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SUITIE DES

HISTORIETTES D UN ER\:TE,

PAR LE CH?» A**\

2^ ÉDITION,

Ornce de six Gravures.

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PARIS,

CADEAU , libraire, quai des Augustins . . LOCARD-DAYI, libraire, rue de la Hucliette, 29. i premier.

1837.

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JOLIE FERME

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MV"" ©ucnarîr, 15"" k MUxét.

SUIVIE DES

HISTORIETTES DTN ERMITE,

PAR LE GH?« A**\

2'' ÉDITION,

Ornée de six Gravures.

PARIS,

CADEAU , libraire , quai des Aujjustins , 25. LOGARD-DAYI, libraire, rue de la Huchette, 29, au premier,

1837.

DÉDIÉE

A MON ARRIÈRE-PETITE-FILLE5

MADEMOISELLE

LOUISE DE M

*#

Tu ne fais, ma chère petîte-fille, que d'entrer dans la carrière de la •vie 5 et moî je touche à sa fin ^ que je vois approcher avec calme^ comme le soir d^mi beau jour. Cependant j'éprouve une grande satisfaction à te dédier ce petit livre ^ doux fruit de mes veilles ^ dans une langue que^ quoique bien jeune^ tu parles avec autant de facilité que celle de

6 DÉDICACE.

ton père. Vos livres sont utiles à nos enfans : ils y puisent ces excel- lens préceptes de morale^ mis à la portée de leur âge^ et rendus plus ëvîdens par les exemples qui ser- vent à les développer. Puisse ce- Ini-ci^ en paraissant avec ton nom, Tétre aux enfans Anglais! c^est le vœu le plus ardent de mon cœur; et qu^après pin sieurs ^ générations , on dise : Une Française écrivit ces pages intéressantes pour Tinstruc- tion et Tamusement de miss M"^"^^^ qui 5 avant six ans^ était en état de les lire; et ton- exemple encoura- gera tes jeunes compatriotes à ap- prendre le français, comme vos jo-

DÉDICACE. 7

lis ouvrages, pour réducatîon, font désirer à nos enfans de savoir l'an- glais. C'est donc à toi que je re- commande le succès de cette faible production^ qui n'a d'autre mérite que d'être un témoignage sincère de ma tendresse pour toi.

Mais cette recommandation me j:)araît inutile^ si je juge ton cœur d'après le mien ; d'ailleurs^ tu m'as donné des preuves non écjuivoques de tes sentimens : c'est une conso- lation^ dans mes derniers jours /de pouvoir encore exciter l'intérêt de ceux que l'on aime!

J'aurais pu faire ma dédicace un peu plus longue ; je ne l'ai pas

8

DEDICACE.

voulu j parce que je sais qu'une éloquence verbeuse est rarement FeKpression du sentiment.

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I.A VERTU RÉCOMPENSIÊE

^

Il est pour les Etats , comme pour les individus ^ des époques mémorables, soit en bien, soit en mal, qui changent la constitution des uns et des autres : tel fut en France le temps dont on garde la mé- moire sous le nom du système (i). Ce

(i) Opération de banque qui donna une va- leur fictive à un papier qui s'éleva tellement au- dessus de sa valeur réelle, qu'avec fort peu d'argent qu'il avait coûté, on achetait des mai- sons, des terres, des bijoux, des diamans. On remboursa des sommes considérables , et îl se trouva que ceux qui avaient, n'eurent plus rien, et ceux qui n'avaient pas, accumulèrent des ri- chesses immenses.

10 I^A JOLIE FERME.

temps suivit immédiatement celui du grand siècle. Louis XV monta sur le trône a Tàge de cinq ans : ce fut sous la régence de M, le duc d'Orléans, neveu de Louis XIV, que Ton vit s'élever tout-à-*coup , par le système, des fortunes colossales , et s'a- néantir une grande partie de celles qui avaient brillé jusqu'à cette. époque.

M. le comte de Régeville, maréchal- de-camp, cordon rouge, possédait la beltel terre de- Saint-Lô , entre Rouen et le Havre. Il avait quitté le service, et s'était relire, ainsi que sa femme, belle et ver- tueuse, dans son château, avec la ferme résolution d'y fixer leur séjour, et d'y éle- ver les enfans que le Ciel leur avait don- nés , pour les préserver ainsi de la corrup- tion du siècle, qui alors était grande. Ma- dame de Régeville avait donné à son époux quatre enfans, deux fils et deux filles. Mé- lanie était l'aînée; elle venait d'avoir treize ans quand M. et madame de Régeville quittèrent Paris pour se retirer à Saint-Lô:

LA JOLIE FERME. 1 1

son frère Edouard en avait douze; Charles, leur second fils , onze; etSophre, la der- nière de tous 5 n'en avait pas encore sept accomplis.

Avant de quitter la capitale , M. de Ré- geville obtint d'un digne ecclésiastique , noixinié M. Raîet, savant modeste, et dont les mœurs étalent aussi pures que douces, de ne point abandonner ses élèves , dont , conjointement avec leur père , il avait commencé l'éducation ; ce dijjne institu- teur y consentit avec joie, ayant le plus grand attachement pour toute la famille. Madame de Régeville ne voulut être se-^ condée auprès de ses filles que dans des soins subalternes; elle connaissait le dan- ger de s'en rapporter à une autre pour former le cœur et l'esprit de jeunes per- sonnes 5 qui ne doivent rien aimer à l'égal de leur mère^ et surtout n'accorder leur confiance qu'à celle qui a un si grand in- térêt à leur bonheur et à leur bonne con- duite. Elle se contenta donc d'amener

12 tA JOLIE FERME.

avec elle des femmes de chambre, ver- tueuses et intelligenles.

Lie comle avait eu le bon esprit de ne donner dans aucunes spéculations , et le bonheur qu'on ne lui fitpoiiit de rembour- sement en papier ; de sorte que sa fortune était restée intacte : il n'avait pas même, comme tous les habitans de Paris , perdu son argent comptant (i). Ayant depuié plusieurs années le projet de se retirer à Saint-Lô , il y avait fait successivement passer ses économies , avec ordre de s'en servir pour acheter ' des jumens et un superbe cheval arabe , afin de former un karas (^^). Ainsi, lorsqu'il partit le pre-

(i) Au moment du système j il fut défendu d^avoir plus de 3oo livres en espèces chez soi, sous peine de confiscation. On était obligé de porter son or ou son argent à la banque, qui vous donnait des papiers que l'on discrédilait ensuile,

(a) Lieu l'on élève des chevaux : ceux de Normandie sont les plus estimés.

LA JOLIE ferme; i3

inier mai 1721 , il avait quatre-vingt-dix mille livres de rentes, et pour plus de troîs cent mille francs de bestiaux, de grains, cVéquipages , d'argenterie, de meubles, de linge, de dentelles, de diamans, de bijoux, qui alors passaient d'une géné- ration à l'autre ; de sorte, qu'à l'exception de la table , Us auraient pu être plusieurs années sans rien dépenser.

Saint-Lô rapportait cinquante mille li- vres, et devait revenir en entier à Edouard, suivant la coutume de Normandie (1).; les autres quarante mille livres étaient eu biens, que l'on nommait alors entigLure: tels que maisons de ville, rentes et terres non seigneuriales , qui pouvaient être par- tagées également entre les enfans; tandis que les fiefs (2) n'étaient pas susceptibles

(1) Loi qui gouvernait spécialement cetteprb- Tince.

(2) Terre qui ne payait point la taille , donnaîî exclusireuient le droit de chasse sur loules les

l4 l'A JOLIE FERME.

detre parlagés, et appartenaient à l'aînée Je n'entrerai point ici dans la question des. avantages et des inconvëniens de la con- servationdes grandes propriétés qui n'inté- resseraient guère nos jeunes lecteurs; mais si alors des intérêts politiques voulaient que les aînés fussent seuls grands proprié- taires, la justice et la tendresse paternelle devaient désirer procurer aux cadets un dédommagement. C'est ce dont s'étaient déjà occupés M. et madame de Régeville, ayant borné leur dépense au seul revenu de Saint-Lô , et placé , depuis la naissance d'Edouard, tout l'excédant de leur revenu pour en faire un patrimoine à sa sœur , et à ceux des autres enfans qui pouvaient naître par la suite. Ainsi les filles de ce vertueux couple ne seraient pas forcées d'ensevelir leurs vertus et leurs charmes dans un cloître , ou de languir dans une

terres qui en relcTaîent, er qui allouait au pos- sesseur du fief des redevances.

LA JOLIE FERME. l5

»

triste médiocrité. Leurs dois de Soo^ooo écus seront comptées d'avance; Charles ne sera ni tonsuré , ni chevalier de Malte , si tel n'est pas son goût : il prendra le parti des armes ou de la robe ; et sûr d'avoir vingt- cinq mille livres de rentes , il vivra honorablement 5 et pourra même épouser

une héritière. Ce n'était pas le seul avan-

»

tage que M. et madame de Régeville trou- vaient dans ce système; avec 5o,ooo liv., surtout dans ce temps, et vivant dans ses terres ;, un seigneur pouvait avoir une mai- son très opulenle: tout ce qu'on dépense au-dessus n'est qu'un excessif superflu qui, n'ayant plus d'autres bornes que la fan- taisie, finit par ruiner les fortunes les mieux établies , accoutume les enfans a ne pas connaître le prix de l'argent qu^ils voient dissiper sans mesure 3 et lorsqu'ils sont appelés même au partage égal de^ la succession , s'ils sont nombreux , la portion qui leur revient, en sùpjjosant même que leurs parens ne se soient pas dérangés , lia

l6 liA JOLIE FERMÉ.

leur offre qu'une fortune médiocre ^ en comparaison de celle dont ils jouissaient chez leurs père et mère.

M. et madame de Régcville n'avaient point cet inconvénient à redouter^ et en se conformant à la loi de ces temps, qui desti-- nait Edouard à être comte de Saint-Lô,ils: pouvaient se dire : Nos autres enfans au- ront aussi une existeiice indépendante et heureuse , et prenant modèle sur l'ordre ï qui régnait dans leurs maisons, ils ne se regarderont que comme les économes de leurs biens, qu'ils sauront, sans avarice^ améliorer et augmenter : ce que l'on ne connaît plus de nos jours, l'on voit ra- rement des fortunes énormes passer à la troisième génération.

Telle était la famille dont j'ai connu , dans ma jeunesse , d'anciens amis. Un d'eux s'était plu à recueillir les traits les plus intéressans de ceux qui la compo- saient ; sa mémoire lui retraçant jusqu'aux expressions naïves des enfans qu'il avait

LA jrOLlE FERME. I7

VU élever sous ses yeux ^ il en avait fait de petites scènes dramatiques, qu'il me com- muniqua. Je lui demandai la permission .d'en copier quelques-unes, celle de Tarri- vée des enfans au château de Saint-Lô , puis une autre qu'il avait intilulée ta Jolie Ferme. De longues années me firent ou- blier ce petit manuscrit. Cherchant, il y a quelque temps , à ôter de mes papiers 'Çe grand nombre de feuilles sans intérêt, qui se glissent presque malgré nous au Hiilieu des choses qui nous sont précieuses, j'allais en condanmer un grand nombre au feu, quand je remarquai ces pages dont le papier jauni par le temps, et l'encre a demi effacée, me frappèrent, parce qu'ils paraissaient contenir des dialogues que les enfans aiment assez. J'y jetai un coup d'œil^ et je me rappelai qu'ils m'avaient intéressé autrefois. Je les relus, et je vis <|u'avec quelques corrections , je pouvais les offrir à celle portion de la société, qui en est l'espérance , quand elle est élevée

l8 I.A JOLIE FERME.

dans Tamour de la vertu. Je crois que ces pages doivent en inspirer le goûi a mes jeunes lecteurs. Puissé-je en même temps les amuser î ce qui devient de jour en jour plus difficile.

PREMIER ENTRETIEN.

Mélanie. Enfin, nous voilà à Sàirit-

Lô; il y a long-temps que je le souhai-

, tais. Je n'entendais jamais parler de c^të

habitation, sans avoir le plus vif désir d'y

ifësider.

Edouard. -— On a beau dire : ces allées- èi sont plus belles que les Tuileries; vois donc, îiià^ sœur, on ne petit distin|fber1|tfî vient au bout ; et puis ces jolis arbris- seaux qui sont au pied des grands ai^ res : . ^ ^

Mélanie. Je les admirais : on dirait nne jeu^e famille croissant sous la protec- tion de leurs patens.

Edouard. Oui, en voilà qui, comme

LA. JOLIE FEUME.' I9

loijs'élancentdéjaau-dessusck leurs frères. Me voilà, moi, croissant près de toi, n'ayant pas encore égalé ta taille, mais destiné un jour à te surpasser; car celui qui te ressem- ble n'est qu'un jeune charme , et mon image est un chêne.

Mêlante. Tiens, mon frère, marquons- les tous deux, et demandons à papa que le jardinier les environne avec des piquets, et •dans huit ou dix ans nous verrons ce qu'ils .Reviendront.

Edouard. Tu as raison ; mais il faut di choisir deux aussi , un pour Charles, ^t l'autre pour ma petite Sophie.

&y^lM^\ïfT I^i^" ^^ ^ip??- Tiens, ce- îui-ci e^t, je crois, un filleul; ce sera l'ar- bre de notre Sophie : son feuillage estbeau> Sj^ fleurs salutaires, et ji vit long-temp$^ j'ai lu tout cela dans les Jeunes Vàyé^ geurs (i).

iiiV' y ^^,1

(i) Les Jeunes Voyageurs^ o\\ les Petits Bota- nUlesyàw même âîïteur. '

20 LA JOLIE ferme;

Edouard. Ce jeune ormeau sera Tar- Lre de Charles. La beauté de son port , Futililé de son bois , qui s^emploie au charronage^ doit, ainsi que me l'a dit papa, le faire regarder , après le chêne , comme le plus précieux des arbres des forets.

Ce choix fait par les aînés, ils les firent voir à Sophie et à Charles , qui en furent très contens. Les enfans allèrent chercher leur père, pour qu'il donnât ordre au jar- dinier d'entourer les quatre jeune| jivbres d'une palissade. .

M. de Régeville, réveillé de bonne heure- par l'empressement qu'U,%y^itdi3 parcou- rir ses belles possessions, était au moment de sortir du parc, lorsque. ^jçs quatre en- fans qui s'étaient réunis depuis six heures du malin, coururent après leur père pour lui montrer les arbres qu'ils avaient clioi- sis.

Mêlante. Tenez, papa, voilà nos arbres. Voulez- vous nous permettre de

LA JOLIE FERME. 21

les faire enlourer, pour qu'on ne les arrâ- che pas? ^

Le Comte. Je vous les donne avec plaisir; mais pour que vous puissiez eu jouir, il ne faut pas les laisser ils sont; ils n'auraient pas assez d'air; le voisinage des grands est quelquefois nuisible : ces arbres à liaule lige protègent, il est vrai,' des intempéries ces rejetons, mais aussi ils les empêchent de croître; l'asservissement nuit toujours au développement des qua- lités éminentes ; mais on remédiera à cet inconvénient. Pour les arbres que vous prenez sous votre protection, on les trans- plantera ; mais voyons un peu ce qui, a di- rigé votre choix.

Jjes enfans répétèrent a leur père les raisons qu'ils avaient eues d'adopter ceux* plutôt que d'autres. M. de Régeville les | approuva : mais, Edouard, n'y a-t-il pas^^ un peu d'orgueil dans le choix du chêne? c'est le roi delà forêt, celui qui e^t 4esUné« auxusagesles plus honorables; c'eslavecle

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22 LA JOLIE FERME.

chêne que Ton constmit les vaisseaux, ainsi ^que toutes nos charpentes, les boiseries les plus solides; les meubles qui durent le plus, sont en chêne. Avec quelle majesté il s'élève dans les terrains qui lui sont pro- pres! c'est-à-dire qui ont beaucoup de pro- fondeur en terre véj^élale ( i ) ; car le chêne perce perpendiculairement la terre : c'est pourquoi on ne peut le transplanter que fort jeune. Quand il atteint le tuf, il îaa^ guit et devient rabougri.

Edouard. Le mien ne le sera pa^ , $i on le transplante. J'aurai grand soin de lui choisir une excellente terre. N^ puîs-je pas le dire tout de suite au jarcîi^^ nier ? .

Le Comte. Tu ferais mourir ce i

'r^ ni

'f 'tib.

(i) Celle formée par la dissolution des végé-^ taux qui croissent, meurent et restent sur le sof, s*élève successivement, elle seule est produc- tive; la lerre franche, autrénient dit le tuf, est entièrement stérile.

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Lr4 lOLlE FELMB. ^5

arbre si ta le tran>pIanUis dans ce moment; ii &i)t altecdre Taulomne.

' MÊttortîr, Pourquoi donc , papa ? J^aorais cru , au coDtraire , que le pria- temf vn meilleur : la nature a plus

de force.

Le Comif. Cela est vrai ; mais elle n'aime pas à être conlrariëe dans cet ins- tant ; elle fait porter la sève aux ramfanx , pour qu^îls poissent se charger de fleura , de feuilles et de fruits.

Qu'est-ce que la sève ? dit Sophie. ^^I^: pomte. La sève est aux aiilreMtii ^pf la lyoîpne est au corps huBEuiu. Vou^, me demanuerez ce que c'est que la lym-* phe ? c'est la partie aqueuse du sang^^ celle dans le lait dout ou fait le petit^ait, car TOUS savez ainsi que le sang el le lait jmt la même composhion^ c'esl-à-dirc par- tie aqueuse, la partie caseeuse dont on fait le firomage^ et la partiebitureuse qui donn^^ le beurre. Dai^ \ts plantes^ il parait que la sève ou partie aqueuse , est le seul li-

-4

S2 3fe|i JOLIE FEÏIME^

chêne que l'on constmitlAS vaisseaux, ainsi que toutes nos charpentes, les boiseries les plus solides; les meubles qui durent le plus, sont en chêne. Avec quelle majesté il s'élève dans les terrains qui lui sont pro- pres! c'est-à-dire qui ont beaucoup de pro- fondeur en terre végétale ( i ) ; car le chêne perce perpendiculairement la terre : c'est pourquoi on ne peut le transplanter quft fort jeune. Quand il atteint le tuf^ il lan- guit et devient rabougri.

Edouard. ^-^^ Le mien ne le sera pas , ^l-^oil lié transplante. J'aurai grand soin de lui choisir une excellente tëfrc?. Ne puis-je pas le dire tout de suite au jardi- nier ? .

Le Comt€]^^^-^T^\i ferais mourir ce jeune

ÙJ Celle formée par la dissolution des re'gé- tàiix qui cVoîssént, meurent et restent sur sqI, s'élève successivement, elle seule est produc- tive; la terre franche, autrement dit le tuf, est C^nlièrement stérile.

LA JOLIE FERME. -S3

arbre si la le transplantais dans ce moment; il faut attendre l'automne.

Mélanie. Pourquoi donc ^ papa ? J'aurais cru , au contraire, que le prin- temps était bien meilleur ; la nature a plus de force.

Le Comte. Cela est vrai ; mais elle n'aime pas à êlre contrariée dans cet ins- tant ; elle fait porter la sève aux rameaux, pbti'r qu*ils puissent se charger de fleurs, de feuilles et de fruits.

Qu'est-ce que la sève ? dit Sophie.

Le Comte. La sève est aux arbres ce que la lymphe est au corps humain. Vouç^, 30^; ijLemandece:^ ce que ej^t^ qiî8 ^ Ij ^"i phe? c^estla partie aqueuse du sang, cellci d^p^ le laijt do^^t ogt fait le petJitnUit,, car vous savez aussi que le sang et le lait ont la même composition, c'est-à-dire la par- tic aqueuse, la partie caséeuse dont onf^it îe fromage, et la partie bitureuse qui donuQ^ beurre. jQa^Jes plantes ^ il paraît quo la sève ou partie aqueuse, est le seul li-^

^4 l'A JOLIE FERME.

<juide ; elle monte et descend comme no- tre sang. Je ne vous expliquerai poiut le jîîécanisme de cette belle opération de la nature ; je n'en aurais pas le temps : je me bornerai à vous dire que la sève^ au prin- temps, ne paraît employée qu^à orner les plantes, et qu'elle pénètre peu alors dans les racines : c'est ce qu'on exprime en di- sant la sève monte. Si à cet instant vous enlevez la plante, vous contrariez l'opéra- tion de la nature, et la plante meurt faute de suc dans les racines qui leur donne la force de pousser de nouveaux chevelus qui servent à la fixer dans la terre ; tandis qu'à l'automne on a la sève du priptemps : toute l'action végétative se porte vers l'extrémité inférieure de l'arbre, et lui donne tous les moyens de supporter-lt^ transplantation. Je voue le répète : elle est toujours dan- gereuse pour le chêne, quand il n'est plus très jeune. Mais revenons au choix de vos arbres : il vous impose des devoirs auxquels vous n'avez peut-être pas réfléchi.

LA JOLIE FERME. sS

Le charme doit rinstruîre, ma chère Mélanie, à le* prêter à prendre les formes^ qui conviennent à ceux qui dirigent ton éducation. Vois ces jeunes charmilles; elles^ soujQTrent sans se plaindre que Ton relran^ che le luxe inutile de leurs rameaux 5 qu'on les redresse, qu'on les ploie, suivant la volonté du jardinier :.de même une jeune personne doit avoir pour sa mère une parfaite docihté. Toi^ mon fils, ta peux être, comme le chêne^ le premier de ta famille ; mais, je te l'ai dit, cet arbre précieux a moins reçu cet honneur, à cause de la majesté de son port, la grande élé- vation où il parvient , la beauté de feuil- lage, que parce que son bois résiste aux intempéries de l'air et au temps ; qu'il peut acquérir un beau poli sans perdre de sa solidité : ainsi l'homme appelé par son rang dans la société , pour avoir des dis- tinctions, doit les mériter par la solidité de son jugement, sa force contre les évé- nemens de la vie et sOn urbanité, qui n'ôte

2t6 1^ SmAE FERME.

rien à la fermeté de son caractère. A ce prix, mon ami, le chêne sera un emblème qui te conviendra ; et toi , ma petite So-^ phie, toi qui ne peux encore bien com-r prendre ce que ces allégories ont d'intéres- sant pour tes aînés, vois seulement comme le tilleul est beau ; mais prends garde de ii'êtfe, comme lui, qu'un ornement presque frivole, caria longue vie n'est pas à désirer, si elle n'est pas remplie par des actions utiles. Et toi, Charles, tu dois re-- mercier ton frère etia sœur du choix qu'ils ont fait pour toi. L'orme croît sans or- gueii et sans jalousie près du chêne. S'il n'est pas destiné, comme celui-ci, à cons-^ truire ces villes flottantes qui traversent les mers, ou à éiévfer des édifices duràBles^ il a reçu des premiers hommes une desti-^' nation bien utile. C'est ï'orme qui sert aux roues des charrues, à celles des chars qui transportent les moissons, à celles de ces énormes voitures qui conduisent ^ïinbrd au midi de l'Europe les productions de

LA XOLIB FERME» ^

rindustrie; c'est encore de son Ironc que se tirent cessantes (i), maintenant si lé- gères, et en même temps si solides, de nos brillans équipages ; et lorsque ses bran- ches ne peuvent servir au charronnage , elles alimentent nos foyers, et y donnent une chaleur plus vive qu'aucun aulre bois. Sois donc utile à tes semblables, dans des fonctions moins brillantes que celle des armes, mais plus chères à l'humanité ; èt^ réchauffe-les par ton éloquence, si, comme je le présume , tu es appelé aux nobles fondions de la magistrature. Les enfans promirent de se conformer aux instruc^fl fein^aade Ifiurpère, €td:'attendre Pautomnc^i; pfour répîaPnter leurs modèles. M. de Ré^S geville emmena ses fils dans la campagne^ leurs sœurs revinrent au château attendre?! k réveil de leur mère, que la fatigue dm

T-îri

ù) Pièces cintrées qui forment le cercle de^* roues.

28 LA JOLIE FERMÉ.

voyage avait fait rester plus tard quê'de coutume dans son lit.

DEUXIEME ENTRETIEN.

La famille était réujiie dans la salle à manger. M. et madame de Régeville, Tabbé Ralet, les quatre enfanSi et le curé qui s'était empressé de venir rendre ses hommages, particulièrement au comte et à la comtesse qu'il avait complimentés la veille, au nom de ses paroissiens ; ces deux ecclésiastiques étaient faits pour se conve- nir, parce qu'ils avaient tous deux de la piété, de l'instruction et une bienfaisance très active. Ils eurent donc bientôt fait connaissance , et ils devinrent par la suite des amis sincères. M. de Régeville inter- rogea le curé sur les personnes qui habi- taient le village, s'il y avait beaucoup de pauvres, et ce qu'il fallait faire pour les soulager?

LA JOLIE FERME. 29

Le Curé. Votre seule présence, mon- ^ieur le comte, écartera l'indigence de vos vassaux (i) : les grands seigneurs savaient tout ce qu'ils ont à gagner en habitant leurs châteaux, on en verrait moins consommer inutilement leur for- tune à la cour pour y obtenir une faveur trop souvent sujette aux ehangemens ; tandis qu'en versant sur les habit,ans des campagnes \qs sommes inutiles qu'ils dé- .pensqiit pouf gblenir un coup d'oeil du maître, ils se feraient des amis de leurs pauvres voisins, qui attireraieiit sur eux

les bénédictic^n^ c^l^H^^* 4^^^^ donc fai- tes travailler nos paroissiens ; donnez des prix à ceux qui sergent juge's ^ par des vieil- lards, les plus vertueux ; vous verrez bien- tôt disparaître l'oisivelé, et avec elle les vices qu'^lQçxil'^nte, et surtout la misère. Si cependant vous avez le projet de faire

(1) On appelait ainsi les babitans des terres eeigueuriales.

3o til' JOL lE FERME .

encore plus de bien à Saint- Lô, relevez^ le bâtiment qui était destiné aux écoles, et qui consiste en deux corps de logis avec chacun une grande cour et un jar- din ^ et rendez-les 5 comme autrefois, aux ehfans de saint Vincent-de-Paul.

Il y a aussi un Hôlel-Dieu; mais la dame hospitalière, qui en fait le service à présent , est vieille et infirme; il faudrait lui en adjoindre deux plus en état de soi- gner les malades ; mais il faut pour cela ajouter au revenu , qui est à pre'sent beau- coup trop faible, ce qui arrive toujours laux rentes payables en argent : la mon-^ ïiâie baisse de valeur; les denrées^ .aiig*- mentent, et alqrs le revenu se trouve in- suffisant.

Le Comte. Je fonderai une rente en blé; celle-là augmente au lieu de dimi- nuer. Quant aux écoles ;, nous pourrons, après déjeuner, aller voir l'ancien empla- cernent.

Les enfans demandèrent à accompa-

LA JOLIE FERI>Ï^.

gner leurs parens ; on le leur ^ççQg^a d'autant plus volontiers qu'ils n'avaient point encore repris leurs leçons , et qu'on Jeur avait donné toute la semaine pour se reposer du voyage , et pour jouir des plaisirs de la douce liberté de la canipar ^ne.

En sortant de la grille , la comtesse vit une jeune personne d'environ quatorze ans^ dont la figure modeste et la démar- che pleine de grâces, qui ne paraissaieiit pas être les seules que donne quelque- fois la nature, l'étonnèrçnt. Elle était mise comme l'est à Paris la classe au-dessus du peuple, mais avec une simplicité voisine -de la pénurie. Tout ce qu'elle avait sur -elle était propre, rien de décousu ni de îS,roué; mais on voyait que ce n'était qu'a- vec un soin continuel que cette jolie per- sonne se préservait des livrées honteuses de la misère. Cette jeune fille , d'une com- plexion délicate, portait avec une extrême ;^fetigue, une cruche assez lourde qu'elle

3^ LA JOLIE FERME.

Tenait de puiser à la fontaine. Sa sœur, beaucoup plus jeune qu'elle , voulait l'ai- der a la porter; snais l'aînée l'assurait que c'était impossible^ et ne servirait peut-être qu'à faire casser cette cruche^ qu'on au- rait, tu le sais, ajouta-t-elle en baissant îa voix, de la peine à remplacer.

La Comtesse. Quels sont ces enfans?

Le Curé. Je les connais peuj il n'y a que quelques mois qu'ils habitent ce vil*- îage. Ils viennent exactement aux oiEces : <lu l'esîe, personne n'entre chez eux, et le îiiari, qui est venu me faire une visite, m'a prié de ne pas la lui rendre.

La Comtesse.— Mais de quoi vivent-*ils? ont-ils des revenus ?

Le Curé. Ldi maison qu'ils occupent a mi assez grand jardin qu'ils cultivent. Du reste, on ne leur connaît pas de biens ni <le revenus; ils n'achètent rien à crédit, €t payent exactement leur loyer. Gomme ils ne reçoivent point de lettres, on ne «ait pas quel peut être leur pays : je les

LA JOLIE FERMÉ. ^ 3S

t:roirais Parisiens, parce qu'ils ne me p^ raissent avoir aucun accent. A ce moment, la jeune fille et sa sœur passèrent devant la comtesse et sa famille ; elles saluèrent avec g^râce; et suivirent le chemin qui con- duisait à leur maison.

Mêlante.. Ah! maman, qu'elles sont jolies! comme elles ont l'air délicates et po- lies. — Maman, lâche donc que nous puis- sions les voir ; je parie qu'elles sont aima^ blés: Elles viendraient jouer avec nous^ dit Sophie.

La Comtesse. Vous avez entendu, mei"- amies, qu'il paraît que leurs père et mère ne veulent voir personne : il ne faut jamais €lre indiscret, même en voulant rèndrô» service. Laissons au temps, aux circons- tances, à l'estime que nous leur inspire-» rons, de mériter la confiance de gensqui^^ paraissent intéresser; mais cependant/ W mystère dont ils s'enveloppent doit noust-> rendre plus circonspects, pour faire des^ avances dont nous pourrions nous repei^-*»

34 XA JOLIE FERME.

tir : la prudence est une des vertus les plus essentielles dans la société.

Tout cela ne satisfaisait pas l'impa- tiente curiosité de Mélanie, à quilesjeu- aies filles de M. et madame Sauvigné (car on savait leurs noms) avaient inspiré l)eau- coup d'intérêt. Elle trouvait que, n'ayant point été élevées à faire de gros ouvrages , il était bien fatiguant pour elles d'être obligées d'aller chercher fort loin une cruche d'eau si pesante , et elle pria ses parens de trouver le moyen de savoir qui était M. Sauvigné.

En continuant la promenade , Ton ar- riva sur la place était l'ancien bâti- âment des écoles; il était entièrement abandonné. Les fenêtres , les pertes ne fermaient plus; il ne restait pas une vi- tre aux croisées; les cours étaient pleines d'herbes et d'épines , qui en coiivraient le sol; les jardins en friche; mais cependant la maison était bâtie solidement, et les réparations ne pouvaient être fort chères :

LA JOLIE FERME. f55

il n'était question que de faire un fonds pour l'entretien des sœurs de la charité et des frères des écoles, et comme l'avait dit le comte 5 il voulait en établir la rente en blé. Pour cela, il fallait la placer sur une ferme : il y en avait une à vendre dans le village, ou plutôt la place; car pour celle-là elle était entièrement en ruine j et les terres qui en dépendaient étaient cultivées par un des fermiers du comte, qui avait encore deux ans de bail. M. de Régeville vit bien à peu près qu'il lui serait facile d'acquérir ce bien : il eut même sur cela quelques idées vagues, dont il s'entretint avec la comtesse, mais qui Testèrent secrètes entre eux : seulement on décida la réparation des bâtimens des écoles; et M. Ralet, qui était fils d'archi- tecte^ se chargea de suivre les ouvriers qui devaient y être employés , au grand contentement d'Edouard , qui devait venir avec son bon ami inspecter ces ou- vrages p et prendre connaissance de ces

36 X^> JOLIE FERME.

utiles travaux^ dont le but devait être très ^avantageux aux habita ns de Saint-Lô. w^La comtesse se chargea des détails de l'Hôtel- Dieu ; elle s'y fit accompagner par ses filles. La vieille religieuse ne pouvait presque pas quitter son grand fauteuil. De huit lits qui étaient fondés ^ deux ou trois étaient à peine remplis ^ et encore n'était-ce que par les plus indigens de la paroisse, tant les malades étaient négli- gés 5 non par mauvaise volonté de la re- Jigieuse, mais parce qu'elle ne pouvait plus rendre aux autres les soins dont elle savait besoin elle-même. Les lits ;i^e§tai^nt ^ans êlre faits; le linge, que l'on h'eillre- 4enait plua, était mangé des rats. 11 n'y avait ni sirop nijulep dans l'apothicaire- ^^ie; enfin, tout était sale et mal tenu. La '^comtesse n'en fit aucune plaintgii la auère ;>Mariannej lui demanda seulement si elle ;serait bien aise d'avoir quelques unes des religieuses de son ordre pour la seconder. * Bien certainement, dit-elle, mais il

LA JbLIE FERME. 3 7

îi^y a pas ici de quoi les nourrir. M. de Régeville le sait, il va prendre des moyens pour augmenter les revenus et vous pro- curer, ma sainte mère, ceux de vivre tran- quillement, et n'ayant plus qu a prier Dieu pour vos malades. Que Dieu, reprit la mère Marianne , bénisse vos bonnes in-- tentions, et puissé-je les voir se réaliser! Je Tespère.

La comtesse cpmmença à charger sa fille de la réparation du linge, sous l'ins- pection de Victoire, femme de charge de madame de Régeville ; on l'apporta tout au château , et on prit dans le village de Saint-Lô et des paroisses qui en dépen?- dâiënt ^ douzîé ouvrières parmi les jeunes filles les plus sages elles plus laborieuses, (^ùT furent emplovées à la journée; ainsi on répara et mit à neuf tout ce qui étaife usé. Mélanie était chargée de rendre coûîplè tbùS'lëfs soirs, à sa mère, de ce qui avait été fait dans la journée. Sophie allait aussi dans l'atelier avec sa sœur , et

38 xAr jôME ferme;

toutes les jeunes filles étaient enchantées de mesdemoiselles de Régevillé. li^aînéè' joignait à une grande douceur j une exac- titude parfaite ; de sorte que ce travail fut fait beaucoup trop tôt au gré de celle qui en avait été chargée. Mélanie obtint de sai mère une gratification au-dessus du prix des journées , pour celles qui s'étaient distinguées par leur activité et leur inteU ligence. Madame de Régeville dit à sa fille qu'il ne suffisait pas de récompenser les ouvrières; que celle qui avait suivi avec zèle leur travaux, méritait aussi une récQinpense, et que. le soir son père lui en donnerait nne qui serait sûrement sui^ vant son cœur, Mélanie chercha ce que cela pouvait ^re , sans le devi»i§r^ On m rendit dans un petit pavillon qui était aii milieu du pam, Ton ne craignait painti d'être intérrbmpu par les importuns; car les domestiques avaient ordre, quand il venait quelqu'un^ de ne jamais les amener dans cette retraite, se trouvèrent réu-

LAi JOLIE FEHME* 5g

nis le curé , le précepteur , M, et madame de Régeville, et leurs quatre enfans.

