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L. Liberté
du Théâtre
a France et à l'Etrans^er
La Liberté
du Théâtre
En France et à l'Etrang^er
Albéric CAHUET
DOCTEUB EN prfoiT AVOCAT A LA COUR d'APPEL DE PARIS
La Liberté du Théâtre
Ep France et à l'Etranger
Histoire, Fonctionnement et Discussion de la Censure
dramatique .
524267
3. n. Si PARIS DUJARRIC & Gi% ÉDITEURS
50, RUE DES SAINTS-PÈRES, 50
1902
PffÉFACE
La liberté du théâtre n'est pas la liberté des théâtres. La première tient à la liberté de la pensée ; la seconde à la liberté du travail.
Les lois révolutionnaires qui proclamèrent le droit pour tout citoyen d'exercer l'industrie de son choix lui recon- nurent en même temps celui d'exprimer librement sa pensée.
Les régimes cjui se sont succédés au cours du siècle ont, dans la mesure de l'ordre public^ respecté les initiatives individuelles en matière industrielle et commerciale. Ils n'ont pas eu la même tolérance pour la pensée qui fut remise en tutelle.
On peut publier ses opinions de trois façons dijférentes : par le livre ou par le journal : par la tribune ; par le théâtre.
Toutes les libertés publiques ont eu cette destinée com- mune qu'il a fallu les arracher une par une à l'inquié- tude des gouvernements au pouvoir. Le livre^ le journal et la tribune ont aujourd'hui reconquis leur indépendance ; le théâtre pas encore. Un rouage administratif, une com~ mission officielle fonctionne, qui contrôle les conceptions dramatiques, les mutile ou les détruit d'un trait de plume. En dépit des nouvelles désignations, l'usage a conservé à cette institution un nom odieux : la censure.
CAHUET 1
2 I.\ I llii;itli: DU THKATHK
La publuih- (le 1(1 scène cst-rlle donc plus dangereuse que celles de la libi'airic el de la trilmne ? On l'a dit et on l'a nie. La discussion est toujours ouverte, passionnée, brûlante.
Nous ajoutons aujourd'hui nos modestes travaux à la partie documentaire de cette discussion.
En traitant de la liberté du théâtre, nous avons recher- ché ce quelle fut ; nous avons étudié ce quelle est; nous nous sommes demandés ce quelle doit être.
Nous avons rappelé brièvement son histoire qui peut se diviser en deu.x grandes périodes, dont lune irait des origines jusqu'au dix-huitième siècle, et Vautre, du dix- huitième siècle jusqu'à nos jours.
Dans la première période, la liberté est la règle, la sur- veillance l'exception. Dans la seconde période, c'est le con- traire.
L'évolution de l'art dramatique part de V indépendance pour arriver à la contrainte. C'est un fait sans doute uni- que dans l'histoire de nos libertés publiques, mais il n'est guère contestable. Telles pièces qui furent jouées au dix-sep- tième siècle ne seraient peut-être pas autorisées de nos jours (i). Certaines farces ou soties représentées devant Louis XII, une satire librement dialoguée devant Henri IV, n'eussent pas été admises par Louis XIV.
La création des censeurs officiels date de i joO. A cette époque, le théâtre n'était déjà plus libre : l'institution de la censure avait précédé celle des censeurs.
I. Autorisation définitive de Tartufe en 1G69; interdiction de Ces Messieurs de M. Georg-es Ancey, en 1901,
LA LIBERTE DU THEATRE
Dans la première période, les documents que nous avons pu réunir consistent en des arrêts des Parlements, des let- tres et ordonnances royales^ des mandements ecclésiasti- ques, des témoignages des contemporains.
La seconde période nous pourvoit plus abondamment en sources, sans doute parce que, depuis quelle s exerce au moyen de censeurs spéciaux, la censure a fait une besogne plus considérable et plus contestée.
Dans les deux derniers siècles, nous trouvons des tra- vaux et des textes législatifs, des pièces administratives, circulaires et rapports d'examinateurs, des ouvrages spé- ciaux de législation théâtrale, une histoire de la censure, deux enquêtes extrêmement précieuses sur la liberté du théâtre.
Dans la plupart des attaques dirigées contre l'examen préalable, il nous a paru qu'il existait quelque confusion. Parmi ceux qui se servent des mêmes armes, fous ne com- battent point le même combat. Les uns — et c'est le plus grand nombre — s'en prennent aux hommes de l'institu- tion ; les autres, à l'institution même. Les premiers récla- ment la modification de la censure : les seconds deman- dent sa suppression.
. Depuis ijgi, à trois reprises dijjér entes, en lygi, en i83o et en 18^8, on a essayé de rendre à l'art de la scène toute son indépendance. Il ne semble point que le théâtre en ait alors abusé ni qu'il ait particulièrement outragé l'ordre public et la morale ou blessé les susceptibilités diplomatiques. Les tentatives de libération dramatique ont cependant échoué. Dans la période révolutionnaire, la censure a été remise en œuvre par la tyrannie des clubs. En i835, son
■i i.A i.inrini': nr- théatiif.
rétahlissemeiU permit aux ministres de Louis-Philippe (l'enlever de Ut scène T épopée impériale) en iHoo, il fut le prélude du coup d'Etat .
L'examen préalable a donc été restitué à l'administra-
«
tien pour des convenances de politique intérieure purement transitoires et qui ne devraient jamais intervenir dans une question de liberté publique. Ces considérations, dans l'es- prit actuel de nos institutions, ont perdu toute valeur. Pour Justifier un régime d' exception et de méfiance exorbitant du droit commun^ il faut des raisons plus élevées qui tou- chent à l'intérêt suprême de l'Etat. On a mis en jeu la morale, l'ordre public Ja politique extérieure. Ces intérêts primordiau.r ne sont point spéciaux à tel paijs déterminé. Le souci de leur sauvegarde doit se retrouver dans tous les pays de civilisation identique. Or, si nous procédons à un e.jcamen rapide des législations étrangères, nous voyons que la censure dramatique n est pas une institution univer- sellement admise. En Allemagne, en Angleterre, en Autri- che, en Russie, fonctionne, il est vrai, un examen préalable plus rigoureu.x encore que le nôtre. En Espagne et -en Ita- lie, la censure existe de même avec ou sans commission cen- t/aie. Mais, en Belgique, le théâtre est libre. Dans la plu- part des Etats-Unis, il n'y a pas de censure. Dans le royaume de Portugal, nous trouvons un système mixte, la censure facultative.
L'évolution de la liberté de pensée est parvenue à son der- nier terme en Belgique et aux Etats-Unis. La législation portugaise s'est ejforcée, de même, de concilier les intérêts de l'Etat avec ceux de l'art dramatique.
Il était dans l'esprit de nos institutions libérales de ne
LA LIBERTE DU THEATRE
point se laisser devancer en libéralisme par des institutions étrangères. Dans son remarquable rapport de iSgi, M. Guillemet, député, demanda la liberté conditionnelle, un essai loyal pendant trois /tns. Les rapports parlementaires les plus récents concluent à la liberté définitive, absolue.
La censure dramatique n'en subsiste pas moins, encore aujourdhui, sous prétexte quelle a deux siècles d'exis- tence et qu'en pratique elle ne s'exerce plus ou presque plus. Si, uéritablement, c'est tout ce qui reste à dire en faveur d'une institution oppressive autant qu'impopulaire, la censure dramatique est condamnée: il faut, selon l'élo- quent réquisitoire de M. Valabrègue, l'envoyer rejoindre dans le cimetière des idées mortes la censure des écrits qui l'attend dans uu cancan de famille.
Albéric Cahuet.
PREMIÈRE PARTIE
La Liberté du théâtre dans l'histoire
CHAPITRE PREMIER
LES PREMIERS SPECTACLES
Aussi loin que l'on remonte vers l'enfance des civili- sations les plus différentes, on retrouve, chez tous les peuples, le même amour passionné des spectacles, les mêmes aptitudes très vives de l'esprit à se laisser capti- ver par le charme des représentations scéniques, le symbole des figurations, la séduction du geste et du verbe.
Le théâtre fut, dès ses origines multiform.es, soit la mise en action des passions et des enthousiasmes popu- laires, soit le rappel magnifié des gloires ou des légendes nationales, soit, encore et surtout, la matérialisation naïve des divinités et des cultes primitifs.
8 LA LIBEHTK DL THEATnE
Le théâtre de rantiquifé nous paraît avoir été parfai- tement libre et cette indépendance -se manifesta peut- être même avec quelques abus. En Grèce, les auteurs des vieilles comédies, en raillant les vices, apostrophaient les particuliers et les appelaient par leur nom sans aucun déguisement Kupolis, Cratinus et Aristophane, s'étaient rendus formidables par cette méthode. Ils reprenaient avec une entière liberté, dit Horace, tous ceux qui méritaient d'être notés pour leurs malices, leurs rapines, leurs débauches et leurs autres crimes. Cette manière de dire les vérités était assez du goût du peuple et n'était pas désagréable à la plus grande partie des personnes de qualité. On s'en lassa, néanmoins, à cause du scandale et des animosités qui en résultaient.
Alcibiade fit publier dans Athènes »< une ordonnance vers l'an du monde 3647 avant J.-C. 407, qui défendit à tous poètes de nommer les personnes dans leurs pièces comiques (i) ».
Le théâtre d'Aristophane s'était d'ailleurs attribué une autre mission que celle de distraire les Athéniens. Dans les pamphlets politiques qu'étaient ses comédies, les chœurs, par leurs allocutions au peuple assemblé étaient devenus un véritable pouvoir. On s'occupait en scène des affaires publiques et des hommes du jour, et le théâtre avait arcjuisune telle inlUience dans l'Etat que Platon, avec quelque ironie, disait du gouvernement de son pays qu'il était une « théatrocratie » (2). Le même
1. Delamare, Traité de police, t. i, p. 465.
2. Lacan et Paulmier, Léijislation des théâtres, X. i,p. 10 et 1 1.
1,ES PREMIKRS SPECTACLES 9
philosophe, assure-t-on, fit parvenir à Denys le Tyran un exemplaire d'Aristophane en l'exhortant à le lire avec attention s'il voulait connaître à fond l'état de la répu- blique d'Athènes. Il n'est pas douteux que, pendant la guerre du Péloponèse notamment, Aristophane apparut
c
bien moins comme un amuseur du peuple que comme « le censeur du i^ouvernement, l'homme g'ag'é par l'Etat pour le réformer et presque l'arbitre de la patrie ».
A nulle autre époque, d'ailleurs, le théâtre ne put recouvrer une telle puissance, peut-être, a-t-on écrit, parce que la trop funeste comédie des Nuées en livrant Socrate aux bourreaux avait averti la postérité du dan- ger de son iniluence réelle (ij.
Plus tard, lorsque la comédie nouvelle fit son appari- tion, une moquerie, riche d'allusions et de sous-entendus, remplaça les invectives directes et Ménandre, en suppri- mant le chœur de ses pièces, éloig-na le théâtre de la tri- bune politique (2).
Les représentations dramatiques de la vieille Italie, comme toutes les fêtes des civilisations primitives, s'adressaient davantage aux instincts du peuple qu'aux besoins d'une intelligence encore inculte. C'étaient les Bacchanales où des vierges, cheveux au vent et vêtues de pampres, couraient sur les bords du Tibre avec des torches enllammées. C'étaient toutes les fêtes de la nature, du soleil, des saisons pendant lesquelles, dans une nudité complète, les femmes composaient, devant le
1. Marie-Jacques-Armand Boieldieu. De rinjluence de la chaire, du théâtre et de la tribune dans la société civile.
2. Lacan et Paulmier, op. cit , p. 12.
10 LA LIBERTÉ DU THKATRE
peuple, des tableaux symboliques. Le sévère Caton, lui- même, n'interdisait point les danses lubriques des Flo- rales : bien plus, il sortait du théâtre lorsque le respect dont on l'entourait empêchait les comédiennes de laisser glisser leurs tuniques.
Les satires qui valurent au poète Nœvius une con- damnation, conservèrent la gaîté et l'allure épigrammati- que des railleries étrusques de Fescennia, qui furent leur origine. Quant aux atellanes qui survinrent ensuite, elles poussèrent la liberté du lang-ag-e mimé et l'audace du geste jusqu'à leurs dernières limites (i). C'est ainsi que, sur la scène, Pasiphaë cédait aux étreintes du tau- reau Cretois et que Léda se livrait aux caresses du cygne adultère.
Chez les Romains comme chez les Grecs, le théâtre eut une origine religieuse. La ville ravagée par une épidé- mie terrible, avait épuisé vainement tous les moyens en usage pour fléchir la colère des dieux (2), lorsqu'on se décida à faire venir d'Eturie des /iidiones qui célébrèrent des jeux scéniques.
Le fléau disparut, mais l'institution demeura et se développa dans le culte des divinités païennes.
Ces représentations étaient accompagnées de sacrifices pour rendre la divinité favorable. Ludornm relebritafes Deorum festa siint dit Lactance (3).
Dans chaque théâtre, deux autels placés à droite et à
1. Lacan et Paulmier, p. 17.
2. Tite-Livc, Ilistor. lib. VII, C. 2 : Valère Maxime, lib. II,
c. 4.
3. ïertullien, Liber de speclaculis.
LES PREMIERS SPECTACLES H
g-aiiche de la scène étaient voués l'un à Bacchus ou à Apollon, l'autre à Vénus.
Les théâtres rentraient dans la catégorie des res divini juris et étaient considérés comme res sacrœ (i).
Le Christianisme ne put interrompre le cours de ces spectacles ; les pantomimes se répandirent sur tous les théâtres soumis à la domination de Rome et pénétrèrent même jusque chez les nations barbares qui se mêlaient à l'Empire. Les empereurs n'osant supprimer les fêtes se contentèrent d'en proscrire ce qui rappelait le culte des idoles (2). Ce ne fut qu'en 4^7 que le concile africain fit une démarche solennelle auprès de l'empereur pour obtenir la fermeture des spectacles les dimanches et jours de fêtes. La célébration des Lupercales à la fin du v siè- cle faisait le désespoir du pape Gélose !•''' et saint Isidore invitait les chrétiens à s'abstenir des jeux du cirque « où les superstitions païennes présentent aux regards le triomphe de la vanité, de la débauche et de l'idolâtrie ».
Ainsi, dans les croyances païennes comme dans les vieilles religions de l'Orient, le sacerdoce avait instruit le peuple par le drame. « On ne peut écrire l'histoire du théâtre sans pénétrer dans le temple (3). »
A son tour, le Christianisme fit appel à l'imag-ination dramatique en multipliant les cérémonies figuratives dans les églises et sur les autels, convertis en scènes.
1. Conf. Guichard, De la législation du théâtre à Rome, p. 6.
2. L. 4, Code de Paganis, lib. l, tit. XI. — Conf. G. 2. Code Théod. de Spectaculis. — Guichard, op. cit., p. 6.
3. Lacan et Paulraier, t. i,p. .3.
12 LA LIBKHTK 1)1 THEATRE
Avec les chanoines et les desservants comme acteurs ordi- naires on représentait, à la {grande liesse du peuple, de véji tables drames à l'occasion des fêtes de Noël, de l'Epi- phanie, de Pâques, de lAscension. Un jésuite, le père Ménétrier, affirme axoir encore vu vers 1682, dans plusieurs cathédrales de France, les chanoines sauter en rond avec les enfants de chœur (r). Du sixième au dou- zième siècle, jusque dans les monastères de femmes, se répandit l'usage des jeux scéniques où les acteurs s'affu- blaient de masques. D'abord, les religieux et les religieu- ses se partagèrent les rôles, puis ce furent de véritables acteurs et le concile de Latran, en i2i5, se vit obligé de proscrire les histrions et les mimes des couvents où ils dénaturaient le dogme catholique par le mélange du profane et du sacré.
Vers le dixième siècle, une religieuse du couvent saxon de tiandersheim, Hrotswita, faisait jouer par les nonnes des scènes scabreuses à sujets mystiques. De la meilleure foi du monde, elle écrivait pour elles des drames d'amour curieusement hardis dont (^allinuujw, Paphnus et Thaïs. Diilcitius, nous ont conservé le souve- nir (2).
Dans tout le cours du quatorzième siècle, les vastes compositions cycliques, tirées de l'Ecriture Sainte, impressionnèrent vivement la foi populaire à l'occasion des solennités religieuses. Le drame s'était développé lentement dans le décor merveilleux des cathédrales ; un jour vint où l'imagination des auteurs, curieuse d'innover
1. Lacan elPauliiiier, t. 1, p. 20.
2. Bureau, La législation des théâtres, p. 9.
LES PREMIERS SPECTACLES 43
en même temps que de mériter la faveur des fidèles, mêla à la poésie de la légende l'intérêt .de l'intrigue, l'attraction puissante de la vérité et de la vie. De l'autel, les clercs auteurs se dirigèrent vers le porche, dans la gloire éblouissante du soleil, vers le siècle ; les chants hiératiques des antiphonaires se turent ; les vêtements profanes se substituèrent aux dalmatiques et des écha- fauds gigantesques se dressèrent devant l'église ou dans les cimetières (i) ; ce furent les premiers tréteaux de notre art dramatique ; dès lors, on y représenta de véritables jeux destinés à distraire l'oisiveté des foules.
Ainsi, le génie du théâtre, chassé de l'église, se dégage peu à peu des souvenirs de son origine et de ses entraves pour évoluer vers une liberté qu'il pousse jusqu'à l'extrême licence. Jongleurs, bouflons et chan- teurs se portent en foule vers tous les centres commer- ciaux, dans les marchés du monde où se développe la civilisation où se multiplient les fêtes, lis envahis- sent les cités italiennes, Venise, Bologne, Amalfi, Florence et Sienne. Ils ont leur place dans le palais de don Sanche d'Espagne qui entretient une troupe de jongleurs, de comédiens et de tambouri- naires; le landgrave de Thuringe, Frédéric, en 1822, institue, sur des motifs religieux, des représentations en sa capitale d'Eisenach. A Paris, dès 1292, on voit les musiciens jongleurs ou joueurs de trompe et de vielle figurer dans les rôles des tailles. Ils s'étaient réunis sur un même point de la ville auquel ils avaient donné leur
I. J, Bédier, Les Commencements du théâtre comique en France, Revue des Deux-Mondes, 1890, t, 99, p. 874.
1-4 I.A LIBRIirÛ Dr TirÉATRE
nom, rue des Juléeurs, plus tard rue des iMénestrels, [)lus tard oiifin rue des Meurtriers. En i32i, la corporation est parfaitement organisée; elle a droit de cité et pos- sède un roi, Mmostrcl le lioij. Ce roi s'aj)pelle Pariset en i32r. Il faut descendre jusqu'en 177^, jus(ju"à la veille de la Kévolulion, pour trouver la fin de celte dynastie (i).
Il est à présumer que les couplets chantés par ces musiciens ambulants ou les divertissements spéciaux auxquels ils conviaient la foule dépassaient les bornes^ des licences habituelles en matière de spectacles. C'est probablement dans leurs exhibitions diverses, accompag'nées de boniments et de quolibets qu'il faut rechercher l'orig^ine du théâtre de la Foire, de la Parade, avec son lang-age gouailleur et son rire truculent. Ces spectacles en plein air durent même causer certains désordres, car une ordonnance prévôtale du i/j septem- bre 139;") défend aux jongleurs et ménestrels de ne rien dire, représenter ou chanter dans les places publiques ou ailleurs qui put causer quelque scandale à peine d'amende arbitraire et de deuxmois de prison au pain et à l'eau (2).
Les représentations populaires se développent avec les mascarades du carnaval, la burlesque parodie de la pro- cession des Fous, les kermesses triviales et joyeuses. Lors de la Fête de l'Ane, le burlesque force de nouveau les portes de l'Eglise ; les hymnes j sont chantées par des
1. Béquet, Rép. dr. admin. Y. Beaux-Arts, p. 282 — Conf. Dulaure. Histoire de Paris, t. 3, p. 168 et 1G9.
2. Delamare, t. i, liv. III, tit, III, chap. II.
LES PltEMIKHS SPECTACLES i5
voix avinées et discordantes ; du cuir brûle dans l'osten- soir en guise de parfum sacré ; un g-arçonnet officie en tiare ; des rondes et des gambades travestissent l'église tandis que le jeu et l'orgie s'installent sur l'autel.
Dans tous ces spectacles eiicoresi primitifs, et malgré l'ordonnance du prévôt sur les jongleurs, on trouve une liberté à peu près absolue.
Et s'il nous semble aujourd'luii que ces divertissements s'accommodaient un peu trop de l'impudeur de la figuration et de la grossièreté du dialogue, c'est peut-être parce que nous les jugeons avec une mentalité transfor- mée par dix siècles de civilisation.
CHAPITRE II
LK THEATRE ET LE PARLEMENT DU QULNZFEME AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLES.
Au début du xv" siècle, un fait important prend date dans l'histoire de notre art dramatique : un théâtre per- manent est fondé qui se consacre spécialement à la repré- sentation des Mystères.
Ce fut \crs l'an i'îqS que. dans le village de-Saint- Maur des Fossés, près de Vincennes, plusieurs bourg-eois parisiens, maîtres maçons, serruriers, menuisiers et autres, établirent un théâtre pour y jouer la Passion et la Résurrection de Xolre-Seigneur (i). Le prévôt de Paris s'émut de cette entreprise qui assurait une permanence aux représentations des drames de l'Ecriture par des interprètes laïques; il craignit, sans doute, que, sollicité par les goûts de la foule, le théâtre, constitué hors de l'église, n'en vint à mêler terriblement l'élément pi'ofane à l'élément di^i^. Aussi, le voit-on rendre une ordonnance, le .3 "juin 1^98, aux termes de laquelle
i. iJulauro, llisloire de Paris, t. \\, p. 338.
LE THEATRE ET LE PARLEMENT DU XV^ AU XVll'" SIÈCLE 17
il était défendu à quiconque soumis à sa juridiction, de représenter» aucun jeux de personnaiges soit de vie de Saincts ou aultrement sans le congié du roi sous peine d'encourir son indignation et de forfaire envers lui ».
Mais les bourg-eois s'étaient déjà org-anisés en con- frérie de la Passion. Ils passèrent par dessus la tête du prévôt et s'adressèrent à Chartes VI lui-même auquel, comme justification de leursupplique, ils donnèrent une représentation. Les confrères plurent au roi. Le 4 dé- cembre ï4o2, ils reçurent de lui, en récompense de leur habileté, des lettres les autorisant à jouer quelque mys- tère que ce soit : Passion, Résurrection ou autre « tant de Saints comme de Saintes qu'ils voudront élire » (i).
I « Charles, par la grâce de Dieu, Roy de France, sçavoir fai- sons à tous présens et avenir.
« Nous avons reçu l'humble supplication de nos bien amez, les maistres. g-ouverncurs et confrères de la confrairie de la Passion et Résurrection de Nostre Seig-neur, fondée en l'Eg-lise de la Trinité à Paris ; contenant que comme pour le fait d'aucuns mytères de Saincts, de Sainctes et mesmement du mystère de la Passion, qu'ils ont commencé dernièrement, et sont prests de faire encore devant Nous, comme autrefois avaient fait, et les- quelz ils n'ont pu bonnement continuer, parce que Nous n'y avons pu estre lors presens, on quel fait et mystère ladite con_ frairie a moult frayé et dépensé du sien, et aussi ont fait les confrères, chacun d'eux proportionnellement ; disant en outre que s'ils jouaient publiquement et en commun que ce seroit le proufit de la dite confrairie ; ce que faire ils ne pouvaient bon- nement sans notre cong-ié et licence ; requérans sur ce notre g'ra- cieuse Provision : Nous qui voulons et désirons le bien, proufit et utilité de ladite confrairie, et les droits et revenus d'icelle estre par Nous accrus et aug-mentez de g-ràce et privilèg-es afi^ qu'un chacun par dévotion se puisse adjoindre et mettre en leur com-^
GAHUET • 2
18 LA LIBERTÉ DU THEATRE
Dès lors, établis dans l'hôpital de la Trinité, applau- dis à toutes leurs représentations des dimanches et fêtes par un fort nombreux auditoire, les confrères purent mon- ter leurs drames avec une liberté entière. Dans les mys- tères de saint Martin ou de sainte Barbe, dans les sujets
pag-nie ; à iceux maistres, g"ouverneurs et confrères d'icelle coufrairie de la Passion de Notre Seig-neur, avons donné et octroyé de grâce spéciale, pleine puissance et autorité royale, cette fols pour toutes et à toujours perpétuellement par la teneur de ces présentes lettres, autorité, cong-ié et licence de faire jouer quelque mystère que ce soit, soit de la Passion et Résurrection, ou autre quelconque, tant de saincts comme de sainctes qu'ils voudront élire et mettre sus toutes et quantes fois qu'il leur plaira, soit devant Nous, notre commun ou ailleurs, tant en recors qu'autrement, et d'eux convoquer, communiquer, et assembler en quelconque lieu et place licite à ce faire, qu'ils pourront trouver en nostre ville de Paris, comme en la Prévosté et vicomte ou Banlieue d'icelle, présens à ce trois, deux ou un de nos officiers qu'ils voudront eslire, sans pour ce commettre offense aucune envers Nous et Justice ; et lesquels maistres, gouverneurs et confrères dessus dits, et un chacun d'eux, durant les jours esquels ledit mystère qu'ils joueront se fera, soit devant Nous, ou ailleurs, tanten recors qu'autrement, ainsi et par la manière que dit est, puissent aller et venir, passer et repasser paisiblement, vestus, habillez et ordonnez un chacun d'eux, en tel estât ainsi que le cas désirera, et comme il appartiendra, selon l'ordonnance dudit mystère, sans détourber ou empêcher : et en pleine confirmation et sécurité. Nous iceux confrères, g'ou- verneurs et maistres, de notre plus abondance grâce, avons mis en nostre protection et sauve-g-arde, durant le recors d'iceux jeux, et tant comme ils joueront seulement, sans pour ce leur méfaire, ou à aucuns d'eux à cette occasion, ne autrement ».
« Si donnons en mandement au Prévost de Paris et à venir ou à leurs lieutenants et à chacun d'eux, si comme à luy appar- tiendra, que lesdits maistres, g-ouverncurs et confrères et à cha-
LE THÉATRI': Kl' LE PARLEMENT DU XV^' AU XVU'^ SIÈCLE 19
tirés de la Bible ou de l'ancien Testament, ils ne tardè- rent pas, d'ailleurs, à justifier les craintes du prévôt en multipliant, pour exciter Thilarité de la foule, les scènes grossières et scandaleuses.
On entendai"!, par exemple, des anges interpeller Dieu le Père dans l'étrange langage que voici :
Père éternel, vous avez tort Et devriez avoir vergogne, Votre Hls bien-aimé est mort Et vous dormez comme un ivrogne.
DIEU LE PÈRE
Il est mort ? ' l'ange
Oui, foi d'homme de bien.
DIEU le père
Diable emporte qui n'en savait rien, etc.
Dans la pièce intitulée la Conception à personnages^ saint Joseph est fort inquiet de trouver son épouse enceinte. Il exprime son trouble et ses soupçons :
De moi la chose n'est pas venue. Sa promesse n'a pas tenue ;
cun d'eux fassent, souffrent et laissent jouir pleinement et paisiblement de nostre présente grâce, congié, licence, don et octroy dessus dits, sans les molester, ne souffrir et empêcher, ores et pour le temps à venir ; et pour que ce soit cfiose ferme et stable à toujours, Nous avons fait mettre notre scel à ces Lettres; sauf en autres choses nostre droit et l'autrui en toutes.
« Ce fut fait et donné à Paris en notre Hostel lès Saint Pol, etc.. »
(Régistrées au Châtelet, vol. 2 des Bannières, fol. 77. — V.-De- lamarre, t. I, liv. III, tit. III, chap. VI).
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Moi,
Ne suis-je pas maîfesse ouvrière '?
ïaCHALLD>l-A SERVA>~rE
Ov bien pours'';ffr darrière; Vous en faicte= 'er la pleume.
■BOUCHÉE
Michaulde va devai l'enclume. Se frappe fort, : =r est chault : Si sont mal faic'~. ne m'en chault, Aussi en seront :..3payées.
Besoiffnés, ne vousociés Des princes ares reommée.
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1 . Gardez-vous bien d*' iraprendre, c'est-à-dire : ne man- quez pas d'obéir, exprès- : s commune dans le style de chancellerie et que l'on trouveiansde nombreuses lettres royales adressées atix gouverneurs . i^rovinces.
2. Pour aco/>, aussitôt, [;cnptement.
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âO LA LIBERTÉ DU THEATRE
Elle a rompu son mariage
Elle est enceinte et d'où viendrait Le fruit? Il faut dire, par droit. Qu'il y ait vice d'adultère Puisque je n'en suis pas le père.
Elle a été trois mois entiers Hors d'ici ; et, au boirt du tiers, Je l'ai toute g'rosse reçue. L'aurait quelque paillard déçue, Ou du fait voulut efforcer'? Ah ! brief je ne sais que penser (i)
Et ce ne sont pas là les passages les moins irrévéren- cieux. On trouve relatés, dans des manuscrits du xiv^ siè- cle, certains mystères qui, parmi les scènes pieuses, con- tiennent des bouffonneries grossières et des chansons bachiques.
Dans l'un de ces drames, Caïphe, le grand prêtre, ordonne que les clous et la croix nécessaires pour le supplice de Jésus soient promptement fabriqués. Un serviteur de Caïphe, Janus, va commander les clous chez le forgeron Grimance :
JANUS
Vrai est qu'on a jugé Jésus A pendre en croix, au mont Calvaire Pour ce viens que veuilles faire Les clous pour le crucifier.,
GRIMANCE
J'aime mieux non rien besoigner Que ces clous faire, par mon àme ; Je serois pailhart infâme Si besoignhois pour Jésus pendre.
I-. Le mystère de la conception, 111-4" gothique, imprimé à Paris, chez Alain Lotrian.
LE THEATRE ET LE PARLEMENT DU XVe AU XYIl^ SIÈCLE 21
JANUS
Or, vous gardez bien de mesprendre (i) Ou des premiers serez punis.
MALEMBOUGHEE
Accop (2), pug-nais, prent tes ostis (outils), Fay ces clous, et advance toy.
GRIMANCE
Non farey, dame, par ma foy, Se les faictes, si vous voulés.
MALEMBOUCHÉE
Par Dieu, maistre, vous soufflarés Et ma servante frappera.
GR.'MANCE
Et qui forgera ?
MALEMBOUGHEE
Moi,
Ne suis-je pas maîtresse ouvrière ?
MICHAULDE LA SERVANTE
Oy bien pour souffler darrière; Vous en faicles vouler la pleume.
MALEMBOUCHÉE
Michaulde va devant l'enclume. Se frappe fort, car il est chault : Si sont mal faicts, il ne m'en chault, Aussi en seront mal payées.
JANUS
Besoignés, ne vous sociés Des princes ares renommée.
1. Gardez-vous bien de mesprendre, c'est-à-dire : ne man- quez pas d'obéir, expression alors commune dans le style de chancellerie et que l'on trouve dans de nombreuses lettres royales adressées aux g-ouverneurs de provinces.
2. Pour acop, aussitôt, promptement,
22 LA LIBERTK DU THEATRE
MALEMBOUCHÉE chttnte CTi forgeant
0 goubelct ! Tu m'as la mort donnée *^
Tant t'ay amée que m'en suis enyorée ;
Goubelet, beau çobelet.
Venez à moi de malin
De grant cuer vous baisereys,
Mesque (i), soyez plein de vin;
Car tous les jours à vous j'ai ma pensée ;
De grand amour votre saveur m'agrée.
Le lamentable et sublime sujet de la Passion est tra- duit en scènes burlesques et en bouffonneries indécentes. L'auteur insiste sur les outrag-es dont les soldats acca- blent Jésus ; naturellement, il emploie les expressions sales et grossières de ce qui pouvait être alors le lan- gage de corps de garde. Il reconstitue, avec le plus inconvenant réalisme, les basses plaisanteries, des geô- liers_, des archers, des bourreaux. La scène qui suit est un exemple typique de ce théâtre ordurier. Jésus est en croix, douloureux, résigné, mourant.
Abdéron lui crie :
Poy, palharl, poy (2),
ALIXANDRE
Faites lui poy,
Crachez lui Irestous au visage, Si vous pouvés, ou à la nage (3) Et lui faictes montrer le...
OMNES TIRANl
Béj bé, bé, bé
1. Pourvu que.
2. Ou pouah ! exclamation de dégoût ou de mépris.
3. Du mot latin nates, fesses.
LE THÉÂTRE ET LE PARLEMENT DU XV" AU XYIl^ SIECLE 23
MALQUE
J'ai appétit
D'arre garder s'il porte brayes Et n'as jà besoing que tu n'ayes; Je crois que ta chère est retraicte.
GIRG
II fait beau voir besoigne fête. Gualans, monstrôns lui tous le c.
MALBEC
Arregarde ; il est velu ; Jésus, arregarde la lune.
PRIMELLE
Par mon àme tu es bien lourt ;
Que ne descens tu pour nous batre ?
Cette étrang-e façon d'interpréter le Nouveau Testament n'attirait point sur les entrepreneurs de mystères les foudres ecclésiastiques L'Eglise ne songeait pas alors à excommunier ces spectacles qui n'étaient, d'ailleurs, que la transformation des anciennes représentations mona- cales. Avant le drame, un acteur s'avançait sur le devant de l'estrade et faisait en ces termes l'annonce du spec- tacle :
— Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Nous allons représenter devant vous le Mystère de la Passion et de la Résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Tous les mystères se terminaient pieusement par ces mots : Te Deiim laiidamus. C'était \e plaudite et valete des Romains.
Les plus célèbres parmi les auteurs qui travaillaient pour ce théâtre étaient MiclieL Jean Dabundance, les deux
24 LA LIBERTK DU THÉATHE
frères Simon cl Arnould Grébaii. Le héraut crarmes du duc de Lonaiiie, Ficnc (îriny;^oire, dit Vaudemoiit, qui composa surtout des soties, des farces et des moralités, fut également un auteur de mystères.
En i5o'i, associé avec Jean Marchand, machiniste, Gringoire s'occupait d'un njystère qui devait être repré- senté au Châtelet, à l'entrée du légat, de l'archiduc et de la reine de France (i).
Les acteurs ordinaires de ces drames spéciaux dont les représentations s'étaient répandues dans toute la France, étaient des bourgeois, des hommes de lettres, des magis- trats, des jurisconsultes, des ecclésiastiques. Plus tard, ce furent des gens de condition plus modeste, et nous ver- rons bientôt que le Parlement s'indigna fort de voir tenir par de simples artisans les rôles des personnages de l'Ecriture. .
Dans son curieux mémoire sur les Mystères, Berriat- Saint-Prix nous apprend que les directeurs de ces spec- tacles étaient, à Grenoble, choisis parmi les premiers magistrats de la ville ; qu'un certain Pierre Bûcher, avo- cat noble et docteur en droit, fut chargé du rôle de Jésus- Christ, mais qu'il refusa de le jouer après l'avoir accepté.
Il n'était point rare que le rôle de Jésus-Christ contînt de quatre à cinq mille vers ; souvent, la représentation
durait cinq jours de suite, et comme l'acteur qui jouait
le personnage divin était accablé de coups et durement
attaché sur la croix, il courait grand risque d'y perdre
la vie.
I. Sauvai, Antiquités, t. III, p. 533, 534 ^t 537.
LE THEATRE ET LE PARLEMENT DU XV^ AU XVII^ SIÈCLE 25
La Chronique de Metz nous donne des détails sur le rôle du Christ qui, dans cette ville, fut tenu par un prêtre :
« L'an 1437, le 3 juillet, dit la chronique, fut fait le jeu de la Passion en la plaine de Veximel, et fut fait le parc (le théâtre) d'une très noble façon, car il était de neuf sièges (étages) de haut..., et fut Dieu un sire appelé Nicole.., curé de Saint-Victourde Metz, lequel fut presque mort en la croix, s'il n'avait été secouru, et convint qu'un autre prestre fût mis en la croix pour parfaire le person- nage du crucifiement pour ce jour, et le lendemain, ledit curé de Saint- Victour parfit la résurrection et fit très hautement son personnage; et un autre prestre qui s'appe- loit messire Jean de Nicey... fut Judas, lequel fut presque mort en pendant, car le cœur lui faillit, et fut bien asti- vement despendu (i) ».
Les acteurs avaient donc le plus grand soin de repro- duire en scène la douloureuse exactitude des tourments, du supplice, de l'agonie. Le souci de la vérité, dans les représentations de leurs drames, leur faisait exagérer le langage et le geste à la fois jusque dans l'ordure et jus- que dans le sublime.
Dans la naïveté de ces conceptions primitives, pour rendre plus sensibles à l'imagination d'une multitude ignorante, les sentiments et les passions dont étaient ani- més les personnages des mystères, il était inévitable que des allusions ne fussent faites aux événements de l'épo-
I. Mémoires de la société des antiquaires de France, t. V, p. i63, 179.
26 LA LIBERTÉ DU THEATRE
que, que des rapprochements ne fussent établis entre l'histoire sainte et l'histoire contemporaine.
La Bible fournit, aux confrères, Toccasion de plus d'un trait satirique contre les puissants du jour et lors- que la foule tumultueuse huait Hérbde abandonnant sa femme pour Hérodiade, elle savait qu'elle flétrissait du même coup les amours du duc d'Orléans et de la reine Isabeau.
Ni les princes, ni le prévôt^ ne crurent devoir^ même alors, établir une censure ? Aussi, ces audaces prirent- elles une extension plus considérable encore lorsque les clercs du Palais imaginèrent de jouer dans la salle des Procureurs, des moralités et des farces. Sur la table de marbre qui leur servait de scène, fut traîné dans les plus folles orgies de l'imagination tout ce qui avait droit au respect, tant à la cour qu'à la ville. L'Eglise ne fut pas plus respectée que la justice et la noblesse.
Cette fois, le Parlement cruellement attaqué lui-même usa du pouvoir qu'il s'attribuait dans la police générale du royaume pour interdire aux clercs de jouer sans une autorisation expresse sous peine d'être emprisonnés (i). Mais Louis XI plus indulgent, en cet endroit, que la cour souveraine, accorda sa protection à la Basoche qui reçut même en il\']5 une subvention prévôtale de dix livres parisis pour les frais d'une représentation.
Le Parlement prit bientôt sa revanche quand le roi se fut retiré dans Plessis-les-Tours.Un arrêt du t5 mai 1476
I . Des clercs furent effectivement emprisonnés à diverses re- prises pour avoir enfreint le règlement. — Bureau, p. 16.
LE ÏHKATKE ET LE PARLEMENT DU XV^ AU XVII« SIECLE 27
défend « à tous clercs et serviteurs, tant du Palais que du Cliastelet de Paris, de quelque estât qu'ilssoient, de do- resnavantjoLier publiquement audict Palais, ou Chastelet, ni ailleurs en lieux publics, farces, soties, moralités, ni aultres jeux à convocation de peuple, sous peine de ban- nissement du royaume et de confiscation de leurs biens». Et le 19 juillet de l'année suivante, comme les clercs incorrigibles s'étaient apprêtés à faire une rentrée solen- nelle, le Parlement leur interdit toute représentation «jus- qu'à ce que par la dite Cour en soit ordonné sous peine pour les contrevenants d'être battus de verges par les carrefours de Paris et bannis du royaume ».
Ces interdictions frappaient, en même temps que les clercs de la Basoche, les Enfants sans souci, qui^ dès le règne de Charles VI, avaient organisé le royaume de la Sottise, joyeusement gouverné parle Prince des Sots. Les sujets de la souveraineté nouvelle étaient, pour la plu- part, des jeunes gens de la bourgeoisie ou même de la noblesse qui se plaisaient à donner aux Halles des diver- tissements analogues à ceux que les clercs offraient au Palais. Les soties partageaient la vogue considérable des farces et des moralités ; elles bénéficièrent comme elles des faveurs de la foule et des antipathies de la justice.
Charles VIII ne témoigna pas d'une grande tendresse pour les Basochiens. Ceux-ci, il est vrai, avaient trouvé de haut goût de donner en scène quelque verte leçon de politique au roi Des lettres du 6 mai i486 ordonnent l'emprisonnement de cinq acteurs de la Basoche (i),mais
I. Registres manuscrits de la Tournelle criminelle, année i486.
28 LA LIBERTÉ DU THEATRE
l'intervention de l'archevêque de Paris dont ils étaient justiciables parvint à les faire relâcher.
Louis XII, esprit libéral et éclairé, comprit de quel secours le théâtre pouvait être à sa politique. L'influence des farces et des soties sur l'esprit public n'était guère niable. Le roi eut l'habileté d'utiliser cette influence pour servir ses desseins et préparer l'opinion à l'expédi- tion italienne.
« Lui estant rapporté un jour, dit Brantôme (i), que les clercs de la Basoche du Palais et les écoliers aussi avoienl joué des jeux où ils parloient du roi et de sa Cour et de tous les grands, il n'en fit autre semblant sinon de dire qu'il falloit qu'ils passassent leur rire, et qu'il permettait qu'ils parlassent de lui et de sa Cour, mais non pourtant dérèglement, et surtout qu'ils ne parlassent de la reine sa femme, en façon quelconque, autrement qu'il les feroit tous pendre. »
Cette défense aux clercs de mêler la reine à leurs inventions dramatiques devait rappeler à certains d'entre eux un souvenir cuisant. Une seule fois pendant son règne, le roi avait dû se montrer sévère pour les inven- teurs de moralités et punir leur raillerie déplacée. Mes- sieurs de la Basoche avaient en effet trouvé piquant, à l'occasion de l'entrée solennelle d'Anne de Bretagne dans Paris, de conter « l'histoire d'un maréchal qui avait voulu ferrer un âne et en avait reçu un si grand coup de pied qu'il s'était vu jeter hors de la cour... » C'était une allusion par trop directe à l'ennemi de la reine,
1. Brantôme, Discours i", Anne de Bretagne.
LE THÉÂTRE ET LE PARLEMENT DU XV^ AU XYIl^ SIECLE 29
Pierre de Rohan, maréchal de Gié, alors en prison. Le roi se crut oblig-é de faire fouetter quelques clercs, mais, après cette rigueur, il montra la plus grande indul- gence.
Dans les œuvres dramatiques du moyen-âge, on retrouve toute la licence du langage des spectacles primitifs. L'inspiration de la comédie de l'époque est^ d'ailleurs, sensiblement la même dans les trois formes principales de cette comédie : moralité, soties et farces... C'est, selon M. Larroumet, le même esprit de raillerie grossière, ins- piré par un lourd bon sens ; l'obscénité est un de ses moyens d'expression favoris; « l'observation comique se borne à décrire ce qu'il y a de plus bas dans la vie et dans les mœurs, dans le fonds permanent de l'homme et dans les habitudes particulières de son existence de ce temps-là». Si, parfois, des idées morales inspirent cette observation, elles sont courtes, pauvres et laides. N'est-ce point, d'ailleurs, l'un des caractères de cette comédie que la grossièreté de l'amour, le mépris des femmes et la satire du mariage ! « Il y a certes et largement l'exer- cice de la bonne loi naturelle presque toujours poussée jusqu'à l'obscénité dans les idées sinon dans les actes qu'il inspire et encore plus dans les termes qui le dési- gnent et les plaisanteries qu'il provoque » (i).
La satire puise dans la religion et dans la politique ses inspirations les plus nombreuses et les mieux accueil- lies.
I. La Comédie en France au Moyeu Age, Revue des Deux- Mondes, i5 septembre i88g.
30 LA LIBEIITÉ UU THÉÂTRE
C'est ainsi que « la farce nouvelle de Marchandise^ Mi-(ier, Peu d'acyuât, le. Temps qui court et Grosse dépense », fut dirig'ée contre les nouveaux impôts qu'exig-eaient les réformes de Charles VII; la berg-erie Mieux que devant se rapportait aux vexations exercées sur les paysans par les gens de guerre.
La plus piquante et la plus célèbre des soties, le Monde, Abus, les Sots, met en scène Abus faisant naître Sot dis- solu habillé en homme d'église, Sot glorieux, habillé en gendarme. Sot corrompu dans la simarre d'un juge, Sot trompeur sous le costume d'un marchand. Sot igno- rant représentant la sottise ignorante, et Sotte-Folle per- sonnifiant les femmes. Le monologue du Pèlerin passant raille innocemment les travers de Louis XII, bon mais avare. La sotie du Nouveau-Monde est dirigée contre la Pragmatique sanction.
Le mardi gras de l'année i5ii, Louis XII se rendit en personne aux Halles où les Enfants sans souci représen- taient une trilogie de Gringoire, le Jeu du Prince des Sots et Mère-Sotte, VHonime obstiné, Faire et dire. II y applaudit avec enthousiasme les tirades contre le pape Jules II, \ Homme obstiné, et fut mis en belle humeur par les couplets que chantait le Saint-Père :
Vin de Candie et vin bastard Je trouve friand et gaillard A mon lever, à mon coucher.
Dans le Jeu du Prince des Sots, l'Eglise est la Mère Sotte. Le pape, revêtu de ses ornements pontificaux, la tiare en tète, prononce des discours burlesques, pousse
LE THEATRE ET LE PARLEMENT DU XV^ AU XVII® SIÈCLE 31
les g-ens de la cour à la trahison, ordonne aux évêques d'abandonner l'Eg-lise, excite à la révolte et à la guerre civile. Ses vices sont mis à nu et Gring-oire Taccable de ses satires les plus mordantes.
Le pape qui aspire à la puissance temporelle veut la disputer au roi de France. On lui fait dire :
... Je vueil par fas on nephas
Avoir sur lui l'autorité.
De l'espiritualité
De jouir, ainsi qu'il me semble ;
Tous les deuxveuil mesler ensemble.
Mais, fait-on observer au pape, les princes ne se lais- seront certainement point dépouiller de la puissance temporelle au profit de l'Eg-lise. Il faut compter avec leur résistance. Le pape répond :
Veuillent ou non, ils le feront. Ou grande g-uerre à moi auront.
Du temporel jouir voulons.
Et pour eng-ag-er ses prélats, ses abbés, ses féaux à se ranger sous ses bannières, il leur fait les plus séduisan- tes promesses, leur offre des richesses et des honneurs :
Vous aurez en conclusion, Largement de rouges chapeaux.
Frappez de crosses et de croix. Je suis la mère Saincte Eglise.
Ces promesses ne doivent point vainement s'adresser à cette cour hypocrite et libertine dont Gring-oire nous donne un tableau peu flatté :
â2 LA LIBERTÉ DU THEATRE
Mais souvent, dessous les courtines Ont créatures féminines ; Tant de prélats irréi^uiiers ! Tant de moines apostats ! Il y a un tas d'asniers Qui ont bénéfices à tas.
Lorsque le pape cherche à séduire aussi quelques sei- gneurs ou prtMats français, tous repoussent ses offres à l'exception d'un s{i\\\,\e Seigneur de la Lune qu\, traître à son roi, embrasse la cause du pape. Sous ce nom de Seigneur de la Lune, l'auteur entendait sans doute dési- gner le maréchal d'Amboise, sieur deChaumont, homme inconstant qui changeait de parti comme la lune chang-e de quartiers. Le maréchal, tout contrit en effet, d'avoir fait la guerre au pape, lui demanda son absolution qui lui fut accordée.
Le roi de France, victorieux, soupçonne, après la lutte, que le pape n'est pas l'Eglise ; il n'est que Mère Sotte déguisé sous des habits d'emprunt :
Peut-être que c'est mère sotte
Oui d'Eglise a vêtu la cotte,
Par quoy il faut qu'on y pourvoie.
LK PRINCE
Je vous supplie que je la voye.
GAYETÉ
C'est mère sotte, par ma foy. Le conseil du roi est d'avis qu'il faut détrôner Mère
Sotte.
Mère sotte, selon la loi, Sera hors de sa chaire mise.
Puçnir la fault de son forfait ; Car elle fust posée de fait En sa chaire par symonie.
LE THEATRE ET LE PARLEMENT DU K\^ AU XYIl^ SIÈCLE 33
Que penser des deux moralités qui complètent la tri- logie de Gring-oire? Le satire y malmène plus vertement en core l'ennemi du roi, V Homme obstiné ; elle fait un affreux tableau de ses mœurs intimes et conjure les po- pulations d'Italie d'abandonner ce méchant pape, digne de tous les mépris.
Peuple italique, ne crois l'homme obstiné ;
Chasse dehors ton usure publique. Et luxure sodomiste abolis ; Qu'on ne voye plus l'Eglise lyrannique ; . Haulte fierté déchasse, amolis.
Plusieurs vers de cette moralité eussent été fort à leur [)îace, trois siècles plus tard dans les pièces révolution- naires sur le clerg-é et la relig-ion qui, dès la constitution civile, s'emparèrent de toutes les scènes.
PUGNITION DIVINE
Jamais je ne voy Dedans l'éaiise tant de foulz
Vous voyez les Saints-Sacremens , Estre vendus par gens d'Eglise ; Ils prennent leur esbattemens D'apprécier enterremens, Baptêmes, c'est erreur commise ; Vicaires, fermiers ; l'entreprise Déplaist à Dieu. ...
LE PEUPLE FRANÇAIS
Mais d'où vient maintenant la guise Que prestres ont des chambrières Qui les chandelles de l'église Vont vendre : c'est tout faintise.
Dans Faire et Dire, la farce qui suit, les expressions
GAHUET 3
.'{-i LA LIHEHTK Dl THKATRF.
sont f'oil iiKlf'Ci'iiU's. Elle se leiiniue par ces trois vers qui terminent la j)ièce :
Et toutes fois on conclura
Que les femmes, sans contredire,
Ayment trop niieulx faire que dire.
La Iriloiiie de (îring-oire eut un siicc«'s considérable. ()iili'e les dignitaires de la cour et les gens du peuple qui se délectaient, <'n plein carnaval, à voir gesticuler le sou- verain pontife sur les tréteaux des Malles, on imagine aisément qu'il y avait aussi dans l'assistance bon nom- bre de prêtres de tous ordres. En cette foule égayée, les chanoines de Notre-Dame assurément, et peut-être aussi l'archidiacre, (Maieiit venus mêler leurs camails aux j)ourpoints armoriés des seigneurs et aux savons des gens d'armes. Ils entendirent paisiblement les couplets sacrilèges, Gringoire ne fut pas excommunié.
M. Hallays Dabot a écrit que le roi se trompait en livrant ainsi à la risée publique un principe alors qu'il ne croyait faire quele sacrifice d'un homme : « S'il avait vécu quehjues années de plus, et qu'il eut vu une doctrine nouvelle, partie dune ville allemande, se répandre à travers la France et y faire une fortune rapide, il se serait peut-être demandé jusqu'à quel point les attaques, les diffamations, les ridicules dont lui, le roi, s'était plu à laisser accabler l'Eglise romaine n'avaient pas fait la route facile aux disciples de Luther et de Calvin (i) ».
Cette opinion de M. Ilallays Dabot qui parle en catho- lique, ne constitue pas une irréfutable critique de la
1 . llisfoire de la censure théâtrale.
LE THEATRE ET LE PARLEMENT DU XV AU XVI l^ SIECLE 35
liberté absolue dont le théâtre jouissait sous le règiie de Louis XII.
De nouvelles troupes profitèrent de l'indépendance de la scène pour donner des représentations à côté de celles de la Basoche et des Enfants sans souci ; telles furent, notamment, les troupes du Roi de l'Epinette, du Prince des Nouveaux Mariés, du Recteur des Fous, de l'abbé de l'Escache, du prince de l'Etrille, dont les pièces, « burlesques d'instinct, parodiant la vie contemporaine, se modelaient sur la comédie athénienne et les atellanes romaines » (i).
Sous François I", l'action du Parlement se fit de nou- veau sentir sur le théâtre. Dès la mort de Louis XII, le r'' juillet i5r5, le Parlement saisit le prétexte de son deuil pour interdire les jeux qu'en vue de la fête des Rois préparait la Basoche. Le 2 janvier de l'année sui- vante^ il fit défendre aux Basochiens et aux écoliers des collèges de jouer farces ou comédies dans lesquelles il serait mention de princes et princesses de la Cour.
Et un arrêt du 5 janvier renouvela ces défenses en recommandant expressément aux acteurs de ne jouer « aucunes farces, sotyes ou aultres jeux contre l'onneur du roy, de la royne, de Madame la duchesse d'Angou- lême, mère dudict seig^neur, des seig"neurs du sang- ou aultres personnages estant autour de la personne dudict seigneur ; sur peine de punicion contre ceux qui feront le contraire, telle que la cour verra estre à faire ».
I, Bureau, p. 19.
J6 I.A MhKHTÉ or THFATHK
Ces prescriptions du Parlement ne devaient point de- meurer lettres mortes, car, en i533, on emprisonne bel et bien les écoliers, acteurs et auteur du collège de Navarre (jui avaient imai,''iné de représenter Marguerite de Valois sous les traits d'une furie. D'ailleurs, la règle interdisant.de mettre en scène la famille royale et les personnages de la Cour fut étendue à toutes autres per- sonnes par un arrêt du 20 mai i536 ainsi conçu : « Ce jour, la Cour a mandé les chanceliers et receveurs; et le chancelier avec un desdits receveurs venus leur a l'ail défense de ne jouer, à la montre de la Basoche, aucuns jeux, ne faire monstration de spectacles ni écri- leaux taxans ou notans quelques personnes que ce soit sous peine de s'en prendre à eux, et de prison et ban- nissement perpétuellement ; et, s'il y a quelques-uns ({ni s'efforcent de faire le contraire, les escrivent et bail- lent par escrits leurs noms à ladite Cour, pour en faire les punitions telles qu'il appartiendra. »
Une mesure plus grave encore est prise le 1?) janvier i538 par le Parlement. La Cour souveraine, en ordon- nant (jue toutes pièces soient au moins quinze jours avant chaque rej)résentalion soumises à son examen, établit une censure préventive ; c'est le moyen qui lui parut le plus sur pour faire, désormais, observer ses prescriptions. Mais les termes de l'arrêt sont à rete- nir (i) : « Après avoir vu par la Cour le jeu présenté à icelle par les receveurs de la Basoche pour jouer jeudi prochain, ladite Cour a permis auxdits receveurs icelui
I. V. Des Essarts, Les frois tliéâlres de Paris, p. 18, note.
LE THEATRE ET LE PARLEMENT DU XV^ AU XVII^ SIÈCLE 37
jeu faire jouer à la mauière accoutumée, ainsi quil est à présent hormis les choses rayées ; et pour l'ad venir à ce que lesdicts receveurs ou leurs successeurs ne se mettent en frais frustratoirement, ladicte Cour leur a inhibé et défendu de faire aucun cry ni jeu, que, pre- mièrement, ils n'aient la permission de ce faire de ladite Cour, et à cette fin baillé quinze jours auparavant leur requête en ladite Cour » (i).
La nécessité de l'examen préalable présentait sans doute des inconvénients aux organisateurs des farces et sermons, car ils s'efforcent de faire revenir le Parlement sur cette prescription. Un arrêt du i5 octobre nous apprend qu'ils y réussirent dans une certa:ine mesure : « Et quant à la Farce et Sermon, attendu la grande dif- ficulté par eux alléguée de les montrer à ladite Cour, leur a permis et permet déjouer ladite Farce et Sermon sans les montrer à ladite Cour ; cependant, avec défense de taxer ou scandaliser particulièrement aucune per- sonne, soit par noms ou surnoms, ou circonstance d'es- toc, ou lieu particulier de demourance et autres nota- bles circonstances par lesquelles on peut désigner ou connaître les personnes ».
Il faut bien convenir, d'ailleurs,, que, lorsque le Par- lement, en i538, avait créé la censure préventive, il n'avait établi, en quelque sorte, qu'un contrôle illusoire, la protection royale restant acquise aux confrères, mal-
I. Ces dispositions furent renouvelées à l'égard des clercs le 7 mai i54o ; le Parlement admettait toutefois qu'ils se réjouis- sent « honnestement et sans scandale. »
38 i.A LiBnnxK nv théatrf;
gré les réprimandes et arrêts, et les maintenant dans tous les privilèg^es que leur avait accordés Charles VI et que François I^"", en i5i3, avait encore expressément con- firmés.
A leurs représentations habituelles, les entrepreneurs de mystères avaient ajouté des farces et des soties, et la foule se pressait à ces spectacles, attirée par le charme spécial d'une aussi jo3'euse piété. C'était un véritable eng-ouement ; on se rendait là plutôt qu'aux offices di- vins, et bourg-eois, prêtres et artisans, oubliant messe et vêpres, allaient, dès le point du jour, prendre leur place à riiotel de Flandre (i). On s'y gaudissait fort et l'on y trouvait la matière de plaisanteries plutôt contraires à la reli^'ion. In jour, les machines étant détraquées, le Saint-Esprit n'avait pas voulu descendre ; une autre fois, il avait été impossible à Jésus-Christ de sortir de son tombeau. Gouailleurs, dès cette époque, les Parisiens en avaient fait gorg-e chaude. Ému, d'autant plus que le Concile de Trente venait d'interdire les sujets d'amuse- ment [)ublic tirés de l'Ecriture, le Parlement résolut de mettre fin à ces scandales.
En décembre i54i, à l'occasion d'une autorisation sol- licitée par les Confrères, le procureur g^énéral au Parle- ment plaida durement contre la i-e([uète qu'ils présen- taient, flétrissant de son indignation « ces gens non letlrez ni entendus en telles affaires, de condition infime,
»
I. En l54i. les confrères .s'étiiient établis dans une partie de l'hôtel (les Flandres située entre les rues de la Plàtrière. Coq- Héron, (les Vieux-Aui>-nstins et (^oquillière.
LE THEATRE ET LE PARLEMENT DU XV« AU XVIl^ SIECLE 39
comme un menuisier, un sergenj à verg-e, un tapissier, un vendeur de poisson qui ont fait jouer les actes des Apôtres ; et entremettant à la fin ou au commencement du jeu, farces lascives et mômeries, ont fait durer leur jeu l'espace de six à sept mois : d'où sont advenues et adviennent cessation de service divin, refroidissement de charités et d'aumônes, adultères et fornications infi- nies, scandales, déi'isions et moqueries... »
Le plus souvent, ajoutait le procureur, les prèties des paroisses pour a\oir le temps d'aller àcesjeux, oubliaient de dire vêpres les jours de fêtes, ou bien officiaient sans auditoire à l'heure inaccoutumée du midi, et même les chantres et chapelains de la Sainte-Chapelle, pendant toute la durée des jeux. « ont dit vespres les jours de festes à l'heure de midy et encore les disoyent en poste et à la légère pour aller esdictz jeux. »
Dans son arrêt du 12 décembre i54i, rendu à la suite de ce réquisitoire, la Cour Souveraine fit défense aux nouveaux maîtres entrepreneurs du mystère de l'ancien Testament de procéder à l'exercice de leur entreprise <( jusqu'à ce qu'elle ayt sur ce le bon plaisir et vouloir du roy, pour icelluy ou leur faire telle permission qu'il plaira audit Seigneur ordonner. »
Ainsi donc, les Confréries ne devaient plus jouer autre chose que des pièces profanes, licites et honnêtes. Cet arrêt portait un coup mortel aux représentations de l'hô- tel des Flandres et les Mystères ne s'en relevèrent jamais. La décision du Parlement, toutefois, n'eut pas le pouvoir d'empêcher les auteurs de parodier naïvement la Bible. Avec le mouvement de la langue et des études classiques
40 LA LIBEHTÉ Ut' THEATRE
Jodelle a terminé le siècle par une tiag^édie antique. La Basoche, les Enfants sans souci et les autres trou- pes qui étaient venues leur faire concurrence furent col- lectivement frappés, un peu plus tard, par l'ordonnance rendue en janvier i56o sur les doléances des Etats géné- raux assemblés à Blois. L'article 24 de l'ordonnance défend à tous joueurs de farce, basteleurs et autres semblables, de « jouer lesdits jours de dimanches et festes, aux heures du service divin, se vestir d'habits ecclésiastiques, jouer choses dissolues et de inauvais exemple, à peine de pri- son et punition corporelle et à tous jug-es leur bailler permission de jouer durant lesdites heures. »
Trois cents ans de plaisanterie sur le pape, les mœurs des moines, la g'ouvernanto du curé, c'était de quoi las- ser à la fin... « On discutait sur l'abus, sur le principe jamais. Telle avait été la France d autant moins révolu- tionnaire qu'elle avait été badine et rieuse t) ». Cepen- dant, la licence de la scène doit encore triompher de tous les règlements, de toutes les prohibitions. Il faut que le siècle s'achève dans les. troubles des guerres religieuses, les haines politiques et la satire Ménippée pour que des œuvres nouvelles, fortes et saines, l'emportent enfin sur les grossièretés primitives et rejettent dans le domaine delà foire et de la parade des insanités incompatibles avec les exigences de la comédie moderne.
Sous Henri 111, le sacré et le profane, l'antique et le moderne, la farce et l'écriture, tout se mêle.
Le roi est un i^rand amateur de spectacles. Le journal
I. .Michelet. Hist. de France, t. IX, p. 96.
LE THEATRE ET LE PARLEMENT DU XVe AU XYII^ SIECLE 4l
de Lesloile nous apprend qu'auprès de lui : « les far- ceurs, bouffons, p et mignons avaient tout crédit. »
Mais le Parlement n'était point assez bon courtisan pour savoir partager les g-oiïts du prince; en 1670 et iSyô, il n^liésite pas à faire interrompre les représentations de deux troupes italiennes. Aussi, le roi a-t-il le soin d'ins- taller à l'hôtel du petit Bourbon, continu au Louvre, une compag-nie de bouffions italiens, I Gelosi, qu'il avait fait venir à grands frais de Venise. Les contemporains nous rapportent que les nouveaux privilégiés obtinrent un succès considérable ; « il y avait tel concours et afffuence de peupleque les quatre meilleurs prédicateurs de Paris n'en avaient pas tretous ensemble autant quand ils preschoient ( i) ».
Exactement un mois après les premières représenta- tions qui avaient eu lieu en mai 1077, leParlement inter- dit le spectacle et refusa d'enregistrer les lettres paten- tes ([lie le roi venait de signer en faveur des bouff"ons. Henri n'en ordonna pas moins à sa troupe italienne de continuer ses jeux.
Les confrères de la Passion réduits à l'interprétation des pièces profanes avaient fait apprécier les tragédies de Robert Garnier et des farces d'une charmante ironie comme celle du Ciivier ou d'une fine et mordante satire comme celle de Maître Pathelin. Dans cette dernière farce, ils avaient même osé mettre en scène un person- nage vivant. C'était, en effet, dit Delamare (2), une satire
1. Delamare, t i. p 471-
2. Lestoile, février 1577.
42 LA LIBKKTK DL THKATKfc:
contre un hoinnie de ce nom, dont les fourberies étaient si publiques que l'on ne fit aucune difficulté d'en souffrir la représentation sur le théâtre sans déguisement. Pas^ quier qui rapporte l'avoir vu jouer a dit que cette'pièce était excellente.
Mais les confrères qui avaient ég-alement mis en scène VArchpt dr Bagnolrt du malicieux Villon ne s'en tin- rent point à ce répertoire qui devait leur survivre.
Les titres des pièces qu'à cette époque l'on représentait à l'hôtel de Bourg'og'ne, se passent de commentaires. Ce sont notamment :
La Farce nouvel/ f et i-écréative du médecin (jiii ijuaril toutes sortes de maladies : aussi fait le nec à l'enfant d'une femme y rosse, et apprend à deviner ;
La Farce nouvelle du débat d'un jeune moine et d'un vieil gendarme, par devant le dieu Cupidon. pour une fille;
J^a Farce nouvelle et fort joifeuse des femmes qui font escurer leurs chaudrons et défendent qu'on mette la pièce auprès du trou, à trois personnages : c'est assavoir la première femme, la seconde et le maigen (i).
Certains bour^-eois s'offusquèrent de l'insolence des auteurs et l'un d'entre eux, dans des « Remontrances » au roi sur les misères du royaume, imprimées à Paris en i588, jug-e sévènMuenf le théâtre des confrères.
« Il y a, dit-il, encore un autre grand mal qui se com- met et tolère en votre bonne ville de Paris aux jours de dimanches et de fesles ; ce sont les jeux et spectacles publics qui se font en un cloaque et maison de Satan
I. Buroau, p. 34-
LE THÉATIIE ET I.E PARLEMENT 1)1 XV^ AV XVll" SIECLE 43
nommée l'hôtel de Bourgogne (i\ . En ce lieu, se don- nent mille assignations scandaleuses au préjudice de l'honnêteté et de la pudicité des femmes et à la ruine des familles des pauvres artisans, desquels la salle basse est pleine, et lesquels plus de deux heures avant le jeu, pas- sent leur temps en devis impudiques, jeux de cartes et dés, en gourmandises et ivrog-neries tout publiquement d'où viennent plusieurs querelles et batteries ».
« Sur Téchafaud, l'on dresse des autels chargés de croix et d'ornements ecclésiastiques ; l'on y représente des prêtres revêtus de surplis même aux farces impudiques pour faire mariage de risées. L'on y lit le texte de l'évan- gile en chants ecclésiastiques pour, par occasion, y ren- contrer un mot à plaisir qui sert au jeu ; et, au surplus, il n'y a farce qui ne soit orde, sale et vilaine, au scandale de la jeunesse qui v assiste. Telle impiété est entretenue des deniers d'une confrérie qui devraient être employés à la nourriture des pauvres » (2).
Depuis l'année i582 où les clercs delà Basoche avaient obtenu, pour la dernière fois semble-t-il, l'autorisation de jouer, il n'était, plus question de leurs spectacles. D'autre pari, pour éviter le développement d'un art (jui
1. Dès l'anuéc i547 1^*^ confrères avaient dû abandonner l'hù- tel des Flandres que des lettres patentes de Henri II avaient or- donné de démolir. Ils achetèrent une partie de l'ancien hôtel des ducs de Bourgoiii-ne avec issues dans la rue Màuconseil et la rue Neuve Saint-François. Sur la façade principale qui donnait dans la rueMauconseil, ils firent sculpter un écussonorné d'une croix, des instruments de la Passion et soutenu par deux anges.
2. Cité par Bureau, p. 35.
44 I A i.iiii:nTi- of riiiiATiu-:
leur causait parfois de très grands embarras, les conseil- lers du Parlement s'clForcèrent d'empccher l'établisse- ment à Paris des troupes nouvelles ; c'est ainsi qu'un arrêt du lo décembre 1088 fait « défenses à tous comé- diens tant italiens que français déjouer des comédies ou de faire des lours et subtilités soit aux jours de fêtes ou aux jours ouvrables, à peine d'amende arbitraire et de punition corporelle (i) ».
C'est encore vers l'année i588 que les confrères de la Passion cédèrent leur privilège aux Enfants sans souci. Ceux-ci leur louèrent l'Hôtel de Bourgogne où, pendant la Ligue, ils jouèrent impunément des pièces séditieuses comme la Mort du clac de Guise. Le pouvoir du roi^ impuissant dans la capitale, ne peut empêcher de mettre en scène des œuvres plus violentes encore et parfaite- ment révolutionnaires. C'est ainsi que, sous le gouver- nement de la Ligue, tout Paris vint applaudir : /e Gui- sien ou la perfidie tyrannique commise par Henri de Valois es personnes des illustres, réoérendissimes et très généreux princes Loijs de Lorraine, cardinal et archevêque de Reims, et fleuri de Lorraine, duc de Guise.
Le théâtre ne prêche plus la guerre civile, mais il est encore très libre sous Henri IV, qui protège les acteurs en dépit du Parlement. Les comédiens de l'Hôtel de Bour- gogne avaient mis en scène des conseillers de la Cour des Aides et des commissaires ; ils les raillaient assez dure- ment et les bàtonnaient quelque peu. Cette farce, toute plaisante qu'elle fut, n'en parut pas moins fort irrévé-
I. Isambert. Rec. lois franc t. i4, p. 70.
LE THÉÂTRE ET LE PARLEMENT DU XV** AU XVIl'* SIECLE 45
rencieuse au Parlement. Les acteurs furent emprisonnés, mais Henri IV les fit immédiatement élargir et leur per- mit de continuer les représentations de leur pièce qu'il avait été voir jouer lui-même avec toute sa cour.
Lestoile conte cet événement de la manière suivante : « Le vendredi 26 de ce mois, fut jouée à l'Hôtel de Bourg-ogne à Paris une plaisante farce à laquelle assis- tèrent le Roy, la Reine, et la plupart des princes, sei- gneurs et dames de la cour. C'étaient un mari et une femme qui querelloient ensemble : la femme criait après son mari de ce qu'il ne bougeait tout le jour de la taverne, et cependant qu'on les exécutait tous les jours pour la taille qu'il fallait payer au Roi qui prenait tout ce qu'ils avaient ; et qu'aussitôt qu'ils avaient gag-né quelque chose, c'était pour lui et non pas pour eux. C'est pourquoi *isait le mari se défendant, il en faut faire meilleure chère, car que diable nous servirait tout le bien que nous pourrions amasser, puisqu'aussi bien ce ne serait pas pour nous, mais pour ce beau Roy? Cela fera que j'en boirai encore davantag^e et du meilleur ; j'avais accoutumé à n'en boire qu'à trois sols, mais par Dieu ! j'en boirai dorénavant à six pour le moins. Mon- sieur le Roy n^en croquera pas de celui-là : va m'en quérir tout à cette heure, et marche. — Ah ! malheureux, répliqua cette femme et à belles injures; merci Dieu ! vilain, me veux-tu ruiner avec tes enfants ? Ah ! foi de moi, il n'en ira pas ici. »
«Sur ces entrefaites, voici arriver un conseiller de la Cour des Aydes, un commissaire et un serg-entqui vien- nent demander la taille à ces pauvres gens et faute de
46 I.A \.\]l\:\\\i: DU THKATUK
payer veulent exécuter. La femme commence à crier après : aussi fait le mari qui leur demande qui ils sont. « Nous sommes gens de justice, disent-ils. — Comnient de justice, dit le mari ! Ceux qui sont de justice doivejit faire ceci, doivent faire cela ; et nous faites ceci et cela (décrivant naïvement en son patois toute la conuption de la justice du temps présent). Je ne pense point que vous soyez ce que vous dites ; montrez-moi votre com- mission. — Voici un arrêt dit le conseiller. — Sur ces disputes, la femme s'était saisie subtilement d'un cof- fret sur lequel elle se tenait assise; le commissaire l'ayant avisée, lui fait commandement de se lever de par le Roy et leur en faire l'ouverture. Après plusieurs altercations la femme avant été contrainte de se lever, on ouvre ce coffre duquel sortent à l'instant trois dialdes qui empor- tent et troussent en malle M. le conseiller, le commissaire el le sergent, chacun s'étant chargé du sien. Ce fut la fin de la farce de ces beaux jeux, mais non de ceux qui voulurent jouer après les conseillers des aydes, commis- saires et sergents, lesfjuels se prétendant injuriés se joignirent ensemble et envoyèrent en prison Messieurs les joueurs. Mais ils furent mis dehors le jour même par exprès commandement du Roy qui les appela sots: disans Sa Majesté que s'il fallait parler d'intérêt, qu'il en avait reçu plus qu'eux tous ; mais qu'il leur avait pardonné et pardonnait de bon cœur, d'autant qu'ils l'avaient fait rire, voire jusqu'aux larmes. Chacun disait que de long- temps on n'avait vu à Paris farce plus plaisante, mieux jouée ni d'une plus gentille invention, même à l'Hôtel
LE THÉÂTRE ET LE PARLEMENT Dl XV^ AL XVIIie SIECLE 47
de Bourgogne où ils sont assez bons coutumiers de ne jouer chose qui vaille ( i). »
Tel fut donc le théâtre en France et ses libertés du quin- zième au dix-septième siècle, période qui comprend les règnes de onze rois, et dans la première moitié de laquelle le théâtre jouit d'une indépendance presque absolue. Les représentations des œuvres trop souvent licencieuses et diffamatoires trouvèrent leur excuse ou leur impu- nité dans le malheur des temps et le trouble des guerres civiles. Les auteurs presque tous comédiens ne se pri- vaient guère de faire allusion à tous les événements du moment, politiques aux autres, et nul n'était à l'abri de leur audacieuse critique. Ce qui caractérise l'époque, c'est la protection qu'accordent presque tous les souve- rains à la scène dont ils cherchent à maintenir Tindé- pendance contre les gens de j.ustice. Inversement, c'est l'ingérence de plus en plus grande du Parlement dans les choses du théâtre, son opiniâtreté à diminuer par ses rigueurs le bénéfice des faveurs royales, ses tendan- ces à créer une censure préventive qu'il conserverait défi- nitivement parmi tous ses autres pouvoirs.
I. Lcstoile, vendredi 26 janvier 1607.
CHAPITRE III
LE THEATRE DE LA FOIRE ET LE REPERTOIRE DE L HOTEL DE BOURGOGNE SOUS LOUIS XIII
La liberté dont avait joui le théâtre pendant lu Lig-ue et SOUS le règne de Henri IV fut atteinte par une ordon- nance du lieutenant de police du 12 novembre 1609. Cette ordonnance, rendue sur la discipline qui devait être observée par les comédieiis, leur défendait de représenter aucunes comédies ou farces avant de les avoir communi- quées au Procureur du roi par lequel leur Rôle ou regis- tre devait être signé.
