inspi- raient ses lectures assaisonnées par ses souvenirs et ses réflexions personnelles, a formé peu à peu les deux groupes des Contes et des Fables. Si divers que semblent ces deux recueils, dont l'un enseigne le libertinage à la jeunesse et l'autre lui doit apprendre la morale, ils procèdent de la même inspiration, tantôt portée aux distractions voluptueuses, tantôt inclinée aux songeries plus graves , suivant les entraînements du milieu. Les récits qui les com- posent furent rêvés et écrits, dans les mêmes temps, bien souvent sans destination précise, et, plus d'une fois, les éditeurs comme l'auteur, ont hésité à les

rJk LA FONTAINE.

(lasser. Dans ces deux livres, les seuls qu'on lise en général, les seuls que le poète ail présentés comme des ensembles, en réalité, presque toutes les pièces restent des morceaux de circonstance. Il n'est donc point surprenant que le même caractère se retrouve plus encore dans l'innombrable quantité <le comédies, poèmes, élégies, odes, épîtres, bal- lades, rondeaux, sonnets, chansons, épigrammes, poésies diverses de tous formats et dans tous les Ions qui entourent les Contes et les Fables d'une végétation fourmillante et confuse, et forment la moitié et plus des œuvres complètes. C'est là, à vrai dire, qu'on apprend le mieux à connaître l'homme et le poète, qu'on mesure l'étendue et la variété in- stinctives de son génie, qu'on en saisit les lacunes et les intermittences; c'est qu'on admire, dans les exercices les plus disparates, une souplesse d'artiste et une habileté d'écrivain telles, que l'histoire litté- raire en offre peu de supérieures.

Dans ces pièces, comme partout, il y a lieu de distinguer celles qui furent des productions spon- tanées de celles qui furent des travaux forcés. 11 y a du talent partout, il n'y a du talent continu et du charme que dans les premières. Nous avons dit ce qu'il en fut du Songe de Vaux commandé par Fou- quet. Un peu plus tard, ses amis dévots et ses pro- tecteurs mondains le mirent à de plus rudes épreu- ves. Ce furent, d'abord, les solitaires de Port-Roval qui lui proposèrent ou imposèrent le sujet de la Captivité de saint Malc. On sait de quoi il retourne.

i/(i:uvni:. 125

Malc est un prince chrétien qui, pour échapper aux corruptions du monde, s'enfuit vers les solitudes. Kn traversant le désert, il est pris par des Sarra- sins qui le condamnent à garder leurs troupeaux, en lui donnant pour compagne une jeune femme, surprise comme lui dans une razzia, mais dont le mari a pu s'échapper. Cette captive est, comme lui, chrétienne, asjMrant, comme lui, à la sainteté. Ce qu'il faut décrire, c'est la lutte édifiante soutenue contre eux-mêmes par les deux solitaires pour con- server leur pureté, lutte d'autant plus méritoire que l'Arabe, désireux de voir fructifier ses esclaves comme ses champs, les a condamnés au mariage et à la cohabitation. 11 y a un moment de crise, le soir des noces, le malheureux Malc, désespérant de lui-même, va jusqu'à penser au suicide. Plus maî- tresse d'elle-même, la « chaste bergère », formée aux beaux discours non moins qu'aux beaux sentiments par la lecture de délie, ne craint point « les dan- gers qu'à sa suite entraîne l'hyménée ». On ne saurait défendre une virginité, d'ailleurs peu menacée, avec plus de hauteur et plus d'expérience, car la dame n'en est point à sa première affaire :

Votre soupçon m'outrage; et vous ave/ voir Que je sais sur mes sens «^-arder quelque pouvoir.... Vous vous alarmez trop pour un vain hyménée. Je vous rends cette main que vous m'avez donnée. Dissimulez pourtant, feignez, eomportez-vous Gomme père en secret, en public comme «>poux. Ainsi vécut toujours mon mari véritable; Et si la qualité de vierge est souhaitable,

126 LA fontaim:.

Je la suis : j'en fis vœu toute petite encor. Malgré les lois d'hymen, j'ai gardé mon trésor. Après l'avoir sauvé d'un amour légitime Voudrais-jc maintenant le perdre par un crime?

C'est avec un grand sérieux que l'auteur des Contes, on le voit, développe la matière. L'homme des Fables reparaît dans la description d'une four- milière dont l'activité inspire au saint, ennuyé et désœuvré, des réflexions humanitaires :

Vous m'enseignez, dit-il, le chemin qu'il faut suivre, Ce n'est pas pour soi seul qu'ici bas on doit vivre.

A son tour, il fait un sermon à sa vertueuse com- pagne et la persuade qu'ils s'acquitteront mieux de leurs devoirs envers Dieu en fuyant ce désert. Le couple s'évade, et, poursuivi par ses maîtres, se réfugie dans l'antre d'une lionne qui les protège et met en pièces leurs persécuteurs. Tous deux s'in- stallent en deux ermitages voisins, ils terminent une longue vie dans la prière et la pénitence. Çà et là, quelque vers heureux, quelquejoli trait descriptif, décèlent bien l'écrivain habile, mais le style reste incohérent et sans unité, tout cliargé de chevilles, d'expressions démodées, de péri|)hrases grotesques, de banalités piteuses. Notre homme ne cherche même pas à dissimuler l'ennui profond avec lequel il acheva cette fastidieuse besogne, tantôt martelée avec une obstination navrante, le plus souvent bâclée avec un dégoût visible.

Il se mit plus ardemment, ])ar la suite, à ce poème du Quinquina dont le sujet bizarre lui avait

l'œuvrk. l'i'

été imposé, à la suite de sa guérison, par la duchesse de Bouillon. Le quinquina, d'introduction récente, api)orté, en 1G79, à la cour par un Anglais, le che- valier Talbot. Y faisait merveille. C'était donc à la (ois, en 1()82, une œuvre d'actualité et un acte de reconnaissance que la princesse demandait à son fournisseur ordinaire. Les difficultés à vaincre exci- tèrent le virtuose, qui étudia consciencieusement le traité du médecin Monginot, De la guérison des fiè- i'res par le qui/iqui/ui, dont ses deux chants devaient être l'interprétation poétique. Dans le i)remier, nous avons la pathologie de la lièvre, d'après les anciens auteurs, avec l'histoire de la vieille thérapeutique, la thérapeutique démodée, celle des saignées et des purgatifs :

On n'exterminait pas la fièvre, on la lassait,

|)uis la pathologie nouvelle. La description minu- tieuse des mouvements du cœur et de la circulation du sang dut donner un peu de mal à notre rimeur, qui semble cependant y avoir pris plaisir. Comme tour de force, c'est assez réussi. Il n'apporte pas moins d'ingéniosité à se tirer d'affaire dans le deuxième chant, consacré à l'éloge du quinquina et de ses applications; mais quelle pitié de voir une telle plume s'escrimer en ces sottes besognes, et l'éduite à rimer des formules pharmaceutiques! Ce qui est curieux, c'est de rencontrer, çà et là, à travers ce fatras didactique, des idées candides sur la vie

128 LA FONTAINE.

^Di'imitive de l'humanité, des rêveries sur l'innocence des sauvages d'Amérique, ces peuples « sans lois, sans arls et sans sciences », qui font pressentir Jean-Jacques R.ousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand.

Les pièces dramatiques mises sous le nom de la La Fontaine forment presque un quart de ses œuvres ; il eut de bonne heure, nous lavons vu, et il garda jusqu'à ses derniers jours le goût, sinon la passion, •du théâtre; il ne cessa d'y rêver des succès qui ne lui vinrent point. Sa première publication est la traduction de V Eunuque deTérence, l'une de ses der- nières la tragédie 13'rique à' Astrce^ mise en musique par Colasse, représentée à l'Opéra, en 1691. Le sacrifice le plus douloureux qu'obtint de lui, à grand'peine, aj)rès sa conversion, son confesseur, fut celui de jeter au feu une comédie qu'il venait d'écrii-e. On trouva encore, après sa mort, dans ses papiers, les fragments inachevés d'une tragédie, AchllLc. Ce sont là, avec Clyniène et Daplnié^ les seuls ouvrages, dans ce genre, sûrement authenti- ques et personnels. Toutes les comédies, Ragotin, le Florentin^ la Coupe enchantée, Je vous prends sans vert, furent faites en collaboration avec le mari de la Champmeslé, et la part qu'y put prendre La Fontaine n'y est pas toujours bien considérable, si l'on en juge par la fréquente pauvreté du style.

La charmante fantaisie de Clymèiie, dont nous avons déjà parlé, est le seul de tous ces morceaux qui, en réalité, soit digne de lui, parce que c'est le

LŒUVRi: 121»

seul où, n'ayant point à compter avec les exigences de la scène, il ait joui de cette liberté complète sans laquelle sa verve tombe à plat. « L'inconstance et l'inquiétude qui me sont naturelles, dit-il en publiant les fragments de sa Galalée, m'ont cmpèclié d'acbever les trois actes à quoi je voulais réduire ce sujet. » Cette inconstance et cette inquiétude le ren- daient particulièrement impropre à combiner et à suivre le plan d'une action un peu sérieuse ou un peu compliquée, à poser et à développer des carac- tères fermes et soutenus, encore plus à animer ses personnages d'une passion un peu chaude ou d'une jovialité puissante. On trouve encore, à la lecture, çà et là, de jolis traits, ingénieux et fins, des couplets lestement troussés dans les Opéras, mais ni la sono- rité du vers, ni la vibration du mot n y remplissent même les conditions nécessaires de la littérature musicale. Décidément, il n'a pas plus l'élan lyrique que le souffle tragique; l'impétuosité, même dans une seule strophe, la gravité, même dans une seule tirade, le fatigueraient et l'épuiseraient; il s'y efforce à peine. Les meilleurs vers, dans ces livrets, sont des vers galants ou badins, qui seraient mieux à leur place dans des vaudevilles. Le cadre de ces pastorales est trop factice pour qu'il puisse même y placer une note campagnarde juste et simple, comme il en sème ailleurs à chaque pas. Dans les comédies en vers, dont il laissait l'honneur à son compère, dans Ragotin et surtout le Florentin^ on pourrait distinguer, avec un peu d'attention, les

130 LA FONTAINE.

endroits il a mis la main; ctî sont ceux le lan- gage, sans être encore un parfait langage de théâtre, court et sanime dans le récit ou la description, avec une rapidité dans les allures et une vivacité d'expres- sions qui ne sont pas le fait du médiocre Champ- meslé. Dans ces passages, La Fontaine se souvient de Racine et de Molière, de Furetière aussi, au temps Ion collaborait, dans la jeunesse, aux dépens de Chapelain. Le tour de style est celui des Plaideurs^ avec plus de négligence, mais aussi une certaine bonhomie familière qui n'est point sans agrément.

Quant aux poésies diverses, vraiment diverses, car on y trouve de tout, depuis le pastiche marotique et la chanson salée jusqu'à la gazette rimée et l'épître didactique, c'est un fouillis des i)lus récréatifs. Comme ce sont, presque toutes, sauf les flagorneries officielles, des pièces spontanées et, pour le fond au moins, improvisées, il est rare qu'il n'en sorte pas quelque confidence ou quelque aveu bons à retenir. Le style en est aussi variable que les circonstances et les sujets et prend successivement tous les tons avec une aisance vraiment unique. C'est dans ce pêle-mêle qu'il faut chercher les opinions critiques de La Fontaine autant que dans ses préfaces; c'est qu'on trouve aussi les traces les plus vives de ses émotions, tendresses ou dépits, chagrins ou colères. La Fontaine en colère ? Cela est-il possible? Il s'y mit au moins une fois, contre Lulli :

L ŒUvnE. ]:U

m

Celui-ci me dit : « Veux-tu faire.

Presto, presto, quelque opéra,

Mais bon? Ta .Muse répondra

Du suceès par-devant notaire.

Voici comment il nous faudra

Partag-er le gain de l'affaire. Xous en ferons deux lots: l'arj^enl et les chansons;

L'argent pour moi, pour toi les sons : Tu lentendras chanter, je prendrai les lestons;

Volontiers je paie en gambades. .. »

La muse qui jase si gentiment, même lorsqu'elle fait une scène, n'est sans doute qu'une muse pédestre, mais de quel pied elle trotte, vif, alerte, pétulant, faisant sonner le lono^ du chemin les o-relots de ce vers libre que personne n'a depuis agité avec cet entrain ! Un grand nonil)re de vers proverbes qui flottent dans les mémoires, sans qu'on en sache bien l'origine, se retrouvent dans ces poésies diverses, auxquelles il faut joindre encore toutes les saillies |)oétiques jetées à travers la correspondance. Rien de plus instructif, pour un amateur de style ou pour un homme du métier, que l'étude attentive de ces fragments dans lesquels s'exerce ou s'affirme la vir- tuosité du plus lin artiste c{ui mania le vers français. - / 7/ Les Contes, publiés en cinq fois, le premier livre ^ { en 1(365, cjuand l'auteur avait quarante-quatre ans, le cinquième en 1()85, lorsqu'il en avait soixante- quatre, furent, on n'en saurait douter, l'occupation préférée, le jeu d'imagination auquel il revenait le j)lus volontiers, le seul pour lequel il se trouvait un peu plus d'haleine. Quand il dépasse ailleurs une centaine de vers, il ne s'y soutient pas comme il fait

d'.r.un. il"!' ii^T. aV^-

132 LA lONTAINE.

dans Joconde, la Fiancée du roi de Garbe, la Coupe enchantée^ le Petit cJiien qui secoue des pierreries^ W est vrai qu'il s'appuie alors sur Boccace etl'Arioste, mais dans les Filles de Minée ne s'appuyait-il pas sur Ovide? On y voit bien pourtant que la narration d'Ovide est encore trop sérieuse pour lui. Dans Philémnn et Baucis, aussi imité d'Ovide, le chef- d'œuvre, l'églogue exquise des vieux époux ne com- prend pas cent cinquante vers. Le préambule, écrit dans le premier feu, est délicieux, mais la péroraison, avec toutes les flatteries à Vendôme, se traîne avec peine, ennuyée et ennuyeuse; le poète en a assez.' On constate bien sans doute des accès de fatigue dans les Contes, surtout dans les débuts qui sont sou- vent pénibles, prosaïques, filandreux, mais à mesure que la scène se précise et que les acteurs prennent corps, le narrateur se réveille, s'amuse, devient plus vif et plus gai. Il semble qu'on entende le bon- homme, lui-même, un peu lourd, demi-somnolent, commençant son récit au milieu de la belle société qui l'écoute, toussotant, hésitant, balbutiant, puis, rassuré et excité par les yeux égrillards qui le fixent et les sourires étouffés qui l'encouragent, s'aban- donnant à sa verve libertine.

De fait, ces contes légers, grivois ou obscènes, qu'on disait et redisait à huis clos longtemps avant qu'ils fussent imprimés, restent bien dans la tradi- tion du genre, tel qu'il avait été pratiqué, de temps immémorial, chez nos aïeux et chez les Italiens. Ce sont moins des morceaux à lire que des morceaux

l'œuvre. 133

à dire, el comme des sortes de transcri})tions des récits qu'on })ouvait entendre, à celte époque, chez les désœuvrés du beau monde. Les chroniques, mé- moires, correspondances, poésies du temps ne nous laissent aucun doute sur l'extrême liberté du lan- ofage dont on usa lono^temi^is, môme à la cour, avant que Louis XIV fût parvenu à y imposer l'apparence d'une étiquette soutenue et d'une dignité impertur- bable. Mais comme on se rattrapait, même alors, dans le privé et dans les coins ! Il va sans dire qu'à Paris, comme en province, tous les vieux gentils- hommes, robins et bourgeois, accoutumés, eux et leurs femmes, à cette verte langue, que l'exemple du roi Henri avait si fort encouragée et qui avait repris des forces au temps de la Fronde, n'en pouvaient ni voulaient perdre l'habitude ; c'était le vieux fonds national, ce fonds dit gaulois, si conforme au tempé- rament de la race, qu'il devait persister et survivre à travers toutes les révolutions de la société, des mœurs et du langage. D'autre part, la gent lettrée et raffinée, les diseurs subtils et les précieuses quin- tessenciées de l'Hôtel de Rambouillet, en ouvrant leurs portes à la littérature italienne, n'y avaient pas introduit que des rhétoriciens amphigouriques et des poètes platoniques. On y faisait profession d'adorer Pétrarque; en réalité, on s'y délectait de Ijoccace et de l'Arioste , plus amusants et jilus vivants, plus clairs et plus familiers. Dans le cercle des vrais Italiens, des filles de Mazarin, Boccace ré^niait ouvertement, et c'est que La Fontaine en

1;>4 LA FOMAIXE.

aurait appris le culte, s'il ne l'avait déjà pratiqué auparavant.