TROISIEME ENTRETIEN.

Le comte prit un cahier qui était posé -: sur une table , au milieu du pavillon ; et lorsque les enfans furent assis, il leur dit: Je veux , mes enfans , vous faire part de i la relatioù que mon homme d'affaires m'av i dresse sur la famille Sauvignéf 1

A ce nom , tous les enfans sautèrent de Joie, car ils avaient vu plusieurs fois les i personnes qui composaient cette famille^ 3 soit dans le village V' ils venaient chei'- cher ce dont ils avaient besoin pour leuir subsistancevsoit à réglise: et ik avaient conçtî d'eux la meilleure opinion. Ils éfcdU^ ? tèrent donc avec un gr^nd intérêt la re-^ làtïoii deâ malheurs et desHièt*ttls? de M. et de madame Sauvigné. M. de Régeville lut d'abord quelques lignes de la main

4o LA JOLIE FERME.

de M. le Roux 5 agent de cliange, que je transcris.

<i J'ai rempli 5 monsieur 1^ comte , avec autant de soins qu'il m'a été possible , la commission que vous m'avez donnée; et vij'ai obtenu d'une personne qui mérite toute confiance, la relation que je vous envoie sur l'existence ancienne et nou- velle de vos pauvres voisins , à qui sûre- Xjient vous ne refuser^^pp^^volre çstime^ quand vous saurez avec quelle noble déli- catesse ils se sont conduits^ »

f?^*^(s?"

HISTOIRE DE LA FAMILLE S AU VIGNE.

. # .-■-. - '

l^,^ l^y Sauvigné descend d'une famill^ .^e riches fermiers de la Normandie^ jqui jouissaient de ?e^ticf3e de leurs. voisin|,^ Leur habitation était auprès de Lisieux* Le grand-père de celui dont il vous in- téresse de sawir l'histoire, fit ses études à Rouen , et ne voulant pas prendre la charrue, après avoir acquis des connais-

ïiA JOLIE FERMIÊ. 4l

sances en littérature, vint à Paris, il se lia avec Corneille (i). Ce grand homme lui trOtiivant de Pesprit, le présenta à M. de Colbert {2) , qui le fit entrer dans la finance. Son fils suivit la même carrière, ^t ils avaierft acquis , sans manquer a la probité, une fortune considérable: niais le père de M. Sauvigné actuel, fit un de ces mariages qui réussissent rarement. Il épousa une fille de qualité , n'ayant pour dot qu'une rare beauté , un ôrgaèil insup- portable et un goût effréné pour les plai- sirs.

Elle eut, dès la première année de son mariage , un fils qu'elle nomma Auguste: jc'est le malheureux père famille qui languit depuis peti de mois à Saint-Lô. Sa mère fut enchantée d'avoir un fils , et

(1) Notre pi-emier poêle tragique, qui était fioriHaad.

(2) Ministre- des finances sous Louis XIV, et dont la réputation égala celle de son siècle.

2.

se promit bien d'en faire un marquis ;, qpelque argent que cela pût coùleyç ; en conséquence, elle l'éleva dans les prin- cipes les plus opposé^ 4 son étî4t^,^\y|iil^t qu'il rougît de son origine ^ et lui pardon- nant à peine de nommer M. Sauvigné son père. Heureusement pour Auguste, que le ciel lui avait donné les vertus de ;s^es pères, et rien des ridicules de sa mère; aussi refusa-t-il d'épouser une parente de madame Sauvigné, et préféra s'unir à la jfille d'un gros négociant, q^i j(,'gs8j0t^ia 4 son commerce. Sa mère j eta feu et flamme, ^t s'empara tellement de resopt <Jç ^oix iéjpoux , qu'elle fit défendre sa porté à son fils. Auguste, toujours respectueux et sfujsij^le, soujfïrit, m^s^e» $j^eçii,,^|^ mauvais procédés de sa mère ; se passa de la fortune de son père, en faisant fruc-

tiîîer celle de sa femme et de son beau--

' *

père par son intelligence et son activité^ et il porta leur maison au premier rang: de celles du commerce de Paris.

iii^JteLIE FERME. 4^

K\x conlraire , madame Saùvigné la ibère ne mit plus de bornes à ses dé- penses ; elle consomma en peu d'années', non-seulement toute la fortune de son iriàri,' niais fit pour cent mille francs de dettes au-delà. Cependant rien n'éclata ^qu'à la mort de M. Saùvigné. Son fils, instruit de ce désastre, loin de suivre les conseils de ses amis de renoncer à la sûçf^ cession de son père, fit aussitôt assem- bler les créanciers, obtint d'eux de ven- dre sans frais tous les biens; mais comme ils ne suffisaient pas pour payer la tota- lité des dettes , il fit offrir à sa mère S^noncer asés reprises, moyennant unç pension de 4^000 francs sa vie dUrant; ce qu'elle accepta sans vouloir voir son fils. Celui-ci se chargea , moyennant le cour «enîieniènl de sa femme et de son beau- père, de tout ce qui restait du, ne df- mandarit que cinq ans pour s'acquitter I bien sûr que les affaires de sa maison, qui étaient très florissantes , le mettraient à

44 ^-^ JOLIE ferme;

même de j^^lir. ^ çnga^ ^içCjjue

ses nombreux enfans , car il en avait six à.cette époque, n'en seraient pas appau- vris, redoublant de travail et d'économie pour tout acquitter, en disant : D'aiIIeurs> j'arme mieux qucfmes enfans soient moins riches, que de rougir en entendant nomr mer leur aïeul. Mais, au moment il S!^ croyait assuré de terminer honorable- ment cette liquidation, le système vint ruiner ^presqu'entièrement son beau-père, qui en mourut de chagrin. Auguste Saiï^ vigne ,^ d'accord avec sa ver lueuse com- pagne, a tout sacrifié à l'honneur; il est parvenu à liquider la succession du père de sa fieiome : il a payé en lenli^r le| dettes du sien, laissé un fonds pour ser#r vir le douaire^|de sa mère, et est yenu :s'ensevelir à Saint-Lô, il vit^^ii prc^?;^ duit du jardin qu'il cultive avec ses trois fils. Ses deux jnies, car il en a perdu, un^ aident leur mère au service de leur mé- aiage et d'une petite basse^cour : c'est

LA JOLlM FERMÏ. 4^

ainsi qu'ils se sont décidés à vivre jusqu'à Ja mort de leur mère. Alors ils poiirrorit disposer de 80,000 francs , qui servent de fond pour la rente qu'ils font à leur mère; avec cet argent ils comptent ache- ter une ferme en Normandie, et rentrer dans le premier état de leurs pères. Voilà, monsieur le comte , ce dont vous pouvez être certain , parce que c'est moi qui ai liquidé les deux successions, et qui âî' placé les 80,000 francs. Rien n'a pu fié*' chir Pinconcevable orgueil de madame Sauvigné la mère, qui n'a jamais voulu voir ni sa bru ni ses petits- enfans ; jél n'ai pu vaincrer noble fierté son fils ^ qui n'a pas voulu accepter, quelques priè- res ^Uê je lui aie faites, un prêt dë^ 20,000 francs , qui Teussent mis dans' une siliiation moins pénible; il m^a ré-^^" pondu qu'il aimait mieux souffrir que!^^ que temps , et pouvoir, lorsque ciel 1^^ permettrait, acheter avec les 80,000 fràncfà^^ qu'il n'aurait pas morcelés, une ferme^

46 X.A JOLIE FERME.

plus considérable 5 qui, en la ïâîëlànt va- loir, le ferait vivre commodément avec sa nombreuse famille; que 20,000 francs qu'ils mangeraient à cet instant, rie les rendraient pas heureux, et diminueraient d'un quart leur existence à venir. Je dé- sire , M. le comte, que vous sfoyez sur cela plus heureux que moi, et je jouirai tellement de savoir cette respectable fa- mille hors d'une position si fâcheuse, que je ne serai point jaloux de voir que vôtië ayez mieux réussi que celui qui vous prie d'agréer, M. le comte, les senliméns, etc.

Massolier^ ^^^

îivïues enfans étaient ravis d'adiriîl^âtiôn des vertus de M. Sauvigné. Je parle des trois aînés, car Sophie n'était? pas encoÉ^é en état d'apprécier toute la délicatesse de la conduite de ce respectable père de fa- mille : ils voyaient seulement qu'Augùétè

avait été bien riche, qu'il était devenu

I

pauvre, et par un retour naturel à tout

fiaàv JOLIE FERME.

âge , et plus encore au leur, ils deman- daieut :; JEst-ee qu'il serait possible, papaV que vous pussiez être ruiné ? n

Le Comte. Oui, mes enfans, per- sonne n^està l'abri de ce malheur; cepen- dant les propriétaires de biens fonciers, surtout en terre, y sont moins exposés que d'autres, s'ils ont de l'ordre, de l'é- conomie, s'ils conservent toujours a leur disposition une somme pour parer aux événemens imprévus; car, même dans la supposition bien douloureuse d'une inva- sion étrangère , le sol reste : au lieu que ^an§ J^e (ÇQfljmerce et la banque, on peut ^fre ruiné par la faute des autres.

Charles..^ J'aurais bien du chagrin tqxie Mélanie fût aussi pauvremeat vêt^e ^ue mademoiselle Sauvigné, et qu'elle €&suj^t aulant de fatigues.

Le ConUe. Tu peux être tranquille , je ne crois pas que cela arrive ; mais ce n'e^t pas de nous qu'il s'agit. Je vous ai assemblés ici avec ces estimables amis.

"C.' -^ ar ifT P

^:8 JOLIE FERME.

pour mettre sous vos yeux un plan pour lequel, tout jeune que vous êtes, je veux avoir votre assentiment , parce qu'il inté- resse votre fortune à veiiîr. ' * ^

Mêlante. Eh! mon père, n'êtes-vous pas bien plus en élat que nous-mêmes de juger ce qui convient à nos intérêts? Tout ce que vous ferez sera toujours bien fait^

Le Comte. Oui; maïs comme il est question de s'exposer a perdre 80,000 fr., véiix savoir si vous y consentez.

Edouard. A tout, mon père, surtout éi c'est pour venir au secours de nos voisins , qui sont si respectables.

Le Comte. Oui, tu Tas deviné. Voici ^^'^ué^ùiadame de Régevillef '^ moi nous avons projeté, et qui remplira trois objets bienimportans. Vous savez, M. le curé, que nous sommes convenus d'ajouter aux dotations de rHôtel-Dieu, pour chaque établissement , cinquante louis de rente €n blé. Il faut pour cela un fond parfai- teraent'libre , sur lequel cette rente sera

LA JOLIE ferme; 49

hypothéquée. Je vais donc acheter, au nom de M. Sauvigné, la ferme de Failli, qui me coûtera 120,000 liv-.f je serai censé placer dessus 5o^ooo fr. par privi- lège, dont l'intérêt payé en nature, sui- vant le cours , sera partagé entre l'éçoIe et l'hospice. Les 80^000 fr. restant, je les prêle sans intérêt à M. Sauvigné, qui me les remboursera quand sa mère mourra, mais sur une simple reconnaissance, afîa que je sois autorisé à ne point recevoir d'intérêts (1); de sorte que si M. et ma- dame Sauvigné venaient à mourir avant le remboursement, il serait possible que le tuteur des enfans disputât les 80,000 fr*^ 'fflu^e^Xsemble.—Ws ne mourront pas, et s'ils meurent , nous serons encore assez^

1^ >i -j^t'xv v^y .-'

(1) A celle époque il n'étaîl pas permis de ti- rer d'intérêt, même aux taiïx du roi, c'est-à-dire^ quatre à cinq pour cent pour tout argent non aliéné; et les lois ecclésiastiques étaient très sé-

vères à cet égard.

5o lA JOLIE FERME.

riches, même en ayant cbsKîim 20,000 fn de moins.

La comtesse les embrassant, leur té- moigna combien elle était satisfaite de les voir partager les nobles sentimens de leur père. |Le comte reprit ; Ce n'est pas, mes bons amis , le seul sacrifice que vous ayez à faire. Nous avons réglé, votre mère et moi j car ne perdez jamais de vue, mes enfans, que quoique ma femme veuille me renvoyer tout le mérite de ces arran- gemens, qu'ils sont dus au moins autant a sa générosité qu'à mon désir d'obliger mes voisins; et que, quoique je sois le maître, aux yeux de la loi, de disposer de ses revenus, je ne me permettrai ja-- mais d'employer des sommes considé- rables sans son aveu,

La Comtesse. Que vous êtes toujours sûr d'obtenir, parce que nous ne pouvons avoir aucune différence d'opinions, et que nos volontés, comme nos cœurs, sont par- faitem.ent unis. Mais continuez, mon cher

I

LA JOLIE FERME» 5lf

ami, à expliquer à nos enfans ce que nous avons cru nécessaire pour parvenir au but que nous nous proposons.

Le Comte. La ferme de Failli con- siste en terres labourables, prés, trente- six arpens de bois, dont la coupe, tous les dix-huit ans , suffit pour le chauffage du propriétaire.

Sophie, Qu'est-ce que cela veut dire, une coupe tous les dix-huit ans ? Il faut donc être dix-huit ans sans se chauffer?

Le Comte, Les bois taillis, Sophie, ne sont susceptibles d'être coupés pour bois de çUauffage qu'au bout de dix-feuit ans. Celui qui a trente-six arpens de bois, ei? coupe deux tous les ans : ce qui* lui va^lj^ prix moyen, 7 "sf 8o(i francs, tàfrif gros bois, fagot et bourrée. Sur ces deux arpens , il est ordonné par le conservateur de3,forêts, de laisser des baliveaux. ;, Sophie. Ah! le drôle de nom! Le Comte. C'est ainsi que Ton nomme un jeune arbre de dix-huit ou

52 LA JOLIE FERME.

vingt ans 9 qui ri^ést^pias^iA rejet d'an- cienne souche (i). On en laisse plus oti moins/ suivant les coutumes : oix ne peut pas couper les modernes qui ont trente ou quarante ans , et parmi ceux de soixfante, le gouvernement fait encore marquer les arbres dont la beauté et l'élévation peuvent être utiles aux coa- structions des vaisseaux, et qu'il paie alors aux propriétaires quand il les fait abattrej. Ces lois ont pour but de conserver les bois.

(i) Pour entendre ce que le comte dit ici, il faut savoir que, lorsqu'on abat un arbre, et qu'on n'ôte pas la souche ou racine, l'annéDr d?ensuîle, cette souche pousse un nombre de rejetons qui forment ces toufifes d'arbres qui s'é*- lèvent sur une même racine : c'est ce qui de- vient un taillis.

Ce sont les jeunes arbres qui sortent de terre sur leur propre racine, et qui sont venus de se- mences que l'on nomme baliveaux ; car les bois se resèment d'eux-mêmes; chaque arbre produit une graine qui tombe et germe.

LA, JOLIE, FERME. 53

^ui sont une source de richesses toujours renaissantes. Mais nous voilà bien loin de ce que nous disions. Te souviens-tu, Edouard, j'en étais?

Edouard. Vous nous parliez delà valeur de la ferme de Failli. Oui, je m'en souviens; mais ce qui est fâcheux, c'est qu'elle est en ruine, et que l'on a été forcé de l'affermer a un fermier voisin, dont le bail a encore deux années à courir. Il faut :auj:npjns 20^000 f pour relever ces bâ- timens (i), et autant pour y ïtieûré des ineubles, des bestiaux, et racheter sur jiiedja^^eiyjiigre récolte ; car, sans cela , le propriétaire n'aurait point de fourrage pour les chevaux dont il a besoin pour i:tiltivér s^ terres , et d'autres l>estiaux: tjui lui donnent des engrais pour préparer sa première récolte.

' L?l 11 I Ij 'il

(i) Ces sommes 4oiYent être au moins dou- sHies dans cette annee-c^

54 I^A^ JOLIE FERME.

Charles. Engrais , c'est ce que ro;a nomme fumier.

Le Comte* Oui, en général; mais ce- pendant il y a différentes choses qui ser- vent d'engrais, et qui ne sont point du fupaier, tels sont, par exemple, la cendre, la marne, terre blanchâtre qui contient beaucoup de sel; les coquillages; enfin tout ce qui modifie la terre à laquelle on mêle ces engrais, soit pour l'engraisser ou la rendre plus légère, réchauffer celle qui est dans les bas-fonds , et rendre moîiïs brûlante celle des collines : c'est ce choix dés engrais en quoi consiste , en grande partie , la science du cultivateur. Mais, si iiouâ interrompons toujours, nous aurons delà peine à arriver à' la fin du projet. Je vous^ disais donc qu'il fallait 40,000 francs pour que IM. et madame Sauvigné pusséiit exploiter la ferme de Failli. Votre mère m'a offert ses diarnans , mais je n'ai pas cru devoir les accepter : je la priverais du plaisir de les partager entre ses filles. J'ai

LA JOLIE FERME. 55

4o,ooo fr. de rescriptions des fermes , que je ferai vendre ; elles me rappor- taient 2,000 fr. par an, que j'avais desti- nés, mesenfans, pour vos menus plai- sirs. Voulez-vous y renoncer jusqu'à ce que vos voisins puissent vous rembourser? Ce qui ne sera pas avant dix ans , car il leur faudra au moins ce temps pour en- trer en paiement.

Tous. Oui, oui; et qu'avons-nous besoin d'autres jouissances que celles que nous trouvons près de^vous?

Le Comte. —Eli bien! mes e^fa^s, c'est une chose faite : demain j'écris à mon homme d'affaires, et dans quinze jours au plus, j'aurai l'argent nécessaire, et je vous charge^ mes fils, coHJointement avec votre bon ami, de suivre les tra- vaux : plutôt ils seront terminés, plutôt nos voisins seront sortis du triste étal ils sont.

Uabbé Ralet. Vous pouvez compter ^ur mon zèle et sur celui de m^§ 4lèves.

56 LA JOLIE FERME, .

Le Comte. Pour vous, mou cher pasteur, vou^ii'aurezpasîa nipins pénible tâche : c'est cie faire consentir vos parois- siens à accepter cie que je leur offre , qui ne me dérangera en rien 5 et qui nous causera une bien vive satisfaction.

Le Curé. Je conviens que cela ne sera peut-être pas très facile; mais je leur ferai comprendre , à ce que j'espère, que ce serait s'opposer aux desseins de la Pro- vidence, qui veut par eux assurer des se- cours importans à cette paroisse j qu'eu s'y opposant, ils se priveraient de la par- ticipation à ces bonnes œuvres; que la charité leur fait une loi d'y consentirai .fjt que l'orgueil seul pourrait les aveugler sur les intérêts de leurs enfans, qu'ils ne.^ejLi? vent, sans dureté, condamner à languir, peut-être quinze à vingt ans dans la pau- vreté , car leur mère n'en a pas plus de cinquante, lorsqu'ils sont à même, par un travail honorable , d'assurer leur exis- tence; j'espère que ces raisons vaincront

: hiaoi s.: ^

LA JOLIE FERME. O7

leur opiniâtreté, et que, surtout le cœur de la tà^ère sera touché quand elle verra qu^l ne tient qu'à elle et à son mari de replacer leurs enfans dans l'état leur famille avait, pendant plusieurs siècles, mérité l'amour et restinie de leurs conci- toyens.

La comtesse assura le curé que M. et madame Sauvigné ne résisteraient pas à sa doiice éloquence, et lui demanda de ne pas perdre de temps pour les détermi- ner à accepter ce qui leur était offert de si bon cœur. Il promit qu'il tenterait, dès le lendemain, de voir M. Sauvigné. L'abbé ïlal^ï^dit qu'il irait, avec ses élè- ves, lever le plan de la ferme de Failli; voir-si on pouvait conserver quelque cons- truction; si, au moins, les fondations pouvaient servir. Edouard et Charles fu- rent enchan^^^. Mélanie dit : Moi, je n'au- rai donc rien à faire?

La Comtesse. Pas grand'chpse, celte année ; mais quand il s'agira de meubler

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58 14 3Ô1AE FERME.

la ferme, remplir les cojffres linge , et faire l|e trousseau de la mère et de ses filles, vous aurez, mes chères amies, assez d'ouvrage. Employez donc cette a^née-ci, toi, Mélanie, à perfectionner tes talens; et toi, Sophie, à commencer à en acqué- rir; celle qui suivra vous donnera des con- naissances différentes, mais fort utiles. Ainsi, je bénis le ciel, qui a inspiré à votre père un projet qui remplît tout ce que je désire depuis que je suis ici. On revint au château très content les uns des autres. On trouva le couvert mis; on soupa en famille , et après avoir offert eia copimun à Dieu une journée consacrée à la bien- faisance, on se livra à un doux sommeil, que les songes les plus gracieux rendirent sussi calme qu'heureux.

QUATRIÈME ENTRETIEN.

Edouard et Charles se levèrent de bonne heure; le bon abbé Ralet, qui était tou-

fA JOLIE FERME. 69

jours, hiver comme été, levé à cinq heures du matin, ayant toutes •les peines du monde , dans les grands jours, à faire le- ver ses élèves à six heures, fut tout étonné, en entrant dans leur chambre, de les voir tous habillés et prêts à se rendre à la ferme. L'abbé les en félicita , et leur proposa , puisqu'ils étaient si diligens , d'entrer dans l'église le pasteur disait la messe tous les jours à celte même heure, pour attirer les grâces du ciel sur une entreprise que lui seul pouvait faire réus- sir.

Malgré l'empressement d'Edouard et de Chârleis d'être siir le terrain, et de voir employer pour la pratique la théorie qu'ils avaient étudiée sous leur précepteur, ils modérèrent leur ardeur pour plaire à leur cher instituteur, et prièrent en effet avec lui, pour que M. Sauvigné ne mît aucun obstacle à la bonne volonté du comte à son égard ; puis ils se i^endirent, avec un grand empressement, sur ce terrain qui

t)0 LA JOLIE FERME.

n'était couvert que de décombres. Cepen- ilant M. l'abbé Ralet s'était muni des ins- trumens nécessaires pour lever le plan.

Un jeune domestique qui s'était atta- ché à M. de Régeville , portait la chaîne €t les piquets; mais c'était Edouard à qui son instituteur faisait tracer sur le papier les lignes qui donnèrent les dimensions exactes de ce vaste terrain. Cette opéra- tion dura jusqu'à près de midi. L'abbé avait fait apporter dans une corbeille le déjeuner. On avait interrompu un mo- ment le travail pour manger, et on l'avait repris avec la plus grande activité. Charles^, copiait ce que son frère faisait j> et ral^]p;é rectifiait les fautes que l'un Qij l'autre pou- vait avoir faites.

On revint au château, tQUtâElaiûeiix <d'avoir commencé une chose qui devait faire le bonheur de tant de personnes; mais à dîner il y avait des étrangers ; ce qui contraria Edouard , car il n'était ja- mais permis de parler des bonnes œu-

LA JOLIE FERME» 6l

vres que Ton avait le bonheur de faire , ou même de projeter. Cependant l'occa- sion se présenta de parler de M. de Sau- vigne. Quelqu'un de ces hommes qui aiment toujours mieux croire le mal que le bien, prétendit qu'il savait de bonne source que ces personnages mystérieux étaient des banqueroutiers qui se ca- chaient dans ce village sous un nom sup- posé. — Vous vous trompez étrangement^^ dit le comte, et je peux à l'instant vous prouver qu'il n'est point d'homme d'une probité et d'une délicatesse au-dessus de celle de M. Sauvigné. Quoi ! vous le cfônnaissez? Non, mais j'en crois sur eux le témoignage d'un agent de change et d'un riblaire de Paris, qui tous deux connaissent parfaitement cette famille, et ont pour elle la plus grande estime^ L'homme, fottfetohnè de ce quele comte disait, voulait encore insister : alors M. de Régeville leur lut la lettre que nous avons rapportée*

62 I- A^ JOIÎE FEUMEV

L'homme aux faux rapports fut hon- teux, et dit que sûrement il s'était trompé de nom ; qu'il était fort aise de voir qu'il y avait encore tant de délicatesse et de loyauté en France ; qu'il était bien fâché de ne pouvoir rester plus long-temps, mais qu'une affaire importante l'appelait au Havre , et il donna ordre à sou domes- tique de seller son cheval. On pense bien que M. de Régeville ne le retint pas.

CINQUIEME ENTRETÏEHT.

x4près que le curé eut rempli les de- voirs de son ministère, il s'occupa de ce dont M. de Régeville l'avait chargé. En sortant de l'église, il se rendit à la maison que M. Sauvigné occupait. Elle était si- tuée dans une ruelle fort étroite qui d^$-: cendait à la rivière , et au milieu de la- quelle coulait un ruisseau d'eau vive, qui dégradait toujours Tespèce de pavé que

LA JOLIE FERMER 65

Von y avait fait. L'été^ on s^en tirait asse2; bien ; mais i'hiver, c'était le plus m au- vais chemin possible. La maison se trou- vait presque au bout de la ruelle; une grande porte cochère, en assez mauvais état 5 menait à une cour. A gauche étaient une étable et un poulailler couvert en chaume ; à droite , un bâtiment il n?y avait qu'un seul étage, composé de quatre pièces, une cuisine, un fournil et deux chambres ; au-dessus un grenier; les fe- nêtres donnaient sur la cour; et le jardin, qui avait environ trois arpens , était entiè- rement cultivé, et ne produisait que des plantée utiles en légumes et des graines ;, de pliis , un fort beau verger : il n'y avait pas un pouce de terre qui ne rapportât^ et pas un employé en agrément. Malgré cela* l'aspect de cet enclos était agréable, parce'' qu'il était ^à' cet instant couvert d'arbres fruitiers qui promettaient une abondante récolte,

Ge ruisseau, si incommode dans le

64 X.A JOLIE TERME.

chemin, M. Sauvigné l'gyait Cait entrer dans son jardin, et en recueillait les eaux dans un lit étroit et bordé d'herbes, ou il faisait un très bon effet; lorsqu^il avait serpenté dans le verger, il allait former au milieu du potager un assez grand bas- sin, dont le trop plein s'échappait par une rigole qui portait celte même eau dans un lavoir, d'où elle était conduite par un tuyau qui traversait le mur, et reprenait son cours au milieu de la ruelle , et allait tomber dans la Seine.

C'était dans cette agreste demeure que M. Sauvigné avait fixé sa résidence^ qjt celle de sa famille. Là, le travail le plus assidu faisait produire à ce terrain, fort bon par lui-même , la subsistance de sept per- sonnes. Une vache, des poules et un porc, la rendaient abondante, et Vexçé^^i^t du produit de l'enclos et de la basse-cour , payait le blé que madame Sauvigné faisait moudre, pour en faire elle-même leur pain, et avoir du son pour leurs animaux.

LA JOLIE FERME. 65

C^elle vie est dure, mais indépendante et tranquille. Cependant, il faut en conve- mr, il est très rare que surtout les femmes, ^ui n'y ont pas été élevées , y résistent : c'est unreve de tous les gens pauvres, mais qu'il ne faut pas essayer a réaliser, quand on n'a pas la ferme résolution de renoncer à toutes les jouissances de la vie molle de nos citadins. II faut se lever avec le jour, s'exposera toutes les intempéries, renon- xiev à un beau teint, à une jolie main , même à un pied mignon : il faut porter ^es fardeaux pesans qui déforment la taille, avoir une manière de se mettre com- mode pour ces travaux, mais qui n'a nulle élégance ; je ferai observer que c^était ainsi qu'élâierit vêtues madame Sâùvigné et ses filles, dans l'intérieur de la maison ; car on ne mettait les babits de ville, que lorsque l'on sortait pour une chose ou pour une autre, et c'était ce qui avait fait pren- dre à cette respectable famille la résolu- tion de ne point laisser entrer chez eux

3.

€^ JLA JOLIE FERME.

personne, pas même le curé. Cependant il fallait qu'il parlât à M. Sauvigné. Il cherche comment il le déterminera à ou- vrir sa povte, et il lève le marteau sans sa^ voir s'il sera admis. Auguste vient , ou- vre un petit guichet ^ et voyant le curé , est fort emba^^rassé : il faut pourtant lui de- mander ce qu'il veut. Que vous me ren- diiez un important service. -^ Je vais aller chez vous , M. le curé. Non , c'est très pressé. Ne pourriez-vous me dire au travers de la petite grille ? Je vous de- mande pardon ; c'est que je suis dans ce moment-ci fort occupé, et je ne pourrais. .. Ah ! M. Sauvigné, c'est au nom de bien des infortunés que je vous demande de m^'entendre, et il faut que je sois tête-à-tête •avec vous. Avec moi? Oui^ avec vous , et dans ce moment. Mais , mou Ûîèu! attendez donc, je vous prie; je ne serai pas long-temps. En effet, au bout d'un quart d'heure, M. Sauvigné vii|t pavrir- Il avait un habit fort propre , élait bien

JOLIE FE1\ME» 07

cîiaussé, sa perruque bien peignée (1). Je vous demande pardon , monsieur , de vous avoir fait attendre; mais cela ne se pouvait autrement; et au lieu de conduire le curé dans la maison dont tous les volets étaient fermés, et pas un enfant dans l'enclos que défendait^ par ses aboie- anens, un chien superbe et fort méchant, dont une chaîne répondait; il le mène dans le seul endroit qui ne rapportait rien^ ainsi j'avais exagéré en disant qu'il n'y ava'it pas un pouce de terre qui ne fut utilisé; mais qui ne sait que

Qui raconte exagère.

jCe petit coin d'où , au travers des bran- ches de rosiers et de jasmins, on aperce- vait la Seine, qui, en s'approchant du bas de sa coursie, est deux fois plus large qu'à Paris, rend le paysage magnifique. Qudr

(i) A celle époque, presque toqs les hommes porlaîent des perruqueg frisées et poudrées à blanc.

6S LA JOUE ferme; I

ques côtes peu élevées, couvertes de pom- miers et de jolies maisons de campagne, présentent un tableau charmant que les nombreux bestiaux qui paissent dans la prairie, animent et embellisent tout à la fois. 5 est un banc de mousse que l'aî- xié. des fils de madame Sauvigné a disposé pour elle et ses sœurs. C'est qu'elles viennent, dans les longues soirées d'été, se reposer des fatigues du jour, et essayer si leurs doigts roidis par les rudes travaux du jardinage , peuvent encore pincer la corde du luth, et accompagner une bal- lade dont elles se rappellent , comme dans un temps déjà très éloigné, parce qu'il est sans espoir de retour.

Ce bosquet qui n'est pas sans préten- tion, donna l'espérance au curé, qu'il pourrait ramener notre philosophe à sen- tir qu'il s'était miposé, ainsi qu'à sa fa- mille, de trop dures occupations, et que le plan qu'on lui proposait , sans rendre ses enfans oisifs, leur procurerait une vie

LA J^OLÎi: Fi:UJI E

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LA XOLIE FERME, 69

douce et active, étant en état de faire faire les gros ouvrages par des domestiques qui, Lien payés , bien nourris , se trouveraient îieureux de faire chez eux des travaux dont ils ont l'habitude.

Le Curé ^ Vous avez, monsieur, une habitation agréable, et dont vous avez tiré un grand parti.

M. Sauvigné. Elle est assez bien; mais que voulez-vous, mon cher pasteur ?

Le Curé: Je vous l'ai dit : un ser- vice important ; mais avant de vous en en- tretenir, j'ai besoin de me reposer. La vue^ est charmante ici. Comment se portent madame Sauvigné et vos aimables en- fans ?

M. Sauvigné. Fort bien} ils sont sortis.

Le Curé. J'en suis fâché ; j'aurais dé- siré les voir, parce qu'ils m'eussent aidé a obtenir de vous le service que j'ai à vous demander.

M. Sauvigné. -— Si c*èsf une chose qui

no jm-m j^EVMK.

dépende de ma volonté, vous ivavez be- soin, monsieur, de personne auprès de moi; il suffit que vous désiriez une chose ijui ne peut être que juste, puisque c'est vous qui la demandez, pour que je fasse tout mon possible pour y réussir ; mais je vous ferai observer que je ne conçois pas comment je puis rendre service à qui que ce soit; je suis pauvre, inconnu dans ce pays , et n'ayant point de relations avec aucun homme en place. ^:^e Curé. - Eh bien ! monsieur , il n^en est pas moins vrai que vous pouvez procurer à cette paroisse une rente en blé de èy^ooivsLncs.

M. Sauvigné. Si je ne connaissais pas la gravité de votre ministère, et si je n'avais pas, monsieur, très bonne opinion de vous, je croirais que vous voulez faire une plaisanterie qui , vu le peu de liaisons <jue j'ai avec vous, me paraîtrait assez sin- gulière.

Le Curé. Si je vd us disais, monsieur.

LA JOLIE FERME. 'ff

que moi j'en ai avec M. Massolier^ no- taire à Paris.

M. Saiivig?îé. —Vous connaissez M. Mas- solierî elqu'a-l-il pu vous dire? Je croyais que la discrétion....

Le Curé. Elle ne peut enchaîner la la langue, lorsqu'il est question de rendre hommage à la vertu; et M. Massolier a pu dire et écrire que vous êtes, monsieur, un exemple rare de délicatesçe et de pro- bité.

A/. Sauvigné. J'ai fait mon devoir; reste à savoir si M. Massolier a fait le sien, en trahissant des secrets de famille. Mais revenons au service que je pourrais vôiîs rendre^^ serait-ce d'hypothéquer quel- qi^es dons^ qu'on doit vous faire sur morf; bien?

Le Curé. --^ A quelque chose près.

M. Sauvigné. Mais, monsieur, j'ai une nombreuse famille , et puisque vous savez que j'ai un fonds de 80,000 francs, car je vois que le cher homme a tout dit.

^2 3LA JOLIE FERME.

il a VOUS apprendre aussi que c'est le bien de ma femme qui lui appartient et à mes enfans.

Le Curé. Et qui vous dit que Ton veut l'exposer? au contraire, on ne cher- che qu'à l'assurer. Vous connaissez la fer- me de Failli ; on veut, et c'est M. Masso- lier qui le désire , que vous achetiez ce bien.

31. Saavigné, ^-^ Il est trop cher.

Le Curé. Un être bienfaisant qui ^^eut, comme je vous ai dit, donner cent louis de rente pour augmenter le revenu de l'Ecole etdel'Hôtel-Dieu, vous deman- derait la permission de placer sur ce bien 40,000 fr. par privilège (1).

M. Sàuvigné. Ehbienl les4o,ooofr. restans ? car cette ferme sera vendue 120,000 fr.

Le Curé. M. Massolier vous les fait

(i) C'est-à-dire, payables ayant toutes autres créances.

LA JOLIE ferme: jS

trouver sans intérêts ^ à la mort de madame votre mère 5 vous les rembourserez.

M. Sauvigné, M. Massolier, dans le zèle de son amitié pour moi, se forge des chimères. Qui irait prêter une somme aussi forte sur un bien grevé du tiers de sa va- leur, et sans inlérêl?

Le Cu7^é. Le prêteur est trouvé, ac- ceptez y et je vous le nomme.

