f AA sa Kris € Fi sa RAS |“: a Ge en DR NARA Ra a \ ST. tai “ Mt é L'art St Se A ANNE qe AS à À r rue 5 Die NS + Hg PARA REIN à & Aî > M EE AAA A nÛ LAS nl nnA [a nnBRARE AN RARARARS = Dans PME RARE F SR A AE TON lu LARRAAA ALES Ë ( or tes A < > - ù »7DD 22 ED N RS MAS Ne << mL: LAS x D Ke A" 19 fe D ke vu pe BI ra LT RS ni - 2 de ë 1N TRE re (2) —. BIBLIOTHÈQUE SOCIOLOGIQUE INTERNATIONALE Publiée sous la direction de M. Rexé WORMS Secrétaire-Général de l’Institut International de Sociologie A X|| tab LOI pu PROGRÈS EN BIOLOGIE ET EN SOCIOLOGIE ET LA QUESTION DE L'ORGANISME SOCIAL Etude précédée d'une introduction philosophique sur la Méthode en Sociologie PAR ADOLPHE FERRIÈRE DOCTEUR EN SOCIOLOGIE DE L'UXIVERSITÉ DE GENÈVE PROFESSEUR A L'ÉCOLE DES SCIENCES DEF L'ÉDUCATION (Institut J. J. Rousseau) de Genève DIRECTEUR DU BUREAU INTERNATIONAL DES ÉCOLES NOUYELLES MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ DE SOCIOLOGIE DE PARIS OUVRAGE COURONNÉ PAR L'UNIVERSIB 3 (prix AMIEL 1915) PARIS (5°) M. GIARD & É. BRIÈRE LIBRAIRES-ÉDITEURS 16, RUE SOUFFLOT ET 12, RUE TOULLIER É { we 1915 A © DON DE LA PIPLIOTRÈQUE FT Dy PARLEATUT DU CANADA On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours. J.-J. Rousseau, Le Contrat social, II, 3. Tout être vivant progresse en procédant à une différenciation et à une concentration complémentaires et croissantes de ses énergies et de ses facultés, conformément à la loi d'adaptation de soi au monde et du monde à soi et à fin de conserver et d'accroître la puissance de son esprit. Lor pu Procris. Dès que les élites suivent les multitudes au lieu de les diriger, la décadence est proche. Cette loi de l'histoire n'a pas connu d'exception. G. Le Box, La Vie des Vérités. Les civilisations meurent du meurtre des élites. L. Maury, Le Rôle des Elites, Journal de Genève, 30 mars 1914. Les droits de referendum et d'initiative forment les assises de la démocratie directe. Seuls ils permettent l'éducation politique du peuple par la sanction supérieure des faits résultant du libre jeu des lois sociales naturelles. D'après A. L. Lower, Public opinion and popular government. Le vingtième siècle ouvrira l'ère des fédérations. P.-J. Proupnon, Du Principe fédératif, 1863. Le songe du droit naturel pourrait bien être prophétique: G. Tarne, Les Transformations du Droit. La raison logique et la psychologie biologique sont seules à même d'élever la justice jusqu'à l'équité. D'après G. Hrymaxs, Le siècle futur de la psychologie. L'organisation coopérative aboutit non pas à la charité, mais au droit. Lesiexr. Quand les dépenses militaires auront été réduites au dixième, quand les peuples européens constitués en confédération prati- queront entre eux le libre échange, quand celui qui attaquera le premier aura tous les autres contre lui, quand les nationalités pourront se grouper selon leurs convenances et leurs affinités et que le droit de conquête n'existera plus, le monde pourra respirer et avant vingl années écoulées il jouira d'un bien-être insoup- çonné jusqu'à ce jour. P. de Wine, La Sarabande des milliards, Journal de Genève, 16 décembre 1914. Et c'est ainsi que tout change toujours parce que l'homme ne change jamais. Maurice Miuroup, La figure du monde qui vient, Gazette de Lausanne, 9 juillet 1911. AVANT-PROPOS Cet ouvrage a un but avant tout pratique. On peut même dire qu’il poursuit une double fin: apporter quelque lumière dans le chaos des méthodes qui prétendent faire de la sociologie une science exacte ; montrer dans quel sens on peut s'orienter pour cher- cher la solution de certaines questions sociales pri- mordiales qui se posent tous les jours dans la vie des peuples. Les sociétés humaines peuvent-elles être assi- milées à des organismes vivants ? Certains socio- logues l’aflirment, d’autres le nient. Qu’'y at-il de vrai dans ces aflirmations et dans ces négations ? Si un certain parallélisme peut être observé entre l’évolution des organismes individuels et celle des sociétés, en quoi les lois physiologiques et psy- chologiques concernant les individus pourront-elles éclairer les lois sociales ? Quelles sont donc les carac- téristiques biologiques du progrès individuel ? Et jusqu'à quel point peut-on retrouver ces mêmes caractéristiques dans le progrès social ? Telles sont les principales questions que nous vou- drions examiner dans les pages qui suivent, sans toutefois caresser l'espoir présomptueux de leur apporter une réponse définitive. Ces questions nous VIII AVANT-PROPOS conduisent à partager logiquement cette étude en trois parties principales : 1. Les sociétés sont-elles des organismes ? (Exposé historique et critique des preuves). 2. Qu'est-ce qui caractérise le progrès des orga- nismes individuels ? 3. Qu'est-ce qui caractérise le progrès social ? * e Toutefois, au moment d'aborder l’étude d’un pro- blème aussi vaste et aussi complexe, une question préalable se pose. Pour faire œuvre de science il faut sävoir ce qu'est la science. Il faut avoir bien en main cet instrument souple et ferme, infiniment délicat et sans cesse perfectible qu'est la méthode scientifique. D'où la nécessité de faire précéder notre étude socio- logique d’une étude proprement philosophique. Nous reconnaissons que cette introduction peut paraître à d’aucuns disproportionnée avec l'ouvrage lui-même. Peut-être aurait-elle dû faire l’objet d’une publication séparée. Telle quelle, le philosophe la trouvera trop brève, le sociologue trop longue. Nous ne nous cachons pas ces objections possibles. Nous pourrions cependant justifier la présence de notre introduction méthodologique : dire, par exemple, au philosophe que nous n’avons pas l’intention de faire ici une étude critique de la philosophie de la connais- sance, mais un simple exposé des éléments qui nous paraissent acquis par la philosophie critique contem- poraine ; au sociologue, que cette prise de possession de l'instrument méthodologique, quelque ardue qu’elle puisse lui paraître, est un apprentissage nécessaire. Fouiller la question, c’est écarter dès le AVANT-PROPOS IX début tant d'idées a priori dont nous vivons sans toujours nous en rendre compte, c'est mettre en pleine lumière Les moyens et les fins de la science, condition préalable pour éclairer les moyens et les fins de la sociologie. Les rappels incessants de notre étude bio-psychologique du progrès individuel aux principes philosophiques de lintroduction, les liens encore plus étroits qui rattachent la partie sociolo- gique de cet ouvrage à la partie biologique mettront en évidence la solidarité logique intime qui en unit tous les détails en un bloc. L'introduction est au corps de l’étude entière ce que les racines sont à l’arbre. 11 y puise sa sève nourricière, elles le main- tiennent d’aplomb. Il est loisible d’ailleurs à chacun de ne pas s’attar- der aux chapitres avec la conclusion desquels il se trouve d'emblée d’accord. De nos jours, croyons- nous, on ne lit plus guère les ouvrages de science _ pure: on les consulte. Rencontre-t-on telle assertion controversée, on revient en arrière, on cherche à yoir comment l’auteur la justifie, de. quels principes il fait découler son affirmation. Ainsi chaque lecteur s'arrête uniquement à ce qui l’intéresse. — IL doit arriver plus d’une fois, avec l’énorme production d'ouvrages de l’usine intellectuelle contemporaine, que les auteurs soient condamnés à être consultés comme de simples lexiques. Combien sont seuls à avoir lu leur livre d’un bout à l’autre? Ils ne doivent .pas s’en étonner! Au surplus, les livres ne sont-ils pas, pour la plu- part des penseurs dignes de ce nom, des adjuvants et des éléments d’enrichissement de leur science, X AVANT-PROPOS plutôt que des maîtres ou des initiateurs ? Le monde, les faits, la réalité incommensurable qui déroule ses vagues dans le temps et dans l’espace ne sont-ils pas les premiers éducateurs de chacun, les constructeurs obscurs de ces concepts fondamentaux, désormais innés, qui forment la moelle du subconscient de l’homme ? Que possédons-nous que nous n’ayons reçu tout d’abord par cette voie subliminale ? Quelque critique que nous fassions subir après coup à ces concepts primordiaux, notre science acquise et con- quise peut-elle faire autre chose que de prolonger dans la lumière les lignes ébauchées dans l'obscurité ? Nous avouons que tel fut le cas pour nous. L’édi- fice d'idées qu’on trouvera dans cet ouvrage a été conçu et construit presque sans l'intermédiaire des livres, au contact à peu près exclusif des faits. Nous savons que c’est là un danger ; aux yeux de quelques- uns cela apparaîtra peut-être comme un vice radical. Mais à qui sait voir, les faits ne parlent-ils pas un langage assez clair ? Ne pourrait-on pas concevoir un esprit logique — nous voudrions pouvoir dire un esprit biologique, car la logique de la vie n’est pas celle de la syllogistique — à même d’en tirer une conception du monde qui soit, pour lui, exempte d'erreur ? Qu’y a-t-il derrière les livres, sinon, direc- tement ou indirectement, la réalité? Qu’y a-t-il en eux sinon un reflet de cette réalité ? La lumière directe ne vaut-elle pas plus et mieux que le reflet? Certes, si nous avions pris soin de noter tous les faits significatifs qui formèrent la base concrète des idées composant ce qu’on pourrait appeler notre doc- trine, nous aurions pu en remplir plusieurs ouvrages. Mais sait-on qu’un fait est significatif avant que la AVANT-PROPOS XI doctrine qui lui confère sa valeur se soit cristallisée dans l'esprit ? Et dès lors le fait jugé significatif est- il autre chose qu’une confirmation de plus, sans intérêt pour soi, sans valeur probante pour autrüi ? Tant que la pensée s'élève des faits à la doctrine, celle-ci, qui sera, puise en eux, par triage spontané, son essence même. Une fois née, à l’égard des faits qui lui ont donné naissance, elle existe a posteriori. Désormais, par une action a priori, la doctrine, redescendant pour ainsi dire vers les faits, les éclaire à son tour et le triage, l’« aperception », pour parler le langage de la psychologie, se fait de façon cons- ciente. C’est au moment de ce retour vers les faits que l’esprit peut avec fruit recourir aux livres. Leur uti- lité est double, positive et négative. Ils renforcent certaines opinions qu’on s'était faites, ils en attaquent d’autres. Aux premières ils ajoutent le poids de leur autorité, autorité de penseurs éminents de tous les temps. Aux autres ils opposent des objections. Sous la pression de la contradiction, les idées se précisent alors, deviennent plus nettes, plus aiguës. Nous vou- drions pouvoir dire qu’elles s’« aflinent » pour ne pas prêter flanc aux malentendus, aux interprétations abusives. Or, de ce long travail, il résulte pour le penseur un sentiment étrange : il a l'impression d’énoncer l’évidence même. Il en éprouve un malaise. Que de fois n'est-il pas tenté de déchirer telle de ses pages: tout le monde doit être d'accord sur ce point, pense-t- il, tout le monde doit 8e rallier à cette vérité! — Puis, brusquement, dans un ouvrage considérable, signé parfois d’un nom connu, il se trouve en présence XII AVANT-PROPOS d’une affirmation dans laquelle il reconnaît une erreur flagrante. Et la nécessité s’impose à lui avec une force nouvelle de proclamer ce qui, à ses yeux, est la vérité, mieux que cela : de relier cette vérité, par un lien aussi strictement logique que possible, d’une part aux faits, d'autre part aux principes fondamen- taux de la raison. * * On comprendra, par ce qui précède, que l’auteur ne se fait pas d’illusion: il sait que rien, dans le détail, n’est absolument nouveau dans l'étude qu’il publie. Mais peut-être l’angle sous lequel il'envisage le problème social et le cadre qui lui sert à le pré- senter seront-ils jugés différents de ceux auxquels on est habitué. Peut-être aussi paraîtront-ils jeter un jour nouveau sur la valeur à accorder à certains faits sociaux : là où d’aucuns pressentaient un progrès, peut-être verront-ils désormais que ce progrès est confirmé par des lois objectives et scientifiques. Et ce sera pour eux un encouragement à y travailler plus activement et à coopérer à l’œuvre de redres- sement social qui est actuellement plus nécessaire que jamais. Si l’auteur de ces pages a gardé ses notes plus de dix ans dans ses cartons, pendant dix ans aussi il a observé, enquêté, il s’est documenté, il a examiné scrupuleusement les fondements et la portée de ses arguments. L'heure lui paraît venue de livrer au public le fruit de ses réflexions. Puisse cette pierre modeste contribuer à consolider les assises de l’édi- fice social qu'il s’agit de reconstruire aujourd’hui sur une base plus sûre. INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE LES PRINCIPES DE LA MÉTHODE EN SOCIOLOGIE Pour aborder avec quelque chance de rigueur scienti- fique un sujet aussi complexe que celui de la sociologie, pour essayer d'en fonder la théorie sur la base de toutes les sciences qui s'occupent de la vie : biologie, physio- logie, psychologie, il est nécessaire avant tout de s’ar- mer d’une méthode rigoureuse pour ne pas donner prise aux confusions et aux malentendus. C’est le sort de toutes les sciences récentes d’être, pour un temps, le champ d'essai des méthodes les plus disparates. Intuitifs, tradi- tionalistes, empiristes, logiciens, réveurs mystiques s’y donnent rendez-vous, et leurs affirmations ressemblent fort à une clameur cacophonique. Elles éloignent les chercheurs de vérité, les esprits objectifs et sincères. Ceux-ci voudraient une méthode positive, de la clarté, de la science. Mais tout le monde ne se réclame-t-il pas de la science ? Tant de prétendues sciences peuvent-elles aboutir à autre chose qu'aux résultats les plus contradic- toires ? S’il existe une méthode scientifique, une science authentique, quelle est-elle ? C'est à la philosophie que nous demanderons la 1 2 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE réponse à cette question. Non pas aux systèmes philoso- phiques du passé, trop souvent fondés sur des & priori, mais à une philosophie critique, ennemie d’une certaine métaphysique transcendantale extra et anti-scientifique, à une philosophie assez objective pour être un terrain d'entente et non un prétexte à disputes. L'orientation nouvelle de la philosophie, telle que l'ont inaugurée depuis peu William James, en Amérique, Henri Bergson et Edouard Le Roy en France, représente une véritable révolution de la pensée. En insistant non plus tant sur l’Etre que sur le Devenir, elle tend à faire prévaloir sur les méthodes à classifications abstraites, les méthodes de toutes les sciences qui étudient les phéno- mènes de la vie organique et psychique : la biologie, la physiologie, la psychologie, la sociologie, Pour emprunter un terme au langage de la physique, nous pouvons entre- voir le moment où, comme pour l'électricité, on pourra substituer le point de vue « dynamique » au point de vue «statique ». Trop longtemps on ne s’est occupé de la psy- chologie qu’au point de vue statique, morcelant et dissé- quant les facultés de l'esprit pour les étudier à part, sans tenir compte du lien qui les rattache dans leur fonction- nement, sans songer aux actions et aux réactions qui en font un tout vivant. La psychologie statique est l’anato- mie de l’esprit, la psychologie dynamique en est la phy- siologie. Si les phénomènes sociaux sont autre chose que des abstractions, la sociologie, elle aussi, doit se placer sur le terrain du dynamisme au lieu de se perdre dans les nuages d’un verbalisme creux. Enfin la philosophie, miroir des sciences, science elle-même des processus Là , généraux de l'esprit humain — pour nous rallier à la défi- nition générale de notre maïtre Jean-Jacques Gourd — la philosophie a tout à gagner à abandonner le point de vue statique. Celui-ci part de l’immobilité pour en induire le mouvement et voudrait voir, avec Euclide, dans la ligne une succession de points sans longueur, largeur ni LES PRINCIPES DE LA MÉTHODE 3 épaisseur, Le point de vue dynamique au contraire con- sidère l’immobilité comme un moindre mouvement et le point comme le morcellement de la ligne. La vie est faite de modifications continuelles, de tendances, d’impul- sions, de déterminations qui se heurtent, se contrecarrent, s’entredétruisent, ou se mélent, se fusionnent, s'associent, s'ajoutent, se répercutent des unes aux autres, déjouant la sagacité des classificateurs et débordant de toutes parts les limites que leur assigne l’ingéniosité des abstracteurs de quintessence. Seule une philosophie dynamique, en distinguant les directions de ces courants divers, est à même d’en coordonner les éléments. Elle seule sera la science de la vie qui se juge elle-même. Elle seule pourra donc donner un fondement sûr à toutes les sciences par- ticulières qui étudient la vie sous ses formes les plus diverses. La première difficulté que rencontre le penseur en abor- dant le domaine abstrait de la philosophie est la question de la terminologie. Il s’agit de comprendre ce que les autres ont écrit ; il s’agit de se faire entendre d’eux. Les malentendus engendrent en philosophie et en général dans toutes les sciences abstraites, des confusions, des pertes de temps et des pertes de forces incalculables, tant pour la seience que pour les hommes de science. Eviter les sources de malentendus est donc le premier devoir de celui qui a la prétention d'apporter de la lumière dans les sciences qui s'occupent de l'esprit. Que de querelles pourraient être évitées si chacun pre- nait la peine de définir les termes dont il se sert! Mais voici une difficulté nouvelle : est-il possible de définir un terme autrement qu'en fonction d'un système, et pour exposer ce système ne faut-il pas préalablement s'être servi d'expressions peut-être obscures pour le lecteur ? Car il ne faut pas se le dissimuler, les termes courants sont employés dans des acceptions peu définies. Ils sont 4 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE comme un rayonnement d'idées dont nul ne connaît bien le centre ni la périphérie. En outre, les mots changent de sens dans le cours des temps. Comme l'ont si bien montré Darmesteter dans La Vie des mots! et Ch. Bally dans Le Langage et la Vie?, il y a des mots qui meurent, des mots qui naissent, des mots dont les sens multiples se birfur- quent, s’embranchent, s’éloignent les uns des autres, des mots qui subissent des avatars et qui, pour un hasard, prennent un sens tout autre que le sens ancien. Enfin, fait plus grave, si les mots suivent comme ils peuvent l’évolution des idées dont ils ne sont que les symboles visibles ou audibles, les philosophes, dans le mouvement de différenciation progressive de leur pensée créatrice, aperçoivent des idées nouvelles qu'aucun mot dans aucune langue n’a encore exprimées. Force leur est d’ac- commoder à l'usage de ces idées nouvelles des mots ou des combinaisons de mots anciens pris dans une accep- tion nouvelle, ou de forger des expressions neuves au risque de n'être pas compris de ceux qui, à travers le mot, doivent être initiés à l’idée. Il n’y a que quatre attitudes possibles dans l’emploi des expressions courantes, nécessairement vagues, du grand public. On peut renoncer à les employer; c'est souvent une mesure utile à prendre lorsqu'il s’agit d’un terme que s’arrachent des esprits antagonistes. Ainsi qui dira la- quelle est la plus « positive », de la science positiviste des disciples étroitement matérialistes d'Auguste Comte ou de la science critique moderne ? Renoncçons plutôt à par- ler de science positive de peur de créer des malentendus. Renonçons aussi au terme de «libre-penseur», de peur qu’on ne puisse confondre les penseurs libres avec les matérialistes doctrinaires. 1 Paris, 1887. 2? Genève, 1913. LES PRINCIPES DE LA MÉTHODE 9 Autre méthode : on peut se servir d’un terme courant dans le sens courant, sans essayer de le définir. C’est dangereux lorsqu'il s’agit de termes controversés comme les mots « amour », « beau », « vérité », « réalité », « vo- lonté », mais le danger est moindre si, quoique vague, le terme a généralement une valeur plus ou moins identique pour tout le monde, comme « conscience », « courage », « spontanéité », etc. Celui qui cherche à préciser davantage court le danger de définir un terme à sa façon — qui n’est peut-être pas la facon des autres gens — ou pour un cas donné qui n’est pas le cas unique où l’on emploie ce terme. Ainsi lorsque Schopenhauer voit de la « volonté » dans la pierre qui tombe ou dans la plante qui eroît, il est clair qu’il s'éloigne du sens admis. Lorsque Stirner vante « l’égoïs- me », il est clair qu’il vante un autre sentiment que ce- lui, évidemment condamnable, de ces égocentristes qui font passer leur bien avant celui d'autrui et foulent celui- ci aux pieds sans vergogne. Tout au moins donne-t-il à ce terme une nuance de sentiment un peu différente. Si Durkheim déclare que le « crime » est un phénomène « normal ! », c'est qu'il donne, soit à l’un, soit à l’autre de ces mots un sens différent du sens commun. Ces exem- ples montrent que, dans le grand cercle que forme l’ac- ception courante d’un terme, on peut tracer des cercles excentriques plus petits dont une partie déborde nette- ment le cercle primitif?. ? Durkuerm, Les règles de la méthode sociologique. Paris, 1904, pp. 49-54 sur le mot « crime », pp. 59-93 sur le mot « normal » ; sur le « crime normal » pp. 81-93. ? Un exemple de déformation du sens des mots nous est fourni entre autres par Remy pe Gourmoxr, La Culture des Idées, p. 100: « L'idée de liberté n’est peut-être, selon lui, qu'une déformation emphatique de l'idée de privilège. » C'est là s’éearter quelque peu du sens primitif du terme! Reconnaissons d’ailleurs avec le mème auteur que, surtout dans le cas du mot liberté, «il y a souvent un écart énorme entre le sens vulgaire d'un mot et la 6 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE Enfin, dernière méthode, à notre avis la plus sûre et la plus loyale : on peut chercher à pénétrer, par intuition ou par analyse psychologique, dans le noyau originaire, dans l’expérience primitive ou dans l’idée mère qui à donné naissance à une expression. Prenons comme exem- ple le mot « religion ». Qu'est-ce que tous les peuples, dans tous les temps, ont appelé ainsi? Qu'est-ce qui constitue l'unité inaperçue et subconsciente de l’expé- rience humaine ayant suscité la création de cette idée et de ce mot? Poser la question en ces termes, la résoudre dans cet esprit, c’est là ce qu’on pourrait appeler « mo- derniser » une expression. Autre exemple : Etant donné le mot « volonté », qu'est-ce que l’on entend par là? Les actes spontanés et inconscients sont-ils dits volontaires ? Un acte même conscient en lui-même, mais dont nous ignorons le but ultime, peut-il être appelé acte de vo- lonté ? Pour reprendre l’image ci-dessus, nous pourrions dire que cette méthode de définir les termes consiste à chercher le centre du grand cercle formé par l’acception courante et d'y tracer un cercle concentrique qui écarte les nuances vagues ou douteuses du terme en question et le précise avec plus de rigueur que le langage courant, mais dans le sens même qu'intuitivement la foule lui avait donné. Quant aux mots nouveaux à créer, il faut, à notre avis, en réduire le nombre au minimum, les définir avec le plus d’exactitude possible et en user avec modération. signification réelle qu'il a au fond des obscures consciences ver- bales, soit parce que plusieurs idées associées sont exprimées par un seul mot, soit parce que l’idée primitive a disparu sous l’envahissement d'une idée secondaire. Le langage (p. 101)... évolue dans l’abstraction, et la vie évolue dans la réalité la plus concrète ; entre la parole et les choses que la parole désigne il y a la distance d'un paysage à la description d’un paysage ». (Cité par E. WaxweiLer, Bulletin Solvay, 7, Art. 107, p. 4.) LES PRINCIPES DE LA MÉTHODE 7 Mais ils sont nécessaires dans toute œuvre originale et vraiment neuve. Car si la pensée précède le langage en s'appuyant sur lui, elle est aussi obligée de l’élever jus- qu'à soi toutes les fois qu’elle a réussi à dégager du chaos une notion nettement distincte dont elle est appelée à se servir fréquemment. Les pionniers de la pensée man- quent souvent d'instruments pour transmettre à leur pro- chain les visions des pays nouveaux qu’embrasse leur re- gard. Il faut leur pardonner de créer ces instruments et de s’en servir, pourvu qu'il en résulte vraiment des lu- mières nouvelles. Mais qu'ils prennent garde à un point : sous l'étiquette des mots se cache le contenu du flacon, dans l'espèce : l'expérience intime et profonde du penseur. Or, pour comprendre jusqu’au fond la doctrine de celui-ci, du moins en ce qu’elle a d’original, le lecteur devrait avoir suivi le même chemin mental que lui, avoir éprouvé ce qu'il a éprouvé, pensé ce qu'il a pensé. Il devrait avoir marché avec lui jour après jour, sur les longs sillons de son expérience et de sa pensée. Pourquoi la science des phénomènes matériels est-elle universelle en fait ? C’est qu'elle est rééprouvée en partie par tous ceux qui vivent et entrent en contact avec la na- ture. Elle peut être, si l’on peut s'exprimer ainsi, revivi- fiée par chacun, sur un point ou sur un autre. Elle n'est « lettre morte » que dans les livres. Dans la vie on pour- rait, si l’on en avait le temps et les moyens, le réexpéri- menter dans sa totalité. Mais une science complexe, comme le sont les sciences de la vie que nous nous proposons d’étudier ici, ne peut être réexpérimentée ni revécue dans sa totalité, d’abord parce que chacun vit sa vie propre et peut n’avoir jamais éprouvé telles sensations, tels sentiments, tels désirs : ensuite parce qu’un phénomène de vie ne se répète jamais deux fois dans des conditions identiques. L'expression « toutes choses égales d’ailleurs » n’existe pas en psycho- 5 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE logie ou en sociologie, ou tout au moins ne peut être prise que dans le sens hypothétique ou dans le sens d’une approximation plus ou moins grande. Qu'arrive-t-il alors si un penseur emploie des termes nouveaux pour exprimer des expériences nouvelles ou même cherche à les exprimer en termes anciens ? Il n’est pas compris, ou il est mal compris de celui qui n’a pas fait les mêmes expériences que lui. Voyant pour ainsi dire du dehors les mots et les idées, le lecteur a la ten- dance de les simplifier outre mesure, de les « styliser », de les matérialiser. 11 prend les mots en bloc, avec leur contenu social réduit à sa forme la plus sèche. Il néglige les nuances qu’il ne saurait apercevoir. Il pousse à l’ab- solu la doctrine qu’il ne comprend pas et, par là, la fal- sifie. Nous pourrions donner mille exemples de ces in- compréhensions. Ce n’est plus une difficulté de terminologie, ni même d'expérience, mais une difficulté de méthode que ren- contre le chercheur lorsqu'il désire fixer et définir les instruments logiques qui lui serviront dans son travail. Existe-il une philosophie universellement acceptée ? A-t- on précisé ce que l’on entend par méthode scientifique? Tant qu’on ne nous aura pas donné une philosophie dont le noyau soit exempt de controverses — car il est naturel que, sur ses confins, le monde de la pensée soit toujours matière à discussion, — tant que l’on n’aura pas précisé ce que l’on entend par science, il n'y aura pas d'accord possible entre les philosophes et les hommes de science, et toutes les déductions résultant de principes antago- nistes, toutes les conclusions découlant de méthodes di- vergentes seront sans valeur, soit pour les uns, soit pour les autres. Que faut-il entendre par « réalité » ? Les uns répondent : les objets de nos sensations; d’autres : nos perceptions et nos idées; d’autres, commé Ed. Le Roy : ce qui offre une « résistance à la dissolution critique » et LES PRINCIPES DE LA METHODE 9 présente une «fécondité inexhaustible et durable »!. Que faut-il entendre par « vérité » ? Les uns disent : la conformité de l’idée avec l'objet; les autres font remar- quer qu'il n’y a pas de conformité possible entre le simple et l’infiniment complexe : il n’y a de vérité que dans la réduction de la réalité, la mise à part des élé- ments similaires des objets réels. On pourrait continuer indéfiniment l’énumération des désaccords qui règnent entre les philosophes. Il semble cependant que certains éléments de la pensée . philosophique ne soient plus contestés de nos Jours, tout au moins par ceux qui sont au courant du mouvement philosophique contemporain. Ce sont ces points d’en- tente que nous voudrions mettre ici en lumière. Sans proposer de nouvelle définition au mot « science », nous voudrions relever ce qui, sous ce terme, se cache d'idées communes à tous les penseurs critiques. Et, de ces élé- ments universellement acceptés et pris pour base de nos spéculations, nous voudrions faire découler une méthode sociologique qui prêtàt au minimum possible de méprises et de confusions. La plupart des malentendus actuels qui séparent les philosophes proviennent d'ailleurs de points de vue dif- férents et souvent divergents auxquels ils se placent. Notre premier devoir est donc de fixer ce qui nous paraît pouvoir servir de point de départ, de centre rayonnant à notre philosophie, et, par conséquent, à notre méthode sociologique. Si tous nos développements en découlent logiquement, il n’y aura pas, dans notre ouvrage, de ces heurts résultant de considérations mal jointes et de faits envisagés sous des angles différents. Mais quel sera ce point de départ ? Le prendrons-nous ? Le Roy, Comment se pose le problème de Dieu, Revue de Mé- taphysique et de Morale, juillet, 1907, p. 488. paysiq J P 10 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE dans le ciel ou sur la terre, dans une idée pure, dans un postulat métaphysique, dans la simple sensation maté- rielle ? La question vaut qu’on s’y arrête, car c’est par leur attitude intellectuelle, le point de départ de leurs spécu- lations, autant que par leur méthode logique, que les phi- losophes ont creusé entre eux des fossés parfois infran- chissables. Les uns — ce sont les plus nombreux dans le cours de l'histoire — ont cru expliquer l’univers en par- tant d’une idée a priori, d’une donnée métaphysique, d’un principe transcendantal. Splendides édifices souvent, œuvres de haute poésie, essais de reconstruction idéale de l’univers, qui ont atteint chez plusieurs d’entre eux une merveilleuse finesse — nous ne citons que pour mémoire l’ingénieuse et étonnante création de Hegel.— Ce ne sont pourtant, il faut le reconnaître, que des œuvres d’imagi- nation, bien plus que d'observation; ce ne sont pas des œuvres de science, du moins au sens actuel de l’expres- sion. Sans doute l'esprit peut toujours accepter le point de départ transcendantal du philosophe; il ne peut ce- pendant dire alors, en face du système, que : je crois; il ne saurait dire : je sais. Savoir, connaître, c’est avoir fait œuvre de science, c’est se borner à la réalité ou à une pensée qui en émane directement ; c’est oser dire, en face de ce qui sort de la réalité : j'ignore. D'autres philosophes, peu soucieux de se créer des chi- mères métaphysiques, ont tenu par contre à se limiter au domaine du réel. Ils ont eu parfois le tort de déclarer qu’il n’y avait rien en dehors de la réalité phénoménale, ce qui était peut-être dépasser leur compétence. Ils ont eu aussi fréquemment le tort de prétendre enfermer toute la philosophie dans la science, comme le fit Spencer, et d’ériger les procédés de la science en réalités transcen- dantales, en réalités métaphysiques au même titre que les Idées platoniciennes. Ils l’ont fait d’ailleurs sans se douter de la portée de leur spéculation, et il leur eût été certainement bien désagréable de s'entendre qualifier de LES PRINCIPES DE LA MÉTHODE 11 métaphysiciens alors qu’ils prétendaient n’avoir qu’une ennemie mortelle au monde : la métaphysique. Ne sont- ils pas métaphysiciens pourtant ceux qui ont, par exemple, la prétention d'élever le déterminisme au rang de vérité absolue, alors qu'il ne saurait être autre chose qu'un pro- cédé de la connaissance scientifique ? Métaphysique pour métaphysique, celle des philosophes a priori est peut-être la plus sympathique, car elle semble dominer le monde du haut d’une idée pure ; la seconde au contraire a l'air de ramper, et contemple toute chose par en bas, sous son angle matériel et utilitaire! Le monde ne serait-il, comme certains philosophes le prétendent, que matière et force, et le mot : «idéal » n’aurait-il d'autre symbole que la bulle de savon ? Si la philosophie a l'ambition d’être autre chose qu'une création poétique individuelle, il est nécessaire qu’elle se plie résolument aux méthodes de la science. Elle se dis- tinguera toujours suffisamment de toutes les autres sciences en ce que seule elle sera une science qui se juge elle-même. Nul ne saurait lui disputer son rôle souverain de miroir de l'esprit humain. C’est à cette philosophie-là que nous voudrions de- mander d'éclairer notre route et de nous orienter dans ces deux vastes problèmes qui forment en quelque sorte un grand cercle et un cercle concentrique plus petit : 1° La méthode scientifique en général, 2° La méthode sociologique. I. LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE I. — Le point de départ de la connaissance. « Je pense, a dit Descartes, donc je suis ». Beaucoup de penseurs ont cru pouvoir réfuter ce rai- sonnement qui n’est peut-être qu’un pseudo-raisonne- ment. Les uns auraient voulu que Descartes remplaçât son aphorisme par celui-ci : « Je veux, donc je suis », dans l’idée, en somme très soutenable, que c’est l’action qui tout d’abord exprime l'être. Sans vouloir trancher la question de savoir si l’Etre peut exprimer le Devenir ou vice-versa, constatons seulement que la pensée, ou nous nous trompons fort, est une forme de l’action. Descartes n’en aurait donc pas jugé si mal qu’on le prétend. D’autres soutiennent que Descartes eut mieux fait de déclarer «Je suis » sans autre. Du seul fait qu’il affirmait son existence, l’existence de son moi, il la justifiait, Car affirmer l’existence du moi, c’est du même coup et impli- citement affirmer l'existence d’un non-moi. Et l'existence du moi et du non-moi est la condition nécessaire et suff- sante de tout. Nous pensons que ceux qui raisonnent ainsi sont dans le vrai, bien que leur raisonnement ressemble singuliè- rement à un cercle vicieux; mais nous croyons également que, malgré tout, Descartes n’avait pas tort. En somme que voulait-il exprimer en disant « je pense » sinon: j'ai conscience ? [l nous semble qu’il avait mis là le doigt, LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 13 sans peut-être se rendre compte de toutes les consé- quences de sa découverte, sur le seul point de départ possible de toute philosophie scientifique. Nous disons «le seul» car, seul peut-être de tous les faits imagi- nables, l’existence de la conscience ne peut être mise en doute par personne. L'erreur de tous les raisonnements qui prétendent rendre compte de la conscience par autre chose qu’elle- même, c’est qu'ils ne sont rien moins que des tauto- logies. Sous une forme plus ou moins détournée ils en reviennent à expliquer la conscience par la conscience. Or la conscience est indéfinissable ; elle est ce que les anciens appelaient l'être, elle est le point de départ de tout. Ce dont nous n'avons pas conscience n'existe pas pour nous ; nous pouvons l’admettre par la croyance, nous ne saurions prétendre le savoir; il n’y a certitude absolue qu’au sein de la conscience. Certains philosophes refusent cependant à la conscience le droit de servir de base à la philosophie. « Comment, s’écrient-ils, prétendriez-vous fonder une science néces- saire et universelle sur un simple état de la vie, sur un état éminemment variable et passager, et qui ne paraît même pas indispensable à l’existence des êtres vivants ? Si encore il s'agissait du m0 dont l'essence est identique à elle-même à travers le temps et l’espace ! Ne voyez-vous pas que le moi est plus que la conscience ? On peut perdre conscience sans perdre le moi. Et nous irions plus loin encore. Le »20f n’est qu’une manifestation particulière de la vie. Remontez le cours de l'existence du moi : où com- mence-t-il ? Vous ne sauriez lui assigner de commence- ment absolu ; entre croissance et génération on ne peut établir de différence absolue ‘. Ma vie est donc un rameau détaché de /a vie. La Vie elle-même est l’une des formes particulières du Devenir. 11 faut done, pour fonder une 1 CF. Keyseruc, Unsterblichkeit, Munich, 1907, pp- 243 et suiv. 14 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE philosophie nécessaire et universelle, s'élever au-dessus de la conscience, au-dessus du moi, au-dessus de la Vie, et se hausser au niveau de l’universel Devenir qui em- brasse l’univers entier dans son déroulement éternel. » Ainsi parlent ces philosophes, et nous serions tout prêt à les suivre sur leur terrain, s’il n’impliquait, comme nous l’expliquerons plus loin, un grand nombre de croyances, d'actes de foi, qui précisément éloignent leur philosophie du seul but auquel ils voudraient la faire tendre : la Vé- rité, fille de la Raïson, entraînant de ce chef l’adhésion universelle. Or chaque homme ne connaît l’universel De- venir qu'au sein de sa pensée, disons de sa conscience ; car il ne le connaît pas seulement, il le vit. Sans conscience il ne pourrait ni le connaitre, ni, comme nous le verrons, le vivre. Autant dire qu'il n’existerait pas. Si nous nous placons à un point de vue extra-humain, nous voulons bien reconnaître que la conscience humaine n’est guère qu'une étincelle dans la nuit. Mais puisque, malgré tout, nous sommes dans cette étincelle, mieux que cela : que nous sommes cette étincelle-même, force nous est de ramener à elle l'univers entier. Et si elle grandit jusqu’à devenir un phare rayonnant, pourquoi ne pourrait-elle pas éclairer alors une portion toujours plus vaste de cet Inconnu qui nous entoure et qui tente de se glisser en nous comme un frisson glacial ? Qui l’empêcherait même de lancer ses rayons jusque dans l'infini ? Et pourquoi ne pas dire alors, si la conscience peut ramener à soi l'uni- vers tout entier, que c’est l’univers spirituel infini qui a amené à soi la conscience ? La multiplicité des consciences individuelles n’a jamais passé pour une cause de morcellement de la science. La science est une, parce que l'univers est un. Ce qui est donc science pour d’autres doit être science pour moi. Et comme je ne puis que «croire» ce qui vient d'autrui, comme je ne puis «savoir» que ce qui a passé par ma conscience, avant de croire en la science, je suis obligé LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 15 de créer maseïence, avec les matériaux de ma conscience. Avant d’être universelle, la science, en tant que mise en œuvre des matériaux de la conscience humaine, ne sau- rait être qu'individuelle. La science est une, disons-nous, parce que l'univers est un. La croyance en l'unité de l'univers est un besoin de notre pensée ; elle est une sorte de postulat de la raison pure, ou plutôt, puisque l’idée de postulat suppose un principe normatif extérieur, disons que cette croyance lui est organique ; c’est un postulat immanent. Cette cons- tatation ne suflirait-elle pas à ruiner notre point de vue ? 1 ne nous semble pas. La question de savoir comment il se fait que les sciences individuelles peuvent se fondre, s'identifier en une science universelle peut sans doute s'expliquer par le fait que tous les hommes font partie d’un même univers, d’une même nature dont les lois fon- damentales, qu’elles passent d’une conscience universelle à la conscience individuelle par un processus interne ou qu’elles s'imposent du dehors à l'esprit, sont identiques à elles-mêmes. Mais c’est là une explication qui nous fait sortir du point de vue strict de la conscience individuelle : la question même de l’universalité de la science, légitime pour la pratique de la vie, deviendrait une question mé- taphysique si l’on voulait lui conférer une valeur absolue. Nous n'avons donc pas à l'examiner. Qu'il nous suflise de constater qu'aucune science certaine ne saurait se fonder autrement que sur les données de la conscience. Il. — De quatre conceptions de la science. Le point de départ de notre philosophie est donc trouvé. C’est la conscience individuelle. Des raisons de méthode nous défendent d’en choisir un autre. Cela ne signifie pas que nous nous refuserons à en sortir. Ce serait étouffer dans l'œuf tous les développements pos- 16 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE sibles et rendre notre science inféconde. Mais il con- viendra de justifier toutes les déductions qui viendront à s’en écarter. Nous nous rappellerons en outre que tous les efforts qui pourront être faits pour juger de la cons- cience en se plaçant à un point de vue pris hors de la conscience ne conduiront jamaïs qu’à des analyses et non à des explications. Nous l’avons dit: la conscience est inexplicable et indéfinissable, parce qu’elle est le com- mencement de toute science, que la science est la source de toute idée, que les idées sont la condition d'existence des mots, et que c’est à l’aide de mots seulement que nous pourrions définir la conscience. Mais voici qu’un second problème s'impose ici à notre attention : qu'est-ce que la science ? Nous avons déjà plu- sieurs fois fait usage de ce terme ; il convient d’en acqué- rir une idée nette, qui ne manquera pas de réagir à son tour sur l’idée de conscience, encore réduite pour nous à la portion congrue ! Et tout de suite surgissent des réponses différentes entre lesquelles il nous faut faire un choix. Examinons la conception courante que l'on se fait de la science. Savoir, faire acte de science, c’est, tout le monde est à peu près d'accord sur ce point, coordonner les éléments similaires et constants de la réalité. La réalité, à son tour, ne saurait guère — ce point-ci est cependant quelque peu controversé — être définie que comme le flux de la cons- cience, selon l'expression de William James, c’est-à-dire comme la conscience étendue dans le temps. Car, au point où nous en sommes, nous ne faisons pas, cela va sans dire, de différence entre la conscience et l’objet de la cons- cience!; c'est encore un tout inséparable et homogène. 1 CF. J.-J. Gourp, La Définition de lu Philosophie (Extrait des comptes rendus du [me Congrès international de Philosophie, Genève, sept. 1904). p. 84 : L'esprit — nous dirions la conscience niet VE LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 17 Mais que de difficultés surgissent devant nous, même sans aller plus loin ! Ne venons-nous pas d'introduire, à côté de la conscience, l’idée de temps ? Ne sommes-nous pas sortis par là de la conscience qui, en tant que réa- lité immédiate, est au premier chef actuelle? Une réa- lité passée n'est-elle pas une réalité au second degré, puisqu'elle n’existe que comme souvenir dans la cons- cience présente ? Cette réalité au second degré n’exelut- elle pas toute certitude ? Puis-je être absolument certain d'autre chose que de ce dont j'ai conscience en cet instant même ? Nous voici donc amenés par la force des choses à sortir de la pure conscience, car, sans cela, il n'y aurait pas de science possible. Science, avons-nous dit, c’est coordina- tion ; l’acte de coordonner suppose une multiplicité d’élé- : PP p ments coordonnables. Qu'en est-il résulté ? La conscience actuelle nous est apparue comme insuffisante pour fonder la science ; il a fallu la remplacer par le flux de cons- cience. Et, sans sortir encore des notions exposées jus- qu'ici, constatons un fait capital : l'idée abstraite de temps suppose un déroulement, un devenir de la conscience, tranchons le mot : suppose le temps en soi. Cette existence du temps en soi, de la durée, toutes les philosophies l’admettent implicitement ou explicitement. Même le phénoménisme le plus intransigeant qui, à bon droit selon nous, limite toute science pure au phénomène, c'est-à-dire au fait de conscience, ne peut se passer d'un temps en soi derrière l’idée de temps‘. Théorique- — est « la condition immanente de la réalité, donnée en tant que donnée. » Et plus bas, p. 89 : « L'esprit ne se distingue en aucune manière de la réalité donnée: il en fait partie sans réserve ; il n’est rien que par elle, comme elle n’est rien que par lui. » * CF. Kaxr (cité par Gourp, Le Phénomène, Paris, 1888, p. 347): « Le temps est la condition a priori de tout phénomène en général, la condition immédiate des phénomènes intérieurs, et par là même, la condition médiate de tous les phénomènes extérieurs. » CF. également Gourp, Le Phénomène, p. 97: « Les premiers 2 18 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE ment il peut l’ignorer, pratiquement il ne peut s’en pas- ser. D’aucuns pourraient même mettre en doute qu’il pût le nier théoriquement ! Ils pourraient l’accuser de com- mettre, en ce faisant, une pétition de principe. Une idée, pourraient-ils dire, est un abstrait; abstraire c’est coor- donner; et que pourrait-on bien mettre en ordre si la cons- cience était figée dans une immobilité que nous ne pou- vons même concevoir ? Nous croyons cependant que la théorie, la science pure, peut et doit distinguer entre l’idée obtenue par abstraction et ce qui, hors de la réalité actuelle, a pu donner naissance à cette idée. Nous n’avons pas l'intention de poursuivre ici lappa- rition logique des autres idées essentielles au sein de la conscience. Ce serait nous écarter de notre but. Avec les éléments que nous possédons, nous sommes maintenant armés pour juger des différentes conceptions possibles de la science et faire notre choix. Constatons seulement, avant d'aller plus loin, que du moment que nous consi- dérons la conscience comme le foyer rayonnant de toute science, si une série de raisonnements circulaires nous fait passer par la conscience, ce ne seront pas des cercles vicieux, mais, selon l'heureuse expression de J.-J. Gourd, des « cercles de vie »!. « Conscience » sup- pose « comparaison », «comparaison » suppose « COns- cience ». Cette « comparaison » peut être supposée avoir lieu dans le temps. Dans ce cas, la conscience étant un caractères de la réalité ne sont pas un résultat de la pensée. Ils sont découverts par elle, mais non produits par elle. » — Sans eux elle n’existerait pas. Ce sont ses matériaux. — « Donc ils lui préexistent, alors même qu'ils ne sont ni découverts, ni dégagés. Ils sont au delà de la pensée tout en lui étant accessibles. » — Ces affirmations ne ressemblent-elles pas singulièrement à l’afhr- mation d'éléments existant en soi derrière la réalité ? Elles trahissent tout an moins la difhculté qu'il y a d'expliquer l'idée de ces éléments premiers sans admettre que ces éléments soïent eux-mêmes inhérents à la réalité tout entière. 1 La Définition de la Philosophie, p. 101. LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 19 déroulement nous donne l’idée de temps. C’est ainsi que procède la psychologie quand elle dit que, au sein de l’action, la conscience étant mouvement, ce mouvement réfléchi sur la conscience fait naître l’idée d’espace, en tant que possibilité de mouvement'. Autant de cercles vicieux si la conscience est considérée d’un point de vue métaphysique, comme un état passager de la vie. Autant de « cercles de vie » si l’on se souvient qu’il n’est pas de science sans conscience. Il n’y a cercle vicieux que si l’on veut prouver quelque chose ; ici il ne s’agit que d’orga- niser. Nous tenions à relever cette distinction, car nous rencontrerons au cours de cette étude plusieurs de ces « cercles de vie ». A. La science phénoméniste. — La question : « Qu'est-ce que la science ?» a reçu, avons-nous dit, plusieurs réponses. Nous avons déjà prononcé le mot phénoménisme?. La ! Comme on le voit, la psychologie, en se plaçant au point de vue de SPENCER, — monde extérieur existant en soi, — ramène comme lui (Principes de psychologie, Paris, 1875, 11, p. 284), l'idée d'es- pace à celle de temps, puisqu'elle la fait dériver du mouvement qui suppose une suite de faits de cônscience, donc le temps. On pour- rait aussi bien procéder en sens inverse. En effet, conscience, disions-nous, suppose comparaison, donc un minimum de deux termes : ces deux termes peuvent sans doute être successifs, à condition que la conscience soit admise comme étant dans le temps, soit considérée comme un déroulement ; mais ils peuvent tout aussi bien être supposés coexistants, si, avec Herbart, on veut les faire coïncider comme deux figures géométriques entrant l’une dans l’autre. Dans ce cas ils supposent l’espace et engendrent l'idée d'espace. Nous retrouvons cette même idée dans Gour», Le Phénomène, p. 350 : « Sans coexistence point de rapport ; donc point d'usure, point de disparition, et par cela même point de succession. » — À vrai dire le temps et l'espace sont irréductibles et nécessaires tous deux. Comme le remarque Gourp (op. cit., pp- 347 et suiv.), ils se rattachent respectivement d’une façon intime au psychique et au physique. ? Les développements qui suivent s’inspirent directement, comme on s'en rendra compte par les nombreuses citations, de 20 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE science phénoméniste part de la conscience pure. Peut- elle s’y maintenir ? Théoriquement peut-être, pratique- ment non. Nous disons : peut-être, car, s’il est facile de distinguer l'acte de science — c’est-à-dire l’acte par le- quel l'esprit fait œuvre de connaissance — de la science elle-même, en tant qu'élaboration, qu’activité résultant de cet acte, il n’est pas certain que cette dernière puisse faire abstraction de ce qui est sa condition d'existence : la durée. Toujours est-il que le phénoménisme n’intro- duit dans sa science que ce qui est au premier ou au second degré — réalité actuelle ou souvenir— fait de cons- cience, phénomène. La réalité, c’est le flux de la cons- cience. « Il y a science toutes les fois qu’il y a coordina- tion par similarité de perceptions ou d'idées »‘. Cependant, pour le phénoménisme, ce qui n’est pas objet de cons- cience actuel n'existe pas. La perception actuelle est. L'idée actuelle est, mais exclusivement en tant qu'idée, c'est-à-dire en faisant toutes les réserves sur l'existence des éléments constitutifs de cette idée qui peuvent être à la pensée de J. J. Gourp. Le lecteur voudra bien ne pas s'en étonner. Gourp fut notre maître très admiré et très aimé. Sa compétence, dans l’objet qui nous occupe, est de premier ordre : son ouvrage sur Le Phénomène est un monument de subtile éru- dition et de profondeur. Il a mis sa marque sur notre esprit. C’est par adhésion avec sa conception de la philosophie de la science, plus souvent encore, il faut le reconnaître, en contra- diction avec elle, que nous avons donné corps à notre propre vision des choses. Plus tard nous avons ramené en pensée à la doctrine de Gourp et à la nôtre ce que nous avons lu, dans les ouvrages d’autres philosophes, sur la philosophie de la con- naissance. Placé en face de l'alternative de citer un trop grand nombre d’autorités ou de n'en citer aucune, nous croyons ren- dre un hommage posthume à notre maître en le citant de pré- férence à tout autre. Du même coup nous fournissons au lecteur en quelque sorte la garantie que nos assertions reposent sur le fondement solide d’une pensée avertie, nourric elle-même de tout ce que la philosophie passée et contemporaine contenait de plus substantiel. * Gour», La Définition de la Philosophie, p. 81. LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 21 leur tour des perceptions ou des idées’. Inversément ce qui n’est pas objet de conscience actuel n'existe pas. Ainsi je vois un tableau ; je ferme les yeux : le tableau n’existe plus. Pour atténuer le paradoxe, ajoutons : n'existe plus pour moi, pour ma conscience. Je rouvre les yeux, je revois le tableau. Est-ce le même ? Je le crois. A parler strictement, je ne le sais pas. L’affirmer absolument, comme, d’ailleurs, affirmer son existence autrement qu’en tant qu'idée, lorsque je ne le vois pas, ce serait sortir de l'attitude phénoméniste stricte; ce serait, aux yeux de la science phénoméniste, commettre un acte extra-scientifique, donc illicite; ce serait faire de la « mé- taphysique »… _ B. La science pratique. — 11 est pourtant permis de poser comme existant en soi, non seulement le temps, mais aussi l’espace, et du même coup toute la réalité objec- tive sensible, tout ce qui peut devenir objet de perception. Nous pouvons objectiver la matière, conçue avec Stuart Mill comme « possibilité de sensation »?; nous pouvons objectiver la force, nous pouvons déclarer que le non- moi subsiste indépendamment du moi. Nous pouvons, en un mot, soutenir que le monde extérieur dans son deve- nir se déroulerait aussi bien sans ma conscience *. 1 Cf. Gourp, Le Phénomène, p. 39. Le phénomène ne se borne pas au concret ; « l’abstrait lui aussi est un objet direct de la pen- sée ; il est, lui aussi, du moins après l'élaboration de l'esprit qui le forme, de prise immédiate ; il est, lui aussi, un phénomène ». La division, au sein de la conscience, entre les perceptions et les idées n’est pas toujours aisée. Aussi bien les perceptions sont- elles, comme les idées, mais dans un sens moins étendu, des réductions opérées sur la réalité. Nous aurons à revenir sur ces expressions. 4 Cité par Armand Sasarier, La Philosophie de l'Effort, Paris, 1903, p. 358. 3 Cf. Lacneuter, Du Fondement de l'Induction, Paris, 1871, pp. 54-57. 22 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE Qui nous empêcherait d'adopter cette attitude? Le fait qu’elle nous transporte en pleine métaphysique ? Qu’im- porte, si nous le faisons en toute connaissance de cause ? L'erreur serait de sortir du phénomène sans nous rendre compte de la portée de notre démarche; en spécifiant dans quelle mesure nous nous écartons de la conscience, source de toute certitude, nous évitons tout malentendu et pouvons, sans crainte de voir notre pensée interprètée autrement que nous le désirons, faire œuvre de science dans les limites que nous nous sommes assignées. Rien, disons-nous, ne nous empêche de poser par un acte arbitraire de la pensée l’objectivité du monde exté- rieur. Mais qu'est-ce qui nous oblige à faire ce pas ? — Qu'est-ce qui nous obligea, à la base même de la science phénoméniste, de supposer un temps en soi, une durée réelle au sein de laquelle se déroule le flux de la cons- cience ? À ces deux questions il n’y a qu'une réponse pos- sible : c’est une nécessité d'ordre pratique‘. Nous allons revenir sur ce point. Notons cependant tout de suite que le fait d'admettre l’objectivité du monde extérieur — premier acte extra-scientifique au sens phé- noméniste du terme — va nous permettre de postuler, à l’aide de certaines analogies — second acte extra-scienti- fique — l'existence d’autres "105, d'essence identique à ce moi qui est dans ma conscience. On le voit, il faut faire 1 Cf. Gourn, op. cit., pp. 80-81 : « Il peut exister un hors- conscience ; nous croyons même qu'il en existe un, bien que nous n'en sachions rien et que nous soyons condamnés à n'en rien savoir. Scientifiquement, intellectuellement, nous devons tenir pour nul ce qui n’est pas la conscience ; autour d'elle un avenir insondable s'ouvre pour la pensée : mais nous est-il défendu de chercher des perspectives ultra-scientifiques, ultra-intellectuelles ? Ne pouvons-nous pas nous demander... quelles seraient les affir- mations métaphysiques les plus conformes aux résultats de la science, bien que toujours invérifiables en elles-mêmes ? Encore une fois la question n'est point vaine, attendu que l’abîme est constamment franchi dans la vie pratique. » LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 23 deux fois violence au strict phénoménisme pour admettre la multiplicité des consciences individuelles. Si aucune raison purement théorique ne nous autorise à faire ce double pas en avant, les raisons d'ordre pratique ne suffi- sent-elles pas largement à le justifier ? On a essayé aussi de prouver l’objectivité du monde extérieur, son existence en soi indépendante de ma cons- cience, en invoquant la constance de nos sensations constance dans ce sens que certaines successions de sen- sations sont identiques à elles-mêmes, sorte de parallé- lisme dans le temps, qui nous permettrait d'établir des lois ‘ ; constance également dans ce sens que plusieurs ordres de sensations — auditives et visuelles par exemple, les sons pouvant être entendus en tant que sons et vus en tant qu'’enregistrés par un appareil vibrateur — coïnci- dent ou peuvent toujours coïncider : parallélisme dans l’espace ‘. Pratiquement ces raisons sont très fortes ; elles sont suffisantes. Théoriquement elles sont nulles : une loi, comme nous le verrons, est un abstrait de succession ou de coexistence; le parallélisme spatial prouve moins l’unité d’un monde en soi que celle de la conscience. En fait tout le monde suppose implicitement l’exis- tence en soi du « monde extérieur », parce que la vie ac- tive passe avant la théorie abstraite. Quand on parle de la science, tout court, il ne s’agit généralement pas de la science phénoméniste, qui n’a d'intérêt que pour le phi- losophe, mais de cette science que nous pouvons ap- peler science pratique ou science proprement dite. Elle n’entraîne pas, comme le strict phénoménisme, la certi- tude absolue, mais une certitude relative amplement suf- fisante pour l’action. C’est cette science-làa, et non le phé- noménisme d'origine récente et né du criticisme, que l’on a pu appeler la ‘servante de l’action. ! Cf. La Philosophie de Hamilton, par J. St. Muz, Londres, 1872. 24 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE « Rendons, dit Jules Payot‘, à l'intelligence sa vraie place; elle ne nous est pas donnée pour connaître, mais pour éclairer l’action. » Pour la science pratique les deux expressions sont synonymes : connaître, c’est éclairer l’action. On pourrait nous objecter que toute science qui admet l’objectivité du monde extérieur ne vise pas né- cessairement pour cela à éclairer l’action. Elle peut cher- cher principalement à être le reflet toujours plus adéquat d’une Raison universelle. La question peut donner ma- tière à controverses. Subjectivement sans doute on peut faire de la science pour la science, de la science désinté- ressée; c’est même, au point de vue théorique, le désinté- ressement de la science qui est un de ses plus beaux titres de gloire. Aussi bien ne prétendons-nous poser ici que ce seul fait: l’esprit humain n’est amené à concevoir le monde extérieur à soi que pour des raisons d’ordre pratique. Distinguons nettement la science phénoméniste de la science pratique. Pour la première, ce qui n’est pas ac- tuellement objet de conscience n’existe pas ; pour la se- conde, l’objet d’une perception existe indépendamment du sujet qui perçoit. Elles ont ceci de commun que toutes deux partent de la conscience et qu’elles sont indivi- duelles, c’est-à-dire que la multiplicité des consciences n'intervient pas et n’est pas mise en question par elles. Si la seconde les admet, elle n’en tire aucun parti dans sa méthode. La science se confond encore avec ma science. C. La science expérimentale. — Il existe une concep- tion plus étroite de la science qui met l’objectivité à la base de la réalité, du moins de la réalité conçue comme pouvant servir d'objet à la science. C’est la troisième forme de science, dite science expérimentale. Ainsi que la précédente, elle pose comme un dogme l’objectivité du monde extérieur ; elle y ajoute de même le dogme de la ! Paxor, De la Croyance, Paris, 1906, p. III. LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 25 multiplicité des consciences. Puis, ce qui est plus grave, elle exclut de la science les coordinations qui comportent un élément affectif : plaisir ou douleur. Enfin, elle tend à ramener toute loi à des rapports mathématiques, et comme, à la base des mathématiques, se trouvent les idées d'unité et de succession, qu’on peut faire dériver indiffé- remment des notions de temps et d'espace, elle s’effor- cera de ramener toute loi à des éléments répondant à des sensations visuelles et motrices — peut-être à ces der- nières seules, ainsi que le pense Jules Payot', — qui nous fournissent exclusivement les notions du spatial et du temporel. La méthode de la science expérimentale se réduit à ces trois ordres d’action :observation, hypothèse,vérification?. La vérification ou expérimentation suppose l'intervention active du sujet dans un sens déterminé®. Ce qui est appelé loi dans la science pratique n’est encore qu'hypothèse pour la science expérimentale, jusqu’au moment où l’ex- périmentation sera venue confirmer la première coordi- nation. À y regarder de près, l’expérimentation se ramène à un travail d'analyse, les éléments différentiels d’un complexus donné étant successivement exclus, et les faits enchaînés réduits à leurs éléments essentiels. Qu'on y prenne garde : la science expérimentale ne s’écarte pas de la notion fondamentale de la science pra- tique ; elle se contente d'universaliser la science, au sens humain du mot, c'est-à-dire qu’elle n'accepte comme base d'opérations que la réalité accessible à l’ensemble des consciences individuelles. C’est là, il faut le reconnaitre, une ambition légitime. ! Cf. De la Croyance, pp. 76 à 82. 2 Cf. Claude Benxaro, La Méthode expérimentale, Paris, 1878. 3 Cf. Gour», loc. cit., p. 46 : « Vérifier, c'est s'informer de la vérité d'une opération intellectuelle. » C'est, pourrait-on dire aussi, reproduire les séries et les coordonner à nouveau, pour aboutir au même abstrait dans le but de le justifier. 26 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE Cependant elle présente deux degrés que l’on confond souvent et qui ne nous paraissent pas tous deux égale- ment soutenables. Tant que la science expérimentale vise simplement à ramener les faits à leurs éléments visuels, tactiles ou moteurs, elle impose à la science une limita- tion dont l'utilité est indéniable : elle élève à un degré de certitude quasi absolue la certitude relative de la science pratique : elle clarifie les concepts complexes en les déga- geant de tout ce qui s’écarte en eux des notions simples de temps et d'espace. Mais si elle prétend par là universaliser la science dans un sens absolu, comme pourrait le faire croire son parti pris d’exclure des coordinations les sen- timents affectifs qui sont strictement individuels, même dans l'alternative d’un monde existant indépendamment de la conscience ; si elle prétend que les coordinations subjectives n'ont pas de valeur scientifique, si elle sou- tient enfin que seules ont le caractère scientifique les coordinations accomplies au sein d’une réalité conçue comme extérieure, alors elle se trompe. C’est parce que l’ensemble des individus déclare éprouver une série de perceptions identiques que la loi élaborée d’après ces per- ceptions sera de part et d’autre identique ; si les percep- tions de l’universalité des individus concordent, la loi sera dite universelle au sens humain de : conforme au con- sensus universel. Pourquoi alors faire exception quand il s’agit de l’élément affectif ? Parce que l'élément affectif est intraduisible en mouvement spatial? Dans ce cas, c’est bien. Mais que l’on n’aille pas dire que c’est parce que l’uni- versalité des lois en souffrirait. Les lois dans lesquelles figure l’élément affectif sont universelles et nous ajoutons: “expérimentales, au même titre que les autres. Il ne leur manque qu’un seul caractère, celui de l’objectivité. D. La science pragmatique. — La science expérimen- tale, nous venons de le voir, impose à la science pratique des limitations dans le but évident de la rendre plus cer- LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 27 taine, plus claire, plus facile à concevoir, en un mot, plus utile, Mais ni la science pratique, ni la science expérimen- tale ne suffisent à assurer la possibilité de régler l’action de façon à en exclure dans tous les cas les éléments im- prévisibles, les aléas, les risques. C’est, on l’a souvent dit, le propre de l’action pratique de comporter le risque. Dans certains cas limités à des actions très simples, nous savons que nous atteindrons le but que nous nous proposons, dans d’autres nous le croyons sans en être sûrs ; le plus souvent nous agissons au mieux, sans nous cacher que les inconnues qui limitent notre connaissance peuvent cacher des éléments qui rendront notre tenta- tive vaine. Sur quoi nous basons-nous pour agir dans ce dernier cas ? Sur notre science d’abord, c’est-à-dire sur notre expérience propre, soit coordonnée dans notre esprit sous forme de loi, soit enregistrée dans nos centres nerveux sous forme d'habitude, laquelle surgit parfois dans l'esprit sous forme d'’intuition. Puis nous nous appuyons, s’il le faut, sur /a science, c'est-à-dire sur les expériences coordonnées d'autrui‘; ces expériences, nous ! Cf. Eug. De Roserry, Energélique et Sociologie, Revue philo- sophique, 1910, p. 25 : « .. Chez l'animal, toute expérience (quoi- que susceptible d’être partiellement transformée, à la suite d’un long processus de sélection sacrifiant d'innombrables existences, en instinct héréditaire) est toujours indissolublement liée à l'indi- vidu qui l’a faite et aux conditions organiques de son bref passage sur la terre. L'homme est seul capable de rendre ses expériences indépendantes de sa propre individualité (ou de son organisme) et des cas typiques auxquels de tels essais se rapportent ; et c'est sans doute cette circonstance qui lui a permis d’extérioriser les outils et les machines qu’il emploie. Par un processus psy- chique inconnu au reste des animaux, l'homme est parvenu à « objectiver » ses expériences... Ce processus consiste dans l’éla- boration et la communication d'idées générales, de concepts abs- traits. Par ce moyen l'acquit expérimental de l'individu devient l’apanage de tous les autres membres de la communauté, comme si ceux-ci avaient procédé eux-mêmes à de telles expériences. Et il en résulte un accroissement formidable de l'expérience com- 28 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE aurions pu, si les circonstances s’y étaient prêtées, les faire nous-mêmes ; dans ce cas /a science serait devenue ma science. En face de l’urgence de l’action ou de sa complexité, nous n'avons pas les moyens de vérifier la science, nous l’acceptons comme vérité par un acte de confiance ; nous «croyons » que /a science pourrait deve- nir ma science. Mais nous allons plus loin : à défaut de lois, nous nous appuyons sur des hypothèses. Les hypothèses sont quel- quefois des coordinations qui s'appuient sur des faits complexes, mal définis, «flous » pour employer une expres- sion généralement usitée dans un autre domaine. Les hypothèses sont aussi des spéculations par les- quelles nous présumons vraies certaines relations entre un ordre de faits analogue à un autre ordre de faits dont les relations nous sont connues. Il ne s’agit plus ici d’une coordination proprement dite, d’une abstraction ou d’une réduction, mais d’une spéculation reposant sur une sim- ple analogie‘. Les analogies sont-elles fondées scien- tifiquement ? Non certes, du moins aucune des trois con- ceptions de la science que nous avons vues jusqu'ici ne nous autoriserait à l’affirmer. Et cependant l’analogie est bien une spéculation d'ordre théorique, quoique néces- sitée par la pratique ; comme les autres opérations scien- tifiques, elle part de la réalité, du fait de conscience ; comme elles, elle tend à éclairer l’action, et y parvient peut-être plus encore que les autres. k mune ; car, en premier lieu, l'individu s'assimile, sans qu'il lui en coûte, l'expérience du groupe entier ; et, en second lieu, la préservation indéfinie des expériences est désormais assurée bien au delà des limites de la vie individuelle, par leur transmission régulière d’une génération à la génération suivante. » 1 Cf. Gourp, La Définition de la Philosophie, pp. 90-91: « Ainsi, par exemple, a fait Spencer, quand il a prétendu sou- mettre le monde psychique à la loi d'évolution telle qu'il l'avait dégagée du monde physique. C’est là une extension par analogie et non une réduction du particulier au général, » LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 29 Nous avons affaire ici à une conception nouvelle, légi- time et, à sa façon, méthodique de la science, que nous pourrons appeler pragmatique, pour employer un terme récemment importé d'Amérique et qui a fait rapidement fortune chez nous. Le pragmatisme a pour devise: savoir pour pouvoir. Comme les autres conceptions de la science, il part des données de la conscience, comme la science pratique et la science expérimentale il admet le monde extérieur, objet de nos perceptions, comme existant indépendam- ment de la conscience. 11 ne s’en distingue que par sa méthode qui use des spéculations d'ordre théorique, admises tout au plus comme suppositions et hypothèses par les autres formes de science, et justifiées ici par la pratique de la vie au même titre que les vérités, c'est-à- dire que les coordinations scientifiques proprement dites. Devant l'urgence de l’action l’homme préférera en géné- ral son expérience — sorte de science enregistrée par l'organisme — à sa science, sa science à la science, la science considérée comme certaine aux hypothèses, les hypothèses aux analogies. Nous ne donnons pas cet ordre comme rigoureux et immuable, encore moins comme rationnel; c’est néanmoins l’ordre habituel des spéculations pragmatiques, c'est-à-dire des jugements et raisonnements de celui qui cherche à savoir, pour diriger au mieux son action. Notons cependant qu’il existe deux sortes de pragma- tismes qu’il convient de distinguer ici. Le premier, que nous pouvons appeler le pragmatisme américain, prétend étendre le procédé de choix pragmatique hor$ du domaine de la science, jusque dans celui de la métaphysique et des théories religieuses transcendantales ‘. lei le prin- cipe selon lequel on détermine la valeur d’une vérité n’est 1 Voir la spirituelle condamnation de ce pragmatisme-là par J. Bourpeau, L'Illusion pragmatiste, Débats, 18 févr. 1908. 30 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE qu'un principe utilitaire, excluant à priori la formation des hypothèses établies d’après la méthode scientifique en procédant par analogies pour s’élever du connu à l’in- connu. A ce pragmatisme métaphysique s'oppose le pragma- tisme scientifique qui, sans rien sacrifier de la méthode scientifique, choisit parmi les hypothèses, méthodes ct expériences en présence, celles qui peuvent conduire le plus directement à un agrandissement du champ de la connaissance scientifique, et, subséquemment, à une activité physique, psychique ou sociale plus conforme aux buts qu’on se propose d'atteindre. Le Matérialisme. — Y a-t-il, à côté des sciences phé- noméniste, pratique, expérimentale et pragmatique une cinquième conception de la science qu’on pourrait appeler la matérialisme ? Si l’on s’en tient à l’usage, oui, peut- être. Si l’on remonte à notre définition de la science : coordination des faits de conscience, ce n’est alors pas le cas. On pourrait cependant soutenir qu'à ce dernier point de vue le matérialisme soit tout de même une forme de la science. Le matérialisme, pourrait-on dire, ne fait qu'admettre quelques points de plus que la science pratique; il em- piète, dit-on, sur la métaphysique, mais toute science ne considère-t-elle pas comme métaphysique uniquement ce qui la dépasse ? La science pratique ne fait-elle pas œuvre de métaphysique aux yeux de la science phénomé- niste, quan® elle admet un monde extérieur existant en soi ? Quand bien même le matérialisme ferait œuvre de métaphysique par rapport à la science pratique, pourquoi n’en serait-il pas moins, à son point de vue, une science, et peut-être, ajoutent ses défenseurs, la seule vraie science ? Nous ne pouvons souscrire à ces considérations, non LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 31 pas parce que le-matérialisme s’appuie sur certaines ana- logies telles que le parallélisme psycho-physique, — nous avons vu que le pragmatisme justifie les analogies au nom de l’action, — mais parce que, loin de transporter dans le psychique les lois du monde physique, par un simple procédé de la connaissance, il prétend au con- traire réduire le psychique au physique, et par là en nier le caractère intrinsèque irréductible. Or la conscience contient aussi bien du psychique que du physique et la conception matérialiste, aussi irréfu- table qu’indémontrable, si l’on sort du point de vue de la conscience, perd toute sa valeur « scientifique » si l’on reste sur le terrain de la conscience. À cet égard elle n’est même pas une hypothèse, car toute hypothèse scien- tifique peut devenir loi après vérification. Elle reste pu- rement et simplement une affirmation à priori, une con- ception métaphysique, c'est-à-dire dépassant la réalité, la conscience. Comme toutes les métaphysiques qui fleu- rissent en abondance dans les parterres de la philoso- phie, elle prétend juger de la conscience par autre chose qu’'elle-même. C’est pourquoi, ne fût-ce qu'au point de vue de la mé- thode, nous ne pouvons lui accorder de place parmi les conceptions scientifiques, pas plus d’ailleurs qu’au pan- psychisme qui prétend réduire, à l'inverse du matéria- lisme, le physique au psychique. À son égard, comme à l’égard de toute conception mé- taphysique, religieuse ou non, l’'agnosticisme est de ri- gueur. On ne saurait porter de jugement définitif sur la valeur en soi de ces systèmes. La science ne les condamne ni ne les approuve. Elle les ignore. Ce qui ne veut pas dire que l'individu ne soit pas libre de leur accorder son crédit. l’homme n’est tenu par aucune loi morale de faire en tout et toujours œuvre de science. Mais il im- porte qu'il sache ce qui est du domaine de la science et ce qui n’en fait pas partie. 32 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE Nous devons reconnaître que les quatre conceptions de la science que nous avons indiquées représentent des ac- centuations plutôt que des divergences formelles. On pourrait sans aucun doute faire d’autres distinctions que celles que nous avons faites. On pourrait aussi, nous le reconnaissons, décerner à ces conceptions de la science d'autres noms que ceux que nous leur avons donnés. Ainsi l'expression de phénoménisme a recu plusieurs sens di- vers, tantôt plus restreints, de façon que même notre « science phénoméniste » usurperait peut-être une ex- pression qui ne lui conviendrait pas, — tantôt au con- traire plus larges, — de sorte que nos quatre divisions rentreraient dans le phénoménisme, conçu dès lors comme : science portant sur les faits de conscience. — On pourra s'étonner aussi que nous n’ayons pas donné à notre science pratique ou science proprement dite, le nom de science positive. Comme nous l'avons dit plus haut, nous avons craint que l’accentuation matérialiste qu'a pris de nos jours, plus que chez son créateur, le nom de positivisme, ne détruisit l'impression de relati- vité qui doit dominer dans toute notion de science. Enfin, en ce qui concerne le pragmatisme en tant que doctrine, nous avons reconnu qu’il étend ses procédés aux concep- tions métaphysiques ou religieuses, ce qui n’est point dans nos intentions; aussi bien ne prétendons-nous avoir fait une place parmi les conceptions de la science qu’à la science pragmatique. Comme on a l’occasion, en étudiant les faits psycholo- giques et sociologiques, de se placer aux différents points de vue exposés ci-dessus, nous croyons qu’il est possible, en les désignant comme nous l’avons fait, d’éviter bien des malentendus. Mais il nous reste, avant d’aller plus loin, à indiquer les principaux procédés de la méthode scientifique, telle que nous la comprenons. La réalité, nous revenons à dessein sur ce point, sera limitée pour nous à la conscience, aux idées comme aux perceptions, LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 33 ces dernieres étant ou non considérées comme reflétant un monde en soi extérieur à la conscience. Nous réduirons à trois les procédés de la science. Nous les appellerons la coordination, le morcellement et le dé- terminisme. Il convient de s'entendre sur le sens que nous attribuons à ces expressions. ill. — Les trois méthodes de la science. À. La coordination scientifique. — Nous avons employé à plusieurs reprises déjà l'expression de coordination. Nous avons vu que ce que la science coordonne, ce sont les faits de conscience, perceptions ou idées. Disons tout de suite que cette coordination ou mise en ordre se com- pose de deux mouvements principaux; avec Gourd, nous les désignerons par les termes de « réduction » et de « dé- finition » ‘. 1. La Répucriox. — Les termes de la réalité ne sont pas absolument identiques ni absolument différents?. Si 1 Cf. Le Phénomène, pp. 1-15. 2? Cf. Gourp, Le Phénomène, p. 112: « Il n'y a pas de pensée possible sans différent, car la pensée enveloppe un rapport et un rapport ne s'établit pas dans l'identique, du même au même, donc sans différent. Un rapport suppose au moins deux termes et pour avoir deux termes, il faut bien que l’un se distingue de l’autre, ne serait-ce que par sa position dans l'espace et dans le temps. — Non seulement la pensée demande deux termes diffé- rents, mais encore elle se présente toujours comme la conscience du différent. » Saisir une ressemblance, c'est saisir une différence moindre. Car le sujet ne peut saisir l’objet que par les résistances ou les dénégations que celui-ci lui oppose. « L'identique passe- rait inaperçu. » — Nous dirions plutôt avec Bercson {Matière et Mémoire, Paris, 1896, pp. 172-174) que saisir une différence, c'est saisir une ressemblance moindre. Mais la nuance nous paraît d'ordre plutôt psychologique que philosophique. Une seule chose reste certaine, la nécessité des deux éléments. Cf. - aussi Gourp, loc. cit., p. 288 : « Il en est de la vie comme de la 34 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE nous considérons ce que nous appelons des objets, nous constatons qu’il y a entre eux des ressemblances et des différences. Autrement dit, il y a entre les objets des élé- ments de similarité et des éléments de différence. Les éléments similaires fusionnent dans notre esprit et don- nent lieu à des idées, ou mieux à des abstraits. Si nous éprouvons le besoin d'exprimer nos idées, nous leur as- signons un substitut audible ou visible qui sera un mot. C'est cette fusion, au sein de la conscience, des éléments : similaires de la réalité, que nous appelons réduction. La réduction est un processus capital. Sans elle il ne saurait y avoir de science, ni même de pensée, car la pensée est essentiellement liée à des changements au sein de la conscience, et le changement ne va pas sans distinc- tion entre le même et le différent. Dans le flux de la conscience les éléments ressemblants paraissent posséder une force attractive, et, de leur rencontre, de leur fusion, naît l’abstrait, l’idée. 2. La Dérinrriox. — La définition est un processus plus complexe, qui vient compléter le mouvement ascension- nel de la réduction. Dans la définition on redescend, pour ainsi dire, de l’abstrait dans la direction du concret. Si deux ou plusieurs abstraits se limitent l’un l’autre, il en résulte un abstrait moins extensif mais plus compré- hensif. C’est le procédé par excellence de la déduction. Si, au sens philosophique, induire c’est procéder par ré- duction du particulier au général, déduire c’est limiter des abstraits les uns par les autres. Dans certaines hypo- thèses obtenues par déduction, la science tend à rendre compte de faits non encore observés. Si les abstraits com- posants de la déduction sont des abstraits rationnels, — science. — Il n’y a qu'une seule différence entre elles, c’est que la science coordonne des abstraits, tandis que la vie est une coordination de concrets. — Il suffit que le ressemblant et le ‘différent se présentent pour que l’organisation se produise. Ils constituent donc la vie. » a Der af te ES LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 35 c'est-à-dire obtenus par réduction d’autres abstraits moins larges, — la déduction sera absolue. Ainsi les lois déduites des lois mathématiques seront aussi des lois ; elles n’auront pas besoin de la sanction de l'expérience. Si au contraire les abstraits composants d'une déduction ont été tirés par réduction de la réalité concrète — abstraits empiriques — la déduction multiplie les chances d'erreur, en raison du différent non réduit que comporte tout fait concret ; l'hypothèse obtenue par déduction ne pourra devenir une loi que lorsque la sanction des faits concrets sera venue la confirmer par induction. Les ana- logies dont nous parlions à propos de la science pragma- tique ne sont autre chose que des déductions obtenues par limitation réciproque d’abstraits empiriques. Nous éprouverions quelque scrupule à nous étendre plus longuement sur ces explications qui sont du ressort de la logique élémentaire. Nous tenions cependant à les relever, car elles mettent en vive lumière la relativité trop souvent oubliée de toute science dont les réductions s’ap- puient sur la réalité concrète. L'objet de nos perceptions ou, dans un sens plus général, le déroulement de nos faits de conscience ne peut être saisi dans son infinie com- plexité. Si près que nos idées s’approchent de la réalité primitive, elles ne peuvent en rendre un compte exact, puisque nécessairement l’abstrait érigé sur le ressemblant négligera le différent individuel, concret et insaisissable. B. Le morcellement scientifique. — Nous venons de pro- noncer le mot de réalité primitive. Que faut-il au juste entendre par là ? On a parlé d’une réalité précédant les coordinations, d’une réalité objet des réductions, d’une réalité élément primitif incoordonné. Tous ces termes sont impropres, si l’on prétend y voir autre chose qu'un procédé employé par la conscience pour parvenir à la connaissance. Or c’est ce qu'oublient la plupart de ceux qui cherchent à pulvériser la conscience pour y décou- 36 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE vrir les éléments dont elle se compose. Compte-t-on le nombre de gouttes d’eau d’un fleuve ? Chercher une réa- lité primitive existant en soi au delà de la conscience est pour la science, disons-nous, une pure chimère. Car ou bien on fait œuvre de science, on s’en tient à la cons- cience elle-même, et alors l’abstrait même, en tant que phénomène de conscience actuel, fait partie de la réalité primitive; ou au contraire on est obligé de sortir de la conscience pour se lancer à la poursuite d’un incoor- donné absolu qui ne s’y trouve pas, mais alors on sort du même coup des limites de la science. L'’incoordonné absolu ne saurait en effet sè rencontrer au sein de la cons- cience, attendu que tout y est coordonné, même la per- ception, puisque, comme nous l'avons vu, il n’y a de conscience qu’au sein d’un rapport. Et néanmoins le mor- cellement de la conscience, pour l’appeler par son nom, a lieu et ne pourrait pas ne pas avoir lieu, au nom du dif- férent lui-même qui est la condition nécessaire du res- semblant, donc de la coordination, donc de la conscience. Il s’agit simplement de se rendre compte de sa relativité. 4. MorcELLEMENT RELATIF. — Au surplus nous pouvons distinguer deux étapes dans le morcellement. Dans le premier cas on ne sort pas de la conscience ; on s'appuie sur les distinctions actuellement créées au sein de la réa- lité, sans se préoccuper si une analyse subséquente ne dénoncera pas comme complexes des notions que nous considérons actuellement comme simples. C’est un point de vue analogue à celui auquel se place Bergson ! ; c’est 1 Henri Bercsown, Matière et Mémoire, p. 172 : « Il semble done bien que nous ne débutions ni par la perception de l'individu ni par la conception du genre, mais par une connaissance intermé- diaire, par un sentiment confus de qualité marquante ou de res- semblance : ce sentiment, également éloigné de la généralité pleinement conçue et de l’individualité nettement perçue, les engendre l’une l’autre par voie de dissociation. L'analyse réflé- chie l’épure en idée générale ; la mémoire disecriminative le soli- difie en perception de l’individuel. » LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 37 aussi Le seul point de vue possible pour une psychologie et une sociologie qui ont le souci d’être scientifiques. 