Les deux premiers livres, publiés, l'un en 1G65. l'autre en 1666, sont composés, en grande partie, d'œuvres faites ou ébauchées depuis longtemps. On s'en apercevrait à la diversité du style, à des tâton- nements et à des coutures, si l'on ne connaissait de reste la patience de l'écrivain à lécher et relé- cher son œuvre. Dans le premier recueil, on saisit clairement tous les hasards d'où sort l'inspiration : Joconde vient de lArioste, RicJiard Alinutolo, le Cocu battu et content sont empruntés à Boccace; Antoine de la Sale a fourni le Mari confesseur. Athénée les Deux Amis et le Glouton. Il n'y a que le Savetier, le Juge de Mesle, Sœur Jeanne, petites pièces déjà anciennes , qui soient des anecdotes contemporaines. Le dernier récit, le plus sérieux, le plus français d apparence, le Paysan qui a offense son seigneur, semble aussi venir de l'italien ou de l'espagnol. Même diversité dans la façon de pré- senter les choses que dans les sources elles sont puisées. L'auteur, étonné dètre publié, mais désireux de lêtre de nouveau, ne sait trop lui-même ce qu'il doit faire. Faut-il continuer à imiter le vieux lano;aore? Faut-il, au contraire, constituer un langage nouveau, comme l'ont fait Molière pour la Comédie et Boileau pour la Satire ? La réponse du public fut ce quelle devait être : on l'encoura- geait à prendre toutes ses libertés, à être lui-même.— En conséquence, dans le second livre, dès l'année

L (i:l VllK, 135

suivante, railleur reprend les morceaux déjà ébau- rliés en style iiuirotique, il les rafraîchit, les assou- plit, les modernise; en plusieurs endroits, les retou- ches sautent aux yeux; le Gascon puni et la Fiaiiccc du roi de Garhe^ qui sont les narrations les plus rapides, en vers irréguliers, sont évidemment les dernières en dater'Cest dans les troisième et qua- trième livres, parus l'un en 1071, l'autre en 1674, quil atteint la perfection de sa manière; les Oies de Frère Philippe^ la Coupe enchantée, le Petit Chien, le Roi Candaule^ y sont ses chefs-dœuvre, en vers libres, comme les Rémois, le Faucon^ la Courtisane amoureuse, Nicaise, le Pdté d\ingui//e, ses chefs- d'œuvre en vers réguliers. Le pastiche inarollquc devient de plus en plus rare, et, dans la plupart de ces récits galants, la grâce enjouée du conteur n"a d égale que son habileté à envelop[)er de mots décents les ])lus énormes indécences. C'était un des mérites auxquels la belle société, dont ces contes faisaient les délices, était le plus sensible. S'il s'y trouvait d'honnêtes femmes d'humeur joyeuse et franche, comme la belle Marquise de Sévigné, pour avouer ouvertement le plaisir qu'elles trouvaient à écouter et lire ces libres fantaisies, il n'y manquait point non plus de prudes Arsinoés qui, tout en aimant les réalités, ne voulaient point rougir du mot, ou de perverses Ninons, franchement débri- dées, pour lesquelles les sous-entendus les plus hardis étaient aussi les plus agréa])les. Ce fut une des dernières sans doute qui l'engagea « à conter

136 LA FONTAINE.

dune manière honnête >> sa plus grossière obscénité, le Tableau :

Tout y sera voilé, mais de gaze, et si bien Que je crois qu'on n'en perdra rien.

Qui! y a loin de cette manière, doucereuse et

élégante, de faire passer le libertinage à la manière

naïve et jo3^euse , naïve jusqu'à la grossièreté ,

joyeuse jusqu'au burlesque, franchement sensuelle,

quelquefois tragique, qui avait été celle des anciens

, conteurs î Ce serait faire le plus souvent tort à

! La Fontaine que de le comparer, point par point,

1 avec ses devanciers, lorsqu'il les imite, surtout ses

devanciers d'Italie;^ L'enthousiasme parfois lyrique,

j parfois brutal, la gravité constante, le sensualisme

exalté, allant des délicatesses les plus subtiles aux

violences les plus monstrueuses, que les Italiens

I apportent d'ordinaire dans les choses de l'amour,

échappaient alors, de plus en plus, à la société

française qui ne voulait voir dans l'amour, lorsqu'il

'était sérieux, qu'une passion intellectuelle et, lors-

j qu'il était léger, qu'une distraction galante.

' Si le sérieux de l'Arioste, chanteur scej)tique de

galanteries imaginaires, étonnait déjà Boileau, que

devait-il penser de Boccace, artiste ])lus simple et

plus puissant, qui fait agir et fait parler tous ses

personnages, même dans les occasions les plus

scandaleuses et les plus comiques, avec une gravité

étrange ? Il ne voyait sans doute, dans \e Décaméron,

ce mélange hardi de prédications morales, de subti-

l'œvviii;. *3'

liiés sentimentales, de brutalités sensuelles, de pas- sions tragiques, qu'un amas de récits scandaleux ou des lib.Ttins, tels que La Fontaine, pouvaient seuls se complaire à rechercher des gaillardises agréables à conter en belle compagnie pourvu qu'on leur don- nât un tour plus badin. N'était-ce pas, du reste, de cette façon qu'on jugeait alors notre Rabelais ne le répudiant ou ne le défendant qu'à cause de ses

obscénités? ,, ,.

Ne pensons donc point aux prédécesseurs qui 1 ont inspiré et ne lui jetons pas leurs noms à la tète. Lui-même qui, tant de fois, manifeste son admiration pour eux en même temps que sa crainte de les gâter, ne l'eût certainement pas voulu. 11 évite, d'ai leurs, tout ce qui peut faire croire qu'il se pique de f.deli e en les imitant, et qu'il est un traducteur. 11 embrouille ses réminiscences, il mêle deux ou trois contes, prend de-ci de-là ce qui lui convient, laissant le reste. 11 sufÛt que son indolence trouve quelque part un cane- vas tout prêt, dont il enlève la vieille broderie, pour la remplacer par des ornements de son cru. Bien souvent il ne reste, du thème original, qu'une appa- rence, un titre, presque rien. M. Kmile Montégut, avec sa pénétration ingénieuse et son exquise sensi- bilité, a montré autrefois ce qu'il y avait de poéti- quement tragique dans les aventures de la Fiancée ,la roi de Gurbe, telles que Boccace les a presen- tce- C'est l'épopée, douloureuse et sanglante, de la Beauté fatale, malgré soi troublante et corruptrice, qui sème autour d'elle le désespoir, la discorde, le

138 LA FONTAINE.

meurtre, présent terrible des Dieux pour celle qui la porte en pleurant, ainsi qu'une couronne san- glante de martyre. On sait ce qu'il reste de cette conception passionnée et grandiose de la Renais- sance dans le récit adouci et desséché de La Fon- taine : une suite d'épisodes égrillards et de vulgaires polissonneries. C'est ainsi que, presque toujours, l'amour, sensuel ou tendre, la passion, brutale ou raffinée, qu'il a pu rencontrer chez ses modèles, se dénaturent, pour être acceptés de son auditoire, en galanteries faciles, et que la peinture des mœurs, des caractères, des sentiments, souvent si vive dans les Xovelle et dans les Fabliaux, s'efface presque complètement chez lui, j)our ne laisser place qu'à une action rapide et finement dialoguée.f /^/4i**»f/ «^^^ )

Tandis que, dans les Fables, prenant de tous côtés des apologues secs et informes, il déroulera avec complaisance, autour de ces pauvres matières, toute la richesse d'une observation délicate et d'une sen- sibiFité infatigable, en poète et en penseur^ dans la })luparl des Contes il s'efforce au contraire de mettre à la portée de ses auditeurs, en les réduisant et en les polissant, les gaillardises énormes ou les comé- dies vivantes des anciens nouvellistes; on dirait des éditions de Boccace, Machiavel, Rabelais, non expur- gées, mais abrégées et mitigées à l'usage du beau monde. Pourvu qu'il conte avec agrément, d'un ton leste et dégagé, sans s'arrêter sur une description trop minutieuse, sur un dialogue trop prolongé, sur une action trop brutale, en n'évoquant au passage.

L ŒUVRE. 131>

^ur un fond vague, que des silhouettes gaies el légères, et qu'il marche vite au dénouement prévu, il est satisfait et on l'est aussi^Boccace, notamment^ son plus cher ami, se trouve ainsi allégé de toutes ces richesses encombrantes et de ces développements parasites, qui répugnent foncièrement à la sobriété autant qu'à la vivacité du génie gaulois. Ici, plus de ces cadres apprêtés el factices, dans lesquels presque tous les conteurs, à l'imitation du Toscan, avaient cru, jusqu'alors, devoir présenter l'ensemble de leurs récits sous des rubriques plus ou moins édifiantes; aucun accompagnement de ces réflexions morales, de ces analyses psychologiques, de ces problèmes sentimentaux, qui justifiaient ou innocentaient, pour eux, la liberté de leurs récits, mais qui, pour nous, en obstruent seulement les abords avec un pédan- tisme insu|)portable et une hypocrisie inconvenante. Dans les récits mêmes, presque ])lus de mise en scène, de décors, ni de tj-pes individuels et accen- tués (voir, par exemple, le BclpJicgor dans Machia- vel . Toute cette rhétorique, subtile et verbeuse, des monologues psychologiques et des dialogues sco- lastiques qui, parfois, dans le Dccaméron, suspend si péniblement l'action, la hardiesse aussi des gestes obscènes et la brutalité lourde des gros mots ont disparu. 11 conte, il conte, il conte, pour conter, i pour s'amuser, pour amuser les gens, à la façon des ancêtres gaulois, des diseurs de fabliaux, sans autre pensée, sans nulle prétention. La légèreté de ce badinage en excuse, à ses yeux, comme à celui des i

140 LA FONTAINE.

-autres, les thèmes inconvenants et les sous-entendus polissons. Gela passe aussi vite que cela a été «ntendu. Cela chatouille légèrement les imaginations, sans les échauffer, ni les troubler; cela ne reste pas •dans la pensée, n'entre surtout jamais dans le cœur. C'est au moins ainsi que pensait La Fontaine. En tout cas, il est heureux pour sa gloire qu'il ait trouvé une matière plus haute développer toute la grâce et toute l'étendue de son génie.

La Fontaine, pour la postérité comme pour ses contemporains, est resté, avant tout, presque uni- quement, Fauteur des^J^hblcsj c'est justice morale et//- c'est justice littéraire. Quel que soit le charme de cer- tains contes, il est rare qu'il y donne toute sa mesure comme écrivain; ce n'est même pas qu'il excelle, dans son talent le plus personnel, comme conteur. ■C'est pour les Fables qu'il a réservé à la fois toutes ses qualités de metteur en scène, de narrateur incompa- rable, de dialogueur vif et fin, en même temps que celles d'observateur satirique et universel, de philo- sophe sensible et humain, de poète délicat et pro- fond; c'est dans les Fables, non dans les Contes, qu'il dépasse de loin tous ses devanciers, qu'il est -excellent, supérieur, unique, et qu'il a défié d'avance toutes les imitations, ainsi que l'expérience en est faite depuis deux siècles.

Est-ce à dire que, dans les Fables, sa modestie ait prétendu, cette fois, faire œuvre originale? Non, sans <loute. Le terrain il s'avançait, d'un pied timide, ^semblait plus battu encore que celui du conte. n'en

L ŒUVRE. ^"

, trouvait-on pas, <le ces apologues, résumant, en deux ou trois lignes, une observation d'expérience ou un conseil de morale? N'était-ce pas l'expression de pensée habituelle aux peuples primitifs, aux peup es .niants' Et comme les chansons de nourrices, ne les .■etrouvait-on pas, ces apologues, toujours les mêmes, variant peu dans la forme, chez les Orientaux, les Grecs les Latins, les Français et les Italiens, aussi bien ceux du Moyen Age que ceux de la Renaissance ? Dans ces derniers temps, ces historiettes récréatives et édifiantes, la vieille sagesse du monde, avaient justement été remises à la mode par pl»«'«";;« "■»; lluctions d-Ésope (1633, de Bornât; 1646, P. M.Uot; 1059, J. Baudouin) et par la traduction d'un recueil hindou, le Lk're des Lumières (1644).

En choisissant quelques-unes de ces historiettes pour les ,»cm-ec« m-., dans l'intention de plaire a des amis et d'amuser des enfants, La Fontaine, sui- vant sa coutume, obéissait donc à la mode, et ne croyail pas faire une entreprise extraordinaire. U amusait les autres, mais il s'amusait surtout lui-même, prenant « un plaisir extrême » à dénicher, dans tous . les bouquins qui lui tombaient sous la main, toutes ces in-énieuses paraboles, moins longues que Peau d'Anc^Il n'y a qu'à jeter un coup d'œil sur l'énorme quantité de "sources d'où son dernier et savant com- mentateur' voit sortir chaque fable pour être con-

1. CEu.,es c-ompléles de La roniaine dans la Colleclio^ des Grands É.ri/ains de la Framc; notes de M. Henri Re Knior. préface de M. Paul Mosnard.

142 LA lONTAINE.

vaincu de l'érudition spéciale de La Fontaine en cette matière. Érudition de poète, cela va sans dire, de poète qui jouit des choses, s'en pénètre et s'en in- spire, les rejette et les oublie, au gré de sa fantaisie, et qui n'a rien à faire avec l'érudition méthodique et critique du traducteur ou du philologue. S'il n'a ])as tout lu, il a beaucoup lu, presque tous les livres imprimés, et ])eut-être quelques manuscrits; ce ne sont pas seulement des détails caractéristiques , dans les t3'pes des personnages, leurs actes et leurs paroles, qui lui en reviennent et qui nous l'attestent, ce sont aussi de ces rencontres d'expressions vivantes et familières, parfois de vers entiers, qu'il est bien difficile d'attribuer au hasard. Il ne cache pas plus ses réminiscences qu'il ne fait étalage de ses lec- tures, et il puise à pleines mains, dans le fonds commun, sans dissimulation comme sans gêne.

Ce fut un bonheur pour lui qu'aucun de ses devanciers neût imprimé, sur un recueil de fables, la marque d'un génie littéraire, puissant et riche, comme cela s'était produit pour les contes. Les poètes qui avaient trouvé, par aventure, dans un a[)ologue, l'occasion d'un chef-d'œuvre, n'étaient pas des fal^ulistes de profession; c'était Horace avec le Rat de Ville et le Rat des Champs, c'était Marot avec le Lion et le Rat; aussi, quand notre malin bonhomme, par tradition ou par obligation, reprendra les mêmes sujets, il se gardera d'entrer en lutte avec de tels rivaux : il leur tirera sa révérence, et, très humblement, se contentera de les résumer en quel-

L (El viir. I'i3

([ues mots, ternes et ennuyés, comme un compte rendu de feuilletoniste. En général, il n'a poinl à s'humilier de la sorte. Ni Esope, ni Phèdre, ni Cor- rozet, ni Verdizotti, malgré leurs mérites réels, ne [)ouvaient lui en imposer comme Boccace, l'Arioste, Machiavel, Rabelais. Le sujet traditionnel, entre leurs mains, n'a pas subi de transformation assez personnelle et caractérisée pour qu'elle s'impose, par l'originalité des images, par la force et la couleur des détails, à son rêve, encore flottant. Gela reste, toujours pour lui, simple matière à développements, une matière souple et commode, qui lui fournit seu- lement les noms des acteurs avec un scénario très sommaire, mais qui lui laisse toute liberté pour choisir son décor, habiller ses personnages, leur donner des comparses, les faire agir et parler, et jeter, au besoin, à la cantonade, ses propres réflexions . Quelbonheur,pourun voluptueux songeur, de n'avoir pas de grosses charpentes à équarrir ni à dresser, de trouver, devant lui, toute faite, une maçonnerie d'édi- cule qu'il n'aura qu'à sculpter, peindre, meubler, peupler d'habitants agiles et aimables, spirituels et babillards ! Ce sont toutes besognes ingénieuses et délicates, auxquelles il s'entend à merveille, car il possède, à part lui, une inépuisable provision de sou- venirs pittoresques et d'observations curieuses, et il jouit de relations très anciennes et très étendues dans la société humaine et dans la société animale, deux mondes fraternels qui, })our lui, coureur de bois et de campagnes, s'avoisinent, se mêlent, se confondent.