M. Sauvigné. Non, monsieur; je n'accepterai pas, parce qu'il ne suffit pas de payer une ferme, il faut encore tout l'équipage; et je vous l'ai dit, monsieur,, je n'ai pas un sou au-delà de la somme qui assure le douaire de ma mère. Ainsi, c'est impossible; remerciez l'être bienfaisant, et que je crois deviner, de ses généreuses intentions à mon égard ; mais il estimpos- siDle que je puisse en profiter.

Le Curé.-- Quoi ! monsieur , vous refu- sëz un aussi grand avantage pour votre famille? r^>M. Sauvigné. Oui, monsieur, parce

74 LA JOLIE FERME.

que je le dois, et que d'ailleurs , j'aime mieux trouver, dans mon travail et celui de mes enfans , mon existence , que de la devoir à un grand seigneur.

Le Curé.— Ainsi, mes pauvres perdront un aussi grand avantage , que celui qu'ils trouveraient par ces arrangemens.

M. Sauvigné. M. de Régeville trou- vera aisément quelqu'un qui acceptera ces offres.

Le Curé. ---Il ne paraît pas; il faut, dit-il, qu'il ait confiance en la personne avec qui il traitera.

M. Sauvigné. Qui lui en donne en

moi ?

LeCuré.-'WA. Le Roux etMassolier,

qui ont e'crit les choses les plus avantageu-^

ses devons et de votre famille.

M. Sauvigné. Je les en remercie ^

mais ils auraient mieux fait de garder mon

secreti

Le Care^'. Eh! monsieur, soyez certain

que le mystère qui n'a comme le vôtre

LA JOLIE ferme; «j5

d'autre cause qu'une extrême délicatesse, n'en est pas moins exposé à la calomnie : l'homme de bien se doit à l'exemple de ses semblables. Ne mettez point la lampe sous le boisseau : laissez-vous connaître , monsieur^ de vos concitoyens ; ils ne pour- ront qu'y gagner, parce qu'ils appren- dront de vous tout ce que la délicatesse et l'honneur inspirent.

M. Sauvigné. Heureux qui vit ignoré! si la calomnie s'exerce contre lui, il ne la sent pas, et n'ayant rien à demander aux hommes, il ne les craint pas. (i!/. 8(111-- vigne se levant.) Pardon , mon cher pas- teur, si je ne vous entretiens pas plus long-temps : mais j'ai un carré de terre à ensemencer; il faut profiter du temps,, peut-être pleuvra-t-il demain.

Le Curé. Vous ne me donnez pas de réponse.

M. Sauvigné. Il me semble que j'ai eu l'honneur de vous la faire. Elle est né- gative, et ne peut être autre. Je vous de-

-yÔ LA JOLIE FERME.

mande seulement une grâce , et j'espère que je Tobliendrai.

Le Curé. Quelle est-elle?

M. Sauvigné. Votre ministère vous oblige au secret, j'espère, plus sévèrement qu'un notaire qui cependant devrait aussi le garder.

Le Curé. Tout honnête homme, s'il a promis de se taire, doit êlre exact à sa parole.

M. Sauvigné. Eh bien! donnez- moi la vôtre de ne pas ouvrir la bouche à ma femme de toutes ces belles propositions. Je la connais, elle est mère, ses filles souffrent quelquefois : elle en est au dé- sespoir. Ce serait des persécutions à ne point finir.

L^e Curé. Je suis Normand, et vous^ savez que dans notre pays on ne s'engage pas aisément : tout ce que je puis vou^ dire, mon cher paroissien, c'est que je n'en chercherai pas l'occasion.

M. Sauvigné.-- Si on en parle, si on me

LA JOLIE FERMEi 77

tourmenle , je quitterai le pays : cela me contrariera , me dérangera beaucoup j mais c'est une chose certaine.

Le Curé. Eh bien ! ne vous fâchez pas, on se taira : mais enfin, si vous fai- tes des réflexions, vous me le ferez dire..* M. Sauvigné , tout en sortant du bosquet, conduisait le curé dans la cour, ouvrait la porte, en disant : Adieu M. le cure, votre très humble serviteur. Le curé, tout étourdi de l'opiniâtreté de son paroissien, réfléchissait que nos vertus sont toujours ternies par quelque défaut qui en dérive. La fermeté de M. Sauvigné, dans ses mal- heurs, a été admirable ; son entêtement, son orgueil en diminuent le prix; mais, n'importe, nous le servirons malgré lui, ^t surtout nous servirons sa famille.

SIXIEME ENTRETIEN.

On attendait au château , avec une ex- trême impatience , le détail de la confé

J^ LA JOLIE FERME.

rence du curé et de son sauvage parois- sien. Madame de Régèville était persuadée qu'il refuserait. Cet homme^ disait-elle, s'est fait un système , et vous ne Pen ferez pas sortir, pas plus que la mère ne re- viendra aux sentimens de la nature : ce sont des caractères qui , faute d'avoir été ployés dans la jeunesse 5 conservent une yaideur que rîen ne fait fléchir. Mélanie croyait, au contraire^ qu'il consentirait. M. de Régèville s'en flattait par le désir qu'il en avait. M. Ralet disait que peut- être à sa place il refuserait, parce que c'é- tait prendre des engagemens fort longs. Comme on discutait l'une et l'autre opi- nion 5 on vit arriver le curé qui^n^ parais- sait pas content.

Le Comte. Eh bien, mon pasteur?

Le Curé. Ne me parlez pas d'un homme comme cela , il est insupportable.

Le Comte. Il refuse ?

Le Curé' Entièrement. Et alors il rendit un compte exact de tout ce qui

LA JOLIE FERME. 79

Vêtait passé chez M. Sauvigné; comment il avait fait disparaître sa famille , pour qu'on ne la vît pas , prétendant qu'elle était sortie. Le curé parla du secret qu'il avait demandé , et que je ne lui ai pas promis, ajouta le curé; enfin, dit-il, c'est un original. Eh bien ! dit le comte, il faut y renoncer : 0 mon Dieul s'écriè- rent tous les enfans à la fois : vous aban- donnez ces pauvres jeunes personnes, qui sont si jolies 5 qui ont l'air si doux, si îBodeste. Mélanie ajouta : Leur père con- A^ient qu'elles souffrent, que le genre de •vie qu'il les a forcées d'embrasser est trop pénible pour elles, que sa femme en <est au désespoir, et il ïi'en x^efuse pas moins les moyens de les en faire changeir* J[e ne l'aime plus ; mais je n'en ai que plus de désir de voir tirer sa femme et «es enians d'une situation qui leur est si pénible.

Le Comte. Que veux-tu que nous fassions ? il ne le veut pas , il est le mai-

^O r.A JOLIE FERME.

tre, rautorité paternelle est la plus res- pectable de toutes : elle a fondé les sociétés. Charles. Oui, c'est bien vrai. ^

Le premier qui fut roi fut un père adoré.

Edouard. C'est le mieux du monde ; mais avec tout cela , voilà notre travail perdu.

Le Comte. Qui te dit cela? n'y a-t-il absolument que M. Sauvigné qui puisse être fermier de Failli ? Je l'achèterai de même et j'y hypothéquerai la rente des pauvres. Vous la ferez bâtir : Mélanie la meublera; et puis nous verrons.

Mélanie. Je sens que j'y ti^availlerai avec bien moins d'intérêt que si c'était pour Pauline et Adélaïde.

La Comtesse. Comme certainement votre père destine le revenu de cette fer- me à une bonne œuvre, vous devez, mes enfans , y mettre le même zèle , parce que c'est pour Dieu que nous devons soulager nos semblables , quels qu'ils soient.

LA JOLIE FERME* 8l

Sophie. Oh ! moi , j'aime bien mieux donner à de jolis petits enfans ^ qu'à des hommes tout vieux et tout estropiés.

La Comtesse. ^n cela , ma chère pe- tite, tu ne suis que l'impulsion naturelle, et tu ne raisonnes pas assez pour compren- dre, qu'au contraire il est peut-être mal vu de donner aux enfans, parce que cela les accoutume à mendier, au lieu de tra- vailler. Mais le vieillard estropié, infirme, comment pourrait-il se procurer l'exis- tence ? celui-là a vraiment des droits à la bienfaisance publique, car il faut qu'il meure, si on ne vient pas à son secours.

Mélanie. Mais l'enfant n'est pas plus en état de gagner sa vie.

La Comtesse. Gela est vrai; aussi faudrait-il multiplier les établissemens , pour élever tous ceux dont les parens sont dans la misère, pour qu'ils apprissent à travailler, et en fort peu de temps ils ga- gneraient leur nourriture ; mais , en at- tendant que Pon réalise ce projet, occu-!

8a liA JOLIE FERME.

pons-nousdelaferme. Quand elle sera bâ- tie et meublée 5 nous trouverons des ama- teurs 5 tout le monde n'est pas comme M. Sauvigné.

SEPTIEME ENTRETIEN.

Je ne peux concevoir^ disait madame de Régeville à son mari , comment ma- dame Sauvigné mange tranquillement 4^000 fi\ de rentes à elle toute seule, pen- dant que son fils gagne sa vie à la sueur de son front ?

Le Comte. L'orgueil est de tous les

vices celui qui endurcit le plus le cœur.

Cependant 3 je voudrais bien la ramener à

des sentimens plus humains^ et me servir

d'elle pour forcer son fils à accepter ce que je lui propose.

La Comtesse. Cette entreprise me pa- raît bien hasardeuse; si vous y réussissez, mon cher ami , cela m'étonnera.

I^e Comte. J aime les choses difficiles^

LA JOLIE FERME. 83

je le tenterai toujours ; il n'est pas encore temps , nos bâtiraens ne seront couverts qu'à la fin de la saison. Edouard a mis beaucoup d^ zèle à suivre les ouvriers : pourtant il estbien fâché que sa jolie ferme ne soit pas pour la famille Sauvigné , mais il n'ose plus le dire. Si je réussis à faire accepter à notre voisin mes arran- gemens , ce sera pour mon fils une grande surprise,, car il croit bien que j'y ai re- noncé.

En effet, le bâtiment avait pris un as- pect fort agréable : trois corps de logis entouraient la cour, et étaient séparés par de petites cours intérieures , pour les éducations particulières de la volaille ^ des porçg, des lapins. Au milieu de la grande cour se trouvait un abreuvoir ali- menté par une fontaine , dont Teau est excellente, et qui est adossé au bâtiment sera la laiterie. Quatre arbres ont été plantés auprès pour la garantir de Tar- deur du soleil, et ce sont les mêmes dont

84 I^A JOLIE FERME.

il est parlé au commencement de ces Entretiens. Pouvait-on les placer avec plus de sûreté que sous la garde de la reconnaissance? une forte palissade les garantira des bestiaux qui pourraient, tantqu'ilssont jeunes 5 les ébranler. Leur transplantation a fait une fêle , à laquelle tout le village prit part* Les quatre arbres enlevés du parc furent portés en triomphe par quatre jeunes garçons , que madame de Régeville a fait habiller à neuf. Les arbres étaient entourés de rubans aux cou- leurs de la livrée de Saint- Lô, et quatre des plus jolies filles et des plus sages du village, vêtues de blanc, en tenaient les bouts de rubans qui flottaient, et la mu- sique d'un régiment en garnison au Hâ-i vre, donnait une teinte militaire à cette fête champêtre; ce qui n'y nuit jamais. Après qu'on eut planté les arbres symbo- liques, on passa dans le verger dont je parlerai bientôt. On y avait dressé de longues tables tous les habitans pri-

LA JOLIE FERME. 8!3

reiit place, ainsi que les musiciens. Le repas fîni^ on dansa jusqu'à la fin du jour; la famille Régeville, qui avait paru plu- sieurs fois à la fêle, reçut Taccueil le plus flatteur ; parce que c'était du cœur que partaient les vœux pour leur prospérité 5, qui faisait celle de tous leurs vassaux.

La famille Sauvigné entendit de leur enclos la joie naïve qui animait les con- vives de la jolie ferme, c'était ainsi qu'on la nommait, et les enfans disaient: Qu'ils sont heureux !

Je me suis interrompu dans ma des- cription; je la reprends. La maison du cultivateur est parfaitement distribuée, et exposée au levant. Elle est composée d'un rez-de-chaussée et de deux étages. On se hâtait de poser les charpentes, pour que l'on pût couvrir avant le mois de no- vembre. C'est Edouard qui a fait tous les marchés des pierres, des bois, de la tuile, des briques, du plâtre. Il payait toutes les semaines les ouvriers, et en rendait

86 LA JOLIE FERME,

compte à M-^Ralet^ qui tenait un état général de la dépense.

M. Sauvigné aj^ant été à Rouen pour quelques emplettes , traversait le village : il était avec son fils aîné, qui pouvait avoir vingt-deux ans (i). Il engagea son père à s'arrêter un moment pour voir la jolie ferme. Edouard, qui y était dans ce moment 5 pria ces messieurs de lui dire leur avis , et s'ils croyaient que rien n'a- vait été oublié pour rendre cette ferme commode. Auguste entra avec son fils : il ne put disconvenir que, dans toute la province, il n'y avait pas un bâtiment aussi bien distribué, et aussi commode pour l'exploitation. Quel malheur, disait Frédéric , que nous ne soyons pas en po- sition de la louer ! car ma mère, ma sœur, s'y plairaient, j'en suis sûr, beaucoup. Ce qui faisait l'agrément de cette habitation.

(i) A celle époque, on ivélaît majeur qu'à vingl-cinq ans.

LA JOLIE FERME. 87

c'est qu'elle avait une vue superbe, étant placée à mi-côte , et entourée de vergers immenses, dans le plus grand rapport. Je conçois , répondit Auguste , qu'elle nous conviendrait bien ; mais elle est trop chère : comment monter une ferme aussi considérable quand on n'a pas de fonds? Monsieur, dit Edouard , si vous la dé- sirez à bail, je suis bien sûr que papa vous préférerait à tout autre. Je désire ache- ter dans quelque temps un bien pour le faire valoir. Papa vous cédera celui- ci; il y laisse un fonds de 2j4ûo francs de rente , ainsi vous pourriez bien facile- ment trouver le reste.

M. Saavigné. Quand il faut payer la rente d'un bien, vous n'en jouissez qu'en: tremblant. Tant d'accidens arrivent ; une ^sécheresse, qui fait périr le blé; des pluies, qui causent des inondations ; la grêle, en- fin; que sais-je? on ne peut jamais être sûr de payer.

Edouard. Si vous achetiez de M. Ré-

88 liA JOLIE FERME;

geville, vous seriez bien certain que, s'il vous arrivait des accidens , il partagerait ïa perte avec vous : c'est ce qu'il a tou- jours fait avec ses fermiers,... Ah! si vous saviez , monsieur , comme mon père est juste, généreux et facile en aflaires, vous aimeriez à traiter avec lui.

Frédéric. Mais, vraiment, papa, vous pourriez peut-être....

M. Sauvigné. Non, mon fils; cela ne se peut pas. Je vous ai dit que cela ne se pouvait pas , ne m'en parlez pas davan- tage ; surtout n'allez pas mettre ces belles chimères dans la tête de vos sœurs.

Edouard. Je suis fâché, monsieur, de vous en avoir parlé, si cela vous fait de la peine ; je croyais au contraire....

M. Sauvigné. Je vous remercie , monsieur, et vous sais gré de vos bonnes in- tentions k mon égard ; mais jen'aime)point que mes enfans insistent, quand j'ai dit que ie ne voulais pas telle ou telle chose : et prenant le bras de son fils, il l'emmena*

ILA JOLIE FERMÉ.' 89

'Edouard. -Se plains Frédéric ; son père paraît bien sévère. Quelle différence avec papa !

M. Raie t. Il n'en est peut-être pas moins bon père. Il faut connaître le ca- ractère des enfans, pour juger la conduite du père : tel demande beaucoup de dou- ceur, tel autre beaucoup de fermeté. Ainsi, M. Sauvigné a peut-être raison d'en impo- ser à son fils par des manières graves.

Edouard, Je parierais que c'est le père ^i a tort; Frédéric a l'air si bon , si rai- sonnable.

M. Ralet.

JVe jugeons pas les gens sur Tapparence ,

^a dit La Fontaine, et surtout ne nous pres- sons jamais de juger; car c'est ce qui fait les jugemens téméraires, faute plus grave qu'on ne pense ; car si on se con- tentait intérieurement d avoir une opinion sur telle ou telle personne, l'avoir mau- vaise serait blesser la charité , mais au

4^

go LA JOLIE FERME.

moins elle ne se communiquerait pas : mais nous en parlerons , nous voulons même la faire adopter, et ainsi vous seriez bien aise que je crusse M. Sauvigné un père dur el sévère, quoique vous n'^en ayez vous-même aucune cerliludeisi je me lais- sais persuader par vous, je voudrais aussi en persuader d'autres, et ainsi, avant huit jours, ce pauvre M, Sauvigné aurait la ré- putation d'un homme intraitable; car, remarquez bien que le mal va toujours croissant , et je ne serais pas surpris qu'au bout de six mois ou assurât que c'est un méchant homme, et qui fait mourir de chagrin sa femme et ses enfans.

Edouard. Oh ! mon bon ami, quelle peinture vous nous faites de la précipita- tion dans les jugemens j je vous assure que dorénavant j'y prendrai bien garde : et, en effet, depuis ce jour-là, Edouard fut prudent dans ses discours, et donnait ainsi à ses parens et à son digne instituteur, la satisfaction de le voir croître , de même

LA JOLIEÏ FERMÉ. ^l'

que son frère, en vertus et en connaissances utiles. Mélanie ne donnait pas moins de consolations à sa mère; en s'appliquant a imiter le modèle que la comtesse lui oP-* frait , on devait avoir la certitude qu'elle: l'égalerait un jour. Elle avait surtout son activité, quand il s'agissait de rendre ser- vice; elle en donna une preuve dans une occasion qui se présenta quelques jours après la conversation de M. Sau vigne avec JEdouard.

Il y avait , au bord de la rivière^ la veuve d'un pauvre pêcheur qui était malade de^ puis plusieurs mois, et à qui madame Régeville envoyait des secours, parce que cette femme qui avait plusieurs enfans , ne pouvait se résoudre à les quitter, pou# se rendre a PHÔtel-Dieu de Saint-Lô, qui «tait alors très bien administré. La oinû- îesse qui, non-seulement était bonne ^ maïs même sensible, ce qui n'est pas Wû- jours la même chose, ne voulait pas cha- griner cette veuve, et elle lui envoyait son

92 LA JOLIE FERME.

médecin^ se chargeant de faire elle-même les drogues ; les tisanes dont elle pouvait avoir besoin , et la laissant ainsi soigner par ses filles ;, dont celte pauvre mère ne pouvait pas se séparer.

La comtesse allait presque tous les jours savoir des nouvelles de la veuve du pêcheur, mais à cet instant elle avait beau- coup de monde chez elle, et qu'elle ne pouvait quitter sans manquer à la poli- tesse; elle chargea Mélanie d'aller avec Victoire s'informer de l'état de sa malade, lui porter du bouillon et une potion que le médecin avait ordonnée. Il fallait pour s'y rendre, passer par la ruelle demeu- rait la famille Sauvigné. On était à la fin de novembre, et le temps était mauvais.

Mélanie et Victoire descendaient avec peine la côte; étant en face de la porte, on l'ouvrit avec précipitation. Pauline en sortit, et s'adressant à Mélanie avec la plus vive émotion : Pardon, mademoiselle, si je vous arrête; mais ma mère se meurt^

LA JOLIE FERME. gS

mon père et mon frère sont absens; ne sachant à qui m'adrfesser^ je vous ai aper- çue par la fenêtre de ma chambre, et j'ai pensé... Oui! oui, mademoiselle, vous me rendez justice. Victoire, portez à la femme Jacques ce que maman lui envoie ; moi, je cours au château. —Toute seule, dit Victoire? Oui, toute seule ; maman ne me grondera pas. Soyez sûre^ made- moiselle , que vous aurez de prompts se- cours ; et déjà elle était à moitié de la montagne, et en un instant on ne la vit plus.

Pauline , par un mouvement aussi prompt, rentra dans la maison pour revo- ler auprès de sa mère. Victoire, restée seule, disait : Madame me grondera; mais aurais-je pu la suivre, et encore moins l'arrêter ; elle aurait eu des ailes , qu'elle n'aurait pas été plus vite. Quel cœur, que celui de cet enfant-là! Mais al- lons chez la mère Jacques aussi vite que je pourrai, car le chemin devient bien

g4 I^ JOLIE FERME.

mauvaisj et puis je retournerai au château pour rester avec ces demoiselles , car ma- dame la comtesse va sûrement venir ici. Et cette bonne fille descendit la ruelle. Mélanie était déjà arrivée sur la grande place du village, sur laquelle se trolive la grille de la première cour du château; elle la franchit avec une telle rapidité, qu'elle ne voit rien de ce qu'elle rencontre, €t qu'à peine on l'aperçoit. Enfin, ellq traverse la seconde cour et est au péris- tile, n>onte les marches avec la même vi- vacité, se trouve dans le salon elle ne voit que sa mère, et vient tomber presque sans haleine dans ses bras, en lui disant : Madame Sauvigné se meurt; sa fille, que j'ai vue, demande du secours. Elle n'en put dire davantage , tant la rapidité de sa course l'avait suffoquée ; la sueur cou- lait de son front. La comlesse voit tout à la fois le danger de madame Sauvigné et l'extrême fatigue de sa fille ; elle confie celle-ci à une de ses parentes, qui était

LA JOLIE FERME. 96

avec beaucoup d'autres femmes dans le salon : lui demande d'exiger de sa fille de changer de linge , de boire un verre de sirop de capillaire dans de l'eau chaude, et surtout de ne la laisser sortir du châ- teau qu'après une demi-heure. Quelque chose que Mëlanie pût dire pour suivre sa mère , celle-ci n'y consentit pas. So- phie voulait aussi suivre sa mère ; car déjà elle aimait aussi à être utile ; mais la comtesse le veut encore moins.

Madame de Régeville fait avertir le médecin de riicspice, prend des eaux spiritueuses, et, avec presque autant de vivacité que sa fille , sotft de chez elle, en s'excusant vis-à-vis les étrangers qui s'y trouvaient , et , suivie d'un domes- tique de confiance, elle se rend chez; ma- dame Sauvigné, elle craint d'arriver trop tard : c'était une des raisons qui ravaient engagée à donner l'ordre d'em- pêcher sf:s filles de se rendre chez la ma- lade. Elle craignait qu'elles ne fussent

LA JOLIE FEKMÈ.

témoins d^une de ces scènes déchirantes qui 5 dans la grande jeunesse , frappent trop vivement l'imagination , et peuvent avoir le danger , ou de familiariser trop tôt avec les grandes calamités et y rendre insensible , ou à émouvoir si vivement l'esprit d'une jeune personne, qu'elle en reste frappée pour le reste de sa vie : je l'ai dit dans d'autres ouvrages ; mais je ne me lasserai jamais de le répéter : on ne saurait trop ménager des organes si ten- dres, que le moindre choc peut déranger pour toujours. Mais revenons à madamq lâè Régeville.

Elle prit des mains de Lafrance ce qu'il avait apporté, lui recommanda de rester dans la cour jusqu'à ce qu'elle l'appelât. Elle sonna à la porte ; et Adélaïde, le visage baigné de larmes, vint lui OjUvrir. Ah! ma- dame, que vous êtes bonne ! ma mère.... O mon Dieu! nous ne savons si elle vitj elle est depuis deux heures sans mouve- ment, sans connaissance! Ayez con-

LA JOLIE FERME. 97

fiance en Dieu , mademoiselle ; il vous rendra votre respectable mère. Et elle suivit la jeune personne qui lui dit;, en l'arrêlant un moment dans la cuisine qui précédait la chambre de madame Sauvi- gné : Vous allez voir, madame, que nous sommes bien mal logés; mais vous ne di- rez pas à papa que vous êtes venue. Non, mademoiselle, soyez tranquille et madame de Régeville se dit intérieure- ment: Pauline aime mieux sa mère, que ne l'aime Adélaïde; l'amour-propre cède à une vive tendresse : et ouvrant la porte, eUe aperçut Pauline les chevaux épars, à genoux près du lit de sa mère, la soute- nant d'une main , et semblant épier de~ l'autre le premier battement de son cœur. Elle a les yeux fixés sur l'objet qui ab- sorbe toutes les puissances de son âme- il en tombe quelques larmes rares et Hru« lantes; sa bouche est entr'ouverte, elle voudrait de son souffle la réchauffer, elle lui parle, lui donne tous les noms les

5

plus tendres, ou prie à voix basse celui qui frappe et qui guérit, qui donne la vie et rôle à son gré, lui rendre sa mère : il est des instans même elle croit que son malheur est à son comble. Elle n'a point vu entrer la comtesse ; elle se sou- vient à peine qu'elle a prié Mélanie que sa mère vînt à son secours, quand tout-à- coup elle l'aperçoit. Ah ! dit-elle, sans changer de position, madame, dites-moi s'il faut que je meure ? Elle n'a point osé articuler la cause qui la ferait mourir, elle peut dire qu'elle mourra;' mais ja- mais, jamais. elle ne pourrait prononcer ce mot terrible!... a-t-elle cessé d'être? Vivez, mademoiselle (i), pourvoira

(i) On fera observer dans tous ces dialogues^ que M. et madame de llégeville appellent tout ce qui compose la famille Sauvîgné, monsieur^ madame et mademoiselle ; non qu^ils ne sen- tissent pour eux une grande affection, mais parce qu'ils craignaient qu'un ton amical, dans la posi-

LA JOLIE FERME. 99

iintëressanle malade , qui n'est qu'éva- nouie. — En êtes- vous sûre, madame? 4:^ Tout me le fait croire ; il y a encore de la chaleur. Les traits ne sont point chan- gés ; mais, enfin, M. Talmont nous ins- truira mieux qu'un autre. Vous l'a- vez fait avertir , madame ? II

est sûrement tout près d'ici. Et Pauline prenait les mains de la comtesse, les ser- rait contre son cœur, voulait les baiser? mais madame de Régeville ne le souffrit pas : elle s'occupait à faire respirer de l'eau de la reine de Hongrie (i) à la ma- lade , qui restait toujours dans la même insensibilité.

■îTiii i1

tîon ils se trouvaient avec eux, ne parût celui 4'une fanailiarité méprisante; ce que l'on doit éviter soigneusement^ lorsqu'on oblige des geas au-dessus de la classe commune.

(i) Eau fort à la mode alors , qui a pour base le romarin distillé; l'eau de Cologne l'a rem- placée.

100 liA JOLIE FERME.

Enfin 5 MV Talmont arrive ; Agathe lui ijjdiqiie la porte (lu corps-de-logis^^j if trouve facilement îacîiàmbre oùl^oris^ëffih pressait, sans succès, à rappeler madatriè Sauvierné à la vie.

Le médecin est frappé de l'extrême maigreur de la malade, qui ne lui paraît point âgée. La pauvreté derameubleméiït lui indique la cause de ce marasme, ex- cès dp travail et une mauvaise iiôWrîtufe^ Il avait apporté des cordiaux : il lui des- serre les dents avec beaucoup de peine, et tait couler quelques gouttes de cet élixir dans la bouche de madame Sauvigné; mais^ elle n'avalait pomt : il crygriartlâ^lt^-^ lysie du gosier. Madame de Régeville li- rait dans Içs yeux du docteur, qu'il la trou- vait très mal ; et la comtesse en ressentait une profonde douleur. Il écrivit une or- donnance, que madame de Régeville perla à Lafrance, en lui disant de prendre le cheval du fermier, dont la ferme était au bord de la rivière, pour ne pas perdre de

]JL| JOLIE F^RAIE. 1 0 1

temps en remontant au château. Elle con- naissait sqç\ zèle; elle savait qu'il irait ventre à terre. A cet instant, Victoire re- aaionlait la ruelle ; elle vit la comtesse, lui demanda ses ordres. Retournez prompte- .ment au château , lui dit-elle, pour tran^- <juilliser mes filles ; puis elle ne s'occupa qu'à seconder les soins du médecin. Lés jeunes personnes n'osaient l'interroger; mais leurs alarmçs croissaient à chaque instant. Adélaïde y joignait celles dli rè^- tîour de son père ; mon Dieu ! que dira- .t-ij en voyant des étrangers dans sa niài- .son? Pour Pauline, elle ne pensait qu'à sa ji^Jiçe^ ,(ji^'à l'horrible idée de la voir s'é- . leindre : elle lui réchauffait les pieds et les mains qui étaient glacés. Adélaïde, non .||^oin^ aLçjive, quoique plus orgueilleuse, -faisait chauffer des linges pour mettre sur ^^^ jstomac de $a mère ; et celle-ci ne revenait ç ^pas. Enfin, Lafrance apporta le spécifique , xlemandé; la malade n'avait pas encore <donné le moindre signe de connaissance.

1 O^ LA JOLIE FERME. '

camféssét W qui te'di^dëciiî àVâît d enanglais, qu'elle seule entendait-, que si lef ^temède 5 qu'il' avait envoyé chercher k Rouen 5 ne réussissait pas, il n'y avait plu^ d'espoir, se hâla^ dès qu'elle entendit en- trer dans la cour, de venir prendre la bou- teille des mains de son domestique, pour la' {)orter au médecin , ne négligeant pas toutefois les soins pour ce zélé serviteur, qu'elle fit entrer dans -la cuisine il y â^Sît du feu. 11 tombait une pluie froide qui l'avait trempé, et elle lui dit de se sé- cher et d'attendre.

M. Talmont eut bien de la peine à faire pénétrer une cuillerée de cette potion dans îa bouché' de la malade, qui en éprcruva un effet si prompt , qu'elle put avaler j elle ouvrit aussitôt les yeux ; mais elle fut si inquiète en voyant la comtesse et le mé- decin, qu'elle les referma aussitôt, et fît un profond soupir. Ne craignez rien , lui dit alors la comtesse, avec l'accent en- chanteur qu'elle avait reçu de la nature^

I,A JOLIE FERMS. io5

VOUS êtes avec des amis, qui se retireront dès aue leurs soins ne vou§ serQjxt plq$ utiles 5 et sûrement avant le retour de M. Sauvigné, Alors, la physionomie de la malade prit un caractère si touchant, q^e jamais la reconnaissance ne s'était moxi- tvée sous des traits plus sublimes. Sou re- gard dévoila dans ce moment à la com- tesse toute son âme, que celle-ci était di- gne d'entendre. Le médecin trouva de la fièvre , et ordonna beaucoup de repos, ide l'excellent bouillon , de la crème de riz, des gelées de viande, et pour boish-, son du vin de Bordeaux, coupé avec de -l'eau de squine. Madame Sauvigné dit en secouant la tête : Toute cette recette €st excellente; mais je. nq pourrai la fair#, parce qu'il faudrait dire qui me Ta donnée. Au nom de Dieu ! madame la comtesse^ «tvous, M. Talmont, je vous oonjurer, ^u'on ne sache pas que vous êtes ven^-s ici! Mon mari et m es fils sont absens,il& ne jreviendronlque sur les huit heures du soir>

1^4 ^^ JOLIE FERME.

-r- Eh bien! dît madame de Régeville^ îîoas avons le temps de vous procurer tout cela, que vous prendrez sans que seule^ ment ils s'en doutent. Retournez au châ- teau 5 mon cher docteur ; faites- en appor- tej:!toutce que vous avez ordonne, et dites à ma fille qu'elle vienne , mais sans So- phie, i

M. Talmont ne perdit pas un instant^ Mélanie et Victoire arrivèrent un moment après. Victoire resta dans la cuisine ; Me- îanie entra seule, et elle était si joyeuse de trouver madame Sauvigné rendue à la vie, qu'elle le témoigna à la mère et aux filles avec une vive aflfection.

Victoire apportait tout ce qui avait été demandé. Pauline s'en empara et le serra dans un grand coffre que son père et ses frères n'ouvraient jamais. Il fut con- venu que l'on se trouverait a la fontaine pour avoir des nouvelles, les donner au médecin qui suivrait la maladie, qu'il avait assuré n'avoir d'autres causes que la fati-

LA JOLIE FERME. îoS

gue et une nourriture trop lourde et pas a$sez substantielle. On resta jusqu'à huit heures du soir. La malade avait fait usage de ce qu'elle devait aux soins et à la gé- nérosité de madame de Régeville, et mieux était sensible. Elle ne quitta cette intéressante famille , qu'en assurant la mère et ses deux filles que leur sort chan- gerait, et sous peu de temps. Je ne le crois pas, dit madame Sauvigné; mais je n'en conserverai pas moins une vive re- connaissance de ce que vous faites pour moi : et on se promit un attachemeht sin- cère et réciproque.

«^^Kr^^^s»

it§ÎTIÈ9IE ENTRETIEN.

Ces dames revinrent au château, et ra- contèrent à M. de Régeville et au bon. abbé Ralet, tout ce dont elles avaient été témoins; mais, ajouta madame de Rége- ville, il n'y a pas un moment à perdre,

lo6 LA JOLIE ferme;

si l'on veut sauver madame Sauvîgnë, ou elle mourra de consomption.

Le Comte. Que faut-il Mt'e? YaM voyez comme sa femme et ses filles crai- gnent M. Sauvigné ; il sera impossible de le fléchir.

La Comtesse. J'ai une idée que je Tais vous communiquer, et qui , j'espère^ réussira au moins pour remédier aux plus pressans besoins. Faites partir demain La- france; qu'il aille en poste à Paris avec une lettre de vous à M. Roux : il faut qu'il écrive à madame Sauvigné, que sa belle- înèrê a appris qu'elle était malade de fa- tigues 5 qu'elle en était très touchée : cela n'est pas, cela doit être ; qu'en consé- quence elle renonce à 600 liv. de son re- venu pour que sa bru ait une servante ? alors je placerai chez elle la fille de la veuve Jacques, qui nous servira à faire entrer chez madame Sauvigné tout ce qui lui sera nécessaire, b G idée parut excellente , et dès la

LA JOLIE FERME* 107

pointe du jour Lafrance partit avec la lettre du comte. Trois jours après, xnadame Saun vigne reçut la lellre de M. Roux. Elle était encore bien faible; et son mari, qui avait ëlé bien affligé quand il avait su qu'elle avait été si mal , consentit à ce qu'il croyait que sa mère désirait, et il lui fit une ré- ponse fort touchante et pleine des senti-*' mens de la plus sincère reconnaissance; il la terminait ainsi : a Je n'avais calculQ que la moindre portion de douleur que la privation totale de la fortune peut faire éprouver; car je n'avais pas pensé ce que l'on soujffre en voyant les jours de ce qu'on aiilie menacés, sans moyen de pouvoir .y porter remède; mais grâceà vous, ma mère, disait-il 5 ma respectable compagne sera exempte de travaux au-dessus de ses forices^* C'e^t avoir fait ptyixr moi bien plus qu'eue me donnant la vie. Que ne me permettez'*^ v^T^ de vous en témoigner ma reconnais-^ sance, en vous serrant dans mes bras ! Beïm dez, rendez à votre fils la tendresse que

(i08 JOLIE FERMEi?

vouè^avîfez atifï'efbîs pour lui ^ èl"éoïî'î?es- pect égalera 5 etc,^.* » ^^^ Celte missive arriva^ à imadame Sauvi^ gné la mère, el je laisse à penser Tétonne- nient qu'elle causa à cette dame qui ne savait ce que voulait dire une telle lettre de son fils, qu'elle prit pour une dérision ; ce qui Tirrilaplus encore contre lui. Celui- ci ne recevant pas de réponse, vit bien que c'était en vain qu'il s'était flatté de voir revènît sa mère à des sentimens d'amour taaternel , et qu'il fallait y renoncer.