2. MorCELLEMENT SUPPOSÉ ABsOLU. — Mais il manque à cette forme de morcellement cette stabilité dont la science a besoin pour établir ses séries. Faudra-t-il, à chaque analyse nouvelle, refondre entièrement toutes les coor- dinations scientifiques ? Cela n’est pas possible. La pensée va donc plus loin : devançant les opérations analytiques de la conscience, elle invente une seconde forme de mor- cellement, elle suppose un élément rebelle à toute ana- lyse qu’elle appelle la réalité primitive, unité idéale dont seraient composés tous les faits de conscience. Pour qu'il y ait perception, a-t-on dit, il faut qu'il y ait au moins deux sensations : la sensation unique serait donc non perçue, inconsciente ! ; elle serait le correspondant psy- chologique de ce que la philosophie appelle réalité pri- mitive. En fait, ce morcellement rappelle singulièrement Vatomisme du matérialisme, dont il n’est que le substitut philosophique. Il rend d’ailleurs à la science les mêmes services et ne s'appelle atomisme que s’il est conçu comme l'expression adéquate d’une réalité objective, si la fiction de l'esprit est prise dans le sens de vérité absolue. Cette forme de morcellement est le premier procédé de la science, mais elle ne représente, nous insistons sur ce point, qu'un procédé. Comme le montre péremptoirement Gourd? : « L'application de l’idée de l'infini à toute réalité ! Cf.-Tane, La philosophie de l'art, Paris, 1872. — Taine donne comme exemple le bruit des vagues de la mer entendu du haut d’une falaise élevée. Le bruit d’une vague isolée ne serait pas percu ; le bruit d’un grand nombre de vagues est perçu, done le bruit d’une seule vague est senti sans être perçu. ? Le Phénomène, p. 110. Sur l’absurdité de la transposition dans le concret de la notion de l'absolu, voir également Bercsox, L'Evolution créatrice, Ime éd., Paris, 1907, pp. 39 (réfutation du mécanisme et du vitalisme ab- solus), 208 (procès des systèmes absolus, à prendre en bloc), 304- 306 (les notions d'espace et de vide absolus), 322 (l’idée de Rien), 333 (l'être supposé absolu, incompatible avec le devenir). 38 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE concrèle mène à des conséquences inacceptables ». Les éléments de la réalité primitive ne sont que supposés ; l’infiniment petit en tant que réalité concrète est un non- sens ! : le flux de la conscience n'a besoin d'aucun ato- misme pour se justifier? et l’unité concrète de réalité pri- ! Cf. Zénox d'Elée, le paradoxe d'Achille et de la tortue. ? Cf. Edouard Le Roy, Comment se pose le problème de Dieu, Revue de Métaphysique et de Morale, mars et juillet 1907, p. 135 : « La matière ainsi morcelée n'est pas autre chose que le produit d'une élaboration mentale opérée en vue de l'utilité pratique du discours. Au delà de cette surface la critique retrouve une conti- puité sous-jacente, où chacun des corps n'est plus qu'un foyer de coordination, un centre de perspective. » (/bid., p. 478.) « Le réel est une hétérogénéité continue, d’un seul tenant et d'un seul jet. Mais cette continuité profonde, nous la morcelons pour les besoins de la pratique et du discours : elle se réfracte et se dis- perse en passant à travers le prisme de notre intelligence ou de nos sens. » Dans le même ordre d'idées, nous lisons dans Gourp, Le Phénomène, p. 292 : « Le mouvement n'est qu'un changement avec prédominance du différent, et le repos un changement avec prédominance du ressemblant. Au dessus de l’un et de l’autre se place le changement lui-même. » ; Cf. aussi BerGsown, L’Evolution créatrice, p. 333 : «... toute ten- tative pour reconstituer le changement avec des états implique cette proposition absurde que le mouvement est fait d’immobi- lités. » © La théorie de la conscience considérée essentiellement comme un Devenir, c’est-à-dire comme un déroulement dans le temps, peut, nous le rappelons, être considérée par un phénoménisme strict, figé dans l'instant présent, comme une théorie métaphy- sique, puisqu'elle invoque ou suppose l'objectivité du déroule- ment, la durée réelle, c’est-à-dire en somme le temps en soi. Il importe de ne pas l'oublier, car ce temps en soi est une première «réification» d'une idée. On reproche à toute science qui n’est pas phénoméniste de réifier un grand nombre d'abstraits, c’est-à-dire de les considérer comme existant en soi hors de la conscience. Ce n’est pas toute réification, quelle qu’elle soit, qu'il faut con- damner, c’est celle seulement qui n’obéit pas à un motif d'ordre pragmatique. Si l'on sait que l’on réifie et pourquoi l’on réifie, on est en règle vis-à-vis de la science la plus exigeante. — Sur l'identité du phénomène et du mouvement cf. aussi LACHELIER, op. cit., p. 65. LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE _ 39 _mitive-est aussi-peu concevable que le serait une unité de mesure indivisible et absolue de temps ou d'espace. Mais il suffit que la réalité primitive telle qu'on la conçoit rende des services signalés à la science sans détruire en rien l'intégrité de ses conclusions, pour justifier — prag- matiquement — l’usage de ce procédé de morcellement. Si l’on admet le morcellement et la réduction, on pourra définir les mots «fait» et «objet» en les dési- gnant comme un ensemble d'éléments de la réalité primi- tive, réunis par leur ressemblant dans un temps et un espace donnés ; dans le mot « fait », c'est l’idée de temps qui sera prépondérante ; dans le mot « objet», l'idée d'espace. Les objets et les faits forment le domaine du concret :. Or tout fait peut donner lieu à une loi, et ceci nous amène à envisager le troisième procédé de la science : le déterminisme. C. Le déterminisme scientifique. — On appelle généra- lement déterminisme la doctrine qui nie la liberté et qui veut que tout effet ait une cause et toute cause un effet. Cette proposition demande à être expliquée, car elle con- tient, telle quelle, plusieurs cercles vicieux : la liberté — dans le sens où nous prenons ici le mot — ne peut ! La réduction opérée sur le ressemblant de plusieurs objets donnera naissance à des abstraits spatiaux ou physiques: la même opération portant sur des faits, c'est-à-dire sur plusieurs séries d'éléments de la réalité primitive envisagées dans leur devenir, fournira des abstraits de succession. Les mots atome, homme, terre, seront du premier ordre ; les mots vie, action, chute seront du second. Ce sont ces abstraits que nous appelions plus haut des abstraits empiriques, c'est-à-dire obtenus par réduction de concrets — objets ou faits, — par opposition aux abstraits rationnels qui sont obtenus par réduction d’autres abs- traits moins larges. Ajoutons que seuls ces abstraits empiriques et rationnels donnent lieu à des mots. 40 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE guere être définie que comme : non-détermination; en- suite le mot « effet » signifie : qui a une cause; le mot « cause » : qui a un effet. Affirmer que toute cause a un effet et vice-versa revient donc, par la définition même des mots employés, à affirmer que ce qui est, est. C’est donc une pure tautologie. 11 faut décidément creuser la question plus à fond. Comme toute relation constante de cause à effet porte le nom de loi, peut-être l'analyse de ce terme jettera-t-elle quelque lumière sur le sens du mot déterminisme lui- même. Une loi!, dit-on, est une relation constante entre deux ou plusieurs phénomènes. Pour que deux termes puissent être en relation, il faut qu'ils aient entre eux quelqu'élé- ment commun sur lequel pourra porter la relation cau- sale ?. « 1] suffit, dit très justement Gourd#, de la consta- tation d’une relation de cause à effet pour former une loi universelle et nécessaire », car en supposant que le pre- mier de deux groupes de faits corrélatifs se reproduise absolument identique, dans toute sa complexité, le second devra nécessairement en découler. En fait le cas ne se présente guère dans le domaine concret : c’est done dans le domaine de l’abstrait seul qu’il pourra y avoir loi. Et l'abstrait de loi portera non sur l’élément différent des ! Nous prenons ici le mot loi dans le sens de loi naturelle empirique. Nous appelons loi empirique — ou, le plus souvent, loi, tout court — la relation causale constante entre deux ou plu- sieurs ordres de faits concrets. Les lois logiques et mathéma- tiques — ou lois rationnelles — dont nous n'avons pas à nous occuper ici, n'ont pas le caractère de relativité des lois empi- riques, car elles coordonnent l’élément similaire d’autres abs- traits ou lois : elles sont l’analogue des abstraits rationnels. ? Cf. Gour», Le Phénomène, p. 107. Les lois marquent le res- semblant «en ce que la relation de ces termes (les termes en relations constantes) est surtout une relation causale et que la relation causale porte sur l'élément commun de deux phénomènes d’ailleurs différents. » * Le Phénomène, pp. 19-20. Cf. aussi LAcHELIER, op. cit., p. 14. LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 41 phénomènes qui-constituent la réalité, mais sur leur res- semblant. : La loi, disons-nous, est un abstrait : elle suppose le morcellement et la réduction. La loi, en effet, ne se dis- tingue du simple abstrait, donnant lieu à un mot, qu’en ceci : l’abstrait simple part de l'unité — objet ou fait: — la loi enveloppe au moins une dualité, un groupe, qu’elle décompose en coexistants, en conséquents, en cause et effet. Les abstraits de loi se comportent comme les abs- traits simples : « Pour s’élever au-dessus les uns des au- tres, il n’y a qu'un moyen : négliger les particularités de chacun et prendre pour objet de pensée ce qui est commun à tous‘. » Remarquons ici un fait étrange qui ne laisse pas d’éton- ner le philosophe. Si nous partons de la réalité primitive, nous constatons que le concret : — l’objet perçu et le fait conscient, — est le fruit d’une réduction du premier degré; l’abstrait empirique proprement dit ou abstrait simple est le résultat d’une réduction du second degré, puisqu'il porte sur le concret, objet ou fait, qui est déjà produit par réduction. Enfin la loi empirique, qui sup- pose accomplies les deux premières réductions, pourrait être assimilée à une abstraction du troisième degré. Com- ment se fait-il donc que la science pratique, qui ne craint pas d’objectiver les réductions du premier degré, qu'elle appelle concrets, mais qui se refuse absolument à objec- tiver celles du second degré, — puisque, depuis long- temps, les Idées de Platon ont cessé d’être considérées comme ayant une existence en soi, indépendante de l’es- prit qui les pense, — comment, disons-nous, se fait-il que la science pratique attribue une existence en soi aux lois ? Car ce n’est pas pour des motifs purement prati- ques que l'esprit croit tout aussi fermement à l’enchaïine- ment nécessaire des faits, — enchainement indépendant ! Gourp, op. cit., p. 17. 42 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE de sa pensée, — qu'à l'existence en soi de ces faits eux- mêmes. C’est ici, mieux que dans nul autre cas, que l’artificiel du morcellement scientifique apparaît dans toute sa nu- dité. Le flux de la conscience se déroule dans le temps, et si l’esprit humain n'était, de par la force des choses, plus occupé à porter son attention sur les objets que sur leur succession, sur l’être que sur le devenir, c’est-à-dire, en définitive, sur le ressemblant plutôt que sur le diffé- rent, peut-être aurait-il pu, au lieu de désigner le mou- vement comme une moindre immobilité, — conception que Zénon d’Elée a finement raillée dans son paradoxe d'Achille et de la tortue, — désigner au contraire l’immo- bilité comme un moindre mouvement ! : c’est alors l’objet concret qui aurait pu être considéré comme une réduction du troisième degré et la loi comme une réduction du premier degré ?. Ces considérations nous permettent de faire la distinc- tion entre le déterminisme en tant que méthode ou pro- cédé de la science et le déterminisme en tant que doctrine. ‘4. LA MÉTHODE DÉTERMINISTE. — Le déterminisme en tant que méthode n’est pas seulement légitime : il est indis- pensable à la science. Une loi, pour lui, signifie toujours que telles séries de faits successifs ou coexistants ont un élément commun qui exprime la constance dans le de- venir, comme l’abstrait exprime la constance dans l’être : ce ne sont, nous l’avons montré, que deux formes diffé- rentes de la réduction. La loi empirique conserve toute sa relativité, non pas qu’elle souffre des exceptions, — tout lapsus annihilerait le ressemblant et l’abstrait lui- même, — mais en ce sens qu'elle reconnaît toujours dans 1! Voir p. 38, note 2. ? La vraie méthode philosophique, dit Ed. Le Roy, Loc. cit., p. 134, « envisage le mouvement comme la réalité fondamentale et elle regarde l'immobilité au contraire comme une réalité seconde et dérivée. » A Lie ” LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 43 le concret-un élément différent qui n’est jamais entière- ment éliminé. 2. LA DOCTRINE DÉTERMINISTE. — Le déterminisme en tant que doctrine va plus loin : il transporte dans le concret la relation posée dans l’abstrait : par cela même il nie le différent; il ne voit pas qu'il n’y a pas d’abstrait dans l'identité, que l’abstrait suppose le différent, que savoir c'est coordonner. Il ne saurait y avoir, nous l'avons montré, deux con- crets identiques ; sans différent, nous ne les distinguerions pas l’un de l’autre. Si un objet reste le même, nous ne prétendons pas qu’il se donne naissance à lui-même, qu'il est cause de lui-même; ici encore le différent est néces- saire. Or l’abstrait de loi néglige ce différent. En le né- gligeant il affirme sa relativité. Pour nier cette relativité, pour affirmer le déterminisme absolu, pour soutenir que cette négligence délibérée du différent n’est qu’une étape vers une coordination absolue qui, elle, excluerait tout différent, il faudrait admettre un atomisme réel; il fau- drait supposer en outre que dans ce monde d’atomes, il n'y ait qu’une seule loi, dont nous autres mortels n’aper- cevrions que des manifestations fragmentaires et confuses, comme nous ne percevons que la masse confuse des ato- mes ; oui, il ne faudrait rien moins que cette hypothèse proche parente du matérialisme pour soutenir le déter- minisme absolu. Nous avons déjà relevé l’inanité de l'application au con- cret des idées d’infini et d’absolu ; un principe absolu de mathématiques ou de logique ne peut cadrer avec le con- cret sans pétition de principe. Or la doctrine déterministe ne fait pas autre chose : elle sort, quoi qu’il y paraisse, du domaine de la conscience où le coordonné et l’incoor- donné vivent côte à côte. N’est-il pas clair qu’il subsiste des éléments incoordonnés, puisque la science travaille sans cesse à coordonner plus largement ? Sans doute, mais d’autre part est-ce à dire que, parmi 44 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE ces Lermes, il en soit d’irréductibles ? Ceci est une autre question. Les partisans de la liberté absolue, qui affir- ment l'existence au sein de la conscience d’un incoor- donnable, sortent aussi bien de la science que les déter- ministes qui le nient. Une seule chose peut être affirmée : il y a actuellement en nous du coordonné et de lincoor- donné. C’est tout ce que nous savons. Sachons toutefois faire la part de la science et celle de la vie. La science étant une coordination ne connaît que la détermination, la loi, la causalité. Tout le reste elle l’ignore. Elle est déterministe de parti pris, mieux que cela, c’est sa nature d’être déterministe. Mais l’homme, avons-nous dit, n’est pas tenu de faire en tout et toujours œuvre de science : rien ne s'oppose à ce qu’il admette, s’il le veut, une liberté absolue, à condition qu’il sache qu'en admettant cette liberté il ne fait pas œuvre de science. Dans la vie pratique la croyance joue un rôle plus grand que la science. Au delà de ce que l’on sait il y a ce que l’on croit ; le savoir est limité, le domaine de la croyance n a pas de bornes. Cette question du déterminisme nous conduit logique- ment à examiner celle du libre arbitre de l’homme, ques- tion de première importance lorsqu'on parle de fonder une science des phénomènes sociaux, une sociologie strictement scientifique, qui soit susceptible d’applica- tions dans le domaine du progrès social. Car, nous l’avons vu, de deux choses l’une : ou l'individu est libre, tout au moins en partie, et alors on ne saurait, semble-t-il, créer une science dans un domaine où interviendrait sans cesse l'arbitraire de la liberté individuelle ; ou bien, au con- traire, l'individu est déterminé en tout et partout, mais alors, quand bien même la science sociale serait achevée, on ne saurait modifier ni accélérer le progrès de l’huma- nité qui suivrait une ligne invariablement tracée à l'avance. Nous venons de montrer que le seul déterminisme admis LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 45 par la science est relatif et que rien ne s'oppose donc théoriquement à la croyance en un libre arbitre qui pour- rait exister, par exemple, à la base de tels phénomènes incoordonnés. Toujours est-il qu'il ne suffit pas de « pouvoir » croire au libre arbitre ; pour l’admettre, il faut au moins quelque raison valable. Le pragmatisme nous viendra-t-il ici en aide ? Examinons d'abord les conséquences de la croyance au déterminisme absolu. Voyons comment cette doctrine se comporte devant l’action pratique. D'emblée nous cons- tatons que pour elle l’homme ne saurait être qu'une mé- canique, mécanique hautement complexe sans doute, mais spécifiquement identique au mannequin automate de La Mettrie’. Vainement essaie-t-on de distinguer le déterminisme du mécanisme ou même d'établir des de- grés dans le déterminisme. Ce sont là des nuances qui intéressent la biologie et la psychologie. Au point de vue auquel nous nous placons, la question revient à ceci : la causalité universelle souffre-t-elle des exceptions ? Si non, c'est le mécanisme qui triomphe avec toutes ses con- séquences. 1. CoNsÉQUENCES LOGIQUES. — Quelles sont-elles ? C’est tout d’abord la suppression d’une série d’expressions : celle de responsabilité, — de quoi une force aveugle et fatale pourrait-elle être rendue responsable ? — celle de morale, — il n’y a pas à se demander ce qu'il vaut mieux faire, si ce qui arrivera doit arriver fatalement, — celle de volonté même, à moins de prendre ce mot dans le sens 1 Cf. Félix Le Daxrec, L'Athéisme, Paris, 1906 (cité par Foi et Vie, 1907, p: 169). « L’athée sait bien qu'il n’a pas en Jui un prin- cipe qui agit, il sait qu'il n'est qu'un rouage au milieu d'autres rouages. L'athée ne croit pas à sa personnalité, à son individua- lité ; il se considère comme une succession de mécanismes réunis l’un à l’autre par le lien d’hérédité et subordonnés aux conditions ambiantes. » AG INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE que lui donnent les déterministes : force passant par la conscience. Mais le déterminisme absolu comporte d’au- tres conséquences plus graves. 2. COoNSÉQUENCES PRATIQUES. — La croyance à la néces- sité de toutes choses ne peut manquer de se répercuter sur les actions de celui qui a cette conviction. Tout effort suppose une souffrance ; pour affronter cette souffrance il faut croire que l'effort permettra d'atteindre un plus grand bien. Quand même l'effort ne serait en soi qu’un conflit de forces mécaniques dont nous aurions grand tort de nous laisser émouvoir, il est patent que le fait de le considérer comme tel et de se « laisser agir» — selon l'expression hardie de Romain Rolland dans son « Michel- Ange » — ne saurait conduire à aucun bien supérieur, quelle que soit d’ailleurs la conception que l’on se fasse du bien’. Or tous ceux qui ont vécu, dans le sens le plus large du mot, savent ce qu’il faut mettre de soi-même, d'énergie physique et morale dans certains actes, si l’on a le ferme désir de transporter dans la réalité ce que l’on conçoit comme étant le bien. En un mot la seule idée de la nécessité de toutes choses, si elle était acceptée inté- gralement par un esprit, le déterminerait — le mot est ici bien à sa place! — à se détourner de tout effort moral, et le rejetterait dans l’opportunisme le plus terre à terre et le plus irrésistible, plus que cela, dans le pur et simple fatalisme. Lorsqu'un homme est mis en demeure de vouloir forte- ment, il ne doit pas se dire en même temps que sa volonté 1 A moins, pourrait-on dire, de considérer le bien comme le non-vouloir, l'absence totale d'effort tant pour agir que pour s'empêcher d'agir, Mais dans ce cas le bien se confond avec l'être, et il n'y a pas de bien, puisque tout bien est relatif et suppose un contraire : ce qui n'est pas bien ou ce qui est moins bien. Dire avec Leibniz que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, ou affirmer précisément le contraire, revient au même si ce monde est le seul monde possible — comme ce serait néces- sairement le cas dans l’alternative du déterminisme absolu. LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 47 n'est qu'un rouage du mécanisme universel, et que, quoi qu'il veuille et quoi qu’il fasse, ce qui doit arriver arri- vera fatalement. L'idée de liberté, étayée par celle de res- ponsabilité, est un des grands leviers qui soulèvent sans cesse l'humanité au-dessus d'elle-même. Dût-elle être en soi une illusion, une erreur, elle n’en serait pas moins une illusion bienfaisante, peut-être même une illusion indispensable au progrès universel. L'idée d'une certaine liberté est donc nécessaire à l’homme. Il doit croire que sa destinée n’est point entre les mains d’un sort inflexible, d’un Fatum inexorable et transcendant, mais qu'elle dépend de lui en quelque mesure. 11 doit croire que lorsqu'il bande son arc, lorsqu'il fixe son attention sur l'ombre fuyante des choses, lorsqu'il se ramasse pour la lutte et lorsque, de tout son être, il se lance à la poursuite d’un idéal peut-être insaisissable, il n’est pas alors le jouet d’une simple illusion. Si ce n’était là qu'un jeu de l’aveugle fatalité, alors à quoi bon penser, vivre, travailler, vouloir, à quoi bon aimer et souffrir ? Plutôt la mort ou la nirvanà bouddhique que cette déce- vante fantasmagorie. La question de la liberté indivi- duelle, c’est le 10 be or not to be dans toute sa farouche grandeur :. 1 Il est étrange de constater que Guyau, un des champions les plus éloquents de la liberté, soit devenu, dans ses dernières œuvres, un déterministe absolu. Cela nous paraît être un cas de plus de cette déformation psychologique qu'on pourrait quali- fier d'intellectualisme et qui est malheureusement si fréquente chez les penseurs : la logique submergeant la vie. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons résister à l'envie de citer ici quelques pas- sages de ses œuvres où les conséquences pratiques de la croyance en la liberté ou de sa négation sont mises en lumière avec une chaleur particulièrement communicative. Guxau nous enseigne qu'Ericure déjà craignait plus la foi au Destin que la croyance en des dieux. « Il est encore meilleur, dit Ericure, d'ajouter foi aux fables sur les dieux, que d'être asservi à la fatalité des physiciens. La fable en effet nous laisse l’espé- 48 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE Nous aurons l’occasion d'aborder encore dans la suite cette question du libre arbitre. Qu'il nous suffise de résu- mer ici notre attitude critique en ces termes. A la question : y a-t-il quelque liberté dans l’homme : ? nous répondons : 1° Au point de vue absolu, de ce qui est en soi: nous ne savons pas. L’agnosticisme est ici de rigueur. 2° Au point de vue scientifique : non. La science n’a que faire d’une liberté qui détruirait ses coordinations et rendrait toute son œuvre illusoire. 3° Au point de vue moral: oui. Sans liberté il n’y aurait ni responsabilité, ni morale; la vie n'aurait plus de sens, l'effort plus de raison d’être. rance de fléchir les dieux en les honorant, mais on ne peut fléchir la nécessité, » (Morale d'Epicure, Paris, 1878, pp. 72-73.) « Douter de sa volonté même, en lui refusant toute initiative, toute force propre, nier qu'on puisse jamais faire vers le bien un mouvement qui ne soit fatal de tout point, qu'on puisse faire jamais un pas vers autrui sans être mû par un égoïsme conscient ou inconscient ; se mettre ainsi dans l'impuissance logique de dire en face de l’in- justice: je ne veux pas; en face de la justice : je veux et je voudrai toujours, ce serait là se supprimer véritablement soi- même, s’atteindre à la fois dans son essence et dans sa dignité. » (Morale anglaise contemporaine, Paris, 1885, p. 410.) Les parti- sans de la liberté morale « se présentent comme nos propres défenseurs et les protecteurs de notre moi contre T'envahissement de la nature et de son déterminisme impersonnel. Porter en soi- même, de quelque manière que ce soit, la raison et la fin de ses actes, tel est le pouvoir — sublime s’il est réel — que l’homme a toujours cru posséder, et dont il ne se laissera pas dépouiller sans une résistance désespérée. À tort ou à raison nous voudrions pouvoir nous attribuer quelque chose. Le problème pourrait se traduire encore sous cette forme : suis-je moi, ou ne suis-je pas ? La question de ma moralité en définitive, c'est la question de mon existence même. Il faut que tout ce qui sort de nous n’y soit point tombé d’ailleurs, que notre pureté ne soit point empruntée et que, après nous être crus la cause initiale de tant d'actions, nous ne nous apercevions pas que nous ne sommes nous-mêmes, par tous les côtés ‘de notre être, qu’un simple effet intermédiaire dans l’évolution sans commencement et sans fin. » (Loc. cit., p. 367 et suiv.) st 2 Co de BE TI Lure 2ÿ PR ddl LA MÉTHODE SCIENTIF IQUE 49 Objectera-t-on qu'il est irrationnel de se placer à plu- sieurs points de vue à la fois et que l'esprit ne saurait se rallier qu’à une seule solution dans un problème qui, en soi, n’en: comporte évidemment qu'une seule ? Nous répondrons : oui, certes ; la croyance au déterminisme absolu et celle en un libre arbitre sont contradictoires; en soi l’une des deux est nécessairement fausse. Si l’atti- tude agnostique est trop lourde pour notre esprit actif, s’il faut choisir à tout prix entre la négation et l'affirma- tion, qu'est-ce qui s’opposerait à ce que nous donnions notre préférence à celle-ci? Nous avons vu qu'elle se justifie pragmatiquement ; en outre elle ne porte en rien atteinte à la science telle que nous la concevons. Notre science en effet ne pose pas de principe absolu : elle se contente de coordonner les éléments du monde « donné », d'en déga- ger des abstraits ; elle se meut en pleine relativité ; elle n’épuise pas le concret ; l’élément incoordonné peut con- tenir de l’incoordonnable sans blesser les séries déjà éta- blies ou à établir. La seule difficulté est d'admettre la possibilité de la création a nihilo qu’implique le libre arbitre. En somme il y a alternative entre deux affirmations métaphysiques, celle de la liberté relative et celle du déterminisme absolu. Bien que notre raison — pouvoir logique et coordinateur — y soit résolument hostile, mettons la vie au-dessus de l’absolutisme intellectualiste, ayons le courage de faire cet acte de foi. D'ailleurs quelles puissances cette croyance vient-elle contrecarrer ? Le matérialisme, le monisme, le déterminisme absolu ; autant de doctrines métaphysiques, logiquement supé- rieures mais pragmatiquement inférieures à la croyance au libre arbitre. Enfin, que cette croyance soit irrationnelle, c’est ce qu’il est impossible de nier, mais que l’on prenne garde à ceci : l'expression même d’«irrationnel » contient celle de raison. Or qu'est-ce que la raison sinon cette faculté % 50 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE que possède l'esprit de coordonner, d’abstraire, de relier, de saisir le ressemblant au sein de la réalité mouvante ? De par une nécessité immanente, constitutionnelle, on pourrait presque dire organique, la raison n’a jamais servi à l’homme qu’à connaître, à savoir, à faire acte de science ; aussi loin que s’étend son empire, elle ne sau- rait embrasser, de par la définition même de la science, que des déterminations, des relations causales. Et s’il est une liberté, elle est au delà, dans l’extra-rationnel ou si l’on veut, dans l’irrationnel, sans pour cela être nécessai- rement dans l’irréel. L’accusation d’être une conception irrationnelle ne saurait donc atteindre la croyance au libre-arbitre. Ren- dons à la raison ce qui est à la raison, et à l’action ce qui est à l’action. Toutes deux ont pour le moins autant de droits à l’existence. Nous voici maintenant en mesure d'aborder la question de la méthode sociologique proprement dite. Au milieu de toutes les conceptions philosophiques qui encombrent encore la pensée contemporaine, nous avons fait choix d'un instrument souple, pratique, dégagé de toute la gangue métaphysique qui menaçait d'en rendre l'usage précaire ; c’est un instrument solide néanmoins, et par- faitement adapté à son usage ; et comme cet usage est de nous permettre de savoir, nous l’appelons : la science. Notre science n'a pas la brillante façade des systèmes unitaires du monde; elle n’en a pas la noble simplicité, qui n’est le plus souvent qu’une indigence qui s’ignore ; elle ne tient pas les boniments menteurs de ces pseudo- sciences qui promettent de percer de part en part toutes les énigmes de l’univers. En un mot elle n’est pas un ré- sultat, elle représente une méthode. Ainsi que nous l’avons montré, elle part de la cons- cience, la seule certitude absolue qui nous soit donnée. Et comme la conscience de l'instant présent, simple LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE 51 atome de lumière, ne suffit pas à construire cet univers _ en voie d'enfantement continu qu'est le savoir de l’homme, sous des noms divers elle plonge dans l’absolu les racines d’un pragmatisme qui doit lui donner la vie et la rendre féconde. — Sous forme de science phénoméniste elle pos- tule le devenir de la conscience, le temps en soi; — science pratique, elle pose simplement hors de la cons- cience, au sein du temps et de l’espace, le monde entier de la réalité concrète. Devenue science expérimentale elle va plus loin : elle exclut de son étude le psychique comme insaisissable, et s'attache à son substitut physique; le changement de lieu dans le temps et dans l’espace et les relations numériques sont ses modes d'action préférés. Enfin, en tant que science pragmatique, enjambant les barrières posées par ses rivales plus prudentes, elle se fait la servante de la vie et jette aux pieds de l’action pratique toutes les inductions hâtives, toutes les déduc- tions imprévues susceptibles de lui venir en aide. Quelles que soient d’ailleurs les bornes qu’elle s’im- pose, la science procédera avec une sage modestie; elle coordonnera la réalité, en fondant ensemble les éléments similaires de cette réalité pour en façonner des abstraits:; elle morcellera la réalité à la seule fin de la rendre plus saisissable; elle poursuivra jusque dans leurs apparitions les plus futigives les relations causales, sans que son dé- terminisme se départisse de la réserve qui est seule de mise dans un monde d’où l'absolu est étranger. Enfin, sans rien renier d'elle-même, elle laissera, au nom de l’action vivante, à côté et en dehors d’elle, une place à la liberte. Est-ce à dire, comme on l’a soutenu, que l'œuvre de la science soit une œuvre artificielle ? En aucune facon. La coordination, le morcellement et le déterminisme sont des processus immanents de la pensée humaine‘. Quoi ! CF. Lacneurer, loc. cit., p. 51. 52 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE qu’on en dise, l’absolu est impensable. Et si telle est bien la pensée, si, de par sa constitution intime, elle ne peut faire œuvre de science que par les modes de la raison, si cette fusion des éléments de la réalité qu’elle porte en soi lui est, ainsi que nous le disions, organique et essen- tielle, nous ne voyons pas ce qu’on pourrait lui imputer d’artificiel. Ce processus est, par excellence, un pro- cessus de la nature. Pour le nier, il faudrait admettre que l’homme a créé lui-même sa raison telle qu’elle est. Il suffit d’'énoncer cette proposition pour en concevoir l’'absurdité. Il. LA MÉTHODE SOCIOLOGIQUE Les explications qui précèdent nous dispenseront de longs développements en ce qui concerne la méthode proprement sociologique. Si, des principes, nous descendons aux faits, nous constatons qu'il y a trois groupes principaux de sciences faciles à distinguer l’un de l’autre. Le premier groupe comprendrait les sciences qui s’oc- cupent de ce qu’on a appelé la « matière », par quoi nous entendons tout ce qui est ou pourrait être perçu par nos sens ou par des sens infiniment plus fins que les nôtres. Le second groupe comprendrait tout ce qui concerne la « vie », mais la vie saisie pour ainsi dire du dehors, dans ses manifestations perceptibles par les sens. Nous aurons l’occasion de préciser plus loin le concept de vie par opposition à celui de la matière. Le dernier groupe enfin comprendrait les sciences de l’«esprit », celles qui étudient la vie dans ses manifestations purement invisibles et impalpables, la vie « directe » qui ne peut être saisie qu'introspectivement. Ce seront avant tout les différentes branches de da philosophie et de la psychologie, celles auxquelles convient la science que L 54 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE nous avons appelée phénoméniste. Pour les deux autres groupes de sciences, la science phénoméniste stricte n’a pas de raison d’être. Celles-là partent des données des sens et, par conséquent, posent pratiquement l'existence d’un monde extérieur qui se suffit à lui-même. Il faut re- connaître cependant que, pour les sciences de l’esprit, pour celles de notre dernier groupe, les sciences de la vie et celles de la matière sont des adjuvants nécessaires. L'esprit vit dans un corps, organisme vivant qui se com- porte comme s’il avait ses lois propres et tendait à les imposer à l'esprit. Le corps lui-même est fait de matière. Celle-ci a, elle aussi, ses lois, auxquelles l'organisme ne peut que se plier. Le corps ne peut, en effet, exercer ses fonctions hors des voies tracées par les lois de la matière. C’est du moins là ce que nous constatons. Les trois grands groupes de sciences de l'esprit, de la . vie et de la matière sont donc, quoique bien distincts, solidaires en fait les uns des autres. Les réalités que ces sciences étudient sont comparables à trois cercles con- centriques ou, si l’on veut rapprocher par manière de symbole les lois naturelles des lois juridiques, on pour- rait — l’image se présente d'elle-même à l'esprit d’un Suisse — assimiler les lois de la matière à des lois fédé- rales que les lois cantonales, dans l’espèce celles de la vie, ne peuvent pas enfreindre; les lois communales, à leur tour, ne pouvant pas plus s’émanciper de celles-ci que les lois de l’esprit ne peuvent en fait s’'émanciper des possibilités d'action que leur laissent les lois organiques. Est-ce à dire que les lois psychologiques sont plus par- ticulières et les lois physiques plus générales ? En aucune façon. Si loi il y a, il doit aussi y avoir universalité et nécessité. Nous verrions plutôt entre ces deux ordres de lois une différence de complexité. Les lois physiques pourraient être dites simples en ce sens que les conditions intrinsèques et extrinsèques né- cessaires pour produire un phénomène donné peuvent LA MÉTHODE SOCIOLOGIQUE 29 en général être déterminées exactement. Les corps en présence sont définissables en termes mathématiques : mesure, poids, température, densité, espaces parcou- rus, etc. Les « choses égales d’ailleurs », conditions exté- rieures requises pour que tel phénomène se produise, . sont relativement peu nombreuses et bien définies. Il en est déja tout autrement des lois de la biologie : ici la physique et la chimie sont bientôt à court de moyens et le phénomène de vie le plus élémentaire reste, quel- qu'effort que les savants aient fait pour en débrouiller la complexité, inexpliqué par elles. On n’a pas encore pu réduire entièrement les phénomènes de vie en termes de matière. On ne le pourra probablement jamais. La vie paraît être plus et autre chose qu’un choc d’atomes. Quoi donc ? Nous l’ignorons. Il faut nous contenter de le cons- tater. De cette constatation il résulte que les lois de la biologie, plus encore que celles de la physique, nous ap- paraîtront comme des « constantes » de l'expérience, et nous ne pouvons épuiser l’énumération des conditions internes et externes permettant de reproduire tel phéno- mène particulier. Nous ne pouvons connaître que les principales d’entre elles. Jamais ces lois n'auront la pré- cision mathématique de celles de la physique ou de la chimie. Les nombres, ici, ne représenteront que des énu- mérations de faits, des moyennes autour desquelles ils oscillent, des extrèmes qu'ils ne dépasseront pas. Mais nous ne saurions nous rallier à l'opinion de ceux qui prétendent qu’ « il n'y a pas de lois biologiques ». Il n’y a pas de loi mathématique ou physique qui rende compte absolument d’un phénomène de vie, cela nous le concé- dons. Mais si une loi est une « constante » de l’expé- rience, on ne saurait nier que la vie ait ses lois. Soutenir qu'elle n’en a pas serait supposer que l’arbitraire régit en maître les phénomènes de vie. Or nul n’ignore que nous avons à nous garer non seulement contre les erreurs qui consisteraient à vouloir enfreindre des lois de physique D6 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE ou de chimie, mais aussi contre celles qui nous feraient violer les lois de conservation et d’équilibre de nos or- ganismes. Sans lois de la vie organique il n’y aurait ni hygiène ni médecine. A On peut en dire autant des lois de l'esprit. S'il n’y avait pas de lois de la vie psychique, il n’y aurait ni éducation, ni droit. Il n’y aurait ni mesures préventives ni mesures répressives agissant sur la vie de l’esprit. Il n’y aurait pas ce qu’on a si justement appelé l'hygiène de l’âme, c’est-à- dire la morale. Mais ici, comme dans la biologie, plus encore qu'en biologie, il n’est pas possible de préciser les conditions d’un phénomène. On ne peut que les indiquer. La formule type de la loi scientifique, on le sait, est celle-ci : « Tou- Les choses égales d’ailleurs, les phénomènes se déroulent comme si telles forces agissant sur telles autres, de telles causes naïssaïent tels effets ». Orsi, dans le domaine de l’inorganique,les conditions exprimées par la formule «toutes choses égales d’ailleurs » peuvent se reproduire en fait, comme nous l’avons dit, avec une approximation très grande, il est loin d’en être ainsi en biologie et à plus forte raison en psychologie. Maïs est-ce une raison pour renoncer à formuler des lois de biologie ou de psychologie ? Les termes mêmes de la loi scientifique nous indiquent que le rapport constant mis en évidence par telle ou telle loi ne concerne qu’un aspect de la réa- lité, puisqu’en fait, dans le domaine du concret, les choses ne sont jamais absolument égales d’ailleurs. Il y a donc une science de l'esprit comme il y a une science de l’inorganique. Certes, dirons-nous avec Bergson‘, « l'intelligence se sent surtout à son aise en présence de la matière inorganisée ». Maïs faut-il en con- clure que, lorsqu'elle aborde l’étude de la vie, « elle traite le vivant comme l’inerte » ? Si par science on n'entend 1 Bercsox, L'Evolution créatrice, Ve éd., Paris, 1907, p. 213. LA MÉTHODE SOCIOLOGIQUE 57 que la-seience expérimentale mécaniste, ce serait vrai. Mais si toute science est une recherche des « constantes » de l'expérience, il faut reconnaître que les sciences psy- chologiques et biologiques ont le même titre à s'appeler sciences que celles, plus précises parce que plus méca- nistes et mathématiques, de la matière inorganique. Quelle sera la place de la sociologie au sein de cette classification très générale des sciences ? Ne craignons pas de le dire tout de suite, quitte à justifier plus loin notre assertion : la sociologie nous parait rentrer dans le domaine des sciences de l'esprit. Nous voilà loin de lopi- nion que tel lecteur aura pu nous attribuer en lisant le sous-titre de cet ouvrage. Non, pour nous, l’« organisme social », bien que soumis à la « loi biologique du progrès » n’est pas un nouvel objet d'étude pour les sciences biolo- giques. Cette déclaration pourra bien, nous en convenons, causer quelque déception aux « organicistes » orthodoxes, s’il en existe encore. Nous leur en exprimons nos regrets les plus sincères. Si, comme nous le croyons et comme nous essayerons de le prouver plus loin, les grands traits de l'évolution biologique se reproduisent dans le domaine de l'esprit ; si, à leur tour, les phénomènes qu’étudie la psychologie ont leur répercussion dans le domaine social, il ne sera pas étonnant qu’on puisse vérifier en sociologie des lois dont on a établi le bien fondé en biologie, mais ce ne sera en tout cas pas sans passer par la psychologie. On l’a déjà répété bien des fois’: les besoins de nos corps déterminent les sensations, les réactions, les habitudes, les tendances de nos esprits ; et les besoins de nos esprits, par l'interaction et l’interadaptation des volontés 1 Cf. J. M. Bazpwix, Psychologie et Sociologie, Paris, 1910, pp- 2, 37, 74, 106, 107, ete. — R. Worws, Les Principes biologiques de l'Evolution sociale, Paris, 1910, pp. 12, 68, etc. 58 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE humaines, déterminent les conditions sociales, les « cons- tantes » observables dans les phénomènes dits sociaux. Nous venons de parler d'interaction des volontés humaines. La volonté étant un phénomène psychologi- que on a cru pouvoir appeler la sociologie une « interpsy- chologie » ou une «psychologie inter-cérébrale ! ». C’est juste à certains égards, mais il n’en faudrait pas conclure que ces deux sciences, malgré leurs innombrables points de contact, se confondent. Placons-nous au point de vue du phénomène de vie le plus simple qui soit: celui d'action et de réaction. Nous pourrons dire qu'il y a psy- chologie lorsqu'on étudie les effets qu'entraine, dans l'esprit de l'individu, l’ensemble des actions et influences sociales, ou le point de départ, au sein de l’esprit indi- viduel, d'actions ou d’influences qui peuvent avoir une portée sociale. Au contraire il y a sociologie lorsqu'on étudie une force qui peut être d’origine psychique, mais qui se manifeste par le moyen de plusieurs esprits ou qui agit sur plusieurs esprits à la fois ou successivement. En d’autres termes la psychologie et la sociologie étudie- raient les mêmes forces psychiques, les mêmes réalités spirituelles, mais l’une dans l'individu, l’autre dans le groupe, l’une sous l’angle de la « monade » spirituelle, l’autre sous l’angle des forces qui naissent et se mami- festent exclusivement au sein d’agglomérations humaines. Mais qu'on se garde de confondre, comme c’est le cas fréquemment, la sociologie avec la psychologie sociale. La sociologie étudie certaines forces psychiques collec- tives sub specie universalitatis, abstraction faite du carac- tère spécial des individus et des sociétés particulières et concrètes qu’ils forment entre eux. Elle sait qu'il n’y a pas de sociétés sans individus, mais elle ne fait pas en- trer en ligne de compte la mentalité particulière de ces individus. C’est là le rôle de la psychologie sociale ou 1 G. Tarpre, Les lois sociales, Paris, 1910, p. 28. LA MÉTHODE SOCIOLOGIQUE - 59 « socio-psychologie » ! qui étudie, comme toute psycho- logie, des esprits individuels, mais qui se qualifie de so- ciale parce qu’elle met en lumière les traits communs de la mentalité individuelle d’un certain nombre d'hommes réunis en sociétés ?. Un exemple de psychologie sociale est fourni par ce que l’on appelle en Allemagne la Vô/ker- psychologie. Si telle est la sociologie, quelle sera la méthode socio- logique ? Rappelons-nous ce que doit être toute science, et appli- quons ses principes au domaine qui nous occupe. La science doit établir des lois, c’est-à-dire des « constantes » de l’expérience*. Les lois sont, en effet, des rapports constants entre des objets ou des êtres. La sociologie aura donc pour mission de dégager des constantes au sein des phénomènes dits sociaux et de préciser les éléments entre lesquels s’établissent ces rap- ports constants. Les lois de la sociologie devront être universelles, donc vraies en tout temps et en tout lieu. Sans doute, un seul fait peut à la rigueur donner lieu à une loi universelle‘, car on peut étendre ad libitum le domaine des « choses égales d’ailleurs » et, si on le pousse ! Mot employé par Norero, Rev. de métaph. et de morale, 1912, n° I, p. 80, dans son article sur la Vülkerpsychologie de Wuxor. CF. également, sur la différence entre la psychologie sociale et la sociologie R. M. Mac Iver, Sociological Rewiew, avril 1915, qui critique Mc Doucazz, Social Psychology. 2? Cf. J. M. Basowix, loc. cit., p. 2. 3 Cf. WaxweiLer, Bulletin Solvay, 1, p. vi. « Etudier des modes d'évolution c'est, en effet, découvrir ce qu'il peut y avoir de cons- tant, de permanent, dans les facteurs variés qui interviennent dans la complexité des faits. » L'orientation biologique présente, aux yeux du sociologue belge, entre autres avantages, celui d'éveil- ler, par essence, « le souci d'appréhender moins des formes que des fonctions, car la vie même est un perpétuel déroulement ». 4 CF. ci-dessus, p. 40. 60 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE à l’absolu, il est clair que des causes supposées abso- lument identiques entraineraient absolument les mêmes effets. Mais, vu la haute complexité des phénomènes so- ciaux, si l’on veut mettre en lumière des lois suscep- tibles de servir jusqu’à un certain point de norme à l’ac- tion, il est évident que ce ne pourront être que des lois très générales. La méthode de la science phénoméniste, nous l’avons dit, n’a que faire en sociologie. Celle-ci pose et suppose d’emblée l'existence d’un monde peuplé d’humains. Par contre la psychologie trouve en elle une arme précieuse : contre les sophismes du mécanisme. La sociologie se place donc dès l’abord sur le terrain de la science pratique et là une alternative se présente à élle : étudiera-t-elle les phénomènes qui lui sont propres d’une facon que nous pouvons désigner comme purement objective, c’est-à-dire sans recourir à des analogies empruntées à l’introspection psychologique, ou au con- traire ira-t-elle chercher un appui auprès de la psycho- logie, et même au-delà, jusqu’à la biologie ? Dans le pre- mier cas elle répondra aux desiderata de la science dite expérimentale, de la science exacte dont l'ambition dominante est de tendre aux précisions mathématiques. Elle usera de statistiques, accumulera des chiffres par milliers, tracera des courbes de fréquence, établira des moyennes. Mais elle verra reculer dans un avenir loin- tain, très lointain, tout espoir de pouvoir tirer de ses lois des applications utiles à l'humanité. Les vues d'ensemble lui seront interdites. Et quand elle aura établi par exemple que la courbe des suicides suit la courbe de la rareté des moyens de subsistance, elle aura épuisé ses ressources pratiques. En un mot une sociologie expéri- mentale pure se verrait dans la même situation que la psychologie expérimentale, dans une situation plus défa- vorable encore s’il est possible : elle n’enseignerait à l'humanité que des choses que celle-ci a devinées depuis LA MÉTHODE SOCIOLOGIQUE 61 longtemps et qu'il était possible d’inférer à l’aide du simple bon sens. Déclarer que la méthode expérimentale est insuffisante pour assurer à la sociologie l'étendue des coordinations dont elle a besoin pour former un tout cohérent et être à même d'établir des lois pouvant servir de norme à la pratique, c'est déclarer que seule la méthode de la science pragmatique lui permettra de constituer une science indépendante. Mais cela ne signifie pas que les ressources de la méthode expérimentale à base mathématique soient à dédaigner’. Bien au contraire. Les coordinations quali- tatives ne plongeront des racines stables dans l'objeeti- vité des faits que le jour où elles seront confirmées et renforcées par des coordinations quantitatives. Nous dirions volontiers que les premières doivent ouvrir la voie aux secondes à la façon des hypothèses qui défrichent le terrain où la vérification établira ses lois. En un mot la sociologie expérimentale, qu'on a aussi appelée la phy- sique sociale, est à la sociologie biologique, ce que la psycho-physique est à la psycho-physiologie. C'est donc, en dernière analyse, la méthode de la science pragmatique qui sera la méthode propre de la sociologie. Et parmi les analogies sur lesquelles elle peut fonder quelque espoir de voir se confirmer ses propres lois, il n’en est pas de plus fécondes que celles qu'elle empruntera à la psychologie, à la physiologie même et, par delà, à la biologie prise dans le sens large de science des phénomènes de vie. Nous croyons qu’il y a peu de chose à ajouter ici à ce que nous avons dit des deux premiers procédés de la science : la coordination et le morcellement. La science coordonne les faits : nous aurons done à 1 CF. E. Waxweisen, La statistique et les sciences de la vie, Paris, 1910. 62 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE établir ultérieurement ce qu’il est permis de désigner comme faits sociaux. Pour le moment attirons simple- ment l’attention du lecteur sur le danger des déductions, en sociologie aussi bien qu’en psychologie. Les déductions tirées de lois portant sur la vie de l'esprit — « constantes » chez lesquelles l'élément extrinsèque exprimé par la for- mule «toutes choses égales d’ailleurs » est infiniment complexe — ne sauraient se limiter les unes les autres sans risquer d'aboutir à des non-sens. La plupart des so- phismes politiques, juridiques ou économiques qui ont produit dans le passé historique comme à l’époque pré- sente les troubles les plus divers : révolutions, dénis de justice, aberrations économiques, ne sont que des dédue- tions très strictes de principes en grande partie justes, mais justes à certains points de vue: les déductions, en leur conférant une valeur absolue, les ont déformés et ont conduit aux absurdités sociales les plus néfastes, L'adage summum jus summa injuria est né précisément des souffrances engendrées par cette interprétation li- mitative de principes qui, en eux-mêmes, étaient peut- être excellents. Le sociologue a donc pour devoir de n’admettre comme vraie aucune hypothèse obtenue par déduction jusqu’au moment où les faits, venant con- firmer la déduction, lui confèrent la valeur d’une indue- tion, c’est-à-dire d’un abstrait ou d’une loi obtenus par réduction directe de l’élément ressemblant ou constant de la réalité, C’est sur le morcellement des faits que s'appuie la sta- tistique pour recueillir les éléments dont elle tirera ses moyennes, ses proportions et ses courbes de fréquence. Déterminer le fait que l’on veut étudier est délicat, plus délicat en sociologie que dans toutes les autres sciences en raison de la complexité des phénomènes sociaux. Nous avons déjà dit ce que nous pensions de la méthode statis- tique. Ajoutons que la sûreté de ses données est con- PT 27, LA MÉTHODE SOCIOLOGIQUE 63 trebalancée par le danger des spéculations déductives qu’on est tenté d'en tirer. Il n'y a pas de notions plus erronées que celles qu’on a tirées parfois de certaines statistiques ! L’ « homme moyen » de Quételet, considéré sous ses multiples aspects, est un type qui n’a jamais existé ! A côté de la méthode par statistiques et par enquêtes universelles qui, s’élevant de l'individu aux lois, néglige les particularités qu’elle pourrait rencontrer à mi-chemin, il existe un autre mode de morcellement social : c'est celui que pratique l'Ecole dite de la « Science sociale » de Le Play, Tourville et Demolins'. Se basant sur la fameuse nomenclature de Tourville qui énumère les faits sociaux caractéristiques à noter et à classer, les adeptes de la Science sociale procèdent par monographies géographi- ques. Persuadés que la nomenclature sociale a la valeur de la nomenclature chimique qui a fait passer cette der- nière étude de l’empirisme à la science, ainsi que Demo- lins nous l’a déclaré à nous-même, ils prétendent s'élever aux lois sociales universelles en partant des particularités sociales et en tissant un lien entre les phénomènes pure- ment matériels qu'exprime le pays, sa latitude, son alti- tude, la nature de son sol, sa flore, sa faune, et d’autre part l'industrie, le commerce, le caractère, les insti- tutions politiques, les arts et la religion de ses habi- tants. Nous croyons la méthode intéressante et féconde, mais nous donnerions à cette science sociale plutôt le nom de psychologie sociale (étude des traits de psycho- logie collectifs d’un peuple donné : par exemple carac- tère « particulariste » anglo-saxon et caractère « com- munautaire » des Latins d'Edmond Demolins) que celui 1 Cf. P. Roux, Précis de Science sociale, Paris, 191%, qui expose l'essentiel des idées et des méthodes de l’école de Le Play ; v. a. P. pe Rousiers, Le rôle et les limites de la Science sociale, Science sociale, août-sept. 1910 et M. Vicxes, La Science sociale d'après les principes de Le Puay, Paris, 1897. 64 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE de sociologie. Elle aboutit à la Vô/kerpsychologie des Allemands, et non à une sociologie. Il y a autant de dif- férences entre celle-ci et celle-là qu'entre les lois de la. psychologie et les inductions tirées de monographies bio- graphiques. : Reconnaissons cependant qu'il peut exister des rapports nombreux entre ces deux conceptions de la science so- ciale. L'une peut éclairer l’autre, lui fournir des maté- riaux et confirmer ses hypothèses. Aucun élément ne doit être négligé s’il émane d’une étude sincère et ob- jective. En science plus que dans toute autre discipline humaine, il serait absurde de vivre à couteaux tirés d'école à école. Toute divergence de méthode, si les lois fonda- mentales de la philosophie critique sont respectées, se résout en dernière analyse en une divergence de point de vue. Il en est ainsi, entre autres, en ce qui concerne les rapports et les différences entre la sociologie et la psy- chologie. Nous y avons déjà fait allusion. Qu'on nous permette d'y revenir ici en quelques mots à propos de cette question de méthode. Du fait que les hommes sont visibles et palpables et que les sociétés, en tant que telles, ne le sont pas — ou, du moins, ne sont rien sans les hommes qui les composent — on a voulu voirentre les deux sciences qui les étudient des différences de nature qui entraineraient des différences de méthode. Quel est l’objet de la psychologie, s'est-on demandé, par opposition à l’objet de la sociologie ? Les processus so- ciaux n’ont-ils pas leur point de départ, leur déroulement et leur aboutissement dans des esprits individuels ? Alors où finit l’une des sciences et où commence l’autre ? Dans le vaste morcellement de la réalité, quelles sont les caté- gories d'objets qui ressortiront respectivement à chacune d'elles ? Vaines questions. Les sciences ne diffèrent pas entre elles principalement par l'objet qu’elles étudient, mais par LA MÉTHODE SOCIOLOGIQUE 65 l’angle sous lequel elles l’étudient. Une fleur sera étudiée à des points de vue très différents par un botaniste, un jardinier, un peintre, un pharmacien ou un dilettante. Ainsi en est-il des processus dont l’origine ou la fin sont dits sociaux et qui se déroulent au sein d’un esprit indi- viduel. Le psychologue y verra les anneaux d’une chaîne d'actions et de réactions psychiques, il en recherchera les origines ou, suivant le cas, les répercussions parmi les facultés diverses de la psyché individuelle ; le socio- logue portera son attention plus particulièrement sur les répercussions ou les origines collectives de ces mêmes processus et ténorisera les actions et les réactions qu'ils comportent dans le milieu social. La méthode sera la même. L’angle visuel seul différera. Enfin il est un autre mode encore de morcellement qu'il nous faut mentionner ici. C’est celui selon lequel on prétend diviser l’histoire en étapes qui se succéderaient comme les marches d’un escalier. Excellent comme mé- thode descriptive, ce mode de procéder n’a aucune valeur explicative. Tout au moins les descriptions ainsi obtenues ne sont-elles que le symbole d’une explication sous- jacente : le statique, rappelons-le, ne doit être pour nous que le symbole du dynamique. Née avant la sociologie et avant la philosophie à tendance dynamique, la psycho- logie a, au début de son existence comme science, usé et abusé de ce mode de morcellement. Plus tard venue, la sociologie peut éviler ces errements qui font intervenir les procédés du monde mécanique dans le monde orga- nique. Nous-même, dans l'étude des progrès individuels ou sociaux, aurons l’occasion à plus d’une reprise de décrire des étapes. Nous ne le ferons qu'avec la conscience nette de la subordination de ce procédé à celui particulier aux sciences qui étudient la vie : la mise en lumière du dyna- misme fonctionnel qui est à la base de tous les phéno- mènes de vie. ot 66 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE En un mot, il faut que la sociologie dynamique ait le pas sur la sociologie statique. Mais ici un problème nouveau se pose à nous. Si les questions de la coordination et du morcellement sociologiques ne nous ont guère arrêté, n’offrant aucun trait qui, au point de vue de la méthode, püt présenter quelque difficulté, il en est autrement du problème con- cernant le déterminisme sociologique. Le concept de loi sociale d’ordre scientifique vient se buter au concept de libre arbitre que nous ne pouvons ni accepter ni re- Ivaxirzky (Bulletin Solvay, 7, Art. 117, p. 6) désigne la sociologie statique comme « la science des phases successives du progrès des sociétés humaines » et il ajoute : « ..… les périodes du développement de l'humanité ne sont en réalité que des vues de l'esprit qui aident à mieux désarticuler le bloc des phénomènes sociaux ; elles ne peuvent servir d'objets propres à l'analyse scientifique. » CF. aussi Paucnax, La logique de la contradiction, Paris, 4944, pp. 22 et 23: «..… ce qui importe, ce n’est pas tant la nature sta- tique des choses que leur activité, leur puissance, leur dyna- imisme... la nature statique, arrêtée toujours artificiellement à un moment du temps, et fixée dans l'imperceptible instant d'une évo- lution indéfinie, n’est intelligible et même n'a quelque réalité que par son influence sur les faits futurs et ses rapports avec ies faits passés, par les phénomènes, les systématisations on les désorganisations qu'elle fait prévoir, et dont elle est le signe, et, pour une part, la cause, on bien qu'elle continue, qu'elle repré- sente ou qu'elle termine. » CF. également A. W. Smazz and G. E. Vixcexr, An introduction to the study of society, New-York, Cincinnati and Chicago, 1894 ; A. W. Smaiz, Slatic and dynamic sociology, Am. Journal of so- ciology, 1895, pp. 195-209; Lesrer Warp, Dynamic Sociology, New-York, 1883-1897. Un des aspects les plus récents de la sociologie dynamique est celui de l’énergétique sociale ou application aux problèmes sociaux des méthodes de l'énergétique. Voir à ce sujet entre autres le grand maître de l’énergétisme W. OsrwaLn, L'expression énergé- tique des lois générales du progrès, t. XIV des Ann. de l'Inst. intern., de soc., Paris, 1912 et Ern. Souvay, Energétique sociale et politique positive, Rev. écon. intern., janv. 1910. LT Las LA MÉTHODE SOCIOLOGIQUE 67 pousser de-façon absolue, mais qui, intervenant dans le domaine où, pratiquement, l’homme se sent et se croit — légitimement d’ailleurs — le plus maître de sa destinée, celui de l'action, vient compromettre singulièrement la valeur du mot « loi ». Il suffit, en effet, qu’un élément in- déterminé, la volonté consciente et libre de l’homme puisse intervenir dans le déroulement des phénomènes pour que la valeur de ces intégrales immenses que sont les lois sociologiques avec leurs conditions intrinsèques et extrinsèques innombrables, soit entachée de nullité. « Tel phénomène social se produit dans telles et telles conditions » dit le sociologue, et le premier homme venu, engagé dans la lutte pour l'existence, d’objecter : « Oui, mais seulement si je le veux bien! » Et, dans l'esprit de celui-ci, la sociologie est discréditée dans son essence même *. Il serait puéril de le nier : quand il s'agit de lois psy- chologiques ou de lois sociales, l’un des éléments qui font partie intégrante des phénomènes de vie et qui en- trent donc à titre de facteur actif dans l’énoncé de la loi, est l'esprit de l'homme. Et la puissance des réactions conscientes, la puissance de la volonté réfléchie soutenue par la raison déductive et prévoyante, est parfois si dé- mesurément grande en regard des impulsions subcons- cientes ou simplement irraisonnées, que l'intégrité de certaines prétendues lois sociales, basées uniquement sur des répercussions d'activités organiques ou subliminales, pourrait bien en être singulièrement compromise. C'est au point que certains philosophes du passé et du présent ont cru devoir aller jusqu’à refuser aux lois sociales le titre de lois scientifiques. La question se pose done à 1 Cf. Le Daxrec, Définition de la science, Paris, 1908, p. 24: « Les vérités scientifiques n'ont rien à voir avec ce qu’on appelle couramment les vérités humaines ou vérités sociales..., dès qu’un être vivant entre en jeu, l'observateur humain est désarmé. » 68 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE nous : Peut-il être question de lois sociales naturelles, au sens scientifique du terme ? À cette question beaucoup de penseurs ont répondu par l’affirmative, d’autres par la négative. Elle s’est posée très tôt à l’esprit des hommes et a traversé les siècles sans trouver jusqu’à une époque relativement récente de réponse définitive ni de point d'appui sûr, puisque la méthode de la science critique n’avait pas encore été éta- blie et fondée philosophiquement. Ce n’est que de nos jours que la notion de loi sociale s’est précisée quelque peu, mais elle s’est trouvée fort obscurcie par les efforts de ceux qui ne voyaient dans la science que la méthode expérimentale pure appliquée aux faits matériels et ten- dant à ramener tous les rapports des faits entre eux à des proportions numériques. Les sociétés sont-elles des mécanismes construits par la volonté consciente de l'homme ou sont-elles des orga- nismes ? Et si elles sont des manifestations de la vie, ne parviendra-t-on pas à une sociologie plus sûre et plus exacte en cherchant à y découvrir des lois naturelles analogues à celles de la biologie ? De tout temps les matérialistes, les déterministes, les scientifiques avant la lettre ont déclaré que l’homme fait partie de la nature, que ce que l'on croit libre est déter- miné, et que les lois sociales ne peuvent être que natu- relles. Même les lois juridiques faites par les hommes sont pour eux un réflexe objectivé de ce qu’il y a chez les hommes de plus « naturel », leur subconscient. A ceux-là se sont opposés, de tout temps aussi, les mo- ralistes qui ne veulent pas du mécanisme, destructeur de la responsabilité humaine et qui disent : les hommes éta- blissent eux-mêmes le droit qui les régit, ils le modifient, donc ces lois tout au moins sont artificielles. Et comme rien de ce qui est social n’est inchangeable, il n’y a pas de lois sociales naturelles. Il est intéressant de suivre la controverse qui s'établit LA MÉTHODE SOCIOLOGIQUE 69 sur ce problème-dès l'antiquité. Ce bref coup d'œil histo- rique nous permettra peut-être de discerner laquelle des parties a tort ou raison, ou, si les opinions de chacune des deux contient une part de vérité, de mettre au jour la nature du malentendu qui les sépare, malentendu for- mel né du double sens des mots ou malentendu fonda- mental né d’un vice de méthode psychologique. Le problème des lois sociales naturelles tourmenta déjà les anciens Grecs. Les uns les voulaient naturelles — quo&, — les autres artificielles — Jé0s. — Quant aux sophistes, ils voyaient dans les lois sociales les deux élé- ments naturel et artificiel juxtaposés. Pour eux les re- lations humaines spontanées étaient naturelles; elles de- venaient artificielles en tant que l’homme les modifiait volontairement. Platon admet que la détermination du bien et du mal suivant la loi civile est en somme plus forte que les caprices individuels. Lui, le premier, a noté que les besoins sont à la base — mieux : la fin de toute organisation sociale : « Bâtissons done un Etat par la pensée, dit-il. Nos besoins en formeront les fondements. » Par là ne reconnaît-il pas implicitement que l’organisation sociale est un fait de nature, qu’elle est due sinon au ha- sard, du moins à des phénomènes antérieurs et supé- rieurs aux conventions sociales et aux artifices humains ? Socrate, lui aussi, déelare ‘ que « les lois écrites ne sont pas arbitraires ; elles reposent sur des lois non écrites que les dieux eux-mêmes ont gravées dans le cœur de l’homme. » [1 en voit la preuve dans les traits communs qu'offrent les législations des peuples différents. Aristote est plus catégorique encore. À son avis, « la cité est de la catégorie des choses selon la nature. » (Politique, 1, 1, 9.) Pourquoi ? — C’est que la vie sociale a pour premier moteur l'habitude; les mœurs à X£xoruon. Mémorables, IV. &, 42, 13, 19, 25. 70 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE sont les inspiratrices des lois ou, comme il le dit lui- même, les lois «ne sont que les mœurs mêmes réduites en formules ». /Lois, 793, a). Les mœurs naissent de l’opi- nion spontanée, nous dirions subconsciente, des peuples (752, c). Le climat, la nourriture influent sur les idées comme sur les corps (747, d). La constitution des cités a donc sa source première dans les influences du milieu cosmique (709, a). On voit que, sur ce point, comme sur tant d’autres, Aristote fut le précurseur génial de la science moderne. Mais il va plus loin; il précise que, ce qui est selon la nature, c’est l’organisation des sociétés, et que c'est le besoin qui la détermine. Le besoin pro- voque entre autres la division du travail, source de toute organisation {Rép., 379, a). Nous exposerons d’ailleurs plus loin les idées d’Aristote sur la société-organisme. Le caractère naturel des lois sociales a été assez géné- ralement admis par les penseurs de l’antiquité, bien qu'ils ne spécifient guère leur opinion sur ce point. Les stoi- ciens, eux aussi, l’auraient soutenue puisque, pour eux, le juste n’est pas arbitraire, mais naturel‘. A la fin du sommeil du moyen âge les opinions de- viennent plus tranchées. Au XVII° siècle apparaissent les doctrines individualistes : l'individu y est le point de départ et le point d’aboutissement des lois sociales, dont le caractère naturel se trouve plus ou moins explicite- ment nié par elles. Pour Hobbes et Locke la société est le résultat d’une convention. L'Etat n'existe qu'avec le con- sentement, formel ou implicite, des citoyens. Quoique le premier fût absolutiste et le second individualiste, pour tous deux l'Etat est hors de l’état de nature. Il est intéressant de constater que dès 1625 Hugo Gro- tius, dans son traité de la guerre et de la paix, reconnaît l'existence de lois sociales naturelles fondées sur les fa- cultés psychiques de l’homme. Recherchant l’origine dn 1 Voir entre autres Srorée, Æcl., LU, p. 18%. LA MÉTHODE SOCIOLOGIQUE 71 droit naturel dans -un ensemble de lois naturelles qui contiennent en elles-mêmes leur sanction et leur force obligatoire, il lui attribue trois sources : la sociabilité naturelle de l'homme, la raison et la volonté de Dieu. Premier fait constaté par l'expérience : l’homme est né sociable. La vie en société exige certaines conditions, entre autres le respect d'autrui. Ces conditions sont au- tant de lois, c’est-à-dire de devoirs et de droits naturels. C’est pourquoi le droit dérive en première ligne de la so- ciabilité humaine. — Une autre source du droit est la rai- son, recta ratio. La raison est dans la nature de l'homme et ses lois se passent de sanction. La justice se résume dans le précepte : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse. — Enfin une troisième et dernière source du droit, c’est la volonté de Dieu, dont l'autorité, qui est celle de l’auteur de toutes choses, est plus grande que celle du père sur ses enfants. Mais Dieu a fait l'homme raisonnable et sociable; les trois sources du droit se réduisent donc à une seule. « Le droit naturel, dit Grotius‘, est une règle que nous suggère la droite raison, qui nous fait connaître qu'une action, suivant qu’elle est ou non conforme à la nature raisonnable, est entachée de difformité morale ou qu’elle est moralement nécessaire, et que, conséquemment, Dieu, l’auteur de la nature, l'interdit ou l’ordonne. » Nous n’exposons avec quelque détail la thèse de Gro- tius que parce que nous voyons chez ce génial juriste et philosophe le premier homme qui ait aperçu clairement que la plus haute moralité, le terme du progrès est de faire accorder la volonté consciente de l’homme avec les lois de la nature, avec les « lois raisonnables », comme dit Grotius, c'est-à-dire, en somme, avec la loi naturelle ou biologique du progrès. ! Grorius, De jure belli et pacis, cité par Ad. Fraxcx, Réforma- teurs et publicistes, Paris, 1864-1881, liv. III, p. 275. 72 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE Autour de ce précurseur et après lui les philosophes ont néanmoins continué à se disputer sur les deux thèses-en présence, soutenant respectivement la qualité naturelle ou artificielle des lois sociales. Répondant à Hobbes, Spinoza déclare que, quand bien même l'Etat serait le résultat d’un accord volontaire des individus, il ne serait point pour cela hors de la nature, puisque chaque: indi- vidu y agit en vertu de ses impulsions natives comme c’est le cas de tous les corps vivants. Si le droit était arti- ficiel, il n’y aurait aucune garantie". Montesquieu reconnaît que chaque race a ses lois néces- saires et naturelles, conformes à son caractère. Quesnay développe cette idée en disant que l'Etat ne fait pas les lois mais proclame simplement celles qui sont naturelle- ment, et en assure le maintien. Condorcet, qui fut un des premiers à apercevoir le phénomène d'évolution progres- sive de l'humanité, croyait fermement aux lois naturelles régissant les faits sociaux; pour lui, les connaître, les prévoir, c’est pouvoir fonder sur elles des combinaisons qui assurent avec un succès croissant le bien-être et Pamélioration de la race humaine. Mais déjà la notion du contrat social de Rousseau, renouvelée d'Epicure?, commencait à remettre en hon- neur l'idée des moralistes selon laquelle l’homme est libre et établit à son gré la nature des relations inter- humaines. Il ne peut donc être question, dans cette al- ternative, de lois naturelles réglant les phénomènes so- ciaux. Cette attitude des moralistes, qui forme la base du con- 1 Spinoza, Traité politique, Paris, 1860, p. 361. 2? [1 faut en cffet remonter à Errcure pour trouver l'origine de cette notion: « Le droit n’est qu’un pacte ou un contrat; et ce contrat a pour fondement l'utilité. » Cité par J. Denis, Histoire des théories et des idées morales dans l'antiquité, Paris, 1856, vol. I, p. 417. Sur le même sujet, cf. Vaurmier, £a doctrine du contrat social, Bulletin de la classe des letires, 1914, no 3. PORT LA MÉTHODE SOCIOLOGIQUE Ye trat social, apparait clairement dans cette citation de Rousseau : « Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible à qui renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme et c’est ôter toute moralité à _ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté®. » Une confusion de termes tend à se produire à la suite des écrits de Rousseau, confusion qui fait reculer la méthode expérimentale de la science pour lui substi- tuer la méthode cartésienne de l'a priori. Cette con- fusion porte sur le terme même de « nature ». Pour Rousseau la nature n’est pas l’état d’imperfection pri- mitive, mais un idéal au sens des Idées de Platon. Le droit naturel est pour lui le droit absolu, idéal. Il dé- elare lui-même que « l'avènement de sa cité idéale sup- pose un peuple de dieux. » C’est ce qui a fait dire à Espinas ? : « Ce que Descartes avait fait pour l’âme indi- viduelle, Rousseau le fait pour l'âme sociale ; il y sup- prime l’involontaire. » Kant a pris une position intermédiaire entre le détermi- nisme mécaniste et l'idéal. Pour lui les faits sont déter- minés, mais leur ordre, leur harmonie, qui ne pourraient vaître d’un mécanisme pur, sont l'effet de la finalité immanente des choses, finalité qu’elles tiennent du nou- mène où règne la pure liberté. « Les individus, dit Kant LA et même les peuples entiers ne s’imaginent guère que tout en s’abandonnant chacun à leur propre sens, et souvent à des luttes l’un contre l’autre, ils suivent à leur insu, comme les abeilles et les castors, le dessein de la nature à eux inconnu, et con- ! Rousseau, Le contrat social, cité par Ad. Fraxcx, Réforma- teurs et publicistes, liv. III, p. 280. ? Espinas, Les sociétés animales, Ie éd., Paris, 1878, p. 48. ? Kanr, /dée d'une histoire universelle au point de vue de l'hu- manité, 1784. 7h INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE courent à une évolution qui, lors même qu’ils en auraient une idée, leur importerait peu. » C’est Kant qui inaugure en Allemagne la grande dis- cussion philosophique entre les déterministes et les par- tisans de la liberté. Fichte, après Kant, appuyé sur Kant, mais malgré Kant, revient à Rousseau. Les individus sont libres, fins en soi ; il ne peut y avoir subordination entre eux, mais seulement coordination. La société n’est pas un corps vivant, uni par des lois intrinsèques, mais une juxtaposi- tion de volontés. Hégel, par contre, reprend l’idée d’une humanité qui, comme un corps vivant, poussé par une finalité interne, tend à s'élever au-dessus du monde ma- tériel en obéissant à ses lois. Pour lui la société humaine, comme tous les êtres concrets, a pour condition toutes les existences inférieures qui l'ont précédée. Elle obéit fatalement aux lois du progrès organique. Hégel ne craint même pas, semble-t-il, de considérer l’espèce ou le genre comme plus réels que l'individu. Lorsque l'individu s'élève à une vie spirituelle, de sa pensée naît la loi ; mais il ne la crée pas, il se borne, sans s’en douter, à la décou- vrir. «C’est, dit Hegel, l'esprit immanent des peuples et de l’histoire qui a fait et qui fait les constitutions. » En quoi le philosophe allemand se montre un précurseur de Durkheim et de son école. En Angleterre l’esprit positif et expérimental de la race devait conduire les penseurs à la notion des lois natu- relles. Aussi bien envisagent-ils tous, après Adam Smith, la société comme une organisation spontanée. Smith va même si loin dans ce sens que, pour lui, l’organisation sociale se produit en l’absence de toute intervention d’une volonté collective prévoyante et raisonnable. L'hypothèse d’un contrat social lui paraît vaine. Chaque individu, par le seul fait qu’il sert ses intérêts, coopère sans le savoir à l'harmonie sociale et à l’organisation interhumaine la meilleure qui soit. L'intérêt personnel est le ressort LA MÉTHODE SOCIOLOGIQUE 79 caché et tout puissant qui assure la vie et le progrès des sociétés ‘. Ce fut aussi, en France, l'avis des Physiocrates. Leur fameux : laisser faire, laisser passer, s’il est un conseil pour l'avenir, est une constatation pour le passé ; ou plu- tôt une constatation conditionnelle: si l’on avait laissé faire tout le monde et tout laissé passer, la société serait mieux organisée qu'elle ne l’est. Il y a donc des lois naturelles, mais aussi une volonté humaine et le pouvoir d'intervenir à l'encontre de ces lois. Quant à Aug. Comte et à tous les positivistes après lui, il est clair qu'il existe, à leurs yeux, des lois sociales naturelles et que le progrès social leur est subordonné *. _ Si l’on ramène le débat à ses éléments essentiels, il semble qu'il soit possible d'y relever tout au moins deux confusions. Tous les penseurs que nous venons de ren- contrer en descendant le cours de l’histoire nous paraissent avoir raison à leur point de vue, quand bien même ils semblent soutenir des thèses opposées. Leur seul défaut — défaut malheureusement très général dans le monde des philosophes à systèmes et de tous les avocats d’une thèse, quelle qu'elle soit, — a été de ne pas définir assez 1 Ecoutons la répercussion de cette note anglo-saxonne sous la plume d’un contemporain et non des moindres : Woodrow Wazsox, l'actuel président des Etats-Unis. « La Société, dit-il dans son ouvrage sur L'Etat (Paris, 1902, vol. TE, p. 350), n'est aucunement une création artificielle : elle est aussi naturelle et organique que peut l'être l'homme lui-même. Comme Aristote l'a dit, l'homme est par nature un animal sociable ; son rôle de membre de la société lui est aussi naturel que son individualité. Depuis que la famille s’est constituée, il a connu l'organisation politique, l'association politique. C’est pourquoi la Société est une résultante des habitudes communes : c’est une forme de l’évolution, un composé progressif de relations étroites, un tout compact, vivant, organique, une structure et non une construction. » 2 Cf. entre autres Cowre, Cours de philosophie positive, Paris, 1877, vol. IV, pp. 261. 