LA FONTAINE,

Ce n'est pas, du premier coup, néanmoins, même sur ce champ restreint, qu'il prendra ses coudées franches. Que ne possédons-nous, pour les fables, une chronologie exacte de leur genèse! On y sui- vrait, à la piste, tous les tâtonnements et tous les détours d'une marche irrésolue et embarrassée. En mêlant, à dessein, dans la première édition des six premiers livres, en 1668, une quantité d'œuvres assez inégales, d'âge très divers, les unes anciennes, les autres récentes, presque toutes passées déjà à l'épreuve de la lecture publique, le fabuliste a rendu ce classement difficile. Néanmoins, on peut l'opérer par une lecture attentive. Le metteur en vers se montre d'abord tremblant et hésitant. Ne connaît-il pas l'opinion rigide de Patru? La dignité des fables, c'est d'être courtes et sèches, comme des préceptes de magisters. On sait que, depuis, Lessing et d'au- tres savants ont professé la même opinion, en l'ac- compagnant d'exemples faisant penser au Renard qui a la queue coupée. L'autorité de ces « maîtres de notre éloquence » inquiète, il l'avoue dans sa préface, notre Champenois qui n'éprouve aucun goût pour les beautés particulières de ce laconisme solen- nel, pour ce qu'il appelle, avec une douce ironie, « les grâces lacédéraoniennes ». Il s'en tient donc quelque temps à l'abréviation rapide, un peu sèche, des apologues les plus classiques, la Cigale et la Fourmi, le Coq et la Perle, le Renard et les Rai- sins, etc., il travaille en écolier, pour des écoliers, sous l'œil sévère du professeur.

L ŒUVRi:. 145

Une telle contrainte ne pouvait durer. Même lorsqu'il s'enfermait encore dans la formule brève 7a Grenouille et le Btruf, le Loup et le Chien ^ etc.), il y apportait un tel accent, il y ajoutait une telle couleur, qu'avec moins de mots, la fable, animée et pleine, en disait dix fois plus que dans les anti- ques rédactions. Il y avait, d'ailleurs, d'autres con- seillers que Palru. On ne sait lequel l'engagea à refaire le Bàcheron et la Mort, mais c'était un cri- tique plus ouvert et plus avisé et qui dut se réjouir lorsqu'il vit le poète rompre décidément le cadre étroit de la vieille fable et, sous ce litre, donner hardiment toutes sortes de fantaisies sans noms et sans précédents, des idylles champêtres [IHirondelle et les petits Oiseaux], des comédies bourgeoises [i Homme entre deux âges et les deux Maîtresses), des saynètes antiques [Simonide préservé par les Dieux, Testament expliqué par Esope), des morceaux philo- sophiques [V Astrologue qui se laisse tomber dans un puits). Si Patru faisait la mine, et Boileau avec lui, en revanche, on n'entend qu'applaudissements du coté de Molière, Piacine, Furetière, Chapelle, et du fidèle Maucroix, à qui le poète reconnaissant dédie un conte de paysans, en même temps qu'il place ouvertement d'autres caprices sous la protection de ses admirateurs déclarés, le duc de la Rochefou- cauld, Mademoiselle de Sévigné, le Chevalier de Bouillon. I.a dédicace an Dauphin est d'un ton assuré et ferme, mais il est facile de voir, dans la préface, combien toutes ces chicanes l'avaient in-

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146 LA FONTAINE.

quiété, et, dans plus d'une fable, qu'il en avait gardé un grain de rancune :

Je blâme ici plus de gens qu'on ne pense : Tout babillard, tout censeur, tout pédant Se peut connaître au discours que j'avance. Chacun des trois fait un peuple fort grand.

Il y revient un peu plus loin dans la pièce Contre ceux qui ont le goût difficile, mais celte fois en triom- phateur. Le succès a dépassé son attente. C'est la ville, autant et plus que la cour, qui a salué, dans le rapetasseur de sornettes, un novateur inattendu, amusant, instructif. Lui-même a pris peu à peu conscience de sa valeur et de son habileté, et quand il s'est exercé, dans la même page, à prendre suc- cessivement le ton de l'épopée et celui de l'églogue, donnant à bien entendre qu'il fait ce qu'il veut, il peut lancer la fameuse apostrophe :

Maudit censeur, te tairas-tu? ?ie saurais-je achever mon conte? C'est un dessein très dangereux Que d'entreprendre de te plaire. Les délicats sont malheureux : Rien ne saurait les satisfaire.

Les « délicats » î Pour l'ironie, c'est le pendant des <( grâces lacédémoniennes ». Le poète savait bien ils étaient, Jes vrais délicats, jNIolière, Racine, la Sévignéî II savait bien aussi que ceux-là n'étaient jamais mécontents que d'eux-mêmes, et, parce qu'ils étaient, comme lui, vraiment délicats, apportaient toujours, à juger les œuvres d'autrui, l'intelligence

l'œlvrk

l'i7

et l'indulgence dos grands esprits pour lesquels l'admiration n'est qu'une des formes les plus douces de leur propre joie de vivre, de sentir, d'imaginer,

de créer!

A partir de ce moment, La Fontaine se sent son maître et s'en donne à cœur joie. 11 prend de toutes parts, dans les livres, dans la réalité, à la ville, à la cour, à la campagne. Son personnel animal se com- plète, s'anime, jette le masque, prend de plus en\^ plus 1 air humain. Son personnel humain s'augmente aussi et tient dignement sa place, quand il faut, dans cette multitude infinie et grouillante. Ce ne sont plus seulement les hêtes qui parlent, mais encore les arhres, le vent, le soleil, les ustensiles. Court-on grand risque d'errer en attribuant, à cette seconde et libre poussée de son génie, des petites et gran- dioses épopées telles que le Chcne et le Roseau, le Lion elle Moucheron, des pastorales et des scènes de genre, aussi exquises dans la gaîté que dans la gra- vité, telles que le Jardinier et son Sei<;Jieur, l'Œil du Maître, l'Alouette et ses Petits, la Vieille et les deux Servantes, le Lièvre et la Tortue, le Villageois et le Serpent, la Jeune Veuve, etc. ? Toutes ces pièces, on le remarquera, sont en vers libres, dans ce rythme souple et varié qui devient, depuis Joconde, son instrument spécial; et ce sont des épisodes de poèmes rustiques ou mondains tout autant que des fables. La prestesse du récit est aussi sur- prenante que dans les contes, mais avec combien de charmes en plus! Que de descriptions nouvelles.

U8 LA fontaim:.

fines et vraies, que de figures vivement peintes, que de traits originaux de bonne comédie, que d'impres- sions vives et naturelles, que d'observations déli- cates et profondes, que d'émotions rapides mais sincères, et dans quel langage! Un_langage à la fois si sobre et si riche, si clair et si coloré, si naturel et si achevé, que Ton n'y saurait trouver un mot de trop, et que chaque mot, juste, nécessaire, et pourtant imj)révu, y donne une sensation exquise qui se fixe du coup dans la mémoire, et qui n'y vieillira jamais ! C'était, à la fois, tout l'esprit de la province paysanne et bourgeoise, tout l'esprit de la capitale policée et savante, tout l'esprit gouailleur, gaulois, popu- laire du Moyen Age, tout l'esprit rêveur, cosmopolite, aristocratique de la Renaissance qui se trouvaient par un miracle inattendu, réunis, d'un lien impercep- tible et indissoluble, une fois par hasard, dans une même œuvre ([ue tout le monde comprenait et tout le monde trouvait son compte. L'auteur n'avait pas eu. nous le savons, de si hautes visées, et ses lecteurs ne lui en demandaient pas si long. Tout se passa bien naturellement et bien simplement : c'était, pourtant, dans notre histoire littéraire, un événement considérable : c'était le génie national, sous sa forme la plus naturelle et la plus complète, qui se retrou- vait, tout à coup, sans s être cherché, et qui res- suscitait sans y penser.

Quand le poète, dix ans après, publia les cinq livres suivants, il n'avait plus à se défendre. Sa préface, brève et nette, est une simple et ferme

l'œuviik. IV.»

déclaration d'indépendance : « Jai jugé à propos de donner à la plupart de celles-ci un air et un toui* un peu différents de celui que j'ai donné aux premières, tant à cause de la différence des sujets que pour remplir de i)lus de variété mon ouvrage Je n<' tiens pas qu il soit nécessaire d'en étaler ici les rai- sons ». A quoi bon, en effet, s'expliquer plus long- temps lorsqu'on est certain de vaincre? Ces cinq livres , l'expression la jUus complète d'un talent viril et mûr, ne comprennent guère que des chefs- d'œuvre ; c'est le fameux Panier de Cerises de Madame de Sévigné, qui semble d'abord trop plein et qu'on finit par épuiser à force de picoter en choi- sissant toujours la meilleure. Pour commencer, les Animaux malades de la peste, le Héron, la Fille, le Coche et la Mouclic, la Laitière et le Pot au lait, \)0\xv continuer le Savetier et le Financier, VOurs et l'Amateur des Jardins, les Deux Amis, les Deux Pigeons, l'Homme et la Couleuvre, pour terminer le Paysan du Danube, le Vieillard et les Trois jeunes houunes, la Souris et le Cliat-Huant. C'est vrai- ment que le génie spontané de La Fontaine s'épa- nouit dans loute sa diversité et dans toute sa grâce, allant du badinage enfantin à la majesté éi)ique. passant de la satire à l'idylle, de la comédie à la méditation, avec une vivacité naturelle et une iiobl(> familiarité qui ont fait prononcer, à son sujet, tour à tour, les grands noms d'Homère et de Shake- speare. Un Homère en raccourci, cela va sans dire, un Shakespeare en miniature, soit encore!

150 LA FONTAINE.

goûter ailleurs, pourtant, que dans le divin Grec, un si doux enchantement de l'oreille et de l'esprit, une association si naïve de l'âme avec tous les êtres et toutes les choses, une affabilité si paternelle? admirer ailleurs que dans le tumultueux Anglais, une telle universalité d'observation, une telle géné- rosité de sympathies, une telle abondance de figures et de caractères, un tel art de les mettre en scène, de les rendre visibles, tangibles, réels, vrais de gestes, vrais de paroles, dans un décor sans cesse renouvelé ?

C'est peut-être j)arce que La Fontaine se mon- trait si vrai et si simple, si modeste et si aisé, que la plupart des contemporains, tout ravis qu'ils en furent, n'attribuèrent point à ces Fables la haute portée que nous leur accordons. Molière n'était plus pour dire le mot décisif. La Bruyère, Fénelon et quelques autres, qui voyaient clair, étaient des exceptions. Pour le public, même admirateur, la fable n'en restait pas moins un genre de poésie infé- rieur et sans importance, un genre vague et bâtard, qu'on ne savait classer, puisque le grand Boileau. lui-même, avait dédaigné de lui trouver des règles, une littérature d'enfants, de vieillards, de gens du commun. Il est curieux de constater que, jusqu'en ces derniers temps, les commentateurs les plus enthousiastes du fabuliste se sont presque toujours donné des j^eines infinies pour le relever de celte excommunication : on croyait devoir lui chercher des excuses pour s'être voué à la glorification des

L ŒUVRlv. l.M

petites bêles et des petites gens. Tant cette malheu- reuse idée, pédantesque et absurde, de la règle esthé- tique appliquée d'avance aux productions futures de l'esprit, tant ce sot besoin, ou plutôt ce besoin des sots, de posséder une législation de l'intelligence afflictive et préventive, a été longtemps dominante chez nous!

C'est justement parce que la fable était un genre déréglé, sans limites établies, sans passé glorieux, sans titulaires imposants, un genre vague, aban- donné au premier occupant, que La Fontaine put s'en emparer en y prenant toutes ses aises. Trop timide et prudent, trop pacifique aussi et trop ami de sa quiétude pour rompre ouvertement en visière avec aucune des conventions littéraires qu'il voyait se resserrer autour de lui, non plus qu'avec aucune des conventions sociales au milieu desquelles il se laissait vivre, trop sensé et trop indépendant, d'autre ])art, pour s'y plier sans réserve, il avait trouvé, dans ces apologues innocents, un ])rétexte commode pour se livrer à la rêverie et à la causerie, ses deux plus grands plaisirs après le sommeil et l'amour. Quand il se sentit libre, sur ce terrain dédaigné, il s'y installa, se livrant et s'ouvrant chaque jour davantage, et il finit par y confier à ses roseaux chantants tout ce qu'il avait sur le cœur, tout ce qu'il pensait du roi Midas, de ses acolytes, de ses sujets, de tous et de toutes.

N'était-ce pas, ainsi, de tous temps, en prenant les bonnes bêtes pour truchements, que les esclaves

152 LA FONTAINE.

impuissants, les opprimés craintifs, les victimes résignées, depuis les parias de Tlnde et les hilotes de Grèce jusqu'aux serfs de la féodalité, avaient parfois soulagé leurs misères et jeté leurs plaintes vers l'avenir, sous la forme d'inoffensives moque- ries? De là, l'inaltérable popularité de toutes ces allégories familières qui, raillant des travers et des vices éternels, forment aussi, pour les humbles, un fonds de consolations éternelles. En leur prêtant, à son tour, toutes les séductions que lui pouvait sug- gérer son expérience de la vie, sa finesse d obser- vations, son intelligence de la nature et la bonté compatissante de son cœur, La Fontaine obéissait, avec candeur, à ses premiers instincts de provincial, de petit bourgeois, de paysan, de plébéien. Il fré- quentait les grands seigneurs, mais il aimait les roturiers, il habitait la ville, mais il regrettait la campagne, il acceptait la dépendance, mais il savait le prix de la liberté; cest ainsi qu'il déposa, dans ses fables, confidentes conq^laisantes *et discrètes, toutes sortes de pensées intimes qui eussent fort étonné son monde s'il les avait formulées à haute voix, et l'intarissable trésor des sentiments, des émotions, des réflexions recueillies du haut en bas de la société durant de longues années d'une flânerie attentive. C'est donc bien dans les fables qu'il fut le plus souvent et le plus complètement un vrai poète et un grand poète.

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CHAPITRE II

L'IMAGINATION

_ Imagination, sensibilité, pensée, style, ne sont- ce i)as ces qualités qui, réunies, constituent le grand j)oète? L'accord parlait en est extraordinaire- nient rare. S'il n'est pas de vrai poète sans imagina- tion ni sensibilité, il n'en est guère chez lequel l'une de ces facultés ne domine, parfois tj^'annique- ment. De même la faiblesse de la pensée et l'insuffi- sance du style n'empêchent point toujours un tem- pérament poétique de se manifester si vivement, par la force de l'invention ou la franchise de l'émotion, qu'il soit impossible de le méconnaître et qu'il faille même l'admirer; pourtant, dans tous ces cas, l'on n'a affaire qu'à des génies incomplets. La Fontaine mérite-t-il d'être placé dans le petit groupe de ces génies rares qui ont réuni toutes ces vertus et qui se succèdent, à intervalles irréguliers, sur la roule obscure de rimmanité, comme des flambeaux de

154 LA fontaim:.

hauteur inégale et de portée diverse, mais tous éga- lement inextinguibles et répandant tous au loin la douceur ou l'éclat de leur lumière consolatrice? S'il y a, en un mot, quelque part, des Champs Elysées s'assemblent les poètes jiour l'éternité, est-il croyable qu'Homère, Sophocle, Virgile. Horace. Dante, Shakespeare lui ont ouvert déjà leurs bras comme à l'un de leurs frères , en le priant de s'asseoir à côté d'eux, malgré son air modeste et ses respectueuses révérences, parce qu'il a, comme eux, embrassé et compris, d'un œil avisé et d'un cœur tendre, la vie humaine, dans toute son étendue ? La France, depuis deux siècles, sans trop oser le dire, n'avait cessé de le penser. La critique mo- derne, par la voix hardie et sincère de Taine, n'a mdIus hésité à le proclamer tout haut : « De tous les /Français, c'est lui qui a été le plus véritablement •poète ».