Cependant la fille de la mère Jacques était établie chez madame Sauvigné, et elle la servait avec d'autant plus de zèle, que madanié de Régeville pàysiîï a sa mère une petite pension, pour la dédom- •tnager de ce que sa fille eût fait d'ou- vrage pour elle. Marie venait, en cou- rant, chercher au château, quand elle sortait pour aller à la fontaine,, ce que le médecin ordonnait. La santé de ma- dame Sauvigné se rétablit entièrement.

LA JOLIE FERMJE:. I09

et mesdemoiselles de Régeville eurent la satisfaction de la voir à l'église ^ et de lui dire quelques mots en sortant, qui lui prouvaient le tendre intérêt qu'elles pr^r naient à elle et à sa famille.

La ferme était construite ; il ne fallait plus que s'occuper de Tintérieur, et d'y mettre des bestiaux. Déjà M. de Rége- ville avait acheté la récolte de la derjpîièrç année du bail (i). Déjà les chevaux^ les vaches, les moutons étaient dans les bâtir mens. On avait établi la mère Jacques et ses enfàns pour les soigner, et commen- cer les labours ; car Taîné de «es fils avait dix-huit aiijs, et était déiu bon chai:retier>

Quelque temps après ces opérations^ J^. 4^^ Régeville fit un voyage | P^ari^ il passa près d'un moisj ce qui ennuyait

(1) On paie au cultivateur les frais de labour et d'enseiDencement , on le décharge de la reJe- yance, et on fait la moisson comme si on avait culiivé.

110 li^ IfGLIE FERME*

beâticbtip s^s%n#rl$; Ed<Màrd n'avait plus rien à faire à la ferme , et on ne s^occupait pas de meubler la maison du fermier. A rexceptiôn de la cviisinc , de la laiterie et de la chambre de la mère Jacques ^ tout était vide. On n'avait fait que d^ gros linge 5 et il n'était plus question du trous- seau de la famille Sauvigné , dont on semblait ne plus s'occuper ;, ne faisant au- tre chose pour elle que de faire payer par M. Roux lés 6oo fr. avec une grande exac- titude , et d'envoyer par Marie des choses saines et délicates à madame Sauvigné : du reste ^ on ne parlait plus de les établir dans la jolie ferme. M. Ralet mêmje disait qu'il croyail que le comte était allé à Paris pour la vendre , et cela chagrinait beau- coup les enfans, qui déjà disaient: Si papa vend la jolie ferme 3 nous ferons enlever nos arbres ; certainement nous ne les con- fierons pas à des étrangers.

Edouard. Bien sûrement : si j'avais su de quelle manière tout cela tournerait Je ne

I/A JOLIE FERME. 111'

*

xoe serais pas levé tout l'été dernier à trois heures du malin^ poursuivre les ouvriers; je ne me serais pas privé de la chasse , de la pêche, enfin dt^, tous les plaisirs que j'aurais pu goûter avec papa ; je n'aurais point négligé mes études , pour faire avan* ccr les travaux, et tenir en ordre la.d,ér pense qu'ils occasionaient. Ah ! j'y ai bieu du regret.

.^.Labbé Ralet. Vous avez tort, mon ami ; on ne doit jamais se repentir d'avoir fait une chose utile, et y a-t-il rien qui le soit davantage qu'un bâtiment propre à une exploitation rurale j les connaissan- ces que vous avez acquises, jeu pç^ genre, ne sont-elles rien pour celui qui est ap-- pelé a être un jourj^ropriétaire de grands domaines? connaissances qui vous met- tront à même de n'être pas trompé ^dans; les réparations que vous aurez sans cesse à faire, et sur lesquelles vous gagnerez > ^ant pour le prix que pour la solidité , et qu'en arrivera-t-il ? qu'en faisant sur cet

1i;2 LA JOLIE ferme;

objet de véritables économies , il vous res- tera plus de moyens de soulager les mal- heureux. Croyez-vous que quelques heu- res de sommeil de moins , et quelques plaisirs qui auraient passé aussi rapidemen^t que le temps, ne sont pas bien payés par .ces avantages?

Charles. Je ne sais comment cela se fait 5 mais mon bon ami a toujours raison; car , en dernier résultat , que celte ferme soit à Pierre ou à Paul , cela doit nous être bien indifférent , pourvu qu'elle soit bienbâtie, bien commode, comme celle-ci : pour moi , je ne regrette pas les soins que je me suis donnés.

Edouard. Ils n'étaient pas considé- rables 5 car tu aimais mieux dénicher les oiseaux dans le verger , et faire des bou- quets pour Méîanie , que de voi4: compter les tuiles, les paquets de lattes, peser le fer , le plomb , mesurer les pièces de bois et les pierres , etc.

Charles. Vous suffisiez , monsieur

ï.jt JOLIE FERlMtE. -Il3

anoil frère aîné, à ces soins , et je n'aurais pas voulu vous en ôter le mérite. Moi , je montais sur les arbres pour mieux voir si les ouvriers travaillaient bien, et ne per- daient pas de temps.

"^ Edouard. Voilà une plaisante manière de surveiller des ouvriers.

Mélanie , accourant avec Sophie. O mes amis ! voilà une bien triste nouvelle; la ferme est vendue.

Edouard. Et à qui ?

Mélanie. A une vieille dame de Paris, tjui n'est point une fermière, à une femme riche ; mais ce qui me désole, c'est qu'elle apporte tout ce qui est nécessaire, meu-- bles, linge, argenterie j et moi je n^aurai plus rien à faire, et mes pauvres petites amies ne viendront pas habiter cette de- meure que j'ai vu bâtir avec tant de plaisiri

Uabbè Kaki. Mais cette dame a peut-être des enfans?

Mélanie. Non, maman, m'a dit qu'elle est toute seule ; point de mari,

5,

^l^ JuA JOLIE FERME.

point d'enfans, riche, voilà tout. Je* suis tçûrç qu'elle est on ne peut pas plus desar gréable ; elle va s'établir auchâleau tout le temps que Ton meublera la ferme; mais elle ne s'en occupera pas. Maman a déjà dit que ce serait moi qu'elle en chargerait. En vérité , je ne m'en soucie guère. La famille Sauvigné m'intéres- sait : je me serais volontiers donné de la peine pour elle; mais pour cette vieille femme : oh ! si maman ne l'exige pas, je n'en ferai rien. ,

.^L'abbé Ratet. Vous ferez toujours, dit-il en rentrant dans le château pour VQÎi: |a lettï^e.du comte .ce qui, sera bi^ni car vous êtes raisonnable et complaisante*

Sophie. Tu as raison, ma sœur; à ta plax^Cj je ne ferais rien du tout. Cette' vieille dame ne trouverait rien à son gré: le suis sûre qu'elle est tracassièrcj, jaaaus- sade.

La Comtesse arrivant dans le bosquet. De qui parles- tu donc?

LA JOLIE FEKl!îIE. t iS

Sophie. Je disais que lorsque l'on se mêle des affaires des autres , souvent on s'attire des tracasseries maussades,

La Comtesse. Vraiment. Eh bien! je croyais que c'était de madame de Pon- ttîieu que tu parlais, et tu aurais bien tort 5 car ton papa m'écrit que c'est une femme charmante : elle a été d'une grande beauté, et conserve encore une physio- nomie noble et gracieuse; elle a beau- ^eoup d'esptît, detalens, a toujours vectl dans le plus grand monde : ce sera pour moi une société .très agréable , et qui' ne pourra que vous être utile ^ elle vient ici finir ses jours dans la solitudç^ poiîr^si'y ociéil]ièrdeDieu èt^ lSï>wiMlr dfe ses sem- l>lables; elle gardera la famille Jacques.

Charlesi^^Ah ! tant mieux ; ce sont de honnêtes gens !

Mêlante. -^^^'^t vous n'éprouvez pas, ma mère, du regret, en voyant que famille Sauvigné n'habitera pas la jolie ferme?

Il6 LA, JOLIE FERMJÇ.

La Comtesse. Apparemment ce n'é- tait pas dans les desseins de la Provi- dence, qui fait toujoijçs^^ tout pour Jbe mieux. Mais rentrons pour déjeûner, et nous nous occuperons tout de suite de faire préparer l'appartement de madame de Ponthieu. Je crois qu'elle arrivera ce soir avec mon mari. Toi , mon cher Edouard, dis à Jacques qu'il nettoie par- faitement la maison de la ferme, le pre- miei? j^ Je second , pour que le frotteur puisse, dès ce matin, mettre en couleur et cirer les parquets. Ces ordres donnés, on rentra.

NEUVIÈME ENTRETIEN.

Toute la journée Mélanie fut triste, et Edouard eut de l'humeur : cependant ils se faisaient un sensible plaisir de revoir leur père, car il n'avait jamais fait, de- puis qu'il avait quitté le service , d'aussi longue absence. Après dîner, on alla at-

LA JOLIE FERME. I I7

tendre dans l'avenue ?|ui dbncïtïîsait à la grande route madame dePonlhieu. Sur les sept heures du soir, on entendit les coups de fouet ; et Lafrance , qui courait devant son maître ^ passa en disant que la voi- ture était à une portée de fusil. Madame de Régéville, ses enfans et l'abbé Ralei: se levant, allèrent au devant du comte et de sa compagne de voyage.

Dès que le comte aperçut sa famille, il fit arrêter, et descendit. Madame de Pott- thieu voulut aussi descendre. C'était une femme qui paraissait avoir soixante ans, mais parfaitement conservée : elle étaîi éli habit de voyage très recherché , et au pre- inier abord, on pouvait .^'apercevoir qu'elle avait le meilleur ton ; elle parlait en très bons termes. Les enfans qui s'é- taient fait d'elle ùtiêldée fort désagréaBle, furent tout étonnés de la voir si différente de ce qu'ils la croyaient. Elle avait avec elle une femme de chambre d'environ trente ans, très élégante, et une superbe

Ïl8 I^A JOLIE FERME.

levrette 5 que Von aurait prise ptfut* un chien d'albâtre, tant elle avait la peau blan- che et Iransparenle! Du reste , la voiture ctait remplie de cartons , de paquets, de «acs de taffetas de toute grandeur et de toute couleur; mais rien à qui madame de Ponlhieu prit autant d'intérêt qu'a une petite cassette qui paraissait assez lourde: elle la recommanda bien à Camille; c'é- tait le nom de sa femme de chambre. On porta tout dans l'appartement de itiadame de Ponthieu, et on Pinvita à se mettre à table ; car on n'avait fait à Sainl-Lô qu'un déjeûner-dîner 5 afin de pouvoir souper ide bonne heure , et que madame de Pon- lhieu pût se reposer. Elle fut très aimable pendant le repas, parlant de toùÈ avec facilité, et témoignant à madame de Ré- gevillele plus vifdésir de lui plaire. L'abbé lui demanda à quelle heure le lendemain elle irait voir la jolie ferme ?

Madame de Ponlhieu. Je n'y mettrai pas le pied que tout ne soit prêt pour que

LA JOLIE FEilME. l I9

je puisse y loger; je m'en rapporte entiè- rement à tout ce que feront M. et madame de Régeville. J*ai acheté sans voir, j'irai y demeurer sans en savoir davantage. D'ici je vous demande la permission de ne pas sortir du château , je déteste la pro- menade et je crains les intempéries.

ha Comtesse. -Vous ferez . madame^, tout ce qui vous conviendra: soyez sûre que vous serez ici^comme dans votre pro^ pre famille.

Madarne de Ponlliieu. J'y compte, madame , et j^ai trop d'obligations à M. de Régeville pour ne pas être cer laine que vous me voyez avec plaisir. On est si bien avec ceux dont on fait le bon- heur î On n'en dit pas davantage , et on conduisit madame de Ponthieu dans son appartement, Camille l'attendait pour la déshabiller.

Les domestiques , qui sont les mêmes partout 5 c'est-à-dire curieux , deman- dèrent à cette demoiselle Camille qui était

120 Ï*A JOLIE FERME.

sa maîtresse? Je n'en sais rien, dit^elle; c'est M. le comte qui m'a placée auprès d'elle ^ et je n'ai vu ma maîtresse qu'aux Champs-Elysées 5 M. le comte m'avait donné rendez-vous. La voiture s'est arrê- tée ; j'ai monté dedans , et me voilà. On m'a dit que madame se nomme de Pon- tliieu, mais je n'en "Ssais pas davantage. J'igliore ce qu'elle a dans ses malles et dans tous ses paquets ; ce n'est pas moi qui les ai faits : du reste , elle paraît bonne maîtresse; et puis ce n'est pas un ma- riage. Si je m'ennuie dans sa ferme , je retournerai à Paris. Ce récit ne satisfît pas nos curieux , mais fît prendre de madame de Ponlhieu une idée extraordinaire . Nous verrons par la suite si on avait raison de la croire une femme bizarre.

Le lendemain , de grand malin. ^ M. et madame de Régeville entrèrent chez ma- dame de Ponthieu , et y restèrent enfer- més trois heures, pendant que leurs enfans prenaient leur leçon avec l'abbé Ralet.

LA JOLIE FERlMtE> 131

Ils auraient bien voulu lui demander ce qu'il pensait de celle qui avait acheté la jo- lie ferme; mais ils savaient qu'iln'^imait pas les questions, et que de tous les défauts ^ celui qu'il détestait le plus , était la curio- sité. Ils se turent; mais ils pensaient tou- jours à la famille Sauvigné , en regrettant qu'elle n'eût pas l'agréable habitation qui lui avait été destinée. Le comte vint en sor-» tant de chez madame de Ponthieu, pour chercher ses fils, afin d'aller voir si tout était prêt a recevoir les meubles , qui ne tarderaient pas à arriver.

Cependant Qti fut. deux jours sans que rien ne vînt; dans cet intervalle, madame de Régeville rencontra Pauline et sa sœur sur la place. Elle les aborda et leur dit : qu'il y aurait incessamment unefor,tJ:)elle fête à la jolie ferme, dont la propriétaire se mettrait en possession dans quelques jours. Il est essentiel que vous y veniez. Mon père ne le voudra pas. Nous le lui ferons vouloir.

6

Î2È XA JOLIE FERME*

Madame de Ponlliîeu est une veuve ri- che, sans enfans; elle peut letre utile k. votre famille ; il ne faut pas repousser lea ressources que la Providence nous envoie^

Pauline, Cela ne sera pas possible j M. Sauvigné ne le voudra pas, et elles se séparèrent. Un soir Marie vint au châ- teau ^ et remit à la comtesse une lettre de madame Sauvigné , qui en contenait une autre de sa belle-mère. Je vais les rap- porter l'une et Pautre.

Lettre de madame Sauvigné à la comtesse

de Régeville^

Saint-Lô, le 6 niai 182tl^^

'<c Vous serez sûrement, madame la Comtesse, aussi surprise que moi, en li- '^sant la lettre de ma belle-mère. Voilà la première fois qu'elle m'honore du nom de fille ; j'en suis bien satisfaite. M. Sauvigné permet que nous soyons à la fête. La caisse indiquée par la lettre est arrivée ; tout est

LA JOLIE FERME» 123

du meilleur goût et d'une simplicité char- piante. Ce qui est fort extraordinaire, c'est que tous les habits et les robes sont faits à la taille de ceux à qui ils sont des- tinés : enfin nous irons a la fête, et nous y paraîtrons très décemment. Excusez- moi auprès de madame de Ponthieu, si je n'ai pas l'honneur de la voir avant le jour de cette agréable réunion; mais je craindrais de la déranger : on dîf qu'elle ne reçoit personne.

y> Recevez 5 madame, les assurances, etc., etc.

y> LuciLE DE Sauvigné. »

Lellre.de madame de Sauvigné à sa bru.

Paris, le 2 mai 1821.

<( Le temps qui rompt quelquefois les unions les plus tendres, amortit aussi les ressenti mens les plus justes et les plus vifs. J'approche ma fin, et je veux vous donner une marque que j'ai cessé.

Ij24 X.A JOLIE FERME.

ma fille ^ de vous haïr. Vous recevrez , en même temps que celle-ci , une caisse vous trouverez tout ce qui peut voiis faire paraître 5 vous 5 votre mari et vos enfans, d'une manière , sinon riche , au moins décente. Vous m'obligerez de vous en servir pour aller à la fête que doit don- ner madame de Ponthieu. lorsqu'elle s'é^ tablira dans cette jolie ferme que votre mari n'a pas voulu acquérir, je ne sais trop pourquoi, si ce n'est, parce que c'est un original 5 qui Fa toujours été, et le sera tant qu'il vivra. Je désire que vpu$ cherchiez à vous lier avec madame de Ponthieu : c*est ma meilleure amie; noua ne nous sommes jamais perdues (Je ^y^i elle n'a point d'enfans : si les vôtres lui plaisent, elle les adoptera, et réparera les folies de leur grand- père. Dites à moii fils que j'ai reçu dans le temps sa lettre^ que je n'y ai rien compris : c'est lui ou moi qui ne savons ce que nous disons : comme la mère, je réclame la priorité^

JOLIE FERME. 1^5

surtout à VOUS assurer, mes filles , ainsi qu'Auguste et ses fils, des sentimens que la nature vous donne sur mon cœur.

» Votre mère,

» Eléonore Montbrun de Sauvigné. »

Madame de Régeville appela ses filles, «t leur lut les deux lettres ; elles en éprou- vèrent une joie extrême. Nous les ver- a^ons, ces aimables jeunes personnes, à la fête. C'est alors que nous y trouverons "vraiment du plaisir, et puis nous pouvons nous dire : Il est bien possible que ma- dame de Ponthieu laisse sa jolie ferme aux enfans de son amie, puisqu'elle est riche et n'a point d'enfans. Ah ! quel plai- sir si cel)ien pouvait être un jour celui de nos bons amis !

La Comtesse. Ainsi vous voyez cette Î3onne et aimable femme déjà morte , pour que vos jolies voisines soient en pos- session du bien qu'elle ne leur laissera peut-être pas. O jeunesse, jeunesse! avec

126 I.A JOLIE FERME.

qttèille légèreté vous parlez des événement les plus graves de la vie ! mais il faut vous laisser cette innoGenlç étourderie. Voa§ rendre par trop circonspecte, se serait oter au papillon ses ailes parées de vives couleurs qui le portent de fleurs en fleurs. La jeunesse et le printemps se rassem- blent ; tout y parle à l'imagination, et embellit les sujets les plus tristes, comme la fleur nouvelle croît sur les rochers les plus escarpés, quand le zéphyr ranime la nature

Le Comte. Fort bien ! ceci est poé- tique (i), ma chère : vous partagez un peu le délire de nos enfans.

La Cùmtesse. J'en conviens; îe me sens heureuse du bonheur de la digne ma- dame Sauvigné. Celte bonne mère, quelle joie elle éprouvera en s'occupant de la toilette de ses filles ! comme elles seront

(i) A ceUe époque, on ne se servait pas, dans le style, du mot romantique.

LA JOLIE FERME. 127

jolies, étant bien mises! C'est beaucoup que le sauvage n'ait pas tout renvoyé. Je vais écrire à Lucile, pour lui faire mon compliment, et lui dire tout le plaisir que nous nous faisons d'être à la fête, puisque nous aurons celui de l'y voir ainsi que sa belle famille ; et elle rentra pour ^écrire et renvoyer Marie. Ses filles la sui- virent. Mélanie eût bien voulu aller voir la parure de ses voisines ; Sophie le dési- rait aussi : mais on craignait que cela ne contrariât le philosophe. Cependant ma- dame de Régeville , qui aimait aller au- devant des désirs de ses filles, ajouta, par post'Scripturn^ à sa létftè :

<c S'il n'y avait pas d'indiscrétion , Mé- lanie et Sophie auraient un grand plaisir a aller passer quelques instans avec leurs aimables voisines, les voir, et les parures que leur aïeule leui3nvoie. » Marie partit et revint aussitôt dire que ces demoiselles feraient beaucoup d'honneur à mesdemoi- selles Sauvigné, si elles voulaient venir

1:28 LA JOLIE FERME.

chez elles; qu'elles leur eii éviteraient la peine 5 en leur faisant porter ce qui leur est arrivé de Paris, mais que ce serait* bien embarrassant. On se mit aussitôt en cliemin avec Vicloir^ qui était la seule de ses femmes à qui la comtesse confiât ses filles. Marie courait devant pour qu'elles n'attendissent pas à la porte , qu'elle leur, ouvrit aussitôt qu'elles se pre'sentèrent.

DIXIEME ENTRETIEN.

Pauline. Ah ! mesdemoiselles y que j'ai de plaisir à vous voir! Venez dans la chambre de maman , nous avons étalé tout ce que raa bonne maman nous en- voie 5 et qui est charmant.

Mêlante. Nous nous faisons un grand plaisir de partager ^ffi^e satisfaction.

Jdélqïde. On ne passe plus par la cuisine. Papa a fait ouvrir une porte-fe- nêtre sur le jardin. En effet, on tournait

LA JOLIE FERME. 129

l'angle de la maison , et oîi se trouvait sur un petit parterre sur lequel donnait cette porte. La chambre était tendue en toile bleue et blanclie; avec les rideaux pareils; les chaises de canne avaient remplacé celles de grosse paille , qui étaient les seules qui y fussent , quand madame de Régeville et sa fille vinrent au secours de Lucile : enfin tout avail pris un aspeét moins âpre, et on voyait que M. Sauvi- gné se laissait peu a peu gagner par le dé- sir de rendre sa femme et ses filles plus heureuses.

Madame Sauvigné reçut les filles de sa bienfaitrice avec l'expression d'une sin- cère afFeclion , et cependant elle était loin de savoir tout ce qu'elle devait à leur joaère. On fut enchanté des ajustemens qui étaient destinés pour la fête. Si j'en faisais la description, on aurait peut-être peine à comprendre comment cela pou- vait être joli; car ces mêmes parures, si agréables alors, seraient aujourd'hui bien

l3o I^A JOLIE FERME,

ridicules ; des mousselines des Indes dou- blées de taffetas couleur de rose pour les filles, de taffetas jaune pour la mère; des Perses d'une extrême finesse , mais à grands ramages ; des robes à plis , ratta- chées par une ceinture à boucles ; un manteau à grande queue ; des manchettes de dentelles ou de blondes à trois rangs 5 des écharpes de dentelles noires , d'autres de taffetas blanc , garnies de blondes ; des bonnets montés avec des rubans de couleur, des échelles pareilles ; des nœuds démanches, des aigrettes pour les jeunes personnes, des bouquets de fleurs d'Ita- lie ; enfin des paniers , qui , parce que c'était pour la campagne , n'avaient pas plus de deux aunes de tour. Joignez à cela des esclavages de perles, des colliers de grenat, des boucles d'oreille de dia- mans pour la mère , de perles pour les jeunes personnes, des boîtes à mouches, des flacons, des ciseaux , des dés d'or ou le métal n'était pas épargné^ mais dont

LA JOLIE FERME. iSl

forme n'avait rien de Télégance dés bijoux que Ton suit à présent. Que Ton juge du plaisir que ces aimables enfans éprouvèrent, en retrouvant, ainsi que leur mère, une partie de ce qu'elles avaient sacrifié à Tarrangement des affaires des deux successions, dans lesquelles, loin d'avoir hérité, leur père s'était chargé des dettes qui excédaient les fonds. Méla- nie voulut que Pauline essayât une des robes ; elle lui allait à ravir. C'est une chosç extraordinaire, disait madame Sau- vigné , que ma belle-mère ait pu avoir nos mesures pour faire nios robes ' âùssi bien à nos tailles ! Les habits de mon mari et de mes fils vont de même parfaitement bien; et ce qui est singulier, c'est qu'elle ne m'a jamais vue ni aucun de mes en- fans. C'est fort surprenant, disËif Me- lanie. On offrit à ces demoiselles de se rafraîchir : elles acceptèrent une tasse de lait , qu'elles trouvèrent meilleur que ce- lui du château 5 et cela pouvait être. Un

j[32 I^A JOLIE FERMÉV

troupeau considérable ne peut jamais être soigné , et surlout nourri , comme une ou deux vaches. Mesdemoiselles aéRége- ville ne virent point MM. Sauvigné ; ils étaient sortis dès le matin pour vendre des luzernes qui leur restaient de la der- îiière récolle. Mélanie n'en fut pas fâchée; elle n'aimait pas le père, et s'erabarras- ^ait peu des fils. Victoire avertit ces de- moiselles que l'heure du dîner appro- chait : elles quittèrent avec regret la mère et les filles , désirant vivement que le jour de la fête ne fût pas retardé. On revint au château rendre compte a la comtesse de tout ce que l'on avait vu.

Sophie. —- Oh î maman , comme tout ce que madame Sauvigné a envoyé à ses filles est beau et du meilleur goût !

Mélanie. 11 n'y a pas que des pa- rures 5 il y a aussi une grande malle pleine du plus beau linge. C'est bien singulier qu'elle leur ait donné tout cela après avoir été vingt-cinq ans sans vouloir voir ses

LA JOLIE FERME. 1 33

enfans , qui depuis deux ans étaient ré-^ duits à la pauvreté, pour qu'elle pût rester dans Taisance.

Madame de Pontlûeu. Je me suis intimement liée avec madame Sauvigné ; je_ne disconviens pas qu'elle a eu de grands torts : cependant elle n'a point eu celui qu'on lui attribue , de la dureté en- vers sa famille: son fils lui a toujours laissé ignorer de quelle manière il avait liquidé les successions; elle croyait qu'il avait con- servé assez de bien de sa ferme pour vivre dans une situation tranquille et douce, et il n'y a*que fort peu de temps qu'elle sait qu'il a condamné sa femme et ses en- fans aux travaux les plus pénibles, pour assurer à sa mère une position agréabl^i.; elle en a été fort touchée, çt au moment elle a su que j'avais acheté la jolie ferme dans le voisinage de la maison qu'ha- bitaient ses enfans, elle m'a bien priée de veiller à ce que ses petites-filles et leur mère ne manquassent de rien; elle s'e&t

1^4 ^-^ JOLIE FERME.

plu à leur faire retrouver une partie de ce qu'elles ont perdu pour elle : ainsi, ma*? demoiselle, vous voyez qu'à présent elle tâche de réparer, autant qu'elle le peut , le mal qu'elle a causé sans le savoir.

Mêlante. Pourquoi ne veut-elle pas voir son fils? Comment une mère peut-elle se résoudre à vivre séparée de ses enfans ?

La Comtesse. Je suis ^ ma phère Mé- lanie, fort étonnée que vous vous permet- tiez déjuger la conduite de madame Sau- vigne 5 et plus encore que vous vous en expliquiez si légèrement avec madame ^ que vous savez être sOtU amie.*

Madame de Ponthleu. •— Laissez , laissez-la parler librementî on n^apprend, hélas ! que trop tôt à déguiser la vérité»

Mèlanie. Madame m'excusera, mais c'est que j'aime beaucoup Pauline. Oh! je n'oublierai jamais l'instant ou elle m'a arrêtée dans la ruelle, pour me dire que sa mère se mourait. Si vous aviez vu , madame, quel profond désespoir se pei-

LA JOLIE FERME. 1 35

gnait dans ses traits. Pauline est belle ; mais il y a surtout dans sa physionomie quelque chose de si touchant, qu'on ne peut la regarder sans mêler ses larmes aux siennes ; et puis, si vous aviez été quand elle soignait sa mère. Quelle tendresse! quel dévouement! On voyait dans ses re- gards qu'elle ne comptait la vie qu'autant qu'elle pouvait être utile à sa mère. Oui, je suis sûre qu'elle serait morte , si ma'- dame Sauvigné eût succombé à sa maladie. En voyant ces deux intéressantes créa- tures souffrir autant, je vous avoue que j'en voulais au mari de les condamner à autâtit de peines; mais puisque vous as- *surez , madame , que madame Sauvigna changera de conduite avec ses enfans > je tiié' raccommoderai avec elle. Quant à M. Sauvigné , Marie dit qu'il est bien plus aimable depuis que sa femme a été ma- lade.

La Comtesst}^— Comment le sait-elle? Elle n'entrait pas avant dans la maison*

l36 I^A JOLIE FERME.

Mêlante C'est Adélaïde qui le lui a dit.

La Comtesse. Ainsi vous avez eu avec elle une longue conversation ?

Mélanie. Non, maman ; j'ai entendu qu'elle le disait à Victoire.

La Comtesse. —Je suis fâcliéej ma fille^, que vous donniez à madame une aussi mau- vaise opinion de votre éducation. A quoi a-t-il servi que je ne vous aie pas abandon- née un instant aux soins de mes femmes depuis votre naissance, si vous profilez d'un peu plus de liberté que la campagne vous donne, pour entrer en relation avec des personnes qui peuvent être estima- bles , avoir même des vertus supérieures à celles de notre classe, mais auxquelles le défaut d'instruction donne un bavardage que malheureusement trop de femmes ont acquis dans leur jeunesse , par l'exemple de leurs fifouvernantes.

Mélanie. Maman , j'ai eu tort ; je ne l'aurai plus ; mais je vous assure que je

XA JOLIE FEr.ME. iSy

n'ai été entraînée que par le vif intérêt que mesdemoiselles Sauvigné m'inspirent.

Madame de Ponthieu. Et que j'es- père que les petites-filles de mon amie mériteront toujours. Venez , ma chère Mélanie, que je vous remercie, au nom de mon amie , de vous être réconciliée avec elle; peut-être un jour aura-t-elle l'honneur de vous connaître, et alors vous verrez qu'elle n'est point dure, et encore moins méchante : elle adorait son fils , et avait mis en lui ses plus chères espérances; mais elle était vaine et légère ; défaut que l'adulation des hommes et une grande for- tune portèrent au plus haut degré. Elle en a été punie; elle veut en réparer les suites funestes. A ces titres, j'espère qu'elle méritera l'estime d'une famille comme la vôtre , si jamais elle vient dans ce pays.

Mêlante. Oh ! maman, vous devriez bien lui écrire que nous aurions tous un grand plaisir à la voir; elle trouverait sa bru et ses petites-filles si aimables !

6.

x38 liA JOLIE FERME.

La Comtesse. Ga que madame, qui est l'amie intime de madame Sauvigné , n'a pu encore obtenir, je n'aurais pas la |)rétention qu'on me l'accordât. Laissons faire au temps, qui peu à peu cicalrise les plaies. L'orgueil maternel a peine à faire des démarches qui le blesseraient. En général, mes enfans, je le dis devant madame , parce qu.^elle pense sur cela comme moi : rien de si fâcheux que d'a- voir eu tort : c'est pourquoi il faut tâcher de ne l'avoir que le moins possible ; car on se trouve entre deux extrémités péni- bles, ou de persister dans sa faute, ou d'éprouver l'humiliation d'en convenir. Cependant pour une âme Jionnête^ ibn'y a pas à balancer : aussi je suis bien sûre que madame Sauvigné cédera un jour au besoin d'êlre mère ; c'"est à madame seule que nous devrons ce miracle.

Pendant que ces dames s'entretenaient ainsi, MM. de Régeville revinrent. Les chariots qui portaient les meubles et les

LA JOLIE FERME. X^Of

malles de madame de Ponlhieu, étaient arrivés ^ et l'abbé Ralel était resté à les faire décharger. Il demande , madame , dit le comte, en s'adressant à l'amie de la mère de la famille Sauvigné, que vous vouliez bien lui dire de quelle manière vous désirez que l'on place les meubles, tant au premier qu'au second. Si vous aviez voulu aller jusqu'à la ferme , il fait beau.

Madame de Ponihieu. Je ne suis pas habillée ; je crains de rencontrer du monde.

Le Comte. Vous ne rencontrerez per- sonne en passant par le parc ; vous y serez tout de suite.

Madame de Pontkieu. Il faut faire ce que vous voulez. Attendez-moi, je vais remonter dans mon appartement pour changer de robe ; je suis à vous.

Le Comte. Le goût de la parure est le dernier que perdent les femmes, long- temps après qu'elles n'ont plus la possi-

I/^O lUX JOLIE FERME^

bilité de plaire: elles en cherchent les moyens, qui souvenj Içiir nuisent plus qu'elles ne se l'imaginent.

La Comtesse. C'e$t. votre faute, mes- sieurs ; vous faites trop de cas des agré- mens extérieurs pour que nous ne cher- chions pas à les acquérir, même aux dé- pens de ceux que le temps n'enlève pas.

Le Comte. Je connais une femnie qui a su les réunir, et celles qui lui res- semblent sont seules des compagnes dé- i

siraibles.

Madame de Ponthieu revient, la robe attachée avec la ceinture et le mantgau relevé, une calèche de tafiet;^,|r^j>; avec un petit parftsol pareil, monté sur une canne^fi^ès haut^^^pl, tojji c|k^ï|oar ^tra- verser un chemin de quelques toises , et ^e rendre dans une ferme , au milieu djS^ tous les embarras d'un emménagement. Camille suivait sa maîtresse, l'air aussi bégueule qu'il le fallait pour lui^ippi^yenir. Le comte donne le bras à sa voisine. Ma-

li^fbtif^^ERMiÈ:. 141

dame de Regeville le suit avec ses filles , qui étaient fort aïses^'dêviiir tout ce que madame de Ponlhieu avait fait venir Paris. Camille portait les clés de tous les coffres et de toutes les malles, qui étaient fort considérables, et contcnaientles choses les plus curieuses. Madame de Ponthieu, qui n'avait pas vu son acquisition, ?e fî^ju- rait qu'elle ressemblait à tous les bâtimens de ferme qui, ordinairement, constrùiis* pièce à pièce et à mesure que l'on a be- soin d'agrandir le local, n'offrent presque ïjamais rien de régulier; elle fut frappée d'étonnement, en entrant dans la cour, de la symétrie qui y régnait.

Un pavé fort large bordait les bâli- meîis , éf 'pai" sa disposition en pente ^ et le soin de le tenir toujours propre , on péwaît, s^iis se mouiller les pieds, faire le t56ur âè Ik cour. Le fumier se trouvait autour de l'abreuvoir, se jouaient les oies, les èàiiiai'dr et niême une fort lielle paire de cygnes qui avaient au bord leur

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niaison; le colombier, bâli en toun , se trouvait au midi ; la fontaine au nod; rentrée de la ferme , au couchant , e la maison, au levant. C'était un corps le logis double , ayant neuf croisées de f^e, et donnant, comme nous l'avons dit, r la cour et sur les vergers. Tout ce ai était itecessaire à l'exploitation, était u rez-de-chaussée ; et contre l'usage s fermes, on trouvait l'escalier à une exii- niité de la maison, rendant dans un pit vestibule, Ton avait placé au fond re statue de Gérés.