266 de la 4° éd. 76 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE les termes qu'ils ont employés et de ne pas faire la part de ce qu'il y avait de juste dans l’opinion de leurs adver- saires. Ces précautions leur auraient épargné bien des erreurs de jugement. Ils n'auraient pas considéré comme inintelligents et bornés des penseurs qui n’avaient qu’un défaut, celui d'envisager la question posée sous un angle autre que le leur. Ils auraient en outre enrichi leur point de vue de considérations qui les auraient rapprochés de la vérité. La première confusion réside dans le sens donné au terme « naturel ». Qu'est-ce qui est naturel et qu'est-ce qui ne l’est pas ? Quand Joseph de Maistre déclare, par exemple, que « l'art, c’est la nature de l’homme » et que la toile du tisserand est tout aussi naturelle que la toile de l’araignée, n’étend-il pas le champ de ce terme au delà des limites assignées par l'usage? Qu'est-ce qui resterait, selon lui, pour le domaine de lartificiel ? Fouillée : affirme que « l'intelligence, dans une large mesure, affranchit de la sélection naturelle qui s'exerce à l'extérieur, au profit de la sélection artificielle et de la sélection intra-orga- nique. » Voilà donc encore un autre sens de ce même mot. La confusion vient, nous semble-t-il, de ce que l’on se place tour à tour à deux points de vue différents en con- sidérant l'homme. L'homme fait partie de la nature, au même titre que tous les êtres vivants. Cela est hors de doute. Mais à ce sens large du mot «nature » qui englobe tout ce qui existe, s’oppose d’une part le « surnaturel », supposé hors du domaine accessible à la science. C’est le sens que Maistre donne au mot. D'autre part le langage courant et la science à sa suite opposent aux phénomènes naturels ceux qui se produisent avec la participation consciente et volontaire de l'homme. Ceux-ci sont dits ! Fouirér, Les éléments sociologiques de la morale, Paris, 1905, p. 209. : _— LA MÉTHODE SOCIOLOGIQUE {1 «artificiels». En psychologie et en sociologie les processus organiques et subconscients seront appelés naturels, les opérations rationnelles et les actes qui en découlent seront appelés artificiels. En nous basant sur cette distinction. nous sommes donc autorisés à affirmer : qu'il n’y a pas de lois sociales artificielles dans le sens d’extra-naturelles, ou de supra-naturelles, en un mot de lois opposées au cours des choses tel que l’observe la science, du moins n’en savons-nous rien ; mais que les lois artificielles sont plus ou moins naturelles, selon qu'elles se rapprochent ou s’'éloignent du processus inconscient de la vie orga- nique, psychologique ou sociologique. Si l'on appelle naturelle la tendance active des êtres à progresser, on peut dire que la loi naturelle se manifeste plus ou moins complètement dans l’activité consciente des hommes et dans les lois juridiques artificielles qui en sont l'expres- sion, selon que leur science ou leur ignorance accélère ou retarde l'élan de cette tendance au progrès. La liberté, dit une maxime, est l’obéissance à la loi. Nous dirions de même que le progrès artificiel consiste en une collabo- ration avec le progrès naturel. La seconde confusion que nous voudrions signaler dans le débat concernant l'existence de lois sociales naturelles n’est plus d'ordre verbal mais d'ordre psychologique. fl est curieux de constater que les adversaires n'aient pas aperçu le malentendu qui les séparait. Les uns, défen- seurs de la thèse selon laquelle les lois sociales sont na- turelles, ne tiennent compte que du subconscient des in- dividus, et admettent que leur pensée consciente n'en peut être que le reflet. C’est presque la thèse de la cons- cience-épiphénomène que nous rencontrerons plus loin. C’est celle en tout cas des esprits scientifiques quand ils opposent « naturel» non pas à «artificiel», mais à « surnaturel ». Les autres au contraire, adversaires de la notion de loi sociale naturelle, sont, nous l'avons dit, les moralistes qui, laissant de côté le subconscient qu'ils né- 78 , INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE geligent ou tiennent pour peu important, insistent exclu- sivement sur la pensée et la volonté conscientes de l’homme. Et comme la plupart des faits sociaux, quand bien même ils ne sont pas directement réglés par la vo- lonté humaine, ne font le plus souvent que répercuter ou équilibrer les désirs et les volontés de l'individu, désirs et volontés qui se manifestent chez lui consciemment, il est clair qu’ils devaient aboutir à la conclusion inverse, celle de la négation de l'existence de lois sociales natu- relles. Pour nous ce facteur imprévisible que serait la liberté humaine, ou tout au moins l'élément actif émanant de ce foyer hautement complexe qu'est le foyer des réactions psychologiques conscientes, rationnelles et réfléchies de l'esprit, ne doit pas nous faire perdre de vue que la mé- thode de la science critique ne nous permet la connais- sance que des « constantes ‘ » de l’évolution sociale et que ses lois, forcément naturelles puisque scientifiques, sont simplement corroborées où contrecarrées par l’interven- tion clairvoyante ou aveugle, adéquate ou inadéquate, de l’homme. La conclusion à tirer de ce débat est qu'il faut, pour établir des lois sociales scientifiques aussi bien que pour critiquer l’évolution historique, tenir compte, au tout premier chef, des phénomènes subconscients et d’une facon subsidiaire seulement des actes conscients des individus, les premiers représentant l’élément de constance et de durée, les seconds l'élément accidentel de contingence, pouvant se manifester comme élément adjuvant ou comme élément défavorable au progrès social. Cela signifie, on le voit, qu'il faut fonder la sociologie ! « L'analyse du phénomène social en lui-même », dit très jus- tement Ivaxirzkyx (Bulletin Solvay, 7, Art. 117, p, 6) dégage un « élément constant, naissant des inter-actions sociales et persis- tant à travers les transformations des systèmes sociaux. » LA MÉTHODE SOCIOLOGIQUE 79 sur la biologie prise au sens large du terme‘. Est-ce à dire que la sociologie expérimentale ou physique sociale soit caduque et ses efforts vains ? Nous n'irions pas si loin. Cependant il est à craindre, comme nous avons eu l’occa- sion de le remarquer déjà, que, vu la haute complexité des phénomènes ressortissant à la sociologie, il faille at- tendre encore quelques milliers d'années avant qu'il soit possible d'en donner par cette voie une vue synthétique et coordonnée. Puissent les précurseurs qui ont fondé la physique sociale avoir le courage de patienter encore quelques siècles. Et qu’en attendant, le sociologue ambi- tieux de rendre service et de contribuer pour sa part au progrès social laisse aux bénédictins modernes de la science les études minutieuses que lui propose la socio- logie exacte, mathématique et expérimentale. Qu'il s’at- tache à consolider les bases de la sociologie biologique et qu'il enrichisse la science en poursuivant cette étude, moins aisée que l’autre, mais certainement plus féconde. Et qui sait si la physique sociale n'aurait pas avantage à prendre pour cadre de ses recherches et investigations les conclusions mêmes auxquelles sera parvenue la sociologie biologique ? Les catégories artificielles d’un morcellement scientifique purement logique seront toujours factices et caduques. Seules les classifications fondées sur les phé- nomènes dynamiques naturels sont durables et définitives. On pourra en différencier les éléments ; leur faisceau sera toujours conforme au modèle que nous offre la nature clle-même?. ! Les études traitant des rapports entre la sociologie et les autres sciences de la vie : psychologie, biologie, se sont multi- pliées ces dernières années. On en trouvera l'énumération à l'in- dex bibliographique qui se trouve à la fin de ce volume, ? On s’étonnera peut-être de ne pas trouver dans cette intro- duction méthodologique une analyse ou une critique des ouvrages bien connus de Durkueim, Les règles de la méthode sociologique (Paris, 1904), Worms, Philosophie des sciences sociales (Paris, 1912), ete. Comme le lecteur s’en apercevra, nous nous faisons 80 INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE une règle, dans l'exposé des principes de cet ouvrage, d'éviter toute discussion d'opinions contradictoires. En voici les motifs. Tout d’abord, cela alourdirait considérablement cette étude qui paraîtra déjà trop étendue au gré de quelques-uns. En second lieu il faudrait, pour être juste, citer et réfuter tous les écrivains ayant abordé le sujet, ce qui serait une quasi-impossibilité. Ensuite cette étude fût-elle possible et intéressante, elle n'est pas notre but. Ce but est de déterminer la loi du progrès, principa- lement en sociologie. Tout ce qui précède est un moyen pour tendre à ce but et non une fin en soi. Enfin la réfutation des opi- nions contradictoires, aussi bien que les points d'entente avec les sociologues qui ont étudié le même sujet, se trouvent contenus implicitement dans notre exposé mème. Nous croyons faire plon- ger les racines logiques de notre étude assez profond pour que tout lecteur qui serait d'accord avec nos principes, non seulement reconnaisse comme justes ou erronées les opinions qu'il rencon- trerait dans d’autres ouvrages, mais encore soit à même de pou- voir déterminer en quoi et pourquoi elles sont telles. Nous nous contenterons donc le plus souvent, au cours de cet ouvrage, d’invoquer l'autorité des spécialistes compétents sur les points où nous nous trouvons d'accord avec eux et où notre propre incompétence nous fait un devoir de nous appuyer sur les dire d'hommes ayant consacré leur vie à l'étude approfondie de sujets que nous ne pouvons qu'effleurer. N'est-ce pas un exemple de division du travail social ? L'un fait le rouage, l'autre monte l'horloge. LIVRE I L'ORGANISME SOCIAL CHAPITRE PREMIER EXPOSÉ HISTORIQUE a ———— La société peut-elle être assimilée à un organisme ? On l'a affirmé avec énergie. On l’a nié avec non moins d'énergie. La question a son importance. Il ne s’agit point en effet d’élucider un point de métaphysique. Peu importe après tout qu'on affirme ou qu’on nie in abstracto l'iden- tité entre l’organisme social et l'organisme animal. Cela ne changerait pas d’un iota le cours des événements de ce monde, car depuis longtemps le spectacle des disputes que soutiennent doctoralement les virtuoses de la logo- machie ne passionne plus les esprits cultivés. Devant la complexité croissante des problèmes les plus vitaux, éclairés depuis peu par une science méthodique toujours plus maîtresse de ses moyens, les hommes de culture et d'intelligence se tournent de préférence vers les pro- blèmes psychologiques, sociologiques et philosophiques capables d’agrandir le champ de la pensée humaine et de se résoudre en bienfaits dans le domaine de la vie. La question de la société-organisme est de celles qui, après tant d’autres, ont passé par les trois grandes phases 84 L'ORGANISME SOCIAL décrites par Auguste Comte. Dans l’antiquité et au moyen âge on a fréquemment parlé de cette similitude. Sans remonter à la loi de Manou ou à l’apologue de l'estomac et des membres, par lequel Menenius Agrippa réussit à calmer une des premières grèves que relate l’histoire de l'humanité, le catholicisme, après Saint-Paul, a fait un dogme de la société-organisme. Mais ce fut en quelque sorte la période mythologique de celte comparaison. Elle valait comme symbole plus que comme réalité concrète. Plus près de nous de nombreuses tentatives ont été faites de fonder métaphysiquement la prétendue similitude de la société avec un organisme. Dans les seules années de 1875 à 1878, quatre penseurs également distingués, Herbert Spencer en Angleterre, Espinas en France, Schæffle en Allemagne, et Paul de Lilienfeld en Russie ont, presque simultanément, donné chacun un tableau très vivant de leur conception de la société-organisme. Quoique différant l’un de l’autre par le point de vue phi- losophique auquel ils se sont placés, ces quatre écrivains ont ceci de commun qu'ils affirment avec conviction l'identité, selon eux absolue, entre les sociétés et les or- ganismes individuels. Nous nous proposons d'examiner brièvement leurs arguments et de les juger au point de vue théorique auquel leurs auteurs se sont placés eux- mêmes. Constatons seulement que les conclusions pra- tiques auxquelles ils aboutissent sont nulles, ou peu s’en faut. Simple jonglerie de l'esprit, leur comparaison, même . dans ce qu’elle peut avoir de fondé, pèche par la base, nous voulons dire par le principe directeur qui l’a ins- pirée. Et cela apparaît distinctement dans cette incapa- cité d'apporter à l’économie sociale, à la politique, au droit ou à l’économique aucun principe pratique nouveau, aucune indication qui permette d’entrevoir si peu que ce soit l'avenir de l'évolution humaine et de diriger par eon- séquent vers un idéal supérieur de justice et de bonheur la société dont nous faisons partie. ca EXPOSÉ HISTORIQUE 85 Il faut ajouter que les continuateurs de Spencer, de Lilienfeld, d'Espinas et de Schæfile, quelque brillants qu'ils aient été dans leurs écrits, n’ont pas cherché à dépasser ce point de vue théorique métaphysique. Sans doute ils se croyaient sur le terrain scientifique — et nous nous garderons de contester le grand souci d’exactitude scientifique qui les a guidés dans leurs spéculations — mais avaient-ils bien en main cet instrument complexe qu'est la science, nous voulons parler de cette science capable de procéder avec le maximum de garanties et d’exactitude au sein du domaine mouvant, fuyant et com- plexe des phénomènes de la vie ? À moins de construire dans les nuages ou d’accumuler aveuglément des maté- riaux infinitésimaux dont nos descendants pourront dans dix siècles tirer des conclusions pratiques — quittes à laisser aller à vau l’eau ou selon l'intuition malhabile des foules le progrès social contemporain — il nous faut pos- séder une méthode à la fois sûre et clairvoyante qui per- mette dès aujourd’hui de poser les jalons de la science expérimentale de demain. C’est cette science que nous avons tenu à déterminer dans notre introduction philoso- phique. Et nous avons cru pouvoir conclure, ainsi qu'on l'a vu, en faveur de l’utilité des analogies biologiques d'ordre dynamique. Tous les phénomènes de vie ressor- tissent aux mêmes lois fondamentales. Retrouver ces lois et éclairer ainsi sous un jour nouveau le problème de la société-organisme nous paraît être la voie la plus sûre à suivre pour élever la question, des phases mythologique et métaphysique, à la phase scientifique. Et ce progrès est si réel, eroyons-nous, qu'il permettra à la nouvelle conception de la société-organisme, débar- rassée de sa gangue métaphysique, de développer dans le domaine de Ja vie ses effets pratiques. Sur le terrain de la sociologie nous serons en possession d’une norme intel- lectuelle, scientifiquement fondée, qui nous permettra de juger en quelque mesure de l’« adéquation » — qu’on nous 86 L'ORGANISME SOCIAL pardonne ce néologisme — ou en d’autres termes, de l'efficacité, de l’excellence, de la valeur des institutions actuelles. Conclusion hardie, nous nous en rendons compte, con- clusion qui peut paraître à d’aucuns prétentieuse et folle. Chacun peut se tromper. Les résultats auxquels nous par- viendrons seront peut-être erronés, en tous cas incom- plets, certainement attaquables. Nous ne nous en cachons point. Mais nous estimons qu'il vaut mieux soulever des problèmes et semer les idées que l’on croit fondées scien- tifiquement, que de restreindre le champ de ses investi- gations à des problèmes purement historiques ou spécu- latifs dont l'utilité humaine et actuelle est absente ou reporlée à une échéance illimitée. A. La thèse catholique. Nous ne nous étendrons pas longuement sur la période que nous pouvons appeler mythologique de la comparai- son de la société avec un organisme. Nous renvoyons ceux de nos lecteurs que cet examen rétrospectif pourrait inté- resser aux ouvrages qui traitent de la question*. Il nous faut cependant esquisser la conception de la société-organisme que se fait l'Eglise catholique, ceci en raison des conclusions que prétendent en tirer les socio- logues catholiques contemporains pour tendre à la solu- tion actuelle de la question sociale. C'est à Platon ou plus exactement à Aristote que l’on peut faire remonter la notion de société-organisme telle que l’a adoptée le catholicisme. Platon en effet ne s’est 1 Weiss, dans son Apologie des Christentums, IVe éd., Fri- bourg-en-Brisgau, 1904, vol. IV, I, p. 535, indique les références suivantes : ArisrorTe, Polit., 5, 2, 7. Euves., Morale, 7,10, 9. Trre- Live, 2, 32. Ciceron, Fin., 3, 19. Sénèque, Ep. 95, 52. Marc-Au- RÈLE, 9, 23: 12, 39. EXPOSÉ HISTORIQUE 87 -pas prononcé catégoriquement sur cette question. Il semble néanmoins, à en juger par les Lois et par la Répu- blique, qu'il se représentait l'Etat comme une sorte de corps vivant doué d’une vie propre et d’une âme analogue à l'âme humaine. A voir naître, vivre et mourir les Etats, à voir leurs rouages, créés pour le bon ordre de l'en- semble, entrer parfois en conflit et entrainer la souffrance, tout comme les fonctions organiques mal coordonnées engendrent la maladie, il a pu en venir à la conception d’une analogie, d’ailleurs fort réelle. Mais qui dira jus- qu’à quel point on pouvait à cette époque distinguer un organisme d’une organisation ? Aristote est allé plus loin que Platon. Naturaliste, mé- decin et sociologue autant que philosophe, il devait plus que tout autre avant ou après lui, jusqu’à notre époque, saisir les analogies frappantes entre les sociétés et les organismes. On sait que le grec ne possède qu'un seul mot : organe, pour désigner une chose qui sert à une fin et à un être vivant qui tend de lui-même à une fin. Aussi Aristote écrit-il dans sa Politique (1,2,9) que tout organe ou ins- trument présente certains caractères extérieurs communs, en particulier ceux de coordination et de subordination. « Que les parties composantes soient contiguës ou sépa- rées, dès qu’un objet est composé de parties ne formant qu’un tout, on observe en lui ordination et subordination. Cette condition est inhérente à la constitution même des êtres vivants. Mais les êtres inanimés eux-mêmes pré- sentent des traces d’une ordination et comme un accord. » Conférant le titre d’organe aux choses que nous appel- lerions inorganiques, Aristote devait, à plus forte raison, considérer les groupes sociaux comme des organes ayant leur unité et leur fin. Dans sa Politique (1, 1,3) il assimile en effet catégori- quement la cité à un être vivant; c’est un produit de la nature qu'il faut étudier par l'analyse expérimentale au 88 L'ORGANISME SOCIAL même titre que tous les êtres vivants. De même que les animaux se développent à partir d’un germe qui, en se dédoublant, engendre tous les organes du corps, ainsi la société, née du couple primitif, devient successivement famille, dème, bourgade, pour aboutir à la cité (1,4, 7). Les corps vivants et les réunions de corps sont régis par les mêmes lois, d’où résultent les propositions sui- vantes : 1. Dans le temps : naissance, transformations et mort des sociétés. Dans l’espace : différences de types selon les lieux et les milieux (4,1,3 et 5). 2. Nul être n’est composé de parties identiques. La société doit être composée de parties, qui sont séparées les unes des autres par des différences intimes (1,1, 4 et 1,2,8 et 9). 3. Ces parties différentes sont coordonnées en une unité orga- nique. Les citoyens sont les organes de la cité (1,2,4). L’esclave, quoique séparé du chef, est l’organe de la famille (1, 2, 20). 4. Cette unité s'exprime par une conscience, une raison centrale (3,6, 4) ceci malgré la liberté relative des individus. En effet la cité, qui dispose d'organes plus nombreux, reflète aussi une sagesse dont aucun individu isolé ne serait capable, 5. L'individu isolé ne se suffit pas à lui-même, ne suffit pas à perpétuer la race, ne s'explique donc pas par lui-même (1, 1, 12) ; il ne saurait donc être l’objet ultime de la science. Il doit être étu- dié en tant qu’organe de la cité qui lui confère son existence et son rôle. Ajoutons que l’éparpillement relatif des individus au sein de la cité, par opposition au groupement cohérent des organes individuels, n’a pas échappé à Aristote, mais ne l’a pas non plus arrêté. Le caractère organique d’un être vivant ne dépend pas, selon lui, du contact contin- gent et accidentel des parties, mais de la coopération des organes en vue d’une même fin (3, 1, 11). Deux bourgades voisines, observe-t-il, ne forment pas nécessairement une même cité (3, 5, 12). EXPOSÉ HISTORIQUE 89 Le moyen-àge chrétien a repris pour son compte, comme on le sait, la plupart des idées d’Aristote, en les accom- modant à ses besoins dogmatiques particuliers. C’est l’apôtre Paul qui sema la graine appelée à germer dans le terrain profond de la scolastique : « Ainsi, nous qui sommes plusieurs, nous ne faisons qu’un seul corps dans le Christ, et chacun en particulier, nous sommes membres les uns des autres. » (Rom. 12,4.) — « Car, comme le corps est un et a plusieurs membres, et comme tous les membres du corps, malgré leur nombre, ne for- ment qu'un seul corps, ainsi en est-il du Christ. » (1. Corinth., 12,12 et suiv. ‘.) Nous retrouvons ici l’idée de l'unité dans la multipli- cité, unité non pas seulement abstraite, mais active : coo- pération, tendance vers un même but de conservation mutuelle et d’enrichissement moral. Saint-Augustin, après Platon, observe que la société comme l'individu a sa jeunesse et son âge mûr. Saint-Tho- mas d'Aquin (Reg. princ.3,9) insiste comme Saint-Paul sur les deux idées de multiplicité des parties et d'inégalité et de différences entre les parties. A ces idées, la philosophie catholique en a ajouté deux qui en découlent logiquement: celle de cohésion, non pas extérieure, mais innée, des parties et celle d’activité coordonnée de tous veïs un but commun, celui auquel tend l'organisme global. Si nous résumons les quatre conditions nécessaires pour qu'une société soit parfaite et digne de son nom d'organisme, nous pouvons, avec le catholicisme ?, les énoncer comme suit : 1. Il faut qu'il y ait multiplicité de membres et différences entre les membres entraînant inégalité ; car l'égalité supprimerait l'autorité et par là l'unité. 1 Cf. Z. Corinth., 10, 17 et Col., 3, 15. * Weiss, Apologie des Christentums, t. IV, pp. 537 et suiv., 65% et 1161. 90 L'ORGANISME SOCIAL 2. Les membres doivent être relativement indépendants les uns des autres et avoir une activité propre, sans toutefois sortir du cadre du tout. Donc, pas d’excès d'autorité, pas d’absolutisme. Il doit en être de leur liberté comme de l'indépendance relative des officiers sur le champ de bataille, chacun agissant par aïlleurs dans les limites de sa compétence et conformément aux ordres reçus, c'est-à-dire conformément au plan d'ensemble de Ia bataille. 3. Il faut qu’une force innée de cohésion crée l’unité entre les membres, sans le concours incessant d’une autorité agissant du dehors. 4. Cette force de cohésion doit être agissante et développer un mouvement de convergence. Il doit y avoir activité extérieure ou évolution intérieure de l'organisme entier tendant à un même but. Créer une forte unité du tout social, une division ration- nelle du travail et une action coordonnée des parties iso- lées, aussi bien pour le service les unes des autres que pour le service du tout, telles sont les conditions pratiques à remplir pour se rapprocher d’une solution de la ques- tion sociale '. On peut formuler ainsi les devoirs de l’homme et de la société tels qu'ils découlent des prin- cipes énoncés plus haut: A chacun sa place, qu'il ne doit pas abandonner ; A chacun son devoir, auquel il ne doit pas être infidèle ; A chacuñ ses limites, qu’il ne saurait franchir sans nuire au tout et à lui-même ; À chacun son droit assuré, d'où il résulte que nul ne doit être lésé, ni par les individus, ni par l'Etat. . Une société n’est un vrai organisme que si tous y trouvent leur compte. Nul ne doit mépriser son prochain, car chacun a besoin des autres ; nul n’est superflu pour contribuer à tendre au but de la totalité, bien que chacun ait son rôle et son importance variable. Car, malgré les inégalités individuelles, tous sont égaux néanmoins devant le besoin qu'ils ont du secours d'autrui. 1 Weiss, loc. cit., pp. 654 et suiv. EXPOSE HISTORIQUE 91 Telle est la conception de l'Eglise catholique. Elle représente un point de vue très noble et intéressant. Elle contient certes une grande part de vérité morale cachée sous le symbole qui lui sert de fondement. Toutefois, comme nous le montrerons plus loin, il y a, dans la thèse catholique, un manque d'équilibre entre la notion d'unité, d’où découle celle d'autorité, et d'autre part celle de liberté d'initiative des individus, cette dernière mena- cant, en cas de conflit, d’être sacrifiée à la première. Quelques rares penseurs du moyen âge peuvent aussi, à côté de l'Eglise catholique, être considérés comme les tenants de la société-organisme. Ainsi pour Hobbes la cité est un corps immense, le Léviathan. Le souverain en est l’âme, les magistrats sont les articulations, les sanctions sont les nerfs, la richesse de tous est la force, la concorde est la santé‘. Au dire d’Espinas, Spinoza aurait abordé, sans toute- fois la traiter spécialement, la question de la société- organisme ?. « S’il arrive que plusieurs individualités concourent à une action unique, de telle sorte qu'elles soient toutes ensemble la cause d'un effet unique, dans cette mesure, je les considère toutes comme constituant une chose particulière unique. » (Ethique, II, déf. 7.) « L'idée qui constitue l'être formel de l'âme humaine est l'idée de corps, qui est composé d'un très grand nombre d'individus très composés. » (/bid. II, th. 15) « Que si nous concevions une nouvelle espèce d'individus, com- posés de plusieurs individus différents, nous retrouverions que cet individu peut être affecté d’un grand nombre d'autres manières, tout en conservant cependant sa nature. » (Zbid. Il, th. 13, lemme VII, scholie.) Pour Spinoza il y aurait donc âme individuelle lorsque les parties composantes, quoique changeantes — et elles ! Cité par Izouuer, La Cité moderne, Paris, 1896, p. 106. 2 Spinoza, Oeuvres, Paris, 1842. 92 L'ORGANISME SOCIAL changent sans cesse (II, 13, axiome 2; — remplissent cer- taines conditions qui conservent l'intégrité du tout : 1. Le nombre des parties doit rester le même. 2. S'il change, l’équilibre total des rapports des parties doit cependant rester le même. On ne peut cependant affirmer que Spinoza ait traité, dans ces propositions, de l'organisme plus que de toute organisation, quelle qu’elle soit. B. La thèse d’Auguste Comte. Avec Aristote et la philosophie catholique du moyen âge, nous avons étudié la phase mythologique de la ques- tion de la société-organisme. Plutôt que de nous y appe- santir nous préférons étudier brièvement les principaux écrivains de la « période métaphysique » du sujet, sans les citer tous, et simplement pour nous permettre de faire le tour de la question et de voir quels sont les problèmes secondaires qui se posent et comment ils ont été résolus jusqu'ici. À la suite de ce grand précurseur des classificateurs modernes que fut Auguste Comte, les trois premiers, nous l’avons dit, furent Herbert Spencer, Paul de Lilien- feld et Alfred Espinas. “ A leurs noms nous pourrions joindre celui de leur con- temporain Schæfile. Si nous ne l’étudions pas spéciale- ment, c’est que, professeur d'économie politique et ministre du commerce, il fut un économiste plutôt qu'un sociologue. Les subdivisions de son grand ouvrage Struc- ture et vie du corps social! sont statiquement assimilables 1 Paru sous le titre de Bau und Leben des sozialen Kærpers, Tübingen, 1881. Cf. Introduction, ch. III, $ 2, p. 53, analogies et différences entre les organes et fonctions des animaux et des so- ciétés. EXPOSÉ HISTORIQUE 93 aux organes des corps vivants individuels : elles n’ont presque aucun rapport dynamique avec leurs fonctions. Dans sa seconde édition de 1896, l’auteur déclare d’ail- leurs lui-même qu’il a réduit la part des analogies biolo- giques et qu'il n’a jamais méconnu le caractère psychique du corps social. Barth, qui a écrit un article sur Spencer et Schæfile ‘, estime que « Spencer est un esprit plus ori- ginal, plus perçant et aussi plus systématique, Schæffle est meilleur observateur et connaisseur des détails de la vie sociale. » Enfin, G. De Greef de Bruxelles, R. Worms de Paris, et bien d’autres, parmi lesquels il faut citer Novicow et Izoulet, auteur de la Cité moderne, se sont occupés de la question, mais n’y ont à vrai dire apporté que peu d’élé- ments nouveaux, s'étant contentés de prendre le symbole société-organisme pour cadre général de leurs études expérimentales et critiques des différentes manifestations sociales. En transportant la sociologie biologique sur le terrain des ressemblances purement fonctionnelles, ils ont fait passer la question de la société-organisme du terrain métaphysique sur le terrain proprement scien- tifique. , Spencer, Lilienfeld, Espinas et Schæffle ont eu, nous l’avons dit, un prédécesseur dans la personne d’Auguste Comte. C'est ce philosophe qui emploie, semble-t-il, le premier le mot organisme pour l'appliquer à la société. Mais chez lui il n’y a guère qu’un seul organisme formé d'êtres humains agglomérés, c’est l'Humanité, « immense organisme * » — « le plus vivant des êtres connus * » ! Barru, Spencer und Schæffle, VNierteljahrsschrift für wis- senschaftliche Philosophie und Soziologie, nouv. série, t. III, 190. ? Aug. Coure, Système de politique positive, Paris, 1851, p. 329. 3 Loc. cit., p. 335. 94 L'ORGANISME SOCIAL — qui embrasse le passé insondable, le présent et l'ave- nir !. Matériellement séparables les uns des autres, les hommes sont unis par l’amour, qui est un lien d’essence supérieure. Aussi l'organisme social a-t-il infiniment plus de valeur que les misérables organismes individuels dont les parties ne peuvent un seul instant se dissocier sans périr. Ce qui lui confère une autre supériorité encore, c’est qu’il est susceptible d’un progrès indéfini, tandis que l'individu est condamné à périr tôt ou tard, Enfin Comte va si loin dans son culte de l'Humanité, qu’il ne craint pas de déclarer qu’« il n’y a au fond de réel que l'Humanité ». L'homme n'existe que comme une abstrac- tion dans l'esprit des philosophes ! Qu'est-ce qui prouve que la société humaine n’est pas une abstraction ? C’est, dit Comte, que les phénomènes sociaux, irréductibles à tous les autres, ont leurs lois propres, ce qui suffit, aux yeux de la philosophie positive, pour leur conférer une existence propre. Et, sans même posséder les éléments qui lui permet- traient d’appuyer par une documentation convaincante ses géniales intuitions, Comte brosse de la sociologie biologique un vaste tableau anticipé. 11 la veut dynamique plutôt que statique ?. La politique doit se régler sur les lois naturelles de l’organisme social *?. Or les lois sociales naturelles résultent des besoins des individus qui sont, dans l’ensemble, essentiellement les mêmes ‘. Toute 1 L'Elan vital de Bercson serait un organisme plus vaste encore. Cf. L'Evolution créatrice, p. 58 : « A la rigueur, rien n’empêche- rait d'imaginer un individu unique en lequel, par suite de trans- formations réparties sur des milliers de siècles, se serait effectuée l’évolution de la vie. » ? Courte, Cours de philosophie Rires IVe éd., Paris, 1877, VI, pp. 611 et suiv. #' Loc. cit:, IV, p. 291. 4 Loc. cit., V, pp. 27 et suiv. EXPOSÉ HISTORIQUE 95 modification apportée sur un point à l’organisme social se répercute sur l’ensemble des autres parties ; il y a une « solidarité fondamentale... entre tous les aspects pos- sibles de l'organisme social ! » Le progrès obéit donc à des lois définies? qui tendent « à faire de plus en plus ressortir les facultés caractéristiques de l'humanité, com- parativement à celles de l’animalité * ». Il y a donc aussi une pathologie sociale. Les crises représentent « pour l’organisme social l’analogue exact des maladies propre- ment dites de l’organisme individuel { ». L'originalité de Comte est d’avoir voulu fonder la socio- logie sur la biologie. Selon que l’on prend pour point de départ de la science l’homme ou le monde, celle-ci prend un caractère subjectif ou objectif. Les deux points de vue sont nécessaires et complémentaires. « Aucune vérité ne saurait être définitivement établie, qu'après avoir été démontrée par les deux méthodes, quelle que soit celle dont elle émane d’abord 5. » On connaît la grande classification des sciences de Comte : mathématiques, astronomie, physique, chimie, biologie et enfin sociologie, science suprême qui étudie l'Humanité, autant de moyens que possède l'esprit hu- main pour sonder l'inconnu et pour contribuer au pro- grès du vaste organisme social. Cette classification, qui doit exprimer du même coup l’évolution des sciences, leur avènement dans le champ de la conscience humaine et la hiérarchie de leur valeur, conduit Comte à fonder la L Loc. cit., IV, p. 237, VI, pp. 678 et 685. ? Loc. cit., IV, pp. 261-266. 3 Loc. cit., IV, p. 442. # Loc. cit., IV, p. 309. — Sur la thèse de l'organisme social chez Core, cf. Hermann Luierz, Die Probleme im Begriff der Gesell: schaft bei Auguste Comte im Gesamtzusammenhange seines Sys- tems, lena, 1891, en particulier $ 4, II, Das Bild des Organismus, p. 39. 5 Syst. de pol. pos., vol. I, p. 449. 96 L'ORGANISME SOCIAL sociologie sur la biologie. En effet, chaque science se trouve analysée par le moyen de la science immédiate- ment inférieure et a pour but d'éclairer la science immé- diatement supérieure. Ainsi, quand bien même, subjecti- vement, la sociologie vise à accroître le progrès de l’Hu- manité, objectivement elle ne peut s'appuyer que sur la science universelle immédiatement inférieure, la biolo- gie, dont elle emprunte la méthode et accepte les conclu- sions pour se les assimiler et les étendre dans le domaine qui lui est propre. Avant et après Comte il s’est trouvé d'ailleurs quelques autres politiciens et économistes pour ténoriser à leur façon les rapports entre la biologie et les théories de l'Etat. Ainsi Carl Theodor Welcker (1813) croit apercevoir, dans la vie des nations, quatre âges — Lebensalter — cor- respondant à des périodes de la vie des individus. Il y a, selon lui, des peuples enfants, jeunes, adultes et séniles. L'enfance sociale, comme l’enfance individuelle, se carac- térise par une façon d'agir où l'influence des sensations est prédominante. Gôrres (1819) assimile l’action automatique ou subcons- ciente de l’homme et sa volonté consciente et réfléchie respectivement à la forme démocratique et à la forme monarchique de l'Etat. De même que le corps ne doit pas régner sur le cerveau, ainsi le peuple ne peut que nuire à l'Etat en voulant jouer le rôle de classe dirigeante. Et l’auteur de tirer de ces comparaisons des conclusions péremptoires sur le passé, le présent et l'avenir des Etats germaniques ! Rohmer (1844) revient à la notion des âges de Welcker, mais pour lui ce sont les partis politiques qui corres- pondent aux quatre périodes de la vie individuelle : radi- calisme, libéralisme, conservatisme et absolutisme, voilà où gisent respectivement l'enfance, la jeunesse, l’âge mûr EXPOSÉ HISTORIQUE 97 et la vieillesse politique. 11 donne des preuves à l'appui de son dire: la nature générale, les qualités intellec- tuelles, le tempérament moral, la conception du monde cosmique et religieux et la doctrine politique de chacun de ces groupes correspondent aux caractères de chacun des âges en question. K. Volgraff s'appuie sur une doctrine anthropologique qui lui est propre. L'homme passe par quatre phases psy- chologiques caractéristiques qui se distinguent par le degré de plénitude et de vigueur qu'il apporte dans les manifestations de son instinct de préservation indivi- duelle. La prépondérance respective de l’une ou de l’autre de ces phases marque de son empreinte le caractère poli- tique de l'Etat. Quant à Bluntschli, l'éminent jurisconsulte et historien de Zurich (1808-1881), il considère que les organes de l'Etat sont unifiés par une àme politique, esprit de la nation. Mais ce ne sont pas les services publics, comme on pourrait le croire, qui représentent le corps de l'Etat : c’est la constitution. Conscient et volontaire, l'Etat a évi- demment une âme masculine qui s'oppose à l’âme fémi- nine, affective et mystique de l'Eglise ‘! Nous ne pouvons suivre Bluntschli dans les développements de son sys- tème. Constatons simplement qu'il affirme à bien des re- prises l'identité de nature entre l'organisation de l'Etat, ainsi que les actes politiques particuliers, et certains organes et processus des organismes individuels. Comme on le voit, ce ne sont encore là que de timides essais de relier logiquement la science de la société à la science de l'individu. La biologie se trouvait, au lemps de Comte, dans un 1 Cité par F. W. Coxex. Organismic theories vf the State, New-York, 1910, auquel nous empruutons également les quelques renseignements sur Wreckrr, Gürres, Ronmer et VoiGrarr. 98 L'ORGANISME SOCIAL état trop embryonnaire pour qu’on ait pu lui faire les moindres emprunts en faveur de la sociologie. Ce fut le privilège de ses successeurs en sociologie de reprendre les analogies biologiques et de les pousser beaucoup plus loin que lui — malheureusement dans une voie souvent plus symbolique que scientifique. Le premier fut Herbert Spencer. C. La thèse de Herbert Spencer. Spencer prétend faire abstraction de toute idée finaliste et se placer exclusivement au point de vue mécaniste. Il considère toute chose comme une masse de matière ; la société n'échappe pas à la règle. Dans cette matière agissent des forces: il faut donc en étudier la direction et les effets, en d’autres termes les redistributions de matière et les transformations d'énergie engendrées par ces forces. Comme seule la matière concentrée est per- ceptible par nos sens, eux-mêmes matériels, nous ne pouvons connaître qu’une partie des mouvements de l'univers. Cependant nous pouvons observer que toute concentration matérielle s'accompagne d’un dégagement de mouvement et d’une concentration complémentaire d'énergie active, toute dissolution matérielle absorbant au contraire une certaine quantité de mouvement ambiant et perdant de son énergie propre pour tomber dans un état d'inertie passive. Telle est, à grands traits, la loi d'évolution de Spencer, loi qu’il applique à tous les degrés de la science, de la physique à la sociologie, en passant par la chimie, la biologie et la psychologie, ou plutôt qu’il retrouve et vérifie dans ces domaines très divers. Durant la phase de concentration, le chaos s'organise. La masse homogène ou tout au moins indifférenciée, se différencie plus ou moins. Un phénomène mécanique naturel rapproche les éléments qui présentent des ana- Ge”. EXPOSÉ HISTORIQUE 99 logies: ce qui se ressemble s’assemble. Aïnsi «à côté d’un progrès allant de la simplicité à la complexité, il se fait un progrès allant de la confusion à l’ordre, d’un arran- gement indéterminé à un déterminé ». Ce sont là moins deux phénomènes distincts que deux aspects d’un même phénomène. Même observation en ce qui concerne le dé- gagement de forces qui accompagne le phénomène de concentration matérielle : ce dégagement de forces est de plus en plus considérable à mesure que le phénomène de concentration s’accentue ; il se trouve aussi de plus en plus propre à produire sur les masses environnantes des réactions plus violentes. Lorsqu'il y a équilibre entre les forces incidentes exercées par le milieu et les forces émanant de la masse agrégée, le processus formatif atteint son apogée, l’évolution est finie, la dissolution va com- mencer. Cette grande évolution ascendante et descendante se retrouve dans toutes les sortes d’existences. Spencer les divise en trois catégories : inorganiques, organiques et superorganiques. Les existences superorganiques se manifestent par « des faits que nul corps organisé pris isolément ne présente, mais qui résultent des actions que ces corps organisés agrégés exercent les uns sur les autres ‘». Cependant cette division n’est pas absolue. Hhpieuan: l’idée aristotélicienne de l'organe caractérisé par sa complexité matérielle et l’unité de sa fin, Spencer déclare qu’« animées ou inanimées, dès qu’elles sont com- posées de parties conspirantes, les choses participent de l'organisme, seulement à des degrés divers. » Toute exis- tence étant ainsi fin pour les existences inférieures, mais moyen pour les existences supérieures, on ne saurait affirmer qu’il y a des êtres, mais bien de l'être à des degrés divers de concentration. C’est ce qui fait que des degrés seulement séparent la biologie de la sociologie ; ? Spencer, Premiers principes, Paris, 1871, p. 386. 100 L'ORGANISME SOCIAL les individus et les sociétés, qui nous paraissent si nette- ment tranchés, se trouvent avoir un point de jonction dans certains organismes inférieurs dont on ne saurait dire s'ils sont des êtres multicellulaires ou des sociétés d'individus monocellulaires. La théorie de la société-organisme de Herbert Spencer se trouve développée dans son ouvrage sur les Principes de sociologie”. Le philosophe anglais commence par affirmer que la société doit être considérée comme une chose, c'est-à- dire comme une entité se ressemblant à elle-même à tra- vers ses transformations. Le seul fait que le mot a été créé prouve que la chose est concevable. Or l'univers est composé de corps inorganiques et de corps organiques. C’est avec ces derniers qu’une société a le plus d'analogies. Quels sont les caractères communs à la fois aux sociétés et aux corps organiques ? Spencer en distingue six principaux : 1. Des deux côtés il y a croissance, c'est-à-dire augmentation de masse, division et union de cellules. 2. À mesure qu'ils augmentent de volume, les sociétés et les organismes prennent une structure plus compliquée. La différen- ciation n’est possible que si le nombre des parties constituantes le permet. 3. La différenciation progressive en structure s accompagne d'une différenciation progressive en fonction. Les organes ne deviennent pas seulement différents de forme, ils servent aussi à des usages différents, ou plutôt ils jouent des rôles différents. 4. On constate ensuite une relative interdépendance des parties. Les structures et fonctions différentes sont unies par une relation définie ; les changements des parties se déterminent mutuellement de telle sorte que l’une ne se suffit pas sans toutes les autres, ni toutes les autres sans celle-là. C'est, dans la société, la division du travail. Exemple: les métallurgistes s'arrêtent quand les mi- ! H. Srexcer, Principes de sociologie, Paris, 1879-1883. EXPOSÉ HISTORIQUE 101 neurs ne leur fournissent plus de matière première. Si les matières premières larissent, les industries qui en dépendent s'arrêtent. 5. Tout corps vivant est un agrégat de cellules. Spencer cite les myxomycètes dont les unités amiboïdes vivent un temps isolées, puis s'unissent en plasmodium — société ou animal ? — qui se comporte comme un organisme un. Dans un corps vivant les cel- lules gardent un certain degré d'autonomie. Exemple : cellules nomades de l'éponge en croissance, qui ont fait comparer l'éponge à une cité aquatique, avec rues, etc. (Huxley) — C'est le cas aussi des leucocytes du sang et des cellules épithéliales ciliées des voies respiratoires. 6. A l’état normal l'agrégat dépasse en durée la vie de ses par- lies constituantes. Exemple : une maison de commerce peut durer des siècles. Inversément : la vie de l'organisme peut être brus- quement anéantie sans que pour cela ses parties constituantes périssent en même temps. Exemple : après la mort subite d'un individu, ses cellules musculaires, épithéliales, ete., continuent à vivre un temps. À ces ressemblances entre la société et l'organisme ani- mal, Spencer lui-même oppose un certain nombre de différences, quitte à en nier ensuite la valeur dans la question qui l’occupe. 1. Il constate qu'un organisme animal a ses parties liées entre eiles, l'organisme social ayant, au contraire, des parties indépen- dantes au point de vue spatial. Mais cette objection ne l’arrète pas : les parties constitutives d’un organisme animal sont moins cohé- rentes qu'elles n’en ont l'air. Les unités essentielles qui. la com- posent ne forment un tout cohérent que dans les couches proto- plasmiques. 2. On remarque qu'il y a des degrés différents de vie parmi les cellules et parties d'un organisme individuel. Chez l'animal la conscience esL concentrée dans un sensorium — le système ner- veux — et dans une partie de l’agrégat seulement. Dans la société au contraire la conscience est partout : tous les membres sont capables de bonheur et de souffrance. Il n’y a pas de sensorium social. 102 L'ORGANISME SOCIAL Mais, objecte Spencer lui-même, à y regarder de plus près, ne retrouve-t-on pas jusqu’à un certain point ces différences de degré dans l'organisme social lui-même ? A côté des hommes, n’y a-t-il pas les animaux, les plantes, qui font partie de la société ? Ceux-ci affectent en effet par leur existence ou leur non-existence la nature des hommes eux-mêmes et sont, par réaction, l’objet des soins des hommes. Il y a d’ailleurs encore une autre sorte de cohé- sion entre les cellules humaines. Au lieu de la trans- mission mécanique des mouvements d’une cellule à l’autre, comme dans l'organisme animal, la transmis- sion d'homme à homme a lieu par la parole et par l'écriture. Les ondes moléculaires se répandent par- tout dans les organismes animaux inférieurs ; elles se propagent dans certains sens seulement et suivant certains courants dans les organismes animaux supé- rieurs. [l en est de même dans la société. Le contact par la parole, de direct qu’il était, et ne s'appliquant par conséquent qu’à peu de gens -et à une courte dis- tance, s’est étendu par l'écriture. L'invention des jour- naux en est un exemple éclatant. Sans ce moyen de parler aux masses, une grande nation ne saurait sub- sister comme telle. Néanmoins — Spencer le reconnaît — Ia cohésion du système animal est plus grande, car toutes les parties existent automatiquement pour le cerveau, le système nerveux central dont elles contribuent à conserver l’inté- grité. Le système nerveux est pour ainsi dire l’organe du plaisir et de la douleur. L'état de dissociation spatiale d’une société ne permet pas à la différenciation d'arriver à ce degré extrême. En outre, les unités cellulaires animales sont façconnées pour leur rôle, leurs fonctions. Dans l'organisme social toutes les unités sont sensibles, quoiqu’elles le soient plus ou moins. C’est une différence capitale. EXPOSÉ HISTORIQUE 103 Et Spencer de conclure ainsi son exposé des diffé- rences : : « La société existe pour le profit de ses membres ; les membres n'existent pas por le profit de la société... Les droits du corps politique ne sont rien en eux-mêmes ; ils ne deviennent quelque chose qu'à la condition d’incarner les droits des individus qui le composent ». Sans relever ici combien le farouche individualiste nuit à sa thèse de la société-organisme en signant cette pro- fession de foi qui distingue, semble-t-il, radicalement l'organisme animal — tout pour l'unité — de l'organisme social — tout pour la cellule constitutive — constatons qu'il n’en poursuit pas moins son rapprochement, et cela jusque dans les détails. Divisant les classes sociales d’après leur fonction, il assigne aux pouvoirs militaires et politiques — pro- tection nationale et ordre social — le rôle d'appareils régulateurs défensif et offensif du système nerveux de l'organisme social; aux industriels le rôle d’appareils d'entretien intérieur ou de système digestif; aux com- merçants celui d'appareils de circulation ou de sys- tème sanguin ?. Nous ne le suivrons pas dans les dé- veloppements multiples que permet ce petit jeu d’es- prit, fort innocent, mais aussi peu convaincant que pos- sible. D. La thèse de Paul de Lilienfeld. Paul de Lilienfeld a consacré deux ouvrages à la ques- tion de la société-organisme. L'un Pensées sur la Science ! Loc. cit., vol. II, p. 20. ? Loc. cit., pp. 192-198. 104 L'ORGANISME SOCIAL Sociale de l'Avenir? a paru en allemand en cinq gros volumes ; l'autre: La Pathologie sociale?, qui existe en français, forme le second volume de la « Bibliothèque sociologique internationale » publiée sous la direction de René Worms. Lilienfeld insiste tres vivement, non pas simplement sur l’analogie, mais sur l’« identité absolue » de la société avec un organisme. Selon lui la société est un organisme concret, et c'est à défendre cette thèse qu’il consacre le plus clair de ses ouvrages. Dans une préface remarquable à la Pathologie sociale de Lilienfeld, René Worms résume en ces termes son point de vue : « Tout être vivant pluricellulaire est un composé d'êtres vivants moindres ; et ce tout complexe, suivant un principe universel, rappelle les simples dont il est formé, c'est-à-dire suit les mêmes lois qu'eux, dans sa structure, son fonctionnement et son évolu- tion, En s’unissant, les cellules constituent des organismes ; et les organismes, des sociétés. Les sociétés sont donc aux organismes ce que ceux-ci sont à leurs cellules composantes. Cette loi de la superposition des êtres et de la correspondance des formes super- posées est générale dans la nature vivante : les sociétés faites d'êtres humains n'y échappent pas davantage que les sociétés com- posées d'organismes appartenant aux autres espèces animales. ? » Ce qui distingue cependant la conception de Lilienfeld de celle de Spencer, c’est que le sociologue russe consi- dère comme organisme uniquement le siège des fonctions de conservation et de relation et ne voit donc dans l’orga- ! Le ler volume a paru à Mitau en 1873 : La Société comme un organisme réel; le 2me en 1875 : Les Lois sociales; le 3me, La Psycho-physique sociale, en 1877 un an avant l'ouvrage de SCHÆFFLE. Le Ame volume a pour titre : La Physiologie sociale et le der- nier : Essai de théologie naturelle. L'ouvrage n'existe pas en français. ? Paris, 1896. $ La pathologie sociale, pp. VIH et VII, EXPOSÉ HISTORIQUE 105 nisme social qu'un organisme nerveux. Il abandonne ainsi un grand nombre de comparaisons entre les diffé- rentes fonctions de la société et les systèmes osseux, musculaire, digestif ou conjonctif des organismes indi- viduels. Par contre, il s’étend bien plus que Spencer dans le domaine des choses sociales, ce qu’il appelle la « sub- stance sociale intercellulaire »; il cherche à discerner dans les choses non seulement un milieu de conservation de l'organisme social, mais les éléments dont celui-ci se sert pour se conserver, éléments dans lesquels se réper- cute et se fixe une bonne part de l’activité sociale. Lilienfeld poursuit son assimilation de la société avec un organisme nerveux dans trois domaines principaux. Pour lui l’étude des faits économiques représente la phy- siologie de l'organisme social; celle des faits juridiques la morphologie sociale et celle des faits politiques la hié- rarchie organique de la société ‘. Il y a donc une science du fonctionnement des organes, une science de la forma- tion des organes et une science de la dépendance mutuelle des organes. Ces trois aspects principaux de la question n’excluent d’ailleurs pas les activités intellectuelles, morales ou esthétiques de la société, mais ces dernières manifestations de la vie sociale ont pour condition préa- lable les activités économiques, juridiques et politiques qui doivent ainsi être étudiées les premières. Voici comment Lilienfeld arrive à établir le principe de sa classification tripartite : « Il est impossible, dit-il?, qu'une réunion d'êtres humains existe sans qu’ils subviennent, d’une manière ou d’une autre, à leurs be- soins, sans qu'ils délimitent réciproquement leurs actions par des mœurs ou des lois, et sans qu'il y ait communauté d'intérêts et de tendances entre les individus. Toute communauté d'hommes pré- sente, en d'autres termes, trois sphères : les sphères économique, ! Loc. cit., p. XXXIV. 2 Loc. cit., p. XXIX. 106 L'ORGANISME SOCIAL Juridique et politique, qui correspondent aux sphères physiolo- gique, morphologique et unitaire des organismes de la nature. » La «loi d'évolution progressive », dans chacune de ces trois sphères, sera, comme pour Spencer, la loi d'intégration et de différenciation complémentaires. Il y aura : 1. « Pour la sphère économique : augmentation de la propriété marchant de pair avec l'exercice d’une plus grande liberté écono- mique ; » 2. « pour la sphère juridique : délimitation plus spécialisée et plus nette des droits individuels et communs, concuremment avec la possibilité plus grande de les faire valoir : » | 3. « pour la sphère politique : unité d'action plus intense accom- pagnée de libertés politiques plus larges !. » Cependant l'auteur spécifie que « le terme de liberté, dans notre formule, loin d'exprimer une action déréglée, détermine au contraire les limites et les conséquences nécessaires du libre arbitre humain *. » L'auteur veut dire par là, pensons-nous, que la liberté de chaque individu est limitée par la liberté d'autrui. Enfin la division tripartite des sciences sociales est fondée sur la triple « manifestation des forces inorga- niques comme action physico-chimique, comme forme et comme unité Ÿ. » Si du domaine proprement social nous passons au domaine des choses — de la « substance sociale intercel- lulaire » -— nous retrouvons aussi bien la division corres- pondant aux trois aspects de la science sociale que la double forme évolutive d'intégration et de différenciation empruntée à Spencer. Lilienfeld écrit : « La triple loi de l'évolution sociale que nous avons formulée en concordance avec la manifestation trinitaire des forces de la 1 Loc. cit., pp. XXIX et XXX. 2 P. XXXI. 8 P. XXXIV. 4 P. XXXV. EXPOSÉ HISTORIQUE 107 nature organique et inorganique, et qui est unifiée par la loi géné- rale d'intégration et de différenciation de l'univers entier, préside au développement progressif et régressif, autant du système ner- veux social que de la substance sociale intercellulaire. » Toute activité humaine s’exerçcant sur des objets ani- més ou inanimés dans le but de coopérer à la conserva- tion de l'être humain confère à ces objets une valeur sociale. Cependant Lilienfeld ne considère comme subs- tance sociale intercellulaire que les objets servant à des fins économiques, juridiques ou politiques. C’est le cas sans doute de presque tous les fruits de l'esprit humain lorsque celui-ci exerce son activité en vue de modifier des objets dans un but scientifique ou esthétique. Ces objets sont alors susceptibles d'acquérir une valeur sociale. Mais ils ne l’acquièrent que si les puissances psy- chiques qui les ont créés s’incarnent « comme matière et énergie sociale dans les sphères économique, juridique et politique.’ » Toutes les sciences aident à la sociologie, mais la socio- logie se distingue de toutes les sciences. En effet: « la sociologie s'appuie sur les résultats acquis par toutes ces disciplines, mais elle ne les considère qu'en tant qu'ils se sont manifestés comme des puissances sociales. Et comme telles elles n’ont jamais pu et ne pourront se manifester dans l’avenir que dans les sphères économi- que, juridique et politique, et en conformité avec la triple loi de progrès, de regrès et de capitalisation des énergies psychiques que nous avons énoncée * .» Lilienfeld distingue deux formes d’évolution, qu'il emprunte à la physiologie : l’évolution extensive qui cor- respond à la croissance organique des êtres, à leur pro- grès quantitatif, et l’évolution intensive qui alterne avec l’autre et lui succède et répond à une différenciation L Loc. cit., p. XXXVI. 2 P. XXXVI(, v. a. p. 306. 108 L'ORGANISME SOCIAL interne des organes, à un progres qualitatif. « Si l’on con- sidère séparément le système nerveux social et la sub- stance sociale intercellulaire, on se convaincra facilement que l’un et l’autre peuvent effectuer une évolution exten- sive ou intensive simultanément ou séparément !, » Ce- pendant il vaux mieux, pour l’évolution globale de la société humaine que les évolutions des êtres vivants et des choses sociales soient simultanées. Si nous désignons par 1, 2 et 3 respectivement les sphères économique, juridique et politique et d'autre part par À le système nerveux social et par B la substance sociale intercellulaire, nous pourrons résumer les progrès normaux des sociétés en disant avec Lilienfeld qu'ils doivent présenter les caractères suivants : 1. SPHÈRE ÉCONOMIQUE : A. — Puissante activité économique, prévoyance, économie, épargne, esprit d'entreprise et d'invention?. L'évolution progres- sive de la vie économique de la société sera : « augmentation de la propriété (intégration) marchant de pair avec une liberté éco- nomique toujours plus large (différenciation) ®. » B. — Prédominance d’utilités positives. La « projection des énergies psycho-physiques » unifiées sera l'argent, mesure com- mune des valeurs #, Il y aura donc à la fois unité dans la mesure égale des valeurs (intégration) et inégalité des fortunes (différenciation 5. 2. SPHÈRE JURIDIQUE : A. — Tribunaux forts et juges justes, respect des droits d’au- 6 trui, garanties pour la sécurité publique et privéef. L'évolution progressive consistera en une délimitation de plus en plus nette 1 Loc, cit.; p. XLIII. P. 88. Pp. 92, 118 et 240. P. 101. P. 96. P. 89. A OO & cc EXPOSÉ HISTORIQUE 109 des sphères d'activité des individus par le moyen des lois (inté- gration) ! et en une liberté de plus en plus grande de faire valoir ses droits (différenciation) *. B. — Lois logiques, simples, non contradictoires, répondant aux besoins et-au niveau de culture de la masse de la population, assurant les garanties des transactions financières, du commerce et de l’industrie *. I y aura à la fois égalité devant la loi (intégration) * et iné- galité ow absence d'aniformité dans les relations (différencia- tion) . 3. SPHÈRE POLITIQUE : À. — Gouvernement fort et stable, créant la paix dans le pays, agissant avec sagesse et avec équilibre. L'évolution progressive de la vie politique consistera en un affermissement de l'autorité (intégration) et en une extension des libertés individuelles et publiques (différenciation). Ailleurs l’auteur paraît admettre une autre forme typique d'évolution progressive dans le domaine poli- tique. La hiérarchie, dit-il, doit se fonder sur la nature : les indi- vidus qui forment la société sont plus où moins doués ; de cette différence naissent les classes sociales avec leurs dépendances naturelles ®. Les caractères distinetifs des classes se renforcent encore par l'hérédité d’une part”. et d'autre part, par la sélection artificielle du choix social qui élève les meilleurs aux dignités publiques et élimine par la sanction pénale ceux qui tombent dans la marge de la société. A ce point de vue, Lilienfeld aperçoit un mouvement d'intégration dans l'unité qui se réalise par l'égalité devant le pouvoir souverain, et le mouvement de différenciation dans la multiplicité croissante des degrés hiérarchiques et leur connexité *. Loc cit. p. 158. ? Pp. 16%, 20. cf er À 1.199. Pp. 158-159. Pp. 171 à 175. Pp. 176 et suiv., 200. Pp. 181 et suiv. Pp. 191, 195. © D 7 A Ou 110 L'ORGANISME SOCIAL B. — Budget équilibré". L'auteur n'indique ici ni intégration, ni différenciation de la substance sociale politique intercellulaire. Ce laconisme semble indiquer que quelque doute se serait produit dans son esprit sur la légitimité d'attribuer le budget publie à la catégorie des choses politiques. Nous n’aurions pas développé à ce point les théories de Lilienfeld si nous n’avions pas l’intention de les critiquer plus loin et d'emprunter certains éléments de leur mé- thode pour l'exposition de nos propres théories sur la société-organisme. Contentons-nous d’ajouter deux renseignements qui complèteront le tableau des procédés analytiques de Lilienfeld, L'auteur ne démontre en aucun endroit de son livre la similitude de la société avec un organisme. Il se contente de l’affirmer. Il la déclare réelle, concrète et absolue. Il consent néanmoins à admettre certains traits distinctifs des deux sortes d'organismes. « L’élasticité du système nerveux social, dit-il?, la faculté des éléments nerveux (les hommes) de vicarier les uns pour les autres (de se suppléer dans les charges sociales), la capacité d’accu- muler les énergies vitales et de les dépenser à un degré plus grand, voilà ce qui distingue la vie sociale de celle du système nerveux individuel, tant dans son état normal que dans ses manifestations anormales. » Les manifestations anormales — qui font l’objet de l'ouvrage sur la pathologie sociale — sont caractérisées par l’auteur d’une façon aussi simple qu’expéditive. Pour déterminer l’état pathologique, il s’appuie sur la formule bien connue de Virchow. « La déviation de l’état normal, dit Lilienfeld*, ne consiste, d’après Virchow, qu'en ce qu’une cellule ou un groupe de cellules manifestent une LL0c. Ci, D: 89. 2 P:507 s1P:21;: EXPOSÉ HISTORIQUE 111 action hors du temps nécessaire, hors du lieu nécessaire ou hors des limites d’excitation (asthénie ou excès d’éner- gie) prescrites par l’état normal. » L’état normal, le temps nécessaire et le lieu nécessaire ayant été déterminés par l’auteur comme il a été dit plus haut, toute la pathologie so- ciale se trouve découler de ces principes avec une logique et une clarté qui ne peuvent faire l’objet d’un doute pour personne ! E. La thèse d’Alfred Espinas. Alfred Espinas, par son volume Des sociétés animales, publié en 1877 ‘, apporta à la question de la société-orga- nisme une contribution d'autant plus précieuse qu'elle était appuyée sur des connaissances scientifiques très complètes. Peu d’années auparavant, Espinas avait tra- duit, avec la collaboration de Th. Ribot, les Principes de psychologie de H. Spencer. Il s’était donc familiarisé avec la méthode du grand naturaliste anglais. On en retrouve de nombreuses traces dans son œuvre. Espinas se rapproche également, mais par un point seulement, de Lilienfeld, en ce qu’il compare l’organisme social à un organisme nerveux. Pour lui une société se distingue d’un organisme individuel en ce qu’elle est « avant tout » une conscience. « Une société est une cons- cience vivante ou un organisme d'idées. » Et il ajoute : « Au lieu d'essayer de rendre compte de la conscience par l’organisme matériel, nous serions plutôt tenté d’expli- quer l'organisme matériel par la conscience. * » L'auteur considère l’étude des sociétés animales comme une étape nécessaire à celle des sociétés humaines. Les organismes sociaux du monde animal, moins complexes que ceux du monde humain, serviront de prototypes, ! Ile éd., Paris, 1878. ? Loc. cit., p. 530. 112 L'ORGANISME SOCIAL offriront des formes simplifiées dont l’étude permettra d’amorcer celle des sociétés humaines. Tandis que les naturalistes comparaient à l'envi les sociétés animales à des colonies, républiques ou royaumes, les hommes politiques de leur côté désignaient volon- tiers les groupes sociaux du nom de ruches, fourmilières, polypiers ou même arbres. Ces comparaisons, affirme l’auteur, sont plus que fortuites. Les groupements humains et les groupements animaux doivent avoir une origine commune. Si la vie sociale est indispensable aux êtres vivants, quelqu'inférieurs qu’ils soient sur l’échelle ani- male, c’est que «le milieu social est la condition néces- saire de la conservation et du renouvellement de la vie. C’est là une loi biologique qu’il ne sera pas inutile de mettre en lumière. !» Dans l’évolution, chaque groupe zoologique pousse un peu plus dansun sens ou dans l’autre le perfectionnement des habitudes sociales. « Enfin les faits sociaux sont soumis à des lois et ces lois sont les mêmes partout où de tels faits se montrent. » — « Comme les éléments constitutifs du corps vivant forment par leur participation à une même action biologique un seul tout qui n’a dans la pluralité de ses parties qu’une seule et même vie, de même les animaux individuels qui cons- tituent une société tendent à ne former, par l'échange de leurs représentations et la réciprocité de leurs actes psy- chiques, qu'une conscience plus ou moins concentrée, mais une aussi et en apparence individuelle ?. » Un double problème se pose done : 1. « Quel est le rapport des individus avec le centre psychique auquel leur activité se rattache, avec le groupe dans lequel ils naissent à la vie comme corps séparés et comme consciences distinctes ? Comment concilier l’in- dividualité des parties et celle du tout ? Et si le tout forme VLoc: et, D. 9: A 0 |: MS KR OS EXPOSÉ HISTORIQUE 113 un individu véritable, comment, dans l'animalité, une conscience collective est-elle possible ? ! » 2. « Quelle sorte d’être est la société ? Est-elle un être à proprement parler, quelque chose de réel et de con- cret, ou bien ne faut-il voir en elle qu’une abstraction, une conception sans objet, un mot ? Bref, la société est- elle un vivant comme l'individu, aussi réelle, et dans ce cas même plus réelle que lui, ou bien n'est-elle qu’une unité de collection, une entité verbale dont l'individu forme toute la substance ? ? » A ces questions l’auteur répond en affirmant que, toutes choses examinées et pesées, la société est bien un indi- vidu social organique réel. « Tout corps social, remarque-t-il, est un tout or- ganisé, c’est-à-dire fait de parties différentes, dont chacune concourt par un genre particulier de mouve- ments à la conservation du tout #. » Sans doute, à pre- mière vue, la société se distingue de l'individu. Mais nous retrouvons, en passant de l'étude des individus à celle des sociétés, les mêmes lois, les mêmes fonc- tions, les mêmes caractéristiques biologiques, simple- ment transposées de l’ordre organique à l’ordre psycho- social. « En passant d’un ordre à l'autre, dit-il#, le consensus orga- nique devient solidarité, l'unité organique figurée dans l'espace devient conscience invisible, la continuité devient tradition; la spontanéité du mouvement devient invention d'idées, la spéciali- sation des fonctions reprend le nom de division du travail, la coordination des éléments se change en sympathie, leur subordi- nation en respect et en dévouement, la détermination elle-même des phénomènes devient décision et libre choix ». ! Loc. cit., pp. 10 et 11. Pr:1t. *:P, 516. + P. 528. 114 L'ORGANISME SOCIAL Depuis plusieurs siècles, constate Espinas, on a tendu dans différents domaines à comparer, voire à assimiler la société à un organisme. L’auteur consacre près de cent cinquante pages de son ouvrage à une introduction histo- rique où il montre que, surtout depuis Auguste Comte, l'idée de la société-organisme a gagné du terrain aussi bien dans le monde des sociologues que dans celui des biologistes. « Depuis le commencement de ce siècle, trois groupes de sciences, la linguistique, l’histoire et la paléontologie d’une part — d'autre part la statistique et l’économie politique — enfin la biologie et la zoologie ont convergé spontanément vers un même but. Chacune d'elles a apporté pour sa part et suivant son point de vue quelque contribution à la théorie aristotélicienne qui fait de la société un organisme naturel, soumis aux mêmes lois, dévelop- pant les mêmes énergies que les autres corps vivants !, » Il est intéressant de constater à quels égards les repré- sentants de ces sciences diverses ont cru pouvoir com- parer les sociétés avec des organismes individuels. 1. Dans le premier groupe, Espinas a rangé la linguistique, l'histoire et la paléontologie. La linguistique, dit-il?, « a montré que les phénomènes du langage sont soumis à des lois naturelles et elle a déterminé quelques-unes de ces lois... Elle a comparé cette œuvre d’une raison qui s’ignore elle-même, à une végétation, à un processus organique ». — D'autre part: «La durée des nations est, pour ceux qui écrivent leur histoire, une succession d'états dont le désir du mieux est le secret principe; c'est un mouvement, une marche vers un idéal, c’est une véritable vie. » 2. L'histoire, l’histoire littéraire, l’anthropométrie, la démo- graphie, l'économie politique, et en général toutes les sciences sociales tendent à montrer l'harmonie, l’ordre défini, qui fait des sociétés autant d'organismes. On doit une vue plus claire de ces relations aux travaux de Quételet. « Il était pénétré, dit Espinas”, ! Loc. cit., p. 95. ? Pp. 67-68. PL 7 Otis EXPOSÉ HISTORIQUE 115 de la croyance que tous les corps naturels ayant leurs proportions et ne se maintenant qu’en vertu d'un certain équilibre constant de leurs parties, les corps sociaux devaient aussi offrir des phéno- mènes non seulement réguliers mais harmoniques et avoir une certaine constitution qui les conservât dans leur intégrité. » Les grands nombres, les moyennes confirmèrent cette idée. Quételet constata que les oscillations en deça et au-delà de la moyenne avaient aussi leur régularité, qu’elles suivaient une courbe géomé- trique et qu’on pouvait les déduire à priori sans craindre d'être dé- menti par les faits ; cela à condition que les faits mesurés appar- tinssent à un ensemble naturel, à un milieu homogène. Un peuple, dit Quételet lui-même, « forme un ensemble, un corps des plus « parfaits, composé d'éléments qui jouissent des propriétés les « plus belles et les mieux coordonnées ». 3. Les comparaisons empruntées à la zoologie et à la biologie nous intéressent davantage. Ce sont celles qui ont inspiré Spencer, Lilienfeld et Espinas lui-même. La biologie doit à la sociologie les conceptions de division du travail, de lutte pour la vie, de con- currence. À son tour la biologie a donné à la sociologie l'idée d'évolution. Elle lui a aussi enseigné : « 1. que l'individu est une société, c’est-à-dire que tout vivant est lui-même composé de vivants ; 2. que l’individualité du composé, loin d’exclure celle des éléments composants, la suppose au contraire et croît avec elle ; 3. que la composition organique comporte un nombre indéterminé de degrés superposés, ou mieux de sphères concentriques ?. » Espinas examine avec quelque détail ces trois propo- sitions qui concourent directement à la confirmation de sa thèse selon laquelle la société serait assimilable à un or- ganisme. En effet, si les organismes individuels sont des sociétés de cellules relativement autonomes, il n’existe pas de difficulté à admettre que la société soit à son tour un organisme. 1. Premier point : l'individu est une société. En effet, dit Espinas, tout vivant est organisé. Or la notion d'organisation ! Anthropométrie, p. 413, cité par Enmsis, loc. cit., p. 75. 2 Espinas, Loc. cit., p. 83. 116 L'ORGANISME SOCIAL se réduit à celle d'association de parties diverses accomplissant des fonctions distinctes. Les éléments anatomiques, « physiolo- giquement irréductibles, bien qu'ils ne le soient pas chimique- ment », sont en tout point assimilables aux véritables infusoires.… : l’organisme est-il virtuellement détruit par la mort récente, il suffit que les milieux partiels subsistent quelque temps pour que les fonctions de chaque groupe d'organes élémentaires suivent encore leur processus normal ’. » Les éléments cellulaires se déplacent dans le corps ; même immobiles ils ne se confondent pas. « Cha- cun réagit en effet pour son compte sous les excitations qu'il recoit du milieu commun. Chacun a son histoire séparée, naît et périt à son heure. Chacun réunit en lui à un degré éminent les caractères qui constituent l'individu ?. » 2. Plus les éléments cellulaires sont individuels et actifs, plus l'individu global qu'ils composent sera, lui aussi, vivant et carac- térisé. « Dans l’espace actuel comme dans les temps successifs, leur conspiration universelle et incessante est précisément ce qui produit l'unité de la vie. Leur indépendanre montre assez qu'ils y travaillent comme d'eux-mêmes ?. » Les fonctions les plus intimes restent « confiées aux organismes élémentaires qui s’en acquittent spontanément avec un accord et une régularité irréprochables #. » Chacun compte sur le concours de tous. Mais il y a plus. « De sa naissance à sa mort l'individu total traverse une multitude de phases tant spécifiques que personnelles en vue desquelles les organismes composants évoluent tous à point nommé, et dans chacune desquelles ils ont soin en quelque sorte de représenter ce qu'ont été et ce que seront tous les autres ©. » 3. Enfin cette dépendance à l'égard de l'unité individuelle glo- bale n’est pas directe, en d’autres termes tous les éléments cellu- laires ne dépendent pas directement de l’activité centrale. On peut admettre que « les éléments anatomiques commencent par se grouper en tissus, puis les tissus s’entrelacent pour ainsi dire de manière à former des organes, et les organes se fédéralisent en appareils qui constituent l'individu. » 1 Loc. cit., p. 84. P. 85. P. 85. Berr, cité par Espinas, loc. cit., p. 86. Esprixas, Loc. cit., p. 86. ee À & 1 EXPOSÉ HISTORIQUE 117 « Les organes, il est vrai, jouissent d’une notable individua- lité 1. » En descendant d’un degré à l'autre, on trouve que chaque élément complexe et jusqu'aux éléments physiologiques primaires jouissent d'une certaine autonomie dans un domaine restreint. Il ‘en résulte que « les individnalités diverses dont se compose un tout organique ne sont pas absolues ni fermées, mais s'ouvrent en quelque sorte les unes sur les autres, celles qui sont moins com- préhensives sur celles qui le sont davantage, et qu'elles forment pour ainsi parler un ensemble de sphères concentriques commu- niquant par de larges voies ?. » On saisit l'application de ces principes à la conception organique de la société. Avec Hæckel, Espinas constate que dans les deux cas : individus et sociétés, les éléments produisent par l'association des résultats qu'ils ne pour- raient atteindre en restant isolés. L'objection de la dispersion des individus composant les sociétés n’a pas échappé à Espinas, mais elle ne l’ar- rête pas, car, pour lui, ce n’est pas aux symptômes exté- rieurs et matériels qu'il faut s'arrêter, mais aux caractères profonds et essentiels. La cohésion des cellules orga- niques est un moyen qu’emploie la conscience indivi- duelle pour parvenir à ses fins, mais il pourrait être autre; l'essentiel est la coordination finaliste des éléments pri- maires. Il en est de même au point de vue social. « L'idée de société est celle d’un concours permanent que se pré- tent pour une même action des êtres vivants séparés. Une réciprocité habituelle de services entre activités plus ou moins indépendantes, voilà le trait caractéristique de la vie sociale. Le contact ou l'éloignement ne modifie point ce caractère non plus que le désordre apparent ou la régulière disposition des parties dans l’espace“. » A l'exemple de Lilienfeld, Espinas cherche à préciser ! Loc. cit., p. 87. RP. 98. PF: 157. + P. 158. 118 L'ORGANISME SOCIAL quels peuvent être les organes sociaux. Lilienfeld, on s’en souvient, distinguait les fonctions de nutrition — do- maine économique, — les fonctions morphologiques — domaine juridique, — et les fonctions hiérarchiques ou unitaires — domaine politique. — La classification d’Es- pinas est un peu différente. « Les fonctions vitales vraiment essentielles à l’existence sont la nutrition et la reproduction. Il semblerait donc que nous devons reconnaître deux sortes de sociétés normales. Mais nous verrons que les fonctions de relation sont le lieu d’une troisième sorte de sociétés !. » Cependant il y a interdépendance de ces organes so- ciaux. La société de relation « est toujours greffée sur la société de reproduction, laquelle est greffée elle-même sur la société de nutrition ?. » Telle est la conception d'Espinas. Elle se distingue profondément de celle de Lilienfeld en ce sens que, chez le premier, les expressions de nutrition, reproduction et relation gardent leur sens psycho-physiologique habituel et s'appliquent aux individus. La société de nutrition d’Espinas est la société humaine en tant que visant à sa- tisfaire les besoins de nutrition de ses membres, et ainsi de suite. C’est ce qui fait dire à l’auteur que, dans la so- ciété de reproduction, la contiguité des tissus sociaux est momentanée et que « les êtres ainsi rapprochés ont com- mencé par être indépendants. » En thèse générale la conception de la société-orga- nisme que se fait Espinas repose presqu’exclusivement sur la notion de la conscience telle qu'il la conçoit. La conscience humaine considérée comme point de conver- gence des activités de l'organisme et comme centre de rayonnement morphologique de la grande société des cellules qui la composent, lui sert de prototype pour in- 1 Loc. cit., p. 208. 2P 4209: up 027% EXPOSÉ HISTORIQUE 119 férer l'existence d’une conscience sociale relativement autonome, quoiqu'inconcevable par les individus compo- sants pris à part. L'activité des individus tendant au salut commun crée un centre nouveau. « Ce centre, dit expres- sément Espinas!, est une conscience collective. Toutes les sociétés ont la leur. » Il ajoute que c’est « l'affirmation d’elles-mêmes par la pensée et par l’acte qui en fait des êtres, car on ne trouvera pas d'autre mesure de l'être que la complexité, l'intensité et la durée des irradiations de la conscience. » Aïlleurs il affirme? : « Si l'individu est le produit d’une association, il s'ensuit logiquement que toute association peut s’individualiser. La nature, qui a construit un plan pour tous les êtres vivants individuels en les groupant selon les lois de l’association, va-t-elle tout d’un coup renoncer à ce plan et adopter des prin- cipes entièrement nouveaux quand il s’agit de construire les sociétés avec ces mêmes individus comme éléments ? » Sans conscience sociale la société n’est qu’un nom vide de sens et la sociologie une science sans objet. Tel est le dernier mot d'Espinas. Nous reprendrons ces différentes affirmations dans la partie critique de notre travail. F. La thèse de Guillaume De Greeî. Guillaume De Greef, dans ses ouvrages, principalement dans sa volumineuse /ntroduction à la sociologie, prend une position intermédiaire entre les métaphysiciens et les scientifiques. Ses écrits sont longs et confus. Il se ré- pète souvent. Néanmoins, malgré l'influence manifeste de Spencer et des matérialistes contemporains, il expose 1 Espinas, Les origines de la technologie, R,. phil., 1899, vol. JF, pp. 430 et suiv. ? Espinas, Les Etudes sociologiques en France, R. phil., 1882, vol. II, p. 337. 120 L'ORGANISME SOCIAL une solution assez originale du problème de la société- organisme. Pour lui la société est un superorganisme. Elle comprend essentiellement, comme éléments ultimes, « le territoire et la population, considérés au point de vue de l’ensemble de leurs unités constitutives, avec toutes leurs propriétés mathématiques, physiques, chimiques, physio- logiques et psychiques !. » Ainsi : « La trame du tissu social est formée de tous les éléments de la matière, depuis les formes les plus rudimentaires de celle-ci jusques et y compris la matière cérébrale ; les phénomènes sociaux ne sont qu'une combinaison supérieure plus complexe de tous les matériaux antécédents de la nature inorganique et organique ; ils révèlent seulement certaines propriétés distinctives, dont la recon- naissance légitime l'admission de la sociologie, non-seulement au nombre, mais au sommet des sciences particulières ?. » Quelles sont ces propriétés distinctives ? « Ce qui différencie la vie en société de la vie purement indivi- duelle, c’est l'intervention, consciente ou non, du régime contrac- tuel, dont le développement plus ou moins grand est la mesure exacte des progrès de la civilisation; tous les autres aspects de la vie sociale n'offrent que des différences purement quantitatives. ° » IL existe donc une science distincte de la société. Elle présentera deux aspects. Ce seront l’« organographie » et «la dynamique spéciales et générales du superorganisme sociétaire », c’est-à-dire l'étude de sa structure et de son fonctionnement. Le but de cette étude : « appliquer la méthode positive à la politique, arracher cette dernière à l'empirisme aussi bien qu'à l'utopie. » L'organographie sociologique conduit De Greef à dis- 1 G. De Gregr, /ntroduction à la sociologie, Bruxelles et Paris, 1886 et 1889, vol. IF, p. 5. oc CRE # Loc. cit., pp. 1-2. * Loc. cit., vol. I, p. I. EXPOSÉ HISTORIQUE | 121 tinguer dans les sociétés des fonctions et des organes d'ordre économique, génésique, artistique, scientifique, moral, juridique et politique. De toute- façon : « Un organe social est une partie du superorganisme collectif formé par l'agencement de parties similaires provenant de systèmes ou appareils différents et constituant un tout unique de conforma- tion spéciale. Quand des organes d'espèces diverses... se réunis- sent et concourent à une même fonction. ils forment un appareil. « La superorganisation est un ensemble d'organes ou d'appa- reils, manifestant d'une façon concurrente et plus ou moins com- plète la série des phénomènes sociaux; ce sunt les sociétés, natio- nales ou autres, ou l'ensemble de ces sociétés. « Le superorganisme social peut donc se définir d'une façon plus précise : l’ensemble coordonné des organes, des appareils et des systèmes ayant pour objet le fonctionnement sociétaire. » « Nous constatons. que les fonctions et organes individuels et sociaux correspondent presque parfaitement et que leurs appareils communs se réduisent à un appareil opérateur ou musculaire, distributeur ou circulatoire, et régulateur ou nerveux et cérébral, de telle sorte que la division physiologique la plus générale des fonctions correspond à la division sociologique la plus générale du travail?. » « On retrouve aussi en sociologie cette distinction fondamen- tale, commune à tous les animaux, des parties externes et in- ternes, distinction qui constitue la différenciation la plus générale de la morphologie individuelle aussi bien que sociale. Les parties externes ont pour fonction la résistance ou l'action contre les forces et les êtres du milieu, la préhension de la proie, la lutte contre les ennemis, tandis que les parties internes utilisent au profit du corps entier les substances nutritives dont les parties externes se sont emparées. » Enfin, «un troisième appareil se forme, placé entre les deux premiers et ayant pour fonction de faciliter leurs rapports : c’est l'appareil distributeur, représenté en sociologie par la circulation, le commerce, ete.® » 1 Loc. cit., vol. II, p. 33. ? Loc. cit., vol. I, p. 99. 3 Loc. cit., pp. 100-101. 122 L'ORGANISME SOCIAL Comme on le voit, l’auteur prend l'organisme indivi- duel non comme modèle, mais comme cadre de ses des- criptions sociales. Pour lui les ressemblances entre les organismes et les superorganismes seront donc plutôt fonctionnelles que structurales, plutôt dynamiques que statiques. Quelle sera donc la «dynamique spéciale du superorganisme sociétaire » ? « En biologie aussi bien qu’en sociologie, la différenciation pro- gressive de structure s'accompagne d’une différenciation progres- sive des fonctions. La hiérarchie consiste dans une complexité supérieure de structure... mais elle est encore plus élevée quand, à cette complexité, vient se joindre la supériorité de masse. » D'autre part « en biologie comme en sociologie, la complexité des fonctions et des organes se développe en même temps que leur solidarité !. » D'où cette constatation : « Plus la structure et les fonctions sont coordonnées, complètes et en correspondance exacte dans leurs mouvements avec le milieu, plus la vie est assurée et relativement étendue, sinon en durée, au moins en complexité et intensité ?. » Ailleurs De Greef exprime cette même idée d’une façon plus catégorique : Le progrès du fonctionnement social, « c'est-à-dire de la vie sociale, consiste non seulement dans l'extension et la spécialisa- tion des fonctions sociales, mais dans une direction de plus en plus coordonnée de la vie collective dans des centres de plus en plus élevés 5. » Il n’y a pas uniquement des rapports à observer entre les organismes simples et les superorganismes. Le socio- logue belge aperçoit aussi des différences entre eux. Il les énumère en ces termes. 1. « Dans les corps organisés supérieurs, nulle partie, séparée du reste, ne peut vivre; il n’en est plus tout à fait de même dans les organismes sociaux. » ! Loc. cit., vol. E, p. 95. * Loc. cit, p.97. 3 G. De Grerr, Le Transformisme social, Paris, 1901, p. 355. LEE CS EXPOSÉ HISTORIQUE 123 2. « Dans les corps organisés supérieurs, l’ablation d’une par- tie ou d'un organe peut entraîner soit une simple souffrance momentanée, soit une moindre vitalité et même la destruction totale de l'organisme ; les amputations et les lésions subies par le super- organisme social sont beaucoup moins dangereuses. » 3. « Le superorganisme a une continuité plus grande que les organismes individuels. » 4. « Les phénomènes sociaux accusent des successions de chan- gements plus longues ou plus rapides, ou offrant ces deux carac- tères à la fois. » 5. « L'hétérogénéité de fonction est, en général, corrélative à celle de structure. » Or, en sociologie, « les fonctions et leurs organismes diffèrent presque radicalement. » La différenciation finit par rendre toute suppléance fonctionnelle impossible. 6. A l'homogénéité des organismes individuels correspond, pour éviter l'excès de différenciation et la dislocation qui s’en suivrait, « un phénomène supérieur : l'interdépendance des fonctions et organes sociaux. » 7. « Les modes de multiplication des organismes sont sexuels ou asexuels... Les formes sociétaires se produisent selon des moda- lités bien plus nombreuses et plus complexes que l'amour. » 8. « Dans les organismes végétaux, animaux, humains, la crois- sance est fixée dans des limites assez étroites... Les types sociaux sont beaucoup moins fixes et bien moins restreints dans des bornes étroites; leur période d'intégration est bien plus longue, sinon même susceptible d’une durée illimitée. » 9. « Plus un organisme individuel est complexe, moindre est sa fécondité, son activité étant absorbée d'une façon plus générale par les besoins égoïstes de son propre développement... En so- ciologie, la production de structures nouvelles par voie d'évolu- tion des structures antérieures est, d'ordinaire, un accroissement et un perfectionnement de l’agrégat social. » 10. L'équilibre entre la différenciation et la coordination, étroi- tement réalisé en biologie, l’est beaucoup moins en sociologie; il y a des spécialisations sans coordination; « la fonction sociale peut donc précéder de beaucoup la formation de son organe. » Dans d’autres cas on crée un organe méthodique « en vue de sus- citer une fonction reconnue nécessaire. » 11. Le superorganisme social comprend en lui le monde inor- 124 L'ORGANISME SOCIAL ganique el organique externe. « Plus les fonctions et les organes sociaux sont élevés, plus la matière, qu'ils revétent, se raffine et se rapproche, comme la pensée physiologique, d'une organisation matérielle moins grossière, analogue à celle du cerveau. » 12. Enfin « en physiologie, les unités ou cellules qui concourent à la formation de l'organisme individuel, bien que reliées entre elles et, suivant l'expression originale de Claude Bernard, se donnant la main, ne sont pas douées de raisonnement et n’agis- sent pas volontairement, Au contraire, les unités sociologiques, c'est-à-dire les êtres humains, sont toutes, et prises isolément, pourvues d’une certaine sensibilité allant jusqu'aux formes Îles plus complexes de l'intelligence. » Cependant toutes ces différences « peuvent être considé- rées comme purement quantitatives ; entre les deux ordres de phénomènes observés, les différences appréciables se réduisent toutes à une question de plus ou de moins . » Mais la dernière donne lieu à l’association contractuelle, librement consentie, qui, seule de tous les phénomènes énumérés «différencie qualitativement le superorganisme social de n’importe quel organisme ?. » Et c’est pourquoi, dans la hiérarchie de valeur des fonctions sociales, le droit occupe le faite et la force prédominante du contrat social est le plus important de tous les progrès, « le phé- nomène le plus considérable des temps modernes *. » G. La thèse de René Worms. René Worms, fondateur et président de l’Institut so- ciologique international, était au début de sa carrière un des partisans les plus radicaux de la société-orga- nisme. Il a soutenu, dans son ouvrage Organisme et Société“, la thèse de l'assimilation complète des deux Introduction à la sociologie, vol. {, pp. 120 à 129. Loc. cit., p. 138. | Loc. cit., p. 147. Worms, Organisme et Société, Paris, 1895. EXPOSÉ HISTORIQUE 125 sortes de groupements cellulaires. Il ne s’y embarrasse d’ailleurs pas de démonstrations ni de définitions super- flues. Pour lui un organisme est « un tout vivant formé de parties vivantes.» En effet toute vie suppose un assem- blage de parties vivantes. De son côté la société est « un tout vivant formé de parties vivantes qui sont elles- mêmes des organismes ‘. » À plus forte raison la société est-elle donc un organisme. Mais toutes les sociétés ne sont pas, pour Worms, des sociétés. Il réserve ce terme aux « groupements durables d'êtres vivants exerçant toute leur activité en commun *. » En d’autres termes il réserve le mot « société » aux sociétés naturelles. Quant aux différences entre les organismes animaux et les organismes sociaux, — car Worms veut bien concéder qu'il en existe, — elles sont toutes relatives et repré- sentent des nuances de degrés dont il ne vaut presque pas la peine de parler. Il y en a trois * : 1. Il y a une différence apparente de conscience et de liberté. Simple question de degré. 