De_toutes les qualités du poète ci-dessus énumé- rées, la plus haute et la plus précieuse, la moins commune aussi dans notre pays, l'on a toujours ' préféré l'éloquence au lyrisme et subordonné le rêve au raisonnement, c'est l'imagination. Durant les périodes classiques, en dehors du théâtre, peu d'écrivains ont possédé ou désiré celte admirable faculté de charmer ou d'exalter les esprits, par l'évo- cation émue de créatures imaginaires, mais vraisem- blables et vivantes, et offrant toutes les apparences de la réalité. Au théâtre même, les évocations faites par Corneille et Racine, si profondes et si définitives

l'imagination. '*=■

.Mi'elles soient au point de vue passionnel c. moral,, .-estent le plus souvent incomplètes par labsence systématique du earactère physiologique et div détail environnant. C'est par que leurs person- nages, d'un art plus achevé, semblent, néanmoins. anLés d'une vie moins eommunicative et moins, intense que ceux de Molière, déjà plus colore et plus réel, que ceux surtout de Shakespeare, impro- visateur, inégal et désordonné, mais dont les créa- tions saisissantes apparaissent |.resque aussi visi- blement à l'esprit du lecteur qu'aux yeux et aux oreilles du spectateur. Cinna et Pauline Néron et Ilermione, nous ont bien déjà, dans le livre, exposé leur âme tout entière; nous avons besom de les revoir, sur le théâtre, incarnés par des comé- diens, dans un décor approprié, pour en saisir la forme sensible, pour les connaître en chair et en os. Vous n'avez, au contraire, qu'à ouvrir Shakespeare : au bout de quelques lignes, vous connaissez ses acteurs, leurs tempéraments, leurs visages, leurs infirmités, leurs conditions, leurs vêtements, le mi- lieu matériel et sentimental dans lequel ils s agitent. Prenez les Fahlcs et parfois les ConU-s. loutes proportions gardées, vous éprouvez une impression du même genre. Au lieu de héros tumultueux et vio- lents, des bourgeois prudents et galants; au lieu de héros plus grands que nature, de tout petits animaux; au lieu de passions débridées, des vices fusli-és. La lorgnette est retournée; mais regardez bien" c'est la même vérité dans les types, dans les

Ilort LA lONTAIMi.

gestes, dans les paroles, avec une clarté, une sûreté, une sobriété particulières qui accentuent encore la netteté et la vivacité de ces figurines. La Fontaine, avec toutes les différences qu'il peut y avoir entre les deux tempéraments, n'imagine pas autrement que Shakespeare. Tandis que ses confrères, plus sérieux et plus savants, s'efforcent, par la réflexion, par la logique, par l'étude, par la morale, de con- struire, de toutes pièces, dans le roman ou sur la scène, des types idéaux de vertus et de vices, lui s'en tient aux visions fournies par le monde qui l'entoure ou par les lectures qu'il a faites. Sur ce point, nous ne saurions partager l'opinion de Taine qui admire surtout en lui « la faculté d'oublier le réel ». Sa grande faculté, au contraire, nous paraît être de ne jamais oublier le réel. S'il rêve obstinément, s'il rêve avec délices, son rêve est toujours déterminé par un fait, et, dans la suite même de ce rêve, tout ce qui l'anime et tout ce qui le prolonge, c'est encore ne série de faits. X'est-cc pas justement l'exactitude de tous ces menus faits, détails des êtres et détails des choses, qui donne à son rêve cet air incompa- rable de vraisemblance auquel nul ne résiste?

L'infériorité chez le poète français, c'est que son imagination, extrêmement vive et précise, n'est ni forte, ni haute. Au théâtre, il n'a jamais pu com- biner une action compliquée ni mener jusqu'au bout des personnages soutenus. Dans les Fables même, comme dans les Contes, il est vite hors d'haleine; il faut que la scène soit brève, et il est meilleur

L IMACMNAIION. 157

(ju'il n'y en ait qu'une. Il ne possède, en un mot, nullement, l'imagination inventive et constructive, et ne sen j)laint pas : il déteste tant l'effort et la fatigue ! . Il regarde donc, sans jalousie, ses illustres amis\/ courir, dun élan laborieux, après les personnages (jui rempliront leurs tragédies ou leurs comédies; quant à lui, comme son homme qui courait après la Fortune, il se contente de les attendre, étendu sur son lit, ou sur l'herbe des bois. Ils lui viennent, n ayez crainte, ils lui viennent en foule, soit du fond des âges primitifs, amenés par Esope, Phèdre, Bilpay, soit du fond de ses souvenirs, toujours vivaces et toujours rafraîchis, de forestier nomade. Pourquoi se rompre la cervelle à machiner des intri- gues, lorsqu'il suffit d'ouvrir un bouquin pour trouver des scénarios qui ont fait leurs preuves ? A quoi bon se tuer ])Our créer des types incertains lorsque la légende en offre une multitude d'immortels et qu'il suffit de jeter un coup d'œil autour de soi pour les retrouver, présents et vivants, parmi ses grands frères, les hommes, parmi ses petits frères, les animaux?

" Si l'imagination du flâneur n'est pas inventive, combien, en revanche, elle est riche en souvenirs, observatrice, animée, pleine d'agréments et d'orne- ments ! Condjien prompte et savante à habiller, mouvoir, polir les acteurs, souvent grossiers et mal éduqués, sans tenue et sans conversation, qui lui arrivent de tant de côtés, parfois de si loin! Rien de changé en apparence, ni les noms, ni les carac-

158 LA FONTAINE.

tères, ni les gestes, et cependant tous sont si bien renouvelés par cette vision perspicace qui analyse, en ]jonne lumière, leurs expressions et leurs mou- vements, par cette intuition subtile qui leur découvre tant d'intelligence, de malignité, de grâce, qu'il nous semble les connaître pour la première fois. 11 ne ■s'est point pressé pour les convoquer, il ne les a ni commandés, ni brusqués, il les a patiemment attendus; aussi chacun est-il venu à son heure, ni effarouché, ni guindé, continuant à faire tranquille- ment devant lui ses petites affaires. Taine en compa- rant une fable, de même longueur, la Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf, dans Phèdre -et dans La Fontaine, a montré avec quel art mer- veilleux, sans ajouter un mot, sans presque modifier la mise en scène ni le dialogue, par la seule substi- tution de termes plus expressifs et l'addition de quelques détails réels, le poète français a donné sa couleur et sa vie complète à un tableau de genre déjà joliment ébauché par le fabuliste latin. Lexpé- rience est plus concluante encore si on la répète sur des pièces postérieures, dans lesquelles la matière fournie par Phèdre ou par Esope disparaît com- plètement sous l'abondance des développements imprévus, le Chat et le vieux Rat^ par exemple, ou l Homme et la Couleuvre .

C'est dans les Fables surtout, cette ample co- médie aux cent actes divers, que les personnages, s'y représentant, presque tous, plusieurs fois, revêtent le plus nettement leur caractère physique et moral.

L IMAGINATION. 150

Ils le prennent avec tant de suite qu'ils ont donné à Ralzac 1 idée de : la Comédie humaine. Mais n'est- elle pas déjà tout entière, la comédie humaine, vue en raccourci, et jouée par des acteurs à poils ou à plumes? Animaux ou hommes, qu'importe! C'est tout un pour l'homme des champs. L'inslinct sagace des bêtes, et leur honnête franchise de vices, lui paraissent même souvent supérieurs à noire raison déraisonnante et à notre corruption hypocrite. Du moment quun animal, par son physique ou par son moral, lui rappelle un t3'pe ou une classe d'hommes, il n'y a plus de différence entre eux, ni pour l'exté- rieur ni pour le langage. Il serait inutile et oiseux, après l'admirable travail de Taine, de refaire une classification de tous les caractères qu'on trouve dans la ménagerie du Champenois, d'y montrer, sous leurs traits indélébiles, le Roi, la Cour, la Noblesse, le Clergé, la Bourgeoisie, l'Artisan, le Paysan, toute la société française du xvii° siècle, toute la société antérieure et postérieure aussi, car ces caractères y sont frappés à la fois de la marque contemporaine et de la marque éternelle. On n'a qu'à se reporter à ce beau livre pour être édifié sur la logique avec laquelle le poète a constitué ce monde, grouillant et mêlé, d'animaux et d'hommes, nobles et tarés, ver- tueux et vicieux, intelligents et sots, les uns autant que les autres, et comme il leur a donné, par-dessus le marché, une Providence spéciale, un gouvernement de dieux bienveillants et doux, refaits à son image. Une imagination naturelle, qui n'a pas. été gâtée

160 LA FONTAINE.

par une éducation conventionnelle, ou par des excès de littérature, voit dabord, clairement et nettement, se poser, devant elle, 1 acteur principal de son rêve, et le voit se poser dans son milieu. Nous en avons la preuve dans toutes les poésies populaires, chan- sons et légendes, de tout temps et de tout pays; en quelques vers. })arfois dans un seul, par deux ou trois mots pittoresques et justes, le décor est étalili, le personnage présenté. Faction commencée. iVinsi procède l'imagination de La Fontaine; du j^remier coup, les héros se dressent dans leur cadre, et nous les connaissons au physique et au moral :

Lu jour, sur ses longs pieds, allait je ne sais Le héron au long- bec emmanché d'un long- cou :

Il côtoyait une rivière; L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours.

Quatre animaux divers, le chat grippe-fromage, Triste oiseau le hibou, ronge-maille le rat,

Dame belette au long corsage,

Toutes gens d'esprit scélérat, Hantaient le tronc pourri d'un pin vieux et sauvage.

(^uand le personnage est d'importance, plus intéres- sant que d'ordinaire par sa valeur sociale ou morale, la descriplion s'enrichit et s'étend, ou se condense, en traits énergiques et puissants. Ce sont de vrais héros de drames, de tragédies ou d'épopées, quels qu'ils soient. Tantôt cest un homme, comme le paysan du Danube :

Sous un sourcil épais il avait l'œil caché, Le regard de travers, nez tordu, grosse lèvre. Portait savon de poil de chèvre,

L IMACINATION. IHI

Et ceinture de joncs marins. Cet homme ainsi hàti fut drpnli' des villos Que lave le Danube ;

tantôt un animal, comme le lion mourant : Charg-é d'ans, et pleurant son antique prouesse;

tantôt un végétal, comme le chêne orgueilleux et foudroyé :

Celui de qui la tète au ciel était voisine,

Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.

S'il s'en était tenu à des visions si claires et si exactes, mais immobiles, La Fontaine ne serait encore c{u'un bon poète descriptif, et on lui pour- rait trouver des rivaux dans notre poésie ancienne ou contemporaine.Mais la description, pour lui, comme pour tous les grands poètes, n'est f|u'une indication nécessaire, sur laquelle il ne faut point js'attarder. Une fois les acteurs posés, d'un tour de main rapide et décidé, dans le décor, l'action commence, quand elle n'est pas déjà engagée. C'est ici que triomphe notre homme, si peu actif pour son propre compte, mais si expert à contem- pler et analyser l'activité d'autrui. Le mouvement, le geste, la parole, tout ce qui est l'expression de la vie et de la pensée dans la créature, se détermine, se succède, s'associe avec une justesse, une vivacité, une aisance qu'on ne retrouve chez nul autre. Peintre, physiologiste, psychologue, narrateur, dra- / maturge, satirique, moraliste, le poète développe *

11

162 LA FOMAIM::.

tous ses dons à la fois dans la mise en jeu de ses acteurs, qui semblent tous ses compères et ses amis. Regardez le hobereau qui s'installe chez le petit propriétaire, son voisin :

Ça, déjeunons, dit-il : Vos poulets sont-ils tendres? La fille du logis, qu'on vous voie! approchez! [gendres? Quand la marierons -nous ? Quand aurons-nous des Bonhomme, c'est le coup qu'il faut, vous m'entendez,

Qu'il faut fouiller à l'escarcelle! Disant ces mots, il fait connaissance avec elle,

Auprès de lui la fait asseoir, Prend une main, un bras, lève un coin du mouchoir....

C'est l'action familière. Voici l'action tragique, et c'est le moucheron qui la mène :

Le quadrupède écume, et son œil étincelle! Il rugit. Ou se cache, on tremble à l'environ.

Quant à l'action joyeuse, vive, comique, elle est toujours conduite avec un entrain incomparable. Qu'on se souvienne seulement du début de la Lai- tière et le Pot au lait, du Vieillard et l'Ane, des Deux Mulets, de cent autres. On ne trouve rien de sem- blable en aucune langue.

Il excelle dans la description, il excelle dans l'ac- tion, il excelle encore dans le dialogue. 11 entend, en effet, ses personnages, en même temps qu'il les voit, et il les écoute d'une oreille merveilleusement attentive et fine. Nous retrouvons ici, avec quel plaisir, l'homme du xvii° siècle, l'écouteur intelli- gent et avisé, le causeur souple et subtil, le contem- porain du Cardinal de Retz, de La Rochefoucauld,

L IMAGINATION. 103

lie La Bruyère, le prédécesseur de Saint-Simon. Rien ne prouve mieux combien il a mis à profit ses séjours dans tous les mondes, que ces dialogues des Fables, il ada|)te les tours du langage et les termes du vocabulaire à la condition et à la situation des per- sonnages avec une souplesse et un tact incompara- 7- blés. Il n'y a que Molière pour sortir ainsi de sa peau et se fourrer si allègrement dans celle des autres, mais le personnel de Molière est moins varié, et le grand éclat du théâtre ne lui permettait pas d'y prendre toutes les libertés dont le malin bonhomme pouvait user avec une humilité audacieuse dans ses apologues considérés comme inoffensifs. Corneille et Racine avaient bien le droit de faire parler des rois, mais ils ne pouvaient mettre dans leurs bou- ches que des tirades héroïques et nobles. La Fon- taine, lui, qui connaît son Lion à fond, ne se gène point pour le montrer tel qu'il est. Chaque fois que la bète royale prendra la parole, ce sera donc d'un ton solennel et digne, comme il sied à une Majesté; tous les termes de ses discours seront mesurés et choisis, empreints d'une bienveillance hautaine et méprisante, savamment dosés, suivant les rangs, pour ses courtisans et pour ses sujets. Il faudra un cas monstrueux son orgueil est profondément humilié pour qu'il s'oublie et qu'il s'emporte à insulter un misérab^e moucheron, mais, sous cet appareil oratoire, comme il laissera percer sans cesse les calculs égoïstes de sa cupidité insatiable et de son orgueilleuse férocité! Les courtisans, d'ail-

1/

164 LA FONTAINE.

leurs, sont aussi bien démasqués par le fabuliste qui connaît tous les tours et détours de leurs âmes bril- lantes et avilies, les complications de leurs vanités et de leurs jalousies; il les fait discourir avec la même exactitude. On a justement comparé, pour la justesse de ranal3^se, pourTâpreté de la satire, pour le rendu puissant de la réalité, les Animaux malades de la peste, le Lion malade, les Obsèques de la Lionne, avec les pages les plus mordantes de Saint- Simon. Si l'on constate qu'autour du roi et de sa noblesse, les bourgeois, les financiers, les paysans parlent avec la même vérité, sans effort, le langage de leurs passions et de leurs sentiments, on recon- naîtra que limagination de La Fontaine était aussi précise lorsqu'elle écoutait que lorsqu'elle regardait. Cette imagination ne serait pas celle d'un poète, si, en contemplant les choses à travers son rêve, elle ne les voyait pas s'agrandir, se compléter, s'embellir, au point d'en être transportée hors du monde immé- diat et palpable. De ce que celte exaltation, chez La Fontaine, ne se produit pas, dès l'abord, avec éclat ou fracas, comme c'est l'usage dans le lyrisme moderne, on a quelquefois conclu à l'absence d'ha- bitudes idéales. Qu'est-ce pourtant que cette exal- tation, admirablement soutenue, qui anime de senti- ments humains cette multitude d'apparitions ani- males et végétales ? Il en est une autre, une exaltation de lettré, qui ne lui est pas moins ordinaire : c'est celle qui consiste à retrouver, dans les douleurs ou les joies de ces êtres minuscules, les douleurs et

L IMACMNAllON

k;-

les joies des grands héros mythologiques rt his- toriques. Cette transposition en majeur est chez lui constante et s'opère si naturellement qu'on n'en éprouve aucune surprise, mais avec quelle rapidité toutes choses s'en trouvent agrandies! C'est l'hiron- delle prophétique et méconnue par les oisillons qui devient « la pauvre Cassandre » au milieu des Troyens, c'est le chêne qui dresse son front « au Caucase pareil », c'est le vieux chat qui devient «l'Alexandre des chats, TAttila, le Fléau des Rats ». Quand la mère lionne a perdu son fils, sa douleur éclate avec tant de force qu'elle en retentit jusqu'au fond de nos cœurs, d'un hout à l'autre de l'histoire!