Les deux apparlemens du premiei t lin second, étaient distribués avec be. - coup de goût, et étaient extrêmement coi- modes. Au premier, était un antichamb , un fort beau salon,- une très belle cha - bve à coucher, un cabinet de toilette, ne chambre de femme de chambre et mèid un boudoir. Madame de Ponthieu fut ( chantée de son logement, et ne supp sait pas qu'à cinquante lieues de Pari

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LA JOLIE FERME. l43

dans une campagne isolée, ou put êlre aussi bien.

Le second était composé de moins grandes pièces , mais pouvait contenir beaucoup plus de personnes. On choisit, comme de raison , les meubles les plus riches pour le premier, que madame de Ponthieu devait occuper ; mais il en res- tait encore de très agréables pour le se- cond. Au premier, des tapisseries d'An- busson , un lit , des rideaux de damas cramoisi, les commodes, les secrétaires du fameux Boule (i) et de la Chine. Au second , lout sera meublé en perses et de meubles de palissandre.

On descendit dans ce qui était réelle- ment la ferme. Madame de Ponthieu en fut très contente ; tout y plaisait par Tor- dre et l'extrême propreté qui y régnaient. La mère Jacques et sa famille furent pré-

(i) Un des plas fameux et des plus habiles ébénistes de ce temps.

1^2 I^A JOLIE FERME.

niaison; le colombier, bâti en tourelle, se trouvait au midi ; la fontaine au nord; l'entrée de la ferme , au couchant , et la maison, au levant. C'était un corps de logis double , ayant neuf croisées de face, et donnant, comme nous l'avons dit, sur la cour et sur les vergers. Tout ce qui était Nécessaire à l'exploitation, était au rez-de-chaussée ; et contre l'usage des fermes, on trouvait l'escalier à une extré- mité de la maison , rendant dans un petit vestibule, l'on avait placé au fond une statue de Cérès.

Les deux appartemens du premier et du second, étaient distribués avec beau- coup de goût, et étaient extrêmement com- modes. Au premier, était un antichambre, un fort beau salon, une très belle cham- bre à coucher, un cabinet de toilette, une chambre de femme de chambre et même un boudoir. Madame de Ponthieu fut en* chantée de son logement, et ne suppo- sait pas qu'à cinquante lieuqs de Paris,

LA JOLIE FERME. l43

dans une campagne isolée, on put être aussi bien.

Le second était composé de moins grandes pièces , mais pouvait contenir beaucoup plus de personnes. On choisit, comme de raison , les meubles les plus riches pour le premier, que madame de Ponthieu devait occuper; mais il en res- tait encore de très agréables pour le se- cond. Au premier, des tapisseries d'Aù- busson , un lit , des rideaux de damas cramoisi, les commodes, les secrétaires du fameux Boule (i) et de la Chine. Au second^ tout sera meublé en perses et de meubles de palissandre.

On descendit dans ce qui était réelle- ment la ferme. Madame de Ponthieu en fut très contente ; tout y plaisait par Tor- dre et l'extrême propreté qui y régnaient. La mère Jacques et sa famille furent pré-

(i) Un des plus fameux et des plus habiles ébénistes de ce temps.

!^4 I^:^. JOLIE FERME.

sentées par la comtesse à leur nouvelle maîtresse j qui les accueillit avec bonté. Marie se trouvait chez sa mère, et elle ouvrait de grands yeux en voyant toutes les belles choses que madame de Pon- thieu avait fait venir de Paris. Mélanie dit à la nouvelle propriétaire , que cette bonne fille servait madame Sauvigne' : alors madame de Ponthieu demanda des nouvelles de la famille. Marie assura qu'elle se portait bien, surtout les demoi- selles, depuis que leur bonne maman leur avait envoyé tout plein de parures. JSIIe chargea Marie de faire ses compïi- mens à M. et à madame Sauvigne, et de leur dire qu'elle les attendait ainsi que leui^ enfans dimanche prochain, jour elle viendrait habiter îa ferme.

ONZIEME ENTRETIEN.

Le jour de la fête approchait, et ma dame Sauvigne ne pensait pas sans or

LA JOLIE FERME. l45-

0ueil que ses jolies, dont rainée avait dix- huit ans et la cadette seize, seraient les* plus jolies personnes de toutes celles qui s'y trouveraient : c'est un frêle avantage que la beauté, et elle attire souvent plus de chagrins que de plaisirs ; cependant il est difficile qu'une mère ne soit pas flattée d'entendre dire que sa fille est belle, sur- tout si elle unit cet avantage à tout ce qui est fait pour intéresser; un esprit cultivé, un cœur excellent et des vertus que le malheur a éprouvées 5 et dont mademoi- selle Sauvigné était sortie victorieuse. La patience, la résignation, son amour cons- tant du travail, quel qu'il pût être, pourvu qu'il fut utile à ses parens; voilà ce qui distinguait Pauline. Adélaïde avait aussi de fort belles qualités : on la trouvait plus orgueilleuse que sa sœur; ayant souffert avec moins de courage qu'elle ^ souvent elle ajoutait aux maux réels, tous ceux d'imagination; elle était plus jeune que

7

l46 lu, jpiljE FERME,

Paplinç, et Texemple parfait de sa sœur pouvait men suliire pour faire disparaîtra ces légères taches.

Quant au fils aîné, il avait toutes les vertus de son père; son courage ^ son ac-- tiyité 5 son intacte probité ; il j joignait rarné^ilé (k sa mère : enfin, Frédéric: était un très aimable jeune homme, et SQO père ne lui reprochait gua de cpnser- ver un peu trop les manières de la ville*: i~„,Mpj!i fils, lui disait-il, il faut oublier que iious avons eu trente mille livres de rentes ; nous ne sommes plus que de pau-- vres cultivateurs. 11 ne pouvait quitter le^ habits à la française, ses cheveux étaient fti$^s et poudrés 1 tandis que ses frères,, beaucoup plus jeunes que lui, trouvaierife Iça yetemens des gens de la campagne Iréâ côiùmodes , et les travaux agresl^es plus agréables , que de passer leur vie à traduire Horace et Ciçéfon, dont ils ne sentaient pas encore les beautés : aussi

LA JOLIE FERME. X

s'(3taient-ils bientôt ployés à leur nouveait genre de vie; ils étaient déjà fort bons jardiniers j ce que madame Sauvigné voyait avec chagfin, car elle leur troiï»- vait de Tesprit naturel. Ils avaient une mémoire heureuse; il était fâcheux d'em* ployer ces dons de la nature à bêcher, fouiller 5 planter du matin au soir. Au moins, le jour de la fête, elle aura le plaisir de les voir mis en citadins; mais elle craint déjà qu'ils n'aient l'air gauche dans des habits dont ils ont presque perda l'usage, parce qu'ils étaient encore fort jejunes, quand leurs parens furent rui-^ né§.

II ne restait qu'un embarras peu ira^ ^portant 5 c'était d'avoir quelqu'un pôifr friser et coiffer ces dames le jour de la fête : Agathe vint s'offrir, après en avoir .demande la permission à sa maîtresse; et eÏÏe fut acceptée avec un grand plaisir. Victoire voulait aussi venir parer la mère et les filles ; mais la première la remercia.

l48 LA JOLIE FEUME.

en disant qu'elles se rendraient mutuelle- ment le service de s'habiller. Le samedi fut employé en préparatifs chez madame de Ponlhieu et chez madame Sauvigné;, mais ceux de la jolie ferme étaient bien plus considérables. On n'avait point placé lit dans la chambre à coucher, afin que cette pièce pût servir de salon, et que Ton mît la table dans celle qui la précédait y x;ar il est à remarquer que toutes les fêles, à la cour comme au village, supposent toujours un grand repas. Le dîner était pour vingt-cinq personnes , et les cuisi- niers du château avaient été employés de- éÏÏî^ trois jours à le préparer : tout ùù qu'on avait pu trouver de plus recherché "dans la province, y devait être servi. On avait fait dresser dans le verger une tentée sous laquelle on plaça une table de cent couverts pour les paysans, dont la mère Jacques devait faire les honneurs.

Dans quelle inquiétude on passa la nuit du samedi au dimanche! Le jour était

LA JOLIE FERME, ^49

sombre 5 et on craignait la pluie. Dès le matin, Mélanie , réveillée par les cloches qui annoncent la fêle, enlr'ouvre le ri- deau de sa croisée; car l'impatience ne Jui permet pas de rester dans son lit. Le disque du soleil n'est point encore au- dessus de l'horizon , et le ciel ne fait pas «dater sa splendeur. Mélanie se persuade qu'il va pleuvoir^ et que le peu de clarté du soleil annonce une journée orageuse; elle réveille Sophie pour le lui dire : celle- ^i, ouvrant à peine les yeux, voit ou croit voir un ciel nébuleux. Mesdemoiselles de iHégeville se désolent : comment feront nos jolies voisines ? Il faut que maman leur envoie sa voiture pour les amener à la ferme ; et l'aînée allait passer chez la comtesse, quand elle entendit l'horloge ;du château sonner cinq heures : Je suis folle, se dit-elle, il est loin d'être Theure de partir; et ouvrant sa croisée, elle vit le soleil dardant ses premiers rayons, et .le ciel d'un bleu d'azur annonçant aucon-

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^î5o XA JOLIE FERME.

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.traire que la journée serait Belle; elle alla pour le dire à Sophie , mais elle était déjà yqndormie, Mélanie prit le parti de se ^recoucher; et comme il arrive tVujOurs que quand mie grande agitation a em- pêché de dormir une partie de la rihît, ,1a nature reprend ses droits, on s'endort a lapointe du jour, et puis on se réveille tard, bien tard ; et c'est ce qui serait arrivé à Pauline, si Victoire n'était venue lui dire qu'il était sept heures.

Est-il possible ! et elle se hâta de se levier et de s'habiller; car madame de Ponthieu avait dit qu'elle vouîàtt 'aller âe bonne heure a la ferme, et y ^donner à déieûner à M. et à rriâdame tle Rëgeyîîte ^ avant que personne ne lut arrivé ; eft quoi- qïîi ce fut dès neu

dame de Ponthieu avait décidé que l'on serait tout habillé pour ce moment-là, afin de n'être pas obligé de revenir au château.

Quand Mélanie vit madame de Pon-

LA JOLIE FER]\fte. l5l

thieu, elle lui trouya quelque chose dans la physionomie de plus doux ef de plus ^nsible qu'elle ne Pavait eu jusque-là. Elle serrait les mains de madaMe de Ré- ^eville avec une vive émotion; elle lui disait : <^ Ce jour sera le plus beau de ma vie ! et c'est à vous , c'est au cher conùfe que je le dois. » Les enfans ne pouvaient concevoir qu'elle dût tant de reconnais- :sance à leur famille , pour lui avoir vendu un bien à sa valeur. On" se 'i^éiid à la ferme ; la femme Jacques avait eu ordre ^ie préparer le déjeûner; du beurre battu 4ÎÛ malin, fait avec de la crème frâicné'(i), des œufs nouvellement pondus, dès fraises, des galettes de fleur de ïarine, et tout cela, excepté le café, venant du produit

'^'j te' beurre battu du jour peut être fort, 's'il est fait avec de la vieille crème :?c^]f«|, ar- rive quand on n'a qu'une vache , parce qu'il faut quelquefois attendre quinze jours pour avoir as-

■■■'■•■ :lj ,

4$ez de crêmé ^ur mettre dans la baratte.

l52 liA JOLIE FERME.

de la ferme. Madame de Ponthieu trouva le déjeuner excellent : lorsque le cœur est content, on n'est difficile sur rien y tout est à Tunisson du bonheur que l'on éprouve^ Mais qu'a-t-elle donc , me direz-vous, pour être si heureuse? Je pense comme Melanie et Edouard : il n'y a rien de bien merveilleux à acheter un bien à votre con- venance, quand vous avez de quoi le >payer; et cependant elle paraît ravie : on dirait qu'elle a dix ans de moins^ Il n'en -est pas tout-à-fait de même chez M, Sau-

vigne.

On était inquiet , tourmenté d'une crainte peut-être ridicule, mais dont les infortunés ne se garantissent que difficile- ment. Ceux dont de longues infortunes ont désenchanté la vie, même à l'âge tout doit paraître sous un aspect riant, ressemblent à ces malades que de longues infirmités retiennent couchés sur le dos; ils souffrent et de leurs maux et de l'effet qu'ils produisent , en leur ôtant la possi-

LA JOLIE FERME. l53

Lilité de sortir de leur lit; bientôt ils sont couverts de plaies, qui leur causent de vives douleurs; on ne peut plus les tou- cher, les remuer, sans leur faire endurer des angoisses insupportables ; de même l'homme que la fortune persécute depuis long-temps, ne voit qu'avec effroi tous les moyens qu'on lui prépare pour sortir de l'abîme la pauvreté l'a plongé : tout le blesse , son amour-propre est irri^*- table, sa sensibilité excessive, et ce qu'il désire , c'est qu'on l'oublie et qu'on ne le force pas à rentrer en lice avec la destinée qil'il ne croit pas lui devoir être favorable : voilà ce qu'étaient M. et madame Sauvigné et Ies;.aînés de leurs enfans. Ea vain leur ^rand'mère leur avait envoyé les choses indispensables pour paraître décemment : cela change-t-il leur sort? n'en sont-ils pas moins condamnés à l'oubli, à un travail :sans gloire? Ses filles n'ont point d'ave- nir, et ses fils ne pouvaient en avoir qu'en s'éloignant de la maison paternelle. Sera-

^54 Ï^A JOLIE FERME.

ce parce que ces aimables jeunes gens auraient assisté' t'"une fêle champêtre, qu'ils seraient plus riches, plus heureux? et ne rapporteront-ils pas dans leur pau- vre habitation le regret de n'avoir pu être propriétaires de la jolie ferme 5 et celui de n'avoir plus les jouissances du luxe , qu'ils commençaient à oublier, et que Ton dit que madame de Ponlhieu a rapportées dans cette charmante retraite? Marie en avait fait une peinture qui paraissait exa- gérée , mais qui enfin avait une appa- rence de vérité. Ainsi, c'était avec une sorte d'inquiétude que M. et madarâe Sau- 5!igné avaient vu naître le jour tant désiré par leurs plus jeunes enfahs, mais dont la tristesse des parens troublait la joie, et on n'osait les faire souvenir qu'il était près de midi ; enfin on se décida à partir.

LA JOLIE FERME. l55

DOUZIEME ENTRETIEN.

On s'ennuyait à îa ferme de ne pas les

•^oir venir* et le comte et son fils, pour seconder l'impatience de madame de Pon-

^»thieu , vinrent au devant d'eux ; ils les trouvèrent au moment ils étaient près de sortir. Le comte offrit son bras à ma- dame Sauvigné, et toute la famille sui- vait : on avait peine à la reconnaître, tant <!lle était embellie par la parure. â^/i^

Le Comte. Vous allez, madame, causer une grande satisfaction a madame

'>^e Ponthieu : celle de voir réunis autour d'elle les enfans de madame Sauvigné;

-c'est pour elle, je vous jure , une joie ex- trême.

^ Madame Sauvigné. -^^ Elle est beau- coup trop bonne de prendre tant d'inlé- rêt à des êtres qui ne peuvent lui être bons à rien.

Le Comte. Et croyez-vous, madame, qu'on ait besoin d'autre raison pour être

l56 3LA JOLIE FERME.

utile à ses semblables, que le plaisir réel qu'on en reçoit ? vous ne le pensez pas , madame ; vous qui en trouvez tant à sou- lager les malheureux , à les consoler dans leurs peines. Pourquoi madame de Pon- ibieu n'aurait-elle pas le même plaisir à voir réunie une famille aussi respectable, qui a tant souffert?

Madame Sauvigné. Je ne veux point

m'occuper de ces tristes souvenirs; cela

«

m'empêcherait de me prêter aux amuse- mens de cette journée , je ne vous ca- che point que je ne mets d'intérêt que pour jnes enfans , qui peuvent trouver dans madame de Ponthieti un appui auprès de, leur aïeule.

Le Comte. Elle en sera un plu$ puis- sant que vous ne ponvez l'ima-o^iner. Elle me parlait de vous, madame, avec une admiration extrême; et elle ne prononce pas votre nom, sans que ses yeux ne se remplissent de larmes.

Madame Sauvigné. Voilà, dussiez-

LA JOLIE FERME. 167

».

VOUS me regarder comme au moins aussi originale que mon mari, ce que je ne peux comprendre ! Qui peut donner à madame de Ponlhieu tant de sensibilité pour nous? je l'en remercie de tout mon cœur; mais je suis forcée de vous dire que je serais faGhée qu'elle nous aimât trop ; car nous avons tellement concen-- tré nos sentiraens entre nous, qu'il est impossible quenous aimions vivement une étrangère.

Le Comte. Vous aimerez madame Ponthieu tout autant qu'elle vous chérira r ne vous défiez pas sur cela de la sensibi-^ lité de vos cœurs, ils ne peuvent être in- grats. ^

Cette conversation se passait en avan-- çant vers la jolie ferme; Edouard et Fré- déric causaient affectueusement; raùlîrie et Adélaïde étaient à côté de leur mère, et entendant ce qu'elle disait à M. de Rége- ville, elles l'approuvaient et trouvaient qu'elle avait raison^, et que leurs senti-

rnens étaient d'accord avec ceux de Lucilc^,, quand ib furent arrêtes dans leur m^çhe. piiricelle des habilans de S^int-Lp,> gui tous, en habits de fête et chamarrés d%^ rubans, portaient des guirlandes ,<|ç.jpeui:^^l dont ils couvrirent la famille Sauvigné. . Une.musique champêtre des plus agréa^r blesse fit entendre; elle était interrompu^ par des décharges de mousqueterie r, Qu'est-cje , dit M- Sauvigné , ^u^.^pqs; veulent ces braves gens? ils se trompent^, la fête est pour madame de Ponthieu , et nullement pour nous^^. ^

Le Comte.— Ils exécutent ses ordres; et il fallait bien qu!il|,§y^fs%s^i^ p^ég^ der par les paysans , qui paraissaient en-^ chantés de les voir si braire^. ..^^^^^^^

On arriva enfin dans la cour, ma-- dame de Rége ville , Mélanie çt douze

datoes des environs , tout^,\^[^s ^4AA^f^ fêtas blanc, avec de rubans roses, bleus, jaunes, suivant leur âge, présentèrent des bouquets à mesdames Sauvigné, et les

LA JOLIE FERME^- 1 Sg

conipTiméiitêrent en très jolis vers dont la pensée était : que le Ciel éprouvait ceux qu'il voulait récompenser de leur patience dans les tribulations qu'ils avaient souffer- tes. Tout cela était autant d'énigmes pour lëé enfans de l'amie de madame de Ponlhieu. Ils ne pouvaient se livrer avec une certaine confiance à ces pronostics , qu'ils regardaient comme des chimères. Cependant on les invite à monter chez madame de Ponthieu, qui ne paraissait pas.

La Comtesse s' approchant de madame Sativighé. C'est ici, madame, que vous allez donner la mesure de la fermeté de vStre caractêîê^ îliie suffit pas ae savoir supporter le malheur , il faut encore être disposé à soutenir avec égalité d'âme toutes les chances de la vie.

"Madame S auv igné. Il me paraît, d'au- près ce qui nous est annoncé , qu'elles ne seront pas fâcheuses : en vérité , tout est ici énigmatique ; mais, sous votre égide.

l60 I^A JOLIE JFERME.

le mot ne peut être qu'avantageux pour ma famille.

Ou monte les degrés , on traverse l'an- licliambre, la perle du salon s'ouvre; ma- dame de Ponthieu est assise en face le curé ; l'abbé Ralet , M. Roux, et M. Mas-- solier sont auprès d'elle; mais Auguste ne les voit pas, un seul objet Fa frappé, il s'élance vers lui , tombe à genoux , et s'é- crie : O ma mère , ma mère ! et il presse les genoux de celle que nous avons jus- qu'à présent appelée madame de Ponthieu, et qui n'est autre que madame Sauvigné la mère ; sa bru et ses enfans ont imité M. Sauvigné; ils sont tous aux pieds de celle qui lui a donné le jour. Elle ne sait à qui adresser ses premières caresses -^ elle les relève tous, les serre contre son cœurj elle retrouve avec transport les premières émotions qu'elle a ressenties pour ce fils, que son orgueil lui avait fait clroire si long- temps coupable, pour s'être uni à une femme belle et vertueuse. C'est surtout

auprès d'elle qu'elle veut réparer ses torts. Elle rappelle sa fille, sa chère et esti- mable fille. Elle sait que c'est faire plus pour son fils que ce qu'elle pourrait lui lui dire à lui-même; car, qu'est-ce qui peut faire plus de plaisir que de voir hono- rer, chérir ce que l'on aime? elle donne chacun de ses petits -enfans un témoi- gnage d'affection , mais surtout elle dis- tingue Pauline et Frédéric.

Lorsque les tendres et vives émotions xîommencèrent à se calmer, M. et madame «de Régeville, leurs aimables enfans et leurs amis , qui avaient pris part à cette précieuse réunion , eurent d'Eléonore , chacun en particulier , un mot plein de grâce, d^esprit et de sensibilité ; car per- sonne ne savait comme elle saisir l'à-pro- pôs : chacun était curieux d'apprendre comment tout~à*coup madame Sauvignê était devenue si tendre^ si affectueuse pour un fils dont elle ne voulait pas même entendre parler; mais elle leur dit : Je

7-

<^3r

6ati§ferai votre curiosité : j'ai trop désiré de rendre liommage à tQutce qup je;dois k M. et à madame deRégeville, pour a'en jfjas. ^isir rocQafiqn,,avi?G,çmprQs§Q|]|ii3pt ; mais comme ce récit est en quelque sorte l'histoire entière de ma vie, il me pren- j^sâx^ aujourd'hui trop de temps. Cette journée- ci est tout entière consacrée au bojxlieur : n'y mêlons point 4e, douloureux souvenirs; car il n'y en a pas de plus tris- tes que ceux de nos fautes , et j'en ai de grandes à me reprocher.

Auguste^ avec vivacité. - Ma mère, ne parlons que de vosJbif^fejJa^.^p, j*ç- tour de votre tendresse pour vos enfanë, qui consacreront toute leur vie *yy^#s chérir, à vous respecter.

Madame Saavigné la mère. Mon fils , il est utile que l'on conwfiiss||4e.s motifs de ma conduite; cette révélation appren- dra à ceux qui l'entendront , à quel point ïa passion aveugle sur les plus importans^ des devoirs, eu écartant l'être poui?

^'la vertu hors du sentier de la justice; mais, je vous le répète, nous remettrons ces détails dans deux jours. Aujourd'hui, après avoir rendu à Dieu de solennelles actions de grâces pout lés bierïfàits dont il m'a comblée , nous reviendrons ici

^prendre part, au moins par notre pré- ^sence, à la joie naïve de nos enfans, qui, ^^près le dîner, se mêleront aux danses et

-laux jeux des bons habilans de Saîfil-Ij8^

On approuva ce plan, et on se rendit à l'église, ou le cure avait devance pour faire parer l'autel il devait chanter rhyhine d'actions de grâces, et prier pour

des deux familles qui comblaient ses pa- roÎBsienë de bonté.

Madame Eléonore Sauvigné marchait, entourée de ses nombreux enfans , aux^ quels se mêlaient ceux de madame de Re- geville, qui semblaient ne former qu'une famille, brillans les uns et les autres de Téclat de la jeunesse et des grâces, sur- tout par Texpressioii touchante de vertus

l6A I.A JOLIE FERME.

v ^' ~ - . - - -

et de l.a sensibilité. Les douze dames sui- vaient ce groupe 5 et accompagnaient la comtesse , qui donnait le bras à M. Mas- solier, ce digne fonctionnaire public, dont le zèle et l'attachement pour la famille Sauvigné^ avaient paru, dans toutes les circonstances, mériter bien cet honneur. M. Le Roux marchait près du comte , à qui il n'avait cessé de donner des marques constantes de son dévouement. Ainsi, ces respectables plébéiens trouvaient à Saint- des amis sincères, qui, malgré les dis- tinctions qui existaient alors, n'en témoi- gnaient pas moins d'égards à ceux dont ils honoraient les vertus.

Le digne M. Ralet semblait dire , par la pieuse hilarité peinte sur sa physiono- mie, que les vertus mondaines suffisent rarement pour changer les cœurs , et que cg miracle n'appartient qu'à la religion.

Ce cortège arriva à l'église, et y fut suivi de tous les habitans de Saint-Lô, qui prirent tous une part sincère au bon-

LA JOLIE FERMBï^ l65

heur de M. Sauvigné et de sa famille , dont ils avaient plaint les malheurs.

On revint dans le même ordre à la ferme , que l'on visita dans tous ses dé- tails qui faisaient honneur à l'intelligence, à Tactivité et à la propreté de la famille Jacques. On monta de dans l'apparte- ment de la bru et du fils, leur mère s'était plue à réunir tout ce qui pouvait leur être commode et agréable. Ils ne cessaient l'un eL l'autre de témoigner leur reconnaissance à madame Sauvigné et à madame de Régeville, à qui ils devaient tant de bonheur. On vint avertir que le dîner était servi; il fut excellent, et la plus douce cordialité y présida : le reste de la journée se passa comme Eléonore l'avait dit, à danser et a des jeux pour tous les âges. Chacun y prit part^ prin- cipalement Sophie et les jeunes fils de M. Sauvigné, qui sautèrent , coururent tout le soir, mais a qui, cependant, on ne permit pas de veiller. Les habilans de

:t66 'mmjM'^EmE.

Saint-Lô avaient un fort beau dîner; ce fut la mijaurée i\gathë qui fitieis honneurs du repas aux paysans et aux femmes de madame de Régeville, qui ne dédaignè- rent pas de s'y asseoir. La fête finie, la mère et les enfans se trouvèrent seuls sous le même toit; et au réveil, le lendemain matin , ils furent heureux de leur bon- hetir Teciproque. On déjeûna en famille, et on se rendit à midi au château, une fête était préparée ; elle fut brillante , et ^e termina par un fort beau feu d'artifice, et l'illumination du parc ; on dansa jùs- ^^'au jèîtîr. il fallait donc donner tout le lendemain au repos; et enfin, le jour sui- vant, on se réunit dans un bosc|;ùet d'ar- Bres odoriferâhs^ que la saison embellis- sait alors de fleurs nouvelles; madame Sau vigne la mère commença ainsi le récit que ses enfans et leurs amîs désiraient vivement d'enléndre :

Uistaire d'Eléoiîore de Mantbrun^ veuve de M. Sauvigné ^ receveur-général des finances.

C'est un don funeste qu'une grande beauté , parce que l'on se persuade faci- lement qu'avec elle on peut se passer de tous les autres. D'ailleurs elle n'a point , comme différentes qualités, besoin 4,6 temps ni de circonstances pour se faire connaître. Elle plaît à tou^ lçs,ji^ux ^ e^le reçoit les hommages de tous les hommes, de toutes les classes, de tous les âges; c'est un murmure aussi flatteur que continuel, ^ue l'on entend autour de soi. Enfin , la vanité n*a pas un instant de repos ; san^ cesse de nouvelles attaques provoquent l'amour-propre; et remarquez qu'elle s'an- nonce à l'âge la raison est à peine déve- loppée, où toutes les impressions sont les plus profondes. Une belle et jeune per- sonne, enivrée du funeste encens qu'on lui

l68 ïiÀ JOLIE FERME.

prodigue 5 si un guide éclairé ne vient pas à son secours, perd son jugement : il est faussé pour le reste de ses jours ; car elle se persuadera qu^êlre belle est tout.

On n'accusera pas une femme de soixante ans d'avoir la sotte vanité de se plaire à direy 'ai été belle^ quand il n'en reste plus aucune trace , comme si le passé pou- vait vous toucher encore. Je le dis donc avec franchise , j'ai été une des plus belles femmes de Paris, et la plus adulée qu'on puisse imaginer. Aussi ce frivole avantage m'a été plus nuisible qu'aucun autre.

Ma mère, qui n'avait point été jolie, trouvait que les hommages qu'on me ren- dait, la dédommageaient de n^en avoir jamais reçu, et qu'ayant donné le jour à mie créature si parfaite, c'était pour elle un mérite personnel , dont elle savourait toute la douceur ; elle ne s'occupait donc que de me faire valoir ; la recherche de ma parure, à l'âge où, même sans beauté, on n'en a pas besoin, faisait l'objet de ses

LA JOLIE FERME. 1 69

complaisances ; autant elle était simple et négligée dans la manière de se aietire, autant elle voulait que je fusse magnifique, quoique sa situation ne le 1 ui permît guère ;, car le ciel qui, disait-on 5 m'avait dotée par les agrémens de la figure (i), n'avait pas cru nécessaire de m'accorder ceux de la fortune. N'importe, ma mère me me- nait sans cesse à toutes les fêtes , au spec- tacle ^ me faisait remarquer de ceux qui^ selon elle, ne s'en occupaient pas assez; et elle m'aurait plutôt confiée à un in- connu pour me faire placer au premier rang, que de souffrir que je ne fusse pas en évidence ; et quelquefois cela me^ faisait juger très défavorablement. Enfîa elle fit tant, que M. Sauvigné, receveur- général des finances , et alors en grande

(1) On voit que malgré ce que disait madame Sauvigné, elle répète, avec affectation et la plu5> grande complaisance, qu'elle avait été belie^

Vanité des vanités , tout n'est que vanité.

8

170 LA JOLIE FERME.

faveur auprès du ministre, devint éper-^ duement amoureux de moi, et me de- manda en mariage. H avait hérite de son père, outre sa charge, de 3o,ooo fr. de rentes. Il avait du mérite et un extérieur qui ne repoussait pas : pour un bourgeois^ on pouvait dire qu'il était bien; mais ce n'élait pas une chose faite. Si ma mère était fîère de mes charmes, mon père rétait bien plus de ses parchemins, et il ne pouvait supporter que mademoiselle de Montbrun épousât le petit- fils d'un la- boureur j et moi, je l'avouerai, prendre un nom il ny aurait pas un de^ me paraissait la chose la plus fâcheuse; mais^ enfin , ma mère avait fait tant de dépenses pour me faire paraître dans le monde avec éclat, qu'elle fut obligée d'avouer à mon père qu'elle avait contracté des dettes, qu'elle ne savait comment les payer, et dont M, Sauvigné se chargeait, si on lui accordait ma main. Mon père, après avoir jeté feu et flammes, consentît à notre

LA JOLIE FERME. I7I

union , qui ne fut jamais heureuse. Vaine, coquette, orgueilleuse, je cherchais, en me laissant entraîner au tourbillon, à remplir le vide de mon cœur. Ma len-- dresse pour mon fils vint l'occuper, lors- que je ne le fus plus par le désir de plaire; mais alors l'ambition obscurcit encore mes lumières naturelles. Je ne rêvai plus qu'au moyen de faire quitter a mon fils le nom de son père, et de lui obtenir le droit de porter le titre d'un marquisat, que je voulais que M. Sauvi{jné achetât, à quelque prix que ce fut, pour cet en- fant que je regardais comme ma plus chère espérance. Vous savez que, loin de seconder mes vues, il épousa la compa- gne vertueuse , qui seule l'a aidé à sup- porter les maux dont je fus cause. Vous^ n'ignorez pas l'issue de cet événement, 4ont je ne crus pouvoir me venger, qu'en cessant de m'occuper de lui, et en me; conduisant comme ayant cessé d'êlre mère: Je voulais jouir de tous les plaisirs que

l'jZ I^A JOLIE FERME.

pouvait offrir la société. Je n'étais plus jeune; je me liai avec des gens de lettres, je devins bel esprit ; et comme les philo- sophes, en prêchant la sobriété, sont en p*énéral assez gourmands , je voulus avoir une table très recherchée ; on sait à quelles dépenses elle entraîne. En perdant les agrémens de la première jeunesse, j'eus besoin d'une toilette plus magnifique, et par conséquent plus dispendieuse. Le caissier de M. Sauvigné, qui me devait sa place, me donnait tout l'argent dont j'a- vais besoin , et le remplaçait par des bil-- lets dont, à l'échéance, il payait un gros intérêt. Cependant il m'avertit qu'il fal-^ lait apprendre à mon époux le désordre de sa caisse, dont j'étais la seule cause. Je ne le voulus point, et je crus pouvoir ré- parer ce désastre en tentant la fortune. Je jouai , et je perdis des sommes assez; considérables. Le caissier me fournissait toujours de l'argent ; mais enfin, il me déclara un jour que le lendemain, si je

LA JOLIE FERME. 170

ne parlais pas, il parlerait. Cette menace me fît trembler, mais il ne put refFec- tuer. M. Sauvigné tomba malade dans la nuit même ; il ne fut plus /possible de lui parler d'affaires, il avait une fièvre mali- gne et un délire continuel; il succomba le quarantième jour, sans avoir repris un inslant la connaissance. A sa mort , je me serais trouvée réduite à la misère, sans mon fils, qui n'a fait que son devoir, dit Auguste. Avais'je fait le mien? Mais poursuivons : Plusieurs années se passè- rent. Je me consolais difficilement de la perte de ma fortune, car celle que mon fils m'avait assurée, quoiqu'elle fût en- tièrement due à sa générosité , n'était pas suffisante pour vivre dans le monde. Je me retirai à Tabbaye de Panthemont, je me faisais appeler madame de Mont- ùrurty et -où je vivais en société avec des femmes de la cour; on me crojait veuve d'un homme de qualité, et^ pour rien au monde, malgré le désir que j'en avais

Î74 '^^ JÔtiE FERME.

quelquefois au fond du cœur, je n'aurais voulu revoir ce fils qui n'était pas même gentilhomme, et qui, s'il l'avait été, au- rait dérogé (i), ayant pris Télat de son beau-père : comment convenir que j'étais sa mère ?

M. Leroux venait exactement m'ap-- porter le quartier de ma pension; il me parlait de mon fils ; je signais ma quit- tance et ne répondais pas; enfin je restai dans celle éiat d'insensibilité jusqu'au moment je reçus la lettre de mon fils; elle m'irriîa, ne la prenant que pour une ironie. La colère qu'elle me donna , al- luma mon sang , et je tombai dangereu-

(h) On perdait la noblesse lorsqu'on était mar- chand détaillant , et par une bizarrerie de nos anciennes coutumes, le roi la donnait tous les ans aux deux plus habiles négocians en gros : comme s'il ne fallait pas vendre par partie ce qui est en magasin. Pourquoi punissait-on dans i'ua ce que l'on récompensait dans Taùtre ?

LA JOLIE FERME, 176

sèment malade. Je passe sous silence les sollicilalions qui m'avaient ëtë faites de me réconcilier avec Auguste , et aux- quelles je n'avais fait aucune attention ; mais les approches de la mort m'ou- A^rirent les yeux. Je jugeai ma conduite comme je devais craindre qu'elle le fût parle juge suprême , et je promis à celui qui tient dans ses mains le fil denosjours, que si je revenais à la vie, je réparerais, autant qu'il serait en moi, le mal que j'a- vais fait à mon fils. Dieu daigna recevoir ce vœu , et me donner le moyen de le remplir plus exactement que jamais je ne pouvais l'espérer.