2. Les cellules de l'organisme social ont une plus grande faci- lité pour vicarier (suppléances fonctionnelles). Mais c’est une par- ticularité qui appartient à toutes les cellules peu différenciées. 3. L'organisme social est beaucoup plus complexe que les orga- nismes individuels. D'où, sans doute, la résistance de tant de gens bornés à y apercevoir un organisme concret et réel. Worms distingue quatre sortes de groupements cel- lulaires * : 1. Le groupement embryologique ou union locale d'éléments semblables. Loc. cit., p. 28. 3 P. 31. ER: 72. TP:AS. 126 L'ORGANISME SOCIAL 2. Le groupement topographique ou union locale d'éléments différenciés. 3. Le groupement physiologique ou union fonctionnelle d’élé- ments différenciés. 4. Le groupement homoplastique ou union fonctionnelle d'élé- ments semblables. Dans le premier cas, il ne peut encore être question d'organisme social proprement dit. Chacun vit pour soi. C’est la société génétique. Dans le second cas, il y a division individuelle du travail. Stade plus avancé. C’est la société démotique. Les deux dernières formes se trouvent conjointement représentées dans notre société actuelle. Ainsi les fabri- ques sont des unions fonctionnelles d'éléments différen- ciés par le genre de leur travail. Les classes sociales au contraire réunissent pour des causes communes et en vue de fins communes les éléments semblables de la société. Worms reconnaît à l’organisme social des fonctions de nutrition, de relation et de reproduction. Comme pour Spencer les fonctions de nutrition consistent en la circu- lation des richesses et des capitaux. La bourse est le cœur du système et se trouve en corrélation avec le cerveau : le gouvernement. Par fonctions de relation il faut entendre le système nerveux social. Ce système nerveux réagit par le moyen de l’opinion publique qui exprime la conscience sociale. Enfin la seule reproduction à nous connue de l’or- ganisme social est la colonisation. Loin d’être, comme pour Comte, l’organisme parfait par excellence, l’orga- nisme social est, pour Worms, à un stade de développe- ment très peu avancé ainsi qu'en témoigne le peu de stabi- lité et de différenciation des organes les plus importants. Ajoutons que, sans répudier la thèse de son premier ouvrage‘, Worms a depuis lors quelque peu modifié ses ? Worms, Les principes biologiques de l’évolution sociale, Paris, 1910, p. 10. EXPOSÉ HISTORIQUE 127 idées. Il reconnaît que la théorie « organiciste » peut être rejetée, que les recherches sur l’individualité et la réalité! de l’organisme social sont d’ordre métaphysique. L'appa- reil de direction, le cerveau de la société, n’est plus exclusivement le gouvernement : « Les dirigeants ne sont pas seulement ceux de la vie politique, mais aussi ceux de la vie économique et de la vie intellectuelle ?. » Les expressions naissance, croissance et mort des sociétés doivent être prises pour des métaphores. Les groupes ne meurent pas nécessairement. Sans doute « l’histoire nous fait assister à la décadence et à la disparition d’innom- brables sociétés humaines. La logique toutefois ne prouve - pas qu’il soit impossible à une société de se rajeunir sans cesse. Mais c’est là une question qui ne se pose que pour ceux qui admettent la réalité du groupe social, et sur laquelle par suite nous n'avons pas à nous prononcer puisque nous ne voulons pas ici prendre parti sur cette réalité contestée *. » On le voit : le ton a changé. Maïs si la métaphysique a perdu du terrain, la science y a gagné d’autant. Worms, en quittant les comparaisons hardies, mais plutôt super- ficielles de l’« organicisme », comme il l'appelle lui-même, a pénétré au cœur du sujet et a relevé entre la vie des sociétés et celle des organismes bien des analogies qui ne sont pas l'effet du pur hasard. L’étude des phéno- mènes d'adaptation, d'hérédité et de sélection l’amène à déclarer sans ambage que « presque toutes les lois de l’évolution biologique trouveraient de même leur applica- tion dans le domaine social { » et que « la sociologie ne saurait se constituer scientifiquement sans faire appel au concours de la biologie ÿ. » 1! Loc. cit., p. 11 et 42. "PAL. 3 P. &6. 4 P. 114. 5 P:118. 128 L'ORGANISME SOCIAL H. La thèse d’Alfred Fouillée. Le rapide exposé qui précède n’a pas l’ambition de donner toutes les sources ni d’épuiser la question, mais il a sans doute permis de mettre en lumière tous ou pres- que tous les arguments pour ou contre la conception de la société comme organisme. Nous le terminerons en don- nant deux aperçus de la question dus à la plume du re- gretté philosophe Alfred Fouillée et à celle du distingué directeur de l’Institut de Sociologie Solvay de Bruxelles, Emile Waxweiler. Avec une netteté magistrale, Fouillée pose les éléments de la question et en examine les différentes faces. Il com- mence par donner la définition de l'expression « orga- nisme. » « Pour qu'il y ait organisme vivant, dit-il !, il faut que l'unité du tout devienne, selon la doctrine de Kant et de Hegel, le but de ses propres parties constituantes. De là, les deux lois fondamen- tales du véritable organisme : finalité réciproque interne et finalité externe. Les parties de l'organisme sont moyens les unes par rap- port aux autres et par rapport au tout. En outre les parties et le tout prennent pour moyen le milieu extérieur, c'est-à-dire qu'elles s'adaptent à ce milieu dans la mesure nécessaire pour l'adapter finalement à elles-mêmes. » À ce point de vue la société peut-elle être considérée comme un organisme ? Oui, dans un sens. « Sous un certain rapport, la société est en effet un ensemble organique, réduit à l'unité par le dedans, dont les membres ont entre eux et avec le tout des relations définies non plus seulement d'action réciproque, mais encore de finalité réciproque. » ! Fouiurére, Les éléments sociologiques de la morale, Paris, 1905, pp. 145 et suiv. . gr fé EXPOSÉ HISTORIQUE 129 1. Action réciproque interne. — « La société offre, comme l'or- ganisme : 1. uue structure, 2. un fonctionnement. L'existence de la société dépend de sa structure même, celte structure, à son tour, dépend de son fonctionnement. » La raison de ce fait est que la structure « fait un avec la fonction dynamique elle-même, dont elle n’est que l'aspect statique. » 2. Action réciproque externe. — « L'organisme tend à se pré- server lui-même parmi les changements des conditions environ- nantes. » De même, les sociétés « réagissent sur le milieu pour se conserver et pour s'accroître. » Cependant Fouillée reconnaît qu’il existe un certain nombre de différences qui permettent d'attribuer des expressions différentes aux organismes animaux et aux organisines sociaux. 1. « La société est... une organisation sui generis, parce que son vrai lien est dans les consciences », dans l'esprit des individus. 2. « Au sein de l’espace, l'organisme est continu, la société est discontinue. » 3. « L'organisme naît tel, la société... doit se faire ». 4. « Une société humaine n’a pas non plus, comme l'animal, une durée normale de vie. » 5. « Elle n'offre pas une série constante et régulière de change- ments vitaux » : enfance, virilité, mort. 6. « Chaque animal a son propre système nutritif, son système distributeur et circulatoire, son système régulateur... Les canaux de communication qui charrient les richesses (sociales) ne coulent pas seulement à l’intérieur des Etats, mais à l'extérieur. » 7. « Un même élément individuel peut appartenir à des sociétés diverses. » | 8. Enfin la répartition de la conscience est autre. « Les vraies unités sociales... conçoivent chacune l’idée-force du tout dont elles font partie, si bien qu'elles existent aussi pour le tout et ont cons- cience d'exister pour le tout. » Fouillée n’est pas seulement, à notre connaissance, un des derniers en date qui aient examiné avec autant de profondeur la question de la société-organisme ; il résume 9 130 L'ORGANISME SOCIAL aussi admirablement ce qui a pu avoir été dit jusqu'ici sur la question. Il porte le problème au point actuel de son évolution. Nous ne pouvions donc mieux faire que de lui accorder une place, au moment où nous sommes sur le point d'aborder nous-même la critique des thèses histo- riques que nous venons d'exposer. I. La thèse d'Emile Waxweiler. * Au nom de Fouillée, nous ne pouvons pourtant pas ne pas joindre celui d'Emile Waxweiler, l’'éminent directeur de l’Institut de sociologie Solvay de Bruxelles, dont l’ou- vrage magistral, Esquisse d’une Sociologie, représente pour nous le prolongement et comme l'aboutissement de la conception organique de la société. La sociologie de Waxweiler est avant tout fonctionnelle. Et pourtant le sociologiste belge est aussi peu « orga- waniciste » que possible. L'organisme social est à ses yeux une « burlesque création? ». Seules existent pour lui l’es- pèce et l’organisation, lesquelles d’ailleurs ne sont rien sans les individus. « Ce qui constitue, en effet, la sociologie en science autonome, ce n’est pas une donnée sociale qui existerait en soi ; c'est simple- ment un aspect spécial de la vie, une catégorie particulière de réactions adaptatives de l'être, à savoir celles que provoquent en lui les individus de la même espèce « Celle des sciences biologiques qui en fera son domaine sera l'éthologie sociale. « Il n'existe pas d'autre science biologique générale ayant l’homme pour objet® ». 1 E. WaxweiLer, Esquisse d'une Sociologie, Bruxelles et Paris, 1906. *-Loc. cit. /p. 202. P070: + P. 62. S,1P:°979;: EXPOSÉ HISTORIQUE 131 D'où la nécessité pour les sociologistes (car les socio- logues, pour Waxweiler, ne sont pas que des amateurs) de posséder des notions de biologie étendues : : « J'ai la conviction qu'ils n’auront chance de fournir à la socio- logie des contributions décisives que s'ils possèdent une prépa- ration biologique et psychologique approfondie !. » Ils se trouvent en effet « devant une organisation qui est, comme la forme de l'être, le prolongement de la réaction vitale initiale. Procédant de même (que les biologistes), ils analyseront donc la- borieusement ce complexe que l'abstraction leur fournit, et ils retourneront aux facteurs sociogéniques premiers, à savoir les tendances individuelles des membres coordonnés dans les groupes : ils apercevront, alors, dans leur réalité agissante une infinité de processus multiples, obéissant, eux, à certains déterminismes proprement biologiques dont, au surplus, ils attendront des au- tres sciences de la vie des interprétations définitives ?. » « L'orientation biologique, écrit-il ailleurs ?, vaut surtout par l'attitude qu’elle donne à l'esprit, par les méthodes qu’elle inspire. Elle garde des généralisations hâtives et habitue aux lenteurs de la recherche. Elle éveille, par essence, le souci d'appréhender moins des formes que des fonctions, car la vie même est un per- pétuel déroulement. » Voici en quels termes l’auteur résume sa propre con- ception des processus essentiels dont l'étude constitue la sociologie. « Partont où l’on observe des hommes réunis, on constate qu'ils exercent les uns sur les autres des influences diverses. Les indi- vidus tendent à se mettre à l'unisson psychique ; les suggestion- neurs entraînent les suggestionnables ; les pareils s’agrègent; la compensation des états affectifset des états intellectuels, des désirs et des besoins fait naître des liens variés. « On peut dire que toutes ces actions et réactions tendent à 1 Loc. cit., p. 12. 2 P. 269. 3 E. WaxweiLer, Avant-propos du Bulletin de l’Institut Solvay, n° 1, Bruxelles, 1910, p. VI. 132 L'ORGANISME SOCIAL établir l'équilibre de sensibilité des individus en présence. Elles se réalisent à des degrés divers, et sont assujetties à des conditions variables tenant aux individus, comme au milieu: mais de toute façon, elles sont inscrites dans la structure même des hommes; elles constituent des attributs caractéristiques de l'espèce. « J’appellerai cet ensemble d'interférences la phase de l’Accom- modation sociale. « La phase de l’Accommodation sociale n'est pas dépassée, dans tous les cas où les individus n'agissent que temporairement les uns sur les autres. « Mais si le groupement perdure, un ensemble de phénomènes plus complexes se greffent sur les premiers. « Chez les hommes comme chez tous les êtres, un acte répététend à devenir une habitude : mais en outre chez les hommes vivant en- semble, une habitude commune tend à devenir un usage, un usage tend à devenir une règle, une règle tend à devenir une institution. « Ainsi, tout individu nouveau venu doit assujettir ses manières d’être et d'agir, son « behavior », son «comportement» comme on dit aujourd'hui en psychologie, à des conditions déterminées, que les autres lui enseignent ou qu'il emprunte aux autres plus ou moins consciemment. Ces conditions se présentent à lui comme de véritables impératifs sociaux. « J'appelerai cette seconde phase, la phase de l'organisation sociale. Toutes les manifestations de la vie sont organisées : la vie organique, la vie psychique et aussi la vie sociale. « Par l’organisation sociale — c'est-à-dire par le processus « acte — habitude — usage — règle — institution » — les indi- vidus actuels sont sous la dépendance des acquisitions faites par l'espèce au cours du passé. Ces acquisitions se sont fixées par des cristallisations d’habitudes transmissibles et susceptibles de repré- sentations mentales !. » Après le processus qui se déroule du subconscient au conscient, voyons celui par lequel le conscient s’aflirme en retour à fin de modeler le subconscient collectif: ol « Les hommes exercent leur pouvoir d’abstraction à propos de tout ce que les nécessités de la vie courante leur révèlent. Cette À Loc. cit., pp. VII-VIII. EXPOSÉ HISTORIQUE 133 « cogitation» incessanté porte naturellement aussi bien sur les éléments du milieu social que sur ceux du milieu physique : les hommes pensent à propos des impératifs sociaux comme à propos des choses de la nature. Or, le propre de l’abstraction dans quel- que domaine qu'elle s'exerce, est de construire des ensembles, des systèmes logiques. « Si une habitude commune est devenue un usage, c'est que certains individus, prenant conscience de la généralité de cette pratique, en ont fixé la raison d'être, réelle ou imaginée, et en ont imposé l’observance. « Si un usage s’est transformé en règle, c'est que certains indi- vidus ont pensé à le systématiser, c'est-à-dire à le codifier. Si des règles se sont cristallisées en institution, c'est que certains indi- vidus ont construit par la pensée, puis projeté en dehors d'eux un ensemble logique qu'ils ont consolidé par toute une ossature d'ap- plication administrative. » Il en est de même des systèmes d’usages, des systèmes de règles et des systèmes d'institutions. Ce processus de déroulement est ce que le sociologue belge appelle l’excogitation pour bien marquer que : « Les impératifs sociaux sont le résultat du travail logique de certains individus, projeté en dehors de leurs représentations men- tales, de telle façon que les autres individus se trouvent assujettis à s'y conformer... Chaque système, en somme, porterait en lui un automatisme particulier de déroulement, qui orienterait-et limi- terait le rôle de l’excogitation. » L'orientation des activités humaines, pourrions-nous ajouter, en complétant l’idée de l’auteur, part de la force individuelle pour aboutir à la satisfaction des besoins individuels, en passant par la société et les choses sociales. « Ainsi, ajoute Waxweiler, tout se passe comme si l'excogita- tion construisait un véritable édifice d'organisation sociale, fait d'innombrables impératifs, arrivés à des degrés divers de conso- lidation et intriqués les uns dans les autres suivant de grandes lignes consolidées par la logique !. » ? Loc. cit., p. IX. 134 L'ORGANISME SOCIAL Mais la logique n’est pas seule en cause; les faits ont leur mot à dire. Si les principes sont issus des réalités, à leur tour ils réagissent sur celles-ci. Les uns ne vont pas sans les autres. L'évolution organique est-elle autre chose qu’une longue adaptation ? « Avant tout les hommes doivent s'adapter: c'est le fait initial, déclancheur de tout le mécanisme. L'adaptation devient, ou non, une habitude , l'habitude devient, ou non, un usage, et ainsi de suite. Une sélection permanente s'opère par le simple jeu des expé- riences de la vie : c'est ainsi que la sélection des pratiques crée la technique ; ou que la sélection des croyances crée la connaissance. Et, comme nous, Waxweiler note la valeur morale et sociale d'une sociologie ainsi conçue : « Etablie sur l'analyse des mécanismes d’action ct de réaction des individus entre eux à l'égard de leur milieu, elle ne sera ni plus ni moins fondée qu’une pédagogie inspirée des données de la psycho- logie, et une hygiène constituée sur celles de la physiologie !. » Nous sommes là en pleine biologie et pourtant très loin de l'organisme social tel qu’il était né des spéculations de Spencer, d’Espinas, de Lilienfeld, de Novicow, etc. C’est qu'entre temps le monde a marché. Les plus ardents « organicistes » ont fait pénitence. C’est le moment de sauver du discrédit ce qui mérite d’être conservé de la vieille conception de la société-organisme, et de réunir en un faisceau les indications de la biologie utiles au pro- grès de la sociologie. Mais détruisons d’abord les échafaudages de planches et de poutres qui ont servi à la construction de ce monu- ment: la loi bio-sociologique du progrès. Ils le voilent en- core à nos yeux. Ceux-ci une fois relégués au musée des vieilles défroques, il nous apparaîtra dans toute la richesse de ses détails et la pureté de ses lignes maîtresses. 1 Waxweicer, La sociologie fonctionnelle et la possibilité d'une technique sociale, Bulletin Solvay, n° 7, 1910, art. 118, p. 2. CHAPITRE II L'ORGANISME SOCIAL ——— CRITIQUE DES PREUVES ————— Nous aurions mauvaise grâce de ressusciter la querelle des réalistes et des nominaux. On nous accuserait de nous plonger en plein moyen âge. Et pourtant que de nominalistes impénitents et convaincus ne pourrait-on pas surprendre de nos jours incliner sans s’en douter vers les hérésies réalistes! Toute la question de savoir si la société peut ou non être assimilée à un organisme est-elle autre chose qu’une affaire de mots ? Selon la dé- finition que vous donnerez des termes « société » et « or- ganisme », la société sera incontestablement un organisme ou n’en sera pas un. Tout est là. Cette constatation peut sembler une fin de non-recevoir opposée à la question qui nous occupe. Tel n’est cepen- dant pas le cas. Fin de non-recevoir à la question posée au point de vue métaphysique, peut-être bien; mais qu’on y prenne garde : ce côté de la question n’est ni le seul existant, ni le plus intéressant. Nous dirions volontiers qu’il est moins intéressant que le côté scientifique, psy- cho-social, de la question, car les vérités acquises à la science sont ou peuvent être des leviers de l’action hu- maine. Avoir une vue plus claire sur les grandes lois qui dirigent l’évolution des sociétés, c’est être armé pour con- 136 L'ORGANISME SOCIAL tribuer à l’avancement du progrès authentique et pour pallier à quelques-uns des maux qui affligent l'humanité. Peu nous importe de savoir si la société est un organisme «concret » et «réel», si nous ne savons pas discerner les processus de vie qui œuvrent en elle. Et si nous connais- sons ces lois et pouvons diriger d’après elles notre acti- vité sociale, peu importe encore une fois que l’organisme individuel et l'organisme social soient identiques ou simplement comparables l’un à l’autre. Examinons cependant la valeur des assertions que nous avons rencontrées chez les sociologues partisans de la société-organisme. Cette étude nous mettra peut-être sur la voie de découvrir le point de vue scientifique auquel nous cherchons à nous placer‘. Ecarter les erreurs et les 1 Cf. E. DurréeL, Sur les théories vitalistes et organicistes de la société, Bulletin Solvay, n° 8, 1910, art. 135, p. 3-4 : « Dire des analogies de l'organisme qu’elles sont des métaphores... ce n’est là réfuter aucune analogie. » D'aucune on ne peut dire qu’elle soit fausse. Poser des concepts, généraliser, « aucun principe logique ou scientifique n'interdit ces opérations, qui ne sont que des con- ventions proposées à l’acceptation d'autrui. ». Ce qu'il faut, c'est choisir «les notions les meilleures, celles qui, renfermant le moins d’équivoques internes et présentant le maximum d'utilité, ont seules chance d’être définitivement adoptées par tous... Il est inutile et vain de vouloir nier ce qui parfois s'impose aux esprits sans prévention avec une force si grande. Seulement il convient de voir dans ces constatations une conclusion que l'on tire des con- naissances dûment acquises dans chacune des deux sciences que l’analogie rapproche, plutôt que le point de départ nécessaire de l’une de ces deux sciences. » La preuve que le parallélisme bio-sociologique s'impose aux esprits, et non aux moins cultivés seulement, nous est fourni par l'exemple suivant : Th. Risor, dans sa Psychologie anglaise contemporaine, Paris, 1875, après avoir examiné Ja thèse de Spencer sur la société- organisme, conclut en disant : « En somme, entre les deux orga- nismes, les ressemblances sont fondamentales, essentielles, et les différences tout extérieures et, à la rigueur, contestables. » L'émi- nent psychologue n'a-t-il pas voulu dire, en somme, que les res- semblances sont d'ordre dynamique et les différences d'ordre statique ? On croit le lire entre les lignes. us “= 4 CRITIQUE DES PREUVES 137 malentendus, c’est souvent dégager et mettre en évidence les vérités qui s’y trouvaient mêlées. Puisque le problème repose tout entier sur une aftaire de terminologie, la première chose à faire est de définir le sens des deux termes en présence : « société » et « or- ganisme ». Puis viendra la question de méthode : Le moi individuel risquerait fort de se volatiliser en un /latus pocis si ce moi ne représentait qu’une cellule de l’orga- nisme social seul réel ou si d'autre part il n’était que le centre abstrait d'une fédération formée par les cellules de l'organisme individuel qui le composent ! Il y a là une situation troublante, une question à élucider. Un pro- blème connexe est celui de la « conscience sociale » dont on parle souvent comme d’une réalité, à vrai dire inac- cessible à nos consciences individuelles, mais de ce fait même beaucoup plus réelle que celles-ci ne le sont : credo quia absurdum, tel est, semble-t-il, le mot d'ordre des adorateurs de la conscience collective. Si nous ne parvenons pas à fixer ailleurs que dans les nuages le concept de conscience sociale, peut-être par- viendrons-nous à déterminer d'autre façon la nature de l’« unité sociale », si manifeste dans nombre de cas. Qui sait si nous ne réussirons pas à lui donner un fondement psychologique suffisant en la désignant comme l'effet d'une répercussion des processus subconscients inhé- rents à la vie de relation des individus ? Ainsi nous aurons établi des bases sûres à la méthode sociologique la plus propre à élucider la question qui nous occupe. Mais d’autres problèmes, en apparence secondaires, devront être examinés : en admettant que la société soit assimilable à un organisme, quelle notion sera-t-il pos- sible de se faire des « limites spatiales » du corps social? N'y aurait-il pas certaines distinctions à faire entre les cellules organiques et les individus considérés comme des cellules sociales, ne fût-ce qu’au point de vue des 138 L'ORGANISME SOCIAL rôles restreints ou au contraire multiples que les uns et les autres sont appelés à jouer ? Les organismes sociaux se reproduisent-ils comme les organismes animaux ? Que faudrait-il entendre par naissance, croissance et mort des sociétés ? Enfin le concours des cellules et l’unité génétique des organismes sont-ils les mêmes dans les deux cas ? | Autant de questions que nous devons examiner, puis- que les sociologues et les biologistes ne sont pas encore d'accord quant à la réponse à leur donner. Questions, au surplus, qui nous permettront de porter quelque lumière dans notre problème et d’en dégager les élé- ments scientifiques et durables, actuellement mélés aux autres et difficiles à discerner. Au cours de notre étude nous retrouverons les assertions des sociologues dont nous avons exposé les théories, cette fois non plus dans leur ordre historique, mais dans leur ordre logique. Les uns et les autres ont, c'était à prévoir, saisi certains traits de la vérité cachée sous la complexité des phénomènes, mais la plupart y ont mêlé des conceptions métaphy- siques qui, pour vouloir trop dire, ne disaient rien; ou bien ils ont été incomplets; ou enfin ils ont vu juste, mais n’ont pas tiré des lois observées les conséquences psy- cho-sociales qui seules pouvaient leur conférer une valeur pratique. Nous apercevons donc dix problèmes à résoudre avant de pouvoir édifier sur un terrain net l'édifice de nos propres conceptions — que nous voudrions aussi stricte- ment scientifiques que possible. Ces problèmes se ran- geront sous trois rubriques : questions de terminologie, questions de méthode et questions de faits. En voici la nomenclature dans l’ordre où nous nous proposons de les examiner : A. Questions de terminologie. 1. Que faut-il entendre par société et par organisme ? CRITIQUE DES PREUVES 139 B. Questions de méthode. 2. Valeurs respectives de la cellule, de l'individu et de la société. 3. La conscience sociale. 4. Cause subconsciente de l’unité sociale. C. Questions de faits. 5. Les limites du corps social. 6. Suppléance des cellules individuelles et sociales. 7. La reproduction du corps social. 8. Naissance, croissance et mort des sociétés. 9. Concours des cellules. 10. L'unité génétique des organismes. Pareils à des cercles concentriques ces problèmes, d’abord très vastes, puis de plus en plus restreints, nous permettront de nous rapprocher pas à pas de ce qui nous apparaît comme le noyau de la question. La démolition successive des arguments que mettent en avant les par- tisans trop absolus de l’idée de la société-organisme et la mise en valeur des différences selon nous radicales qui distinguent les corps sociaux des corps animaux, nous mettront-à même d'élever sur un piédestal nouveau une conception pragmatique de la société-organisme, plus scientifique, ou mieux : plus biologique et plus psy- chologique, capable de devenir une idée-force pour le progrès social. I Francis Bacon de Verulam stigmatise dans son Novum organum les fausses « idoles » créées par l'ignorance. De tous temps en effet — et de nos jours peut-être plus que jamais — les hommes se sont prosternés devant certains concepts nés de leur esprit, comme le fétichiste se pros- terne devant l’idole formée de ses doigts. Au nombre de 140 L'ORGANISME SOCIAL ces fétiches nous pouvons compter l'idée de la société- organisme qui, pour ses créateurs, est l’alpha et l’oméga de la sociologie : « de toute sociologie digne de ce nom », spécifient-ils. Le sophisme de leur raisonnement est cependant facile à percer au vif. Ils commencent par donner du mot « or- ganisme » une définition & priori, qui contient en un postulat sous-jacent tous les développements sociolo- giques que leur auteur prétend en faire découler. Ainsi, pour Worms, dans son premier ouvrage, un organisme est « un tout vivant formé de parties vivantes ». Un point, c'est tout. Cette définition une fois formulée en quelque sorte les yeux fermés, le sociologue rouvre les yeux et constate que la société est « un tout vivant formé de par- ties vivantes ». Donc la société est un organisme. Voilà le premier syllogisme dont la mineure et la conclusion sont impeccables, mais dont la majeure pèche peut-être par excès de simplicité. Mais voici le second syllogisme, dont les conséquences sont plus graves que celles du premier. La société est un organisme. Or les organismes animaux que nous con- naissons ont tels et tels caractères : système nerveux, système sanguin, système digestif, système osseux, sys- tème musculaire, organes cutanés, organes de sécrétion, etc. Donc, les mêmes caractères doivent se retrouver chez les organismes sociaux. Nous ne relèverons pas tout ce qu’il y a de sommaire dans cette façon de procéder. Nous ne demanderons pas si ce n’est pas là mettre les bœufs devant la charrue et si une définition de l'organisme animal quelque peu com- plète et approfondie n’eût pas conduit à une conception fort différente des ressemblances et des différences pou- vant exister entre l’animal et la société. Nous préférons reconnaître que ce point de vue simpliste n’est pas celui de tous les sociologues dont nous avons étudié les théo- ries, et que la conception d’Espinas, pour ne citer que CRITIQUE DES PREUVES 141 celle-là, est bien loin de-cette simplicité de moyens qui touche à Pindigence. Essayons de donner de l’organisme d’abord, puis de la société une définition objective. L’objectivité scientifique exige que nous nous posions non pas cette question : étant donnée telle définition a priori de l'organisme, quels êtres dans la nature pourront être appelés des orga- nismes ? — Mais celle-ci : étant donné qu'il existe dans la nature des choses appelées « organismes » et d’autres auxquelles, dans la langue que nous parlons, ce qualifi- catif ne saurait être appliqué, qu'est-ce qui distingue les premières des secondes? En d’autres termes : quelles sont les choses auxquelles s'applique en français le mot : organisme ? On a essayé de définir l’organisme par l’union défen- sive des cellules vivantes‘. Cela ne suffit pas. Au surplus « coopération » de cellules serait préférable. C’est l’idée de la philosophie catholique qui voit dans l’organisme la coordination unifiée d'organes ou de membres spécifi- quement distincts, coopérant à la conservation et au pro- grès du tout. C'est aussi la conception de Spinoza qui, bien que n'employant pas le mot « organisme », donne du corps vivant une définition conforme à celle de la philoso- phie catholique. Rappelons ce que nous avons dit à ce propos. Pour Spinoza il y a âme individuelle lorsque les parties composantes remplissent certaines conditions qui con- servent l'intégrité du tout : 1. Le nombre des parties doit rester le même. 2. S'il change, l'équilibre total des rapports des parties doit cependant rester le même. 1 Cf. L. Errera, L'individu, Recueil d'œuvres, 1910.— W. Fraxz, Was ist ein hüherer Organismus ? Biologisches Centralblatt, 1 janv. 1911. 142 L'ORGANISME SOCIAL 3. Lorsqu'il se produit un changement de direction dans quel- qu'une des parties, les autres parties doivent modifier leur propre direction pour conserver au corps entier son mouvement continu, les échanges de la masse devant rester dans les mêmes rapports. 4. Enfin lorsque l'individu total passe du repos au mouvement ou vice-versa, la direction de toutes les parties change simultané- ment, de telle sorte que les parties conservent entre elles des rapports identiques. En résumé, pour Spinoza, l'individu est constitué par une harmonie permanente de mouvements ou d’impul- sions, produisant un seul et même effet. Nous retrouvons cette idée chez Leibniz qui met en lumière le concours des parties vivantes de l'individu tendant à une même fin. N'est-ce pas en effet la coordi- nation d'organes ou de fonctions diverses tendant à une même fin qui représente un des critères les plus sûrs de la vie ? L'idée d'organisme, logiquement moins extensive et plus compréhensive que celle de la vie, ne présentera- t-elle pas cette même caractéristique ? Mais nous croyons qu’on peut pousser plus loin l’ana- lyse. La biologie, dans ses efforts pour distinguer, chez les êtres inférieurs, la colonie de l'organisme, a dû adop- ter d'autres critères, car l'union défensive et offensive, la division du travail même, s'appliquent tant à l’agrégat momentané qu’à l’agrégat organique permanent. Au point de vue biologique, on se voit donc amené à faire porter sur la formation génétique la distinction à établir entre les vrais organismes animaux et les sociétés de cellules relativement autonomes. On dit qu'il y a organisme : lorsque l’agrégat vivant forme un tout limité dans le temps et dans l’espace et que cet agrègat reproduit normalement des êtres semblables à lui, non pas par détachement de l’une quelconque de ses parties constituantes, mais par celui d’un ordre spécial de cellules déléguées à cette fonc- tion, quand bien même ces cellules seraient répandues dans l'organisme entier. væ CRITIQUE DES PREUVES 143 Telles sont, dans le domaine de l’infiniment petit, les limites dernières des termes « organisme » et « société ». A-t-on raison de fixer ainsi la distinction ? N’aurait-il pas fallu étendre l’acception du terme « organisme » à des êtres que nous nous voyons obligés, pour nous con- former à cette définition, de considérer comme des colo- nies animales ? Ou au contraire ce sens est-il encore trop large, et ne faudrait-il pas restreindre la portée du terme aux organismes pourvus d'organes de reproduction diffé- renciés ? Peu importe pour notre question. C'est une affaire de terminologie qui intéresse le biologiste plus que le sociologue. L'important pour nous est d'établir ce que l’on entend par organisme, ct cela sans nous con- tenter des définitions trop générales qui débordent de leur objet et ne signifient plus rien. L'importance d'une définition réside tout entière dans la clarté et la sûreté qu’elle permet de conférer aux déductions logiques que l’on pourra être appelé à en tirer. Il sera moins facile de trouver une définition satisfai- sante du mot « société ». Trois individus se réunissent et décident d'entrer en rapports réguliers : c’estune société ; sur toute la surface du globe les êtres humains naissent, vivent et meurent sans se connaître : c’est une société encore, la société humaine, « l'immense organisme » d’Auguste Comte. Une réunion quelconque n'est cepen- dant pas une société. Cinq cents personnes sont rassem- blées dans une salle : elles sont là pour la même raison, pour entendre un orateur ; elles accomplissent le même acte, elles écoutent. Cela ne suffit pas pour qu’on puisse qualifier leur réunion de société. Worms ‘ distingue les réunions et les associations des sociétés proprement dites. Pour lui une réunion est « une assemblée éphémère non organisée » ; l'association, «une 1 Worus, Organisme et société, p. 31. 144 L'ORGANISME SOCIAL assemblée organisée dans la poursuite d’un but com- mun »; la société, « un groupement durable d'êtres vivants exerçant toute leur activité en commun ». Distinctions ingénieuses. Mais rendent-elles bien compte de ce que le langage courant désigne par ces trois termes ? On parle pour se faire entendre. Il est dangereux de donner à des termes anciens des définitions nouvelles qui ne con- cordent pas avec l’usage et prêtent ainsi à des malen- tendus. Au surplus la thèse de Worms n’a-t-elle pas influencé a priori ses définitions, de façon qu’elles lui vinssent en aide pour sa preuve finale ? Toujours le pos- tulat sous-jacent! Concédons que la réunion soit une assemblée éphémère non organisée, bien qu’on parle couramment de la « réu- nion » des membres d’une société. Mais une association est-elle toujours une assemblée ? Une société par actions, nul ne le niera, est une association : ses membres cepen- dant ne se sont jamais vus et n’ont jamais formé une assemblée ; ils peuvent au contraire se trouver éparpillés dans le monde entier. Enfin toute société est-elle vraiment un groupement durable d'êtres vivants exerçant toute leur activité en commun ? Il saute aux yeux que ce n’est presque jamais le cas : tout au plus deux sortes de sociétés répondent-elles en gros à cette caractéristique : la famille et la nation. Aussi bien Worms se refuse-t-il à appeler sociétés d’autres organismes sociaux que ceux-là. On ne peut faire avec plus de désinvolture bon marché des con- venances de la langue française. La thèse de la société-organisme reposant toute entière . sur cette condition préalable de la permanence des rap- ports sociaux, Espinas se trouve, bien avant Worms, donner au mot société à peu près la même définition. Pour lui !, nous l’avons vu, « l’idée de société est celle d’un concours permanent que se prêtent pour une même action ! Espinas, Les sociétés animales, pp. 157-158. CRITIQUE DES PREUVES 145 des êtres vivants séparés ». À part l’idée de permanence qu’il y ajoute, nous retrouvons ici la définition la plus répandue de la société, celle qui la caractérise téléologi- quement par la fin poursuivie par les membres qui la composent. Nous avons vu aussi qu’il aperçoit dans la société « une réciprocité habituelle de services entre acti- vités plus ou moins indépendantes ». Deux êtres en con- tact intime, dit-il en substance, sont distincts s’ils tendent à des buts opposés ou différents. Si l’entr'aide ne réunit deux êtres différents que pour une seule catégorie d'actions, il y a simple association. C’est le commensa- lisme ou le parasitisme si un seul des associés y trouve son avantage; mutualisme si les deux en profitent. Le caractère de coopération coordonnée, commun d’ail- leurs aux cellules des organismes animaux et aux indi- . vidus réunis en sociétés, est celui qui a le plus frappé les penseurs de tous les temps. On se souvient ! qu’Aristote voyait la caractéristique de l'organisme et de la société bien moins dans le contact des parties que dans leur coopération en vue d'une fin (Politique, 3.1.11). La phi- losophie catholique, de même, ajoutait aux conditions de multiplicité, de différence et de cohésion des parties, celle d’activité de toutes les parties tendant à un même but, qu'elle spécifiait devoir être la conservation et l'accroissement de puissance du tout. Le sociologue amé- ricain Giddings ? voit dans la société « la collectivité des individus, réunis ou organisés pour la poursuite d’un but commun ». Certes la coordination des activités en vue d’une fin suffit à mettre l’idée de société au-dessus de celle d’agré- gat sans réciprocité d'action, ou avec relations réciproques autres que celles dues à un accord en vue d'atteindre en commun un but quel qu'il soit. Mais cette définition suf- fira-t-elle à éviter que des associations d'éléments vivants 1 Voir plus haut, p. 88. 2? Gippines, Principes de sociologie, Paris, 1897, p. 1. 146 L'ORGANISME SOCIAL coordonnés, autres que des sociétés proprement dites!, viennent se ranger sous une expression qui ne peut s’appli- quer à elles ? Que deviendra notre définition encore incom- plète de la société en regard des notions de temps et d’es- pace ? N’ya-t-il pas des sociétés temporaires ? Les éléments constituants des sociétés ne peuvent-ils pas vivre séparés ? Il faudra donc admettre que, à l'inverse de l’« organisme » animal, le mot « société » exprimera aussi bien un con- cours temporaire que se préteront, pour une action, des êtres vivants séparés. Nous aurons à examiner en détail la validité de ces affirmations sous la loupe de la biologie. Nous nous contentons ici d'établir une définition qui ne prête pas à équivoque. Nous croyons spécifier suffisamment en disant que la société est un groupement temporaire or- ganisé d'êtres vivants pouvant vivre séparés (donc sans ordre défini dans l’espace) maïs poursuivant en commun un ou plusieurs buts. Par organisés, nous entendons que ces êtres vivants pratiquent la division du travail, établis- sent entre eux des relations selon un #0dus vivendi con- sacré par l'habitude, et observent dans l’action commune une hiérarchie ou tout au moins une subordination rela- tive des intelligences et des volontés individuelles. IT Au point de vue de la terminologie la confusion entre les termes « société » et « organisme » ne saurait donc 1 La confusion entre l'organisme et la société a été faite égale- ment par Izouzxr, La Cité moderne, p. 47: « L'interdépendance, impliquée dans la diversification, toutes deux filles de la division du travail, tels sont done les faits positifs que nous trouvons sous le mot d'organisation soit animale, soit sociale, soit physique, soit politique. » Tout cela est juste, mais ces caractéristiques ne concernent que ce qui est commun aux deux organisations en question ; il faut serrer de plus près la définition pour noter ce qui les distingue. CRITIQUE DES PREUVES c 147 se justifier. Elle ne se justifiera pas davantage si nous nous plaçons sur le terrain de la méthode scientifique. Mais d’abord la méthode scientifique est-elle applicable dans le cas particulier ? On a relevé avec raison l’impos- sibilité pour l'esprit humain de sonder introspectivement ses propres processus. Il lui manque dans ce domaine la perception de faits concrets donnant prise à la double analyse quantitative — élément mathématique, fonde- ment des sciences exactes — et qualitative — élément de discrimination d'objets concrets par ordre d'importance subjective. — Ne sera-t-il pas à plus forte raison impos- sible de sonder l'essence d’un vaste organisme social dont nous serions les cellules pensantes mais infinitési- males ? « Nous sommes les acteurs en même temps que les spectateurs des faits sociaux », disait déjà Aug. Comte", et le D' Bordier voyait dans ce fait la cause des retards de la sociologie? : « Les sociétés sont des êtres vivants, affirme-t-il, leur étude est done une branche d'histoire naturelle. On ne s’occupe cependant jamais de l’histoire naturelle des sociétés, par cette raison bien simple qu'on ne les observe jamais en naturaliste. L'homme, atome microscopique dans la société, n’en peut considérer l'en- semble ; il méconnaît la forme, la structure et jusqu’à la nature de l'être collectif dont il fait partie, comme un soldat ignore la forme que dessinerait sur un plan topo- graphique le centre et les deux ailes du corps d'armée dont il est un des éléments constituants. » Tout cela est vrai, mais l’homme a-t-il pour cela re- noncé à sonder les processus immanents de son esprit ? IL a recouru à un moyen détourné. La psychologie fonde ses lois sur des synthèses dont les éléments sont em- pruntés aux réactions perceptibles des êtres vivants. Ainsi fera le sociologue, dût-il y avoir un grand Moi col- ® Cowre, Politique positive, vol. II, p. 68. 2 Dr A. Bornier, La vie des sociétés, Paris, 1887, p. 1. 148 ‘ L'ORGANISME SOCIAL lectif, un Esprit social capable de prendre conscience de lui-même et dont nous serions les agents inconscients. Mais c’est là précisément qu'est la question! Quand Espinas et Lilienfeld viennent nous parler de la société comme d’un être « concret » et « réel »‘, qu’entendent-ils dire par ces deux mots ? On n’en sait rien. Si par être ou être vivant ils entendent, comme tout le monde, un objet perceptible à contours définis, considéré comme siège d’une force que nous appelons la vie, il devient déjà difficile d'appeler la société un être. Au surplus, en opposant concret à abstrait et réel à figuratif, ces auteurs n’ajoutent rien à leur idée, car nul ne nie l’existence des sociétés, ou plutôt des hommes réunis en sociétés, mais bien l’assimilation de celles-ci à des êtres vivants. L’er- reur de ces deux sociologues, si elle ne repose pas sur un simple jeu de terminologie, comme cela est bien pos- sible, a sa source dans un syllogisme mal construit, syl- logisme dont nous avons déjà montré la fausseté: les organismes présentent tels et tels caractères, les sociétés présentent quelques-uns de ces caractères, donc les sociétés doivent présenter aussi les autres caractères et être assimilées à des organismes. Non, les sociétés ne sont pas des êtres vivants, réels et concrets. Le soutenir, c’est renouveler l’erreur réaliste. C’est, sur la foi d’analogies superficielles, affirmer l’exis- tence transcendentale d'êtres qui échappent à notre con- science. Pour tout dire, c’est faire de la métaphysique. Ainsi, lorsque l’élégant philosophe Hermann de Key- serling ? affirme que « l'individu n’est vraiment lui-même qu’en tant que membre conscient d'une totalité » ; quand il soutient que le moi social « ne concerne rien qui ne soit ! Espinas, Loc. cit., p. 11. — Laicrexrern, Loc. cit., pp. XXII, XXIX, etc. à ? Hermann Graf Keyseruinxc, Unsterblichkeit, Munich, 1907, p. 196. CRITIQUE DES PREUVES 149 empirique, rien qui sorte du monde phénoménal » : et que « chaque individu. considère sa personne comme une fonction que lui a départie l'humanité »?, il croit prouver la réalité en soi du grand tout social supra-indi- viduel et ne fait qu’exprimer symboliquement des réac- tions affectives des individus dans leurs rapports avec leurs prochains. Il ne fait d’ailleurs que répéter ce que Comte avait affirmé sous une forme encore plus forte et plus paradoxale : « Il n’y a au fond de réel que l’'Hu- manité », a-t-il écrit : l’homme n'existe que comme abstraction dans la pensée des philosophes. Espinas ne veut-il pas que la société soit « un vivant comme l'individu, aussi réelle, et dans ce cas même plus réelle que lui » ? L'individu n’est qu’une abstraction! Voilà une affirma- tion qui rencontre la pleine approbation dans un autre camp aussi, celui des biologistes. Le Dantec ne cesse de le répéter. « Les éléments organisés qui entrent dans la composition de l'individu ont eux-mêmes une certaine individualité et revendiqueront chacun leur principe vital », déclare Bergson “. Ces revendications couvriront- elles la voix du tout dont ils sont les parties consti- tuantes ? En somme, pour l’être humain, pour l'individu, qu’est- ce qui vaut le plus ? Qu'est-ce qui est le plus certainement, puisqu’aussi bien il n’est pas possible d'établir des degrés dans l'être ? Est-ce la société, est-ce lui, l'individu, le moi, ou sont-ce ses cellules constituantes ? Si je saisis mon moi dans ma conscience, nul sophisme ne réussira à entamer la conviction que je suis aussi réel, si ce n’est plus réel que le reste de l’univers, la société humaine comprise. Si je n’existais pas, rien n’existerait pour moi. Loc. cit., p. 205. ? Loc. cit., p. 234. % Le Danrec, L'individualité et l'erreur individualiste, Paris, 1898. — L'unité de l'être vivant, Paris, 1902, etc. * Bercsow, L'Evolution créatrice, p. 46. 150 L'ORGANISME SOCIAL L’être social dont je n’ai pas conscience est donc une hypothèse dont je n'ai pas besoin. En restant sur le ter- rain strictement scientifique des phénomènes de ma conscience, je puis donc affirmer que mon moi, mon orga- nisme individuel qui lui sert, pour ainsi parler, de domi- cile et de représentation visible et palpable, vaut davantage que tout autre organisme social on non, plus que les cellules de mon organisme, d’une part, et que la société in abstracto, de l’autre. Ceci, sous réserve de quelques restrictions que nous exposerons plus loin et qui ne tou- chent en rien au côté profond, méthodologique, de la question. III Mais on nous fera cette objection : « Sans doute, l'être social que je nie, je ne puis en avoir conscience directe- ment, pas plus, sans doute, que les cellules de mon orga- nisme n’ont conscience de mon moi, bien que sans elles ce dernier ne puisse avoir une existence propre, puisqu'il en forme la synthèse. Mais l’homme peut avoir conscience des effets de la conscience sociale et par là induire son existence. La nier, ce serait agir comme les cel- lules de notre corps qui s’aviseraient de nier notre cons- cience individuelle dont elles ne sont chacune qu’une étincelle. » La conscience est-elle une synthèse? La synthèse des consciences individuelles peut-elle donner lieu à une conscience sociale ? Voilà la double question sur laquelle on discute avec âpreté tant entre RIDIOgEReE qu'entre sociologues et psy- chologues. 1. La conscience individuelle serait une synthèse des consciences cellulaires. Lilienfeld va jusqu’à dire : la somme. C’est même là son grand postulat. Il ne le prouve CRITIQUE DES PREUVES 151 pas, mais il l’admet tel quel sur la foi de Virchow. « C’est l’action_de la somme des volontés cellulaires qui donne naissance à la volonté commune », écrit-il’. Et il se hà- tera d’ajouter que, dans la société, « l'unité est encore plus manifestement le résultat de la somme des volontés individuelles ». On trouve la doctrine du moi-synthèse dans Hæckel?, Virchow#, Claude Bernard‘, Robin’, Milne-Edwards ©, etc. Espinas ? conclut de même qu'il est « plus conforme aux données de l’expérience de considé- rer la conscience animale comme un tout de coalition que comme une chose absolument simple ». La thèse des biologistes peut se résumer dans les termes suivants, que nous empruntons à Fouilléef : « Ce qu’en vous- même vous appelez moi et prenez pour un sujet, ce n’est peut-être que l’ensemble des sensations des cel- lules de votre organisme, fondues en üne sensation sui generis, qui est la cœnesthésie et que vous nommez la conscience. » — « Le cerveau, dit-il ailleurs *, est un stéréoscope où viennent coïncider non seulement deux images, mais des millions d'images similaires qui for- ment, par leur superposition, un seul et même person- nage, moi. » 2. Cette thèsè admise, il était facile de l’étendre de l’in- dividu à la société. Ainsi naquit la notion paradoxale de conscience sociale, une conscience qui ne serait pas située dans un organisme cohérent, mais formerait néan- moins la synthèse de consciences individuelles éloignées 1 Lrurenreun, Loc. cit., p. 9. Hacker, Histoire naturelle de la création, p. 292. Vimcow, Pathologie cellulaire, ch. XV, pp. 309 et suiv. CI. Bernarp, Revue des cours scientifiques, 1875, p. 778. Rosix, Des éléments anatomiques, p. 2, etc. Mixe-Enwarps, Leçons de physiologie, vol. VIII, p. 440. Espinas, Loc. cit., p. 216 (notes 2 à 6, indications données par Espixas). 8 Fouicér, Loc. cit., p. 169. ® Fourzuée, Revue philosophique, 1882, II. 1 A Où À œ 1 152 L'ORGANISMH SOCIAL les unes des autres dans l’espace‘. Espinas, il est vrai, selon le point de vue du vitalisme, voit dans la conscience sociale, comme dans toute conscience, moins un effet, une fusion d'énergies individuelles, qu’une cause forma- trice de l’organisme dont elle représente l’unité fonction- nelle. Critiquerons-nous ces deux thèses ? Il n’en vaut presque pas la peine. On peut leur opposer une seule et même fin de non-recevoir qui se résume en un mot: ce sont des thèses de méthaphysique. En effet, nul n’a jamais eu conscience que de sa propre conscience. La conscience introspective est la condition primaire de tous les rai- sonnements, puisque sans conscience je ne raisonnerais pas. Or c’est par la voie du raisonnement que l’on veut m'amener à attribuer une valeur supérieure, tantôt aux cellules de mon organisme dont ma conscience serait la synthèse — sans existence en soi, — tantôt à la conscience sociale qui dominerait les consciences individuelles ? James, dans son Précis de psychologie? qualifie également d’hypothèse métaphysique l'hypothèse de la conscience- synthèse. Nous ne pouvons, au sens absolu, ni affirmer, ni nier que la conscience soit une synthèse, mais il nous est permis, en bonne méthode scientifique, de n’en pas tenir compte, surtout de ne pas tabler sur elle pour impo- ser à la science ou à la pratique des déductions que nous donnerions comme des vérités. Substituer au mot 1 Un autre exemple de la même erreur nous est fourni par Izou- ver, La Cité moderne, p. 350 : « Qu'est-ce que le « moi » animal ? — C'est la conscience centrale de l’association des cellules. » Et plus loin : « Autant en faut-il dire de la conscience de l'animal politique. Le « moi de la cité » comme le « moi de l'animal » est le condensateur des consciences composantes. Quant à l'Etat des économistes et des libéraux, celui qui se compose de « moi » individuels, c’est une notion surannée : c’est la «notion nomina- liste de l'Etat » au dire d’Izouzer et il ajoute : « Rien de plus faux que cette notion » (p. 353). ? W. James, Précis de psychologie, Paris, 1910, pp. 29, 71, 616,etc. CRITIQUE DES PREUVES 153 « conscience » celui de « cœnesthésie » est un jeu sans portée. « On peut faire toutes les suppositions métaphy- siques qu’on voudra et s’imaginer qu’un nom nouveau est une explication ‘.» S'il fallait que toute synthèse de forces d’origine orga- nique fût douée de conscience de soi, ce n’est pas seule- ment l'humanité ou la nation qui devrait avoir une conscience particulière, mais la famille, les sociétés par actions, les clubs sportifs, plus encore : les produits de l’industrie auxquels ont travaillé tant de centaines d'ouvriers. Mais qui parlera, par exemple, de la conscience d'une automobile ? Il faut être poète avec Mæterlinck pour aller jusque là. On a essayé de tourner l’objection et de nier le carac- tère individuel de la conscience de soi en montrant que l'individu n'est qu’un rameau sur le tronc vivant des êtres qui peuplent et ont peuplé la terre. « Votre moi, diront les partisans de cette thèse, a-t-il eu un commencement absolu ? Les cellules initiales qui l’ont formé ne vivaient- elles pas chez vos ascendants, dès avant leur fusion qui donna naissance à votre être ? » — On a tenté d'expliquer ainsi l’origine des tendances héréditaires. Ainsi Espinas voit en elles la réapparition consciente de consciences an- térieures momentanément obscurcies. « Une génération, dit-il?, c'est un phénomène de scissiparité transporté dans la conscience. » Et Bergson : « Tout organisme indi- viduel, füt-il celui d’un homme, est un simple bourgeon qui a poussé sur le corps combiné de ses deux parents*. » Keyserling s’attache de même longuement à prouver ! Fouicrée, Loc. cit., p. 169. ? Espixas, Loc. cit., p. 534. 3 Bexcsow, L'Evolution créatrice, p. 46; v. a. p. 29. Cf. égale- ment M. Vircnow. De la continuité de la vie comme base de la conception biologique, dans Ossrr-Lourté, Le X11me Congrès intern. de médecine (Moscou, août 1897) et la psychologie, Rev. phil., 1898, v-1,p. 76. 154 L'ORGANISME SOCIAL l'impossibilité de distinguer un individu d’un autre indi- vidu, dans la longue chaîne des êtres vivants. Depuis le bourgeonnement des êtres inférieurs jusqu'à la pro- création plus complexe des êtres différenciés, il n’y a pas de limite absolue’. L’être nouveau procréé se trouve, en effet, relié à ses ascendants : 1° dans l’espace; 2° dans le temps; 3° dans l’ordre de causalité; 4° dans celui de similitude; 5° dans celui de finalité?. Tout cela est juste. Mais n’y a-t-il pas, de nouveau, confusion de termes ? Il est fort dangereux de jouer avec le concept de conscience, surtout si on le prend dans le sens subjectif de conscience de soi. Séparerons-nous le moi et la conscience ? Le moi du fils n’est pas celui du père. Ceci sera vrai à plus forte raison de la conscience, puisque la conscience, considérée au point de vue objectif, ne peut être envisagée que comme la fonction du moi. N’a-t-on pas voulu parler de la « vie », quand on a relevé la filiation des êtres ? C’est la vie que se transmettent les êtres. On n’a jamais vu un être vivant qui n'aurait pas emprunté sa vie, par bourgeonnement ou scission, à un autre vivant. Dira-t-on qu’il lui a aussi emprunté son moi ? Bien au contraire, le moi du descendant s'oppose au moi de l’ascendant, comme s'opposent entre eux les éléments d’une dualité. Nous aurons à revenir sur le concept de conscience ; nous montrerons comment il est permis de le considérer au point de vue biologique objectif comme une fonction de l’être. Mais nous tenons à opposer dès à présent deux points de vue complémentaires dont la confusion amène tant de malentendus. Nous venons de parler de « vie », de « moi » et de « con- science ». Quelle sera la valeur relative de ces termes ? Au point de vue biologique, que nous appellerons «objec- ! Kevseruixc, Unsterblichkeit, pp. 243 et suiv. et 264. ? Fouicrée, Loc. cit., p. 73. ; CRITIQUE DES PREUVES 155 tif », nous avons dit qu'on peut considérer la conscience comme une simple fonction du moi. Par contre au point de vue critique ou « subjectif » — par où nous entendons ici, non pas « affectif », mais phénoméniste — rien n’existe que par la conscience ‘. N'y a-t-il pas là contradiction ? Au premier abord, oui. Les philosophes qui ont sou- tenu l’une des deux thèses ont toujours cru devoir atta- quer l’autre. Les naturalistes accusaient les philosophes critiques de manquer de logique et vice-versa. Les natu- ralistes ne voient en effet dans la conscience qu’un «épi- phénomène ». Pour eux le moi est antérieur et supérieur à la conscience *. La vie psychique se ramène à des phéno- mènes physiologiques dont les manifestations percep- tibles se réduisent à des mouvements inappréciables ; — du moins ne nous est-il pas possible de les apprécier avec nos appareils actuels dont le degré de précision est insuffisant. — La vie physiologique est un cas particulier de toute vie en général. La vie se ramène à son tour à des phénomènes physico-chimiques. Enfin, la chimie s’ex- pliquant de plus en plus par la physique pure et simple, et celle-ci voyant toutes ses forces ramenées à des va- riantes de la loi de l'attraction universelle, c’est en der- nière analyse cette loi et cette loi seule, qui est le sub- stratum de toute chose, l’être par excellence, prototype et symbole de tout ce qui existe. Considérant avec Wundt que la volonté consciente est la manifestation la plus haute de l'être psychique, les sentiments et même les idées pouvant être considérés comme des phénomènes psychiques dérivés de la volonté, on prétend établir, au point de vue cosmique, une échelle de complexité et d'importance entre les phénomènes, chaque ordre de phénomènes supérieurs supposant 1 Cf. pp. 13 et 21. ? Voir plus haut, p. 13 et KeyxsEerLixG, Unsterblichkeit. pp- 168 et 174 et suiv. 156 L'ORGANISME SOCIAL l’ordre de phénomènes inférieurs et pouvant plus ou moins s'expliquer par lui. Or, en ce faisant, on ne tend à rien moins qu’à ramener la conscience à l’univers, tandis que, comme nous l’avons montré plus haut, la philosophie critique cherche au contraire à ramener l’univers à la conscience. Sans ma conscience rien n'existerait pour moi. La conscience est la condition d'existence de tout le reste. De même la vie, bien que se réalisant par les phénomènes physico-chi- miques, paraît être quelque chose de plus qu'eux, quel- que chose d’irréductible !. Pourquoi les deux points de vue, chacun sous son angle particulier, ne seraient-ils pas légitimes ? Pourquoi ne pas admettre que la philosophie critique se trouve inat- taquable sur son terrain, tout en dirigeant les recher- ches de la science objective sur la voie tracée par l’échelle de valeurs qui part des forces cosmiques les plus simples ? La science n’a-t-elle pas pour mission de tendre à expli- quer le complexe par sa décomposition en éléments plus simples ? Le tout est de ne pas nier le caractère intrin- sèque et partiellement irréductible de la synthèse au nom des éléments primaires qui la constituent; et surtout de ne pas transporter la question dans le domaine de la métaphysique. Que savons-nous, métaphysiquement, de la priorité de l’une ou de l’autre hypothèse ? De quel droit confèrerions-nous à l’une ou à l’autre une valeur absolue et transcendantale ? Primum vivere. Puisque partout nous nous heurtons aux solutions arrê- tées des métaphysiciens et des réalistes, soyons nomi- nalistes et scientifiques. Par esprit de bonne méthode, la philosophie critique place la conscience individuelle 1 Voir H. St. CaamBerLaix, Immanuel Kant, chapitre consacré à Platon. Emile Bourroux estime également que l'esprit est irréductible à la vie et la vie irréductible à la matière (Gaston Raceor : « Emile Bourroux », La Revue, 1 nov. 1912, pp. 51-60.) CRITIQUE DES PREUVES 157 au centre de tout; elle y voit le lieu des spéculations in- tellectuelles objectivables en actes et permettant d’infé- rer, chez les autres êtres individuels, voire cellulaires ou sociaux, des consciences conçues comme analogues à celle-là. Laissons donc au moi sa valeur prépondérante ; conservons à la conscience individuelle, prétendue syn- thèse dont la valeur serait illusoire, sa qualité de réalité fondement de toute réalité, bien au-dessus de la con- science hypothétique des cellules constituantes de l’or- ganisme; et, reléguant la notion de conscience sociale au rang des hypothèses transcendantales, concluons avec Fouillée : : « L'organisme animal, en un mot, n’est conscient de soi que dans le tout, et l'organisme social, n’est conscient de soi que dans ses éléments : là est la grande antithèse. » IV Et cependant on constate dans les sociétés humaines ce qu'on peut appeler une « unité sociale ». Comme E. Durkheim et son école s’attachent à le montrer *, il y ! Founuée, Loc. cit., p. 150. ? Notre intention, nous l'avons dit, est de ne pas nous égarer dans l'exposé et la critique des thèses adverses que nous rencon- trerons sur notre route. Nous ne pouvons cependant passer sous silence la sociologie actuellement à la mode, celle d'Emile Durkheim, dont l’axe est l'affirmation d’une conscience sociale exté- rieure et supérieure aux individus. Pour Durkheim le phénomène social est éminemment un phénomène de coercition qui, par les usages, mœurs, coutumes, lois et institutions s'impose à tous. Par un acte de préservation de soi, le Tout social exerce une pression sur les éléments dissidents, les punit, les exclut. Inver- sément il marque son empreinte sur tous les individus ; les phé- nomènes sociaux généraux sont les « incarnations individuelles » du fait social qui « se réfracte chez les individus » (Les Règles de La Méthode sociologique, Paris, 190%, p. 12.) « Les croyances et les pratiques sociales agissent sur nous du dehors... ; les manières collectives d'agir et de penser ont une réalité en dehors des indi- 158 L'ORGANISME SOCIAL a quelque chose, dans les phénomènes sociaux, qui se trouve irréductible aux phénomènes individuels. Il est inutilé de développer ici cette thèse, puisque tous les vidus. » (/bid., p. XXII) Durkheim insiste sur le fait que la conscience sociale a une «existence propre », distincte de l’exis- tence de tous les membres du groupe. Et, à propos de phéno- mènes religieux, il lui arrivera d'écrire : « C’est évidemment la foi privée qui est dérivée de la foi publique. » (De la définition des phénomènes religieux, Année sociologique, 1898, p. 24.) Et ceci : « Cette religion intime et personnelle n’est que l’aspect subjectif de la religion extérieure, impersonnelle et publique.» (/bid., p. 28.) On retrouverait des affirmations pareilles dans les autres écrits de Durkheim, par exemple : Sociologie religieuse et théorie de la connaissance, R. de mét. et de mor., nov. 1909. — Les for- mes élémentaires de la vie religieuse, Paris, 1913, où on lit « que la société ne peut se constituer sans pénétrer dans les consciences individuelles et qu'elle ne peut y pénétrer sans élever l'individu au-dessus de lui-même » (p. 73).— Ces deux aspects sont étudiés encore dans le Dualisme de la nature humaine et ses conditions sociales, Scientia, mars 1914. Les disciples de Durkheim ne sont pas moins catégoriques. On nous permettra de citer encore un passage particulièrement carac- téristique de G. Simmez (Comment les formes sociales se main- tiennent, Année sociologique, 1897, p. 74). Ce sociologue paraît tenir la société pour «un être d’une réalité autonome, qui mène- rait, suivant les lois propres, une vie indépendante de celle de ses membres... Tous ces phénomènes, ajoute-t-il, apparaissent comme les produits et les fonctions d’un être impersonnel auquel les individus participent sans doute, comme à un bien publie, mais sans qu'on puisse désigner nommément un particulier qui en soit la cause productrice ou la raison déterminante ; pas un même dont on puisse dire quelle part précise il a pris à leur produc- tion. » — Cf, du même G. Simmer, Le problème de la sociologie, Rev. de mét. et de mor., t. IT, p. 497. — Id. Annales de l'Institut de sociologie, vol. I et American Journal of Sociology, vol. Il. nos 2 et 3. — Et sur G. SimmeL : PaLANTE, La Sociologie de G. Simmel, Rev. phil., 1909, vol. I, p. 400. La thèse de Durkheim n'a d’ailleurs pas manqué de soulever des protestations. On en trouve les échos dans le Bulletin de la Société française de philosophie, 1913, n° 3, où, successivement, DeLacroix, DarLu, l'Abbé LABERTHONNIÈRE, LECLÈRE adressent au professeur du Collège de France des critiques acérées. Voir aussi Autour de la méthodologie. La méthode sociologique d'après M. AT Ts ee er LL RR EE TE CRITIQUE DES PREUVES 159 arguments des partisans de la société-organisme tendent précisément à la mettre en lumière. Nous préférons en rechercher tout de suite l’explica- Durkheim, dans la Pensée contemporaine du 25 avril 1910. « De telles vues, dit très justement E. WaxWEILER (Bulletin Solvay, no 14, 1911, art. 223, p. 2) aboutissent à ne voir dans les faits individuels que des sortes d’épiphénomènes des faits sociaux, comme si les individus étaient les organes de quelque Grand- Tout mystérieux élaborant sa -vie dans un laboratoire supra- humain. » — V. a. Durréez, Bull. Solvay, 15, 1911, art. 251, p. 5. — Sur Durkuelm, cf. P. Lecuay, Universitaires d'aujourd'hui, NI, Paris, 1912, surtout pp. 283-286. — G. Davy, « Emile Durk- HEtM », Collection des grands philosophes français et étrangers, Paris, 1911. — J. H. Leusa, Sociology and psychology, American Journal of sociology, nov. 1913, p. 323. Dans la Revue d'histoire et de littérature religieuse, 1er fase. de 1911, la lutte se poursuit, sur la conscience sociale en particulier, entre G. Caarrertron-Hizz d'une part, et d'autre part Hégexr et Lois. Héserr affirme nettement que «la conscience sociale est une fiction méthodique, une résultante, et que seules existent réellement comme consciences les consciences individuelles com- posantes » (p. 45). Quant à A. Torsx il démontre qu'aucune évolu- tion ne pourrait se produire sans la participation des individus : « Dans ces conditions, la raison, le progrès, la civilisation n'au- raient pu naître que par un miracle dont on ne prend pas soin de nous donner l'explication. La génération du progrès n'est point spontanée ; ce n’est point chose irrationnelle, ni que la société produise d'elle-même. Si l'initiative individuelle est originaire- ment nulle, le progrès sera impossible et l'humanité sera con- damnée à une perpétuelle enfance. Cependant le progrès existe. Il lui faut un point de départ dans la société primitive elle-même, sinon il n'aurait pas eu lieu. Si réduit qu'on le voudra, le rôle de la personne humaine n’a jamais été nul dans la société humaine » (p. 58). Aux Etats-Unis on rencontre aussi quelques tenants de la conscience sociale distincte des consciences individuelles. Ainsi J. E. Boonix, The existence of social minds, The American Jour- nal of Sociology, juill. 1913, pp. 1-47. La plupart des Améri- cains, cependant, se conformant en ceci au génie anglo-saxon (peut-être ce génie anglo-saxon est-il une conscience sociale ?) se placent, dans l’étude dn problème qui nous occupe, au point de vue individualiste. Cf. entre autres G. H. Mean, Social conscious- ness and the consciousness of meaning, Psychological Bulletin 160 L'ORGANISME SOCIAL tion. Il n’y a, nous semble-t-il, que deux solutions à cette alternative: cette unité émane d’une volonté indépen- dante de celle des hommes, ou elle procède des actions humaines. Indépendante des hommes, cette unité serait d’origine transcendantale ou tout au moins supra-orga- nique. Or nous venons de faire justice de la notion de conscience sociale, tout au moins du point de vue de la méthode scientifique. Il ne nous reste donc qu’à chercher la cause de cette unité chez les hommes. Là encore, nous nous trouvons devant une double alter- native : les hommes ont-ils établi consciemment l'unité sociale, ou émane-t-elle de leur subconscient? (Ceci demande un examen un peu plus approfondi. Il y a cer- tainement dans les Etats contemporains des institutions sociales réalisées avec la participation de la raison des individus. Mais il saute aux yeux qu’elles sont en mino- rité. L'organisation sociale est un amalgame d’usages, quelquefois codifiés, de conventions consacrées par la loi. Mais pourquoi les lois varient-elles d’un lieu à un autre ? Pourquoi ce qui a eu de bons résultats dans un pays n'est-il pas adopté intégralement dans les autres ? C’est que la raison joue un rôle bien minime dans la con- duite humaine, tant sociale qu'individuelle. Les individus varient d’un pays à l’autre, le génie de la race qui s’épa- nouit en eux présente ses particularités propres, dont les individus n’ont même pas conscience. Chaque peuple se croit le premier de tous les peuples, parce que l’image de l’homme parfait qu’il se forge dans son subconscient se trouve réalisé à un degré supérieur par lui et ceux de sa race. University of Chicago, déc. 1910, pp. 397-405 — et : Journal of philosophy, psychology and scientific methods, 1912, p. 401. De même W. Fire, The Social implications of consciousness, mème Journal, 3 juill. 1913, qui écrit : « Social consciousness, I should hold, then, is fully defined by the addition of the word mutual » (pp. 366-368). CRITIQUE DES PREUVES 161 C’est donc le subconscient des individus qui se trouve être l’agent secret de l'unité sociale. L'économie politique a tout particulièrement mis ce phénomène en lumière dans sa théorie de la valeur. C’est le jeu de l'offre et de la demande qui établit la valeur marchande des produits, mais qu'est-ce qui détermine à son tour l'offre et la de- mande si ce n’est le désir, c’est-à-dire en dernière ana- lyse le besoin des individus ? A la rareté et au travail, régulateurs de l’offre, répond donc, comme norme sociale, le besoin individuel ; celui-ci est antérieur et supérieur à toute raison, puisque, si même la raison veut intervenir dans le domaine des besoins, elle ne peut que se régler d’après les lois physiologiques et psychologiques de l’or- ganisme. Il en est de même dans le domaine juridique. Déjà Platon (Lois, 793, a) avait observé que les lois « ne sont que les mœurs mêmes réduites en formules ». Comte lui-même voit dans la sympathie irraisonnée l’origine de l'unité sociale. « Dans la vie sociale, dit-il’, les êtres indépendants appelés à former par leur concours un être unique ne sortiraient jamais d'eux-mêmes s'ils n'étaient poussés les uns vers les autres par une sympathie aveugle, mais irrésistible, antérieure à toute spéculation comme à toute volonté. » Et Espinas, qui cite ce passage, ajoute que Comte reconnaît par là la supériorité du cœur sur la pure intelligence : il n’est pas peu original de voir le fondateur du positivisme « se rapprocher en cela sciem- ment de Pascal et des mystiques du moyen âge ». Spencer, comme naturaliste et psychologue, était mieux 1 Comre, Système de politique positive, vol. I, pp. 15 à 17, résumé par Espixas, loc. cit., p. 106. — Dans son Cours de philo- sophie positive, v. IV, p. 293, Coure parle de « l'immense et éter- nelle unité sociale, dont les divers organes, individuels ou natio- naux, unis sans cesse par une intime et universelle solidarité, con- courent .… à l'évolution fondamentale de l'humanité ». Il l'explique par « l'identité nécessaire et constante du développement fonda- mental de Fhumanité, d’après l’irrésistible prépondérance du type commun de la nature humaine ». (/hid., v. IV, pp. 318 et suiv.) 11 162 L'ORGANISME SOCIAL placé que personne pour apercevoir l’étroite corrélation entre les caractères des sociétés et les traits fondamen- taux du subconscient des individus. Dans ses Principes de Psychologie, il étudie les répercussions des caractères individuels sur les phénomènes sociaux et, s’il voit l’ori- gine des caractères du corps politique dans le tempéra- ment d’une population, il reconnaît que l’ensemble des tendances et des habitudes inconscientes d’une popula- tion sont liées à la constitution de ceux qui la composent. Pour lui, dans les actes volontaires, l'individu a surtout conscience du but immédiat : les buts éloignés et les répercussions lointaines de ses actions lui échappent. Et ce sont souvent ces répercussions lointaines, inaperçues de lui, qui sont les plus importantes au point de vue social. Qu'on lise à ce sujet le chapitre de Hartmann : l’Inconscient dans l’histoire, t. I de la Philosophie de l’In- conscient. Il y montre d’une façon péremptoire que les peuples ont bien souvent voulu une chose sans y parve- nir et réalisé d’autres fins qu’ils ne désiraient pas et dont ils étaient loin de prévoir l’avènement. Les jacobins de 1793 eussent été bien étonnés d'apprendre qu'ils travail- laient pour l’absolutisme impérial. La plupart des actes tendant à la conservation d’un groupe social sont exécutés par les hommes sans qu'ils la veuillent expressément. Le but en est inconscient; l’acte lui-même est souvent organique, subconscient. Spencer montre fort bien que ce sont des lois générales bio-psychologiques, ignorées de l’individu, quoique s’ex- primant par son action, qui produisent ces effets en appa- rence aussi intentionnels qu'harmoniques. Mais d’où peut bien provenir cette similitude des réac- tions subconscientes des individus, de leurs besoins, de leurs désirs, de leurs habitudes ? De leur constitution physiologique d’abord, puis des nécessités de l'adaptation au milieu naturel et au milieu social qui, pour les mem- bres d’un même groupe, est nécessairement un. Enfin CRITIQUE DES PREUVES 163 des croisements qui, par l’hérédité, amènent des fusions de caractères divers. « Il ne faut pas, dit Espinas‘, exagé- rer la part de l'individu, car la structure organique et les penchants instinctifs hérités sont en une mesure consi- dérable des éléments spécifiques ou des caractères de race, en sorte qu’ils sont actuellement incommunicables d’un organisme à l’autre et d’une conscience à l’autre ; ils sont, grâce aux croisements de la race et de l’espèce, l’objet d’un lent échange et deviennent à la longue, sinon identiques, du moins fortement semblables, mettant ainsi à l'unisson, dans un groupe donné, les impressions les plus obscures et les mouvements les plus involontaires. » Voilà qui nous paraît fort juste. Et n'est-ce pas de cet ac- cord subconscient que naissent les idées communes qui font les accords conscients entre individus semblables ? La nécessité de l’adaptation à un milieu social donné qui agit comme éducateur ou formateur du caractère — voir l'unité réalisée aux Etats-Unis d'Amérique malgré le mélange des races immigrées ? — secondée par la sym- pathie, elle-même sélectionnée par l’évolution, a con- tribué pour sa part à cette similitude du subconscient des individus. Maïs il y a plus. « Le rapprochement des sem- blables a encore sa raison dans la loi qui fait que les mêmes causes produisent sur des êtres analogues des effets identiques, et qui amène plusieurs intelligences à tirer des circonstances extérieures analogues des conclu- sions concordantes *. » En d’autres termes, sur des indi- vidus formés dans le même moule, des actions externes identiques entraînent des réactions internes identiques. Si l’on tient compte de toutes ces causes de nivellement, on en vient à s'étonner plutôt des divergences qui règnent "1 Espinas, loc. cit., p. 536 ? Unité mise en lumière par F. Boas, Changes in bodily form of descendants of immigrants, New-York, 1912, jusque dans les caractères anthropologiques ! 3 Esprnas, loc. cit., p. 519. 164 L'ORGANISME SOCIAL encore en fait entre les individus. D'autre part, en ren- dant à ces causes leur importance primordiale, on com- prendra plus facilement aussi que les différences de doc- trine et de tendance des partis politiques, par exemple, naissent bien plus d’un genre de vie et de culture qui a son origine dans la nature du travail des différentes classes sociales, que des considérations abstraites, si justes soient-elles, des théoriciens de la sociologie, des orateurs et des apôtres de la rénovation sociale. Quand les intérêts et les passions sont en jeu, la raison désin- téressée n’a qu’à patienter. Comme nous tenterons de le montrer dans la troisième partie de notre chapitre VII, où nous traiterons du rôle respectif de la masse et de l'élite, le succès va aux théoriciens et aux orateurs qui reflètent le mieux ces intérêts et ces passions. Et ce sont elles qui, avec ou sans le concours d’une raison qui s’as- servit à leurs fins, font des lois sociales ce qu'elles sont et créent l’unité d’un milieu social. N'est-ce pas ce que reconnaissait implicitement Gabriel Tarde quand il a appelé la sociologie une interpsychologie ? Concluons donc avec Spencer ! : « Tous les phénomènes présentés par une société ont leur origine dans les phé- nomènes de la vie humaine individuelle, qui, à leur tour, ont leurs racines dans les phénomènes vitaux en général. » En d’autres termes: l'unité des lois biologiques psycho- sociales a son origine dans la similitude des organismes individuels, organismes qui, par les réactions subcons- cientes dues à l'adaptation inter-humaine, créent l'unité du milieu social. V Nous avons élucidé un point de terminologie en préci- sant les distinctions que la langue établit entre les deux 1 SPENCER, cité par Borpier, La vie des sociétés, p. 319. CRITIQUE DES PREUVES 165 termes : organisme-et société. Nous venons de spécifier quelques points de méthode. Pour nous l'individu vaut plus que la société : la société, pourrait-on dire, est faite pour l'individu et non l'individu pour la société; sortir de ce point de vue serait faire une incursion dans le domaine extra-scientifique ou métaphysique. De même la conscience individuelle sera regardée comme la réalité fondamentale, puisqu'aussi bien les prétendues cons- ciences cellulaires ou sociales ne pourraient être aperçues que par elle. Comme corollaire à ces deux théorèmes de méthodologie, nous avons montré qu'il faut chercher dans l'individu, dans son organisme physiologique et psy- chique, la cause première des phénomènes sociaux natu- rels, de ceux en tout cas qui paraissent n'être dus à aucune intervention de la raison humaine consciente et délibérée, et c’est l'immense majorité. Pour tout dire d’un mot, la critique de la notion courante de la société-orga- nisme nous aura amené à adopter l'attitude de l'indivi- dualisme, et cela pour nous conformer à la méthode scientifique. Le moi est la norme critique de toute chose. Les sophistes d'Athènes avaient déjà su le dire. Il nous reste à traiter sur cette base quelques points de fait. Ce ne sera pas long. Les métaphysiciens de la so- ciété-organisme, dans leur hâte de conclure, ont en effet négligé d’élucider certains détails. Trop souvent, lors- qu'on plaide une thèse, les faits génants sont laissés dans l'ombre. Tout occupés à rechercher les analogies entre les corps sociaux et les corps individuels, ces théo- riciens n’ont pas aperçu certains obstacles qui pouvaient compromettre leur thèse a priori. Premier point : ils parlent sans cesse de la société comme d'un tout parfaitement défini dans l’espace, dont l'existence ne peut faire l’objet d'aucun doute pour per- sonne. Mais si nous leur demandons « de quelle société parlez-vous ? », nous les trouvons en désaccord entre eux. 166 L'ORGANISME SOCIAL Auguste Comte, le plus logique, ne voit qu’un seul orga- nisme social : l'Humanité. Organisme, à vrai dire, à l’état de nébuleuse; nous ne voyons pas trop en vertu de quel argument on peut faire rentrer le Thibétain, l’Australien, l’'Incas, le Zoulou et l'Esquimau dans un même Tout or- ganique supposant but commun, division du travail, hié- rarchie des organes, etc. Pour l’organisme de l'Humanité, il n’y a pas d’erreur possible : il est distinct du reste de la nature; il n’a qu'un défaut, c’est qu'il ne présente au- cun des caractères d’un organisme. Parler d'Humanité, c'est trop dire — ou trop peu, puisque les animaux et les plantes jouent dans notre vie sociale un rôle certes aussi considérable, si ce n’est plus, que les humains des anti- podes. Aussi bien la plupart des écrivains que nous avons cités appellent-ils société uniquement la nation, l'Etat. C’est le cas de Spencer, de Lilienfeld et peut-être d’Es- pinas, bien que ce dernier spécifie moins et ne voie en tout cas dans l'Etat au’un organe de la société. Mais que de difficultés surgissent dans cette définition sommaire ! Quelles seront les limites spatiales de ce corps social ? Le territoire politique ? Il y a des étrangers dans le pays, des nationaux à l'étranger. L'espace occupé par tous les citoyens d’un pays, méme expatriés ? Mais y a-t-il entre eux une coopération quelconque ? Des individus de na- tionalité différente ne coopèrent-ils pas plus étroitement à certaines entreprises commerciales ou industrielles ? Là où l’esprit nationaliste ne sévit pas avec trop de vio- lence, il y a des étrangers aux postes de l'Etat : un or- gane essentiel de l’organisme social serait donc un mem- bre d’un autre organisme ? D'ailleurs Spencer lui-même quitte le terrain strict de la nation-organisme, puisqu'il considère, à juste titre selon nous, une usine comme un organisme social beaucoup mieux caractérisé. Mais si l’on s’aventure sur ce terrain, le sol devient plus glissant encore : qu'est-ce que ces cellules sociales pou- CRITIQUE DES PREUVES 167 vant appartenir à plusieurs organismes ? Prenons un ou- vrier : son usine est un organisme; est-il catholique; son Eglise est un organisme; en tant que citoyen, son pays est un organisme; s’il est syndiqué, son syndicat est un quatrième organisme. Voila donc une cellule obligée de servir quatre cerveaux, l’un dans le bureau du patron, l’autre à Rome, un troisième au chef-lieu, un quatrième au siège du syndicat. Lequel, du patron, du pape, du souverain ou du président du syndicat est le vrai cerveau de l'organisme que sert cette cellule sociale? Ou alors fait-il partie d'autant de sociétés diverses? La notion d'organisme social concret et réel disparaît alors. Il ne suffit pas de dire, avec Spencer, qu'une des diffé- rences entre l'organisme individuel et l'organisme social est que, dans le premier, les cellules forment un agrégat, tandis que, dans le second, les parties sont indépendantes au point de vue spatial. Il faut spécifier qu'il coexiste au- tant d'organismes différents qu’il y a chez l'individu de fonctions sociales, chacune constituant un groupement social cohérent, avec son autonomie relative et sa propre division du travail. À cet égard on pourra continuer à reconnaître dans chacun de ces groupements sociaux cer- tains caractères organiques, mais la vieille notion de l’or- ganisme réel et unique s’évanouit. Il ne reste même rien de la belle conception d’Espinas qui veut qu’une cons- cience sociale transcendante forme, avec les individus comme éléments, une unité sociale harmoniquement or- ganisée. Il n’y a pas d'organisme social proprement dit parce que chaque individu peut faire partie de plusieurs sociétés et qu'aucune société n’a de limites spatiales ab- solues, pas même la nation. Ainsi lorsque Fouillée dé- clare‘ que la France est un objet parfaitement déter- miné, ne va-t-il pas trop loin? Ses limites dans le temps et dans l’espace sont indéterminées au plus haut degré : 1 Fouizée, loc. cit., p. 172. 