Quiconque, en pareil cas, se croit haï des cieux. Qu'il considère Hécube, il rendra grâce aux Dieux!

Ces élans ne sont point rares dans la première partie des Fables ; ils sont fréquents dans la seconde. Xc les suit-on pas d'autant mieux, ne s'y abandonne- t-on pas avec d'autant plus de confiance et de bon- heur, qu'ils ne viennent qu'à leur temps, nous pren- nent quand il faut, nous soulèvent de terre sans brusquerie, pour nous enlever dans le ciel, à travers une trouée d'azur? Nous ne resterons pas en haut fort longtemps, cela est vrai, nous redescendrons vite sur le sol, mais, en reprenant terre, nous repren- drons haleine, tout prêts à refaire une nouvelle et courte ascension. Les imaginations de ce genre ne surprennent point, elles séduisent toujours et ne fatiguent jamais.

CHAPITRE III

LA SENSIBILITE

Toute imagination vive suppose une vive sensibi- lité, physique ou morale, et dans les gens bien équi- librés, physique et morale à la fois. Sous son déta- chement apparent des choses, qui ne trompait d'ailleurs que les indifférents ou les passants, La Fontaine était doué d'une sensibilité extraordinaire- ment étendue qui allait de la sensation la plus humble et la plus commune, à l'émotion la plus déli- cate et la plus subtile. Sensibilité vis-à-vis de la nature et vis-à-vis des hommes, vis-à-vis de tous les êtres et de toutes les choses, sensibilité affec- Itive, sensibilité morale, sensibilité artiste et litté- raire, il les posséda toutes, il sut jouir de toutes et nous en faire jouir. Sans doute, chez lui, rien n'est jamais emporté, ni extrême, ni dans le sentiment ni dans l'expression, et c'est pourquoi celte merveil- leuse sensibilité paraît insuffisante à ceux qui ,

LA SIINSIIUIMI K. KiT

empoisonnés par les liltrratiires violentes ou (piin- tessenciées, ne savent plus rien goûter qui ne sen- veloppe d'une phraséologie compliquée ou d'un vocabulaire retentissant. Bien qu'il fasse pressentir et qu'il prépare, en mille occasions, par la sponta- néité généreuse de ses impressions, la philanthropie du xviii° et du xix'^ siècle, il n affecte rien et n'éprouve rien de la sensiblerie larmoyante des écri- vains philosophes, ni de la sentimentalité maladive des poètes romantiques. C'est avec sa modestie et sa sincérité ordinaires qu'il leur a ouvert les voies, se contentant de déposer fidèlement ses impres- sions, alors étrangères à la plupart des écrivains, dans ses vers ou dans sa prose, sans aucune pré- tention d'ailleurs à posséder une organisation excep- tionnelle, et sans se croire, sous ce rapport, supé- rieur à son voisin Jacques ou à son ami Pierre, simple paysan ou sim[)le bourgeois, dont la sensi- bilité, pour n'être j^oint exprimée, n'en est pas, peut- être, ni moins vive, ni moins fine.

Nous savons déjà combien il aime la campagne, avec quelle volupté délicate et consciente il en per- çoit tous les aspects et tous les bruits, il en goûte ^ toutes les séductions et tous les enseignements. On ferait un volume rien qu'à citer les traits par lesquels il prouve la vivacité et la finesse de ses sensations. Du Bellay, avant lui, avait bien vu le vent « rider la face de l'eau » et Ton trouverait déjà dans Ronsard, Belleau, Du Bartas, Théophile, Saint-Amant, plus d'une impression qu'il ne dédaigne pas de reprendre

168 LA lONTAlNE.

OU qu'il renouvelle simplement parce qu'il a regardé et senti comme eux. Toutefois personne, parmi eux, n'a été son maître pour la mise en œuvre, nette et facile, de ces observations d'après nature et pour leur habile placement dans le récit poétique. Ses petits tableaux champêtres sont aussi justes par la couleur que par le dessin, et le plus souvent ses pay- sages sont bien supérieurs à des taldeaux, car il en sort, de toutes parts, des murmures et des voix ! C'est l'arbre lui-même qui fait son propre éloge, comme l'ont fait la bonne vache et le vieux bœuf, toutes ces victimes de l'ingratitude humaine. Tous les végétaux, tous les animaux participent de la sen- sibilité de celui qui les fait agir, prennent quelque chose de son esprit ou de son coeur. Il n'est pas jusqu'à Messire loup qui ne s'émeuve à la seule idée des bons repas que lui décrit le chien et ne « se forge une félicité cfui le fait pleurer de tendresse ». Le lièvre, en son gîte songeant, rappelait sans doute au fds des forestiers quelqu'une de ses peurs d'en- fant dans ce silence inquiétant et doux des grands bois qui lui manquait si souvent à Paris :

Solitude, je trouve une douceur secrète, Lieux que j'aimai toujours, ne pourrai-je jamais, Loin du monde et du bruit, goûter l'ombre et le frais! Oh! qui m'arrêtera sous vos sombres asiles! [ville?,

Quand pourront les neuf sœurs, loin des cours et des M'occuper tout entier, et m'apprendre des cieux Les divers mouvements inconnus à nos yeux, Les noms et les vertus de ces clartés errantes Par qui sont nos destins et nos mœurs diflércntes ?

LA SENSllULiri:. 1<>">

De la même âme dont il aimait les forets, les prairies, les plantes, le ciel, tous les êtres qui les peuplent, il aimait les hommes, il aimait surtout les femmes. Vis-à-vis d'elles, non plus, il n'avait pas besoin de mentir et ne songea jamais à le faire, il mentait assez naturellement, sans s'en douter, par le fait seul du ravissement dans lequel le jeta tou- jours leur beauté. Il avait soixante-dix ans quand il tomba, un soir, en extase devant la princesse de Gonti, en costume décolleté, partant pour un bal, et son enthousiasme éclate en accents juvéniles, avec l'émotion d'un Grec :

Telle aux noces des Dieux ne va point Cylhéréc. Conli me parut lors mille fois plus légère Que ne dansent au bois la nymphe et la bergère : L'herbe l'aurait portée; une fleur n'aurait pas

Reçu Tcmpreinte de ses pas : Elle semblait raser les airs à la manière

Que les Dieux marchent dans Homère.

G'est vers la même époque qu'il perdit la tête, un soir d'été, chez M. d'Hervart, à Bois-le-Vicomte, parce qu'on l'avait placé à dîner près d'une trop jolie personne. Il la perdit si bien que, rentrant seul, à cheval, à Paris, il se trompa de route : « J'eus beau dire loraison de Saint Julien, Mlle de Beaulieu fut cause que je couchai dans un malheureux hameau. Elle m'a fait consumer trois ou quatre jours en dis- tractions et en rêveries, dont on fait des contes par tout Paris.... Que M. dlicrvart ne m'avertissait-il? Je lui aurais représenté la faiblesse du personnage, et lui aurais dit que son très humble était incaj)able

17(1 LA lONlAINK.

de résister à une fille de quinze ans. qui a les yeux bleus, la peau délicate et blanche, les traits de visage d'un agrément infini, une bouche, et des regards î... » Cet enthousiasme du septuagénaire nous laisse à penser ce qu'avaient pu être les enthousiasmes du jeune homme. Un si vif amour de la beauté le pré- serva, sans doute, dans ses innombrables amours, et des chutes trop basses et des contacts trop vils. C'était un vert galant, ce n'était pas un débauché, et, chaque fois qu'il parle de l'amour, il le fait en termes émus et tendres, dont rien n'autorise à con- tester la sincérité. Tout le monde sait par cœur le couplet délicieux qui termine les Deux Pigeons :

Amans, heureux amans, roulez-vous voyager.' Que ce soit aux rives prochaines....

Mais les Deux Pigeons sont une œuvre de l'âge mûr, presque de la vieillesse; l'on pourrait sup- poser que le regret du passé donnait ce jour-là à la voix du poète un accent de tendresse mélancolique qu'elle n'avait pas dans la joie égoïste du présent. Il n'y a pourtant qu'à parcourir les a^uvres de jeu- nesse pour y rencontrer déjà nombre de traits sur l'amour, délicats et touchants, d'une grâce délicieuse. Ecoutez Psyché, errant dans la campagne à la recherche de son invisible amant :

Ruisseaux, enseignez-moi l'objet de mon amour; Guidez vers lui mes pas, vous dont l'onde est si pure.... Il s'envole avec Tombrc, et me laisse appeler. Hélas ! j'use au hasard de ce mot denvoler, Car je ne sais pas même encor s'il a des ailes.

LA si'.NSiiiii.i rr . 1"!

Moins innoct-nt que Psyché, La Fonlaine, de honne heure, sut que l'amour avait des ailes. Madame de La Fontaine le sut aussi, mais nous avons vu que le mari ne fut point toujours aussi indifférent, même pour sa femme, qu'il le devint à la longue, et il a trop de fois témoigné, dans ses œuvres, du regret de ses légèretés passées pour qu'on le puisse taxer d'insensibilité, même sous ce rapport. On doit aussi constater que, s'il paraît avoir été un père négligent, il exprime, chaque fois qu'il en trouve l'occasion, l'affection ou la douleur paternelles avec une émotion simple et profonde qui semble bien partir d'un cœur sincère. Quant au sentiment de l'amitié, qu'il témoi- gna, d'une façon si touchante, durant toute sa vie, pour un nombre assez grand de personnes, on sait, par les contemporains, qu'il le goûtait et le mani- festait avec une rare délicatesse. C'est l'amitié qui lui inspira les plus nobles actions de sa vie, la défense de Fouquet, l'hommage public à Mme de la Sablière, qui lui dicta aussi ses plus l)eaux vers, ceux de V Elégie aux Nymphes de Vaux, de Vh'pitre à l'Académie, des Deux Pigeons, des Deux Amis :

Qu'un ami véritable est une douce chose

Le fond de La Fonlaine, en somme, était une extrême bonté, qui se manifestait par une sympa- thie, affable et compatissante, pour tous les êtres animés, à quelque degré de l'échelle sociale ou de l'échelle aniuiale qu'ils fussent placés. Il ne par- tage, à ce point de vue, ni les préjugés de son temps

172 LA lOTAINE.

qui divisent riiumanité en castes rigoureuses, indif- férentes ou hostiles, ni ses idées philosophiques qui refusent à l'animal, et plus encore à la plante, une part d'intelligence et de sensibilité. Gomme tous les épicuriens, La Fontaine n'aimait pas à voir souffrir, mais, à la différence des épicuriens égoïstes, il ne se détournait pas de la souffrance, il la comprenait, il essayait de la faire comprendre à une société trop orgueilleuse ou trop légère pour s'y arrêter long- temps. ?s 'oublions pas que l'un de ses premiers contes fut cette scène poignante du paysan battu et torturé pour avoir offensé son seigneur! Le poète n'y a pas ajouté de conclusion morale, parce qu'il n'osait et ne pouvait le faire, mais son indignation ressort assez du ton général pour qu'on ne s'y puisse méprendre; c'est son système accoutumé de fran- chise prudente et de hardiesse voilée, le seul pos- sible à cette époque :

Je tâche de tourner le vice en ridicule,

rse pouvant l'attaquer avec des bras d'Hercule.

Dans les Fables, c'est presque à chaque page qu'é- clate^ sa pitié ])our les petits et les misérables, son mépris pour les grands et les oppresseurs, sa haine de l'injustice. On n'a jamais dit tant de vérités, sans en avoir l'air, à ceux qui aimaient le moins à les entendre. trouver un drame humain plus com- plet, plus ému, plus ressenti, ])lus réel, plus vécu, comme on dit, que la Mort et le Bûcltcron'i

CHAPITRE lY

LA PENSEE

Les Fables ne sont pas, depuis deux siècles, deve- nues le bréviaire des Français, petits et grands, enfants et vieillards, parce qu'elles sont des narra- lions exquises, d'un art inimitable et d'une perfeclion unique. Nous ne sommes pas, en masse, assez artistes pour nous laisser, sans autre profit, ravir à ces séductions littt'raires . Pour le ])lus grand nombre, c'est la morale qui ressort de ces petits contes, morale formulée ou sous-entendue, qui en fait le plus haut prix. Les hommes mûrs, éprouvés par la vie, y retrouvent, sous une forme satirique ou rési- gnée, les conclusions attristées qu'ils tirent de leur proj)re expérience, et les conseils de prudence et de modération quils prodiguent eux-mêmes à ceux \ai\\ les suivent; les enfants y apprennent, comme en un catt'chisme la'iqiie, tout en s'amusant avec les petites bétes, des axiomes de bon sens qui s'implan-

174 LA FONTAINE.

lent, pour la vie, dans leur tendre cervelle. Tous y cherchent et y trouvent ce que notre race, active et loyale, a toujours demandé à ses poètes, avant toute exaltation lyrique, un enseignement moral et des maximes pratiques. De temps immémorial, nous avons eu la passion des proverbes, des pensées expérimentales condensées en une phrase courte et bien sonnante, en un vers franchement rythmé, vif et preste, suivant le cas, ou très plein et très solide. Les interminables allégories qui enthousiasmaient les lettrés du xiv^ et du xv^ siècle, le Roman de la Rose, les Ballades d'Eustache Descharaps, les Dia- logues d'Alain Chartier, durent leurs succès à la multitude d'axiomes qu'on en pouvait détacher. 11 est encore aujourd'hui beaucoup d'honnêtes gens pour lesquels les œuvres de Corneille et de Boileau sont, avant tout, des recueils de vers bien frappés, l'on trouve un assortiment complet de formules héroïques et de recettes littéraires suffisant à tous les besoins d'un Français cultivé.

Il y a donc une morale des Fables. Si notre poète, insouciant et léger, a résumé, en ses heures sérieuses, ce qu'il pensait de la nature, de la société, de la politique, de la vie et de la mort, c'est qu'il l'a pu faire. Nous pouvons ajouter, c'est qu'il l'a fait. L'intention ne lui en est peut-être pas venue du premier coup, mais, peu à peu, le désir s'en est pré- cisé. On en peut suivre la progression dans les pré- faces et dans les fables-préfaces cette idée se forme et prend corps. En 1668, en présentant ses premiers

LA PKNsi: r: , ~^ 175

livres au Dauphin : « L'apparence en est puérile, dit-il, je le confesse, mais les puérilités servent d'enveloppe à des vérités importantes ». Lorsque l'œuvre est terminée, c'est d'un autre ton quil l'offre au duc de Bourgogne : « Les fables embrassent toutes sortes d'événements et de caractères. Ces mensonges sont proprement une iminière d'histoire oii on ne /latte personne. Ce ne sont pas choses de

. peu d'importance que ces sujets : les animaux sont les précepteurs des hommes dans mon ouvrage. » Le poète a donc pleine conscience du double rôle qu'il assume et qu'il veut remplir; c'est un observa- teur sincère et un moraliste réfléchi. II croit, sans doute, qu'il faut plaire avant tout, et que les hommes sont de grands enfants auxquels il faut sucrer laV/

ç-^'érité pour la leur faire avaler par petites gorgées.

Ml ne cherchera donc jamais à i)résenter systéma- tiquement cette morale , non plus qu'à l'exposer méthodiquement, pour en constituer un ensemble de doctrines. Comme son ami Montaigne, auquel il res- semble tant, il pense probablement que les idées nouvelles et hardies font d'autant mieux leur chemin qu'elles n'ojiposent pas une masse compacte aux préjugés hostiles, mais qu'elles agissent plus isolé- ment armées à la légère, en tirailleuses. S'il ne le pense pas, il agit tout comme, par tempérament et par habitude. \in tout cas, comme Montaigne, il ne dit rien qui n'ait une intention philosophique, il ne tire pas une flèche qui n'ait son but.