La censure préventive qu'on essayait ainsi de rétablir ne semble pas avoir donné de résultats appréciables. 'Dans son Histoire du théâtre français, Fontenelle nous rapporte,, en effet, sur Alexandre Hardy dont les pièces alimentèrent pendant trente ans le répertoire de l'Hc'ttel de Bourgogne, les détails qu'on va lire : « Nul scrupule sur les mœurs ni sur les bienséances. Tantôt, on trouve une courtisane au lit qui, par ses discours, soutient assez bien son caractère. Tantôt une femme mariée donne des rendez-vous à son galant. Les premières caresses se font
LE THÉÂTRE DE LA FOIRE SOUS LOUIS XIII 49
sur la scène et de ce qui se passe entre deux amants, on n'en fait perdre aux spectateurs que le moins qu'il se peut. Les personnag-es de Hardy s'embrassent volontiers sur le théâtre et pourvu que deux amants ne soient point brouil- lés ensemble, vous les voyez sauter au cou l'un de l'autre dès qu'ils se rencontrent. Au milieu de ces amours qui se traitent si librement, il y a lieu d'être étonné que les amants de Hardy appellent très souvent leurs maîtresses : Ma sainte ! Ils se servent de cette expression comme ils feraient de celle de Mon àme ! Ma vie ! et c'est une de ïeurs plus agréables mignardises. »
Au début du règne de Louis XHI, des vendeurs d'or- viétan, il signor Hieronimo et son valet Galinette la Galine, établis dans la cour du Palais, s'étaient avisés de jouer de véritables saynètes pour mieux vendre leurs panacées. Il signor Hieronimo, mag^nifiquement vêtu de pourpre, empanaché, cuirassé et casqué d'or, vendait de l'ong-uent contre les brûlures. LTn orchestre de quatre violons conviait les passants à la parade. Après quelques bouffonneries, Hieronimo se brûlait publique- ment les mains avec un flambleau jusqu'à ce qu'elles fussent couvertes d'ampoules ; il se donnait également de grands coups d'épée à travers le corps. Aussitôt, il a[)pliquait son baume incomparable, et le lendemain il montrait à son public toutes les plaies miraculeusement guéries. Les assistants s'empressaient aussitôt d'acquérir le merveilleux onguent. Hieromino s'étant retiré des affaires richement pourvu, le charlatan Mondor continua sur le Pont-Neuf une parade aussi rémunératrice. Ce fut alors que le bouffon Tabarin, s'associant à la destinée
CAHUET 4
50 LA LlUKUTÉ DU THEATRE
de Mondor, tous deux ofl'rirent au public des farces d'une extrême liberté de langage.
Les œuvres de Tabarin qui furent recueillies ont obtenu plusieurs éditions. Dans l'une d'elles, une vignette représente le théâtre du charlatan. Mondor, revêtu d'un habit de docteur, penche sa longue barbe sur des boîtes de baume qu'il examine. Tabarin, coilïé d'un chapeau d'Arlequin, est vêtu dune souquenille et d'un large pantalon ; une balte se balance à sa ceinture; il porte les mains à ses genoux qui lléchissent. Une femme assise sur l'arrière-plan est coiffée d'une toque ornée de plumes ; devant elle, une grande cassette ouverte contient des flacons et des boîtes de baume.
Tabarin proposait niaisement à son maître des ques- tions ridicules. Celui-ci les résolvait gravement en ter- mes scientifiques. Toujours mécontent des réponses de Mondor, le valet leur en substituait d'autres qui parais- saient surtout inspirées par l'habituelle fréquentation des lieux de débauche. Le maître courroucé qualifiait alors Tabarin de gros âne, de gros porc, etc. Et c'était CAtre eux chaque jour, pour exciter les lazzis de la foule, des discussions fort ordurières.
Celte parade obtint un grand succès jusqu'à ce que certains habitants du quartier, dont l'austérité s'était émue d'une telle licence, adressèrent une pétition col- lective au lieutenant civil.
La plainte est datée du 8 août iG34. H y est dit : « Le nommé Mondor et autres charlatans jouent des farces, chantent des chansons et font autres actions messéantes et scandaleuses ». Les Parisiens attendirent donc près
LE THEATRE DE LA FOIRE SOLS LOUIS XIII 5f
de huit ans pour s'indigner des brutalités diw théâtre de la foire qui, jusque-là, les avait impunément dupés et divertis. Quoi qu'il en soit, le lieutenant civil, ce magis- trat, chargé de veiller attentivement au bon ordre des théâtres, accueillit les plaintes et fit défenses « à tous vendeurs de thériaque, arracheurs de dents, joueurs de tourniquets, marionnettes et chanteurs de chansons, de s'arrester en aucun lieu et de faire assemblée du peuple.» Tabarin qui était devenu fort riche se souciait peu d'avoir maille à partir avec la police. Il fit acquisi- tion d'un castel, maria sa fille dans la nojjlesse et vécut, dès lors, en bourgeois paisible.
Le théâtre de la Foire avait à cette époque une vogue considérable. Trois g-arçons boulangers du faubourg- Saint-Laurent qui jouaient sous des noms de farce ac- quirent une véritable célébrité. Les pasquinades de Tur- lupin. les bouffonneries pédantesques de Gauthier-Gar- g-uille et les paillardises de Gros-Guillaume eurent la faveur du public au point que Richelieu incorpora les forains dans la troupe royale. Ils devaient y regretter bien vite leurs pauvres tréteaux de l'Estrapade.
Gros-Guillaume ayanteu l'imprudente fantaisie d'imi- ter le tic d'un magistrat bien en cour fut incarcéré à la Goncierg-erie. Gauthier-Garguille et Turlupin qui avaient pris la fuite moururent dans la même semaine que leur inséparable compagnon. Bruscambille qui suc- cédait à Gauthier dans l'art de la bouffonnerie, Bertrand Haudrin, l'éternel médecin ridicule, Jean Farine et Jodelet continuèrent la joyeuse tradition.
La comédie de l'Hôtel de Bourgogne qui se ressentait
52 LA LIBRKTÉ DU THÉÂTRE
encore du Imrlosque de la farce, demeurait fort imper- tinente. Dans le Père auaricieux, Bois-l\ol)ert se moque de la magistrature et reçoit les compliments du roi qui l'eng-ag-e à faire jouer sa pièce malgré les lamentations des gens de robe. Rotrou n'éprouve aucune difficulté à faire représenter Cêliarie, Véronneau, Y Impuissance^ Maréchal, la Satire du temps. Toutefois, pour ménager les susceptibilités religieuses, Corneille consent à sup- primer cette conclusion dans la scène magnifique de Polyeucte où Sévère compare les croyances païennes au culte nouveau.
Peut-être qu'après tout, ces croyances publiques Ne sont qu'inventions de sage politique Pour contenir le peuple ou bien pour l'émouvoir, Et dessus sa faiblesse affermir leur pouvoir.
Le 1 6 avril i64i, une déclaration de Louis XIII fit « très expresses inhibitions à tous comédiens de repré- senter aucunes actions malhonnêtes, ni d'user d'aucunes paroles lascives ou à double entente qui pourraient bles- ser l'honnêteté publique, et ce, sur peine d'être déclarés infâmes et autres peines qu'il écherra. »
La même déclaration enjoint aux juges, chacun dans son district, de tenir la main à ce que la volonté royale soit religieusement exécutée, et, «dans le cas où les comédiens y contreviendraient, lesdits juges devront leur interdire le théâtre etprocéder contre eux par telles voies qu'ils aviseront à propos, selon la qualité de l'ac- tion, sans, néanmoins, qu'ils puissent ordonner de plus grandes peines que l'amende et le bannissement. »
Pour avoir invité les comédiens à la réserve, Richelieu
LE THÉÂTRE DE LA FOIRE SOUS LOUIS XIII 5$
n'avait pas cru devoir prendre contre les pièces des mesures préventives. Auteur lui-même, le cardinal- ministre ne comptait appliquer aux œuvres dramatiques qu'une ré^-lementation libérale. Malheureusement, à cause de la confusion des pouvoirs, au dix-septième siècle, et de la toute puissance des influences occultes^ l'ing-érence du Parlement, de la Cour et des évêques, la cabale littéraire et les coalitions d'intérêts constituèrent autant d'obstacles à rindépendance de la scène.
CHAPITRE IV
LE THEATRE ET LE CLERGE AU XVJI SIECLE
La latte eng-agée par Molière avec les faux, dévots ral- luma la querelle entre les jésuites et hes jansénistes et souleva des haines violentes contre le comédien poète qui osait porter sur la scène les griefs de Pascal.
Après ses pérégrinations en province, la troupe de Mo- lière avait été autorisée par le roi à s'établir dans la g-rande salle de ce même hôtel du Petit Bourbon où nous avons vu qu'Henri III avait jadis installé ses bouffons italiens^ Lorsqu'en 1666, le Petit Bourbon fut démoli par M. de Ualabon, surintendant des bâtiments du roi, Monsieur, protecteur de la troupe, fit mettre à sa disposition la salle du Palais Royal. Le i4 août i665, les comédiens eurent la permission de prendre le nom de Troupe du Roi et reçurent une pension de 6.000 livres, élevée à 7.000 en mars iGyo. Leurs représentations alternaient dans leur nouveau théâtre avec celles d'une troupe italienne (i). La Troupe du Roi n'était pas la Troupe Royale. Ce der-
1. Bureau, p. Do.
LE THÉÂTRE ET LE CLERGÉ AU XVII^ SIECLE 55
nier titre appartenait aux acteurs de l'Hôtel de Bourgo- gne qui le possédaient depuis le commencement du siècle. Dans la Troupe du Roi, s'illustrèrent Brécourt, La Grange, La Thorillière, le fameux Baron, du Parc, de Brie, les deux frères Béjart, les Dlles de Brie et Béjart, Mlle du Parc qui fut engagée à l'Hôtel de Bour- gogne en 1662. Dans la Troupe Royale se faisaient applaudir la Champmeslé, Floridor, Poisson, Belle- rose, etc. Corneille écrivait à l'abbé de Pure, le 3 no- vembre 1661, que les acteurs du Marais aspiraient tous à entrer à l'Hôtel de Bourgogne (i). La Troupe Royale depuis i64i touchait une pension de 12.000 livres (2). En i653, vraisemblablement à l'Hôtel de Bourgogne, fut donnée la première représentation de VAgrippine de Cyrano de Bergerac. Cette première paraît avoir été fort orageuse. Une cabale avait été organisée pour siffler les passages libertins, mais « son intelligence fut telle qu'au iieu de s'en prendre aux tirades de Sejanus, elle hua un de ses mots les plus inoflfensifs et les plus employés alors qu'elle prit pour une attaque au Saint Sacrement :
1. Taschereau, Vie de Corneille, p. i85.
2. Ed. Fournier, Théâtre Français au xvi^ et xvii° siècles, p. 282. — Après la mortde Molière survenue en 1678, sa troupe fusionna avec une partie des comédiens du Marais et prit pos- session de l'hôtel Guénégaud (Bureau, p. 5o). Une lettre de cachet du 21 octobre 1680 ordonna la jonction des deux troupes de l'hô- tel de Bourgogne et de la rue Guénégaud (Delamare, t. 1, liv. ni, tiL III, chap. IV). La nouvelle association prit le nom de Comédiens ordinaires du Roi et s'installa en 1688 rue des Fossés Saint-Germain des Près où elle demeura jusqu'en 1770 (conf. .SiTT. Conseil du roi du i^"" mars 1688). Ce fut l'origine de la Comé- <die frariçaise.
50 I.A LIBEinK DU THÉATHE
« Frappons, voilà l'iioslie ! » (i). Si l'on en croit l'abbé Gabriel Guéret (2), la pièce fut même interdite : « Je ne parle point des impiétés qui vous sont naturelles et qui se rencontrent à chaque paçe : c'est le principal carac- tère de toutes vos pièces et vous savez bien aussi que c'est ce qui fit défendre votre Agrippine qui, sans trente ou quarante vers qui blessent les bonnes mœurs, aurait longtemps diverti le public et tiendrait encore sa place sur le théâtre w. C'est Balzac qui est censé tenir ce lan- gag-e à Cyrano.
Si l'hôtel de Bourg-ogne souffrit de la cabale A' Agrip- pine, le théâtre de la rue Guénégaud fut bien autrement malmené dans la retentissante querelle du Tartufe.
Les rancunes ecclésiastiques qui font naître tant d'ob- stacles autour de l'œuvre de Molière datent peut-être de la représentation de V Ecole des Femmes. On avait déjà relevé dans Sganarelle, un vers téméraire, qui semblait une moquerie à l'égard d'un traité de morale religieuse fort en honneur.
Le guide des pécheurs est encore un bon livre
Quand Arnolphe, dans VEcole des Femmes, voulut exhorter sa pupille à la pratique des saines doctrines, on s'indigna de la parodie insolente des sermons sacrés^ « Les chaudières brûlantes » promises à Agnès coupable ;
1. P. Ant. Brun, Savinien de Cyrano de Bergerac, p. 207 et 208. — On consultera également avec intérêt sur le hourvari sou- levé par les représentations d'Agrippine le livre de M. Emile Magne, Etudes sur Cyrano de Bergerac .
2. Cf. La guerre des auteurs anciens et modernes.
LE THÉÂTRE ET LE CLERGÉ AU XYII^ SIECLE 57
(( la blancheur du lys » offerte en récompense de la pu- reté, parurent être une raillerie des formules ecclésias- ques. Enfin les Maximes du Mariage, dont il désirait qu'elle récitât chaque jour dix commandements, alarmè- rent toute une coterie. Toutefois, la crainte de s'aven- tur.er dans une polémique purement théologique fit diverg-er la critique des dévots. Ils imaginèrent de décou- vrir dans la pièce de Molière quelques obscénités et le prince de Conti lui même, ancien condisciple et protec- teur du poète, maintenant janséniste, écrivait dans son Traité sur les spectacles : « Il faut avouer de bonne foi que la comédie moderne est exempte d'idolâtrie et de superstition, mais il faut qu'on convienne aussi qu'elle n'est pas exempte d'impureté ; qu'au contraire cette hon- nêteté apparente qui avait été le prétexte des approba- tions mal fondées qu'on lui donnait, commence présen- tement à céder à une immodestie ouverte et sans ménagement et qu'il n'y a rien, par exemple, de plus scandaleux que la cinquième scène du second acte de VEcole des Femmes qui est une des plus nouvelles comé- dies » (i).
Molière para le coup en dédiant la Critique de V Ecole
1. Il est intéressant de rappeler que ce prince qui se posait en défenseur de la morale outrag'ée sur la scène avait installé offi- ciellement sa maîtresse, Mme de Calvimont, dans ses terres, en attendant la célébration de son mariag-eavec la nièce de Mazarin, son ancien mortel ennemi. Segrais rapporte que le secrétaire du prince, Sarrazin, serait mort d'une fièvre chaude causée par les brutalités de son maître. Le prince de Conti voulut avoir dans ses salons des représentations de la troupe de Molière à laquelle il opposa bientôt la concurrence d'une autre troupe.
S8 LA LIBEnTÉ DU THÉATnE
des Femmes à la reine mère qui « représentait alors à la <*our l'intérêt de la- religion et la pièce fat imprimée sous la protection de ce nom vénéré ».
L'apparition de Tartufe provoqua de nouvelles cla- meurs. Un curé de Paris, Pierre Roullé, ouvrit le feu par une plainte passionnée adressée au roi. Contre Moljère « ce démon vêtu de chair et habillé en homme, le plus signalé impie et libertin (jui fut jamais dans les siècles passés » il réclamait « le dernier supplice exemplaire et public, le feu avant-coureur de celui de l'enfer ».
Le roi fit savoir à Roullé qu'il voyait ce déchaînement d'un mauvais œil et l'eng^agea si vertement à se tenir traiiquille.que le curé « prit soin de s'excuser en protes- tant de la pureté de ses intentions ». L'auto-da-fé réclamé par le prêtre eut lieu, dit-on, pour son propre pamphlet, tandis que Molière obtenait à Fontainebleau une quasi- approbation du lég"at Ghigi et des prélats venus d'Italie. <( Mais, remarque Rochemont, l'Italie a des libertés que la France ignore (i) ^>. Le roi, redoutant les conséquences
I. Au commencement du seizième siècle, on représenta sur différents théâtres d'Italie et même à Rome, devant le pape Léon X. la comédie de la Mandragore du célèbre Florentin Machiavel. Dans ce pays, ou vit sans frémir, sur la scène, un relii»-ieux qui se joue de la confession et qui est l'açi-ent d un adultère. Il faut voir, dans l'orig-inal, les conseils que frère TimotJièe donne à sa pénitente. Cette scène, dit Marie-Joseph Chènier, est égale en tout sens à celle où Tartufe veut séduire la femme de son bienfaiteur La Mandragore fut composée cent cinquante ans avant Tartufe, dans un pays où les monastères ont fourni tant de souverains pontifes ; dans les moments où la cour de Rome avait besoin d'exag-érer le respect qu'on doit aux
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<ju'enlraînerait la mise en scène de cette pièce, en ajourna ia représentation tout en promettant à Molière de lever ■<;ette mesure lorsque l'effervescence des esprits se serait calmée. Il se passa alors dans la haute société parisienne €e que nous voyons se produire de nos jours aussitôt qu'une œuvre dramatique est interdite. Tout le monde désira connaître la pièce. Molière dut lire le Tartufe chez madame de Sablé, chez l'académicien de Montmor, en présence de Ménage, Chapelain et de l'abbé de Marolles ; Ninon de Lenclos elle-même voulut avoir une lecture de la comédie à la mode.
Le Tartufe eut bientôt d'ailleurs des représentations "privées. Le roi cédant aux instances de Madame laissa jouer la pièce à Villers-Cotterets où il visitait son frère, et Condé, protecteur, dit Sainte-Beuve, de toute hardiesse d'esprit, la fit représenter au Raincy dans son intégralité.
L'écho de la querelle du Tartufe retentissait à l'étran- ger ; la reine de Suède qui habitait Rome, aimait le théâtre et surtout les pièces françaises. Elle désira con- naître la fameuse comédie. Mais M. de Lionne, chargé de répondre à M. d'Alibert, mandataire de Christine, ne donna pas suite à la demande, sur les instances de ]Molière lui-même qui tenait à ne pas perdre la' faveur royale.
Louis, à son départ pour la campagne de Flandre, se décida enfin à donner une permission pour le Tartufe.
•prêtres: quand l'Eglise était divisée par l'hérésie ; quand Martin Luther ébranlait déjà le trône apostolique (V. M. J. Chénier, La liberté du théâtre en France).
60 i.A i.inKHii: nu théathe
Mais dès que la [)ièce eut vu les feux de la rampe, il arriva celte étranije chose, qu'autorisée par le roi, elle fut presqu'aussitôl interdite par le Parlement et l'auto- rité ecclésiastique. Il ne suffisait plus aux conseillers ni aux dévots mis en scène que la pièce eut été mutilée,, (jue Tartufe se fut transformé en Panulfe, homme du monde, habillé de dentelles et portant l'épée, que Ton eut supprimé tous les vers empreints de dévotion mys- tique. Une exclamation restait évocatrice de toute la cruelle satire de l'œuvre :
O ciel pardonne-lui comme je lui pardonne !
Guillaume de Lamoignon, premier président du Par- lement, défendit de continuer les représentations, tandis que l'archevêque de Paris, Hardouin de Beaumont de Péréfixe, interdisait à toute per.sonne de son diocèse de représenter, lire ou entendre réciter la susdite comé- die^ soit pul)liquement, soit en particulier, sous quelque nom ou quelque prétexte que ce soit, et ce sous peine d'excommunication.
La pièce dut être retirée du théâtre où elle ne fut reprise, sur une nouvelle intervention du roi, que cinq ans plus tard, le 4 février 1669.
Pendant cette tourmente, Molière avait composé Don Juan. Le sujet était fort à la mode puisqu'on applaudis- sait les victorieux de l'amour à l.'hôtel de Bourgog'ne, à la comédie italienne et jusque sur le théâtre de Mademoi- selle où se jouait le Festin de Pierre.
Mais pour faire accepter son personnag-e, ce grand seigneur, fourbe et méchant homme qui, dans sa pen-
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•sée, était le complément de Tartufe, Molière n'en dut pas moins enlever les quelques hardiesses qu'il y avait glissées sur l'h^^pocrisie religieuse, telles notamment la scène dans laquelle Sg-anarelle interroge son maître i5ur ses croyances et celles où don Juan trouve un men- diant qui préfère mourir de faim à jurer pour une pièce d'or.
Ainsi donc, jusqu'en cette année 1 665 où Molière mit en scène Don Jiiari, les influences relig-ieuses nous sem- blent constituer les plus sérieux obstacles à l'indépen- dance de l'art dramatique. L'archevêque de Paris exerce souverainement la censure, docilement secondé par le Parlement, hostile par tradition à la liberté du théâtre. La protection du roi est souvent impuissante, et l'on s'étonne même, en présence des furieuses rancunes sou- levées par le Tartufe, que cette pièce ait enfin pu être reprise sous ce règne.
Il nous est parvenu de curieux documents sur la na- ture de l'esprit religieux qui fit interdire Tartufe et mutiler Don Juan. Ce sont les vestiges épistolaires d'une discussion passionnée, à la fois théolog'ique et profane, qui s'éleva au beau Fuilieu de la querelle des faux dé- vots. A ce moment, une lettre fut lancée sur la comédie qui réfutait tous les arguments opposés par les défen- seurs du dog-me et semblait donner raison, sous quel- ques réserves, à la préface du Tartufe. La forme de la dissertation, les qualités du style, révèlent aux enquê- teurs dirigés par Bossuet que le trait vient de la Sor- bonne. Un père Caff'aro est mis en scène, mais il se dé- fend vivement, non seulement d'avoir écrit, mais même d'avoir ouï parler de la dissertation.
Cri l.A LIBF.rtTK DU THÉATHE
L'auteur de la lettre tente une réhabilitation de la comédie et des comédiens qui vivent sous la menace continuelle de l'excommunication : « Lisez et relisez l'Ecriture, dit-il, vous n'y trouverez pas de précepte for- mel et particulier contre la comédie. Les Pères assurent qu'on n'y peut pas assister. Les docteurs scholasliques soutiennent le contraire. Tâchons donc de nous servir de cette régule de saint Cyprien que la raison doit expli- quer ce que l'Ecriture a voulu taire, et faisons nosellorts pour j concilier les conclusions des théologiens avec les décisions des Pères de l'Eglise ». Suivent de nombreuses citations des auteurs qui ont condamné' le théâtre... _Ter« tullien dit : « N'allez point au lhéâtr(^qui est une assem- blée particulière d'impudicité, où l'on n'approuve rien que ce que l'on improuve ailleurs ; de sorte que ce qui est de plus vilain et de plus infâme, de ce qu'un comé- dien, par exemple, y joue avec les gestes les plus hon- teux et les plus naturels ; de ce que les femmes, oubliant la pudeur de leur sexe, ont fait sur un théâtre et à la vue de tout le monde, ce qu'elles auraient honte de com- mettre dans leurs maisons où elles ne sont vues de per- sonne... On y fait paraître des filles perdues, victimes infâmes de la débauche publique, d'autant plus miséra- bles en cela qu'elles sont exposées sur le théâtre à la vue des femmes qui ignorent le libertinage. Elles y font le sujet de l'entretien des jeunes gens; l'on y apprend le lieu de leur prostitution ; l'on y compte le gain qu'elles y font et l'on y fait leur éloge devant ceux qui ne de- vraient rien savoir de toutes ces choses. »
« Qui pourrait ne pas condamner la comédie, accorde
LE THÉATHE ET LE CLERGÉ AU XYII*" SIECLE 6$-
le Père Caffaro, s'il est vrai quelle fut remplie de tant d'ordures et d'impiétés ! » Mais il ajoute bientôt que^ selon lui, les comédies, de leur nature et prises en elles- mêmes, indépendamment de toute circonstance bonne ou mauvaise, doivent être mises au nombre des choses indifférentes. Et voici, dans une citation de saint Bona- venture, une apparition de l'idée de censure dramati- que : « Les spectacles sont bons et permis s'ils sont accompagnés des précautions et circonstances néces- saires. » L'auteur en arrive enfin à la comédie moderne qu'il tient à réhabiliter de son renom d'infamie : « La comédie se corrige et se perfectionne tous les jours, et j'ai remarqué, en lisant les saints Pères, que plus ils s'approchaient de nous, plus ils s'adoucissaient à l'égard de la comédie, parce qu'apparemment la comédie se rétormait, au lieu qu'aux siècles éloignés ils décla- maient avec plus de ferveur contre les abominations dont elle était accompag^née... ». « De la manière qu'on joue la comédie à Paris, je n'y vois rien de criminel... Je proteste que je nai pu trouver dans la comédie la moindre apparence des excès que les saints Pères y con- damnaient avec" tant de raison. Mille gens d'une émi- nente vertu et d'une conscience fort délicate, pour ne pas dire scrupuleuse, ont été obligés de m'avouer qu'à l'heure qu'il est la comédie est si épurée sur le théâtre français, qu'il n'y a rien que l'oreille la plus chaste ne pût entendre. Tous'les jours, à la cour des évêques, les cardinaux et les nonces du Pape ne font point de diffi- culté d'y assister; et il n'y aurait pas moins d'impu- dence que de folie de conclure que tous les grands pré-
64 . i.A i.inKitTi': du thkatre
lais sont des impies et des libertins, puisqu'ils autorisent le crime par leur préférence. »
Citons enfin cet autre passage de la lettre qui pour- rait être présenté comme un argument tout contempo- rain en faveur de la liberté du théâtre : « J'avoue qu'il se peut trouver des personnes qui sont touchées par de semblables choses. Eh bien, qu'elles n'y retournent pas! Faut-il, disait le sage Lycurgues, arracher toutes les vignes, parce qu'il se trouve des hommes qui boivent trop de leur vin ? Faut-il aussi faire cesser la comédie qui sert aux hommes d'un honnête divertissement, parce qu'on y représente des fables avec bienséance et modes- tie et qu'il se trouve quelqu'un qui ne peut pas les voir sans ressentir en soi les passions qu'on y repré- sente. »
La lettre sur la comédie produisit un grand émoi dans les hautes sphères ecclésiastiques. Aussitôt qu'il en a pris connaissance, Bossuet foudroie, parle d'excom- munication, menace de soumettre l'affaire à une assem- blée de cardinaux qui statuera sur le sort d'un Père qui préconise les jeux susceptibles d'influencer les âmes pures et de stimuler les passions mondaines. Le Père Caffaro, vaincu, assure humblement qu'il est prêt à sous- crire à tout ce qui est dit, soit directement, soit indirec- tement, contre les comédiens dans le rituel de Paris. La Sorbonne elle-même qui, sans doute, avait dicté la lettre à Caffaro, écrit une Lettre â une personne de qua/ité sur le sujet de la comédie. C'est une réfutation de l'épître incriminée.
La dispute qui précède montre en quelle estime la
LE THÉÂTRE ET LE CLERGÉ AU XVIie SIECLE 05
■comédie et les comédiens étaient alors tenus par le clergé -des doctrines et de la chaire. On ne s'étonnera plus, en conséquence, de l'acharnement avec lequel les prélats condamnaient les pièces qu'ils jugeaient, à tort ou à raison, faire des incursions agressives dans le domaine religieux ; la censure exercée à l'occasion par ceux-là ■même qui taxaient le théâtre d'infamie devait prendre facilement des allures de tyrannie et de persécution.
Après Tartufe et Don Juan, Molière ne donne d'ail- leurs plus d'inquiétudes à la censure de l'archevêque ni à. celle du Parlement. Après la représentation du chef- d'œuvre qui avait soulevé contre lui tant de haines, il re- nonça au théâtre pendant plusieurs mois, et lorsqu'il reprit la plume, malade et dégoûté, il s'efforça, par le choix de ses sujets, d'éviter des persécutions nouvelles( i).
A propos d'une pièce représentée à la Cour par les Italiens, le Scaraniouche Ermite, Louis XIV demandait ^u prince de Condé : « Je voudrais bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière ne disent mot de celle de Scaraniouche ? » — « La raison de cela, répondit le prince de Condé, c'est que la comédie de Scaraniouche joue le ciel et la reli- gion dont ces messieurs ne se soucient point ; mais celle
I. C'était, lors de l'enquête de 1891, l'opinion d'un écrivain dramatique très connu, qu'après l'interdiction de Tartufe, le génie de Molière, mortellement atteint, n'avait plus donné que des farces Cette assertion est inexacte car, si l'on se rappelle que ia querelle du Tartufe commença dès l'année 1664, on trouve dans la liste des ouvrages postérieurs de Molière : Don Jiian^ le Misanthrope et les Femmes savantes, qui comptent parmi les meilleures conceptions de son génie comique
CAHUET S
66 LA LIBEHTÉ DU THEATRE
de Molière lesjoue eux-mêmes : c'esl ce qu'ils ne peuvent souil'rir. »
Il est précieux de retenir, remarque M. Bureau, que sous Louis XIV' et en sa présence même on pouvait jouer le ciel et la religion (r).
Dans la dernière partie du règ-ne, où le siècle finit dans une dévotion de commande, la censure n'eut plus guère à s'exercer sur les questions religieuses, et se ma- nifesta plus nettement sur le terrain politique.
Dans sa comédie d'Esope à la Cour, Boursault dut retrancher tout ce qui s'appliquait au roi ou même aux familiers de Versailles.
Il fut interdit, notamment, de dire, sur la scène, ces quatre vers :
Je m'aperçois ou, du moins, je soupçonne, Qu'on encense la place autant que la personne, Qu'on me rend des honneurs qui ne sont pas pour moi Et que le trône enfin l'emporte sur le roi.
Dans le Jaloux^ il faut que Baron supprime tous les vers sur le duel ; Dumont est tracassé pour sonCarnauai de Venise et Claveret doit retirer du théâtre rA^CM/ze/- ou les Faux nobles mis au billon, pièce écrite sur la révoca- tion des lettres de noblesse accordées depuis trente ans.
Madame de Maintenon entra en grand courroux pour une pièce qui s'appelait la Fausse Prude et fit fermer le théâtre italien qui avait représenté cette comédie. Saint- Simon nous conte l'aventure dans ses Mémoires : « Le^
I. 0[). cit., p. 78.
LE THEATRE ET LE CLERGÉ AU XVIl'' SIECLE 67
roi, dit-il, chassa fort précipitamment toute la troupe des comédiens italiens et n'en voulut point d'autres. Tant qu'ils n'avaient fait que se déborder en ordures sur le théâtre et quelquefois en impiétés, on n'avait fait qu'en rire ; mais il s'avisèrent de jouer une pièce qui s'appelait la Fausse Prude où Madame de Maintenon fut aisément reconnue. Tout le monde y courut, mais après trois ou quatre représentations qu'ils donnèrent de suite parce- que le gain les y eng-agea, ils eurent ordre de fermer leur théâtre et de vider le royaume en un mois. Cela fit g-rand bruit et si ces comédiens y perdirent leur établis- sementj celle qui les fit chasser n'y gagna pas par la licence avec laquelle ce ridicule événement donna lieu d'en parler. »
Nous avons vu que l'exercice de la censure avait été remis en 1609 entre les mains du procureur du roi. Tant d'influences, au cours du dix-septième siècle, se mêlè- rent des choses du théâtre qu'on ne distingue guère l'action personnelle de ce magistrat sur les œuvres dra- matiques.
Le3i mars 1701, une lettre de Pontchartrain confie la censure au lieutenant de police d'Argenson :
« Il est revenu au roi^ mandait le ministre, que les comédiens se dérangent beaucoup, que les expressions et les postures indécentes commencent à reprendre vi- gueur dans leurs représentations, et qu'en un mot ils s'écartent de la pureté où le théâtre était parvenu. »
« Sa Majesté m'ordonne de vous écrire de les faire venir et de leur expliquer de sa part que, s'ils ne se corrigent, sur la moindre plainte qui lui parviendra. Sa Majesté
•68 • LA LIBKIITÉ DU THEATItE
prendra contre eux des résolutions qui ne leur seront pas ag-réahles. — Sa Majesté veut aussi que vous les avertis- siez (ju'elle ne veut pas qu'ils représentent aucune pièce nouvelle, qu'ils ne vous l'ayent auparavant communiquée son inlenlion estant qu'ils n'en puissent représenter aucune, qui ne soitvdans la dernière pureté (i). »
On sait quelles allusions l'ingéniosité des courtisans sut découvrir dans Esther et dans Athafie, les tragédies que Racine écrivit spécialement pour Saint-Cyr. Madame deMaintenon est l'altière Vasthi. La conduite de Lou vois est critiquée dans plusieurs vers :
II sait qu'il me doit tout et que, pour sa «grandeur, J"ai foulé sous les pieds remords, crainte, pudeur.
Et pour prix de ma vie à leur haine exposée Le barbare aujourd'hui m'expose à leur risée.
Enfin, la persécution des Juifs rappelle au public les trop récentes sévérités contre les protestants. Une chan- son du temps en témoig^ne :
La persécution des Juifs De nos huguenots fugitifs Est une vive ressemblance.
On ne pouvait décemment tolérer que les demoiselles de Saint-Cyr fissent une si méchante politique avec la complicité de ce pauvre grand homme de Racine. Les deux pièces furent interdites.
Dans l'opinion courante, c'est depuis l'année 1706 que nous possédons officiellement une censure dramati-
I. Dcpping, Gorresp. ndniiii., t. Il, p. 729 ; Bureau, p. 77.
LE THÉÂTRE ET LE CLERGÉ AU XYIl" SIECLE 69
que(i). En fait, nous avons vu que, depuis le Moyen Age, la censure répressive n'avait jamais cessé d'exister et que, dès l'année 1609, la censure préventive avait été exercée parle procureur du roi avant d'être déléguée au lieutenant de police. La vérité, c'est qu'après une inter- diction qui lit quelque bruit, la censure devait recevoir en 1706 une organisation plus régulière. Le 22 août de l'année 1702, la Comédie française jouait une pièce en prose de Nicolas Boindin, le Bal d'Auteuil, quatre actes médiocres. « Des jeunes filles travesties en hommes, trompées toutes deux par leur déguisement et se croyant mutuellement d'un sexe différent sS faisaient des avance» réciproques et des agaceries qui parurent suspectes ou,, du moins, équivoques à la princesse palatine (2) ».
La duchesse d'Orléans s'en plaignit vivement au roi; et la pièce dut être enlevée du répertoire par ordre sou- verain.
Après l'interdiction du Bal d'Aufeuil, aux termes d'un édit de novembre 1706^ l'approbation de personnages, spéciaux fut requise pour la représentation des œuvres dramatiques. Aussi, le règlement du 11 janvier 1718 pour l'Opéra, dispose-t-il qu'aucune nouvelle pièce ne sera reçue ni représentée qu'elle n'ait été préala- blement vue et approuvée de ceux qui seront chargés de cet examen et qu'on ne pourra pareillement mettre aucune pièce en état d'être présentée de nouveau sans
1. V. A. Delpit, La liberté des Théâtres, Rev. des deux Mon- des, 1878, p. 609.
2. Boindin.
70 LA LIBEUTÉ DtJ THÉÂTRE
qu'au préalahle l'inspecteur général en ait rendu compte (art. 17).
La censure officielle exercée par des censeurs spéciaux met fin au réi^ime anarcliique auquel était soumise la surveillance du théâtre. Les deux siècles qui vont suivre appartiennent, dans cette histoire, à la censure contem- poraine.
La réforme de 1706 fut-elle favorable à notre art drama- tique. Il est malaisé de répondre avec certitude. Cepen- dant.si l'on en croit toutes les accusations haineuses, tous les pamphlets satiriques, toutes les malédictions, dont furent accablés depuis les personnag-es de la censure, il semble bien que non.
CHAPITRE V
LES CENSEURS DE POLICE AU DIX-HUITIEME SIECLE
Une satire plus débridée, une folie plus libre dans les œuvres du théâtre, voilà ce que l'on aurait pu attendre de la fièvre de plaisir et de libertinage qui, sous la Régence, emporta la société française. M. Lanson constate que ce fut exactement le contraire qui se produisit. Regnard venait de mourir. Dancourt le suivit bientôt. Le Sage avait déjà abandonné la Comédie française pour le théâ- tre de la Foire. « En sorte que les vrais peintres de la Régence, qui nous en font sentir l'ivresse emportée, sont ceux qui firent le Léffataire, le Chevalier à la mode et Tiircaret avant la Régence (i) ».
Turcaret, écrit dans la fin du règne d'un vieux roi dévot, venait de paraître devant le public après nombre de mésaventures. Il ne serait pas impossible, selon M. Guillemet, que les malheurs du temps aient plaidé en faveur de Le Sage ; le peuple, accablé par la famine,
I. Lanson, la Comédie française au xviii*' siècle, Revue des Deux Mondes, i5 décembre 1891.
72 I.A LIBERTÉ DU TUKATRE
le froid, les désastres, accusait les traitants de tousses- maux, et « le gouvernement satisfait de détourner ainsi et d'occuper la colère populaire, ne crut pas iniilile de laisser jouer une pièce qui rejetait pour un instant toute l'attention sur les financiers (i) ».
Les raisons qui, sous le rèî,'-ne précédent, s'étaient opposées aux libres représentations d'Athalie et à'Esther n'existaient plus sous la J\ég-çnce. Cartouche, la pièce de Leg-rand put être jouée. Toutefois on ne permit point de mettre en scène Adrienne Lecouvreur, dans VActrice nouvelle; G [. cette mesure fut peut-être obtenue par la bril- lante amoureuse elle-même qui, les vers de la pièce nous l'apprennent, possédait un énorme crédit.
Il faut qu'elle ait entrée en vin^l mille maisons Car avec tout le monde elle a des liaisons, Se mêle du barreau, de la cour, de la guerre Et rien n'est fait, je crois, que par son ministère Par elle, celui-là devient introducteur, Celui-ci secrétaire, et l'autre ambassadeur.
Jusqu'à la fin de l'ancien régime, la censure dramati- que continua d'appartenir au lieutenant général de police à qui Louis XIV l'avait confié. Parmi les censeurs royaux attachés à la grande chancellerie pour l'examen des livres, le garde des sceaux en choisissait un qu'il déléguait à la lieutenance de police (2). Ce fonctionnaire chargé de la surveillance des théâtres prenait le titre de censeur de la police. Lorsque des œuvres dramatiques
.1. Guillemet, Rapport.
2. Edit de novembre 1706. — Gonf. Hallays-Dabot, Histoire de la censure théâtrale.
LES CENSEURS DE POLICE AU XYIII^ SIECLE 73
soulevaient des questions religieuses, l'archevêque fai- sait examiner la pièce à ce point de vue particulier par un docteur en Sorbonne. Parfois, les auteurs obtenaient un autre censeur que le censeur de police. Le secréta- riat général de la lieutenance dont relevaient les théâ- tres, recevait les pièces. Après l'examen du censeur, le lieutenant de police autorisait s'il y avait lieu. Bien des influences pesaient d'ailleurs sur sa décision : un jour le Parlement, un autre jour l'Archevêché s'effarouchaient d'une tragédie. Ou bien c'était un ministre qui avait peur d'un scandale, ou la Cour qui redoutait une allusion. Dans chaque théâtre, la police était faite par un exempt, mais cet exempt n'avait pas d'attributions plus étendues que celles de nos commissaires de police.
Le premier censeur en titre délégué auprès du lieute ■ liant général semble avoir été l'abbé Cherrier dont M. de Montalembert a dit, avec quelque exagération peut- être, qu'il fut un (( hongreur » littéraire.
En vérité, c'est bien à dater de l'abbé Cherrier que l'on commence à recueillir ces inoubliables rapports de la censure qui, seuls, suffiraient à condamner l'institution si l'on pouvait saper des institutions avec des anecdotes.
L'abbé Cherrier, auteur d'un petit livre fort leste, le Polissoniana, fit preuve de beaucoup d'indulgence sur les questions de morale à lui soumises et regretta parfois de ne pouvoir en montrer davantage. On sait qu'il écri- vit au sujet de la Rose de Piron : « Le nom et le titre de la /Î05^ ne jette aucune idée sale par lui-même. On dit, tous les jours, dans le commerce du beau monde, cueillir la rose quand on parle d'un galant qui a saisi les pre-
74 LA I.IBRRTK DU THÉATHE
mirres faveurs d'une jeune personne. Ainsi on ne peut attaquer le titre. »
Il s'inquiète un peu de l'interprétation sur la scène, -des vers qui suivent:
A Vàge qu'elle a Sentir quelque chose Frétiller déjà.
El il écrit en inarg"e : « Crainte d'un mauvais g'este, se mettre les mains sur le cœur ».
Les devoirs de ses fonctions lui font à regret bilfer cette phrase : « Il n'est rien de plus intéressant pour le public que d'être le propriétaire d'une belle femme dont chacun tâche d'avoir l'usufruit ». Mais l'auteur du Polissoniana s'excuse aussitôt de la sévérité du censeur Cherricr; il écrit : « La pensée est pourtant délicate » (i).
I. La censure laissait facilement alors passer les choses lestes pourvu qu'elles fussent dites d'une certaine manière. Ce qui la choquait davantag-e, c'était la brutalité des termes. On conte qu'en 172), dans un opéra-comique de Fleury, Olivette juge <iux Enfers, une petite actrice avait coutume au.x répétitions de remplacer dans ces vers
Un petit moment plus tard Si ma mère fut venue, J'étais, j'étais perdue. . . !
le mot perdue par un mot qui rimait ég-alement eu lie, mais <ivec infiniment plus d'énerg-ie. La force de l'habitude devint telle que l'imprudente lâcha le mot en pleine représentation pu- blique. On se plaignit à la censure et la petite actrice fut incar- cérée à la prison Saint-Martin, Nombre de spectateurs avaient fait escorte à la mig-nonne ; ils demandèrent sa mise en liberté qui fut accordée seulement au bout de quatre jours. — (Louis Schneider, Les tribulations d' Anastasie duas VArt du Théâtre^ 1902;.
LE CENSEURS DE POLICE AU XYIII^ SIECLE 75
Les successeurs de l'abbé Cherrier ne furent point comme lui des censeurs bous enfants. Voltaire eut parti- culièrement à souffrir de Texamen de police qui prit, vis-à-vis de son théâtre; les allures d'une persécution systématique. L'auteur de Rhadamiste, Jolyot de Crébil- lon, venait de succéder à l'abbé Cherrier dans ses fonc- tions officielles. Aussitôt en place, il se pose en adver- saire résolu de Voltaire et du nouvel esprit philosophique. Voltaire fait en vain toutes les concessions possibles ; il demande sans succès que son opéra Samson soit lu par M. de Fontenelle ou par quelque autre honnête homme, la pièce reste interdite parce que l'auteur avait eu l'au- dace de mélanger le sacré au profane. V Enfant prodigue est autorisé, toutefois, mais après la transformation du président de Cog-nac en sénéchal et surtout parce que Voltaire, en adressant sa pièce à la censure, avait eu la prudence de garder l'anonymat.
Il importe peu à drébillon que Mahomet ait été applaudi à Lille devant un clergé enthousiaste. Sous prétexte que l'œuvre attaque la religion, le censeur s'op- pose aux représentations à Paris. Voltaire obtint, grâce à l'intervention du duc de Richelieu, que son ami d'Alem- bert examinât la pièce toujours interdite, et Mahomet put ainsi paraître devant le public parisien.
Crébillon prit sa revanche en interdisant le Droit du Seigneur : « Crébillon, dit Voltaire, a fait avec le Droit du Seigneur \si même petite infamie qu'avec Mahomet. Il prétexta la religion pour empêcher (\ne Mahomet ïnijoné. Il prétexte aujourd'hui les mœurs. Hélas ! le pauvre homme n'a jamais su ce que c'est que cela. Il faut pour
76 i,A MBEnrÉ du théathe
son seul cliàtimeiil que l'on sache son procédé ». VEcueU du Saffe qui fut joué par la suite n'étaitautre que le Z>ro/< du Seigneur, mais tellement modifié qu'il en était devenu méconnaissable.
Lorsque Marin succéda à Joljot de Crébillon, Voltaire eut soin de se mettre dans les meilleurs termes avec le nouveau censeur. Mais si, dès lors, la persécution admi- nistrative fut relativement épargnée à ses œuvres, elle ne s'en exerça pas moins, dans toute sa rig-ueur, à l'égard des autres écrivains dramatiques.
En attendant qu'il engage avec Beaumarchais cette lutte des moins courtoises qui devait le rendre tristement célèbre, Marin, dès le début de ses fonctions, est aux prises avec Sedaine. Il faut que le lieutenant de police, M. de Sartines en personne, intervienne pour faire jouer le Philosophe sans le savoir.
Le rôle de la censure, ses adversaires en conviennent eux-mêmes n'était guère facile à cette époque où le parti philosophique se lançait à corps perdu dans la guerre des idées. En dépit des minuties de l'examen, le public interprète le moindre geste des acteurs, saisit les allu- sions, en fait naître. On souligne tout ce qui peut attein- dre la finance ou déplaire au pouvoir.
Lorsque, après une querelle avec le maréchal de Sou- bise, le duc de Broglie est exilé, la salle applaudit furieusement les vers suivants de Tancrède :
On dépouille Tancrède, on l'exile, on Foutrao'C,
C'est le sort des héros d'être persécutés ;
Un héros qu'on opprime attendrit tous les cœurs...
Tancrède est interdit.
LES CENSEURS DE POLICE AU XYIII^ SIECLE 77
Le public n'en manifeste que plus bruyamment sa haine pour Louis XV lorsque sont dits en scène ces vers de Théagène et Chariclée.
Au trône du berceau ces monarques admis Ont droit de vég-éter dans la pourpre endormis Et, charg-eant de son poids un ministre suprême, De garder pour eux seuls l'éclat du diadème
L'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, fré- quemment consulté par Marin, double la censure poli- tique d'une censure spirituelle. Il empêche la représen- tation de la Mort de Socrate de Sauvig-ny parce que la tragédie contenait des allusions aux démêlés de VErnile avec le Parlement et le clergé.
Gudin de la Brunellerie dans Lotliciire et Wolfrade ou le Royaume mis en interdit a eu l'imprudence de peindre en quelques vers des personnag^es en lesquels la rancune publique a vite reconnu les Jésuites :
Monstres toujours avides, De mes flancs déchirés en retirant vos bras. Levez les vers le ciel et, d'une main sanglante, Bénissez des humains la foule pâlissante
Arrosez-les du sang: des rois
'n
Fontenelle, dans Ericie ou la Vestale adresse aux prê- tres païens un discours que le clergé croit, à tort ou à raison, dirigé contre lui :
Quoi! la religion rend-elle impitoyable ! On verra donc toujours la superstition Déshonorer les dieux et la religion, Sous de vains préjugés, la raison abolie, L'homme en proie à l'erreur, l'humanité trahie ?
78 LA l.lIlKliTK 1)U TIIKATHE
La pièce de Gudiii et celle de FoiUenelle sont brûlées par la main du bourreau.
La censure de rArchovèclié devient prédominante. En dépil de ses relaliuns de bonne amitié avec Marin^ Voltaire ne peut obtenir de faire jouer les Guêhres.Ddns le troisième acte, il y a des prêtres. Voltaire les supprime. Il change le titre de la pièce. Peine perdue, ses Giiêbre^ ne seront pas plus autorisées que son Dépositaire.
Mgr Christophe de Beaumont continue au xviii* siècle l'aimable tradition de Mgr Ilardouin de Beaumont au siècle précédent.
Mais Louis XV qui est en délicatesse avec l'esprit nou- veau se îçarde bien d'intervenir comme son aïeul dans l'intérêt des chefs d'œuvres. L'Eglise impose à la scène le respect de toutes ses susceptibilités; or, il faut avouer que lorsque l'on se mêle d'être susceptible, on ne lest pas à demi.
Les Moissonneurs de* Favard, les Druides de.Leblanc,^ autorisés par la censure, sont interdits par le clergé. Et voici que Marin lui-même devient suspect. Il convient de lui donner sur les doigts ; on lui retire une pension de 2000 livres.
Le foyer domestique qui devrait demeurer inviolable n'est pas davantage respecté par la police de l'archevê- que. Mme Cassini ne peut plus se permettre de faire repré- senter cheze'lle \a Mélanie de la Harpe.
A citer encore l'interdiction, pour des motifs politi- ques, d'une pièce de Sedaine, Haijniond F. Il y était ques- tion d'un prince et de sa maîtresse qui, aux mains d'un ministre autoritaire, avaient perdu toute liberté et ne
LES CENSEURS DE POLICE AU XVIIlf» SIECLE 7^
pouvaient même pas obtenir qu'il laissât jouer une comé- die de leur choix. Tout le monde se reconnut, dans la pièce, le roi, la cour, la favorite, les ministres, et, lorsque SedaineeutTidée de faire jouer son œuvre à Saint-Péters- bourg-, ce fut, cette fois, le surintendant des tliéâtres- russes qui accusa Sedaine d'avoir fait son portrait.
Un contemporain de la censure de Louis XV cité par M. Hallays-Dabot (i) en donne l'appréciation suivante : « Dès qu'il vient à un entrepreneur quelque bonne idée pour attirer le public, dès qu'il tente quelque chose qui réussit, la chose qui réussit est défendue. Quand ily a,_ dans les pièces qu'il se propose de représenter, quelque sc;ène qui marque un peu d'esprit etde talent, la censure la retranche, sans autre raison qu'elle serait trop bonne. D'autres fois, elle oblige les auteurs à gâter leurdénoue- mentet à le rendre plat. Dans l'espérance d'empêcher la bonne compagnie de fréquenter les spectacles, on a défendu aux entrepreneurs de prendre aux premières, plus de vingt-quatre sous pour que les honnêtes g^ens se trouvent confondus avec la populace. »
La littérature dramatique suit le mouvement des idées qu'elle ne peut pas ne pas suivre. D'ailleurs, la portée poli- tique ou sociale des piècesest considérablement exagérée^ par la malig-nité publique. Il y a peu de pièces où la police de la Cour ne redoute des allusions, des compa- raisons, des contrastes. Aussi les décisions de la censure présentent-elles d'étranges contradictions : les auteurs, ne peuvent pas davantage mettre en scène les bonnes.
I . Histoire de la censure théâtrale.
80 l'A Lini-RTÉ DU THÉATIiF,
actions des princes que leurs débauches ou leur incapacité.
La censure de Marin contrariée par les toutes puis- santes influences de la Cour et de l'E^^lise, tyrannique par ordre, ang-oissée, impuissante, cliansonnée par le publie, exécrée de l'esprit nouveau, prend tin avec le règ-ne de Louis XV, dans le même discrédit, dans la même impopularité.
Il semble qu'au début du règne de Louis XVI, une ère de liberté va s'ouvrir pour le théâtre. La vie intime, irréprochable, du souverain, n'a point à redouter la sa- tire de la rampe. Marie-Antoinette, d'ailleurs, aime le théâtre et le protège ; dauphine, elle se plaisait à jouer elle-même, dans son petit entresol de Versailles, Vliidi- ffent, de Mercier, pièce interdite pour avoir traité de la misère du peuple ; reine, elle obtiendra bientôt du roi l'autorisation des œuvres de Beaumarchais.
La Rédaction de Paris de du Rosoy et la Partie de chasse de Henri IV peuvent être jouées. On a remplacé Marin dans ses fonctions censoriales par un écrivain frivole et léger, auteur des romans les plus licencieux du siècle. Crébillon fils, qui écrivit le Sopha, les Effarements du cœur et de l'esprit^ avait été enfermé à Vincennes en raison de l'immoralité parfaite de ses ouvrages. Un ca- price du garde des sceaux lui donna la censure.
Le choix paraîtrait aujourd'hui assez injustifié. Mais à l'époque, Crébillon dut considérer la faveur dont il" était l'objet comme une compensation équitable des rigueurs dont la police avait usé envers lui. La toléra^ice de la
LES CENSEURS DE POLICE AU XVIIl* SIÈCLE 81
société d'alors pour les œuvres lég^ères avait pris en effet le caractère d'une véritable complicité. Des raisons poli- tiques ou des susceptibilités de prince avaient, au cours de la régence et du règne de Louis XV, motivé les inter- dictions dramatiques plus fréquemment que des considé- rations de morale. Loin de s'effaroucher d'un mot ou d'une situation, les classes dirigeantes montraient, au contraire, un goût fort prononcé pour ces petites oeuvres licencieuses, comédies bouffes, proverbes et revuettes de salon qu'on désignait alors sous le nom àç^ parades. Les parades n'étaient autres que les farces de Tabarin et de Bruscambille, de l'ancien théâtre italien, transportées dans les salons : « Egayer et faire rire, trouver des spectateurs assez peu rigoristes pour ne point raisonner leur plaisir, persuader à ceux-ci que là où la vertu règne ou semble régner la bienséance est inutile, que la dé- cence est presque toujours le masque du vice, voilà son programme » (i).
Pendant le dix-huitième siècle, la parade eut tout le succès désiré par ceux qu'elle faisait vivre. Piron, Mon- ticourt;, Moncrif, Gallet, Collé, Laujon, Dorât, Gentil Bernard furent ses poètes favoris ; les princes de Cler- mont et d'Orléans, ses Mécènes. Pour se divertir, Louis XVI lui-même faisait apporter à Versailles les manus- crits du vieux Collé, « le Corneille de la Parade ».
Dans les parades, le dialogue est truculent, les situa- tions scabreuses ; dans l'une d'elles, on voit trois lits sur
I. Victor du Bled, /,e Théâtre des princes de Clermont et d'Orléans, Revue des Deux Mondes, 1891, t. CVII, p. 3o8.
CAHCET 6
82 LA LlDEnTÉ DU THEATRE
la scène pour six personnes. A défaut d'une analyse « trop scatolog-ique pour être tentée même avec des voiles », on peut citer quelques titres passablement signi- ficatifs :
La confiance des Cocus ; Léanilre Iionfjre ; Le marchand de m... ; L'amant poussif ; Isabelle grosse par vertu ; Léandre étalon.
Point d'euphémisme comme on voit.
Collé, sans vergogne, intitula le recueil de ses pièces r Théâtre de Société. On a dit de lui, en manière d'excu- ses, qu'il était un cynique mitigé. « Qui donc a ce titre- là serait un cynique sans épithète ? » (i).
Dans la Tête à perruque, l'un des ouvrages du recueil, un vicomte et un chevalier sont invités à souper par la baillive et l'élue, qui prennent avec eux des libertés hon- nêtes. (( Honnêtes » est sans doute .employé ici dans le sens des « honnêtes grandes dames de Brantôme ». Pour donner quelque originalité au divertissement, on a placé sur un fauteuil la perruque et la robe du bailli. Or, voici précisément que le bailli, soupçonneux, entre en tapinois dans la salle du souper et se cache dans sa robe. Sans mot dire, avec la gravité de son état, il écoute les lazzis dont on l'accable.
1. Du Bled, op. cil.
LES CENSEURS DE POLICE AU XYIII^ SIECLE 83
Le vicomte chante :
Nos dieux dans le bel âge Sont l'amour et le ris Mais le seul cocuage ' Est le dieu du mari.
En manière de refrain, la baillive, tournée vers la per- ruque, s'exclame :
— A ta santé cocu !
— Je te remercie, coquine ! riposta le bailli en sortant de sa robe.
C'est la moralité de la pièce. Le rideau tombe sur la fuite des amoureux.
La Vérité dans le vin est un digne pendant de la Tête à perruque avec plus d'esprit peut-être et des scènes d'une plus délicate indécence. Un président, mécontent devoir sa femme rompre avec un petit abbé, lui reproche de le brouiller sans cesse avec ses meilleurs amis. C'est, depuis deux ans, la douzième fois au moins que l'incident se reproduit et la chose ne laisse point que d'être fort désa- gréable. Déjà pourvue d'un autre amant, Mme la prési- dente s'attache à dégoûter son époux de l'abbé. Elle lui parle de ses entreprises galantes. Peine perdue. La con- fiance du bonhomme est inébranlable. Elle ne sera même pas altérée si peu que ce soit lorsque, dans l'effusion de l'ivresse, l'abbé s'accuse en pleurnichant de la trahison commise. Le mari s'indigne cependant et chasse le galan- tin... comme un vil calomniateur.
Le 7 février 175.5, dans la salle du faubourg du Roule, on représenta Nicaise entre deux parades. Pour faire passer toutes les grivoiseries dont il avait comblé sa
84 I-V L'iRr-IITK DU JHÉATHE
pièce, Collt' irii(''sita j)as à la mettre sur le compte d'im auteur défuut, ce qui lui [)ermit à la fois d'aller au-devant de la censure et d'amuser son auditoire. Son compliment au puijiic tt'moig-ue de son habileté : « Messieurs, dit-il, la comédie à i^rands sentiments peint les femmes telles qu'elles ne sont pas, telles qu'elles n'ont jamais été et telles que, pour leur bon plaisir, les hommes ne doivent pas désirer (qu'elles soient.
« Dans Nicai'se, comédie de société^ qu'on va risquer devant vous, l'on a essayé de peindre les femmes telles qu'elles sont, telles qu'elles ont toujours été et telles que les gens galants doivent souhaiter qu'elles soient tou- jours. Si l'on trouve dans cette pièce des traits hardis, des peintures vives, des situations hasardées, des carac- tères un peu trop vrais, et si enfin les dames n'y sont point épargnées, on est bien sûr cependant qu'elles par- donneront à l'auteur dès qu'elles sauront qu'il est mort. Oui, messieurs, Nicaise qu'on va vous donner et quelques autres petites comédies du même genre qu'on vous don- nera par la suite si celle-ci a le bonheur de vous plaire, sont les œuvres posthumes d'un écrivain que l'inquisi- tion d'Espagne fit brûler pour son bien au mois d'août lyBo, par un temps fort chaud. Peut-on vous présenter un motif plus puissant pour obtenir votre indulgence ? Et-n'est-ce pas une satisfaction bien pleine et bien entière pour vous, mesdames, de pouvoir dire : «t L'aute\ir de ces gentillesses, qui nous a fait l'objet de ses satires, a été un peu brûlé. Il n'y a pas de mal à cela et je serai tout le premier à convenir qu'il le méritait bien assurément ».
Les rôles de ces petits ouvrages étaient tenus par le
LES CENSEURS DE POLICE AU XVIIl" SIÈCLE 85
duc d'Orléans et ses iiitiiies, le vicomte de la Tour du Pin, MM. de Montauban, de Saint-Martin et bien d'au- tres. Lorsque Mme de Montesson séduisit le duc d'Orléans par son talent de comédienne et devint sa maîtresse en titre, elle expulsa du théâtre du prince la parade pour y jouer avec des amis le Barbier de Séoille, Aline, reine de Golconde, la Servante maîtresse et quelques opi^ras de Grétry. Mais jusqu'alors, la comédie g-rivoise fut le spectacle à la mode dans les salons et la faveur qu'elle y obtint explique la tolérance des censeurs relativement à la moralité de la scène.
Dès qu'il entre en fonctions, Crébillon fils, qui fut un auteur de parades, essaye d'étendre à toutes choses cette indulgence de l'examen préalable. Mais encore qu'elle devienne moins intolérante sous sa direction, la censure, cependant, demeure toujours oppressive pai»ce fait seul qu'elle existe.
En dépit des modifications jadis imposées au Barbier de Séuille par le censeur Marin et le lieutenant de police de Sartines, l'œuvre de Beaumarchais est encore en interdit. Il faut attendre jusqu'au 23 février 1775 pour que, grâce à l'imprudente intervention de Marie-Antoi- nette, la pièce soit enhn jouée.
L'apparition du Barbier de Séuille a été considérée dans de nombreux ouvrag^es comme un événement poli- tique et social. « Pour la première fois, dans notre an- cien théâtre, a écrit M. Larroumet, l'inspiration de la pièce emprunte beaucoup à la politique ». Nous ne par- tageons point cette opinion de l'élégant écrivain. A notre avis ce ne fut pas précisément une si grande nouveauté
86 LA I.inERTi'; du THKATnE
que froiUondro parler de politique en scène. Nous y voyous moins une innovation que la réminiscence d'une tradition interrompue. Les farces du quatorzième et du quinzièi^ie siècles, les pièces révolutionnaires de la iiçue, dignes contem[)oraines de la Satire Ménippée, ne se firent point faute d'emprunter leurs sujets à la politique de la veille et de mériter lesapplaudissements populaires par la critique souvent acerbe des abus du pouvoir. Mais il est incontestable que, depuis près de deux siècles, les oeuvres dramatiques avaient perdu cette liberté de lan- gage, et ne s'étaient guère permis en politique que de timides allusions presque toujours durement frappées. Le Barbier de Séuil/e, encore qu'il ne fut peut-être « que le cousin de Mascarille et de Gil Blas », réalisait une audace inaccoutumée, indice d un profond changement dans l'esprit puWic. Depuis cinquante ans, la politique était devenue le thème préféré de la littérature et des conver- sations. Jadis, si l'on chansonnait aisément les ministres, on discutait peu le principe du pouvoir. Certains mots que 1 on ne prononçait guère seront désormais dans toutes les bouches;- on parlera couramment des « droits des gouvernés » des « devoirs des gouvernants » du « respect de la nation ». Un « patriote » comme Vauban faisait scandale sous Louis XIV et l'on tenait en petite estime la race bavarde de nouvellistes. Sous Louis XV, madame de Pompadour elle-même a installé dans le palais de Versailles un club d'économistes. « On s'est paré du titre de citoyens » dans la rue, dans les cafés, sous les ombrageuses frondaisons du Luxembourg et des Tuileries, on a discuté toutes les institutions avec une
LES CENSEURS DE POLICE AU XVIII« SIECLE 87
hardiesse insoucieuse des espions de police. « Et voici que maintenant, sous Louis XVI, la comédie s'attaque à ces institutions ; elle les traduit sur la scène et les soumet au plus redoutable des examens, celui qui recommencé tous les soirs devant un public toujours renouvelé où les sentiments de chacun se multiplient par ceux de tous, avec le grossissement nécessaire à la scène et la concen- tration rigoureuse qu'elle exige de la satire » (i).
L'autorisation du Barbier de Séuille fut un caprice de souveraine. Elle n'inaug-urait point, pour l'examen dra- matique, une tradition de libéralisme, car bientôt on reprocha à Crébillon de ne pas exercer sa mission avec assez de rigueur.
Crébillon avait cru devoir autoriser Monsieur Peteau ou le Gâteau des Rois d'Imbert, qui contenait, en même temps que des couplets louangeurs pour Louis XVI, une -satire violente de Louis XV; l'auteur fut mis au Fort- i'Évêque, ainsi que Mlle Luzzi, l'actrice principale. Quant au censeur, on le suspendit temporairement de ses fonctions.
Crébillon démissionna.
Sauvigny d'abord, puis Suard, de l'Académie fran- çaise, le remplacèrent. Suard, qui s'était fait connaître •dans les salons de Mme Geoffrin, était l'ami des philoso- phes, de Marmontel, de La Harpe ; il défendit même énergiquement ce dernier contre l'archevêque de Paris qui, plus que jamais, maintenait ses prétentions au droit <de censure.
I. G. Larroumet, Beaumarchais, Revue des Deux Mondes^ ^890, t. XCXVIII, p. 564.
88 LA LIBERTÉ DU THEATRE
Ce prélat, aucjuel sont imputables nombre de cou- pures et de suppressions dans les pièces de l'époque, avait cependant usé de toute son influence pour faire accepter au Ïhéàtre-Fran<;ais un ouvrage de Palissot, la Courtisane. C'était une pièce à thèse en laquelle l'au- teur avait mis en scène la Fille Elisa un siècle avant M. de Concourt. L'archevêque désirait le succès de cette satire violente du monde interlope qui, depuis quelques années, emplissait Paris du tumulte de ses fêtes. Mais le comité de la Comédie française avait refusé de la re- cevoir, « alléguant que, par son extrême indécence, elle n'était pas compatible avec la gravité du Théâtre- Français, de sorte qu'on vit ce spectacle étrange d'une pièce protégée par la censure et l'archevêché et refusée par le Théâtre au nom de la morale » (i).
Dans la lutte engagée entre l'Eglise et les philosophes, Suard eut le courage d'adopter une attitude impartiale. Il s'elfoiça même de concilier les devoirs de sa mission avec les intérêts de l'art et des auteurs dramatiques. Dans les Muses rivales, où la, duchesse du Chàtelet jouait trop clairement un rôle, la censure se contenta de supprimer quelques vers indiquant la nature des re- lations de la duchesse avec Voltaire :
Je ne dois qu'à lui seul ces brillants attributs.
C'est par lui que la poésie Fit entendre des sons aux mortels inconnus
Et que le voile d'L'rauie
Devint l'écharpe de Vénus.
Mais Louis XVJ, après avoir laissé jouer (juehjues I. Guillemet, rapport.
LES CENSEURS DE POLICE AU XVIIl'' SIECLE 89
pièces interdites sous son prédécesseur, telles, notam- ment, que les Satiriques, les Phi/osophes, la Venue du Malabar, ne goûta plus que médiocrement les bien- veillances de la censure. Des ordres durent sans doute être donnés à Suard, car une surveillance plus sévère" parut s'appliquer aux œuvres dramatiques. Les tra- casseries de jadis reprirent de plus belle, et Grimm écrivait, en 1788, à propos de l'interdiction à' Elisabeth de France et Don Carlos : <c La police de nos théâtres n'a peut-être jamais été honorée d'une attention plus sévère, plus auguste et plus scrupuleuse. LTne tragédie nouvelle est une affaire d'État et donne lieu aux négo- ciations les plus graves. Il faut consulter les ministres du roi, ceux des puissances qu'on peut croire intéres- sées,et ce n'est que de l'aveu de tous ces Messieurs qu'un pauvre auteur obtient enfin la permission d'exposer son ouvrage aux applaudissements et aux sifflets du par- terre. »
Quelques années plus tard, Marie-Joseph Chénier, dans un discours éloquent sur la liberté du théâtre condam- nait également la censure du dix-huitième siècle :
(( Ce n'est donc point assez, s'écriait-il, d'avoir com- posé, en France, une pièce de théâtre : ce n'est point assez d'avoir à essuyer les intrigues_, les cabales, les dégoûts sans nombre, inséparables delà carrière drama- tique: ce n'est point assez d'avoir à supporter les tracas- series les plus étranges, les rivalités les plus humiliantes: pour faire représenter une pièce, il faut monter d'éche- lon en échelon; de M. le censeur royal à M. le lieutenant général de police ; quelquefois, à M. le ministre de
90 l-A MBKKTÉ DU THÉATHE
Paris; quelquefois, à M. le magistrat de la librairie; quelquefois, à M. le carde des sceaux : voilà pour la ville. Veul-ou faire représenter sa pièce à la cour? c'est une autre «''chelle à nnonter. Il faut s'adresser à M. l'inten- (laiil (les phiisirs dits menus, et à M. le premier gentil- homme de la chambre en exercice. Tous ces messieurs ont leur coin de mag-islrature, leur droit d'inspection sur les pièces de théâtre, leur privilège; car où n'y en a-t-il pas en France ? Il est bien vrai qu'une pièce peut être représentée à Paris. et à la cour, quand il est avéré qu'elle ne contrarie aucune opinion particulière d'aucun des arbitres ; mais on doit sentir, en récompense, que rien n'est moins possible, quand la pièce n'est pas tout à fait iusit^nifiante... » Il ajoutait: «La mission des censeurs est de faire la guerre à la raison à la liberté ; sans talent et sans génie, leur devoir est d'énerver le g('uie et les talents : ce sont des eunuques qui n'ont plus qu'un seul plaisir, celui de faire d'autres eunuques. »
Tandis, en effet, que Jeanne de Nnples de La Harpe n'arrive à la scène que mutilée sur les indications <ie l'archevêque de Paris, Marie de Brabant, d'Imbert, Zoraï ou les Sauvages de la Nouvelle -Zélande, Marie Stuart sont interdites.
C'est à dater de 1781 que commence la fameuse dis- cussion du 3/rtrm<7e rfe F/yaro. Beaumarchais venait de faire admettre sa comédie au Théâtre-Français. Il ne lui restait plus qu'à la faire jouer. L'œuvre fut examinée par Suard, Goqueley de Ghaussepierre, Guidi, Gaillard, Desfontaines et Bret, qui se récrièrent devant l'audace du [lamphlet.
LES CENSEURS DE POLICE AU XVIII® SIECLE 91
On n'admet g-uère aujourd'hui, du moins en théorie, -que des considérations de politique intérieure soient de nature à justifier le maintien d'un examen oblig-atoire •qui constitue une si grave atteinte à la liberté de penser <et d'écrire. A la veille de la Révolution, les soutiens du rég-ime, aussi sincèrement libéraux qu'ils fussent, de- vaient juger différemment. Le péril philosophique n'était plus une vaine menace pour là monarchie de droit di- vin. L'instinct de la conservation devait, à ce moment, déterminer le pouvoir royal à rayer sans hésitations des affiches les pièces révolutionnaires. Or, le Mariage de Figaro, en lequel se résume tout Beaumarchais, était une pièce révolutionnaire. Pour trouver un aussi hardi modèle, a dit M. Lanson (i), il faudrait remonter jusqu'à Aristophane.
Beaumarchais crut, d'ailleurs, qu'il n'arriverait jamais à faire jouer sa comédie. Il dût promener « sa grave personne et son fol ouvrage » de salon en salon où l'on s'étouffait pour le lui entendre lire, s'assurer du crédit de la reine et du comte d'Artois contre la résistance du roi, de Monsieur et du garde des sceaux.
Louis XVI se fit lire la pièce par Mme Campan. Au moment où Figaro explique comment ses rêveries abou- tissent à le faire jeter dans un chàteau-fort, le roi se leva :
— C'est détestable, dit-il, cela ne sera pas joué ; il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation
I. Le théâtre au dix-huitième siècle. Rev.des Deux-Mondes du i5 septembre 1889.
\)-2 I. \ LiiiKicn'; DU tiikatre
de cette pièce ne fut pas une inconséquence dang-e- reuse.
Celte fois, Louis XXl voyait juste, mais le Mariage n'en fut pas moins joué le 27 avril 1784. En dépit d'un nouvel examen défavorable de la censure, Tinterdiction n'avait pu résister à la pression violente de l'opinion pu- blique. Partout, à la cour et à la ville, on chantait les couplets du pa^re Chéiubin. Les princes du sang, les pkus hauts seig-neurs avaient osé crier au despotisme, à la tyrannie. Ainsi, dans une curieuse inconscience du dan- g-er immédiat, les défenseurs du régime eux-mêmes réus- sirent à faire représenter une pièce qui aida à en pré- cipiter la chute.
Sophie Arnoult avait prédit que le Maridge de Figaro tomberait cinquante fois de suite ; l'œuvre de Beaumar- chais obtint le succès, énorme pour l'époque, de soixante-huit représentations consécutives.
Cette victoire dramatique fut la dernière que remporta l'esprit philosophique avant la prise de la Bastille. Deux pièces de Chénier, Henri VTII et Charles IX sont encore interdites ; mais la foule applaudit avec fureur les tirades du Tarare àe, Beaumarchais et, dans VAnti- (jone de Doigny du Ponceau. cette paraphrase du mot de l'évèque de Senez : (( Le silence des peuples est la leçon des rois ».
CIVKON
Les içrands l'ont jipprouvé, pourrait il vous déplaire ? Vous avez vu le peuple obéir el se taire.
IIÉMON
La voix des courtisans soutient d'injustes lois Quand le peuple se tait, il condamne ses rois.
LES CENSEURS DE POLICE AU" XYIIl" SIECLE 93
Dans le Roi Théodore, le roi et son écuyer qni man- quent d'art^ent cherchent à sortir d'embarras.
— Assemblez les notables, s'écrie-t-on du parterre. Et toute la salle applaudit.
Mais les mois s'écoulent. Les notables sont assemblés ; puis, les États-Généraux se réunissent. L'effervescence du peuple aug-mente et bourdonne autour des Tuileries ; des hommes nouveaux développent les théories nou- velles ; des orateurs improvisés traduisent en langage populaire la philosophie de Montesquieu, les rêveries humanitaires de Jean-Jacques Rousseau. Le Contrat social devient la Bible d'une relig-ion séductrice où l'on ordonne de croire à la liberté des hommes, à leur égalité, à leur amour.
C'est dans cet état d'esprit que le peuple envahit les théâtres. Tout, d'ailleurs, y est prétexte aux manifesta- tions. Les opinions ennemies se donnent rendez-vous au parterre. Les acteurs en quête d'applaudissements souli- gnent les passag"es séditieux ; des acclamations enthou- siastes et redoutables saluent insolemment les allusions haineuses au régime qui tombe. Mais ces allusions, on les découvre dans les scènes les plus innocentes. Une tirade banalementphilantropique devient une véhémente satire ; l'auteur le plus sincèrement royaliste, un révolu- tionnaire, son œuvre, un pamphlet. Pour étouffer l'émeute qui, chaque soir, gronde au théâtre, il faudrait non point interdire telle ou telle pièce audacieuse, mais décréter la clôture générale de tous les théâtres, exiler les auteurs, abolir l'art dramatique. La censure est ridi- culement impuissante. Ce n'est plus qu'une inutile vexa-
94 LA LIBERTÉ DU THEATRE
lion dont les hommes nouveaux délivreront le théâtre en môme temps qu'ils proclameront le principe intangible de toutes les libertés.
CHAPITRE V
LE REGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION
[De r Assemblée Nationale au Directoire)
La philosophie du dix-huitième siècle a triomphé dans la nuit du 4 août. La liberté du théâtre^ comme toutes les autres libertés, est à l'ordre du jour. En attendant qu'une disposition législative supprime la censure, Suard_, maintenu à son poste, fait preuve de la plus grande indulgence au sujet des pièces qu'il examine.