168 L'ORGANISME SOCIAL les origines de la France sont toutes faites de conven- tions politiques, ses frontières actuelles sont aussi le ré- sultat de conventions, d’ententes internationales et inter- provinciales; il y a des étrangers en France, des Français nés d'étrangers, des Français à l'étranger. Alors où se trouvent les limites de cet objet « parfaitement déter- miné » ? Cette absence de limite a aussi frappé Hartmann qui refuse à l’essaim éparpillé le nom d'organisme malgré les autres caractères communs. Voici la définition qu’il donne de l'individu‘ : « L’individu est l’être qui réunit en soi les cinq espèces possibles d'unité : 1. l’unité dans l’es- pace (la forme); 2. l'unité dans le temps {la continuité de l’action); 3. l'unité de la cause (interne): 4. l’unité de la fin; 5. l’unité de la réciprocité d’action entre les diffé- rentes parties, — pour autant qu'il y a diverses parties, autrement la dernière condition est supprimée. » Et il ajoute : « Là où manque l’unité de la forme, comme dans un essaim d’abeilles, les autres unités ont beau être rem- plies au plus haut degré, on ne parle pas d'individus ?. » Espinas, qui cite ce passage, proteste contre cette as- sertion du philosophe allemand. Pour nous, nous l’avons dit, nous ne voyons pas là une question de métaphysique à résoudre, mais une affaire de terminologie. Nous dirions volontiers à Espinas que la langue française a réservé le nom de « sociétés » à ce que d’aucuns appelleraient peut-être des individus dont les éléments composants sont mobiles et éparpillés dans l’espace, et celui « d’indi- vidus » à ce qu'il n'hésite pas à désigner comme des so- ciétés dont les éléments sont agglomérés. Cette dernière assertion paraît correspondre à l'opinion de Hartmann ! Harrmaxx, Philosophie de l'Inconscient, t. II, p. 156, in Espr- nas, loc. cit., p. 223. ? A ce point de vue, Bercson (L'Evolution créatrice, p. 180) n’au- rait pas raison d'écrire que « la ruche est réellement, et non pas métaphoriquement, un organisme unique ». CRITIQUE DES PREUVES 169 qui n'hésite pas à considérer comme des individus les colonies de pyrophores!. En somme, notre divergence de vues avec Espinas est tout entière dans cette question de dénomination. Pour nous, qui croyons nous conformer au génie de la langue, nous ne pouvons voir un individu que dans un être concret et non dans un simple concours de forces. Pour Espinas au contraire, le terme d’individu désigne «un mode d'existence plutôt qu’un être, une qualité variable plutôt qu'une entité sui generis sans plus ni moins. Ce mode, cette qualité, c’est la participation de plusieurs. éléments vitaux à une même fonction essentielle; c'est le concours biologique ? ». C’est ce qui lui permet de dire que l'individualité des colonies par exemple est « com- posée à plusieurs degrés. » Concluons en reconnaissant que, si la société n'est pas un être — au sens statique du terme — mais un consensus dynamique d'activités convergentes, il ne peut être question des limites spatiales d'un corps social. La cellule organique n'appartient jamais qu'à un seul orga- nisme, la cellule sociale peut faire partie de plusieurs or- ganismes. C’est là une distinction qui n’est pas à négliger. VI Une autre distinction, toute voisine, peut être faite si l’on examine le rôle joué respectivement par les cellules organiques et par les cellules sociales. Nous avons affaire ici au phénomène de la suppléance cellulaire, à ce que Lilienfeld a appelé le « vicariat » des cellules, c’est-à-dire à leur faculté de jouer le rôle d’autres cellules voisines, momentanément empêchées d'accomplir leur fonction. 1 Harrmanx, loc. cit., vol. II, p. 165. Voir aussi sur l’ « indivi- dualité », SPencer, Principes de Biologie, vol. I, ch. VI. ? Esprnas, loc. cit., p. 267. 170 L'ORGANISME SOCIAL Lilienfeld accorde d’ailleurs, comme Spencer, que les cellules sociales «vicarient» beaucoup plus facilement que les cellules des organismes individuels. Et il ajoute, ce qui doit nous humilier, que la faculté de « vicarier » est un signe sinon de dégénérescence, du moins d’infé- riorité biologique très grande. Il fonde cette thèse sur le fait que ces cellules à transformations doivent être bien peu différenciées, et qu’une différenciation rigoureuse, entraînant une spécialisation non moins rigoureuse des éléments organiques, est un signe de supériorité biolo- gique. « Lorsque les fonctions sont peu différenciées, dit aussi Spencer, elles peuvent assez facilement accomplir les fonctions l’une de l’autre; mais lorsqu'elles sont très différenciées elles ne peuvent accomplir les fonctions l’une de l’autre que très imparfaitement, ou point du tout. » Voilà qui est sans doute fort bien raisonné quand il s’agit d'organismes. Mais il semble qu'il y ait quelque distinction à faire entre un nucleus enveloppé de proto- plasma et un homme pourvu de toutes ses facultés. La différence la plus caractéristique, signalée par Spencer, est celle qui concerne le sensorium, centre psychique, foyer convergent des sensations et foyer rayonnant des actions. Il n’y a pas de sensorium social. Toutes les cellules de l'organisme social ont leur sensorium individuel, ce qui n’est pas le cas des cellules organiques. Il est vrai qu'Espinas s'inscrit en faux contre cette dernière allégation. Il soutient, avec citations à l’appui, que non seulement le cerveau n’est pas l’unique sensorium de l’organisme humain et que les cellules nerveuses y participent pour leur compte, mais que le système nerveux n’est même pas le siège exclusif de la sensation. Répon- dant à l’objection de l'absence de cerveau social, il allègue que c’est toujours une minorité qui pense et veut pour la société entière, centralisant les désirs de la masse et ! Srencer, Principes de Sociologie, vol. II, p. 55. CRITIQUE DES PREUVES 171 déterminant les actes volontaires du corps social‘. Appe- lant avec Milne-Edwards les cellules des organismes individuels des « organites », il déclare que les personnes humaines et les organites n’occupent sans doute pas le même niveau dans l’échelle des êtres, cependant, ajoute- t-il?, « nous pouvons admettre que les uns et les autres sont vivants et parties de vivants, seulement que les diffé- rentes personnes d’une même société et les différents organites d’un même corps sont des foyers d'activité vitale d'intensité fort diverse ». Ceci nous paraît juste et nous reviendrons longuement sur ce que certains biologistes ont appelé la « conscience cellulaire ». Cependant nôus ne pouvons méconnaîitre la grande différence qu'il y a entre la cellule qui ne joue régulièrement qu’un rôle défini dans l'organisme, chan- geant rarement, exceptionnellement et difficilement de fonction, et l'être humain qui peut participer à plusieurs fonctions sociales, qui peut être, en même temps, indus- triel, commerçant, législateur, clubiste et militaire. La cellule sociale, disions-nous, peut faire partie de plusieurs organismes à la fois. Ajoutons que, dans chacun d’eux, ou dans un seul, elle peut jouer des rôles très différents. L'être humain peut participer à la circulation, à la repro- duction, à la défense sociale sans pour cela sortir de son individualité. Est-ce un signe d'infériorité ? Nous ne croyons pas qu’une société à spécialisation rigoureuse collaborerait avec plus de génie au progrès humain qu’une société où les derniers peuvent devenir les premiers, et où une sage 1 CF. Izourer, La Cité moderne, p. 108 : « Dans l'organisme animal, toutes les cellules sont irritables ; mais quelques-unes se spécialisent et aiïiguisent leur irritabilité ; ce sont les cellules cérébrales. Pareillement, dans l'organisme social, tous les citoyens sont ratiocinants; mais quelques-uns, spécialisés dans les profes- sions intellectuelles, aiguisent en eux la raison ; et c’est l’élite. » ? Espinas, loc. cit., p. 139. 72 L'ORGANISME SOCIAL ns spécialisation individuelle est contrebalancée par une culture générale étendue, accroissant la clairvoyance morale et sociale de chacun. N'oublions pas que si la cellule organique tend à se spécialiser, le citoyen d'une démocratie tend à universaliser ses facultés. Nous sommes donc en droit d'affirmer que /a cellule organique ne fait pas seulement partie d’un seul orga- nisme, mais qu’elle n’y joue en outre qu’un seul rôle bien déterminé. La cellule sociale, au contraire, peut faire, comme nous le disions, partie de plusieurs organismes sociaux et jouer dans chacun d’eux plusieurs rôles fort differents. Et, tandis que la cellule ne pourra « vicarier » qu'avec les cellules voisines, de même catégorie histo- logique du seul organisme auquel elle appartient, l’indi- vidu pourra remplacer son semblable dans plusieurs sociétés, ceci, bien entendu, dans les limites de ses capacités. VIT Cette multiplicité de rôles que peut remplir l’être hu- main le distingue aussi des cellules organiques dans la question de la reproduction des sociétés. Et d’abord, que faut-il entendre par cette expression ? On a voulu voir dans la colonisation une façon, pour les sociétés, de se reproduire. Le symbole est élégant, mais n’a aucune valeur ; nous verrions plutôt, dans le phéno- mène de la colonisation, un bourgeonnement. En cas de rupture de la colonie avec la métropole, comme il s’en produisit dans la guerre par laquelle les Etats-Unis se rendirent indépendants de l'Angleterre, il y aurait lieu de rappeler le phénomène de la marcote des végétaux. Quand on narle de la reproduction des sociétés, on en- tend par là, le plus souvent, la reproduction des individus qui les composent. On reconnaît ainsi que les sociétés CRITIQUE DES PREUVES 173 ne se reproduisent que par les membres qui les composent, ce qui revient à dire qu'il n’y a pas de phénomène de reproduction des sociétés. On se souvient qu'Espinas n'entend par là que ceci : la société en tant que se repro- duisant. La société se distinguera donc de l'organisme non seu- lement en ce que, chez les cellules organiques, la re- production n’a lieu que par simple scissiparité en l’ab- sence de toute distinction sexuelle quelconque, mais surtout en ce qu'il n’y a, dans la société, aucun organe reproducteur, aucune délégation de fonctions pour la reproduction sociale. L'usage de créer des étalons so- ciaux ou des reines pondeuses, comme c’est le cas dans les ruches d’abeilles, n’est pas encore entré dans nos mœurs ! Est-ce à dire que cette dernière distinction ait un ca- ractère d’absoluité ? Il ne semble pas. Nous avons si- gnalé la tentative de Keyserling de rapprocher le phé- -nomène de reproduction du simple bourgeonnement. Nous savons qu'il est des cas où tels animaux peu évo- lués, après avoir été fractionnés, se reproduisent en au- tant d'exemplaires complets par simple accroissement. C'est le cas des ascidiés, des vers, et d’autres animaux peu évolués. Cependant, il semble que l’on puisse sortir de difficulté en retournant la question. Sans doute, il arrive que des organismes animaux, qui se reproduisent normalement à partir d’un germe unique, puissent se développer aussi d'autre façon en cas d'accident, mais nous ne croyons pas qu’on puisse appeler organisme un agrégat organisé de cellules, qui ne pourrait en aucun cas se reproduire à partir d’un germe unique, par voie de différenciation progressive de structure et de fonction. Ainsi les myxo- micètes que cite Spencer, dont les unités amiboïdes vivent un temps isolées, puis s'unissent en plasmode qui se comporte comme un organisme un, nous paraissent devoir 174 L'ORGANISME SOCIAL être rangés plutôt dans la catégorie des colonies animales que dans celle des organismes ‘ : il arrive souvent que les spores myxamibes, issues de plusieurs plasmodes mères, et divisées chacune en un grand nombre de cel- lules semblables, s'unissent pour former de nouvelles plasmodes, de dimensions très différentes, ce qui exclut tout à fait jusqu’à l’unité d’origine des éléments compo- sants de ce nouvel agrégat organisé. Eléments asexués {les cellules), reproduction par le moyen d’un germe unique formé ou non de deux cellules conjugées : c’est un organisme. Individus se reproduisant par scissiparité, parthénogénèse ou union sexuée et s’u- nissant uniquement pour la lutte pour la vie : c’est une société. L'organisme sort d’un seul germe, la société de plusieurs. VII On voit que le terme de naissance d’une société est donc, lui aussi, symbolique. Il en sera de même des ex- pressions : croissance et mort des sociétés. Les partisans de l’idée de la société-organisme réelle et concrète, ne sont cependant pas de cet avis. Ainsi le D' A. Bordier écrit ? : « Les anthropologistes plus spéciale- ment adonnés à la sociologie ont pu saisir des sociétés en voie de formation, d’autres en voie de dégénérescence ; ! Il semble en effet que la théorie dite « coloniale » de la genèse des organismes supérieurs doive être tout à fait abandonnée. Cf, Derace, La conception polyzoïque des étres, Rev. scientifique, 1896, pp. 641-653, et L'Hérédité, Ile éd., Paris, 1903, p. 97. — Cf. également BerGson, L'Evolution créatrice, p. 282 : « Très proba- blement, ce ne sont pas les cellules qui ont fait l'individu par voie d’association ; c’est plutôt l'individu qui a fait les cellules par voie de dissociation. » BerGsonN mentionne Busquer, Les êtres vivants, Paris, 1899, qui indique la bibliographie du sujet. ? Dr A. Borpter, loc. cit., p. HI. … dde CRITIQUE DES PREUVES 175 ils ont pu ainsi dessiner le portrait d’une société à ses différents âges, découvrir cette loi sociologique en vertu de laquelle les sociétés, comme les individus, naissent, croissent, se développent, pour décroître plus tard et périr. » Espinas est plus catégorique encore * : « Toute société se développant à partir d’un germe, naît et gran- dit; les analogies et un certain nombre de faits nous engagent à croire que toute société meurt après une dé- cadence inévitable ?. » Reprenons ces différents points. La naissance d’abord : nous n'y revenons que pour répéter qu'aucune société ne peut partir d'un seul germe. On voit déjà qu’il faut deux parents pour donner naissance à une famille; celle-ci ne se perpétuerait pas longtemps si leurs descendants ne s’unissaient à d’autres êtres : voilà donc l'unité de germe détruite. Chaque individu humain a deux parents, quatre grands parents, huit arrière-grands parents et ainsi de suite. Loin de diminuer et de se réduire à quelque couple primordial, Adam et Eve, parents de l'humanité, nous voyons que le nombre des ascendants a de grandes chan- } Espinas, loc. cit., p. 525. ? Après Varron qui, déjà, croyait que « les peuples, comme les hommes, passent nécessairement par l'enfance, l'adolescence, l’âge mûr et la vieillesse » (cité par De Decker, Bulletin Solvay, 11, 1911, p. 63), Quérecer, dans sa Physique sociale, pense, lui aussi, que « les Etats, comme les individus qui les composent, naissent, croissent et meurent » ; et il cherche même, par des pro- cédés assez arbitraires, à calculer la durée moyenne des empires : il la fixe à 1461 ans. De LaveLeye observe cependant, à bon droit selon nous, que les sociétés, se renouvelant intégralement à chaque génération, ne peuvent être assimilées à des organismes. « Elles sont donc composées de forces toujours jeunes. » (De la Démo- cratie, 1, chap. VI, p. 103). Qu'est-ce en effet que la durée de la vie d’un vieillard en regard de celle d’une nation ? De GrErr voit cependant dans cette affirmation « une erreur complète » (Le transformisme social, p. 345). CF. également la théorie, mentionnée plus haut, de WeLcKkEer — ainsi que G. de Larouces, Lois de la vie et de la mort des nations, Rev. intern. de Sociologie, 1894, t. II, pp. 421-436. 176 L'ORGANISME SOCIAL ces de grandir plutôt indéfiniment à mesure que l’on remonte dans le passé. La croissance des sociétés se distinguera forcément de celle des organismes en ce que les éléments sociaux doivent s’unir pour se multiplier, tandis que les cellules se reproduisent par scissiparité. Avec raison le socio- logue américain Giddings sépare les sociétés qu’il appelle agrégats congréganistes — sociétés par association — des sociétés par filiation qu'il nomme agrégats géné- tiques. Mais ces dernières mêmes sont issues d’un groupe plutôt que d’un couple primitif. C’est l’adaptation pro- longée à un pays, à son climat, à ses cultures, à son genre de vie, qui a créé l’unité des caractères de race. Que ces caractères aient été renforcés par les mariages entre habitants de la même région, c’est ce que l’on ne peut nier, mais de là à assimiler la croissance d’une race à celle d’un organisme, il y a loin. On a voulu voir des races jeunes, adultes, âgées. Les traits caractéristiques des différents âges de la vie hu- maine se retrouvent en effet plus ou moins nettement dans certaines nations '!. Mais n’est-ce pas parce qu'ils se retrouvent chez les individus ? Question du nombre des années de vie mise à part, les différences entre indi- vidus, généralement attribuées à leur âge, peuvent se ramener à deux phénomènes : leur degré de culture et leur force d'expansion d’origine nerveuse. Si le caractère d’une société jaillit pour ainsi dire du subconscient des ! Dans un domaine voisin, FLournoy (Le génie religieux, Neu- châtel, 1906, p. 44) mentionne J. pu Buy (Stages of religious development, American Journal of religious Psychology and Education, no I, 1904) qui a « esquissé une ingénieuse comparai- son entre les principales religions et les divers âges de la vie, dont elles reflèteraient les caractères distinctifs. » Chacune repré- senterait ou exprimerait «une mentalité analogue à celle de tel ou tel âge. » Islam et enfance, Confucianisme et âge scolaire, Chris- tianisme et jeunesse, Bouddhisme et âge mûr, Panthéisme et vieil- lesse présenteraient respectivement bien des caractères communs. CRITIQUE DES PREUVES 177 individus qui la composent, ainsi que nous avons essayé de le montrer, il est clair que les races ou les nations sans grande culture, mais douées d'une force d'expansion considérable, auront les apparences de sociétés jeunes, les nations très cultivées et manquant de vitalité don- nant au contraire le sentiment de sociétés âgées. Mais il n’y a rien là qui puisse nous amener à inférer que toute société doive passer par une période de jeunesse, une période d’âge mûr et une période de décrépitude ; encore moins à admettre qu'il y ait une conseience sociale domi- nant ces phénomènes et que la société soit un organisme réel et concret. | * Quant à la question de la mort des sociétés, elle est plus complexe. Les défenseurs de la thèse de la société- organisme se trouvent sur un terrain très solide par le fait qu'il n’y a pas de critère absolu de la mort des in- dividus; du moins la mort ne semble-t-elle atteindre un organisme que graduellement. Les centres nerveux supérieurs ont déjà cessé de fonctionner que certains organes sont encore le siège de réactions vivantes. Les sociétés mourraient moins brusquement que les orga- nismes, voilà tout; mais elles mourraient de la même façon. Est-ce bien certain ? Pour savoir ce qu'est la mort, il faut se souvenir de ce qui constitue la vie. La vie orga- nique est, nous l'avons dit, une coopération spontanée d'organes formés eux-mêmes d'éléments cellulaires qui, par leur activité coordonnée, accomplissent la fonction spécifique de l’organe. La vie des sociétés se caractérise également par le but poursuivi : but de conservation mutuelle ou but plus nettement spécifié par convention. Hors de ces deux cas, il n’y a pas de société. Ainsi donc s'il y a cessation du consensus organique unifié, sans retour à l'unité complète, il y a mort de l'individu. S'il y a cessation de coopération organisée en vue de tendre à un but, il y a mort de la société. 12 178 L'ORGANISME SOCIAL Telle quelle, la thèse est sans doute attaquable : aussi bien doit-elle être commentée et complétée. Notre défi- nition de la mort de l'individu admet d’une part l’exis- tence possible de phénomènes vitaux partiels, d'autre part l’impossibilité du retour à une concentration com- plète des fonctions de l'individu. Sans doute cette impos- sibilité ne peut, dans certains cas, être établie qu'après coup. Maïs ceci ne correspond-il pas aux faits, puisque, dans nombre de cas, la mort ne peut être diagnostiquée à coup sûr ? Dès l’instant où la possibilité de ramener un être à la vie cesse, ne dit-on pas qu'il est mort? Il y aurait, nous le reconnaïissons, matière à controverse sur l'expression : unité complète. Le fou ne jouit pas non plus de l’unité complète de son être, pas plus qu’un paraly- tique d’ailleurs. Se réveiller fou ou paralytique à la suite d’un évanouissement n’est pourtant pas être mort. Aussi bien n’entendons-nous par existence d’une unité complète que la présence de la conscience spontanée (car la conscience réfléchie est d’un ordre supérieur) ou, puisque la présence de la conscience n’est pas objec- tivement démontrable, celle de ses signes extérieurs : action coordonnée impliquant acte d'ordre psychique. Celui qui ne reprend pas conscience de lui-même, quand bien même il respirerait et digérerait encore durant des heures — ou des semaines, comme certains fakirs, s’il faut en croire les récits, — celui-là ne serait-il pas virtuellement mort, bien que certains organes centraux continuent encore à fonctionner ? Ces questions de détail ne changent d’ailleurs rien à la question qui nous inté- resse. La mort des sociétés reçoit donc ainsi une définition qui la distingue nettement de la mort des individus. En effet, si, des deux côtés, c’est l’absence de synergie vitale qui sert de norme au diagnostic, on voit que les sociétés naturelles ou de simple conservation mutuelle — familles, nations — ne peuvent mourir que si tous leurs membres CRITIQUE DES PREUVES 179 meurent individuellement ! — ce qui n’est pas le cas des cellules organiques qui ne meurent généralement que par suite de la mort de l'individu dont elles font partie ; — d'autre part, les sociétés particulières ou conventuelles cessent si cette convention est dénoncée, délibérément ou implicitement. Elles peuvent être ou cesser d’être de par la volonté des cellules composantes, ce qui n’est pas, que nous sachions, le cas chez les cellules organiques. Il n’y a donc que de lointaines analogies entre la mort des organismes et celle des sociétés. Les organismes meurent par suite de la cessation spontanée et définitive de la synergie vitale. Les sociétés meurent, soit par suite de la disparition de leurs membres individuels, soit par dé- cision de leurs membres, décision explicite ou implicite s'exprimant par la cessation de poursuite du but commun qui donnait à la société sa raison d’être. IX Nous venons de parler de synergie vitale. Ceci nous amène à faire entre les organismes et les sociétés une nouvelle distinction d'ordre biologique. La synergie est un concours d'éléments distincts tendant à ur même but : conservation ou augmentation de puissance du tout, ou poursuite d'une fin extérieure. La question qui se pose est celle-ci : la synergie sociale a-t-elle le même caractère que la synergie organique ? Poser la question en ces termes, c’est faire surgir devant l'esprit la différence qui existe entre ces deux sortes de coopérations. L’individu est relativement libre 1 C’est aussi l'avis de W. ScnaLLMAÿER, Vererbung und Auslese in ihrer soziologischen und politischen Bedeutung, Tena, 1910, ch. X: Der Vülkertod in Vergangenheit und Gegenwart. « Für Volk und Rasse gibt es nicht wie für das Individuum ein nor- males « Altern » und Sterben. » 180 L'ORGANISME SOCIAL de coopérer dans la mesure où il le jugera à propos, soit à la conservation sociale, soit à la poursuite de telles fins proposées par des sociétés particulières. La cellule orga- nique, au contraire, concourt automatiquement au bien de l'individu dont elle fait partie : c’est là pour elle non pas une fin, mais la fin par excellence ; c’est sa raison d’être biologique. Ces deux propositions : liberté relative de l'individu à l’égard du tout, et nécessité immanente de la coopération des cellules organiques, ont cependant été contestées. Une société, disons-nous, est formée de membres auto- nomes pouvant agir autrement que dans l'intérêt du tout. Or, on a prétendu qu’en agissant pour son plus grand intérêt, l'individu ne pouvait agir que dans l'intérêt du tout. C’est la grande thèse économique de Smith. Nous ne nierons pas que cette théorie ait un grand fonds de vérité. Nous aurons d’ailleurs l’occasion d’y revenir. Mais la question n’est pas de savoir si, dans un état d'équilibre parfait de la société, les intérêts de l'individu et ceux de la société concordent et se confondent. Il s’agit de savoir ce qui se passe en cas de conflit. En effet, l'individu peut agir de deux façons : dans son intérêt particulier et dans l'intérêt du tout. Si ces deux ordres d’actions ne font qu’un, le problème ne se pose pas : je me conserve pour conserver le tout ; je conserve le tout pour me conserver. On ne peut les distinguer que s’il y a opposition: agir pour soi au détriment du tout, agir pour le tout au détri- ment de soi. Ce dernier cas est celui du sacrifice de soi au bien commun. — Les deux alternatives peuvent se présenter pour l’homme. II lui est loisible d'agir pour soi contre le tout, et il n’y manque pas à l’occasion. Or, est-ce le cas dans les sociétés animales, chez les abeilles et les fourmis ? C’est moins probable, vu la grande part d’auto- matisme héréditaire qui règne chez ces insectes et le peu de pouvoir de réagir aux faits nouveaux réclamant une réaction délibérée, qualités renforcées par sélection. CRITIQUE DES PREUVES 181 Est-ce le cas chez les cellules organiques ? C’est encore moins probable. IL semble bien que les cellules et organes composants d’un organisme ne peuvent que réagir automatiquement dans le sens de l’adaptation du tout. Tandis que je puis ne pas concourir au bien de la société, les cellules de mon organisme peuvent-elles ne pas concourir à son bien ? En cas de blessure, les cellules rouges du sang ne viennent-elles pas spontanément former un caillot destiné à arrêter l’hémorragie ? Les callosités des mains d’un for- geron ne sont-elles pas un durcissement spontané des cellules, venant ainsi protéger les organes exposés à des contacts trop rudes ? Ou dira-t-on que ces phénomènes sont produits mécaniquement et en vertu de lois physico- chimiques ? Ce serait un point à établir. Jusqu'à preuve du contraire, il est permis d’admettre que la biologie est en jeu et non la chimie seule. Nous n’ignorons pas qu’en l’absence de toute intoxication d’origine extérieure, il peut y avoir déséquilibre dans les fonctions organiques. Certaines maladies : cancers, monstruosités, ne sont que des développements exagérés de certains groupes de cel- lules qui, manifestement, agissent contre l'intérêt du tout organique. Mais cette sorte d’aberration n’enlève rien à la valeur de notre argumentation qui ne s'applique qu’à l’état normal. D’autre part, peut-on soutenir que les cellules agissent pour leur bien particulier, le bien du tout en découlant ipso facto, sans intention, pour ainsi dire par hasard ? Bien qu’on ne puisse rien affirmer concernant les « intentions des cellules », on peut, ici encore, exa- miner ce qui se passe en cas de conflit. Les cellules se sacrifient-elles individuellement pour le bien de l’orga- nisme entier ? Nous avons vu que c’est le cas, par exemple lors de la formation des caillots de sang. Donc elles ne peuvent «vouloir » égoïstement. Les faits d'apparence con- traire sont dus à des causes pathologiques extérieures à elles. 182 L'ORGANISME SOCIAL Spencer, on s’en souvient, avait fait cette même dis- tinction. Dans l'organisme individuel, dit-il en substance, les cellules sont là pour l’organisme; dans l'organisme social, au contraire, l'organisme est là pour la cellule : l'Etat est le moyen, l'individu la fin. Dans les deux cas, c'est la conscience de l'individu qui importe avant tout‘. Dans la société, l'individu, selon Kant, est /in en soi. « Les parties de l’organisme sont moyens les unes par rapport aux autres et par rapport au tout ?. » Dira-t-on que cette distinction est purement théorique et ne saurait avoir aucune portée pratique sur la solution de la question sociale ? Qu'on se détrompe. Les socio- logues catholiques, pour avoir trop considéré la société comme un organisme et n'avoir pas fait la distinction que nous indiquons ici, se sont arrêtés à des méthodes autoritaires qui témoignaient d’une méconnaissance com- plète des caractères bio-psychologiques des individus. Nous ne parlons pas seulement ici de la pression morale qui a conduit aux inquisitions, aux autodafés et aux bû- chers. Même des sociologues modernes ont défendu la prétendue légitimité des distinctions sociales imposées, des entraves mises aux individus des classes populaires dans leur désir de s'élever à des conditions d’indépen- dance plus grande. Aïnsi Lilienfeld*? voudrait consacrer la synergie sociale, malgré les individus, par des moyens extérieurs à leur volonté libre. Les « agents constructeurs de la hiérarchie sociale, déterminée par la position des 1 L'attitude anglo-saxonne et spécialement celle de l'Américain du nord ont toujours été nettement individualistes. On en jugera par la citation suivante. Woodrow Wirsow, l'actuel Président des Etats-Unis s'exprime en ces termes (L'Etat, vol. II, p. 433) : « La question sociale est celle-ci: l'individu doit se voir assurer les meilleurs moyens, les meilleures occasions de se développer lui- même complètement : ce n’est qu'ainsi que la société peut acqué- rir toute sa variété, toute sa force. » ? Fouiiée, loc. cit., p. 145. 3 Licrenreun, loc. cit., p. 179. CRITIQUE DES PREUVES 183 cellules-individus et des couches sociales » sont, selon lui, « l'hérédité du sang, des noms et quelquefois des titres » à laquelle « vient se joindre encore un facteur puissant, c’est l’hérédité des fortunes ». Et il ajoute : « Dans une société démocratique, dans laquelle les diffé- rentes classes ne sont pas différenciées par l’hérédité d'extraction ou de titres honorifiques, ce facteur (héré- dité des fortunes) est prédominant dans la construction hiérarchique de la société. » — Plaise au ciel que ce soit plutôt la valeur morale de l'individu et l'étendue de ses connaissances économiques et politiques ! Dans le même sens que Lilienfeld, le Père Weiss oppose la société-organisme et ses devoirs à la conception indi- vidualiste de la société. Il y a là un malentendu sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. Contentons-nous de relever ici cette déclaration de l'écrivain catholique, à laquelle nous souscrivons entièrement : il n’y a pas or- ganisme si les membres sont retenus ensemble par un lien de fer; « la cohésion doit croître du dedans au de- hors comme chez la plante et chez l'individu ! ». C’est pour avoir oublié que l'organisme social n’est pas un organisme individuel que l'Eglise catholique, après Saint-Paul, a prêché l’autoritarisme et l'unification par la force, et méconnu ainsi cette loi fondamentale que : l'unité sociale doit naître de l'individu. Le concours des cellules, qu’on ne l’oublie pas, est libre dans la société, nécessaire dans l'organisme. X À cette unité téléologique s'oppose une autre sorte d'unité : l’unité génétique. « De sa naissance à sa mort, ! Wuiss, Die Apologie des Christentums, Vol. 1V, p. 1161. Cf. ci-dessus, p. 90. 184 L'ORGANISME SOCIAL écrit Espinas!, l'individu total traverse une multitude de phases tant spécifiques que personnelles en vue des- quelles les organismes composants évoluent tous à point nommé, et dans chacune desquelles ils ont soin en quel- que sorte de représenter ce qu'ont été et ce que seront tous les autres. » En d’autres termes il semble qu’un moi, — Espinas dit : une conscience — invisible et indéfinis- sable autrement que par ses effets, domine simultané- ment les différentes parties d’un organisme, créant cette synergie dont nous parlions plus haut, synergie non plus seulement constatée dans ses effets, mais conçue comme cause. Ce moi synergétique, unité créatrice des organes coordonnés, n’est pas la volonté consciente, qui n’est peut-être qu'un effet de la synergie vitale; elle est plus profonde encore. Elle est la providence organique qui, dominant la croissance des groupes cellulaires même éloignés les uns des autres et prévoyant dans l'embryon la fonction des organes achevés non encore existants, parait en provoquer la croissance conformément à ces fins à venir. Ce phénomène est un des plus merveilleux de la nature : c’est celui par excellence de la vie. Il donne au m0, simple abstraction si l’on se place au point de vue de la science inductive, la valeur d’une réalité créant des réalités, d’une réalité plus réelle — s’il est permis de s'exprimer ainsi — que les réalités objets de nos sens. Le moi organique, dans son œuvre créatrice, semble dominer un fragment étendu de temps et d'espace, embrasser dans l'espace une multiplicité d’éléments qu’il coordonne, et dans le temps une multiplicité de stades de croissance qu’il enchaine?. On comprend que ce * Espixas, loc. cit., p. 86. :? Cette affirmation pouvant, aux yeux de quelques lecteurs, paraître entachée de « vitalisme », nous croyons devoir en appeler à l’autorité d’un biologiste strictement déterministe et qui ne sau- rait, de près ni de loin, être soupconné de verser dans la thèse vitaliste. Le Danrec, La méthode individualiste ow méthode d'assi- MUC r. A CRITIQUE DES PREUVES 185 problème domine eelui de la simple croissance formelle dont nous avons parlé à propos de la naissance et de la mort des sociétés et des organismes. Ce qui fait la supériorité d’Espinas dans son ouvrage sur Les sociétés animales, c'est qu’il a su voir ce rôle téléologique de la conscience. Il a su le voir dans les organismes : il a cru pouvoir le transposer dans le do- maine de l’économie organique des sociétés. Etait-ce un pas légitime ? N’a-t-il pas franchi, en la renversant, une barrière qui aurait dû rester debout ? En d’autres termes son induction était-elle rigoureusement scientifique ? Nous avons déjà montré qu’à notre avis la conception de la conscience sociale ne se justifie pas. À nos arguments viennent s’ajouter ici des considérations nouvelles sur l'absence d'unité génétique dans la société. Ne parlons pas d’une nation, qui n’est qu'un composé de races, ce que Giddings appelle un « agrégat congréganiste ». Supposons même une race pure occupant un pays donné, sans immixion d’élément étranger, un vrai « agré- gat génétique ». Ÿ a-t-il vraiment ici unité génétique ? Loin de se développer par scissiparité ou caryocinèse à partir de deux ancêtres supposés primordiaux, les des- cendants de ceux-ci ont dû s’unir à d’autres individus du même pays, de sorte que l’unité de race, quoique ren- forcée par le mélange du sang, a bien plutôt son origine dans l’unité des conditions d’adaptation à un pays de caractère donné; ce qui détruit, n’est-ce pas, toute idée d'unité génétique, de conscience créatrice. L’« esprit de milation, Rev. scient., 2 déc. 1911, p. 714, commence par affirmer l'unité individuelle : « L'individu, observé à un instant précis. est un mécanisme merveilleusement unique, et sa coordination se manifeste dans le fonctionnement qu'il exécute à ce moment pré- eis. » Et il ajoute : « De même qu'il y a des liaisons dans l’espace entre les divers points de l'individu envisagés à un moment pré- cis, de même il y a des liaisons dans le temps, entre les états successifs d’un même individu... » On ne saurait être plus expli- cite. 186 L'ORGANISME SOCIAL la ruche », la providence formatrice de l’unité sociale est bien plutôt, nous l’avons montré, dans les répercussions et adaptations réciproques des actions et réactions spon- tanées des individus, s'exprimant dans l'instant présent par leurs impulsions instinctives, héréditaires et sub- conscientes, que dans un moi social transcendant qui n'existe peut-être que dans l'imagination de ceux qui l'ont créé. Cette absence d’unité génétique sociale se retrouve Jusque dans les détails. Les cellules organiques, en se dédoublant, ne donnent naissance qu’à des cellules sem- blables à elles : la seule différence de réaction consta- table est peut-être, en certains cas, un degré plus grand de spécialisation, produit par la différenciation orga- nique. Or, est-ce le cas des cellules sociales, c’est-à- dire des individus? En bonne règle biologique, le for- geron ne devrait donner naissance qu’à des forgerons, comme il était d'usage dans les corporations du moyen âge. Tout au plus, le père forgeron pourrait-il instituer entre ses fils une division du travail, chacun se spécia- lisant dans une des fonctions, jadis indivises, des mul- tiples activités de la forge. Or, socialement parlant, ce n’est pas le cas. Le père n'aura légué à ses fils que les traits généraux de sa mentalité et une prédisposition plus grande à devenir habile dans sa propre spécia- lité. C’est tout, et cela ne suffit le plus souvent pas à ‘engager le fils à suivre les traces du père. Dans la so- ciété nous verrons un ecclésiastique être fils d’un hor- loger, un homme d'Etat, comme Garfield, être fils d’un laboureur. On se demande où se trouve, là-dedans, l’unité génétique. Malgré leur faculté restreinte de « vicarier » nous ne voyons pas que les cellules épidermiques fus- sent à même d'engendrer des cellules nerveuses ou vice- versa. L'unité génétique, qui domine toute l’évolution des orga- nismes, n'existe pas dans les sociétés. CRITIQUE DES PREUVES 187 Arrêtons-nous ici. Notre œuvre critique est accomplie. Aucune des preuves tendant à prouver que la société est un organisme concret et réel n’a pu résister à l'examen. Il y aurait sans doute bien d’autres affirmations à relever et à critiquer, parmi celles qui ont été formulées à l'appui de cette thèse. Nous les laissons de côté. Elles sont ou secondaires ou inutiles ; toutes sont d’ailleurs atteintes directement ou indirectement par la critique qui vient d’être faite. En touchant au cœur de la question, en détruisant dans ses fondements la « preuve » supposée faite, nous pensons avoir porté la mort jusqu’aux dernières fibres de cet « organisme » d'idées, fondé sur une pré- misse fausse ou tout au moins extra-scientifique. L’affirmation métaphysique selon laquelle la société serait un organisme se trouve détruite par un examen scientifique des preuves alléguées. La société n’est pas un organisme, parce que : 1. Les expressions « organisme » et « société » servent, dans le langage courant, à exprimer deux « choses » différentes, l’une un être vivant limité dans le temps et dans l’espace, et se reproduisant par la formation d’autres êtres semblables à lui, mais distincts de lui; l’autre un groupement d'êtres indépendants au point de vue spatial et réunis uniquement par le lien spirituel que suppose la poursuite d’un but commun. 2. Même en supposant que les cellules organiques, les individus et les sociétés soient des unités métaphysique- ment équivalentes, scientifiquement l'individu conscient, créateur de la science, est la norme et la fin du travail de son esprit. 3. Conséquemment, les prétendues conscience sociale et conscience cellulaire, étant concevables uniquement par analogie avec la conscience individuelle, celle-ci ne saurait leur être subordonnée. 4. L'unité sociale ne saurait, à côté du facteur « raison et volonté conscientes », dont le rôle est quantitativement 188 L'ORGANISME SOCIAL minime, avoir d'autre cause que la répercussion des ac- tions et réactions subconscientes des individus; en d’au- tres termes, elle exprime l'équilibre relatif résultant de l’adaptation des individus au milieu matériel et social. 5. Il ne peut être question des limites spatiales d’un corps social, soit parce que la notion même de société a son fondement dans une idée abstraite et dynamique de coopération qui exclut toute démarcation statique, soit parce que, un individu pouvant faire partie de plusieurs sociétés, il n’y aurait pas de distinction extérieure possi- ble à faire entre plusieurs organismes sociaux. 6. La spécialisation fonctionnelle des cellules est à peu près absolue, tandis que celle des individus est faculta- tive et peut être multiple. | 7. L'organisme naît d’un seul germe; la société, en tant que collection d'individus, n’a pas de commence- ment absolu et les ascendants de ses membres sont in- nombrables ; la société constituée ne naït que d’une idée- force, d’un consensus subordonné à la poursuite d’une fin déterminée. 8. Comme en ce qui concerne la naissance, on peut affirmer que la croissance et la mort des organismes dé- pend d'actions et de réactions biologiques s'exprimant par une synergie vitale à caractères distincts, dont on ne retrouve que de lointaines analogies dans les sociétés. 9. L'unité téléologique est nécessaire dans les orga- nismes, facultative dans les sociétés. 10. L'unité génétique ou créatrice qui caractérise les organismes est totalement absente des sociétés. Or, ayant démoli, reconstruisons. La conception métaphysique de la société-organisme réelle et concrète n'existe plus pour nous. Il s’agit de voir ce qui, dans cette comparaison, demeure acquis à la science. Car toute idée, par le seul fait qu’elle a pu germer dans un cerveau d'homme, peut être présumée avoir un CRITIQUE DES PREUVES 189 fondement de vérité. Il s’agit de le dégager. Nous venons de rejeter l'enveloppe; gardons le noyau et examinons-le. 1. Les sociétés comme les organismes se caractérisent par une coopération, une coordination dynamique d'élé- ments vivants divers. Restons-en là et n’individualisons pas. Lorsqu'Espinas écrit : « Si l'individu est le produit d’une association, il s’ensuit logiquement que toute asso- ciation peut s'individualiser: », il commet une « conver- sion de proposition inadmissible », ainsi que le reconnait Fouillée. Il y a là en effet une erreur de méthode que nous avons mise en lumière au début de ce chapitre*. De pareilles déductions sont des jeux d’esprit qui ne peuvent conduire à aucune conception sociale scientifique quel- conque. Et ce n’est pas en nous payant de mots que nous pourrons contribuer au progrès social. 2. Cette coordination dynamique d'éléments divers, qui caractérise les organismes et les sociétés, s'organise, c'est- à-dire tend à sa fin par les moyens suivants : a. division du travail ou différenciation des fonctions ; b. concentration des activités spécialisées, les effets produits par l’un des éléments se répercutant plus ou moins, en bien ou en mal, sur la totalité, c'est-à-dire sur tous les autres éléments. 3. Cette division du travail et cette concentration vont croissant lorsqu'il y a progrès social ou organique. Ce double processus complémentaire est même, au physique comme au psychique, le signe distinctif du progrès. 4. Pour que les organismes comme les sociétés pro- gressent, c’est-à-dire qu’ils réalisent leur coordination dynamique organisée, de plus en plus différenciée et de plus en plus concentrée, il faut : a. qu'ils élaborent et transportent, pour les mettre à 1 Esprwas, Revue philosophique, 1889, I, cité par Fouiirée, loc. cit. pp. 170 et 171. 2? Voir plus haut, rubriques IT et III. 190 L'ORGANISME SOCIAL la portée de leurs éléments constituants, des matières étrangères dont l'assimilation est nécessaire à leur exis- tence ; c’est là l’intégration de Spencer ; b. qu'il s’établisse entre leurs éléments constituants des rapports relativement fixes, excluant la possibilité d'une rupture d'équilibre, nuisible à la coordination dynamique fondamentale ; c. qu'une hiérarchie fonctionnelle enchaïine les pro- cessus particuliers des éléments constituants en groupes dépendant dynamiquement les uns des autres en vue du but à atteindre. Nous nous proposons d'examiner et de développer plus loin ces différentes thèses. Contentons-nous, pour termi- ner ce chapitre de critique, de rappeler qu’on les ren- contre pour la plupart chez les écrivains que nous avons étudiés : la première chez tous, la seconde de même, si l’on ne considère que son principe et la division du tra- vail; cependant Lilienfeld et Fouillée paraissent seuls avoir explicitement mentionné la nécessité de la concen- tration organisée, envisagée non comme état, mais comme processus. Sur le troisième point : progrès des sociétés et des organismes, nous trouvons en première ligne Spencer avec la notion de la différenciation progressive qu'il a développée après Milne-Edwards et d’autres naturalistes ; il a beaucoup moins insisté sur le progrès de concentra- tion sociale ou organique qu'il tend à confondre avec l’intégration ou assimilation. Quant à la quatrième ressemblance, celle selon laquelle on compare respectivement les systèmes nutritif et san- guin des organismes à l’économie politique, la physiolo- gie et ses lois au système juridique, et le système ner- veux avec sa hiérarchie de centres de réaction au sys- tème politique des sociétés, nous la retrouvons — tout au moins en intention — chez Lilienfeld. CRITIQUE DES PREUVES 191 Mais avant de nous élever à des considérations sociales complexes et afin de projeter le plus de lumière possible sur la question, il nous faut procéder par étapes. Plusieurs problèmes biologiques préalables se posent en effet qui doivent être résolus pour permettre la com- préhension des problèmes sociaux proprement dits. C’est pourquoi nous consacrerons les trois chapitres qui sui- vent à étudier l'individu dans son être, son devenir et son progrès, avant d'aborder les problèmes qui forment à nos yeux la raison d’être de cet ouvrage : ceux de l'être social, du devenir social et surtout du progrès social. LIVRE II L'INDIVIDU CHAPITRE II L'ÊTRE INDIVIDUEL Si, dans la comparaison que nous voulons tenter de tracer entre les organismes et les sociétés, nous insistons sur la notion de progrès, c’est que nous nous refusons à établir entre ces deux genres d'organisations naturelles des rapprochements statiques et extérieurs qui n'existent pas, mais désirons, afin de préciser la nature du progrès social, mettre en lumière les enchainements et les res- semblances dynamiques qui nous paraissent seuls fé- conds en résultats pratiques. Fouillée a appelé la sociologie une mutuo-psycho- logie‘. Nous avons cherché de notre côté à établir que l’unité des phénomènes sociaux qui paraissent le plus in- dépendants des volontés et des variations individuelles, a son fondement dans les rapports obscurs d’action et de réaction qui ont pour théâtre les ténèbres des dé- sirs et des sentiments à peine conscients des individus. L'homme sent, pense et veut, quand bien même il ne le sait pas, qu’il n’y réfléchit pas et qu’il ne prévoit nulle- 1 Fouizée, Les éléments sociologiques de la morale, p. 166. 196 L'INDIVIDU ment les répercussions de ses paroles et de ses actes. La plus grande partie de ses actions n’a pas sa source dans un rapprochement logique, rigoureux, d’idées nettement conscientes, mais dans un ensemble de sentiments qui lui dictent ses préoccupations, ses préférences, ses rai- sonnements et ses actions elles-mêmes. Que la raison consciente puisse réagir peu à peu sur ce bloc de sen- timents et l’éduquer progressivement, c’est ce que nous ne songeons pas à nier. Nous ne nous refusons pas non plus à reconnaître qu'il y a des actions dont l’origine est dans un raisonnement logique et nous n’hésitons pas à affirmer que plus l’homme prend conscience des mobiles de ses actions, plus aussi il est à même de les diriger et de se diriger conformément à ce qui lui apparaît comme étant le progrès. Mais il n’en reste pas moins que la très grande majorité de ses actions jaillit, avec ses idées, de ses sentiments. La raison consciente n’est qu’une étin- celle en regard de la masse subconsciente, soit hérédi- taire, soit automatisée, de ses réactions vitales. Or, les sentiments, germes d’idées et germes d'actions, croissent sur un terrain qui est en relations étroites avec l’organisme : la réaction psychique élémentaire ne peut se distinguer de la réaction organique ou physiolo- gique proprement dite. Les phénomènes de psycho-phy- siologie et ceux de physiologie se pénètrent au point qu'on ne saurait les distinguer. À leur tour les orga- nismes obéissent aux grandes lois biologiques fonda- mentales qui dominent tout ce qui vit. Quoi d'étonnant à ce que les lois biologiques se re- trouvent jusque dans les phénomènes sociaux qui n’en sont, à travers les organismes physiologiques et psychi- ques, que les lointaines répercussions ? La biologie règne du bas au haut de l’échelle des êtres vivants et on en retrouve les effets jusque dans le reten- tissement social des activités individuelles. C’est pour- quoi il convient de déterminer les caractères biologiques L'ÊTRE INDIVIDUEL 197 de ces complexus dynamiques d'énergies coordonnées que sont les organismes individuels. Et comme le noyau de cette coordination vivante s'appelle le m0i, nous ne pou- vons faire autrement que de déterminer avec le plus de précision qu’il nous sera possible ce qu'il faut entendre par moi, le »20i étant, en d’autres termes, l’unité biolo- gique individuelle ou simplement l’ëndividu. Divers problèmes se posent à nous, à ce sujet, selon que nous plaçons la question sur le terrain de la philosophie ou sur celui de la psychologie. Dans ce dernier cas encore il y a lieu de faire des distinctions d'ordre statique : étude des éléments du moi, — et d'ordre dynamique : étude des diffé- rentes sortes de synergies bio-psychologiques, notion de conscience et notion d'effort. Nous croyons faciliter la compréhension du sujet en donnant de ce chapitre une sorte de schéma, de tableau général, de résumé avant la lettre. Les points suivants y seront examinés tour à tour : A. Le moi et la philosophie. 1. Point de vue de la science phénoméniste. 2. Point de vue de la science pratique. 3. Point de vue de la science expérimentale. 4. Point de vue de la science pragmatique. Résumé : Moi conscient et moi global. B. Le moi et la psychologie. Eléments affectif, intellectuel et volitionnel du moi. C. Synergies bio-psychologiques. 1. a) La conscience : Etude du moment où le phénomène de conscience se produit. b) L’attention. c) L'intérêt. L’effort. a) L’effort effectif. b) L’effort de décision. Nous nous proposons d'ailleurs de donner à la fin du 1 chapitre un résumé sous forme de conclusion. 198 L'INDIVIDU À. Le moi et la philosophie. Pour arriver à une notion claire du moi, il convient de l’opposer à la notion du non-moi: tout ce qui n’appar- tient pas au non-moi fera partie du moi. Mais la question de ce qui revient à l’un et à l’autre domaine a été fort dé- battue et l’on est loin de s'entendre à ce sujet. Le public donne, en effet, sans s’en douter, plusieurs sens au mot : « moi ». Tantôt il s’agit du corps et de l’es- prit de l'individu par opposition à ce qu’il appelle le monde extérieur, objet de ses sens; tantôt l'esprit de l'individu est seul en cause, les organes de son corps étant en quelque sorte considérés comme étrangers à son moi. Souvent aussi le moi n’est conçu que comme ten- dance profonde et continue de l'être, les écarts momen- tanés de l'esprit, les réflexes, les impulsions subites n'étant pas attribuées à ce moi qui en serait irrespon- sable. Nous n’en finirions pas si nous voulions énumérer toutes les nuances courantes qu’a reçues cette expres- sion. Pour élucider la question d’une façon scientifique, il n’y à qu’un moyen, c’est de recourir aux principes de la méthodologie scientifique que nous avons exposés dans notre introduction. Il nous faut donc examiner le sens des termes moi et non-moi à la lumière de la science phénoméniste, de la science pratique, de la science expé- rimentale et de la science que nous avons appelée prag- matique. 4. Le mot de la science phènoméniste. La simple affirmation de mon existence suffit à la justi- fier et à poser du même coup l'existence du moi et du non-moi. C’est ce que nous avons exposé au début de L'ÊTRE INDIVIDUEL 199 notre chapitre sur le point de départ de la connaissance *. À ce point de vue, le moi et le non-moi se confondent respectivement avec le sujet et l’objet : ils sont tous deux situés dans la conscience *. Cependant un point les sépare. Au sein du « flux de la conscience » de la science phénoméniste, le moi est le principe de constance servant de soubassement, de lien, d'amalgame, de copulat entre les phénomènes toujours changeants de la conscience. « L'élément de permanence est bien un élément essentiel au moi * ». Le flux universel de Démocrite serait inconcevable s’il n'existait pas un je ne sais quoi de stable, capable de rapprocher, de compa- rer, de distinguer au sein du phénomène le ressemblant et le différent ; ou, plus exactement, un je ne sais quoi de ressemblant, d’identique en même temps que d’indispen- sable au phénomène que nous appelons le « moi ». A l’origine de toute connaissance, le ressemblant universel se réduit précisément à cette constance du sujet opposé à la constance moindre ou à l’inconstance de l’objet. Est-ce à dire que le moi soit antérieur et supérieur à la conscience ? Keyserling, dans /mmortalité, affirme *. 1 Cf. Keyseruixc, Unsterblichkeit, p.119. 2 Nous sommes d'accord sur ce point avec Gourp qui écrit (Le Phénomène, p. 342): « Placer le moi au-dessous des faits de conscience ou l'identifier à eux, voilà deux tentatives fréquentes et également illégitimes. Par la première on en fait sortir le non- moi. Or comme les deux termes ne sont que par leur opposition réciproque, ils sont, dans l’un et l’autre cas, supprimés tous les deux de la science et de la pensée ; c’est inadmissible. Le moi et le non-moi sont supposés par toutes nos connaissances. » 3 Gourp, Le Phénomène, p. 438. Mème les mécanistes purs ne peuvent méconnaître cet élément de constance du moi. Ainsi LE Danrec, La méthode individualiste ou méthode d'assimilation, Rev. scientifique. 2 déc. 1911, écrit : « Il y a donc dans l'histoire de cet individu une continuité particulière, une continuité vitale... » # Keyseruinc, Unsterblichkeit, pp. 168, 174 et suiv. Cf. égale- ment J. K. Harr : « The self is larger than consciousness. » The journal of philosophy, psychology and scientific methods, 28 mars 1912, p. 169. 200 L'INDIVIDU Nous avons déjà fait justice de cette conception extra- phénoméniste lorsque nous avons montré l’inanité de la proposition : on peut perdre la conscience sans perdre le moi. Les deux échelles : celle qui ramène l’univers à la conscience et celle qui ramène la conscience à l’univers en passant par le moi et par la vie, sont directement op- posées. Rien n’empêchera la science pratique d'adopter ce second point de vue, mais sans pour cela se prononcer métaphysiquement sur la priorité de l’une ou de l’autre attitude, sans conférer à la seconde alternative de valeur absolue et transcendantale. La science phénoméniste, elle, ne saurait l’adopter sans pétition de principe. Pour elle, le moi ne peut être encore que l’esprit en tant que fonction de la réalité. Il n’est susceptible d’aucune ana- lyse, d'aucune définition autre que celle qui consiste à l’opposer au non-moi. Le moi et le non-moi sont enfermés dans la conscience respectivement comme fonction et comme état. La fonction ne se distingue de l’état qu’en un point : elle est, dans son principe dynamique, toujours identique à elle-même. Comme la conscience, le moi est pour lui-même la condition de l’existence de l’univers. 2. Le moi de la science pratique. Au point de vue du phénoménisme, le non-moi, quoique existant dans la conscience comme condition négative de l'existence du moi, n’existe pas encore, pas plus d’ailleurs que le moi, hors de la conscience ; la science phénomé- niste ne lui confère pas encore d’étendue objective. La science pratique, par contre, en situant les phénomènes sensibles dans le temps et dans l’espace, en admettant d’autres moi, étend considérablement la conception du moi et du non-moi. Pour la science pratique, le moi per- siste dans son identité fonctionnelle à travers le temps. Mais son rôle fonctionnel se limite au psychique. Le non- moi n’a plus besoin du moi pour subsister. Et du même coup le moi cesse d’être pure fonction L'’ÊTRE INDIVIDUEL 201 indéfinissable,-il devient objet de science : il est le res- semblant psychique permanent par opposition au monde physique supposé hors de la conscience. Mais ici se présente une objection. Toute coordination, toute réduction du ressemblant phénoménal n'est-elle pas un abstrait, et n’avons-nous pas vu que, si la science pratique réifie volontiers les réductions du premier degré — monde concret — et les réductions du troisième degré — lois, — assimilables, au point de vue dynamique, à des réductions du premier degré, elle ne saurait réifier les réductions du second degré, c’est-à-dire les abstraits ? Ici, fait étrange et troublant que nous avons déjà relevé, fait unique dans la philosophie, la réduction du ressemblant ne donne point lieu à un pur abstrait. Ce moi identique à lui-même à travers les transformations du phénomène :, nous ne pouvons lui conférer la valeur d’un abstrait sans annihiler du même coup le fondement tout entier de la connaissance. Et pourtant, au point de vue logique, l’idée du moi est bien un abstrait. En pre- nant, comme nous le faisons, la conscience pour base de toute science, la distinction du moi et du non-moi reçoit pragmatiquement une valeur absolue. Le moi est dès lors une Idée réifiée : nous lui conférons une réalité en soi toute pareille à celle des Idées de Platon, c’est-à-dire que nous conférons au moi, en même temps qu’au non-moi, une réalité transcendante, supérieure à la réalité fuyante et mobile du phénomène. Cela sous peine de nier la réalité du moi. Certains logiciens irréductibles n’ont pas hésité à aller jusque là. Leur abnégation en tant qu’indi- vidus est digne d’admiration, mais nous nous refusons à les suivre jusque dans le domaine de l’absurde. Le credo quia absurdum n’est pas notre fait. ! CF. P. Taxnery, Le concept scientifique du continu, Rev. phil., 1885, t. XX, p. 385. — A. Herzex, De la continuité et de l'identité de la conscience du moi, Rev. phil., 1876, t. IT, p. 374. — P. Carus, Le problème de la conscience du moi, Paris, 18983. ; 202 L'INDIVIDU Le non-moi de la science pratique est, disions-nous, le physique par opposition au psychique. Il ne se limite done pas au monde extérieur : le corps de l'individu, son organisme, tout ce qui est matériel fait partie du non- moi’. Le moi étant le psychique conscient, étant l'esprit proprement dit, des réactions assimilables par leurs ca- ractères extérieurs à des réactions conscientes, mais accomplies sans la participation de la conscience, ne seront pas attribuées au moi. Sans doute, nous l'avons dit, le moi persiste, identique à lui-même, mais ceci n'est compris que pour la conscience seule : mon moi actuel est le même que mon moi à tel autre moment où J'étais conscient. C’est au domaine du conscient que se borne l’empire du moi. En résumé, pour la science pratique, le moi n’est plus fonction que du ressemblant permanent de la réalité psychique. Le physique lui échappe puisqu'il est désor- mais posé par la science pratique comme existant en soi. 3. Le moi de la science expérimentale. Après la science pratique, la science expérimentale. La science expérimentale ne connaît pas le moi en tant que fonction. Elle se contente d'étudier indirectement le moi en tant qu'état de la réalité. Pour elle toutes les réac- tions de l'individu sont des réactions du moï?. Elle va même plus loin : sans tenir compte de la conscience ou de l’incons- cience du sujet qu’elle étudie, — car la conscience d’au- ! Cf. H. Hærrnixc, Esquisse d'une psychologie basée sur l'ex- périence, Paris, 1906, p. 8: « Cette opposition est si décisive que la représentation du corps sous son aspect objectif peut être rangée dans le non-moi, et il ne nous reste plus alors que la représentation du moi comme sujet de la pensée, de la sensibilité et de la volonté. » ? Cf. F. Le Dawrec, La définition de l'individu, Rev. phil, v. LI, pp. 13-35 et 151-172. — Du même : L'unité dans l'être vivant, Paris, 1902. — G. Bruxezur, Le concept de l'individu en biologie, Rivista di Filosofia e Scienze affini, janv.-févr. 1905. _ L'ÊTRE INDIVIDUEL - 203 trui, n'étant pas-objet de perception, est à ses yeux objet de métaphysique, — elle attribue au moi, à l'individu en tant que totalité intrinsèque, siège de réactions de toutes espèces, tous les mouvements ou changements d'état qui ne sont pas d'ordre purement mécanique ou physico- chimique. Le non-moi de la science expérimentale est le monde extérieur, au sens propre du mot, c'est-à-dire extérieur non seulement à l'esprit de l'individu, mais aussi à son organisme psychique et physique. C'est bien pour la science expérimentale que la conscience du sujet est infiniment moins importante que son moi, puisqu'elle ne saurait en tenir compte dans ses calculs. Elle ne consent à la présupposer, par analogie, que pour en faire un état particulier du moi, un moment de l’être psychique, une catégorie à part, un lieu de réactions particulières. Mais, ce faisant, la science n’est plus même strictement expérimentale; le fait d’user d’analogies lui fait franchir un degré de plus vers l'utilité pratique : elle devient science pragmatique. 4. Le moi de la science pragmatique. C'est bien en effet la science pragmatique qui seule est capable de pousser jusqu’au bout l’étude du moi dans sa haute complexité. Le moi est envisagé par elle comme état en même temps que comme fonction. Il est une entité active, dynamique. Avec Keyserling on peut dire désormais que le moi est la loi de la per- sonne. À chaque instant la personne change, elle se modifie, elle évolue. Le moi reste identique dans son essence dynamique. La notion du moi se distingue de la notion de phénomène comme la fonction se distingue de l'organe. « Le moi, considéré du dehors et sous l'angle de la biologie, est la loi de l’homme, son principe formel? ». 1 Keyseruic. Unsterblichkeit, p. 128. 204 L'INDIVIDU . La science pragmatique emprunte donc à la science pratique sa notion du moi-fonction, mais elle emprunte aussi à la science expérimentale sa notion du moi-état. Elle fait du moi le foyer convergent des sensations, le foyer rayonnant des actions, le siège des modifications bio-psychologiques qui sont les caractéristiques de la vie. Car, nous insistons sur ce point, rien ne nous autorise à réduire les phénomènes vitaux à des phénomènes méca- niques ou physico-chimiques. Après H. St. Chamberlain : en Allemagne et Henri Bergson en France, il peut paraître inutile d'essayer une fois de plus de défendre la thèse du caractère irréductible de la vie. Comme le matérialisme la soutient encore par l'intermédiaire de ses représen- tants les plus autorisés, nous nous contenterons de rap- peler au lecteur ce que nous avons dit plus haut de la mé- thode et des limites de la science. En réduisant le vivant à l’inerte,.le matérialisme, employant les procédés de la science, franchit les limites de sa compétence. Certes le caractère intrinsèque et irréductible de la vie ne peut se démontrer. La science ne peut adopter devant ce problème que l'attitude agnostique. Mais pragmatiquement l’irré- ductibilité de la vie ne peut pas ne pas être admise. Pour la science pragmatique le moi apparaît donc sous deux angles différents : dynamiquement le moi est un, statiquement il apparaît sous des formes multiples. Il a beau passer par mille métamorphoses en tant qu’état, le principe de ses réactions reste toujours le même. Et cela, non pas #n abstracto, mais bien dans le domaine du con- cret, quelque difficulté qu’il y ait pour la philosophie scientifique à admettre une identité durable sur ce ter- rain-là. Statiquement le champ d’action du moi s'étend aussi loin que le domaine des sensations et des volitions, c'est-à-dire, en somme, à l'organisme entier. Le moi 1 Cf. Keyseruinc, Das Gefüge der Welt, p. 36-41. — Wuxpr, Psy- chologie physiologique, p. 482 de l’éd. allde. L'ÊTRE INDIVIDUEL 205 n’est plus seulement le roi, il est le royaume. « L'Etat c'est moi », dit Louis XIV. Mais de même que l'Etat — en termes juridiques une personne morale — ne se confond pas avec le sol du royaume ou ses habitants, de même le moi de la science pragmatique ne saurait être assimilé absolument au corps considéré sous son aspect objectif. Nous aurons à revenir sur ce sujet. Nous reviendrons également sur le problème de la conscience, qui se pose à la science pragmatique et à la biologie dans les mêmes termes que celui du moi. Pour la biologie, la conscience, loin d’être le centre de la vie, n’en est qu'un mode res- treint : son rôle est celui de la conservation de la vie, et même tout ce qui conserve la vie automatiquement se fait inconsciemment. « La conscience fait des plans, prépare l'avenir ; elle tend à la régulation automatique qui la rendra inutile ‘.» Le non-moi de la science pragmatique est le même que celui de la science expérimentale : le monde extérieur. Cependant il ne lui est pas absolument identique. Le non- moi de la science expérimentale est purement méca- nique, matériel; ses effets sont physiques ou physico- chimiques. Le monde extérieur de la science pragmatique est formé en outre de l’« atmosphère psychique » ambiante de l'individu, si l’on peut s'exprimer ainsi. Cette atmosphère psychique est formée par le milieu moral, par les idées régnantes, par l'ambiance esthétique ou scientifique, en termes plus exacts par les idées et les tendances des individus au milieu desquels le moi se meut, voit, écoute, pense et vit. Ce non-moi total, phy- sique et psycho-social, est proche parent de celui de la science pratique et ne s’en distingue que par le fait que le physique individuel, l'organisme de l'individu, fait, pour la science pratique, partie du non-moi, tandis que pour la science pragmatique il fait partie intégrante du moi. 1 Keyseruixc. Unsterblichkeit, p. 174. 206 L'INDIVIDU Les distinctions que nous venons d'établir sont impor- tantes. C’est faute de les avoir faites, faute aussi d’avoir distingué les différentes conceptions possibles de la science, que l’on a eu jusqu'ici tant de peine à s’entendre dans ce domaine. Le problème de la coordination dyna- mique des fonctions de l'organisme individuel ne pouvait être abordé sans ces distinctions, délicates sans doute, mais parfaitement concevables. La critique des opinions d'autrui en devient aussi plus aisée, et l’écheveau embrouillé des affirmations contradictoires se débrouille facilement. Moi conscient et moi global. Pour l'intelligence de ce qui va suivre, mettons tout de suite en lumière et désignons par des termes plus simples les deux conceptions du moi qui se rencontreront fréquemment dans le cours de cette étude, s’opposant partiellement l’un à l’autre. Nous appellerons moi conscient, le moi de la science pratique, moi global le moi de la science pragmatique. Rappelons en quelques mots leurs différences essen- tielles. Le moi conscient considère l’organisme de l’indi- vidu et les réactions inconscientes comme faisant partie du non-moi. Des réactions qui ont pu être autrefois conscientes, mais qui se font actuellement mécanique- ment, sans la participation de la conscience, n’émanent plus du moi et font partie d’une sorte de non-moi inté- rieur, de non-moi organique. Le moi global, par contre, saisit en une unité l'organisme psycho-physique tout entier et l’oppose à ce non-moi qui est à la fois objet des sens et milieu social psychique. Dans les deux cas, le moi peut être envisagé alter- nativement comme fonction et comme état. Dans les deux cas il est siège de réactions, manifestation de vie. Et comme l'étude du progrès individuel a pour L'ÈÊTRE INDIVIDUEL 207 objet l'étude de ces réactions vivantes dans leur direc- tion, dans leur dynamisme, c’est tour à tour sur le moi global et sur le moi conscient qu’elle aura à porter son attention. B. Le moi et la psychologie. Voilà donc ua premier point acquis. Reste à établir la nature de ces rapports entre le moi et le non-moi, ou, plus exactement, entre le moi conscient et le moi global d’une part, et le moi global et le milieu extérieur de l’autre. Nous sommes obligés pour cela de nous livrer à des considérations qui ne sont plus proprement philoso- phiques, ni spécialement biologiques, mais qui relient ces deux domaines. La psychologie ‘ se trouve en effet à mi-chemin et, dans les activités esthétiques, scientifiques et morales de la vie supérieure de l'esprit, elle aperçoit des formes hautement évoluées des réactions affectives, intellectuelles et volitionnelles du psychisme inférieur, elles-mêmes expressions de la réaction vivante des moindres cellules qui éprouvent une sensation sous l'in- fluence d’un stimulus extérieur et y opposent une réaction appropriée. L’amibe, dont le moi obscur s'oppose au non-moi qui lui fournit les moyens de vivre, mais l’oblige à les conqué- rir, est donc fonctionnellement assimilable, quoiqu’àa un degré très inférieur, à l'être humain qui poursuit le vrai, le bien et le beau par le moyen de son intelligence, de son activité et de ses sens hautement différenciés. Mais chez lui aussi ces trois formes de la vie ne font qu’un dans leur essence. 1 Cf. Lloyd Morcax, La psychologie et le moi, The Monist, oct. 1899-juill. 1900. 208 L'INDIVIDU Nous pouvons admettre que chacune des actions hu- maines réunit dans un même faisceau, à des degrés divers, les trois caractéristiques qui ont servi de base à la distinction des disciplines scientifique, morale et esthé- tique. Dans la réalité primitive, on l’a dit, tout est dans tout. L'idée d’une réaction considérée isolément est déja le produit d’une réduction du premier degré: lesprit met à part une partie de la réalité fuyante en accentuant le ressemblant qui se trouve isolé, entre d’autres faits primitifs où le différent est plus accentué. De même, au sein de cette réaction et de toutes les autres, l’esprit met à part ce qu’il appelle l’affectif, l’intellectuel et le voli- tionnel : sentiment de plaisir et de douleur, idée, action. Cette constatation nous permet, comme nous le disions, de reprendre l’analyse du moi, et de la pousser plus avant avec l’aide de la psychologie. Nous avons en effet défini le moi de la science pratique comme le siège des réactions caractéristiques des êtres vivants. Si, dans chaque per- ception, dans chaque pensée, dans chaque acte de volonté, les trois éléments affectif, intellectuel et volitionnel se rencontrent dans des proportions diverses, le moi de la psychologie pourra sans doute toujours être désigné comme le siège et l'aboutissement de nos perceptions, le centre où s’élaborent nos idées et où se répercutent nos sentiments affectifs de plaisir et de douleur, et le foyer rayannant de nos volitions ou actes de volonté. ' N'oublions pas cependant que ce ne sont là que des distinctions conventionnelles, des accentuations diverses. Dans nos perceptions et nos idées il y a aussi une part de sentiments affectifs et une part d’éléments volitifs : 1 Cf. Bercsox, L'Evolution créatrice, p. 128 : « Là où il y a divi- sion du travail, il y a association et il y a aussi convergence d'’ef- fort.» — P. 284 : « Un être vivant est un centre d'action.» — P. 135 : « C’est donc bien en somme du système sensori-moteur que tout part, c'est sur lui que tout converge, et l’on peut dire, sans métaphore, que le reste de l'organisme est à son service. » L'ÊTRE INDIVIDUEL 209 ainsi le phénomène de l’aperception est une prise de possession active du moi. De même nos plaisirs et nos douleurs sont associés à des idées ou à des actions. Enfin nos actes de volonté ont un but conçu intellectuel- lement et sont accompagnés de plaisir et de douleur, quand bien même l’accentuation dominante ne nous per- mettrait pas d’avoir nettement conscience de ces corol- laires. | Tel est, pour la psychologie, le moi tel que le conçoit la science pratique. Nous pourrons lui opposer le moi de la science pragmatique. Non plus seulement foyer cons- cient auquel convergent les perceptions et d’où partent les volitions, non plus seulement virtuel et conscient, mais bien plutôt potentiel et subconscient, ce dernier étendra son empire jusqu'à la possibilité de sensation, de pensée, de sentiment et d'action. Il sera dans tout ce qui sert à mettre ma conscience en rapport avec le monde extérieur, de même que dans mes actes tendant à le trans- former. Il sera — aperçu du dehors — le centre supposé des réactions vitales, celles-ci fussent-elles conscientes ou non. Et, à qui supposerait que ce centre pourrait bien ne pas être unique, nous répondrions, anticipant un peu sur les développements de notre étude, que nous le con- sidérerons comme centre unique pour autant que les réactions, même inconscientes, qui en émaneront, vise- ront à un même but, disons : la conservation partielle ou totale de l'individu. Le langage courant emploie côte à côte, et en les con- fondant souvent, les deux conceptions pratique et prag- matique du moi. Ainsi dans cette phrase : « J'ai agi sans que je l’aie voulu » — le premier «je » est pris dans le sens large du moi global, du moi de la science pragma- tique ; le second «je» représente uniquement le moi conscient de la science pratique. On constate que le sens large est moins précis que le sens restreint, les limites du moi global moins nettes 1% 210 L'INDIVIDU que celles du moi conscient. Dans le sens large, la plus grande partie de moi-même m'est inconnue : c’est-à-dire mon moi global est inconnu à mon moi conscient. « Con- nais-toi toi-même » signifie : « Rapproche ton moi cons- cient de ton moi global», ou, pour parler plus claire- ment : « Efforce-toi de devenir conscient de ce que tu peux faire, de tes possibilités de réactions (car tu feras alors plus facilement ce que tu veux faire) » ; ou encore : « Efforce-toi de devenir conscient de ta logique subcon- sciente, de tes sentiments et de tes penchants {car tu ris- queras moins de tomber dans leurs pièges). » Si l’on nous objectait que la limite du moi global est par trop imprécise et peu scientifique, nous répondrions par cette image : telle une lumière posée dans l’obscurité de la nuit, la conscience lance ses rayons vers l'infini ; leur intensité va décroissant à mesure qu’augmente la distance, sans que l’on puisse dire où les rayons s’éteignent ‘. Ainsi s'étend notre subconscient : certains souvenirs surgissent sous la pression de la volonté qui cherche à les évoquer ; leur apparition est plus ou moins lente; parfois on ne parvient pas à les rappeler. Certaines actions nous sont faciles, d’autres devraient l'être et ne le sont pas. Les rapports entre les deux moi sont changeants et va- rient à l'infini. Prenons un exemple : la répétition, qui crée l'habitude, est un processus rapprochant momenta- nément le moi conscient du moi global. Pour prendre une habitude nouvelle, il faut ramasser consciemment en faisceau dynamique des réflexes du moi global jusque là entraînés sur d’autres voies ; puis la répétition les éloigne, l'effort d’attention volontaire diminuant à mesure que l’acte se fait plus automatique et que le réflexe du moi 1 Comparer les expressions de William James, Précis de Psy- chologie, qui parle de conscience focale et de conscience margi- nale. Le foyer changeaut de la conscience est entouré d'une marge de demi-conscience et de possibilités de conscience qui se noie dans l'indéfini. L'ÊTRE INDIVIDUEL 211 global s'enfonce de nouveau dans l'obscurité où le moi conscient le perd de vue. Remarquons en passant que cette absence de limite positive à nos conceptions du moi a conduit certaines personnes à attribuer au moi un sens plus large encore. « Il y a une partie de moi-même dans cet ouvrage de mes mains, dans cette œuvre de ma vie, dans mes en- fants. » La religion bouddhique dit à ses fidèles : « Tu te survis à toi-même dans tes œuvres. » Ce qui signifie : « Ton moi conscient et personnel se retrouve dans le moi impersonnel que représente la répercussion de tes actes. » Et si nous objectons que c’est là une figure allégorique : nos habitudes, répondra-t-on, ne sont-elles pas aussi une œuvre de notre volonté, une répercussion de nos actes au même titre que tel ouvrage de nos mains dont l’origine remonte à notre pensée ? C’est ici qu'il faut faire intervenir la notion précise du non-moi de la science pragmatique : le non-moi, disions- nous, est le monde extérieur, objet de nos sens, le moi n’allant pas au delà de la possibilité subjective, interne, de sensation. Le moi ne s’étend donc pas, objectivement, plus loin que l'organisme. Le moi extérieur et déperson- nalisé est une métaphore. C. Synergies bio-psychologiques. Voici donc une seconde étape franchie. La philosophie nous avait appris à distinguer simplement la notion du moi par opposition à celle du non-moi. La psychologie vient de nous montrer que le moi entre en rapport avec le non-moi par le moyen de la sensation passive, qui se tra- duit par un sentiment affectif de plaisir ou de douleur, et par une réaction active que nous pouvons appeler volition, entre lesquels vient se placer l’acte intellectuel qui inter- 212 L'INDIVIDU prète la sensation et prépare non pas une réaction méca- nique, pareille à la détente d’un arc, par exemple, mais une réaction appropriée : positive ou négative, d’assimi- lation ou de répulsion, selon que la sensation a entrainé du plaisir ou de la douleur. Mais, fait important, mis en présence du monde exté- rieur, l'organisme réagit dans la plupart des cas subcon- sciemment, dans un petit nombre de cas consciemment. L'examen des caractères essentiels de la synergie vitale ‘ nous conduit donc à étudier dans quels cas la réaction sera consciente et dans quels cas elle ne le sera pas. Question connexe, et que nous pouvons examiner en même temps : quels sont les actes qui exigent le maximum de synergie vitale, c’est-à-dire le maximum d'effort ? Nous venons de parler d'effort. Ce terme n’exprime-t-il pas précisément une concentration d'énergie intense ? Une étude de ce que l’on appelle l'effort ne pourra-t-elle pas nous conduire à la notion même de progrès ? Commençons donc par déterminer les conditions de l’acte conscient et simple, puisqu'aussi bien tout effort ne saurait être que conscient. 1 Nous tenons à écarter ici un malentendu possible. Lorsque nous parlons de synergies vitales, nous n'entendons pas opter en faveur de l’une des deux attitudes philosophiques qui se par- tagent l'humanité : le vitalisme ou le mécanisme. Dans ce chapitre nous constatons simplement les synergies, nous ne tentons pas de les expliquer. Que la convergence de processus multiples vers un but unique soit due à ces processus eux-mêmes, expliqués comme des résultantes de phénomènes physico-chimiques, ou que la cause initiale réside dans l'unité elle-même de leurs con- cours, dans le je ne sais quoi qui les réunit en un faisceau, c'est là un problème qui est en dehors de nos préoccupations présentes. Nous en réservons l'examen à une autre partie de cet ouvrage. — Sur la notion de synergie, cf. Dissarp, Les syner- gies visuelles et l'unité de la conscience, Rev. phil., 1898, t. I, p. 303. — R. Axnico, L'unita della conscienza, Padoue, 1898. — L. Bourpeau, Le problème de la vie. Essai de sociologie générale, Paris, 1901. dv 4 ae L'ÊTRE INDIVIDUEL 213 1. — La conscience. a) CAS DANS LESQUELS SE MANIFESTE LA CONSCIENCE. — Ïl est facile d’apercevoir quel rôle la conscience joue chez l’homme si l’on se représente ce qu'il serait sans elle. On peut affirmer que l’homme vivant, mais dépourvu de conscience, serait moralement inerte, c'est-à-dire que seuls continueraient en lui les mouvements acquis, comme la roue à volant continue le mouvement qui lui a été communiqué par la courroie de transmission d'un moteur, même lorsqu'elle ne reçoit plus d’énergie mo- trice ‘. Aux actions du dehors répondent des réactions conformes aux habitudes acquises ou émanant des ins- tincts innés. Survient-il une action extérieure telle qu'elle ne se trouve provoquer aucune réaction adéquate par défaut d’habitude ou d’instinct correspondant, le sujet subira l’action extérieure passivement. Que cette action soit ou non favorable à son organisme, peu importe ; sans la conscience — conscience de plaisir ou de dou- leur, — sans la mémoire, qui associera, lors du retour de l’action extérieure, le souvenir du plaisir ou de la dou- leur, perçus la première fois, avec la sensation présente, il ne pourra pas naitre de réaction correspondante, et l’action extérieure pourra indéfiniment servir à l’orga- nisme ou lui nuire. Selon cette conception, le rôle de la conscience pourra donc être défini provisoirement comme celui d’un pou- voir d'adaptation de l'organisme — physique ou psy- chique — aux actions du milieu ambiant, aux mouve- ments qui, partant du non-moi, viennent frapper le moi et n'y rencontrent pas de réactions strictement appro- priées et en quelque sorte mécaniques ou automatiques ?. 1 C'est le cas, par exemple, du pigeon dont on a enlevé les hémisphères. 2 Nous trouvons la même idée exprimée par Fouirée, loc. cit., p. 98 : « La conscience distincte, dit-il, n’est possible que pour la substance vivante qui n’est pas encore toute entière tombée dans 214 L'INDIVIDU Ou plutôt, afin de ne pas anticiper sur les développe- ments du prochain chapitre, où nous nous proposons d'étudier la conscience en tant que fonction, disons sim- plement : on constate qu’il y a conscience dans tous les cas où l'organisme psychique s'adapte à des faits nou- veaux ou à ce qu'il y a de nouveau pour lui dans les faits ‘. Née aux confins de l’automatisme, la conscience dis- paraît, son rôle terminé, devant le nouvel automatisme auquel elle a permis de naître. Mais nous rencontrons ici une objection possible : si l’acte conscient se fixe par la répétition en acte automatique, n'est-il pas à craindre que l’automatisme n’envahisse l’être entier et ne diminue ainsi la conscience en réduisant le nombre des actes qui ne sont pas encore automatiques ? En regard de l'acte des relations fixes et automatiques entre ses atomes ; elle suppose que la spécialisation biologique de toutes les parties de l’orga- nisme n’est pas complète. Aussi, dans la forme la plus haute de l’évolution cérébrale, l’automatisme est l'ennemi, la conscience est la condition du progrès. Flexibilité, possibilité de se déter- miner dans divers sens, voilà les preuves d’une plus haute vie cérébrale immanente à l'individu et, jusqu'à un certain point, indépendante du dehors. » — « L’automatisme, il est vrai, est une utile fixation de la force, mais le vrai progrès est l'acquisition de forces nouvelles et cette acquisition suppose que tout dans l'or- ganisme n'est pas fixé. » 1 La conception que Beresox se fait de la conscience est assez voisine de la nôtre. Il ne parle pas de fait nouveau, mais d'un écart entre la représentation d’un acte (élément de constance) et l'acte lui-même (contenant, comme tout phénomène concret, un élément différentiel). Cf. L'Evolution créatrice, pp. 156-157 : «... la con- science est la lumière immanente à la zone d’actions possibles ou d'activité virtuelle qui entoure l’action effectivement accomplie par l'être vivant. Elle signifie hésitation ou choix... là où l’action réelle est la seule action possible... la conscience » — conscience réfléchie — « devient nulle. Représentation et connaissance » — entraînant conscience spontanée — « n’en existent pas moins dans ce dernier cas, s’il est avéré qu'on y trouve un ensemble de mou- vements systématisés..… La conscience ...mesure l'écart entre la représentation et l’action. » L'ÊTRE INDIVIDUEL 245 habituel et de l'acte héréditaire, la réaction consciente ne sera-t-elle pas de plus en plus rare? — Non, répon- dent les psychologues, car l’infinie variété des faits exté- rieurs, exigeant une adaptation toujours plus affinée des réactions de l'individu, oblige la conscience à des efforts toujours nouveaux, cela d'autant plus que, dans les réac- tions sociales, les autres individus évoluant, celui qui n’évoluerait pas serait bientôt écrasé par la concurrence vitale ‘. Est-ce à dire que le pouvoir d’adaptation de l’orga- nisme ne s'exerce que par l'intermédiaire de la cons- cience ? Question controversée et à laquelle la science expérimentale n’est guère en mesure de répondre. Le psychologue Wundt penche pour l'affirmative. Pour lui, tous les actes appropriés, quoiqu'actuellement automa- tiques, ont eu une origine volontaire, donc consciente. « Dans les cas où le mouvement mécanique offre nette- ment le caractère de finalité, nous devons toujours admettre, dit-il ?, qu’il tire son origine des actions volon- taires ; car, dans l’état actuel de la science, c’est unique- ment le développement de la volonté qui provoque chez les animaux des mouvements conformes à un but. » 1 «Il est clair, écrit Risor (Les maladies de la volonté, Paris, 1903, pp. 33-34), qu'au point de vue de l'évolution toutes les réactions ont été à l'origine individuelles. Elles sont devenues organiques, spécifiques, par des répétitions sans nombre dans l'individu et dans la race. L'origine de la volonté est dans cette propriété qu'a la matière vivante de réagir, sa fin est dans cette propriété qu'a la matière vivante de s’habituer et c'est cette activité involontaire fixée à jamais qui sert de support et d'ins- trument à l'activité individuelle. « Mais chez les animaux supérieurs le legs héréditaire, les hasards de la naissance, l'adaptation continuelle à des conditions variant à chaque instant, ne permettent pas à la réaction individuelle de se fixer ni de prendre une même forme chez tous les individus. La complexité de leur milieu est une sauvegarde contre l’automatisme. » ? Wuxpr, Psychologie physiologique, Trad. Rouvier, Paris, 1886, p. 473. 