Jean-Jacques Rousseau et Lamartine nous sem-

170 LA FONTAINE.

blent. à vrai dire, aussi injustes qu'aveugles lors- qu'ils s'indignent de ne point trouver dans le fabu- liste, leur prédécesseur et leur précurseur, un cours complet et raisonné de morale dogmatique et lors- qu'ils l'accusent d'être un panégyriste convaincu et cynique de l'égoïsme et de la servilité. Ils oublient, en premier lieu, l'époque et les circonstances dans lesquelles parurent les fables ; ils ont négligé, ensuite, de relire avec attention les pages qu'ils incriminent, ou, s'ils les ont relues, il ne les ont point comprises. Les sonorités éloquentes des vastes phrases puis- samment déclamées ou des longues tirades volup- tueusement déroulées retentissaient encore trop sans doute en leurs oreilles pour quils pussent, ces jours-là, entendre la voix timide et fine d'un vieil ami, non moins sensible qu'eux pourtant aux joies champêtres et aux douceurs de la rêverie amoureuse. Quoi qu'il en soit, disons-le franchement, ne faut-il pas être bien distrait ou bien prévenu pour prendre au pied de la lettre le texte de la Cigale et la Fourmi, du Loup et l'Agneau, de cent autres récits dont la morale n'est pas moins visible pour n'être pas affichée sur un écriteau ? Xe faut-il pas être bien peu français ou bien peu gaulois pour ne pas saisir la constante ironie, douce ou pathétique, qui donne à ces petites comédies ou petits drames leur vraie signification? Gomment se fait-il que ces grands penseurs, troublés par leurs haliitudes romanesques et pompeuses, se soient montrés ici moins perspicaces que le dernier des écoliers ? Lisez à un enfant la Cigale et la Fourmi,

LA PKNSKK. 177

le IjHip cl iAi^ncan; à moins (|u un sot niagister ne lui ait davance gâté le jugement, pour qui éprou- vera-t-il une vive et rapide pitié, ])our qui son petit cœur baltra-t-il ? Pour la pauvre cigale contre la vilaine fourmi, pour l'innocent agneau contre le méchant loup. C'est par l'impression, non par l'explication, en poète et en artiste, que le fabuliste touche et instruit. Que la formule, 1"0 MjOg; orjXot ôrt, soit plus ou moins bien rattachée au récit (elle lest souvent fort mal), peu importe. C'est dans le récit même que réside l'enseignement. Or, neuf fois sur dix, ce récit est si nettement suggestif, il dégage si clairement une sympathie bienveillante pour les humbles et les opprimés, un mépris raisonné et îj grandissant pour les vaniteux, les trompeurs, les oppresseurs; il exhale, d'un bout à l'autre, un senti- ment si sincère de justice, d'indulgence, de tendresse, qu'on éprouve, en le suivant, comme devant un spec- tacle instructif de la vie même, une émotion moi*ale, pénétrante et durable, très supérieure à celle que peut donner aucun aphorisme abstrait, si magnifi- quement formulé qu'il puisse être. Le Meunier, son /Ils et l'aiic n'ont-ils pas affermi plus de gens contre la médisance et les commérages que tous les traités y techniques sur la volonté? Lorsque la morale poli- tique du monde contemporain a été de nouveau trou- blée par l'audacieuse affirmation d'un monstrueux axiome, « la force prime le droit ». toute la France a répondu, d'une voix unanime, qu'elle connaissait déjà cette constatation odieuse de la brutalité' du fait.

12

178 LA FONTAINE.

et que son poète favori, son éducateur, son conseiller, avait déjà protesté, par le drame pathétique du Loup et l'Agneau, contre 1 infamie de cette maxime ironi- quement inscrite dans le prologue :

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Personne, chez nous, n'avait donc pris pour un pré- cepte la constatation attristée d'une réalité odieuse. Si la pensée de La Fontaine se dégage ainsi, le plus souvent, de l'émotion directement communi- quée par le récit, il lui arrive quelquefois aussi de la développer, en hors-d'œnvre, dans les adages, commentaires, digressions dont il l'accompagne. 11 ne serait pas latin, il ne serait pas français (Dieu sait s'il le fut. et à quel degré! si, de temps à autre, il ne s'abandonnait au plaisir de la condenser en formules proverbiales ou de la répandre en tirades éloquentes. On a tenté souvent, Saint-Marc Girar- din, Taine et bien d'autres, de résumer par des classifications délicates, des anah'ses rigoureuses, des synthèses hasardées, cette pensée instable et multiple qui, passant d'un objet à l'autre avec une extraordinaire rapidité, ne s'y arrête jamais qu'un moment. Certains penseurs, lourds et graves, se refusent à croire qu avec cette désinvolture aimable et cet inaltérable enjouement un homme puisse rien dire de sérieux ni d'original. Par esprit de réaction, en revanche, des admirateurs enthousiastes et excessifs ont voulu retrouver dans le bonhomme

LA im:nsi:i:. 17<j

un [)liilosoi)lie armé de toutes pièces, un savant encyclopédique, un révolutionnaire, un socialiste! L'étrange Nicolardot a i)oussé plus loin encore : il a reconnu en lui le successeur incontestable des pro- phètes bibliques, le dépositaire de la pensée divine! Nous ne voudrions pas, imiirudent ami, écraser avec de si gros pavés un brave écrivain qui ne fut, en réalité, qu'un amateur d'idées, comme l'autre était un amateur de jardins. Néanmoins, si l'on se reporte aux circonstances et à l'entourage, si l'on se rappelle quel savant et formidable échafauda^-e de conventions sociales et intellectuelles entourait alors et emprisonnait les esprits, on lui rendra justice. Les esprits imparliaux s'étonneront qu'en plein ' triomphe de l'absolutisme politique sous Louis XIV, de l'absolutisme littéraire sous Nicolas Boileau, de 1 l'absolutisme philosophique et religieux après Des- cartes et sous Bossuet, un petit faiseur de vers,\/ échappant, comme le moucheron, à toutes les griffes puissantes , par l'humilité de sa situation et la modestie de ses écrits, ait conservé vis-à-vis de toutes gens et de toutes choses une pareille liberté de jugement; ils admireront surtout comment il a su, sans en avoir l'air, jeter en circulation une quantité d'idées justes ou hardies, avec une habileté si insinuante et si bien calculée, que, s'échappant vite du milieu elles avaient été jetées, elles allaient se répandre dans toutes les classes de la nation, tandis que les œuvres des plus grands contempo- rains étaient condamnées, par leur gravité même et

v/

180 LA lOMAlNK.

par leur periection soutenue, à ne pas sortir du cercle étroit de la noblesse et de la bourgeoisie.

La majesté royale, cette majesté devant laquelle tous tremblent et s'agenouillent, lui le premier, qu'en pense-t-il, dans son for intérieur, que mur- raure-t-il entre ses dents, lorsquil s'est relevé et qu'il s'éloigne? Rien d'irrégulier, tout d'abord. Dans les premiers livres, dédiés au dauphin, les allusions sont rares et plutôt flatteuses. On y voit déjà sans doute Sire Lion s'adjugeant, avec une hypocrisie brutale, les parts de tous ses associés, soutenant contre le moucheron une lutte ridicule, obligé de recourir à l'humiliante assistance d'un rat, et se lais- sant couper les griffes par une maîtresse; mais, en général, dans le Lion abattu par Vliomme^ dans le Lion s'en allant en guerre, dans VAne vêtu de la peau du lion, dans le Pâtre et le Lion, le Lion et le C/iasseur, il se présente sous ses beaux côtés, dans sa force hautaine, et c'est avec la résignation fière d'un héros antique qu'il agonise, « languissant, triste et morne », sous le coup de pied de l'àne. Jupiter, aussi, cette autre image du roi, se montre douce et conciliante, sauf le jour il envoie aux grenouilles, lasses de démocratie, « un roi qui se remue ». La seconde partie est dédiée à Mme de Montespan; le fabuliste se croit suffisamment couvert par cette protection : il débute celte fois, audacieusement, par la satire la ])lus mordante de l'absolutisme, les Animaux malades de la peste, et. comme il est en train, il continue pai la Cour du Lion, le Lion, le L<>up et le Renard, les

LA PENSKE. ISl

Obsèques de la Lionne (que Taine a mis en parallèle avec les pages de Saint-Simon sur la mort de Madame), les Deux Perroquets^ le Roi et son fils. Ces leçons, en ap])arence, vigpnj^ ]^^ rnnr|i^;^ns mais elles atteignent plus haut. Quant aux gens même de la cour, c'est pain bénit, pour le rusé compère, de les dauber, en toute occasion, à leurs propres applaudissements, car chacun suit avec joie le trait qui va frapper son voisin, mais ne sent pas celui qui l'atteint. L'esprit frondeur de Jean de Meung, de Rabelais, de Du Bellay, de Mathurin Régnier, ressuscite enfin pour railler les vices et les ridicules de Versailles. Il n"a plus le gros rire sur les lèvres, il n a })as de fouet cinglant à la main, mais la finesse est telle de son persiflage et de sa raillerie, quelle ne laisse, même aux plus sots, aucun prétexte à s'indigner. La flèche est si aiguë qu'elle pénètre ])artout, si délicate qu on n en souffre point, si bar- belée qu'elle ne sort plus. Dès lors, tous les Français lettrés, et bienlol presque tous les Français vont posséder, dès l'enfance, au sujet de la noblesse, des idées fort nettes et très peu bienveillantes :

... Les grands se font honnoiir des lors qu'ils nous l'ont

[grâce.

... Tous les mangeurs de gens ne sont pas grands sei-

[gneurs. la mouche a passé, le moucheron demeure.

Hélas! on voit que de tout temps

Les petits ont pâti des souffrances des grands.

... Les grands, pour la plupart, sont masques de

[théâtre, etc., etc.

1S2 LA FONTAINE.

Les historiens de la Révolution ne comi)tent point, que je sache, d'ordinaire La Fontaine parmi ses précurseurs. Peut-être ont-ils tort. De tels axiomes, fixés depuis un siècle, dans les cerveaux populaires, ont contribué aussi efficacement que les arguments des philosophes à renverser l'édifice social.

Le clergé et la magistrature ne sont guère plus épargnés que la rour, ni dans les fables, ni dans les contes. Ici, suivant la tradition gauloise, les curés et les moines, hypocrites, gourmands, paillards, jouent les mêmes rôles que dans les fabliaux, et le juge Anselme « sanguinaire et grave » vend lestement son honneur à un INIore « très lippu, très hideux, très vilain » dont il devient le Ganymède. Là, ce sont les Frelons et les mouches à miel, le Loup plai- dant contre le Renard, l'Ane portant des reliques, l'Huitre et les Plaideurs, toutes comédies du Palais dans lesquelles nous n'apprenons guère ni l'admira- tion de l'organisation judiciaire, ni le respect de la chose jugée; en revanche, nous y sentons l'amour sincère de la justice et la naïve passion de l'équité. Le clergé séculier est représenté par messire Jean Chouart qui s'en va gaîment au cimetière, « couvant des yeux son mort >>, fondant, sur lui, « l'achat d'une feuillette de bon vin et de cotillons neufs pour sa nièce et sa chambrière ». Le clero^é réo^ulier reçoit son compte dans le Rat qui s'est retiré du monde. La bourgeoisie, avare et mesquine, comme de raison, y passe à son tour, et le populaire, inconstant, ignorant, ingrat, n'y est pas épargné non plus.

Le fabulislc constate donc dans la société, à tous les degrés, comme un satirique et comme un pré- dicateur, des ridicules et des vices, des fautes et des crimes, toutes sortes de vilenies qui attristent les honnêtes gens, le succès des fripons et les misères des lunnbles; ce n'est point, cependant, un satirique, puisqu'il ne s'indigne point, c'est encore moins un prédicateur, puisqu'il n'a pas de solutions dogma^- liques ni de consolations supérieures à présent(^. Ce n'est qu'un philosophe pratique, instruit par l'expé- y rience. Il accepte, comme les neuf dixièmes des hommes, les choses telles qu'elles sont parce qu'il ne peut faire autrement; mais il ne les accepte pas sans réflexion et sans protestation. Il se résigne à ce qu'il ne peut empêcher, mais après avoir dit son mot, justement et franchement. Il jouit d'ailleurs dune trop bonne santé, physique et intellectuelle, il est trop bien équilibré, trop sensible et trop bon, pour que cette résignation ironique le mène à l'indif- férence ou au pessimisme. Le monde est ce qu'il est, nous ne j)Ouvons le changer, mais puisque nous y devons vivre, tachons d'y vivre le mieux possible, \ et pour nous et pour les autres. Sa doctrine, sur ce point, ne diffère pas de celle de tous les grands écri- vains français de la Renaissance et du xvii° siècle. Il croit, avant tout, à la responsabilité de l'homme I et à sa libre volonté ; il ne voit le remède à ses misères fatales que dans le travail, la fraternité, le dévoue- ment : « Aide-toi^ le ciel t'aidcvd. Travaillez, prenez de la peine, c'est le fonds qui manque le

184 LA FONTAINE.

moins. La faute vient de nous aussi bien que du sort. // se faut entr'aidei\ c'est la loi de nature. // ne se faut jamais moquer des misérables, etc., etc. Que de dictons semblables, actifs et fortifiants, font, dès la petite enfance, partie de notre bagage moral !

Sa conception des rap[)orts de l'homme avec la divinité, simple et pratique, est également conforme à la tradition nationale. C'est celle qu'on retrouve, toujours vivante et féconde, à toutes les époques de notre histoire, au fond de nos croyances religieuses ou philosophiques, celle que n'ont pu réduire ni transformer aucun dogme ni aucune doctrine : l'homme, libre et responsaljle, vis-à-vis d'une loi égale pour tous. Comme Rabelais et Voltaire, comme tous les écrivains d'action, La Fontaine est spiritua- liste et déiste, sans chercher })lus qu'eux par des raisonnements en forme et des combinaisons ver- bales, à établir Taccord théorique entre deux termes, dont chacun lui paraît en soi évident et irréfutable. Quant à cette loi éternelle, il la croit bonne, et, quelque nom qu'on donne à la puissance qui l'ap- plique. Nature, Dieu, Providence, il est certain de son équité bienveillante. Ses prétentions et ses espérances de connaître ne vont pas au delà :

Dieu sait bien ce qu'il fit, et je n'en sais pas plus.

11 est même si convaincu qu'il n'en peut rien savoir, qu'il n'est pas éloigné, comme les positivistes, de

LA Pl'NSKi:

ranger toutes les formes historiques de la divinit( dans la catéo;oric de l'idéal :

o'

L'hoinine ig'iiorait les Dieux qu'il n'apprend ([u'au besijin.

Ce n'est j)as sur ce point seulement qu'il pressent déjà les idées de certaines philosophies modernes. Son instinct, naif et populaire, lui donne le senti- ment constant de la solidarité de l'homme avec les autres êtres, et lui révèle, par la sympathie, tous les liens qui nous rattachent à la vie universelle.

On ne saurait un instant, sans blasphème, mettre en parallèle les âmes graves et fortes de Descartes et de Pascal avec l'àme légère de La Fontaine. N'est-il pas singulier, néanmoins, que, parmi les rares esprits indépendants qui protestèrent, avec réflexion, contre les austérités étroites du système carté- sien et de la doctrine janséniste, le plus simple- ment hardi, le plus sincèrement éloquent ait été le fabuliste? Il avait trop vécu de la vie réelle, il avait trop participé à celle des êtres incultes, enfants et paysans, à celle des êtres inférieurs, si voisins des incultes, les animaux, il avait trop senti com- bien les choses de la nature agissent sur l'àme, pour ne pas sourire de toutes ces séparations factices que la parole impuissante de l'école ou de la chaire s'efforce de dresser entre le corps et l'âme, entre les hommes et le reste des créatures. En niant l'àme des bêtes, en les traitant de machines, Dcscarles l'avait blessé à vif dans ses convictions les pins

ISO LA lOXTAINE.

chères; aussi ne perd-il pas une occasion de revenir sur ce sujet, obstinément, longuement, avec une vivacité de polémique et une abondance de dévelop- pements qui ne sont point dans ses habitudes. Tout ce qu'il a de verve, d'observation, de lecture, de science, de logique, il l'emploie à défendre ses petits amis contre le grand philosophe,

Descartes, ce mortel dont on eût fait un Dieu

Chez les païens, et qui tient le milieu [l'homme Entre l'homme et l'esprit, comme entre l'huître et Le tient tel de nos gens, franche hêtc de somme.

Il cherchera donc à établir, avant les savants modernes, l'échelle ininterrompue des êtres animés et inanimés dans la création, à prouver l'intelli- gence des quadrupèdes et des volatiles, celle du cerf qui se défend, par cent stratagèmes « dignes des plus grands chefs «, celle de l'hirondelle, de la per- drix, du castor, de la fourmi, de. Ses conclusions, d'ailleurs, sur cette question couime sur les autres, restent toujours les mêmes, des conclusions scien- tifiques et positivistes : l'impossibilité, pour l'es- pi'it humain, d'aller au delà de certaines limites, la nécessité de s'en tenir à la constatation et à l'élude des faits qu'il peut atteindre sans prétendre à les concilier, la renonciation aux solutions métaphy- siques. Quant au grand secret.