Ericie ou la Vestale et plusieurs des œuvres précédem- ment interdites peuvent être jouées. C'est d'ailleurs le sort commun de la presque totalité des pièces interdites de voir un soir ou l'autre les feux de la rampe, et les interdictions les plus définitives dans l'esprit des cen- seurs ne sont, la plupart du temps, que des suspensions temporaires.
La police du théâtre avait été rattachée à la municipa- lité et le maire de Paris, Baillj, hésitait à autoriser la représentation du Charles IX de Joseph-Marie Chénier, qu'il croyait être un danger pour la royauté.
^
96 I-A LIIlEriTK DU THÉÂTRE
L'opinion publique était alors très divisée sur l'oppor- tunité de celte tray^édie. Les comédiens français ne lui étaient guère favorables et sans doute ils n'eussent pas song-é à mettre l'ouvrag-e en répétition de leur propre mouvement. Mais un certain nombre de spectateurs ayant réclamé la pièce à grands cris^ Chénier demanda au comité de police la permission de la fairejouer. Chénier avait déjà signé, à la date du i5 juin 1789, un opuscule qui contenait une déclaration virulente contre la censure et les censeurs (i).. Le discours qu'il prononça devant les représentants de la commune en leur soumettant Charles IX renouvelle courtoisement cette protestation contre toute sorte d'examen préalable (2).
1 . Cet essai sur la liberté du théâtre en France figure en appendice de l'édition de Charles IX de 1789, P. Fr. Didot jeune, Paris.
2. « Messieui's, leur dit Chénier, je suis l'auteur de la tragédie de CAar/es /X que le public a bien voulu demander. Je viens vous l'apporter. Je ne me dessaisirai point de mon manuscrit, mais je suis prêt à lire la pièce devant les personnes qu'il vous plaira de nommer pour en prendre connaissance; ou bien, si vous l'aimez mieux, l'un de vous. Messieurs, la lira devant des arbitres pourvu que je sois présent à la lecture.... La confiance que vous avez méritée peut justifier, jusqu'à un certain point, cette mesure provisoire et vos avis sont faits pour m'éclairer. Mais je parle devant des citoyens aussi instruits que vertueux :
je dois leur parler en citoyen Les citoyens ne doivent être
soumis qu'aux lois, et l'opinion d'un seul homme ou de plu- sieurs hommes n'est point une loi. Il n'est pas question de changer de censeurs ; il est question d'abolir la censure. Toute espèce de censure est une atteinte au droit des hommes; et qu'importe le nom, quand la chose est exactement la même ?... Je publierai mon discours, pour faire savoir comment je me
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 97
La permission sollicitée n'en fut pas moins ajournée en raison des circonstances et de l'agitation des esprits. Ce ne fut qu'après d'assez longues négociations que la première de cette tragédie put être annoncée pour le 4 novembre. On redoutait des troubles. Presque tous les spectateurs étaient venus à la représentation avec des pistolets dans leur poche. Madame Vestris, qui tenait le rôle de Catherine de Médicis, fut avertie qu'on tirerait sur elle. Les amis et les adversaires de Chénier se réuni- rent au théâtre avec la ferme intention d'engager les hostilités sous le moindre prétexte. Eh ! bien cette repré- sentation, commencée dans une anxiété générale, se poursuivit fort paisiblement. Au cours du quatrième acte, un honorable commerçant de Paris, M. Mau menée, proposa d'appeler la pièce l'Ecole des rois. Chénier adopta ce titre et ce fut le seul incident notable de la soirée. Les partisans de la liberté avaient, une fois de plus, gagné leur cause.
Chénier s'empressa de remercier le public de cette atti- tude. L'édition de sa tragédie de 1789, porte une épître à la nation française. L'auteur dédie « l'ouvrage d'un homme libre à une nation devenue libre ». Il se llatte de rompre ainsi avec la tradition toute puissante sous les
soumets à l'examen qu'on a demandé... Si par un malheur que j'aime à croire impossible, vous jug"iez la représentation d'une telle pièce dangereuse en ce moment, j'ose vous prier, messieurs, de vouloir bien publier vos motifs afin que je puisse y répondre publiquement. Je vous respecte beaucoup, messieurs, mais je respecte encore plus la justice et la vérité. Votre estime me sera bien chère, mais celle du public que vous représentez, m'est encore plus précieuse ».
CAHUET 7
9vS LA LIBERTÉ DU THEATRE
rég^imes précédonts oîi l'on avait vu le sublime Corneille comparer Jules César à Jules Mazarin cl Voltaire mettre Tancrède sous la protection des maîtresses de Louis XV. L'esclavaî^e amoindrissait alors la nation entière et jus- qu'à ses hommes de g-énie. Chénier, lui, n'adresse point ses flagorneries aux grands ; il les réserve pour le peuple, ce qui est un peu la même façon de courtiser le puissant du jour. Le poète explique qu'il a conçu et exécuté avant la révolution, une trag'édie que la révolution seule pou- vait faire représenter. 11 parle de l'inquisition et du fanatisme. Ouel était le crime de Voltaire? D'avoir lutté soixante ans contre le fanatisme. Qu'est-ce qui s'est veng-é? Le fanatisme. Qu'est-ce qu'il importe d'écraser? Le fanatisme. H rampe, mais il existe encore ; il écrit de plats libelles anonymes, des mandements d'évêques contre l'Assemblée nationale et d'infâmes journaux où tous les bons citoyens sont outragés à tant la feuille. Voilà pourquoi, conclut Chénier, il importait de faire ']0\xcT Charles IX ci de déshonorer en scène les person- nag-es odieux de la Saint-Barthélémy. L'œuvre emprunte au sujet et aux circonstances une enverg^ure nouvelle ; il. consent que toute la nation assiste aux représentations de la pièce qui lui est dédiée : « Femmes, sexe timide et sensible, ne craignez point cette austère et tragique peinture des forfaits politiques... Pères de famille, lais- ser fréquenter à vos enfants ce spectacle sévère. Avec le respect des lois et de la morale, ils y puiseront le g"oût de notre histoire, étrangement négligée dans les col- lèges. ...Nation spirituelle, industrieuse et magnanime, vous avez daigné accueillir les prémices d'un faible
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 9'J
talent. Soutenez-moi dans la carrière pénible que je veux fournir ». Et pour être sûr de faire salle comble, l'au- teur invile Louis XVI lui-même à venir entendre la pièce : « O Louis XVI! roi plein de justice et de bonté' vous êtes dig-ne d'être le chef des Français. Mais des méchants voulurent toujours établir un mur de sépara- tion entre votre peuple et vous. Ils cherchent à vous persuader que vous n'êtes point aimé de ce peuple. Ah ! venez au théâtre de la Nation quand on y représente Charles IX : vous entendrez les acclamations des Fran- çais ; vous verrez couler leurs larmes de tendresse ; vous jouirez de l'enthousiasme que vos vertus leur ins- pirent ; et l'auteur patriote recueillera le plus beau fruit de son travail » (i).
Dans cette pièce que Chénier nous dit avoir dirigée contre le fanatisme, le chancelier de l'Hospital attaque vivement les doctrines de Rome dans une longue tirade ; comme le remarque judicieusement M. Jauffray (2), si le chancelier avait tenu en plein conseil un pareil langag-e, à la veille de la Saint-Barthélémy, il n'est pas douteux qu'il eut été sa première victime :
Accumulant les biens, vendant les dignités, Ils osent commander en monarques suprêmes, Et, d'un pied dédaig-neux, foulant ving-i diadèmes, Un prêtre audacieux fait et défait les rois.
1. Peu d'années après, le même auteur sig-nait les vers sui- vants :
Quand du dernier Capel la criminelle rage Tombait, du trône impur écroulé sous nos coups, Ton invincible bras guidait notre courage Tes foudres marchaient devant nous.
2. Le théâtre révolutionnaire, p. 4?-
flOO LA i.iiu:iiTi': DU iiikaihe
Il ii'osl ((u'une raison de tant de frénésie,
Les crimes du Saint Sièg'e ont produit l'hérésie.
L'f'vV.uii'iie a-t-il dit : prêtres, écoutez-moi
Soyez inléressés soyez cruels, sans foi,
Soyez ambitieux, soyez rois sur la terre,
Prêtres d'un dieu de paix, ne prêchez que la guerre.
Armez et divisez par vos opinions,
Les pères, les enfants, les rois, les nations.
Voilà ce qu'ils ont fait...
Si Genève s'abuse, il la faut excuser,
Et sans être coupable, on pouvait s'abuser.
Un roi sang-uinaire, un prélat qui ordonne et absout le meurtre au nom de l'Eglise, des vers énergiques qui flétrissent la tyrannie et l'assassinat religieux... cela suf- fisait assurément pour motiver une inlerdiction avant la prise de la Bastille ; après le 4 aoijt, c'était plus qu'il n'en fallait i)oiir assurer le succès d'une pièce.
Dès ce moment, les événements se poursuivent avec une rapidité vertigineuse, et la scène, influencée par la tribune, va bien lot refléter tous les contrastes des pas- sions politiques.
En 1790, Chénier, chargé du discours de rentrée de la Comédie française, fait un très violent réquisitoire contre la censure qui n'était bonne, disait-il, qu'à tueries chefs- d'œuvre et à proléger l'immoralité des théâtres de bas •étage. La Coinédie avait alors des tendances réaction- naires ; elle se plaisait à composer un répertoire roya- .lisle et refusait de jouer les pièces dans les idées du jour. Elle évinça Talma ((ui devait prononcer le discours de Chénier et le remplaça par Naudet ; il en résulta, à Ja re{)résentalion, un tumulte épouvantable. Lorsque la fête de la l'édéralion fait éclore, sur toutes les scènes,
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA RÉVOLUTION \0ï
des pièces patriotiques, la Comédie française affiche des pièces agréables aux Tuileries : le Siège de Calais, Gaston et Bayard. L'assistance, debout, siffle la Comédie, les- auteurs et le répertoire. Mirabeau, de sa loge, demande YËcole des Rois au nom des fédérés de Provence. Le peuple applaudit. Les comédiens jouent l'Ecole des rois,. mais ils se séparent de Talma qu'ils accusent d'avoir excité le public. Les sympathies populaires ne revien- nent à la Comédie française que lorsque Talma, recon- cilié avec ses camarades, joue avec eux la Liberté con- quise ou le Despotisme renversé.
Le 24 août 1790, une pétition rédigée par La Harpe fut présentée, au nom des auteurs dramatiques, à l'As- semblée Nationale Constituante. Cette pétition deman- dait qu'on pût jouer tout et partout .
Parmi les signataires, on retrouve les noms de Sedaine, de Cailhava d'Estandoux, de Chamfort, de Fenouillot de Falbaire, de Ducis, de Collot d'Herbois, de Marie- Joseph Chénier et de Beaumarchais. La majorité de ces écrivains dramatiques ne tenait qu'au premier terme de la proposition : jouer tout. Le second terme, jouer par- tout, fut ajouté par La Harpe de son autorité privée (i)- Deux mois après le dépôt de la pétition, Rabaud-Saint- Etienne^ Chapelier et Target, membres de la commissioa nommée pour l'étudier, présentèrent leur rapport tendant à ce que tout homme put établir un spectacle et y faire jouer les pièces qu'il jugerait convenables, sous la sur- veillance de la police. La question fut mise à l'ordre du
I . A. Delpit, la liberté des théâtres et des cafés concerts, Revue des Deux Mondes, 1'''' février 1878.
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jour de la séance du i3 janvier 1791 et provoqua une discussion à laquelle prirent part Robespierre, Mirabeau et l'abbé Maury. L'abbé Maury défendit l'institution de la censure. Après la lecture du ra[)port, il rappela que le comité de constitution qui désirait rassurer les auteurs dramatiques en disant que tout citoyen était libre d'éle- ver un tliéàtre et d'y représenter telles pièces qu'il juge- rait convenables, avait ajouté qu'en attendant les règ-les particulières qu'il se proposait de présenter, les théâtres seraient soumis au règ-lement de police. Or, Torateur fit remarquer que les théâtres n'étaient soumis à aucun règlement de police. « H serait nécessaire, ajouta-t-il, qu'il existât une loi de police pour empêcher d'outrager les mœurs, la religion et le gouvernement, et, avec la liberté, ces choses seront outragées sur certains théâtres. »
Mirabeau renversa les objections de l'abbé Maury ; « Il serait fort aisé, s'écria-t-il, d'enchaîner toute espèce de liberté en exagérant toute espèce de danger, car il n'est pas d'acte d'où la licence ne puisse résulter. La force publique est destinée à la réprimer et non à la pré- venir aux dépens de la liberté. Quand on s'occupera des questions d'enseignement public, alors on verra que les pièces de théâtre peuvent être transformées en une morale très active et très rigoureuse. »
Robespierre soutint également que l'opinion publique était seule juge de ce qui est conforme au bien : « .le ne veux donc pas, dit-il, que, par une disposition vague, on donne à un officier municipal le droit d'adopter ou de rejeter tout ce qui pouirait lui plaire ou lui déplaire. Par
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 103
là, on favorise les intérêts particuliers et non les mœurs publiques. »
A la suite de ces discours fut votée la loi du i3 jan- vier 1791 proclamant la liberté des entreprises dramati- ques et l'abolition de la censure. « Tout citoyen, aux termes de l'article i*^"", pourra élever un théâtre et y faire représenter des pièces de tous les genres en faisant préa- lablement à l'établissement de son théâtre, sa déclaration à la municipalité du lieu.» Et l'articleô dispose que<( les entrepreneurs ou les membres des différents théâtres seront, à raison de leur état, sous l'inspection des muni- -cipalités ; ils ne recevront des ordres que des officiers municipaux qui ne pourront arrêter ni défendre la re- présentation d'une pièce, sauf la responsabilité des au- teurs et des comédiens. »
Ce fut cette dernière phrase de l'artiele 6 mettant en jeu la responsabilité des auteurs et des comédiens qui de- vait attirer sur l'art dramatique et ses interprètes toutes les persécutions des autorités révolutionnaires.
Pendant trois ans, jusqu'à Farrêté de la Convention du 'i4 mai 1794? le théâtre jouit, en principe, d'une liberté absolue. Dans son intéressant rapport sur la censure, M. Guillemet soutient que la scène n'a pas abusé de cette indépendance, surtout si l'on tient compte de l'époque fiévreuse où la censure fut supprimée. Peut-être quel- ques excès ont-ils eu lieu. Il a fallu interdire des pièces après la première représentation. Mais, conclut M. Guil- lemet, si la liberté du théâtre comporte quelques abus, «lie vaut encore mieux que l'arbitraire et il est préférable d'agir sur des faits que sur des hypothèses. Que l'on
104 I.A LIUEHTÉ DU THKATnE
compare, irailleurs, ces trois années avec celles qui sui- virenl le rétablissement de la censure en 1794? et quel- que opinion qu'on professe, le choix sera vite fait (i;. L'article 6 de la loi du f3 janvier 1791 avait invité le comité (le ccnslilution à préparer immédiatement ui! projet triiislruclioii eu matière de théâtre et prescrivait que, jusque-là, les anciens règlements resteraient en vigueur.
On ne les observa guère, cependant. Aussi y eut-il quel- que désordre dans les théâtres que le public convertit en clubs. Peu de jours avant le vote de la loi sur les théâtres, le 4 janvier, le théâtre de la Nation avait représenté pour la première fois une pièce à tendance ouvertement révo- lutionnaire. C'était une assez mauvaise rapsodie qui s'intitulait la Liberté conquise ou le despotisme renversé^ drame héroïque en cinq actes par Harny et Favart. Harny, le vieil Harny, que de petites œuvres précédentes avaient classé parmi les écrivains médiocres, put enfin s'ennivrer des applaudissements du parterre et s'enor- gueillir de l'enthousiasme des foules. La Liberté conquise qui faisait salle comble tous les soirs fut élogieusemenl appréciée par les vrais patriotes. Harny obtint, en cette circonstance, une réputation nationale et presque euro- péenne. Ce fut d'ailleurs moins une renommée littéraire qu'une notoriété politique. Le vieux poète se transforma, du coup, en homme public. Par la suite, on songea même à récompenser, sinon son talent méconnu, du moinsM'éclat de son civisme. Sur le déclin de ses jours,
I. Guillemet, Rapport du 20 octobre 1891.
LE nÉGIME DU THEATRE SOUS I,A REVOLUTION 105
Harnv devint un fonctionnaire. Et quel fonctionnaire ! Dans la liste des juges du tribunal révolutionnaire, on trouve le nom du bonhomme. Du paisible écrivain on avait fait un instrument de mort.
La Liberté conquise nous raconte à peu près la prise de la Bastille. Seulement, l'action se passe en Dauphiné. Un rassemblement de troupes effraye le peuple qui se réunit en armes. Le gouverneur s'enferme dans une for- teresse ; il y est assiégé ; les soldats qui le défendent passent du côté du peuple. On sonne le toscin ; on bat la générale ; on tire le canon. La forteresse est prise. Acclamations triomphales du peuple victorieux ; rondes et chansons patriotiques, illuminations sur toute la ligne.
Rarement un pièce excita un pareil enthousiasme. L'orchestre, au milieu du délire de la salle avait exécuté le Ça ira entre le troisième et le quatrième acte. Lorsque les insurgés prêtent le serment civique avant de com- mencer l'attaque, tout le public debout, agitant cha- peaux et mouchoirs, répéta le même serment aux cris de vive la nation! vive le roi! Enfin, l'auteur fut cou- ronné sur la scène, tout comme Voltaire, et l'on faillit le faire mourir de gloire (i).
Le triomphe de la Liberté conquise devait exciter
I. A la troisième représentation de cette pièce, le nommé Arné un des vainqueurs de la Bastille avait eu le bon'esprit de se trou- ver dans la salle. Le public le fit monter sur la scène et made- moiselle Sainvol, l'actrice qui avait déjà couronné Harny, dut recommencer la cérémonie pour Arné qu'elle coiffa d'un bonnet d'honneur.
106 I-A LIBERTÉ DU THEATRE
rémulalion des auteurs. Le 35 août suivant, on remet en scène la Prise de la Btistille et cette fois l'action se passe à Paris et non plus en Dauphiné. L'auteur, Pierre- Mathieu Parein, est un homme deloi qui, après s'être laissé entraîner dans le mouvement du i/i juillet se fourvoie maintenant dans la littérature dramatique : « Après avoir combattu, dit-il, sous les murs de cette redoutable forte- resse, j'ai réfléchi que je ne pouvais mieux faire que de remettre ce çrand événement en scène ». 11 semble bien que, tout d'abord, la municipalité se soit opposée aux représentations de cette pièce. L'auteur parle d'une démarche de M. Camerani, semainier du Théâtre Italien qui, « par un indigne abus de confiance », avait porté la pièce dans les bureaux de la mairie. La représentation de l'ouvrage en aurait été retardée pendant quelques semaines. Une chose certaine, c'est que la pièce fut jouée. Delaunaj y tient le rôle de champion du despo- tisme. Flesselles est le traître au peuple. Le roi ignore tout, comme d'habitude ; on le trompe. Tambours, défilé du peuple en armes, chansons :
Liberté, sainte liberté,
Toi, pour qui tout mortel soupire
Règne toujours sur cet empire
El fais notre félicité.
Fille du ciel, Vierge chérie,
Dont la main a béni nos fers.
Puisses-tu, clans tout l'univers.
Triompher de la tyrannie (i).
Au théâtre de la rue de Richelieu, le 27 avril, on joua la première d'une tragédie nouvelle de Chénier,
I. V. JaufFret, op. cit., p. 121, et 122.
LE nÉGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 107
Henri VIII. Encore qu'elle eut un but ouvertement révo- lutionnaire, cette œuvre n'était cependant pas une pièce de circonstance. On voit sur la scène un roi que le fana- tisme arme contre son peuple, un prince cruel et luxu- rieux qui ne refusa jamais la vie d'un homme à sa haine, ni l'honneur d'une femme à ses désirs. Il était bien dans l'idée directrice de l'œuvre de condamner la monarchie que Chénier ne séparait pas de ses abus.
On connaît l'histoire sur laquelle cette pièce fut con- struite. Henri VIII, lassé de l'amour d'Anne de Bolen la fait arrêter avec son frère Norris sur une accusation fan- taisiste d'adultère et d'inceste, pour pouvoir épouser la jeune Seymour qu'il aime éperdiiment. Norris proclame, devant le roi, l'innocence de sa sœur et il ajoute :
J'ai dit la vérité, je suis prêt à mourir.
J'ai mérité mon sort, car j'ai pu te chérir.
Je touche avec plaisir à ce moment suprême,
Ou finit la puissance, où naît l'ég-alité. *"
Où l'homme assujelti reprend sa liberté.
La vie est-elle un bien, quand on vit sous ta loi. Adieu donc, roi coupable et reine infortunée, A qui le ciel devait de plus heureux destins. Voilà comme un tyran gouverne les humains.
Il y eut, à la première représentation, quelques trou- bles que Palissot qualifia de tumulte indécent (r). Chose bien autrement grave, le même Palissot accusa les comé- diens d'en avoir été les auteurs pour nuire au succès de l'ouvrag-e. Les comédiens s'émurent vivement de cette ac-
I. V. Jauffret, p. i25 et 126.
i08 l'A I.inEUTÉ 1)1 THKATKE
cusalion et répondirent au provocateur dans le Journnf de Paris. Ils y disaient :
« M. Palissotqui se donne avec M. Chénier les hon- neurs du protectorat a cru devoir réprimander le public de l'accueil qui a été fait à la première représentation à'IJenri VIII, au liiéàtre de la rue de Richelieu, et, ne voulant pas que la faute en fut à la pièce, il imag-ina de nous l'imputer, M. Palissot est un imposteur. En parlant ainsi, nous ne croyons pas blesser, mais soutenir les gens de lettres qu'il déshonore, et dont il est assez sin- gulier que, sur ses vieux jours, il ait la prétention d'être le défenseur, après en avoir été toute sa vie le lléau ».
Chénier, en sa qualité d'écrivain révolutionnaire et d'homme politique, s'était fait beaucoup d'ennemis. Son œuvre fut jugée avec plus de passion que de justice :
« M. Chénier, dit l'auteur des Sahhats Jacobites fait de très grands progrès dans son art. La dernière pièce est toujours la plus mauvaise; témoin Henri VIII, tragédie jouée avec accompagnement de sifflet, sur le Théâtre Français de la rue Richelieu, vis-à-vis l'épicier. Précep- teur des rois dans Charles IX ou V Ecole des rois; pré- cepteur des reines dans Henri VIII ou V Ecole des reines; précepteur des juges dans l'Ecole des Juges ; précepteur des peuples des Caïiis Gracchiis ou V Ecole des peuples, M. Chénier prépare une nouvelle farce tragique avec M. Palissot, son précepteur en impudence et en déma- gogie. Quand se lassera-t-il de faire des écoles ? »
Le théâtre suit le mouvement révolutionnaire. Les pièces cnielicment agressives (jui \ont se succéder sur toutes les scènes seront, en grande partie,, des œuvres de
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION iO!>
circonstance qui emprunteront leurs aspirations aux événements du jour. Si même certaines des pièces poli- tiques jouées jusqu'alors avaient contenu des audaces toutes nouvelles, cependant l'indépendance de ces com- positions se conciliait encore avec le respect de la per- sonne des souverains. Il n'était point rare d'entendre chanter au milieu d'une scène des couplets louang-eurs pour Louis XVI. Le public était, d'ailleurs, assez coutu- mier de les applaudir. On avait bien fait, il est vrai, des drames sur la Bastille, mais il était entendu que le roi devait partager les sentiments du peuple sur la fameuse journée de même qu'il avait sanctionné le nouvel état de choses. La population parisienne était encore en coquetterie avec la royauté constitutionnelle. C'était une lune de miel, où parfois, malgré de fréquentes boude- ries, il y eut de belles heures d'enthousiasme, d'atten- drissement et d'amour (i).
I. Dès lors, cepeiulant, commençaient à circuler contre la famille royale, des factums obscènes et g-rossièrement injurieux. Citons simplement : V Autrichienne en goguette ou l'Orgie royale ; les Enragés aux enfers ; la Chasse aux bèfes puantes et féroces; le Branle des capucins ou le mille et unième tour de Marie-A n toinettejes Fantocci ni français ou les grands corné ■ diens de Marly, intermède héroï-histori-tragi-comique, dédié au Vénérable réverbère. « On est fortement convaincu, est-il dit dans la Chasse aux bêtes puantes et féroces, qu'une panthère échappée de la cour d'AIlemag-ne, a été aperçue à Versailles, dans plusieurs parcs et quelquefois aux promenades. La dou- ceur du climat paraissait avoir apaisé sa férocité. Le roi lui- môme se plaisait à la voir ; mais depuis un certain temps, elle a repris toute sa rag-e g-ermanique. Elle est forte, puissante, a les yeux enflammés et porte un poil roux. Fixons sa mort à
110 LA LIBERTÉ DU THÉATUE
Après la fuite de la famille royale et son arrestation à Varennes, tout chang'ea. Ce qui restait à Louis de son prestige s'était évanoui dans cette malheureuse équipée, dans ce retour lamentable au milieu des baïonnettes et des malédiciions populaires. Bientôt, la i)olice s'émut à la seule annonce de certaines pièces : La journée de Varennes où le maître de poste de Sainte- M enehould ; le pont de Varennes. Le commissaire de police reçut l'or- dre d'assister à la première représentation ; on lui signa- lait certaines phrases dont il devait apprécier Telfct et demander la suppression s'il le jugeait utile.
« Malgré la liberté du théâtre décrétée, est-il dit dans un rapport de police du temps, cette liberté doit, cepen- dant, avoir des bornes; et il pourrait y avoir le plus grand inconvénient à remettre sur la scène ce qui a déjà excité tant de mécontentement. » Ainsi donc, tout en exécu- tant la loi de 1791, la municipalité se croyait le droit de faire des suppressions dans les pièces après la première représentation. Bientôt, d'ailleurs, elle viola nette- ment la loi des théâtres, en interdisant un opéra d'Hof- mann, Adrien, empereur de Rome, sous ce prétexte qu'il offrait le spectacle d'un empereur triomphant et qu'il était de nature à troubler l'ordre public.
Louis XVI était alors prisonnier au Temple; les auto- rités révolutionnaires qui s'apprêtaient à consommer la ruine du trône trouvaient fort inopportun qu'une pièce ramenât les esprits vers la superstition monarchique :
Ao.ooo livres qui seront payées, sur-le-champ, au Palais Royal, au chasseur assez habile pour ne pas la manquer ». — Conf.. Jauffret, p. 971.
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA RÉVOLUTIOX 111
« M. Manuel, dit l'auteur des Sabbats Jacobites, en sa qualité de procureur syndic de la commune de Paris, et d'ennemi de tous les rois passés, présents et futurs,, assemble le Conseil municipal et lui prouve, dans un discours bien long, bien pédantesque, bien illogique, que tout dans Adrien était inconstitutionnel, ballets, poème, musique, décorations et même les chevaux qui devaient traîner le char de l'Empereur. »
Hoffmann pria Datid d'intervenir en faveur de sa pièce. Mais il reçut cette réponse :
— Nous brûlerions l'Opéra, plutôt que d'y voir triom- pher des rois.
— Le choix d'un sujet lyrique, protesta Hoffmann, ne prouve pas plus contre le civisme d'un écrivain que le sujet d'un tableau contre un peintre, témoin le Serment des Horaces, un des chefs-d'œuvre de l'école moderne.
L'auteur d'Adrien écrivit au maire qu'il refusait à la municipalité le droit d'arrêter une pièce quelconque sans jugement. « La loi est formelle, disait-il à Pétion^ et si c'est comme chef de la commune que vous avez agi, vous avez outrepassé vos pouvoirs ; je vous dénonce à l'autorité supérieure ».
Dans une seconde lettre, pour réduire à néant les motifs d'ordre public que l'on opposait à la représenta- tion d'Adrien, Hoffmann ajoutait : « C'est sur des me- naces que l'on proscrit mon ouvrage et que l'on me signale à la haine publique; mais qui vous a fait ces menaces? Quels sont les gens qui doivent exciter des troubles? Celui qui menace mérite seul la sévérité des lois. Faites donc respecter la loi et l'on cessera de me
112 LA liheutk du théathe
menacer ; ou, du moins, on ne menacera plus impunc!- menl. S'il suffit, pour faire tomber une pièce, de calom- nier ou de faire peur, un directeur, nu écrivain jaloux, n'aura plus qu'à soudoyer quelques insulleurs. Voilà pourtant les principes qui ont servi de base à l'arrêté du 12 mars; mais je ne laisserai pas l'opinion publique s'ég-arer sur mon compte. S'il est décidé qu'on ne me rendra pas justice, je veux au moins que le public Sache que je l'ai demandée, que j'y avais droit, et que je ne l'ai pas obtenue ».
Pélion, qui avait été cependant l'un des plus zélés défenseurs de la liberté de la presse ne répondit pas. Hoffmann dut retirer sa pièce du répertoire. Une autre mesure de l'autorité municipale, interdisant une nou- velle pièce allait provoquer une déclaration de la Con- vention nationale sur l'application de la loi de 1791.
Dès le commencement du mois de janvier 1793, une excitation extraordinaire rég-nait dans Paris. L'attention passionnée du public se partageait alors entre deux évé- nements sensationnels : d'une part, le procès de Louis XVI à la Convention ; d'autre part, la représentation de VA/ni des Lois à la Comédie-Française.
UAmi des Lois, comédie en cinq actes en vers, du citoyen Laya, fut joué du 2 au 12 janvier au milieu d'une afiluence énorme de spectateurs. Dans cette pièce, l'au- teur semblait s'être proposé d'arracher le masque à tous les intrigants politiques, à cette dangereuse faction dont la puissance rejjosait sur le meurtre et la lerreur(i).
I. Jauffret, p. 204.
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 113
La femme d'un personnag-e de la pièce, Versac, engouée de la Révolution, allait au club. Elle y rêvait volontiers d'une haute position sociale, tandis qu'elle écoutait :
. .Les discours emphatiques De ces nains transformés en géants politiques. L'un, dans sa vue étroite et ses goûts circonscrits, r4laquemure la France aux bornes de Paris, L'autre, plus décisif, plus large en sa manière, Avec la France encor régit l'Europe entière ; L'autre, en petits Etats coupant trente cantons, Demande trente rois pour de bonnes raisons ; Et tous, jouant les mœurs, étalant la science, Veulent réi^'énérer tout, hors leur conscience.
-o^
Le portrait de ces grands politiques est précisé en des vers satiriques : « Vous allez voir, dit Versac, un bon original, Plaude :
...Esprit tout de corps qui maraude, maraude Dans l'orateur romain, met Démosthème à sec, Et n'est, quand il écrit, pourtant latin ni grec
— Ni Français, n'est-ce pas? interrompit quelqu'un.
.. .Animal assez triste Suivant de ses gros yeux les procès à la piste Cherchant partout un traître et courant à grand bruit Dénoncer le matin ses rêves de la nuit... Vous connaissez les autres. . .
C'est d'abord, Duricrane de Plaude audacieux support Journaliste effronté qu'aucun respect n'arrête. Je ne sais que son cœur d'aussi dur que sa tète.
Oui, la délation et l'emprisonnement, Voilà de quoi fonder un bon gouvernement ; Voilà les vrais ressorts. Il ne faut point de grâce, De l'apparence même au besoin on se passe.
CAHUET
\\A LA LIBERTÉ DU THÉAÏUE
l'oiir monsieur Noniophat^e, oh ! passe encor. Voilà (^e que j'appelle un iioimiH', un héros, l'Atlila Des pouvoirs et des lois ! grand fourbe politique De popularité semant sa route oblique.
— Mais, (lit iiiaclame de Versac, contesterez vous qu'ils ne soient bons patriotes?
Forlis indigné :
— Patriotes !
Descendons, vous et moi, franchement dans notre âme. t'atriotes ! ce titre et saint et respecté, A force de vertus veut être mérité. Patriotes! Eh ! (juoi ! ces poltrons intrépides, Du fond d'un cabinet prêchant les homicides, Ces Scions nés d'hier, enfants réformateurs Qui, rédig'canlen lois leurs rêves destructeurs, Four se le partag-er voudraient mettre à la g'êne Cet immense pays rétréci comme Athènes. Ah ! ne confondez pas le cœur si différent Du libre citoyen, de l'esclave tyran. L'un n'est point patriote et vise à le paraître ; L'autre tout bonnement se contente de l'être. Le mien n'honore point comme ces messieurs font, Les sentiments du cœur de son mépris profond. L'étude selon lui, des vertus domestiques Est notre premier pas vers les vertus civiques. Il croit qu'ayant des mœurs, étant homme de bien, Bon parent, on peut être alors bon citoyen. Compatissant aux maux de tous, tant que nous sommes, Il ne voit qu'à reja^ret couler le sang- des hommes, Et du bonheur public posant les fondements, Dans celui de chacun en voit les éléments. Voilà le patriote! II a loul mon hommage. Vos messieurs ne sont pas formés à cette imag-e.
Les hommes les plus dangereux, les ennemis de l'Etat et du bien public, ce sont, clairement désignés dans les vers qui suivent, Robespierre, Marat et leurs amis :
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 115
Ce sont tous ces jongleurs, patriotes de places, D'un faste de civisme entourant leurs grimaces, Prêcheurs d'égalité, pétris d'ambition, Oui, pour faire haïr les plus beaux dons des cieux,^ Nous font la liberté sanguinaire comme eux. Mais non, la liberté, chez eux méconnaissable, A fondé dans nos <;œurs son trône impérissable. Que tous ces charlatans, populaires larrons Et de patriotisme insolents fanfarons, Purgent de leur aspect cette terre affranchie ! Guerre ! guerre éternelle aux fauteurs d'anarchie ! Royalistes tyrans, tyrans républicains, Tombez devant les lois : voilà vos souverains.
Voici bien la virulence audacieuse et crâne de la bonne satire. L'écrivain courag-eux, armé du fouet d'Aristo- phane, en cinglait les jésuites rouges, aussi malfaisants et sectaires que les jésuites noirs et les jésuites blancs. Ah ! comme cette indignation généreuse devait retentir éloquemment en cette époque de terreur, de dénoncia- tions, de haines et de supplices. Plus de sang! Plus de vengeance ! Le pardon ! Une fraternité sans fi'atricides ! Une liberté qui ne déshonore point Tesclavage de la pensée ni le déguisement du cœur. Etrange formule que celle-ci : « Tous les Français sont libres, tous les Fran- çais sont égaux, tous les Français sont frères sous peine de mort 1 »
La pièce honnête et cinglante fut accueillie avec re- connaissance. Et le peuple, le peuple paisible et bon, celui qui fuyait les exécutions politiques, qui déplorait en silence les cruautés officielles, qui se rappelait avec attendrissement les fêtes sublimes de la Fédération où, dans un soleil de joie, s'élevait le culte d'une humanité nouvelle, embellie et divisée par l'amour, ce peuple qui
HCi LA LIBEIITE DU THEATRE
croyait encore en la philosophie de Jean-Jacques et souf- frait (les dictatures implacables, venait applaudir les paroles réconfortantes et veng^eresses de Laya.
L'enthousiasme s'accrut jusqu'au délire. Dès l'après- midi, une foule impatiente encombrait les rues voisines du théâtre. A chaque représentation, l'auteur, réclamé à grands cris, était couvert d'applaudissements.
Les Jacobins, dénoncés à la haine publique, furent stupéfaits de Taudace. Mais ils se ressaisirent bien vite et s'efforcèrent d'arrêter les représentations. La loi sur la liberté des théâtres était toujours en vig-ueur. Qu'im- porte ! On tournerait la loi dont cette pièce gênante se déclarait l'amie. Les Jacobins pensèrent d'abord que ce serait facile ; ils dénoncèrent le parterre comme un ras- semblement de contre-révolutionnaires et d'émigrés. Il y eut une grosse émotion à la commune. Anaxagoras Chaumette demanda et obtint que le conseil prît un arrêté pour défendre les représentations de l'avenir. Mais il comptait sans les sympathies du public et l'énergie de l'auteur
Le soir du 12 janvier, une foule encore plus considé- rable que d'habitude envahit le théâtre et réclame à grands cris \'Ami des Lois. Quelques jacobins protestent et sifflent. On les jette à la porte. La toile se lève. Un comédien qui vient lire l'arrêté de la commune est accueilli par les huées ?
On crie :
— La pièce ! La pièce !
Mais voici que Santerre se présente, Santerre, empa-
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 117
naché, solennel et grotesque, au milieu d'une escorte tumultueuse de gardes nationaux.
Il est salué par un formidable éclat de rire de toute
la salle. Une grêle de quolibets s'abat sur le personnage.
— A bas le général mousseux, hurle-t-on, à la porte l
A la brasserie ! Nous voulons la pièce, rien que la pièce,
la pièce ou la mort.
Santerre s'empresse de disparaître suivi de son état- major.
Le maire Chambon qui lui succède, est également fort malmené et doit se retirer aussitôt.
Pendant ce temps, Lava, qui avait dédié sa pièce à la Convention, lui adressait une protestation véhémente contre l'arbitraire de la commune. « Un grand abus d'autorité, disait-il, vient d'être commis contre un citoyen dont le crime est de proclamer les lois^ l'ordre et les mœurs. Les faux monnayeurs en patriotisme ont affecté de faire croire que j'avais imprimé à la place de leur effigie celle des plus honnêtes patriotes. C'est ainsi que» du temps de Molière, les tartufes prétendirent que le poète avait voulu jouer l'homme pieux. Ou'ai-je fait ? J'ai marqué du fer chaud de l'infamie le front des anar- chistes démembreurs . La commune, en suspendant les représentations de mon ouvrage, argumente d'une pré- tendue fermentation alarmante dans les circonstances. Le trouble qui se manifeste aujourd'hui n'est dû qu'à son arrêté, placardé à l'heure même où le public était déjà rassemblé pour prendre des billets. C'est à la cin- quième représentation, après quatre épreuves paisibles, qu'elle ose suspendre Y Ami des Lois. Comment justi-
lift LA I.IBEHTÉ DU THEATRE
fiera-t-elle, cette commune, l'ordre qu'elle vient d'in- timer aux comédiens de lui soumettre, tous les huit jours, le répertoire de la semaine, pour censurer, arrêter ou laisser passer, au gré de ses caprices, les pièces de théâtre? Ainsi, l'ancienne police vient de ressusciter. A-t-elle donc oublié que les despotes de Versailles voyaient chaque jour représenter Bnitiis, la Mort de César ei Guillaume Tell'l II est temps de s'élever contre ces modernes gentilshommes de la Chambre. Où en sommes-nous donc, citoyens, si celui qui prêche l'obéis- sance aux lois est condamnable. Non, je n'ai point fait la satire des individus. Je n'ai point vu tel ou tel, j'ai vu des hommes. Ma plume ne sera jamais vouée qu'au seul amour des lois et de la liberté ; je ne connais que ma conscience. Ceux qui m'attaquent, ce sont les gens qui ont intérêt à ce que le peuple soit méchant, parce que j'ai prouvé qu'il est bon, et que je l'ai vengé des calomnies qui lui attribuent les crimes des brigands ».
Le maire de Paris écrivait en même temps au président de la Convention : « Citoyen président, je suis retenu au Théâtre Français par le peuple qui veut que la pièce VAmi des Lois soit jouée. Un arrêté du corps municipal, en conformité de celui du Conseil général irrite les esprits. Une députation de citoyens se porte en ce mo- ment à l'Assemblée nationale. Je vous prie de prendre en considération cette députation dont le peuple attend les effets avec impatience. Je suis bien convaincu que l'espé- rance d'obtenir une décision favorable est la seule cause qui l'engage à rester réuni autour du Théâtre Français ».
Après une courte délibération, l'Assemblée reconnut
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 119
sans difficulté quil nV avait point de loi autorisant les corps municipaux à censurer les spectacles. La pièce fut remise à l'affiche, mais Laya n'avait pas encore gagné sa cause.
Le i4 janvier suivant, en effet, le Conseil exécutif prit un arrêté qui, décidait que les spectacles continue- raient d'être ouverts. Seulement, cet arrêté enjoignait, au nom de la paix publique, aux directeurs des diffé- rents théâtres, d'éviter la représentation des pièces qui, jusqu'à ce jour, avaient occasionné quelques troubles et qui pourraient les renouveler dans le moment pré- sent ; il chargeait le maire et la municipalité de Paris de prendre les mesures nécessaires pour assurer son exécu- tion. C'était la remise en interdit de VArni des Lois.
Deux jours après, cet arrêté du Conseil exécutif fut cassé par la Convention nationale (i) sur ce motif que rinjonction faite aux directeurs des différents théâtres, donnerait lieu à l'arbitraire, et était contraire à l'arti- cle 6 de la loi du i3 janvier 1791 qui porte que «les entrepreneurs ne recevront des ordres que des officiers municipaux, qui ne pourront arrêter ni défendre la re- présentation d'une pièce, sauf la responsabilité des au- teurs et des comédiens, que conformément aux règle- ments de police »
En protégeant les représentations de VAmi des Lois, la Convention avait obéi peut-être moins à un esprit de justice qu'à un sentiment de rivalité. Les droits de l'au- teur furent défendus par les Girondins qui professaient
I. Décr. 16 janvier 1793.
120 LA LIBERTÉ DU THEATRE
rainoiir de l'ordre, mais si Laya obtint satisfaction ce fut surtout, dit Aruault, parce que « les anarchistes de la Convention s'indignaient que ceux de la commune riva- lisassent avec eux de tyrannie (i) ». UAmi continua donc d'être joué.
Le triomphe de cet ouvrage ne pouvait, toutefois, être de longue durée. La mort de Louis XVI y mit un terme. Sous prétexte de maintenir l'ordre et la tranquillité publique menacés, la commune résolut d'employer la force pour faire cesser les représentations de ÏAmi des Lois qu'elle considérait comme une cause permanente de troubles. Le théâtre fut entouré par la garde natio- nale et menacé par son artillerie. En dépit des baïon- nettes et des canons, la foule revint, comme tous les soirs, réclamer sa pièce favorite. Les comédiens refusè- rent de jouer. Il s'ensuivit un horrible tumulte pendant lequel Santerre et ses troupes firent irruption dans la salle.
On leur cria :
— A bas les gueux du 2 septembre ! A bas les assas- sins !
— La pièce n'étant pas sur l'affiche ne sera pas jouée, répondit Santerre. Et je ferai arrêter le premier qui se permettra d'interrompre !
— Brigand! assassin ! cria-t-on de toutes parts.
Des jeunes gens s'élancèrent sur la scène et l'un d'eux
lut la pièce au milieu d'un enthousiasme indescriptible.
Ce fut pourtant la fin de ces représentations. Laya eut
I. Arnault, Souvenirs d'un sexagénaire.
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 121
la prudence de se soustraire aux veng-eaiices du parti dont il avait osé livrer les actes à la risée publique. Il ne se montra plus à son domicile. Le dang-er était si réel que Danton, allant visiter madame Laya, lui dit :
— Citoyenne, si ton mari qui est mon ami ne trouve point d'asile, qu^il vienne chez moi; ce n'est pas là qu'on viendra le chercher.
L'académicien Arnault a rappelé, dans ses mémoires, une conservation significative qu'il eut, au sujet de Laya, avec Fabre d'Eglantine (i). L'auteur du Calendrier républicain s'était fait, à plusieurs reprises, le patron des g"ens de lettres auprès des comités du g-ouvernement Aussi, comme Arnault le rencontrait un soir aux Italiens, il crut devoir lui parler de plusieurs écrivains qui ne se croyaient plus en sûreté, Desfaucherets et Laya notam- ment. D'Eg-lantine s'exprima avec quelque indifférence sur le premier.
— Bien, dit Arnault, mais Laya?
— Oh ! pour Laya, c'est autre chose ; Laya qui a fait Y Ami des Lois !
— N'aimeriez-vous pas les Lois ?
— Laya qui a attaqué Robespierre !
— Vous aimez donc bien Robespierre.
— Robespierre !
Et regardant Arnault avec une expression sing"ulière :
— Savez-vous ce que c'est qu'attaquer Robespierre 1 Peut-on se cacher trop soig-neusement quand on a atta- qué Robespierre ?
I. Ou de l'Eg-lantine, surnom que s'était donné le convention- nel en mémoire d'un prix remporté par lui aux jeux Floraux.
122 LA LIBERTÉ DU THÉÂTRE
— Est-ce donc un crime de lèse-majesté que d'attaquer Robespierre? Robespierre est-il un roi ?
— Robespierre... est Robespierre, répliqua Fabre en élevant l'index de la main droite. Attaquer Robes- pierre !... répéta-t-il d'une voix qui devenait plus grave à mesure qu'il répétait ce nom.
Arnault n'en pu obtenir d'autre réponse. Il tira de cette conversation deux conséquences qui ne manquaient pas de justesse ; l'une que le pauvre Laya était infailli- blement perdu si on le découvrait ; l'autre, que Robes- pierre était devenu un objet d'inquiétude et de jalousie pour ses soupçonneux collèg-ues et que, n'osant encore l'accuser comme usurpateur de l'autorité, ils s'étudiaient à le désig-ner pour tel, par la déférence qu'ils affectaient envers lui, par l'importance qu^ils feignaient d'attacher à sa personne (i). En enlevant de l'affiche l'Ami des Lois, les Jacobins n'avaient obtenu qu'une demi-satisfaction. L'agitation à laquelle avait donné lieu cette pièce persis- tait encore après son interdiction ; bien des g-ens avaient appris par cœur les vers séditieux et ne se g-ênaient point pour les réciter partout. Il fallait à tout prix empêcher un tel scandale de se reproduire.
Les Jacobins, d'autre part, s'étaient promis une revanche et leur rancune se tourna contre une pièce fort inoffensive que l'on jouait au Vaudeville, la Chaste Snrnnne. Cet ouvrage, signé par Barré, Radct et Desfon- taines, ne contenait pourtant absolument rien de poli- tique ; il ne s'occupait point des événements du jour et
I. Souvenirs d'un sexagénaire.
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 123
ne condamnait aucun des personnages révolutionnaires. Mais il y avait, dans une scène, une phrase, une pauvre petite phrase, qui fit tout le mal et provoqua aux repré- sentations un tumulte épouvantable.
On venait de juger Louis XVI à la Convention natio- nale et l'un des défenseurs du roi, s'adressant aux mem- bres de l'Assemblée, s'était courageusement écrié :
— Je cherche partout des juges et je ne vois ici que des accusateurs.
C'était cette phrase que les auteurs de la Chaste Suzanne avaient transportée sur la scène. Un personnage de la pièce, Azarias faisait, en effet, cette déclaration :
— Vous êtes ses accusateurs, vous ne pouvez être ses juges.
De nombreux applaudissements accueillirent la phrase. Des protestations et des sifflets leur répondirent. On fit évacuer le théâtre.
La pièce ne fut rendue au public qu'après des modifi- cations et La Harpe nous donne sur cette reprise les détails qui suivent :
« Nous avons vu, il y a deux ans, et moi j'ai vu de mes propres yeux, à la représentation d'une pièce qui avait paru contre-révolutionnaire, parce qu'on y disait que des accusateurs ne pouvaient pas être juges, j'ai vu quatre Jacobins, appelés officiellement et siégeant gratis au premier banc du balcon, avec toute la dignité que des Jacobins pouvaient avoir, pour juger si les corrections que les auteurs avaient promises étaient suffisantes pour permettre que l'on continuât de représenter la pièce ; et
124 LA LIBEUTÉ DU THEATRE
Je lentleniaiii, les journaux annoncèrent que les commis- saires jacobins avaient été contents de la docilité des autours et des chang'ements qu'ils avaient faits ».
Maintenant, les hommes de la Révolution, énervés par l'exaltation des passions populaires, exigent que tout le monde, en France, ait la même admiration pour le nou- veau régime, les mêmes rancunes pour les institutions abolies, les mêmes haines pour les hommes de ces insti- tutions. La scèneindépendante ne doit plus servir de tri- bune aux audaces de la critique individuelle ; le sou- venir du passé lui-même doit être exclu des ouvrages nouveaux où l'on n'admettra plus que la maçnifîcation du présent.
Aussi, lorsque Génissieux dénonce à l'Assemblée, Mérope, qui donne le spectacle d'une reine en deuil pleu- rant son mari et appelant le retour de ses deux frères absents, la Convention s'émeut de cette pièce réaction- naire. Sur la proposition de Boissy d'Anglas, elle adopte un décret qui ordonne au comité de l'instruction publi- que de présenter une loi sur la surveillance des specta- cles. Et le décret du 2 août 1793, considérant que les théâtres « ont trop souvent servi la tyrannie » dispose qu'ils donneront trois fois par semaine les tragédies de Bridas, Guillaume Tell^ Caïus Gracchus, et autres pièces dramatiques qui retracent les glorieux événements de la Révolution et les vertus des défenseurs de la liberté. Le texte ajoute que tout théâtre sur lequel seraient repré- sentées des pièces tendant à dépraver l'esprit public et à réveiller la honteuse superstition de la royauté, sera
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 125
fermé et que les directeurs seront arrêtés et punis sui- vant la rig-ueur des lois (i).
Peu de jours après la promulg-ation du décret, Fran- çois de Neufchâteau fait jouer Paméla ou la vertu récom- pensée', le succès n'en fut pas très brillant d'abord, quoi- que cette pièce ail été merveilleusement interprétée par Fleurj et par la toute gracieuse Mlle Lang-e. Cependant, elle attira bientôt quelque attention parce que certains personnag"es s'y montraient décorés des ordres anglais, appareil qui frappait d'autant plus les yeux que toutes les décorations françaises avaient disparu^, les institu- tions auxquelles elles appartenaient ayant été proscrites parla nouvelle législation. Les jacobins se prévalurent de cela pour imputer à l'esprit contre-révolutionnaire la vogue de la pièce nouvelle.
Cette comédie accusée de g'iorifier les Anglais et de ten- dre à faire regretter les privilèges de la noblesse fut enle- vée de l'affiche le 3o août après huit représentations qui n'avaient donné lieu à aucun trouble. Elle fut reprise cependant le 2 septembre après de nombreuses modifica-
I. Pendant la Révolution, la Comédie française s'appela suc- cessivement Théâtre de la Nation, Théâtre du peuple, Théâ- tre de V Egalité. En 1794 l'Opéra devint le Théâtre de la Répu- blique. Le Théâtre Molière, sacrifiant aux flatteries du jour, prit le nom de Théâtre des Sans Culottes. On eut encore : le Théâtre de la Monitagne, le Théâtre de la liberté, le Portique français ou Club de la Révolution, le Théâtre des comédiens républicains^ le Théâtre des Victoires Nationales, le Théâtre patriotique. En 1798, le directeur du Théâtrede la Pantomime nationale écrivait au ministre de ITntérieur qu'il fallait « natio- naliser la pantomime». — Rambaud, Histoire de la civilisation contemporaine, p. 182.
126 LA LIBERTÉ DU THEATRE
lions auxquelles avait facilement consenti l'auteur. L'incident rùl été clos si le public ne s'était avisé d'ap- plaudir d'une façon trop significative certains vers sur la tolérance :
Pour la morale au fond, votre culte est le mien, Celle morale est tout et le dog'me n'est rien. Ah ! les persécuteurs sont les seuls condamnables Et les plus tolérants sont les plus raisonnables.
Pendant que retentissaient les bravos, une voix cria durement :
— Point de tolérance politique, cette tolérance est un crime.
L'interrupteur était le patriote Jullian de Carentan,. Conspué par toute la salle il fut soutenu, dès le lende- main, par le Saint public qui jeta le cri d'alarme. « Un patriote, lit-on dans cette feuille, a été insulté, hier, dans une salle où les croassements prussiens et autrichiens ont toujours prédominé; où le défunt Veto trouva les adulateurs les plus vils; où le poignard qui a frappé Marat a été aiguisé lors du faux Ami des Lois. Je demande en conséquence :
Que ce sérail impur soit fermé pour jamais
Que, pour le purifier, on y substitue un club de sans- culottes des faubourgs ; que tous les histrions du théâtre de la Nation, qui ont voulu se donner les beaux airs de l'aristocratie, dignes par leur conduite d'être regardés comme gens très suspects, soient mis en état d'arresta- tion dans les maisons de force ; qii'enfin, le citoyen
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 127
François veuille bien donner à sa philosophie une pente un peu plus révolutionnaire ».
L'article eut de l'écho dans les milieux jacobins qui dénoncèrent une seconde fois la pièce à la commune. Dans la nuit du 3 au 4 septembre tous les comédiens du théâtre de la Nation, à l'exception de Mole furent arrêtés et conduits à Sainle-Pélagie.
Un rapport de Barrère, présenté à la Convention sur cet événement, est un véritable réquisitoire: « Que voit-on dans cette pièce, dit-il. Tous les insignes de l'aristo- cratie, cordons rouges, (^rdons noirs, toutes les distinc- tions proscrites par l'égalité. La noblesse y est récom- pensée, non la vertu ; les plus belles maximes de morale y sont mises dans la bouche du lord ; on y entend les éloges du gouvernement anglais; et quel moment choi- sit-on pour cela? Celui où le duc d'York ravage notre territoire. Quant aux comédiens, il se pourrait que quel- qu'un d'entre eux fût d intelligence avec les ennemis de la liberté pour corrompre l'esprit public ».
A la suite de ce rapport, la Convention approuva les mesures prises par la commune et décréta^, en outre, la fermeture d'un théâtre qui n'avait cessé de donner des preuves d'incivisme (i).
I . C'est également sur le rapport de Barrère que François de Neufchâteau fut arrêté. Il eut payé son imprudence de sa tête sans le 9 thermidor. Le premier usage qu'il fît de sa liberté fut de célébrer par des vers à l'adresse de Barrère l'excès de sa reconnaissance. Selon M. Jauflret, sa détention l'avait rendu plus attentif à suivre le mouvement de l'opinion publique : « Minis- tre sous le Directoire, dit l'auteur du Théâtre révolutionnaire^
128 LA LIBERTÉ DU THEATRE
La représentation de Painéla fut moins la cause que l'oc- casion de cet acte de rigueur. Ce qu'on voulait surtout détruire, c'était le théâtre sur lequel avait été accueilli et représenté V Ami des Lois. Un incident qui passa ina- perçu au milieu des exécutions monstrueuses dont chaque journée était alors remplie provoqua l'explosion d'un ressentiment que les terroristes n'avaient jusqu'alors réprimée qu'avec peine et qui n'attendait que le moment favorable pour éclater.
A la suite d'une représentation de Paniéla, on avait donné le Somnambule, de Pont-de-Veyle. Un bonhomme, dans cette pièce, est tourmenté de la manière de détruire et de construire. Ses plus grands soins consistent dans les changements qu'il peut opérer dans ses jardins. La vue de son château est masquée par une montagne. Comme il n'a cji tête que cette montagne, dans un moment où il s'agit de tout autre chose entre les person-
puis directeur lui-même il obéit à l'impulsion de son cœur, en jurant, le 21 janvier 1796, fidélité à la République et haine à la rojauté, et, lorsque, huit ans plus tard, il vi*nt, au nom du Sénat, supplier Bonaparte de se revêtir de la pourpre impériale, il ne fit que sacrifier ses propres sentiments au bonheur de la nation, qui ne pouvait s'opérer que par cet acte de servilité. Si, dans la la suite, il obtint la faveur de faire hommage de ses fables au roi Louis XVIII, ne voyez dans ce fait qu'un acte de déférence, l'hommage d'un homme de lettres à un prince lettré. Le comte François de NeufchAteau était si éloigné de toute intention poli- tique qu'il avait eu soin de supprimer de ce recueil une fable intitulée le Porc et la Panthère. Le porc c'était. Louis XVI ; la panthère, Marie-Antoinette. C'était une heureuse application de la tolérance qu'il avait prêché»? autrefois ».
LE RÉGIME DU THÉÂTRE SOUS LA REVOLUTION 429
nag-es avec lesquels il est en scène, il s'écrie du ton le plus résolu :
— La montag-ne sautera.
Or, la dénomination de montag-ne, comme on le sait, désignait dans le public le groupe qui, dans une par- tie de la salle où s'assemblait la Convention formait la faction dominée par Marat. Par un rapprochement subit, le parterre fit application à cette montagne de la détermination prise à propos de l'autre, et manifesta par des applaudissements redoublés' le désir qu'il avait de la voir sauter. On devine le reste. Le parterre fut châtié, comme l'étaient, disent les bonnes gens, les fds de France sur le derrière d'autrui. Les comédiens payè- rent pour le prince (i).
Arnault qui nous conte le fait dans ses mémoires, cou- rut grands risques de partager leur sort et cela pour une simple chanson. Voici comment : Le futur académicien avait rassemblé dans un cahier quelques essais poétiques de sa façon, des pièces fugitives et des romances qui, dans le temps, avaient obtenu certain succès. Mlle Lange ayant témoigné le désir de lire ce recueil^ Arnault le lui prêta et il était encore en la possession de l'actrice lorsqu'elle fut arrêtée avec ses camarades. Or toutes les pièces du recueil ne devaient point paraître des plus innocentes aux yeux des gens au pouvoir, car leurs sus- ceptibilités s'accommodaient mal de l'esprit de satire. Quelques chansons se rapportaient aux événements du jour et n'en faisaient point l'éloge. Il y avait entre autres
I . Arnault, Ibid.
CAHUET 9
130 l.A MIlEinÉ DU THÉÂTRE
certain couplet où lu piomolioii de Robespierre à la dignité de juge au tribunal de Versailles était célébrée de manière à ne pas concilier au chansonnier la bienveil- lance du législateur. Ces vers avaient été insérés dans les Actes des apôtres. Les voici :
Monsieur le député d'Arras,
Versailles vous offre un refuge ;
De peur d'être jugé là-bas,
Ici constituez vous juge.
Juger vaut mieux qu'être pendu :
Je le crois bien, mon bon apôtre,
Mais différé n'est pas perdu,
Et l'un n'empêchera pas l'autre (i).
La plaisanterie pouvait paraître un peu vive à celui qu'elle visait, et son auteur devait se rappeler avec quelque frisson les dangers qu'avait courus Lava pour avoir voulu obscurcir l'auréole quasi divine de Robes- pierre.
Quand Arnault apprit que les scellés avaient été mis chez les acteurs arrêtés, il lui parut impossible que le
1. Arnault, auteur de plusieurs tragédies dont l'une Germa- nicus, fit beaucoup de bruit et souleva de violentes polémiques, excellait surtout dans de petites fables ingénieuses et spirituelles et plus encore épigrammes que fables. Celle du Hanneton qui est demeurée célèbre mérite d'être citée comme type de l'esprit d'Arnaud.
« Tu bourdonnes n'es-tu pas libre '? » Disait un écolier au hanneton, fâché D'avoir toujours un fil à la patte attaché. Ainsi parlait Octave à ses sujets du Tibre. Ainsi naguère encor j'entendais raisonner D'honncles cens qui, tous, n'étaient pas sur le trône, La liberté pour eux, c'est un fil lona: d'une aune Au bout duquel on laisse un peuple bourdonner.
LE REGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 131
maudit recueil échappât aux recherches des agents du g-ouvernement et que le salut de l'actrice ne fût pas compromis par cette découverte. La perte de Técrivain, d'autre part, semblait inévitable. Bien que ce cahier t ne fût pas écrit de sa main et qu'il ne portât pas son nom, Arnault s'apprêtait à en revendiquer la respon- sabilité. Son silence eût laissé tomber sur la tête d'au- trui une vengeance qu'il avait provoquée. Torturé par ces idées, l'imprudent poète attendait depuis vingt- quatre heures les perquisitions de la police lorsque son manuscrit lui fut remis. Au lever des scellés, Mlle Lange avait eu l'adresse de l'escamoter « comme Rosine esca- mote un billet sous les yeux même de son auteur ». Plus fière de son habileté qu'effrayée du péril, elle remit en riant les chansons au poète et, dit Arnault, « me rendit deux fois la vie, car ce tour de passe-passe ne sauvait pas moins sa tête que la mienne ».
Le 26 avril 1794? une circulaire des administrateurs de police enjoint aux directeurs de théâtres de faire dis- paraître sur le champ de toutes leurs pièces soit en vers soit en prose les titres de ducs, barons, marquis, comtes, monsieur, madame et autres qualifications proscrites, « ces noms de féodalité émanant d'une source trop impure pour qu'ils souillent plus longtemps la scène française ».
Faro et Lelièvre, administrateurs de la police, refusent, en conséquence, de laisser représenter une pièce qui s'appelle V Entrevue des patriotes attendu qu'elle est rem- plie de ducs, de duchesses et d'abbés et qu'on y repré- sente les gardes nationaux comme des ivrognes.
132 I A LinnirrÉ ou théâtre
H n'y avait plus grand inconvénienl à rétablir expressé- ment la censure qui, déjà, s'exerçait en fait et avec tant de riii'UtMir. \% arrêté du i4 mai 1794 rendit à cette ins- titution son existence légale, et la confia à la commis- sion de l'instruction publique agissant au nom de la Convention.
D'abord spéciales à Paris, ces dispositions furent éten- dues, le 27 nivôse, à tous les théâtres de la République. Un troisième arrêté du 25 pluviôse an IV enjoint au bureau central de la police dans les cantons où il existe et aux officiers municipaux dans les autres can- tons de la République de veiller à ce qu'il ne soit repré- senté sur les théâtres établis dans les communes de leur arrondissement aucune pièce dont le contenu puisse ser- vir de prétexte à la malveillance et occasionner du désor- dre. Ils peuvent arrêter les représentations de tous lès ouvrages qui, d'une manière quelconque, troubleraient Tordre public.
On peut affirmer qu'à nulle autre époque, la censure ne fut aussi violemmenttyrannique que pendant les années révolutionnaires. Sur i5i pièces qu'elle examine en trois mois, elle en rejette 33 et en mutile 25 (i). D'ailleurs, la censure officielle ne fut point la seule redoutable : les comités de gardes nationaux, le club des Jacobins, la Commune de Paris surto-ut, s'arrogèrent le droit de dénon- cer et de faire interdire les pièces. Le théâtre est mal- mené par le fanatisme de tous les partis. Presque toutes les comédies de Molière, Mahomet de Voltaire, Beuer'
1. Conf. Vivien, Etudes administratives. — Delpit, La liberté des théâtres et des cafés-concerts, op. cit., p. Cio.
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA RÉVOLUTION 133
ley de Saurin, le Jeu de Vamoiir et du hasard de Mari- vaux, la Dissipation, le Joueur, l'avocat Pathelin, Andro- maque, Phèdre, Britannicus, etc., etc., effrayent les autorités révolutionnaires qui déclarent ces ouvrag"es « ni au vais ».
En revanche, dès le mois d'août lygS, le Dernier Juge- ment des rois, de Sylvain Maréchal, est imposé au théâtre. Trois membres de la Convention accompagnent l'auteur lorsqu'il lit sa pièce aux comédiens. Un des acteurs, Grandmesnil, ose présenter quelques imprudentes objec- tions disant qu'il a peur d'être pendu si les rois reve- naient.
— Veux-tu être pendu pour n'avoir pas reçu la pièce? répond un des conventionnels.
La pièce, naturellement, estacceptée à l'unanimité, et, le lendemain delà première représentation, le Moniteur Universel en donne un compte-rendu enthousiaste.
« Au temps passé, dit l'auteur du Dernier juf/enient, sur tous les théâtres, on avilissait, on dégradait, on ridi- culisait les choses les plus respectables du peuple souve- rain, pour faire rire les rois et leurs valets de cour. .l'ai pensé qu'il était temps de leur rendre la pareille et de parodier ainsi un vers de la comédie du Méchant :
Les rois sont ici bas pour nos menus plaisirs ».
Maréchal suppose qu'à la suite d'un congrès universel de sans culottes, Paris est déclaré le chef-lieu de tous les peuples désormais constitués en république. Les rois détrônés sont déportés dans une île volcanique qui, depuis vingt ans, est la retraite dun veillard victime du
134 LA LIBERTÉ DL' THÉÂTRE
pouvoir (les despotes. Ce vieux jacobin a judicieusement gravé sur le roc qu'il valait mieux avoir pour voisin un volcan qu'un roi. Or, voici justement que le destin lui envoie tous les rois de la terre. Ceux-ci ne lardent point d'ailleurs à se disputer entre eux. On leur a laissé un peu de biscuit. Ils se l'arrachent. L'impératrice de Russie et le Saint-Père esquissent un pugilat.
— Faquin de prêtre, dit cette furie de Catherine, je ne le laisserai tranquille qu'après que tu auras avoué qu'un prêtre n'est qu'un charlatan, qu'un joueur de gobelets. Allons ! confesse-le.
Le pape le confesse.
Un coup de tonnerre. Des éclairs. Le volcan. demi éteint rentre en activité. 11 vomit une lave brûlante Le roi d'Espagne pousse des cris affreux.
— Bonne dame ! invoque-t-il. Secourez-moi ! Si j'en réchappe, je me fais sans-culotte.
— Et moi je prends femme, sanglotte le Sainl-Père. Mais le volcan fait explosion. Tous les tyrans sont
engloutis dans les entrailles de la terre.
A cette pièce incohérante et stupide, la presse jaco- bine rendit tous les honneurs qui sont dus aux chefs- d'œuvre (i).
I. Dans le même ordre d'idées, une curieuse circonstance ser- vit une pièce encore plus dépourvue de bon sens et de style que celle de Maréchal. Au mois d'octobre 1798, on mit à la scène le Divorce du Tartare on le Huila de Samarcande, comédie en cinq actes et en vers de dix syllabes. Cette pièce échoua pitoya- blement malgré un luxe de costumes et de décors. Comme le public fort mécontent commençait à siffler, un des acteurs vint lui apprendre que l'auteur actuellement en Vendée se battait
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA RÉVOLUTION 135
Tout le répertoire du théâtre classique est remanié au g"oùt du jour.
Au lieu du vers suivant :
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude
On fait dire à Molière :
Ils sont passés ces jours consacrés à la fraude.
Un patriote retouche \e Misanthrope qu'il répuhUca- nise : les petits marquis, le vicomte, il les supprime ; le roi Henri, il le raye de la chanson ; il rogne l'or qui couvre les basques plissées de l'exempt et habille le style à la mode du temps. « Plus de commandement du roi, plus de roi même, plus d'Etat : un décret, Paris, des mots vagues ; enfin, c'est, un effort continuel pour faire descendre l'immortel chef-d'œuvre au niveau de l'époque (i) ».
Dans \e Menteur de Corneille, on remplace la place
Royale, par la place des Piques, et l'on estropie ainsi
un vers pour le salut de la République. L'auteur du
Bourra bienfaisant qui io\ie aux échecs doit dire « Echec
au tyran » ! et non plus « Echec au roi ! » Dans le Déserteur, aux mots : « Le roi passait, » on substitue
cette ineptie : « La loi passait ». Gohier, le président du
tribunal révolutionnaire refait lui-même le discours
d'Antoine, dans la Mort de César, parce qu'il le trouve
trop modéré.
contre les ennemis de la République. Des applaudissements reten- tirent aussitôt dans la salle et la pièce put ainsi être jouée j'usqu'à la fin.
I . Hallays-Dabot, op. cit.
136 I.A LIBKltTK DU THEATRE
Timolt'on est proscrit à cause de ces vers dits par un personnav^e de lu pièce :
Song-eons que la terreur ne fait que des esclaves...
La lyrannio allière et de nieurlres avide
D'un mas(|ue révéré couvrant son front livide
Usurpant sans pudeur le nom de liberté
Roule au sein de Corinthe un char ensang'lanté.
Sur la plainte de Julien, de Toulouse, et de plusieurs de ses collègues, Chénier doit retirer sa traq-édie.
Les pièces qui tournent au grotesque ou à l'odieux la ci-devant noblesse ou le ci-devant clergé ont toutes les faveurs officielles ; les patriotes applaudissent notam- ment la Papesse Jeanne, Encore un curé ! La Journée du Vatican ou le Mariage du pape, Fénelon ou les religieuses de Cambrai, les Dragons et les Bénédictines, les Crimes de la noblesse, les Emigrés aux terres australes, etc., etc. (i).
Les œuvres antireligieuses avaient précédé au théâtre les œuvres révolutionnaires.
Dès les premiers mois de l'année 1790, Bertin d'Antilly avait présenté au Théâtre italien une comédie des plus libres qui s'appelait là Communauté de Copenhague. Suard, encore en fonctions, refusa d'autoriser la pièce : (( J'ai peine à croire, monsieur, écrivait-il à l'auteur, que vous ayez pensé sérieusement qu'il fût possible de mettre sur le théâtre une scène de libertinage dont les acteurs
1. La chute de la royauté avait déjà inspiré lu Journée du 10 août 1792 ei la liénnion du 10 août, sans culottide dramati que, « dédiée au Peuple-souverain. » A la suite de l'arrestation de Varennes, on met en scène la Lirjue des Fanatiques et des Tyrans, et la Voyageuse extravagante corrigée. — Rambaud, p. 178.
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 137
sont un évêque, un moine et des religieuses. Je n'ima- g-ine pas que la liberté du théâtre aille jusque-là. Cepen- dant, si vous persistez dans votre demande, j'écrirai les motifs de mon refus d'approuver que je vous communi- querai avant de les envoyer à l'administration de la police. Vous les combattrez comme vous le jugerez con- venable et M. le maire prononcera ». La pièce soumise en appel au jugement de quatre commissaires n'en de- meura pas moins interdite.
Après l'abrogation des vœux monastiques, on n'hé- sita plus à transporter les couvents sur la scène. Le goût de l'époque est pour les parodies antireligieuses. Les moines défroqués tiennent des propos grivois aux nones hystériques qui dansent le cancan. Dans les Victimes cloîtrées, dans la Mélanie de la Harpe, remise en scène, les religieuses sont cependant présentées sous un autre jour; on en fait les infortunées victimes de la supersti- tion, dignes de l'attendrissement des spectateurs. L'au- teur de la Journée du Vatican ou le mariage du Pape prend pour épigraphe ces trois vers de Voltaire :
J'ai désiré souvent dans ma verte jeunesse De voir notre Saint-Père au sortir de la messe Avec le grand Lama danser un cotillon.
« Notre règne est passé, dit le prieur d'un couvent dans les Fourberies monacales. On y voit trop clair aujourd'hui. Nous avons tant attrapé les autres, qu'il est bien juste que nous soyons attrapés à notre tour. »
Le clergé de la constitution civile n'est pas davantage épargné. L'évêque d'Autun est un coureur de tripots ;
138 LA LinEHTÉ DU THÉATHE
lalihé Fauchel, un coiironr de femmes ; l'abbé Gouttes un prêtre plus indig-ne encore, athée et voleur de mître. Dans une pièce intitulée : h' Eau à la bouche et la pelle au cul, un personnage affirme que le patriotisme des prêtres constitutionnels se réduit à déchirer hypocritement la réputation des anciens pasteurs. Dans une opérette, on chante de joyeux couplets sur l'évéque de Paris :
De Paris l'abbé Gobel Est donc l'évéque actuel, Comme à Lyon Lamourelle, Turlurette, lurlurette.
Il avait 1res hautement Prêché contre le serment Mais l'ornous tourne la tête, Turlurette, turlurette.'
L'or n'est pas seul de sou sçoùt ; On prétend qu'il aime itout Un tantinet la fillette, Turlurette, turlurette.
N'est-ce pas là ce qu'il faut ? Jeûner, prier est d'un sot. Vive, vive Lamourette ! Turlurette, turlurette.
Par une route de miel Nous irons tout droit au ciel Front levé, cœur en goguette, Turlurette, turlurette.
Le 7 novembre 1793, Gobel, coiffé du bonnet rouge, se rend à la Convention en grande cérémonie, suivi de ses grands vicaires et d'une foule de prêtres. Solennellement, il abjure ses anciennes croyances et rend hommage à la raison. Ce haut exemple est suivi par le clergé parisien et par de nombreux prélats constitutionnels. La religion
LE RÉGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 139
est, dès lors, considérée comme une superstition loin- taine et ridicule, bonne tout au plus à mettre en vaude- ville. C'est un ancien curé de Beaupréau, Coquille d'Alleux, qui écrit le Prêtre réfractaire ou le Tartufe nou- veau. Aux Variétés amusantes, on joue une comédie en un acte : A bas la calotte ou les déprêtrisés ; l'auteur, un vieillard, est encore un abbé défroqué, qu'on appelle maintenant le citoyen Rousseau. Enfin c'est un ex petit collet, le citoyen Léger, qui signe la Papesse Jeanne (i). Les œuvres dramatiques de l'époque révolutionnaire si violemment troublée par l'exaltation des partis ont été souvent proposées comme le type des pièces que met- traient scène désormais le théâtre devenu libre. Rien
I. Dans cette dernière pièce, un certain Florello refuse de s'éloigner du Vatican où se tient le conclave. Un prêtre l'inter- pelle :
Las de votre premier état Venez-vous auprès du Saint-Siège Des honneurs de l'épiscopat Briguer l'auguste privilège ? Je vous préviens qu'en ce moment Il n'est guère aisé d'y prétendre ; De dix évêchés maintenant Il ne nous reste qu'un à vendre.
D'ailleurs, si l'évêché ne fait pas votre affaire, On met en ce moment le Saint-Siège à l'enchère ; Et vous pourriez sans peine avec quelques ducats Vous mettre comme un autre au rang des candidats. C'est un joli métier que le métier de pape. A nos yeux clairvoyants ici-bas rien n'échappe. Et, dans tous les climats de l'univers connu, Le plus léger péché nous rapporte un écu.