216 L'INDIVIDU Mais d’autres psychologues sont d’un avis contraire et soutiennent que l'organisme s'adapte, en nombre de cas, sans le concours de la conscience. Nous aurons d'ailleurs l’occasion de revenir sur ce sujet dans le chapitre suivant. Contentons-nous ici de constater que l'instinct et l’habi- tude précèdent et suivent respectivement l’acte conscient spontané et que sans lui, très probablement, aucune adaptation nouvelle ne se produirait. b) L’arrexrion. — C’est donc le fait nouveau qui pro- voque la réaction consciente, c’est-à-dire l’action du monde extérieur à laquelle ne répond pas ou à laquelle répond imparfaitement une réaction appropriée de l'in- dividu. Sans doute tout fait actuel est par certains côtés un fait nouveau. Ce qu’il y a en lui de commun avec les autres faits de même nature nous frappe moins que ce qu il contient de particulier. Maïs cette aperception ne se produit que pour autant que ce fait nous intéresse, c’est- à-dire que nous sommes amenés à émettre à son endroit des réactions qui soient appropriées, à le rechercher ou à le repousser. En outre cette aperception ne se produit que dans la mesure où ce fait nous intéresse: un fait, même nouveau et même objet de réaction de notre part, ne requerra qu'un minimum d'attention consciente, si la réaction que nous avons à lui opposer ne se rattache à aucune des fonctions essentielles de notre esprit, ou tout au moins à aucune fonction se trouvant momentanément au premier plan de notre activité psychique. Au contraire, si ce cas se présente, il y aura conscience soutenue et fixée sur un même point, c’est-à-dire attention. L’attention est-elle autre chose que la conscience ? — Non, elle est une face de la conscience ou, si l’on veut, une forme de la conscience. Toutes deux sont des syner- gies vitales supérieures, des manifestations de l'esprit humain. Mais si tout acte d’attention est un acte de conscience, on ne saurait dire que tout acte de conscience L L'ÊTRE INDIVIDUEL 217 soit un acte d'attention. L’attention présente un degré de plus dans l'intensité de la synergie, mais si son action est plus intense, elle est moins étendue : elle ne présente que le côté intellectuel de la synergie". c) L'inrérèr. — Enfin si, dans son travail de conquête, l’élan vital de l’esprit poursuit une piste définie, fouillant et mettant à jour des faits nouveaux, de plus en plus variés et nombreux; s’il soutient l'attention en une syner- gie non plus seulement momentanée et fugace, mais durable et constante, on dit qu’il y a intérêt. L'intérêt psychologique est ainsi une des formes les plus hautes de la synergie de l’esprit?. Nous pouvons le désigner comme l’un des facteurs principaux du progrès, parce qu'il est le soutien de l'effort. Nous en reparlerons. Ainsi la synergie vitale va croissant si, du cerele infini confinant au non-moi, nous nous rapprochons de ce cen- tre que nous cherchons à déterminer. Les cercles concen- triques dont nous venons de franchir la limite nous ont fait discerner de plus en plus nettement ce qui, dans le monde extérieur, provoque en nous les réactions synergétiques conscientes. C’est hors de l'instinct et de l'habitude, en face du fait nouveau, éveillant par ses répercussions affectives la nécessité d’une réaction, que se produit l’acte conscient. C’est dans la limite des conditions de l'acte conscient que nous trouverons celles de cette synergie psychique plus intense encore que nous appelons l'effort. 1 Cf. Th. Risor, La psychologie de l'attention, Paris, 1887, qui reste, à notre avis, un des meilleurs, peut-être même le meilleur ouvrage sur l'attention paru jusqu'ici. — Cf. également A. Scnax», Attention et volonté : étude concernant l’action involontaire, Mind, juill.-oct. 1895. — F. Drew, L’Attention {expériences et discussions), American Journal of Psychology, avr.-juill. 1896, pp. 533-573. — J.-C. KrriB1G, Die Aufmerksamkeit als Willenserscheinung, Vienne, 1897. — G. Srrizer, La dynamique de l'attention, Mind, oct. 1901. O. Kvevrer, Le problème de l'attention, The Monist, juill. 1903, — etc. ? Cf. les ouvrages de Dewey, Nacy, etc. 218 L'INDIVIDU 2. — L'effort. Qu'est-ce que l'effort ? Quand y a-t-il effort ? L’effort, nous venons de le voir, est une synergie active !. Il se rattache au domaine moral. La question du bien et du mal ne sera donc pas étrangère à nos spéculations : nous ne l’étudierons pas en elle-même, mais nous cher- cherons à y déceler la nature de l'effort. L’hésitation n’est pas l'effort. Mais, sans hésitation, l'effort n’est pas nécessaire. Effort suppose résistance. II faut donc qu'il y ait des forces en conflit. Lorsque des forces intérieures sont à peu près équivalentes, on dit qu’il y a hésitation. Peu importe en un sens la nature de ces forces: elles peuvent être à la rigueur physiolo- giques ; le plus souvent elles sont psychologiques. A la limite inférieure, le cas d’effort le plus simple est celui de l’opposition entre l’énergie musculaire et une résistance physique : soulever un poids par exemple. Nous ne nous en occuperons pas. Il peut y avoir oppo- sition entre un désir psychique : désir d'atteindre un but, et un désir organique: désir de repos des organes fati- gués. À un degré plus élevé un désir conscient : faire du bien à quelqu'un, peut se trouver en lutte avec un désir inavoué : servir ses intérêts personnels. Enfin lorsqu'un conflit éclate entre des désirs et des motifs moraux d’iné- gale valeur, c’est-à-dire où la valeur conçue se trouve en rapport inverse de la valeur sentie, il y a lutte morale. C’est le cas de l’ouvrier qui veut bien consacrer son gain à sa famille, mais qui ne voudrait cependant pas se priver d'aller le dépenser au cabaret. L’effort moral pour faire 1 Cf. A. Fourzzée, Le sentiment de l'effort et la conscience de l’action, Rev. phil., 1889, t. II, p. 561. — E. Scriprure, Recher- ches sur l'effort volontaire, Studies from the Yale Psychological Laboratory, vol. IV, p. 141. — Brapcey, Quelques remarques sur l'effort, Mind, 1901. — etc L'ÊTRE INDIVIDUEL 219 triompher ce qui est conçu comme étant le bien est une synergie vitale de l’ordre le plus élevé. Dans tous les cas cités ici il y a donc effort. Dégageons les éléments constituants de l'effort moral : nous y trou- verons les caractéristiques de la synergie vitale à son degré culminant. Tout effort, tout acte d’attention intense et soutenu suppose que des fonctions diverses, ayant pour siège des organes divers, se trouvent reliées, en une action commune et concertante, par une puissance positive dont l'effet négatif est d'imposer silence, par inhibition, aux impul- sions divergentes de l'organisme physique ou psychique. Mais dans une action difficile à accomplir, il peut y avoir deux sortes d'efforts : la décision d’agir, de ne pas agir ou de choisir telle ou telle action, peut être l’objet de conflits douloureux, l’action elle-même étant aisée, une fois la détermination prise. D'autre part, il peut arriver que l’on se décide, sans hésitation, dans un moment d'enthousiasme, à une action qui, elle, coûtera de grands efforts : ainsi il est souvent difficile de tenir une promesse faite. Parfois aussi les deux efforts se succèdent : quand, par exemple, on se dévoue pour sauver un individu qui est tombé à l’eau ; il peut y avoir là effort pour se décider et effort pour accomplir le sauvetage. Souvent, comme dans l’exemple ci-dessus, le premier acte est intellectuel, le second plus spécialement muscu- laire. Mais il peut arriver que les deux actes soient d'ordre intellectuel. Nous appellerons donc le premier: effort de décision, et le second : effort effectif. a) L’errorr DE nÉcisioN. — L’effort de décision suppose un ensemble de conditions : la notion d’un but à attein- dre, le désir d’atteindre ce but ; il y a effort de décision si d’autres tendances de notre être font obstacle à l’ac- quiescement de notre esprit, en d’autres termes s’il y a conflit de déterminations, conflit de désirs. Le choix du but est provoqué à la suite d'un jugement de valeur qui 220 L'INDIVIDU n'entre pas en question en ce moment. Reconnaissons simplement qu’il est nettement distinct de l'effort qu'il nécessite, bien que l’idée de l'effort puisse intervenir parmi les éléments du jugement de valeur. b) L’errorr Errecrir. — On se rend compte qu’au point de vue vital l'acte de décision soit plus important que l’acte effectif. Une fois la ferme décision prise d’accom- plir une action, quelles que soient les résistances oppo- sées à son accomplissement, la lutte ne sera jamais qu’un épisode assimilable à l’action d’un animal qui défend sa vie ou conquiert sa proie. La question de savoir si le succès final sera utile ou défavorable à l'organisme n’est plus en jeu ; l’acte une fois décidé est jugé bon a priori — sauf intervention de faits nouveaux — et l'intérêt ne réside plus que dans la question de savoir si le succès viendra ou non couronner l'effort de l’acte effectif. C'est donc du choix de l’acte à accomplir que dépend la vie ou la mort de l'individu, avec tous les degrés inter- médiaires possibles, degrés entre le plus grand bonheur et la plus grande souffrance éprouvés, degrés entre l’ac- croissement de bien-être et de puissance de l'organisme ou leur contraire. C’est donc au point de vue vital, l’ef- fort de décision et la valeur de cette décision qui impor- tent avant tout. Réservant au chapitre suivant l’examen de ce qui fait la valeur de la décision, et quelle doit être, pour l’éco- nomie organique, la nature du choix le plus favorable à l'individu, concluons en disant que, pour nous : 1. Le moi est l'expression — et, selon l'angle auquel on se place, soit la cause, soit l'effet — d'une synergie vitale organique ; 2. Cette synergie vitale est susceptible de degrés divers, chaque degré supposant, comme dans une hiérarchie, l'existence du degré inférieur ; 3. Le degré inférieur est formé par le moi global. Celui- L'’ÊTRE INDIVIDUEL 221 ci, à côté du moi conscient, comprend le moi organique, lequel se compose de la matière perceptible dont est fait l'individu, et le moi subconscient, formé par les instincts, réflexes et habitudes de l'individu ; 4. Le moi conscient représente une synergie psychique d'un degré plus élevé, provoquée par une réaction qui s’oppose à un fait nouveau ou à ce qu’il y a de nouveau dans un fait donné ; cette synergie est d'autant plus intense que l'intérêt est plus grand, c’est-à-dire que la réaction se rattache à d’autres réactions analogues. Conscience, at- tention et intérêt forment trois degrés de synergie vilale croissants ; 5. Enfin, l'effort est la synergie suprême, soit qu'il con- siste en l'accomplissement d’une action malgré l'opposition rencontrée dans l'organisme ou hors de l'organisme, soit qu’il réside dans le choix même de l’action. En regard de l'effort accompli dans l'acte effectif, celui de l’acte de décision est à la fois, en cas de conflit de tendances, le plus intense et le plus important pour l'individu. CHAPITRE IV LE DEVENIR INDIVIDUEL Le devenir individuel tient tout entier dans la con- science. L'esprit en tant que fonction est le moteur central de l’homme. L’homme n’est rien si ce n’est par sa con- science. Les processus qui se déroulent dans sa conscience sont les processus essentiels de sa croissance psychique. Etudier le devenir individuel consiste donc à poser et à résoudre dans la mesure du possible le problème de la conscience. Certes la conscience est, par excellence, indéfinissable. Nous ne pourrions en effet l’exprimer qu’en termes réduc- tibles eux-mêmes en termes de conscience ! : ce serait tout simplement un cercle vicieux. Mais du moment que la conscience est la base de toute connaïssance, il faut revenir à elle pour définir toute science : elle-même est, pour chacun de nous, le tout, la réalité première qui n’a pas d'essence, car elle est l’essence de toute chose. C’est du moins là, nous l’avons vu, la donnée de la philosophie critique ou science phénoméniste. Cependant il est permis de sortir de ce point de vue étroit. L'esprit rencontre alors un non-moi qu’il suppose exister en soi. Désormais, à la conscience s'oppose l’in- conscience : ce qui existe et ce dont je n’ai pourtant pas Voir plus haut, p. 13. LE DEVENIR INDIVIDUEL 223 conscience. Et, du coup, la lumière éblouissante disparait. Dans le temps et dans l’espace la conscience individuelle n’est plus qu’une étincelle intermittente qui s'allume sur l'infini pour s’éteindre aussitôt après. Tel est, nous l’avons vu également, le point de vue de toutes les sciences pra- tiques. C’est forcément aussi celui de la biologie. Nous avons tenté, dans le chapitre précédent, de dire quand il y avait conscience. Nous voudrions essayer de montrer dans celui-ci pourquoi il y a conscience. La question du rôle biologique de la conscience est en rela- tion intime avec celle concernant le choix du but qu’on assigne à l’action, en d’autres termes avec celle de l'effort de décision qui représente, nous l’avons vu, la synergie suprême chez les êtres vivants supérieurs. Pourquoi chez certains êtres y a-t-il conscience ? Quelles fins poursuit-elle dans l'organisme ? Y a-t-il une fin su- prême ? Etant donné le but, quels sont les moyens que l'organisme emploie pour y tendre ? En donnant à ces questions la réponse, même imparfaite, qui leur convient, nous aurons poussé la description des caractéristiques de l'organisme individuel assez loin pour qu'il nous soit permis d'en tirer des conclusions pour la compréhension de ce que nous pouvons bien appeler désormais l’orga- nisme social. A. Légitimité du problème téléologique. La première question qui se pose est celle de la légiti- mité du problème concernant le rôle de la conscience et les fins qu'elle poursuit. On a nié que les questions de finalité fussent du ressort de la science. La science, a-t-on dit, constate les faits et les coordonne. Elle n’a que faire de suppositions telles que celle de l’existence de causes finales. Sans doute la science « ne doit pas présupposer des 224 L'INDIVIDU fins qui tiendraient lieu d'explication causale !. » Mais, comme l’a déjà noté Kant?, l’idée de finalité est intime- ment liée à l’idée de vie. Sans cesse le biologiste se trouve ramené à la constatation d’une convergence, d’une appro- priation des organes à une fonction, à un but actif reporté dans l'avenir. Supposer que des corps inertes, les astres par exemple, soient mus par le désir de tendre à une fin quelconque est aussi extra-scientifique que d'admettre l'intervention de puissances surnaturelles qui agiraient du dehors sur les êtres, dans le sens d’une fin préconçue. Mais constater chez les êtres vivants une certaine prévi- sion de l’avenir et la conception d’un but, ce dernier agissant actuellement à l'instar d’une cause finale, c’est rester sur le terrain scientifique des faits. Nous avons fait justice de cette conception étroite selon laquelle « la science ne connaît que des causes et effets purement mécaniques* ». « Il y a science. s’il y a déterminisme, dit fort justement Fouillée{. Quant à savoir si tout détermi- ! FouiuLér, Les éléments sociologiques de la morale, p. 13. ? Cité par luerz, loc. cit., p. 87. — Cf. également F. Ernarpr, Mechanismus und Teleologie, Leipzig, 1890. — M. GoLprriEpicy, Ueber die Realität des Zweckbegriffs, Vierteljahrsschrift für wis- senschafiliche Philosophie, 1895-1896. — GosLor, Fonction et fi- nalité, Rev. phil., 1899, vol. I, pp. 495 et 632. — La finalité en biologie, Rev. phil. 1903, vol. IT, p. 366 — et ibid., 1904, vol. II, p. 24. — Ricuer, La finalité en biologie, Rev. phil., 1903, vol. II, p. 379. — B. Varisco, La finalité de la vie, Rivista filosofica, 1905. — L. Wasser. La finalité en biologie et son fondement mécanique, Rev. phil., 1908, vol. IT, p. 1. — Pauraan, Sur la synthèse psy- chique et la réalité, Rev. phil., 1909, vol. IT, p. 193. — Læs, The mechanistic conception of life, The popular Science Monthly, janv. 1912. — R. A. Wazrace, Le monde de la vie. Manifestation d'un pouvoir créateur, d'un esprit directeur et d'un but final, Paris, 1913. — Sécerov, Die Zweckmässigkeit des Lebens und die Regulation der Organismen, Biologisches Centralblatt, 20 oct. 1913. — R. Kaoxer, Zweck und Gesetz in der Biologie, Tübingen, 1913, etc. 3 Cf. Bourroux, Questions de morale et d'éducation, p. 49. # Fouizér, loc. cit., p. 14. not “a 5 da lle! 6 “er ét A ne due né dé de à nn INPI ET OR 7 st bi - ss thtites LE DEVENIR INDIVIDUEL 225 nisme est réduetible, par exemple, aux lois du choc, c'est un problème de philosophie générale qu’on n’a nullement le droit de supposer résolu. » Nos actions, dit le même philosophe, « apparaissent de fait à notre conscience comme des tendances actuelles vers une certaine satisfac- tion finale... Si tout se passe mécaniquement dans notre cerveau, tout se passe téléologiquement pour notre con- science ». La téléologie conçue comme la science des fins que poursuit l’être vivant dans ses organes et son esprit est intimement liée à la biologie et à la psychologie aux- quelles personne ne songe à refuser la qualité de sciences. Bien mieux, elle en fait partie intégrante, elle en est un aperçu sous un angle particulier. Nous avons dit que la vie se caractérisait comme une synergie. N'était-ce pas ténoriser l’importance des pro- cessus finalistes ? Et si nous les découvrons à l’œuvre dans les organismes physiologiques que nous étudions objectivement, ne les saisissons-nous pas également subjectivement., dans notre propre conscience, sous forme de conception de buts, de désirs, d’actions volontaires réunissant en faisceau des actes par ailleurs distincts 1 Parmi les adversaires les plus déclarés du finalisme, il faut compter Henri Bercsox. Dans L'Evolution créatrice, il soutient la thèse que « le finalisme... n’est qu'un mécanisme à rebours » (p. 42). « S'il y a de la finalité dans le monde de la vie, elle em- brasse la vie entière dans une seule indivisible étreinte » (p. 47:. Or «la vie dans son ensemble, envisagée comme une évolution créatrice. transcende la finalité, si l'on entend par finalité la réa- lisation d'une idée conçue ou concevable par avance » (p. 244). On constate cependant, à y regarder de près, que les attaques de BerGsox ne visent que le finalisme absolu. Eu quoi il a pleinement raison, à notre avis. Il ne méconnait pas le finalisme tout relatif de la biologie, celui dont le champ se borne, pour chaque être, à son moi global. « Bon gré mal gré c'est à un principe interne de direction qu'il faudra faire appel pour obtenir cette convergence d'effets » (p. 83). Dans les actions, «c'est sur le but » du mouve- ment « que nous fixons notre esprit » (p. 168). on 226 L'ANDIVIDU dans le temps et dans l’espace, afin de les faire converger vers un but à atteindre ? Lorsque Le Dantec : déclare que l'essence de la vie est l'assimilation — ce que Spencer appelait l’éntégration, — c'est-à-dire l'acte de rendre des objets étrangers sem- blables à la substance organique à laquelle ils sont incor- porés, il montre sans doute l’une des activités de la vie, la plus apparente objectivement. Mais ce travail se con- tinue dans le noyau invisible de l’être vivant. Lorsqu'une partie du non-moi est devenue partie intégrante du moi global, un même processus de convergence, plus spécia- lement nerveux chez les êtres évolués, tend à achever la coordination dynamique ou concentration unifiée. Et c’est revenir par une autre voie à la notion de la synergie fondamentale qui caractérise la vie ?. Il ne nous paraît d’ailleurs pas impossible de concilier la conception finaliste de la synergie organique et psy- chique avec la conception mécaniste ou plutôt détermi- niste qui est celle de la science. Prévoir, c’est savoir. Les processus constants du passé, dans la mesure même de leur constance, laissent une trace dans l'organisme et mettent leur empreinte sur le déroulement de ses processus actuels. Notre organisme même, tout comme notre esprit d’ailleurs, n’est-il pas ce qu'il est, en vertu d'innombrables actions du monde extérieur sur lui, et de non moins innombrables réac- tions de lui sur le monde extérieur ? Quoi d'étonnant 1 Le Daxrec, Théorie nouvelle de la vie, Paris, 1896. ? «Vivre, écrit Fouizée (loc. cit., p. 105), c'est tendre, agir, vouloir, c'est poursuivre un but alors même qu'on l'ignore. La biologie est obligée en définitive de rattacher l’évolution organi- que au besoin. Mais le besoin lui-même a un caractère psychique et ne se comprend.que comme activité plus ou moins gênée, qui tend à se délivrer de la gène ou du malaise, par cela même à jouir. L'évolution vitale se rattache donc finalement à l’évolution psychique et les deux sont inséparables. De plus les besoins vont s’élevant avec les plaisirs ; ils s’intellectualisent de plus en plus. » né ir ae à de à | sh daéh » (lé Sr) T LS. Ds à iv. hdi LE DEVENIR INDIVIDUEL 227 alors que l'organisme, comme l'esprit, ait l’air de « pen- ser » l’avenir comme il a « pensé » le passé ? Notre esprit lui-même ne pense-t-il et ne prévoit-il pas actuellement - l'avenir comme et dans la mesure où il a pensé le passé, c'est-à-dire dominé et enregistré son déroulement dans ce qu’il avait de constant! ? Dans ce cas les processus biologiques ayant pour fin l’« utilité » ne seraient-ils pas la répétition simple des processus qui ont été utiles à l'organisme ? ? Ainsi le finalisme relatif des organismes se réduirait, sinon à un mécanisme absolu, du moins à un détermi- nisme qui ne se distinguerait de celui-là que par le pouvoir d'association et d’abstraction, d'enregistrement condensé de plusieurs processus simultanés ou succes- sifs, accordé à l'organisme. Nous allons revenir sur ce point. Constatons simplement que si le caractère essentiel de la vie est d’être une synergie, on ne saurait étudier scientifiquement les phénomènes biologiques, donc aussi psychologiques et sociaux, sans tenir compte de ce fait. ! Sécerow, Loc, cit.. pp. 617-620, tente des phénomènes finalistes une explication semblable à la nôtre : « Dieses Finalitätsverhältnis zu leugnen, ist ohne Sinn, weil es durch Beispiel aus dem tägli- chen Leben bewiesen werden kann. » Et il se demande : « Wie hat die Entstehung der Finalität stattgefunden ? » Voici sa réponse : « Nach unserer Meinung ist die Finalität die Umkehrung des Kau- salitätsverhältnisses. » Il y a déroulement parallèle des processus mnémiques et des processus actifs actuels, d'où l'impression de finalité. « Die Zweckmässigkeit des Lebens findet ihre Lüsung einerseits, wenn wir den psychologischen Ursprung begreifen, anderseits, wenn wir den Begriff der Regulation als allgemeine organische Eigenschaft auf die sogen. zweckmässigen Eigenschaf- ten des Lebens anwenden. » ? Le même raisonnement pourrait suffire à réfuter les considé- rations anti-darwinistes de Brecarerew (Le rôle biologique de la mimique, Journal de psychologie, 1910, pp. 385-408), qui oublie la valeur des réactions constantes du monde extérieur sur les pro- cessus de l'individu. 228 L'INDIVIDU B. La conscience en tant que fonction, saisie introspectivement par la réflexion et objectivement dans ses manifestations. En sera-t-il de même de la conscience, en prenant ici ce mot dans le sens de « contenu » de la conscience ? Y retrouverons-nous ce même caractère ? C’est à prévoir. Mais comme la conscience n’est pas objet de perception exté- rieure, nous aurons à procéder à un rapprochement analogique entre le phénomène mental introspectif et le phénomène vital objectif. En effet, la conscience, au point de vue où nous nous plaçons ici, est une fonction, or on nomme fonction l'essence active et invisible d’un organe, lequel s'offre seul à la perception extérieure. Mais comme l’organe dont la conscience est fonction est l’organisme sensible, pensant et voulant, tout entier, nous sommes obligé de créer une catégorie supérieure à celle des fonctions dont les organes particuliers sont le siège. La conscience sera pour nous en quelque sorte la fonction centrale des fonctions particulières. On reconnaît dans ce procédé dialectique : « cons- cience introspective — fonction d’un organe — cons- cience-fonction » un de ces « cercles de vie » dont parlait Gourd!‘ et qui ont pour but, non d'expliquer les faits, mais d'organiser la connaissance des faits. Ce double aspect de la conscience, saisie objectivement comme la fonction centrale de l’organisme global et sub- jectivement comme une tendance, comme une lumière introspective, éclairant les sentiments affectifs et les idées par le moyen de la réflexion (que l’on a assimilée à un processus de répétition idéelle des processus vitaux antérieurs), ce double aspect se retrouve dans le problème des fins poursuivies par la conscience. 1 Cf. p. 19. LE DEVENIR INDIVIDUEL 229 En se plaçant sur le terrain introspectif de l’affectivité, on a attribué comme fin à la conscience la poursuite du plaisir ou du bonheur. Les fins procurant un bonheur durable et profond seraient poursuivies de préférence à celles qui procurent la douleur. Et si l'individu sacrifie un plaisir à une souffrance, c’est qu’il aperçoit consciem- ment un bonheur plus intense par delà cette souffrance, comme sa conséquence où comme sa répercussion. Inversement, si l'individu sacrifie un bonheur à venir à un plaisir moindre, mais actuel, c’est que, momentané- ment tout au moins, ce plaisir lui sera apparu consciem- ment comme de plus grande valeur que le bonheur à venir. De plus grande valeur, disons-nous. Cette question du plaisir poursuivi est en effet liée étroitement au problème de la valeur. De ce fait elle échappe à la science pure. En restant sur le terrain de la science objective on a d'autre part attribué à la conscience des fins diverses que nous nous proposons d'examiner ici. Mais notons tout de suite que ce côté de la question n’exclut pas la légitimité des conclusions que la pensée tire de l'examen introspectif de ses tendances affectives et selon lequel on considère le bonheur ou le plaisir comme la fin par excellence poursuivie par la conscience. La science envisage simple- ment le problème sous un angle différent. Elle fait abs- traction de la « valeur » qui, présentant des degrés d’ordre affectif éminemment variables d’un individu à l’autre, échappe pour une grande part à ses coordinations. En outre elle substitue la réalité organique à la fonction psychique qui n’est pas directement saisissable par les sens. Et en cela elle se conforme à la grande loi de la science expérimentale qui veut que l’esprit humain, par le moyen de la psychologie, étudie l'esprit d’autrui dans ses répercussions sur la matière. Cette constatation va nous permettre de porter la lumière sur un premier point sujet à controverse. La conscience, a-t-on dit, est une synthèse. Kant lui-même 230 L'INDIVIDU l'affirme. Les biologistes et les sociologues abondent en général dans ce sens, malgré la philosophie critique qui leur montre le sophisme dans lequel ils tombent. Nous avons exposé plus haut! la thèse de la conscience-syn- thèse et l’avons réfutée au nom de la science critique. Mais, en nous plaçant au point de vue de la science pra- tique, ne pourrons-nous pas reprendre ce postulat et le vérifier ? Prenons garde cependant de ne pas supposer une synthèse statique, une synthèse logique et abstraite ou quelqu'unité spatiale, immobile, douée d'une réalité en soi, subordonnée à la réalité de ses éléments consti- tuants. Ce serait un point de vue métaphysique analogue à l'erreur du réalisme du moyen âge. La synthèse dont il s’agit ne peut être acceptée qu’au point de vue fonction- nel, dynamique, comme une convergence d’éléments particuliers et divers. C’est dans ce sens que l’on peut souscrire à l'affirmation d'Espinas qui dit? que la con- science, comme l’individualité, «est essentiellement mul- tiple et suppose une pluralité d’impressions ramenée à l'unité par l'identité du but ». Si c’est l'identité du but poursuivi par des éléments divers qui caractérise l’individualité et la conscience, ce fait doit pouvoir être étudié par la science. Mais la science ne pourra d’abord apercevoir que les échelons ou les étapes de cette convergence ; elle étudiera l’organisme ; par abstraction elle induira la direction du mouvement, c'est-à-dire la fonction *. Elle pourra se servir également 1 Cf. p. 150. ? Espinas, loc. cit., p. 268. 3 C'est le procédé que F. MëüLrrr-lyer emploie en sociologie (Phasen der Kultur und Richtungslinien des Fortschritts, München, 1908). Voici en quels termes il caractérise sa méthode : « Wir zerlegen also das Gesamtgebiet der Kultur in Einzelgebiete .. Auf jedem dieser Einzelgebiete verfolgen wir nun den gesamten Verlauf, den die Entwicklung von den untersten uns bekannten Zuständen bis auf unsere Tage genommen hat, und zerlegen die ganze Strecke in eine Folge von Perioden oder Phasen. Vergleichen LE DEVENIR INDIVIDUEL 231 des analogies intrespectives. En effet dans presque tous nos actes nous sommes conscients d’un but auquel nous tendons. Mais ce but peut être atteint immédiatement ou au contraire requérir une série plus ou moins longue d'actions préalables pour pouvoir l'être. Dans ce dernier cas chacune des actions préalables tend bien à un but que l’on peut qualifier de secondaire ; il n’est, pour tout dire, qu’un moyen d'atteindre le but plus éloigné. Or un but, même éloigné, peut-il être considéré comme une fin dernière ? N’est-il pas plutôt le moyen d'atteindre un but supérieur encore ? Enfin, tous les buts que l’homme se propose, n'ont-ils pas une essence commune, qui serait l'essence même de la fonction vitale ? Nous nous élevons ici à des considérations de la plus haute importance. La vie et la conscience sont, nous le disions, une synergie. Mais quel est le but auquel elle tend ? C. Le problème du but de la conscience. Des biologistes, des psychologues et des philosophes ont examiné cette question. wir dann jede Phase mit der nächstfolgenden, so entdecken wir die Richtungslinien des Kulturfortschrittes.. Und aus diesen Richtungslinien kônnen unter Umständen, nähmlich wenn es ge- lingt, die Bewegung kausal zu erfassen, dann die Richtungs- gesetze abgeleitet werden. » (Die phaseologische Methode in der Sociologie, Vierteljahrsschrift f. wissensch. Philosophie und Soziologie, 1912, p- 241). — Sur la portée et les limites de cette méthode, voir plus haut, p. 65. ! Citons dans le nombre J. Renmxr, Les conceptions fondamen- tales en ce qui regarde la nature de la conscience, The Philoso- phical Rewiew, janv.-sept. 1897. — Fr. Tuiry, La conscience, ibid., sept. 1899-1900. — E. Buzcaryr, Le problème de la con- science élucidé et exposé au moyen de la théorie de la connais- sance, Archiv für systematische Philosophie, t. VI, 1900, et t. VIIT, 1902.— D. Jasa, L'énigme de la conscience, Rivista Filosofica, janv.- dée. 1900. — Sante De Sancris, Le problème de la conscience dans la psychologie moderne, Archives de psychologie, t. IL, 232 L'INDIVIDU Parmi les psychologues mettons à part tout d’abord Sedgwick-Minot qui a consacré au problème de la conscience une étude très remarquable‘. Désignant par conscience l’ensemble des processus bio-psychologiques qui se déroulent sous le contrôle du foyer introspectif de l'esprit, et laissant de côté les vaines discussions concernant sa nature, il examine quel peut en être le rôle, l'utilité, la raison d'être. Le monisme ou déterminisme, dit-il en substance, élimine un grand nombre de concepts, entre autres ceux de libre arbitre, de conscience, etc. La conscience est, selon ces doctrines, un épi- phénomène sans réalité en soi?. La biologie ne peut accepter ce n° 12, pp. 378-388. — Sozrirr, La conscience et ses degrés, Rev. phil., 1905, t. II, p. 329. — Will. James, La notion de con- science, Archives de psychologie, t. V, pp. 1-12. — D. Dracnicrsco, Le problème de la conscience. Etude psycho-sociologique, Paris, 1907. — KE. Ricnaxo, Qu'est-ce que la conscience? Rivista di Scienza, 1908-1909. Le rôle biologique, fonctionnel de la conscience a été mis en lumière particulièrement par Rurcers MarnsnazL, La conscience et l'évolution biologique, Mind, juill.-oct. 1896 et janv. 1897, — J. Picxcer, Ueber die biologische Funktion des Bewusstseins, Rivista di Scienza, vol. V, 1909. — Du même : Die Stelle des Bewusst- seins in der Natur. Eine hypothesenfreie Zergliederung desselben in rein objektive Elemente, Leipzig, 1910. — Etc. ! Sepewick-Minor, The problem of conscioussness in its biolo- gical aspects, Adress of the president of American Association for the advancement of Science. Discours prononcé au congrès scien- tifique de Pittsburg en juin 1902, traduit dans la Revue scienti- fique du 16 août 1902. ? Au sujet de la conscience-épiphénomène et de la conception mécaniste de la vie, relevons en particulier W. Wuxpr, L'inner- vation centrale et la conscience, Mind, a quarterly rewiew of psy- chology and philosophy, n° 2, avril 1876. — K. Le Danrxc, Le déterminisme biologique et la pensée consciente, Paris, 1897. — Will. James, Does conscioussness exist ? The journal of Philoso- phy., Psychology and scientific Methods, vol. I, 1904. — F. Le Danrec, Science et conscience. Philosophie du XXe siècle, Paris, 1908. — Los, The mechanistic conception of life, The popular Science Monthly, janv. 1912, déjà cité, auquel répond J. R. AnGecL, Behavior as a category of psychology, Psychological SORT 7 Ve A0 et L LE DEVENIR INDIVIDUEL 233 point de vue. Pour eHe la conscience se développe dans l'échelle animale pour des raisons d'opportunité, Comme de tant d’autres organes téléologiques, on peut en découvrir, sinon le comment, du moins le pourquoi. « La différence la plus frappante entre les processus des corps animés et ceux des corps inanimés, dit l’auteur, c'est que les premiers ont un but. Ils sont téléologiques. La dis- tinction est si nette que :e biologiste peut très souvent dire pourquoi telle structure existe, pourquoi telle fonction est accom- plie, alors qu'il n’en saurait dire le comment. La conscience en est un exemple frappant. Nous ne savons pas ce que c'est, nous ne savons pas le comment de ses fonctions, mais nous savons pourquoi elle existe. Du reste tous les autres phéno- mènes de la vie sont finalement dans le même cas. Voici en quels termes Sedgwick-Minot définit le rôle de la conscience. La fonction de la conscience est de disjoindre dans le temps les réactions des sensations. Elle peut : 1° arrêter une réaction, — les réactions inhibées peuvent alors survivre dans la mémoire ; 2° évoquer une réaction d'une sensation remémorée et combiner cette réaction avec les sensations recues en d’autres temps — c'est-à-dire elle peut rendre des impressions synchrones, dys- chrones dans leurs effets, et vice-versa. Nos sens ne perçoivent du monde extérieur que des symboles. Subjectivemeut nous n'avons conscience ni des vibrations lumi- neuses, ni des vibrations auditives en tant que vibrations. Mais les formes, les couleurs, les sons, nous sont utiles pour la vie, et comme ces phénomènes sont constants, ils sont biologiquement suflisants. Rewiew, juill. 1913, p. 255 et Journal of animal behavior, nov.- déc. 1915. Le directeur du laboratoire de psychologie de l'Uni- versité de Chicago reproche à Loeb de se livrer à une simple substitution de mots qui n'explique rien lorsque celui-ci remplace le mot consciousness par celui de associative memory. Au surplus la conscience est autre chose encore qu'une mémoire associative. Sur la conscience et la mémoire biologique, cf. aussi E. Ricnaxo, Essais de synthèse scientifique, Paris, 1912. 234 L'INDIVIDU « Ainsi notre conscience ne sait rien des réalités objectives du monde extérieur, de même qu'elle ignore l'existence immédiate du corps par lequel elle agit. La conscience ne sait rien des nerfs vaso-moteurs réglant les courants sanguins cérébraux, ni des autres nerfs qui font agir les muscles de la main d'une per- sonne qui écrit. Pourtant c’est elle qui les commande. Mais nous n'avons aucune raison de penser que le service d'adaptation qu'assure la conscience serait mieux fait si, au lieu de symboles du monde objectif, elle en possédait des images directes ou des copies. « Ainsi le système nerveux doit être considéré comme le service administratif de la conscience. Nos organes sensoriels et moteurs sont ses serviteurs, ses messagers, ses éclaireurs, ses agents, ses ouvriers qui le documentent sans cesse et lui permettent de réaliser les réactions nécessaires. » Par analogie, on peut considérer la conscience des animaux comme l'homologue de la conscience humaine, et partout où des réactions se produisent indépendam- ment des sensations, dans un but d’adaptation, on peut considérer qu’il y a conscience. « 11 résulte de tout cela que le développement et le perfectionne- ment de la conscience a été le facteur le plus important de l'évo- lution des séries animales. Les organes sensoriels et le système nerveux se sont développés en vue de permettre une variété sans cesse croissante dans les disjonctions de sensations ; les appareils moteurs se sont développés en vue de donner à la conscience une facilité toujours plus grande dans son adaptation au monde extérieur. » Pour le bénéfice de l'organisme, les réactions, de conscientes qu’elles étaient, sont devenues instinctives. En reprenant la comparaison de la conscience avec un bureau centralisateur, nous pourrions considérer les réflexes comme des services détachés de la direction. C'est l'initiative laissée sur le champ de bataille aux officiers qui n'auraient pas le temps d’en référer au général en chef. LE DEVENIR INDIVIDUEL 235 « L'histoire naturelle des habitudes qui transforment des actions nouvelles, lentes et difficiles, en actions aisées et rapides, dit encore l'auteur, vient appuyer notre hypothèse au point de vue psychologique. « L'utilité des réactions conscientes, c'est qu'elles ne sont pas seulement déterminées par la sensation présente, mais aussi par les sensations passées ; mais ces réactions ont l'inconvénient d’être lentes. Il est facile de comprendre que l'organisme a tout avantage à leur substituer des réactions plus rapides, et nous arrivons ainsi à donner une raison téléologique valable pour le remplace- ment de l'action de la conscience par les habitudes individuelles, par les instincts de races. » Ainsi toute vie organique est adaptation et l'histoire de l’évolution des êtres est l’histoire de l’adaptation pro- gressive au milieu extérieur. Dans tout ce qui précède Sedgwiek-Minot parle surtout de la conscience que l’homme a de soi, de la conscience réfléchie. Il laisse néanmoins entrevoir par sa définition téléologique de la conscience, que l'essence des processus qu'il a désignés sous ce terme doit exister, jusqu'à un certain degré, chez tous les êtres vivants. « Une étnde franche de la conscience, dit-il, doit convaincre tout biologiste que c’est le phénomène fondamental de la vie ani- male au moins, sinon — comme cela est tout à fait possible — de toute vie !. ! CF. Romanës, La conscience chez les animaux, The journal of mental science, juill. 1877. — Cf. également Bercsox, L'Evolution créatrice, p. 120 : « Il serait aussi absurde de refuser la conscience à un animal, parce qu'il n’a pas de cerveau, que de le déclarer in- capable de se nourrir parce qu'il n’a pas d'estomac. La vérité est que le système nerveux est né, comme les autres systèmes, d’une division du travail. Il ne crée pas la fonction, il la porte seule- ment à un plus haut degré d'intensité et de précision en lui don- nant la double forme de l'activité réflexe et de l’activité volon- taire. l'organisme le plus humble est conscient dans la mesure où il se meut librement. La conscience est-elle ici, par rapport au mouvement, l'effet ou la cause ? En un sens elle est cause, puis- 236 L'INDIVIDU « L'impression téléologique, dit-il encore, est gravée sur toute la vie ; les fonctions vitales ont un but. Ce but est toujours la conservation de l'individu dans son milieu (in its environment). L'évolution entière des plantes et des animaux est essentiellement l’évolution des moyens d'adaptation de l'organisme aux conditions extérieures... La conscience est un facteur évident et prépondé- rant des moyens d'adaptation chez les animaux. Sa supériorité est si grande, qu'elle a été, pour ainsi dire, impatiemment développée par la sélection naturelle et dotée d'instruments constamment améliorés en vue de son œuvre. » À côté du psychologue Sedgwick-Minot, nous rencon- trons le biologiste Armand Sabatier. Celui-ci s'étend plus longuement que ne le fait Sedgwick-Minot sur lexis- tence de la conscience tant chez les plantes que chez les animaux. Dans une magistrale étude sur l'instinct, parue dans son ouvrage sur la Philosophie de l'Effort' il donne de nombreux exemples d'actes en apparence réfléchis chez des organismes inférieurs. Après Francis Darwin, il cite des cas où il se présente des phénomènes de disso- ciation des sensations et des réactions jusque chez les plantes. Et, encore avec Francis Darwin, il déclare qu’il ne reculerait pas devant l'expression : instinct des plantes. Pour Armand Sabatier, les sentiments affectifs de que son rôle est de diriger la locomotion. Mais, en un autre sens, elle est effet, car c’est l’activité motrice qui l’entretient » (p. 121). L'évolution a simplement localisé cette fonction, par le jeu de la différenciation qui sépare et distingue les activités des organismes. « Mais, avant l'apparition du système nerveux, avant même la formation d'un organisme proprement dit, déjà dans la masse indifférenciée de l’'Amibe se manifestait cette propriété essentielle de la vie animale » : se reconstruire toute entière pour chaque action nouvelle. « [,/Amibe se déforme dans des directions varia- bles ; sa masse entière fait done ce que la différenciation des parties localisera dans un système sensori-moteur chez l'animal développé » (p. 274). ! Paris, 1903, déjà cité. _— LE DEVENIR INDIVIDUEL 237 plaisir et de douleur ne sont que la forme subjective et consciente de ce qui serait objectivement l’évolation, c’est-à-dire l'adaptation progressive de l’être au milieu. « L'idée de l’origine de l'âme, c'est-à-dire de l'être psychique par voie d’agrégation d'énergies psychiques, dit-il ', et celle de son perfectionnement comme dû à une coordination heureuse et à une cohésion bien assurée de ces éléments, peut servir à com- prendre ce mécanisme par lequel se sont établies la continuité et l'unité de la concience. « Cette idée peut fournir également une explication satisfai- sante de la faculté d’éprouver du plaisir et de la douleur qui sont des caractères de la conscience. Le bien-être ou le malaise, la douleur et le plaisir, étant les aiguillons et les stimulants de l'ascension évolutive de l'être, soit comme individu, soit comme espèce, on peut concevoir que le plaisir soit le critérium de la marche ascendante, c'est-à-dire des progrès dans la cohésion et l'harmonie, ou mieux dans l'unité et la continuité, tandis que la douleur soit le lot de la marche rétrograde, c’est-à-dire vers la désagrégation et l’incohérence. » Nous retrouvons donc chez Armand Sabatier la notion de la conscience définie comme une synthèse. Mais en sa qualité de biologiste il insiste à bon droit sur la prépon- dérance du mouvement — c’est-à-dire de la fonction — sur l'organe, dans les phénomènes vitaux, et met l’accent sur le caractère dynamique de la synthèse, conçue donc comme une synergie. « Kant, dit-il, a appelé la conscience une synthèse ; et le mot est juste à bien des titres. « La conscience est en effet une synthèse au point de vue psy- chique comme au point de vue organo-physiologique. « Il y a en elle synthèse des éléments divers d'activité empruntés à des dates diverses, à des sensations différentes de nature, à des pensées, à des volontés qui sont en elle rapprochées, reliées, ordonnées, combinées, et nouées en faisceau plus ou moins serré 1 Loc. cit., p. 246. 238 L'INDIVIDU et compact, mais il y a aussi synthèse organo-physiologique, en ce sens que des éléments organiques qui servent de base physique, de figuration à cette synthèse psychique se trouvent reliés entre eux, soit dans l'intimité même de la cellule, par la continuité du protoplasme et de ces filaments intra- ou extra-cellulaires, soit par les prolongements enchevêtrés et très éparpillés des neurones qui représentent les accumulateurs et les ordonnateurs perfec- tionnés des éléments psychiques de la conscience dans les orga- nismes où le système nerveux s’est vraiment différencié et a formé un appareil distinct, fortement organisé et solidarisé. » . Cette synthèse, définie par son rôle téléologique, n’est pas nécessairement consciente au sens où nous prenons ordinairement ce terme, c’est-à-dire réfléchie. Mais elle joue un rôle indéniable dans la vie de tous les êtres. Aussi Arm. Sabatier fait-il, comme nous l’avons vu, une distinction que ne faisait pas Sedgwick-Minot : « Cette conscience obscure et profondément située, dit-il !, que l’on désigne à tort comme inconsciente, puisque le défaut de con- naissance de ses processus par l'être conscient n’annule pas ce qu'il y a en elle de synthèse et d’individualité, cette conscience obscure, dis-je, qu'il vaut mieux appeler subconscience, préside à l'accomplissement de la plus grande partie, si ce n'est à la tota- lité des actes de la vie et tout spécialement aux actes relatifs aux intérêts biologiques, à la bionomie, c’est-à-dire à l’économie de l'organisme vivant, considéré comme individu et comme espèce. » Ainsi Arm. Sabatier distingue très judicieusement : 1. Une conscience psychologique, qui est la conscience proprement dite ou conscience réfléchie, celle qui est capable d’un retour sur soi-même, celle de l’être qui peut dire : « je suis conscient ». 2. Une conscience biologique ou bionomique, que nous pouvons appeler conscience spontanée et qui n’est autre que la vie se manifestant comme pouvoir coordinateur et téléologique. 1 SABATIER, loc. cit., p. 248. LE DEVENIR INDIVIDUEL 239 L'unité de ces deux consciences, entre lesquelles il n'est d’ailleurs pas possible de tracer une limite puisqu'elles représentent les deux faces, subjective et objective, du même phénomène, et que la seconde n’est d’ailleurs, chez l'être humain, que le moi global inconscient, réside dans leur rôle téléologique que nous définirons, avec Sedg- wick-Minot, comme le pouvoir de dissocier les réactions des sensations en vue de l'adaptation. Arm. Sabatier revient sur la question à propos de l’ins- tinct. « Si l'organisme, dit-il, a en lui-même des besoins et des aspi- rations, il a également en lui les énergies nécessaires pour y satis- faire dans la mesure où l'exigent son existence normale et son bien-être physiologique. Le pouvoir considérable de l'adaptation que manifestent si clairement les organismes en est une preuve irréfutable. « Mais à la base de l'instinct comme à celle des réflexes, se trouve une mentalité rudimentaire et inconsciente, celle qui pré- side aux opérations générales des organismes, et qui est peut-être inséparable de la vie, et est peut-être la vie même. A ce point de vue, la conception de l'instinct peut être singulièrement élargie, car la vie des cellules, la loi des échanges et des transformations dont elles sont le siège, les fonctions auxquelles elles correspon- dent, sont aussi de véritables instincts ; et la vie organique est, dans son ensemble, une accumulation merveilleuse d’instincts cellu- laires et moléculaires qui sont autant de formes rudimentaires de mentalité. « Je considère, dit encore le même auteur ?, que la mentalité attachée aux animaux ne doit pas être considérée comme localisée tout entière dans les centres nerveux où elle représente l'âme proprement dite, le principe capable de penser, de sentir, de rai- sonner, de vouloir, mais qu'il y a aussi une mentalité répandue dans tout l'organisme, mentalité plus modeste, moins éclatante, subconsciente et présidant aux phénomènes biologiques. C'est ! SaBATIER, loc. cit., p. 292. ? Loc. cit., p. 326. 240 L'INDIVIDU cette mentalité organique ou conscience biologique qui fait pro- prement le caractère de la vie, et qui donne aux faits physiques et chimiques qui ont pour siège la matière vivante, leur caractère biologique. » Terminons cette analyse en constatant que, comme nous, Arm. Sabatier voit dans l'effort le facteur du pro- grès par excellence, c’est-à-dire le degré maximum de la synergie vitale. Certes, l’effort mal dirigé peut être des- tructif ou tout au moins nuisible à l'organisme. Il lui faut un but, et que la marche vers ce but entraîne le progrès, — c'est à rechercher ce but qu'est consacré le présent chapitre; — mais, étant donné le but bon, la rapidité avec laquelle le progrès s’accomplit paraît bien être con- ditionnée par l'intensité de l'effort. C’est ce que montre fort bien Arm. Sabatier, qu’on nous pardonnera de citer cette fois encore : « L’effort, dit-il!, est le facteur nécessaire et supérieur de toute transformation. Tout ce qui provoque l'effort, tout ce qui exige un effort devient cause de changement et peut être cause de progrès. Mais, par contre, la suppression ou même l'insuffisance de l'effort conduisent fatalement à la stagnation et plus encore au recul, à la régression. Ni la lutte pour l'existence, ni l'association, ni l’adap- tation, ni d'autre mécanisme encore, ne sauraient être considérés par eux-mêmes comme la cause supérieure de l’évolution progres- sive. Leur rôle, dans la marche du progrès, est entièrement sub- ordonné à l'effort dont elles sont l’occasion, et dont elles exigent le déploiement. L'effort est donc le facteur nécessaire, et sans effort, il n'y a pas d'évolution. » Sedgwick-Minot et Arm. Sabatier se placent, nous venons de le voir, presqu’exclusivement au point de vue de la science expérimentale qui n’envisage guère que la réaction perceptible à nos sens. C’est ce qui les a amenés à agrandir, par hypothèse et par analogie, le champ des A êtres auxquels il est permis d'attribuer l’existence d’une P 1 Sagarier, loc. cit., p. 126. L'état Mes LE DEVENIR INDIVIDUEL 241 conscience, et cela non seulement de l'esprit de l'homme à celui de l’animai, mais des organismes à leurs parties constituantes. En effet, « pour l’observateur extérieur, — ainsi que Wundt' l’a remarqué à juste titre, — le mou- \ vement spontané, sans excitation extérieure immédiate, est le seul indice qui lui permette de conclure à l’exis- tence aussi bien de la volonté que de la conscience ». Cependant, comme nous l'avons déjà laissé entendre, bien que le procédé soit, selon la science pragmatique, rigoureusement scientifique, on ne saurait affirmer que le choix du terme soit très heureux. Le langage courant réserve le terme de conscience à l’introspection. L’étendre jusqu’à la réaction vitale de la cellule peut paraître abusif; car, ou bien on admet chez la cellule une sorte d’intro- spection, et c’est une pure supposition métaphysique ; ou, au contraire, on réserve le problème, et le mot « conscience » est alors de trop. Acceptons néanmoins provisoirement ce terme de conscience bionomique, employé par Arm. Sabatier et constatons simplement, d'accord avec lui, que, dans un sens, si toute vie est une synergie, il n’y a pas de fossé absolu, mais une échelle indiscontinue de degrés si l’on va de la synergie élé- mentaire qui caractérise la vie cellulaire, à la synergie suprême qui est réellement consciente. Ce n’est jamais que par analogie que nous pourrons admettre la con- science chez autrui, tant dans son existence que dans ses degrés ?. E Wuxor, Physiologische Psychologie, Leipzig, 1874, p. 481 de la IIIe éd. à 2 C’est aussi l'opinion du Dr Ed. CLaparÈèpe, Les animaux sont- ils conscients ? R. phil., 1901, vol. I, p. 481 et du Dr H. von Burrez-REeEPEN, Die moderne Tierpsychologie, Archiv für Rassen und Gesellschaftsbiologie, vol. VI, Leipzig, 1909. — Toutefois, si l'on admettait, avec E. Ricxaxo, Qu'est-ce que la conscience ? Bologne et Paris, 1908, que « la conscience est la caractéristique d’un rapport entre deux ou plusieurs états psychiques », il fau- drait la supposer dans tous les cas où il y a réaction sans contact 16 242 L’INDIVIDU Le moi étant le centre de l’individu — centre de conver- gence des actions émanant du non-moi et foyer de rayonnement des réactions de l’être vivant — nous pou- vons dire que, chez lui, le rôle de la conscience bio- nomique reste le même à tous les degrés des cercles concentriques décroissants d'intensité, qui vont de la pleine lumière de l’acte conscient jusqu’à l’obscurité de l’acte inconscient. Ce rôle est de coordonner en une synergie, en une synthèse dynamique, les éléments orga- niques — physiologiques et psychiques — qui forment l’unité du moi et l’opposent comme un tout, fermé et identique à lui-même, à la multiplicité hétérogène des éléments du non-moi. Nous retrouvons cette conception chez trois penseurs qui ont étudié à des points de vue différents le rôle de la conscience et la fin qu’elle poursuit dans l’individu. Ce sont les philosophes Fouillée, Guyau et Gourd. Le premier se place sur le terrain de la biologie pour s'élever de là à la psychologie; le second envisage la question directement au point de vue psychologique; le troisième l’aborde indirectement à propos de philosophie morale, « Pour la biologie pratique, écrit Fouillée!, — abstraction faite de la morale proprement dite, — le but dernier à atteindre ne peut être que la conservation et le perfectionnement de la vie dans l'espèce et dans l'individu. C’est déjà là, en fait, le grand résultat auquel aboutissent toutes les fonctions et toutes les lois de la vie. Cet effet ultime, pour un être intelligent, en même temps que vivant, devient une fin. Nous ne disons pas que ce soit la fin, le but suprême de toute volonté raisonnable : problème réservé. d'ordre matériel. — Cf. sur la thèse néo-vitaliste ramenée à ses limites scientifiques notre étude déjà citée, intitulée : Une théorie dynamique de l'hérédité et le problème de la transmission des caractères acquis. Bruxelles, 1912, p. 22. ? Fouicée, loc. cit., p. 60. LE DEVENIR INDIVIDUEL 243 Nous disons seulement qu'un être qui vit et se rend compte des conditions de sa vie peut réagir sur ces conditions en vue de conserver et de perfectionner cette vie. » ÿ C’est, on s’en souvient, l'opinion que nous avons trouvée exprimée par Sedgwick-Minot et Arm. Sabatier, mais Fouillée ajoute à la notion d'adaptation celle de perfec- tionnement de la vie. C’est elle aussi que nous trouvons chez Guyau qui se place à un point de vue très voisin du nôtre, celui de la morale. Pour étudier ce qui doit être bien, ne faut-il pas savoir ce qui est bien ? Guyau considère l'accroissement de la vie comme le but suprême : « Nous croyons, dit-il', qu'une morale vraiment scientifique, pour être complète, doit admettre que la recherche du plaisir est la conséquence même de l'effort instinctif pour maintenir et accroître la vie: le but qui, de fait, détermine toute action consciente, est aussi la cause qui produit toute action inconsciente : c'est donc la vie même, la vie à la fois la plus intense et la plus variée dans ses formes. » L'objet de la morale sera. par conséquent, la connais- sance des moyens d'accroître la vie matérielle ou intel- .lectuelle. « Si on demande ce que c'est qu'accroître l'intensité de la vie, nous répondrons que c’est accroître le domaine de l’activité sous toutes ses formes (dans la mesure compatible avec la réparation des forces). — Notre but, dit-il en terminant son ouvrage ?, était de chercher ce que serait une morale sans aucune obligation absolue ; jusqu'où, dans cette voie, la science positive peut-elle aller, et où commence le domaine des spéculations métaphysiques ? — C'est à la vie, sous sa forme à la fois physique et morale, que nous avons dû demander le principe de la conduite. — Ce principe nous croyons l'avoir trouvé dans la vie la plus intensive et la plus ‘1 J. M. Guxau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanc- tion, Paris, 1903, pp. 11 et suiv. ? Guxau, loc. cit., p. 244. 244 L'INDIVIDU extensive possible, sous le rapport physique et mental, — Il faut que la vie individuelle se répande pour autrui, en autrui et, au besoin, se donne; eh bien, cette expansion n'est pas contre sa nature : elle est au contraire selon sa nature: bien plus, elle est la condition même de la vraie vie. » Nous pourrions exprimer quelques réserves concernant cet idéal que Guyau aperçoit dans la «vie la plus inten- sive ». On peut lui opposer la notion d’adaptation finale. Qui ne voit, en effet, que la vie intense n’a pas par elle- même de caractère moral, qu’on peut déployer une activité intense pour le mal ? L'activité intense dont parle Guyau n’est que la synergie poussée à son degré le plus élevé, mais elle n'indique pas le but que poursuit l’être vivant ou qu’il doit poursuivre pour progresser. Nous trouvons ce but indiqué ou mieux, proposé, dans la philosophie de Gourd. Dans son ouvrage déjà cité: Les Trois Dialectiques, 1 propose, comme fin de la morale, l’agrandissement de l’esprit par la coordination des volitions. Il ne nie pas l’union intime du bonheur et du bien, mais il juge, à bon droit que le plaisir, étant incommensurable, ne saurait servir de norme au bien comme le croient les hédonistes. Il reconnaît cependant’ que la préoccupation initiale a probablement été, non pas «l'accroissement de force volontaire», mais «l'accroissement de plaisir». La conception de Gourd se distingue de celle de Guyau en ce qu’il ne prend pas l'intensité de l’action pour critère, — il réserve l'intensité au domaine religieux, — mais l'extension : « Former des séries... en aussi grand nombre que possible et avec le plus d’ampleur possible », telle est la tâche de la dialectique. « C’est par extension. qu’elle essaye d'accroître la force volontaire ? ». ! J. J. Gour», Les Trois Dialectiques, p. 45. ? Gourp, loc. cit., p. 47. Lis SR EU - LE DEVENIR INDIVIDUEL 245 Reconnaissons que Gourd « propose » simplement comme but suprême l'accroissement de l'esprit. Il estime avec justesse qu'une fin morale ne saurait être imposée, mais seulement proposée. L'’acquiescement de l'agent moral est essentiel. De ce fait l'acte moral conscient dépend d’un principe de valeur posé a priori et s'en dé- duit logiquement. Mais si Gourd propose l’agrandisse- ment de l’esprit comme fin de l’acte moral, n'est-ce pas parce qu'il a reconnu qu’en fait l'opinion humaine univer- selle appelle moraux les individus qui tendent à agrandir leur esprit ? Et ce fait n’est-il pas la simple traduction appa- rente d’un fait biologique ou psychologique : que l’agran- dissement de l'esprit, entrainant le bonheur d’une part et l'adaptation de l’autre, est le signe à la fois subjectif et ob- jectif du progrès individuel ? N’a-t-il pas obtenu inducti- vement sa notion de ce qui doit être bien, par l'observation de ce qui est bien ? Et ce qui est bien, n'est-ce pas le pro- cessus inverse de celui qui mènerait à la dissolution, à la mort, ou au non-être ? Sans doute cette fin ne peut être que proposée et non imposée; sans doute, une fois accep- tée, elle sert de norme ou de principe de valeur à la vie, et l’on en tirera par voie de déduction les devoirs particu- - liers, mais la science énductive est en droit de déclarer que l'agrandissement de l'esprit est la fin la plus désirable, parce qu’elle est en fait la fin suprême, le progrès par opposition à la régression qui aboutit au non-être. D. L’accroissement de puissance est la fin que poursuit le devenir individuel. L'autorité des biologistes, psychologues et philosophes que nous venons de citer, en particulier de notre maître Gourd, nous met à l’aise pour exposer une conception du devenir individuel propre à nous acheminer vers une notion de plus en plus précise du progrès individuel. 246 L'INDIVIDU La vie s’incarne dans le moi, le moi agit par la con- sciènce qui est son « organe téléologique ». C’est à cette conclusion qu’aboutissent les biologistes comme les phi- losophes cités. La fin que poursuit spontanément le de- venir individuel est l'agrandissement du moi, en d’autres termes l'accroissement de sa puissance, puissance orga- nique et puissance spirituelle, la première devant contri- buer à accroître la seconde. Pourquoi le moi tend-il à accroître sa puissance ? C’est que, sans une résistance qui s'exerce en quelque sorte du dedans au dehors, il serait écrasé par le non-moi. Rappelons ce mot de Lavisse : « Dans ce monde il faut marcher ou courir, celui qui s'arrête est perdu. » —— Si l’être tend à persévérer dans l'être, peut-on dire aussi, c’est parce que le non-être tend à supprimer l'être. À tendance donnée, tendance contraire. C’est le vou- loir vivre de Spinoza et de Schopenhauer, c’est la « vo- lonté de puissance » de Nietzsche, l'élan vital de Bergson. Ainsi il y a lutte constante entre le moi qui est, et le non-moi qui n’est pas moi. Cette lutte du moi et du non- moi, c’est la lutte pour la vie, la lutte pour la conservation du moi, la lutte pour l’agrandissement du moi. C’est la lutte qui remplit l'univers, c’est le dynamisme universel ?. 1 Bercsox, L'Evolution créatrice, p. 317 : « La force qui évolue à travers le monde organisé est une force limitée, qui toujours cherche à se dépasser elle-même, et toujours reste inadéquate à l’œuvre qu’elle tend à produire. » ? « Chaque chose, a écrit G. San», veut sa place et remplir l'es- pace autant que sa puissance d'expansion le comporte. » (Cité par L. Esrève, Une nouvelle psychologie de l'impérialisme, Paris, 1913, p. 1.). — L. Esrève, loc. cit., désigne ce « ressort éternel de l'ac- tivité des êtres » comme la « tendance de chaque corps spécifique à s'emparer de l’espace tout entier, l'effort pour accroître son pouvoir en tout sens ». — Ne trouvons-nous pas un analogue de ce phénomène jusque dans la nature inorganique? La physique nous enseigne qu'un gaz d'un volume donné se dilate’ jusqu'à ce que sa puissance expansive soit égale à la pression exercée sur lui par les masses voisines, Bien mieux : chaque molécule gazeuse LE DEVENIR INDIVIDUEL 247 Le statique absolu, l'éternel immobile serait la mort, le non-être. Qu'on le remarque, cette lutte est sous-entendue dans toutes les conceptions de la conscience que nous avons analysées. Elle en forme l’unité fondamentale. Conscience, attention, effort, autant de synergies‘, au- tant d'expressions du moi se ramassant en quelque sorte sur soi-même pour mieux s’opposer aux forces contraires, pour mieux leur résister, pour mieux les vaincre. N'en déplaise aux déterministes, la conquête de ce non- moi, que le moi saisit pour le mieux dompter, cette con- quête est le triomphe de l'intelligence, le triomphe de l'effort *. L’effort, but ultime de toute vie ? Mais l’univers entier ne tend-il pas au « moindre effort » ? Depuis la pierre qui tombe, l'organisme qui s’habitue, jusqu'à l'esprit qui travaille à transformer en réflexes les actions cons- cientes utiles ou bonnes et à saisir les éléments cons- tants du devenir mobile pour réduire en idées simples la complexité inépuisable de la réalité concrète, tout * nous est représentée comme possédant une puissance interne de dilatation indéfinie, tenue en équilibre par la pression identique de toutes les molécules avoisinantes. 1 Cf. J. Dewey, La psychologie de l'effort, The Philosophical Rewiew, janv.-sept. 1897. ? Le rôle de l'effort comme agent du progrès a été mis en évi- dence principalement par Lamarcx et son école. Comme Île re- marque BerGson, L'Evolution créatrice, p. 83, pour le naturaliste français, toute variation « naîtrait de l'effort même de l'être vivant pour s'adapter aux condilions où il doit vivre ». Il est étrange cependant que Bercson lui-mème dénie à l'effort conscient son rôle de levier de l’évolution (p. 185). Il est évident que, pour lui, l'individu, ce grain de poussière, est un intrus dans le jaillisse- ment grandiose de l'élan vital. — Sur notre conception du rôle de l'effort intelligent dans le progrès universel, conception opposée à celle de Bercson, voir notre étude : Une théorie dynamique de l'hérédité, Bruxelles, 1912, pp. 33-34. 248 L'INDIVIDU ce qui existe n'est-il pas une même lutte incessante pour fuir la lutte, un effort gigantesque pour supprimer l'effort ! ? Certes! — Et vainement a-t-on essayé de substituer d’autres fins à cette tendance si marquée. La tendance à s'opposer aux changements, la « nécessité de continuer, qui est le propre même de la vie et que l’on a coutume d'appeler l'instinct de conservation ? », la crainte de l’in- connu elle-même, quand cet inconnu devrait amener une diminution d'effort, ne peuvent-elles pas être ramenées au ! La question du moindre effort a été étudiée de plume de maître par Th. Risor, Le moindre effort en psychologie, Rey. phil, oct. 1910, pp. 361-386. — Cf. également, sur le moindre effort en sociologie, Lester F. Warp, Sociologie pure, qui traite, sous le nom de loi d'économie, de la loi mécanique du moindre effort. — Winiarsxi, Le principe de moindre effort comme base de la science sociale, Rev. phil., 1903, vol. 1, pp. 278 et 373. — « Qu'est-ce que le progrès, écrit Yves Guxor (L'Economie de l’ef- fort, Paris, 1896, p. 32) ? C’est la loi du moindre effort : .… l'homme cherche la moindre résistance ; plus il est ingénieux, plus il cher- che à diminuer son effort... Nous voyons se réaliser... dans toute l'histoire de l'invention, la tendance perpétuelle de l’homme à rechercher les moyens d'exercer un moindre effort pour obtenir des unités égales. Mais, pour obtenir ce résultat, il a dû faire un effort préalable » (p. 33.) — Cf. Bercsox, L’'Evolution créatrice, p. 123 : « … l'être vivant appuie naturellement vers ce qui lui est le plus commode.» — Cf. E. Waxweirer, Esquisse d'une socio- logie, p. 195 : « L'organisme est, en effet, en tant que machine productrice de travail, construit de telle facon qu'il « apprécie » — c'est l'expression même d’un physiologiste (Imserr, Mode de fonctionnement économique de l'organisme, Paris, 1902, pp. 11 et suiv.) — les divers modes de fonctionnement en vue de pouvoir s'adapter au mode le plus économique ..; le chemin que nous suivons de préférence est celui auquel notre organisme s'adapte le plus économiquement. » — On reconnaît là le grand principe de l'énergétisme. Cf. à ce sujet E. Sozvay, Note sur des for- mules d'introduction à l'Energétique physio- et psycho-sociologique,. Bruxelles, Mém. de l’Inst. Solvay, n° 1, et nos indications biblio- graphiques, p. 66, note, in fine. ? WaxweiLer, La tendance au moindre effort et les facteurs de l'organisation sociale, Bull. Solvay, no 8, 1910, art. 123, p. 2. LE DEVENIR INDIVIDUEL 249 même dénominateur commun ? Pourquoi ce sentiment d'insécurité éprouvé en face du nouveau et de l'inconnu, si ce n’est parce que cet inconnu cache une multiplicité d'efforts possibles ou probables ? Le mot securus, sûr, le montre. Le sûr c’est le connu, le constant, ce à quoi on est adapté sans effort. L'inconnu, l’incertain, c’est ce à quoi on n’est pas adapté, c'est le fait nouveau qui exigera peut-être, qui sait, une Umwertung der Lebenswerte, une réadaptation de l'échelle des valeurs. Or c’est là le plus considérable des efforts. Changer de procédé n’est rien, vu de loin : modifier une habitude est pourtant une quasi-impossibilité pour beaucoup de gens. D'où ce para- doxe apparent : on voit des gens faire des efforts inouïis pour éviter des réadaptations qui, croient-ils, exigeraient d'eux des efforts douloureux et plus considérables en- core, quand, au fond, elles seraient pour eux un progrès réel. Objectivement de tels faits paraissent faire mentir la loi du moindre effort. Psychologiquement ils en sont, nous venons de le montrer, une éclatante confirmation. Mais la question n’est pas là. Le but ultime de l'effort est-il le sommeil de la routine et du nirvanà, ou au con- -traire la possibilité d’un effort nouveau ? Spencer rêvait une cité future figée dans l’immobilité de la perfection. Etrange illusion ! Etrange méconnaissance de l’essence de toute vie, surtout de la vie de l'esprit! D'abord la vie sociale étant une marche en avant perpétuelle, un enri- chissement d'actions et d'interactions de plus en plus étroitement intriquées les unes dans les autres, il n’est pas possible de se représenter qu’un nivellement univer- sel rende les individus égaux, de naissance, les uns aux autres; et tant qu'il y aura des inégalités naturelles, c’est-à-dire toujours, il y aura lutte de chacun pour s’éle- ver au-dessus de la condition qui lui est faite. D'où une organisation des forces de chaque homme en vue de pou- voir davantage. On cherche à tirer parti de ce qu’on a 250 L'INDIVIDU pour s'élever plus haut. Tout se passe, dit Bergsont, « comme si l'effort visait simplement à utiliser de son mieux une énergie préexistante.. » Mais si, dans l’évo- lution des espèces, chacune « se façconne elle-même en vue de la plus facile exploitation possible de son entou- rage immédiat ? » n’est-ce pas afin de mécaniser le phy- sique et de libérer par là le psychique ? « La volonté s'emploie, dans certain cas, à monter le mécanisme lui- même, et, dans les autres, à choisir les mécanismes à déclancher, la manière de les combiner ensemble, le moment du‘déclanchement*. » Mais que le mécanisme ne soit pas la fin ultime de la volonté, c'est ce que le spectacle entier de la vie nous montre chaque jour. L’être vivant n’est pas müû par une raison lucide dont le modèle et l'idéal serait une méca- nique perfectionnée. Il est bien plutôt müû par ses senti- ments, par ses instincts, ses besoins ou ses passions, comme on voudra les appeler, en un mot par un « élan vital » qui le pousse à se dépasser sans cesse lui-même. La vérité est que l’ennemi suprême serait le mécanisme triomphant. Nous avons beau nous écarter sur nombre de points, et sur les points essentiels, de la doctrine de Bergson, nous lui devons cette justice : il a magistrale- ment montré que la vie est un épanouissement incessant. Il ne lui a manqué que d'affirmer que toute vie supérieure est une libération consciente, intelligente et volontaire de l'esprit. « Notre liberté, dans les mouvements mêmes par où elle s'affirme, crée les habitudes naïissantes qui l’étouf- feront si elle ne se renouvelle par un effort constant : l’automatisme la guette. La pensée la plus vivante se glacera dans la formule qui l’exprime. Le mot se retourne 1 Bercson, L'Evolution créatrice, p. 125. ? Loc. cit., p. 140. 3.Loc. cit., p. 274; v. a. pp. 275 et 279. es. + LE DEVENIR INDIVIDUEL 251 contre l'idée. La lettre tue l'esprit ‘. » Mais cet automa- tisme, qui serait dangereux s’il empiétait sur l'ascension de la vie, devient au contraire un moyen, le seul moyen, de dominer le monde de plus haut et de plus loin, le moyen non seulement de vivre, mais de réfléchir sur la vie et par là de la mieux connaître. « Une intelligence qui réfléchit est une intelligence qui avait, en dehors de l'effort pratiquement utile, un surplus de force à de- penser ?. » Libérer l'esprit! — « Il s'agissait de créer, avec la matière, qui est la nécessité même, un instrument de liberté, de fabriquer un mécanisme qui triomphât du mécanisme, et d'employer le déterminisme de la nature à passer à travers les mailles du filet qu'il avait tendu. » En somme, la Joi du moindre effort est, croyons-nous, vraie en tout temps et en tout lieu, mais elle ne concerne que les moyens de tendre à un but. Le choix du but et la volonté d'y tendre dépendent d’un ensemble complexe de conditions où entrent en jeu l'intelligence, le savoir clair- voyant ou non, — le sentiment, sentiment de conformité ou de non conformité, expression de pouvoir individuel, — et la volonté en tant que capacité de vouloir. Un vita- -liste pourrait dire que c’est la force nerveuse en trop ou en trop peu qui détermine la fixation d’un but d'action au delà ou en deçà de la norme qui paraïîtrait la meilleure à la froide raison raisonnante. Mais une fois le but fixé, la loi du moindre effort reprend ses droits quant aux moyens d’y tendre. Même dans les cas ! Brréson, loc. cit., p. 138. 2 Loc. cit., p, 172. 3 Loc. cit., p. 286. — Cela est vrai, comme le remarquent Îles biologistes, jusque dans le monde même des animaux. A. Soxo- Lowsky écrit très justement (Genossenschaftsleben der Säugetiere, Leipzig, 1910, p. 86) que l'entraide au sein des colonies de pho- ques a pour but : « sich in geistiger Hinsicht freier zu entwickeln, ohne gezwungen zu sein, alle ihre Sinne lediglich nur für den Selbstschutz zu verwenden. » 252 L'INDIVIDU qui paraissent contredire la loi, même quand l'esprit se complait dans les voies et moyens, s’attarde et fait l'école buissonnière, on découvrira qu’il en est ainsi parce que le sentiment individuel a conféré la valeur de buts en soi à ce qui, aux yeux du spectateur, n’était que des moyens de tendre à un but supérieur. « H y a de l’économie partout, dit Gibson’, c’est établi, mais il n’est pas établi qu'elle soit l'élément dominateur. L’effort de la pensée scientifique n’a pas pour fin l’écono- mie, mais la méthode, la fidélité au fait, la précision; l'effort pour penser profondément et clairement conduit à l'économie. » L’effort pour penser : idée de moyen pour tendre à un but. Et Waxweiler?, qui reproduit ce passage, de conclure par cette déclaration (où les mots soulignés sont ajoutés par nous) : « De même, ce qui conduit à l’économie dans les agencements sociaux, c’est l'effort pour réaliser, dans le sens d’une organisation, ou d’une fin, inscrite dans les fonctions mêmes des individus, des adaptations, ow des moyens, de plus en plus étroites, disons de plus en plus parfaites, de leurs énergies aux conditions du milieu qui leur est imposé. » Le moi tend à accroître sa puissance. Voilà, disions- nous, la fin individuelle par excellence. Voilà l'effort ultime dont le « moindre effort » n’est que le moyen. Mais un point reste à élucider : de quel moi s’agit-il en somme, du moi conscient ou du moi global? Nous allons en demander la réponse à la psychologie par une analyse serrée des éléments de la question. Le moi conscient est celui de la science pratique, le moi global celui de la science pragmatique. Le non-moi de la science pragmatique, on s’en souvient, est le monde ! Cité par Th. Risor, loc. cit., p. 368. ? Loc. cit., p. 8. LUE ST eat fe LE DEVENIR INDIVIDUEL 253 extérieur : d’une part ce que l’on appelle la matière et d'autre part l'esprit d'autrui, admis par analogie. Le non- moi de la science pratique est beaucoup plus étendu puis- qu’il comprend en outre notre corps, et même tout ce qui, dans le moi de la science pragmatique, n’est pas conscient à l'instant présent. Identique à lui-même dans son prin- cipe dynamique ou fonctionnel, le moi de la science pra- tique renie le subconscient qu'il a en partie formé et qui l'influence à son tour en réagissant sur les sentiments, les idées et les actions qui forment sa trame au point de vue statique. Cette distinction est nettement exprimée dans la proposition suivante : Je ne suis pas responsable — {en tant que moi conscient dynamique ou fonction de la réalité), — des déterminations qui me font agir — (en tant que »20i conscient statique où état de la réalité), — quand bien mème ces déterminations seraient nées dans mon subconscient, — (c'est-à-dire dans mon moi global, dans le moi de la science pragmatique). Avec ces distinctions devant les yeux reprenons notre formule du devenir individuel : l'agrandissement du moi. Nous voyons tout de suite qu'il s’agit, comme nous l’avions laissé pressentir, de l'esprit, c’est-à-dire du moi -conscient statique, du moi réservoir de puissance, de sentiment, d'intelligence, de volonté, en d’autres termes du moi de la science pratique envisagée comme état de la réalité. Que m'importerait un subconscient très riche si mon moi conscient devait végéter dans une demi-impuissance, plus voisine de la mort que de la vie ? C’est par mon moi conscient que je souffre et que je jouis. Le plus grand plaisir sera le plaisir conscient. Mais, pourrait-on objecter, en vertu de l'apparent parallélisme psycho-physiologique et de la dépendance incessante dans laquelle se trouve notre conscience par rapport aux puissances subconscientes de notre être, n'est-ce pas à l'agrandissement du moi global qu'il faut 254 L'INDIVIDU viser en première ligne, à son enrichissement, à l’accrois- sement de sa puissance ? Le savant qui enrichit les élé- ments de son savoir, n’enrichit-il pas sa subconscience ? L'homme d’action qui perfectionne son apprentissage pratique, n’accumule-t-il pas expérience sur expérience afin d'enrichir et de perfectionner son pouvoir subcon- scient ? Tout cela est vrai. Maïs à ces questions nous pourrions en opposer d’autres. Pourquoi le savant enrichit-il sa documentation, sa faculté de juger, sa mémoire organisée d’où les idées surgiront sous la pression de sa volonté, pourquoi en un mot enrichit-il sa subconscience si ce n’est pour mettre tout son savoir au service de sa pensée consciente ? Pourquoi l’homme perfectionnera-t-il son outil subconscient si ce n’est pour pouvoir davantage, pour permettre à son moi conscient d'élargir sans cesse son pouvoir d'action ? Le moi conscient est bien celui dont il est question dans la formule du devenir individuel. C’est l’agrandis- sement du moi conscient qui est le but ultime de tous les processus ascendants de la vie. Mais, nous venons de le dire, la pleine prise de possession, l’agrandissement et l'enrichissement du subconscient — de ce non-moi de la science pratique — est la condition sine qua non de l'enrichissement du moi conscient. Le subconscient est l’outil du conscient. Pour que le moi dynamique et fonc- tionnel, puissance qui devient, agrandisse le moi conscient envisagé sous son angle statique, celui d’une puissance qui est — pour que le moi s’agrandisse lui-même, — il doit agrandir le moi global. Le non-moi, pourrait-on dire, est l'inconnu. Au-dessus et au-dessous du moi conscient il existe donc deux non- moi, deux inconnus auxquels il doit s'adapter, qu’il doit connaître peu à peu, maîtriser et conquérir. C’est d’une part son moi subconscient, tout ce qu’il a hérité, toutes les puissances psycho-physiologiques de son être, toutes nt LE DEVENIR INDIVIDUEL 255 ses tendances ataviques, toutes les réactions, habitudes, passions, affections, besoins de son âme et de son corps, qu’il a acquis durant son enfance et sa jeunesse avant l’âge de raison. Ce non-moi intérieur est celui dont parlait Pascal quand il a dit : le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas. L'autre non-moi, c’est à proprement parler le non-moi de la science pragmatique, c’est le monde extérieur, c’est l’univers tout entier au sein duquel sé trouve plongé cet atome de vie qui s’efforce de le reflé- ter tout entier : le moi conscient. Cette dualité, cette opposition de deux infinis, de deux non-moi que l'esprit ne saurait scruter jusque dans leurs mystères ultimes, est magnifiquement exaltée dans cette phrase de Kant si souvent citée : « Deux choses m’emplissent l’âme d’une admiration et d’un respect sans cesse renaissants : le ciel étoilé sur ma tête, la loi morale au fond de mon cœur, » La fin suprême que poursuit l'esprit humain est aussi celle que poursuivent obscurément, selon leurs modes particuliers, tous les êtres vivants. Dans sa poursuite d’une fin suprême, la conscience humaine embrasse, nous l'avons vu, un champ plus vaste que ne le serait le simple et direct accroissement de l'esprit. Elle vise à un accroissement de puissance de l'être tout entier, ou du moins, comme nous venons de le montrer, à un accroissement de puissance de l'être tout entier afin que celui-ci contribue à l'accroissement de la puissance de l’esprit. 