J'étais à peine en convalescence , que M- le comte deRégeville me fit l'honneur devenir chez moi avec M. Massolier, et il me proposa l'acquisition de la jolie ferme. J'étais déterminée à y consentir, malgré les sacrifices qu'il me fallait faire pour me réunira ma famille, qui eût été assez mal à l'aise, et obligée à un travail

l'^G LA. JOLIE FERME.

encore ^fort pénible ; mais j'avais appris avec un grand chagrin, que ma bru avait €té très mal , et que c'était en mon nom' que M, le comte de Régeville , car il faut bien que vous îe sachiez , avait trouvé le moyen de lui ôter une partie delà fatigue qu'elle éprouvait depuis qu'elle habitait Saint-Lô.

M. Sciuvjgné. ' Quoi! M. le comte ^ c'était vous qui me faisiez payer cette rente de 600 fr. ?

Le Comte. J'avais espéré que madame votre mèfe ne parlerait pas de cette mi- :sère, dont au surplus j'ai été entièrement remboursé par elle : ainsi que votre amour- propre 5 monsieur, qui est aussi un peu chatouilleux, ne s'alarme point !

M. Sauvigné. —Non , ce sentiment ne peut tenir contre une si touchante géné- rosité. Puis-je donc oublier que c'est à cette ruse que je dois la santé , peut-être la vie de ma chère Lucile !

Le Comte. Qui n'aurait pris à elle un

LA JOLIE FERMEV ^ I77

vif intérêt? mais laissons continuer ma- dame Sauvigné.

Le jour que ces détails me furent don- nés par MM. Massolier et Leroux, je reçus une lettre de Brest, qui m'apprenait que le vaisseau marchand le Prudent y était entré dans le port avec une riche car- gaison 5 dont une grande partie m'appar- tenait. En effet , un frère de ma mère avait passé avec un de ses neveux dans rinde, il avait fait une grande fortune* Il y est mort , et a institué mon cousin son légataire universel, et m'a laissé cepen- dant 30O5O00 fr. en argent de France, qui- devaient être prélevés d'abord sur tout le bien , chargeant son neveu , dont il con- naissait toute la loj^auté , de l'exécution de son testament.

En effet , les intentions de mon oncle ont été exécutées avec la plus parfaite exac- titude , et ce legs que je n'attendais pas^ est arrivé sans le moindre retard ; alors j'ai dit à M. le comte, qui me demandait

^

1-^8 I^A JOLIE FERME*

à quoi je me décidais , que je ne chan- gerais rien à mes premiers plans ; seule- ment je priai M. de Régeville de me per- mettre de rembourser en entier tout ce que la jolie ferme lui avait coûté , et je la donne à ma bru pour la dédommager des sacrifices qu'elle a faits sur la succession de son père, pour liquider celle de mon mari. J'ai conservé mon mobilier, ma vais- selle , mes diamans , que j'aurais vendus pour payer en entier ce bien. Le reste de ma fortune sera à mon fils. Je ne lui de- mande que de prélever 50,000 fr. pour la dot de Pauline ^ lorsqu'elle rencontrera un homme digne d'elle , et que ses plus jeunes frères soient envoyés à Rouen pour reprendre leurs études. Quant à Frédéric, en le laissant s'occuper de l'agriculture , je crois lui assurer des jouissances plus tranquilles, et conserver à son père un ami précieux. Pour moi , je renonce à jamais à Paris , et veux finir mes jours dans cette douce retraite, je verrai arriver les

LA JOLIE FERME. l'Jg

infirmités de la vieillesse sans les redouter; puisque les soins de mes enfans les adou- ciront, et qu'en mourant je pourrai me dire : Mes derniers jours ont été les plus beaux de ma vie, puisque ce sont les seuls j'ai rempli les devoirs impor- tans de mère , et goûté la douceur de l'être.

Tous ses enfans rassurèrent qu'ils se flattaient que le ciel leur accorderait le bonheur de la poséder encore de longues années , pour lui prouver leur amour et leur respect.

Sophie, qui avait fort à cœur de savoir comment les robes et les habits s'étaient trouvés si bien pour chacun de ceux pour qui ils étaient, ne put s'empêcher de le demander à Eléonore, qui convint que la comtesse , qui était dans la confidence , avait eu par Marie les modèles des robes et des habits qu'elle prenait chez madame Sauvigné, dont Victoire se servit pour faire des patrons que l'on envoya à un

l8o XA JOLIE FERME.

tailleur el à une ouvrière , qui les ont faits ainsi. Vous vojez^ ma chère petite, que tout cela n'est nullement diaboli- que.

La famille Régeville , le curé , l'abbé E.alet et leurs amis de Paris, félicitèrent îa mère et les en fans d'être rendus les uns aux autres. Depuis ce jour, les deux familles furent constamment unies, et étaient presque toujours ensemble, soit au château, soit à la jolie ferme. Il existait une grande émulation entre les enfans, tant pour exquérir des connaissances utiles, que pour croître en sagesse. So- phie remercia madame Sauvigné de la complaisance qu'elle avait eue de lui ex- pliquer ce mystère.

Madame Sauvigné la mère vécut fort vieille , et renonça de bonne foi à l'am- bition et à l'orgueil. Comme les années l'avaient forcée à renoncer au vain désir de plaire , son fils et sa bru lui rendirent les soins les plus toucbans, Leurs enfans

JOUE FERME. l8

suivirent leurs exemples, et Lucile et son époux trouvèrent dans leur tendresse la récompense de ce qu'ils avaient fait pour leur mère. Il en fut de même de ceux de M. de Régeville, qui, élevés dans les sen- limens les plus vertueux , après avoir été formés loin des dangers du monde , y brillèrent ensuite moins par leurs rangs que par leurs qualités personnelles.

Ainsi Dieu bénit ces deux maisons. Le château de Saint-Lô, qui était regardé comme protége&nt tous les malheureux de la contrée, conserva long-temps le- clat qu'il avait reçu de ses anciens pro- priétaires. La jolie ferme rappelait avb vieillard, qui le redisait à ses enfans^ par combien d^épreuves la famille Sau- vigné avait passé pour parvenir à une si- tuation douce et heureuse ; et en parlant de Pauline, de sa mère, que la plus vive tendresse unit jusqu'au dernier jour, car mademoiselle Sauvigné survécut de peu d'années à celle qui lui avait donné la

l82 I^A JOLIE FERME.

vie, il disait : Si après leur réconcilialion avec madame Sauvigné, elles ont été riches et heureuses, on peut bien dire que c'était la Vertu récompensée^ ^

stii^Dsiisas

D'UN ERMITE.

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L'ORGUEIL VAINCU PAR L'ADVERSITÉ

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LA VERTU ENSEIGNÉE PAR L* EXEMPLE.

Madame Clevelan allait un dimanche malin, visiter, suivant sa coutume. Té- cole établie depuis peu pour les pauvres de la paroisse , lorsque d'un élégant équi- page qui passait rapidement près d'elle, elle entendit une femme s'écrier: C'est ma tante ! c'est elle \ j'en suis certaine. Xe carrosse aussitôt s'arrête ; un domes- tique qui était à cheval mit pied à terre, et ayant ouvert la portière , deux jeunes personnes, dont la plus âgée paraissait avoir quinze ans et l'autre une année de moins , sautent précipitamment de la Toiture, et, courant après madame Cle- velan, lui disent en l'embrassant: Sûre- ment, madame, vous ne pouvez avoir ou- blié Emma et Elise,

8.

l86 HISTORIETTES

Mes chers enfans, mes bonnes nièces , dit cette aimable femme en les pressant tendrement contre son cœur , que de plaisir me procure cette rencontre impré- vue ! Je ne vous remets encore vraiment pas ; vous êtes tellement changées depuis quatre ans que je ne vous ai vues, que je serais 5 je vous jure, passée devant vous sans me douter que vous fussiez mes nièces. Mais est M. Fitz-Henry ? pour- quoi voyagez- vous sans lui?

Cette lettre, ma chère tante, répliqua Emma Fitz-Henry, en tirant un grand paquet de sa poche , va vous instruire de tout, et mettre à répreuve cette tendresse que vous avez pour nous et que vous tenez de notre chère maman comme vous Tavez souvent dit à notre père. Si quelque chose était nécessaire pour ré- veiller en moi cette tendresse , ce serait la ressemblance frappante que vous avez avec votre respectable mère. Mais M. Fitz-Henri ne pouvait me donner une

t>'UN ERMITE. 187

plus forte preuve de son estime et de son artiitié , ni me faire un plus grand cadeau, qu'en vous confiant à mes soins , et si les circonstances répondent à mon attente , nous ne nous séparerons pas de sitôt. Mais retournons au château; vous devez, mesenfans, après un aussi pénible voyage, avoir besoin de vous rafraîchir.

Madame Clevelan fit servira ses nièces ^U café , des fruits et des gâteaux, et se retira ensuite dans son appartement pour j- lire la lettre que lui avait remise sa nièce. Mais quel fut son étonnement loi*squ'ellé vit que M. Fitz-Henry avait accepté le gouvernement d'une île dans les Indes Orientales , et que ne sachant pas si ce séjour pouvait convenir A de jeunes personnes, il avait pris le parti de confier ses filles à madame Clevelan, jusqu'à ce qu'il ait pu s'en assurer lui- même.

Celte nouvelle la^surprit et l'affligea ; elle commença à craindre que ce qu'on

^SS HISTORIETTES

lui avait appris des extravagances de son beau-frère depuis la mort de son aimable femme, ne fût que trop vrai, et pensa qu'il n'entreprenait ce voyage que pour réparer les brèches considérables que le jeu avait fait à sa fortune.

A la mort de madame Fitz-Henry, ma- dame Clevelan avait témoigné un grand désir d'avoir ses nièces ; mais leur père n'avait pu y consentir, parce que, disait- il, il ne pouvait vivre sans elles. Il les mit d'abord en pension à Queen-Square, €t il les faisait venir chez lui tous les samedis ; mais il y avait à peine six mois qu'elles y étaient, qu'il prit pour elles une gouvernante française^ et dès ce mo- ment elles ne le quittèrent plus.

Depuis la mort de madame Fitz-Henry, sa femme-de-chambre avait tenu la mai- son; c'était par madame Langlane que madame Clevelan avait été instruite du train brillant que menait son frère. Ses iiièces lui écrivaient bien quelquefois.

d'un ermite. 189

mais comme leurs leUres étaient évidem- ment de la façon de leur gouvernante,' elles ne lui avaient jamais fait un bien grand plaisir.

Madame Clevelan ne pouvait revenir de l'étonnement Pavait jetée ce qu'elle venait d'apprendre, et tout en cherchant à en deviner la cause, elle resta fort long- temps dans son cabinet de toilette sans s'en apercevoir, et elle y fut restée encore davantage si le bruit que firent ses nièces en frappant à la porte ne l'eût tirée de

sa rêverie.

Eh bien, ma tante! lui dit Élise, que pensez-vous du projet qu'a formé mon père de passer aux Grandes-Indes? Je pense, ma bonne amie, reprit madame Clevelan, que j'y gagnerai beaucoup, et j'espère que vous n'y perdrez pas. Cepen- dant, je ne puis vous dissimuler ma sur- prise devoir une personne jouissant d'une fortune aussi considérable que votre père, renoncer à son pays et à ses plus chères

Ï^O HISTORIETTES

affections , dans la seule vue de ràûg- menter encore.

Sa fortune est sans contredit considé- rable, dit Elise, mais je suis portée à croire qu'il en a dissipé une partie : c'était du moins l'opinion de madame Lemoine, qui en savait là-dessus plus que moi. Au moment même> le carrosse de ladj Luton s'arrêta devant la porte , et madame Gle- velah se dispose à la recevoir et à lui présen- ter ses nièces* Aussitôt après le dîner, ma- dame Clevelan invita Emma et Elise à l'ac- compagner à l'école du dimanche en leur disant que leur arrivée Tavait empêchée de sy rendre, car elle était en chemin au mo- ment où elle eut le plaisir de les rencon- trer. A l'école un dimanche! dit Emma, ah madame! je pensais qu'à une aussi grande distance de la capitale, on avait trop de dévotion pour s'occuper un dimanche ; au surplus, celte méthode est excellente, et je suis presque sûre que ce sont les parties de cartes qui se font à Londres qui ont

D UN ERMITE. IQl

fait naître aux paysans la pensée de s'oc- cuper un jour que leurs aïeux passaient entièrement à chanter des psaumes et à prier.

J'espère 5 Emma, dit madame Cleve- lan en îa regardant d'un air sévère, j'es- père que voire père n'a pas voulu , dans un âge aussi tendre , vous plonger dans un vice destructeur de tout sentiment de piété et de vertu.

Comment, madame! dit Emma, avez- vous donc oublié mon âge? je puis vous certifier que j'ai pendant quinze mois au moins présidé à une table de jeu.

L'étonnement cette réponse avait jeté madame Clevelan éclata dans ses re- gards ; elle expliqua à ses nièces ce qu'on faisait le dimanche à l'école , et leur de- manda une seconde fois si elles voulaient l'accompagner.

Nous sommes, madame, bien sensibles à votre politesse, dit Emma d'un air em- barrassé ; mais comme je ne vois pas quel

igoi HISTORIETTES

plaisir nous aurons à entendre une poi- gnée d'cnfans mal-propres lire et réciter leur catéchisme^ permettez-nous de dif- férer notre visite jusqu'au temps ou Pair de la campagne, les occupations champê- tres et votre exemple, pourront nous don^ ner du goût pour ces sortes d'amusemens.

Madame Clevelan ne répondit rien à ce sarcasme , elle se contenta d'ordonner à un laquais de tenir le thé prêt pour son retour. Elle mit son mantelet, et se ren- <3it à l'école. Ce qu'elle venait de voir du caractère de ses nièces, n'était pas propre à lui inspirer d'elles une idée avanta- geuse j mais ayant réfléchi que leur mère était la femme du monde la plus aimable, elle n'attribua leurs défauts qu'à la mau- vaise éducation qu'elles avaient reçue , et forma mille projets pour en détruire les funestes effets.

Madame Clevelan ne resta à l'école que le moins de temps possible , elle passa le reste de la soirée à questionner ses nièces

D UN ERMITE. 1^^

sur la manière dont elles s'occupaient ha- bituellement à Grosvenor- Square, Sans paraître chercher à connaître leurs incli- nations^ elle parvint, à force de peines , à découvrir que la grandeur, le faste et l'é- clat, étaient le goût dominant d'Emma; qu'Elise, au contraire, paraissait: préférer l'utile au brillant 5 sans avoir cependant d'éloignement pour ce qui faisait les dé- lices de sa sœur.

M. Fitz-Henry, en se séparant de ses filles , leur avait donné à chacune 5oo liv,. sterlings pour leur enî retien et leur menus plaisirs, avec la promesse de leur faire tenir une somme considérable , si elles ne venaient pas le retrouver aux Indes. *

Madame Clevelan jouissait d'une for- tune très considérable, et quoique jus- qu'alors elle s'en fut toujours fait hon- neur, elle résolut , à l'arrivée de ses nièces^ d'augmenter sa maison. Elle prit alors un laquais de plus, commanda un nouvel équipage, et fît venir la fille d'un fermier^

194 HISTORIETTES

pour servir de femme-de-chambre à mes- demoiselles Fitz-Henry.

Madame Clevelan aimait passionné- ment la musique, et jouait avec beaucoup de goût et de facilité de la harpe et du piano. Elle fut d'autant plus mécontente du peu d'habileté de ses nièces qu'elle savait qu'elles avaient eu les meilleurs maîtres. Tantôt les demoiselles ne vou- laient pas jouer du tout, tantôt elles ne voulaient jouer qu'un quart-d'heure. Leur tante toléra d'abord cette nonchalance ;- mais s'apercevant ensuite que loin de di- minuer, elle ne faisait que croître, elle leur signifia que son intention était qu'elles^ consacrassent leurs matinées à l'élude*^ Comme elle était assez familière avec l'his-- toire, la géographie, l'italien et le français^ elle se faisait un plaisir de leur donner elle-même des leçons, et de leur faire lire les auteurs qu'elle croyait les plus propres à leur former l'esprit.

Madame, reprit Emma avec vivacité >

D*l]N ERMITE. 1 qS

je suis sûre que rintention de mon père n'a jamais été de faire de vous notre insti- tut rice. Au reste, je puis vous assurer que madame Lemoine a pris tant de soin de noire éducation, qu'il ne nous reste plus que peu de choses à apprendre.

Ce que vous venez de me dire m'en- chante, répondit madame Glevelan ; mais comme vous avez beaucoup à perdre, et qu'il serait terrible, après vous être donné tant de peine, d'éprouver un si grand malheur , faites-moi le plaisir, ma bonne amie, d'aller dans ma bibliothèque y prendre le premier volume de Métastase: c'est mon auteur favori , je serai bien aise de vous l'entendre lire. Emma lui répon- dit qu'elle détestait l'italien , que sa sœur le lisait beaucoup mieux qu'elle. Elise, dit-elle en même temps à sa sœur, allez; chercher ce hvre.

Si vous le lisez mal , reprit madame Clevelan d'un ton sérieux, c'est une rai- son de plus pour lire souvent; d'ailleurs,

ig6 HISTORIETTES

ma chère 5 îe suis habiluée à être obéie de tout le monde, et je ne pense pas qu'une jeune personne de quinze ans veuille me contester ce droit.

Emma se rendit à la bibliothèque, eix rapporta le livre et se mit à lire , mais dur ton le plus monotone; son accent et sa prononciation parurent si détestables à sa tante, qu'ennuyée deFentendre, elle lui ôla le livre des mains en lui disant qu'elle lui était très obligée de rattenlion qu'elle avait eue de faire ce qui pouvait lui être agréable; mais qu'elle était fâchée d'être oblip*ée de lui dire quelque chose qui pourrait ne pas lui faire de plaisir, c'est aue bien sûrement madame Lemoine ne connaissait pas du tout Titalien. Je suis^ ma chère, ajouta-t-elle, folle de cette lanp*ue, et j'ai eu le bonheur d'avoir un des meilleurs maîtres. Si vous voulez prendre la peine dem'entendrehre, vous jugerez à ma prononciation combien la vôtre est éloignée d'être bonne.

b'un er^ïite. 197

Je vous suis, madame, dit Emma, fort oLligée de la peine que vous voulez bien prendre, mais je n'ai aucun goût pour les lectures 5 et comme j'ai le bonheur de posséder une fortune assez considérable pour me passer de ces talens, que Ton a coutume de faire envisager comme indis- pensables aux filles d'une naissance moins élevée que la mienne, je ne veux pas prendre la peine d^ m'y livrer; souffrez donc que je n'accepte point l'offre que vous voulez bien me faire.

Madame Clevelan doutait si elle veil- lait en entendant la réponse déplacée que lui fît sa nièce ; elle se disposait à lui té- moigner son mécontentement, lorsqu'un laquais entra et lui remit la lettre sui- vante :

Ma chère sœur,

Tourmenté par mes remords et réduit au désespoir, comment m'y prendrai-je pour vous faire part d'une nouvelle affreuse

ig8 HISTORIETTES

que VOUS ne manqueriez pas de savoir tôt ou lard !

Je ne veux point, par de longs discours, vous préparer à apprendre mon malheur;^ je Vous dirai donc en deux mots que je suis ruiné. Oh ! mes eiifans ! comment pourrez-vous entendre celle horrible vé- rité ! Elevées dans le luxe , encouragées à la dépense , comment pourrez-vous sup- porter le coup fatal qui vous plonge dans l'infortune et vous réduit à la mendi- cité !

STe vis Pabîme j'étais sur le point de tomber, et je n'eus pas assez de courage? pour- ra'ètlif éloigner. La connaissance que j'aide la situation critique de mes affaires, a pu seule me déterminer à ac- cepter un emploi aux Grandes-Indes. J'ai vendu mes biensfonds pour en placer le produit sur la banque , voulant que dans fe cas je viendrais à mourir, mes filles pussent sans peine et sans embarras re- lîllir leur fortune. Ce matin même je

d'un ERMITE^^ 199

me croyais le maître de ôoo^ooo livres sterliiigs, somme qui eût paru immense à beaucoup de personnes , mais que je con- sidérais comme fort peu de chose, en ayant dissipé trois fois autant au jeu. Dans un moment malheureux je retournai au tripot j'avais commencé ma ruine, et j'eus le malheur de l'achever.

Je me résigne à partir pour les Indes , je veux cacher dans quelque Heu ma tête coupable , et finir mes jours dans le re- pentir* et la pauvreté. Gardez-vous bien ^dem'écrire, car votre pitié et vos re- proches me seraient également a charge. Ayez soin de mes enfans, je vous le de- mande au nom de leur mère , et lâchez de leur inspirer de l'horreur pour une pas* sion qui a pour jamais troublé le repos de leur infortuné père.

Adolphe FiTz -Henry.

Ijcs larmes de M. Fitz-Henry avaient îitliré l'attention d'Elîse ^ et le changement

^00 HISTORIETTES

qu'elle aperçut dans la conlenance de ma- dame Clevelan pendant qu'elle lisait celle lettre , lui avait fait concevoir des craintes.

Mon père est-il malade, madame , s'é- cria^-t-elle, ou bien que peut-il vous avoir mandé qui vous ait si fort agile? Madame Clevelan lui répondit que son père se portait bien; au même instant elle se mit à dire d'un ton de voix étouffée par les larmes et les sanglots: Pauvres enfans ! pauvres enfans!

Emma et Elise entendant ces paroles regardèrent leur tante avec une curiosité mêlée d'étonnement, et semblaient crain- dre de lui demander lesujet de sa douleur*

La façon de penser qu'Emma venait de manifester immédiatement avan^ 'aryixég de cette lettre fatale, convainquit madame Clevelan qu'elle regarderait la perte de sa forlune comme le plus grand de tous les malheurs. D'un autre côté, le peu de plaisir qu'elle et sa sœur avaient pariç trou- ver dans une vie tranquille et raisonnable.

d'un ermite* 201

lui prouvail; assez clairement qu'elles avaient un goûl décidé pour la dissipation, le plaisir et la dépense.

S'il y avait eu la moindre probabililé qu'elles pussentse trouver heureuses d'avoir changé de genre de vie, madame ClevelanV loin de s'affliger du malheur de leur père, ^ ^'enfùt réjouie, car elleytrouvaitune occa- sion de leur témoigner sa tendresse et son amitié ; mais comme elle les entendait journellement faire éclater leur méconten- tement et regretter leurs plaisirs passés, elFe conçut pour l'avenir de vives alarmes sur leur compte, et adopta le plan qui lui parut le plus propre à leur faire trouver de l'agré- ment dans leur nouvelle manière de vivre;

Elise eut à la fin le courage de mander à sa tante le sujet de son cha- grin. Si sa sœur et elle , lui dit-elle , nè^' pouvaient le dissiper lout-a-fait, elles vou- laient au, moins le partager.

Le partager, ma chère enfant! reprit madame Clevelan, le partager! Plût à

202 HISTORIETTES

Dieu que la chose ne vous regardât pasî car quelque malheureuse qu'elle soit pour moi 5 elle Test encore bien plus pour vous. Juste ciel ! s'écria Emma , qu'est-il donc arrivé ? Je vous en supplie, ma tanle, ne me laissez-pas plus long-temps dans cette cruelle incertitude. Puis d'un ton de voix mal articule: Mon père aurait-il perdu sa fortune au jeu? Madame Clevelan ne lui répondit que par un signe de tête. Mais 5 madame, continua Emma, les biens- fonds, ils sont à Elise et à moi; un autre signe de tête de madame Clevelan lui fit voir que tout espoir était perdu. Elle ne put tenir à ce dernier coup; la douleur lui fit jeter des cris affreux et la fit tom- ber dans de violentes convulsions. On la transporta alors dans sa chambre ; ma- dame Clevelan s'y rendit ; et lorsqu'elle fut revenue à elle , elle employa vaine- ment tout ce que la religion et la raison purent lui suggérer pour la convaincre qu'il n'y avait que les méchans qui fussent

d'un ermite; 2o3

tout-à-fait malheureux. Mais lorsqu'elle vit que tous ses discours ïie produisaient aucun effet, elle se retira dans son appar- tement pour réfléchir au projet qu'elle avait conçu.

Lorsque l'heure du dîner fut arrivée, Emma et Elise, s'excusèrent de se pré- senter à table. On leur envoya un poulet dans leur chambre. Madame Clevelan fît servir le thé chez elles , et elle eut l'agré^ ment d'observer qu'elles paraissaient plus tranquilles et plus résignées à leur sort qu'elle n'avait eu lieu de Fespérer. Pour les amener peu à peu vers le but qu'elle s'é- tait proposé , elle commença par parler! de l'incertitude des plaisirs de ce monde €t de la folie qu'il y avait à faire consister son bonheur dans leur jouissance. Quant à moi, dit-elle, je m'étais bercée de l'es- poir de passer ma vie dans cette paisible retraite et de m'assurer une existence heu- reîise en contribuant de tout mon pouvoir^ à soulager les besoins d'aulrui; mais à

!2o4 HISTORIETTES

présent tout est changé, et ma foi^une actuelle exige d'autres arrangemens. L'im- prudence de votre père me jette dans des embarras qui me forcent à choisir pour rna retraite un pays l'on vive a bon marché, et je puisse, malgré la mé- diocrité de mon revenu, faire encore du hien à mon prochain.

Madame Clevelan aurait pu continuer plusieurs heures de suite sur le même Ion, sans craindre d'être interrompue par «es nièces, tant elles étaient consternées devoir que leur père avait, par son im- prudence, endommagé la fortune de la seule personne sur ramitiç^ de laquelle elles avaient droit de compter. Elle finit par leur dire qu'elle avait depuis long- temps dessein de faire un voyage dans le pays de Galles, et qu^ellc n'avait différé jusqu'à ce jour, que parce qu elle n'avait trouvé personne qui voulût l'accompa- gner : mais que dans ce moment elle vou- lait faire par prudence ce qu'avant elle

D UN ERMITE. 2o5

n'eût fait que par goût ; qu'elle était en un mot dans l'intention de se fixer dans le pays l'on vit à meilleur compte que partout ailleurs. Elle ajouta qu'elle enga- gerait lady Luton à habiter son château pendant qu'elle ferait faire au sien les ré-- parations considérables qu'elle avait pro- jetées depuis long-temps, et qu'elle n'a- vait retardées que faute de trouver dans les environs un local qui lui convînt. Elle les exhorta ensuite à supporter leur mal- heur avec courage et résignation, en les assurant que le bonheur n'est que dans le cœur, et dépend moins des événemens que le vulgaire ne se l'imagine.

En moîiis de quinM Jours tout fut prêt pour leur voyage. Madame Clevelan, à la demande de ses nièces, prit le nom de madame Ow^ne, pour empêcher qui que ce fût de découvrir la triste situation de leurs affaires.

Au moment madame Clevelan se disposait â quitter son château, tous les

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206 HISTORIETTES

domestiques de lady Luton furent atta- qués de la fièvre putride. Deux en mou- rurent, et les autres allèrent, après leur guérison, passer quelque temps chez eux pour changer d'air. Madame Clevelan saisit celte occasion d'offrir ses gens à son amie. Comme il devait naturelle- ment paraître fort étrange aux voisins et aux domestiques de madame Cleve- lan de la voir ainsi voyager en chaise de poste, sans aucune suite, pour pré- venir toutes les conséquences qu'ils au- raient pu en tirer, elle répandit le bruit qu'elle allait passer six mois à une mai- son de campagne de M. Fiiz-Heni'j, et qu'ainsi elle n'avait besoin ni d'équipage^ ni de domestiques.

Il ne se passa i-ien de remarquable pendant leur voyage ; le quatrième jour elles arrivèrent à Barmouth en fort bonne santé, avec l'esprit très tranquille.

C'était sur la description que fait M. Prutt de la beauté de ce pays et de

D UN ERMITE. 207

la simplicité des mœurs de ses habitans, que madame Owne (car nous la nomme- rons ainsi à l'avenir) s'était décidée à s'y fixer. Elle trouva en y arrivant une pe- tite maison située sur le bord de la mer qu'elle loua sur-le-champ. Voilà donc mesdemoiselles Filz-Henry, accoutumées jusqu'alors à habiter une maison aussi vaste qu'un palais, confinées dans une simple chaumière avec une servante et un valet pour tout domestique.

La pauvreté des paysans qui habitent les environs de Barmouth, fournit à madame Clevelan mille occasions d'exer- cer sa bienfaisance j et la reconnaissance que témoignaient, pour les secours les plus modiques, les infortunés à qui elle les donnait, prouvait assez le besoin qu'ils en avaient et quel prix ils y atta- chaient.

Emma et Elise, privées de toute so* ciété qui pût les distraire, eurent re- cours, pour passer leur temps, aux oc-

208 HISTORIETTES '

cupations qu'elles avaient autrefois dé- daignées. La lecture et la promenade devinrent leurs amusemens favoris. Eu parcourant les rochex^s et en gravissant les montagnes dont les environs de Bar- | moulli sont couverts , elles oublièrent les jardins de Kingston. Lorsque l'hiver approcha, Emma témoigna à sa tante le désir d'avoir un piano: c'était, disait- elle, un moj^en de distraire et de chasser l'ennui qu'eussent pu lui causer les longues soirées.

Eh bien, dit madame Owne, je con- sulterai mes moyens, et s'ils nie per- mettent de vous satisfaire sur ce point, soyez sûre que je le ferai ; maïs j'ai pro- mis ce matin de prendre avec nous la petite Sally Burfond, fille du pêcheur, que votre sœur et vous paraissez aimer beaucoup; cela vous procurera quelque amusement. Oh! le cher petit ange! dit Emma; avez-vous de votre vie ren- contré une beauté aussi accomplie?

I

ï) UN ERMITE. 209

Il est vrai, reprit madame Owne, qu'elle est charmante; mais ce ne sont pas ses charmes qui m'ont intéressée en sa fa- veur : le pauvre Burfond a sept enfans, ^l ce n'est qu'avec une peine incroyable qu'il peut pourvoir à leurs besoins, quoi- K]ue quelques-uns d'entre eux soient déjà ^n âge de gagner quelque chose. Eh bien, malgré tant de peine, ces pauvres gens sont si conlens de leur sort et si rési- gnés à la volonté de la providence, que je regarde comme un devoir pour vous de 4es soulager, et comme je me suis aperçue que vous aviez une prédilection marquée pour îa petite Sally, je suis décidée & la prendre de préférence, quoiqu'elle soit dans un âge si tendre que vous serez en quelque façon obligées de lui seryir de nourrices. Eh bien, soit, ma chère tante, dit Elisa , nous lui servirons de nourrices €t même de servantes; pourvu que nous ayons ce petit ange avec nous, je serai -contenté. Nous pouvons dès à présent

9-

;2I0 HISTOHIEOTTES

conimencer nos fbnçlions en lui faisant des habillemens neufs. no^

On fît venir Sally sur-le-champ , Qt nos deux nouvelles nourrices, avec Taide de madame Owne, completlèrent son petit trousseau avant qu'il ne fût l'heure de la coucher. Le lendemain rnat^pEaima se leva une heure plus tôt que de côut utile, pour avoir le plaisir de l'habiller.

Dans les premiers jours de ijiQvembre, Emma vit un matin deux hommes por- tant une grande caisse^ qui s'acheminaient vers leur chaumière. Quels fujijejij sa joie et son étonnement lorsqu'ils furent en- trés, et que la caisse fut ouverte, de voir qu'elle renfermait un superbe piano neuf! Elle fut charmée de trouver un inslru- ment dont elle s'était peu. soi;ci4çf P^J^^- trée de reconnaissance pour la complai- sance de sa tante^ e^Q cj:^i|j*Ut Jl jq^ partement pour lui en faire ses remercî- mens; elle défit en même temps un grand paquet de musique que Ton avait apporté

D^UN ERMITE. 211

avec le piano; elle sejmit]a jouer des sonnâtes de démenti, et lorsque sa tante arriva, elle la supplia de vouloir bien oublier sa conduite passée et de prendre la peine de lui donner des leçons. Ma* dame Owne l'embrassa tendrement et lui fil compliment du changement qui s'était opéré dans toute sa conduite. Elle exé- •cula à l'instant même un moi^ceau que sa aiièce joua ensuiXe d'une manière qui an- nonçait un talent supérieur.

La lecture, la musique, la promenade «t la géographie , occupaient alternati- vement leurs heures de loisir. Le babil -agréable de la petite Sally, était à la fois pour elles une source de plaisir et un re- joaède contre la mélancolie.

La bonté de madame Owne ne $'éten- dait pas seulement sur la famille de Bur- fond, beaucoup d'autres y avaient part , et l'exemple qu'elle donnait à ses nièces les rendit charitables.

A la première nouvelle de la ruine de

212 HISTORI)ETTE|

M. Fitz-Henry, elles remirent à leur tanle 5oo livres sterlings qu'elles possédaient, en la priant de les placer sur la banque; elle leur promit de leur donner tpu^ 4es ans trente guinées pour leurs menus plair sirs. Quelque modique que paraisse cette somme, ellç était plus que suffisante peur leurs besoins, et les mettait en état de donner des secours non- seulement aux parens de Saîly, mais encore à beaucoup d'autres pauvres famillesT

Il y avait déjà près d'un an qu'elles vi- vaient dans cette retraite, lorsque ma- dame Owne commença à sentir quel- qu'envie de retourner dans un lieu qu'elle chérissait sous plusieurs rapports ; et comme elle était persuadée que ses nièces avaient perdu le goût des plaisirs et de la dissipation, elle commençait à se i*^iç§ des reproches de les priver si long-temps des amusemens qu'il était si naturel de chérir à leur âge. Elle prit aussitôt la ré- solution de leur faire connaître au vrai

d'un iERMITE. 21 3

1 J

la situation de ses affaires, et de leui^ expliquer les motifs qui l'avaient enga- gée à feindre avec elles.

Au moment même ses deux nièces en- trèrent dans sa chambre ; la douleur et la pitié étaient peintes sur leurs figures : elles venaient annoncer à leur tante que le pauvre Burfond, en sautant de son canot à terre, s'était heurté le pied con- tre une pierre , et qu'en faisant des ef- forts pour ne pas tomber, il s'était foulé la jambe et démis la rotule. A présent, <lit Elise, ses pauvres enfans vont mourir de faim, car quelque peine que se donne leur mère , elle ne gagnera jamais assez pour les soutenir.

Sans doute, mon amie, reprit madame Owne, nous dëvt)hs tout employer pour

prévenir un malheur aussi affreux que celui que vous paraissez redouter; mais tout en plaignant le sort de ce pauvre Bur- fond, je dois me féliciter de voir que vous avez le cœur sensible et bon , et que vous

ai4 HISTORIETTES

n'avez pour les malheurs d'aulrui , ni in- clifFérence> ni insensibilité. Il m'est im- possible, continua cette aimable femme, de vous exprimer la satisfaction qdè j'é- prouve en considérant l'heureux chan- gement qui s'est opéré dans votre façon de penser et d'agir. Si votre respectable mère vivait encore, elle ne serait pas plus contente et plus fîère en vous avouant pour ses filles, que je ne le suis en vous décla- rant que, quoique je n'aie pas le nom de votre mère, j^en ai au moins le cœur et la tendresse. Je me fais d'avance une fête de vous présenter à la société comme mes filles adoptives et les héritières de 80,000 1. sterlings. Héritières ! s'écria Elise. 80,000 liv. sterlings ! dit Emma, quel grand changement, ma chère tanle^ nous a rendues si riches!