La satire religieuse n'était pas toujours aussi galamment tournée ; bien souvent, de basses plaisanteries, un rire grossier et facile y tenait lieu d'esprit
140 LA LIBERTÉ DU THEATRE
n'est plus faux liisloriquement ni plus injustifiable en théorie. Les ouvTag"es les plus choquants de cette période ceux que la critique postérieure n'hésita pas à qualifier d'infàines et (|ui nous paraîtraient aujourd'hui devoir être arrêtés dès la seconde représentation, furent libre- ment joués sous le régime de la censure rétablie. D'autre part, la question de l'indépendance de la scène ne doit pas être préjug-ée par les excès qui se commirent alors, pas plus que les théories républicaines ne peuvent être rendues responsables de la tourmente terroriste.
Le théâtre est le miroir de la société au milieu de laquelle il se dresse. Le théâtre de la Révolution reflète la rue et se fait l'écho de la tribune. On entend sur la scène comme en bien d'autres endroits, un langage ordurier à l'usage des déclamations outrancières. Le discours se pare d'une carmagnole et l'orateur enveloppe son civisme dans une chemise sale. Entre les frises et la rampe, on déshonore des principes, on souille des croyances jadis vénérées et respectées encore par certains. Les commissaires de 1794 laissent passer, indijBFérents, ce flot d'inepties grossières. Peu leur importe que l'inno- cence des enfants et des jeunes filles en reçoive quelque blessure. L'examen ne tend son crible qu'au-devant des pièces politiques. C'est le rôle en vue duquel il a été spé- cialement rétabli et peu lui chaut d'étendre sa mission au delà. Il lui suffit de frapper de mort dramatique les œuvres indépendantes qui risquent un pamphlet contre les puissants du jour.
Des tableaux de circonstance où l'on célèbre quelques hautes actions de républicanisme, des satires, haineuses
LE REGIME DU THEATRE SOUS LA REVOLUTION 14l
et commandées, des ennemis du gouvernement, des pièces éphémères^ au dialogue emphatique et banale- ment déclamatoire, telles sont les œuvres qu'autorise ou qu'inspire la censure de la Convention.
CHAPITRE VII
LE DIRECTOIRE ET LES PIECES ANTl-JACOBINES
On est g-énéralement un peu las, sous la constitu- tion nouvelle, d'avoir si intensivement vécu les années écoulées. L'œuvre de la Révolution est accomplie ou peu s'en faut. La société parisienne se repose de tant de philosophie, de tant de démocratisme, de tant de civisme sanguinaire. On est toujours républicain. Cer- tes ! Mais on n'est plus sans-culotte. Un vent de frivo- lité emporte la jeunesse élégante dans un tourbillon de plaisir et de luxe. Barras lui-même, qui donne le ton, remet à la mode l'ingéniosité et le faste des fêtes ga- lantes. Sur plus d'un point, les muscadins du Directoire rappellent les roués de la Régence.
L'exemple de la jeunesse dorée est suivi par toutes les classes de la société parisienne. On se lance dans les distractions avec une sorte de frénésie. La Dansomaniet le ballet de Gardel, exprime assez exactement celte fureur de plaisir. On danse partout, en effet, et les idées de fête se familiarisent étrangement avec les idées de mort. Sur l'emplacement de l'ancien cimetière Saint- Sulpice, s'est établi le bal des Zêphirs. Un sablier vide,
LE DIRECTOinE ET LES PIECES ANTI-JACOBINES 143
une tète de mort, deux os en croix sont sculptés sur la porte. Chaque soir une foule bruyante se réunit en ce lieu et danse sur des tombeaux, car on ne s'est même pas donné la peine d'arracher du sol les pierres tumu- laires. Un bal champêtre, le bal des Tilleuls, est organisé dans l'ancien jardin des Carmes. Le sang- des prêtres ég'org'és brunit encore les marches de la sacristie sur lesquelles tous les dimanches, retentissent les flons-flons de l'orchestre. 11 y a aussi un bal réactionnaire fameux, le bal des Victimes. Pour y être admis, il faut avoir perdu un proche parent au champ d'honneur, c'est-à-dire sur Téchafaud. On y salue à la victime avec le mouve- ment du condamné qui passe son cou dans la lunette. On y porte les cheveux rasés sur la nuque, en souvenir de la coupe du bourreau (i).
Ainsi la folie des plaisirs s'accommode curieusement du macabre en lequel elle recherche un contraste mal- sain.
Ces distractions spéciales n'empêchent point, toutefois, les théâtres de faire de jolies recettes. On y vient applau- dir les acteurs qui sortent de prison, Larive, Dazincourt, les jolies Contât et Devienne que n'avaient point épar- gnées la fureur révolutionnaire.
Le nouveau g-ouvernement essaie de réagir contre ces tendances réactionnaires. La censure se montre peut-être plus indulg'ente pour la moralité de la scène, mais n'en demeure pas moins tracassière pour tout ce qui concerne de près ou de loin la politique.
I. V. Jauffret, p. 325 et 826.
144 LA HBEnxÉ DU THÉÂTRE
A l'exemple de la Convention, qui avait ordonné la représentation des pièces patriotiques et afFecté à cet usaiiie, par décret de 3 pluviôse an II, un crédit de 100.000 fr., le Directoire exécutif prend, à la date du i8 nivôse an IV, un arrêté ainsi conçu :
« Tous les directeurs, entrepreneurs et propriétaires des spectacles de Paris sont tenus, sous leur responsa- bilité individuelle, de faire jouer, chaque jour, par leur orchestre, avant le lever de la toile, les airs chéris des républicains, tels que la Marseillaise^ Ça ira, Veil- lons au salut de l'Empire et le chant du Départ. Dans l'intervalle des deux pièces, on chantera toujours riiymne des Marseillais ou quelque autre chanson patriotique. — Le théâtre des Arts donnera, chaque jour de spectacle, une représentation de VOffrande à la Liberté avec sep chœurs et accompagnement, ou quelque autre pièce républicaine. — Il est expressé- ment défendu de chanter, laisser ou faire chanter l'air homicide dit : le Réveil du peuple. Le ministre de la police générale donnera les ordres les plus précis pour faire arrêter tous ceux qui, dans les spectacles, appelleraient, par leurs discours, le retour de laroyautéj provoqueraient l'anéantissement du Corps lég^islatif ou du Pouvoir exécutif, exciteraient le peuple à la révolte, troubleraient l'ordre et la tranquillité publique, et at- tenteraient aux bonnes mœurs ».
Dans toutes les pièces antérieures à 1792, il est encore interdit aux acteurs de se donner, dans leurs rôles, les dénominations de Monsieur et de Madame. Gaston de Foix, Bayard, deviennent des citoyens. « Phèdre ne
LE DIRECTOIRE ET LES PIECES ANTI-JACOBINES 145
déclare sa flamme à Hyppolite que la poitrine ornée d'une immense cocarde tricolore ». (i) Une pièce intitulée Minuit est censurée parce qu'on y souhaite la bonne année, usage aboli parle calendrier républicain.
Dans une pièce, Alexis ou l'Erreur d'un bon père, un personnage avait à donner dix louis. « Pourquoi, dit un rapport de police, cette monnaie qui rappelle aux roya- listes leur idole ? L'auteur ne peut-il donner tout sim- plement une bourse ? » Dans Léon ou le Château de Mon- tenero, l'amoureux reçoit la défense de s'appeler Louis. Les pièces anciennes à sujet chrétien doivent apostasier et faire profession de paganisme. Et ce n'est pas ce qu'ily a de moins étrangement curieux, dans cette inin- telligente persécution, que de voir interdire Zaïre, la tragédie de Voltaire, qu'on soupçonne de cléricalisme.
Après la réaction thermidorienne, cependant, le public se soucie assez peu d'aller au théâtre pour y faire de la politique officielle. Aux pièces imposées on préfère la folie des vaudevilles ou l'intrigue des pièces amoureuses. Depuis qu'il n'y a plus de terreur, d'accusateur public et de suspects, depuis que la guillotine chôme, depuis que l'on ne risque plus de payer une chanson de sa tête, on chante, on critique, on raille. Un vent de fronde a passé sur Paris et gronde contre les Jacobins en détresse. Le Parisien relève son visage gouailleur et sape de son éclat de rire toute la fortune politique du sectarisme vaincu. Le jacobinisme est accommodé en méchants vers. Il subit cette loi de l'inconstance humaine qu'un
i.Rambaud, p. i83.
CAHUET 10
14G LA LIBERTÉ DU THEATRE
homme d'esprit appelait la loi du pendule. Les grands hommes de la veille ont, à leur tour, le rôle ingrat sur toutes les scènes. Comme jadis les contre-révolution- naires et les fédéralistes, ils jouent maintenant les fourbes et les traîtres ;
Lorsque l'on voudra dans la France Peindre des monstres destructeurs, Il ne faut plus de l'éloquence Emprunter les vives couleurs. On peut analyser le crime ; Car tyran, voleur, assassin, Dans un seul mot cela s'exprime Et ce mot là, c'est. . . Jacobin (i).
Le charme de la comédie
Du chant les sensibles accords •
Glissant sur leur âme flétrie
Par la rag'e et par les remords.
L'art aff'reux d'enfanter les crimes
Pour leur cœur a seul de l'attrait ;
Les cris plaintifs de la victime
Voilà le concert qui leur plait.
« Le régime du grand tyran est passé, s'écrie la Pauvre femme de Marsollier (2). C'est bien alors qu'il était heu- reux d'être une pauvre femme... Quand ces messieurs à bonnets rouges et à moustaches noires, à grands sabres et à portefeuilles bien garnis, allaient fouillant
1. C'est en ces vers de mirliton que s'exprimaient les citoyens Hector Chaussier et Martainville, dans le Concert de la rue Feydeau ou r agrément du jour, vaudeville en un acte repré- senté sur le théâtre des Variétés le i*"" ventôse an III (19 février 1795). V. Jauffret, p. 829.
2. Représentée sur le théâtre de l'Opéra comique, le 19 germi- nal an III (8 avril 1795). V. Jauffret, p. 33 1,
LE DIRECTOIRE ET LES PIECES ANTI-JACOBINES 147
partout, taxant, injuriant, incarcérant, ce n'était pas dans mon grenier qu'ils seraient venus ».
Dans les Jacobins aux enfers, de Chaussier, on voit les Furies, Tisiphone en tête, poursuivre les Jacobins jusque dans le palais de Pluton.
Ah ! Pluton, je l'en conjure,
Eloigne ce jacobin
Ce monstre de la nature,
Abreuvé de sang humain ;
Ecarte cette gangrène
Ou craint mille maux divers
Car sa dégoûtante haleine
Infecterait les enfers.
Dans V Ecole de la société ou la Révolution de la France, de Rey, Robespierre et ses partisans sont désignés sous des noms odieux, tels que Tigredins et Scoquini. Pausa- niasde Trouvé est un récit du 9 thermidor ; quand il fait imprimer sa pièce, l'auteur écrit dans la préface : « La seule différence entre Pausanias et le monstre dont cet ouvrage retrace les horreurs, c'est que ce dernier fut un lâche et vil scélérat au lieu que Pausanias avait l'énergie du crime et mêlait de l'éclat à ses vices ». Le citoyen G... met en scène La mort de Robespierre ou les Journées des g et 10 thermidor^ pièce insipide qui contenait un mono- logue de cent vingt-quatre lignes. Une scène de carnage, des orgies nocturnes, avec des filles de joie, des baladins et des bourreaux, Tibère, Néron et Caligula, unis en un seul monstre, Gollot d'Herbois, voici la tragédie de Fonvielle, Collot dans Lyon (i). Une « bagatelle civico- parade « en un acte est intitulée : Plus de mundarins où
I . Jauffret, p. 34i-
148 LA I.IHEHTK DU THEATRE
la Chine sauvée. « J'ai consacré trois ans de ma vie, dit l'auteur, à lire l'histoire des révolutions ; je déclare que je n'en ai trouvé aucune marquée de ce caractère de ter- reur et de sans^ que ces exécrables Jacobins ont imprimé à la llévolution de 1789 ». « Kéjouissez-vous, s'écriait l'auteur d'un drame en trois actes, V Appel à rhonnenr ou les Remboursements en assignats, réjouissez-vous ; la France n'est plus cette bête sauvage qui dévore ses habi- tants. Il a cessé pour elle le spectacle de cette légion de corsaires farouches, armés en course contre leurs propres concitoyens, avec des lettres de marque signées Robes- pierre, Carrier, Lebon. Ses regards ne sont plus souillés de la présence de ces proconsuls exterminateurs qui col- portaient la mort, le deuil et le ravage dans nos cités. Elle n'est plus en permanence sous nos yeux cette faux redoutable, l'effroi de l'innocence et de la justice, de l'homme riche, de l'homme de génie ».
Une nouvelle comédie, VAn II ou le tribunal révolu- tionnaire, de Ducancel, reçue au théâtre Feydeau, émut plus vivement encore que les précédentes ceux des Jacobins qui avaient conservé de hautes situations dans le gouvernement. L'autorisation avait été demandée et obtenue.
« Le but de cet ouvrage, disait le rapport qui fut fait à cette occasion, est d'inspirer l'horreur de la tyrannie en vouant à l'exécration les auteurs des misères et des calamités qui ont été versées sur le peuple français_, pen- dant dix-huit mois, du plus honteux et du plus lourd esclavage. Une peinture effrayante du système dévasta- teur et sanguinaire des tyrans de l'an II, la mise en
LE DIRECTOIRE ET LES PIECES ANTI-.IACOBINES 149
action d'un tribunal voué à tant d'iiorreurs et coupable de tant de forfaits que la postérité n'osera y croire, les plus vils inlrig-ants dévoilés : voilà ce qui constitue l'ou- vrage du citoyen Ducancel » (i).
Les Jacobins annoncèrent que le sang coulerait si la représentation de cette pièce avait lieu. Ils en avaient assez versé, remarque M. Jaiiffret, pour qu'on les crût sur parole. A la veille de la représentation, un message du ministre de la police, le citoyen Cochon, prévint le directeur et l'auteur qu'ils seraient responsables des troubles qui pourraient se produire. L'ouvrage fut retiré de l'afficlie, mais, à la date de l'an 111, une pièce presque identique, Encore un Briitiis on le tribunal révolutionnaire de Nantes se joue sans difficulté aucune.
Le 4 floréal de la même année, Martainville, jadis arrêté comme suspect dès les bancs du collège, donne aux Variétés un petit acte spirituel sur la recherche des suspects. Dans ce vaudeville, une circulaire du départe- ment prescrit d'arrêter les suspects. Il est facile de les reconnaître :
Si vous avez dans le village Quelque citoyen opulent Qui met tout son bien en usage Et le prodigue à l'indigent
Par sa largesse Sa coupable adresse Brigue la faveur, le respect
C'est un suspect.
C'est un bon métier que d'être agent du gouverne- 1. Jauffret, p. 349-
150 LA LIBERTÉ DU THEATRE
m
menl à la recherche des suspects. Les vers qui suivent en témoig"nent :
C'est un chjirinant métier, d'honneur !
On fait bombance, on fait figure
El puis on met à la hauteur
Les autorités qu'on épure.
En fait de vin, en fait d'amour,
On peut se passer son caprice,
En mettant à l'ordre du jour
La tempérance et la justice.
Sur de beau.x meubles d'acajou
Pour les scellés, quel délice !
Recevoir un petit bijou.
Rien que pour promettre service.
Moi, je prends de tous les côtés ;
Mais surtout, million de pipes !
Respectons les propriétés,
Car il faut avoir des principes.
L'agent aperçoit Damis, sage, éclairé, généreux, aimé de tous, en un mot le type idéal du suspect :
Mais qui s'avance dans ces lieux
DAMIS
Ciel ! Quel objet frappe mes yeux.
COURANTIN
Une cravate !
DAMIS
Une moustache !
COUIVANTIiN
Cet air bénin,
DAMIS
Cet air bravache !
COURANTIN
Du linge blanc, un habit fin,
Oh ! cet homme est un muscadin.
LE DIRECTOIRE ET LES PIECES ANTI-JACOBINES 151
DAMIS
Un pantalon, un air coquin Oh ! cet homme est un jacobin.
Courantiii veut arrêter Dainis, mais celui-ci a reçu la nouvelle des événements de thermidor. Le délégué s'es- quive et Damis explique aux bonnes gens du village ce, qu'était la France sous le régime de la Terreur :
L'un était suspect pour se taire, L'autre l'était pour babiller ; L'un est suspect pour ne rien faire L'autre est suspect pour travailler ; Tel est suspect, car il se mire ; Tel car il porte un habit sec ; Mon voisin est suspect pour rire ; Moi, pour pleurer, je suis suspect.
La faveur avec laquelle le public accueillit cette pochade, avait mis l'auteur en goût de rimer contre les
autorités révolutionnaires. La Nouvelle Montagne ou Robespierre à plusieurs fut la première pièce que Mar- tainville composa contre le Directoire. Les Assemblées primaires vinrent ensuite, plus hardies encore, et obtin- rent^ dès leur première représentation, en 1797, un reten- tissement considérable. Dans l'ouvrage, il y a un Basile, le journaliste Sincère, qui s'entend à merveille à faire et à détruire les réputations :
Par un récit enjolivé De trois ou quatre circonstances On change en un crime prouvé Les plus légères apparences ; Et, pour en augmenter l'effet Et le rendre encor plus funeste Avec un faux air de regret On débite tout ce qu'on sait, Et puis on invente le reste.
152 LA LIBERTÉ DU THKAXnF.
11 nv faut pas plus de temps au journaliste pour démo- lir une rt'putati^jn que pour en édifier une. En France, il existe une douzaine de grands hommes de sa façon. Sincère compte sur les élections prochaines pour faire réussir tous ses projets d'ambition et de fortune. Elu, il deviendra peut-être ministre, ministre des finances naturellement.
Comme mes états franchement Ne sont pas dans un ordre extrême Je rendrai fort commodément Mes comptes à moi-même.
Le malheur pour lui, c'est que le pot au lait se ren- verse. Il ne sort du scrutin qu'une voix, la sienne, et ce sont — indice d'un nouvel état de choses — des citoyens honorables qui sont élus.
Il fut un temps où, dans la France, Le nom sacré de magistrat Etait le prix de l'ignorance, Du vol et de l'assassinat. Espérons de ces jours horribles Ne revoir jamais le fléau, Non, les intrigants, les bourreaux Ne seront jamais éligibles.
Le public, toujours plus séditieux que les auteurs, montra, par ses applaudissements, combien il était satis- fait de toutes ces malices. Il accueillit par l'approbation de son rire jusqu'au couplet de goût douteux que Sim- plot, l'ancien balayeur du comité révolutionnaire, venait chanter sur la scène :
A balayer le comité
Je prenais bien d'ia peine.
LE DIRECTOIRE ET LES PIECES ANTI-JACOBINES 153
Mais je peux dire en vérité
Qu'elle était toujours vaine ;
Tout était propre à s'y mirer,
Grâce aux peines les plus dures
Mais dès qu'les membres venaient d'entrer
Il était plein d'ordures.
Les personnages au pouvoir ne g-oiitèrent aucune- ment la satire. On défendit la pièce. Martainville fut mandé au bureau central de police pour y recevoir des explications. Il ne voulut rien entendre, s'emporta, déclara que sa pièce serait jouée en dépit des révolution- naires, des directeurs et de la police.
— Le public la demande, ajouta-t-il, vous n'avez pas le droit de l'en priver.
Impatienté, le secrétaire du bureau, Limodin, répon- dit avec une grossièreté imprudente :
— Que m'importe le public? qu'il soit content ou non je m'en fous.
La phrase ne fut pas oubliée; Martainville se chargea de lui faire une fortune ; il l'emporta précieusement comme une bonne proie et, dès le soir, la mit dans les journaux et sur les affiches : « Le public dont il se fout, déclarait-il, et qui je crois le lui rend bien, a demandé hier à grands cris la pièce défendue. Moi qui ne suis pas membre du bureau central et qui ne me fous pas du public, pour le mettre à même de juger la pièce, je l'ai fait imprimer. Elle se vend chez Barba, rue Saint-André- des-Arts, 27 ». Et chaque jour, après l'annonce du spec- tacle, on ajoutait sur l'affiche du théâtre : En attendant les assemblées primaires ou les élections, vaudeville du
lo4 LA LIBERTÉ DU THÉÂTRE
citoyen Martainville, défendu par ordre du gouverne- ment (i)
Une pièce de Beffroi de Régny fit ég-aleinent quelque bruit. Elle s'appelait Tur/ututu, folie, bêtise, farce et parade, comme on voudra, en prose et en trois actes, avec une ouverture, des chœurs, des marches, des bal- lets, des cérémonies, du tapage. Turlututu, copie de Sancho Pança fait consciemment des balourdises et dit des naïvetés avec finesse. Il chasse du conseil d'Etat les intriguants et les vendus, les mirlillors, trop occupés de leurs parures, les lâches incapables de justice et les rem- place par des hommes honnêtes, instruits et courageux.
On ne sait trop pourquoi cette pièce, tellement inof- fensive à la lecture, déchaîna la fureur des Jacobins au point que la première représentation ne put être achevée. L'auteur se vengea de la cabale dans une spirituelle dia- tribe contre les cabaleurs :
« La voilà, dit-il, cette pièce pitoyable, abominable, exécrable, infâme, horrible, tendant à exciter la guerre civile, payée par Pitt et Cobourg. La voilà cette pièce que ces scélérats d'acteurs n'ont pas rougi de représenter même après sa chute. Voilà vraiment un acte de résistance à la volonté nationale, qui n'est pas excusable 1 Car on sait que la volonté de tout coquin payé à trois et quatre livres par tête pour faire du bruit dans les spectacles est bien certainement la volonté de tous les Français, sur- tout depuis que ces messieurs,... R... de L... et M..., qui étaient à la tête des enragés, ont opiné qu'ils étaient seuls toute la nation ».
I. Jauffret, p. 3^3 à 39'y.
LE DIRECTOIRE ET LES PIECES ANTI-JACOBINES 155
« D'abord cette pièce est intitulée Turhitiitii. A ce titre seul on doit lever les épaules jusqu'au point de devenir bossu. En effet, comment un ouvrage peut-il avoir du mérite et s'appeler Turlututu'î Ah! si je l'avais appelé Caton ou Fabrici'us, Aristide ou Epaminondas, et qu'au lieu de mettre sur l'affiche Folie en trois actes, on eût mis Tableau moral, politique, métaphysique, philosophique et patriotique du cœur humain, de la nature humaine et du genre humain, avec cette devise : Peuples, nations, des- potes, tyrans, coalition, royalisme, Vive la Jraternité ! Vive la mort ! Oh ! pour le coup, c'est alors que tous les grands hommes du jour m'eussent ôté respectueusement leur chapeau en me voyant passer dans les rues et, de quelques plates balivernes dont j'eusse farci ma pièce, on l'eût prôné dans tous les clubs... Mais Turlututu. Ah ! bon Dieu ! cela fait pitié ! »
Après ce badinage sur le titre de la pièce, la verve de Beffroi s'adresse,à ceux qui sifflent, au théâtre, les allu- sions politiques.
« Il est évident, concède-t-il, railleur, que mes inten- tions sont on ne peut plus criminelles. Dès la première scène, qui ne voit pas que j'ai voulu jouer le gouverne- ment passé et tous les gouvernements futurs? Quel est le nigaud qui ne s'aperçoit pas que j'ai voulu traîner dans laboue l'Assemblée constituante, l'Assemblée législative, l'Assemblée conventionnelle et toutes les assemblées qui s'assembleront jusqu'à la fin du monde ? Où est le butor qui ne devine pas, au premier coup d'oeil, que ma pièce est une satire atroce contre toutes les puissances alliées de la France, contre leurs ambassadeurs, contre Tempe-
456 LA LIBEUTK DU THÉÂTRE
rpur de la Chine, contre le Grand Lama, et même contre Poulalu», roi des tiois cents îles des Amis âe la mer du Sud. On m'a même assuré que les conférences de lord Malmesbury, à Lille, étaient tout à fait rompues, et que l'Angleterre renonçait à la paix pour 5o ans à cause de Turlntutu ; de sorte qu'il \\y a pas de supplice capable d'égaler le crime d'un auteur qui a eu l'audace de pro- voquer sur un théâtre le courroux de l'Europe, de l'Asie, de l'Amérique et de la mer du Sud.
« Aussitôt voilà des applications saisies avec avidité par le malin public de Paris, qui a le diable au corps pour ap- plaudir, quand on lui parle des coquins, des charlatans et des hypocrites, qui trompent le peuple à cinq mille lieues d'ici, comme si ces choses-là pouvaient regarder notre bienheureuse patrie; comme s'il y avait le moindre rapport entre les fripons du pôle antarctique et les hon- nêtes et braves Jacobins de notre hémisphère ; comme s'il y avait, en France, des hypocrites_, des charlatans dans les places ; ce qu'à Dieu ne plaise » (i) !
L'arrêté du Directoire aux termes duquel les entrepre- neurs des théâtres de Paris devaient faire jouer ou chan- ter avant le lever du rideau les airs chéris des répu- blicains était encore en vigueur en 1798. Mais il ne s'exécutait pas toujours sans incident. Ainsi, lorsqu'il arrivait à la strophe:
Tremblez tyrans, et vous perfides !
Duchaume, l'acteur du Vaudeville, n'oul)liait jamais de désigner du poing l'endroit du parterre où se réunis-
I. Cité par JaufTret, p. 99 et s.
LE DIRECTOIRE ET LES PIÈCES ANTI-JACOBINES 157
saient les Jacobins. Et le geste était toujours souligné d'applaudissements. Au théâtre Feydeau, Gaveau remet- tait audacieusement à la mode les couleurs de l'ancien régime. Il n'était même point rare en certains endroits d'entendre huer la Marseillaise. Aux représentations du Glorieux cette réponse de Pasquin : (( Apprenez, faquin, que le mot de monsieur n'écorche pas la bouche » rece- vait l'approbation de toute la salle. Et c'est très mélan- coliquement qu'un rapport de police constate l'aversion du public pour le mot de « citoyen »,
Le i8 thermidor an V, on représenta les Trois frères rivaux au Théâtre français de la rue de Louvois. Un valet de la pièce s'appelait Merlin, exactement comme le ministre de la justice d'alors.
— Monsieur Merlin, dit un personnage de la comé- die, vous êtes un coquin !
On applaudit en riant.
— Monsieur Merlin, continue l'acteur un peu interlo- qué, vous finirez par être pendu.
— Bravo ! bravo ! crie toute la salle qui trépigne.
La pièce fut retirée de l'affiche, mais un arrêté du 5 fructidor n'en prononça pas moins la fermeture du théâtre pour punir le public d'avoir manifesté aussi vivement ses sentiments sur un ministre.
Ces manifestations, remarque M. Jauffret, étaient des signes de l'opinion publique dont le Directoire ne savait pas mesurer la portée : « Tantôt, il ordonnait la suppres- sion des passages les plus applaudis, tantôt il menaçait de faire fermer le théâtre où ces scènes s'étaient passées. Il ne parvenait qu'à se rendre odieux et ridicule »,
158 LA LIBEUTÉ DU THKATRE
C'est ainsi, notamment, que les directeurs jug'ent à propos d'interdire une autre pièce de Beffroy de R(,'- gny pour des motifs qui paraissent avoir été bien futiles : « Le personnage chargé de la police, dit Fauteur dans une protestation, ne veut pas que Colas dise naïve- ment qu'il n'est pas un sabreur. Si ce citoyen ne veut pas qu'on parle de sabreurs, pourquoi donc sabre-t-il impi- toyablement tout ce qu'il y a de saillant dans mes ouvrages? Nous autres Français nous n'aimons que les bons sabreurs, qui ne sabrent que l'ennemi sur le champ de bataille, et non pas ceux qui voulaient sabrer leurs concitoyens et que le gouvernement a dû comprimer. Si tout prête aux allusions, il faudra donc ne plus faire d'ouvrage. Si Ton ne peut plus parler ni de vertu, ni de vice, ni de probité, ni de brigandage, que restera-t-il ? » La politique inquiète et maladroite du Directoire lui avait valu une magnifique impopularité. On lui repro- chait à la fois les revers militaires et le désastre financier, l'expédition d'Egypte, la mutilation du corps législatif, les désordres intérieurs et le brigandage impuni qui, dans les départements de l'Ouest et du Midi avait atteint des proportions effrayantes. Aussi, lorsque Bonaparte eut accompli son coup d'Etat, applaudit-on avec enthou- siasnie l'acte audacieux du jeune général. Sur tous les théâtres on joue des pièces de circonstance qui font l'éloge de la journée de Brumaire ; à l'Opéra comique national, on donne les Mariniers de Saint-Cioud, au Vaudeville, la Girouette de SaintCloud, au théâtre des Troubadours de la rue de Louvois, la Journée de Saint- Cloud. La période révolutionnaire est à son terme. La
LE DIRECTOIRE ET LES PIECES ANTI-JACOBINES 159
République a vécu. Le peuple, excédé de toutes les luttes politiques et des exig'ences d'une çuerre qui ne finit pas, ne demande plus que la paix, l'ordre et le repos ; il est prêt à leur sacrifier son attachement aux institutions nouvelles et à remettre le soin de ses destinées qui l'ac- cable entre les mains puissantes d'un César.
CHAPITRE VIII
LA CENSURE DRAMATIQUE SOUS LE CONSULAT ET LE PREMIER EMPIRE
Le tliëàlie mutilé de la Révolution ne pouvait espérer retrouver sous la dictature de Bonaparte ni sous le règne de Napoléon la saine indépendance indispensable à l'éclosion des œuvres fortes. Le Consulat d'abord, l'Em- pire ensuite, devaient être le règne de la littérature offi- cielle et commandée.
Dès le lendemain du coup d'Etat de brumaire, la cen- sure de la police est secondée par celle du bureau des mœurs, comme nous l'apprend un document relatif aux
pièces sur la Révolution :
'*.
t
(Archives de la Comédie française) (1)
BUREAU DES MŒURS
« Paris, le 14 frimaire an VIII (5 déc. 1799).
« Aux entrepreneurs du théâtre de la République : « Le ministre de la police générale nous charge, ci- toyens, de suspendre la représentation des pièces qui
1. Conf. Welschinger, La censure sous le Premier Empire p. 263.
LA CENSURE DRAMATIQUE, CONSULAT ET PREMIER EMPIRE 161
pourraient devenir un sujet de dissention (sic) et il nous autorise à exiger, des entrepreneurs de spectacles, qu'ils soumettent à notre examen tous les ouvrages drama- tiques relatifs à la Révolution qu'ils voudraient remettre au théâtre à quelque époque qu'ils aient été composés depuis le \!\ juillet 1789... Nous pensons que pour exer- cer l'action salutaire de la surveillance morale des théâtres il est indispensable que les nouveautés dramatiques nous soient soumises avant la représentation. Nous vous invi- tons, en conséquence, à nous adresser sans délai et faire remettre à notre bureau des mœurs et opinions publiques les pièces relatives à la Révolution, ou à quelque époque de la Révolution, et toutes les nouveautés que vous êtes dans l'intention de représenter. (( Salut et fraternité.
f( Les administrateurs : Pus, Thurot. »
Une communication des consuls du 5 avril 1800 au mi- nistre de l'Intérieur, Lucien Bonaparte, l'engage à faire coniiaître aux entrepreneurs des différents théâtres de Paris qu'aucun ouvrage dramatique ne devait, à l'avenir, être mis ou remis au théâtre qu'en vertu d'une permission donnée par lui. Le chef de la division de l'instruction publique était rendu personnellement responsable de tout ce qui, dans les pièces représentées, serait contraire aux bonnes mœurs et aux principes du pacte social (i).
Au début du Consulat, la direction des théâtres appar- tenait donc au ministère de l'intérieur. Le chef de la
r. Welschinger, op. cit., p. 209 et 210.
CAHUET H
1G2 LA LIHERTÉ DU THKATRE
division do l'inslruction publique que l'on rendait res- ponsable des audaces de la scène, était alors un piètre littérateur, Félix No^aret, auteur du Pater républicain. Les adversaires de la censure ont généralement dénoncé le zèle de ce fonctionnaire à faire naître les allusions et ne lui ont jamais pardonné d'avoir empêché un auteur de donner le nom de Dubois à un valet fripon pour ne pas manquer de respect au préfet de police Dubois. La commission d examen fut complétée par Brousse-Desfau- cherets, Lemontey, Lacretelle jeune et Esménard (i). En i8ri, on leur adjoii^nit un certain M. Coupart, dont le nom malheureux devait, en signant les amputations lit- téraires, servir de prétexte à des plaisanteries faciles.
En i8o3, le directeur de l'instruction publique, Kœde- rer, adressa une circulaire aux entrepreneurs de spec- tacles où ils les informait qu'ils eussent à soumettre au ministère de l'intérieur un répertoire trimestriel, le gou- vernement se réservant le droit de donner son approba- tion à la représentation des pièces. Lorsqu'en iSol\, Fouché reprit possession du ministère de la police, la direction des théâtres revint au bureau de la presse qui faisait partie de son ministère (2).
Le décret du 8 juin 1806 confirma ce déplacement du pouvoir supérieur en matière d'autorisation dramatique. Aucune pièce ne pourrait être jouée désormais sans avoir reçu l'approbation du ministre de la police générale. Le décret disposait, eu outre, qu'aucun théâtre ne pourrait
1 . Esménard fu t remplacé après sa mort par le poète d'Avrigny.
2. Welschinger, p. 211.
LA CENSURE DRAMATIQUE, CONSULAT ET PREMIER EMPIRE 163
plus s'établir à Paris sans l'autorisation spéciale de l'Em- pereur ; les répertoires de l'Opéra, de la Comédie fran- çaise et de l'Opéra comique devaient être arrêtés minis-; tériellement, avec défense à tout autre théâtre de jouer des pièces comprises dans ces répertoires. Les théâtres étaient réduiis à deux dans les g-randes villes, dans les petites villes à un seul.
L'arrêté du 25 avril 1807 qui vint ensuite, divisa les théâtres en g-rands théâtres et en théâtres secondaires. Le Théâtre français, le Théâtre de l'Impératrice ou Odéon, l'Opéra. rOpéra comique, l'Opéra Buffa, composaient le premier groupe. Les théâtres secondaires étaient les Variétés, la Porte-Saint-Martin, le Vaudeville, la Gaîté et les Variétés étrang-ères. Aucun théâtre ne pouvait jouer de pièces en dehors du g"enre qui lui était assigné. L'arrêté déterminait, à cet effet, les répertoires et les genres. Le ministre de lintérieur devait recevoir un exemplaire des ouvrages que les directeurs, comptaient représenter, afin qu'il fut permis de s'assurer de leur genre. Les directeurs n'étaient aucunement dispensés par cet examen de soumettre leur répertoire au ministère de la police où les pièces devaient être examinées sous d'antres rapports (i). L'arrêté du 25 avril 1807 et le décret du 29 juillet suivant réduisirent considérablement le nombre des théâtres de P. iris; en cette année 1807 disparurent le théâtre Sans Prétention, le Boudoir des Muses, le théâtre Molière, le théâtre Mareux, les théâtres de la Cité, du Marais, de la Société Olj^mpique, des Jeunes
T. Welsching-er, p. 21 3.
IGi I.A I.inKRTÉ DU THÉATHE
élèves, des Jeunes comédiens, des Jeunes artistes, des Jeunes troubadours, de la Victoire, des Victoires natio- nales, du Panthéon, de la Rue du Bac, de la Jeune Malaga et de l'IIùtel des Fermes (i).
La surintendance des grands théâtres fut confiée au tomle de Rémusat, le i^f novembre 1807. L'organisation particulière du Théâtre Français fit l'objet du décret de Moscou du i5 octobre 181 2.
La suppression des scènes de troisième ordre par l'ar- rêté de 1807 devait sing-ulièrement faciliter la mission de la censure. Ce sont, en effet, les pièces données dans les petits théâtres qui, le plus souvent, ont suscité les inquiétudes des commissions d'examen. Mais nous ver- rons que, délivré de cette partie de son fardeau, le bureau du ministère de la police n'en fit pas moins beau- coup de besogne.
On a vivement reproché aux censeurs du Consulat et de l'Empire d'avoir étouffé l'art dramatique de l'époi^ue et de l'avoir énervé de mille tracasseries. Il est bien évi- dent que les moins mauvaises des pièces représentées alors, les Templiers de Raynouard, la iMort de Henri IV
I I Pendant l'Empire, dit Maxime du Camp, la censure ne fut pas douce aux petits théâtres que Napoléon n'aimait guère. D'un trait de plume, par décret du 8 août 1807, il en supprima vingt-deux ; le coup était rude, mais ou peut croire qu'il visait surtout l'impératrice Joséphine qui s'amusait beaucoup aux « bambochades ». L'Empereur ne l'entendait pas ainsi, et, le 17 mars 1807, il lui avait écrit d'Osterode : « Mon amie, il ne faut pas aller en petites loges aux petits spectacles; cela ne con- vient pas à votre rang : vous ne devez aller qu'aux quatre grands théâtres et toujours en grande loge »
LA CENSURE DRAMATIQUE, CONSULAT ET PREMIER EMPIRE 165
de Legouvé, Oinasis de Baour-Lormianr, ^/vz^/.ç et Pala- prat, et les Deux Gendres à^Eûcnne , Ar taxer ce de Delrieu, Hector de Luce de Lanciral, ne dépassèrent point l-e niveau d'une honnête médiocrité; mais, en admettant même que l'inspiration des auteurs ait souffert de l'arbi- traire administratif, les censeurs de la division de l'ins- truction publique ne doivent pas être rendus seuls responsables de cet étranglement littéraire. Les suscep- tibilités des hommes politiques du Consulat et la censure personnelle de Napoléon pesèrent lourdement sur la scène, et continuèrent l'intolérance des clubs qui, sous la Révolution, avait travesti les programmes et déshonoré l'interprétation.
Une lettre de Lambrecht à Fouché en 1802 (i), est un témoignage probant des influences qui, souvent, moti- vèrent les décisions de la censure.
« Paris, le 8 ventôse an X de la République (27 février 1802)
<( ^Citoyen ministre, j'ai quelquefois eu occasion de remarquer que, dans certains spectacles de Paris, on voit paraître des acteurs avec l'habit militaire de l'ancien régime français, ce qui me semble très inconvenant, lors- qu'il s'agit d'une pièce nouvelle qui ne rappelle pas un trait historique de l'ancien régime. Cela donne matière à des applications et des réflexions dont il serait bon de dé- tourner les citoyens. C'est ce que je viens de remarquer au théâtre du Vaudeville dans une pièce nouvelle inti-
I. Archives nationales, F. 7. 3325.
160 LA I.IHFJnÉ m- THÉÂTRE
lulée Sophie, où l'on voit un officier avec un habit blanc ayant précisément la forme ancienne. Si vous trouvez mon observation de quelque importance, je vous prie d'y donner la suite que votre sagesse vous sugg-érera.
« Salut et fraternité,
« Lambregiit ».
Ce sont également des intluences au zèle mal éclairé qui, le 6 juillet 1801 firent interdire la pièce intitulée i, 2, 3, 4> ou les Quatre constitutions, parce que cet ou-- vrag-e tendait, disait-on, à avilir les premières autorités de la République.
En janvier 1801, mù, sans doute, par la pensée de rele- ver le Théâtre français, le premier consul avait fait écrire par son ministre Chaplal une lettre aux comédiens pour les engager à reprendre l'ancien répertoire et à laisser de côté les petites pièces (jui ne convenaient qu'aux théâtres secondaires. Le même conseil fut adressé à l'Opéra où, dès lors, on donna des pièces graves, en- nuyeuses bien souvent, dont les sujets étaient naturelle- ment empruntés à l'histoire grecque ou romaine, tels que : Hercule, Pra.ritèle, Flaniinius, Astyanax, etc. (i).
Un employé de Félix Nogaret proposa même de re- trancher Tancrède et Tartufe du répertoire du Théâtre Français.
et La première de ces pièces, alléguait-il, doit être sup- primée, parce que c'est un proscrit qui rentre dans sa patrie sans avoir préalablement obtenu l'autorisation du
1. Welschinger, p. 2i4-
LA CENSURE DRAMATIQUE, CONSULAT ET PREMIER EMPIRE 167
gouvernement ; la seconde, parce qu'elle peut déplaire au clerg-é et que le Concordat qui vient de le rétablir en France a pour but principal d'étouffer tous motifs, de discorde qui pourraient naître du pouvoir spirituel en contact avec l'autorité civile ».
Ce rapport, nous assure M. \yelsching-er (i), mit Bona- parte en fort méchante humeur.
« Quel galimatias ! s'écria-t-il. Il faut que ce monsieur soit bien bête. Gomment se nomme-t-il ?.. C'est une place à la halle qui convient à cet homme. Remplacez-le immédiatement. Encore une fois, il est trop bête ».
Cette colère du premier consul n'empêcha d'ailleurs ni les rapports de ce genre de se succéder fréquemment ni Bonaparte lui-même de les approuver et de les sus- citer.
Lorsque, après une lecture dans le salon de Chaptal, la pièce d'Alexandre Duval, Edouard en Ecosse, fut représentée au Théâtre Français, la censure n'avait sup- primé que la phrase suivante dans le rôle de Mlle Contât : « Nous de notre côté comme femmes, sans nous mêler des querelles politiques, nous remplissons les devoirs que le ciel et l'humanité doivent inspirer à tous les cœurs sensibles ». A la première représentation, un vif incident se produisit au cours de la scène suivante.
Le colonel levant son gobelet :
— Au succès des armes de Georges sur terre et sur mer, et à la mort de tous les partisans des Stuarts.
Edouard, emporté par la colère, jette son gobelet :
I. Welchinger, p. 214.
168 I.A l.lBKItll': UL THÉATllE
— Je ne bois à la mort de personne.
Les royalisles applaudirent aussitôt la réponse avec une insolence significative.
La phrase malheureuse est supprimée par la censure ; mais le seul geste de l'acteur qui brise son gobelet sans mot dire est plus applaudi encore. Le consul, furieux, interdit la pièce et Du val, menacé, s'enfuit en Russie d'où il ne revint qu'en i8o3.
La première page du manuscrit à' Edouard en Ecosse, que l'on peut consulter dans les archives de la Comédie française, porte cette note manuscrite, écrite en i8i3 de la main de l'auteur :
« Témoin des crimes causés par les dénonciations et les proscriptions, l'auteur ne craignit pas de mettre sur la scène l'exemple d'une courageuse générosité ; mais comme on y voyait d'illustres proscrits, la pièce fut défendue. Ce n'était plus qu'à la Cour d'Alexandre que l'on pouvait espérer de la magnanimité. L'auteur l'y porta et trouva en l'auguste bienveillance de Sa Majesté un dédommagement honorable qui pouvait compenser la persécution que lui avait fait éprouA^er cet ouvrage. A son retour de Saint-Pétersbourg, l'auteur permit à M. de Kotzebue de le traduire. Ce drame a été joué suc- cessivement sur les théâtres d'Italie et même d'Angle- terre. Enfin on le trouve partout, excepté en France. N'est-ce donc qu'en ce pays qu'il n'est pas permis d'ap- peler l'intérêt et le respect sur le malheur » (i).
L'émotion causée par l'interdiction d'Edouard en
I. Archives de la Comédie française .
LA CENSURE DRAMATIQUE, CONSULAT ET PREMIER EMPIRE 169
Ecosse n'était point encore calmée lorsque des amis ma- ladroits de Bonaparte provoquèrent un nouveau scan- dale. Le 27 février 1802, on donna à l'Opéra-Comique une pièce d'Emmanuel Dupaty, l Antichambre ou les va- lets entre eux, dont Dalayrac avait écrit la musique. Ne s'avisa t-on pas d'imag-iner que le costume des trois valets copiait le costume même des trois consuls ! D'au- tre part^ un militaire interrogé sur sa profession par un des valets répondait : « Je suis au service. — Et moi aussi répliquait le valet. Nous sommes collègues ». Bien d'autres accusations étaient lancées contre la pièce et son interprétation ; on assurait notamment que les ma- nières du général Bonaparte étaient tournées en ridicule par l'acteur Chénard.
Cette fois, il ne suffisait plus d'interdire une pièce aussi malhonnête ; il était urgent de sévir. Selon Thi- beaudeau, le premier consul dit « qu'il fallait vérifier les habits, que s'ils étaient semblables aux costumes consu- laires on en revêtirait les acteurs place de g'rève et qu'on les ferait déchirer sur eux par la main du bourreau. » L'auteur reçut l'ordre de s'embarquer pour Saint-Domin- g^ue comme réquisitionnaire à la disposition du général en chef. Enfin, on mit à l'ordre du jour de l'armée la scène : « Je suis au service. — Et moi ausssi. — Nous sommes collègues ». Le poète Campenon, qui était alors au bureau des théâtres, fut destitué et menacé de la déportation. Peu de jours après tout cet éclat, on s'aper- çut que les malencontreux costumes étaient de simples
I. Welsching-er, op. cit.
170 LA LIBERTÉ DU THEATRE
livrées, que la pièce avaient été composée avant le Con- sulat et que les innocentes malices du dialogue avaient été défu^-urées'par un zèle blâmable.
Dupaty, qui était déjà sur les pontons de Brest, n'alla pas jusqu'à Saint-Domingue. Sa pièce put même être reprise à lOpéra-Comique ; seulement, désormais, la scène se passa en Espagne, Belval s'appela Don Guzman et la pièce Picaros et Diego ou la Folle Soirée.
Après l'interdiction momentanée de r Antichambre., les officieux et les ilatteurs demandèrent l'interdiction de Mérope, de \aMort de César, d'Héracliiis. Dans Iléraclius on avait signalé, notamment, cette tirade de Phocas à propos de la couronne :
. . . Mille et mille douceurs y semblent attachées Qui ne sont qu'un amas d'amertumes cachées. Qui croit les posséder les sent s'évanouir, Et la peur de les perdre empêche d'en jouir Surtout qui, comme moi.dune obscure naissance, Monte par la révolte à la toute puissance Qui, de simple soldat à l'empire élevé. Ne l'a que par le crime acquis et conservé.
Selon Bourrienne, des poètes à gage apportèrent aux pièces des maîtres d'étranges changements. Iléraclius ne fut joué qu'après mutilation. Richard Cœur de Lionne put voir la scène et le théâtre d'Amiens reçut défense de repré- senter Athalie. Dans Les Maris en bonne for tune, Etienne dut supprimer la phrase suivante :
LASCAIULLE
« Un procurateur de police qui n'entend pas ce qu'on dit 1... Il y a tant de ses confrères qui entendent ce qu'on ne dit pas ».
LA CENSURE DRAMATIQUE, CONSULAT ET PREMIER EMPIRE 171
La censure de l'Empire devait être moins libérale encore que celle du Consulat.
En i8o4, un avocat parisien, Marie-Jacques-Armand Boïeldieu, publia une assez curieuse étude sur « l'In- fluence de la chaire, du théâtre et du barreau dans la société civile, ouvrage politique et moral. » Ce petit traité qui, adressé à rarchichancelier Gambacérès, em- prunte à cette dédicace un caractère presque officiel, donne des détails intéressants sur l'état d'esprit des ad- versaires de la liberté du théâtre au début de l'Empire. L'auteur fait un choix entre les pièces qui, à son avis, devraient seules être jouées et celles qu'il conviendrait de rig-oureusement interdire II y a là une certaine for- mule du théâtre tel qu'il devrait être toléré et de la litté- rature dramatique telle qu'elle devrait être conçue, qu'il est intéressant de sig'naler, car, si toutes ces indications n'ont pas été littéralement observées sous l'Empire, du moins motivèrent- elles pour la plupart les décisions pos- térieures de la censure impériale.
M. J. Boïeldieu se plaint vivement de la licence ac- tuelle du théâtre : « De nos jours, dit-il, la scène est travestie, et il n'est pas rare d'y voir les assassins dans leurs cavernes ou les fous dans leur hôpital. Ne pouvons- nous donc laisser aux tribunaux criminels le soin de punir ces monstres qui déshonorent jusqu'au nom d'homme ; aux médecins, celui de tenter la cure de ces malheureux dont le délire même en peinture affecte toujours péniblement l'humanité ? Quel charme si puis- sant et si doux peut donc avoir pour des spectateurs le tableau déchirant de tous les maux qui, dans l'ordre mo-
172 LA l.lBKItTE DU THKATRi:
rai el physique, désolent partout l'espèce humaine, et dont, à chaque inslatit, le [tins léger dérangement d'un de nos organes affaiblis peut nous rendre nous-mêmes les déplorables victimes? Qu'avons-nous besoin de cou- rir au théâtre pour voir et des Brigands et des Fo/lea et des Malades par amour. Un spectacle pareil est affreux ; il attriste l'àme, il oppresse le cœur, il fait naftre les plus tristes réflexions; il ne saurait, pour peu qu'on éprouve encore quelque sentiment d'affection pour ses semblal)Ies, véritablement intéresser qu'au succès du traitement des auteurs qui, sans avoir eux-mêmes le transport au cerveau, n'ont évidemment pu mettre au jour des productions dont je n'attaque pas le mérite par- ticulier, mais dont le genre me paraît réellement déplo- rable et dangereux. »
Après avoir signalé le danger, il était urgent d'indi- quer le remède. M. Boïeldieu, dans son opuscule dédié à l'archichancelier Cambacérès, réclame l'intervention de l'Etat plus active encore, et justifie cette intervention en termes emphatiques :
« Mais après tout, si c'est au public seul qu'appartient incontestablement le droit d'orner ou de flétrir leur cou- ronne, n'est-ce pas toujours à l'autorité souveraine con- servatrice, par sa nature, des mœurs et du repos de la société, qu'appartient non moins évidemment celui de s'opposer à ce qu'on altère la morale publique. Et quand, pour l'intérêt commun, chaque individu, dans un Etat civilisé, fait le sacrifice de partie de ses droits naturels; quand le charlatan et l'empirique n'y peuvent débiter leurs drogues empoisonnées, comment se ferait-il que
LA CENSUliE UIUMATIQIÎE, CONSULAT ET pnEMtEU EMPIRE l73
des docteurs sans commissions comme sans principes auraient la faculté si dangereuse de prêcher impuné- ment et publiquement sur le théâtre une morale propre à corrompre la masse générale des citoyens » (i).
Cet avocat rigoriste se lamente d'entendre, dans Fanchoii la Vielleuse, ce joyeux couplet que l'auteur fait chanter par iiui homme d'église (l'abbé de Lattei- gnan) : .
Ennuyé du maudit sermon D'un jésuite à voix aigre
Sans façon Chez vous, Fanchon, f
Pour avoir l'àme allègre
Je dînerai
Et j'oublierai Que c'est aujourd'hui maigre.
Il recommande, en revanche, d'aller applaudir il/ec//o- cre et Rampant, V Entrée dans le monde, la Diligence de Joigny, le Vieillard et les Jeunes gens, toutes pièces d'une bonne morale « que n'eût point désavouées le célèbre Molière », les deux Deux Pages et les Petits Sanoyards, apothéose de l'amour filial ; il engage tout Paris à pren- dre des billets pour le Chaudronnier de Saint-Floar, le Diable couleur de Rose, punition de la sottise et de l'en- vie, triomphe de la vertu (2).
A cet austère morigéneur, on pouvait répondre que, bientôt, le théâtre n'offrirait plus d'intérêt ni de plaisir au spectateur, s'il était circonscrit et renfermé dans les
1. M. J. Boïeldieu, p. 106.
2. Ibit., p. 74-
174 LA LIBERTÉ DU THKATRI':
bornes d'une morale ennuyeuse et qu'autant vaudrait, désormais, chercher des délassements dans les discours des prédicateurs religieux s'il n'était plus permis de rire au spectacle. Napoléon ne devait point permettre, d'ail- leurs, de rire de toutes sortes de choses ni de toutes sortes de gens. Il protège, sur les théâtres, l'habit ecclé- siastique, et le 4 lïiai i8o5 écrit à Foiiphé : * Faites con- naître au préfet de Xînies mon mécontentement de ce qu'il laisse mettre sur la scène les sœurs hospitalières. Ces bonnes filles nous sont trop utiles pour les tourner en ridicule. »
- Les soucis de la politique intérieure le font intervenir fréquemment dans les représentations théâtrales ; il con- sidère que les auteurs dramatiques doivent surtout l'ai- der à diriger l'opinion publique. Par un caprice à peine motivé, il arrête la représentation de Pierre le Grand à la deuxième représentation ; Rienzi, la pièce du conven- tionnel Laignelot, ne peut être jouée « parce qu'elle offre une intention odieuse d'allusions aux circonstances pré- sentes. » On avait, en effet, commenté ces trois vers :
Son vêlement superbe est celui d'un monarque Et quoi qu'il soit du peuple et même le dernier Il a quitté le peuple et s'est fait chevalier.
La veuve Petit, éditeur de lapièce, est incarcérée auxMa- delonettes « jusqu'à ce qu'on ait empoigné l'auteur (i).» Mais Laignelot s'était déjà soustrait, par la fuite, à toutes représailles.
Dans une pièce faite exprès par Chénier pour le cou-
i. Correspondance de Napoléon, t. X.
LA CENSURE DRAMATIQUE, CONSULAT ET PREMIER EMPIRE 175
ronnement de rEmpereur, l'auteur conseille en ces ter- mes le souverain :
Favori des Destins, qu'il soil digne de l'être Des Mèdes, des Persans, le père et non le maître Qu'en s'appuyant du peuple, il lui serve d'appui Qu'il règne par la loi, qu'elle règne sur lui.
La pièce, outrageusement sifflée, tombe devant la ca- bale coalisée des libéraux, des royalistes et des agents des Tuileries.
Les Templiers de Rajnouard, trop applaudis au gré de Napoléon, lui inspire, la lettre suivante qu'il adresse au ministre de la police :
« Milan, i"" juin i8o5.
« 11 me paraît que le succès de la tragédie les Tem- pliers dirige les esprits sur ce point de l'histoire fran_ çaise. Cela est bien, mais je ne crois pas qu'il faille laisser jouer des pièces dont les sujets seraient pris dans des temps trop près de nous. Je lis dans un journal qu'on veut jouer une tragédie de Henri IV. Cette époque n'est pas assez éloignée pour ne point réveiller des passions. La scène a besoin d'un peu d'antiquité et sans trop porter de gêne sur le théâtre, je pense que vous devez empê- cher cela, sans faire paraître votre intervention ».
Bien que la scène « ait besoin d'un peu d'antiquité »,
Athalie n'eût cependant jamais été représentée sous ce
règne si Lemontey n'avait eu l'idée géniale de corriger
Racine. Il supprime d'abord quelque vers impolitiques
-qui contiennent une bien involontaire allusion de l'au-
476 LA LinEnxÉ du XHÉATnE
leur à la mort de Louis XVI. Par exemple ceux-ci dans la bouche de Joab :
(Juel friiil me revient-il de tous vos sacrifices Ai-je besoin du sang des boucs el des génisses Le sang de vos rois crie et n'est point écouté Rompez, rompez tout pacte avec l'impiété.
Vingt-cinq vers sont encore supprimés au 4' acte parce que Joas invite les Juifs à sortir de l'esclavage. Il en résulte qu'un vers n'a plus de rime.
Prêtres saints, c'est à vous de prévenir sa rage,
Lemontey, pourcombler la lacune, imagine l'hexamètre suivant :
De proclamer Joas pour signal du carnage.
Et le reste est à l'avenant.
Dès que Napoléon a résolu de divorcer, il ne permet plus que le théâtre s'occupe des séparations matrimo- niales. Le prince de Neufchâtel offre au souverain une fête pendant laquelle les acteurs du Théâtre Français joneni Cadet Roussel. L'empereur paraît d'abord s'amuser beaucoup du spectacle, mais il devient subitement maus- sade, lorsque le comédien Brunet, dans le rôle de Cadet Roussel, a dit cette phrase : « Il est malheureux pour un homme comme moi de n'avoir personne à qui trans- mellie l'héritage de sa gloire. Décidément, je vais divorcer pour épouser une jeune femme avec laquelle j'aurai des enfants ».
Après la représentation, l'empereur demanda depuis quand on jouait cette pièce : « Depuis un an, Sire »,
LA CENSURE DRAMATIQUE, CONSULAT ET PREMIER EMPIRE 177
répondit Berthier. « Et elle a eu du succès ?» — u Un immense succès ». — « C'est fâcheux, si j'en avais eu connaissance, je l'aurais interdite.il semble que MM. les censeurs prennent à tâche de ne faire que des bêtises ». Hélas ! le théâtre classique lui-même n'éparg-nait pas les allusions fâcheuses au divorce impérial. Talma qui jouait à la Cour le rôle de Néron dans Britannicus déchaîna une auguste colère en confiant à Narcisse ses sentiments pourOctavie.
NERON
Non que pour Oclavie un reste de tendresse M'attache à son hymen et plaig-ne sa jeunesse ; Mes yeux depuis long'temps fatis;'ués de ses soins Rarement de ses pleurs daignent être témoins Trop heureux, si, bientôt, la faveur d'un divorce Me soulageait d'un joug- qu'on m'imposa par force Le ciel même en secret semble la condamner ; Ses vœux depuis quatre ans, ont beau l'importuner Les dieux ne montrent point que sa vertu les touche D'aucun gage, Narcisse, ils n'honorent sa couche ; L'Empire vainement demande un héritier.
<.
NARCISSE
Que tardez-vous, Seigneur, à la répudier.
Du coup, Napoléon prend la résolution défaire sa cen- sure lui-même. 11 commence par se faire lire à Saint- Cloud la trag-édie de Baynouard, les Etats de B/ois, et l'interdit immédiatement. Mais les événements de la politique extérieure ne permirent point à l'empereur de prolonger ce caprice et de remplacer à lui seul toute la commission d'examen.
La censure s'exerça avec non moins de rig'ueur dans
CAHUET '12
178 I.A l.inERTÉ DU THÉÂTRE
les départements comme en témoig-nent plusieurs docu- ments émanés du ministère de la police.
Note de la police sur la comédie : la Partie de chasse de Henri IV.
Archives nationales, F '3301.
10 août i8io. « Au Préfet de la Côte d'Or^
<.< On me rend compte, Monsieur, qu'on vient de jouer sur le théâtre de Dijon là Partie de chasse de Henri IV. La représentation de cet ouvrage n'étant point auto- risée, vous voudrez bien donner des ordres pour qu'il ne puisse être donné sur les théâtres qui se trouvent dans votre département » (i).
Le 25 janvier i8i5 le ministre de la police tance ver- tement le préfet d'Indre-et-Loire pour avoir laissé repré- senter sur le théâtre de Tours le Masque de Fer et le Souper d'Henri IV, deux pièces interdites (2), Le 2 février suivant, il adresse au même préfet une lettre interdisant les Pruneaux de Tours ou la Faillite en Vau- c/ey///e, opéra vaudeville nouveau n'ayant point reçu l'au- torisation spéciale du ministre de la police et dont on annonçait la première représentation dans le journal d'Indre-et-Loire du 28 janvier 181 1.
1. Welsching-er, p. 298 et 294.
2. Le Directeur du Spectacle de Gaen ayant demandé en 1811 la permission de faire mettre au répertoire de son théâtre la Partie de chasse de Henri IV, cette autorisation lui fut égale- ment refusée par le ministre de la police, duc de Rovigo (Welschinger^ lac. cit.).
LA CENSURE DRAMATIQUE, CONSULAT ET PREMIER EMPIRE i 79
Dans cette même année, le commissaire g-énéral de police à Hambourg- reçoit du ministre la communication suiv^ante :
« Je vous invite, Monsieur, à prendre les mesures nécessaires pour empêcher daris les nouveaux départe- ments récemment réunis à l'Empire la représentation de certains ouvrages dramatiques de Werner, de Kotzebue, de Goethe et de Schiller dont l'effet moral est évidemment de troubler l'ordre social en étoulFant le respect qu'on doit aux autorités légitimes. Plusieurs de ces pièces contien- nent, d'ailleurs, d'insolentes déclarations contre le gou- vernement et le peuple français. Je vous signale expressé ment les pièces intitulées : Les Brigands, Marie Staart et Guillaume Tell, de Schiller ; Faust, de Goethe ; Attila, de Werner ; les Heureux, la Comédienne par amour, la Croisée murée, V Epreuve du feu, Crainte sans nécessité et le Pauvre Troubadour de Kotzebue ».
Au comte de Rémusat, le Chambellan de l'Empereur, qui le prie d'autoriser la tragédie de Tippo-Saëb, le mi- nistre de la police répond par un refus courtois et lon- g^uement motivé :
(K ... Je ne doute point, lui écrit-il, des intentions pa- triotiques de l'auteur, que vous honorez de votre amitié ; mais je pense qu'une tragédie, dont le sujet n'est au fond et ne peut être que le triomphe de nos éternels ennemis et l'affermissement de la puissance colossale des Anglais dans le continent de l'Inde serait aujourd'hui déplacée sur la scène française. Je crois aussi que, malgré l'éloi- gnement des lieux, un événement récent et presque contemporain, auquel peuvent avoir contribué des
180 LA LIBERTÉ DU TIIKATRE
personnes qui vivent encore au milieu de nous, qui réveille à la fois et le souvenir de Louis XVI, allié de Tippo Saëb et le souvenir du parti révolutionnaire qui avait envoyé ses agents dans l'Inde, ne saurait convenir au théâtre. Racine fut blâmé d'avoir mis Bajazet sur la scène plus d'un demi siècle après la mort de ce prince, quoique la politique du gouvernement français fut très étrangère à cet événement. On sait, au contraire, qu'elle fut liée quelque temps à la destinée de Tippo-Saëb dont le sang fume encore, et le talent de Racine lui-même ne suffirait pas dans un tel sujet pour éviter tout ce qui peut donner lieu à des applications ou rappeler des sou- venirs douleureux... ».
Les examinateurs de pièces ne se contentent même plus de faire de la censure politique. Ils ne craignent poijit de prononcer des jugements littéraires et créent ainsi un précédent à la censure du romantisme. Dans un rapport sur Clovis de Depuntis, on lit :
« Nous devons déclarer que cette production ne décèle point le génie dramatique. L'action en est embarrassée et languissante. Aucune grande catastro- phe ne s'y annonce ; aucune situation ne fait naître ni l'intérêt ni l'étonnement. Ouoique plusieurs circons- tances historiques y soient rapportées avec une fidélité minutieuse, le Clovis de cette tragédie n'est en rien le Clovis de l'histoire. C'est un héros sans physionomie et d'une magnanimité idéale qu'on voit partout. Le style en est extrêmement faible et froidement raisonnable.
Paris, 17 mai 181 1.
LaCRETELLE, LeiMONTEY.
LA CENSURE DRAMATIQUE, CONSULAT ET PREMIER EMPIRE 481
Ainsi, la commission de censure se transforme en académie, les examinateurs en directeurs littéraires. Cette persécution, ajoutée aux autres, fut, sans aucun doute, la plus douloureusement ressentie. Ce régime n'était pas fait pour l'art, l'art ne donna rien au régime.
Lorsqu'arrive l'invasion de i8i4, tous les théâtres doi-
ventreprendre par ordre des piècespatriotiques. On joue :
Philippe à Bouuines, Charles Martel à Tours, Villars à
Denain, Bayard à Mézières, Gaston et Bayard, Le Siège
de Calais, la Rançon de Du Guesclin, l Oriflamme.
Napoléon a dit que « ses gendarmes et ses évêques »
faisaient la police de son empire. « Ses auteurs drama- tiques » durent accepter une mission analogue. L'art de la scène fut désormais employé à diriger l'esprit public vers la gloire du Maître. Aussi, pendant que se multiplient les apothéoses impériales, évocatrices des triomphes militaires et du carillon des Te Deum, le génie du théâ- tre sommeille. Les auteurs de talent comme Leinercier « attendent ». Ceux qui font jouer les productions agréées par le ministère de la police remplacent le talent dis- paru par une docilité de fonctionnaires. Cette attitude leur réussit ; on les pensionne. Quatorze pièces sur la naissance du roi de Rome, voilà à quoi se réduit, en 1811, l'invention de la scène. Les avis qu'au début du règne l'avocat Boieldieu donnait aux censeurs avaient été scrupuleusement observés. Mais le théâtre souffrit cruellement de cette dictature et si Ton cherche à carac- tériser les œuvres de l'époque, on n'y trouve guère autre chose qu'une insignifiance lamentable, une adulation de commande ou de pompeuses flagorneries.
CHAPITRE IX
LA RESTAURATION
Le i3 avril i8i4j avant même que Louis XVIll se soit installé aux Tuileries, le Théâtre français reprend la Partie de chasse de Fleuri IV^ interdite sous l'Empire. Le succès de la première représentation parait avoir été considérable. « La Partie de chasse de Henri IV, dit danssoncompte rendu, \ç, Moniteur officiel {i), a longtemps été éloig-née de la scène ; autrefois, elle avait Thabitude de reparaître dans quelques circonstances solennelles; sa représentation signalait ordinairement la naissance d'un héritier du trône ou quelque événement heureux ajoutant à la gloire ou signalant la bienfaisance de la Maison royale. C'est donc hier qu'elle devait être don- née. » Il ajoute : « ... Depuis que nos troubles civils et nos dissensions politiques ont permis au spectateur de chercher au théâtre autre chose qu'un délassement litté- raire, depuis qu'on a cru devoir y attendre les passages faisant allusion aux vœux ou aux espérances des divers
I. Moniteur officiel à\x il\ avril.
LA RESTAURATION 183
partis qui nous ont successivement agités, un bien grand nombre d'ouvrag'es animant des passions contrai- res ont excité tour à tour les acclamations d'une majo- rité impérieuse ou d'une minorité turbulente ».
La pièce mise à l'index sous le régime vaincu, devait, en conséquence, servir de manifestation aux partisans du nouveau règne. Les émigrés et les officiers des armées étrangères donnèrent le signal des applaudis- sements.
On ne soutient plus guère aujourd'hui cette opinion que la Charte de i8i4 avait aboli la censure dramatique. Certes, depuis que l'article 8 de la constitution avait assuré aux citoyens le droit de publier leurs opinions, les auteurs devaient pouvoir faire imprimer leurs pièces sans requérir l'autorisation des censeurs Mais cet arti- cle 8 ne pouvait s'appliquer aux représentations drama- tiques. Il n'était ni dans l'esprit de la Charte, ni dans l'intention de ses rédacteurs, de lui donner une telle extension (i). Peut-être d'ailleurs eut-il été dangereux en ce moment pour l'ordre public d'accorder aux auteurs l'entière liberté du théâtre. Les libertés de toute nature exigent un apprentissage. L'autorité dictatoriale avait, sous le règne de Napoléon, lourdement pesé sur la scène. Un libéralismeprogressantmieux encorequ'une tolérance
I. Le gouvernement confirma, d'ailleurs, la législation impé- riale en matière de censure dramatique par une circulaire du 29 octobre 1822 et une ordonnance des 8-1 1 décembre 1824 qui disposait, dans son article 8, que les pièces nouvelles et celles qui étaient représentées à Paris ne pourraient être jouées dans les départements que d'après un manuscrit ou exemplaire visé au Ministère de l'intérieur.
184 LA LIBERTÉ DU THEATRE
absolue convenait désormais aux manifestations de Tart dramatique.
La censure de Louis XVIII ne sut même pas être libé- rale EMe avait, il est vrai, l'excuse d'exercer la rig-ueur de son ministère dans une époque tumultueuse et trou- blée. Dès le retour des Bourl)ons, l'opposition violente des partis jette une fièvre de haine dans tous les milieux sociaux (i) ; des discussions sang^lantes se greffent sur les plus anodines conversations ; des duels s'ensuivent, meurtriers souvent ; les duels ne furent jamais plus nombreux qu'en ces années-là. Les animosités politi- ques se heurtent dans les salons, dans les cafés, dans la rue ; les officiers en demi solde sont assiégés par les gardes du corps dans le café Lamblin ; à leur tour, ils menacent les hommes du régime restauré en conspi- rant dans toutes les villes. On massacre dans le Midi ; on exécute partout. Les exaltés de la réaction royaliste ne se contentent point de faire la guerre aux partis ; ils ambitionnent d'anéantir l'arsenal des idées révolu- tionnaires et philosophiques ; les processions expiatoires des « crimes de la Révolution » sillonnent les parois- ses, et, dans les cathédrales, des moines extasiés renou- vellent en chaire le geste des croisades.
Le théâtre est spécialement surveillé comme un foyer de jacobinisme. Il est vrai que l'impopularité du régi- me suscite à tout propos les manifestations du parterre. On se bat à Germanicns, la très inoffensive tragédie d'Arnault. H faut dire qu'Arnault bien que, cependant,
I. V.Ramhaud, op. cit., p. 5o2.
LA. RESTAURATION 185
il n'eût point été conventionnel, n'en avait pas moins été accusé, on n'a jamais trop su pourquoi, d'avoir voté la mort de Louis XVI. Cette prévention prit même une telle consistance qu'en i8i5 l'écrivain fut proscrit comme rég-icide. C'est ce qui explique la fureur avec laquelle les royalistes se déchaînèrent contre le succès de Gernia- niciis. Le fait suivant que relate Arnault dans ses mémoires le démontre d'une façon plaisante. Quinze jours après cette représentation qui, du théâtre, fit des- cendre la trag-édie dans le parterre, et dont le bruit était parvenu jusque dans son exil, le proscrit fit un voyage en Hollande où quelques affaires l'appelaient. Dans la diligence où il avait pris place et où nul ne le connais- sait, se trouvait justement un officier français venant de Paris; comme ce dernier était d'un caractère fort com- municatif, les voyageurs l'accablèrent bientôt de ques- tions sur ce qui se passait en France et l'article de Germanicas ne fut pas oublié. Ce qu'il dit de la pièce littéraire n'était pas de nature à blesser l'amour-propre de l'auteur : « Les meilleurs royalistes, ajoutait-il, se font un devoir de rendre justice au mérite de cet ou- vrag-e, mais ils ont fait justice aussi de l'auteur, quand les Jacobins ont été le demander et quand ils ont voulu que le nom de ce rég-icide fut proclamé. »
— C'est donc un régicide que cet auteur? demanda un Hollandais en secouant sa pipe.
— Mais certainement. C'est un conventionnel qui a voté la mort du roi. Serait-il exilé s'il en était autrement?
La conversation dont Arnault se g-arda bien de se mêler changea ensuite de sujet. Comme l'on appro-
186 LA LIBERTÉ DU THEATRE
chait de La Haye l'officier demanda à ses compagnons de route s'ils n'avaient point de commissions à lui confier pour Paris, où il serait bientôt de retour. Chacun l'ayant remercié, Arnault lui dit avec son meilleur sourire :
— Monsieur, j'userai, moi, de votre obligeance. J'ai quelque chose à faire dire dans ce pays-là. On n'y con- naît qu'une partie de l'histoire de Germanicus. Permet- tez-moi (le vous la faire connaître tout entière afin que vous puissiez la raconter à votre tour. Personne mieux que moi ne sait ce qu'a fait et ce que veut faire cet homme là. Il ne rêve qu'à des crimes, c'est la vérité ; et non pas seulement à des crimes qui n'ont pour objet que la ruine d'une famille ou la mort d'un homme ; c'est du renversement des Etats, c'est de la mort des princes, c'est de ces grands complots qui bouleversent l'ordre social, qui détrônent les dynasties, qui changent le destin des empires, qu'il est incessamment occupé. Il a ourdi je ne sais combien de conspirations : tantôt c'est une république qu'il veut substituer à un empire, tantôt un empire qu il veut substituer à une république. Faut- il se délivrer d'un prince? tous les moyens lui sont bons.
Et jouissant une minute de la stupeur de son audi- toire, Arnault, ajouta, confidentiel.
— Tenez, à l'instant même où je vous parle, il prépare justement le poison qui doit terminer \eé jours d'un personnage des plus illustres.
— Que me dites-vous là?
— Rien qui ne soit exactement vrai. Notez, toutefois, que cet homme si familiarisé avec les combinaisons les plus atroces, est, d'ailleurs, assez bon diable. Il n'est pas
LA RESTAURATION 187
mauvais mari, il est bon fils, bon père, bon ami, bon maître, même pour son chien. Il ne ferait pas de mal à un enfant. Il n'a jamais tué que des rois... Ah! par exemple ! cela, c'est sa manie de tuer des rois ! Seu- lement ce sont des rois de théâtre. Voilà ce que je vous prie de dire à vos amis de Paris, sur mon témoignage, et je parle en connaissance de cause, car cet homme et moi nous ne faisons qu'un.
— Quoi ! monsieur !
— Oui, monsieur, je suis l'auteur de Germaniciis.
— Comment? Vous n'avez pas voté la mort du roi ?
— Aristocrate comme vous alors, je n'étais pas même membre de l'Assemblée qui l'a jugé
L'officier s'excusa vivement d'avoir partagé jusqu'alors l'erreur commune. Il fit au proscrit les adieux les plus courtois et lui assura qu'à Paris il ferait connaître la vérité.
— Mais, ajouta-t-il, pourquoi êtes-vous exilé?
— Tâchez de le savoir, monsieur, lui répondit Arnault, et quand vous le saurez, vous me l'apprendrez ; c'est encore une obligation que je vous aurai (i).
En ces années de réaction violente et de représailles désordonnées, il y eut autant de confusion dans la pro- scription des ouvrages du théâtre ou de la librairie que dans celle des individus.
Jouy, rédacteur à la Minerve met en répétition Béli-
I. Arnault, gracié en 1819 put reprendre sa place à l'Acadé- mie française en 1829. II en devint le secrétaire perpétuel en i833 et mourut l'année suivante.