On ne l'apprend qu'au sein de la Divinité, Et, s'il faut en parler avec sincérité.

Descaries l'iynorait encore. Nous et lui là-dessus nous sommes tous étraux.

LA im:nsi;i.. kst

:no-

C est plus dune fois qu'il avoue ainsi son igr rance touciiant la nature de la Divinité; mais, quelle qu'elle soit, il porte, naïvement et obstinément, en lui, cette foi rassurante qu'elle ne saurait être qu'in- telligente et indulgente; il ne la redoute, ni avant ni après sa conversion, il accepte l'idée de la mort avec la tranquillité du sage antique!

La Mort avait raison, je voudrais qu'à cet âge

On sortît de la vie ainsi que d'un banquet, Remerciant son hùtc. et f[u'on fit son paquet.

On pourrait retrouver l'influence de Lucrèce. Il serait intéressant de rechercher, à ce propos, jusqu'à quel point l'admiration de l'antiquité a pu contribuer à la formation de ses idées et de ses sen- timents sur la littérature et sur les arts. Sur ces sujets qui le touchaient de si près, La Fontaine, en plus d'une occasion, a développé ses opinions, avec une indc'pendance et une largeur de vues qui le mettent aussi hors de pair. Sa sensibilité et sa sin- cérité ont suffi à lui donner des lumières plus vives que toutes les théories contemporaines, l-^n tout et partout, le bonhomme raisonne et raisonne bien; il a j)leine conscience de ce qu'il fait, de ce qu'il veut, de ce qu'il dit, de ce qu'il vaut, et ses idées, pour se répandre en fines parcelles, à travers toute son œuvre, au lieu de se condenser en une seule masse, n'en sont pas moins nettes et transmis- sibles. Il n'est pas besoin de crier si fort pour se faire entendre.

CHAPIPRE V

LE STYLE

Imagination riche et active, sensibilité vive et étendue, pensée claire et libre, est-ce assez pour faire un grand poète? Non, il y faut encore la mise en œuvre, l'expression par le langage, le style. Sous ce rapport, la supériorité de La Fontaine n'a jamais été contestée. Si la perfection de l'œuvre littéraii , comme celle de l'œuvre d'art, consiste jansjlappro^ priatjon exacte de la forme au fond,j[]ans l'irrépro- chable adaptation du moyen d'expression à la chose exprimée, La Fontaine est, de tous les poètes fran- çais, celui qui l'a le plus fréquemment atteinte. Les Fables, « ce ramas de chefs-d'œuvre », comme disait Voltaire, un peu dépité de n'y pouvoir mordre, con- tiennent, à elles seules, peut-être, un i)lus grand nombre de morceaux complets qu'il ne serait pos- sible d'en recueillir chez tous les autres ensemble. Par morceau comj)let, nous entendons une œuvre

Li: SIYLK. IS*»

tlans la<{uelle la mise en scène, les caractères, l'action, le dialogue, le langage, le rythme, présentent, à la lois, clans une irréductible et harmonieuse unité, la même justesse expressive, ne laissant place ni à une incertitude, ni à un regret. C'est dire que, dans notre littérature, personne n'a mieux connu, ni mieux pra- tiqué son métier d'écrivain, le connaissant d'une science si intime, le pratiquant d'une si merveilleuse habileté, que cette science devient naïve et cette habi- leté spontanée, i Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi; car on s'attendait de voir un auteur et on trouve un homme^», disait Pascal. C'est la joie qu'on éprouve en sentant si peu, dans ces insignes chefs-d'œuvre, les procédés littéraires. Aucun effort dans l'arrangement, aucune affectation daijs les termes, nulle recherche d'antithèses ingé- nieuses ni d'effets imprévus, pas de rhétorique inu- tile, ni d'amplifications pédantes, ni d'éloquence intempestive; c'est le comble de l'art qui, n'emprun- tant rien qu'à la vérité, semble la nature même. Ce stvle est, en effet, si savamment simple, que, i)ar une exception rare, dans notre littérature aristocratique, c'est presque le seul qui soit également compris de " tous les Français, qui charme également leur oreille et leur esprit, ravissant les lettrés sans surprendre les ignorants, accueilli du peuple comme de la bour- geoisie, intelligible aux enfants comme aux vieillards. Ce n'est pas du premier coup, nous l'avons déjà indiqué, que La Fontaine entra en possession de cet instrument incomparable, si soujde et si compliqué.

l'.M» LA lONTAl.NE.

empruntant, d'une part, par une étude plus libre, au fonds national, injustement délaissé, et au fonds antique, étroitement exploré, des matériaux extra- ordinairement variés, et, d'autre part, opérant les fusions de ces matériaux disparates avec une sûreté et un tact inattendus. Il hésita plus d'une fois, il tâtonna longtemps. Sainte-Beuve dit qu'il y a un La Fontaine avant Boileau et un autre après Boileau. 11 v a surtout un La Fontaine avant Fouquet, et un La Fontaine après Fouquet, c'est-à-dire, à partir du jour il se trouva en contact assidu avec les let- trés parisiens, notamment avec Molière. Toutefois, en arrivant chez Fouquet, en 1657, c'était déjà un écrivain expérimenté et personnel, alors que le futur auteur des Satires, âgé de vingt-un ans, n'en était pas encore à ses débuts. L'alexandrin d'Adonis et de Cil/mène, on(lo3'ant et souple, d'une allure aimable et familière, d'une coupe libre et variée, qui sera, plus tard, l'alexandrin d'Andi'é Chénier et d'Alfred de Musset, ne ressemble en rien à l'alexandrin, monotone et dur, tel que l'établira Boileau, et toutes les excommunications de son jeune Mentor ne for- ceront jamais La Fontaine à s'en priver; c'est le vers qu'on retrouvera, en tirade continue, dans le Discours à M<idamc de la Sablière et dans V Épitre à Haelt ou mêlé à de petits vers, dans les Fables et dans les Contes. 11 est singulier que Taine, emporté par son violent ressentiment contre le grand vers classique, ait méconnu la valeur de l'alexandrin de La Fontaine. Sainte-Beuve, homme du métier, a été

Li: STVLK. IKI

plus clairvoyant el plus juste. C'est sur un autre l)oint que. l)ientùt après, Ijoileau fut sans doute utile à son vieil arai. 11 ne dut pas. en effet, être des derniers à rencoura<^er dans son admiration encore indécise, pour les écrivains sobres et précis, pour Térence et pour Horace, à lui apprendre à se contenir dans la composition et dans le développe- ment, à peser les mots plus qu'à les multiplier. La Fontaine put profiter, à cet égard, de ses con- seils; pour le reste, il n'en fît qu'à sa tête, et fit bien.

Il avait compris, après son premier succès, que l'imitation littérale de Marot ('tait une impasse; il sortit donc de l'archaïsme et n'y revint que par hasard; mais, en se délivrant de rarchaïsme, il ne rompit pas. comme ses amis, avec la tradition. Sans fracas, sans protestations ni gémissements, sans [)rendre, vis-à-vis des puristes forcenés, les attitudes tragiques des survivants du xyi"^ siècle, Scij)ion Dupleix ou Mlle de Gournay, ou des descriptifs attardés, tels que Saint-Amant et Desmarets, il n'en demeure pas moins, autant qu'eux, avec plus dégoût et de tact, attaché à la vieille langue. Il sourit aux puristes, il discute avec eux, il profite de leurs ana- lyses, il ne les suit j^as. Marot, Rabelais. Bonaven- ture, Amyot, Montaigne, n'en restent pas moins ses conseillers habituels : ce ne sont pas seulement des sujets qu'il leur emprunte, ce sont surtout des termes populaires et vivants, des épithètes colorées, des expressions vives, des proverbes, des tournures de

l'.ti: LA iumaim:.

phrases, des alliances de mots. Il s'incline humble- ment devant les orateurs solennels aux vastes périodes . devant les philosophes austères aux froides abstractions, il n'essaie point d'entrer en lutte avec de si graves personnages, mais il continue, comme avaient fait nos pères, à faire marcher, d'un pas lent et sûr, sa phrase nette et claire, le plus sou- vent courte, toujours bien articulée, et à puiser ses mots, non dans les dictionnaires, mais sur la bouche même de tous les personnages qu'il fait agir, cour- tisans, chicaniers, savants et rustres. C'est presque lui seul, en somme, lorsque Molière a disparu et quand le Racine des Plaideurs a transigé, qui garde utilement, vis-à-vis de l'aristocratie littéraire et du pédantisrae classique dont le triomphe est assuré, le respect et le culte des libertés de langage pratiquées par le Mo3^en Age et par la Renaissance. Il reprend, avec moins de précipitation et d'ambition, avec plus d'expérience et plus de tact, l'œuvre interrompue de la Pléiade, il n'hésite pas davantage à reprendreles mots anciens, à emplo3^er les mots familiers, plé- 0 béiens, techniques, à en forger de composés, à en fabriquer de nouveaux au besoin. « Tu n'oublieras les noms ])ropres des outils de tous métiers et pren- dras plaisir à t'en enquérir le ])lus que tu pourras, et principalement de la chasse C'est un crime de lèse-majesté d'abandonner le langage de son pays, vivant et florissant, pour vouloir déterrer je ne sais quelle cendre des anciens.... » Il semble, à chaque instant, qu'on entende, derrière lui, la voix encoura-

Li: STVLi:. If,;.

geanle du grand Ronsard, la voix qui lui avait, d'avance, dirtr la formule de son style, si noldenieiit simple, si discrètement poétique :

Ni trop haiil, ni trop bas, c'est le souverain stylo, Ce fut cfldi d'Homcrc et celui rlc Yirg-ile.

On peut voir dans le beau travail de M. Marty- Laveaux sur la Langue de La Fontaine, avec quelle liberté le poète a puisé de tous cotés pour enrichir son vocabulaire. Il est si plein des vieux poètes qu'il connaît, si fortement pénétré de leur langage, que, par eux, il remonte plus loin qu'eux. On est stupé- fait de retrouver dans Marie de France, dans les Ysopet, dans d'autres qu'il ne put connaître, sur les mêmes sujets, des tournures presque similaires, des traits presque semblables, des expressions presque identiques, tant la façon de sentir et de dire est la même. Comme la plupart des locutions proverbiales et^ des termes vieillis qu'il a repris ainsi et glissés subrepticement dans la trame facile de ses phrases ^^'^^J'^^^tï'^s ^^ns la langue courante, on ne se rend pas toujours compte, aujourd'hui, des services inap- préciables qu'il nous a rendus. Mais que l'on com- pare, seulement, la richesse de son vocabulaire, et la variété de ses tours de phrases, avec l'étonnante pau- vreté de termes et la monotonie d'allures auxquelles se condamnait le purisme environnant, on reconnaîtra vite qu'après Ronsard et avant Victor Hugo, c'est b^ seul de nos i)oèles qui ait travaillé efficacement

19i LA FONT AI Mi.

au développement normal de la langue nationale. C'est donc sur un fonds tout français, restant français, que se développa, chez lui, la culture clas- sique. Il aima les Latins, les Italiens, les Grecs surtout travers des traductions?), avec la ten- dresse de Racine et de Fénelon, comme il aimait ses chers Gaulois. On s'en aperçoit sans peine, aux j^ balancements harmoniques de sa phrase en prpse^ t'H . ''lux élégances judicieuses de ses épithèteSj._aiix ^ allures à la fois familières et nobles de ses vers,

dans lesquels se succèdent et s'entremêlent, avec une facilité unique, la belle simplicité homérique, la grâce virgiliennc. les molles douceurs d'Ovide, la ^vivacité nette et colorée d'Horace. Sa supériorité fut /^ ' i,'de s'inspirer partout, sans s'emprisonner nulle part. C'est de mille éléments ramassés, sans parti pris, de tous côtés, lentement et naturellement amalgamés dans la gestation d'une longue rêverie, que s'est formé, à la fin. ce style incomparable, d'une ductilité insaisissable, d'une clarté presque diaphane, d'une / sonorité fine et douce, le style des Fables. L'effort inutile qu'ont fait tant d'ingénieux écrivains pour l'imiter et pour se l'approprier suffirait à prouver sa complexité et son originalité. Cependant, en apparence, quoi de plus simple, quoi de plus cou- lant que cette phrase, tantôt resserrée, tantôt large, qui, tour à tour, sautille et s'arrête, bondit et s'étale avec d'exquis murmures ou d'amples bruissements, poursuivant son libre cours à travers les apartés, les digressions, les rêveries, les sous-entendus, sans

Li: STYI.K. h<5

se perdre ni s'égarer, vers un l)iit hien défini? On dirait la parole même, la parole infiniment nuancée d'un causeur exquis qui se déroule avec toutes les inflexions et les caresses de la voix. La qualité la 2 plus frappante de ce style (qualité de conversation), \> il c'est son mouvement, un mouvement aisé et joyeux, qui prend, sans effort, toutes les allures, emboîte toujours le pas, agile ou pesant, des personnages, accompagne ou précède le mouvement même de l'imagination et de la pensée avec une sùrelé et un tact impeccables.

Le poète n'était [)as arrivé sans peine à cette per- fection : il ne s'y maintenait pas toujours. Il lui fal- lait, pour cela, le loisir et l'envie. Un de ses brouil- lons, celui du Renard et du Hérisson, ne contient que deux vers de la rédaction postérieure. Il se con- tentait difficilement, et ne se contentait probablement jamais. Dès qu'il écrivait vite ou sur commande, il accumulait les incorrections et les banalités avec un laisser-aller inimaginable. Il faut d'ailleurs se garder de confondre les négligences auxquelles il s'aban- donnait en pareil cas, avec les libertés volontaires dont il usa de tout temps, vis-à-vis de la prosodie, du dictionnaire, de la grammaire. Il professait, à l'égard des règles promulguées, les mêmes sentiments que son arrière-pelit-fils Alfred de Musset, un respect ironique et peu de soumission, croyant que la seule règle est de charmer. Rimes insuffisantes, rimes pour l'oreille ou pour l'œil, simples assonances, éli- sions oubliées, contractions arbitraires, mots forégs

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et composés, fautes de syntaxe et d'orthographe, on pourrait faire un gros recueil de tous les exemples scandaleux que donne La Fontaine aux apprentis rimeurs. Il va sans dire qu'il use de l'enjambement autant que le cœur lui en dit, et qu'il promène par- tout la césure avec une désinvolture sans remords. Mais personne n'a jamais songé à lui en vouloir, tant il exécute avec art tous ses tours de passe-passe!

Quel artiste, en effet I Artiste de rythme, artiste de mots. Ses rythmes, il est vrai, sont peu variés. Les strophes régulières, quelles qu'elles soient, l'épouvantent comme des carcans il serait vite à la gêne. Il ne possède point, d'ailleui's, les vertus musicales qui ont inspiré à nos grands virtuoses lyriques. Ronsard et Victor Hugo, tant de combinai- sons nouvelles et puissantes; il n'a aucun besoin des sonorités retentissantes, ni dans la rime, ni dans le mot, ni dans la cadence. C'est seulement dans le rythme indépendant, dans le déroulement infini des grands ou des petits vers égaux à rimes plates ou croisées, dans le mélange surtout, dans le mélange capricieux et arbitraire, des vers de taille diverse, surtout de l'alexandrin et de l'octosyllabe, qu'il se sent lui-même et qu'il excelle, parce qu'il n'a là, pour surveillants, que sa rêverie et que son goût. Le vers iibre, voilà vraiment son instrument spécial, son instrument réservé, qu'on avait mal manié avant lui, qu'on n'a pu toucher après lui, sans devenir, du coup, son plagiaire ; il en tire les effets les plus divers et les plus imprévus, tantôt par l'accumulation des

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rinjes, laiit('tt par leur dispersion, tantôt par renchaî- nement prolongé des tirades, tantôt par les brisures successives et précipitées des vers, tantôt par la monotonie majestueuse des mesures égales, tanlùt par les brusques sursauts du rythme interrompu. C'est toute la liberté de la prose, avec le charme insinuant d'une harmonie continue, et d'une cadence f j doucement changeante, suffisamment marquée par W des accords discrets de rimes légères, avec des temps de pose sur les vers graves et expressifs. / Quant à son vers lui-même, alexandrin ou octo- syllabe, c'est la souplesse môme, et ce serait une besogne interminable et puérile d'énumérer les mille manières dont il le coupe et l'accentue, suivant les cas. A la différence de presque tous les poètes, même les plus grands, qui professent, quand ils ne l'affectent pas, une prédilection décidée, souvent exclusive, pour une certaine cadence à laquelle une oreille exercée les reconnaît toujours, sa particula- *— ' rite c'est de n'avoir pas de cadence uniforme et de prendre successivement, on pourrait dire à la fois (tant le passage est rapide), les tons les plus difle- ^rents. Parcourez deux pages quelconques, et vous les entendrez, tour à tour, ces vers agiles et changeants, donner toutes leurs voix. Us s'étendent et se j)ro- longent en retentissant comme la trompette é|Hque :

Le nit^lheuroux lion se déchiro lui-iiiônu'. l'ait résoiitii'v sa f[ucue à reiilour d«! ses flancs I/inseele du combat se retire avec gloire : Comme il sonna la charg-o, il sonne la victoire.

l'JS LA lOMAINli.