1 Kanr, Xritik der praktischen Vernunft, « Beschluss », cité d’après Borrac, Cours de Philosophie, Paris, 1900, p. 597. Voici le texte original de cette belle pensée : « Zwei Dinge erfüllen das Gemüth mit immer neuer und zunehmender Bewunderung und Ebrfurcht je ôfter und anhaltender sich das Nachdenken damit beschäftigt : der bestirnte Himmel über mir und das moralische Gesetz in mir.» 256 L'INDIVIDU L'esprit est intelligence, volonté et sentiment affectif. Accroître sa puissance sous ces trois angles différents, c'est agrandir sa science, sa vie morale et sa sensibilité. Mais l'intelligence prise ici dans le sens de « raison » est- elle autre chose que la faculté de savoir et tout être vivant, par le seul fait qu’il répond à une influence du milieu par une réaction appropriée, ne sait-il pas à sa facon — füt-elle même fort rudimentaire — que tel acte éloignera la source de douleur ou augmentera la source de plaisir? La volonté consciente, d'autre part, est-elle autre chose que l'expression supérieure de la synergie active élémentaire : impulsion motrice ou réac- tion appropriée ? Enfin la sensibilité, surtout sous sa forme supérieure de sensibilité esthétique, n’est-elle pas l’affinement hautement complexe du sentiment affectif élémentaire : plaisir et douleur, traduction en langage subjectif de la réaction adaptée ou non ? Sans doute nous ne pouvons affirmer l'existence chez autrui de l'esprit, c'est-à-dire de la conscience claire. Si nous nous proposons d'étendre la notion de fin suprême du devenir à tous les êtres vivants, nous sommes donc obligés de faire abstraction de la conscience réfléchie et de substituer à la formule « accroissement de l’esprit » celle de l’accroissement de l'être, ou plus exactement accroissement de puissance de l'être vivant dans son savoir et dans son vouloir, deux facultés dont nous pouvons constater les effets. Nous ajouterions : dans son plaisir, si le plaisir n’était étroitement lié à la conscience, donc subjectif et par conséquent impossible, sinon à admettre par analogie, du moins à évaluer chez tout autre être vivant que nous-même. L’accroissement de puissance de l’être est directement lié à ceux de la connaissance et de la volonté. Le pou- voir ne dépend-il pas du savoir et du vouloir? C’est ce que l’on peut constater nettement chez l’individu conscient. LE DEVENIR INDIVIDUEL 257 Rappelons que les vieux maîtres Campanella et Abélard avaient déjà aperçu la liaison intime qui existe entre : pouvoir, savoir et vouloir. Lorsqu'une action nous est possible, disaient-ils, et que nous le savons, il nous suffit de la vouloir pour qu'elle passe de l’état potentiel à l’état virtuel. Mais il y a aussi une réaction du vouloir sur le savoir, et du savoir sur le pouvoir. Lorsqu’on a voulu une action et qu’elle a été exécutée, il en résulte à un degré quel- conque plaisir ou douleur. C’est la sanction. Or toute la conduite des hommes est basée sur cette sanction ; c’est l’expérience de la sanction affective de nos actes qui constitue la connaissance dans le domaine de l’action, connaissance qui détermine nos actes futurs. Vouloir, c'est donc indirectement augmenter le savoir, et si le vouloir, pour se diriger, requiert le savoir, il tend en retour, par la sanction de l’acte exécuté, à augmenter le savoir. D'autre part, à mesure que notre savoir augmente, à mesure que l'expérience de la vie enrichit notre connais- sance des suites de nos actes, nous sommes mieux à même de discerner ceux d’entre eux qui auront pour sanction le plus grand plaisir. Or le plus grand plaisir n’est pas celui d'une partie de notre être, c’est celui de notre être entier : c’est notre être entier, physique, intel- lectuel et moral, s’accroissant, c’est-à-dire accroissant son pouvoir. Ainsi l'expérience de la vie accroît notre connaissance de la vie; notre connaissance, si nous en faisons usage avec discernement, accroît notre puissance. C’est là la réaction du vouloir sur le savoir et du savoir sur le pouvoir. Nous avons déjà plus d’une fois effleuré en passant la question du parallélisme qui paraît exister entre le sen- timent affectif de plaisir et. de douleur d’une part, et d'autre part le progrès ou la régression, l’ascension vers 17 258 L'INDIVIDU une vie d'intensité croissante ou au contraire la descente vers la mort. Ce sont là, croyons-nous, deux faces d’une même ques- tion et non deux questions indépendantes l’une de l’autre. Parler de l'agrandissement de la puissance du moi, c’est se placer à un point de vue objectif, scientifique ; subjec- tivement, intuitivement, ce même agrandissement se ma- nifeste à la conscience sous forme de sentiment affectif : plaisir, satisfaction, bonheur. Au contraire un agrandis- sement du non-moi aux dépens du moi se traduira sous forme de douleur, de chagrin, de découragement. Si le moi s'agrandit il y a plaisir, s’il diminue il y a douleur. Sans doute plaisir et douleur ne sont pas tou- jours d’égale intensité. Ils ne forment pas la trame de la vie. Cependant on peut admettre que, pour la conscience bionomique, il y a toujours jusqu’à un certain point plaisir ou douleur. Nous retrouvons ici nos guides de prédilection : Fouillée et Guyau. Ils ont fort bien mis én lumière le rapproche- ment qui nous occupe. Nous ne pouvons mieux faire que de leur laisser la parole une fois de plus. Voici l'opinion de Fouillée : : « Un plus grand degré d'énergie vitale et d'activité, entraînant du côté mental plus de satisfaction sensible et d'intelligence, w’est pas une supériorité purement esthétique ou imaginaire : l'être qui a ainsi une vie plus intense et plus joyeuse se sent lui-même supérieur et il n’a pas tort. « S’il est assez intelligent pour comparer un état présent de vie plus pleine et mieux satisfaite à un état passé de vie moindre, plus maladive et jouissant moins de soi, nul sophisme ne l’empè- chera d’attribuer une valeur proportionnelle à la vie plus intense et plus heureuse. Au point de vue psychologique, nous ne pou- vons, chez les êtres vivants, concevoir une autre mesure du pro- ! Fouizsée, loc. cit., pp. 93-94. LE DEVENIR INDIVIDUEL 259 grès que la satisfaction de la sensibilité, de l'intelligence et de la volonté ; or, au point de vue physiologique, ce progrès suppose une organisation capable d’accroître la vie en variété, en unité, en intensité, en extension, en durée. » Ce même parallélisme subjectif-objectif du plaisir et de l’accroissement de vie a inspiré à Guyau les lignes suivantes ‘. « Le plaisir, dit-il, est un état de la conscience qui, selon les psychologues et les physiologistes, est lié à un accroissement de la vie (physique ou intellectuelle) ; il s’en suit que ce précepte : « accrois d’une manière constante l'intensité de ta vie » se confon- dra finalement avec celui-ci : « accrois d’une manière constante l'intensité de ton plaisir. » Le sens vital ne fait que nous traduire en langage de conscience ce qui se passe dans nos organes. Le malaise subjectif de la souffrance n’est qu'un symptôme d’un mau- vais état objectif, d’un désordre, d’une maladie quicommence : c'est la traduction d'un trouble fonctionnel ou organique. Au contraire le sentiment du bien-être est comme l'aspect subjectif d'un bon état objectif. Dans le rythme de l’existence, le bien-être correspond ainsi à l'évolution de la vie, la douleur à sa dissolu- tion... La douleur, dit-il encore ?, est un nouveau mal qui s’ajoute au premier, et qui, réagissant sur lui, finit par l’augmenter. Ainsi la douleur, qui nous apparaissait tout à l'heure comme la conscience d’une désintégration partielle, nous apparaît maintenant elle-même * comme un agent de désintégration... L’excès de la douleur sur le plaisir est donc incompatible avec la conservation de l'espèce. « Ce que nous disons ici de la vie physique, telle que nous la révèle le sens interne, est vrai aussi de la vie morale, Au moral comme au physique, la souffrance marque toujours une tendance à la dissolution, une mort partielle. — Au moral comme au phy- sique l'être supérieur est celui qui unit la sensibilité la plus déli- cate à la volonté la plus forte. — L’excès de la souffrance sur le plaisir suppose une faiblesse ou une défaillance de la volonté, conséquemment de la vie même : la réaction du dedans ne répond plus à l'action du dehors. » 1 Guxau, loc. cit., pp. 11-15. 2? Loc. cit., pp. 94 et suiv. 260 L'INDIVIDU Le plaisir et l’accroissement de puissance de l’être pa- raissent donc bien se trouver en étroite connexion. Mieux que cela, il semble, comme nous le disions, que ce soit deux faces d’une même réalité, face affective et subjective dans le premier cas, face intellectuelle et objective dans le second. Ce serait, si l’on nous passe cette image, une même réalité vue du dedans et du dehors. Le plaisir serait le symptôme affectif de l'accroissement de l'être; l’ac- croissement de l'être, dans les cas où l’on pourrait le constater du dehors par la manifestation croissante d’une richesse toujours plus grande de réactions appropriées, serait à son tour le signe d’un plaisir ressenti. Ainsi l'étude de la conscience en tant que fonction biologique nous conduit à cette conclusion. La fin de toute synergie vitale est la conservation et l'accroissement de la puissance de l'être vivant. En d’autres termes: La fin par excellence est l'agrandissement du moi, la prise de possession du non-moi par le mot. Le progrès individuel étant ainsi défini, on voit qu’il y a régression lorsqu'il y a prise de possession du moi par le non-moi, diminution de puissance, souffrance ; le terme de la régression est la mort. Quant au but ultime du progrès, il est transporté dans un au-delà inconce- vable: le moi ne saurait — à supposer qu'il pût indéfi- niment progresser — se substituer totalement au non-moi, attendu que : 1° le moi est concret et concrètement l'infini est inconcevable! ; 2° abstraitement le moi et le non-moi réduits à l'unité seraient le néant, le moi n’existant que par opposition au non-moi *. Si l’on veut appeler idéal le terme supposé du progrès, on peut donc dire que l'idéal absolu est inconcevable et impossible à atteindre. Au contraire, la tendance à l'idéal est la réalité par excellence, l'essence même du devenir 1 Cf. pp. 37-38. CF. p.12. LE DEVENIR INDIVIDUEL 261 individuel, le processus irrésistible de tout ce qui vit!. Seules, dans l'échelle infinie des buts concrets, l'erreur, d’une part, fait que l’homme choisit quelquefois des buts qui se trouvent n'être pas des moyens d'atteindre des buts supérieurs ; la faiblesse de volonté, d'autre part, peut empêcher d'atteindre les fins que l’on s’est proposé de poursuivre. Ainsi le progrès est dynamiquement infini, statique- ment indéfini. Pourquoi, dit en substance Edouard Le Roy? dans son étude magistrale déjà citée, pourquoi s'arrêter au statique dont l'impuis- sance à nous conduire à une solution est manifeste ? « Pourquoi ne point identifier tout simplement l'être au devenir?» Il n'y aurait plus alors que des « continuités mobiles, des progrès dynamiques, des spectres à nuances dégradées en jaillissement perpétuel... et la perfection se présenterait comme un sens de genèse, non comme un point final ou une source première. N'oublions pas que le mot limite a deux acceptions : il peut désigner un élément dernier susceptible d’être défini directement en soi et dont une variable approche par échelons, mais il peut aussi désigner dans une suite un caractère interne de convergence, une qualité de progression, sans qu'il existe aucun terme ultime définissable d'emblée. » Qu’à cette formule dynamique, l'esprit soit amené à substituer momentanément des conceptions statiques de ! BerGsox, dans son Avant-propos à l'ouvrage de R. Eucxex, Le sens et la valeur de la vie, Paris, 1912, dit fort bien : Pour le mécanisme comme pour le finalisme, « la vie humaine ne prend un sens qu'en tant qu'elle‘exécute un programme tracé ou tout au moins conçu par l'intelligence. D'un bout à l’autre ce livre nous donne le sentiment de l'effort et du progrès par lequel la vie cherche, et doit chercher, à se dépasser elle-même, créant des formes d'activité de plus en plus hautes, et remodelant sans cesse comme trop pauvre ou trop étroit, l'idéal toujours provisoire qui marque simplement la direction actuelle de son mouvement ». ? Le Roy, Comment se pose le problème de Dieu, Rev. de mét. et de mor., 1907, p. 150. 262 L'INDIVIDU l'idéal, cela ne change rien à son caractère. La propo- sition courante qui dit : « L'idéal recule devant nos pas, » signifie que, à mesure que l’homme réalise telle forme de l’idéal qu’il avait conçue, il constate que ce n’est pas là le terme ultime, qu’il n’existe pas d'état stable de perfection et qu’une autre conception de l'idéal surgit devant ses pas. Fouillée cite au sujet de cette fuite de l'idéal, pareille à la fuite du temps, une image poétique : « M. Alexander, dit-il, dont l'esprit positif n’a rien de mystique ni d’idéa- liste, finit par comparer lui-même l’histoire du genre humain à une continuelle prière adressée à l'idéal. A mesure qu’elle prie, l'Humanité égrène un rosaire sans fin ; les grains représentent les idées successives du genre humain. Quand un idéal a été vécu et a usé son pouvoir, l'Humanité pousse un grain du rosaire; et le fil qui les relie, c’est l'amour. ‘» 7 À cette conception des échelons successifs, substituons celle de l’échelle elle-même, à l’idée d'étapes, celle d’as- cension. Îl n’y a pas de perfection statique : lorsqu'on croit l’apercevoir ou même l’atteindre, on se trouve leurré. « La perfection statique de l’être ne suffit donc pas, écrit encore Fouillée ? ; il doit y avoir ce qu’on pourrait appeler une perfection dynamique, c’est-à-dire en puissance et en mouvement... Perfection n’est pas assez, il faut per- fectibilité. » Conclusion. Dans notre chapitre sur l’être individuel, nous avions essayé de caractériser la nature de la synergie vitale concrétisée dans le moi et s’opposant au non-moi. Notre intention a été, dans celui-ci, d'étudier la fin que poursuit ! Fourcuée, loc. cit., p. 230. ? Loc. cit., p. 225. LE DEVENIR INDIVIDUEL 263 la synergie organique par le moyen de sa fonction cen- trale : la conscience, ceci afin de découvrir l'essence du devenir individuel et de nous mettre à même de discer- ner, par conséquent, le but du progrès individuel. Après avoir établi que le problème peut légitimement se poser dans les limites de la méthode scientifique, nous avons abordé l'étude du rôle biologique de la conscience. Subjectivement, la conscience, par le moyen de la raison et de la volonté, ne saurait connaître d'autre fin que le plus grand plaisir conçu. Objectivement, la conscience a pour fin la conservation et l'accroissement de la puissance de l'individu. Plaisir et puissance pouvant être conçus comme une même réalité envisagée à deux points de vue différents, l'accroissement de l’un et de l’autre forme la caractéris- tique du progrès individuel dont on peut dire : Le progrès individuel consiste en un agrandissement du moi, en une prise de possession croissante du non-moi par le moi. Mais le problème vaut qu'on le serre de plus près encore. En faisant faire à notre conception de la notion de conscience un pas de plus, nous serons en mesure de saisir dans son essence même la loi du progrès. CHAPITRE V LE PROGRÈS INDIVIDUEL La vie est comme un jeu d'échecs vaste et tragique Dont l'adversaire obscur ne transige jamais. Dès son berceau l'enfant se trouve désormais Devant cet échiquier aux lois énigmatiques. Il doit les deviner, car nul ne les explique ; S'il se trompe, ses jours lentement consumés Le laissent sans secours, languissant, opprimé Devant un ennemi qui n’erre ni n’abdique. Pour braver ce rival, il n'est qu'un seul moyen : Ne l'emporte sur lui que qui le connaît bien, Qui l’étudie avec amour et patience. Formidable est la lutte, implacable le sort. Nous sommes engagés dans la vie et la mort ; La Nature est son nom et l’arme est : la Science. (D'après Huxeey !.) Ce symbole saisissant est exact. La nature tout entière, inerte ou vivante, l'humanité comprise, est régie par un faisceau de lois qui s’enchevêtrent. C’est le non-moi immense où l’étincelle de vie qu'est le moi doit vivre et croître. Comment fera-t-elle pour n'être pas éteinte ? Le symbole de Huxley nous donne le tableau de la lutte ! Fouruée, loc, cit., p. 361, donne le texte original de Huxley. Le LE PROGRÈS INDIVIDUEL 265 gigantesque et nous suggère la réponse en même temps que le problème. En effet, comment le joueur d'échecs viendra-t-il à bout de son adversaire ? En connaissant à fond les règles du jeu, et en suivant par la pensée l’appli- cation de ces règles dans les deux parties en présence, celle de son adversaire et la sienne. La première condi- tion pour dominer, c’est d’obéir. Huxley le dit fort bien : on ne joue pas au plus fin avec la nature. L’adversaire au jeu d'échecs est devant nous. La nature, elle, est en nous, ses lois régissent notre corps, dirigent notre être psychique même, jusqu'au seuil de la conscience ; que dis-je: notre esprit lui-même, dont la logique reflète la logique de l’univers, est déter- miné dans toute sa partie intellectuelle et affective ; nous ne créons ni une idée, ni un raisonnement, ni un senti- ment. Même quand nous croyons choisir, c’est l'impulsion aveugle et subconsciente, ou la logique consciente mais impersonnelle, qui choisit pour nous. Si quelque chose nous appartient en propre, ce ne peut être que la volonté, l'intensité de l’acte volontaire ; sans doute cette intensité dépend, d’une part, des forces dont dispose le moi — forces acquises dans le passé, — d'autre part du but à atteindre dans l’avenir et de la résistance qu'opposera le - non-moi. Mais qu'est-ce qui donne à cette intensité son degré d'énergie présente, est-ce l’« idée » seule, comme le croyaient Socrate et Platon, ou est-ce vraiment « moi», mon moi dynamique, irréductible et profond ? Question métaphysique. Nous ne sommes en droit de la résoudre absolument, ni dans le sens affirmatif, ni dans le sens négatif‘. Mais puisque la question se pose : « Comment contribuer au progrès de l'individu ou de l'humanité ? » — c’est que cette contribution est supposée n'être pas absolument déterminée. Un déterministe ab- solu n’a que faire de la réflexion ou de l'effort, — à moins 1 Cf. pp. 43-48. 266 L'INDIVIDU qu'il n’y soit déterminé ! — et l’on sourit au spectacle de tels farouches négateurs du libre arbitre qui s’écrient : « Vous êtes déterminés en tout, donc ancrez dans vos esprits les idées qui vous détermineront au bien, marte- lez-les en vous, exercez votre énergie et votre volonté ! » Par là ils croient déterminer leurs auditeurs au bien. Pardonnons-leur leur SE Es peut-être y sont-ils eux- mêmes déterminés ! Donc, puisque la question du progrès est posée, puis- que l’humanité agit comme si elle était libre de contribuer à ce progrès par l'effort de sa pensée et de sa volonté, revendiquons aussi le droit d'étudier l’échiquier de la vie comme si nous, joueurs, étions libres de décider de notre victoire. Mais souvenons-nous que, pour vaincre, il n’est qu'un moyen : obéir a la règle du jeu, donc la connaître. Si le miracle du progrès de l’esprit est une réalité, « le miracle n’est que l’adroite et énergique collaboration avec la nature ?.» Connaître les lois de la nature vivante et nous y soumettre, est le seul moyen de la dominer. C’est là ce qu'ont dit de tout temps les partisans clairvoyants de la morale de la vie. A. Etre et devoir être. Nous passons ainsi, en apparence, du domaine de l'être au domaine du devoir être, de la science à la morale. Nous faisons ce « saut de carpe » que Proudhon signalait déjà ! Cf. R. Fenerici, Les Lois du Progrès, Paris, 1888-1891, vol. IT, p. 136 : « Le progrès moral est constitué par les degrés successifs que l'intelligence, grâce à une tendance innée chez elle, parcourt dans la connaissance des lois de la nature, afin de réaliser son développement et de conformer ses actes à l’ordre universel, dont il fait partie. » — Il est regrettable que Fenericr, après avoir si bien posé le principe, s'applique si peu à l’observer lui-même. ? Izouuer, La Cité moderne, p. xxui. Led LE PROGRÈS INDIVIDUEL 267 entre la critique de la raison pure et les impératifs de la raison pratique.’ En apparence seulement! Comme l’a montré le philosophe Adrien Naville dans une étude sur la « Morale conditionnelle » ?, les préceptes de la morale courante ne se distinguent des lois d'ordre scientifique que par un caractère, un seul : « Si tu veux tendre à tel but, disent-ils à l'individu, voici les moyens à employer. » Ces moyens à employer sont reliés au but par un enchai- nement causal qui peut être établi d’une façon parfaite- ment scientifique. Du libre arbitre, qui est le postulat fondamental de la morale, il n’est tenu compte que dans le premier membre de la phrase : « Si tu veux... » Et ce premier membre stéréotypé, sous-entendu au début de chaque précepte, forme en quelque sorte le pont entre l'être et le devoir être, entre la théorie et la pratique *. Il sera question, dans le dernier chapitre de cet ouvrage, des lois juridiques. On peut leur appliquer la même re- marque. Toute loi physique ou psychologique touchant à l’action humaine peut théoriquement être transformée en une loi technique, économique, juridique ou morale par l’adjonction du petit membre de phrase ci-dessus. « Il est interdit de fumer » peut, par exemple, se décom- poser comme suit : « La société ayant interdit ici l’usage * du tabac et ayant attaché à cette règle une sanction défi- nie, si tu veux éviter les désagréments de cette sanction, abstiens-toi de fumer. » Mais l'individu peut-il s’en abstenir ? L’un le pourra, l’autre ne le pourra peut-être pas s’il est nicotinomane, s’il est enfermé durant plusieurs jours dans le local qui porte cette défense et s’il a dans sa poche du tabac et des allumettes ! 1 Cité par L. Wopox, Bull. Solvay, 9, 1910, art. 147, p. 3. ? Adr. Navie, La Morale conditionnelle, Rev. phil., 1906, t. II, pp. 561-575. 3 Cf. Har. Hærrnixc, Morale. Essai sur les principes théori- ques et leur application aux circonstances particulières de la vie, Paris, 1903. 268 L'INDIVIDU Toute loi de morale est donc conditionnelle, mais les conditions à remplir sont plus nombreuses que ne le laisse entendre la courte phrase mentionnée plus haut. Essayons de débrouiller l’écheveau. Nous voyons, pour notre part, au moins quatre conditions à remplir : 1. Pouvoir général. — Si tu possèdes le libre arbitre ; 2. Pouvoir particulier (opposé à nécessité). — Si, dans tel cas donné, tu es libre d'agir ; 3. Pouvoir particulier (opposé à obligation). — Si, dans tel cas donné, un autre devoir plus élevé ne s'impose pas à ta conscience ; 4. Vouloir. — Et si tu veux tendre à l'idéal moral : Savoir. — Fais ceci ou cela. 1° Subjectivement, car en agissant ainsi tu es logique avec toi- méme ; 20 Objectivement, car ce précepte (fais ceci) est l'expression de la loi naturelle particulière, déduite de la loi générale par laquelle l'idéal moral est exprimé'en langage scientifique. . Si, dans cette formule, on remplace les mots « idéal moral » respectivement par but technique, fin économi- que, principe juridique, et si l’on prend le dénominateur commun de ces quatre disciplines différentes, on obtient la formule conditionnelle unique, dépendant du principe téléologique individuel unique : l’accroissement de puis- sance du moi. Il en résulte la formule suivante : Si tu peux et si tu veux conserver et accroître la puissance de ton esprit, fais ceci. Voilà comment on passe de l'être au devoir être sans quitter le terrain de la science. La biologie est, on le voit, le soubassement nécessaire — qu’on le veuille ou non — de toute la science morale. Un philosophe a aperçu, avec une clairvoyance particu- lière, ces rapports entre la biologie et la morale, c’est Fouillée. Si nous le citons avec prédilection, c’est qu’il est un de ceux qui ont noté avec le plus de clarté les ré- percussions de la biologie sur la psychologie et sur la sociologie, un de ceux qui ont établi ainsi avec le plus Crus <<": : - F LE PROGRÈS INDIVIDUEL 269 d’évidence l'union étroite de la science et de l'action. Nul n’a développé d'une façon aussi frappante que lui, dans son ouvrage sur Les éléments sociologiques de la mo- rale, dont un chapitre est consacré à la morale biologique, la proposition selon laquelle la morale est la conformité à la loi naturelle du progrès vital. « Loin d'être en contradiction nécessaire avec les lois de la vie, dit-il en substance !, la morale peut en être présentée comme une interprétation supérieure. Tout devoir enveloppe une nécessité vitale. Les vices sont des contre-sens biologiques. L'instinct moral est un instinct vital par excellence. La moralité doit devenir, comme dit Spencer, organique, car toute vertu est une condition d'existence sine qua non pour l'espèce ou pour la société. » B. Les lois de la biologie. Quelles sont ces lois essentielles de la biologie qu'il faut connaître et auxquelles il faut obéir pour s’en servir comme d’une arme dans la lutte pour le progrès, lois qui régissent nos organismes, mais qui sont si complexes que nos intelligences trop étroites et imprégnées d’une logique mécaniste et formelle les contrecarrent sans cesse ? Les biologistes ne se sont pas fait faute de les indi- quer ?, mais peut-être n’ont-ils pas assez relié ces lois * Fouicsée, loc. cit., p. 101. ? Cf. entre autres Wuxor, Philosophische Studien, 1889, dont le t. V, fasc. 2 et 3 traite des problèmes biologiques. — Dr J. Grasset, Les limites de la biologie, Paris, 1902. — F, Le Daxrec, Traité de biologie, Paris, 1903. — R. Peraucci, Essai sur une théorie de la vie, Préface de E. Solvay, Paris, 1908. — Dexis- Cocmix, L'Evolution de la vie, Paris, 1911. —— H. M. Bernarp, Some neglected factors in evolution, New-York, 1911, déjà cité ; cf. à ce sujet G. Bonx, Revue des idées, 15 déc. 1911. — E. Pex- RIER, L'Evolution des organismes, Rev. scient., 1-8 févr. 1913. — Panweree, The science of human behavior. Biological and psycho- logical fundations, New-York, 1913. — E. Ranz, Geschichte der biologischen Theorien in der Neuzeit. Berlin, 1914. — Etc. 270 L'INDIVIDU entre elles par l’enchaîinement naturel qui fait que les unes sont les répercussions des autres. Concurrence, réaction, sanction, sélection, adaptation, imitation, varia- tion, différenciation et concentration, tendance à l’har- monie organique, autant d'ordres de phénomènes natu- rels et de processus vitaux qui se retrouvent dans tous les phénomènes de vie. Ils sont essentiels à la synergie vitale, ils enchevêtrent leurs effets, se complètent les uns les autres ; aucun d’eux ne saurait manquer sans que soit détruite la vie elle-même. De nos moindres organes jusqu’à notre être entier, dans notre corps comme dans notre esprit, ils sont à l’œuvre. Les connaître et les dominer, c’est conquérir la vraie liberté morale. 1. La concurrence vient en tête. Elle n’est point un processus, mais elle est cause et effet de tous les pro- cessus vitaux ; elle en fait, à ce titre, partie intégrante. Partout il y a concurrence : concurrence externe des êtres entre eux, concurrence interne entre les tissus et les fonctions des organismes, concurrence d'idées, de sentiments, d’impulsions volontaires. Dans la lutte entre le moi et le non-moi, dans la lutte pour l’agrandisse- ment du moi, le premier obstacle qui surgit est moins la nature passive et inerte que la nature vivante, l’être égal à soi, également actif, également avide de s’agrandir:. Partout où les biens convoités ne sont pas en quantité illimitée comme l’air que nous respirons, il y a rivalité, chocs d'intérêts, conflits d’égal à égal. Dans ces cas-là une supériorité, même infinitésimale, fait pencher la balance en faveur du plus fort, du plus adroit, du plus persévérant, du plus clairvoyant, en un mot de celui qui est le mieux armé pour la vie. En disant cela nous ne voulons pas affirmer que l’enjeu de toute lutte soit l’écra- sement du prochain. La formule de Hobbes, homo homini ! Cf. G. De Grerr, La Structure générale des Sociétés, 1. 1, La loi de limitation, Bruxelles et Paris, 1907. LE PROGRÈS INDIVIDUEL 274 lupus, est depuis longtemps dépassée. Darwin lui-même, qui montra avec tant d'insistance les causes et les effets de la concurrence, opposa à la lutte pour la vie l'union pour la vie. Si ses disciples immédiats n’ont guère relevé que le premier terme, d’autres ont insisté sur le second. Citons entre autres Kropotkine dans son ouvrage bien connu sur l’Entr'aide!, qui énumère, dans le monde vivant, végétal, animal et humain, toutes les formes d'union pour la vie. Mais l’union ne suppose-t-elle pas, à l'arrière plan de la scène, la lutte, le danger qui menace et qui suscite ainsi l'union ? La concurrence existera toujours, sinon dans tous les domaines, du moins dans ceux où la vie ne s’est pas encore fixée. Et si vivre, c’est s’accroitre indéfiniment dans toutes les directions, partout où il existera une multiplicité d'êtres vivants dans un espace limité, l'accroissement indéfini devra fatalement venir se heurter à la limite imposée par l'accroissement d’autrui. Ajoutons que l’union pour la lutte suppose elle-même toujours à certains égards une lutte entre les éléments unis. Car instinctivement le moi veut s'étendre dans toutes les directions et l'union suppose la limitation de sa liberté devant la volonté d'autrui. C’est la base de la théorie de Rousseau sur le contrat social, théorie qui, si -elle n’est pas prise à la lettre comme une entente juri- dique consciente, est bel et bien une réalité biologique et sociale *. La concurrence est un mal pour les faibles, un bien pôur les forts. Elle est un fait naturel. Effet du progrès individuel et social, elle en est aussi l’agent. Où elle diminue, le progrès diminue. Elle est l’ennemie de la stagnation, elle oblige l’homme à progresser. La néces- sité, dit le proverbe, est mère de l'invention. On pourrait ! P. KropoTkiNe, L’entr'aide, un facteur de l'évolution, Paris, 1906. 2 Sur la notion de contrat social, cf. notre ch. VIII, partie B, $ D, 2, a, note. 272 L'INDIVIDU dire aussi mère du progrès. Dans la grande concurrence humaine des intelligences et des volontés, se manifestent les forces qui agrandissent le savoir, qui enrichissent la puissance à tous les égards, qui asservissent les énergies de la nature pour en faire les instruments de l’ascension indéfinie de l'esprit humain. 2. La réaction est le processus élémentaire de la matière vivante dans la lutte entre le moi et le non-moi. Instinctive, presqu'automatique au début, on a voulu l’assimiler aux phénomènes physico-chimiques, mais elle suppose, même chez la cellule isolée, une synergie vitale, une coopération d’atomes multiples répartis dans l’ensemble de la cellule et tendant à la conservation du tout dont ils font partie‘. Aux degrés les plus élevés de la vie la réaction devient consciente. Nous y distinguons alors trois étapes : la sensation qui agit du dehors au dedans, l'interprétation de la sensation qui prépare la réaction proprement dite, enfin la réaction ou volition qui agit du dedans au dehors. L'interprétation centrale est affective et intellectuelle, affective en tant que le 1 Cf. BerGsow, L'Evolution créatrice, p. 283 : « Ainsi, dans des organismes rudimentaires faits d’une cellule unique, nous consta- tons déjà que l’individualité apparente du tout est le composé d'un nombre non défini d'individualités virtuelles, virtuellement asso- ciées. » — « Chaque organisme, dit de son côté Tarpe (Les lois sociales, VIe éd., Paris, 1910, p. 122) et dans chaque organisme chaque cellule, et, dans chaque cellule peut-être, chaque élément cellulaire, a sa petite providence à soi et en soi. » — Ce point de vue, proche parent du néo-vitalisme, n'est pas celui seulement des philosophes. On le rencontre chez un grand nombre de méde- cins. Cf. p. ex. Dr Dusrin (Bull. Solvay, 12, 1914, p. 147): « L'a- mibe perçoit les modifications dans toute sa masse, elle y répond de même par des mouvements dans toute sa masse. L excitabilité et la riposte sont diffuses. » Ce sont les éléments dont l'associa- tion forme la cellule que le génial biologiste américain H. M. Bervarp (Some neglected factors in evolution, New-York, 1911) appelait des « unités chromidiales ». — Cf. également Le Danrec cité p. 184 (note 2). | _ LE PROGRÈS INDIVIDUEL 273 plaisir ou la douleur feront naître le désir ou la répulsion, intellectuelle dans la mesure où il y aura calcul, même inconscient, des moyens à employer pour se rapprocher de l’objet désiré ou, au contraire, pour s'éloigner de l’objet redouté ou pour le détruire. Ce tableau schéma- tique de la réaction élémentaire se retrouve à tous les degrés, de la vie cellulaire à la vie intellectuelle et morale de l'homme évolué. Il se retrouve dans les organes parti- culiers des corps organisés comme dans leur conscience bionomique ou psychologique. La réaction est par excel- lence la caractéristique de la vie. Notons que la réaction appropriée suppose chez l'être vivant l'existence d’une conscience bionomique capable, selon la définition de Sedgwick-Minot, de séparer dans le temps les sensations des réactions, en d’autres termes de garder le souvenir des réactions précédentes, de leurs effets favorables ou non, agréables ou non, en un mot de leur succès ou de leur insuccès. C’est là ce que R. Semon a appelé la mnème'. Les expériences passées sont en effet les conditions sine qua non du progrès présent. Si les réactions n'étaient pas capables d’assurer de mieux en mieux l’augmentation du plaisir ou de la puissance, c'est-à-dire l'agrandissement du moi, le non-moi agirait - indéfiniment en bien ou en mal sans que le moi püût son- ger à améliorer son sort et l’on n’entendrait jamais parler de progrès ?. 3. La sanction. — À la réaction du moi à l’égard de l’action du non-moi, s'oppose une réaction du non-moi à l'égard de l’action du moi. Lorsque j'agis, je tends à une fin : selon que mon action est conforme ou non aux lois naturelles qui relient les moyens au but, j'atteinds ou non le but. Je suis donc satisfait ou déçu. Chaque acte se répercute ainsi sur moi. La répercussion est favorable ou 1 R. Semox, Die Mneme, Leipzig, 1911. 2 CF. p. 213. 15 274 L’INDIVIDU défavorable, elle entraine un plaisir ou une douleur, — à un degré plus élevé : le bonheur ou la souffrance. Cette réaction du non-moi, cette réponse que la nature ou la société donnent à l’action de l’homme porte le nom de sanction. On dit qu’il y a sanction naturelle quand l'effet favo- rable ou défavorable s’exerce sur l'individu en vertu de phénomènes naturels sans fin préconçue. Le terme de sanction artificielle est employé pour dési- gner une intervention extérieure, venue de la société, d'un individu ou de choses matérielles disposées par des individus en vue d’une fin précise ; cette fin, par le plai- sir ou la douleur provoqués chez le sujet, doit, dans l’es- prit de ceux qui sont intervenus, amener une réaction ou une série de réactions créant chez lui une habitude nou- velle. Sanctions positives ou récompenses, sanctions né- gatives ou punitions sont l’arme principale des pédago- gués. Ces dernières, condensées dans le code pénal, sont le moyen de défense par excellence des sociétés contre les éléments perturbateurs de l’ordre qu’elles ont établi. h. La sélection est l'effet de la concurrence sur les réactions. Elle résulte de la sanction. Tout être vivant qui a en soi une certaine capacité d'énergie vitale, réagit, dans des conditions extérieures identiques, d’une façon de mieux en mieux appropriée ; il augmentera régulière- ment son plaisir et sa puissance. Ses réactions gagneront en rapidité et en sûreté. Mais lorsque des êtres multiples se font concurrence pour acquérir des biens en quantité limitée, ceux dont les réactions, pour une cause ou pour une autre, seront le mieux appropriées, en acquerront davantage et, en retour, progresseront plus promptement. D'où inégalité dans la lutte, inégalité qui va s’accentuant. Si les biens en litige sont essentiels à la vie, c’est la mort du moins bien outillé des concurrents; si ces biens, sans être essentiels, sont simplement avantageux, il y a dimi- “h PR, ? ERA < LE PROGRÈS INDIVIDUEL 275 nution lente des forces de celui-ci, les conditions du standard of life et les exigences du milieu ambiant aug- mentant plus rapidement que ses moyens de progresser ne le lui permettent, et provoquant ainsi chez lui une rupture d'équilibre défavorable entre les puissances du non-moi et celles du moi. Lorsqu'il y a association, union pour la lutte, la sélection se manifeste également, soit sur le groupe entier, opposé à ce qui lui est extérieur, soit à l’intérieur même du groupe, dans les domaines où s'exerce encore la concurrence individuelle. Enfin la sélection s'opère, remarquons-le, non seulement au sein des organismes, mais aussi au sein des idées, ou plus exactement au sein des esprits de ceux qui les pensent. Tout ceci est élémentaire pour qui connaît la biologie, mais il était bon de le répéter pour bien fixer les bases de notre étude. Car nous retrouverons ces faits et ces processus ; et, pour les suivre dans leurs répercussions individuelles et sociales, il convient de les connaître et de les distinguer sous leur aspect le plus élémentaire. Au surplus nous renvoyons le lecteur aux nombreux ou- vrages qui se sont occupés de concurrence et de sélection. Depuis Darwin ils sont légion‘. Après le grand natura- liste anglais, on a voulu faire de la sélection l'agent essen- tiel du progrès. Mais il faut noter qu’elle n’en est qu’une condition négative, extérieure à l'individu. Elle n’est 1 Aux ouvrages déjà cités sur les lois de la biologie, ajoutons les titres de quelques études récentes sur la sélection : P. Jacogy, Etude sur la sélection chez l'homme, Paris, 1904. —F. Le Daxrec, La lutte universelle, Paris, 1906. — G. Chatterton Hniz, Heredity and Selection in sociology, Londres, 1907. — A. Bracuer, Aé- flexions sur la sélection naturelle, Bull. Solvay 11, 1911, art. 164. — M. Kozimann, Les facteurs de l'évolution, La sélection et l'influence du milieu, Rev. phil., sept.-oct. 1910. — Hacrpoorw, A. L. et A. C., Studies on variation and selection, Zeïtschr. für induktive Abstammungslehre, janv. 1914. — W. von Becarerew, Die soziale Auslese und ihre biologische Bedeutung, Nord und Süd, dée. 1912. — Dr J. A. Harnis, Current progress in the study of natural selection, The popular Science Monthly, févr., 1914. 276 L'INDIVIDU qu'un procédé de triage‘. Le seul progrès réel procède du dedans au dehors et consiste dans le perfectionne- ment de la réaction appropriée. Ce n’est pas le phéno- mène naturel de sélection qui tend à augmenter le bien et à supprimer le mal, mais le processus vital qui permet aux uns d'échapper à la destruction à laquelle d’autres succombent. Ce qui montre bien d’ailleurs que la sélection, loin d’être un agent du progrès, n’est qu’un fait naturel avec lequel doivent compter les processus internes du progrès, c'est que la sélection agit, selon les milieux, dans un sens ou dans un autre. Les ailes des insectes, qui leur sont avantageuses sur le continent, leur sont souvent une cause de mort sur les îles perdues dans l’océan. Ce qui est ici une cause de vie peut être là une cause de mort. Telle qualité qui est, quatre vingt dix-neuf fois sur cent, cause de vie, peut être une fois cause de mort: On peut affirmer alors que la sélection agit à rebours de l'utilité prépondérante. Ainsi en est-il en temps de guerre où les plus valides sont tués, tandis que les vieillards, les en- fants, les femmes et les infirmes restés dans leurs foyers se trouvent épargnés. En tout état de cause, il ne faut pas confondre le mieux 1 CF. BerGson, L'Evolution créatrice, p. 61 : « Concurrence vitale et sélection naturelle ne peuvent nous être d'aucun se- cours... » (p. 63). Il va falloir qu’elle (la vie) tire parti de ces conditions, qu'elle en neutralise les inconvénients et qu’elle en utilise les avantages... S'adapter ne consistera plus ici à répéter, mais à répliquer, ce qui est tout différent. » Ce n'est qu'à ce titre que «le jeu tout mécanique de la sélection naturelle » pourra déterminer « une perfection croissante » (p. 65). — C'est aussi l'opinion du Dr W. Jonannsen (ÆElemente der exakten Erblich- keitslehre mit Grundzügen der biologischen Variationsstatistik, lena, 1913, p. 687.) Les faits prouvent: « Dass Selektion nichts produziert, was durchaus nicht a priori gegeben.. Selektion rot- tet aus, schafft Platz ; es mag dieses im Naturleben wichtig sein, betrifft aber nicht die weitere Frage der Entstehung neuer Bio- typen. » LE PROGRÈS INDIVIDUEL 277 armé pour la vie avec le plus fort physiquement. La supé- riorité du psychique-sur le physique, si fort accentuée par la sélection et comme hâtée impatiemment par toutes les conditions du milieu humain, montre bien que, sices observations de biologie sont vraies pour les organismes, elles le sont bien plus encore pour les esprits, malgré les faits contraires, malgré le triomphe momentané de doc- trines antiphysiologiques, immorales et opposées au vrai progrès qui doit amener l’agrandissement de la vérité, de la bonté et de la beauté dans l'humanité. La sélection, disions-nous, est un fait naturel. Elle peut aussi devenir une arme dans la main de l'homme conscient des fins qu’il poursuit. Il peut s’en servir pour provoquer indirectement chez autrui le progrès, en suscitant chez lui des réactions appropriées aux conditions d’un milieu nouveau, partiel ou total, créé de toutes pièces. On parle dans ce cas de sélection artificielle. Mais il n’y a artifice que dans la modification du milieu. Ce milieu modifié agit sur l'individu qui y vit et provoque chez lui, de façon naturelle, des réactions appropriées. 5. Le moi et le non-moi, l'individu et le milieu ambiant physique ou psychique, se façonnent l’un l’autre. Chacun des deux essaye d’absorber l’autre, de diminuer sa puis- sance, de l’asservir en quelque sorte à ses fins, de s’agran- dir à ses dépens ; l'individu agit dans ce sens instinctive- ment ou consciemment ; la nature déploie ses énergies de par la force des choses, en vertu des lois qui la régissent. Seul le milieu social oppose des consciences et des volon- tés égales et antagonistes. Quoi qu'il en soit, partout des forces s'opposent entre elles. Lorsqu'il y a état d'équilibre entre deux forces antagonistes, on dit qu’il y a adaptation. En cas d'association pour la lutte, les êtres qui s'associent s'adaptent également les uns aux autres. Lorsque nous parlions de réaction appropriée, nous aurions pu employer, selon les cas, les expressions de D 278 L'INDIVIDU réaction adaptante ou de réaction adaptée. Chaque réac- tion — complexe elle-même — répondant à des actions complexes du milieu, il y a toujours en elle une partie adaptée et une partie adaptante. La réaction adaptée s’op- pose à ce qu'il y a, dans le fait extérieur, de commun avec d’autres faits antérieurs du même ordre ; la réaction adap- tante s'oppose à ce qu’il y a de nouveau dans le fait exté- rieur. Le fait nouveau' — ou ce qu'il y a de nouveau dans 1 Que la conscience, synergie vitale, fonction du moi, faisceau d'énergies enfonce son éperon, en avant-coureur, dans le flot pressé des phénomènes actuels et prochains, et qu'elle y rencon- tre avant tout et surtout le fait nouveau, c'est ce qui apparaît comme une évidence à la fois biologique et philosophique. Berc- son, L'Evolution créatrice, p. 156, montre que l'instinct est in- conscient précisément parce qu'il recouvre par un acte constant l'élément de constance qui est dans les choses ; qu’il survienne un imprévu et la conscience s’éveille brusquement. Dans le premier cas, dit-il, «la représentation est bouchée par l’action ». C'est donc « l’inadéquation de l'acte à la représentation » qui est le champ de la conscience. « La conscience est la lumière immanente à la zône d'actions possibles ou d'activité virtuelle qui entoure l'action effective accomplie par l'être vivant. Là où l'action réelle est la seule action possible... la conscience devient nulle. La cons- cience « éclaire moins l'instinct lui-même que les contrariétés aux- quelles l'instinct est sujet » (p. 157). Déjà au bas de l'échelle ani- male « entre la mobilité et la conscience il y a un rapport évident » (p. 119). « Dans toute l’étendue du règne animal, disions-nous, la conscience apparaît comme proportionnelle à la puissance de choix dont l'être vivant dispose. Elle éclaire la zône de virtualités qui entoure l'acte. Elle mesure l'écart entre ce qui se fait et ce qui pourrait se faire. À l’envisager du dehors, on pourrait donc la prendre pour un simple auxiliaire de l’action » (p. 194). V. a. pp: 284-286. « Conscience est synonyme d'invention et de liberté » (p. 286). à A. E. CrawLey dans son ouvrage The Idea ofthe Soul, Londres, 1909, montre aussi face à face la conscience et le fait nouveau, présent, immédiat : « All consciousness is motor ; it has always motor results ; ... the characteristics are unconsciousness of eve- rything except the activity and its immediate ends. » Et ce qui est vrai peut-être de l’amibe, vrai en tout cas de l’es- prit humain, peut être donné comme vrai aussi, au sens symbo- lique, de la conscience sociale humaine dans l’œuvre du progrès LE PROGRÈS INDIVIDUEL 279 un fait donné — provoque chez les êtres inférieurs des réactions diverses, plus ou moins aveugles : ce sont des tâtonnements ‘. Si, parmi ces réactions, les unes sont fa- vorables, entraînant du succès, du plaisir et un accroisse- ment de puissance, et que les autres échouent, entraînant la douleur et une diminution de puissance, une compa- raison se fait dans le subliminal obscur de la matière vivante, dans ce que nous avons appelé, à la suite d’Arm. Sabatier, la conscience bionomique, et les actes favora- bles sont préférés. Tel est le mécanisme de l’adaptation. Le vouloir vivre, et le vouloir mieux vivre, qui est la caractéristique des êtres vivants, a donc un côté négatif : la résistance aux actions nuisibles du milieu. C’est la réaction négative. Mais il présente également un côté positif : c’est le pouvoir d’accepter l’inévitable, de s’y ha- bituer, de s’y ajuster, de se modeler sur ses exigences, afin de rendre possible, par delà les phénomènes indiffé- rents, l’assimilation des valeurs de vie que l'individu rencontre dans le milieu ambiant. C’est la réaction posi- tive. Or toute réaction, négative ou positive, par le seul fait qu’elle met l'individu en contact avec le milieu et ses lois — c’est-à-dire avec ce qui, dans le milieu, est cons- tant, — amène chez lui une adaptation qui va croissant avec la répétition des circonstances semblables. Chez les êtres supérieurs, nous l’avons montré, le tâton- nement devant les faits nouveaux est abrégé dans certains cas par une réaction déjà partiellement adaptée, suscitée de la science. Le rapport de l’Institut international de bibliogra- _phie de Bruxelles, présenté au Congrès international de biblio- graphie tenu dans cette ville en août 1910, affirme en effet, p. 7 : « L'œuvre de la science est toute dans l’investigation des faits nouveaux. » —- Ajoutons : et dans leur coordination sous l'égide de la raison. 1 CF. J. M. Bazowiw, Psychologie et Sociologie, Paris, 1910, p. 23. Le progrès est dû à un travail psychologique; « celui-ci a lieu par voie de tâtonnements, d'imitation persistante, de sélection graduelle par à-coups heureux dans le sens d'une meilleure adaptation. » 280 L'INDIVIDU par la comparaison subliminale de milliers de faits ana- logues et par des hypothèses obtenues par analogie; cette intense activité cérébrale se traduit par la conscience claire laquelle n’est autre chose, à ce point de vue, que l'aboutissement d’une concentration s’effectuant au sein des puissances multiples de notre moi global psychique. Comme on le voit, l'adaptation au milieu n’est pas à proprement parler un progrès, mais elle est la condition immédiate du progrès entendu comme l'accroissement de la puissance du moi. A ce titre il nous sera permis, avec quelques restrictions que nous indiquerons plus loin, de l'appeler un progrès. En effet, comme nous le verrons, si toute adaptation n’est pas un progrès, nous pourrons affirmer que tout progrès est une adaptation. Mais avant de nous étendre sur ce point important, il convient d'envisager d'autres moyens encore du progrès individuel. 6. On à voulu voir dans l’émitation un des agents essen- tiels du progrès. L'avocat brillant de cette thèse est Ga- briel Tarde, dans son ouvrage sur Les lois de l’imitation ?. Il est certain que chez les êtres évolués, l’imitation joue un rôle important parmi les facteurs du progrès, et parfois aussi, il faut en convenir, parmi les agents de régression! Un examen attentif de l’imitation au point de vue ! La thèse selon laquelle les caractéristiques psychologiques du moi seraient le produit d'une adaptation et d’une réadaptation continuelles et incessantes de l'esprit et du subconscient aux faits nouveaux de l'ambiance psycho-sociale de chaque être vivant, a été mise en lumière par J.-M. Bazpwix, Le développement mental chez l'enfant et dans la race, Paris, 1897, et Psychologie et Socio- logie, déjà cité, p. 12. — Cf. également D. Dracnicesco, La conscience dérive des rapports interindividuels organisés en so- ciété, Rev. intern. de sociol., avr.-mai 1914. — Mc Doucaiz, The social basis of individuality, Americ. Journal of sociology, juill. 1912. ? Cf. les ouvrages de Bazpwin, Biner, Suzy. — Pisrouest, L'Imitazione, Turin, 1910, etc. LE PROGRÈS INDIVIDUEL 281 psychologique nous permettra d'attribuer à son rôle l'importance qu’il mérite. L'imitation est un processus destiné à suppléer aux tätonnements de la réaction individuelle en présence des faits nouveaux qui se présentent dans le milieu ambiant. L’individu qui imite tend à un but sans connaître par expérience l'efficacité des moyens qu'il emploie pour l'atteindre, ou parfois même reproduit certains actes d’autrui sans en connaître le but. C’est donc un procédé d'économie naturelle. Si chaque être devait refaire depuis son enfance, à ses risques et périls, les millions d’expé- riences personnelles destinées à lui faire connaître le monde ainsi que les moyens de le conquérir et de l’asser- vir à ses fins, il n'y aurait pas de progrès possible dans l'humanité. Maïs la faculté fort complexe d’imiter — c'est- à-dire de voir faire et de faire de même — vient abréger ce travail gigantesque. Lorsque les tâtonnements ou la ré- flexion d'autrui ont permis à un être d'arriver à un résultat donné d’une façon plus rapide, plus sûre, plus parfaite, il lui suffit de s'approprier ce procédé pour créer d’emblée en soi un ensemble de réactions adaptées. D’un individu à l’autre la tradition se transmet et les progrès ultérieurs sont rendus possibles qui, sans cela, n'auraient pu être accomplis. Presque tout ce que nous apprenons — action ou pensée, — presque toute notre science puisée au patri- moine commun de la science humaine, nous l’avons en définitive acquis par l’imitation. Sans doute, l’expérience personnelle confirme nos connaissances, supplée à leur absence, les renforce, y ajoute des éléments nouveaux, mais le plus clair de notre savoir nous vient, non pas di- rectement des faits et de notre contact personnel avec eux, mais indirectement, par le savoir d'autrui que nous avons trouvé tout fait et assimilé tel quel. On ne nous accu- sera pas d’avoir diminué le rôle de limitation dans le pro- grès humain. Mais voyons ses conditions et ses limites. Tout d’abord remarquons que l’assimilation commune 282 L'INDIVIDU n’est possible qu’à des êtres présentant une similitude de structure prononcée‘. On n’imite pas des actions dont on a déjà pris l'habitude, On ne saurait imiter celles que l’on n’a pas le moyen d’accomplir, pour lesquelles on ne possède pas de structure organique ou psychique appro- priée?. Il faut donc: 1° que l’acte à imiter soit nouveau; 2 qu'il soit possible ; 3 qu’il soit désiré, qu’il réponde à un besoin actuel. Cette dernière règle souffre quelques exceptions qui ne sont qu'apparentes. En effet, l’acte d’imiter, éminemment utile au point de vue de l’économie individuelle, a été favorisé par la sélection, ancré dans l'individu, et est devenu chez lui une fonction, ayant peut-être son centre nerveux particulier, et créant parfois des impulsions imitatives qui semblent avoir leur fin en elles-mêmes; c’est le cas de l'enfant qui, en jouant, exerce, sans poursuivre de fin immédiatement et exté- rieurement utile, une faculté qui se développe en lui et lui rendra plus tard des services. On a souvent dit que le seul fait de voir un acte entraine un commencement d’exé- cution de cet acte. Si telle est l’origine de beaucoup d'actes d'imitation, c’est là, d’autre part, l’aboutissement d'une habitude utile, fixée par l’hérédité. Telles sont les conditions psychologiques de l’imita- tion. Nous pouvons en déduire ses limites. Malgré les 1 Cf. Fouizée, loc. cit., p. 118. « L'imitation subjective n'est donc possible qu’en vertu d’identités objectives déjà existantes. » Bazowin, loc. cit., p. 10, dit de même : L’imitation est une « mé- thode d'absorbtion de ce qu’il y a de commun à tous, rendu assi- milable... au tempérament de chacun, et précieux pour son génie propre ». D'ailleurs, ajoute-t-il, si l'invention est aussi naturelle à l'individu que l’imitation, on peut dire aussi que « l'imitation normale n’est jamais affranchie d'invention » (p. 92). ? C’est d’ailleurs la condition de toute variation : « Dans l'his- toire de l'individu lui-même, écrit Le Danrec (La méthode indivi- dualiste ou méthode d’assimilation, Rev. scient., 2 déc. 1911, p. 710) l'influence des hasards extérieurs se manifeste par des varia- tions qui dépendent toujours de la structure préexistante de cet individu. » LE PROGRÈS INDIVIDUEL 283 apparences, tout acte qui s'explique par l'habitude ou par l'adaptation directe de l’individu, acte provoqué par des besoins résultant eux-mêmes d’une adaptation anté- rieure, pourra être attribué avec vraisemblance à son expérience propre, plutôt qu’à l’imitation. Ainsi quand on affirme, comme nous venons de le faire, que le seul fait de voir un acte entraîne un com- mencement d'exécution de cet acte, on admet implicite- ment l'existence de tout un système nerveux préformé dans lequel l’idée de l'acte entraine le commencement d'exécution de cet acte. Fouillée n'aurait pas inventé ses « idées-forces » s’il n'avait préexisté chez les hommes des forces capables, au double point de vue quantitatif et qualificatif, d’être fécondées par ces idées. Cela étant, il suffit qu'une « idée-force » ou que l’idée d’un acte surgisse dans l'esprit ou même dans le subconscient d’un individu, à la suite d’associations et de combinaisons nouvelles d'idées, pour que cet acte puisse être exécuté par lui sans le concours de l’imitation. Des êtres vivants supposés identiquement conformés et placés dans des conditions identiques, réagiraient de façon identique sans pour cela s’imiter les uns les autres. Or comme les quelques réactions identiques que l’indi- vidu constate chez son prochain impliquent dans son esprit l'existence, chez ce dernier, d’une constitution semblable à la sienne, un rapprochement spontané se crée entre eux et entre tous les individus ainsi appa- rentés, soit besoin d’entr’aide, soit sentiment de sécurité éveillé par l'adaptation réciproque qui évitera maints frottements et malentendus. Ces impressions subcons- cientes se traduisent consciemment par l'affection, la sympathie, l’attirance réciproque. C'est un effet de ce que le sociologue américain Giddings a appelé la « cons- cience de l'espèce! », faculté de reconnaître son sem- ! Gionxcs, Principes de Sociologie, Paris, 1897, p. 299. 284 L'INDIVIDU blable, qui existe déja chez certaines espèces animales inférieures. On s'explique ainsi la naissance du senti- ment de sociabilité ou de l'esprit de clan. L’imitation que l’on observe entre les membres d’un groupe ainsi cons- titué, est l’« effet » de la sociabilité bien plus qu'il n’en est la « cause ». En d’autres termes il y a imitation parce qu'il y a sociabilité antérieure, et non pas sociabilité parce qu’il y a imitation. La sociabilité naît de l'identité de structure et de réactions, ce qui est loin d’être de limitation. 7. Des quatre grandes lois vitales signalées et illustrées par Darwin : concurrence, sélection, adaptation et varia- tion, nous avons esquissé brièvement le processus des trois premières. Il nous reste à parler de la variation. On appelle variation, en biologie, l'apparition chez un individu ou‘ un groupe d'individus, d’un caractère nou- veau n'ayant appartenu, tel quel, à aucun ascendant direct '. La variation lente se confond avec la simple adaptation au milieu. La variation brusque, aussi appelée mutation, est plus mystérieuse ?. C’est un phénomène complexe dont l’explication est encore controversée. Les uns voient dans la variation spontanée la réapparition inopinée d’une tendance ancestrale rendue momentané- 1 La variation est souvent étudiée comme un corollaire du pro- blème de l'hérédité. Pour être complet nous. aurions done dû, semble-t-il, exposer aussi ce problème. Mais nous tenons à nous limiter aux problèmes biologiques et psychologiques intra-indi- viduels,; si l’on peut s'exprimer ainsi. Sur l'effet de l'hérédité dans l’espèce humaine, sur son influence comme agent de conser- vation des adaptations favorables et comme agent de modification par le moyen des croisements, nous prenons la liberté de ren- voyer le lecteur à notre étude déjà citée : Une théorie dynamique de l'hérédité et le problème de la transmission des caractères acquis. Bruxelles, 1912. ? Cf. Le Danrec, Stabilité et mutation, Bull. de la soc. franc. de philosophie, 1911, pp. 105-134. Cet article à tendance la- marckienne avouée nous paraît tout ce qu'il y a de plus probant. LE PROGRÈS INDIVIDUEL 285 ment inutile par les conditions nouvelles de l'adaptation, mais mal éteinte et surgissant subitement pour des causes-encore inconnues. D’autres soutiennent que cer- tains phénomènes tératologiques se produisent par suite d’une lésion de l'embryon entrainant un trouble dans l’évolution embryogénique. Geoffroy Saint-Hilaire a noté que les organes nombreux et multiformes sont plus exposés aux variations que les organes uniques et uni- formes. Krause et Riley ont établi que la différenciation organique favorise la production des variations, mais limite leur étendue. Nous verrions volontiers, dans nombre de cas de variation spontanée, une fusion de ces causes diverses. La variation serait due, comme certaines tumeurs organiques, à une multiplication exagérée des cellules de tel organe, soit suivant la voie de différencia- tion graduelle, déterminée par l’hérédité, soit d’une façon désordonnée et sans différenciation proprement dite, entraînant en tout cas rupture dans les rapports de croissance harmonique des organes entre eux. Toute variation, en se produisant avant que l'organisme ait atteint son état de maturité, amène une différenciation précoce, et comme celle-ci augmente sur ce point la puissance des réactions de l'individu, celui-ei se spécia- lisera en quelque sorte et recherchera le genre d'activité qui lui confère une supériorité ; par là il provoquera une adaptation et une différenciation subséquentes de plus en plus grandes et accentuera la variation qui, à ses débuts, était purement spontanée et d'origine interne. Un exemple emprunté au domaine psychologique est celui du musicien précoce qui se spécialise et peut ainsi deve- nir un virtuose dans son domaine. Le cas du virtuose spécialisé se distinguera naturellement de celui du génie équilibré chez qui la différenciation et la concentration des énergies psychiques générales vont de pair. Quelle que soit l'explication biologique de la variation spontanée, notons que, comme la réaction appropriée et 286 L’INDIVIDU le processus interne de l’adaptation, elle est une crois- sance, donc un processus, une action organique s’exer- cant du Gedans au dehors. Par là elle s'oppose aux faits extérieurs qui agissent sur l'individu du dehors au dedans et déterminent indirectement l’évolution de l'espèce, comme la sanction, la concurrence et la sélection qui dépendent des circonstances ambiantes au milieu desquelles l'individu cherche sa voie. À propos de variation on a prononcé le mot de hasard. Si l’on entend par hasard le fait imprévu et non voulu, toute activité comporte une part de hasard. Mais sous l’angle de la science les phénomènes dus au hasard ne sont qu’une rencontre particulière de néces- sités, une « combinaison de destins ! ». Or ces nécessités sont les lois du monde physique et social ou celles de la biologie : loi de la croissance organique, loi de l’hérédité, loi de l'adaptation. Si l’on admet que la variation a pour cause une rupture d'équilibre entre des tissus organiques en croissance, on en revient à admettre la double action qui tend à équilibrer les différentes parties d’un même organisme et, d'autre part, le moi et le non-moi. La variation aurait, dans ce dernier cas, pour origine une intervention imprévue du non-moi dans le cours des processus d'évolution du moi. Au point où nous en sommes, nous voyons que l’indi- vidu progresse en s’adaptant de façon de plus en plus complète au milieu ambiant, naturel ou humain, matériel ou spirituel. Mais comment s’adapte-t-il? Répondons tout de suite : en différenciant ses fonctions et en concentrant ses puissances organiques. Cette différenciation et cette concentration complémentaires doivent en outre s’équi- librer, se produire selon un rythme harmonique. Aïnsi le veut la loi de notre être physique et psychique dans sa ! Fouiirée, loc. cit., p. 222. LE PROGRÈS INDIVIDUEL 287 tendance à accroître sa puissance. Or c’est précisément cette loi que nous nous proposons d’appeler la Loi du progrès. La question de l’adaptation doit être élucidée avant toute autre puisque c’est celle de l’équilibre entre le moi et le non-moi. Qu’on nous permette donc de ne pas insis- ter plus longtemps sur les moyens secondaires, directs ou indirects, du progrès individuel, que nous venons d'exposer, et de reprendre plus à fond la question de l'adaptation pour aborder ensuite l'étude des véritables processus du progrès individuel : la différenciation et la concentration, et celle de leur condition première : l'harmonie organique. Par là nous aurons examiné les trois modes principaux du progrès individuel ; le pro- cessus selon nous essentiel: celui de différenciation et de concentration, et ses deux conditions : une condition préalable de toute vie, l’adaptation ; une condition d’effi- cacité des deux processus essentiels complémentaires tendant à l'agrandissement du moi : leur harmonie. C. La loi d'adaptation. Première condition de toute existence organique, il faut que le moi s’adapte au non-moi. Mais s'adapter n'est-ce pas céder? L'idée de conquête, d’agrandissement du moi, n'est-elle pas opposée à l’idée d'adaptation? Conquérir un peuple, ne consiste pas à se plier à ses coutumes. L’objection n’est qu'apparente. Même sous la forme extrême qu'elle revêt ici, elle n’est pas inattaquable. Mieux nous connaissons les usages et la manière d’être d'un peuple, mieux, en effet, nous pouvons le soumettre, et moins les pertes et les expériences désastreuses seront grandes si nous voulons procéder à sa conquête. ? Voir le tableau synoptique de la loi d'adaptation page 299. 288 L'INDIVIDU Il nous faut serrer la question de plus près. Pour étu- dier la question de l’adaptation avec la rigueur scienti- fique exigée par l'importance du sujet, il est indispen- sable de reprendre notre distinction entre les différentes conceptions du moi et de rappeler quelques principes connus. Le moi conscient dynamique et fonctionnel, c’est-à-dire le moi capable d’effort moral, se trouve placé, on s’en souvient, en face d’un complexus de lois universelles et nécessaires qui régissent le 201 subconscient et le moi conscient aperçu sous son angle statique, aussi bien que le reste de l’univers. Nous avons dit aussi que, selon l’idée couramment admise d’une liberté relative de l’indi- vidu — idée que nous avons soumise à une critique restrictive, — le moi est supposé capable de fournir à une détermination un appoint volontaire d'énergie. Il ne saurait cependant être la cause absolue, ni de sa direction, ni de son mécanisme intrinsèque. Autrement dit, toute détermination — ou réaction organo-psychique — étant à la fois une force et une direction suivie par cette force, l'acte supposé libre ne saurait changer cette direction qui est englobée dans l’engrenage de la causalité uni- verselle, maïs il lui est peut-être possible d'augmenter cette force, de l’intensifier. Sans doute encore a-t-il des motifs pour l’intensifier, et ces motifs ont une cause déterminée ; sans doute aussi l'effet de l’intensification de cette force dépend-il de ja quantité d'énergie latente et potentielle à la disposition du moi; cet effet est donc également déterminé. Mais la source supposée libre de l’acte, ce qui lui conférerait par extension le titre d’acte libre, ce serait, selon l’opinion courante, le /iat qui est à l’acte lui-même ce que la fonction créatrice est à l'organe créé, en un mot la cause de l'effort moral en tant qu'effort. | On peut donc affirmer, si l’on admet ce point de vue, que l'efficacité de l’acte libre est conditionnée par la LE PROGRÈS INDIVIDUEL 289 connaissance organique ou consciente du non-moi, c’est- à-dire par l’adaptation du moi au non-moi. L'adaptation serait ainsi une condition sine qua non de l'existence même du moi. Nous avons vu en effet que si le but ultime du mot conscient fonctionnel est d'agrandir le moi conscient statique, son but premier, que l’on peut appeler aussi son moyen, — premier échelon au-dessous du but ultime, — est d'agrandir la puissance du »20t global. Or pour empêcher que le non-moi extérieur ne diminue le moi global, il faut connaître les lois qui régissent les forces de ce non-moi; pour cela il faut se servir du moi global ; pour s’en servir, il faut, à son tour, le connaître. Il y a là un de ces phénomènes d'actions et de réactions qui sont le propre de la vie. Essayer de les expliquer, c’est se trouver acculé à des cercles vicieux. En distinguer les parties constitutives, les décrire,en montrer le fonctionne- ment, c’est porter la lumière de l’analyse sur un « cercle de vie » ‘ qui n’explique rien, mais qui constate l’ordre des phénomènes. Un cercle de vie, en effet, n’est pas une explication, mais l'exposition du jeu des actions et des réactions qui s’enchaînent sans pouvoir être séparées les unes des autres. C’est un cercle de vie de ce genre que nous rencontrons ici. En somme, il n’exprime rien de plus que la réaction mutuelle du pouvoir, du savoir et du vouloir à laquelle nous avons déjà fait allusion. Pour pouvoir il faut savoir, pour savoir il faut pouvoir faire acte de science ; il faut aussi vouloir faire acte de science; mais pour pouvoir vouloir le progrès, il faut savoir comment le vouloir. La réaction mutuelle de ces trois facüultés exprime le mouvement psychique respectivement dans sa cause, dans sa direction intrinsèque et dans les conditions ex- trinsèques de son exécution. Elle conduit à une crois- 1 Cf. page 19. 290 L'INDIVIDU sance, à un progrès ou au contraire à une régression selon que le savoir aura dirigé ou non le vouloir selon le pouvoir. Car nous ne pouvons pas changer les lois de la nature ; si donc nous agissons quelquefois, par ignorance, comme si les lois pouvaient céder à notre volonté, nous courons au devant d’un échec, d’une expérience négative et douloureuse. Les véritables souffrances ne naissent pas moins fréquemment d’une douleur organique que d’une volonté arrêtée dans la direction qu’elle suit. Vouloir et ne pas pouvoir, n'est-ce pas là l’alpha et l’oméga de toute souffrance ? Habitudes, affections, besoins du corps ou de l’âme, autant d'expressions signifiant : fonctions adaptées à des états de faits constants du monde extérieur. Si quel- que chose dans le non-moi intervient pour enlever à ces impulsions, désirs et volontés, la possibilité de se satis- faire, il y a souffrance. Dans l’économie générale de l’organisme psychique la souffrance joue, nous le répétons, un rôle considérable et inévitable : la réalité externe et interne est variable ; nul n’y est entièrement adapté; nul ne peut en suivre sans cesse les variations, attendu que ces variations sont en grande partie imprévisibles, tant celles qui naissent dans l’organisme psycho-physique que celles qui émanent du monde extérieur !. La souffrance est sans doute néces- ! La souffrance est ainsi la condition inhérente de tout progrès, et certaines infériorités organiques ont été des stimulants capa- bles d’engendrer des supériorités psychiques. Bercson, L’Evolution créatrice, p. 123, etc., montre que l'infériorité relative et momen- tanée de l’animal sur la plante, puis de l'intelligence sur l'instinct, ont entraîné la prépondérance de ceux-là sur ceux-ci. Ainsi l'ani- mal ne peut pas, à l'instar du végétal, tirer ses aliments directe- ment du monde‘minéral ambiant, à telle enseigne qu'il a dû deve- nir un parasite du monde végétal. L'intelligence a été centuplée par l'impuissance de certains êtres à transformer leurs organes en outils. Ces causes d'infériorité première sont devenues pour eux des causes de supériorité. Le risque peut être envisagé comme une cause possible de souf- france (cf. notre observation sur la crainte de l'inconnu, p: 126). LE PROGRÈS INDIVIDUEL 291 saire aussi pour permettre à l’âme de goûter les joies pures dont le cours de la vie la fait suivre tôt ou tard, chez les êtres -qui ont pu conquérir leur équilibre. Mais - pour qui veut tendre à un but précis, pour qui met tout en jeu afin d'atteindre ce but, la souffrance est l’ennemie, elle est le symptôme de l'erreur et l'erreur, c’est l’inadap- tation du savoir. L'adaptation est donc bien, comme nous le disions, la condition première et la plus importante de l'agrandisse- ment du moi. Connaître la réalité, quelle qu’elle soit, c’est être sur la voie de pouvoir s'opposer à ses effets nuisibles, c’est commencer à l’asservir à ses fins. C’est diminuer le pouvoir envahissant du non-moi. Et par « connaître » nous n’entendons pas ici uniquement Îa connaissance intellectuelle, mais aussi et surtout la fa- culté de l'organisme psycho-physique de réagir aux in- fluences du monde extérieur dans le sens de l'adaptation de l'individu : il y a là une connaissance bionomique merveilleuse, une science instinctive, subconsciente et mystérieuse de la conscience biologique, sans laquelle notre organisme serait en un instant la proie des forces aveugles qui tendent à l’anéantir. Mais sous quelle forme se présente ce non-moi auquel le moi conscient doit s'adapter ? Nous pouvons distinguer trois formes du non-moi qui se partagent l’activité de l’esprit humain à proportions Or, nous dit Bercson (loc. cit., p. 143), « dans l’évolution de l'en- semble de la vie, comme dans celle des sociétés humaines, comme dans celle des destinées individuelles, les plus grands succès ont été pour ceux qui ont accepté les plus gros risques » — et, ajou- tons ceci, qui n’ont pas été écrasés par la sélection. Ne voit-on pas d’ailleurs tous les jours que la lutte stimule l’ef-. fort, que les âmes qui ont souffert sont les plus hautes ? Qui sait — pour emprunter une image à la philosophie même de BErGsOoN — si l'obstacle, en comprimant la force de l'être vivant et en en retardant l'explosion, ne stimule pas l'élan vital ? 292 L'INDIVIDU La L inégales : le non-moi subconscient ou organique, le non- moi naturel ou cosmique et le non-moi social ou psychique. 1. Le moi subconscient est connu d’abord subcons- ciemment, puis consciemment. Le moi inconscient connu subconsciemment, c’est le phénomène de la vie organique sous sa forme la plus simple. C’est ce que Arm. Sabatier a appelé la conscience bionomique!. La connaissance des moyens d'existence de son organisme et de ses possibi- lités d'action est le propre des origines de la vie. N'est-ce pas par exemple une sorte de connaissance de sa puis- sance musculaire qui permet à l’écureuil de se lancer dans le vide, sûr qu’il est d'atteindre la branche qu'il a visée ? Et n’est-ce pas là le résultat d’une adaptation sub- consciente, bionomique ? Seule l'expérience consciente empirique, mieux encore l'expérience systématisée par la science ou plus exacte- ment par la physiologie et la psychologie, — deux aspects de la biologie prise dans son sens le plus large, — per- mettent à l’homme de prendre peu à peu conscience des lois générales de son organisme psycho-physique, d'y adapter son intelligence et d'augmenter le pouvoir qu'il a d’en conserver et d’en accroitre la puissance. Pour tout être qui progresse, la conscience de soi, de ses propres forces, est des plus importantes. Connaître empirique- ment ce dont on est capable, tant dans le domaine de la force musculaire que dans ceux du travail intellectuel et de la force morale, c’est être en mesure d’accroître ses facultés. La connaissance scientifique des lois psycho- physiologiques de son organisme vient renforcer ce que la connaissance empirique aurait de trop fragmentaire. ! C’est aussi le cas de toutes les adaptations fonctionnelles ou organiques qui réalisent spontanément l'équilibre interne des orga- nismes. Sur « l'harmonie entre les divers organes dont l’association constitue un individu », cf, GLeyx, Traité élémentaire de physio- logie, IIIe éd., Paris, 1913, p. 1178, qui écrit également : « Vivre, c'est s'adapter ». LE PROGRÈS INDIVIDUEL 293 2. À son tour, le non-moi extérieur matériel est connu d'abord subconsciemment puis consciemment. L’adapta- tion de Findividu au milieu matériel — que nous avons appelé naturel pour l’opposer au milieu social — a com- mencé en effet, tout comme les autres formes de l’adap- tation, par être empirique et subconsciente. Elle continue à l'être dans son processus physiologique. C’est sans que nous le sachions, que nos vaisseaux sanguins s'adaptent par exemple aux conditions nouvelles de pression lorsque nous changeons d'altitude. Il en est de même des adap- tations de notre organisme aux changements de genre de vie. Ces processus d'adaptation réclament de l'énergie vitale ; des personnes âgées ne peuvent plus s'adapter ; certaines personnes, même bien portantes, sont quelque- fois éprouvées par ces changements; mais notre con- science ignore le comment de ces processus d'adaptation ; elle n’y participe pas. Au contraire lorsque nous étudions les propriétés de la matière par la physique et la chimie, lorsque nous plions les lois mécaniques aveugles à notre service, lorsque l'électricité domptée nous éclaire, nous chauffe, nous transporte, il y a là une adaptation de notre intelligence consciente aux puissances du non-moi et une magnifique prise de possession des forces inertes qui sans cela seraient peut-être destructives. 3. Enfin le non-moi social, lui aussi, est connu d’abord subconsciemment puis consciemment ‘. C’est une source d'étonnement que de constater, dans.son jeu complexe, l’admirable fonctionnement de l'adaptation au milieu social. Quand son corps ou son esprit réalisent cette forme de l'adaptation, l’homme, même cultivé, est à peine conscient des procédés qu’il emploie. Son action est lar- ! Cf. J. M. Barpwin, La genèse du moi moral, The Philosophi- cal Rewiew, janv.-sept. 1897. — Ze développement mental chez l'enfant et dans la race, Paris, 1897. — Psychologie et Sociologie, Paris, 1910. 294 L'INDIVIDU gement empirique. Car il faut compter pour peu de chose les connaissances scientifiques actuelles, en matière de psychologie sociale et de sociologie théorique, qui soient efficaces pour la conduite de la vie. Plus importantes sans doute sont les ressources que met à notre disposition la psychologie individuelle pour faciliter nos rapports avec les autres individualités humaines. Mais longtemps encore la simple pratique de la vie dans la société sera presque ._ le seul moyen de connaître — intuitivement — le monde social. Connaissance empirique, subconsciente, nous l'avons dit, mais d'autant plus indispensable que la théo- rie scientifique est encore, dans ce domaine, de peu de ressources ’. Cependant une objection nous arrête ici, objection légitime qui nous amènera à élargir le sens du mot adap- tation et à lui donner des développements nouveaux. Nous l’avions signalée au début de ce paragraphe sur la loi de l’adaptation. On a prétendu que, dans bien des cas, l’adaptation au milieu serait, non un progrès, mais une régression. Pour justifier cette assertion on cite l’exemple d’un enfant qui aurait grandi dans un milieu moralement élevé, et qui serait transporté dans un autre milieu démoralisé. C’est à peu près le cas qui se présente dans le roman « Sans famille » de Hector Malot. Il est évident que, dans ces circonstances, l'adaptation totale de l’enfant au milieu nouveau serait une régression morale. On remarquera que notre définition du progrès indivi- ! Sur l'avenir du monde tel qu’il sera lorsque la psychologie pénétrera de sa sève l'activité des hommes entre eux — du moins de l'élite intellectuelle et morale — cf. le tableau séduisant du Professeur hollandais G. Heymans, résumé par Mile W. van Srockum, Le siècle futur de la psychologie, dans les Arch. de psych., t. IX, 1910, p. 192. Nous nous rallions pleinement à son espoir de voir le monde régénéré et transformé par la psycho- logie. - LE PROGRÈS INDIVIDUEL 295 duel : agrandissement du moi, n’est pas atteinte par cette objection. Quant à l’adaptation, il faut reconnaître que, telle quelle, et prise dans un sens trop étroit, elle serait impropre à servir de définition au progrès individuel. Cependant il y aurait, dans le cas particulier, moyen de s'entendre. On peut distinguer un milieu social partiel et un milieu universel ou, dans un autre sens, les phénomènes con- tingents et les phénomènes permanents, l’état de fait et l’état de raison. Le milieu social comprend aussi bien la société tout entière que tel groupement particulier, la famille par exemple. Dans un pays où tout le monde serait voleur, où le vol serait admis, comme on dit qu'il le fut à Sparte, il n’y aurait socialement pas plus de mal à voler qu'à cueillir une fleur dans un champ. Le vol n'aurait pas de sanction. Maïs si une seule famille vole et que l'ensemble de la société réprouve cet acte, il va sans dire que la sanction sociale la plus puissante est celle qu’il faut considérer tout d’abord. Nous nous pla- cons ici sur le terrain purement utilitaire pour bien montrer que, même à ce point de vue terre à terre, la vraie adaptation au milieu consiste à s'adapter au plus grand milieu social, à celui qui reflète le mieux ce qu'il y a de permanent dans la raison humaine. Est-ce à dire qu’en ces matières la majorité fasse norme et que l’aurea mediocritas soit en morale l'objectif suprême ? Analysons de plus près le processus de l’adaptation. Les réactions du moi, déterminées par le non-moi, se fixent, nous le savons, par l'habitude et l’hérédité. En vertu de la réaction du savoir sur le pouvoir, les mieux adaptés sont ceux qui continueront à s'adapter de mieux en mieux, car le surplus de leur force non employée à s'opposer aux actions destructives du monde extérieur pourra leur servir à mieux connaître quelques-unes des actions innombrables, quelques-uns des multiples mou- 296 L'INDIVIDU vements de ce même monde extérieur, — et cela, nous l'avons vu, par la science ou tout au moins par l’expé- rience empirique de la vie qui n’est qu'une forme de la science élaborée dans la subconscience. . Ainsi le milieu social s'accroît par ses éléments supé- rieurs, les mieux adaptés s’opposant toujours plus les uns aux autres. Un esprit purement utilitaire pourrait dire : c’est l'individu le plus habile qui a le plus de chance d’être heureux, soyons habile. Mais le raisonne- ment des grands esprits est différent. Au point de vue individuel c’est un fait étrange et mer- veilleux que l'esprit de solidarité de l’homme à l’égard de ses semblables : contemporains, ascendants et des- cendants. On peut s'expliquer que les expériences d’où naquit cet instinct nécessaire à la conservation de la race, se soient accumulées et l’aient renforcé par le fait de l’hérédité. Quoi qu'il en soit, l’homme moral se sent poussé à s'adapter le plus possible, non au milieu am- biant actuel, mais à un milieu idéal, à un milieu conçu de telle façon que si tout le monde y conformait sa vie à tels ou tels préceptes, tout le monde y serait heureux. Ce fait, étrange au premier abord, et qui semble dé- passer la portée du concept d'adaptation, y rentre cepen- dant si l’on veut bien considérer que, indépendamment de la nature intrinsèque du non-moi, l’action « adap- tante » du moi peut s'exercer sous trois formes diffé- rentes. Ces trois formes de l'adaptation du moi se retrouveront quel que soit le non-moi. 1. Il y a tout d’abord une adaptation directe du moi au non-moi. S’adapter, disions-nous, c’est rendre automati- ques des réactions conscientes favorables, c’est-à-dire adéquates aux actions du monde extérieur, et cela afin de permettre à la conscience d’opposer son attention ou son effort à d’autres actions-du monde extérieur. C’est ce qu’a exprimé le philosophe Keyserling quand il a écrit, dans ce passage déjà cité : « La conscience fait des plans, LE PROGRÈS INDIVIDUEL 297 prépare l’avenir ; elle tend à créer la régulation automa- tique qui la rendra inutile ‘. » S’adapter, c’est aussi trans- former des réactions grossièrement adaptées en réactions finement adaptées, c’est-à-dire de plus en plus différen- ciées. En un mot, c’est réagir à des faits nouveaux de plus en plus nombreux. C’est faire un effort présent pour dimi- nuer l'effort de l’avenir. Telle est la première forme de l'adaptation. 2. Mais il peut y avoir aussi, par le fait du moi, une adaptation directe du non-moi au moi. Il est clair que si je pouvais créer un milieu idéal où tout se passerait selon mon désir, je serais du même coup tout adapté à ce nou- veau milieu. Sans aller aussi loin, chaque homme ne tend- il pas à diminuer ses efforts d'adaptation en transformant le milieu, en l’adaptant à soi, à ses impulsions ou à son idéal ? ? Un père de famille sera plus heureux dans sa famille que partout ailleurs s’il a modelé ce milieu à son image, à l’image de son idéal, quel qu'il soit. Comme, par le fait même de l’hérédité, c’est le milieu le plus mal- léable possible pour lui, on comprend l'influence impor- tante qu’il peut y exercer, et' la facilité qu'il a d’y faire éclore des déterminations dont il a mis le germe dans ses enfants. L'esprit autoritaire, celui que Paul Seippel, dans Les Deux Frances, a appelé la mentalité romaine, n’est pas autre chose que la tendance à adapter le milieu à soi. Mihi res, non me rebus subjungere conor. Mais il dénote dans certains cas une incapacité de s'adapter soi-même au milieu. Notons que le processus d’adaptation revêt, quand il s’agit du monde social, deux aspects opposés. Il y a action conservatrice dans l’adaptation du moi au non- ! KeyserLiwG, Unsterblichkeit, p. 174. — Cf. Pierre Janer, L'automatisme psychologique, IVe éd., Paris, 1903. 2? Voir plus bas, ch. VII, le rôle des élites. 298 L'INDIVIDU moi social (conformisme de la masse) et action créa- trice et novatrice dans l’adaptation du non-moi social aux idées nouvelles et aux inventions du moi (rôle des élites.) 3. Il y a enfin une troisième tendance qui se rattache à l'adaptation, c’est le besoin de tout être social de conser- ver le milieu auquel il s’est adapté, de le défendre contre les influences qui tendraient à le troubler ou à le détruire. Il y a alors adaptation indirecte par la conservation du milieu auquel on est adapté. Conserver sa famille, ses connaissances, son pays, sa race contre les ennemis du dehors ou du dedans, c’est conserver l’objet auquel on s'est adapté par une série d'efforts qui embrasse souvent l'existence entière de l'individu. C’est parfois l'indice d'un sentiment plus ou moins net d’impuissance de re- commencer pour soi l’œuvre d'adaptation dans un milieu nouveau. Le sentiment patriotique est l'expression de ce désir inné de conserver le milieu social auquel on s’est adapté *. ! Nous pourrions pousser l'analyse plus loin si nous ne crai- gnions de couper des cheveux en quatre. Prévenons toutefois les objections que pourraient soulever les simplifications apportées à notre tableau synoptique de la p. 299. 1. Dans le non-moi organique, il faut comprendre aussi l’orga- nisme psychique subconscient. Ainsi l'apprentissage d'une langue vise à une habileté technique de la mémoire subconsciente. 2. Dans le non-moi matériel, nous faisons rentrer les mondes animal et végétal : nous aurions dit : non-moi naturel, si ce der- nier mot ne prêtait pas quelque peu à confusion. 