188 LA HBlillTÉ DU THÉÂTRE
saire ; Jouy est un électeur influent ; le gouverne- ment tient à lui être agréable et consent à laisser jouer sa pièce... jusqu'aux élections, du moins, après lesquelles l'auloiMsation est retirée. On ne peut^ bien entendu, song-er à présenter au public des pièces qui s'intitulent la /?^'roA/r///V///o/? ou V Esprit de parti. Les dialogues philosopliiques de Tarare sont supprimés ; le ministre a même l'excessive prudenced'enlever du réper- toire de la Comédie française la plus froide et la moins passionnante des tragédies, le Tibère de Ghénier.
Naturellement, la scène est expurgée de tout ce qui peut rappeler le souvenir exécré de Buonaparte et de l'Usurpation. Les acteurs ne 'doivent même plus pronon- cer les noms de Marengo, d'Arcole, d'Austerlitz ; Talma qui sait à merveille se composer le masque de l'Empe- reur excite la méfiance générale, et, dans les mimodra- nies du cirque, les artistes reçoivent Tordre d'éviter toute ressemblance avec les personnages de l'Empire.
Mais voici qu'un malheureux événement vient aug- menter encore les inquiétudes de la censure. Le duc de Berry tombe, en 1820, sous le poignard de Louvel. Dans toutes les sphères politiques, l'émotion est à son com- ble ; les haines de partis se précisent ; les ultras deman- dent au gouvernement des lois de sûreté contre les libé- raux. La presse à laquelle les lois de 1819 avaient fait un régime acceptable retombe sous la surveillance administrative (i). Il faut tuer l'utopie libérale que l'on
I. La loi du 3i mars 1820 rétablit l'autorisation préalable du Roi pour tout périodique traitant en tout ou eu partie de matiè-
LA RESTAURATION 189
accuse de régicide. Dans ce but, la censure dramatique promène ses ciseaux dans le répertoire. A l'Opéra, elle supprime la Bergère Châtelaine ; à la Porte Saint-Mar- tin, les Petites Danaïdes', à la Gaîté, Calas. Aux Français, les il/e/iecAmes sont substituées aux Templiers ; àl'Odéon, V Ecole des maris à Coriolan.
L'un des apologistes de la censure, M. Hallays-Dabot, juge sévèrement les rigueurs dont elle fit preuve sous le règne de Louis XVIII : « Il est des barrières opposées à certains courants dramatiques, dit-il, comme de ces machines qui éclatent si l'on n'a ménagé des échappe- ments à la vapeur trop abondante. Il nous semble qu'en ces années difficiles, la censure a parfois manqué de mesure. L'interdiction absolue produisait le même effet que l'interdiction des noms et des œuvres philosophi- ques, que la. proscription de tout ce qui touchait à l'his- toire du commencement du siècle ; elle aiguisait l'esprit de parti et le rendait plus âpre et plus mordant. »
Au mois d'avril 182 1, l'Europe apprend la mort de l'empereur captif. Sainte-Hélène n'est plus une menace pour la Sainte-Alliance et l'on ne redoute guère le duc de Reichstadt qu'élève Metternich. La Restauration, remise de ses terreurs, semble incliner vers une plus grande liberté du théâtre. On n'interdit plus aux comédiens de se faire la figure de Buonaparte puisqu'il est mort. Si/lia, la tragédie de Jouy peut même être jouée et le Régiilus d'Arnault obtient un succès qu'on ne trouble pas.
res politiques. L'autorisation n'était accordée qu'à ceux des périodiques qui fournissaient le cautionnement exigé par la loi de 1819.
190 LA LIBERTÉ DU THÉÂTRE
D'ailleurs, le public des spectacles que n'intimide plus riniluence discréditée des Ultras, s'insurge contre l'arbitraire de la censure. Le parterre se prépare aux grandes luttes littéraires et prélude au romantisme en réclamant l'indépendance de la scène. Bien que, depuis dix-huit ans, certaines phrases du Mariage de Figaro n'aient plus été dites par les comédiens, les spectateurs exigent qu'on les restitue à la pièce ; les acteurs inti- midés, hésitent, se troublent et sont chassés de la scène au milieu d'un vacarme épouvantable ; cette fois, la police doit faire évacuer le théâtre.
La censure cependant poursuit son œuvre maussade, inconsciente des aspirations nouvelles. En 1822, on ne peut même plus nommer les œuvres de Voltaire. Le public se fâche et trouve bientôt l'occasion de protesta- tions violentes. A rOdéon, dans \(ts Nouveaux Adolphes deLesguillon, un valet trace l'itinéraire suivant:
Le Pont Royal. Fort bien !
D'un écrivain fameux, voici le domicile :
De Voltaire ! A ce nom, le monde entier... Mais chut,
La maison de Voltaire est loin de l'Institut.
En quatre vers, on a prononcé deux fois le nom pros- crit. Le parterre est en joie. Les applaudissements écla- tent dans un enthousiasme indescriptible. 11 faut inter- rompre la pièce.
La censure riposte en interdisant le Cid d' Andalousie où Lobniii manque à la Majesté royale en donnant un TiAit ingrat à don Sanche, Léonidas de Pichot à cause de quelques maximes républicaines et Julius dans les Gaules
LA RESTAURATION 191
de Jouy parce que l'auteur ose mettre en scène unempe- reur apostat (i).
Le règne de Louis XVIII s'achève sur ces interdictions,
Lorsque le comte d'Artois monte sur le trône, ses premiers actes de souverain étonnent l'opinion publi- que par leur libéralisme inattendu. Malgré l'avis de ses ministres, il rend à la presse une indépendance à peu près complète et les pièces précédemment interdites sont presque toutes autorisées. Les auteurs redoutent tellement peu la censure qu'ils ont laudace de l'accom- moder en vaudeville. Dans les Personnalités^ un auteur fait jouer une énorme paire de ciseaux et chante :
Ah ! pour l'honneur de la littérature Ces armes-là ne font plus peur.
Quelques mois plus tard, ce divertissement eût semblé du plus mauvais goût. Charles X, en effet, n'avait pas cru devoir prolonger ses essais de libéralisme, et com- mençait à diriger sa politique sous l'influence de la Congrégation. Son gouvernement laissa cependant encore applaudir par le public ces deux vers du César de Royan (2) :
« ... Plutôt que de subir un joug détesté J'irais dans les déserts chercher la liberté, i
1. Arnaultne peut fairejouernon plus son Laurent de Médicis. La comédie n'est pas davantage épargnée. La Princesse des Ursinset le Complot de famille d'Alexandre Duval, Xea Intrigues de la Cour de Jouy sont éloignées de la scène.
2. Il est vrai que Royan était censeur lui-même.
i92 LA LinEmÊ du theatri:
Et cette phrase inquiétante de la Jeanne d'Arc de Soumet :
« L'arl de la servitude est mortel aux Français ».
Mais comme, dans cette dernière pièce, on traitait de rinquisition, il l'ut interdit de produire en scène des cos- tumes ecclésiastiques. Bien plus, dans un vaudeville, un auteur qui parlait d'une salade en vogue nommait une salade de barbe de capucin. Cela déplut. On pria l'auteur de laïciser la salade.
Dès 1825, le gouvernement qui prépare uneloi contre le sacrilège, n'hésite plus à porter la censure sur le ter- rain religieux. Il éloigne de la scène tout ce qui touche au clergé ; on supprime l'envoyé de Rome dans le Tasse d'Alexandre Duval, et les évêques d'Amy Bob- sart (i).
Mais le public se venge en acclamant Tartuffe que l'on joue partout. Bientôt naîtront en foule, après les journées de i83o. les charges sanglantes de Gavarni, de Cham et de Daumier qui représenteront la famille royale affublée des costumes interdits sur la scène et coifferont Charles X, détrôné, du chapeau de Basile. En attendant, on appaudit Molière, El, chaque soii, au pilori de la rampe, le Tartuffe symbolique en lequel les libéraux confondent le roi, le Dauphin, les ministres
I. On piHit ôlahlir un curieux rapprochement entre les précédentes suppressions de la censure de Charles X et l'inter- diction toute récente par la censure républicaine de ces Messieurs (kjoi) de Georges Aucey où l'auteur met en scène le clergé de province.
LA RESTAURATION 193
et les prédicateurs, obtient un effrayant succès d'accla- mations ironiques et révolutionnaires.
Impitoyable pour les atteintes du drame à la religion, la censure se montre cependant plus accommodante pour les pièces qui incarnent seulement l'idée de la liberté politique. L'enthousiasme international que provoque l'expédition de Grèce agit efficacement contre l'esprit de la Sainte-Alliance. Le ministère laisse jouer MasanieUo, la Muette de Portici, et dédaigne d'intervenir lorsque, sur un théâtre du boulevard, Marino Faliero plaide élo- quemment la cause populaire. On s'étonne même un peu de voir défiler au cirque, vers cette époque, les armées de la République. Les intrigues de la Cour, Com- plot de famille. Une journée d'élection et d'autres pièces interdites obtiennent alors d'être jouées.
Cependant, Victor Hugo qui se méfie de la censure veut faire autoriser directement sa Marion de Lorme par M. de Martignac. Mais le ministre libéral est trop tôt rem- placé parM.de la Bourdonnaie qui refuse formellement de laisser représenter la pièce.
Si Marion de Lorme avait pu être jouée en cette année 1829, la bataille du romantisme eut été livrée dix mois plus tôt à la Comédie française. Le romantisme venait, en effet, de naître avec toutes ses audaces, tous ses empor- tements lyriques, tout son illuminisme. La préface de Cromwell avait été la déclaration de guerre des poètes de la nouvelle école aux conservateurs littéraires de l'école classique. La discussion de Marion de Lorme interdite prépara la bataille d'Hernani.
Hernani fut autorisé par le gouvernement sur le rap-
CAHUET 13
i9i l-A I.IHLUTK 1)L TUÉATUli
poil y^rotesque du censeur Briiï'aull. Ce document, qui contient une critique de l'œuvre au point de vue litté- raire, mérite une citation,
« L'analyse, dit Brillault, ne peut donner qu'une idée imparfaite de la bizarrerie de cette conception et des vices de son exécution. Elle m'a semblé un tissu d'extra- vaçances auxquelles l'auteur s'efforce vainement de don- ner un caractère d'élévation, et qui ne sont que triviales et surtout grossières. Cette pièce abonde en inconve- nances de toute nature. Le roi s'exprime comme un bandit, le bandit traite le roi comme un brigand. Toutefois, mal- gré tant de vices capitaux, je suis d'avis qu'il n'y a aucun inconvénient à autoriser la représentation de cette pièce, mais qu'il est d'une bonne politique de ne pas tfn retran- cher un mot. Il est bon que le public voie jusqu'à quel point d égarement peut aller l'esprit humain, affranchi de toute règle et de toute bienséance. »
On connaît les détails de cette fameuse bataille d'IIer- nani, qui, pendant quarante-cinq représentations, fit de la Comédie française une salle de pugilat. Deux sociétés aussi différentes que celles que mirent aux prises les révolutions de 1789 et de i83o, composèrent deux armées ennemies. Chaque soir, se livrait entre elles un combat passionné. Corrects, bien gantés, bien pensants, les con- servateurs armés de sifflets se retranchaient dans les fauteuils de balcon et dans les premières loges. Au par- terre, une génération nouvelle des poètes aux chevelu- res mérovingiennes, se groupaient autour de Théophile Gauthier dont le pourpoint cerise s'étalait « comme le drapeau rouge d'une guerre sociale ». «Dans les ateliers
LA RESTAURATION 195
d'artistes, dans les cafés du quartier latin, « on deman- dait trois cents Spartiates pour fermer aux Philistins les thermopyles de l'art ». On j parlait couramment d'exter- miner « l'hydre du perruquisme », on menaçait de cou- per les têtes pour avoir les perruques. Les conservateurs n'étaient pas moins enragés ». On sifflait, on applaudis sait sans entendre, les mêmes morceaux, les mêmes vers. Il y eut quarante-cinq représentations, quarante-cinq combats (i).
L'autorité publique, en présence de ces désordres de chaque soir, ne crut cependant pas devoir intervenir dans la bataille d'Hernani. L'exemple est à retenir et àsigrialer, chaque fois que, pour quelque menu tapage, la censure répressive provoquera une interdiction aussi prématurée qu'injustifiable. Peut-être, d'ailleurs, cette tolérance du gouvernement d'alors n'était-elle qu'une manœuvre ha- bile. Les rivalités littéraires détournaient les esprits de la politique. Tandis que l'on discutait le romantisme, on oubliait d'applaudir Tartufe. Aussi, lorsque, pendant l'affaire de Marion de Lorme, sept académiciens, parmi lesquels Arnault, Jouy et Etienne, vinrent présenter au roi une requête tendant à interdire la Comédie française à toute pièce infestée de romantisme, Charles X répondit finement qu'en matière dramatique il n'avait comme tous que sa place au parterre. Le mot royal eut quelque for- tune et les romantiques se l'approprièrwil comme une adhésion souveraine à leur cause.
La censure, qui n'avait pu se mêler aux querelles du
1. Rambaud, p. 38i et 882.
196 t. A I.IBEnTR DM THEATRE
romantisme, {)rit sa revanche en s'opposant^ sous divers prétextes, à la reprise dn Cid d'Andalousie, aux repré- sentations A'Agnès Sorel et du Balafré. Dans Agnès Sorely l'héroïne avait le tort d'être la maîtresse d'un roi ; dans le Balafré, on aurait pu établir un rapprochement fâcheux entre le duc de Guise aspirant au trône de France, et le duc Louis-Philippe d'Orléans, dont on soup- çonnait déjà la candidature.
CHAPITRE X
LE GOUVERNEMENT DE JUILLET
Dès que le règne de Charles X s'est effondré dans une révolution parisienne, Louis-Philippe, proclamé roi, établit son g-ouvernement sur une Charte librement votée par les Chambres.
Dans la Constitution modifiée, on a eu grand soin d'enlever les articles susceptibles de porter atteinte aux libertés publiques. Le roi ne pourra plus^ désormais, en s'appuyant sur la Charte, faire des coups d'Etat par ordonnances. Il ne lui sera pas davantage permis d'im- poser silence à la presse, car l'article 7, qui supprime la censure, ajoute prudemment qu'elle ne pourra jamais être rétablie.
Mais voici que, presque aussitôt, l'application de cet article 7 fait naître des difficultés. La presse est-elle seule soustraite à l'examien préalable? Ou bien ce mode préventif est-il également aboli, dans les idées de la Constitution, en ce qui concerne toutes les autres mani- festations de la pensée, les représentations dramatiques, par exemple ?
198 i.A i.ini;nTi': du théâtre
Lorsque le Roi s'amuse fui iulerclit, eu i8.'^2, a{)rès les [uciuièies lepréseulutions, N'ictor IIug"0 poursuivit le uiiuislre et le préfet de police. Il s'ensuivit un procès retentissant qui passionna l'opinion publique.
Dans le débat solennel qui s'éleva à cette occasion, M* Odilon-Barrot soutint que la Charte de i83o, qui avait rendu à tout Français et pour toujours l'entière liberté de publier ses opinions, avait supprimé la cen- sure dramatique en même temps que la censure de la presse.
Il lui fui répondu long-uement par M** Chaix d'Est- Auj^e que jamais une représentation dramatique n'avait été une manière de publier ses opinions. Autrement, la Charte de i8r^i aurait également aboli la censure drama- tique, car elle consacrait aussi le droit de publier ses opinions. Cependant, jamais, sous la Restauration, la léj^alité de la censure dramatique n'avait été sérieuse- ment mise en question ; elle avait été reconnue parles écrivains les plus indépendants parce qu'on a toujours fait la distinction entre le droit de publier ses opinions et le droit de faire jouer une pièce ; distinction, au reste, qui se trouve formellement établie dans le préambule de la loi du 25 pluviôse an IV. Ainsi ce qu'avait voulu garantir la Charte, c'était la liberté de la presse, grande et salutaire garantie sans laquelle toutes les autres ne sont rien.
Une loi du lo décembre i83o, rendue sous le minis- tère de M. Dupont (de rEure\ fournissait un argument à la thèse précédente. Cette loi défendait d'afficher dans Paris aucun écrit politique et cependant, d'après le sys-
LE GOUVERNEMENT DE JUILLET 199
tème de M. Odilon-Barrot, on aurait pu dire que c'était là une manière de publier ses opinions et que la loi qui l'interdisait portait une atteinte à la Charte.
D'autre part, en janvier i83i, M. de Montalivet avait soumis à la Chambre des députés un projet qui réglait la législation des théâtres. Ce projet qui adoptait le rég-ime répressif ne supposait plus les mesures préven- tives. N'était-ce de la part du gouvernement que la con- sécration d'un état de choses? N'était-ce que la recon- naissance d'un droit de liberté déjà inscrit dans la Charte?
Personne alors ne le prétendit. Tout au contraire, les journaux de l'opposition, le National, le Courrier Fréin- gais, avouèrent que c'était là une innovation; ce dernier journal écrivait même cette phrase : « L'odieuse censure dramatique, abolie de fait, ne l'était pas de droit ».
Ainsi la censure dramatique n'avait pas été supprimée en i83o. L'article de la Charte ne lui était pas applica- ble puisqu'elle existait encore de droit en janvier i83i. Or, comme le projet de loi de M. de Montalivet n'eut pas d'autres suites, le gouvernement était donc bien encore en possession de la censure sous ses deux formes lorsqu'il en usa pour faire cesser les représentations du Roi s'amuse.
Il faut convenir cependant que, bien qu'il eut obtenu gain de cause en ce procès dont les frais furent mis à la charge de Victor Hugo, le gouvernement semblait con- server quelque incertitude sur son droit d'interdire les pièces de théâtre. Dans sa déposition devant la commis- sion d'enquête de 1849, ^'^ censeur de la Monarchie de
200 LA LIBFnTF, DU THÉATHE
Juillet, M. Florent, déclara que, jusqu'en 1835, il n'y eut point de censure et qu'il était bien difficile de pré- venir le danger qui pouvait résulter d'une représen- tation.
Au début du règ"ne de Louis-Philippe, on devait don- ner un soir, à la Porte Saint-Martin, une pièce dont le ministre de 1 intérieur, M. de Montalivet, redoutait un grand scandale. Effrayé par le titre de la pièce. Le Pro- cès d'un Maréchal de France en i8i5, il fit interdire l'ac-
«
ces du théâtre par un peloton de la garde municipale. Le directeur poursuivit le ministre devant les tribunaux et les tribunaux se déclarèrent incompétents. On s'a- dressa aux Chambres ; la majorité passa à l'ordre du jour. Mais le ministre ne pouvait souvent avoir recours à de pareils moyens.
Le gouvernement hésitait, d'autre part, à rétablir une commission d'examen des œuvres dramatiques sans en avoir reçu l'autorisation législative. Aussi, profite-t-il des discussions budgétaires pour réclamer, chaque année, le rétablissement des crédits afférents à la cen- sure théâtrale.
En attendant que la loi de i835 ait statué sur ce point, les théâtres jouissent d'une liberté à peu près complète. On joue sur toutes les scènes l'épopée impériale qui, depuis quinze ans, en avait été exclue. On donne Napoléon de Dumas à l'Odéon, Joséphine ou le Retour de Wagrani à l'Opéra Comique, V Ecolier de Brienne aux Nouveautés, le Lieutenant d'artillerie au Vaudeville, Schœnbrun et Sainte-Hélène à la Porte-Saint-Martin ;
LE GOUVERNEMENT DE JUILLET 201
Y Empereur au cirque Olympique : le Fils de V Homme aux Nouveautés.
Ce n'est pas d'ailleurs sans inquiétudes que le gouver- nement voit l'enthousiasme du public se diriger vers tout ce qui rappelle l'Empire. Et le ministre de l'Inté- rieur, lorsqu'il présente à la tribune son projet de loi sur la censure constate amèrement « qu'aux Nouveautés, c'est Napoléon II, c'est le duc de Reichstadt qui, procla- mation vivante, s'adresse lui-même à la France ».
Le gouvernement n'ose point encore faire enlever de l'affiche^ des pièces républicaines à tirades révolution- naires, comme Robespierre, Camille Desmoulins et Char- lotte Cordai/, mais il empêche de jouer le procès du maréchal Ney et fait interdire le Roi s amuse, comme nous l'avons déjà dit, après quelques représentations.
Le National approuva vivement cette dernière mesure dans une violente critique de l'œuvre : « ...Je ne sais trop comment vous introduire dans le lieu où nous mène ensuite M. Victor Hugo... Vous avez à la fois dans le même taudis le meurtre, la prostitution, du vin au litre, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus horrible et de plus répu- gnant au monde. C'est au milieu de cette belle trinité, entre un poignard, une prostituée et un broc de vin que le poète place François P'". François s'enivre, se salit en embrassant cette femme et se couche tout de son long: le roi s'amuse. On n'a jamais rien imaginé de semblable. Et pas une lueur de morale dans cette nuit ignoble, pas une pensée qui rélève l'humanité ainsi traînée à plaisir dans la boue et le sang ».
Lorsque le Roi s amuse fut mis en musique sous le
202 LA i.iiîKiiTÉ nr théâtre
nom do Ri'golettn loiile « celte nuit ig-noble >• cette a boue » et ce « sang), se dissipèrent sans doute dans les fades roucoulements du duc de Padoue.
La proposition de M. de Monlalivet qui rétablissait forniellemenl lu censure en iS'îi ne fut pas accueillie par les députés. Lorsque la discussion du budget ramène à la Chambre l;i question delà censure, MM. Jars et Mau- guin réclament la suppression de la liberté théâtrale, M. Garnier-Pagès demande une censure préventive et le garde des sceaux, M. Barthe, une censure répressive. Si M. de Vatimesnil opine pour Texamen préalable, c'est à la condition qu'il soit confié désormais aux municipa- lités ; il met en elles plus de confiance que dans le gou- vernement qui se préoccupe trop, dans le dit examen, de la question politique ; d'ailleurs, la censure des municipalités s'exercera avec plus de justice et plus dà-propos. Une pièce interdite sur tel point de la France peut être sans inconvénients dans des circonstances et des milieux différents, représentée sur tel autre point du pays. M. Odilon Barrot voudrait par une loi arracher les théâtres à l'arbitraire auquel ils se trouvent livrés. Mais, en i833, les avis étaient encore trop partagés sur le régime applicable à la scène ; cette année-là, le budget lut voté sans modifications : « Aussi, remarque M. Hal- lays-Dabol, le ihéàtre ne s'arrête pas dans la voie scan- daleuse qu'il a adoptée. M. Dumas accumule dans la Tour de Nesir les débauches, les assassinats, les incestes, enfin tous les crimes qui sont l'inévitable partage des reines et des grandes dames., selon la doctrine du drame moderne. Le héros de VAiiherf/e des Adrets, M. Frédé-
LE GOUVERNEMENT DE JUILLET 203
rick-Lemaître continue l'exploitation du type qu'il a créé dans une longue et célèbre folie, Robert Macaire ».
Le directeur des Beaux-Arts, en i834, rappelle aux directeurs de théâtre que le g-ouvernement possède le droit d'interdiction et déplore les mesures ruineuses pour eux qu'en certains cas il a fallu prendre. « Vous avez la faculté, insinue-t-il, d'éviter tout dommage en soumettant d'avance les manuscrits des ouvrages nou- veaux à la division des Beaux-Arts. Les pièces qui n'au- ront pas été soumises seront interdites purement et simplement, lorsque, par leur contenu, elles inciteront l'application du décret et vous ne pourrez imputer qu'à vous seuls les dommages qui résulteront d'une mise en scène devenue inutile ». Une protestation générale répondit à la circulaire qui organisait ainsi une censure à peine déguisée.
La satire ne ménageait plus ni les institutions, ni les principes, ni les ministres, ni le roi lui-même (i). Après l'attentat de Fieschi, le gouvernement soumit aux Cham- bres des mesures qui rétablissaient nettement le censure dramatique. Il s'ensuivit une longue et très intéressante discussion au cours de laquelle Lamartine réclama pour les œuvres du théâtre un jury composé de dix pairs de France, dix députés, dix membres du Conseil d'arrondis- sement, dix académiciens, dix membres de l'Université, dix auteurs dramatiques. Un comité de vingt membres tiré au sort parmi ces quatre-vingts personnes aurait connu en appel des interdictions dramatiques.
I. V. Guichard, Législation du théâtre, p. 68.
204 LA LIBERTÉ DU THEATRE
Sur les instances de M. Thiers qui démontra la néces- sité, pour le gouvernement, de prendre des mesu- res sévères, la Chambre vota la loi du 9 septembre i835 dont les articles 21, 22 et 28 constituent, sous ce régime, le code de la censure dramatique. L'autorisation préalable devait être demandée pour la représentation des pièces ; les contraventions à la loi étaient punies d'un emprisonnement d'un mois à un an et d'une amende de i.ooo à 5. 000 fr. En outre, l'autorité pouvait toujours, pour des motifs d'ordre public, suspendre la représentation d'une pièce et ordonner la clôture du théâtre.
Les rédacteurs de la loi nouvelle se sont efforcés d'en concilier les dispositions avec l'art. 7 de la Charte de i83o qui, en supprimant la censure, avait proclamé qu'elle ne pourrait jamais être rétablie. Aussi, l'exposé des motifs de la loi de i83o, qu'il convient de rappro- cher de la discussion de l'art. 7 de la Charte, donne-t-il, sinon une justification, du moins une explication de ce qui aurait pu être considéré par certains comme une violation du texte constitutionnel : « Quand la Charte, expose le rapporteur, a déclaré que la censure ne pour- rait jamais être rétablie, elle a pris soin d'expliquer que ce grand principe s'appliquait à la presse. En effet, ce n'est pas dune manière vague, indéfinie, que la Charte parle de la censure ; elle ne s'en explique que par rap- port au droit de publier et de faire imprimer ses opi- nions, ce qui laisse en dehors toute autre manifestation, tout autre acte qu'une opinion qui, par son importance, par ses conséquences sur la vie publique ou privée, sur
LE GOUVERNEMENT DE JUILLET 20o
les mœurs générales du pays, peut exiger des précau- tions et des garanties. La Charte serait évidemment allée au-delà de son but si elle avait accordé la même protec- tion aux opinions converties en actes. Qu'un auteur se contente de faire imprimer sa pièce, il ne pourra être assujetti à aucune mesure préventive... Mais lorsque les opinions sont converties en actes par la représentation d'une pièce... il y a plus que la manifestation d une opi- nion, il y a un fait, une mise en action^ une vie, dont ne s'occupe pas l'article de la Charte et qu'il confie par cela même à la haute direction des pouvoirs établis. »
Dans l'enquête de 1849, le témoignage de M, Florent ■qui fut examinateur des théâtres de i835 à i848, nous a donné quelques détails sur le fonctionnement de la censure sous le règne de Louis-Philippe. Dès la pro- mulgation de la loi, on nomma quatre examinateurs, MM. Perrot, Florent, Haussmann et Basset et un secré- taire, auxquels, tout d'abord, on ne donna pas d'ins- tructions précises. On leur laissa le soin de fixer eux- mêmes leur mode de procéder. Les manuscrits des pièces étaient, à l'origine, déposés en double entre les mains du secrétaire de la commission ; ils étaient en- suite distribués au hasard entre les quatre examina- teurs qui conféraient entre eux^ le cas échéant, lorsque la pièce soulevait des difficultés. Les modifications ou coupures étaient discutées avec les auteurs : « De cette manière^ dit M. Florent, nous pouvions beaucoup mieux nous entendre avec eux, leur exposer loyalement nos motifs, faire appel à leur raison, à leur goût, au besoin à leur patriotisme ; nous pouvions ainsi, en faisant de
206 I.A LIUEHTÉ l)V THKATlUi
noire côté (juelques concessions dans la limite de nos devoirs et des licences théâtrales, obtenir à l'amiable ce qu'un aurait peut-être refusé à l'exigence administra- tive : aussi y avail-il rarement des pièces supprimées tout à fait; il n'y en a guère eu qu'une trentaine en douze ans. On nous communiquait en moyenne deux pièces par jour à peu près 600 ou 700 par an. »
Quelles étaient les idées générales d'après lesquelles, sous ce régime, opérait la censure ? La suite de déposi- tion de M. Florent va nous l'apprendre :
M. Florent. — Nous sommes arrivés au ministère de l'intérieur comme des jurés et nous avons agi comme tels ; nous n'avions d autre guide que notre conscience. En voyant un passage scabreux, nous nous demandions: (( Mènerions-nous notre femme et nos fdles à un théâtre pour entendre de pareilles choses? C'était pour nous un critérium. En voyant des passages d'une signification po- litique ou sociale, nous nous demandions : « Ceci n'a-t- il pas pour objet de soulever les unes contre les autres les diverses classes de la société, d'ameuter les pauvres contre les riches, d'exciter au désordre ? » Nous deman- dâmes, dès le principe, s'il était possible de laisser ridi- culiser sur la scène les institutions du pays^ et, en par- ticulier, celles qui maintiennent le plus efficacement l'ordre ; s'il fallait laisser désarmer à l'avance ces der- nières en les exposant aux rires et aux moqueries de la foule. La négative n'était pas douteuse. Et c'est pourquoi, si nous empêchions qu'on mit sur la scène, dans des conditions inconvenantes, des députés ou des pairs de France, nous empêchions aussi qu'on y tournât en ridi-
LE GOUVERNEMENT DE JUILLET 207
cule des gardes nationaux, des gendarmes ou des ser- gents de ville.
M. le Président de la commission d'enquête. — On nous a dit aussi que vous vous êtes montrés plus faciles au commencement de votre mission que vous ne l'avez été ensuite.
M. Florent. Effectivement, nous n'avons fait que suivre la voie naturelle ; il fallait bien faire une transi- tion entre une liberté illimitée et une censure même peu sévère. Nous avons commencé par être indulgents; mais témoins des impressions d'un public encore ému par des excès récents, nous nous sommes vu forcés de deve- nir plus rigides et de serrer de plus en plus le frein pour arriver, sans la dépasser, à la limite de ce qu'il faut rai- sonnablement permettre.
M. le Président. — Vous occupiez-vous autant de la morale que de la politique et du fond que des détails?
M. Florent. — Nous avions surtout à nous préoccuper des questions de morale ; les pièces politiques étaient fort rares; nous en avons eu trente au plus eu douze ans; directeurs, auteurs, public, personne ne s'en sou- ciait ; on en avait assez dans les Chambres et dans les journaux. Lorsqu'il s'en présentait, un rapport était adressé au ministre, qui statuait sur le fond. Quant aux détails et allusions, nous faisions disparaître ce qui nous paraissait porter atteinte à la tranquillité publique et aux institutions du pays. On admettait généralement les épigrammes qui n'atteignaient que le ministère. On nous a reproché bien souvent et bien vivement de ne
208 LA LlBl-ItTÉ DU THEATRE
faire qu'une g^uerre de mots. Mais, dans beaucoup de pièces qui nous étaient soumises, le fonds n'était rien ; il n'y avait (jue des mots, en particulier dans les vaude- Ailles. Il fallait bien nous attacher aux mots, nous atta- cher aux détails qui faisaient toute la pièce ou en déter- minaient le sons.
M. le président. — Votre avis était-il habituellement adopté par le ministre?
M. Florent — Il était rare que les pièces passassent sous les yeux du ministre. C'était seulement quand les auteurs réclamaient avec insistance que M. le directeur des Beaux-Arts lui soumettait la difficulté. Quelquefois alors, le ministre se montrait plus sévère que nous ; le plus souvent, plus indulgent. Nous avons insisté par trois fois pour qu'on arrêtât la pièce de Vautrin. M. de Résu- mât, alors ministre, cédant aux instances dont il était l'objet et, surtout, touché de la situation critique de la Porte-Saint-Martin, permit à titre d'épreuve seulement qu'elle fut représentée. On disait de tous les côtés que c'était une grande œuvre littéraire une étude savante et profonde. Il résulta de la première représentation un tel scandale qu'on fut forcé de supprimer la pièce.
M. le conseiller Béhic. — M. Florent conçoit-il le théâtre sans la censure ?
M. Florent. — Non, monsieur.
De fait, aussitôt installée, la censure de M. Florent et de ses collègues justifia de son utilité en faisant retirer des affiches toutes les pièces désagréables au gouverne- ment; les drames de l'épopée, chers à l'imagination popu-
LE GOUVERNEMENT DE JUILLET 2Û9
laire, tels que le Fils de t Homme, Schœnbran et Sainte- Hélène, le Fils de l Empereur, \a Bataille d'Ansterlitz; des satires politiques comme les Commettants, une Guerre des Clochers, une Démission, le Député, sont rayés des réper- toires. Il fallut, pour être joué, que Scribe, dans les Hu- guenots, remplaça, par Saint-Bris, Catherine de Médicis, et Madame de Girardin ne put pas faire représenter l'^co/e des journalistes. On alla jusqu'à trouver que Frederick Lemaître dans le Vautrin de Balzac s'était fait la tête d'un forçat qui ressemblait à Louis-Philippe et quelques murmures à la première représentation suffirent pour faire interdire la pièce. De l'enquête de i849, i^ résulte que 123 ouvrages présentés à la censure de i835 à i848 ont subi des refus partiels, conditionnels ou absolus.
En résumé, sous la monarchie de Juillet, le théâtre qui avait profité d'abord d'une indépendance à peu près com- plète, grâce à la rédaction ambiguë d'un article de la Charte, ne semble pas avoir abusé de cette liberté. Ce sont des considérations de politique intérieure, il con- vient de le retenir, qui provoquèrent le rétablissement de l'examen préalable. Le gouvernement royal s'effrayait des pièces bonapartistes ; le procès impopulaire d'un maré- chal de France, remis en scène, lui donnait des inquié- tudes ; les représentations du Roi s'amuse succédant aux tableaux de la grande armée victorieuse, les aventures d'un roi malfaisant, ivre, et débauché, après les chevau- chées glorieuses de Napoléon à travers l'Europe con- quise, lorgie du cabaret après le martyre de Sainte- Hélène, établissaient un contraste qu'en dépit de ses nou- veaux principes^ la dynastie régnante ne pouvait tolérer
CAHUET 14
210 LE C.OUVKRXEMENT DE jrif.I.ET
plus lonylenips. La censure dramatique, cette atteinte à la liberté de pensée, fut donc rétablie sous ce règne par politique de même que, pour cette cause prédomi- nante, elle s'était exercée sous les règnes précédents et devait se perpétuer sous les gouvernements monarchi- ques ou républicains qui suivirent.
Ajoutons, pour être juste, que, malgré la façon bien étroitement personnelle dont M. Florent et ses collègues envisageaient l'immoralité du théâtre et son action nocive, la censure de Louis- Philippe, en fait, se montra généralement plus libérale et plus éclairée que la censure du Premier Empire et de la Restauration. Elle eut, du moins, la prudente intelligencede n'interdire aucun chef- d'œuvre (i).
I. Sous le règne de Louis Philippe furent librement jouées : la Camaraderie et Une chaîne de Scribe : Ruy B/as, les Bur- ffraves, de V. Hugo ; Mademoiselle de Belle-Isle et les Demoi- selles de SaintCyr de Dumas ; la Ciguë d'Emile Augier ; François le Cliainpi de Georges Sand ; Lucrèce de Ponsard. Le Roi s amuse interdit en 1882, n'a point obtenu par la suite, lors- qu'il fut librement représenta, le succès qui consacre les chefs- d'œuvre de la scène. En décembre 1847, M. Camille Doucet fit représenter à l'Odéon une pièce qui, pendant une heure, dé- chaîna un etfioyable tapage. Elle ne contenait pas une allusion politique. Inquiétée par son titre seul, le Dernier banquet de i^/lj, la jeunesse des écoles voulut en empêcher la représenta- ti(jn. Le matin à l'école de droit et à l'école de médecine, sur les marches du Panthéon, on discourut contre l'auteur ; le soir, au bout d'iiiie heure de i)iiiit horrible dans la salle, le régisseur s'écria : '( Frappez^ mais écoutez ! » On se mit à rire et l'on écouta la pièce. Elle était fort gaie et nullement politique. On l'applau- dit beaucoup. - Camille Doucet, enquête de 1891.
CHAPITRE XI
LA LIBERTÉ DU THEATRE SOUS LA REPUBLIQUE DE lSl\H
l^a loi de i835 ne devait pas survivre à la révolution de Février. Un décret du gouvernement provisoire du 6 mars i848 en prononça l'abrog-ation.
C'était au moment'où la philosophie humanitaire de Proudhon et de Barbés faisait si vivement sentir son influence. On avait déjà ouvert ces ateliers nationaux qui devaient produire de si funestes résultats. Ce n'était point assez encore ; il ne suffisait plus de nourrir le peuple ; il fallait le distraire : Panem et circenses.
Dès le 24 mars i848, le ministre de l'intérieur « consi- dérant que, si l'Etat doit au peuple le travail qui le fait vivre, il doit aussi le faire participer aux jouissances morales qui relèvent l'âme », ordonnait de faire repré- senter gratuitement et à des intervalles rapprochés les principaux chefs-d'œuvre des maîtres.
La liberté restituée au théâtre fut atteinte bientôt par un arrêté ministériel du 22 juillet 1848, établissant auprès de la direction des Beaux-Arts une commission provisoire des théâtres qui, dans l'intérêt de la morale publique et de la sûreté de l'Etat, devait surveiller les
212 LA LIIIKHTK I)C illÉATIIE
théâtres de Paris. D'ailleurs, cette commission dont la lé;^alilé était douteuse et les altril)utions assez mal défi- nies, cessa bientôt de fonctionner.
Parmi les pièces qui furent alors représentées sur les scènes parisiennes, certaines œuvres, signées par Félix Pyal et Léon Gozian, efFrayèrenl quelques esprits par leur hardiesse ou leur licence. Le parti conservateur qui se reconstituait autour du prince-président et reprenait toute son influence, considérait, d'autre part, la liberté du théâtre comme incompatible avec le rétablissement d'un gouvernement autoritaire.
En 1849, "" pi'ojet de loi sur la censure dramatique fut soumis par le gouvernement au Conseil d'Etat qui fit, à ce sujet, auprès des hommes compétents, une enquête des plus intéressantes et des plus complètes. M. Vivien, président du Conseil d'Etat, dirigea celte enquête au cours de laquelle trente deux personnes furent enten- dues :
5 directeurs de théâtres: MM. Seveste, régisseur géné- ral de la Société du Théâtre-Français ; Roqueplan, directeur de l'Opéra ; Montigny, directeur du Gymnase ; Dormeuil, directeur du théâtre de la Montansier : Hos- tein, directeur du théâtre de la Gaîté ;
2 sociétaires de la Comédie française : MM. Régnier et Provost ;
I maître de ballet : M. Coralli ;
3 acteurs : MM. Arnoult, de l'Ambigu ; Albert ; Bo- cage, directeur de l'Odéon ;
1 agent des auteurs : M. Dulong ;
2 anciens correspondants des théâtres: MM. Ferville,
LA LIBERTÉ DU THÉATHE SOUS LA RÉPUBLIQUE DE 1848 213
ancien directeur; Duverger. artiste dramatique du Gym- nase ;
8 auteurs dramatiques : MM. Langlé, Lockroy, Bavard, Alexandre Dumas, Victor Hugo, Melesville, Scribe, Sou- vestre ;
4 critiques : MM. Jules Janin, Rolle, Merle, Théophile Gautier ;
I ancien inspecteur des théâtres : M. Delaforest ;
I censeur : M. Florent ;
Le président de la Société des auteurs dramatiques, M. Taylor;
3 compositeurs: MM. Auber, Halévy, Ambroise Thomas.
Les opinions se décomposèrent de la manière sui- vante :
Pour la censure: MM. Régnier, Delaforest, Provost, Merle, Aubert, Florent, Arnault.
Pour, mais avec des modifications très importantes : MM. Ferville, Duverger, Jules Janin, Rolle, Scribe, Halévy, Ambroise Thomas, Taylor, Hostein.
Contre la censure : MM. Dormeuil, Montigny, Coralli, Théophile Gautier, Ferdinand Langlé, Lockroy, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Bayard, Emile Souvestre, Bocage, Albert Dulong, l'assemblée générale des auteurs, le comité des artistes dramatiques.
Ne se prononcèrent point : MM. Seveste, Roqueplan, Melesville.
Au point de vue professionnel nous trouvons:
Pour la censure : 2 censeurs (ou inspecteurs de théâ- tres), 2 sociétaires de la Comédie française, i critique littéraire, i compositeur, i artiste dramatique.
214 l.A MHKnTÉ DU THEATRE
Pour, avec des modifications : 2 anciens correspon - (hiiils (le théâtres, 2 critiques, 2 compositeurs, 1 auteur dramatique, i directeur de théâtre, le président de la Société des artistes dramatiques.
Contre la censure : 6 auteurs dramatiques, 2 direc- teurs, I maître de ballet, i critique, 2 acteurs, i ag-ent des auteurs, la Société des artistes dramatiques, la Société des auteurs dramatiques.
Des discours très élevés furent prononcés dans cette enquête. Victor Hug"o, Alexandre Dumas, Théophile Gauthier, Bocage plaidèrent la cause de la liberté du théâtre, limitée, toutefois, par l'organisation d'un sys- tème répressif.
Parmi ceux qui demandaient le rétablissement de la censure, la plupart admettaient un système d'examen à deux degrés ; le deuxième degré consistait dans une commission d'appel sérieuse ; ils estimaient que celte mesure suffirait à rendre la censure moins arbitraire et plus intelligente (i).
M. Lockroy combattit l'institution d'une commission d'appel. Avec ce système, observait-il, les censeurs du premier degré n'en seront pas moins tracassiers et impi- toyables parce qu'il leur faudra gagner leurs appointe- ments. S'ils ne justifiaient pas de leur utilité, on les supprimerait. Dès lors, presque toutes les pièces iront drvaiil les censeurs du second degré. Ceux-ci se trouve- ront donc surchargés de besogne et cette seule considé- ration empêcherait des hommes considérables de se
I. V. la discussion entre .M.M. les conseillers d'Etat, Béhic et Cliarlon et M. Lockroy, enquête de 1849.
LA LIBERTÉ DU THEATRE SOUS LA RÉPUBLIQUE DE 1848 215
charg-er de pareilles fonctions. En réalité, on créerait deux bureaux de censure et on n'en aurait qu'un.
Après les délibérations des 29, 3o janvier^ 5, 6, 12 et i3 février i85o, la commission d'enquête se prononça pour le rétablissement de la censure. Elle présenta en ce sens un projet de loi qu'elle avait adopté sur le rap- port de M. le conseiller Charton. Mais ce projet n'était point assez restrictif aux yeux du parti au pouvoir qui ne l'utilisa pas.
La loi du 3o juillet i85o, proposée par M. Baroclie, rétablissait provisoirement la censure dramatique en attendant qu'une loi générale, qui devait être présentée dans le délai d'une année, ait définitivement statué sur la police des théâtres. Les art. i et 2 de la loi de i85o disposaient qu'aucun ouvrage dramatique ne pourrait être représeiivté sans l'autorisation préalable du ministre de l'intérieur à Paris et du préfet dans les départements. Cette autorisation pouvait toujours être retirée pour des motifs d'ordre public. Toute contravention aux disposi- tions précédentes serait punie par les tribunaux correc- tionnels d'une amende de 100 francs à i.ooo francs sans préjudice des poursuites auxquelles pourraient donner lieu les pièces représentées.
Deux circulaires du ministre de l'intérieur, en date du 3 août i85o, enjoignaient aux préfets et aux directeurs des théâtres de Paris de prendre les dispositions néces- saires pour assurer Texécution de la loi. La circulaire aux préfets leur rappelait que toutes les pièces jouées à Paris ne pouvaient être représentées dans les départe- ments que d'après un manuscrit ou exemplaire visé au
2IG l.A l.lIlKltTE DU THÉATIIE
niiiiistôrt' de l'intérieur; la disposition de la lui coin- |)itMiail tout ce qui pouvait se produire sur la scène : pièce, cantate, scène détachée, chanson ou chanson- nette.
La circulaire aux directeurs des théâtres de Paris indi- (juail les dispositions auxquelles ils seraient désormais tenus de se conformer- : dans un délai de cinq jours, à dater de la circulaire, ils devaient envoyer au ministre la liste en double exemplaire des ouvrages dramatiques qui composaient le répertoire courant de leur théâtre. Cette liste devait leur être renvoyée dans un très bref délai, revêtue de l'approbation ministérielle. Aucune autre pièce nouvelle ne pouvait être jouée ensuite sans avoir été préalablement autorisée par le ministre. Deux exem- plaires de l'ouvrage devaient être déposés au ministère quinze jours au moins avant la première représentation afin d'y être visés s'il y avait lieu. La pièce ne pouvait d'ailleurs être jouée définitivement devant le public qu'après des répétitions générales où auraient été con- voqués les délégués du ministre. C'est, à quelques détails près, la pratique observée de nos jours et que l'on étu- diera plus loin.
La loi n'ayant pas d'effet rétroactif, les pièces jouées dans l'intervalle qui s'était écoulé du 24 février i848 jus- qu'au 3o juillet i85o ne pouvaient plus être soumises à la commission d'examen des ouvrages dramatiques. Mais, par une circulaire du 3o octobre i85o, le ministre rappelait aux préfets qu'en vertu de leur droit de police administrative, il leur appartenait d'interdire la repré- sentation de ceux de ces ouvrages qui leur paraîtraient
LA LIBERTÉ DU THEATRE SOUS LA RÉPUBLIQUE DE 1848 2i7
de nature à compromettre la paix publique ou à entre- tenir dans Tesprit des citoyens des sentiments de haine ou de division : « Les scandales qui ont rendu néces- saire, la loi du 3o juillet i85o ne sauraient survivre à cette loi et vous devrez veiller avec soin à ce qu'aucun ouvrage fait dans un sentiment politique exagéré ou injurieux, ou attentatoire à la morale et à la religion, ne puisse être représenté sur les théâtres de votre départe- ment... Je vous recommande la même surveillance sur la représentation des pièces jouées antérieurement à la loi du 9 septembre i835 et même sur celles qui ont été autorisées sous l'empire de cette loi. Une tolérance toute naturelle à cette époque avait ouvert l'accès de la scène à certains ouvrages auxquels des circonstances récentes ont donné une importance qu'ils n'avaient pas alors et dont la représentation pourrait n'être pas aujourd'hui sans danger. » Les dernières lignes de la circulaire sont très significatives ; elles parlent d'une tolérance toute ndturelle sous le gouvernement de Juillet, mais qui ne saurait plus être admise dans l'état de la politique ac- tuelle. Le ministre républicain manifestait l'intention de se monter moins libéral pour la scène que les minis- tres de la .monarchie précédente. Il est vrai qu'en octo- bre i85o, la constitution de i848 n'avait guère plus d'une année à vivre, et que les hommes au pouvoir se préparaient au coup d'Etat,
CHAPITRE XII
LA CENSURE DRAMATIQUE SOUS LE SECOND EMPIRE
La loi du 3o juillet i85o n'avait été votée qu'à titre provisoire, mais comme le texte définitif n'était point encore venu en discussion le 3o juillet i85i, cette loi fut prorogée jusqu'au 3i décembre 1802. La veille de l'expi- ration du délai, un décret impérial confirma le rétablis- sement de la censure dramatique.
Le décret du 3o décembre 1802 laissa l'examen des pièces dans les attributions du ministre de l'intérieur à Paris et des préfets dans les départements, mais il garda le silence sur les pénalités établies par la législation pré- cédente.
Au début du règne de Napoléon III, les pièces étaient soumises à l'examen du bureau des théâtres qui fonc- tionnait au ministère de l'intérieur.
En i853, « dans l'intention de rapprocher du trône la protection des lettres et des arts(i)«, on transporta au ministère de la Maison de l'Empereur (2) le service des
1. Camille Doucel, cnquùte de 1891.
2. Le décret tlu i4 décembre 1802 avait confié l'administration de la dotation de la couronne au ministre d'Etat qui était devenu
LA CENSURE DRAMATIQUE SOUS LE SECOND EMRIRE 219
Beaux-Arts en même temps qu'une fraction du service des théâtres, les théâtres subventionnés qu'on appelait les théâtres impériaux. Les autres scènes et la censure leur furent bientôt adjointes par le décret du 28-80 juin i854- Dès lors, les théâtres formèrent un seul bu- reau, mais un bureau successivement paré de dénomina- tions toujours plus amples : division, direction, direc- tion générale (i).
La censure s'exerçait au moyen de deux commissions : la commission d'examen composée de cinq membres et d'un secrétaire et chargée de l'étude des manuscrits ; la commission d'inspection dont les délégués assistaient aux répétitions générales.
Il arriva, sans doute, assez fréquemment, au cours de ce
en même temps le ministre de la Maison de l'Empereur. Le pouvoir de ce ministère s'étendait sur les palais, châteaux^ mai- sons, domaines et manufactures de la couronne avec les diamants, perles pierreries, statues, tableaux, pierres gravées, musées, bi- bliothèques et autres monuments des arts ainsi que les meubles meublants contenus dans l'hôtel du garde-meuble et les divers palais et établissements impériaux. L'Empereur enleva bientôt au ministre de l'Intérieur. M. dePersignv, malgré sa résistance, ce qui lui restait du service des Beaux-Arts, pour le joindre aux attributions du ministre de laMaison. Les budgets, toutefois, ne furent point fondus, ni, par conséquent, les services, qui, instal- lés côte à côte, se jalousaient et s'annihilaient en quelque sorte. Un décret du 2 janvier 1870 enleva les Beaux-Arts à la Maison de l'Empereur, et en fit un département distinct. Ce nouveau ministère fonctionna quelques mois à peine, car, même avant le 4 septembre, un décret de l'Impératrice-régente du 28 août 1870 reversa provisoirement les Beaux-Arts au ministère de l'instruction publique.
I. Béquet, v. Beaux-Arts, n. 29.
220 i.A T.înr.nTK nu théâtre
régime, «jiie les artistes essayèrent de tromper la sur- veillance adniiiiistrali\ e en rétablissant les passages sup- primés, en ajoutant d'eux-mêmes des phrases nouvelles, dos mots et des jeux de scène qui n'eussent pas été approuvés. Une circulaire du i6 décembre 18G1 prévint les directeurs, responsables des faits de leurs artistes, que toute altération des textes autorisés constituait pour eux une g-rave infraction aux cahiers des charges, qui les obligent à se conformer à toutes les dispositions régle- mentaires, instructions et consignes régissant les théâ- tres. Et pour assurer l'exécution de cette circulaire un emploi de commissaire-inspecteur des théâtres et spec- tacles de Paris fut spécialement créé : « D'une part, écrivait le ministre aux directeurs de théâtres (2), je pourrai ainsi étendre à toutes les représentations la sur- veillance administrative qui, jusqu'à ce jour, n'était exercée par les inspecteurs des théâtres qu'aux, répéti- tions générales et aux premières représentations comme un complément de travail de la commission d'examen.
1. Une circulaire du 3o janvier i852 avait prescrit la présence des inspecteurs aux répétitions générales des ouvrages repris. Une autre circulaire du ifi mars 1807 décida qu'aucune répétition générale ne pourrait excéder six heures et que, dans aucun cas, les répétitions du soir ne pourraient dépasser l'heure de minuit. L'inspecteur des théâtres devait toujours être convoqué quarante- huit heures à l'avance pour assistera ces répétitions. Une troi- sième circulaire en date du 28 février 1868 invita les directeurs à prendre des mesures pour que les répétitions générales des ouvrages nouveaux ou remisa la scène aient toujourslieu le plus complètement possible et de manière à ne dissimuler aucun des effets de la représentation. — V. le Senne, Code des Théàlres, p. 82.
2. Cire. 3o décembre 18G1. — Le Senne, op. cit., p. 81.
/
LA CENSURE DRAMATIQUE SOUS LE SECOND EMPIRE 221
De l'autre, je serai plus à même de connaître, et, par conséquent, de signaler à M. le préfet de police, pour les faire réprimer, les empiétements irréguliers que les entrepreneurs de spectacles, cafés-concerts et autres éta- blissements du même genre se permettent trop souvent sur le domaine des théâtres ».
Les derniers mots de la circulaire faisaient allusion au régime privilég'ié auquel, depuis le premier empire, était soumise l'exploitation des théâtres. Le décret du 6 janvier i864 rendit ces entreprises au droit commun en permettant à tout individu d'élever et d'exploiter un théâtre ; mais ce texte n'étendit point son libéralisme jusque sur la scène dont il confirmait la surveillance par le ministre et les préfets.
Tels furent les documents législatifs et administratifs qui réglementèrent la censure impériale. Il convient d'examiner maintenant comment, dans cette période, les commissaires des Beaux-Arts s'acquittèrent de leurs si délicates fonctions, quelle fut, dans ses traits les plus caractéristiques, cette jurisprudence censoriale dont on a relevé tant de décisions pittoresques et de sévérités injustifiables.
M. Hallays-Dabot a rappelé dans son intéressant ouvrage (i) les instructions données aux censeurs, au début de l'Empire, par M. de Morny : « Le ministre, dit- il, fait appeler, dans son cabinet, la commission d'exa- men et lui tient un langage dont voici, non les termes rigoureusement textuels, mais' le résumé exact : « La
I. La censure dramatique sous le Second Empire,
252 LA LinKinÉ uv thkatke
censure devra quelque peu modifier sa façon d'agir. Moins de liberté sur certains points, les circonstances l'exiyent. Ainsi, Richard iVArlinglon, qui allait être repris, ne sera point autorisé. A d'autres point de vue, parfois, plus de circonspection, parfois aussi une lati- tude plus g^rande laissée au théâtre ». Le ministre explique ses instructions. Il ne connaît que deux actes de la censure; tous les deux lui paraissent déplorables: Mercadet a été autorisé ; La Dame aux Camélias est injerdile. Vinrent ensuite, d'une part, des observations sur le rôle et l'importance des financiers dans l'Etat, d'autre part, des remarques morales et personnelles sur les femmes entretenues et sur l'inocuité de ces tableaux de mœurs. Cette exposition de principes fut faite et développée avec cet esprit net et ces formes polies qui caractérisaient M. de Mornv. La conclusion naturelle était l'autorisation de La Dame aux Camélias ».
On a prétendu que ce qui disting-ua la censure du Second Empire ce fut la plus large tolérance pour les pièces d'une moralité douteuse et la sévérité la plus étroite pour les pièces politiques. En vérité, si l'on exa- mine la liste des pièces interdites de i852 à 1870, on ne retrouve en aucune façon les vestiges d'une aussi large tolérance pour les œuvres d'une certaine catégorie. La Damé aux Camélias autorisée par M. de Morny a géné- ralement cessé d'être considérée comme une pièce im- morale, tant il est vrai que la moralité du théâtre est essentiellement relative et change de caractère selon les époques.
En février i852, alors que l'Empire n'était point encore
LA CENSURE DRAMATIQUE SOUS LE SECOND EMPIRE 223
proclamé, Emile Aug-ier avait fait recevoir au Théâtre Français une comédie en cinq actes en vers, Diane. Il y avait, dans cette pièce, une conspiration contre le car- dinal de Richelieu et des vers qui pouvaient prêter à de regrettables allusions. Dans un rapport, intéressant à citer comme type de tous ceux qui se succéderont, les censeurs avouent leur cruel embarras :
<( Dans cette pièce, disent-ils, les deux rôles domi- nants sont ceux de Richelieu et de Diane. La jeune fille flétrit si énergiquement l'assassinat dun homme dont la vie est nécessaire à la France que les inconvénients d'une conspiration nous paraissent couverts par l'eff'et général de l'ouvrage. Le drame, au surplus, a été lu directement et verbalement autorisé par le prédécesseur de M. le Ministre, mais le visa n'a point été donné. Indépendamment de cette haute décision, notre impres- sion personnelle nous eût conduits à proposer l'autori- sation que nous avons eu, en effet, l'honneur de présen- ter à M. le Ministre. »
« Toutefois, un pareil sujet ne peut être traité, quels que soient les bonnes intentions, la prudence et le talent de l'auteur, sans qu'il surgisse des possibilités d'allusions que nous devons signaler à la haute appré- ciation de M. le Ministre par la citation de quelques passages. Quelque iniques et absurdes que soient" de pareilles allusions contre lesquelles se révolte notre conscience de citoyens, il est de notre devoir d'examina- teurs d'aborder^ sans faux scrupule, cette délicate ques- tion. »
«Quels reproches M. le Ministre n'aurait-il pas à adres-
224 l.A T.IIU'HTK DC THKATRK
ser à noire imprévoyance si, à l'occasion de ces passages, la malveillance des partis hostiles venait à se produire (Ml {)l('in théâtre ! l'i). »
Parmi les vers signalés à la haute appréciation du ministre, se trouvent les sui\aiils:
Acte II . — Scène III (Entre les conjures)
Tuons le cardinal ; une fois le coup fait, Nous irons à Sedan en attendre l'effet.
Oui perd du temps perd tout contre un tel adversaire Sa mort est juste enfin puisqu'elle est nécessaire.
Ma haine des tyrans s'exhale dans un coin,
Qu il me tarde, mordieu ! de secouer ma chaîne.
Ces hésitations de la censure, au seuil du second empire, pour viser une pièce autorisée sous le régime précédent, faisaient tristement augurer, pour l'avenir, de la liberté théâtrale.
Et, de fait, la commission d'examen, sous ce règne se montre singulièrement pointilleuse et tracassière. Elle s'offusque de voir, dans une pochade (2), un agent de l'octroi mis en scène d'une manière grotesque, et, sur ses observations, les auteurs doivent faire du fonc- tionnaire Boustoubie un simple dégustateur « déjà des- titué par l'administration » et qui se sert de son ancien titre pour faire valoir ses prétentions. Au Palais-Royal,
I. Poulet-Malassis, Papiers secrets du Second Empire. 1. La mère Moreaa, un acte en prose,. Théâtre du Palais- Royal, .3o juillet i852.
LA CENSURE DRAMATIQUE SOUS LE SECOND EMPIRE 223
en juin i852, on va jouer Poste restante, vaudeville en un acte, dans lequel un fonctionnaire manque à ses devoirs professionnels ; la censure considère que les em- ployés de la poste sont dig-nes de protection autant que les employés de l'octroi, et. logiquement, elle fait dispa- raître toute connivence de l'employé de la poste dans la fraude commise.
Michel Perrin n'est autorisé qu'après la suppression de toutes les tirades contre la police.
Sous prétexte de personnalités, la censure interdit L'Assassin et modifie La Niaise et Villefort où l'on mal- traite la magistrature. Cette commission d'examen n'eut jam.ais permis assurément à Racine de mettre en scène Les Plaideurs ni à M. Brieux de faire jouer La Robe rouge ; en règle g-énérale, elle n'autorise pas la critique des diverses branches de l'administration impériale; et plus haut sont placés les personnages, mieux ils sont protégés par elle.
Le Théâtre des Variétés reçoit un vaudeville qui s'in- titule : Un regard de ministre. Grand émoi parmi les examinateurs ! La pièce est fort inoffensive et ne saurait blesser le ministre. Mais il y a le titre qui blesse les cen- seurs. Il faut enlever du vaudeville le regard incriminé.
C'est également parce que le titre de ministre, dans les Echelons du mari (lojuin i852), amenait une série d'épigrammes et de plaisanteries que les censeurs cru- rent devoir supprimer, dans tout le cours de la pièce, le ,mot ministre et les allusions qui en étaient la suite (i).
I. Dans une pièce, la commission d'examen fit rayer les mots
CAHUET 13
222
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226 LA LIUEUTÉ DU THEATRE
11 csl curieux de relever flans les décisions de la cen- sure impériale des appréciations vraiment originales du rôle que devraient avoir en scène les personnages his- toriques. Les censeurs, à force de s'occuper des choses du théâtre et d'assister aux représentations quotidien- nes, se mêlent eux aussi d'avoir des conceptions drama- tiques (i) ; chose plus dangereuse, ils veulent les impo- ser aux auteurs dans les modifications qu'ils exigent.
C'est ainsi qu'à propos du Gâteau des Reines (9 août i85/i), la commission sait gré à Léon Gozlan de n^avoir mis en scène ni le loi Louis XV, ni le cardinal de Fleurj; elle le félicite même d'avoir donné beaucoup de noblesse et de dignité au rôle de Stanislas ; mais elle ne peut lui pardonner d'avoir enveloppé Mme de Prie dont les intrigues font le nœud de la pièce, d'un vernis de galanterie qui lui paraît passer les bornes.
Quant au duc de Bourbon, un peu sacrifié dans la pièce, bien que premier ministre, il conviendrait de lui maintenir un caractère à la hauteur de son emploi.
Mais voici des suppressions proposées à l'auteur qui résiste et se montre résolument indocile à la direction dramatique de la censure.
D'abord la coupure suivante qui, si l'on se reporte à l'époque, est justifié dans une certaine mesure.
« foule d'imhcciles », parce que le ministre de l'intérieur était alors M. Fould.
I. Nous ne faisons point allusion ici au directeur du bureau des théAtrcs qui était alors un esprit aimable et séduisant, M. Camille Doucet, futur académicien et président de la Société des auteurs dramatiques. Mais M. Camille Doucet a rappelé lui- même dans l'enquête de 1891 qu'il avait coutume de laisser aux
LA CENSURE DRAMATIQUE SOUS Le'^SECOND EMPIRE 227
Acte II
1° Les femmes dévorant les mâles dans la maison d'Autriche ;
9." Cette poupée (l'infante d'Espagne) ;
3" Toutes les couronnes sont les mêmes : couronne de France ou couronne du Japon; couronne d'or ou cou- ronne de laurier. On ne les attend pas ; on les prend.
La fantaisie reprend ses droits lorsque la commission d'examen veut supprimer dans l'ouvraçe le mot de la fin. Ce mot est de madame de Prie. Elle dit: « Enfin, j'ai fait une reine, je vais rég'ner ».
Ce mot, expliquent les censeurs, a le double inconvé- nient de résumer la pièce d'une manière inexacte « et d'exagérer la portée du rôle de madame de Prie, en pré- sentant une pareille femme comme disposant de la cou- ronne de France ». Il ne fallut pas moins de cinq conféren- ces avec la commission d'examen pour que l'auteur se décidât enfin à opérer toutes les suppressions ou modifi- cations auxquelles il s'était refusé jusqu'au dernier moment.
La censure impériale n'oublie pas qu'elle doit être éga- lement la gardienne vigilante de Tordre social. Aussi fait-elle corriger les pièces qui lui paraissent y porter atteinte. Sur ses observations, Emile Augier ne doit point conserver, dans la Pierre de touche, ceviaines formu- les telles que: « La Société est mal faite... Le riche,
examinateurs du bureau des théâtres la plus grande liberté dans leur appréciation des œuvres qui leur étalent soumises et qu'il ne participait point à la rédaction de leurs rapports.
228 LA i.iHKini': nr thkatiif:
dans les desseins de Dieu, n'est que !e trésorier du pau- vre » et quelque mots comme : i l'insolence des riches » « la protestation du déshérité »... « Dieu n'est pas juste», etc., etc., qui, par leur application, auraient pu éveiller les susceptibilités d'une partie des specta- teurs.
Dans les Deux dîners, petit vaudeville représenté en 1855 au théâtre des Jeunes Elèves, un personnage, le vieux Vincent, et sa fille Pauline sont menacés par leur propriétaire de la saisie de leurs meubles et d'être mis à la rue faute de dix francs, pour compléter leur terme. Les censeurs sefîraient de cette assez pauvre critique de l'abus du droit de propriété et n'autorisent la pièce que lorsque le propriétaire impitoyable a été remplacé par un usurier.
En 1860, M. Glais-Bizoin présente à la commission d'examen une comédie en trois actes, le Vrai courage. On lui répond que « ces scènes où éclatent dans toute leur violence et leur brutalité les récriminations haineu- ses du socialisme contre l'ordre et la loi et qui rappel- lent les plus mauvais jours de la Révolution (i) sont inadmissibles. »
Mais qui donc a dit que la censure impériale avait fait preuve d'une tolérance absolue sur toutes les questions de morale? Les rapports de la commission d'examen sont, le plus souvent, en contradiction avec cette opinion fan- taisiste. C'est ainsi notamment que nous voyons la cen- sure interdire Y Etrangère parce qu'au dénoùment, elle
I. Poulet-Mala.ssis, 0/3. c/7.
LA CENSURE DRAMATIQUE SOUS LE SECOND EMPIRE 229
jug^e profondément immoral et blessant qu'une princesse reçoive son mari dans la chambre à coucher aux lieu et place d'une courtisane et trouve moyen, de la sorte, « de compléter légalement son équipée et de satisfaire tout à fait sa curiosité. »
Toujours au point de vue moral, le Chandelier d'Alfred de Musset est interdit : •« Les amours soldatesques de Glavaro&he, les passions de Jacqueline, le rôle de Chan- delier que l'on fait jouer à Fortunio, tout ce tableau de mœurs intimes, brutal et hardi » ne peut être mis en scène.
Diane de Lys de Dumas, interdite d'abord^ ne fut autorisée ensuite qu'après de profondes mutilations. L'interdiction des Diables noirs de M. Sardou parut telle- ment injustifiée à l'opinion publique qu'il s'ensuivit une campag"ne de presse des plus vives contre la censure. Cela n'empêcha pas les examinateurs de s'opposer à la représentation des Lionnes panures, le chef-d'œuvre d'Emile Augier (i). Heureusement que la pièce g'ag'na presque aussitôt sont procès devant l'Empereur, le public et la presse. Autorisée par ordre souverain, elle obtint un succès énorme. L'auteur qui n'en gardait pas moins une rancune à la censure se veng-ea cruellement de son intolérance dans la préface des Lionnes panures.
« Voilà, disait-il, une commission chargée d'empêcher le théâtre d'offenser la pudeur de l'auditoire et de par- ler des affaires politiques, en un mot, de lui faire res- pecter la décence et l'ordre public ; ce sont là des attri-
I. Le fils de Giboyer. du même auteur fut ég-alement interdit.
230 LA LlBKllTÉ DU THÉATHE
butions simples el nettes. Pour avoir mis le pied hors de ce cercle étroit, ils ne savent plus où s'arrêter; comme protecteurs de la décence, ils se sont immiscés dans les questions de morale et de philosophie; comme protec- teurs de l'ordre public, ils ne veulent pas qu'on siffle dans les rang^s; ils se croient responsables de la chute des pièces, et de cette responsa^jililé se font un droit de collaboration, révisant le style (i), rayant certains mots qui ont encouru leur disgrâce, donnant des conseils dans l'intérêt de l'ouvrage, imposant des dénouements de leur cru... et quels dénouements! N'exigeaient-ils pas que, dans les Lionnes pauvres, Séraphine, entre le quatrième et le cinquième acte, fût victime de la petite vérole, châtiment naturel de sa perversité? A cette con-
I. Il y a beaucoup de vérité flans cette préface des Lionnes pauvres qu'on pourrait croire écrite dans un moment d'humeur. Le gouvernement s'inquiétait de la pureté du langage dramati- que, comme le prouve cette curieuse circulaire, adressée., le 24 avril i858 aux directeurs de théâtre : « Je vois avec regret s'in- troduire de plus en plus dans le langage du théâtre l'usage des locutions vulgaires et brutales et de certains termes grossiers empruntés à l'argot. C'est là un nouvel élément de bas comique dont le bon goût se choque et qu'il ne m'est pas permis de tolérer davantage.
« La commission de censure vient de recevoir à ce sujet des instructions sévères, et je m'empresse de vous en prévenir en vous priant de me seconder par votre légitime influence. Toutes les œuvres dramatiques ne sont pas, .sans doute, assujetties à la même pureté de langage; la diversité des genres implique et autorise la diversité des formes ; mais pour les théâtres même les plus frivoles, il est des règles et des limites dont on ne saurait s'écar- ter sans inconvénient et sans inconvenances.» — Conf. Le Senne, p. 18.
LA CENSURE DRAMATIQUE SOUS LE SECOND EMPIRE 231
dition ils amnistiaient la pièce ; c'est là ce qu'ils appel- lent la moralité du théâtre, — en sorte que les Lionnes pauvres auraient pu s'intituler: « De l'utilité de la vaccine. »
Et le brillant dramaturg"e se demandait si réellement la commission d'examen n'exigeait pas au théâtre une morale réduite à la récompense de la vertu et à la puni- tion du vice.
Il nous semble plutôt que les examinateurs procé- daient surtout par caprices et par anomalies, car leurs précédentes exigences ne les empêchaient point d'au- toriser la Belle Hélène, ni de tolérer les déhanche- ments de Rigolboche. C'est, d'ailleurs, dès cette épo- que, que l'on vit sur nos scènes les amoncellements de femmes nues et les brillantes orgies de chair humaine qui faisaient déjà prévoir le succès tout spécial de nos revues contemporaines.
Le spirituel chroniqueur du Monde illustré, Charles Monselet, écrivait dans son feuilleton dramatique du 3i octobre 1857 : « Un petit théâtre de ceux qu'on appelle théâtres à femmes, vient de se rouvrir avec un peu d'or dans son affiche : V Escarcelle d'or. Autrefois les Délas- sements-Comiques ont joui de cette vogue particulière que les Folies-Nouvelles semblent avoir détournées à leur profit : on y allait autant pour voir le public que pour voir les pièces ; c'étaient des Italiens du demi-monde. Sur la scène, on représentait les Fifres du Beaujolais ou le Régi- ment de Royal-Cravate ; vingt ou vingt-cinq petites femmes poudrées, en culotte blanche, le lampion à Toreille, une menotte sur la hanche, défilaient et fai-
232 LA I.II!i;UTi: 1)1' THÉATIIK
saienl l'exercico; elles chantaient faux, mais elles avaient viiint ans; elles jouaient en dépit de la.rais.on, mais leurs yeux leur tenaient lieu de talent. Malgré ces élé- ments de succès, les Délassements-Comiques ont vu uraduellement tomber leur fortune. UEscarcelle d'or ramènera-t elle à ce petit théâtre ses habitués et ses habituées? Cela est possible, cela est même probable, car la pièce nouvelle est découpée sur le modèle de celles dont nous venons de citer les titres ; c'est de la littérature qui sort de chez le marchand de maillots, c'est de l'esprit pour les lorgnettes... La troupe est nouvelle depuis le premier mollet jusqu'au dernier; elle se for- mera et peut-être en se formant engraissera-t-elle ; c'est un vœu que la charité et la plastique nous forcent à émettre. »
Les questions de morale confinent parfois aux ques- tions religieuses. L'Empire tient à conserver les faveurs du clergé; l'impératrice est ultramontaine ; le prince impérial est filleul de Rome. On ne saurait, en consé- queiîce, admettre sur la scène des pièces dont pour- raient être blessées les susceptibilités religieuses. Séra- phine ou la Dévote fut interdite, paraît-il, sur les réclamations du quartier Saint-Sulpice, « ce vaste bazar de statuettes, d'images, d'orfèvrerie et de costumes, ce monde de la dévotion extérieure, ce centre de catholi- cisme parisien, cette petite ville cléricale au milieu de la grande cité (i) », si merveilleusement restituée en scène par le talent de M. Sardou. Paul Foucher se heurle
I. Guillemet, rapport.
LA CENSURE DUAMATIQUE SOUS LE SECOND EMPIRE 233
également à la mauvaise humeur de la censure quand il veut faire jouer Notre-Dame de Paris. La commission s'effraie du rôle de Claude Frollo, ce prêtre qui assassine le capitaine Phœbus pour lui ravir sa maîtresse ; d'ail- leurs, les esprits bien pensants qui prononcent sur les pièces ne peuvent admettre le cortège religieux faisant amende honorable à la Esméralda. Le Juif Errant d'Eu- gène Sue ne peut être joué qu'après des réductions con- sidérables. Les pièces politiques ou même les pièces historiques où l'on croit découvrir une portée politique rencontrent une censure particulièrement intraitable. Mais les examinateurs ne se contentent pas de deman- der des suppressions ou des modifications aux pièces soumises à leur examen. Les Pavés sur le pavé et Marti- neau ou la Fronde {iSd2) (r), qui contiennent des scènes révolutionnaires, sont interdites. Les Orphelins du Tem- ple, qui auraient peut-être ranimé des passions roya- listes, ne peuvent être joués, et Dominus Sanipson, la comédie de MM Dartois et Besselièvre,autorisée d'abord, fut retirée de l'affiche après une manifestation au Vau- deville. Dans Mademoiselle de la Seiglière, afin de ne pas mécontenter le parti légitimiste, on demanda aux auteurs de donner au marquis des allures moins imper- tinentes. On permet toutefois de mettre en scène le
I. « Nous croirions manquer à nos devoirs en négligeant de signaler l'influence que peuvent avoir, même hors de la scène de l'Opéra, les chants des frondeurs et les cris : « Aux armes ! » s'ils sont répétés sur d'autres théâtres, dans les cafés-concerts ou chantés sur la voie publique » (Rapport des censeurs sur la Fronde, Poulet-Malassis, op. cit.).
234 LA LIBHinÉ DU THÉATHE
Cdpilaiiip flenriot, opéra en 3 actes, poème de M, Victo- rien Sardou. Le capitaine Henriot, c'est Henri IV. Napo- léon 111 ne redoute plus, comme Napoléon Pr, de faire acclamer en scène le prince le plus populaire de la dy- nastie déchue. Le rapport des censeurs qui en témoigne est assez intéressant pour mériter une citation :
THÉÂTRE DE l'oPÉRA-CUMIQLE
LE CAPITAINE HENRIOT
Opéra-comique en 3 actes.
(Sans date).
« L'action se passe pendant le siège de Paris. Le héros est Henri IV, dont le portrait est retracé par l'auteur, tel que l'histoire et la chanson nous l'ont légué: ce diable à quatre, etc.