Il n'y a rien, ma chère^ de nouveau dans tout ceci, reprit madame Clevelan (car nous ne voulons plus à l'avenir la nommer madame Owne): lorsque vous eûtes le

d'un ermite. 21 5

malheur de perdre voire aimable mère , je fis mon testament , et à l'exception de quelques legs de peu de conséquence , j'a* bamdonnai tous mes biens à votre sœur et à vous. Elle leur expliqua ensuite les rai- sons qui l'avait engagée à dissimuler avec elles ; puis les ayant tendrement embras- sées , elle leur tint le discours suivant :

Après avoir passé une année à Bar- moutli, dans la solitude et dans la retraite, je n'ai plus lieu de craindre que vous vous plaigniez de la monotonie du château de Clevelan ; mais si en sortant de Grosvenor- Square , vous y eussiez été tout-à-coup reléguées, je suis sûre que ce change- ment vous aurait donné du dégoût et du mécontentement. Au lieu d'éprouver la satisfaclioii de vous voir heureuses, étant seules avec moi , j'aurais eu le plaisir de vous entendre vous plaindre et murmurer. Votre façon de penser et d'agir est, par bonheur, totalement changée; vous avez éprouvé le malheur et vous avez appris à

21 6 HISTORIETTES

le plaindre; VOUS avez conlracté rhabi- lude de vous amuser toutes seules sans le secours des plaisirs bruyans. Maintenant V.OUS allez retourner dans le monde avec un caractère propre à en goûler les plai- sirs avec modération, et à en essuyer les disgrâces avec résignation.

O madame! reprit Emma, comment pourrons-nous jamais nous rendre dignes de votre bonté et de votre indulgence? Mais combien notre conduite a vous déplaire ! que nous avons vous paraître méprisables! Vous ne vous êtes pas con- tent(^e^de nous appr^iidre a devenir aim||- blés, votre exemple nous a forcées à Têfre. Je vais retourner dans la société, et sij y ressens jamais le moindre penchant a ToPr gueil et à la vanité, je penserai à Bar- mouth et ie redeviendrai humble*

Vous êtes, en vérité , une bien aimable fille, répartit madame Clevelan, j'ai le plaisir de découvrir chaque jour en vous quelque nouvelle qualité qui me force à

¥:■

D UN ERMITE» 2I7

\^ous aimer et à vous admirer davantage. Les défauts que j'ai autrefois remarqués en vous , n'étaient que les effets des mau- vais exemples et ^des mauvais conseils. Votre gouvernante , de qui vous aviez, conçu une si liante opinion, ne s'appli- quait qu'aux qualités superficielles, sans chercher à former votre cœur. Mais allons^,- mes enfans^ chez ce pauvre Burfond , et nous verrons ce que nous pourrons faire pour hii.

En arrivant elles trouvèrent le mal- heureux en proie à de si vives douleurs,, que madame Cleveîan craignit qu'il n'eût la jambe cassée. Toutefois elle eut la sa- tisfaction devoir que la compresse qu'elle avait fait mettre sur sa blessure, lui avait procuré beaucoup de soulagement; qu'elle avait fait disparaître l'enflure, et Burfond* était convaincu que sa jambe n'était pas.^ fracturée. Ce pauvre diable apprit avec beaucoup de regret le départ de madame Cleveîan. La promesse qu'elle lui fît de lui

10

Il 8 HiSTOHlETTES

donner tous les ans dix liv. sterlîngs, ne put le consoler.

Il y avait déjà un mois que le châteaa de lady Lûtbn était entièrement^ Wj[)aré ^ lorsqu'elle reçut la nouvelle du retour de son amie. Tous les domestiques furent transportés de joie en songeant (p'iîs at-- laient revoir une maîtresse pour laquelle ils avaient tant de respect et d'attache- ment.

Quoique madame Clevelan eût chargé lady Luton de distribuer pendant son ab* sence les aumônes qu'elle avait coutume de faire, la manière dont celle-ci donnait^ faisait regretter madame Clevelan. Elle n'avait pas comme elle le talent de ren- dre ses largesses plus précieuses par Ta manière de les distribuer.

Le jour elle devait arriver fut pour tous un jour de fête. Les cloches commen- <îèrent à sonner avant le lever du soleil ^ les enfans de l'école de charité mirent leurs habits du dimanche. Tous les villa-

d'un ERMlXEv 91^

^eoh :assemblés sur la place , attendaient avec ampalience le retour de leur bien- faitriiôe. Jis lui témaignèrent, à son arri^ Tée, î<3ur fidélité, leur attachement et la joie qu'ils avaient de la revoir, d'une manière si naïve et si respectueuse , qu'elle ne put retenir ;ses larmes tanl elle en e'faiÈ attendrie.

4èo HISTORIETTES

L'INNOCENCE JUSTIFIEE

ET

L'APiTIFICE DECOUVERT.

PREMlîiRE PARTIE.

Madame Gavendish , se promenant avec sa fille Malhilde, pendant une soirée d'été, sur les bords de la Tamise^ dans le$ en- virons de Kingston , aperçut une femme habillée à la chinoise ,^ assisse sur l'herbe, et ne détachant pas ses yeux 4'"^ panier d'osier qui flottait sur l'eau , et que la ma- rée en descendant faisait vogupir.J|u|e- ment. La curiosité l'engagea à s'appro- cher du bord delà rivière et à examiner le panier qui semblait disposé de manière à fixer l'attention des étrangers. Un coup de vent qui se leva tout-à-coup, l'éloi-

insiouiFTTrs î) in ER.xn»'.

ïl

gna du rivage et trompa ses vœux et son attente.

La curiosité de madame Cavendish, ex- citée d'abord par la singularité de cet ob- jet, fut de suite augmentée par l'im- possibilité de la satisfaire. Pendant qu'elle réfléchissait sur ce qu'elle venait devoir, la femme dont nous venons de parler s'ap- proche d'elle avec précipitation: elle sui- vait le panier , et tout annonçait eu elle l'impatience et l'embarras.

Dans ce moment arriva un pêcheur qui se mit à détacher un petit canot amarré à un poteau.

Bbhhoiïimè, lui dit madame Caven- tlish, je suis fort inquiète de voir ce que renferme ce petit panier d'osier; il vous sera facile de l'atteindre en menant votre <SLnoi à la rame., et si vous me l'apportez , soyez sûr que vous récompenserai de vos peines.

Cet homme saute aussitôt dans son <:anot , ôte son habit , et en moins de cinq

mmuîés^ktièïnt le panier, le prèhiî'dms 5on canot, et se met en devoir de retour- fier promptenaent vers maaâihie Càféîi- dîsh. Dès que la Chinoise s'aperçut de ce inéiiPvement^ elle quitta le bord de M H- yière et prit tranquillement le chemin de Londres.

Quand le pécheur fut de retour à l'en- droit d'où il était parti , il rattacha soxk kîanôt, puis i^aluant madame CavendiA, lui dit: Je suis sûr. Madame, que ce joli ^upon appartient à cette coquine qui vient de décamper dès qu'elle m'a vacher^ cher à le rattraper.

Un enfant ! s'écria madame Gavendish, «n considérant le panier que batelier tenait encore; comiçie l'^nnocenee est peinte dahs tous séfs tMts f iqfiï^l: a l'air suppliant! comme son sourire est char- tnantl mon cœur compatit déjà à i^a %itto tion malheureuse. Mon ami, continua-t- *elle en parlant au batelier, mettez-la cet ^sifanl et tâchez de m'àmener cette mal-^

Heureuse qui a poussé rinhunianité au point de chercher à faire périr c^tte aiaia- ble créature.

Cet homme exécuta sur-le-champ Tor- dra de madame Cavendish ; , eu iiioins ^'un quart- d'heure il fut de retour avec <cetle femme qu'il amenait de force. Sitôt qu'elle s'aperçut que madame Caveiadish tenait son enfant entre ses bras , elle tomba à ses genoux, et, sans répondra au:^: dti- verses questions qu'on lui fit , elle gai*4*^ît <;e.lVe gUitude humiliante* Ce ne fut que lorsque madame Cavendish la tira par $on vêtement, en lui demandant si cet en- fant était à elle, qu'elle répondit: Mon ^enfant î mon enfant ! Oui , ee pauvre en- i5int.ç.at à moi.

En ce cas , répliqua madanx<3 Cavendish,

comment avez^-vouus pu pousser la cruauté

_^ rinhumawité assez loin pour abandpn-

jaer cette innocente c>réature à la m^rci

j^>d|s flots? il f^Ut qu^e^ous sojez une bieu

méchante femme, et vous méritez bien

!224 HISTORIETTES

d'êlre punie , suivant la rigueur des lois.

Moi pas méchante , moi bien aimer mon enfant; mais moi n'avoir ni pain ni riz, ni rien à lui donner, et moi vouloir pas voir lui mourir de faim; pour cela, moi exposer lui comme on fait en Chine, parce que moi espérer quelque âme cha- ritable prendre lui et lui donner ce dont il a besoin; alors pauvre Ousanque se cou- cher et mourir, et ne plus crier après soa cruel mari.

Madame Cavendish fut vivement tou- chée du récit ingénu de celte malheu- reuse femme. Elle se rappela aussitôt que c'était efFectivement la coutume en Chine d'exposer ainsi les filles lorsqu'on n'avait pas le moyen de les nourrir. L'horreur 'que lui avait inspirée cette action se chan- gea en compassion poiir la malheureuse qui l'avait commise. Elle se mit à la ques- tionner , et apprit d'elle que sa beauté avait séduit un matelot de la suite de lord Mâcartney, que ce malheureux avait ac-

d'un ermite. 2^5

qiiis une assez grande connaissance de la langue de ce pays pour la tromper par l'énergie de ses discours 5 qu'il l'avait en- gagée à s'habiller en homme et à deman- der au capitaine de la passer en Angle-^ terre. Cette inforlunée n'eut pas de peine à obtenir cette grâce ; elle abandonna son pays, ses parens et ses amis pour un in- fâme séducteur qui l'abandonna dès que l'équipage fut payé, et monta sur un au*<f: tre bâtiment destiné pour les Indes, la laissant en pays étranger, sans amis, sans argent , en nn mot sans le moindre se- cours.

La maîtresse de l'auberge elle logea à Portsmouth, touchée de son malheur, luL-donna quinze scheliings, quoiqu'elle- lui en dut environ vingt-cinq pour sa dé- pense , et lui remit une lettre pour lord Macartney, à qui elîè faisait part de si- tuation affreuse de cette infortunée, et le^ suppliait de venir a son secours. Elle serfiit en route pour Londres avec la lettre dans

p26 HISTOUlEq^TES

sa poche et son enfant altaclié derrière son dos : elle était déjà arrivée près deRings- ton^ lorsqu'elle fut attaquée et assommée par des voleurs , qui lui prirent son ar- gent, ses hardes et la lettre qu'elle avait pour lord Macartney.

Elle eut, selon toute apparence , ter- miné alors sa vie et sa misère, si le ciel iu'eût fait passer par le cocher d'une voi- lure publique, :Ce brave homme la voyant étendue par terre, sauta aussitôt de son siège 5 et touché de sa malheureuse situa- tion, la prit et la mit dans son carrosse, qui, par hasard, se trouvait alors vide; il la conduisit à la première auberge, pria la maîtresse du logis d'en avair soîfï, et lui promit de lui payer le lendemain , en îàepassant , la dépense qu'elle pourrait faire. Ce dessein généreux ne put être mis ^^xécution, car à peine notre cocher ^tait-il à dix lieues de Kingston , que ses chevaux effrayés prirent le mors aux dents pt entraînèrent la voiture contre une bar«^

d'un EUMKTC. 2^7

rière, avec tant de violence, que le pau- vre diable fut renversé de son siège et se cassa la jambe.

La pauvre Ousanque ainsi abandon- née, réduite à la dernière misère , se mit k errer dans les environs de Kingsto^. Li'état dans lequel elle se trouvait appro- ^chait de la folie. Il était encore aggravé par les cris que la faim faisait jeler à son enfant, et la douleur qu'elle ressentait de n'avoir rien à lui donner, car tout le jflLjOflde, insensible à son malheur, re£usait de le soulager. C'était alors qu'elle s'était déterminée a exposer son enfant, et les suites de cette action furent aussi heu- reuses poui: elle que pour lui. Pendant ;QHe jQixs4^.o Çavendish écoutai t attenti^- veraent le récit de celte pauvre femme ^ Malhilde s'amusait à admirer la beauté de ^on enfant. Sitôt qu'elle entendit sa rpère dire qu'elle voulait prendre avec elle la mère ,etjr,ejp^^t, &a jqie çxjjiata dgas jLpvt son extérieur j elle lui assura qu'elle vou-

#28 HlSTORIEttES

lait elle-mêaie élever renfant et qu'elle ne voulait plus jouer avec des pou- pees.

Le costume singulier de cette femme et de son enfant av^tît' ëkcité son atten- tion et son étonnement; mais quand elle %^it que cette pauvre petite était si fort àérrée dans son maillot , qu'elle ne pou- vait se remuer, elle fit éclater son mé- litoMentement en disant qu^il efil'^élé moins cruel de la noyer que de Par- î*ângfer de la sorte, car au moins elle ^ferait délivrée de tous tés iMûx/àii^H^^ qu'elle était ainsi dans des souffrances perpétuelle^^.

' Madame Cavendish représenta à sa fille que c'était la coutume en Chine de serrer ainsi lèis ènîans peur qu'en îës laissant librement agir dans les maillots, leurs *inembres ne vinssent à préfiBre une mauvaise forme en grandissant, et qu'on leur serrait surtout les pieds d'une ma- nière toute particulière, parce qu'à la

pUN ERMITE. 22g

Chine on faisait plus de cas d'un petit pied que d'une jolie figure»

La pauvre Ousanque ne savait con>- ment exprimer sa joie et sa reconnais- sance enyers madame Cavendish, lors- qu'elle lui promit de la recevoir chez elle^ et de faire connaître sa déplorable situa- tion à lord Macartney. Elle tomba aux pieds de sa bienfaitrice , baisa le bas de sa robe. Elle semblait la prendre pour mie divinité.

^.1, Mathilde pria sa mère de faire habil^Çf l'enfant à l'européenne, et de lui laisser le plaisir de faire sa layette. Madame Ca- \endish en fut d'autant plus étonnée, que ;j&a. fille n'avait jusqu'alors m on l aucua ^oût pour le travail.

Madame Cavindish tint la parole qu'elle avait donnée à Ousanque d'écrire à lord Jlacartney pour l'engager à veuir son jecours. Elle n'avait pas encore reçu de ré- ponse^ lorsque cette infortuixée/ut toij|- à-çoup attaquée d'une maladie grave.

â6b histcMetté^

On fit veiiir aussitôt un médecin qui, d'après les sjiïip|ônies de la maladie > déclara que c'était la pelite-v^foîë^. t5n s'aperçut le lendemain qu'il ne s'était pôiiit trompé. Au bout de quelques jou'rè le mal éclata avec tant de violence, que Foli commença à craindre pour les jours de la Malade, On lui prodiguia tduà léfe sbiils que riiumanité prescrivait; elle en était si pénétrée, que, dans les momens de relâche que lui donnait la fièvre, elle ai* témoignait a ^^bienfaitrice toute sa i^ôrinaissance en des teifînes ii iii^tttis el si expressifs, que celle-ci se trouVarit ^îivéfit obligée de quitter sa ehambre pour cacher soil^ émotion oêÉ répandre des larmes sur l'état malheureux de cette

^àuvi^îeïï^é^.

Le dbcteur Longford avait, au eomf^ iti^nceto^t de cette maladie, jugé qtee les suites en seraient funestes, et qii'il n'y avait aucun moyen de sauwr la malade. Il fît part de son opinion à

.^4.

I>^UN ERMltî2. 25 ï

madame Cavpndish, et révénemeht prou- va qu'elle avait été fort juste.

L'enfant tomba malade le jour de la mort de sa mère. Madame Cavendish^ qui dès-lors regarda comme un devoir sa-n cré pour elle de l'élever et d'en avoir soin, résolut, s'il en réchappait^ .de lui donner une éducation qui lui prÔ% curât une existence à la fois honnête et douce.

Le premier soin de cette respectable

femme, après la mort de la mère, fufde

faire baptiser l'enfant . Elle pria M. et

madame Fowler, ses amis intimes , d'en

être Itî parrain et la marraine. Malhtlde

voulait qu'on lui donnât son nom; mais

sa mère lui ayant démontré ks incon-

véniens qui en résulteraient, il fut à la

fin décidé qu'on rappellerait Pékin, pour

rappelei? lé, -souvenir de la^ patfie de sa

malheureuse mère.

Quoique la maladie de la petite PéKin fût très gravfe et très dangereuse, elle

252 HISTORIETTES

eut pourtant les suites les plus heureuses, car au bout de six semaines elle n'avait plus la moindre marque de petile* vé- role.

La tendresse que Malhilde avait pour cette enfant augmentait tous les jours , et la pauvre petite lui en témoignait sa re- connaissance.. Dès qu'elle put parler y Malhilde entreprit de lui montrer l'alpha- bet, et à peine avait-elle quatre ans ^ qu'elle était déjà en état de lire quelques historiettes de madame Trimmer, aussi bien que son instilutrice^^ui^^nti^^^^ dans sa dixième année.

Le plj^s jeune frère de madame Caven- dish avait 5 au grand mécontentement de toute sa famille , épousé la fille d'un mar- chand Se village dont la beauté l'avait sé- duit et qui avait sa se contrefaire au point 4e lui en ipiposer sur son peu* d'intelli- gence. Il était alors enseigne au 42® régi- ment, et quoiqu'il fût d'une^bonne famille, il jouissait d'une fortune fort mpdique , ce

d'un ermite. 2 35

qui rendait sa démarche d'autant plus im- j)olitique et imprudente.

Aucun de ses parens, excepté ma- -dame Gavendish ne voulait avoir de cor- respondance avec lui ni avec sa femme , €t quoique dans le fond, elle ne fût pas moins mécontente que les autres de son mariage , elle l'invita cependant à venir avec sa femme passer l'été près d'elle à Kingston.

Les manières communes de madame Hoper, la bassesse de son esprit, Taffec-r tation et la dissimulation qui perçaient dans toutes ses actions, avaient tellement frappé madame Gavendish, qu'elle ne pou- vait concevoir qu'un jeune homme de dix- neuf ans même pût devenir sa dupe. Son malheureux frère n'eut pas le temps de ^e repentir de sa sottise ; cinq mois après 50n mariage il fut attaqué d'un rhume violent qui affecta sa poitrine et le con-, cluisit au tombeau en peu de jours. 11 mou- rut pendant qu'il était chez son aimable

10,

y^

234 HISTORIETTES

sœur; il lui recommanda sa veuve elTen- iSint qu'elle portait.

Madame Gavendish était alors en deuil de son mari qu'elle avait tendrement aime. Si sa belle-sœur eût été une tout autre femme, c'eût été pour elle un grand avau- tage que sa société , car Mathilde n'avait alors que sept mois ; mais il y avait entre leurs caractères et leurs manières une dif- férence trop frappante pour que madame Cavendish pût se résoudre à la prendre iphez elle : elle préféra lui proposer une pension de loo liv. sterling, dont elle |)Ourrait jouir à sa volonté , espérant par rengager à retourriéï dans sa famille.

Mais madame Rdpéf entendait t^^ :sès intérêts pour s'éloigner ainsi de sa belle- ^œur. Sous prétexte d'un violent altache- fuent pour elle , elle lui fit seiilir qu'elle iie pouvait avoir de bonheur qu'en reïrpu- vaut les traits de son cHer Edmond dans <:eux de son aimable sœur.

Elle, loua, en coiiséiijueiîcFe , ijin petit

appartement au premier étage, à Kings- ton , et, à Taide de divers prétextes, elle parvint à doubler presque son reveiiu.

L'enfant dont elle accoucha était une Hlle qui ressemblait singulièrement à son |)ère. Madame Cavendish l'aimait presque aussi tendrement que si elle eût été sa iîlle , et comînd il n'y avait qu^un an de diîFérence entre Charlotte ( cal* c'est ainài qu'elle se nommait) et sa cousine Ma- thîlde , elles passaient ensemble la plus ^ande partie du temps, quoique la difFé- jl^ence de leurs caractères occasionnât en^ i£rè elles de fréquentes querelles.

Du montent que madame Cavèàdish adopta la petite Pékin, madame Roper perdit sa joie et son repos ; ce n'était qu'a* tec une peine infinie qu'elle pouvait pren- ne sur elle de Jrl^ point faire éclater son liiécontentement en présence de sa belle- sœur; mais au reste elle se dédommap'eait bien de cette contrainlç pendant son ab- ^«ce, ^ar elle ne cessait de répéter à sa

îîlle que Pékin était un obstacle invincible à sa fortune et à son bonheur. Elle ne par- lait à ses connaissances que de son propre malheur et des injustices dont elle pré- tendait avoir à se plaindre de la part de înadame Cavendish , qui prodiguait un hi^xi qui n'appartenait qu'à elle et à Char- lotte, à une vaurienne 5 à une petite va- gabonde, qui ne saurait reconnaître toutes ses bontés que par] le mépris et l'ingrati- tude. Tout le monde sait, disait-elle, quelle race affreuse sont ces Chinoises , qui ne ^e plaisent qu^à piller , voler et tromper tout le monde, et Dieu sait si jusqu'ici, cette petite coquine a démenti les qua- lités de ses compatriotes. ^^mp^^ Tels étaient les discours de madame |iQ- per en l'absence de sa belle-sœur : en sa présence, c'était tout autre chç^gg , Jg^j^kygi,, ^lait la plus jolie créature du monde, et> madame Cavendish, la plus aimable de. toutes les femmes. Charlotte-, qui n'était |)as encore d'âge a cacher sou mauvais

T. A •lOJ.IE I ER3IE

leneA^ T^a/^n^ i^^^^la^ n^s arân^s.

d'un ermite. 2

naturel sous le voile de Thypocrisie, jouait à celte pauvre petite Pékin les tours les plus perfides. Celle-ci supportait tout sans en rien dire; jamais il ne lui échappait la moindre plainte, ni le moindre murmure ; car, quoi qu*en pût dire madame Roper, c'était l'enfant le plus accompli que l'on eût pu jamais rencontrer.

SECONDÉ PARTIE.

A mesure que l'aimable et rintéressaîll^ Pékin avançait en âge, madame Caven- dish s'attachait davantage à elle, et ma- dame Roper en était d'autant plus mor- tifiée, qu'elle vo^^ait sa fille perdre tous les jours de Famitié'de sa tante. Le fait est que madame Cavendish avait cru re- connaître dans le caractère de sa nièce- un fond de jalousie insupportable, une petitesse d'esprit susceptible de toutes sor- tés de bassesses, et cela avait beaifèôup

diminué reslime et la tendresse qu'elle avait pour elle.

Madame Cavendish voulait élever sa petite protégée de itilliïiIrS à ce qu'jeïlé pût un jour être à même de faire réduca- tion de jeunes demoiselles ; et pour la rendre à la fois utile et respectable , elle voulut qu\*lle n'eût point d'autres maîtres que ceux de Charlotte et de Matliïlde, et qu'ils eussent pour elle les mêmes soins qu'ils avaient pour sa fille feîfi^â nièce.

Tant d'attention de la part de madame Cavendish, causait autant de joie à Ma- thilde que de peine à Charlotfôl fâfe avait conçu pour Pékin une haine invétérée qu'augmentaient encore les élogjèè qu'on lui prodiguait. Aussi résbîut-èîle de la perdre dans l'esprit de sa tante, et comme ^le ne pouvait y parvenir par déll<}ls€Ours^ malins et des suggestions perfides , elle r4,a<)luj: d'aMoiri^ecours à des manœuvres tramées avec autant de réflexion cjuë de noirceur.

Madame Cavendish çivait derrière sa maison un fort beau jardin : \\ était planté d'arbres en espaliers de toute es-^ pèçe. Elle en avait fait un choix parti- culier, car son plus grand plaisir était d'en donner les fruits à ceq;sc de ses ami^ qui ne pouvaient avoir d'espaliers.

Charlotte s'étant aperçue que sa tante avait fort à cœur de conserver ces fruits ^ forma le projet de les cueillir. Elle cher- chait avec tant d'empressement l'occa- sion d'entrer seule, au jardin, que chaque fois qu'elle la trouvait, elle cueillait trois ^u quatre pêches, et avait grand soin d'eii mettre les noyaux au fond d'une petite boîte que Pékin avait da^ns s^ cha;inbpe^

Quelques jours après madame Caven- dish cru|: s'apercevoir qft'Ma^ arquait diea^ fruits à, sesi arbr^ , s^ns pourtant avoît certitude U-desssus; ^nfin elle s'avisa de les compter sans faire part de ser soupçons à qui que ce fût.

Le lendemain matin elle alla dans son

24o HISTORIETTES

jardin, et vit clairement qu'il lui man- quait onze des plus belles pêches. Elle revint dans son salon, madame Roper, Mathilde, Pékin et Charlotte étaient à travailler; elle leur témoigna combien ce dont elle venait de s'apercevoir la mé- contentait; qu'elle voudrait bien connaître i'auteur d'une action aussi basse.

J'étais bien sûre, Pékin, dit Char- lotte, que vous ne pourriez manger toutes les pêches que je vous ai vue prien- dre, sans être découverte; et si je n'eus pas craint que ma cousine me taxât de bavardage, j'aurais bien recommandé à ma tante de prendre garde à vous, la première fois que je vous ai surprise.

Vous m'avez surprise à prendre des pèches, mademoiselle Roper, répondit Pékin, étonnée d'une pareille accusation! Je proteste sur mon honneur que je n'ai touché de l'année d'autres pêches que celles que madame Cavendish a eu la bonté de me donner.

d'un ermite. ^4^

Oui, reprit Charlotte, je vous ai vu^ prendre des pêches ; c'est vous parler français, ie crois: ie vous ai même vue les porter dans votre chambre; pcuvezrrt vous le nier^ mademoiselle, qui vous targuez tant de votre honnêteté.

Oui, je puis le nier, dit Pékin fon- dant en lai^mes; je suis surprise que vous soyez assez méchante pour inventer de pareils mensonges.

Vous êtes bien hardie et bien effrontée, petite vagabonde, s'écria madame Ropei?^^ de prétendre que ma fille a dit un men- songe. Je me doutais bien que ce seraijb; de cette manière que vous reconnaîtriez les bontés de flia sœur, car. tou,s les gens de votre pays sont un tas de coquins et de fripons.

Madaine Roper, reprit madame^Xîsi'4 vendish , cette petite fille est ici sous ma protection, et je ne souffrirai jamaisiquQ qui que ce soit l'insulte et l'opprime. Si elle a pris les pêches, elle a commis uae^^

II

^42 HISTORIETTES

grande faute , mais il n'y a que moi qui aie le droit de l'en punir. Au reste, je suis fort disposée à croire que ma nièce s'est méprise.

Oh ! point du tout, ma tante, reprit Charlotte, je l'ai vue en manger une en haut; ses doigts étaient même encore remplis de jus.

Eh bien ^ ma sœur, s'écria madame Roper, vous n'avez qu'à monter dans sa chambre; les noyaux seront sûrement restés dans quelque boîte ou dans quel- que tiroir.

Madame Cavendish suivit l'avis de sa sœur, et revint un moment après avec environ quarante noyaux de pêches.

Pékin devint aussi rouge que le feu , et dit en tremblant à madame Cavendish : Ce n'est pas sûrement dans ma chambre que vous les avez trouvés ?

Pardonnez-moi, reprit madame Caven- dish, c'est justement dans la vôtre que je les ai trouvés. Je vous avouerai même

d'un ermite. 545

que j'étais loin de m'y attendre. En vé- rité , Pékin ^ votre conduite a troublé mon repos , en détruisant mes espé- rances et l'amitié que j'avais pour vous. J'aurais bien pu vous passer le vol du fruit , mais l'assurance avec laquelle vous le niez , c'est à quoi je ne devais pas m'attendre, et c'est ce que je n'ou- blierai de ma vie. Rendez-vous sur-le- champ dans voire chambre , et ne pa- raissez devant moi que lorsque ma colère et mon chagrin seront apaisés.

La pauvre Pékin n'osa chercher à émou- voir la pitié de sa bienfaitrice dans la crainte de l'ofTenserj ^.e se retira dans 5a chambre, toute troublée et réduite au désespoir. On ne voulut pas souffrir que Mathilde allât la voir. Il y avait déjà trois jours qu'elle était ainsi captive, lorsque les domestiques qui lui portaient sa nour- riture, rendirent compte à madame Ca- vendish que la douleur l'accablait et l'em- pêchait même de manger. Alors elle se

^44 HISTORIETTES

détermina à lui pardonner dans la crainte de la rendre malade, quoique son inten- lion fut d'abord de faire durer plus long- temps sa détention.

Charlotte eut alors la douleur de voir Pékin rentrer dans les bonnes grâces de sa tante ; madame Roper qui avait eu part aux projets de sa fillcj, fut horriblement vexée de voir qu'il avait eu un si mau- vais succès ; elles en conçurent un autre il y avait beaucoup pkis à risquer,' mais dont les suites devaient nécessaire-- ment être beaucoup plus décisives.

Madame Cavendish était singulière- ment attachée à une petite miniature qu'elle portait à un bracelet et qui repré- sentait le portrait de son époux. Elle avait coutume de Tenfermer dans une boîte qui s'ouvrait par un ressort, et qu'elle laissait ordinairement sur sa toi- lette. Elle s'était fait une loi de ne jamais l'ouvrir en présence des domestiques, mais tous les enfans en connaissaient le

d'un ermite. 245

secret. Cbarlotte forma la résolution de s'emparer de ce bijou, et le remit à une pauvre fille fort bornée qui avait autre- fois servi madame Roper, et qui se ren- dait alors à Londres. Elle sut endoctri- ner cette malheureuse, au point qu'elle se chargea de le vendre. Charlotte lui recommanda bien que si on venait à lui demander de qui elle la tenait, elle eût à répondre que c'était de la petite fille gui demeurait chez madame Cavendish, qui l'avait trouvée en se promenant sur le bord de la rivière.

Comme madame Cavendish n'avait ja- mais demeuré à Londres, et que cette servante était connue pour avoir demeuré chez madame Roper, le bijoutier n'eut pas de peine à croire ce qu'elle lui dit. II prit sa miniature, lui donna une gui- née à compte, et lui en promit une autre si au bout d'un mois on ne la ré- clamait pas : ce qui pouvait, à son avis, fort bien arriver, car elle ne pouvait ap-

2^6 HISTORIETTES

parfenîr qu'à quelqu'un du voisinage^ qui ne manquerait pas de faire dea recher- ches.

Comme madame Cavendish ne portait ce bracelet que lorsqu'elle vse mettait en grande parure, quinze jours s'écoulèrent .sans qu'elle pût découvrir le vol. La pa- tience de Charlotte était à bout^ quand enfin arriva le jour tant souhaité qui de- vait perdre sans ressource ceMe à qui elle avait voué une haine implacable, et lui donner en même temps le plaisir 2ne:xpri* niable d'être témoin de sa ruine-

Madame Cavendish fut singulièrement étonnée en ouvrant la boîte de ne plus trouver son bracelet. Elle ne le crut pour- tant pas perdu ; elle s'imagina qu'elle pourrait fort bien l'avoir serré ailleurs avec quelqu'autre de ses bijoux. Dans cette idée elle fouilla, mais en vain^ dana tous les tiroirs, dans toutes les boîtes et les armoires ; ce fut alors que son déplai- sir fut porté jusqu'à l'inquiétude. Elle

d'un ermite. 547

se souvenait d'avoir ôlé son bracelet la dernière fois qu'elle avait fait des visites, et plus elle réfléchissait, et plus elle était tourmentée par ses soupçons, moins elle savait sur qui les faire tomber.

Tons ses domestiques étaient avec elle depuis treize à quatorze ans, d'ailleurs leur fidélité avait souvent été mise a l'é- preuve. Pékin ne l'avait Irompée qu'une seule fois, et encore que pouvait-elle faire du bracelet dans un âge aussi tendre? Elle croyait bien Charlotte capable des tours les plus noirs, mais seulement lors- qu'elle y était intéressée.

Désolée de la perte d'un bijou auquel elle attachait tant de prix, et ne sachant que faire pour le retrouver, elle prit le parti de le faire crier. Elle s'imagina qu'elle pouvait s'être trompée, et que peut-être elle l'avait perdu en revenant de chez monsieur Fowler.

Le bijoutier qui l'avait acheté, était justement devant sa porte lorsque le crieur

248 HISTORIETTES

en annonça la perte et en fît la descrip- tion. Il rentra dans sa boutique, et après avoir examiné celui qu'il avait acheté, il vit que c'était précisément le même que l'on réclamait. Il appela le crieur, lui rendit compte de la manière dont il en avait fait l'acquisition. Tous deux alors soupçonnent Pékin de friponnerie, car il était impossible qu'étant chez madame Cavendish depuis dix ans, elle pût igno- rer que le bijou fût à elle.

Le bijoutier résolut^ de se rendre avec le crieur chez madame Cavendish, pour lui rendre compte de la manière dont le bijou était tombé dans ses mains, et pour lui demander, l'un le remboursement de la guinée qu'il avait avancée, et l'autre son salaire.

Madame Cavendish et Mathilde étaient allées faire des visites, lorsque les deux hommes arrivèrent chez elles ; madame Roper était avec sa fille dans la salle; de la croisée elle les vit passer, et elle s'écria:

D UN ERMITE. 249

Voilà le crieur et monsieur Martin qui sonnent; ma foi, du coup, nous aurons des nouvelles du bracelet.

Je l'espère, dit Pékin, et je suis sûre que ma marraine en sera bien contente. Elle se disposait en même temps à sortir pour s'assurer si son attente n'était pas déçue.

Doucement , petite morveuse ; vous êtes bien pressée, dit madame Roper en la saisissant par les épaules et la poussant avec violence à l'autre bout de la cham- bre. Je prends, je crois, autant d'intérêt que vous au bien de votre cbère mar- raine, et je suis bien plus propre que vous à le recouvrer.

Elle sortit à ces mots, et laissa la pau- vre Pékin toute stupéfaite et fondant en larmes. Charlotte, avec un sourire malin, semblait s'applaudir de son adresse et de l'heureux succès de son projet.

Un instant après ^ madame Roper ren- tra avec le bijoutier et le crieur; elle s'é-

sSo HISTORIETTES

cria d'un Ion de voix étouffée par la co- lère : Vous voilà donc, vile créature, monstre d'ingratitude ! c'est donc ainsi que vous reconnaissez les bontés de ma pauvre sœur, c'est en lui volant la chose du monde a laquelle elle attache le pius de prix ; vous prétendez après cela, avec reffronlerie d'une coquine consommée, aller prendre connaissance d'un objet que Yous avez volé et vendu; mais je ne suis pas la dupe de vos tours, coquine que vous êtes, vous aviez peur que votre trou- hle ne vous décelât , et vous ne vouliez sortir que pour le cacher. Mais est la Ruinée que vous avez reçue de M. Martin? donnez-la moi sur-le-champ, petite bâ- tarde, mauvais sujet.