Ils sautillent et chantonnent, avec une allégresse comique!

Un ùnier, son sceptre à la main, Menoit, en empereur romain, Deux coursiers à longues oreilles.

Ils coulent et murmurent , avec une douceur d'églogue :

Le long- d'un clair ruisseau buvait une colombe.

Ils s'élancent et déploient leur vol avec l'ampleur de l'ode :

Quant aux volontés souveraines De celui qui fait tout et rien qu'avec dessein, Qui le sait que lui seul? Comment lire en sou sein? Aurait-il imprimé sur le front des étoiles Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles .'

Ils rêvent et se plaignent avec la résignation élé- giaque :

Sur les ailes du temps la tristesse s envole.

Et c'est ainsi partout! Ne croirait-on pas entendre tour à tour Marot, Régnier, Molière, Chénier, Ron- sard, Hugo, Lamartine, Musset, tant le merveilleux virtuose s'est ingénieusement assimilé tout l'art de ses prédécesseurs, tant il a hardiment pressenti et préparé celui de ses successeurs?

CHAPITRK YI

L'INFLUENCE

Quand un génie, aussi conforme que celui de La Fontaine à toutes les traditions de la race et du ter- roir, se révèle et apparaît dans une nation, il est impossible qu'il n'y exerce pas une action puissante et continue. Peu importe que ce génie soit méconnu ou peu compris par les préjugés courants et la cri- tique du jour, il pénétrera d'autant plus profondément l'àme commune, qu'il l'envahit par le charme cl non par le raisonnement. Comme il n'est pas de Français qui ne retrouve en La Fontaine quelques-unes des qualités qu'il estime et croit siennes, quelques-uns aussi des défauts dont il se sait atteint et souvent se fait gloire, l'esprit sociable et le désintéressement, l'attendrissement facile et l'inaltérable bonne humeur, le goût des galanteries sans trouble et des plaisirs sans excès, la raillerie sans méchanceté, la satire sans venin, de l'indulgence et de la diversité, avec

liOU LA lONTAlNIi.

du bon sens pratique et un sincère amour de la vérité et de la justice, il n'est pas de Français qui ne le comprenne et qui ne l'aime. Sympathie instinctive, chez la plupart, mais qui peut être raisonnée; car, si le conteur ne nous représente pas toujours par les plus nobles côtés de notre tempérament ou de notre caractère, comme l'ont pu faire avant et après des poêles de plus haut vol, il nous représente par nos traits les plus généraux, les plus aimables, les moins discutables, et il ne donne prise, en aucune façon, à ces reproches que les étrangers adressent, le plus souvent par habitude, quelquefois avec raison, à la littérature et à la nation. Certains vices intermittents de notre esprit et de notre littérature, la vanité babillarde, les fanfaronnades tapageuses, les précio- sités fades, l'érudition pédantesque, la rhétorique scolaire, la banalité sonore, l'ironie malveillante, l'affectation sceptique, lui sont absolument inconnus. Il est si absolument et si foncièrement français, par ses tournures de pensée et ses formes de lan- gage, qu'il ne peut guère sortir de chez nous. Beau- coup d'étrangers, sans doute, dès le xviii^ siècle, l'ont traduit comme ils traduisaient tous les écrivains du grand siècle, mais il ne semble pas qu'en dehors de ses séductions de narrateur, ils aient, la plupart, saisi ce charme subtil et nuancé qui lient, chez lui, plus que chez tout autre, à la qualité et à l'enchâs- sement du mot. Sa gaîté surtout, cette gaîté latente et intime, dont le fin sourire n'éclate jamais en gros rire, qui se prête, sans effort, à toutes les émotions

L INFLUKNCi:. -Jol

modérées des sentiments tendres et des observations sagaces, mais qui glisse et murmure toujours, comme une source alerte et intarissable, sous la frondaison légère de ses caprices poétiques, échappe à beau- couj) d'entre eux; elle inquiète et scandalise les moralistes rogues et les graves sermonnaires. « Les Français, dit Lessing, estimant trop la gaîté, l'ont applaudi, sur la parole de Quintilien, qui recom- mande la grâce et l'agrément, vencrc et gralia, ce qui ne signifie pas la gaîté. Aussi La Fontaine a fait de la fable un jouet d'enfant, qui n'a plus cette pré- cision ingénieuse des anciens. » X'en déplaise au trop savant allemand, ce n'est point par respect pour Quintilien, dont ils ignorent, })resque tous, le nom autant que les œuvres, que, depuis plus de deux siècles, tous les Français, instituteurs et écoliers, parents et enfants, savent par cœur et redisent les fables. Xe lui en déplaise encore, et s'il tient à Quintilien, dont le bonhomme se couvrait, par mala- dresse ou ironie, vis-à-vis des Lessing contempo- rains, où trouve-t-il un poète ayant mieux usé vencre et <;Tatia, de la beauté et de la grâce, un poète plus attique? N'appelons pas gaîté, si l'on veut, cette beauté et cette grâce, que posséda au plus haut point le fabuliste, mais constatons qu'il s'y ajoute quelque chose encore, une continuité d'amabilité bienveillante et affable qui ne laisse regretter ni la précision, ni l'ingéniosité des Anciens, puisque ces deux qualités sont encore les siennes, et qui enlève au vieil apologue ce qui lui pouvait rester

202 LA FONTAIMi.

de sécheresse démonstrative pour l'envelopper d'une séduction autrement pénétrante et suggestive. Si l'influence de La Fontaine n'est guère visible en dehors de nos frontières, en revanche, chez nous, dans le domaine moral comme dans le domaine litté- raire, c'est une des influences les plus persistantes et les plus profondes qu'ait jamais exercée un litté- rateur, bien que ce soit une de celles dont on parle le moins. Comme nous la subissons presque en nais- sant, en apprenant à lire, quelquefois même avant, nous n'y attachons point d'importance, n'en ayant point constaté, en âge de raison, l'arrivée et les déve- loppements, ainsi que nous faisons pour d'autres. C'est presque dans le berceau que ses adages répétés par nos grands-parents et ses récits répétés par nos mères viennent concourir à la formation de nos con- sciences et de nos âmes. On j)eut donc regretter que la morale des Fables, notre vrai, notre unique caté- chisme laïque, jusqu'à présent, ne s'élève pas plus souvent et avec de plus de décision au-dessus d'un enseignement pratique et de bon sens fondé sur une expérience courante, et ne s'adresse que si peu aux grandes énergies et aux nobles aspirations de l'âme. On doit reconnaître, néanmoins, que, pour la moyenne des intelligences, ces récits amusants et instructifs leur offrent, sous une forme attrayante, une somme énorme d'impressions délicates, de senti- ments justes, d'observations exactes, de réflexions utiles, d'émotions poétiques, qu'elles acceptent sans résistance, dont elles restent pénétrées, et qui n'en-

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treraienl point chez elles par 1 inleniiédiaire tle créa- lions littéraires plus hautes et plus nobles, mais d'un abord plus austère et qu'on lit rarement.

L'influence des Fables n'est donc ni mauvaise, ni pernicieuse, comme l'ont déclaré, avec quelque hau- teur méprisante, Jean-Jacques et Lamartine, qui, d'ailleurs, s'en étaient nourris, non sans profit, mais n'aimaient point à s'en souvenir. Nous avons vu, par l'analyse de la morale qu'elles contiennent, que la lecture et l'étude en sont utiles à ceux qui ne savent point, consolantes pour ceux qui savent, agréables et fructueuses pour tous. Sans doute, il est fâcheux qu'il n'ait point passé, quelquefois, dans l'àme vaga- bonde et distraite du fabuliste, le grand souffle de poésie noble et vigoureuse qui soulevait l'àme de Corneille ! C'est ailleurs, c'est surtout dans les pro- sateurs, qu'il faut chercher, autour de lui, le senti- ment des hautes vertus de notre race, la générosité chevaleresque, le dévouement au devoir, la convic- tion morale, l'amour patriotique, et une excitation sérieuse à les pratiquer. Néanmoins, il serait injuste de méconnaître que, par les maximes populaires qu'il a répandues sur l'égalité des hommes, sur l'in- justice des grands, sur la vanité des grandeurs, sur la puissance des humbles, sur les joies de l'indépen- dance, sur la solidarité des misérables, sur les plai- sirs de la nature, il a exercé, sur le mouvement des esprits au xviif siècle, une action latente et peu bruyante, mais continue et profonde. Fénelon est le premier qui relève de lui. ^'()ltaire lui tient par

204 LA rO.NTAlNL.

bien des liens. Diderot. Jean-Jacques, Bernardin de Saint-Pierre en procèdent plus qu'ils ne s'en doutent. Si son influence a été vraiment fâcheuse, par quelque côté, c'est parce qu'il fut, en môme temps que l'auteur des Fables, l'auteur des Contes. Xon pas que les Contes, d'un accès moins facile, d'une langue incomplète, moins géniale et moins naturelle, compromettent beaucoup, dans la grande masse qui ne les lit guère, l'action soutenue et pro- fonde des Fables, mais parce que l'exemple, donné de si haut, d'une virtuosité qui se prête, sans scru- pules, à toutes les besognes, n'a cessé d'encourager, dans notre monde littéraire, souvent chez les mieux doués, la pratique simultanée de la poésie pure et de la poésie ordurière.

Quant aux bienfaits littéraires dont nous sommes redevables à La Fontaine, depuis deux siècles, nous j)Ouvons à peine les compter. Il va sans dire que les imitations de ses Fables ou de ses Con/cs, si habile- ment qu'on les ait pu faire, ne comptent pour rien dans notre admiration; personne ne fut et ne resta aussi inimitable. Les services qu'il nous a rendus sont d'un ordre supérieur et valent mieux que l'in- vention ou le perfectionnement d'un genre. Le pre- mier fut celui de s'en tenir obstinément et naïvement à la tradition nationale, pour la liberté de penser et la liberté de langage, de reprendre, sans affectation et sans fracas, l'œuvre du Moyen Age et celle de la Renaissance, si brutalement interrompue par Mal- herbe, avec la culture savante et le goût affiné d'un

I i.M lui:nce. 205

liomièle lioinmo du xvii^ sirrle; le second, celui de prouver, par une série de courts chefs-d'œuvre, en dehors des règles établies, que la vraie poésie ne tenait ni à l'importance, ni à la nature des sujets choisis, mais à la qualité même de l'interprétation personnelle; le troisième, celui de montrer, vis-à-vis de la littérature rhétoricienne et éloquente, la valeur supérieure de la composition condensée et restreinte, du langage nettement imagé, sobre, discret, s'en tenant au n<''cessaire, du mot juste et précis, quelle que fût son origine, plébéienne ou noble, pourvu qu'il fut vivant, du mot propre, déjà menacé et bientôt banni, pour un siècle, par la triste péri- phrase; le quatrième et le plus grand, celui de faire rentrer, dans notre poésie, d'une façon définitive, comme Molière l'avait rendu au théâtre, le goût du naturel et le sens de la simplicité.

C'est grâce à toutes ces qualités que le nom de La Fontaine, presque seul, a toujours été respecté, dans nos crises littéraires ou sociales, même par les plus ardents novateurs. Les écrivains du xviii^ siè- cle y trouvèrent, avec certains pressentiments humanitaires, un modèle toujours utile de clarté, de vivacité, de sincérité; ils n'eurent qu'à emman- cher plus fortement et qu'à décocher plus rudement beaucoup des traits trop finement aiguisés, dont ils s'approvisionnaient chez lui. Lorsque commencèrent à s'accumuler les symptômes qui annonçaient une véritable révolution littéraire, on n'oublia point que c'était par La Fontaine, par lui presque seul, fjiic

l'or; LA FONTAINE.

l'amoui- de la nature extérieure, le goût de la des- cription pittoresque, le charme de la création objective, l'observation libre et générale de la réalité, le sentiment de la vie, à tous ses degrés, chez tous les êtres, ne s'étaient point perdus, au xv!!*^ siècle, sous le majestueux étouffement de la littérature officielle et savante. Pour les premiers romantiques, ce fut le pont, jeté à travers la séche- resse académique, qui les mettait en communica- tion avec la poésie trouble et désordonnée, mais abondante et généreuse du temps de Louis XIII, Henri IV et des Valois, et aussi avec la poésie, plus inégale encore, mais franche, hardie, loyale, savou- reuse, de la vieille France et de la vieille Gaule. Pour d'autres, comme pour André Ghénier, par exemple, ce fut, surtout, le sentier charmant qui les ramena, tout doucement, en passant par Ronsard, vers l'im- mortelle Antiquité :

Je puiserai pour vous chez les vieux écrivains. Ecoutez seulement leurs préceptes divins! Soyez-leur attentifs, même aux choses légères; Rien chez eux n'est léger.

Ce serait une curieuse étude de constater ce que (Ghénier doit à La Fontaine. En poussant, de tous côtés, l'analyse, on verrait aussi qu'un bien petit nombre, parmi les poètes romantiques, ne sont pas de temps à autre ses obligés, Lamartine d'abord, Victor Hugo lui-même, mais surtout Alfred de Musset. Quant à ce dernier, avec sa sincérité accoutumée, il ne dissimule pas sa gratitude, et l'influence du

I. IM LLIINCK. 207

conteur et du fabuliste, déjà visible dans ses œuvres de jeunesse, devient unique et presque oppressive dans ses dernières. Béranger lui doit ce qu'il peut avoir de naturel et de vif. De notre temps on trouve- rait sa marque constante et visible dans tous ceux des poètes qui demeurent dans la tradition nationale, dans ceux qui conservent le goût de la composition expressive et concentrée, du sentiment naturel et sain, l'amour de la pensée nette, de l'expression claire, du langage simple, pittoresque, vivant. Ce n'est point faire injure, sans doute, à Sully Prud- homme, Alphonse Daudet, André Theuriet, François Goppée, André Lemoyne, Paul Arèno, et bien d'autres, de leur dire qu'ils sont, eux aussi, les petits-fils de La Fontaine, tant ils sont imprégnés de son esprit de sincérité, de clarté, de bienveil- lance, de grâce ou d'enjouement, tant ils sont, comme lui, franchement et simplement français. Le temps n'est pas éloigné peut-être par lassitude des sonorités creuses, des tensions emphatiques, des galimatias subtils, de plus jeunes poètes demande- ront de nouveau quelques conseils de bon sens ou de génie au bonhomme. 11 ne les leur refusera pas, toujours souriant et toujours accueillant, et sans rancune pour ses détracteurs. N'est-ce pas, hélas! Lamartine qui a dit que La Fontaine était un « pré- jugé français »? 11 v a des chances |)our que le pré- jugé dure autant que la nation.

FIN

TABLE DES MATIERES

PREMIERE PARTIE LHOMME

Chapitre I. La jeunesse de La Fontaine (1621-1657). .")

II. La Fontaine et Fouquet (1657-1663) 32

III. L'âge mûr (1663-1687) 63

IV. L'Académie. La conversion (1683-1695). ÎI6

DEUXIÈME PARTIE

L'ÉCRIVAIN

CiiAi'iTKE I. L'œuvre 113

II. L'imagination 153

m. La sensibilité 166

^ IV. La pensée 173

-^ V. Le style 188

VI. - L'influence 19^.»

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La Bibliothèque Université d'Ottawa Echéance

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