«Ledirecteur du théâtre impérial de l'Opéra-Comique n'a pas voulu se lancer inconsidérément dans les études laborieuses et les grandes dépenses nécessaires pour mon- ter un ouvrage capital. Il a désiré préalablement con- sulter l'administration sur la question de savoir si la censure admettait le principal personnage, le capitaine Henriot, ou plutôt Henri IV.
« Les appréhensions du directeur ne pouvaientqu'éveil- ler davantage notre attention sur une pièce qui, par son titre et sa couleur, nous préoccupait déjà. Après avoir mûrement examiné la question, nous penchons pour l'admission.
« Le Gouvernement de l'empereur Napoléon III ne repousse aucune gloire des rois, ses prédécesseurs.
LA CENSURE DRAMATIQUE SOUS LE SECOND EMPIRE 235
« La monarchie française, qu'elle s'appelle royauté ou bien empire, que la maison régnante soit Bourbon ou Bonaparte, forme clans l'histoire un faisceau éclatant, dont les diverses splendeurs réunies constituent le patri- moine du trône, quel que soit le nom de la dynastie et du souverain qui y sont assis. La dynastie Bonaparte, en succédant à celle des descendants de saint Louis, n'a pas interrompu les traditions de l'histoire de la monar- chie.
« Le personnag-e du Béarnais a été mis plusieurs fois t ....
sur la scène depuis l'empire, et toujours sans inconvé- nient, devant le public qui fréquente plus particulière- ment les théâtres populaires... Il est très vraisemblable qu'il n'en sera pas autrement à l'Opéra-Comique. Nous croyons qu'il serait regrettable de reconnaître, pour ainsi dire a priori, comme un drapeau d'opposition sur le théâtre, le personnage de Henri IV.
« Il nous paraît donc que, pour une pièce telle quecelle dont il s'agit, il n'y a pas lieu, de la part de l'administra- tion, dagir préventivement. S'il arrivait^ ce qui n'est pas à présumer aujourd'hui, que, méconnaissant la pensée libérale du Gouvernement, quelques mauvais esprits cherchassent à profiter d'une occasion de ce genre pour se livrer à des manifestations hostiles, nous pensons qu'alors seulement il y aurait lieu d'user de mesures répressives. Le gouvernement de l'empire est trop popu- laire pour avoir rien à craindre de pareilles entreprises, qui d'ailleurs ne se manifesteront probablement d'aucune manière. Nous croyons donc qu'il convient d'admettre la pièce qui nous occupe. Toutefois, nous avons l'hon-
234
LA LIBERTE DITHEATRE
Capitaine Henriot, opéra en .> ctes, poenie de M, Victo- rien Sardoii. Le capitaine Heriot, c'est Henri IV. Napo- léon m ne redoute plus, coiine Napoléon Pr, de faire acclamer en scène le prince I plus populaire de la dy- nastie déchue. Le rapport des Miseurs qui en témoigne est assez intéressant pour m« i cr une citation :
THÉÂTRE DE l'oI'IA-COMIQUE
LE CAPITAIN HENRIOT
Opéra-comiquo ' 3 actes.
(Sans date).
« L'action se passe pendant I siège de Paris. Le héros est Henri IV, dont le portrait c^ retracé par l'auteur, tel que l'histoire et la chanson ims l'ont légué : ce diable à quatre, etc.
«Ledirecteur du théâtre iiii] rial de l'Opéra-Comique n'a pas voulu se lancer inconsiérément dans les éludes laborieuses et les grandes dépenss nécessaires pour mon- ter un ouvrage capital. Il a déiré préalablement con- sulter l'administration sur la uestion de savoir si la censure admettait le principal ersonnage, le capitaine Henriot, ou plutôt Henri IV
»< Les appréhensions du directerne pouvaientqu'éveil- 1er davantage notre attention su une pièce qui, par son titre et sa couleur, nous préoccpait déjà. Après avoir mûrement examiné la question nous penchons pour l'admission.
« Le Gouvernement de l'empreur Napoléon III ne repousse aucune gloire des rois, s prédécesseurs.
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LA CENSURE DRAM \ ' E SOUS LE SECOND EMPIRE
235
« La monarchie fran ; e, qu'elle s'appelle royauté ou bien empire, que la m . on régnante soit Bourbon ou Bonaparte, forme dans liistoire un faisceau éclatant, dont les diverses splc s réunies constituent le patri-
moine du trône, quel ■ soit le nom de la dynastie et du souverain qui y sont tsis. La dynastie Bonaparte, en succédant à celle des ascendants de saint Louis, n'a pas interrompu les Iradions de l'histoire de la monar- chie.
« Le personnage du l'rnais a été mis plusieurs fois sur la scène depuis 1 vn.ire, et toujours sans inconvé- nient, devant le publia ui fréquente plus particulière- ment les théâtres po[H; lires... Il est très vraisemblable qu'il n'en sera pas auliment à l'Opéra-Comique. Nous croyons qu'il sérail imitable de reconnaître, pour ainsi dire a priori, comm un drapeau d'opposition sur le théâtre, le personn;i tde Henri IV.
« Il nous paraît do! \ pour une pièce telle quecelle dont il s'agit, il n'y a j . .ieu, de la part de l'administra- tion, d'agir préventivemot. S'il arrivait, ce qui n'est pas à présumer aujourd'hui que, méconnaissant la pensée libérale du Gouverneimit, quelques mauvais esprits cherchassent à profitei une occasion de ce genre pour se livrer à des manifesations hostiles, nous pensons qu'alors seulement il yiurait lieu d'user de mesures répressives. Le gouverudient de l'empire est trop popu- laire pour avoir rien à -^ oindre de pareilles entreprises, qui d'ailleurs ne se mai steront probablement d'aucune manière. Nous croyons lonc qu'il convient d'admettre la pièce qui nous occiio. Toutefois, nous avons l'hon-
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236 LA LIBEKTÉ DU THl'iA.TnE
neuf d'appeler lespectueusemenl l'attenlion de Son Excellence sur cet ouvrage » (i).
M. Paul Meurice avait composé pour l'Exposition de i855 un panorama historique, Paris, où se déroulait, sur la scène, 1 histoire de la capitale. Mais les derniers tableaux représentaient des épisodes de l'époque révo- lutionnaire alors que les censeurs avaient compté sur une apothéose de la France impériale. Ils demandent la modification de la pièce en ce sens. L'auteur s'entête, résiste, ne veul rien modifier du tout. Mais les censeurs exigent absolument leur apothéose ; ils l'obtiennent enfin du directeur du théâtre, malgré M. Paul Meurice.
THÉÂTRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN
PARIS
Drame historique en 25 tableaux.
« Paris, 19 juillet i855.
« Nous avons demandé que la pièce se terminât avant la Révolution ou qu'un tableau final fût consacré à Napoléon h\
<• Le Directeur est entré pleinement dans nos vues, mais il s'est trouvé en présence des résistances de l'au- teur. Il a passé outre; il a supprimé ou modifié les tableaux susmentionnés ; il a fait faire un tableau final représentant Napoléon P' distribuant les aigles au Champ de Mars.
I. Poulet Malassis, op. cit.
LA CENSURE DRAMATIQUE SOUS LE SECOND EMPIRE 237
« Cet ouvrag-e s'est ainsi trouvé profondément modifié selon nos conventions.
« Nous devons rendre cette justice au directeur, qu'il nous a secondés de tout son pouvoir dans ce travail ingrat et difficile, qui consistait à donner à un ouvrage de cette importance un sens plus large, et un caractère plus français.
« En conséquence, nous proposons l'autorisation » (i).
Les pièces qui mettent en scène la Révolution sont d'ailleurs fort peu goûtées par la censure de l'Empire. Elle avait interdit déjà en raison de cette antipathie, un drame assez inoffensif, le Marchand de Coco; elle n'au- torise la représentation de la pièce de M. Sardou, les Blancs et les Bleus^ qu'après avoir obtenu de l'auteur qu'il maquillât suffisamment la physionomie de St-Just pour l'empêcher de recueillir trop d'applaudissements
Robert Lindey, le drame de M. Claretie, autorisé par la censure est interdit par le ministère sur un rapport du commissaire de police. L'interdiction n'est levée que sur les instances de l'empereur.
Le Loren^accio à' AUvQà de Musset est considéré comme dangereux pour l'ordre public. Les censeurs refusent l'autorisation :
THÉÂTRE IMPÉRIAL DE l'oDÉOxN
LORENZACCIO
Drame en cinq actes, d'Alfred de Musset.
I. Poulet-Malassis, op. cit.
:2;i8 I \ I iiJi:nrÉ du iiikathe
« Palais des Tuileries, 28 juillet 1864.
« Ce n'esl pas la première fois qu'il est question de représenter cet ouvra^^e qu'Alfred de Musset n'avait pas composé pour la scène. Le Théâtre Français, qui y avait son^é, a reculé devant les difficultés, qui lui parurent insurmontables.
« Dans la version que le directeur de l'Odéon soumet à la censure, on a cherché à adapter l'ouvrage à la scène par des suppressions nombreuses et des soudures ayant pour objet de rapprocher les différentes péripéties que les digressions, toutes naturelles dans un drame écrit pour être lu et non pour être joué, isolaient les unes des autres.
« Nous ne croyons pas que cette œuvre arrangée telle qu'elle est, rentre dans les conditions du théâtre. Les débauches et les cruautés du jeune duc de Florence, Alexandre de Médicis, la discussion du droit d'assassiner un souverain dont les crimes et les iniquités crient ven- geance, le meurtre même du prince par un de ses parents, type de dégradation et d'abrutissement, nous paraissent un spectacle dangereux à présenter au public.
« En conséquence, nous ne croyons pas qu'il y ait lieu d'autoriser la pièce de Lorenzaccio » (i).
En 1867, à la veille de l'Exposition, les journaux ayant regretté que les drames de Victor Hugo ne fussent plus au répertoire, ce qui pour ainsi dire découronnait l'Ex- position, M. Camille Doucet, directeur de la commission d'examen, fil de louables efforts pour obtenir la reprise
i. Poulet-Malassis, 0/3, Cf^.
LA CENSURE DRAMATIQUE SOUS LE SECOND EMPIRE 239
d'Hernani ; l'empereur approuva la mesure quand le maréchal Vaillant lui en fit la proposition. Il y eut quel- que bruit à la première représentation ; le surlendemain, au conseil des ministres, M. Camille Doiicet et le maré- chal Vaillant furent vivement attaqués. L'empereur arrêta les ministres en déclarant que le lundi suivant il assisterait à la troisième représentation. Mais sur les ins- tances du ministre de l'Intérieur, Napoléon ne donna pas suite à son projet ; la pièce n'en continua pas moins à être autorisée et fut jouée deux cents fois de suite. Ruy Blas eut un sort moins heureux que la pièce précé- dente, car, quoi qu'on en ait dit en 1891, il ne fut jamais autorisé à l'Odéon (i).
Le i3 avril 1870, dans les derniers jours de l'Empire libéral, les censeurs i^e permettent point à un directeur de théâtre de faire chanter la Marseillaise. Leur rapport est un précieux document, très longuement motivé.
ELDORADO LA MARSEILLAISE
« Palais des Tuileries, le i3 avril 1870.
« Le directeur de l'Eldorado demande à faire chanter
la Marseillaise dans son établissement.
«On ne peut se dissimuler que cette autorisation spé
ciale accordée entraîne une autorisation générale, et
que, presque instantanément, comme une traînée de
t. V. la discussion entre MM. Auguste Vacquerie et Camille Doucet, enquête de 1891. 2. Poulet-Malassis, op. cit.
2-40 l.A l.llii;ii 1 h i)V THKATHE
poudic, l'hymne célèbre, va rele»lir sur tous les théâ- tres et sur les inuonibrables scènes de cafés-concerts qui pullulent dans Paris et dans ses faubourg-s.
« Aussi est-ce à un point de vue j^énéral que la ques- tion nous paraît devoir être examinée.
« Il y a deux choses dans la Marseillaise ; la Marseillaise telle qu'elle a existé, telle qu'elle est encore, à ne pren- dre que le sens exact du texte ; la Marseillaise, si on ne veut voir que le chant lui-même, si par l'esprit on se reporte dans le milieu qui l'a vue éclore, si on reste enfin dans les sphères historiques et artistiques, la Mar seillaise est le chant français par excellence. C'est son rythme entraînant qui, aujourd'hui encore, pousse les soldats à la victoire, comme en 92 il faisait voler les enrô- lés à la frontière. Ce caractère héroïque et grandiose de l'œuvre estlndiscutable. Malheureusement la J/arse//- laise patriotique n'existe plus pour les hurleurs de la rue ; les passions des partis en ont travesti le sens. La Marseillaise est devenue le symbole de la révolution ; ce n'est plus le refrain de l'indépendance nationale et de la liberté, c'est le chant de g-uerre de la démagogie, c'est l'hymne de la république la plus exaltée. Que la rue soit en mouvement, qu'une réunion publique fermente, qu'une barricade tente de se former, que l'atelier ou l'école s'ag-ite, c'est le rugissement de la Marseillaise qui retentit. Les musiques militaires ne la jouent plus ; les tribunaux condamnent les pertubateurs qui dans la rue font de ce chaiil un cri séditieux ; le plus irréconciliable desjournaux s'arme de ce titre comme d'un défi à la paix publique ; à Londres, si les réfugiés du monde entier
LA CENSURE DRAMATIQUE SOUS LE SECOND EMPIRE 241
fêtent, à l'ombre du drapeau rouge, quelque éphéméride républicaine, c'est au refrain de la Marseillaise que se portent les toasts ; tout enfin, à Paris, en France, à l'étranger, a concouru à faire de ce chant, magnifique souvenir d'une des crises glorieuses de notre pays, le refrain le plus entraînant de la révolution européenne.
« Y a-t-il lieu de laisser chanter aujourd'hui Ia Mar- seillaise ?
« Deux opinions se trouvent en présence.
« Des personnes pensent que le gouvernement, par l'au- torisation générale, complète, hautement approuvée et même patronnée de la Marseillaise, enlèverait tout de suite au cliant une partie de son caractère d'hostilité, et sans que cette habileté désarmât les factions révolution- naires, elle atténuerait, du moins instantanément, la valeur et la portée d'un de leurs moyens d'action. Le public, n'étant plus alléché par l'attrait du fruit défendu, envisagerait l'œuvre d'une façon plus calme et plus intelligente, et les impressions mêmes produites par la sauvage énergie du refrain se modifiant peu à peu, les uns cesseraient peut-être bientôt d'en faire un épouvan- tail, tandis que les autres, s'accoutumant à l'entendre, ne s'en troubleraient plus.
« D'autres personnes, au contraire, croient que, dans l'état actuel des esprits, l'exécution multipliée de la Marseillaise dans tous les lieux publics serait une cause nouvelle et dangereuse d'excitation. Son caractère exclu- sivement révolutionnaire est trop universellement connu et accepté aujourd'hui pour espérer que la générosité du Gouvernement le modifie en rien. A voir de quel
CAHUET 16
242 LA LinHirn': dc ihîiatiu:
enlhousiasine, vrai ou factice, sont accueillies les quel- ques mesures intercalées dans des chansons, on peut préjui,'-er de l'effet produit par l'œuvre elle-même.
« Entre ces deux opinions, la commission d'examen penche pour la dernière, surtout dans les circonstances actuelles.
« Nous pensons qu'avec l'effervescence que les partis extrêmes entretiennent dans les classes ouvrières et dans la jeunesse, à la veille des réunions publiques et d'un vote qui vont remuer la France entière, la MarseiHaise courant de salle en salle, de ville en ville, profitant de l'autorisation même pour déborder impunément dans la rue, ne peut être qu'un ferment révolutionnaire déplus. Nous crais^nons que cette cause, secondaire sans doute, mais assez vive pourtant^ de troubles etd'émotion, venant se joindre à toutes celles qui existent déjà, pour les entretenir et les aviver, ne desserve, au profit de l'ag-ita- tion républicaine et socialiste, la cause de l'ordre et de la liberté. »
« Telles sont les considérations que nous avons l'hon- neur de soumettre à la haute appréciation de l'adminis- tration supérieure. »
Le théâtre^ sous ce régime, dut sacrifier considérable- ment aussi aux convenances diplomatiques ; il est à noter que ces convenances se modifièrent selon les variations de la politique impériale et donnèrent lieu aux décisions les plus contraires. C'est ainsi qu'avant la guerre de Crimée, le gouvernement autorisa les Cosaques afin de sonder l'opinion publique sur la guerre. Mais après le traité de Paris, les Russes sont étroitement protégés par
LA CENSURE DRAMATIQUE SOUS LE SECOND EMPIRE 243
la censure (i), tandis que les Autrichiens sont livrés aux auteurs dramatiques. L'interdiction des Prussiens en Lorraine, en 1869, n'empêcha ni ne retarda la guerre franco-allemande.
1 . « Quelque temps avant l'Exposition universelle, fut jouée la Grande Duchesse de Gérolslein et l'on prétendit que l'héroïne de la pièce était la Grande Catherine de Russie. Le Czar, très préoccupé, dit-on, de cette caricature de la Cour de Russie, vint à Paris, assista, dès le premier jour de son arrivée, à la représen- tation et fut désarmé par l'esprit de MM. Halévy et Meilhac, la musique d'OfFenhach, les grâces audacieuses de Mlle Schneider » . — Guillemet, loc. cit.
CHAPITRE XIII
LA CENSURE DRAMATIQUE DEPUIS 187O
A la suite des événements de 1870, le 3o septembre, un décret signé, sur la proposition de M. Jules Simon, par tous les membres du si'ouvernement de la Défense natio- nale, portait que la commission d'examen des ouvrag-es dramatiques était et demeurait supprimée. Ce décret évidemment abolissait la censure. On a prétendu, toute- fois, qu'il s'ag^issait du rouage et non de l'institution. Dans ce cas pour supprimer les censeurs il n'était pas besoin d'un décret ; un arrêté ministériel eut suffi (i).
Le rouage fut, d'ailleurs, rétabli le 18 mars 1871 par le maréchal de Mac Mahon usant des pouvoirs qu'il croyait tenir de l'état de siège. L'état de siège, remarque le rapporteur de 1891 (2), ne confère à l'autorité mili- taire que les pouvoirs de l'autorité civile. Or, comipe l'autorité civile ne pouvait plus exercer la censure depuis le 3o septembre, le maréchal n'avait pas le droit de la remettre en œuvre. Mais on subit l'état de siège : on ne le discute pas.
1. Guillemet, o/>. cit .
2. Ihifl.
ir^TERDICTION DE LA « FILLE ÉLISA » 245
Avec le régime exceptionnel auquel Paris était soumis expiraient les pouvoirs des censures nommés par le gou- vernement militaire. Le décret du i*^' février 1874 con- firma l'existence de la commission d'examen des ouvra- ges dramatiques en même temps qu'il remettait en vigueur les dispositions de la législation précédente ; et l'Assemblée Nationale, ratifia cette mesure en ouvrant, par une loi du 24 juin 1874, au Ministre de l'Instruction publique, des Cultes et des Beaux-Arts, les crédits néces- saires au fonctionnement de l'inspection des théâtres.
Le 26 février 1879, M. Turquet, sous-secrétaire d'Etat des Beaux-Arts, adressa aux inspecteurs des théâtres une lettre-circulaire sur la façon intelligente et libérale dont devait s'exercer la censure républicaine.
« Monsieur,
« La République a beaucoup à faire pour le théâtre ; et en vous confiant les délicates fonctions d'inspecteur, je crois devoir vous indiquer quel concours j'attends de vous dans l'œuvre de régénération si nécessaire que nous entreprenons.
« Si l'art dramatique est en décadence, c'est que, depuis trop d'années, la France, tenue en tutelle, avait vu ses libertés publiques supprimées.
« Au théâtre, les œuvres nobles et viriles étaient sus- pectes ; ce qui parlait à l'homme de sa dignité, de sa liberté, de ses hauts devoirs, était proscrit.
« Un art corrupteur s'était emparé de la scène ; on voyait s'y étaler effrontément la licence. L'art semblait n'avoir plus qu'un but, amuser ; et pour amuser il des-
2-4(> LA CKNSUHK DUAMATIQUK DKPUIS 1870
ceiulait jusqu'à^a grivoiserie et plus bas encore jusqu'à la conuptiou.
« Nous voudrions que l'art dramatique fut ramené à un idéal plus mâle et plus fier, que le théâtre fut une école.
« L'art que nous voulons^ c'est celui qui élève, non celui qui dé?^rade. L'œuvre que nous aimons, c'est celle qui assainit, non celle qui corrompt. Il faut que l'in- fluence du théâtre nous vienne en aide et seconde les efforts que nous faisons pour instruire le public, pour le fortifier, pour le faire de plus en plus digne d'exercer le pouvoir que met en ses mains la République, afin de donner à la France la grandeur morale qui convient à une démocratie.
« Pour cela, donnons, en politique, toute la liberté compatible avec le maintien de la paix publique et gar- dons toute notre sévérité pour les couplets licencieux et les pièces immorales, nous souvenant que les deux principes de la République sont la dignité et la liberté.
« Le sous-secrétaire d^Elat du Ministère des Deavix-Arts, « TURQUET. »
De 1870 à 189 1, la censure répressive a fonctionné au moins autant que la censure préventive. C'est après une première représentation que la Fi/le Elisa, de Goncourt, la Liqueur d'or et Lohengrin, autorisés depuis, ont été arrêtés. La pièce de M. de Rornier, Mahomet, fut enle- vée de l'affiche à la suite d'une délibération du Conseil des ministres ; l'ambassade de Constanlinople avait fait preuve, au sujet de cette pièce, de susceptibilités aussi surprenantes qu'injustifiées.
INTERDICTION DE LA « FILLE ÉLISA » 247
Parmi les ouvrages qui n'ont point été autorisés, citons : Yuan le Nihiliste, dont le titre indique le motif de l'interdiction, Lfl/«m///^ Lebrenn, Jean herder et, sous les ministères de MM. Lockroy et Fallières, VOfficier bleu, le Pater et V Homme de Sedan. Dans VOfficier bleu, la police russe était mise en scène ; un attentat contre le tsar était commis et l'on entendait même le coup de pistolet tiré dans les coulisses (i).
Le Pater fut interdit à cause d'un épisode de la Com- mune ; VHonime de Sedan, par respect pour des suscepti- bilités politiques. •
Au mois de décembre 1890, on apprit que l'un des ouvrages les plus discutés de M. Edmond de Concourt, la Fille Elisa, allait être mis en scène. De ce livre, dont l'apparition avait causé tant de bruit et de polé- miques, M. Jean Ajalbert venait de tirer une pièce. La nouvelle produisit quelque émotion dans le public. Parmi ceux-là même qui s'étaient plu à la lecture du roman et en avaient accepté la thèse, beaucoup s'indi- gnèrent quand ils apprirent que la Fille Elisa allait faire ses débuts au théâtre d'Antoine. Ainsi donc, on oserait ouvrir une maison publique sur la scène et offrir la publicité de la rampe à la prostitution numérotée?... Quelle serait donc celle des maisons closes parisiennes qui bénéficierait de la réclame? M. de Concourt les avait presque toutes énumérées dans son livre. Mais^ dans sa pièce, M. Ajalbert ne pourrait jamais, pendant
I. Germinal, la pièce de MM. Zola et Busnach, interdite en i885 parce qu'on y mettait la troupe en présence des grévistes, fut jouée sans difficulté un peu plus tard.
248 LA CENSURE DnAMATIQlE DEPUIS 1870
un soir, [)roniener les spectateurs dans tous les endroits cités. 11 lui faudrait faire un choix. Et les curiosités éveillées se demandaient si l'auteur favoriserait la mai- son de la rue de la Lune ou celle de la rue des Petits- Carreaux, les maisons de la rue de la Limace, de la rve du Chantre, de la rue du Pavé-Saint-Sauveur ou l'esta- minet plus fameux de l'avenue de Suffren, en face de lEcole militaire.
Tel serait donc le décor exhibé pendant plusieurs semaines, pendant plusieurs mois peut-être si la pièce avait du succès. Certains esprits particulièrement aptes à s'effaroucher de toutes choses, en frémirent par antici- pation. Ils songèrent naturellement aux jeunes filles qui, par accident, pourraient se trouver dans un public aussi diversement composé que le public des théâtres : quelle terrible épreuve aurait à subir leur innocence, cette innocence que l'on tient décidément à nous représenter comme tellement fragile et que l'on met éternellement en cause chaque fois qu'il s'ag^it d'une liberté pour le théâtre ! Les jeunes filles verraient en scène des prosti- tuées dans l'exercice de leurs fonctions. On ne leur cacherait rien de l'infamie des conversations, des g-estes et des baisers. En quittant le théâtre, elles emporteraient pour long^temps le souvenir et la souillure de cette vision fangeuse. Leur innocence donc en recevrait un choc si violent qu'il en serait peut-être mortel. Pour un peu, on aurait redouté que la Fille Elisa jouée ne réus- sisse, par la seule révélation de la prostitution, à faire du proxénétisme au théâtre et à préparer des recrues pour la maison de l'Ecole militaire.
INTERDICTION DE LA « FILLE ÉUSA » 249
Afin de renseig-ner la curiosité générale et de rassurer les inquiétudes particulières, les journaux envoyèrent chez M. de Concourt. Les explications qui leur furent données provoquèrent beaucoup d'étonnement et un peu de scepticisme.
M. de Goncourt avait, en effet, répondu :
— Ceux qui espèrent un scandale seront déçus; on ne verra pas, comme on en a fait courir le bruit, l'inté- rieur de certaine maison... L'assassinat du soldat par Elisa se passe au cimetière de Bouloi^-ne. Il existe encore ce cimetière, un coin ig-noré du bois, plein, durant l'été, de verdure et de roses, sous lesquelles disparais- sent les tombes... Maintenant, vous pouvez bien dire que si on s'attend à des mots grossiers, à des expres- sions ordurières, à des tirades salées, on éprouvera quelque déception. La pièce est écrite en une langue absolument chaste ; les oreilles les plus délicates n'y trouveront pas de quoi se blesser, quelque envie ina- vouée qu'elles puissent secrètement en éprouver.
Voilà donc quel avait été le sentiment de M. de Gon- court sur son ouvrage modifié, opinion un peu suspecte peut-être étant donnée la faiblesse qu'un père, même spirituel, a toujours pour sa progéniture (i). Le résumé de la pièce et les appréciations des critiques qui furent donnés au lendemain de la répétition générale étaient une meilleure source d'informations.
Le résumé de la pièce d'abord :
La fille Elisa et trois de ses camarades sortant d'une
(i) V. l'interpellation de M. Millerand, séance de la Chambre du 24 janvier 1891.
250 LA CENSUHE DKAMATIQUE DEPUIS 1870
maison de tolérance, se promènent un dimanche dans un cimetière abandonné de Boulog^ne. Elisa, parmi les hôtes habituels de la maison, a distingué un jeune sol- dat ; elle l'aime. Ses camarades la plaisantent sur cet amour. Le jeune soldat arrive et presse la fille Elisa de se livrer à lui dans le cimetière ; elle s'y refuse ; il veut la violenter; elle le tue. C'est le premier acte. Le second acte, qui se passe à la Cour d'assises, est rempli pres- que tout entier par le plaidoyer de l'avocat ; le plai- doyer montre que si la fille Elisa est tombée dans la prostitution, c'est par la triple fatalité de l'ig-norance, de la maladie et de la misère. La fille Elisa est con- damnée à mort. Le troisième acte, qui est sans intérêt au point de vue qui nous occupe, se passe dans une mai- son centrale. Telle est la pièce.
Tous les critiques, parmi lesquels MM. Francisque Sarcey, Jules Lemaître, Emile F'aguet, Henri Bauer, Céard, Albert Wolff, Edmond Lepelletier^ donnèrent leur opinion sur l'adaptation précédente; aucun d'entre eux ne pensa qu'elle fût tellement immorale qu'on ne pût pas la représenter en public. Dans la Revue de la famille^ M. Fouquier écrivait : « Si on accepte le point de départ^ c'est-à-dire l'étude d'un personnage de fille perdue, il faut reconnaître que l'étude est faite avec une sorte de pudeur, inspirée par la pitié que le romancier
ressent pour la malheureuse dont il décrit les misères
... C'est la pitié qui donne une moralité a un tableau qui sans elle pourrait passer pour grossier ». Et un critique qui dans le même article prenait vivement à parti une autre pièce du Théâtre-Libre, M. de Lapommeraye,
INTERDICTION DE LA «FILLE ÉLISA )) 251
s'exprimait ainsi sur la P'ille Elisa : « Est-ce là un su- jet immoral ? Oh ! je sais bien que dans une partie du roman on voit la fille Elisa dans le milieu où elle vit — on dirait mieux où elle se suicide — mais je vous assure que M. Edmond de Goncourt n'a point décrit ces « inté- rieurs » de façon à choquer le lecteur. C'est la pitié qui est éveillée et non un autre sentiment. M.Jean Ajalbert, l'adaptateur, a suivi l'exemple de M. Edmond de Goncourt et a mis aussi, sauf en deux ou trois passag"es, beaucoup de sévérité dans l'exécution. De ces trois tableaux on emporte, je le répète, non une impression de scandale, mais une impression de pitié. Et au reste, de cette soirée au Théâtre-Libre il sort un enseignement qu'il est facile de tirer du rapprochement des œuvres jouées l'une après l'autre : le Conte de Noël et la Fille Elisa. Cet enseig,'ne- ment qui est déjà connu, mais qu'on ne saurait trop vulg-ariser, c'est qu'en art le degré de moralité est en raison directe, non de la chasteté du sujet, mais de la chasteté de l'exécution de ce sujet ».
Eh ! bien, malgré la discrétion avec laquelle le sujet traité par M. de Goncourt avait été porté à la scène malgré cette conviction des critiques que l'œuvre n'était pas de nature à blesser la morale publique, la. Fille Elisa dut être retirée du théâtre par ordre de la censure. La mesure approuvée parles uns et combattue par les autres fut longuement discutée.
On revint interviewer M. de Goncourt qui ne voulut pas admettre que l'ouvrage eût été interdit pour cause d'immoralité.
252 LA CENSURE UUAMATIQUE DEPUIS 1870
— Vous attendiez-vous un peu à celte décision lui demandèrent les journalistes ?
— Mon Dieu, répondit le romancier, je mentirais en disant que j'espérais que la pièce passerait sans difficulté mais je me ferais tort à moi-même si je vous avouais que j'ai «'té très étonné en apprenant la décision de la cen- sure. Voyez-vous, sous ce motif que la pièce est inter- dite à cause de sa contexture générale, se cache une question politique indéniable. La Fille Elisa, vous le savez, est une apolog-ie, une défense passionnée de la pros- titution, des malheureuses déshéritées. Le g-ouvernement ne pouvait pas laisser passer une pièce qui est, somme toute^ la présentation d'une des questions sociales les plus discutées, les plus controversées, où lui-même est mis directement en cause, où son système de réglemen- tation est attaqué. La Fille Elisa, rappelez-vous, contient cette phrase, sur laquelle aucun gouvernement si tolé- rant qu'il soit ne pouvait fermer les yeux : « ... La police qui se fait proxénète et racoleuse, et comme jadis les embaucheurs profitaient de l'ivresse d'un homme pour en faire un marin ou un soldat, recrute toutes les fau- tes, enrôle toutes les défaillances pour satisfaire au fu- rieux appétit de luxure des grandes villes... » Et plus loin dans la plaidoierie : « Comment voulez-vous faire cesser, comment voulez-vous éteindre la prostitution puisque vous-même vous l'encouragez ! »
— C'est donc pour qu'on ne mît pas sur la scène des situations touchant de trop près aux bas-fonds de la prostitution que la censure a interdit la pièce.
— Je le crois.
INTERDICTION' DE LA « FILLE ÉLISA » 253
Dans la séance de la Chambre du 24 janvier 1891, l'in- lerdiction de la Fille Elisa souleva une intéressante dis- cussion entre M. Millerand qui prit la parole au nom de la liberté du théâtre et le ministre des Beaux-Arts, M. Léon Bourg-eois, qui défendit à la tribune lacté de la censure.
M. Millerand s'étonnait fort de ce que la commission d'examen s'alarmât parce que, dans un dialogue de pièce, on faisait allusion aux maisons de prostitution. Cette même commission d'examen ne permettait-elle point, en effet, que sur dix ou quinze scènes, tous les soirs, on amenât devant la rampe, des troupeaux de femmes à moitié déshabillées ? Et, par un progrès tout récent, dans certain théâtre, sous ce titre alléchant qui avait tenu ses promesses : « En scène, mesdemoiselles ! « n'avait-on pas eu ce spectacle nouveau de figurantes demi-nues quittant la scène pour venir circuler en gaie farandole parmi les fauteuils d'orchestre ? Puisque la censure to- lérait de pareilles exhibitions il lui était difficile de jus- tifier la sévérité dont elle avait fait preuve pour l'œuvre austère de MM. Edmond de Concourt et Jean Ajalbert. Qu'est-ce donc qui avait spécialement éveillé les inquié- tudes de la commission d'examen dans cette pièce ? Les personnages ? Ah ! certes ! les personnages ne sont pas même des femmes du demi-monde. Ce sont des filles perdues. Mais pense-t on qu'il soit moins dangereux et moins démoralisant d'offrir à l'ouvrière honnête, qui a dépensé vingt ou quarante sous pour prendre sa place aux. troisièmes galeries, le spectacle de la courtisane riche, heureuse^ fêtée, que celui de la malheureuse rivée
254 LA CENSURE DHAMATIQOE DEPUIS 1870
à sa maison de prostitution comme le forçat l'est au bagne ? Le(iuel vaut mieux qu'elle sorte du spectacle avcjc un sentiment de jalousie et d'envie ou avec une injpression de répulsion et de dégoût ?
— Entre l'intention de l'auteur et l'apparence de son œuvre, il y a un abîme, répondit le ministre des Beaux- Arts... Je ne puis autoriser cette pièce car il est des mai- sons fermées par la police que je ne veux pas laisser ouvrir par la censure.
Le sujet par lui-même, expliquait M. Léon Bourgeois, si on le dégage de tous les détails qui peuvent le colorer aux yeux du spectateur ne doit prêter à aucune obser- vation sérieuse de la part de la censure, La thèse qui est développée, qu'on peut partager ou combattre, est une thèse de philosophie sociale et le gouvernement ne pou- vait trouver mauvais que cette thèse fût discutée. En réa- lité, la situation dramatique et la thèse sociale que l'au- teur s'efforce de dégager de cette situation préoccupèrent moins vivement la commission d'examen que l'apparence elle-même de l'œuvre, les détails de la décoration et du langage. Quels sont donc les détails, quelle est la cou- leur spéciale de ce tableau ?
Le livret de la pièce en mains, M. Bourgeois donna lecture à la Chambre des passages les plus caractéristi- ques qui, selon lui, suffisaient à motiver l'interdiction. Il y avait d'abord la scène qui suit :
Dans un décor qui représente le cimetière abandonné de Boulogne, les filles paraissent. Elles se nomment : Gobe-la-Lune, Elisa, Peurette et Marie Coup-de-Sabre.
INTERDICTION DE LA. « FILLE ÉLISA » 255
Une conversation s'engage, au cours de laquelle on parle d'un jeune soldat, habitué de la maison.
— Oui, je l'aime, dit Elisa, et je me ferais hacher en morceaux pour lui.
— C'est drôle, remarque Peurette, j'aurais jamais cru ça de toi que lu prendrais quelqu'un... J't'avais jamais connu personne ; les hommes, les femmes, tu ne voulais rien entendre... J'pensais que t'étais pas faite pareille... T'as pris goût à la chose.
ELISA
Oh ! pas du tout... Et avec lui comme avec les autres, ça me... Tiens, je l'aime tant que j'aurais pas voulu qu'il me fréquente... Il me semble que je dois le salir...
PEURETTE
Ah! ben, en v'ià des histoires!... Est-ce qu'on n'est pas des femmes... On doit rien à personne... On n'a ni volé:, ni tué... A t'entendre, on serait des criminelles parce qu'on travaille en maison... Est-ce qu'on ne vaut pas mieux que des tas qu'y en a qui sont mariées?... Avec ça qu'elles se privent !
MARIE COUP-DE-SABRE
C'est pas tout ça, l'heure galope... S'agit de régler la manœuvre. Faut être à l'appel à sept heures...
PEURETTE
On pourrait se retrouver à six heures... pour la verte.
ÈLISA
Oh ! quelle éponge... Mettons sept moins le quart.
256 LA CENSURE DKAMATIQUE DEPUIS 1870
l'EURETTK aux autres Piçez-vous l'amoureuse?
ELISA
Oh ! C'est pas ça, va... Mais on est bien assez enfermée des quinze jours... Je ne tiens pas à passer la journée dans un caboulot... Il fait beau... J'préfère me balader.
GOBE-LA-LUNE
Eh ! bien ! balade-toi, ma vieille. A ce soir.
PEURETTE
Tu sais... T'endors pas sur le rôti... Madame n'est pas commode le dimanche... Faut rappliquer à l'heure.
La seconde scène, ég"alement incriminée, était le duo d'amour entre la fdle Elisa et Tanchon, le petit soldat. Après des souvenirs d'enfance assez long^uement évoqués, Tanchon s'adresse à Elisa :
— Lisa...
ELISA
— Ah ! Si j'étais pas oblig-ée de travailler... Tanchon la suit à genoux dans l'herbe.
ELISA
Quand t'arrivais, j'étais plus bonne à rien, je les aurais tués quand ils venaient tous, qui n'ont que des saletés à vous dire... Et des brutalités... c'est comme des lions — Toi, t'étais si doux... Jamais un mot plus haut que l'autre...
Tanchon s'approche, toujours à genoux, de plus en plus passionné^ il T enlace... Enfin il cherche à la violenter.
INTERDICTION DE LA « FILl.E ÉI.ISA » 257
M. Léon Bourg-eois ne put achever de lire la scène. La Chambre qui, ce jour-là, souffrait d'une crise de pudi- bonderie furieuse, accueillit ces phrases d'un si doulou- reux réalisme au milieu d'un tapage inattendu. La q-uestion discutée valait cependant la peine de retenir l'attention des législateurs, gens adultes nécessairement, et dont l'innocence pouvait, à la rigueur, ne pas s'effa- roucher d'une lecture. 11 y eut de vives rumeurs au centre. Des membres de la droite se bouchèrent les oreilles. Un député rougissant ordonna au ministre de se taire. Et M. Léon Bourgeois, réduit à s'expliquer par gestes, s'empressa d'arriver à la conclusion de son dis- cours qui en confirmait les prémisses et maintenait l'in- terdiction. Ajoutons que. par la suite, la Fille Elisa fut rendue à la scène. Elle n'y causa, bien entendu, aucun scandale. Reprise/ en 1902, au théâtre Antoine, elle put même être considérée comme l'une des pièces les plus chastes des répertoires de l'année.
A peine la discussion de la Fille Elisa venait-elle de prendre fin que la question de la liberté du théâtre fut remise à l'ordre du jour par une seconde décision de la censure frappant une pièce nouvelle de M, Victorien Sardou. Au mois de novembre 1890, M. Sardou avait donné lecture au comité du Théâtre-Français du drame historique intitulé Thermidor. La pièce, reçue à l'unani- mité, entrait immédiatement en répétition. Le manuscrit de Thermidor, dans la semaine qui suivit la réception parle comité de lecture, fut adressé au ministère de lin- struction publique et des beaux-arts où l'on eut tout le loisir de l'étudier longuement. La censure ne fit alors
'C^HUET 17
258 ï.A cENSunE duamatique depuis 4870
aucune objection contre cet ouvrage. Le ministre des beaux-arts donna son visa et la pièce estampillée fut affi- chée, le bureau de location ouvert. A la répétition g-éné- rale qui eut lieu le 28 janvier 1891, la pièce fut bien accueillie ; et si le quatrième acte suscita cependant quelques objections, ces objections étaient d'ordre pure- ment artistique et littéraire. Au cours de la première représentation, les trois premiers actes obtinrent un très grand succès ; le quatrième fut discuté comme précé- demment, mais avec plus de vivacité. Un critique impro- visé cria même du haut des galeries : « On devrait jouer cette pièce à l'Ambigu ». Et ce détail précise bien la na- ture des objections élevées soit à la répétition générale, soit à la première représentation. La presse fit à Ther^ midoT\ en général, un assez bon accueil. Cependant, des réserves furent formulées, et trois ou quatre journaux mêlant pour la première fois ici la question politique à la question d'art, déclarèrent qu'ils s'étonnaient que l'on eut laissé jouer une pièce qu'ils considéraient comme réactionnaire et antirépublicaine. On reprocha à la cen- sure de ne pas en avoir interdit la représentation à la Comédie-Française et l'on annonça, dans un certain nombre de feuilles, qu'une manifestation tumultueuse aurait lieu le lendemain, manifestation qui serait faite par la jeunesse des écoles. En pareil cas, comme le re- marquait fort justement M. Henri Fouquier à la tribune, annoncer le désordre, c'était le préparer. La seconde représentation de Thermidor qui eut lieu le lundi 9!6 janvier, fut, en effet, troublée par des scènes violentes. On siffla la pièce; on interpella les auteurs; on lança
INTERDICTION DE « THERMIDOR » 259
même un sifflet à la tête de M. Coqueiin et des sous sur la scène. Plusieurs spectateurs durent être expulsés du théâtre. Il n'a guère été contesté, depuis, que les auteurs du tapage n'aient été en minorité dans la salle. Les faits qui s'étaient passés dans la soirée du lundi furent portés le mardi matin au conseil des ministres. Le ministre de l'intérieur avait, en outre, reçu des renseig-nements d'après lesquels, paraît-il, une manifestation, plus grave celle-là, devait se produire le soir même. Le conseil, jugeant, en conséquence, que l'ordre public pouvait être sérieusement troublé, estima qu'il était nécessaire de suspendre des représentations qui devaient être une cause de troubles au théâtre et dans la rue (i).
L'approbation de la censure n'avait donc, en la cir- constance, offert aucune garantie aux sociétaires de la Comédie française. Bien au contraire, son assentiment les avait engagés dans des dépenses considérables ren- dues stériles par l'interdiction. Il fallut rendre le prix de location de 45.ooo places qui avaient été retenues.
Une mesure aussi radicale pour éviter des désordres possibles nous parait aujourd'hui avoir été singulière- ment prématurée. Thermidor a pu être librement joué depuis cette interdiction et les représentations de cette pièce se sont poursuivies fort paisiblement. Il est pro- bable que ce résultat eût été obtenu, dès l'origine, si le gouvernement s'était contenté de faire rigoureusement
I. Il est intéressant de rapprocher cette interdiction de la pièce de M. Sardou, pour un peu de tapage, de l'autorisation d'Zrernan«eni83o pendant les quarante-cinq combats du Théâtre Français.
260 I.A CENSUHE DKAMATIQUE DEPUIS 1870
observer l'ordre de la salle. Et c'est ce que pensait alors M. Henri Fouquier lorsque, dans la séance de la Chambre du jeudi 29 janvier 1891^ il interpellait les ministres au sujet de la mesure prise. Selon M. Fouquier, il n'y avait vraiment rien dans le drame de M. Sardou qui pût choquer les convictions républicaines et provo- quer une mesure qui, quoi qu'on ait dit, était essentiel- lement politique. Qu'était-ce, en réalité, que Thermidor sinon l'histoire de la lutte de la Convention et du Comité du salut public contre Robespierre? C'était le tableau ou mieux la satire du régime de la Terreur. Cet acte d'accusation contre la Terreur n'était pas chose nouvelle dans notre art dramatique. On sait la quantité de pièces anti-jacobines qui, sous le Directoire, envahirent toutes les scènes. Mais, dans un temps plus rapproché, en i85o, on jouait à la Comédie-Française Charlotte Corday ; or, jcette dernière pièce était l'apologie d'un assassinat et non point d'une condamnation légale, Charlotte Corday n'en fut pas moins considérée comme une pièce républicaine à ce point que, sous l'empire, on se refusait à la laisser jouer. Là mesure prise à l'égard de Thermidor n était donc même j)as justifiée par des considérations poli-^ tiques supérieures et légitimes.
M. Georges Leygues, qui prit ensuite la parole, affirma que le drame de M. Sardou au Théâtre Français était un défi à la République. Mais il admettait parfaitement que la pièce pût être donnée sur un autre théâtre non sub- ventionné.
, A la tribune, M. Léon Bourgeois, ministre des Beaux- Arls, eut l'habileté de motiver exclusivement l'ijilerdiér
INTERDICTION DE « THERMIDOU )) 261
tion par des considérations d'ordre public. Il abandonna le terrain politique sur lequel on aurait voulu l'attirer et fit. sur ce points des déclarations qui donnaient une satisfaction entière aux partisans de la liberté du théâtre. M. Gonstans, ministre de Fintérieur, assura de même que le conseil avait eu simplement l'intention de supprimer la cause de nouveaux troubles, inévitables sans cette mesure.
Les ministres évitèrent prudemment ainsi de prendre part au débat qui s'éleva sur la question déviée et dans lequel MM. Joseph Reinach, Georges Glémenceau et Albert de Mun prononcèrent de véritables discours sur la Terreur et le tribunal révolutionnaire. Au réquisitoire de M. Reinach contre la guillotine, M. Glémenceau répondit en plaidant la fameuse théorie du bloc de la Révolution dont^on ne pouvait rien distraire. M. Albert de Mun s'indigna de ce rappel à des haines politiques que le temps avait effacées, et qu'il était coupable de ranimer après unjsiècle d'apaisement et d'oubli. Il y eut beaucoup d'éloquence échangée de part et d'autre, mais la question de la liberté du théâtre qui avait incidem- ment soulevé ce débat était entièrement sortie de la dis- cussion.
Peu de temps après, d'ailleurs, le problème de la cen- sure fut plus^nettement encore posé devant le Parlement par MM. Antonin Proust et Le Senne, députés qui, de- lïiandèrent à la Ghambre l'abolition de la censure préven- tive et le droit commun pour les œuvres dramatiques (i).
I. Application des titres I, II, III et IV du chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881.
262 I A CENSUKE DRAMATIQUE DEPUIS 1870
Ces projets, ajant bénéficié de la déclaration d'urgence, furent examinés par une commission parlementaire (i) qui procéda à une enquête des plus complètes sur le modèle de la consultation de 18/19.
Le choix de la commission fut des plus éclectiques. En cinq séances elle entendit quinze personnes:
M. Camille Doucet, président de la Société des au- teurs et compositeurs dramatiques, ancien directeur de l'administration des théâtres au ministère de la Maison de l'Empereur;
MM. Alexandre Dumas, Auguste Vacquerie, Emile Zola, Richepin, Meilhac, Bisson, Bergerat, Georges Ancey, Albin Valabrègue, auteurs dramatiques ;
MM. Carré, Antoine^, directeurs de théâtres ;
M, Got, doyen de la Comédie française;
M. Léon Bourgeois, ministre de l'Instruction publi- que et des Beaux-arts ;
M. Deloncle, auteur d'un amendement à la proposi- tion de M. Proust.
MM. Camille Doucet, Alexandre Dumas, Meilhac, Got et le ministre des beaux-arts se déclarèrent favorables au maintien de la censure préventive.
MM. Vacquerie, Zola, Richepin, Bisson, Bergerat, Valabrègue, Georges Ancey, Carré et Antoine réclamè- rent très énergiquement sa suppression.
I. Cette commission était composée de MM. Dyonis-Ordi- nalre, président ; Dujardin-Beaumetz, secrétaire ; Isambert (Eure-et-Loir), Martineau (Seine), Antonin Proust, Alfred Leconto (Indre), Hémon, Maujan, Dupuytrem, Guillemet, Le Roux.
IMEHDICTIOX DE U THLRMIDOU » 263
En présence de cette divergence dans l'opinion même des intéressés qui se répartissaient en deux camps numé- riquement égaux, la commission adopta Tamendement de M. Deloncle consistant à appliquer à la censure une méthode de « législation temporaire » dont M. Léon Donnât a formulé les lois et dont le Mutiny Act est un exemple frappant en Angleterre (i).
u Une loi temporaire, dit M. Léon Donnât^ offre bien des avantages. Si elle est bonne, les législateurs la pro- rogent ou la rendent permanente avec une conscience éclairée et tranquille ; si elle est mauvaise, ils l'abandon- nent sans remords parcequ'elle n'a guère eu le temps de nuire. Mais pour juger si la loi est bonne ou mauvaise, il faut avoir le temps d'en étudier les efPels » (2).
I. Charles II avait, en i663, formé plusieurs corps de troupes parmi lesquels deux régiments de la garde. Cette armée qui, de 3o.ooo hommes sous Jacques II, s'était élevée à 90.000 soldats sous Guillaume III, n'était pas autorisée par le Parlemeot et était payée par la liste civile. Le Mutiny Act de 1689 posa, pour la première fois, ce principe qu'une armée permanente ne doit pas exister en Angleterre et que, sans l'autorisation expresse du Parlement, la couronne ne peut maintenir en temps de paix des troupes sous les armes. Depuis plus de deux cents ans, cette loi est annuellement soumise au vote du Parlement « et si, par un de ces hasards que la Constitution anglaise rend impossibles, un souverain tentait un coup d'Etat, il suffirait que le Mutiny Act ne fut pas voté à la fin de la session pour que tous les mili- taires, officiers et soldats fussent, ipso facto, déliés de leurs serments » (Léon Donnât, La Politique expérimentale).
1. Outre le Mutiny Act, on peut citer comme exemples de législation temporaire : en Angleterre, le Ballot ^ict qui a intro- duit en 1872 dans les élections municipales et législatives le vote écrit et secret à la place du vote vei-bal et public ; la loi de 1880
261 I A CKNSUaE DltAMATlOlF, DEPUIS 1870
Le j)ro)et de la commission parlementaire, s'inspirant tle ces considérations, supprimait l'examen préalable pendant une période de trois ans. Si, ce temps écoulé, la Cliainhio ne votait pas la prolong-ation de l'essai, la législation anténeure reprendrait son cours de plein droit. La censure devait être maintenue toutefois en tout ce qui concernait les relations extérieureset confiée pour cet unique objet à un bureau du ministère des affaires étrangères.
Cet intéressant projet qui s'efforçait de concilier toutes les opinions sur le régime du théâtre ne devait point cependant passer dans un texte législatif.
Depuis l'enquête de 1891, la censure a refusé son visa à plusieurs œuvres dramatiques. Les pièces les plus récemment interdites sont : Décadence, de M. Albert Guinon ; Ces Messieurs, de M. de Georges Ancey ; Les Avariés, de M. Brieux, et Au temps des croisades, de M. Franc-Noliain.
Décadence qui, d'abord avait été favorablement ac- cueillie parla commission d'examen, fut interdite brus- quement à la veille des premières représentations dans l'intérêt de la tran(juillilé {)ublique. Le sujeldela pièce est le suivant : L'^ne famille de la vieille aristocratie française,
sur la responsabilité des patrons qui, expirée le 3i déc. 1887, a depuis, été prolonn;-ée d'année en année ; en Allemagne, la loi contre les socialistes, votée en 1878 à la suite des attentats de Haedel et deNobiling, a été, depuis i884, prorogée de deux ans eu deux ans jusqu'au 3o septend)re 1890 où elle a pris fin • citons enfin, pour nous lapproclier de notre sujet, les lois fran- çaises temporaires sur la censure de la presse pendant la Res- tauration.
INTERDICTION DE « DÉCADENCE » 265
acculée à la ruine^ ne peut éviter un très procliain désas- tre que par un mariag^e juif. Effrayée par la perspective d'une existence misérable, la fille du duc de Barfleur, Jeannine, qui aime un de ses amis d'enfance, le marquis de Chérancé, très noble et très pauvre, consent à épou- ser Nathan Strohmann, banquier israëlite et à entrer dans une famille qu'elle méprise de toute la force de son orgueil, de son éducation et de sa race. Jeannine mariée reçoit dans l'hôtel des Strohmann tous ses amis du fau- bourg, y compris Chérancé, qui l'aident à accabler de railleries sanglantes les membres de sa nouvelle famille. Nathan, à bout de patience, défend à sa femme d'afficher son flirt avec Chérancé. Par bravade, Jeannine lui ré- pond qu'elle est la maîtresse du marquis et qu'elle ira le retrouver dans sa garçonnière. Elle tient parole, en effet, mais Nathan qni la rejoint au quatrième acte la convainct que l'amour ne l'habituera jamais à la misère et réussit à la ramener chez lui g-ràce toujours à la puissance de l'or, de l'or j"uif.
En refusant son visa à la pièce de M. Guinon la com- mission d'examen redoutait sans doute que des querel- les toujours prêles à renaître et à passionner l'opinion publique ne fussent éveillées soudainement par certai- nes phrases cruelles et cing-lantes. Et, de fait, rarement un auteur avait mis dans son œuvre autant d'esprit pour être désag'réable à la censure.
Une scène de Décadence (i) est particulièrement carac- téristique à cet ég"ard, lorsque, dans la réception du se-
. (i) Librairie théâtrale. 1901.
266 LA CENSURE DRAMATIQUE DEPUIS 1870
cond acte, chez les Slrohmann, les amis de Jeannine dis- cutent la question juive.
d'umécourt
Moi qui viens pour la première fois et qui n'ai pas en- core le ton de la maison, je trouve que vous leur en dites de roides au père et au fils.
DE Liço.N avec complaisance N'est-ce pas, cher ami ?
MADAME DE CHANTEROSE
On fait ce qu'on peut.
MADAME DE LIÇON
Ça soulage cette pauvre Jeannine... Tout ce qu'elle pense, elle a la joie de nous l'entendre dire.
DE PRÉCIGNY
Il me semble qu'à l'occasion elle ne se prive pas de le dire elle même.
MADAME DE SÉMÉLÉ
Oui, mais enfin nous sommes là pour la relayer. d'umécourt mélancolique
Je sais bien qu'en France, l'aristocratie ne brille plus précisément par la bonne éducation.
CHÉRANCÉ
C'est vrai : nous ne sommes bien élevés qu'entre nous.
DE LUÇON
D'ailleurs vis-à-vis des juifs notre situation est bien
INTERDICTION DE « DECADENCE » 267
simple : ils nous dominent par des actes ; nous nous vengeons par des mois.
DE CHANTEROSE
Aujourd'hui, je trouve qu'on n'a pas la dent trop dure...
DE CHÉRAiNCÉ
La soirée n'est pas finie !
d'umécourt —
Ecoutez, je vous abandonne Abraham .. Mais Nathan n'est pas si mal !
DE LUÇON
lis me font l'effet de deux camelots... Seulement le père a l'air d'un camelot ^ai et le fils d'un camelot triste.
d'umécourt Nathan a d'assez jolies mains.
MADAME DE LUÇON
Des mains d'escamoteur !
d'umécourt Voyons, vous êtes chez eux...
CHÉRANCÉ
Eh ! mon cher, au milieu de leur luxe, nous sommes assis sur nos ruines.
d'umécourt
D'ailleurs, en thèse g"énérale, je ne partage pas tous vos sentiments à l'ég^ard des juifs.
288 I,A CF.NSURE DnAMATIQUE DEPUIS 1870
DK CIIF'RA.NCÉ
D'UmécourI, vous clés un naïf... C'est bien sur les gens comme vous que les juifs comptent et ont toujours compté... Ils n'ont pas tort... Ils vous prennent votre ar4i;-ent d'abord el votre suffrage ensuite : c'est tout béné- fice ! Quand on les secoue un peu rudement, votre- belle âme s'émeul en leur faveur et un peu plus, ma parole! vous iriez jusqu'à les plaindre!... Croyez-moi, réservez vos qualités de cœur pour des objets plus dignes... pour leurs victimes par exemple!... votre générosité actuelle est du mauvais snobisme !... Les juifs sont la minorité, c'est vrai, mais, malgré quelques récentes mésaventures, ils continuent à être nos maîtres... La vraie force^ mon bon d'Umécourt, ce n'est pas d'être le nombre, c'est d'avoir l'argent !
d'umécolrt
Diable ! quel réquisitoire !
CHÉRAiNCÉ
Cher ami, vous le reconnaissez vous-même, nous leur en disons d'assez roides en face pour pouvoir sans lâcheté mal parler d'eux quand ils ne sont pas là... Et puis rassurez-vous : ils écoutent peut-être à la porte.
d'umécourt
Vous avouerez tout de même que, pour une simple différence de religion...
DK CHÉRANCÉ
Oui, oui, leur Iruc habituel, leur éternelle diversion ! ... « Vous nous faites une guerre religieuse !... Et la liberté
1 .INTERDICTION DE « DECADENCE )) ^69
de conscience? Et la Révolution française? Vous voulez donc ramener la France aux ténèbres du Moyen Age? » Ah ! ce qu'ils ont su en jouer des ténèbres du Moyen Ag'e !... Eli ! bien non ! Ce n'est pas une question de reli- gion, c'est une question de race!... Les protestants, oui, sont une secte : les juifs sont un peuple!
U'UMÉCOURT
Cependant, il y en a qui sont Français?
DE CHÉRA.N'CÉ
11 faut bien qu'ils soient de quelque part !... Je recon- nais même, si vous le voulez, que certains sont de bons Français... Mais, en revanche, combien en connaissons- nous qui se mettent d'un pays comme on se met d'une affaire !... Us ont leur patrie là où ils ont leur comptoir... et leurs gogos!... Nous ne sommes pas leurs nationaux, nous sommes leurs actionnaires.
d'umécourt Mais...
CHÉRANCÉ
Non, non, on n'est pas de la même race parce qu'on paie ses contributions chez le même percepteur ou parce qu'on est forcé par la loi de coucher dans la même caserne... On est de la même race parce qu'on est du même sang, et qu'un même sang porte avec lui, à travers les âges, les mêmes idées, les mêmes passions, les mêmes faiblesses... Un juif, voyez-vous, ne ressemble vraiment qu'à un juif...
d'umécourt ''"'C'est de' ['exagération; '^ '^^^l st ôfi sa , ::
270 I-A CENSURE DRAMATIQUE DEPUIS 1870
DE CHÉRANCÉ
C'est la vérité pure... Les juifs ont leurs qualités aussi bien que leurs défauts propres... ils ont leurs usaj^es, leurs opinions, leurs préjug-és... ils ont même leurs ma- ladies !
d'imécourt
Ils finiront par se fondre.
CHÉRANCÉ
Une race met des siècles à se former, il lui faut des siècles pour s'éteindre... Dans deux cents ans, si le monde existe encore, on en recausera.
DE LUÇON
Moi, ce que je déteste le plus en eux, c'est cette faculté particulière de souiller tout ce qu'ils touchent. *
DE CHÉRANCÉ
Ils ont sali jusqu'à Dieu !
Une appaiition inattendue, au milieu de la réception, vient éveiller la curiosité railleuse de toute cette no- blesse impertinente. Ismaël, un israélite pauvre, avec une longue barbe sale et des vêtements malpropres, a pu s'introduire jusque dans les salons des Strohmann qu'il connut à Salonique. Madame Strohmann l'accueille joyeusement, les mains tendues :
MADAME STROHMANN
Eh ! bien, Ismaël, ça ne va donc pas les affaires? ^
ISMAEL
Non, ça ne va pas... Après votre départ, je n'ai pas eu
INTERDICTION DE « DECADENCE )) 271
de chance à Salonique... A Budapeslh non plus, ni à Var- sovie... En dernier lieu, j'ai tenu un bazar à Marseille... Je n'ai plus le sou, je suis malade. J'ai lu votre nom dans un journal, alors je suis venu à Paris... voilà.
MADAME STROHMANN à Abraham 11 faut le faire entrer dans ton dispensaire.
ABRAHAM, de plus eii plus gêné par la présence dismaè'l et cherchant à l'emmener.
Certainement... viens, Isniaël... descendons chez moi... nous causerons plus tranquillement.
NATHAN
Mais non, papa, mais non... je suis très content de re- cevoir Ismaël... Pourquoi ne resterait-il pas ici?... Parce qu'il n'a plus le sou? Il n'est pas le seul j'imag^ine !... Parce qu'il n'est pas très bien habillé?... C'est un détail : au moins, il ne doit rien à son tailleur !... Je suis sûr que tous ces messieurs seront enchantés de faire sa connais- sance... Ismaël, je te présente le prince de Luçon, le marquis de Chanterose. le vicomte de Précigny, le comte d'Umëcourt et le marquis de Chérancé !...
Silence glacial. — Jeannine se détache du groupe et vient à Ismaël.
JEANNINE
Et moi, monsieur Ismaël, je suis la fille du duc de Bar- fleur!... Tous mes amis sont ravis en effet de vous être présentés... Vous êtes dig-ne de tout notre respect, monsieur Ismaël, je pourrais dire : de toute notre admi- ration... car nous aurons eu aujourd'hui, grâce à vous, ce spectacle si rare en France (i) qu'il en est invraisem-
272 LA CENSURE DRAMATIQUE DEPUIS 1870
blable et presque unique : un juif qui n'a pas réussi. LoïKj salnl ironique^ silencieu.r rf unanime de Jrnnni'ne et de tous les invités.
La censure du rég-ime actuel est éclectique dans ses inlerdictions. Elle frappe à tort et à travers. Et c'est peut-être un soulagement pour ses victimes s'il est vrai qu'une persécution généralisée doive adoucir la souf- france commune. Après avoir exercé sesrig-ueurs contre une œuvre à tendance antisémite, la commission d'examen s'opposa à la représentation an théâtre Antoine d'une pièce anticléricale. Ces Messieurs, de M. Georges Ancey, étaient encore une satire sociale, une étude de l'influence nocive que les prêtres peuvent exercer îi l'occasion sur les mentalités féminines. Le caractère de cetle œuvre est nettement précisé dans la préface (2): «J'ai essayé, dit l'auteur, sans subterfuges et sans faux-fuyants, mais en termes probes, en accents sincères, de dénoncer, dans une pièce, une des nombreuses maladies sociales qui nous abêtit et dont nous mourons. J'ai omis d'aller m'enquérir, auprès des spécialistesdu vaudeville pornog"raphique,des remèdes qu'ils emploient pour accommoder le curé à la scène. J'ai eu la pudeur de rompre avec les plaisanteries centenaires et cataloguées, plaisanteries de café-concert,
i.Les mots «en France» ne fig-urent pas dans les premières édi- tions de Décadence. Nous avons fait cette addition sur le désir exprimé par M. Guinoii lui-même. « La réplique de Jeannine, q.ui clôt lf\ scène, nous écrit l'auteur de Décadence, s'applique à la France et exclusivement à la France, la pièce étant par excel- lence une Tp'if'cc française, et qui se passe chez nous ». -.2. Editions de la Revue Blanche, 1902.
INTERDICTION DE « CES MESSIEURS » 273
mais bourg-eoises et familiales, celles-là, et comme recon- nues d'utilité publique. J'ai voulu simplement et de parti pris n'accusant personne ou tout au moins accusant en face, j'ai voulu montrer la terrible influence que peut prendre le prêtre sur la femme pour leur plus grand péril à tous deux, et cela inconsciemment, sans prémé- ditation d'aucune sorte, par ce seul fait qu'il porte un splendide uniforme d'officiant et qu'il a de beaux gestes. Histoire presque universelle qui pourrait s'appliquer à tous les prêtres de toutes les religions! L'idée est juste, je crois; le danger permanent. Il mérite qu'on y pense. Aussi qu'est-il arrivé ? On m'a interdit. Eh bien! je crie parle livre d'abord; et je crierai ainsi jusqu'à ce que la pièce soit jouée. Il est vraiment insoutenable qu'à l'heure où les meetings ont pleine licence de se réunir, où les cabotins de tous les genres ont le droit de se jeter à la face les plus plates injures, les gens qui vivent dans leur coin et qui peinent soient les setils à ne pouvoir exercer leur métier ».
La scène puissante qui suit entre Henriette et l'abbé Thibaut complétera dans l'esprit du lecteur les indica- tions de la préface.
HExNRIETTE
Eh bien, qu'est-ce que cela veut dire, par exemple, de craindre tant le péché, avec une opiniâtreté aussi orgueilleuse... oui, orgueilleuse, j'ai bien dit! Dieu se sert de nos défaillances pour faire notre salut, mais jamais de notre orgueil. C'est le péché de Satan. Dieu voit, dans notre recherche immodérée de la perfection,
CAHUET ' 18
274 LA CENSURE DHAMATIQUE DEPUIS 1870
un désir coupable de lui ressembler et mieux vaut, à la rigueur, succomber un jour, parsurprise, sans le consen- tement formel, bien entendu. Or le consentement formel, qu'est-ce que c'est? C'est l'envie de pécher pour offenser Dieu. Or, est-ce que j'ai le désir d'otfenser Dieu, en péchant? Pas du tout. On demande bien pardon pendant, avant et après. On a la contrition sincère. Il n'y a plus de malice, presque pas d'offense. La faute est réduite à son minimum. La confession survient, toujours proche, facile, tout est pardonné, voilà. C'est l'avis de mon con- fesseur qui en sait plus long que moi. Mon devoir est de lui obéir.
l'abbé THIBAUT
Ma pauvre enfant!
HENRIETTE
Mais je ne suivrais pas de tels préceptes! Peut-on seu- lement en concevoir l'idée, quand on travaille chaque jour, comme je le fais, à tuer eu soi les tentations de toute sorte, par la voie que mon confesseur m'a indi- quée !
l'abbé THIBAUT *
Par quelle voie?
HENRIETTE
.!<; ne vous le dirai pas. Vous ririez et vous auriez tort.
l'abbé THIBAUT
Par la voie des mortifications, n'est-il pas vrai?
HENRIETTE
Eh bien, oui, là !
IXTEnDICTION DE « CES MESSIEURS » 27o
l'abbé THIBAUT
Je vous l'avais défendu.
HEjNBIETTE
Oh ! j'ai commencé par des choses pas trop dures. Je suivais la messe, à genoux, sur Textrême bord de ma chaise, sans m'asseoir une seule fois; je restais sans res- pirer, le temps de dire la moitié d'une dizaine de cha- pelet, puis une dizaine tout entière ; moi qui adorais la petite Hélène, la fille de mon frère, je me suis interdit de lui parler, même de la voir. C'est peut-être cela qui a été le plus dur. Puis j'ai fait plus. Je tombais à genoux trois fois de suite, trois fois par heure, de toute ma force, sur le plancher pour me faire bien mal ; je me pressais les doigts dans mon tiroir et je serrais... je ser- rais ; je cueillais des roses à pleines mains, à la place des épines, bien entendu, et j'allais déposer le tout, les roses et le sang au pied de mon crucifix et, là, je me frappais en conscience, vous savez, sans rien qui empê- che les coups, jusqu'à ce que... Ah! mon Dieu, je ne pourrais pas vous dire ce que la souffrance, aiguë d'abord, engendre ensuite... c'est bon de soufTrir ! C'est bon de tomber brisée et faible aux pieds du Christ, car c'est lui qui vous relève! C'est le châtiment devenu une joie, et l'expiation tournant à l'extase.
l'abbé THIBAUT
Et de tout cela, il résulte quoi? Une augmentation de sensualité, une envie plus grande de la faute.
HENRIETTE
Oh ! non, je ne le crois pas, Mais, quoi qu'il arrive,
276 I.A CENSURK DRAMATIQUI' DEPUIS 1870
je serai raisonnable, je serai sage, je vous le promets. Je vous écoulerai, je vous obéirai, à vous seuL pourvu que vous restiez encore.
l'abbé thibaud C'est impossible. Il faut que nous nous séparions.
HENRIETTE, aVCC éclat
J'ai trouvé Dieu sur mon chemin : je ne veux pas le perdre ! Oui, laissez-moi au moins le croire, Dieu en vous et Dieu par vous ! C'est ainsi que je vous vois depuis le premier jour où vous m'avez parlé d'une voix si douce, avec des mots surhumains, si innocent alors et si chastement ému dans votre grande robe noire. Près de vous, contre vous, sous la tendresse de vos paroles, je me sens à la fois conquise et protégée, un peu timide, un peu tremblante, mais à l'abri, près d'un être supé- rieur à moi ; car, ne le niez pas, vous êtes au point où l'homme finit et où Dieu commence. Vous parlez comme Dieu, vous grondez comme Dieu !... Et "sous les orne- ments d'or des offices, donc ! On n'officie pas comme vous, sans être un peu dans les secrets divins !.. Et je l'ai devinée, moi, la raison de votre air transfiguré et de vos gestes puissants qui font baisser nos yeux sur la terre et les relèvent alternativement vers le ciel !... Mais ils s'arrêtent sur vous, au passage, soyez-en sûr ; et vous n'auriez presque plus besoin, dans ces moments-là, de parler au nom d'un autre ; vous pourriez presque inter- rompre l'office ; vous pourriez rejeter le missel et laisser en paix l'hoslic du tabernacle !... Vous n'auriez qu'à rester debout, immobile, sur les marches de l'autel et à
INTERDICTION DE « CES MESSIEUUS » 277
ordonner vous-même et pour vous-même, et je viendrais et nous viendrions toutes^ nous prosterner à vos pieds, en esclave, et meurtrir nos fronts, nos chairs, aux pier- reries de vos chasubles... parmi l'encens, car il j a en vous de Tidole. Oui, vous êtes l'idole de nos temples, énigmatique et exaspérante devant l'ardeur de nos curio- sités ! Et puis, quand même vous ne seriez pas un peu Dieu vous-même, quand vous ne seriez que son prêtre tout simplement, votre approche en serait-elle moina dési- rable ? Non, certes, pour mille raisons. L'autre jour, par exemple... Oh ! l'autre jour !... Vous veniez de con- sommer le Saint-Sacrifice, avec une onction toute divine, sous le murmure des mots sacrés, avec une voix si secrète et si chaude ! Vous étiez comme imprégné de lumière ; vous ag-issiez dans une atmosphère mystérieuse et inquié- tante, et vos mains expertes allaient, se posant en de molles attitudes, sur les livres saints et les vases sacrés. Je les avais suivies dans la souplesse étudiée de leurs rites, et quand vous vous retournâtes vers nous pour la bénédiction, quand vos mains sanctifiées se levèrent au-dessus de nous, un peu lourdes, encore moites de s'être baig-nées dans le sang- divin et comme parfumées encore de la chair du Christ, vous dire, vous dire ce que je ressentis ! je voulais m'élancer vers vous, vers vos mains pour qu'elles me touchent, elles qui venaient de loucher Dieu ! Oh ! être touchée, caressée, meurtrie par ces mains-là !...
(Elle tombe assise sur une chaise et semble méditer)
l'abbé thibaud Taisez-vous, ma fille, taisez-vous ! C'en est trop. Je
278 LA CENSUnK UHAMATIQUE DEPUIS 1870
no jtiiis jilus vous (Mitendre. Vos paroles sont impies, pres(juc païeniuîs. J'en suis épouvanté. Se peut-il l>ien que de tous les enseig'nemenls que je vous ai donnés il ne soit sorti que tentations impures et désirs malsains ? Oh ! oh ! oh ! oh '.Allons, ma chère enfant, ne vous faites pas de ces idées qui sont le fruit d'une imagination surchauffée et qui n'ontrien deréel. Vous le voyez, plus nous allons, plus il apparaît nécessaire que nous vivions séparés l'un de l'autre. Vous retrouverez seulement ainsi le calme que vous avez perdu. Vous êtes entourée d'une famille charmante...
HENRIETTE
Vous m'en avez systématiquement éloignée !
LARBË THIBAUD
^Maisnon, vous vous trompez. Revenez à elle, revenez à des idées plus simples, à des conceptions plus humaines. C'est entendu, n'est-ce pas ? Je vous laisse, adieu ! Courage et confiance !
HENRIETTE, sè levcint subitement Adieu !... Comme ça ; tout de suite ? Ah ! non, par exemple !
l'abbé THIBAUD
Nous n'avons plus rien à nous dire.
HENRIETTE
Pardon ! Ah ! vous désirez que je revienne à des con- ceptions plus humaines '?... {Se passant la main sur le front comini' jtoni' rhasser rapidement une idée) J'étais folle ; devant la brutalité de votre départ... de votre fuite, je
INTERDICTION DE « CES MESSIEURS )) 279
comprends, je me ressaisis ! Oui, il n y a ici qu'un homme qui veut partir, tout simplement, à côté d'une femme qui l'aime et qui veut être aimée, malgré tout, en dépit de tout, parce que — je le vois bien, décidément — l'amour, l'amour terrestre, l'amour humain est la loi uni- verselle, parce que tout le reste, les idées que vous m'avez données, l'éducation religieuse que j'ai reçue, ce qu'on appelle les principes, la morale, la chasteté, la foi, tout, vous entendez, tout est faux ! L'amour seul existe. Et toutes les belles histoires ([ue vous nous racontez, ne prendraient pas sur nous, si vous n'étiez pas là vous même, en chair et en os, avec vos discours caressants et vos gestes de comédien, pour vous érig"er peu à peu dans nos imaginations exaltées, à la place de Dieu que vous prêchez et auquel vous croyez à peine ! Et au fond, vous le savez bien et c'est ce qui fait votre force. Que vous importe, d'ailleurs, que l'effet produit soit trop violent pour nous ! Que vous importe de pervertir nos sens et d'en exaspérer les besoins ! Que vous importe de joncher votre route de malades et de détraquées ! Ça vous est bien égal, c'est pour lamour du bon Dieu ! Remariez-vous, soyez mère, faites de la vie... voilà ce qui eût été moral, voilà ce que vous auriez dû me dire ! Pourquoi ne me lavez-vous pas dit? Aussi ne croyez pas que je vous tienne quitte ! Vos paroles ont été ardentes, et je vous ai aimé, je vous aime : voilà ce qui est clair ? Donc vous allez rester, et si vous, qui n'êtes au bout du compte qu'un petit^ curé de campag-ne, vous avez le malheur de partir, après avoir été comblé de mes bien- faits et soutenu de mon argent, vous serez un mal-
280 I A CENSURE DRAMATIQUE DEPUIS 1870
honiictc hoinnic, tout simplement, et je me vengerai. Ça, je vous en réponds ! Nous verrons ce que vous direz d'un bon scandale devant tout le pays, sur la place de l'église, dans l'église ! Nous verrons où en sera votre carrière après ! Je vous accorde deux jours pour réfléchir, deux jours, pas un de plus. Maintenant, vous êtes prévenu ! Je n'ai plus rien à ajouter.
l'abbé thibaud Madame !... Mon enfant !...