Pendant que madame Roper la traitait ainsi de la manière la plus atroce, cette pauvre malheureuse était involontaire- ment tombée à ses genoux , et protestait de son innocence en des termes qu'une conscience pure est seule capable de dicter.

d'un ebmite. 25r

Venez , mon enfant , venez , disait M. Martin, n'augmentez pas votre faute €n la niant ; mais avouez ce que vous avez fait de l'argent et ce qui a pu vous porler à commettre un crime si énorme.

Venez, Pékin, venez donc, lui dit le crieur, car je pense bien qu^il m'est per- mis de la traiter ainsi, et que le mot de- moiselle est trop beau pour vous ; soyez bonne fille avant tout, cela engagera à parler pour vous à madame, car vous êtes encore jeune, et cela fait que l'on est dis- posé à vous pardonner ; mais si vous vous obstinez et si vous persistez à nier, vous ne trouverez personne qui veuille se char- ger de prendre votre défense.

Je vous jure , répliqua la pauvre Pékin, que la douleur avait presque suffoquée, que je ne connais pas plus, le porlrait que vous; quant à la guinée, je n'en ai pos- sédé de ma vie. Je vous en supplie , mou cher monsieur, continua-t-elle , je vous en supplie , ne donnez pas mie aussi mau-

^52 HISTORIETTES

vaiseidée de moi à ma marraine, je mour- rais s'il fallait qu'elle vînt à penser que je ^uis capable d'un pareil crime !

Le penser ! s'écria madame Roper^ le penser! je vous jure qu'elle fera plus que le penser^ car elle le saura au moment même 5 non-seulement elle , mais encore votre amie madame Fowler et toute la ville. Elle se disposait à sortir au même moment pour mettre sa menace à exé- cution.

La pauvre Pékin , dont la crainte et l'é- pouvante avait troublé la raison et les .sens 5 arrêta madame Roper par sa robe^ €t chercha par ses accens plaintifs à émou- voir sa pitié. Ce fut avec bien de la peine que celle-ci parvint à la lui faire lâcher^ et sitôt qu'elle se sentit libre^ elle s'élança hors de l'appartement, et donna au crieur la commission de garder cette petite mal- heureuse.

Madame Cavendish était en train de ra- conter à madame Fowler un trait qui dé-

d'un ermite. 2i55

montrait le bon caractère de sa filleule , lorsque madame Roper entrant , se mit à dire d'un ton qui annonçait le plaisir qu'elle ressentait : Eh bien ! ma soeur^^ j'espère que vous ajouterez foi à mes pré- dictions, j'ai de belles choses à vous ap- prendre; ce n'est 5 au reste , je vous jure, que ce que je prévoyais depuis long- temps. Puis, adressant la parole à ma- dame Fowler, elle lui raconta ce qui ve- nait de se passer, ayant soin d'exagérer tout ce qu'elle crut propre à exciter l'in- dignation de sa sœur.

Madanme Cavendish écoutait son récit avec un chagrin mêlé de surprise ; Ma- ihilde fondait en larmes , et priait sa maman de ne pas condamner la pauvre Pékin avant de lui avoir donné le temps et les moyens de se justifier.

Elle ne pourra jamais y parvenir, ma bonne amie, reprit madame Cavendish, les faits déposent contre elle. Je voudrais m'épargner le chagrin d'être témoin de

^54 HISTORIETTES

ses prétendus regrets : une action de celte nature annonce qu'elle n^en restera pas là. C'est un enfant perdu 5 continua-t-elle^ et je vous avouerai que je ressens plus de peine en songeant à la fin jhorri- Lle qu'elle se prépare qu'aux désagré- mens qu'elle me fait éprouver. Que faire d'elle ? je n'en sais rien , je veux y réflé- chir quelque temps. Je ne veux pas toutefois qu'elle attende chez moi que j'aie pris un parti à son égard.

En ce cas, dit madame Roper, envoyez- la chez moi : quoiqu'il ne soit pas fort agréable de recueillir chez soi une voleuse avérée 5 je passerai par-dessus quelques» inconvéniens pour vous être utile. Vous avez bien de la bonté , reprit madame Cavendish ; mais comme je connais l'a- version de Charlotte pour cette pauvre fi.lle 5 je ne veux pas lui donner occasion de l'insulter. Si elle a fait un faux pas, ce n'est pas une raison pour l'écraser tout- à-fait.

d'un ermite. 255

Je la prendrai, moi, dit madame Fowler^ Clark va l'aller chercher ; et pour épar- gner à madame Cavendish l'entretien qu'elle semble appréhender, il prendra par les derrières.

Lorsque Clark arriva chez madame Ca^ vendish, il ne pouvait revenir de son élon- nemenl en apprenant ce qui venait de se passer. Il se doutait, ainsi que les autres domestiques, qu'il y avait dans le fond quelqu'artifice , et que la pauvre Pékin finirait par se justifier. Tous l'embras- sèrent tendrement, et comme ils lui re- présentèrent que sa marraine ne la faisait venir chez madame Fowler que dans l'in-^ lention de l'entendre, ils n'eurent pas^ de peine à la déterminer à suivre Clark; si elle avait pu se douter qu'elle quittait pour toujours la maison de sa protectrice, rien au monde n'aurait pu la déterminer à en sortir.

Lorsque madame Fowler lui eut appris qu'elle resterait chez elle jusqu'à ce que

^56 HISTORIETTES

sa bienfaitrice eût pu réfléchir au parti qu'elle devait prendre à son égard ^ elle parut si affligée , et protesta de son in- nocence en termes si énergiques , que madame Fowler commença à concevoir des soupçons sur la vérité des faits qu'on lui imputait, et que son époux résolut de se rendre chez le joaillier pour prendre de lui des renseignemens certains.

Le rapport du bijoutier augmenta ses doutes 5 et il voulut à tout hasard voir la servante qui avait porté le bracelet chez lui. Ce ne fut pas sans [peine qu'il dé- couvrit sa demeure à Londres ; à force de promesses et de menaces , il vint à bout d'en tirer les éclaircissemens dont il avait besoin. Il envoya alors son domestique chercher une chaise de poste , et exigea de cette fille qu'elle l'accompagnât à Kingston. Il se fit conduire directement chez madame Roper ; mais comme il ne la trouva pas chez elle, il se rendit chez ma- dame Cavendish dans l'espoir de l'y trou--

b'un ermite. 1^57

v-er. En descendant de voiture , il prit sa compagne par le bras , et sans se faire annoncer, il entra brusquement dans le salon.

Il est un peu lard , madame , dit-il à madame Cavendish, pour vous annoncer \jne visite de Londres ; mais quand il s'agit de détruire) un soupçon injuste et de découvrir un crime, je pense qu'il est inu- tile de s'arrêter au cérémonial; quant à vous, madame, dit-il à madame Roper, en lui lançant un regard plein d'indigna- tion , comme cette fille est une de vos an- ciennes connaissances , elle n'avait pas besoin de se faire annoncer.

Madame Roper jugeant qu'elle ne se retirerait pas avantageusement d'une ex- plication , jugea à propos de l'éviter. Elle se leva , et prenant Charlotte par la main: Viens, mon enfant, lui dit-elle , sortons d'une maison nous n'avons jamais essuyé que des injures et du mé- pris. A ces mots elle quitla l'appartemenv,

II.

^58 HISTORIETTES

laissant madame Cavendish dans un ëlon- nement dont elle ne pouvait revenir.

M. Fowler la mit en peu de mots au fait de ce qu'on lui avait raconté j tout s'accordait parfaitement avec le témoi- gnage de cette fille^ qui n'aurait pas voulu^ disait-elle, pour vingt écus, se charger du bracelet, si elle eût pu se douter qu'il j eût là-dessous la moindre méchanceté.

M, Fowler eut toute les peines du monde à empêcher madame Cavendish d'aller le soir même rechercher sa chère filleule et la rétablir dans sa maison. Le lendemain avant huit heures , elle était déjà auprès d'elle ; elle la pressait contre son sein , et lui témoignait combien elle était fâchée de l'avoir traitée si injuste- ment. Elle lui promit bien de ne plus prê- ter Toreille aux suggestions perfides que pourraient faire contre elle des gens inté» ressés à lui nuire.

La pauvre petite Pékin ressentît alors un plaisir aussi vif que l'avait été sa dou-

d'un EKMITE. ^5g

leur. Le bonîieur de rentrer dans les bonnes grâces de sa marraine, lui fit verser autant de larmes que sa disgrâce lui en -avait fait répandre. Malliilde fut aussi transportée de joie^ et ce qui mit le comble à leur félicité, c'est que madame Caven- dish reçut de madame Roper une lettre dans laquelle elle lui mandait qu'elle quittait définitivement Kingston , et que son inlention étant de se fixer cliez son frère aîné , elle la priait de lui faire tou- cher sa pension.

26o HISTORIETTES

LES SUITES

DE LA DÉSOBÉISSANCE,

ou

L'ENFANT ENLEVÉ.

Dans' une belle maison de campagne^ sur les bords de la Medway, demeurait un gentilhomme nommé Darnley. Il avait, pendant sa jeunesse, occupé un poste important à la cour, et, dans un âge avancé, il conservait encore ces ma- nières distinguées qui caractérisent un homme accompli.

La perte d'une épouse adorée avait don- né à son extérieur et à ses démarches quelque chose de sombre et de sérieux y que beaucoup de gens prenaient pour de la hauteur, quoique dans le fond, rien ne

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fut plus éloigné du caractère de IV Darn- ley, car il était affable, doux, huiaiii et bienfaisant.

*e sa famille consistait en ue sœur ^* , ayant perdu comme li l'ob- ^sse, cherchait à se^onso- urs, en parlagint ses H ses aimableenfans. ^arnley le mitait a as la premifô école na mieux : char- ucation. L plus, , lui ayai offert it de n point re de qelques bonnrf^hap- jui élit une ait corier ses

Jarnley^venait

jchester^t Pa-

; quelque jours

lèrent ave eux

I

d'un ermite. ^6i

fût plus éloigné du caractère de M. Darn- ley, car il était affable, doux, humain et bienfaisant.

Toute sa famille consistait en une sœur unique, qui, ayant perdu comme lui l'ob- jet de sa tendresse, cherchait à se conso- ler de ses malheurs, en partageant ses soins entre son frère et ses aimables enfans. La fortune de M. Darnley le mettait a portée de les placer dans la première école de Londres , mais il aima mieux se char- ger lui-même de leur éducation. De plus, madame Collier, sa sœur, lui ayant offert de le seconder , il résolut de ne point prendre d'institutrice encore de quelques années, et de s'en tenir à la bonne Chap- mann, leur gouvernante, qui était une digne femme, a qui il pouvait confier ses filles en toute sûreté.

Un ancien ami de M. Darnley, venait d'acheter une maison à Rochester, et Fa- 'vait invité à y venir passer quelques jours avec sa sœur. Ils emmenèrent avec eux

a62 HISTORIETTES

Emilie , que madame Collier regarda comme trop grande pour être confiée à une gouvernante, et ils laissèrent à la tonne Chapmann , Sophie , Amanda et Elise.

L'intention de M. Darnley était que ses filles se levassent tous les jours de bonne lieure, et allassent faire une longue pro- menade avant le déjeuner; mais il leur avait en même temps strictement ordonné de ne jamais sorlir de ses terres, à moins -qu^elles ne fussent avec lui ou avec leur tante. Elles avaient souvent fait tous leurs efforts pour engager leur gouvernante à enfreindre l'ordre de leur père ; mais cette digne femme n'avait jamais voulu abuser de la confiance qu'on lui avait accordée, et avait toujours résisté aux instances qui ^m avaient été faites.

Le jour qui suivit le départ de M. Darn- ley, madame Chapmann se trouva indis- posée, au point de ne pouvoir accompa- gner les demoiselles à la promenade. Elle

d'un ermite. 263

les fît pourtant habiller et les envoya avec une jeune femme-de-chambre à qui elle recommanda de ne pas aller au-delà du petit bois. Elles partirent toutes ensuite de fort bonne heure.

A présent^ Susanne, dit Sophie en en-- trant dans le jardin, vous ne sauriez trou- ver une plus belle occasion de nous obli- ger : conduisez-nous au village , vous pourrez vous-même y voir vos parens.

Ah! mademoiselle, reprit cette fille, vous savez que c'en est fait de ma place, si madame Ghapmann vient à le décou- vrir.

Xie découvrir! vraiment, dit Amanda, comment voulez-vous qu'elle le découvre? Menez-^nous au village, vous serez une bonne fille; oui, ma bonne, ma chère Susanne, menez-nous y, dit Élise, en sautant devant ses sœurs, je vous mon- trerai le chemin, car j'y fus l'été dernier avec papa.

Soit envie d'obliger ses jeunes maî-

204 HISTORIETTES

tresses, soit désir de voir ses parens, Su- zanne eut le malheur de céder, et notre bande joyeuse fut bientôt arrivée au vil- lage.

La mère de Susanne fut ravie d'avoir à la fois le plaisir de voir sa fille, et l'hon- neur de recevoir mesdemoiselles Darnley. O mes chères, mes aimables demoiselles ! leur dit-elle, il faut que je vous apprête quelque chose à manger, vous devez avoir besoin après une si longue route : mon four est tout chaud, il ne me faudrait pas plus d*un quart d'heure pour vous faire un gâteau, et pour traire Jenny. Un gâ- teau frais et du lait chaud étaient trop ^éduisans pour que Ton pût résister à la tentation. Susanne prit quelques lasses de porcelaine qui étaient arrangées suivie manteau de la cheminée, et se mit à les bien essuyer pour ses jeufiësïtfàîtr esses.

Elise suivit la mère de Susanne à l'é- table ; elle l'accablait de mille questionis, lorsque toute son attention fut portée vers

d'un ermite. 265

un jeune agneau qui s'avançait en bêlant vers sa maîtresse, et semblait lui deman- der son déjeûner.

Il vous faut attendre un peu Billy, et laisser servir avant vous ceux qui valent mieux; ne voyez-vous donc pas que nous avons aujourd'hui du. monde comme il faut à déjeûner.

Elisp était tellement charmée de la beauté de ce petit, agneau, qu'elle eut envie de l'embrasser. Dans cette vue elle se disposa à le saisir, mais Pingrat Billy se mit à faire un bond et s'échappa. Elise le suivit dans l'espérance ^de l'attraper, mais il courut en bêlant jusque sur la grande route.

Il vint à passer au même moment une femme dont les habillemens annonçaient la pauvreté; mais dont l'air riant sem- blait annoncer un bon caractère. Elle ac- costa famihèrement Elise, en lui disant :: x^et agneau-là, mademoiselle, n'est pas, à beaucoup près, ni aussi beau, ni aussi

12

•206 HISTORIETTES

âoux que celui que j'ai chez moi^ car* on ii'a qu'a l'appeler Bob, et il va vous sui- vre d'un bout de la ville à l'autre; il rap- porte comme un chien; il se dresse suc ses pieds de derrière, dès que mon mari dit : debout! en un mot, il fait plus de tours qu'une jeune chatte. V ^^O le joli animal! reprit Élise, j'aurais^ bien envie de le voir ! Eh bien, venez avec iilbi, dit cette femme, car je de- meure au bout de ce champ ; mais il faut courir de toutes vos forces, car mon mari va à l'ouvrage, et il emmène ordinaire- ment Bob avec lui.

En ce cas, dépêchons-nous, dit Elisée/ car je ne puis m'anêter une demi-minute. Donnez-moi la main, dit la femme, car nous courrons plus fort ensemble, fttâts, voilà mon mari avec Bob, qui selon sa coutume, va bondissant devant lui^^^^'

Où* donc? ou donc? s^écria Elise en levant la tête tant qu'elle pouvait, afin de voir l'agneau.

Vous n'êtes pas assez grande, lui dit celle artificieuse créature ; ruais je vais vous lever, je suis sûre qu'alors vous les verrez. Elle la js^i,ût aussitôt, en lui di- sant : Regardez du côté du clocher; je m'en vais courir avec vous, et je gage que nous les attraperons bientôt, j^ ^

Elise se tua de regarder, mais en vain; ei is'apereevaat qu'elle avait déjà peçd^ le village de vue, elle pria la femme de la mettre à terre, en lui disant qu'elle na voulait pas aller plus loin.

vCette malheureuse était tellement es- soufflée par la rapidité de l^,ço,urs.e qu'elle venait de faire, qu'elle était hors d'étal de luirépaqdre. Éhsè continuait à la sup- plier de s'arrêter^^e|. s'agitait pour se dé- barrasser de sesbras* Enfin, au bout d ui4 quartnâ^fi^e^ $eti:o^>^ant excédée, elle s arrêta et s'assît sur un banc, en tenant fortemeiiit Elise par le bras. Geite pauvre enfant jetait des (cris horribles, et la sup- pliait de la laisser aller.

2ÔO HISTORIETTES

Vous laisser aller, après toute la peine qtte ^'ai eu à vous attraper! Non^ iîoit| vous ne m y prendrez pas, je vous en ré- ponds ; mais soyez bonne fille, ne criez plus, et vous verrez Bob tout de suite peut-être.

O mes sœurs! mes sœurs! criait cette pauvre enfant, laissez-moi aller vers elles.

JL

Vos sœurs ! ob ! je vous en trouverai un bon nombre d'ici à peu de jours; mais comme elles ne vous connaîtraient pas avec ces beaux habits, il faut les ôter sur- le-champ, et ensuite nous courrons de nouveau après Bôb. A ces mots, elle lui enleva son ajustement, et la força de mettre des haillons qu'elle tira d'un sac qu'elle avait sous son jupon. Elle en tira en même temps une bouteille d'une cer- Yaîne liqueur, dont elle lui barbouilla le visage, et malgré toutes ses remontrances lui coupa ses beaux cheveux ras de la tête. Elle était alors tellement déguisée, qu'il eût été impossible à monsieur Darn-

D UN ERMITE.

ley lui-même de la reconnaître. Elle la fil marcher, jusqu'à ce qu'elle fût excé- dée de fatigue.

Elles joignirent au moment même le chariot de Canlorbery, et pour une baga- telle que la femme donna au conducteur^ il consentit à les conduire à Londres. Élise ne cessait de pleurer, mais elle n'osait se plaindre, car sa barbare compagne l'avait menacée de lui briser les os 5 si elle avait le malheur de faire le moindre bruit.

Quand elles furent arrivées à la ville ^ elle la traîna, car il lui était impossible de la faire marcher , dans un misérable isoulerrain, plus bas que le sol de plusieurs •marches ;% elle lui donna alors,4u^^ajî,a néu beurre et la fit coucher. Son lit , s'il est permis de l'appeler ainsi, n'était autre cliQse qu'un amas de chiffons jetés jdans un coiur^ sur le quel on avait mis tme çQiivej^rg jale.^Elle la laissa alors seule, pleurer son malheur et regretter de ii'avoir pas suivi les ox^dres de aon père.

2^0 HISTORIETTES

Le lendemain matin, elle parlit au point du jour, et la fît marcher tant que ses pauvres petites jambes voulurent la por- ter , sans lui faire prendre la moindre chose. Elle passa la seconde nuit dans une grange 5 et le troisième jour , vers les cinq heures après midi , elles arrivèrent à une petite maison qui avait une apparence de propreté. Sa conductrice frappa à la porte, et elle vit en entrant neuf ou dix enfans occupés à faire de la dentelle.

Gomment, Peggy , dit la femme qui vint leur ouvrir , je croj^ais que vous ne vdùliezplus revenir? Cependant vous m'a- ^éïféz iciliëlqu^iin, dieu Mit %l j'eiTM Be- soin, car deux de mes morveuses se sont avisées de tomber malades , et'|e ii^i ma vie eu autant à faire.

Le lendemain Elise fut débarrassée de ses guenilles. On lui fît endosser lïûe Tôfee d'étoffe brune, on lui mit un bonnet rond fort propre, et un petit tablier de couleur^ lia maîtresse de la maison lui donna ordre

de répondre à ceux qui lui demandéraiient son nom 5 qu'elle s'appelait Biddy-!Bu|ii^^ et qu'elle était sa mère. La sévérité que mettait celle méchante femme à faire ejcé,- cuter ses ordres , empêchait les victimes inforlunées, qui étaient sous sa férule de lui désobéir. La plupart d'en tr'elles lui avaient été amenées par la malheureuse c[ui avait trompé Elise, et toutes avai^jxt Teçu l'ordre de débiter de pareils raen- ^sonj^es. ^ . , ^^

Mais il est temps, je pense, de rame- ner mes jeunes lecteurs à ce qui se passe .au village, nous avons laissé Suzanne préparant le déjeûner, et Sophie et sa tsœur attendant avec imp^tJLcnce que^,^^ gâteau fût prêt.

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La mère de Suzanne revint bientôt avec «on pot au lait. Sa fille lui demande avec t^ivacité : est mademoiselle Elise? O l'aimable enfant ! reprit-elle , elle ya j^r venir dans le moment. Elle est allée cou- rir après Billy : ce sont deux innocens en-

*â7^ HISTORIETTES

semble. Ensuite elle se hâta de retirer le gâteau du four, et d'y mettre du beurre. Sophie, pendant ce temps, courut promp- tement à la porte de l'étable, et appela Elise de toutes ses forces. Voyant qu'elle ne lui répondait pas , elle retourna à la maison. Suzanne alors commença à être alarmée ; mais ses jeunes maîtresses la rassurèrent , en lui disant que ce n'était qu'un tour d'Elise. Mais hélas ! elles £«•? rent trop tôt désabusées , et virent que ce n'était pas une plaisanterie, mais qu'il lui était arrivé quelque malheur.

Tout le village retentit des cris de ma- demoiselle Elise ! mademoisieUeElkeJ Sfir zanne, sa mère, leurs voisins qui avaient entendu parler de ce malheur, se tuaienrt de l'appeler; ses soeurs, que la douleur avaient presque égarées, couraient de tous côtés en criant : Ma chère Elise, ma bonçys Elise! si vous êtes cachée, répondez- nous

par charité. . ,:,,.,..-.. m--

Il était neuf heures et demie passées

lorsque madame Chapmann se leva^ et -comme on lui dit que les jeunes demoi- selles n'étaient pas encore revenues de la promenade, elle envoya une servante au- devant d'elles.

Betty, c'était ainsi qu'elle se nommait, parcourut sans succès le jardin, et le petit bois : elle retournait prévenir madame Chapmann qu'elle ne les avait pas trou- vées, quand elle aperçut Suzanne et le$ deux enfans entrant par une petite bar- rière qui était au bout du bois.

Oii est mademoiselle Elise ? s'écria^' t-elle de toutes ses forces. Dieu seul le sait, répliqua la négligente Suzanne, que ses sanglots empêchaient de parler. Com- ment? qu'est-ce? répliqua Betty, notre pauvre gouvernante en va devenir folle. AH'ïriènrïïènt même, cette digne femtûe' venait de quitter sa chambre, et était des- cendue dans le jardin pour voirclé qu'é- taient devenues ses jeunes élèves. Elles «'approchaient déjà de la maison : Vene?^,

s 74 HISTORIETTES

mes enfans , leur dit-elle , ne voyant pas qu'Elise manquait; venez vite, je croyais que vous n'aviez pas envie (Je revenir* Mais s'apercevant tout-à-coup qu'elle man- quait : Eh bien , Suzanne , dit-elle , qu'a- vez-vous donc fait de mon petit ange , de mon aima^ble Elise?

O ma bonne] ma bonne ! dit Sophie, ma sœur est perdue ! vraiment perdue ! Perdue I s'écria la pauvre gouvernante ; que dites-vous ! que viens-je d'enten- dre ! Ah ! mon maître ! mon cher njaitre ! je n'oserai plus paraître devant vous.

Suzanne répéta alors à madame Chap- mann tout ce que nous venons de rappor- ter. Elle déplorait la faute qu'elle avait faite en cédant au désir de ses jeunes maî- tresses 5 qui déclarèrent qu'elle ne voulait pas enfreindre l'ordre de leur père.

On fit aussitôt monter à cheval les do- mestiques, et on leur fit prendre des routes différentes. On ne pouvait plus douter qu'Elise n'eût été enlevée , car il n'y avait

pas d'eau dans le voisinage de la maison |, ^t s'il lui fût arrivé quelque malheur, oii n'eût pas manqué de la trouver, puisque sa bonne et ëeâ soeurs avaient fouillé tout le village avanj: de revenir à la maison.

Un des domestiques fut envoyé a Ro- cliester, un autre vers Londres , le troi- sième et le quatrième devaient les croiser par des chemins de traverse ; mais ils ne purent en avoir la moindre nouvelle, pas même le plus léger indice qui pût les ai-* der à la trouver ou à découvrir les traces de l'infâme qui Pavait enlevée.

Le troublé et la douleur de M. Darnley, lorsqu'il apprit cette fâcheuse nouvelle^ peuvent bi^én se concevoir, mais tiàd pas se rendre. Il envoya des circulaires de tous côtés ; il y donnait le signalement de sa fille, et promettait une récompense de 5oo guinées à qui la lui ramènerait.

Sophie et Amanda étaient inconsola- bles. On renvoya Suzanne avant le retour de M. Darnley, qui tarda plus d'un mois

Q'jG HISTORIETTES

à revenir chez lui. Comme les personnes qu'il avait envoyées à la recherche de sa fille ne iiii rapportèrent pas de nouvelles satisfaisantes , il se rendit lui - même à XiOndres, et y visita tous le,s lieux qui ser- vent d'asile au vice et à la misère. A la fin il cessa toutes recherches , s'apercevant que sa santé s'ajtérait et ne lui permettait pas de les continuer.

Neuf mois se passèrent ainsi tristement, sans qu'on eût la moindre nouvelle d'E- lise. Le temps , qui guérit ordinairement tous les maux, n'avait encore pu adou- cir le chagrin cuisant qu'avait causé cette perle. Elle avait tellement affecté leHno- rai de M. Darnley, que le physique s'en ressentait. Son état exigeait des attentions et des soins non interrompus ; madame Collier, afin de pouvoir les lui prodiguer, prit une gouvernante pour ses nièces.

Quoiqu'Emilie aimât tendrement Elise, son chagrin était pourtant moins cuisant que celui de ses sœurs, car elle n'avait pa§

D UN ERMITE. 577

à se reprocher d'avoir contribué à sou malheur. Je ne me pardonnerai jamais, disait souvent Sophie 5 d'avoir enfreint les ordres de mon père, et nous sommes d'au- tant phis coupables de ne pas faire ce qu'il veut, qu'il a plus de bonté pour nous. J'étais l'aînée et je devais avoir plus de raison que les autres ; c'est la pauvre Elise qui est la victime de ma faute. C'é- tait ainsi qu'elle déplorait son imprudence: souvent, abîmée dans ses réflexions, elle tombait évanouie et ne revenait à elle que pour verser un torrent de larmes.

Pendant que toute cette famille se dé- sespérait ainsi vivement à Darnlej^-Hall, la jeune Elise commençait a trouver son sort moins rigoureux; elle se pliait avec patience et résignation au nouveau genre de vie qu'elle était obligée de mener,

La femme chez laquelle elle demeurait fabriquait de la dentelle, et Elise avait acquis assez d^adresse dans ce penre de travail, pour se trouver en état de faire

578 mSTOEïETTES

tous les ouvrages qu'on lui donnait. Si ^ par hasard 3 elle ne pouvait en venir à bout^ Salîy Buttchell, une de ses co,mir^ pagnes 5 qui avait environ deux ans plus qu'elle, et avec laquelle elle 3'ét*)it U^e^ avart toujours la complaisance de les lui achever.

La maison de madame BuUen n'était qu'à un quart de mille de High-Nycombe. Chaque fois qu'elle y allait , soit pour y faire des emplettes, soit pour se défaire de ses marchandises , ce n'était jamais^ qu'avant le lever ou après le coucher de ses petites ouvrières , encore avait-elle grand soin de fermer la porte ^prèseUa^ et de prendre la] clé dans sa poche , de sorte que ces pauvres enfans ne trou- Yaient jamais l'occasion de se plaindre à qui que ce fut.

Pendant une après-dînée du mois d'août qu'il faisait une chaleur excessive , et que tous les enfans étaient à l'ouvrage, nia- dame Bullen avait laissé la porte ouverte

d'un ermite. 279

pour donner de l'air ; une dame d'un cer- tain âge vint à passer par-là avec un mon- sieur; ils entrèrent et demandèrent à ma- dame Bullen la permission de se reposer, en lui disant que leur voiture venait de se casser à un mille de 5 et qu'ils avaient été contraints de marcher à pied à l'ar- deur du soleil.

Madame Montagne qui avait l'âme gé- néreuse, ne put voir sans intérêt tant d'enfans occupés tous à un travail qui exige beaucoup d'adresse. Elle fît à ma- dame Bullen plusieurs questions sur leur compte; mais la confusion et l'embarras; de ses réponses , excitèrent la surprise et la curiosité de madame Montagne.

Mon ami, dit-elle en se retournant vers son mari, qui se tenait à la porte pour voir si leur voiture approchait, voilà de bien jolis enfans|: cette petite surtout > qui a un signe sous l'œil gauche, est une beauté accomplie. M. Montagne se re-* tourna alors , et considéra Elise de ma-

aSo HISTORIETTES

iiière à prouver qu'il était, de l'avis de sa ieaime.

Comment vous appelez- vous ^ mOiii amie? lui dit-il avec un ton de douceur auquel elle était peu habituée depui^ong- temps. Elle devint aussitôt rouge comme du feu 5 et jeta un coup-dœil sur sa bar- bare maîtresse. Celle-ci^ craignant d'être trabie, prit la parole et répondit: Elle se nomme BiddyBullen, monsieur; 'elle est ma nièce, mais c'est une petite imbécile qui est d'une timidité excessive fgllejst toute interdite lorsqu'elle parle à des gens comme il faut. Allez , Biddy , continua-Jt- elle 5 allez dans ma chambi^^^^à^^Çi^olierj et vous déviderez le fil qui est ^ur Ii^ xdié* ^idoir. '.^ 'm -t«^ -^^ , ..i:^.-.

Vous devriez, lui dit M. MojQlagiae , ^cbercher à vaincre cette tiniidité-i^ en la forçant de répondre aux personnes ; qui lui font des questions; mais en parlant „pour elle , vous ne faites qu'çncourâger un défaut dont vous vous plaignez. Venez

I

d'un ermite. 281

ici, mon enfant, conlinua-l-il , envoyant qu'elle gagnait déjà l'escalier, venez, n'ayez point peur, et dites -moi voire îiom.

La bonté de monsieur Montagne enhar- dit la pauvre Elise ; elle fut à lui, quoique madame Bullen s'efforçât, par ses regards Âe l'en empêcher. Eh bien ! lui dit-il en la caressant, avez-vous attrapé ce joli signe ?

C'est maman qui me l'a donné, répon- dit Elise en rougissant ; mais je ne l'ai jamais vue, ma bonne Chapmann m'a dit qu'elle mourut lorsque je vins au monde.

Votre maman! reprit-il, et comment s'appelait-elle? Darnlej, monsieur, re- prit-elle; et, se rappelant tout-à-coup la kçon qu'on lui avait donnée, mais moi je m'appelle Biddy Bullen, et voici ma tante.

Darnley ! s'écria monsieur Montagne, mais c'est l'enfant que l'on a réclamé, il y a un an passé, dans les papiers publics.

12.

282 HISTORIETTES

Alors la regardant pour s'en assurer plus positivement : Ce signe ne permet plus d'en douter^ îfimi i

Monsieur Montagne fît aussitôt ses €î|ïorts pour s'emparer de madame Bullen; mais elle fut assez adroite pour s'échap- per, et sortit par une porte de derrière; 011 la perdit de vue presqu'aussitot^^iii u

Est-elle enfin partie? se demandèrent aussitôt toutes ces jeunes filles : et lors- que monsieur Montagne leur assura qu'elle Tétait en effet, elles firent éclater leur joie de mille manières différentes. Les unes criaient, les autres riaient, d'autres :$autaient; enfin jamais,JAjic^;f^ passa de scène plus propre à émouvoir un cœur sensible.

Ee carrosse de monsieur Montagne ar-- riva dans ce moment; il envoya son la- quais chercher le magistrat de JXycombe; il voulut rester à la maison jusqu'à son arrivée, et pendant ce temps questionner les enfans. Deux d'entre eux avaient été

d'un ERMlîrâ 283

enlevés si jeunes qu'ils n'avaient aucune connaissance de leurs noms ni de leurs famille. Quant aux aulres, ils lui donnè- rent des détails si clairs, qu'il ne douta plus de la possibilité de les rendre à lëtirs parens, et de mettre un terme à leur dou- bleur. 1

Le magistrat ne larda pas à arriver, il était accompagné du pasteur, qui, ayant entendu dire au domestique de mônsîiétir Montagne qu'il y avait eu un enfant en- levé/venait offrir sesservices. Il prit sBlissa protection toutes les jeunes filles, à l'excep- tion d'Élise, car madame Montagne avait tant d'impatience de la rendre à ses pa- rens, que son premier soin fut d'engager 5on mari à prendre une chaise de pilste et à se rendre directement à Darnley- Hall, ôûe ils arrivèrent le jour sui'liantWns les trois heures de l'après-raidir^^' ^ 11^1-1

Madame Collier était à la fenêtre lors- que la vditure arrêta. Ses yeux se portè- rent rapidement sur sa nièce, et elle s'é-

284 HISTORIETTES,

cria avec transport : Ma pauvre enfant ! ma chère Elise! .r^i* i e 3>ll

Monsieur Darnley, qui était^à lîy§^^^, lança de son siège, et vola à la porte trans- porté de ioieu Au bout .d'im moment il ' revint avec son LIise qu'il pressait contre son cœur palpitant. Cette heureuse nou- velle fut bientôt répandue dans la maisonj les autres enfaiis accoururent pleins d'im- patience pour partager la joie de leur père. Il faudrait, pour exprimer leurs transports, et donner une idée de leur bonheur, une phime plus habile que la mienne; encore pourrait-elle ne les peindre que faible- ment, c'est pourquoi j'aime mieux les laisser deviner à mes lecteurs.

De ce moment, les enfans de monsieur Darnley prirent d'un commun accord la résolution d'exécuter strictement ses or- dres, et de ne jamais y contrevenir en la moindre des choses.

Monsieur Darnley accabla de caresses monsieur et madame Montagne, et les

d'un ermite 5 280

pressa de passer quelque temps chez lui. ' Ils eussent accepté ses offres avec recon- naissance, s'ils n'eussent pensé aux pau- vres enfans qu'ils avaient laissés à JVjcom-^^ be, et qui semblaient réclamer leur appui; car telle était la philantropie de monsieur Montagne, qu'il croyait n'avoir rien fait tant qu'il lui restait du bien à faire.

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TABLE

28'

La jolie Ferme. 9

Historiettes d'un Ermite. * i85

L'Orgueil vaincu par l'Adversité. i85

L'Innoceuce justifiée et TArtifice découvert.

(i^® partie.) 220

(2® partie.) aSj

Les Suites de la Désobéissance. 260

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