HKNRIETTE
A bientôt.
(Elle sort rapidement)
l'abbé THIBAUT, seiii, très agité
Que faire ? Que faire ? C'est terrible ! Elle le fera comme elle le dit ! Comment l'éloigner ? Gomment m'éloigner moi-même ? Elle est capable de me suivre ainsi toute ma vie. Mais au fait, M. Censier a raison, elle est folle ! Et les fous on les enferme...
Ces Messieurs ne furent point autorisés pour des rai- sons que l'on peut rapprocher de celles qui motivèrent l'interdiction de Décadence.
Ces deux pièces à tendances pourtant si différentes furent sans doute, de la part de la censure, l'objet d'une même critique. Et les mesures prises à l'égard de l'une comme de l'autre pièce par la commission d'examen peu- vent être réunies dans une même appréciation. « Si j'ai bien compris le (jpnclionnement de la censure, écrivait
INTERDICTION DES « AVARIES » 281
M. Albert Guinoii au mois de novembre 1901 (i), son rôle est cVinterdire toute œuvre de satire sociale qui serait de nature à passionner les spectateurs et à causer ainsi une certaine effervescence jugée dangereuse. Or, je me permets de faire remarquer qu'une pièce de satire sociale qui n'est pas de nature à passionner le public est, par cela même, une œuvre inférieure... Une satire sociale vise toujours une catégorie ou même plusieurs catégo- ries de citoyens et il est sans exemple que ces gens là se déclarent satisfaits... Même il est à remarquer qu'en ces matières, le mécontentement des personnages visés — et de leurs amis — est en raison directe de la valeur de l'œuvre. La meilleure preuve de la belle qualité d'un por- trait, c'est souvent la mauvaise humeur du modèle. Mais en ce cas, le modèle crie et voilà de l'effervescence. D'où il suit cette constatation, un peu humiliante pour l'insti- tution de la censure, qu'elle a pour rôle de laisser passer les satires sociales quand elles sont faibles et fades, et de les arrêter au passage quand elles sont fortes et in- tenses... » (2).
Après l'interdiction de Décadence, après l'interdiction de Ces Messieurs dans cette même saison théâtrale de 190 1- 1902, on eut l'interdiction des Avariés. M.Eugène Brieux avait imaginé de faire une comédie en trois actes sur la
1. Lettre publiée dans le Gaulois du 10 décembre 1901.
2. M. Albert Guinon ajoutait : « La passion porte l'homme plus haut ; elle seule l'anime et le soulève. Et c'est de nos jours quand la liberté de discussion est devenue le fond même de notre vie nationale, c'est dans ces heures de lutte où la bataille des idées est partout qu'on inscrirait sur le fronton des seuls théâ- tres : « Recfiiiescant in pace » ? De quel droit, à quel titre, dans
282 LA CENSl'HE DIIAMATIQUE DEPUIS 1870
syphilis et de démontrer en scène toute riitilité qu'il y aurait à prémunir dès leur plus jeune âge, les individus contre cette cruelle maladie. Il indiquaitégalemenl, com- ment, par une transformation des usages, il serait possi- ble d'éviter les malheurs qui peuvent causer, dans la famille, certains mariages prématurés. La censure fut choquée par le titre de la pièce qui cependant était fort discret ; elle fut surtout effarouchée par la nature du su- jet qui, chassé du théâtre, fit aussitôt l'objet de toutes les conversations, même dans les salons les plus austères. Dans cette pièce, un malade, malgré les conseils du doc- teur, se marie avant guérison complète. De cette union naît un enfant malsain. La jeune mère éclairée sur le genre de maladie^ se sépare de son mari avec horreur. Le beau-père, un député influent, va trouver le docteur qui a soigné l'avarié et lui demande un certificat pour hâter le divorce. Le praticien refuse ce certificat qui, constituant un aveu public de la maladie, frapperait la jeune fejnme d'une seconde infortune, iriéparable celle-là. Il conseille éloquemmentle pardon dans une scène qui, certainement, est la plus remarquable de la pièce (i).
LE BEAU-PÉRE
Alors, les victimes seront frappées, si elles cherchent à
ce pays de grèves, de réunions publiques et Je horions parlemen- taires, rcfuse-t-on d'admettre une salle de spectacle houleuse et des couloirs trépidants ? C'est vraiment faire à l'art dramatique ' un excès d'honneur qu'il ne sollicite point et reporter trop direct tementsur les théâtres les sentiments de respect qu'on n'accorde plus aux églises... »
1 . P. V. Stock, éditeur 1902.
INTERDICTION DES « AVARIES » 283
se défendre ! Alors, la loi ne me donne aucune arme contre celui qui, sachant son état, prend une jeune fille saine, confiante, innocente, la salit du résultat de ses débauches, la rend mère d'un pauvre petit être dont l'avenir est tel que ceux qui l'aiment le plus ne savent s'ils doivent faire des vœux pour sa vie ou pour sa déli- vrance immédiate ! Cet homme a inflig-é à celle qu'il a épousée la suprême insulte, il l'a rendue victime du plus odieux attentat, il l'a avilie. Il lui a pour ainsi dire imposé le contact avec la fille des rues dont il lui a transmis la lare. Il a créé entre elle et cette femme à tout le monde, je ne sais quelle mystérieuse parenté. C'est le sang- empoisonné de cette prostituée qui empoi- sonne son enfant et qui l'empoisonne elle-même. Cette créature abjecte, elle vit, elle vit en nous, elle est dans la famille et il l'a fait asseoir à notre foyer. Il a souillé l'imagination et la pensée de ma pauvre petite comme il a souillé son corps et il a lié à jamais, dans son esprit, l'idée de l'amour qu'elle avait placé si haut à je ne sais quelles horreurs d'hôpital. Il l'a atteinte dcffts sa di- griité et dans sa pudeur, dans son amour et dans son enfant; il l'a frappée de déchéance physique et morale. Il l'a comme inondée de bassesses. Et la loi est ainsi, et les mœurs sont telles que cette femme ne peut se sépa- rer de cet homme qu'à l'aide d'un procès dont le scandale retombera sur elle ou sur son enfant! Eh bien, je ne m'adresserai pas à la loi. Depuis hier je me demandais si mon devoir n'était pas d'aller trouver ce monstre et de l'abattre d'une balle dans la tête, comme on fait d'un chien enragé. Je ne sais quelle faiblesse — quelle
284 i.A cKNsuiu: diia.matique depuis 1870
làchclé — il n'y a pas d'autre mot — m'avait retenu et m'avait décidé à m'adresser à la loi. Puisque la loi ne me défend pas, je me ferai justice moi-même. Sa mort sera jieut-èlre un bon avertissement pour les autres.
LE MÉDECIN
Vous passerez en cour d'assises.
LE BEAU-PÉRE
Et je serai acquitté.
LE MÉDECIN
Oui ! Mais après la révélation publique de toutes vos misères. Le scandale sera plus grand, le malheur sera plus grand, voilà tout. Et qui vous dit que le lendemain de votre acquittement vous ne verriez pas se dresser devant vous un autre juge, plus autorisé et plus sévère ; qui vous dit que votre fille, comprenant sa détresse que vous auriez faite définitive, prise enfin de pitié pour celui que vous auriez tué, ne vous demanderait pas im- périeusement de quel droit vous auriez agi, de quel droit vous auriez fait une orpheline, qui, elle aussi, pourrait un jour exiger des comptes !
LE BEAU-PÉRE, parlant avant que le médecin ait fini Alors qu'est-ce que je dois faire ?
LE MÉDECIN immédiatement Pardonner.
(Silence).
LE BEAU-PÉRE, sans énepf/ie Jamais !
INTERDICTION DES « AVARIES » 285
LE MÉDECIN
Mais, enfin, monsieur, pour être aussi inflexible, etes- vous donc bien certain qu'il n'a pas dépendu de vous, à un moment donné, d'épargner à votre fille la possibilité d'un tel malheur ?
LE BEAU-PÈRE
Moi î II aurait dépendu de moi. J'aurais une part de responsabilité...
LE MÉDECIN
Eh oui, monsieur ! Lorsqu'il a été question de ce mariage, vous vous êtes certainement informé de l'état de fortune de votre futur gendre ; vous avez demandé qu'on établisse devant vous que son apport était constitué par de bonnes valeurs, cotées à la Bourse, vous avez aussi pris des renseignements sur sa moralité ; vous n'avez oublié qu'un point, le plus important, c'est de lui demander s'il était en bonne santé. Vous ne l'avez pas fait.
LE BEAU-PÈRE
Non. Pourquoi ?
LE DOCTEUR
LE BEAU-PÉRE
Parce que ce n'est pas l'usage.
LE DOCTEUR
Eh bien, il faudrait que cela devînt l'usage, et qu'un père de famille, avant de donner sa fille à un homme, prît autant de précautions qu'une administration qui accepte un employé.
286 i.A CENSunF, duamatique depuis 1870
LE BEAU-PÉRE
Vous avez raison, il faudrait qu'une loi...
LE DOCTEUR
Eh non, monsieur ! Ne faites pas une loi nouvelle, nous en avons déjà trop. Il n'en est pas besoin. Il suffi- rait qu'on sût un peu mieux ce qu'est la syphilis. La coutume s'établirait bien vite pour un fiancé de joindre à toutes les paperasses qu'on lui demande, un certificat de médecin, une patente nette attestant qu'il n'a pas à subir de quarantaine et qu'on peut l'accueillir dans une famille sans avoir à redouter d'accueillir la peste avec lui. Ce serait bien simple. Une fois l'habitude prise, le fiancé, de même qu'il va chez le prêtre chercher un billet de confession avant d'aller à l'église, passerait chez le médecin prendre un bulletin de santé avant d'entrer à la mairie. Et vous empêcheriez beaucoup de malheurs... Aujourd'hui, avant de conclure un mariag^e, on réunit les deux notaires des familles. Il serait au moins aussi utile de réunir leurs deux médecins. Vous voyez, mon- sieur, que votre enquête sur votre gendre a été incom- plète. Votre fille pourrait vous demander pourquoi, vous, homme, vous, père, qui devez savoir ces choses, aous n'avez pas eu souci de sa santé autant que de sa fortune. Je vous dis qu'il faut pardonner.
LE ukai'-pére Jamais.
LE DOCTEIR
Allons, monsieur... puisqu'il faut employer le dernier argument, je l'emploierai. Pour être aussi sévère
INTERDICTION DES « AVARIES » 287
et aussi impitoyable êtres-vous donc vous-même sans péché ?
LE BEAU-PÉRE
Je n'ai pas eu de maladie honteuse, moi !
LE DOCTEUR
Ce n'est pas cela que je vous demande. Je vous demande si vous ne vous êtes jamais exposé à en avoir une. Vous vous y êtes exposé ! Alors ce n'est pas de la vertu que vous avez eue, monsieur... c'est de la chance. Et c'est une des choses qui m'irritent le plus, ce terme de « ma- ladie honteuse » que vous venez d'employer. Comme toutes les autres maladies, celle-là est une de nos misères et il n'y a jamais de honte à être malheureux — même si on l'a mérité. (S'aninicmt) Allons! Allons!... il fau- drait s'entendre ! Parmi les hommes les plus rigoristes, parmi ceux qui, dans leur pudeur de bourgfeois anglais, n'osent pas prononcer le nom de la syphilis, ou qui pren- nent les mines les plus effarouchées, les plus dégoûtées, lorsqu'ils consentent à en parler, qui traitent les syphili- tiques comme des coupables, je voudrais savoir combien il y en a qui ne se sont jamais exposés à pareilles mésa- ventures, combien il y en a qui n'ont possédé que des vierges. Ceux-là, seuls, ont le droit de parler. Combien sont-ils ? Sur mille hommes, y en a-t-il quatre ? Eh bien ! — cesquatre-làexceptés — entre tousles autresetles syphi- litiques, il n'y a que la différence d'un hasard... (D'un trait). Et encore, la sympathie devrait aller à ceux-ci, puisqu'ils souffrent, et que s'ils ont commis la même faute, ils ont, du moins, eux, le mérite de l'expiation. (Se reprenant). Non, qu'on me laisse tranquille une
288 I.A CENSIRK DRAMATIQUE DEPUIS 1870
l)onne fois avec celle hypocrisie î... Voire gendre, comme vous, comme Timmense majorilé des hommes, a eu des maîtresses avant de se marier. Il a en la déveine de con- tracter la' svphilis et i! sest marié croyant n'être plus dangereux, alors qu'il l'était encore. C'est un malheur, un malheur qu'il faut réparer de notre mieux, mais auquel il ne faut pas en ajouter de nouveaux... Vous êtes un homme... rappelez-vous votre jeunesse. Ce qui atteint votre gendre, vous l'avez mérité autant que lui, plus que lui, peut-être. Ayez donc pour lui la pitié, la bienveil- lance que doit avoir le coupable moins heureux sur lequel le châtiment s'est abattu.
A la suite d'une lecture des Avariés au théâtre An- toine, le II novembre 1901, une protestation contre la censure fut signée par de nombreux auteurs dramati- ques et gens de lettres. La querelle fut portée encore une fois à la Chambre des députés, mais les discussions aux- quelles elle donna lieu ne changèrent rien au statu quo.
Le dernier document sur la matière est le rapport de M. Couyba, député, relatif au budget de l'Instruction publique et des Beaux-Arts. Ce rapport qui reproduit les arguments de M. Guillemet conclut à l'abolition de la censure par voie de suppression de crédits.
Sur l'intervention de M. Georges Leygues, ministre de l'Instruction publique, la commission d'examen n'en a pas moins été maintenue dans le vote du budget de 1902.
Elle s'empressa bientôt, d'ailleurs, de rappeler son existence au public en s'opposant à la représentation, au théâtre des Malhurins, d'une opérette de M. Franc-
INTEn DICTION DES « AVAIUÉS )) 289
Nohain. Dans Au temps des Croisades, la pièce interdite, deux chambrières se plaignent qu'en l'absence du maître, elles ne se puissent marier, dans l'oblig-ation où elles se trouvent de se conserver pour le libre exercice du droit du seigneur. La situation, on en conviendra, est fort désagréable pour les fillettes. La jeunesse et la beauté passent. Les Croisades durent. Elles peuvent même durer fort longtemps les Croisades. Il faudrait trouver un moyen qui résolût la difficulté à la satisfaction com- mune. Et justement voici qu'une idée ingénieuse vient de germer dans les petites cervelles. Puisque, lorsque le châtelain n'est pas là, c'est la châtelaine qui jouit de toutesles prérogatives féodales, pourquoi la châtelaine ne jouirait-elle pas aussi de cette préro.galiYe là? Pourquoi, puisque le seigneur ne pouvait exercer son droit sur les fiancés, la châtelaine n'exercerait-elle pas, en récom- pense, le droit de la dame sur les fiancés?
Telle était la piécette qui fut trouvée fort scandaleuse. Lorsque l'auteur demanda à la direction des Beaux-Arts ce qui avait particulièrement choqué la censure, on lui répondit fout. La brièveté de la critique rendait la dis- cussion difficile. Par la suite, on fut mieux renseigné. Après une conversation entre un inspecteur des théâtres et le directeur des Mathurins, M. Berny, on sut que Topé- rette avait été l'objet d'une fort étrange accusation. La prérogative que les chambrières attribuaient à la châte- laine avait paru fort équivoque à la commission d'exa- men. Les censeurs, qui, peut-être, n'avaient qu'à demi lu la pièce avaient commis la même confusion que, jadis, la
CAHUET 19
:>'.)() lA ci:.\.si m; disamatiqui-: depuis 1870
princesse Palatine à la représentation du Ba/ d'Auteuil (i). M. Bcrnv fit vainement de nouvelles démarches auprès de la direction des Beaux-Arts. L'interdit continua à peser sur la pièce ; toutes les personnes qui assistèrent à ses représentations privéçs se sont demandées pourquoi. Et c'est le même g^rand point d'interrogation qui, depuis deux siècles, domine toute la jurisprudence cen- soriale. De ses innombrables décisions, tellement contra- dictoires et déconcertantes, il est difficile de tirer un enseignement et de dégager un principe. Mais il est à croire que si tout autre tribunal avait eu l'imprudence de rendre un ensemble de jugements marqués au coin d'une si capricieuse fantaisie, il eût été, depuis longtemps et pour toujours, impitoyablement rayé de nos institutions.
I . V. siiprà, p. 69.
DEUXIÈME PARTIE
Organisation actiielle et discnssion de la censure drani^atiqne
CHAPITRE PREMIER
FONCTIONNEMENT DE LA CENSURE EN FRANCE
Nous avons vu comment la législation impériale sur la censure dramatique avait été remise en vigueur par le décret du i^i" février 1874 et la loi du 24 juin de la même année. L'org"anisation et le fonctionnement de l'institution ont été rég"lementés en outre par les circulaires ministé- rielles des 28 et 27 novembre 1872, du 16 février 1879 du 24 janvier 1880 et du 9 novembre 1887.
Depuis la loi de 1874^ c'est au ministre de l'instruction publique et des Beaux-Arts qu'appartient le pouvoir supérieur en matière de censure dramatique. Ce pouvoir est délég-ué par le ministre à la direction des Beaux-Arts qui l'exerce au moyen de l'inspection des théâtres.
-2[)'2 i.v i.iHKini'; du thkatur
La commission d'examen à laquelle doivent être sou- mises les œuvres dramatiques se compose de quatre fonclionnaircs qui portent le titre d'inspecteurs des théâtres.
Lorsqu'un directeur veut monter une pièce nouvelle, il doit déposer à la direction des Beaux-Arts et quinze jours au moins avant la première représentation, deux inamiscrils revêtus de sa sig-nature. Le timbre et le numéro d'enregistrement de 1 inspection des théâtres tiennent lieu de récépissé. Après avoir pris connaissance de la pièce, la commission doit conclure à l'autorisation on au refus d'autorisation. L'autorisation est accordée tantôt purement et simplement, tantôt sous réserve de c[iang-ements ou corrections.
Le "visa de l'inspection des théâtres qui représente le ministre est suffisant pour qu'un ouvrage puisse être représenté et ce visa, lorsque des difficultés s'élèvent, inleivient le plus souvent après entente entre les direc- teurs ou auteurs et la commission d'examen.
Aux termes de l'article 77 de l'ordonnance du préfet de police du 16 mai 1881, les directeurs de théâtres ne peuvent annoncer sur leurs affiches la première repré- sentation d'un ouvrage sans avoir justifié au commis- sariat de police du quartier de l'accomplissement préala- ble des formalités précédentes.
Les décisions des inspecteurs des théâtres ne sont [xjinls données en dernier ressort. Les auteurs peuvent toujours saisir le ministre et en appeler devant lui des jug-ements de la censure. C'est au ministre, d'ailleurs, qu'il appartiendra de statuer sur les questions particu-
FONCTIOXXEMKN r Di: I.A CKNSritl-: KX rHANCK 293
lièrement délicates de la politique extérieure, mises en jeu dans la représentation d'une pièce. C'est encore lui qui prononcera lorsque les membres de la commission, n'ayant pu se mettre d'accord avec les auteurs sur les modifications demandées, lui soumettront ces modifica- tions dans un rapport motivé.
La décision du ministre de Tlnstruction publique et des Beaux-Arts est souveraine et ne peut être subor- donnée à un recours devant le Conseil d'Etat. Et, comme il .s'ag"it d'un acte administratif que le ministre accom- plit dans l'exercice de ses fonctions et dans la mesure de ses pouvoirs, cet acte ne peut donner ouverture à une demande de dommages-intérêts devant les tribunaux (r).
Parmi les décisions confîrmatives de l'incompétence des tribunaux en matière de censure dramatique, il en est une qui fut provoquée par l'interdiction du Procès cr un Maréchal de France en 181 5, sig'iialée dans notre historique. Lorsque l'autorité publique crut devoir inter- venir, la pièce était annoncée sur les affiches du théâtre et dans les journaux. Dans la matinée du 22 octobre i83i, jour fixé pour la première représentation, un commis-
i. Trib. comm. Seine, 28 janvier 1882, Gaz. Trib. des g, 10, 28. 24 janvier 1882. — 2 janvier i838, ibid. du 8 janvier i833. — 20 mai 1884, ibid des 7 et 21 mai 1884. — i4 juillet 1884, ibid du 18 juillet 1884. — Trib. Valenciennes, 2g janvier i885, ibid. du 4 février i835. — Paris, 2g décembre 1880, S. 1886. 2. 82, P. chr., P. 1886, 1. 588. — Trib. Seine, 81 août 1887, Gaz. Trib. du 4 février 1880. — i'''' septembre 1887. le Droit du i^"" septembre 1887. — Lacan et Paulmier, t. I, p. 121 ; Constant, Code des Théâtres, p. 71 ; Le Senne, Code des Théâtres, v. Censure ^^T^. 83.
-2*M i.A Liui:irri': ur tiiéa'hu:
saire (Je police vint uniiuiicer au directeur du Théâtre des Nouveautés qu'il avait reçu Tordre de s'opposer, iiuMiic par l"(Mnploi de la force armée, à ce que le spec- tacle iiidifjué sur ralfiche ait lieu. Le directeur protesta conti'e celte injonction et déclara (jn'il userait de ses droits. Mais, le soir, vers cinq heures, le commissaire j)rit p(jssession de toutes les issues du théâtre avec qua- rante-cinq hommes de police municipale. Le public ne put entrer. Le lendemain, comme les affiches des Nou- veautés annonçaient encore la première représentation du Procès d'iiii Maréchal de France, le commissaire fit une nouvelle visite au directeur dont il essuya un nou- veau refus. A cinq heures, le théâtre allait être pour la seconde fois investi par le peloton de police lorsque le directeur consentit sous la réserve de son recours con- tre le préfet et le ministre à changer son spectacle. Le public fut admis dans la salle, mais les spectateurs ayant demandé à grands cris le Maréchal, les munici- paux cernèrent les portes et firent évacuer la salle. Pour- suivi en indemnité devant le Tribunal de commerce de la Seine par les auteurs de la pièce, MM. Fontan et Du- peuty, le directeur des Nouveautés plaida le cas de force majeure. Le jugement du 23 janvier lui donna gain de cau^e en ra[)pelant sa protestation contre l'acte de l'au- torité administrative sur la légalité on l' illégalité duquel un tribunal de commerce n'était point compétent pour pro- noncer (i).
Tous les dangers de la représentation d'une pièce ne
I. Gaz. Trib. des 23 et 24 janvieriSSz.
FONCTIONXE.MIÎNT 1)K LA CENSUllE ES I liAXCE 295
sont point contenus dans le texte du manuscrit. Il faut également tenir compte de l'effet que produiront sur l'es- prit des spectateurs, ie détail des costumes et de la déco-
r F
ration, le jeu des acteurs. Edouard en Ecosse fut interdit pour un g^este et Vautrin pour une barbe. Aussi une répétition dite de censure et plus connue sous le nom de répétition générale doit-elle précéder de vingt-quatre heures au moins la première représentation. Cette répé- tition à laquelle est convoquée trois jours à l'avance l'inspection des théâtres doit avoir lieu avec les décors, les costumes, les accessoires, l'éclairage complet de la scène de façon à ne dissimuler aucun des effets de la représentation. L'inspecteur des théâtres qui y assiste peut demander des modifications nouvelles ; si les change- ments imposés à l'ouvrage sont très importants, une seconde répétition^ partielle ou générale, peut être exigée par l'administration. Les répétitions du jour ne devront pas durer plus de six heures ; celles du soir devront autant que possible être terminées à minuit (i).
Le visa définitif n'est accordé qu'après la répétition générale. L'un des deux exemplaires du manuscrit déposé est alors remis au directeur du théâtre avec une autori- sation signée par le directeur des Beaux-Arts au nom du ministre. Le commissaire de police de service au théâtre peut, sur une simple réquisition, se faire représenter cet exemplaire. Le second exemplaire déposé demeure aux archives de la direction des théâtres.
Bien entendu, après que' la représentation d'une pièce
1, Cire, 16 février 1872.
îiti; I.A l,ll»KIHK 1)1 THÉÂTRE
a été aiitoi'isée, on ne saurait rétablir sur la scène les jtassa^es supprimés par la censure. L'œuvre de la com- mission d'examen serait illusoire si le directeur ou l'auteur pouvaient modifier la pièce en défii^urant une scène ou en corsant une situation. Et ion doit considérer tout agissement semblable comme une contravention tombant sous le coup de l'art, /jyi | i5 C. pén. encore que la loi de i835 pas plus que les lois postérieures ne se soient prononcées expressément à ce sujet. Telle est, du moins, l'opinion de certaines autorités en matière de lét^islation théâtrale (i).
A notre avis, il serait cependant par trop rig-oureuxde considérer toute addition au manuscrit estanipillé comme une infraction aux décisions de la censure. Il se peut, en etï'et, que, lors desrépétitions qui précèdent immédiate- ment la première représentation ou même au cours des représentations postérieures, l'auteur ait cru devoir intro- duire dans sa pièce quelque inoffensive modification. La physionomie d'une scène se transforme fréquemment à l'étude ; un mot se présente à Tesprit de l'auteur qui ne lui était point venu tout d'abord. Les caprices de l'invention s'accommoderaient mal d'une impitoyable discipline ; et, d'ailleurs, il n'a point été dans l'esprit de la loi de mul- tiplier les obstacles au développement de l'art dramatique pas plus que d'opposer des vexations multiformes à la fantaisie des auteurs. L'institution de la censure a été, semble-t-il, considérée par tous les rétii'imes comme un pis aller. L'autorité publique s'est préoccupée de la scène
1. Lacan et Paulniier, n» 65.
FONCTIONNEMENT m- LA CENSURE K\ FRANCE 297
pour prévenir des scandales, des g-uerres et des révolu- tions. Mais ce serait dépasser le but qu'elle s'est proposée que de ne pas interpréter restrictivement les dispositions répressives qu'elle a cru devoir prendre dans ce but. En conséquence, nous ne croyons pas que la commission d'examen puisse poursuivre les auteurs pour telles modi- fications du manuscrit qu'elle eut tolérées à l'examen préalable et qui ne portent, d'ailleurs, aucune atteinte à l'ordre public, à la morale_, ou aux convenances diplo- matiques.
Il arrive parfois que la représentation d un ouvrage autorisé par la censure atnène des désordres imprévus. Cette éventualité avait été envisagée par la loi du 9 sep- tembre i835 dont l'article 22 permettait toujours à l'au- torité, pour des motifs d'ordre public, de suspendre la représentation d'une pièce et même d'ordonner la clôture provisoire du théâtre. L'article 5de la loi du lojuillet i85o et, plus tard, larlicle 3 du décret du 6 janvier i864 ont également eu soin de maintenir ce droit de l'adminis- tration.
Lorsqu'un ouviage dramatique est intei'dit à Paris, il lest par cela même pour toute la France (i).
Pour'assurer l'exécution de cette dernière disposition, la circulaire du 3 août i85o, avait invité les préfets à transmettre, chaque année, à la direction des Beaux-Arts les répertoires que les directeurs des théâtres de leur ressort étaient tenus de soumettre à leur a[)[)robation, au
I. Cire. min. instr. publique du 24 janvier 1880, et du 9 novembre 1887.
298 i.A i.iitKim'; in; iiikaiiii;
coinmriittMiient de chatjue cainpa«;"ne théâtrale ; ces répcitoires dcvaioiil leur èlie retournés^ courrier par courrier, avec le visa de l'inspection des théâtres et toutes les indications pr()j)res à les éclairei' sur les mesures à prendre. Ces instructions qui ne cessèrent jamais d être en viç;-ueui' ont été confirmées le 9 novembre 1887 par la' circulaire du ministre de l'instruction publique et des Beaux-Arts, M. Spuller.
La représentation d'une pièce approuvée à Paris peut- être interdite parles préfets dans les villes de leur dépar- tement, lorsqu'elle leur paraît danj^ereuse pour des rai- sons spéciales à ces localités. La circulaire du 20 octobre i85o rappelait que, dans certaines villes du midi, à Nîmes, notamment, l'Opéra des ^m^m<?aîo^.s n'avait jamais été autorisé à cause des divisions confessionnelles.
Il nous semble qu'il eût été log-ique d'admettre la réci- proque et que telles œuvres interdites dans la capitale en raison de circonstances [)urement locales devraient pouvoir être librement représentées dans lesdépartements où ces inconvénients n'existent plus(i).
I. Conf. Enquête de iH/jr). Séance du 24 septembre. Témoi g-nage dfc M. Delaforest, censeur sous la Restauration.
M. le présidenl. — Pensez-vous que la loi que nous préparons doive rétablir la censure ?
-V. Delaforest. — Je le crois ; mais la question de la censure comme celle des théâtres en g-énéral se trouve dominée par la question de décentralisation administrative. Le Gouvernement éprouverait peut-<^tre de l'embarras à rétaldii- la censure à son profit. La loi pouirait laisser au.x administrations municipales le soin de faire censurer, quan<l elles le voudraient, les pièces qu'on devrait représenter dans les villes A Paris, ce soin serait laissé au préfet de police: comme il eslTag-ent du CTOuvernement
FONCTIONNEMENT DE LA CENSURE EN FRANCE 299
Si la censure dramatique est niainlenue, l'examen préalable doit, à notre avis, faire l'objet dune décentra- lisation mieux comprise et plus complète. On ne s'expli- que guère pourquoi les interdictions se prolong^ent là où elles ne sont pas strictement indispensables. Il y a une différence d'état d'esprit, nous dirions presque de men- talité, entre la population des petites villes et celle des grands centres urbains.
Une œuvra dont on redouterait les conséquences sédi- tieuses à Paris, Lyon ou Marseille, sera écoutée avec le plusg-rand calme dans la plupart des sous-préfectures(i).
en môme temps qu'il fait partie de radniinistration municipale, le Gouvernement interviendrait réellement sans assumer la res- ponsabilité: ce serait un i;rand avantag-e.
M. le président. — On pourrait objecter qu'à Paris le Gouver- nement a trop de pouvoir sur le préfet de police, et qu'en province il n'en a pas assez sur'les municipalités.
M. Delaforesf. — Il ne se fait pas, en province, six pièces par an; la censure y sera donc peu de chose; toutes les pièces se font à Paris. Ainsi, le Gouvernement aura encore dans sa main la censure presque aussi entière qu'autrefois, et, je le répète, sa responsabilité sera bien moindre.
M. le président. — Un auteur censuré à Paris pourra aller se faire jouer dans toute autre ville, à Rouen, par exemple, si la municipalité de^Rouen est plus indulg-ente. Vous voyez donc que le pouvoir que vous attribuez aux municipalités est très considé- rable, et entre les mains de certaines municipalités il pourrait être fort dangereux.
M. le conseiller Béhic — M. Delaforestadmet-ilqueles muni- cipalités pourraient renoncer à exercer la censure et laisser tout jouer?
M. Delaforest. — Parfaitement.
I. Par exemple le Pater, de François Coppée ou Décadence^ d'Albert Guinon.
.'{00 l.\ MIIKIITK Dr THKATIIE
i^a Miifllr di' Poffici l'opréseiitf'e à Bnixellos pioNOfjiia iiiif it'*\ (ilulion. Elle n'oiil certainement pas obtcnii un résultai semblable à Brug-es ou à Osteiuie.
Eu matière d'auloiisalion dramatique, nous avx)ns vu intervenir jusfju'iri le ministre, le directeur des Beaux- Arts, la commission d'examen et les préfets. Les inuni- cipalit(''S qui, au début de la Révolution, jouèrent un rôle important dans l'examen des œuvres de théâtre, n'ont conservé, de nos jours, aucun pouvoir analoij^ue. La (lour de cassation (i) a décidé, en effet, que le droit de prendie des mesures de police à l'égard de la cen- sure dramatique conféré à l'autorité municipale parles articles 3 et 4 de la loi du 24 août 1790 a été retiré à cette autorité par les lois du 3o juillet i85o, 3o juillet i85r et le décret du 3o décembre i852. Dès que le direc- teur est muni de l'autorisation ministérielle, le maire ne pourrait mettre obstacle à la représentation que pour prévenir le trouble et les désordres (i).
Les pièces de toute nature, les revue les simples say- nètes, les ballets, chansons et nionolog"ues, en un mot toutes les oeuvres qui se produisent sur la scène sont
1. Cass., 3i mars i838, Bull. Cass crim., u. 102. — 17 avril i85G, Jhid., u. 91.
2. Avant la loi du 29 juillet 1880, il a été jug-é, toutefois, ([ul- l'arrêté portant défense au directeur d'un théâtre d'annoncer sur ses affiches des pièces autres que celles dont se compose son répertoire est dans les attributions do l'autorité municipale ; que cette défense s'applique même à une simple scène qui doit être chantée par un seul acteur fCass.. 10 décembre '1841, Bii/l. Cass. crim., n 348 j.
FONCTIONNEMENT DE I.A CENSURE EN FRANCE 301
soumises au contrôle de la commission d'examen (i). Il n'est fait aucune exception, pas même pour les panto- mimes dont, cependant, l'interprétation muette ne semble pas devoir entraîner les dangers du dialogue
Cependant, il est dans l'usage de ne point considérer comme œuvres dramatiques les parades, les exhibitions, les amusements de toute sorte qui constituent les repré- sentations foraines ; les entrepreneurs de curiosités n'ont donc aucunement besoin d une autorisation spé- ciale. Ils ont la liberté de choisir leurs spectacles, sauf, bien entendu, le droit, pour la police, d'arrêter la repré- sentation de ceux qui porteraient atteinte à l'ordre public et a&x bonnes mœurs. « Telle qu'elle est organi- sée, dit M. Gh. Constant, la censure peut atteindre tous les ouvrages qui se produisent sur la scène : pièce, can- tate, scène détachée, chanson et chansonnette, mais, au nombre des ouvrages dramatiques, ne sauraient être compris les amusements, les saynètes ou fêtes que les entrepreneurs de spectacles de curiosités donnent au public. Si varié que puisse être ce genre de spectacles, il est affranchi de la censure ; la police reste seulement maîtresse d'arrêter les spectacles de cette dernière caté-
I. On ne peut guère dans les ballets soumettre à la censure que la mise en scène. L'inspecteur des théâtres vient voir les dernières répétitions. Il fait parfois des observations sur quel- ques détails, sur quelques costumes. Voilà tout. Les ballets sont en général des pièces fort peu dangereuses et sur lesquel- les la surveillance du gouvernement n'a guère à s'exercer. (Témoignage de M. Coralli, père, maître de ballets à l'Opéra. Enquête de 1849).
302 IV LIBERTE DU THÉATBE
gorio qui cleviendrai»Mit nuisibles à l'ordre et aux bon- nes mœurs » (i ).
Les règles imposées aux cafés-concerts en matière de censure oni été développées dans deux circulaires, l'une du ministre des Beaux-arts en date du 28 novembre 1872, l'autre du ministre de l'intérieur aux préfets en date du 27 novembre 1872.
(( .le vous ra[)pellerai à celte occasion, dit le ministre (M. Victor Lefranc), qu'aux termes des instructions antérieures, un double du programme de chaque con- cert doit être remis, 24 heures au moins à l'avance, à M. le Commissaire de police, auquel doivent être com- muniquées également, avant l'ouverture* du concert, toutes modifications qu'on désirerait introduire dans le prog^ramme primitif. J'ajouterai enfin que les cafés-con- certs étant assimilés aux cafés et débits de boissons ordi- naires, que régit le décret du 29 décembre i85i, l'auto- rité préfectorale est toujours à même de prononcer la fermeture des établissements qui lui sembleraient dan- gereux, soit après une condamnation pour contraven-
I. Le minisire de l'intérieur, dans sa circulaire du 10 octo- bre 1829 prise en exécution de la loi du 24 août 1790, titre XI, article 3, aliné-a 3, prescrivait aux autorités municipales que cette loi investissait de la police des lieux publics de se faire rendre compte préalablement des explications, parades, chants, dont les spectacles forains, tels que marionnettes, ombres chi- noises, seraient accompagnés, afin d'exiger la suppression de ce qui pourrait s'y trouver de danj^-ereux pour l'ordre, les mœurs et le gouvernement du roi. Larticle 3, alinéa 3. du titre XI de la loi de 1790 a été conservé dans la loi municipale du 5 avril 1884 où il est devenu l'article 97, | 3.
FONCTIONiVEJrEXT DR LA CENSURE EX FRANCE 303
tion aux lois et règ'Iements, soit par mesure de sûreté publique » (i).
Le décret du 29 décembre i85i. cité dans la circu- laire, n'est plus en vigueur aujourd'hui. Les motifs de ce texte témoignent de son origine dictatoriale. Ce que l'on redoutait particulièrement à l'époque, c'était que les débits de boissons ne devinssent des lieux de réunion et d'affiliation pour les sociétés secrètes et les adversai- res politiques. D'où ce droit pour les préfets de fermer ces établissements au nom de la sûreté publique. Les mesures destinées à protéger une monarchie dynastique n'avaient plus aucune raison d'être après la chute du gouvernement impérial. La loi du 17 juillet 1880, qui abroge le décret de i85r, a rendu les cafés et cabarets au droit commun et enlevé aux préfets leurs pouvoirs exceptionnels sur ces établissements. En conséquence, l'autorité préfectorale ne peut plus argumenter du texte de i85i pour prononcer par simple arrêté la fermeture des cafés-concerts.
A Paris, les directeurs des cafés-concerts sont tenus de déposer à l'inspection des théâtres des programmes jour- naliers indiquant le titre de tous les morceaux qui doi- vent être interprétés. Les exemplaires ou les manuscrits des morceaux sont joints aux programmes. Les uns et les autres visés par la censure doivent être remis avant chaque représentation à l'agent de la préfecture de police chargé de surveiller l'établissement. Si quelque addition était faite au programme ou aux morceaux estampillés,
I. Cire. 27 novembre 1872.
304 i.A i.inF.nTÉ nu théâtre
le préfel de ,)olice, seuljug^e de la poursuite en cas dune conlravenlidii do ce g'enre, pourrait arrêter ou suspendre le spectacle. Les préfets, dans les départements, ont ces attributions de l'inspi'ction des théâtres et du préfet de pidice h Paris (i).
Des déclarations faites à la tribune de la Chambre des députés en 1891, par M. Léon Jiour^eois, ministre' de l'Instruction publique (2), il résulte que les censeurs doivent intervenir exclusivement dans trois cas : en pre- mier lieu, loisque Toeuvre est de nature à constituer un dang-er pour la sécurité nationale en entraînant des com- plicalions extérieures ; ensuite, lorsque la pièce contient des éléments constituant un crime ou un délit, ou une provocation directe à un crime ou à un délit ; toutes les fois, enfin, que, dans une pièce, les droits ou la di^^nité des particuliers peuvent souffrir de graves préjudices.
En dehors des trois cas énumérés, il semble bien que les opinions littéraires, philosophiques et politiques, exprimées même avec la plus énergique indépendance, ne relèvent plus de la censure théâtrale. La jurisprudence de la commission d'examen nous démontre, toutefois, qu'elle ne s'est presque jamais réduite à ce minimum d'exigences. Au cours de ce siècle et jusque dans les
I. Les programmes ne devront pas conleuir plus de quarante morceaux ; chaque fois qu'un morceau interdit ou non conforme au texte autorisé figurera sur le programme, le programme tou entier sera refusé. Les programmes devront toujours être déposés au bureau des théâtres avant midi ; ils seront rendus le même jour entre trois et quatre heures, et visés pour deux jours au plus (Cire. min. des Beaux-Arts du 28 novembre 1872).
■2. Conf. enqucHe de 1891.
FONCTIONNEMENT DE LA CENSURE EN FRANCE 30o
années les plus récentes, bien des interdictions ont été motivées par les convenances de la politique intéi'ieure ou le respect de la philosophie officielle.
Il est bien évident, d'autre part, que l'autorisation de jouer une pièce accordée par l'administration ne met pas le directeur ni l'auteur à l'abri des poursuites que les parties lésées croiraient devoir diriger contre eux, si la pièce leur semblait contenir, soit une diffamation, soit tout autre délit portant atteinte à des intérêts privés. lia même été jugé en ce sens que le délit de diffamation consistant surtout dans la publicité, le directeur du théâtre est évidemment le publicateur et, comme tel, responsable de tout ce qui porte atteinte à la réputation d'autrui (i).
Mais que décider dans le cas où la pièce paraîtrait au ministère public renfermer un outrage à la morale publique ou des attaques contre le respect dû aux lois. Opposera-t-on l'autorisation administrative aux réquisi- tions du procureur de la République ? Il semble bien que lorsque le gouvernement autorise c'est à bon escient, les intérêts en cause étant suffisamment protégés. Le gouvernement, a-ton dit, exerce^ en vertu de la loi, une sorte de magistrature spéciale qui le rend gardien de l'ordre public et des intérêts généraux de la société ; il peut, d'ailleurs, au cas où les événements l'amèneraient à regretter son "imprudence, retirer une autorisation qui lui aurait été surprise (2). MM. Lacan et Paulmier déci-
1. Trib. pol. Seine, 29 janvier i845, le Droit du 29 jan- vier 1845.
2. Bureau, p. 261.
CAHUET 20
306 LA LIBEHTÉ m THEATRE
dent en sens contraire ([U en approuvant les pièces, le minisire n'en ordonne pas la représentation et prétend sculeinrni ne [)as rempèclier. Il nous paraît également difficile Jadmellre que l'approbation administrative puisse paralyser les poursuites judiciaires lorsque le procureur de la République estime que tel passaei'e d'une pièce jouée tombe sous le coup du Code pénal. Le visa de l'examen, en ce cas, aurait le seul pouvoir dénervcrla répression ; et c'est peut-être d'^ailleurs une considération de ce genre qui a motivé certaines adhé- sions au maintien de la censure dramatique, à condition, bien entendu que cette censure devint indulgente jusqu'à la faiblesse.
Y a-t-il une responsabilité des censeurs? — Il est in- contestable que la commission d'examen sortirait de son rôle si elle se constituait en juge littéraire, affichait ses préférences pour tel système à l'exclusion de tel autre et convertissait eu un patronage de goût et de critique un ministère exclusivement réservé au maintien des intérêts généraux de police et de sécurité publique (i). Toute- fois, les avis qu'émettent les censeurs dans l'exercice de leurs fonctions ne leur font encourir aucune responsa- bilité. Un auteur, notamment, ne serait pas fondé à poursuivre les inspecteurs de théâtre sur ce motif qu'ils auraient arbitrairement usé du pouvoir qu'ils tiennent de la loi.
I. Vivien et Blanc, n» i46. — Conf. Rappoil de liritlaull sur J/ernani, sn/>rfi. p. i23.
FONCTIONNEMENT DE I.A CENSURE EN FRANCE 307
Oue décider dans le cas où un directeur de théâtre ne pourrait obtenir l'avis qu'il sollicite de la commission d'examen? Le projet de loi de i843 contenait une dispo- sition permettant à l'intéressé de passer outre et de repré- senter la pièce si, dans le délai d'un mois, après le dépôt du manuscrit, il n^avait pas été statué sur son sort. C'était une sage "précaution contre les lenteurs administratives qui pourraient être, en l'espèce, des plus préjudiciables aux intérêts des directeurs et auteurs dramatiques.
Mais c'était éecalemcnt une exception au droit commun que la législation nouvelle n'a pas cru devoir confirmer. Aujourd'hui, le directeur ou l'auteur lésés n'auraient que la pauvre ressource de porter une plainte au minis- tre contre l'inspection des théâtres.
Sous le rég-ime actuel, quelle est la sanction pénale qui frappera le contrevenant à l'interdiction prononcée par la commission d'examen à Paris et par les préfets dans les départements ?
Cette sanction pénale est-elle seulement prévue par notre
législation dramatique? Il semble bien que non. En effet, le décret impérial du 3o décembre i852 qui réorganisa définitivement la censure négligea d'établir une pénalité comme, d'ailleurs, de fixer la compétence pour juger les délits qui pourraient être commis en la matière.
Il a été décidé en ce sens par la Cour de Cassation (i) que les lois des 3o juillet i85o et 3o juillet i85i sur la po-
I. Cass. 17 avril i856, S. i856. i. 477, P- ^856. II. 26, D. P i856. I. 199,
308 l'A LIBERTE DU THEATHE
lice du llléiUre ayaiil, cessé d'exister à partir du 3i décem- bre i8r)2, aucune pénalité ne subsistait pour l'infraction à cette prescription et que les tribunaux saisis d'une j)areille infraction ne pouvaient la punir de l'amende prévue par les lois précitées.
Le décret du 3o décembre? 1862 demeure-t-il donc sans aucune sanction et pou rra-t-on impunément enfreindre les décisions de l'examen préalable. Il ne sauraiten être ainsi. En effet, à défaut de pénalités spéciales, omises intention- nellement ou non dans la rédaction du décret, il en est d'autres qui résultent de l'application pure et simple du Code pénal. Un arrêt de cassation du 17 avril 1806 décide en effet que le décret de 1802 réunissant les caractères d'un règlement général de police, l'infraction aux dispo- sitions de ce décret tombe sous l'application de l'art. 471 I i,^), C. pén. Donc, la sanction pénale existe sous la forme d'une amende de simple police de i fr. à 5 fr. et d'un emprisonnement de trois jours au plus en cas de réci- dive. 11 eu résulte, il faut bien en convenir, une intimi- dation tout à fait dérisoire, bien insuffisante pour garan- tir l'ordre public si l'ordre public peut être atteint, et (jui doit faire regretter aux partisans de la censure les lacunes de rédaction du décret de 1862.
En ce qui concerne les éléments constitutifs de l'in- fraction étudiée, il a été jugé que la représentation d'une scène non autorisée doit être assimilée à celle d'une pièce entière et constitue, par suite, une infraction identi- que (i).
1. Cass. 10 déceiiibi'c i84i.
FONCTIONNEMENT DE LA CENSURE EN FRANCE 309
Le même arrêt de cassation a décidé que le procès- verbal d'un officier de police judiciairecompétent, énon- çant qu'un acteur a chanté entre deux pièces une scène comique non portée sur le répertoire, constate suffisam- ment, jusqu'à preuve contraire, la contravention, et que le tribunal saisi ne peut^ dès lors, renvoyer le prévenu sous prétexte que la contravention n'est pas prouvée.
Une circulaire du 29 octobre 1822 avait refusé aux directeurs de théâtres le droit de chang-er le titre sous lequel une pièce avait été autorisée; d'autre part, le projet de loi présenté en i843 et qui n'eut aucune suite législative,, portait que les peines prononcées par l'art. 21 de la loi du 9 se'ptembre i835 seraient appli- cables aux directeurs qui auraient changé le titre d'une pièce sans le consentement de l'autorité compétente. Il semble qu'encore aujourd'hui la loi pénale (art, 4715! i5) s'appliquerait aussi bien au chang^ement de titre qu'à la modification apportée à quelque autre partie de la pièce.
CHAPITRE II
FONCTIONNEMENT DE LA CENSURE A l'ÉTRANGER (i)
I. — Angleterre
(La censure du lord chambellan)
Le lord chambellan du roi, personnage qui change avec le ministère, a, en Angleterre, la licence des théâ- tres et l'examen des pièces.
Pour s'expliquer ce qui semble être au premier abord une anomalie, il convient de se rappeler que jadis, en Angleterre, les acteurs étaient presque exclusivement employés par le souverain, qu'ils faisaient partie de sa suite et [)rètaient serment comme tous les autres servi- teurs de la couronne. Quand ils voulaient se produire en fjiielque endroit, ils devaient solliciter la permission
I. Les ambassades et les légations étrangères à Paris ont bien voulu aider à la documentation de ce chapitre. Nous remercions» spécialement ici l'ambassade des Etats-Unis et son avocat-conseil américain, M. Edmond Kelly; l'ambassade de Russie et M. le prince Troubctskoy, le délicat écrivain russe attaché à cette am- bassade ; l'ambassade d'Italie et la légation de Belgique.
FONCTIONNEMENT DE I.A CENSURE A l'ÉTRANGEK '\\\
royale. C'est ainsi qu'en 1.587 Shakespeare joignit la compagnie des acteurs de la reine, ([ui était venue jouer à Stratfort. Des documents authentiques établissent qu'en 1628 le lord chambellan autorisait ou interdisait les théâtres et les pièces.
Charles II accorda des lettres patentes à Covent Gar- den et à Drury Lane. Puis un certain nombre de théâ- tres vinrent s'ajouter à ces deux premiers. Le théâtre de Haymarket eut sa patente en lySi et le Lyceum en 1809.
Sous le règne de Georges II, le lord chambellan avait la juridiction des théâtres compris dans ce qu'on appe- lait la franchise de Westminster. En i843, cette juridic- tion fut étendue à la partie de Londres située au nord de la Tamise, à certaines autres parties de la métropole et aux villes où le souverain réside. Pai'tout ailleurs, ce droit appartient aux magistrats locaux. A Dublin, aucun théâtre ne peut être établi que par patente royale.
Jusqu'en 1878, le lord chambellan eut le contrôle de la construction de tous les théâtres dans l'ensemble de la métropole londonienne. Les plans des théâtres nou- veaux devaient lui être soumis. Ces attributions furent, en 1878, confiées au Bureau Métropolitain des travaux et relèvent maintenant du Conseil de Comté de Londres, qui autorise également les cafés-concerts et un certain nombre de théâtres en dehors de la juridiction du lord chambellan.
Ce dernier a sous ses ordres, depuis 1737, un exami- nateur des pièces (i). La fonction fut créée par sir
I. C'est, aujourd'hui, M. Redfort,
312 l.A LIBKnTÉ DU THEATRE
Robert Walpole qui avait été mis en scène par Gay dans quelques-unes de ses pièces. De son côté, lacteur Foole n'avait point hésité à personnifier plusieurs mem- bres du ii^ouvernement d'alors.
L'examinateur des pièces a environ deux cents manus- crits à examiner par an. Toutes les nouvelles pièces et les anciennes pièces modifiées doivent lui être soumises au moins sept jours avant la date fixée pour leur repré- sentation. S'il refuse son approbation, la pièce ne peut être jouée. Tout directeur qui donnerait une pièce avant d'en avoir reçu l'autorisation, ou après que cette autori- sation aurait été refusée, serait passible d'une amende de Î.2D0 francs et du retrait de la licence accordée à son théâtre.
Le censeur ne connaît, au reste, que les directeurs à fjui il accorde ou refuse son autorisation. Il n'a avec les auteurs aucun rapport officiel. La fonction qu'il exerce n'est point gratuite. Il reçoit un traitement de 8.000 fr. par an et les directeurs doivent acquitter un droit d'exa- men qui est de deux g-uinées pour les pièces de plus de trois actes, de une guinée pour les pièces de moins de trois actes.
La censure anglaise n'est pas plus infaillible que la notre (i). Cependant les commissions chargées d'étudier
I. Lor.sque Francillon fut interdite à Londres, la presse ani;laise déclara, dans une protestation, que, si la littérature nationale était aussi inférieure, c'était la faute de la censure qui avait si longtemps, si constamment fait obstacle à l'art, qu'il ne .s'était pas créé un art dramatique anglais. (Déclarations de M.M. Anlonin Proust et Alexandre Dumas. Enquête de 1891). —
FONCTIONNEMENT DE LA CENSURE A l'ÉTRANGER 313
la question ont été d'accord pour demander que l'on donnât au lord chambellan des pouvoirs plus étendus que ceux qu'il possède. En 1866, une commission, pré- sidée par M., aujourd'hui Lord Goschen, exprima le vœu que le lord chambellan eût la juridiction de tous les théâtres, cafés-concerts et autres lieux d'amusement dans la capitale. En 1898, une nouvelle commission que présidait M. David Plumkett, aujourd'hui Lord Uath- more, conclut ainsi son rapport : « Nous ne voyons aucune raison pour qu'on n'étende pas à tous les théâ- tres la juridiction du lord chambellan qui s'est si long- temps exercée pour l'avantag-e du public, la protection des théâtres métropolitains et le bien de tous ceux qui sont intéressés à la profession théâtrale ».
Un fait montrera clairement l'étendue des pouvoirs du lord chambellan sur les théâtres qui relèvent du roi : au mois de mars 1902, il a adressé à leurs directeurs une lettre les invitant à faire relâche le soir du couronne- ment et le lendemain. Dans l'usag-e, les directeurs ne signent aucun contrat avec un artiste ou un employé sans stipuler que, si le lord Chambellan fait fermer les théâtres pour cause de deuil national ou de réjouissance pul)lique, les salaires ne seront pas payés.
Monna Vanna, la pièce de M. Maurice Mœterlinck a été inter- dite à Londres en 1902.
314 LA LIBKnXR DU THEATRE
II. — Russie
{La censure de la Cour, de la police et du clergé)
Il existe, en Russie, un comité de censure investi de fonctions analogues à — celles de notre commission d'examen préalable. Il s'en disting-ue cependant en ce que sa mission, beaucoup plus étendue, ne consiste pas seulement à autoriser les œuvres de la scène ; les publications de toute nature, journaux, périodiques, ouvrages de librairie, sont également soumis à sa sur- veillance.
La loi sur la presse de 1860 divise les journaux en deux catégories selon qu'ils sont soumis à la censure préven- tive ou qu'ils en sont affranchis. A Moscou, la presse choisit librement entre la censure préventive et la cen- sure ordinaire. Tout article d'un journal soumis à la censure préventive est porté en épreuve aux censeurs à une heure avancée de la nuit. Ils se réveillent, corrigent, effacent, et souvent discutent avec le porteur des épreu- ves lorsque leur décision paraît trop sévère à ce dernier. Sous le régime de la censure ordinaire, ce n'est qu'après leur apparition que les journaux sont soumis à l'autorité compétente. Les journaux qui choisissent ce mode de surveillance doivent déposer un cautionnement de 2.5oo roubles ce qui facilite la répression immédiate. Trois avertissements suffisent pour entraîner la suppres- sion ou la suspension du 11 journal pour trois ou six mois. Conformément à la loi de 1872, toutes ces décisions sont
FONCTIONNEMENT DE LA CENSURE A l'ÉTBANGEU 315
sans appel et prises en dehors de tout jugement (i). La loi sur la presse indique aux censeurs les principes qui doivent servir de base à leurs décisions. Ils ne doivent tolérer dans aucune publication, ni un manque de res- pect aux rites de la religion orthodoxe, ni aucune atteinte à la souveraineté de la puissance du tzar, et de ses attributs, ni rien qui puisse diminuer l'autorité des lois fondamentales, la morale du peuple, ni aucune attaque contre l'honneur et la vie de chacun. La censure doit distinguer « les opinions bien intentionnées qui sont basées sur la connaissance de Dieu, de l'homme et de la nature, de celles qui sont contraires à la relig-ion et à la vérité ». Elle doit, de même établir une distinction entre les œuvres didactiques et scientifiques, qui sont destinées- aux savants et celles qui s'adressent au peuple. Ne pourront être imprimés ni les œuvres, ni les articles « qui traitent de létude si dang-ereuse du socialisme et du communisme ». Il est interdit encore de publier les informations que le g"ouvernement se propose de faire jusqu'à ce qu'elles soient annoncées par voie d'affiches. Enfin, à chaque chang-ement dans le personnel de la rédaction, le journal ne pourra continuera exister que si le nouveau rédacteur est ag^réé par l'administration supérieure de la presse. Tout journal n'avant pas de rédacteur en chef est par cela même considéré comme supprimé (2). Pour que le journal tombe sous le coup de la loi, il suffit donc d'expulser le rédacteur en chef.
1. A. Tridon, Le gouuernemenl et la presse en Russie dans le Monde Economique du 12 octobre 1901.
2. Loi sur la presse, articles 98, 94, 90, 100, 122, 128 et 1 34-
316 l-V l.inF.UTK Dl.TFlK.VTRE
En ce (jui concerne spécialement l'application de la censure aux œuvres dramatiques, il convient de distin- guer, dans l'Empire, deux et même trois catégories de théâtres parfaitement distinctes. Ce sont les théâtres impériaux, les théâtres municipaux et les théâtres ordi- naires.
Les théâtres impériaux tels, notamment, que l'Opéra et Ballet, le Théâtre Michel de Saint-Pétersbourg-, l'Opéra de Moscou, dépendent directement du ministère de la Cour et jouent seulement les pièces qui leur sont indi- quées parce ministère. Les théâtres municipaux, subven- tionnés par les villes, ne peuvent composer leurs pro- grammes en toute indépendance. Quant aux autres théâtres — et ils sont fort nombreux dans toutes les villes russes — qui doivent leur création à des initia- tives privées, ils n'existent qu'en vertu d'une simple tolérance de la police. Les théâtres privés peuvent jouer toutes sortes de pièces à condition de les faire viser auparavant par le comité de censure. On conçoit que le rôle de ce comité, à peu près nul dans ses rapports avec les théâtres impériaux dont le répertoire est officielle- ment fixé, prend une importance considérable relative- ment aux scènes libres.
La censure répressive fonctionne, en Russie, à côté de la censure préventive. Telle pièce autorisée doublement par le comité et par le ministre de la Cour peut être enlevée de l'affiche si elle provoque des désordres ou du scandale. Des motifs religieux peuvent, notamment, faire interdire une pièce qui, à la lecture, avait paru fort acceptable. L'influence du clergé en matière dramatique
i^ONCTIONNEMENT DE LA CENSURE A l'ÉTRANGER 3d 7
est des plus considérables, et, plusieurs ouvrag-es, comme, par exemple l'opéra de Rubenstein, ont dû être retirés de la scène sur l'intervention d'un prélat. Les autorités relig-ieuses ont encore le pouvoir d'interdire, d'une façon g-énérale, toutes les représentations pendant les jours fériés ou même la veille des fêtes dogmatiques.
La censure répressive, à l'égard des théâtres munici- paux et des théâtres libres, est exercée, dans les villes les plus importantes, par le grand maître de la police et par le maître de la police dans les villes secondaires. Les particuliers ou les sociétés privées ne peuvent ouvrir des théâtres qu'après avoir obtenu une licence ou per- mission des fonctionnaires prénommés. En échange de la licence qu'elle reçoit, la-direction s'engage à se sou- mettre à toutes les décisions de la police. En conséquence^ si le théâtre joue des pièces de nature à porter atteinte à la morale, à la religion, aux convenances diplomati(}ues, à l'ordre social et politique, les maîtres de police pour- ront non seulement interrompre le cours des représenta- tions mais encore fermer le théâtre. Le directeur est désarmé devant cette mesure ; si parfaitement arbitraire qu'elle lui paraisse, il s'est démuni de toute action en justice.
D'ailleurs, le régime auquel sont soumises les œuvres de la scène n'est point, dans la pratique, aussi draco- nien qu'il le paraît à première vue. Le plus souvent, lorsqu'une pièce est de nature à causer du désordre, bien qu'elle ait été préalablement visée par le comité de censure, le maître de la police obtient des intéressés quelques changements ou suppressions et la pièce con-
318 i.A Lini-ini': ov théâtre
tinuo à (Hre jouée. Ainsi, le conflit se règle presque tou- jours à ramial)le par dos concessions réciproques.
Les interdictions de pièces sont assez rares dans l'em- pire russe. Cela tient peut-être à ce que les auteurs sont moins portés que chez nous à solliciter la curiosité publique par des sujets audacieux ou d'une actualit(' trop brûlante. L'une des plus récentes et des plus sensa- tionnelles interdictions a été celle des Ténèbres^ la pièce philoso[)lii(jut; de Tolstoï. Mais l'œuvre du grand écri- écrivain eut la destinée commune des œuvres fortes. Interdite, d'abord, sur un théâtre libre par ordre de la police, elle fut reprise bientôt et jouée avec un plein suc- cès sur les théâtres impériaux.
I IL — Italie
{La censure des jiréfets)
La censure préventive existe en Italie. Elle y est entiè- rement décentralisée, c'est-à-dire qu'il n"v a point, comme chez nous, un bureau spécial, chargé d'exami- ner les œuvres dramatiques.
La censure, exercée par l'autorité administrative, est réglée par le titre II de la loi sur la sûreté publique du 3o juin 1889, n. i^ikk (série 3-a) et par l'article 38 du règlement du 8 novembre 1889, n. 65 17 (série 3-a).
Les o|)éras, pièces, ballets et autres productions théii- trales ne peuvent être jouées ou déclamées en public sans avoir été d'abord communiquées au préfet de la province. Le préfet pourra défendre la représentation
fONCTIONNEMENT DE LA CENSURE A l'ÉTRANGER 349
OU la lecture publique pour cause de morale ou d'ordre public, par une ordonnance motivée contre laquelle l'intéressé peut se pourvoir auprès du ministre de l'inté- rieur qui décidera définitivement (i).
L'autorité locale chargée de la sûreté publique peut suspendre la représentation ou la lecture publique, même déjà commencée, de toute œuvre qui, par suite de circonstances locales, donne lieu à des désordres. Avis de la suspension devra, sur-le-champ, être communiqué au préfet. L'autorité chargée de la sûreté publique doit déléguer un de ses fonctionnaires ou agents à toute représentation, du commencement jusqu'à la fin, pour veiller à l'ordre ou à la sécurité publique. Elle a droit, aux frais du concessionnaire, à une. loge où, à défaut de loge, à une place particulière d'où elle puisse facilement exercer ses fonctions. En cas de tumultes ou de désor- dres graves, ou de dangers sérieux pour la sécurité publique, leiH fonctionnaires prénommés feront suspen- dre ou cesser le spectacle en ordonnant d'évacuer le local s'il en est besoin. Si le désordre arrive par la faute de celui qui donne ou fait donner la représentation, ils pourront faire restituer aux spectateurs le prix de leur entrée (2).
Les représentations déjà commencées ne peuvent être suspendues ou changées sans le consentement du fonc- tionnaire de la sûreté publique qui y assiste (3).
1. L. 28 décembre 1888, art. l^o, Babinet, /Inn. législ. étran- gère, 1889, p. 4i6.
2. L. 28 décembre 1888, art. 43 et 44» Babinet, op. cit. 8. Ibid., art. 45.
3âO I A LIBERTÉ DU THEATRE
Deux dispositions de celte lég^islation sur la censure méritent plus s[)écialement d'être rapprochées de la nôtre. En premier lieu, la lecture publique des œuvres dramatiques doit, en Italie, être autorisée aussi bien que le spectacle lui-même. Chez nous, aucun texte ne pré- voit la lecture des pièces, et^ dans le silence de la loi, qui, nous le répétons, doit être strictement interprétée, nous ne croyons pas qu'une lecture doive être considérée comme un spectacle. Récemment,, au Théâtre Antoine, une pièce interdite par la censure, les Avariés, de M. Brieux, a été lue devant un nombreux auditoire ; la question, toutefois, ne s'est point posée de savoir si cette lecture ne constituait pas une contravention, car le public, en cette circonstance, avait été réuni par invita- tions personnelles.
La seconde disposition léjï'islative qui nous intéresse est celle qui confère indistinctement à tous les préfets la censure préventive dans leurs provinces respectives. La capitale de l'Italie ne jouit point, de la sorte, d'un ré- g-ime d'exception.
Il y a dans cette organisation, différente de la nôtre, des avantages et des inconvénients.
Les avantages consistent en ce que les représentations de province ne sont point paralysées par des interdic- tions qui seraient motivées à Rome par des raisons pure- ment locales. Les inconvénients naissent de ce que ce régime, en attribuant l'examen des pièces à un fonction- naire unique, prive les auteurs de la garantie relative qu'ils trouvent devant un jury de plusieurs commis- saires.
FONCTIONNEMENT DE LA CEXSCRE A l'ÉTRAXGEII . 321
Ils ont, ils est vrai, la ressource du recours au minis- tre ; mais ce n'est pas une compensation.
IV. — Danemark
{Le régime des œuvres étrangères dans les tliéâlres de Copenhague)
Au termes de la loi du 12 avril 1889 sur les théâtres de Copenhague, l'autorisation de représenter une pièce de tiiéàtre à Copenhague doit être donnée par le ministre de la justice (art. 3).
Les entrepreneurs autorisés ne peuvent, sous peine de perdre leur autorisation, acquérir les œuvres dramati- ques d'auteurs ou compositeurs étrangers (sauf les Nor- WTgiens et les Suédois) dans des termes qui mettraient obstacle à leur représentation sur le théâtre royal (art. 4).
Ce droit exclusif appartenant au théâtre royal, confor- mément au privilègcc du 11 septembre 1760, de repré- senter des pièces de théâtre à Copenhague, a été aboli par la loi du 12 avril 1889, art. i*"", sauf cette exception que du i*^'" octobre au 3o avril il ne peut être, sans l'au- torisation du ministre des cultes et de l'instruction publique, représenté par une troupe étrangère aucune pièce de théâtre ou opéra en langue étrangère (sauf le norvvégien et le suédois), ni aucun ballet.
D'autre part, aucun théâtre particulier ne peut repré- senter une pièce appartenant au répertoire du théâtre royal, à moins que le théâtre n'ait cessé de la représen-
GAHUET 21
322 l-A MBEIlTl': 1)U THKATHE
1er peiulaiil dix années consécutives après la promulga- tion (le celle loi.
La direction (lu tJK'àlre royal pourra abréger ce délai pour les ouvrages (jirello n'a pas l'intention de repré- senter (art. 2).
\'. — Belgique
{La liberté de la scène)
Le théâtre, en Belgique, jouit d'une liberté extrême- ment étendue. Il n'existe pas, dans le Royaume, de cen- sure préventive organisée pour la représentation des œuvres dramatiques. Les pièces interdites sur nos scè- nes ont été représentées sans difficultés sur les théâtres de Bruxelles (i).
Observons toutefois qu'un tîxte législatif permet de faire renaître la censure au profit des municipalités. Aux termes de l'art. 97 de la loi communale du 3o mars i836, la police des spectacles appartient, en effet, au collège des Bourgmestres et Echevins qui peut, dans des circon- stances extraordinaires, interdire toute représentation pour assurer le maintien de la tranquillité publique.
'Ce collège exécute les règlements faits par le conseil communal pour tout ce qui concerne les spectacles. Le conseil veille à ce qu'il ne soit donné aucune représenta- tion c<jMli-airc à l'ordie public.
En fait, le théâtre belge est absolument libre (2). 11 est
1. Par exemple les Avariés de M. Brieux.
2. Communication de la léf^ation de Belgique en France. —
FONCTIONNEMENT DE LA CENSURE A l'ÉtRANGER 323
régi parle droit commun: les crimes, délits et contra- ventions commis à l'occasion d'une représentation dramatique sont punis conformément aux dispositions du Code pénal,
VI. — Portugal (i)
(L'examen facultatif)
Dans le royaume de Portug-al, il n'y a point de censure préventive obligatoire. Les entreprises de spectacles pu- blics peuvent toutefois soumettre à une commission de censure les originaux et le programme détaillé des spec- tacles. L'examen préalable est donc facultatif et ne fonctionne que sur l'initiative des directeurs de théâtres eux-mêmes.
Après l'approbation donnée, l'autorité administrative ne peut plus interdire la représentation à moins que le texte soumis à la censure ne soit modifié, qu'on ne se livre à une exhibition de caricatures ou d'imitations per- sonnelles ou qu'on offense la morale publique.
Lorsqu'une pièce n'a pas été soumise à l'examen préa- lable, la censure répressive appartient, dans toute sa plénitude, à l'autorité administrative qui peut ordonner la prohibition des spectacles publics ou des représenta- tions théâtrales en cas d'attaque contre les institutions
V. la discussion entre MM. Antoine Proust et Léon Bourgeois, relative à la législation belge du théâtre dans l'enquête de 1891 . 1. Décret 29 mars 1890 sur les spectacles. {Ann. législ. étran- gère 1890, p. 457).
324 I A I.IIIKIITK or THKATHE
de ri'^lal oM (l'oHensc à leurs représentants et ag-ents, de provoralioM au crime, de critiques injurieuses contre le système monarclii(iue représentatif, de caricatures ou d'imilalions personnelles, d'allusions directes aux per- sonnes publiques ou aux particuliers, ou d'exhibitions attentatoires à la morale publique ou à la pudeur.
Les intéressés peuvent se pourvoir contre l'interdiction de l'autorité administrative devant la commission de censure théâtrale que nous avons déjà mentionnée. Cette commission, composée de quatre hommes de lettres, siège sous la présidence du ministre de l'intérieur; ses déci- sions sont définitives.
Sont, d'ailleurs, applicables aux directeurs d'entre- prises de spectacles publics les j^eines édictées par le Code pénal portugais contre l'offense, la diffamation, 'l'injure, l'agression injurieuse, l'outrage public à la pudeur et la provocation au crime. C'est, en matière pénale, l'application du droit commun.
Il y a, dans cette organisation de la censure dramati- que, une particularité qu'il convient de retenir. C'est le fonctionnement de cet examen facultatif que M. Hostein en 18^9 et M. Bisson en 1891 proposèrent de substituer, dans notre législation, à la censure préventive obliga- toire. Nous y reviendrons plus longuement dans notre conclusion.
FONCTIONNEMENT DE LA CENSURE A l'ÉTRANGER 325
VII. — Etats-Unis
(La censure des sociétés particulières)
La liberté du théâtre aux Etats-Unis est réglementée par la législation de chaque Etat. D'une façon générale, la censure préventive n'existe pas, ou, pour parler plus exactement, n'est pas entre les mains de l'administra- tion. Certaines sociétés privées exercent, en effet, une espèce de censure pratique : par exemple, lorsqu'il a été question de mettre en scène la Vie du Christ en reproduisant le spectacle d'Oberammerg-au, une société privée a obtenu des tribunaux ce qu'en Amérique on appelle une « injunction » c'est-à-dire une défense, en alléguant qu'un pareil spectacle est un sacrilège ; le spectacle ne put avoir lieu.
Donc, les tribunaux réservent à l'initiative privée la possibilité d'une censure préventive alors qu'il n'existe pas de fonctions publiques org-anisées dans ce but.
La censure répressive peut être exercée soit par l'ad- ministration, soit, encore, par des initiatives privées. Chaque ville a des règlements de police eu vei'tu desquels on peut arrêter les représentations d'une pièce qui est une cause de scandale, quelle que soit celte cause. La police agit d'abord ; le maire décide ensuite s'il y a lieu de maintenir l'interdiction ; généralement ces difficultés se résolvent par une transaction.
1 . Communication de l'ambassade desEtats-Unis et dcM. Kelly, avocat américain, conseil de l'ambassade.
320 I.A LIBERTli DU THEATRK
K
Les initiatives privées exercent la censure répres- sive concurremment avec l'autorité administrative. Tout rdcemmenl, la pièce d'Alphonse Daudet Saj)/io a donné lieu à un retentissant procès. Olga Nethersole qui est, pour ainsi dire, la Sarah Bernhard américaine a été atta- quée en justice el son théâtre fermé malgré les protes- tations des plus éminents critiques.
CHAPITRE .111
LES URUX ENQUETES
La censure dramatique a été violemment attaquée depuis qu'elle existe. M. Georg-es Leygues, ministre de l'instruction publique, le constatait encore à la séance de la Chambre du 4 mars 1902 ; il ajoutait que l'examen préalable n'en avait pas moins été maintenu depuis deux siècles en dépit de toutes les critiquas; on a ri beaucoup et l'on rira beaucoup aux dépens de la censure ; tout cela n'empêche pas que la censure ne soit nécessaire.
Or, c'est précisément cette nécessité que l'on conteste. Et, parmi ceux qui réclament avec une ardente convic- tion l'indépendance de la scène, nous ne trouvons plus seulement des auteurs ou directeurs de théâtre, des criti- ques d'art, des dilettantes, mais encore et surtout des hommes publics dont l'opinion ne peut être, en la cir- constance, dictée par une politique électorale.
L'enquête de 1849, dirigée par une commission de conseillers d'Etat est à la fois des plus intéressantes au point de vue historique et des plus précieuses au point de vue documentaire. Ceux qui, devant elle, se pronon-
328 LA LIBEHTÉ DU THEATRE
cèrenl pour la suppression do la censure remuèrent des idées et ne se réduisirent pas à des déclamations : ils eus- sent obtenu «;ain de cause, peut-être, s'ils avaient pu triompher de la toute puissante raison de la politique intérieure. Le résultat des travaux de Tenquéle, ce fut un projet de loi sur la censure conçu dans un esprit très libéral. On rétablissait la conimission d'examen mais on s'efïorçait de l'empêcher de nuire. Ce projet ne plut pas au gouvernement et le ministère en fit voter un autre à sa convenance, ce qui nous confirme bien dans cette idée que les intérêts de la politique intérieure prédomi- naient en la question.
L'enquête de 1891 ne présente point un moindre inté- rêt que la précédente. Ses travaux furent provoqués par la vive émotion que causa, dans les milieux littéraires et polilifjues, plusieurs interdictions successives. Le rapport de M. Guillemet qui résume si nettement tous les vœux exprimés par les écrivains du théâtre, conclut à la sup- pression temporaire de l'examen préalable, à l'essai loyal pendant trois ans, de la liberté de la scène. Sur l'inter- \enlion du ministre de linslruction publique. M. Léon Bourgeois, le projet ne put aboutir.
A peu près régulièrement après chaque interdiction nouvelle, nous voyons reparaître des rapports parlemen- taires qui traitent de la censure. Dans ces lapports, les inspecteurs de théâtre sont, en général, fort malmenés, mais les aig-uments (jue l'on y présente ne nous appren- nent rien qui n'ait déjà été dit dans les enquêtes précé- dentes parce que tout y a été dit. De ces deux précieuses consultations, il résulte que presque toutes les opinions
LES DEUX ENQUETES
329
produites se" sont prononcées contre l'organisation actuelle de la censure. Les avis se sont partagés entre la réforme et la suppression.
Lors de l'enquête de 1849, M. Taylor, président de la Société des artistes dramatiques, a proposé la création d"un comité de censure indépendant. Ce comité aurait été formé de cinq membres élus par toutes les clas?es de l'Institut. Composée exclusivement des membres de l'^Vca- demie française, cette commission aurait pu prêter au soupçon de partialité littéraire. Aussi, dans ce projet, l'Académie française n'aurait-elle fourni qu'un seul représentant comme chacune des autres académies. Par celte combinaison, expliquait M. Taylor, la morale était sauvegardée, l'ordre maintenu. On n'aurait plus eu à redouter une politique méticuleuse, opprimant la pensée des auteurs, l'Institut étant un corps parfaitement indé- [)endanl. Les jugements de la commission de censure auraient obtenu, dès lors, une incontestable autorité.
V^ictor Hugo, dans la même enquête, demandait l'or- ganisation d'une répression confiée au Syndicat de la corporation des auteurs dramatiques. (( Cette corpora- tion, disait-il, a le plus sérieux intérêt à maintenir le théâtre dans la limite où il doit rester pour ne point troubler la paix de l'Etat et l'honnêteté publique. Cette corporation, par la nature même des choses, a, sur ses membres, un ascendant disci[)linaire considérable. Je suppose que l'Etat reconnaît cette corporation et qu'il en fait son instrument. Chaque année, elle nomme dans son sein un Conseil de prud'hommes, un jury. Ce jury, élu au suffrage universel, se composera de huit ou dix
330 I>A LIBEnTK DU THEATRE
membres. Ce seront toujours, soyez en surs, les person- nages les plus considérés et les plus considérables de l'association. Ce jury, que vous appellerez jury de blâme ou de tout autre nom que vous voudrez, sera saisi soit sur la plainte de l'autorité publique, soit sur celle de la commission dramatique elle-même, de tous les délits de théâtre commis par les auteurs, les directeurs, les comé- diens. Composé d'iiommes spéciaux, investi d'une sorte de magistrature de famille, il aura la plus grande auto- rité, il comprendra parfaitement la matière, il sera sévère dans la répression et il saura superposer la peine au délit. Le jury dramatique juge les délits ; s'il les reconnaît, il les blâme ; s'il les blâme deux fois, il y a lieu à la suspension de la pièce et à une amende consi- dérable f|ui peut, si elle est infligée à un auteur, être prélevée sur ses droits d'auteurs recueillis par les agents de la société.
(( Si un auteur est blâmé trois fois, il y a lieu de le rayer de la liste des associés. Cette radiation est une peine très grave ; elle n'atteint pas seulement l'auteur dans son honneur, elle l'atteint dans sa fortune, elle impli(|ue pour lui la privation à peu près complète de ses droits de province ». Victor Hugo ajoutait que, d'ailleurs, étant donné l'esprit de cette excellente et utile associa- tion, les récidives ne seraient pas à craindre.
Ce projet organise simplement une censure répressive. Il suppose que l'examen préalable, supprimé en 18^8, ne sera pas rétabli et veut empêcher, pour l'avenir, toute intervention administrative dans les représentations théâtrales.
LES DEUX ENQUÊTES 331
En 1891, M. Bisson, dont le projet eut toutes les fa- veurs du rapport Guillemet, proposa également de lais- ser aux auteurs dramatiques le soin de faire leur police eux-mêmes. « Pourquoi ne nommeraient-ils pas à leur assemblée générale trois examinateurs qui aideraient de leurs conseils prudents les auteurs timorés et les directeurs dans l'embarras? Cette censure an\icale et facultative* n'offrirait-elle pas les mêmes garanties que la censure officielle, dont elle n'aurait ni -le rôle arbi- traire, ni le caractère humiliant? En résumé, responsa- bilité effective de l'auteur et du directeur, guidés, s'ils le désirent, par les avis éclairés d'un jury compétent».
Nous reviendrons dans notre dernier chapitre sur cette idée d'un examen facultatif. A l'heure actuelle, on discute beaucoup moins la réforme de la censure que sa suppression définitive. L'institution, malgré deux siècles de critiques, persiste et fonctionne. C'est donc que de puissants motifs justifient son maintien. Il convient, en conséquence, d'examiner en détail ces raisons que l'on groupe généralement autour de trois intérêts distincts : L'intérêt de la morale ; L'intérêt de l'ordre public ; L'intérêt de la politique extérieure.
Nous les étudierons séparément.
CHAPITRE IV
INTERETS ENGAGES AU MAINTIEN DE LA CENSURE DRAMATIQUE
1. — La morale publique
Presque tout le théâtre, a-t-on dit, apprend à braver les convenances sociales, à tout sacrifier à nos passions. Corneille se repentit d'avoir consacré à la scène, Racine pleura ses succès, et, dans un abandon solennel du théâtre, le malicieux auteur de Vert-Vert, Gresset lui- même, déclarait que Fart dramatique était beaucoup plus la liste des fautes célèbres et des reg-rets tardifs que celle des succès sans honte et de la gloire sans re- mords. Jean-Jacques Rousseau fulmina contre le théâtre en g-énéral et les œuvres de Regnard en particu- lier qui justifiaient sa thèse de la perversion de rhomme par l'éducation de l'homme. Peut-être le philosophe avait-il eu la curiosité de feuilleter un traité contempo- rain fiii les mêmes idées sur l'art dramatique avaient déjà été (Mnises[)ar le comédien Ricoboni. Ce personnage, fameux dans les annales du théâtre italien dont il fit la fortune, s'était ciilî.i décidé à maudire une messe qu'il avait si magnifiquement servie ; dans le petit livre qu'il
INTÉRÊTS ENGAGÉS AU MAINTIEN DE LA CENSURE DRAMATIQUE 333
publia vers 1743 sur la réforme du théâtre, il s'exprime avec toute l'énergie de l'apostat : « Les principes de corruption, dit-il, reçoivent une nouvelle force des spec- tacles publics où les pères et mères ont l'imprudence de s'empresser de conduire leurs enfants de l'un et de l'au- tre sexe. Or, quelles atteintes mortelles ne doivent pas donner à leur innocence le nombre infini de maximes empestées qui se débitent dans les tra^ï^édies, dans les opéras, et les images licencieuses que présentent les comédies ! Ils ne les effacent jamais de leur mémoire . ils y voient des grands, des personnes élevées en dignité, des vieillards y applaudir. Ils s'imaginent que tout ce qu'on leur expose est à retenir » (i).
Aux accusations de Jean-Jacques et de Ricoboni, on a pu répondre pour la défense de l'art dramatique qu'il n'était pas indispensable de conduire les enfants au théâtre, ou, du moins, dans tous les théâtres. Quant aux scrupules confessés par Corneille, Racine etGresset dans le rigorisme d'une vieillesse mystique, la postérité, moins sévère pour eux, ne les partagea point.
Un auteur du dix-huitème siècle, La Mothe, qui lit représenter Le Magnifique et Inès de Castro, semble avoir envisagé avec plus d'humeur encore les effets de son art : les auteurs, d'après lui, ne se proposent pas d'éclairer l'esprit sur le vice ou la vertu en les peignant de leurs vraies couleurs ; ils ne songent qu'à émouvoir les passions par le mélange de l'un et de l'autre et les hommages qu'ils rendent quelquefois à la raison sont
f Gonf. M. J. Boieldieu, op. cit , p. 98.
33 i lA i.ii!i:nTK nr thkatre
iinpuissanls à détruire les passions qu'ils ont flattées. « Quelque forte que soit la leçon de morale que puisse présenter la calastroplie qui termine la pièce, le remède est trop faible et vient trop tard » (i).
De tout ce pessimisme, ri serait logique de conclure que le théâtre est pernicieu?i: par essence, que l'on ne saurait échapper à son influence nocive et qu'il est un ferment actif de corruption sociale. « Un fauteuil donne droit à une crise de nerfs, un abonnement à une névrose.» L'accusation est grave dans sa généralité, telle- ment grave que si elle pouvait être justifiée, il ne s'agi- rait plus, pour les réformateurs de la scène, de mainte- nir la commission d'examen, ni même de renforcer ses pouvoirs; la vérité serait alors de refuser à l'art drama- tique, danger social, le droit d'accueillir désormais les conceptions humaines.
. Mais la question, portée sur ce terrain, encore qu'elle serait de nature à susciter d'intéressantes dissertations philosophiques, dépasserait le champ beaucoup plus modeste de notre étude. Le problème fut agité, d'ail- leurs, éloquemment, dans cette fameuse querelle du dix- septième siècle entre le P. Caffaro, la Sorbonne et Bos- suet, querelle dont nous avons donné les éléments dans notre historique. Au surplus, de telles condamnations du théâtre pris dans son ensemble ont été assez rare- ment formulées dans notre siècle pour que nous ne nous y arrêtions pas plus longtemps. Les plus rigoureux con- tempteurs des peccadilles dramatiques, dans leur anti-
i. Cité par M. J. Boieldieu, p. 79.
INTÉnÊTS ENGAGÉS AU MAINTIEN DE LA CENSURE DRAMATIQUE 335
patine généralisée, ont toujours fait de^ exceptions en faveur de quelques pièces. Et ceci nous ramène à la théorie simplifiée des partisans de la censure drama- tique, à savoir qu'il convient d'autoriser certaines œu- vres et d'en interdire certaines autres.
Selon cette opinion, un Etat dans lequel existent des lois destinées à sauvegarder la morale publique ne doit pas se désintéresser des atteintes qu'elle peut recevoir sur la scène. On cite le mot effrayant, dit, il y a une soixantaine d'années par M. Becquerel, directeur de la prison de la Force : « A-t-on joué un mauvais drame nouveau, je m'en aperçois bien vite au nombre des jeunes détenus qui m'arrivent » (i). Le mot a été retenu à cause de son i/mag"e saisissante, mais si nous le répétons à titre de curiosité, nous ne pouvons lui attribuer même la valeur contestable dune statistique.
M. J. Boïeldieu, dans son traité d^ i8o4, dénonce les auteurs de son époque comme les coupables conscients d'un véritable empoisonnement intellectuel ; à son avis, la plupart d'entre eux, pressés de jouir avant la saison, ont toujours peur qu'on ne leur dérobe « la g-loire de leurs productions éphémères. » Aussi recherchent-ils un prompt succès dans la basse flatterie des inclinations du public. C'est ce qu'en des termes presque identiques, Henri Meilhac exprimait devant la commission d'en* quête de 1891, quand il disait que l'auteur, le jeune auteur, est tenté, pour obtenir un succès, de mettre sur la scène des paroles, des situations plus que risquées.
I. Jules Janin, enquête de 1849; A. Delpit, op. cit., p. 463.
336 LA LIBKUTK DU THKATRIÎ
Le public, ajoulail le spiriluel écrivain, n'est pas ennemi (le la i;tavelnre. Quand une phrase peut prêter à un sens équivofjue, il s'en empare. Or, il importe que l'au- teur, ceîui ({ui commence, ne cède pas trop à ce g^oût du public. Un auteur cherche le succès ; il sent qu'il peut y arriver par cette voie. Le goût du public l 'y in- vite. C'est de ce côté que tendent ses efforts. Il est donc utile, il est nécessaire qu'il sente en face de lui ce frein qui le retient et qui s'appelle la censure.
C'était également ce que pensait M. Jules-Janin, lors- qu'il y a soixante ans il fut appelé à lémoig-ner devant la commission du Conseil d'Etat.
A son avis, la censure était nécessaire en F'rance plus que partout ailleurs. Ce frein disparu, il était à craindre que tous les esprits fins el délicats ne disparussent pour faire place aux esprits violents et g-rossiers. N'avait-on pas vu sur le théâtre de la Porte-Saint-Marlin, après la révolution de i83o, un drame où l'on montrait l'arche- vêque de Paris déshonorant une jeune fille et mettant le feu à sa chaumière pour faire disparaître les traces du crime. Après le* 24 février i848, fut mis en scène le Chiffonnier de Félix Pyat. Le chiffonnier paraissait cou- vert de haillons; il vidait sur le théâtre sa hotte pleine d'ordures ; parmi ces ordures se trouvait la couronne royale de France. Le parterre, ajoutait M. Jules Janin, bien que diversement composé, fut choqué et mur- mura.
Il est précieux de retenir que l'un des plus éminents adversaires de l'indépendance dramatique constatait qu'à celte époque de liberté les sentiments du public
INTÉRÊTS ENGAGÉS AU MAINTIEN DE LA CENSURE DRAMATIQUE 337
s'étaient révoltés en présence de scènes particulièrement choquantes. Les opinions qui soutiennent qu'après la suppression de l'examen, les spectateurs exerceront en personne la meilleure des censures, ont ainsi pu trou- ver dans les souvenirs de M. Jules Janin un argument en faveur de leur thèse. Pour elles, l'improbation du public ou même son indifférence suffiront à rayer de l'affiche les pièces immorales. Le Chiffonnier de Félix Pyat n'eut, en etTet, qu'un nombre de représentations fort limité ; Castaing et la Goutte de lait, pièces particulière- ment hardies, représentées en i848, tombèrent presque aussitôt devant des salles vides.
Jamais le public, affirmait M, Zola, qui s'y connaît, ne laissera mettre des ordures ni prononcer des gros mots sur la scène. Il est beaucoup plus moral que la censure et tout auteur qui oserait faire dire des obscé- nités dans une pièce serait impitoyablement hué.
Ce n'est pas exactement l'opinion de M. Jean Richepin qui suppose que dans un régime de liberté complète quelques théâtres et cafés concerts se feront une spécia- lité de l'obscénité et de l'ordure ; mais il est convaincu, en revanche, que le départ se fera très vite dans l'esprit du public entre ces établissements et les autres théâtres. Les spectacles en effet se sont aujourd'hui suffisamment spécialisés par les habitudes de leurs répertoires pour que l'on puisse en toute confiance laisser à la libre ini- tiative des spectateurs le choix de leurs divertissements. Le public ira dans tels ou tels cafés-concerts quand il voudra entendre des gravelures et dans tels autres quand il préférera voir jouer une pièce convenable. « D'ailleurs,
CAHUEX 22
338 I.A I.ini-ItTK DU THKATIilî
remarquait assez justement M. Richepin, je ne vois pas pourquoi on interdirait aux citoyens d'entendre des j,^ravelures quand on ne les empêche pas d'aller dans les maisons publiques » (i).
Le théâtre, disait encore Alexandre Dumas fils (2), n'est pas fait pour les jeunes filles. « Ce n'est pas la scène, ce qui se passe et se dit surla scène qui est immo- ral pour les jeunes filles, c'est l'endroit, le lieu en lui- même, le voisinag-e qui s'impose. Tout le monde n'a pas les moyens de prendre une loge ; on prend des fauteuils de balcon; à côté de qui se trouve-t-on? Quelle conver- sation entend-on? C'est là qu'est le vrai danger du théâtre. Aussi quand on me dit que le théâtre en lui- même est immoral, je réponds qu'on se trompe : car il n'est pas fait pour les jeunes filles. Quant aux grossiè- retés les gens qui les aiment iront les entendre. C'est d'ailleurs ce que nous voyons tous les jours».
Les adversaires de la censure prétendent même que son action loin d'assainir la scène lui nuit moralement. Parce qu'elle est réputée veiller aux mœurs publiques, le peuple abdique sa propre autorité, sa propre surveil- lance. Il fait volontiers cause commune avec les licences du théâtre contre les persécutions de la censure. Déjuge il se fait complice (3). S'il n'y avait pas de censure le public regarderait de près aux spectacles qu'on lui offre, qu'on oll're aux femmes, aux jeunes filles. « Le public
1. Enquête de 1891.
2. Ibid.
3. Victor Hugo, Enquête de 1849.
INTÉRÊTS ENGAGES AU MAINTIEN DE LA CENSURE DRAMATIQUE 339
pris en masse, concluait Auguste Vacquerie, est ver- tueux. Essayez de ne pas faire triompher la vertu au dénouement d'un mélodrame ; la pièce finira sous une grêle de sifflets... Avec la censure, le public se désinté- resse de juger. Ça regarde le g-ouvernement. N'étant pas chargé du balayage il laisse s'étaler l'ordure. El peu à peu il s'y habitue et finit par s'y vautrer... Avec la cen- sure, c'est le g-ouvernement qui chante les grivoiseries, c'est le gouvernement qui danse le cancan ».
Une expérience intéressante de la moralité des pièces que présenteraient les jeunes auteurs dans, l'entière indépendance de leur art a été faite par M. Antoine lorsqu'il créa son Théâtre libre vers 1887.
Le Théâtre libre en 1891 avait représenté depuis quatre ans les œuvres de soixante-dix à quatre-ving-ts auteurs dramatiquesdontla plupart n'avaientpas trente-cinq ans. Le Théâtre libre en vertu d'une tolérance administra- tive n'était pas soumis à l'inspection des théâtres. En somme, les représentations qu'il donnait pouvaient, jus- qu'à un certain point^ôtre considérées comme publiques, puisque un millier de spectateurs environ se réunissaient à chacune de ses soirées mensuelles. Il y a eu là un essai très caractéristique de la liberté du théâtre, d'aulant plus caractéristique que les jeunes auteurs s'y sont lais- sés aller, dans l'eff^ervescence des premiers débuts, à des intransig-eances d'artistes sincères, jeunes et violents. Quelquefois une partie du public a résisté ; il y a même eu des batailles dans la salle ; lors delà représentation des Chapons on protesta avec violence et tapage. Mais, en fait, il n'y a pas eu de scandale proprement dit et toutes
340 LA LIBEHTÉ DU THKATHK
ces manifestations n'ont pas quitté le terrain purement artistique et littéraire. Sur les soixante-dix ou quatre- vini^ts pièces qui furent représentées pendant quatre ans au Théâtre libre, une trentaine ont été jouées à l'étran- ger, à Sainl-Pétershourg-, en Angleterre, en Belgique. La Fille Elisa, notamment, interdite en France, puis auto- risée (i),a été représentée, entre temps, à Bruxelles, sans susciter aucun trouble. Plusieurs représentations publi- ques furent données par le Théâtre libre, soit à la Porle- Saint-Martin, soit aux Menus-Plaisirs ; le directeur dut soumetlfe les manuscrits à la censure puisqu'il rentrait dans les conditions des théâtres réguliers ; mais détail à retenir, presque toutes ces pièces ont pu être jouées sans grandes modifications.
Dans l'enquête de 1891, M. Dujardin-Beaumetz, qui recevait les explications de M. Antoine; lui demanda: ((Si lespièces que vous représentez au Théâtre libre étaient jouées tout à fait en public, au bout de quelques jours ne donneraient-elles pas lieu à des scandales? N'y aurait- il pas du tapage ?
« M. Antoine. — Je crois qu'aucun directeur de théâtre ne monterait les Chdpons. Par exemple^au Théâtre libre, nous jouons devant un public spécial, prévenu du genre particulier des pièces représentées. Ce sont en quelque sorte des représentations à huis-clos que nous donnons ; il s'y produit des manifestations d'art intéressantes; les jeunes gens dont nous faisons connaître les œuvres étu- dient les questions sociales ; ils cherchent à renouveler
I. Et reprise au thiiâtre Antoine en 1902.
INTÉRÊTS ENGAGÉS AU MAINTIEN DE LA CENSURE DRAMATIQUE 341
l'art dramatique ; mais si leurs pièces étaient destinées au grand public, il est probable qu'ils en tiendraient compte. Ainsi je n'aurais monte ni les Chapons, ni Lucie Pelgrin si le théâtre dirigé par moi eut été absolument public. Il s'agit là de manifestations d'un haut intérêt littéraire, curieuses pour les lettrés, mais qui ne sont point faites pour le grand public. Tout ceci d'ailleurs n'est qu'une exception, même chez moi, et je tiens à dire que surplus de i6o actes que nous avons joués en quatre ans au Théâtre libre, il n'en est pas plus de cinq ou six pour lesquels il faille faire ces réserves. Tous les autres pour- raient être donnés sur une scène ordinaire.
« M. Duj ardin-Beawnetz . — De même il est certaines peintures de Boucher que l'on ne saurait admettre dans les expositions et qui sont des chefs-d'œuvres.
« M. Antoine. — Absolument.
L'expérience du Théâtre libre doit être retenue en faveur de la libération de l'art dramatique. Les déci- sions contradictoires de la censure, si nombreuses, que nous avons relevées dans notre historique, nous prou- vent qu'il est à peu près impossible de trouver une for- mule stable de la moralité de la scène. Rien n'est plus variable, d'ailleurs, qu'une conception de la moralité publique si on veut la chercher en dehors des délits que prévoit notre Code pénal. Telle pièce dont, à telle épo- que, on redoutera l'action nuisible sera considérée, quel- ques années plus tard, comme parfaitement inoffensive. Pour prendre un exemple dans le domaine de la librai- rie, on ne se rappelle plus aujourd'hui sans une certaine stupeur que Madame Bouari/,\e chef-d'œuvre de Flaubert, eut les honneurs de la cour d'assises.
1^42 I-A. l-lIlEUTi: Dr THI-ATHE
Il faut au théâtre, disait M. Dujardin-Beaumetz, un deriH-vicc cl une demi-vertu. Et M. Aug-uste Vacquerie e.\[di(juait ijuil y a deux immoralités, l'immoralité su- perficielle, celle du mot et du geste (i), contre laquelle les lois font l'oMivre de la censure, et l'immoralité pro- fonde, celle d<' l'esprit de la pièce. Celle-ci échappe à la censure et au pouvoir ; ils sont inaptes à en jug-er. La preuve c'est qu'ils, se sont trompés chaque fois qu'ils ont vdulu le faire. Tartufe a été juçé immoral. Le Roi s'amuse a été jug-é immoral. Un bouffon insulte un père dont la Hlle a été déshonorée ; il en est puni par le déshonneur et la mort de sa fdle ; la paternité est veno-ée. Le Boi s'a.'/iust' c'est la glorification de la paternité. H a été interdit. La Dame aux Camélias^ la plus généreuse pièce de son auteur et par conséquent la plus morale a été de même interdite par la commission d'examen. La censure refusa d'autoriser une pièce qui pardonnait à une péche- resse repentante. « Pour qu'on ait pu jouer la Dame aux (lainélias, il a fallu un coup d'Etat, comme il a fallu, pour qu'on ait pu ']OU(iT Marion de Lorme, une ré^olu- tion )> (2).
1 . 0 A mon avis, quand la passion est rcpréscut«îe par un beau vers, par une belle parole, elle ne saurait avoir de graves incon- vénients ; c'est la forme vile, le langage brutal, le costume hon- teux qui rendent l.i chose dangereuse » (.1. Janin, enquête de i84o).
2. Auguste Vacquerie, enquête de 1891.
INTÉRÊTS ENGAGÉS AU MAINTIEN DE LA CENSURE DRAMATIQUE 343
II, — L'ordre politique et social
La liberté du théâtre constituerait-elle vraiment, comme on l'a prétendu, un danger permanent pour l'or- dre public? On a dit : si le théâtre n'est plus surveillé, nous reviendrons bientôt à la comédie d'Aristophane ; on interpellera en scène des personnages vivants, d'où il résultera des scandales quotidiens. Si le théâtre est indépendant, sans contrôle, nous aurons des pièces poli- tiques et sociales qui déchaîneront l'émeute.
Voyons d'abord la question des personnalités qui ne constitue pas l'objection la plus importante. On- fera jouer des rôles à des hommes du jour, peut-être même à de simples particuliers, selon la fantaisie des auteurs, C'est possible. Les précédents nous autorisent à le croire.
En i848, on a mêlé au théâtre Lamartine, Proud'hon, Ledru-Rollin, Considérant. On y mit Auguste Vacquerie dans un Drame de famille où il jouait un rôle grotes- que. Vacquerie faisait alors dans un journal la critique théâtrale. Il se contenta de raconter la pièce en substi- tuant son nom à celui du personnage et mit ainsi les rieurs de son côté. Tout le monde, sans doute, ne pour- rait se tirer d'une situation aussi désagréable avec au- tant d'esprit. Mais le danger est-il vraiment aussi réel qu'on nous le dit ? Doit-on y trouver une considération suffisante pour refuser au théâtre son émancipation défi- nitive ?
En vérité, cela ne nous paraît plus être aujourd'hui
344 I-A LIBERTÉ DU THEATRE
un si grand crime, ni devoir causer un si regrettable scandale que de mettre en scène des personnes vivantes. D'ahurd, il y a la façon de les y mettre. Sous la Révo- lution on fit des pièces sur le maître de poste de Sainte-Mcnehould et sur bien d'autres dont les noms étaient en faveur. Au cours du premier empire, les ma- réchaux, le roi de Rome, Napoléon lui-même étaient figurés dans des apothéoses. Il est vrai que les uns et les autres auraient eu mauvaise grâce à s'en plaindre. Si l'on devait glorifier en quelque façon tous les gens mis en scène, assurément l'éventualité du scandale, tout en restant possible à cause des sifflets de la salle, serait moins à craindre. Ce que l'on conteste surtout aux au- teurs dramatiques, c'est le droit de provoquer la gaîté des spectateurs en faisant jouter des rôles à des contem- porains.
Il ne nous semble pas que ce soit, à l'heure actuelle, une objection sérieuse. Il est un peu entré dans nos habitudes, en eftet, de voir figurer nos contemporains dans ces piécettes à couplets qu'on nomme des revues ; ils y jouent les rôles les plus fantaisistes avec leur nom à peine changé sur l'affiche, et sous une ressemblance garantie de visage et de tenue. Nos contemporains, cependant, ne s'en olFusquent pas, de même qu'ils ne s'offusquent pins des caricatures quotidiennes qui les exposent dans tous les kiosques de journaux. Il existe aujourd'hui, à ce point de vue, un état d'esprit modifié dont il faut tenir compte. Ce qui nous eut paru consti- tuer, il y a quelque vingt ans, un abus du théâtre, s'est atténué au point que l'argument ne porte plus. Nous
INTÉRÊTS ENGAGÉS AU MAINTIEN DE LA CENSURE DRAMATIQUE 345
supposons, bien entendu, que les personnalités mises en scène n'y seraient ni diffanriées, ni calomniées, car si de tels faits venaient à se produire, ils provoqueraient vrai- ment un scandale punissable ; mais ces faits sont déjà prévus par nos lois sur la diffamation et la calomnie.
D'ailleurs, quelque opinion que l'on professe, cette propension du théâtre libre à bafouer les contemporains ne saurait être considérée comme une objection irréduc- tible à la suppression de la censure (i). Une loi peut tou- jours être faite qui interdirait d'une façon absolue aux auteurs de mettre en scène les personnes vivantes.
On a dit encore que l'ordre politique avait ses exigen- ces et qu'il serait fort imprudent de laisser, sur la scène, fronder le pouvoir et ceux qui l'exercent.
Ce fut l'un des côtés ridicules de l'œuvre de la censure que cette guerre impitoyable aux allusions qu'elle com- mença depuis des siècles et dont elle ne put jamais triom- pher. L'histoire de notre art dramatique a bien des fois prouvé que ces allusions étaient, la plupart du temps,
I. En 1891, M. Guillemet écrivait: « Qui ne se rappelle cette jolie comédie des Nuées où Aristophane « faisait flotter comme un rêveur envolé de ce monde dans les frises, entre ciel et terre, l'homme que la plus haute autorité de la Grèce, en matière reli- g-ieuse, l'oracle de Delphes, avait proclamé « le plus sag-e des Grecs ». Certes Socrate se défendit contre les attaques des Nuées, mais dans ses entretiens on ne trouve pas trace de rancune con- tre Aristophane, et il est probable qu'ils devaient être liés d'ami- tié. On peut facilement imag-iner avec quel bienveillant sourire M. Renan contemplerait son propre travestissement, si quelque Aristophane moderne le mettait en scène. Il est probable qu'à la sortie personne ne demanderait sa tête » (Rapport sur la censure dramatique).
niO LA I.IBEKTK DU THKATRE
insaisissables à rexamen préalable. En scène, elles appartiennent entièrement au jeu des acteurs ; il suffit (rim y;este, d'une intonation, d un sourire. L'acteur liocag"e a raconté, dans l'enquête de iS/jg, comment il avait réussi à faire de l'opposition au gouvernement de Juillet. Il jouait, en i83r, une pièce de Lemercier inti- tulée Pinto. Ce n'était pas, à coup sûr, une pièce faite exprès contre le gouvernement de Juillet. Il trouva, néanmoins, qu'il poui^rait faire naître de son texte à la représentation des allusions piquantes, et, plus que cela, des attaques très directes. Il y avait, dans la pièce, une conspiration. Pinto conspirait contre le roi d'Espa- gne. Dans une scène, il s'écriait : A bas Philippe ! Le soir où on joua la pièce, Bocage, dans le rôle de Pinto, pro- nonça la phrase d'une telle façon qu'il enflamma toute la salle.
La censure, parfaitement impuissante contre les allu- sions, n'a, d'ailleurs, pas à s'en inquiéter sous un gou- vernement républicain où des intérêts dynastiques ne sont plus en jeu.
Au surplus, pourquoi la politique, même sans allu- sions, serait-elle bannie du théâtre? Une harmonie étroite, intime, avec la société pour laquelle elle est faite convient à l'œuvre dramatique. De même que le théâtre religieux convient à une société religieuse, la comédie politique et sociale a sa place dans une nation dont les citoyens reçoivent une éducation politique et pratiquent la vie publique (i).
I. Guillemet, o/>. 67/.
INTÉRÊTS ENGAGÉS AU MAINTIEN DE LA CENSUBE DRAMATIQUE 347
M.Léon Bourgeois, ministre de l'instruction publique, était tout à fait de cet avis lorsqu'en 1891 il faisait les précieuses déclarations suivantes sur sa jurisprudence personnelle en matière de censure :
« Le délit d'opinion dans le système général de notre législation a cessé d'être considéré comme un délit; j'estime donc que ce qui a cessé d'être un délit dans le système général de notre législation ne doit pas être considéré par le ministre qui exerce la censure comme un acte qui l'autorise à intervenir préalablement. Les opinions littéraires, philosophiques, politiques, exprimées sous une forme même très excessive, dès qu'il ne s'agit pas d'un crime ou d'un délit ou d'une provoca- tion à un crime ou à un délit, ressortissent, selon moi, sous un régime démocratique comme le nôtre, du seul tribunal qui soit à même de juger les délits d'opinion c'est-à-dire du tribunal de l'opinion elle-même » (i).
Les partisans du maintien de la censure repoussent la liberté politique du théâtre en agitant le spectre de l'émeute. Une représentation où les passions politiques auront été violemment surexcitées pourra se transformer en sédition populaire.' La Muette de Portici et la prise d'armes de Bruxelles sont un enseignement.
(( Il n'en est pas du drame comme du livre, dit M. Hallays-Dabot... Il règne à travers une salle comme un courant électrique qui, passant du comédien au spectateur, les enllamme tous deux d'une ardeur sou- daine et leur donne une audace inattendue... Les théo-
I. Enquête de 189 1.
348 ' \ IIBEUTE DU THEATIti:
ries sociales les plus osées et les plus fausses exalteront un peuple qui, clans rémotion du drame, ne saura pas discerner la perfidie des déclamations et des peintures qu'on lui présente. Quand des milliers de spectateurs entraînés par l'enivrement de la représentation auront subi une influence fatale ; quand le retentissement du scandale aura fait du scandale même un malheur public, quelle sauvegarde la société trouvera-i-elle dans la mar- che lente et méthodique des lois? »
Depuis le livre de M. Hallays-Dabot. en a pratiqué la liberté de réunion contre laquelle avaient été présentées toutes les objections précédentes. On ne peut nier que l'éloquence d'un orateur ne puisse avoir autant d'action sur son auditoire que le jeu de l'acteur sur son public. D'autre part, l'élément qui compose les réunions politi- ques ou sociales se trouve généralement dans un état d'esprit prévenu, infiniment plus irritable que le public qui se rend au spectacle pour y chercher une distraction. La liberté de réunion existe depuis 1881 et nul, aujour- d'hui, ne songe à la rayer de nos lois. L'expérience a donc été faite. Elle est concluante. On cite toujours la Muette de P or tici. Il nous paraît un peu fantaisiste d ac- cuser cette pièce d'avoir fait la révolution belge, et l'eut- elle faite d'ailleurs, les Belges ne se plaignent pas de leur révolution.
INTÉRÊTS ENGAGÉS AU iMAINTIEN DE LA CENSURE DRAMATIQUE 349
III. — La politique extérieure (i)
L'argument principal que l'on fait valoir pour le main- tien de la censure, c'est l'intérêt primordial de la poli- tique extérieure. Certaines pièces qui blesseraient les susceptibilités diplomatiques pourraient faire redouter les plus g-raves complications. Une baisse à la Bourse en résulterait, si faible fût-elle. Or^ de telles conséquences, même réduites à un intérêt financier, sont des plus redoutables et doivent être évitées.
La raison vaut qu'on s'y arrête. A plusieurs reprises, au cours de ces vingi-t dernières années, les représentants des puissances étrangères sont intervenus pour obtenir de notre gouvernement la suppression d'une œuvre dra- matique. L'une des plus récentes et des non moins sur- prenantes interventions, mentionnées dans notre histo- rique, a été celle de l'ambassade de Turquie. Pour donner satisfaction au sultan, il fallut interdire Mahomet,
Dans son rapport de 1891, M. Guillemet qui suppri- mait la censure morale et la censure politique mainte- nait, toutefois, l'examen préalable au profit du ministère des affaires étrangères et pour les intérêts diplomatiques seulement. Les partisans actuels de la liberté du théâtre demandent une solution plus radicale, l'abolition de la censure définitive et absolue. Les susceptibilités des puissances étrangères ne constituent pas pour eux un
1. V. les déclarations de MM. Antonin Proust, Emile Bour- geois, Maujan, Dujardin-Beaumetz, Richepin, Valabrègue, dans l'enquête de i8gi.
M50 I.A I.IBEKTK DU THKATRE
ol).stacle insnrtnontiihlc. Il faut ronsidérer, disent-ils, les allusions que peuvent contenir les pièces et les attaques directes.
Les allusions d'abord. Nons savons déjà par une pré- cédente étude (|u'il esl à [)eu près impossible de les cNi- 1er. La censure lit lu pièce, l'examine plus ou moins attentivement ; l'œuvre est représentée. Or, tel mot que la censure n a pas vu peut servir, à la suite de circons- tances nouvelles, d événements lécents, de drapeau au public. Le fait s'est assez souvent produit. La pièce a pass»' par l'examen préventif; la censure l'a autorisée ; on la joue ; le gouvernement est eng-agé. Un passag-e «jui avait paru absolument inoffensif à la lecture prend des proportions considérables sur la scène ; il devient blessant pour un g-ouvernement étrang-er. Le g^ouverne- ment français interdira la pièce le lendemain et se trou- vera ainsi dans le même cas que s'il n'y avait pas en de censure ( i).
Supposons que la censure n'existe plus. Des phrases, des allusions désagréables pour un gouvernement voi- sin sont insérées dans une pièce. Le ministre interdira la pièce dès le lendemain de la première représentation comme dans le cas précédent; seulement, il n'aura en- couru aucune responsabilité. Le fait en lui-même a, d'ailleurs, moins d'importance (ju'un violent article de journal qui entraînerait les plus grandes difficultés di- plomatiques si la liberté de la presse n'existait pas ; il est moins injustifiable qu'un ordre du jour contenant
1. M. Maujan, (jnquûtede 1891.
INTKHKTS ENGAGÉS AU MAINTIEN DE LA CENSUllE nitAMATIQUR 351
des insultes pour un gouvernement étrang-er voté dans une réunion d'anarchistes. La liberté de réunion dég^age le gouvernement français de toute responsabilité (i).
Autrefois, lorsque la censure pour les écrits existait, le ministre recevait continuellement des notes diploma- tiques, demandant la suspension ou la suppression d'un journal. Depuis que la presse est libre ces notes ont disparu. Les gouvernements étrangers laissent passer les articles, ou se conlentent d'y répondre dans les jour- naux de leur pays. Sous le ministère de M. Antonin Proust, le drame d'Erckmann-Ghatrian, V Alsace, dût être interdit. Le gouvernement avait reçu une note de TAllemagne. Si la censure préventive n'avait pas existé, le gouvernement allemand n'aurait pas songé à envoyer cette note (2).
Supposera-t-on maintenant que des pièces puissent être faites exprès pour attaquer des puissances. Les gou- vernements intéressés seraient alors fondés à manifester leurs inquiétudes. Une représentation deviendrait, en ce cas exceptionnel, plus dangereuse qu'un article de journal ou une réunion publique. Mais, étant donnée la facilité d'information qui existe, une pièce de cette nature ne pourrait être montée sans que la presse en fut avertie et par elle le public. Dès le lendemain de la lec- ture aux artistes, le gouvernement serait prévenu. Il interviendrait au nom de la sûreté publique (3).
Des faits de ce genre seront d'ailleurs extrêment rares.
1. Maujan, enquête de 1891.
2. M. Antonin Proust, enquête de 1891.
3. Conf, M. Jean Richepin, enquête de 1891,
."iSâ LA LIBEKTK DU THEATRE
H est fort peu probable que la critique d'une pièce attei- gne le degré de virulence de telle conférence dont le but est précisément de créer un état d'esprit, de faire durer un enthousiasme pour atteindre un but. Le public se détour- nerait d'un théâtre où Ton abuserait de cette politique. Les polémiques dangereuses n'assureraient aux pièces qu'un succès éphémère. Les auteurs et les directeurs y perdraient la fidélité de leur clientèle.
Il faut bien convenir, d'autre part, que, depuis une vingtaine d'années, un changement profond s'est produit dans l'état des esprits sous l'influence de la civilisation contemporaine. La critique poussée jusqu'aux plus extrêmes limites est plus facilement acceptée qu'autre- fois. Il semble que vraiment les défenseurs de l'examen préalable tiennent à la persistance de susceptibilités qui s'émoussent chaque jour. La liberté de la presse et des réunions publiques ont fait des mentalités nouvelles plus accessibles à tous les libéralismes.
Il n'est pas rare, de nos jours, de voir des meetings de deux mille personnes où l'on discute jusqu'à l'inso- lence l'attitude d'une puissance étrangère. Des confé- rences se sont organisées jusque sur la scène contre la politique d'un gouvernement voisin à propos d'événe- ments récents. Des discours de partis y ont été pronon- cés, soulignés d'acclamations significatives. Dans le même foyer de réprobation exaltée, des poésies de cir- constance ont été dites par des acteurs des théâtres sub- ventionnés. On y a glorifié telle souveraine ; on y a flétri telle autre. L'impression produite, résultant de tous ces éléments de surexcitation contagieuse n'a pas été moins
INTÉRÊTS ENGAGÉS AU MAINTIEN DE LA CENSURE DRAMATIQUE 353
puissante que l'influence immédiate d'une représenta- tion dramatique. Nulle ambassade, en la circonstance, n'a cru cependant devoir intervenir.
Certaines autorisations de la censure sont d'ailleurs en notre matière aussi parfaitement illogiques que ses interdictions. Dans de nombreux spectacles ouverts au public nous voyons tolérer la représentation d'ouvrag-es que la commission d'examen ne manquerait pas d'inter- dire au théâtre. Par exemple, même en exceptant de cette discussion les théâtres de foire dont quelques-uns, cependant, reçoivent un nombre considérable de specta- teurs, des pantomimes ont fait dérouler, dans les grands cirques, les événements actuels d'une guerre impo- pulaire. Ces pantomimes composaient de véritables spectacles où étaient mis en jeu des uniformes et des drapeaux. Elles n'en ont pas moins continué leurs re- présentations. Les diplomates ne s'en sont point émus et n'ont pas jeté en travers de la piste des susceptibi- lités qu'ils eussent peut-être invoquées pour éteiiidre les feux de la rampe.
CAHUET 2.^
CHAPITRE V
CONCLUSION
(L'examen facultatif)
La morale, l'ordre public, la politique extérieure, voilà donc les intérêts primordiaux que l'on oppose à la liberté du théâtre. Nous avons consacré à chacun d'eux une étude détaillée. Qu'en résulte-t-il ? Ceci, à notre avis. Chacun de ces intérêts présente une incontestable im[)orlance et mérite toute notre sollicitude. Ils sont en^'^ai^és à ce point dans les manifestations de l'art dra- matique que nous ne pouvons pas ne plus assurer leur protection. D'ailleurs, on ne proposera jamais sérieuse- ment de faire disparaître du théâtre les pouvoirs de police exercés dans tous les lieux publics en vertu des lois 4,rénérales, les pouvoirs de la police municipale et les pouvoirs de la police générale de l'Etat (i). Ceci est la censure répressive. Nous demandons son maintien avec tous les adversaires de la censure préventive.
I. V. Déclaration de M. Léon Bourg-eoi.s, ministre de l'instruc- tion publique, dans l'enquôte de 1891 .
CONCLUSION 355
La suppression qui nous intéresse est celle de l'exa- men préalable oblig-atoire.
On a dit : la censure a été supprimée. On a été forcé de la rétablir.
La censure, en effet, a été remise en œuvre à trois reprises différentes. Mais, comme nous l'avons expliqué, ce fut pour des raisons de pure politique intérieure. Ces raisons, aujourd'hui, ne sont plus considérées comme des arguments. D'ailleurs, en admettant même que le théâtre libre ait entraîné quelques abus, ce qui a pu se produire à des époques où le peuple français fai- sait son apprentissage de la liberté, ne se renouvel- lera pas inévitablement de nos jours. La liberté de la presse ne fut-elle pas, d'ailleurs, également supprimée et rétablie ?
Nous ne croyons pas que le théâtre doive être mis en dehors du droit commun, ni que l'on puisse demander aux auteurs dramatiques ce que l'on n'exige pas des autres écrivains, des orateurs, des peintres, qui peuvent publier leurs livres, prononcer leurs discours, exposer leurs tableaux^ sans les soumettre préalablement à un examen officiel.
Dans celte question de la liberté dramatique, nous trouvons en présence les intérêts les plus contraires.
Ce sont, d'une part, ceux au nom desquels on main- tient la censure. Nous les connaissons déjà. Les lois les protègent.
Ce sont, d'autre part, ceux qui attendent leur déve- loppement de la liberté du théâtre : l'intérêt de l'art
356 LA LIBEHTÉ DU THÉATHE
(liainalifjiic, la liberté de la pensée et la liberté du tra- \ail. (les intérêts ne peuvent être niés.
I/intérèt de l'art dramatique, d'abord.
L histoire nous apprend comment, selon les régimes, les (euNies dranialiques ont été mutilées, défig"urées, ren- dues méconnaissables par les exigences administratives. On se ra[)pelle cette; incroyable aventure de Tarare, pièce qui devint successivement royaliste, révolution- naire et bonapartiste. Tous les chefs-d'œuvre, dit-on, ont triomphé de la censure. On ne compte pas ceux qu'elle a empêchés de naître.
La liberté de la pensée ensuite.
La censure de la pensée n'est pas plus nécessaire pour le théâtre que pour la presse et les réunions publi- ques. Le journal est plus dangereux que le théâtre car il pénètre à millions d'exemplaires dans tous les fovers ; « il n'attend pas le lecteur, il le visite, le surprend, le poursuit » (i). La réunion publique est encore plus dan- gereuse car l'exaltation d'un orateur peut facilement allumer l'émeute ; « quelque rapide que soit l'interven- tion du parquet, il ne peut empêcher la France entière (h; lire l'article tiré à loo.ooo ou 200.000 exemplaires ; il ne peut arrêter le mal produit par un énergumène de réunion publique » (2).
La liberté de la presse et des réunions n'en a pas moins été admise.
La liberté du travail, enfin.
1. Alljin Valahrègue, enquête de 1891.
2. Ibid.
CONCLUSION 357
« Les auteurs qui acceptent la censure, disait M. Albin Valabrèg-ue en 1891, me rappellent la femme de Sgana- relle qui voulait être battue : avec cette différence pour- tant que Mme Sganarelle ne demandait pas qu'on battît les autres ! Si ces auteurs ont dit au théâtre tout ce qu'ils avaient à dire et si la censure ne les gène plus, peut-être y aurait-il quelque générosité de leur part à ne pas la réclamei- pour leurs confrères et à ne pas poser des barrières sur la route des hommes de demain. Ils ont accompli leur tache, pour laquelle nous ne leur avons pas marchandé notre admiration ; qu'ils laissent la g-énération qui les suit remplir la sienne, et qu'ils ne viennent pas, aigles au repos, interdire la place aux aiglons. Ce n'est pas seulement au nom de la liberté que je viens protester contre la censure dramatique : c'est surtout au nom de l'égalité ; l'égalité est plus que la liberté ; l'égalité, c'est la justice. Faites donc la scène libre ».
Toutes les critiques que nous avons réunies contre la censure s'adressaient à l'institution. Nous ne nous. occu- perons point des hommes de cette institution. Si la censure, depuis qu'elle existe, a toujours donné lieu à des protestations, de quelque façon qu'elle fût adminis- trée, c'est qu'elle renferme un vice de fond et non point seulement un vice de forme. D'ailleurs, la commission d'examen, dans sa composition actuelle, sous notre régime républicain, a exercé son œuvre avec la plus grande tolérance. Les auteurs dramatiques eux-mêmes en ont convenu dans l'enquête de 1891. Si de temps à autre quelque pièce est interdite, l'interdiction étonne.
358 l.A LinERTK DU THKATRE
Los anecdotes qui font la joie des chroniqueurs n'ont jamais eu de \)\us pauvre source que l'époque contem- poraine.
Mais il ne suffit pas que l'action de la censure soit actuellement nulle ou presque nulle. II faut lui enlever le (li(Ml (le nuire ({u'elle conserve et dont encore elle use accidentellement. La censure variera suivant les opinions des ministres chargés de l'appliquer^ elle sera tour à tour tolérante ou oppressive suivant que le mi- nistre sera ou ne sera pas partisan de la liberté du théâtre.
Supposons maintenant que la réforme souhaitée abou- tisse et que la censure préventive soit supprimée. Ce n'est pas tout que d'acquérir une liberté publique, il faut encore que cette liberté soit organisée. Organisation n'est pas contrainte. Nous nous expliquons. Sous un régime de liberté du théâtre nous avons supposé que les délits (lu théâtre seraient soumis au droit commun. Quel sera le droit commun dans l'espèce? Ce sera l'interven- tion de l'autorité administrative qui pourra suspendre une représentation commencée ou même interdire défi- nitivement la représentation d'une œuvre théâtrale, lorsque cette œuvre causera ou pourra causer des trou- bles [jublics? Y aura-t-il vraiment sous ce régime un progrès réalisé vers la liberté ? A l'arbitraire qui exis- tait avant on substitue un arbitraire « après ». L'un est-il préférable à l'autre? A première vue ce change- ment ne [laraîl point oITiir d'avantages aux auteurs.
1 . Déclaration de M. Léon liourgeois, mini.strederinslruclion pid)li(jue dans l'enquôte de 1891 .
CONCLUSION 359
Tout, cet arbitraire « après » est exercé par un pouvoir qui, par sa nature même agit d'une façon plus brutale que le pouvoir chargé actuellement de la censure. Aujourd'hui, la censure est confiée à des personnes qui, par leurs antécédents, leurs habitudes et leurs goûts, sont en relations constantes avec les gens de lettres, avec ce milieu d'auteurs et d'artistes qui est imprégné à un haut degré de l'esprit de liberté. On changera l'arbi- traire de main : on l'enlève des mains de personnes qui en usent avec discernement pour le remettre aux mains d'un pouvoir qui n'a pas d'autre souci que le maintien de l'ordre public et qui emploie 'les moyens les plus prompts, comme les plus énergiques, pour atteindre le résultat qu'il poursuit.
Ainsi l'arbitraire ne sera pas moindre, car on ne dit pas comment s'exercera le nouveau pouvoir. Il sera même plus rigoureux, et il offrira d'autant plus de danger qu'il sera confié à des hommes moins bien préparés pour remplir une pareille mission (i). Dans les deux enquêtes de 1849 et de 1891, ces considérations qui nous paraissent d'ailleurs fort justifiées, avaient décidé plu- sieurs opinions en faveur du maintien de la censure. Il nous paraît aujourd'hui qu'en abolissant l'examen obli- gatoire, il serait cependant facile d'éviter les conséquen- ces regrettables pour l'art dramatique qui pourraient en résulter.
Nous avons déjà vu qu'il n'y avait pas, en Portugal, de censure préventive obligatoire. Une commission
I. M. Léon Bourgeois, op. cit.
;}fiO I-A LIBERTÉ DU THEATRE
tl't'xaiiHMi existe, toutefois, qui, chargée de juger eu api^el les niesuix'S répi'essives de l'administi-atiou peut égaleineul donuer son avis, avant la mise en scène, sur les uMivres (jni lui sont librement soumises. Lorsque l'approbation est donnée, l'autorité administrative ne peut pins interdire la représentation sauf bien entendu, dans le cas où le texte de la pièce aurait été modifiée pos- térieurement.
Nous ne croyons pas, d'autre part, que le gouverne- ment se soit enlevé le droit d'intervenir au nom de la sûreté publique chaque fois qu'une pièce, même visée, entraînerait, à la représentation, des tumultes persistants et de véritables scandales. Mais cette observation, si l'on observe l'espritdu décretroyalde 1890, ne se produira que tout à fait exceptionnellement et avec la plus grande pru- dence. La législation portugaise ne réserve point comme la nôtre à l'administration le droit exorbitant de revenir sur sa décision. C'est ce qu'il importe de retenir. On évite de la sorte ces répressions injustifiées et capricieu- ses, si fréquentes dans notre histoire du théâtre et qu'Alexandre Dumas condamna par cette boutade : « Si vous supprimez la censure préventive, je me charge avec vingt personnes de faire tomber toutes les pièces. >>
On voit d'ici les avantages de la combinaison portu- gaise qui, d'ailleurs, fut déjà proposée chez nous avec ([uelfjues variantes, en nS/jQ, par M. Ilostein, et en 1891 par M. .\lexandre Bisson. Les auteurs et les directeurs de th(''àlrcs qui redoutent une interdiction possible pour une «euvre nouvelle, la soumettront à l'examen facul- tatif. Si la réponse est favorable, ils feront jouer la pièce
CONCLUSION 361
sans aucune inquiétude sur le sort que lui réservera l'administration. Si la réponse est défavorable, auteurs et directeurs procéderont à leurs risques et périls et lorsque les représentations ne troubleront pas gravement l'ordre public, elles pourront se poursuivre aussi long- temps qu'elles seront en faveur.
Tel serait le système qui nous paraît le plus libéral et le plus pratique en matière de police dramatique et qui permet au public seul d'assurer le succès des pièces sous la responsabilité des auteurs.
Le comité d'examen est, en Portugal, composé d'hom- mes de lettres. Si le système facultatif était admis dans notre législation, il nous importerait assez peu que les nouveaux commissaires fussent des écrivains dramati- ques ou des littérateurs d'un autre ordre. Les censeurs, hommes de lettres, ne firent point, chez nous, la meil- leure censure. Les examinateurs du dix- huitième siècle, les deux Crébillon, Marin, Suard et les adjoints de Félix Nogaret sous le premier Empire ont été particulièrement visés par la critique. Il y a des rivalités littéraires aussi violentes, aussi haineuses, aussi injustes que des rivali- tés politiques Nous n'y trouverions point une garantie suffisante d'impartialité. C'est à cause d'un état d'esprit spécial que l'on a presque toujours éloigné les universi- taires des commissions d'examen.
D'ailleurs, avec la censure facultative, le choix des censeurs perdrait beaucoup de son importance. L'examen facultatif c'est la liberté préventive, la sauvegarde des intérêts des auteurs et directeurs et des intérêts de l'Etat.
Les directeurs engagent presque toujours de grosses
362 LA LIBERTÉ DU THEATRE
dépenses dans la mise en scène. Aussi, la plupart du temps, soumettront-ils les œuvres nouvelles à une com- mission d'autant plus libérale que les intéressés peuvent, en fait, sous leur responsabilité personnelle, se passer de son approbation.
INDEX ALPHABÉTIQUE
DES PIECES CITEES DANS L OUVRAGE
A bas la calotte ou les déprêtisés, 139.
Actrico nouvelle (L'), 72.
Adrien, empereur de Rome, liU et s.
Agnès Sorel, 196.
Agrippine, .55 et 36.
Alexis ou l'erreui' d'un bon père, 145.
Aline, reine de Golconde, 83.
Ami des lois iL'), 112 et s.
An II (L') ou le tribunal révolution- naire, 148.
Andromaqu'^, 133.
Antichambre (L'i, 169 et 170.
Antigotie, 92.
Appel à rhonneur (L'), 148.
Archet de Bagnolet (L'), 42.
Artaxerce, 163.
Athalie. 68 72.
Assassin (L'), 225.
Assemblées primaires (Les), 151 et s.
Astyanax, 166.
Athalie, 175, 176.
Attila, 179.
Avariés (Les), 281 et s.
Avocat Pathelin (L'), 133.
Bal d'Auteuil (Le), 68.
Balafré (Le), 196.
Barbier de Séville (Le), 85 et s.
Bayard à Mézières, 181.
Bélisaire, 187, 188.
Bergère Châtelaine (La), 189.
Brigands (Les), 179.
Brutus, 124.
Bataille d'Austerlitz (La), 209
Belle Hélène (La), 231.
Beverley, 133.
Bourru bienfaisant (Le), 133
Britannicus, 133.
Brueis et Palaprat, 165.
Burgraves (Les), 210.
Cadet Roussel, 176, 177.
Caïus Gracchus, 108, 124.
Calas, 189.
Callimaque, 12.
Camaraderie (La), 210.
Camille Desmoulins, 210.
Capitaine Henriot (Le), 234 et s.
Carnaval de Venise (Le), 66.
Cartouche, 72.
Céliane, 52.
Ces Messieurs, 272 et s.
304
INDEX ALPHABETIQUE
César, 191. Gliiiine (Une), 210. Chan(lolior(L(>), 229. Chapons (Les). Cliarl.'s IX. 9i. !>5 ot s. Charli's Marlil à Tours, 181. Charlolt.- Cordiiy. 2()1. CiiaiiiIronniiT de Sairil-I<"loiii' J,c'>,
173. Ciu'valiei- à la mode (Le), 71, Cid d'Andalousie (Le), 190, 196. Cig.ie (La), 210. Clovis, 180. Coii(tt dans Lyon, i'tl. Comédienne jiar amour (La), 179. Commetlants (Les), 209 Communauté de Copenhague iLa),
1.37. Complot de famille (Le), l!)l, 193. Coneert de la rue Feydeau (Le).
146. Coriolap, 189. Cosaques (Les). Courtisane (La), 88. Crainte sans nécessité (La), 179. Crimes de la noblesse (Les), 136. Criti(iue de l'Ecole des femnies, o7,
o8. Croisée murée (La), 179. Cromwell, 193. Dame aux Camélias (La), 222. Décailence, 264 et s. Démission (Une), 209. Demoiselles de Saint-Cyr (Les)
210. Dépositaire (Le), 78. Député (Le), 209.
Dc-rni.'r l)an(|uet de 1847 (Le), 210. Dernier jugement des rois (Lei,
133. Déserteur (Le), 130. Deux diners (Lesi, 228. D''U.\ gendres (Les), 16."). Deux pages (Lest, 173.
Diahl >uleur de rose; (Le), 173.
Diahli's noirs (\,o^), 229.
Diane. 223.
Diane de Lys, 229.
Diligence de Joigny (La , 173.
Dissipation (La), 133.
Divorce du Tartarc iLe), 134, 135.
Dominus Samjjson, 233.
Don Juan, 00 et s.
Di-agons (Les', ..l If- niTHMlii-tincs,
136. Droit du Seigneur (Le), 75, 76. Druides (Les), 78. Dulcitius, 12. Eau (L') k la bouche et la pelle au
cul, 138. Echelons du mari (Les), 225. Ecole des femmes (L"), 147. Ecole de la Société (L'), 56, 57. Ecole des journalistes (L'), 209. Ecole des maris (L'), 189. Ecolier de Brienne (L'), 200. Ecueil du Sage (L'), 76. Ecuyer (L'), 66. Edouard en Ecosse, 167 et s. Elisabeth de France et don Carlos,
89. Emigrés aux terres australes (Les).
136. Empereur (L"), 201. Encore un Brutus ! 149. Encore un cure ! 136. Enfant prodigue (L'), 75. Entrée dans le monde (L'), 173. Entrevue des patriotes (L"), 132. Epreuve du feu (L'), 179. Ericie ou la Vestale, 77, 9o. Escarcelle d'or (L'), 231, 232. Esméralda (La), 2.33. Esope à la Cour, 66. Esprit de parti (L), 188. Esther, 68, 72. Etats de Blois (Les), 177. Etrangère (L'). 228. Faire et dire, 33. Famille Lebrenn (La), 247. Fanchon la Vielleuse, 173. Farces et soties, 26 et s
iNDÉX ALPHABETIQUE
Farce du cuvier, 41.
Farce du débat d'un jeune moine
et d'un vieux geudarine, 42. Farce des femmes qui font escurer
leurs chaudrons, 42. Farce de maître Pathelin, 41. Farce du médecin qui guérit toutes
sortes de maladies, 42. Fausse Prude (La), 66, 67. Faust, 179.
Fénelon ou les religieuses de Cam- brai, 136. Festin de Pierre (Le), 60. Fifres du Beaujolais (Les), 231. . Fille Elisa (La), 88, 247 et s. Fils de l'Empereur (Le), 209. Fils de Gibojer (Le), 229. Fils de l'Homme (Le), ,201, 209. Flaminius, 106.
Fourberies monacales (Les), 137. François le Glianq^i, 210. Gaston et Bavard 101. 181. Gâteau des Reines (Le), 226. Germanicus, 184 et s. Germinal, 247.
Girouette de Saint-Gloud (La), 158. Glorieux (Le), 137. Grande duchesse de Gerolstein (La),
243. Guèbres (Les), 78. Guerre de clochers (Une), 209. Guillaume Tell, 124, 179. Guisien (Le), 44. Henri VIII, 92, 106 et s. Heraclius, 170. Hercule, 166. Hernani, 193. Heureux iLes), 179. Homme obstiné (L'), 30. Homme de Sedan (L'), 247. Huguenots (Les), 209. Impuissance (L'), 52. Indigent (L'), 80.
Intrigues de la Cour (Les), 191, 193. Jacobins aux Enfers (Les), 147. Jaloux (Le), 66.
Jean Kerder, 247.
Jeanne d'Arc, 192.
Jeanne de Naples, 90.
Jeu de l'amour et du hasard (Le),
133. Jeu du Prince des Sots (Le), 30. Joséphine ouïe retour de Wagram,
200. Joueur (Le), 133.
Journée du 10 août 1792 (La), 136. Journée d'élection (Une), 193. Journée de Saint-Gloud (La), 138. Journée de Varennes (La), 110. Journée du Vatican (La), 136, 137. Juif Errant (Le), 233. Juhus dans les Gaules, 190.
Laurent de Médicis, 191.
Légataire (Le), 71.
Léon ou le Château de Montenero, 143.
Léonidas, 190.
Liberté conquise (La), 101 et s.
Ligue des Fanatiques et des Tyrans (La), 136.
Lionnes pauvres (Les), 229 et s.
Lieutenant d'artillerie (Le), 200. ■ Liqueur d'or (La), 246.
Lucie Pelgrin, 341 .
Lucrèce, 210.
Lorenzaccio^ 237 et s.
Lothaire et Wolfrade, 77.
Mademoiselle de Belle-Isle, 210.
Mademoiselle de Seiglière, 233.
Mahomet (Voltaire), 75, 133.
Mahomet (H. de Bornier), 246.
Mandragore (La), 58.
Marchandises, Métier, Peu d'acquêt, 30.
Mariage de Figaro (Le), 90 et s., 190.
Marie de Brabant, 90.
Marie Stuart, 179.
Mariniers de Saint-Gloud (Les), ISS-
Marino Faliero, 193.
Marion de Lorme, 193, 195.
Maris en bonne fortune (Les), 170.
306
INDEX ALPHABETIQUE
Martinoau ou la Frondo, 233. Ma-;ani('llo, ii)3. M.cliaiil (Le), 133. Médiocre et Rampant 173. Milanie, 78, 137. Ménechiues (Les), 189. Mcnlour (Le), 135. Mercadel, i2û. Mt-rc .Mon-au (La), 224. M<>re Sotti-, 30. Murope, 170. Mi(-liol Porrin, 22"i. Minuit. 14."i. Misanthrope (Le), 133. Moissonneurs (Les), 78. Monde (Le), Abus, les Sots, 30. Monna Vanna, 313. Monsieur Péteau, 87. Mort <le César (La), 136, 170. Mort du duc de Guise (La), 44. Mort de Henri IV (Lu), 164. Mort de Robespierre (La), 147. Mort de Socrate (La), 77. Muette de Portici (La), 193. Muses rivales (Les), 88. Mystère de la Conception à person- nages, 19 et s. Mystère de la Passion, 16 et s. Mystère de saint Martin, 18. .Mystère de sainte Uarbo, 18. Napoléon, 200. NutrcDaiiie de Paris, 23.3. N(mveau-Monde (Le), 30. Nouveaux Adolphes (Les), 190. Nouvelle Montagne (La), 151. Nuées (Les), 9. Officier bleu (L'), 247. Offrande à la liberté (L'), 144. Olivette, juge aux Enfers, 74. Oinasis, 165. Orillaninio (L'), 181. Orphclius du Temple (Les), 233. Paméla. 125 et s. Papesse Jeanne (La), 136, 139. Papbnus et Thaïs, 12. Parades de la foire, 49 et s.
Parades des Salons, 81 et s.
Paris. 236, 237,
Partie de chasse de Henri IV (La),
80, 178, 182, 183. Pater (Le), 247. Pausanias, 147. Pauvre femme (La), 146. Pauvre troubadour (Le), 179. Pavés sur le pavé (Les), 233. Pèlerin passant (Le). 30. Père avaricieux, .*)2. Personnalités (Les), 191. Petites Danaïdes (Les), 189. Petits Savoyards (Les), 173. Phèdre, 133.
Philippe à liouvines, 181. Philosophe (Le), 89, Philosophe sans le savoir (Le), 76 Picaros et Diego, 170. Pierre de touche (La), 227. Pierre le Grand, 174. Plaideurs (Les), 225. Plus de mandarins ou la Chine
sauvée, 147. Poste restante, 225, Praxitèle, 146. Prêtre réfractaire (Le), 139. Princesse des Ufsins (La), 191. Prise do la Bastille (La), 106. Procès d'un maréchal de France en
1814 (Le), 200, 293 et 294. Prussiens en Lorraine (Les), 243. Quatre Constitutions (Les), 106. Rançon de du Guesclin (La), 181. Raymond V, 78. Réconciliation (La), 188. Réduction de Paris (La), 80. Regard de ministre (Un), 225. Regulus, 189.
Réunion du 10 août (La), 138. Réveil du peuple (Le), 144. Richard d'Arlington. 222. Richard Cœur-de-fjion, 170. Rienzi, 174. Robe rouge (La), 225. Robespierre, 201.
INDEX ALPHABETIQUE
367
Koi s'amuse (Le), 198, 201, 209,
210. Roi Tliéodore (Le), 93. Rose (La), 74. Ruy-Blas, 210. Samson, 75. Sapho, 326.
Satire du temps (La), 52. Satiriques (Les), 89. Scaramouche ermite, 6.j, 6G. Schœnbrunn et Sainte-Hélène, 200,
209. Sérapliine ou la Dévote, 232. Servante maitresse (La), 85. Siège de Calais (Le), 101, 181. Somnambule iLe), 128. Sophie, 166. Sylia, 189.
Tancrède, 76, 166, 167. Tarare, 92. 188. Tartufe, 58 et s., 166, 167, 195. Templiers (Les), 164, 175, 189.
Temps des Croisades (Au), 288>
et s. Ténèbres (Les), 318. Théagène et Chariclée, 77. Thermidor, 257 et s. Timolëon,136. Tippo-Sacb, 179, i80. Trois frères rivaux (Les), 157. Turcaret, 71. Turlututu, 155, 156. Vautrin, 207, 295. Veuve du Malabar (La), 89. Victimes cloîtrées (Les), 137. Vieillard (Le) et les Jeunes Gens,
173. Villars à Denain, 181. Voyageuse extravagani
(La), 136. Yvan le Nihiliste, 247. Zaïre, 145. Zoraï, 90.
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Page 165 : lire Luce de Lancival au lieu de Luce de Lanciral,
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COXCERN.OfT LA CEXSURE DRaJIaTKVUE
1395
i4 îsEPTïatBRii. — OndcwniMiiMy au parvôt de Paris çai à^emà *«x Jon4:^^a^s de ctuser â« scAsdiik dans krrs reprèseaUtioBS
pubJiq-aes, p. i4-
1S9S
— r— -li>B.»jLiK« d« prévôt de P*ris iaierdîsaal de jovier lées
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I*.
1<408
:. 7'ïC3atHit. — Lettres; pate-jates amorisant les confrères de la Passktt À jouer q-ueli^aes » Mysières » ^a* ce soii, p, 17.
1-4T6
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JtL-niET. — Arrèl dm Pariemeaî ^i coaifinae k prooêAcul, p. ST-
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DISPOSITIONS iimixim et mwmmnE^
CONCERNANT LA CENSURE DRAMATIQUE
1395
publiques, p. ,4. ''"'^'^''^ ''^"« ^«^-^^ reprcseutadons
1398
3 Juin. — OrdonDance du prévôt de P-,r;« ; , i- « Mystères ,,, p. ,6. ' interdisant de jouer des
1403 1476
i^^T
■'""""■ - *"*' "" •""'« 1- confirme ,e précéden,, p. .,.
1486
CAHUET
24
«..Q DISPOSITIONS LÉGISLATIVES
1515
,cr j,,,xET. - Arrêt du Parlement ialerdisant les jeux de la Basoche pour la t\Me des Rois, p. ^î").
1516
2 Cl ^. JANViEH. - Arrèls du Parlement interdisant aux acteurs de mêler à leurs jeux les personnages de la cour, p. 3d.
1538
o\ Janvier - Arrêt du Parlement ordonnant que toutes pièces lui ' soient communiquées quinze jours avant la première représenta-
tion, p. 36.
1541
12 DKCEMB.VE. - Arrêt du Parlement interdisant aux confrères de la Passion de jouer des « Mystères », p. Bg.
1560
Janvier. - Ordonnance royale interdisant à tous joueurs de farces d'interpréter des sujets religieux, p. /»o.
1570-1576-1577
Arrêts du Parlement interdisant les représentations des troupes ita- liennes, p, /ti.
1609
.aNovFVBUE. - Ordonnance du lieutenant de police prescrivant aux comédiens de communi(,uer les pièces au Procureur du ro. avant la première représentation, p. A8.
1634
Ordonnance du lieutenant civil sur les parades de la foire, p. 5o.
1641 ,6 AvuiL. - Déclaration royale sur l'interprétation des pièces par les comédiens, p. 5a.
1706
Novembre. — Edit organisant la censure dramatique, p. 69.
1)ISP0SITI0NS LEGISLATIVES 371
l'î'91
i3 Janvier. — Loi proclamant la liberté des eutreprises théâtrales et l'abolition de la censure dramatique, p. io3.
1793
12 Janvier. — Arrêté de la commune interdisant les représenlaliou? de l'Ami des lois, p. iig.
2 Août. — Décret ordonnant la représentation des pièces républi- caines et interdisant celle des pièces réactionnaires, p. 124.
1794
26 Avril. — Circulaire des administrateurs de police enjoignant aux directeurs de théâtre de faire disparaître de leurs pièces tous les titres nobiliaires ainsi que les dénominations de « Monsieur » et « Madame », p. i3i.
i4 Mai. — Arrêté rétablissant la censure dramatique à Paris, p. 182.
An IV
27 Nivôse et 25 Pluviôse — Arrêtés étendant à tous les théâtres de la République les dispositions de l'arrêté du i4 niai i794) P- '32.
An VIII
i4 Frimaire. — Circulaire des administrateurs du bureau des mœurs invitant les directeurs des théâtres à leur soumettre les pièces relatives à la Révolution et toutes les pièces nouvelles de leurs répertoires, p, 161.
1800
5 Avril. — Communication des consuls au ministre de l'intérieur, relative à la censure dramatique qui, désormais, est placée sous la responsabilité du chef de la division, de l'instruction publique p. 161.
1806
8 Juin. — Décret plaçant la censure dramatique dans les attribu- tions du ministre de la police générale, p. 162.
1807
25 Avril. — Arrêté réduisant le nombre des théâtres de Paris p. i63.
372 DISPOSITIONS LEGISLATIVES
1823
21) OcToimE. — Ciroulairc sur le fonctionnement de la censure dra- niati(|ue, p. i83.
1834
8ii Dkcembre. — Circulaire sur les représentations théâtrales dans les départements, p. iSii.
1835
y Skitembue. — Loi réorganisant la censure dramatique, p. 2o4.
1848
0 Mai\s. — Décret du gouvernement provisoire abolissant la censure dramatique, p. ai i.
22 Juillet. — Arrêté ministériel établissant à la direction des Beaux-Arts une commission provisoire de surveillance des théâ- tres, p. 211.
1850
3o Juillet. — Loi rétablissant provisoirement la censure drama
tique, p. 2i5. 3 Août. — Circulaires du ministre de l'intérieur sur l'application
de la loi du 3o juillet i85o, p. 2i5.
1853
3o Janvier. — Circulaire prescrivant la présence des inspecteurs des théâtres aux répétitions générales des ouvrages repris, p. 220.
3o Décembre. — Décret impérial confirmant le rétablissement de la censure dramatique, p. 218.
1857
lO Mars. — (Circulaire sur la durée des répétitions générales, p. 220.
1864
G Janvier. — Décret sur les théâtres qui maintient la censure dra- matique tout en i)roclamant la liberté des entreprises théâtrales, p. 221.
DISPOSITIONS LÉGISLATIVES 373
1868
28 Février. — Circulaires sur les répétitions générales, p. 220.
1870
3o Septembre. — Décret du gouvernement de la défense nationale supprimant la commission d'examen des ouvrag'es dramatiques, p. 244.
18T1
18 Mars. — Arrêté de l'autorité militaire rétablissant des censeurs, p. 244.
1874
ler Février. — Décret rétablissant définitivement la commission
d'examen des ouvrages dramatiques, p. 245. 24 Juin. — Loi ouvrant les crédits nécessaires au fonctionnement de
l'inspection des théâtres et ratifiant ainsi le précédent décret,
p. 245.
i 8'7S-18'?9-1880-1887
Circulaires ministérielles sur le fonctionnement de la censure dra- matique, p. 181 .
TABLE DES MATIÈRES
Pages
PREMIÈRE PARTIE La liberté du théâtre dans l'histoire
Chapitre premier Les premiers spectacles 7
Chapitre II Le théâtre et le Parlement du xv^ au xyii^ siècle 16
Chapitre III
Le théâtre de la Foire et le répertoire de l'Hôtel de Bour-
g-Qg-ne sous Louis XIII 48
Chapitre IV Le théâtre et le clergé au xvii*' siècle 54
Chapitre V Les censeurs de police au xviii« siècle 71
Chapitre VI
Le rég-ime du théâtre sous la Révolution (de l'Assemblée Nationale au Directoire) 96
Chapitre VII Le Directoire et les pièces anti-jacobines 142
37G TABLE DES MATIERES
Pages Chapitre VIII
La censure dramaliquc sous le Consulat et le Premier
Empire i6o
Chapitre IX La Restauration 182
Chapitre X Le g-ouverncment de Juillet 196
Chapitre XI jjU liberté du théâtre sous la République de 1848 211
Chapitre XII La C3nsure dramatique sous le Second Empire 218
Chapitre XIII La censure dramatique depuis 1870 2^4
DEUXIÈME PARTIE
Org'ani.sation actuelle et discussion delà censure
dramatique
Chapitre preaiier Fonctionnement de la censure en France 291
Chapitre II
Fonctionnement de la censure à l'étrang-cr 3io
I. Angleterre. — La censure du lord chambellan. 3io II. Russie. — La censure de la cour, de la police
et du clerg-6 3i4
ni. Italie. — La censure des préfets 3i8
IV. Danemark. — Le régime des œuvres étrang-ères
dans les théâtres de Copenhag-ue 32»
TABLE DES MATIERES 377
Pages
V. Belgique. — La liberté de la scène 822
VI. Portugal. — L'examen facultatif 3^3
VIII. Etats-Unis. — La censure des sociétés parti- culières 3?.5
Chapitre III
Les deux enquêtes 827
Chapitre IV
Intérêts eng-ag-és au maintien de la censure dramatique. . 332
I. La morale publique 332
IL L'ordre politique et social 343
m. La politique extérieure 349
Chapitre V
Conclusion (L'examen facultatif) 354
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