3. Aux rubriques : adaptation consciente du moi au non-moi, nous avons inscrit le mot : connaissances. Il faut entendre par là autre chose et plus que la connaissance intellectuelle théorique, mais un savoir analogue à celui dont il est question quand on dit : savoir un métier. ; 4. La colonne : conservation de la société, figure ici à titre pro- visoire, en attendant les développements de la partie sociale de cette étude. Elle aurait pu comprendre deux aspects de l’adapta- tion : celui de l’adaptation de la société au reste de l'univers et celui de l'adaptation -du reste de l'univers à la société, ‘(‘q) aanaiosnoo sina (:») HANHIOSNODANS aWOHV a LS AITIHNGIAIANT NOILVLAVAY HLAOZ —— *XNEUOLJEUIAQUI HOAP 9[ 19 97 -0u099,[ ‘anbutyod er aed rez os 2[UI00S UOTIBAIOSUON E[ JUOUMOII vs ‘sodnoi$ soumne sop od -n0418 uos & uorvdepe : owstper -gdur] & ouimpuoo ‘owsipeuoren of saoaeay e ‘inod mb owsnoted 9[ Sup juotosuooqns 59 odnoi8 op qudso[ ‘SNprAIPUI S9f Zo47) (‘e?pt un,p no Asp uos op sus ©] SUUP [UI908 NOI[IU UN & NPIAIPUIT avd sopjaodde suoremuoysuva ],) ‘181008 IOWI-UOU np tou ne ajua108u09 uoryedepy :q (‘oxgjovauo uos op suos 0 Sup ‘JA [I NO noIflu 2 4ns nptatpur | aed 09010 x0 aouonyu]) ‘[8I008 10W-UOU np 1ow ne aquarosuooqns uoreidepy ‘» Hat (‘o1#0ç0108 ap J9 a1So1oyoAsd ap soouessreuuor)) ‘1"I008 1ow-uou ne 1ow np ojuolosuoo uorejdepy ‘q (‘a1v100s pyruaoquos op yuds) ‘21008 1OW-u0u ne 1ow np ajua1osu0oqns uoueidepy ‘» ‘2191008 &] Y SADAIUU [ 9p uoredepe oun or} -SNpuI,[ 19 SA9AIUN,| & 9191008 EI op uoredupe oun 359 oouotos el] ‘artueunu | 2p ona op Juod ny (aponpratpur orsnpur) ‘19H97 I0W-UOU np Iouwu nv 9Ju9128U09 uoneidepy ‘9 (‘sosoyo sop 1jaed aout, op gueuods ay) ‘[PMAEU 10W-UOu np 1ow ne aquat12suooqns uoneidepy ‘» (‘oanqeu ej op soouarss op oagnetwu u9 SolH99p9i Soouessieuuor)) ‘Poe 1ow-uou nv Ou np 9Ju9198u09 uoryeydepy :q (‘sasoyo sop oguvjuods oouessieuuos oun Juvjou9p onbrueS1o osso|dnog) ‘[PHgJeu 1ow-uou ne 1ouw np ojuotosuooqns uoneidepy ‘» 'XNBUOIJEU JIOAP 39 91 -Ou099 ‘onburjod : 9191008 er ap OUIQJUL AUOUAUY, & puay mb 99 jnoy onbiiqna 0100 snos 198uv4 quepuadoo nod uQ ‘jersos onbru -v810 1ow-uou op sed ouop ‘oe1o -08S aouopsuoo op sed e Au] (-esimboe onbiugooy oyeptqey) “onbrueS40 1ow-uou np tou ne ajua1osu09 uoryedepy ‘4 (‘oguejuods opponueu no opjouod -109 919[1qUy ‘108 9p uOISS28804) *oubruv$ao 1ow-uou np row ne ajua1osuoiqns uoredepy ‘» (‘oqeiow 39 onbis£qyd oua8y) “onbrue810 jow-uou ne lou np ajua12su09 uoredepy ‘4 (‘anbr30oçois -Aqyd-oyoKsd ouoqur amowavey) “onbiue$40 1ou-uou ne jou np ajuotosuosqns uoredepy ‘» ‘919190$ EI 9P UOIJUAIOSUO" ‘TOUT ne JOW-UOU np uoryedepy ‘IOW-UOU ne [ou np uoryeydepy © ‘ION NG NOILVLAVAV,A SHGON SIOUL Su NOILVLdVOAV.G 10'T V'T 44 ANÜILAONLS NVAIAVL L LR «7 pdt tp LÉ uéhe-é bit, à dt à lé dé à _ _sfütént 24 de le fé sp À PE s AA À tres OUR ‘81908 JOUI-UON “OHoyeux JOWI-UON “onbruefo IOU-UON » LES TROIS ASPECTS DIFFÉRENTS DU NON-MOI 300 L'INDIVIDU Ajoutons que ces influences extérieures agissant sur le milieu social ne sont pas exclusivement d’ordre social. Elles peuvent aussi être d'ordre naturel : il s’agit alors de la conservation de la société — et, indirectement, du genre humain — en face de la nature. L'homme se libère du réseau de lois qui l’enserre, en les asservissant tour à tour à son pouvoir. Ainsi, l’efflorescence merveilleuse des moyens de communication et de transport peut être considéré comme une œuvre d'adaptation du milieu social lui-même. De même l’œuvre de la science, nous l’avons vu, est une forme de l'adaptation pratique de l’humanité tout entière à l’univers, mais c’est aussi, dans ses appli- cations industrielles, une œuvre d'adaptation de l'univers à l’homme. Ainsi, loin d’être restreinte à une action sur soi-même, à une conformité de conduite avec quelqu’aurea medio- critas, l'adaptation de celui qui conçoit un idéal, qui en- trevoit une société plus haute, plus belle, plus unie, plus morale, est une action édifiante qu’il exerce sur son milieu. Et comme on ne saurait efficacement faire concevoir un idéal à autrui qu’en le vivant soi-même, l’homme no- ble vit dès aujourd’hui comme si son idéal était réalisé. Cette tendance de transformer le milieu n’est pas néces- sairement consciente, notons-le bien, du moins le but que nous indiquons ici n’est-il pas généralement aperçu. Mais c’est bien ce but qui se trouve indiqué implicitement dans cette formule bien connue de Kant : « Agis toujours de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action soit érigée en loi universelle. » Adapter n’est donc pas nécessairement s'adapter. C’est une distinction qu'ont omis de faire certains philosophes empiristes anglais. Ainsi, lorsque Spencer écrit que la morale n’est que la science des degrés successifs de l'adaptation de l'humanité à l’univers, il a sans doute raïi- LE PROGRÈS INDIVIDUEL 301 son à un certain point de vue, mais il néglige d’insister sur le fait que nous pouvons transformer le milieu social, ce qui l’eut obligé à ajouter au principe d'adaptation pur et simple un autre principe de progrès indiquant dans quel sens et par quels moyens on peut transformer le moi et le milieu — surtout le milieu social — pour tendre au progrès maximum. L'adaptation, nous le répétons, est la condition du progrès et non sa fin. Résumons notre étude de l’adaptation en relevant les quelques points suivants : L'adaptation est une transformation directe (du moi) ou indirecte (du non-moi) tendant à accroître la puissance du mot conformément aux lois naturelles. L'adaptation est subconsciente et organique ou consciente et intellectuelle. La première est physiologique ; la seconde est psychique et s'appelle connaissance. Toute science est donc une adaptation psychologique d’ordre intellectuel. Le moi s'adapte : aux lois de son organisme, aux lois du milieu matériel et aux conditions du milieu social. Le moi s'adapte au milieu, adapte le milieu à soi, et adapte tel milieu matériel ou social particulier, pris comme un tout, au reste de l'univers. D. La loi biologique du progrès. La différenciation et la concentration sont les processus par excellence du progrès individuel dans les domaines physiologique et psychologique. On les retrouve égale- ment dans tout progrès spirituel : intellectuel, moral et affectif. Ils sont automatiques chez tout être vivant, mais peuvent, chez l’homme, être dirigés et devenir ainsi les instruments d’un progrès non plus spontané, mais réflé- chi. Ils se conforment à l'adaptation, mais ils la dépas- sent. Ou plutôt ils sont une adaptation: la différenciation est une adaptation de plus en plus riche, de plus en plus 302 L'INDIVIDU variée, assurant au moi, concentration supérieure, le pouvoir croissant d'éviter les causes de souffrance et de diminution de puissance, comme aussi le moyen de s'assurer la coopération des forces du non-moi organique, naturel et social pour son progrès particulier. Mais la différenciation et la concentration sont plus qu’une simple adaptation en ce sens qu’elles expriment, non plus négativement, mais d’une façon positive, l’agrandis- sement du moi, caractéristique du progrès individuel. Toute différenciation et toute concentration organiques et psychiques sont un progrès ; elles le sont, sinon pour l’individu tout entier, — question réservée — du moins pour l'organe au sein duquel elles se manifestent. Au contraire toute adaptation, nous l’avons vu, n’est pas un progrès, quand bien même nul progrès ne saurait, par définition, être conçu sans adaptation. 1. Nous commencerons par parler de la différenciation, bien connue par les travaux de Milne-Edwards, de Spencer, de Fouillée et de bien d’autres. En biologie on entend par différenciation « le processus par lequel les différentes parties d’une cellule acquièrent des différences de structure correspondant à une division physiologique du travail », ou encore : « le processus par lequel des cellules en apparence semblables ou indiffé- renciées deviennent différentes en structure et en fonction ? ». Ceci serait également vrai si l’on remplaçait le mot « cellule » par le mot « organisme ». 1 Muuxe-Enwarps, Leçons sur la physiologie et sur l'anatomie comparées de l'homme et des animaux, Paris, 1857-1880, Intro- duction (vol. I) et 140me leçon (vol. XIII). « Dans les créations de la nature, de même que dans l'industrie des hommes, c'est sur- tout par la division du travail que ce perfectionnement s'obtient. » ($ 9 de l’Introduction.) — Cf. L. Weser. Note sur la croissance et la différenciation. Rev. de mét. et de mor., janv. 1911. # J. M. Bacowin, Dictionnary of Philosophy and Psychology, New-York, 1901. à At So una au: D ER A œil à di cite ml: dhait) Det SR + se EEE TER LE PROGRÈS INDIVIDUEL 303 La différenciation est une adaptation de l'organisme à un nombre croissant d’influences de catégorie différente, émanant du non-moi. Nous avons vu que l'organisme réagit automatiquement à l'élément de constance qui se trouve dans les choses : les réactions particulières, lors- qu’elles rencontrent à plusieurs reprises des actions iden- tiques du non-moi sur le moi, finissent par se fixer par la répétition, et, transformées en habitudes héréditaires, elles deviennent subconscientes ou même inconscientes, c’est-à-dire que, dans ce dernier cas, nous ne pouvons même pas les rappeler à la conscience. C’est le cas des réflexes organiques internes'. S'ils sont perçus ce n'est, on le sait, qu'en cas de maladie et sous forme de douleurs. Les réactions conscientes, avons-nous dit également, s'opposent aux faits nouveaux, c’est-à-dire au différentiel relatif qui est dans les choses. Mais, par suite des diffc- rences d’hérédité et d'éducation entre les individus, le degré de relativité de ce différentiel varie d'un individu à l’autre ; autrement dit, il existe dans les faits certains éléments de constance auxquels certains individus se trouvent adaptés, tandis que d’autres êtres ne le sont que peu ou ne le sont pas. Chez ceux-ci ces mêmes éléments n'amènent donc de réaction appropriée qu’exception- -nellement, ou même pas du tout. Ainsi le sauvage qui n'aurait jamais entendu de symphonie orchestrale ne saurait opposer de réactions appropriées aux intentions du compositeur ; les mille conventions musicales, que nous ne percevons même plus, lui sont étrangères. Or il arrive sans cesse, dans l’existence, que l'individu se trouve en présence de faits nouveaux propres à réveil- ler en lui des réactions nouvelles, ou tout au moins qu’il aperçoive des éléments nouveaux dans des faits par 1 Cf. Bercsow, L’Evolution créatrice, p. 395 : « .… l’activité pre- mière est chose simple, qui se diversifie par la production même de mécanismes comme ceux de la moelle et du cerveau. » 304 L'INDIVIDU ailleurs connus. Conscientes d’abord, les réactions nou- velles deviennent, par répétition, automatiques. Lers- qu'un acte d’abord difficile est devenu facile, c’est que ce qui, pour l'individu, était un élément différentiel accentué, devient, par le retour fréquent du même fait, un élément de constance. La conscience peut alors s'opposer à un différentiel encore plus accentué ou plus rare qu’elle découvre dans les faits à mesure qu'elle pénètre dans leur complexité. Tel est le processus de la différenciation ramené à son point de départ à la fois biologique et philosophique . 2. Si les psychologues se sont beaucoup occupés de la différenciation organique et psychique, il n’en est pas de même de la concentration. Très peu de biologistes et de philosophes ont montré son rôle directement complé- mentaire par rapport à celui de la différenciation. Le processus d’unification des forces différenciées, la soli- darisation centralisée entre les organes appartenant à une même conscience biologique ou psychologique est pourtant de la plus haute importance. Il est étonnant surtout que Spencer ne s’en soit pas occupé plus directement. Lorsqu'il parle de centralisation des énergies, c'est en passant et sans insister. Les deux processus qu’il met à la base de toute vie sont l’intégra- tion et la différenciation. Or l'intégration n’est point du tout la concentration ou n’en est qu’une étape. Il entend en effet par ce terme l'assimilation par l'organisme des éléments venus du dehors; son synonyme est, dans cer- tains cas, «agrégation»; son contraire : dissociation, désintégration, dissolution. Au contraire, à la différen- ciation ou division organique du travail s'oppose la con- servation et l'accroissement de l’unité fondamentale qui fait que tous les organes, différenciés en sous-organes se 1 Cf. pp. 33-34. D LE PROGRÈS INDIVIDUEL 305 partageant la tâche, continuent à concourir à l’adapta- tion, à la conservation et à l'agrandissement du pouvoir central de l'individu : du moi. lei encore ce qui se passe en biologie se retrouve en psychologie. ‘Dans le domaine intellectuel, la concentration momen- tanée de l'esprit porte le nom d'attention. Lorsque l’atten- tion est prolongée et accompagnée de plaisir et d'effort, elle devient de l'intérêt psychologique. Nous venons de 1 L'unité individuelle, le moi, est sans doute : mais on peut dire aussi de cette unité qu'elle devient sans cesse, qu'elle se fait. En d'autres termes, elle représente un processus de la biologie. C’est ce qui fait dire, de façon paradoxale, à BrrGson (L'Evolution créa- trice, p. 14) que l’individualité n’est autre chose qu'une tendance à s’individuer. « Les propriétés vitales ne sont jamais entièrement réalisées, mais toujours en voie de réalisation ; ce sont moins des états que des tendances. » Ainsi « la tendance à s’individuer est partout présente dans le monde organisé ». L'’individualité est caractérisée par « une certaine systématisation des parties », mais elle « n’est jamais parfaite... ; la vie n'en manifeste pas moins une recherche de l'individualité. » (p. 16). « L'évolution de la vie dans la double direction de l’individualité et de l'association n’a donc rien d’accidentel. Elle tient à l'essence même de la vie » (p. 283). Prenons garde toutefois que l'individu peut être envisagé sous deux angles différents, comme centre de convergence de ses élé- - ments constituants et comme fragmentation d’un élan vital sup- posé universel : c'est dans ce dernier sens que BerGsox écrit, par exemple, que le courant de vie se « subdivise en individus » (p. 292). Cf. également L. Bruxscawicc, /ntroduction à la vie de l'es- prit, Paris, 1900, pp. 155-156, cité par G. Canrecor, Rev. de mét. et de mor., 1900, p. 768 : « L'existence des individus est soumise à une loi de développement continu qui exclut la perfection de l'unité achevée et absolue, qui implique au contraire la possibilité indéfinie du perfectionnement. L'unité s'y manifeste comme le principe de l'unification, comme la source d’un progrès qui ne peut s accomplir sans provoquer l'idée et sans inspirer le désir d’un progrès nouveau. Dès lors l'unité n'existe chez les individus, dont elle commande le développement, qu'à titre d'idéal. » Cf. aussi J.-M. Bapwix, Le développement mental, déjà cité, p. 448. 20 306 L'INDIVIDU parler d'effort ; il est aussi, nous l’avons montré dans le chapitre précédent, une forme de la concentration, la plus haute. L’effort dans l'attention et l'effort dans l’action sont, nous l’avons dit aussi, les leviers par excel- lence du progrès. À côté de l'effort momentané, nous rencontrons, dans le domaine moral, l’effort prolongt, analogue à l'intérêt, accompagnant toujours l'intérêt et soutenu par lui. Il s'appelle alors persévérance, opinià- treté, ténacité dans l’action !. Dans le domaine moral, la concentration se manifeste aussi sous forme de possession de soi. Elle apparaît enfin, dans le domaine des idées, et souvent sous forme de tendance irrésistible, dans ce besoin intellectuel d'unité qui est tout particulièrement marqué chez les esprits de race latine. Il n’y a pas seulement concentration nerveuse orga- nique et psychologique autour d’un centre unique, la conscience ou le moi. La complexité des êtres vivants et le haut degré de différenciation qu'ont atteint les plus évolués d’entre eux ont amené la formation de centres secondaires d'énergie qui, sans se désolidariser du tout, sans cesser de jouer le rôle de coopérateurs à la conser- 1 Cf. La Philosophie de William James par Th. Frournoy, p- 167 : « James a montré que les divers processus que nous dési- gnons dans la vie courante sous les noms de faire attention, vou- loir, croire, percevoir une réalité, sont essentiellement identiques, consistant toujours à maintenir fermement et inébranlablement au foyer de notre conscience et au prix d’un effort mental plus ou moins considérable, une représentation (idée, image, donnée psy- chique quelconque), jusqu’à ce qu'elle règne en nous et domine toutes nos pensées et notre conduite. » — Cf. également Bourpox, L'effort, Rev. phil., 1906, vol. I, p. 1. — Dewey, L'Ecole et l'En- fant, Neuchâtel, 1913, a particulièrement bien montré l'union in- time de l'effort et de l'intérêt dignes de ce nom. — Bercesow, L'Evolution créatrice, p. 326, remarque que, chez les êtres vivants, « la tension de leur faculté d'agir est sans doute proportionnelle à la concentration de leur faculté de percevoir ». ni) id ssl _ LE PROGRÈS INDIVIDUEL 307 vation et à l'accroissement de puissance du moi, pos- sèdent un certain degré d'autonomie : ce sont des centres secondaires analogues à ceux que nous avons signalés lorsque nous avons parlé, avec Arm. Sabatier, de con- science biologique; au sens fonctionnel du terme, il y a une conscience dans les organes particuliers comme il y en a dans les cellules organiques d’une part et dans le moi central de l’autre. Les rapports réciproques de ces centres secondaires de concentration vitale, soit entre eux, soit avec le moi, aboutissent à une hiérarchie’. Il y a subordination des fonctions moins essentielles à l'existence aux fonctions plus importantes. Nous pouvons observer cette subordi- nation chez les animaux, dans le système nerveux humain et dans la personnalité psychologique où, cessant d’être purement automatique, elle donne lieu à la conception de valeurs morales : conception d’un bien supérieur et d’un bien moindre, en cas de conflit de devoirs. Chez certains animaux le degré d'indépendance des centres secondaires est si grand qu'on peut les section- ner sans que ces fragments meurent. Chacun d’eux tend à reformer l’animal entier. C’est le cas des annélides, des helminthes, de la sangsue, à condition que le frag- ment sectionné comporte un ganglion nerveux, un Z00- ? Cf. Mnxe-Enwarps, loc. cit., $ 13 de l'Introduction : « La multiplicité des instruments physiologiques et la division du tra- vail sont les principaux moyens que la nature semble avoir mis en usage pour augmenter le degré de perfection dont elle a doté les diverses espèces animales. « Mais ce nombre croissant des agents de la vie, et cette variété dans les fonctions de ceux-ci, nécessite la coordination de leurs actes, et cette coordination s'obtient par la hiérarchie et la cen- tralisation des forces. » C’est cette centralisation (terme à accentuation statique) qui, en s’accroissant par la quantité des éléments coordonnés ou par sa qualité intrinsèque, est ce que nous appelons concentration (terme à accentuation dynamique). 308 L'INDIVIDU nite. Espinas, qui cite ce phénomène, ajoute ! : « Ainsi à l’état normal, quand l'individu est complet, chaque zoonite est le siège d’une conscience distincte; mais cela n'empêche pas l’animal tout entier d’avoir la sienne qui embrasse les consciences partielles en tant qu’elle est composée en grande partie d’impressions que celles-ci lui envoient. » À quoi Espinas reconnait-il qu’un zoonite isolé possède une conscience propre ? Parce qu'il réagit : le segment isolé, dit-il, réagit seul. On saisit là sur le vif la concentration vitale à deux degrés subordonnés. Dans l’être humain il y a de multiples degrés de con- _centration vitale, chaque centre supérieur dominant plu- sieurs centres inférieurs. En tant que la cellule réagit et s’adapte par elle-même, elle peut être considérée comme le lieu d’une concentration vitale élémentaire : conscience bionomique cellulaire. N'est-ce pas cette adaptation au- tonome qui amène par exemple la callosité qui se produit sur les mains chez le forgeron, la formation de caïllots de sang à l’orifice des blessures, les réactions si éton- nantes des leucocytes — ou macrophages — dont parle Metchnikof ? Le système nerveux tout entier forme une vaste hiérarchie de centres subordonnés. Les réflexes organiques inconscients ont pour foyer la moelle épinière ; c’est là que s’élaborent, en l’absence de toute participa- tion de la conscience, les réactions appropriées aux sti- mulus extérieurs ou intérieurs, ayant pour but la conser- vation de l'individu. Les réactions subconscientes, semi- conscientes et conscientes présentent également une hiérarchie. Chaque ordre de réactions correspond à n’en pas douter à des centres nerveux divers. On ne peut constater leur hiérarchie fonctionnelle que par leurs ef- fets extérieurs ; c’est le cas par exemple lorsqu'un indi- vidu passe de l’état de veille à l’état de sommeil hypno- tique, et plus profond encore, jusqu’à l’état d’inhibition 1 Espinas, loc. cit., p. 263. LE PROGRÈS INDIVIDUEL 309 graduelle de ses différents centres de réaction comme il arrive dans le sommeil produit par un anesthésique ; on constate alors nettement la hiérarchie de ces centres. Lorsque la pensée réfléchie n'existe plus, la perception subsiste encore et produit des réactions appropriées. Lorsque le malade qu’on endort pour une opération cesse de penser, il parle encore , puis il cesse de parler, mais réagit au contact, surtout au contact douloureux; sa physionomie exprime la douleur, il se débat peut-être, mais il ne se souviendra de rien. Puis la réaction expres- sive est à son tour inhibée, les réflexes spinaux se pro- duisent seuls et la dernière manifestation extérieure de la vie, avant la cessation des fonctions essentielles, est la réaction des muscles circulaires, ou sphincters, particu- lièrement de ceux qui entourent les yeux. C’est en touchant l'œil du patient que le chirurgien constate si la narcose n’agit pas de façon inhibitive trop accentuée. La progression de ces inhibitions successives exprime la hiérarchie de ces foyers nerveux subordonnés qui sont pour Arm. Sabatier sièges d’une conscience bionomique. Au sommet de l'échelle, la conscience psychologique est la synthèse dynamique, la synergie, la concentration vitale — car toutes ces expressions sont synonymes — .de tous ces centres nerveux subordonnés. Comme on le voit, la concentration joue un rôle aussi important que la différenciation dans l’économie organi- que. Sans concentration intérieure relativement autonome des différents centres secondaires en lesquels se diffé- rencie le moi central, sans concentration supérieure de ces centres convergeant vers ce moi, il ne saurait y avoir d'unité dans nos organismes et nos esprits individuels : il ne saurait même être question d'individus. ! L'importance de ce jeu complémentaire de la différenciation et de la concentration vitales a été noté par FouiLzée. « Tout être vivant, dit-il (loc. cit., p. 9%), en qui ne se réalisent pas variété et unité, est condamné à disparaître ; ceux-là seuls survivent qui se 310 L'INDIVIDU sont à la fois diversifiés davantage dans leurs organes particu- liers, unifiés davantage dans le rapport intime de leurs organes. La centralisation est tellement inséparable de la différenciation que les effets de celle-ci sans celle-là ne seraient ni utiles à la vie, ni durables. » En biologie la supériorité « a pour marque le maximum de différenciation dans le maximum de solidarité » (p. 95). Fouillée reproche à Spencer de n'avoir vu dans le progrès que le passage de l’un au multiple, de l'homogène à l’hétérogène par la différenciation des fonctions. « Il ne faut pas oublier, ajoute-t-il (pp. 352-353), que le progrès implique aussi... la réduction de la multiplicité à une unité supérieure, de la complexité à une simplicité plus haute, de l’hétérogé- néité à une homogénéité plus fondamentale, de la différencia- tion à l'intégration, de la division et de la spécialisation à la coo- pération et à la solidarité... En définitive c'est la synthèse qui l'emporte, et non l'analyse, c'est l'union et la solidarité, non la division. » Plusieurs écrivains ont effleuré la question sans s'y arrêter, Ainsi TARDE, qui paraît confondre la concentration avec l’« uni- formisation croissante » (Les lois sociales, p. 161), ce qui est, croyons-nous, une erreur. — Guill. De Greer (Le transfor- misme social) appelle la concentration : coordination. Or la coordination suppose la concentration, mais ne se confond pas avec elle. — BerGson, L'Evolulion créatrice, p. 136, écrit «.… le progrès du système nerveux s'est effectué, tout à la fois, dans le sens d’une adaptation plus précise des mouvements et dans celui d’une plus grande latitude laissée à l'être vi- vant pour choisir entre eux ». Dans la précision on retrouve la concentration et dans la latitude la différenciation. Aüïlleurs (p. 274), le même auteur oppose précision à variété. C’est la même idée. De Bercsow, cf. aussi Zntroduction à la métaphysique, Rev. de mét. et de mor., janv. 1903, pp. 1-25, où il traite entre autres de l'unité et de la multiplicité dans les phénomènes de la vie. Nul ne s’est approché davantage, à notre connaissance, de la loi du progrès telle que nous la formulons ici, que Sozvay, le grand industriel et sociologue belge, champion de l'énergétisme. Dans son opuscule /ndustrie et Science, Biogenèse et Sociologie, p- 14, il appelle « loi du progrès obligé » la tendance de tout être vivant — il écrit: de toute réaction chimique vivante — « à accroître toujours davantage et sa complexité et sa self-organisa- tion, puisque celle-ci résulte directement de celle-là par thermo- catalyse ». Qu'on remplace les mots complexité et self-organisa- tion par ceux de différenciation et de concentration et l'on aura la formule même de la loi du progrès. LE PROGRÈS INDIVIDUEL 311 E. Le principe d'harmonie de la loi du progrès. L’excès de différenciation sans concentration complé- mentaire est un mal, une cause d’infériorité de l’orga- nisme entier. Il en est de même de la concentration extrême et soutenue qui absorbe l'énergie vitale et empêche la différenciation des facultés de se produire de façon normale. La condition intrinsèque du progrès individuel est l'équilibre, l'harmonie organique, comme l'adaptation en est la condition extrinsèque. La différenciation n’est un progrès que lorsqu'elle accroît l’état d'adaptation de l'individu non à un milieu spécial mais à l’ensemble des conditions de sa vie. Elle n’est un progrès d'autre part que si elle se trouve accom- pagnée de ce processus de concentration des énergies sans lequel elle serait inutile ou nuisible. Il y a donc un double équilibre à atteindre : l’équilibre intérieur entre les processus extensif et intensif de la différenciation et de la concentration, et un équilibre extérieur entre l'individu et le milieu, se traduisant par la puissance de l'individu à créer à son profit des valeurs -équivalentes au standard of life. 1. Equilibre extérieur. Cette dernière exigence crée, nous l’avons dit, une limite au développement de la différenciation. Il faut en effet qu’il y ait équilibre entre les actions du milieu sur l'individu et les réactions de l'individu sur le milieu. Si l’adaptation par la différenciation peut en principe se poursuivre indéfiniment, puisqu'il y aura toujours dans les choses un élément différentiel, en fait, dans le domaine matériel et social, c’est la moyenne établie par la lutte pour la vie dans le milieu donné qui fait loi. L'émulation réalisée par le désir des hommes d'atteindre 312 L'INDIVIDU un certain degré de satisfaction de leurs besoins — les- quels vont également en se différenciant de plus en plus — les incite au travail'. Mais entre le moment où sont satisfaits les besoins généraux essentiels, éprouvés par les individus d’une époque ou d’un milieu donnés, et le moment où l’énergie ainsi accumulée par l’enrichis- sement social de la vie tend à déborder, pour pousser l’ensemble des individus à un degré supérieur de culture, c'est-à-dire de différenciation intellectuelle et morale, il arrive que la puissance d’un grand nombre de ces indi- vidus n’est plus proportionnée à l'effort nécessaire pour donner satisfaction aux besoins devenus beaucoup plus complexes. La concentration psychique nécessaire à l'équilibre interne des facultés ne peut alors se produire que chez les rares individualités équilibrées, chez qui la différenciation première, suscitée par la plus grande complexité du milieu, n’a pas égaré ou affaibli le pouvoir de concentration, chez qui la spécialisation psychique, avec les besoins de plus en plus différeneiés qu’elle pro- voque, n’a pas détruit le bon sens, c’est-à-dire le sens de la concentration vitale et par là l'harmonie intime de l’être. C’est le cas des génies qui continuent à progresser dans des domaines où d’autres ne peuvent les atteindre et s'arrêtent impuissants à mi-chemin. Il peut donc être question, dans le domaine concret et contingent, d’une har- monie à établir entre les principales exigences du milieu naturel et surtout social, et les réactions appropriées de l'individu. C’est en somme de cette harmonie avec le mi- lieu extérieur qu'il est surtout question dans les ouvrages de science morale, de psychologie et de sociologie. 1 Cf. Bexcsow, L’Evolution créatrice, p. 287 : La vie sociale, en conservant eten emmagasinant les efforts «comme le langage emma- gasine la pensée, fixe par là un niveau moyen où les individus devront se hausser d'emblée, et, par cette excitation initiale, em- pêche les médiocres de s'endormir, pousse les meilleurs à mon- ter plus haut ». LE PROGRÈS INDIVIDUEL 313 2. Equilibre intérieur. Mais il existe une autre sorte d'harmonie, nécessaire à la conservation et à l’accroissement de la puissance de la vie chez l'individu. C’est l'harmonie proprement ner- veuse entre les processus de différenciation superficielle et ceux de concentration. Car il y a effort de concentration chez les êtres vivants, et tout effort est une dépense momentanée d'énergie vitale qui, pour être un bien, doit aboutir indirectement à un accroissement d'énergie ‘. Pendant qu’un individu se différencie à certains égards, ou mieux, que telle de ses fonctions, par l'exercice et l’adaptation, gagne en différenciation, il peut arriver que la synergie totale de l'être reste, sur les autres points, ce qu'elle était, mais ne s'affermisse pas. Elle peut même tendre plutôt à s’affaiblir par suite du manque d'exercice, surtout si cette inaction se prolonge. Inversement lorsque la lutte pour la vie, ou telle tendance momentanée, d’origine psychique, amène une concentration croissante, une unification de fonctions diverses jusque là relativement peu solidaires, les centres nerveux qui centralisent les fonctions diverses gagnent en puissance, mais il peut se produire alors une diminution d'activité dans la différenciation particulière de ces fonctions, ou même un arrêt complet. 1 C'est dans ce sens que Bercson, L'Evolution créatrice, pp. 125, 126, 131, 268, 274, 275 et 277, compare la vie à un méca- nisme destiné « 1° à se procurer une provision d'énergie, 20 à la dépenser... » (p. 275). « Là où existe un système nerveux avec les organes sensoriels et les appareils moteurs qui lui servent d’ap- pendices, tout doit se passer comme si le reste du corps avait pour fonction essentielle de préparer pour eux, afin de la leur transmettre au moment voulu, la force qu'ils mettront en liberté par une espèce d'explosion » (p. 131). Tout cela est parfait. Mais pourquoi BerGson veut-il que cette explosion ait lieu « dans des directions variables et imprévues » ? (p. 275). — Parce qu'il se refuse à admettre que l'individu ait pour fin organique d'accroître sa puissance ! 314 L'INDIVIDU Quelques exemples montreront mieux ce double jeu de l'organisme. Dans l’acte d'écrire, la formation des lettres, d’abord difficile et lente chez le jeune enfant, devient de plus en plus parfaite, rapide, sûre et automa- tique. Il s’est produit une différenciation et une concen- tration musculaires et nerveuses, dans les centres prési- dant aux mouvements des doigts. Dans l’acte d'apprendre à monter à bicyclette, il y a différenciation au sein des multiples réflexes équilibrants de l’organisme, et concen- tration, accord de ces réflexes, affectant un grand nombre de muscles différents, en vue du maintien auto- matique de l'équilibre. Les pianistes et les violonistes connaissent bien ces deux sortes d'efforts, l’un tendant à assouplir les doigts et à les rendre plus agiles, l’autre conduisant à un équilibre de toutes ces habitudes diverses laborieusement acquises, pour réaliser une action totale plus sûre et plus ferme, plus harmonieuse parce que plus conforme au but à atteindre : l'exécution expres- sive du morceau de musique à interpréter. Les gymnastes, eux aussi, savent que, pour être agile, adroit et habile, il faut être à la fois souple et fort; il faut que chaque membre sache faire ce qu’il a à faire et que le corps entier coordonne les mouvements en vue de la fin à atteindre. Et que l’on ne croie pas que cette harmonie entre la concentration et la différenciation se produise automati- quement et n’ait pas besoin d’être acquise. Certes, au début, comme tous les processus biologiques, celui qui nous fait tendre à l’harmonie se produit spontanément. Certes la sélection l’a encouragé, puisqu'elle a dû amener la disparition des êtres chez qui cette harmonie s'était rompue. Mais il en est de lui comme des autres : il risque d’être submergé, annihilé par d’autres processus plus puissants, au sein de la haute complexité des faits psychologiques. Lorsqu'une raison consciente trop spé- cialisée, des désirs ou des passions s’en mêlent, la voix LE PROGRÈS INDIVIDUEL 315 de la nature, ici comme ailleurs, est étouffée. Il faut alors que cette même raison consciente, qui peut nuire, songe à conserver ou à rétablir un équilibre essentiel à l'intégrité de l'individu et à l'accroissement de ses facultés. La rupture de l’équilibre interne peut se produire par l'exercice exclusif ou tout au moins la prépondérance de chacun des deux processus complémentaires. La rupture partielle de la synergie, la désolidarisation de tels ou tels organes ou de telles ou telles fonctions est nettement pathologique. Les psychopathes consi- dèrent en général, après Virchow, toute manifestation morbide comme une activité vitale qui se manifeste en trop, en trop peu, ou hors de propos, par perversion. Or, toute perversion est une désolidarisation, une rupture dans la concentration vitale. Nous dirions même volon- tiers que tout défaut moral est un manque de concentra- tion psychique, donc nerveux ; telle différenciation fonc- tionnelle localisée en vient alors à se produire dans un sens exclusif, sans qu'une concentration d’un degré hiérarchique plus élevé vienne rétablir l’équilibre dans la synergie normale des centres divers, conformément aux exigences de l'adaptation. Nous voudrions donner comme exemple de désolidari- sation psycho-physiologique des centres nerveux le cas qui se produit dans la passion alcoolique. Il en est peu qui illustrent mieux la libération anormale de certains instincts par rapport aux centres psychiques supérieurs, libération qui se manifeste hors des voies psychologiques, hors des besoins d'adaptation et de conservation de l'organisme entier. Chez l'individu normal, le désir de boire du vin est provoqué — à tort ou à raison, nous n'avons pas à l’examiner ici — par un certain plaisir général éprouvé: il se produit chez lui un sentiment d'augmentation de sa puissance vitale. Plus souvent il boit, plus il désirera boire, si le plaisir général éprouvé est toujours le même. Le besoin ainsi créé est, comme 316 L'INDIVIDU les autres, l'expression à la fois affective et volitionnelle d’une réaction psychique, provoquée par la vue ou l’idée du vin. Mais, à côté du plaisir général, il y a un plaisir particulier : le vin se trouve flatter aussi le palais. Au besoin global s’oppose un besoin localisé, né, lui aussi, du plaisir éprouvé. Dans l’ordre habituel des choses et à la suite d’une longue adaptation, ce qui est bon à l’or- ganisme entier se trouve en général plaire au goût, ce qui lui nuit, se trouve avoir mauvais goût. Mais, dans le cas particulier, la répercussion nerveuse générale est d’une nature complexe qui échappe à l'intelligence bornée de l'instinct. Il arrive alors que, favorisé par l’'obnubilation du psychisme supérieur, le centre inférieur qui répond au plaisir et au désir de la boisson se déso- lidarise de l’organisme global et cesse, par l'effet de ce que l’on pourrait appeler une passion égoïste, de remplir son devoir de solidarité organique. Le besoin psychique localisé dans le désir du vin n’est plus corrélatif au besoin de cbnservation totale de l'organisme. Et l’organe qui veut s’accroître ou se satisfaire aux dépens du tout se trouvera finalement détruit avec le tout dont il dépend et qu'il a entraîné à la ruine. Tout besoin psychique hypertrophié agissant sans corrélation avec le besoin organique global tend à le détruire. Il se produit là une sorte de court-circuit psycho-physiologique, la partie cessant d'agir pour le tout, l'harmonie entre la concen- tration organique générale et la différenciation localisée étant détruite aux dépens de la première. En toute occasion, l'organisme, tant psychique que physique, cherche donc spontanément à se différencier, c'est-à-dire à opposer des réactions de plus en plus appropriées aux actions du monde extérieur. Mais la différenciation des organes physiques et psychiques des différentes parties du corps, et celle des facultés de l'esprit, doit marcher de pair ; il doit y avoir harmonie dans le développement de l'être ; cela sous peine d'attirer _ LE PROGRÈS INDIVIDUEL 317 un surplus de force nerveuse‘ dans tel ou tel centre secondaire, au détriment de la concentration globale, au détriment aussi des autres centres, qui, pendant ce temps, cessent de progresser, de se différencier et ne réagissent qu’en vertu de la force acquise. Or, cette force n’est pas inépuisable ; elle ne peut, fortement concentrée sur une partie de l'organisme, se répandre suffisamment dans le reste, et les organes non atteints par l’'innervation s’atrophient, si le déséquilibre, qui les prive de l’afflux nerveux nécessaire, se prolonge *. Il faut donc, pour maintenir l’harmonie, que le pouvoir central, ou plutôt la volonté qui se manifeste dans le sein de la conscience psychologique, ait pour ainsi dire l'œil ouvert afin d'éviter tout excès, tout accaparement de force nerveuse, toute tyrannie d’un besoin aux dépens des autres, toute passion débilitante. Pour déceler ce qui serait.un excès, elle doit se baser sur les exigences de l’adaptation et les conditions d’accroissement de puis- sance de l’organisme psychique et physique tout entier*. 1 L’innervation entraînant hyperémie est un fait expérimenta- lement établi. Cf. E. Weser, Der Einfluss psychischer Vorgänge auf den Kôrper, insbesondere auf die Blutsverteilung, Berlin, 1910, analysé par G. Boucné, Les retentissements physiques de l'activité - mentale, Bull. Solvay, 7, 1910, art. 102. 2 Cf. FouiLuée, loc. cit., p. 216. S Fourrée, ici encore, a tiré de la biologie des lois qui sont vala- bles jusque dans le domaine moral. L'importance de l'harmonie or- ganique ne lui a pas échappé : « Dans l'être pluricellulaire, dit-il (loc. cit., p. 103), il y a une organisation plus complexe et plus une (que dans l'être unicellulaire), car il faut que chaque partie ressente à quelque degré ce qui arrive aux autres et réagisse de concert avec les autres. Chez les êtres de ce genre, tout développement exagéré et pour ainsi dire égoïste d'un organe compromet la vie de l'en- semble. Aussi les animaux sont-ils d'autant plus forts que la synergie est plus considérable dans leur organisme ; or, pour réa- liser cette synergie, il faut que leurs parties s’ajustent continuel- lement au tout organique et le tout organique au milieu extérieur, animé ou inanimé. L’« équilibre mobile » qui constitue la vie est ainsi une mutuelle adaptation, un accord d'éléments associés. » 318 L'INDIVIDU En un mot, elle doit viser à réaliser la formule de l’économie bien entendue : le plus d'effets utiles pour le moins d'efforts inutiles. F. La loi du progrès psychologique. Nous avons indiqué comment les processus d'adaptation, de différenciation, de concentration et d'harmonie se manifestent dans les domaines de la biologie et de la physiologie, tout en laissant entendre qu'ils se retrouvent et se vérifient dans celui de la psychologie. Avant de les montrer à l’œuvre dans le champ de la sociologie, et pour mieux en apprécier la portée au sein des forces sociales, soit comme origine, soit comme répercusion de celles-ci, il nous faut montrer encore quelle est leur action dans le progrès intellectuel et moral de l'individu ‘. Tout acte d’adaptation de l'individu — et tout acte tendant à l'accroissement de sa puissance, puisque l’agrandissement du moi ne peut se produire que dans le sens d’une adaptation plus grande — se traduit par un triple processus : affectif, intellectuel et volitionnel. Le sentiment, l'intelligence et la volonté sont en germes dans les moindres de nos actes, de même qu’ils forment la trame des actionsles plus hautes et les plus complexes. Mais ces trois éléments se trouvent représentés dans des proportions inégales. Ainsi, dans l’émotion esthétique, le sentiment affectif l'emporte sur les manifestations in- tellectuelles ou volitionnelles. Dans le travail de la pen- sée, le sentiment et la volonté sont au second plan. Enfin l’action morale, si elle suppose le sentiment et la raison, donne cependant la prépondérance à la volition. Lorsque nous parlons de progrès esthétique, intellectuel et moral, nous groupons les processus psychiques en trois classes ! Cf. Beourerew, L'activité psychique et la vie, Paris, 1907. — Le Danrec, Eléments de psychologie biologique, Paris, 1911, LE PROGRÈS INDIVIDUEL 319 selon qu'ils présentent une accentuation plus particuliè- rement affective, intellectuelle ou volitionnelle. Ceci posé pour éviter que le lecteur ne voie une distinc- tion absolue là où ne se trouve en réalité qu’une classifi- cation fondée sur des différences toutes relatives, voyons comment se manifeste le progrès biologique dans ces différents domaines de la vie psychique. Ou plutôt, puis- que ce serait nous entrainer trop loin que d'étudier ici le processus esthétiqne, dont le rôle social est peut-être moins important que les deux autres, étudions ce qui caractérise le progrès intellectuel et le progrès moral. 1. Si la loi du progrès biologique que nous avons mise en lumière est juste, nous devons retrouver dans le progrès intellectuel une adaptation, une différenciation doublée d’une concentration et une tendance à l'harmonie. YŸ dé- couvrirons-nous ces processus ? Il suffit de poser la question pour voir qu'il peut y être répondu par l’affirmative. Qu'est-ce en effet que l’œuvre tout entière de la science, si ce n’est une œuvre d’adap- tation : ? Connaître, savoir, n'est-ce pas avoir su adapter son intellect ? L’ignorance n'est-elle pas le manque d'adaptation de la raison ? L'idée n'est-elle pas une adap- tation de l’esprit à l’élément intellectuel constant qu'il découvre au sein des fluctuations du monde ? On comprend que Platon, frappé par ce caractère de constance, ait accordé aux idées un degré de réalité supérieur à celui des phénomènes mouvants de la réalité concrète. Il ne faisait que transporter hors du moi les éléments d’adap- tation ou de constance intellectuelle de l’esprit. 1 Cf. BerGsow, L’Evolution créatrice, p. 1 : « L'histoire de l'évo- lution de la vie... nous montre, dans la faculté de comprendre, une annexe de la faculté d'agir, une adaptation de plus en plus précise, de plus en plus complexe et souple, de la conscience des être vivants aux conditions d'existence qui leur sont faites. » On croit lire : de plus en plus concentrée, de plus en plus diffé- renciée… 320 L'INDIVIDU La différenciation intellectuelle, c’est l'analyse qui dé- compose la réalité. Celle-ci, perçue d’abord d’une façon globale et homogène, se trouve morcelée en éléments particuliers hétérogènes ‘. La concentration à son tour, c’est l’abstraction, la réduction du particulier au général ?. Il y a excès de différenciation lorsque l’analyse est poussée si loin que l’esprit ne peut plus saisir la corréla- tion des éléments étudiés et perd de vue les idées généra- les qui donnent leur importance relative aux résultats de l’analyse. L’excès de concentration est caractérisé par l’unification prématurée de faits encore irréductibles. Autant est légitime le besoin intellectuel de tendre vers une unité scientifique, autant sont excessives certaines synthèses métaphysiques, comme celle du monisme matérialiste. L'éparpillement d’une part, de l’autre les généralisations hâtives et incomplètes sont également à éviter ÿ. Il faut donc qu'il y ait harmonie dans la science : il faut que les faits particuliers découverts par l’analyse soient sans cesse rattachés aux synthèses établies et mis à leur rang d'importance ; il faut, d’autre part, que les essais de coordinations universelles, d’abstractions synthétiques, connaissent les bornes du savoir humain et s’abstiennent de les franchir. Ici une certaine métaphy- sique représente l’excès, le déséquilibre ; la science, consciente de sa relativité et s’accroissant sans cesse dans le détail et dans l’ensemble, représente l’harmonie“. " CF. p. 35. 3 Cf. p. 33. 3 CF. F. PauLnan, Analystes et esprits synthétiques, Paris, 1902. — L. CeLLérier, Deux mentalités, deux éducations, L'Education, déc. 1914, où la mentalité latine est qualifiée de synthétique et la mentalité germanique d’analytique. * Le langage suit la pensée et en épouse les contours. Il doit done refléter le double processus de la loi du progrès. MerLcer, un des maîtres de la linguistique indo-européenne, a précisément écrit dans la collection Scientia, 1911, t. IX-XVII, 2, pp. 401-419, un article À LE PROGRÈS INDIVIDUEL 321 2. Les processus essentiels de la biologie sont tout aussi nettement marqués dans le domaine de la vie morale. Gourd a donné de la morale la définition suivante : « La morale est une coordination des volitions. » De même que l’esprit scientifique coordonne les perceptions et les idées pour créer des synthèses rationnelles, de même la vie mo- rale fait converger des actions multiples vers un même but: dans un même instant, synergie des différents organes d’un même corps; dans des instants différents, coopéra- tion de plusieurs actes successifs en vue d’une même fin. Ici le but qui, dans la morale, doit devenir conscient, est le même que le but auquel l'organisme tend spontané- ment : l’agrandissement du moi, mais avec cette différence que l’esprit conscient accentuera avant tout l'adaptation au milieu social, sous les trois formes que nous avons indiquées. En effet, pour notre corps, abstraction faite de l'esprit conscient, le milieu social n’existe presque pas. Notre esprit est donc l'intermédiaire nécessaire pour intitulé Différenciation et unification dans les langues : « Chaque différenciation, écrit-il, est tôt ou tard, et parfois immédiatement, suivie d'une réaction qui tend à rétablir ou à instaurer l’unité de langue là où il y a unité de civilisation. » Malheureusement il ne s'agit pas ici du langage lui-même, mais des hommes qui le parlent, et le mot différenciation, sous la plume de Merzuer, tombe à faux, croyons-nous, puisqu'il n’est pas question chez lui de division du travail : si les langages s’effritent en dialectes, c'est qu'il y a eu morcellement des peuples qui les parlaient, tout simplement. Tout autre est le processus linguistique exposé par Ch. Bazey, Le Langage et la Vie, Genève, 1913, pp. 88-89 : « Les langues, explique-t-il, évoluent sous l'action de deux tendances contraires : la tendance expressive, qui enrichit la pensée d'éléments concrets, produits de l’affectivité et de la subjectivité du sujet parlant, et qui reflète dans la langue ces éléments nouveaux par la création de formes, spécialement de mots ; d'autre part, la tendance intel- lectuelle et analytique... qui diminue le volume des éléments lin- guistiques et... travaille... pour la grammaire. » Enrichissement d'éléments concrets ou différenciation d’une part; de l'autre, rai- son abstraite et logique ou concentration. C’est bien cela. 21 322 L'INDIVIDU l’adaptation de notre être à la société, formée elle-même d’esprits. Et comme la lutte pour la vie, complétée par l’union pour la vie, se manifeste tout particulière,nent dans le milieu social, le moi, pour accroître sa puissance, recourra spontanément, dans la plupart des cas, à un accroissement préalable de puissance du milieu social. C'est ce qu’a fort bien dit Ch. Secrétan dans un cours (inédit) de droit naturel: « L’être moral se veut lui-même, mais il se veut avec tous, pour tous, par tous, en tous !. » Le rôle de l'esprit conscient sera donc complexe : adaptation du moi global aux milieux matériel et social, et adaptation des milieux matériel et social au moi et à ce qu’il conçoit comme un idéal, enfin conservation et accroissement de puissance du milieu social. Toutes ces activités appartiennent à la rubrique « adaptation ». La différenciation morale consiste en un accroissement de puissance des facultés dans le sens d’un pouvoir de réaction de plus en plus riche. Tout effort qui a pour but d'enrichir la puissance de notre organisme, l’étendue de notre science, la profondeur de nos sentiments, est un acte moral. L’être moral supérieur, non seulement fait le bien spontanément, mais cherche à faire plus de bien encore, soit autour de lui, soit en lui, en affinant son sens moral. Mais pour parvenir à différencier de plus en plus son être moral, pour éviter de tomber dans l'excès qui amène l’éparpillement des forces, il doit mettre de l'harmonie dans ses actions en concentrant ses efforts et en mettant chacun "à son rang de valeur. Ce qui distingue essentiellement un homme d’un autre homme, n'est-ce pas, après tout, leur échelle des valeurs ? Et l’échelle des valeurs de vie, n’est-ce pas ce qui importe plus que tout autre chose dans l’existence ? | La vision claire du but à atteindre amène à elle seule 1 Ch. SecréTax, Cours de Droit naturel, Lausanne, 1882-1883, notes manuscrites de Gust. BucnioN, p. 55. LE PROGRÈS INDIVIDUEL 323 une concentration spontanée des énergies, une élimi- nation des impulsions divergentes, une modération des tendances moins nécessaires au but à atteindre et un renforcement des activités convergentes. Ce qui se passe spontanément dans les actes isolés peut et doit se réaliser dans l’ensemble de la vie: c’est là un des signes de la supériorité morale. 3. Dans le tableau synoptique qui termine ce chapitre et qui montre les manifestations de la loi du progrès dans le domaine de la psychologie, nous croyons opportun d’ajou- ter aux schémas concernant le progrès de l’intellect et de la volonté celui qui concerne le progrès du sentiment affectif, envisagé sous son aspect de sentiment social. Il nous paraît assez clair pour se passer de commentaire. Le sentiment affectif est en effet à la base, non seule- ment du beau qui est l'identité, saisie par intuition, de la nature et de la raison, mais aussi du bon. Et comme la bonté est la fleur de toute relation sociale, nous croyons qu'il peut être utile d’en signaler ici, au point de vue psychologique, les manifestations progressives aussi bien que les excès. Sous le nom de « charité », la bonté ne fut- elle pas la pierre d’angle de la philosophie morale de Saint-Paul et le Christ lui-même ne fut-il pas par excel- lence le Prophète de l'Amour ? C’est sur l'amour aussi que Gourd, notre maître, fonde ce qu'il appelle la sociologie intensive, c’est-à-dire l’in- coordonné religieux qui caractérise la vie sociale. A ces vastes coordinations d'individus que sont les sociétés, coordinations fondées sur l'intérêt social « interne », si l’on peut s'exprimer ainsi, qu'est-ce que la religion peut opposer qui transcende toute coordination, qui trans- cende tout intérêt de groupe ? « C’est, en définitive, la société de l’amour:. » ! J.-J. Gourn, Philosophie de la religion, Paris, 1911, p. 220. 324 L'INDIVIDU Nous permettra-t-on, avant de clore ce livre, de dire que, pour nous, c’est précisément l'agrandissement de l'esprit, la conquête du non-moi par le moi, la lutte pour le triom- phe des valeurs spirituelles, qui forme l’essence, avouée ou, le plus souvent, inavouée, de toute religion ? l'ascension de l’esprit, selon la loi du progrès, ascension de l’intelli- gence vers plus de vérité, du sentiment vers plus de beauté et vers plus d'amour, de la volonté vers la possession de soi et vers le don de soi — notions non point contradictoires, mais complémentaires, — tous ces élans vers la lumière, vers « mehr Licht », selon le mot de Gœthe mourant, voilà où nous apparaît la vie religieuse par excellence. Comment comprendre ce besoin inexpliqué et inexplicable de vie croissante et de spiritualité croissante qui traverse toute vie, sinon comme un quelque chose, un pouvoir innom- mable — car le terme d’« élan vital » est trop faible, — qui se trouve à la source et au but, un quelque chose d’imma- nent et de transcendant à la fois qui nous pousse à nous dépasser sans cesse et tout à la fois nous attire vers des fins qui reculent toujours, vers des fins « sans fin », pour- rait-on dire, en un dynamisme éternel! ? Conclusion. Terminons ce chapitre sur la loi biologique et psycho- logique du progrès individuel en formulant les quelques propositions suivantes qui en forment le résumé : 1 Nous avions préparé la documentation d'une étude pres- qu'aussi volumineuse que celle-ci sur la philosophie, la psycho- logie et la pédagogie religieuses. Les ouvrages du philosophe danois Harald Hærrnine sur la philosophie de la religion (résumés par Henri Mrévize dans la Revue de théologie et de philosophie de Lausanne, janv. et mai 1913, pp. 82 et 218), par leur haute valeur et la richesse de leur documentation, nous ont amené à re- noncer à publier notre propre étude. On en trouvera cependant un résumé dans notre opuscule La Science et la Foi, Neuchâtel, 1912. 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Ces trois processus: adaptation, différenciation et concentration complémentaires, et tendance à l'harmonie, sont à nos yeux les processus essentiels de la biologie. On remarquera qu'ils présentent, à l’instar de l’agran- dissement du moi, but du progrès individuel, dont ils sont les agents, ce caractère d’être des processus infinis ; en d’autres termes ils se caractérisent par leur dyna- misme et non par les étapes statiques de leur évolution. Si nous résumons les trois formules ci-dessus en une seule, à laquelle on nous permettra de donner le nom de loi du progrès, nous pouvons affirmer que : Tout être vivant progresse en procédant à une différenciation et à une conrentration complémentaires et croissantes de ses énergies et de ses facultés, conformément à la loi d’adap- tation de soi au monde et du monde à soi, et en vue d'accroître la puissance de son esprit. Il nous reste à retrouver les caractéristiques de la loi du progrès biologique dans le domaine social. ÊTÉ LA SOCI he + EX, Œ ea. L- LIVRE I LA SOCIÉTÉ — CHAPITRE VI L'ÊTRE SOCIAL a ————— Voici la notion de la société-organisme débarrassée de ses éléments mythologiques et métaphysiques. Renou- velée par les analogies empruntées aux lois biologiques et psychologiques de l’organisme individuel, telles que nous venons de les étudier, elle va nous conduire à une vision plus claire du progrès social. Une sociologie biologique de caractère nettement scientifique ne saurait en effet s'arrêter à des apparences superficielles’. C’est dans le fond même de l’âme humaine, dans le mécanisme vivant de l’organisme individuel ? et, plus profondément encore, 1 « S'en tenir aux formes extérieures, c'est faire de la biologie avec des animaux empaillés. » Dr PapizLauLT, La bio-sociologie, Rev. anthropologique, janv. 1912, p. 2. 2 Cf. WaxweiLer, Esquisse d'une sociologie, p. 206 : « L’indi- vidu est effectivement le commencement et la fin dé toute activité sociale : c’est de lui qu’elle part, à lui qu'elle aboutit. » Et p. 208 : « La synergie sociale n’est rien en soi, si elle ne s'applique pas à des individus formés socialement, doués d’aptitudes sociales et capables d'activités sociales... Ce qu'il y a de nouveau dans le 330 LA SOCIÉTÉ dans les lois essentielles communes à tous les êtres vivants, si humbles soient-ils, que nous devons chercher le principe moteur des vastes organismes sociaux qui prospèrent, évoluent, s'étendent et agissent sans qu'au- cune raison consciente paraisse présider à leur marche en avant. Car nous ne craindrons plus, désormais, de parler d'organismes sociaux. Notre intention est de montrer que les sociétés sont bien nettement comparables à des organismes, non pas statiquement, par des ressemblances extérieures, en quelque sorte physiques, visibles et s’of- frant à des descriptions et à l’énumération d’organes parallèles, mais dans leur principe interne, dynamique, dans leur évolution. Le progrès social et le progrès indi- viduel ont la même fin et y tendent par les mêmes moyens, tels que nous les montre à l’œuvre la biologie. La première question qui s’est posée à nous lorsque nous avons cherché à caractériser le progrès individuel a été celle de l’unité individuelle elle-même. Qu'est-ce que le moi ? En quoi se distingue-t-il du non-moi ? Une question analogue se présente à nous : En quoi consiste l'être social ? Qu'est-ce qu'une société ? Qu’est- ce qui en forme l’unité ? En quoi s’oppose-t-elle à ce qui n’est pas elle ? — C’est, on le voit, la question du moi et du non-moi transportée dans le domaine sociologique. Nous avons posé les bases de notre réponse dans la critique que nous avons faite de la notion métaphysique de la société-organisme. Nous trouverons dans ce même chapitre critique les éléments des réponses à donner à d’autres questions connexes : qu’entendra-t-on par cellules sociales et par matière sociale intercellulaire ? Quelles sortes de sociétés faudra-t-il comprendre sous le phénomène, c'est l’ordre qui oriente toutes ces manifestations sociales vers un but déterminé : certains processus sociologiques vont naître de cet effort synergétique, sans lequel ils ne se réalise- raient pas ; ce sont ces processus-là qu'il faut dégager ici. » L'ÊTRE SOCIAL 331 terme d'organismes sociaux ? Comment se manifesteront les processus biologiques transposés dans le domaine des organismes sociaux ? Un dernier problème sera celui de la contradiction apparente entre le rôle individuel et le rôle social de l'individu : homme, organisme individuel et organe social, se trouve parfois en présence d’alterna- tives d'actions inconciliables et opposées, entre lesquelles il est forcé d'opter, sacrifiant ainsi soit les intérêts de la société, soit les siens propres. Unité sociale, cellules sociales, matière sociale inter- cellulaire, organismes sociaux, processus biologiques chez les organismes sociaux, double rôle de l’homme individuel et social, autant de sujets que nous nous pro- posons d'étudier dans ce chapitre et qui tous ont pour but d'éclairer sous ses différents aspects le problème de l'être social. Worms a fort bien distingué, àu sein des groupes réu- nissant plusieurs individus, des degrés de cohésion sociale divers qui peuvent s'exprimer par des termes différents’. Une « foule » de gens se trouvant réunis par hasard, n’ayant rien à faire les uns avec les autres et poursuivant des intérêts particuliers, présentera moins de caractères sociaux qu’une « assemblée » de personnes qu’une même curiosité aura attirées dans le même lieu. Si cette assemblée, quoiqu’éphémère et non organisée, se trouve formée de personnes ayant un intérêt commun, on parlera plutôt de « réunion ». Aussitôt qu’une organi- sation se dessine et que la cohésion sociale, provoquée par les intérêts communs, prend une certaine durée, nous 1 Worms, Organisme et Société, p. 31, déjà cité. Dans sa Phi- losophie des sciences sociales, t. 1, ch. IV, et dans son ouvrage sur Les Principes biologiques de l'évolution sociale, p.92, l'auteur donne encore une autre classification des sociétés. 332 LA SOCIÉTÉ avons ce que le langage commun appelle une « société »!. C'est en vain que Worms essaye d'échapper à cette con- statation en désignant par «associations » les «assemblées organisées dans la poursuite d’un but commun », pour ne réserver le terme de « sociétés » qu'aux « groupements durables d'êtres vivants exerçant toutes leurs activités en commun ? ». Tout d’abord, une association n’est pas TE. WaxweiLer, Esquisse d'une sociologie, p. 270, déclare que, dans son travail, le mot « société » « n’a pas été employé une seule fois, non plus que le qualificatif « social » dans le sens abstrait ». Pris dans le sens d’Etat, le terme « société » est « une erreur de langage » à laquelle on « conserve un faux air concret » (p. 263). Et il ajoute (p. 270) : « Renoncant à se laisser hypnotiser par le mirage poli-centrique, ils (les « sociologistes ») mettront le groupe politique à sa place dans la collection des autres modes d'organi- sation sociale et, délibérément, ils repousseront l'abstraction de la « société ». Bien plus, ils se résoudront à renoncer au terme lui-même : 11 EsT pisquaLIrFIÉ. » D'ailleurs, « spéculer sur des abs- tractions…. c’est, par définition, faire de la métaphysique ». Cet ostracisme nous paraît bien sévère. Ce n’est pas la pre- mière fois d'ailleurs que nous constatons le goût du sociologue belge pour l'abandon des termes courants au profit de néolo- gismes. L'’intention en est louable. Il est certain que beaucoup de mots sont obscurcis par les sens divers qu'on leur prête. Mais ne suffrait-il pas de « moderniser » les termes, au lieu de les décré- ter disqualifiés parce qu'ils sont sur les lèvres de tout le monde ? L'excommunication majeure risque de rester sans effet, même dans le monde des « sociologistes » purs — tandis qu'une belle et bonne définition restrictive a chance de contribuer à un emploi plus rationnel, plus conscient, moins ambigu des termes en question. ? La langue française ne possède pas la ressource qu'a la lan- gue allemande de pouvoir distinguer par des termes différents la « Gemeinschaft » et la « Gesellschaft », la communauté et la société. — Barr, Gemeinschaft und Gesellschaft, fait une distinc- tion très nette entre les sociétés qu'il appelle naturelles, les « Gemeinschaften », qui peuvent être cunsidérées comme l'expres- sion des besoins subconscients des individus, et les sociétés intentionnelles, les « Gesellschaften ». Celles-ci seraient l'expres- sion d’une réalité plus vaste et plus riche à laquelle l'individu participe, mais qu'il ne crée pas. — Cf. également F. Tônnuss, Gemeinschaft und Gesellschaft. Grundbegriffe der reinen Sozio- logie, Berlin, 1912. R L’ÊTRE SOCIAL 2 333 une assemblée, puisque, l'assemblée dissoute, l’associa- tion peut continuer à subsister. En outre, une société par actions, pour reprendre l’exemple que nous avions donné, ne répond pas à la définition que Worms donne des sociétés : voit-on des actionnaires exercer toutes leurs activités en commun ? Ce serait le phalanstère de Fourier, ni plus ni moins. Comme on le voit, le langage courant réserve le terme de « société » à toute coopération d'individus multiples, à la condition que cette coopération présente une certaine durée’ : six ouvriers pressant sur un levier ne forment pas une société. Mais il y ajoute une autre condition : c'est que cette coopération soit organisée. Cette dernière condition nous paraît d’ailleurs néces- saire, mais non suffisante : il semble en effet que, dans certains cas, une coopération durable et organisée ne suflise pas à susciter une société, sans le désir formel, sans la volonté consciente des coopérateurs. Ainsi, cin- quante maçons travaillant durant six mois à la construc- tion d’une maison forment-ils une société ? Il y a but commun, durée, coopération organisée. Maïs si les maçons en question ont subi leur organisation au lieu de la vouloir eux-mêmes, ils ne forment pas une société. Ou du moins ils n’en forment une que dans la mesure où ils acceptent l’organisation qui leur est imposée et durant le temps où ils l’acceptent. Distinction importante, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Elle permet en tous cas de distinguer les sociétés des organismes — au sens propre ! Il se peut que le droit admeite des sociétés constituées pour quelques instants, afin de jouir de la personnalité civile, comme il admet des contrats fictifs. C'est un côté de la question que nous n'avons pas à examiner ici. L'élément de durée nous paraît d’ailleurs n'avoir qu'une importance tout à fait secondaire. 1] ya des sociétés qui se forment, en mer, durant une traversée et qui cessent d'exister lors du débarquement et de la dispersion de leurs membres. 334 LA SOCIÉTÉ du terme — et d'affirmer que les organismes ne sont pas, strictement parlant, des sociétés. Coopération relativement durable, organisée et voulue, voilà notre définition de la société. Pour qu’il y ait société, il faut donc qu'il y ait entre les membres composants un but commun — soit général, comme la conservation du milieu social, soit particulier : industriel, scientifique, politique, sportif, etc. — Et c’est le cas même dans les sociétés sans contrat social explicite. Dans un Etat, tout citoyen est censé vouloir implicitement l’ordre social tel qu'il est exprimé par la loi. Il peut ne pas l’approuver in- tellectuellement, mais sa volonté doit se régler d’après elle. Et c'est dans la mesure où il se règle d’après Ja loi qu’il est citoyen, c’est-à-dire membre de l'Etat. Si l’ac- ceptation active ne se produit pas pour des motifs supé- rieurs et abstraits, la société intervient pour y substituer l'intérêt concret, sous forme de sanction pénale. L’individu a le choix entre la sanction et la soumission à la loi. C’est un marché. Mais c’est sa volonté consciente qui fera, en dernier ressort, de lui un membre de la société, acceptant son organisation, ou un hors la loi. Nous pouvons donc affirmer qu'il peut être question, au point de vue sociologique, d’un être social, lorsque les hommes se réunissent en sociétés ; et nous pouvons clore ce paragraphe en disant que l'être social a sa source dans les volontés individuelles et son expression dans la coopération sociale organisée *. 1 Il peut sembler, d’après notre définition, que les sociétés animales ne puissent pas être considérées comme des sociétés proprement dites, car il leur manquerait cette volonté consciente des individualités composantes de tendre à une même fin. Ce serait interpréter notre pensée d’une facon abusive. Il nous suffit qu'une abeille apporte à la ruche le produit de sa récolte pour qu'il puisse être question d’une participation consciente à une œuvre collective. La conscience spontanée n’est pas la conscience réflé- chie. Or la première suffit. Elle se caractérise par l'acte de collaboration comme la volonté négative se caractériserait par L'ÊTRE SOCIAL 333 Les faits sociaux non voulus expressément par les indi- vidus — par exemple le-prix des objets réglé par le jeu de l'offre et de la demande — ne sont que des répercus- l'acte de révolte ou d'indépendance. C’est ce qui ressort des étu- des : d'Espinas, Les sociétés animales, déjà citée ; de A. LamrerE, L'origine des sociétés d'insectes, Ann. de la soc. entomologique de Belgique, LIII, 1909, pp. 507-515 ; d'Ed. Bucniow, Les mœurs des termites champignonnistes (de Ceylan), Bibliothèque univer- selle, juin 1913, etc. P. Cauzcer, Eléments de sociologie, Paris, 1912, qui promet d'étudier « les phénomènes sociaux comme le naturaliste étudie les phénomènes organiques » (p. 3) et qui applique « au phénomène social le raisonnement qui... a permis de découvrir le criterium du phénomène vital » (p. 30), caractérise comme suit la socialité : « Pour qu'il y ait socialité, il faut que l’on puisse constater : « 10 L'existence d’un groupe d'êtres vivants, la socialité ne pouvant se manifester chez un individu isolé ; « 2° La présence de facultés psychiques plus ou moins déve- loppées chez ces individus ; « 39 La tendance de ces facultés à s’extérioriser, c’est-à-dire à se manifester par des actes ou des faits susceptibles d’être imités par les individus du groupe et de s'imposer de plus en plus à eux; « 4° Le caractère téléologique ou finaliste de tous les actes col- lectifs.… enchaînés... non plus seulement par un rapport d'antécé- dent à conséquent (succession), ni même de cause à effet (causalité), mais aussi par un rapport de fin proposée, de but poursuivi, à moyen... L'effet, sous le nom de fin proposée ou de but à attein- dre, remplit l'office, les fonctions d'une cause en devenant ce qu'on appelle un mobile ou un motif ; l'esprit... communique à tous les phénomènes sociaux ce caractère finaliste... Tout fait social se reconnaîtra à la présence simultanée de tous ces caractères et, si un seul fait défaut, on peut affirmer qu'on ne se trouve pas en face d'un phénomène social » (pp. 32-33). W. M. Kozrowsxi, La réalité sociale, Rev. phil., 1912, Vol. II, p. 161, estime que le lien social, le consensus, « est avant tout une coopération, la constatation d’une action commune ou de ses résultats... Une coopération, aussi peu importante et passagère qu’elle soit, implique d’abord l'idée du but pour lequel elle existe : puis un plan d'action commun — iout au moins dans la conscience de ceux qui dirigent l'action — et une conscience de la nécessité d'obéir pour atteindre le but, de la part de ceux qui se soumettent à la direction... Le lien social est une réaction d'ordre psychique » (p. 164). Jusqu'ici nous sommes d'accord avec l’auteur, mais nous 336 LA SOCIÉTÉ sions du fait initial qui, dans le cas particulier, est seul conscient et voulu : la constitution de la société ou, tout au moins, l'acceptation par l'individu du modus vivendi qu’elle lui impose. ne le suivons plus quand il aflirme que ce lien est la tradition, qu'il n’a pas de caractère dynamique, qu'il dépasse la conscience des individus, qu'il peut être désigné comme l'âme sociale et qu'il est « l'unique réalité sociale, et par conséquent l'unique objet de la science sociale » (p. 171). J.-E. Boonix, The existence of social minds, The American Journal of sociology, juill. 1913, croit également à l'existence de consciences sociales distinctes des consciences individuelles : « I would seem that social minds must be real if they possess characteristics analogous to those of particular minds. One of the most important of these characteristics is fusion. Social situations present a case similar to the fusion of elementary states within the particular mind ; and while the greater complexity makes ana- lysis more difficult, the laws of fusion seem to be the same » (p. 21). En quoi consiste cette combinaison ? Ce n’est pas une fusion de sensations ou d'idées. « At any rate, it is primarily a voluntaristic fusion — a creative unification of conative tendencies, whether of the instinctive or the ideal order. These voluntaristic tendencies we have indeed come 10 recognize as the fundamental aspect of mind, individual or social... When minds recognize each other’s presence and abandon themselves 10 a common direction, a new will comes into existence which is a different individual from the personal wills » (p. 27). G. H. Leusa, Sociology and psychology, dans le même journal (nov. 1913, p. 323), combat ce point de vue, ainsi que la théorie de Durkueim. Il attribue une part active aux esprits individuels dans la production des faits sociaux : « These facts show merely that elements of a certain nature form compounds possessing proper- ties of a certain kind, not belonging to the separate elements. » Néanmoins «the presence of consciousness introduces into the re- lations of individuals to society an essential element not to be found in the relation of physical elements to their compounds. This difference appears to me wholly 10 invalidate Durknerm's parallel » (p. 335). En effet « individuals do more than reflect social life ; they modify it, for they are centers of creative energy » (p. 338). C'est aussi l'avis du Dr G. P. Zeuonx, Ueber die zukünftige Sozio- psychologie, Archiv für Rassen- und Gesellschaftsbiologie, 1942, n° 4. Après avoir écarté le concept de conscience sociale (Das Bewusstsein... muss der Naturforscher ignorieren, da es in keinem nt dé À ns nt bu ds ‘mé L'ÊTRE SOCIAL 337 : IL . Nous avons considéré jusqu'ici comme acquis que les cellules sociales sont les individus. Il existe cependant une école qui considère comme élément primaire de la société la famille. Cette opinion nous paraît insoutenable. Elle ne serait valable, à la rigueur, que pour une seule sorte de société : l'Etat. Même dans ce cas particulier, qui exclut tous les autres, on ne peut pas considérer la famille comme un élément primaire puisqu'elle est elle-même une société. Le couple primitif reproduit non pas des couples mais des individus. Légalement le mari et la femme ont d’ail- leurs leurs droits individuels. La thèse de Le Play, renou- velée de celle d’Aristote, se fonde sur de simples appa- rences biologiques — puisque la cellule organique se dédouble sans l'intervention d'une autre cellule — et l'intention, louable sans doute, mais extra-scientifique, de morale sociale qui l’anime, nous oblige à l’écarter et à considérer que seul l'individu est La cellule sociale. Cela est vrai en droit et en fait. Fall seiner Wahrnehmung zugänglich werden kann), il ajoute : « Der Schwerpunkt liegt in den Motiven und überhaupt in der Psychik des Täters und der ihn umgebenden Menschen » (p. 407). Citons encore, dans cette promenade à travers les théories ré- centes, le livre de Paul Narorr, Sozialpädagogik, Theorie der Willenserziehung auf der Grundlage der Gemeinschaft, Stutigart, 1909. Narore, en néo-kantien authentique, donne comme principe directeur, comme norme, comme unité de mesure à la sociologie, l'idéal d'une société d'hommes libres. Ce principe doit pénétrer toute l'activité sociale. Le progrès social, qui lui apparaît, ainsi qu'à nous, comme une marche vers une unité de plus en plus haute au sein de la diversité des activités, doit tendre à s'approcher de cet idéal et à le réaliser toujours plus. Cf. Ferneui, Nature et fin de la société, Rev. phil., 1888, vol. IE, p. 370. — Paranre, La téléologie sociale, Rex. phil., 1902, vol. 11, p. 149, déjà cité, — ete. 1 bo 338 LA SOCIÉTÉ Mais encore, que faut-il entendre par individus ? Sera- ce le corps ou l'esprit? Le moi global ou le moi cons- cient ? Nous trouverons la réponse à cette question dans notre définition de l'être social. L’être social, disions- nous, naît de la volonté de l'individu et se réalise par la* coopération de celui-ci. C’est doné l’activité de l'individu qui seule a une valeur sociale directe ; et comme l’activité ne va pas sans la raison — l’activité impulsive elle-même étant mue par le psychisme subconscient agissant en tant que raison organique, physiologique, spontanée, tandis que la volonté est dirigée par la raison consciente, quand bien même celle-ci déraisonne, — nous pouvons dire aussi que la raison, ou mieux notre être psychique intellectuel, a une valeur sociale directe, tout comme notre être affectif qui exerce une si grande influence sur la raison. La cellule sociale est donc l'individu en tant qu’activité — action corporelle ou parole — et l'individu est actif en tant qu’il pense et qu’il sent. Nous pouvons formuler cette vérité ainsi : La cellule sociale est l'individu en tant qu’esprit. Et comme, objectivement, l'esprit a pour siège le sys- tème nerveux, nous nous rencontrons ici avec Lilienfeld pour qui la société en tant qu'organisme est un système nerveux social. Cette activité psychologique des individus dans la société nous permet de déduire quels seront les carac- tères — ressemblance ou dissemblance — des éléments constitutifs des différentes unités sociales. Les membres composant une société s'unissent, nous l’avons vu, parce qu'ils désirent tendre au but qui cons- titue leur unité sociale. Ce désir, existant chez tous les membres et révélant un besoin semblable, suppose aussi chez eux une complexion nerveuse semblable. En outre leur union laisse supposer qu’ils n’ont pas préféré tendre isolément au but choisi, qu’ils y parviendront donc mieux ensemble, soit que leurs forces s'ajoutent les unes L'ÊTRE SOCIAL 339 aux autres mécaniquement — cas qui se présente rare- ment isolé, — soit qu'elles se complètent les unes les autres pour une activité complexe. C'est le cas de la coo- pération organique qui suppose chez les membres asso- ciés des capacités différentes. Durkheim ‘ attache une grande importance à ce der- nier caractère : celui de la dissemblance des membres composant les organismes et les sociétés. La solidarité par ressemblance est, pour lui, celle des corps inorga- niques sur lesquels n’agissent que les lois physiques. Transportée dans le domaine social, cette solidarité par ressemblance causerait des luttes intenses, puisque, plus les êtres sont identiques, plus aussi, mis en face de res- sources limitées, la concurrence serait âpre. Des êtres poursuivant des fins divergentes vivent ensemble sans avoir à lutter, puisque le domaine de leurs activités spé- ciales est différent. C’est là, nous semble-t-il, une double confusion. Des êtres sans intérêt commun n'ont pas à former de sociétés ; s'ils s’unissent pourtant, c’est alors que l’un exploitera l'autre. Mais, comme l’a bien montré Espinas ?, ni le para- sitisme, ni même le commensalisme ne donnent lieu à des sociétés. Dans une société où règne la division du travail, les activités des membres ne semblent divergentes que si l'on s'arrête à l'apparence extérieure immédiate. S'ils n'avaient pas de but commun : par exemple, comme citoyens, la bonne marche de l'Etat; comme profession- nels, l'intérêt du public — lequel, par réaction, assurera leur intérêt particulier, — ils ne formeraient pas de - groupes sociaux. Là où toutes les fins seraient diver- gentes, il y aurait masse amorphe, foule, agrégat et non société. La seconde erreur de Durkheim est de mécon- naître ce fonds de ressemblance qui, la psychologie le 1 Durkneim, Division du Travail, Paris, 1893. ? Espixas, Les sociétés animales, p. 158. 340 LA SOCIÉTÉ montre, doit nécessairement préexister chez les membres d’une société et lui servir de fondement. L'unité sociale n’aura pas d’autres sources que celles- ci : ressemblance et but commun. De là naît à son tour, par voie de conséquence spontanée, la nature des rap- ports qui s’établissent d'eux-mêmes entre les membres d’une société. C’est ce que nous exprimions en disant! que les caractères de l’unité sociale résultent des ré- percussions des désirs et habitudes subconscients des cellules qui la constituent. Que bien des lois sociales soient en apparence — ou même réellement, pour une certaine part — le résultat de délibérations conscientes, cela est incontestable. Mais cela ne diminue pas de beau- coup la portée de cette assertion, car les lois qui sont bonnes le sont pour autant qu’elles répondent aux besoins ? des membres de la société ; celles qui sont mau- vaises le sont parce qu’elles s'opposent à la satisfaction des besoins sociaux légitimes. Les bonnes lois, qu’elles aient passé ou non par le canal de la raison consciente d’un ou de plusieurs législateurs, sont donc bien le plus souvent l’émanation des besoins et des désirs subecon- scients des membres de la société. 2-CF p. 161. ? Au IVe Congrès de psychologie expérimentale tenu à Inns- bruck en 1910, vox Mapay, insistant sur l'importance de l'élément biologique dans la vie des hommes, a montré qu'on peut considérer chaque invention, chaque usage nouveau comme une adaptation. Dès qu’un besoin naît, il se manifeste immédiatement une activité de l'esprit, «il y a une invention dans l'air ». Chaque phénomène ethnologique — et sociologique — est donc déterminé à la fois par le besoin et le milieu. Chaque élément doit être analysé jus- qu'à ce qu'on arrive au besoin, au « Trieb». C’est seulement lorsqu'on sait quels sont les besoins humains qui sont satisfaits par un phénomène ethnologique, qu'on peut dire que le domaine des connaissances psychologiques — ajoutons : et sociologiques — s’est enrichi (Bericht über den IV. Kongress für experimentelle Psychologie, herausgg. von D' F. Scaumanx, Leipzig, 1911, pp. 243-245 — Résumé dans le Bull. Solvay, 12, 1911, pp. 92-93). L’ÊTRE SOCIAL 341 Le seul cas où la raison du législateur intervienne en tant que raison, et non en tant qu’écho de désirs subcon- scients, c’est lorsque des lois sociales naturelles induites des faits réels par la méthode scientifique donnent lieu à des applications. Dans ce cas, rare encore’, mais qui deviendra, nous l’espérons, de plus en plus fréquent, la sociologie théorique sera à l’art du législateur ce que les mathématiques et la physique sont à la mécanique appli- quée, ce que la physiologie et l'anatomie sont à l'hygiène et à la médecine, ce que la psychologie devrait être à l'éducation. Nous paraissons nous contredire lorsque nous affirmons d’une part que l’unité sociale a pour origine la volonté consciente des individus et d’autre part que cette même unité emprunte presque tous ses caractères au subcon- scient des individus. Ce n’est là qu’une apparence. La société et l'individu réagissent l’un sur l’autre : des faits sociaux identiques créent des besoins identiques qui amènent chez les individus le besoin de créer une unité sociale qui les protège et qu'ils protègent ?, ou qui les conduise plus facilement à tel but particulier qui les attire. Inversement, l’unité sociale crée ou multiplie les relations entre les membres, chacun en particulier ayant alors, soit à s'adapter au milieu, soit à adapter le milieu à soi, à ses besoins et à ses désirs. Si la conscience crée l’unité sociale en tant que groupe organisé, — l’organi- sation ne subsistant que si elle continue à être voulue, Rare, certes, mais pourtant ancien. M. Bourqux cite, dans le Bulletin Solvay, 7, 1910, art. 112, p. 3, le fait que « le gouverne- ment des Ptolémées suscita des concurrents au corps des scribes d'Amon, afin de réduire l'influence de ce dernier sans lutte ouverte, par le glissement naturel des choses. Ce fut un moyen politique, prévision relative à des phénomènes sociaux et vérifiée par les événements ». C’est donc bien une « application consciente et vou- lue d'un principe sociologique », sans doute une des plus anciennes connues. ? Cf. J. M. Bazpwix, Psychologie et Sociologie, p. 49. 342 _ LA SOCIÉTÉ — le subconscient produit ce qu’on pourrait appeler le contenu de l'unité sociale, en d’autres termes il crée, pour la presque totalité, les formes du modus vivendi établi entre les éléments organisés. III À la question qui concerne les cellules sociales, se rattache celle de la matière sociale intercellulaire, pour reprendre l’expression employée par Lilienfeld. Et d’abord existe-t-il quelque chose qui puisse être désigné par ce terme ? Le moi social s'oppose à plusieurs non-moi : les autres sociétés, les autres hommes, pris isolément, et la nature : animaux, plantes et forces pure- ment physiques. Spencer fait rentrer dans l'organisme social jusqu'aux choses inanimées. Ainsi on le voit étudier le phénomène de la différenciation du pouvoir exécutif de l'Etat jusque dans les moyens de transport, les feux, les signaux, l'écriture, les télégraphes. N'y a-t-il pas confusion? Et, tout d’abord, ces moyens ne servent-ils pas d’ailleurs principalement à l’ordre économique? Le fait qu'ils rendent des services à l'Etat ne modifie pas ce caractère. Mais ce n’est pas ce point qui est en cause ici. La question a une portée plus vaste. Si l’on veut fonder la sociologie sur la biologie, il ne faut pas s'arrêter à des apparences. Prenons un exemple : un enfant avale une pierre, fait- elle désormais partie de son organisme ? En aucune façon. Pourquoi? Parce qu’elle ne coopère pas spontanément à la conservation de son corps. La coopération spontanée _des parties, voilà, on s’en souvient, l’un des critères de l'organisme individuel. Il doit en être de même dans l'organisme social. Et ce motif doit nous suflire pour exclure du concept d'organisme les choses matérielles. PLAS | EE 2," 37 L'ÊTRE SOCIAL 343 Nous en excluerons, pour la même raison, les plantes et les animaux. Nous irons même jusqu'à dire que le corps humain ne fait pas partie de l'organisme social, puisque ses membres ne réagissent spontanément qu’en vue de la conservation de l'individu. C’est l'esprit seul, nous l'avons vu, qui reconnaît en autrui son semblable — la conscience de l'espèce de Giddings — et se trouve capable de coopérer à la conservation de la société. Tel est le non-moi social. Se compose-t-il d’une matière sociale intercellulaire et de quelque chose qui ne le soit pas ? Retournons à l'organisme individuel. Nous voyons que, parmi les éléments étrangers aux cellules, les uns leur sont utiles au point qu’elles ne pourraient parfois pas s’en passer — ainsi le serum du sang, — d’autres sont inutiles ou nocifs. On a réservé aux premiers le nom de matière organique intercellulaire. Il en sera de même en sociologie. C’est l’utilité d’une part, l'indifférence et la nocivité de l’autre, qui seront les critères permettant de considérer tel élément comme social ou non. Forts de cette distinction, nous excluerons du domaine social même les objets produits par l’homme et qui n’eussent pas existé sans lui, si ces objets ne leur sont d'aucune utilité présente ou à venir. Ainsi, lorsque le professeur Adrien Naville‘ considère comme un fait social l’amon- cellement des boîtes de conserves vides au dessous de l'hôtel de Righi-Kulm, en vertu de notre définition, nous ne saurions nous associer à son point de vue; pour nous, ces éléments indifférents, voire nocifs, tout au moins au point de vue esthétique, ne font plus partie de près ni de loin de la société; ils ne redeviendraient faits sociaux que le jour où quelque industriel— fait peu probable — s’avise. rait de les exploiter pour battre monnaie avec leur moyen. L'effet ne doit-il pas logiquement se distinguer de la 1 Adr. Navizue, La sociologie abstraite et ses divisions, Rev. phil., 1906, vol. I, p. 457. 344 LA SOCIÉTÉ cause ? De même que les matières minérales comestibles que j'absorbe deviennent des matières organiques par leur intégration dans le tissu de mes organes, de même les corps primitivement organiques redeviennent inorga- niques en retournant à leur état primitif. Matières éla- borées par l'organisme et utiles à l’organisme, voilà la matière organique intercellulaire. Il doit en être de même dans le domaine social, sous peine de devoir considérer comme faits sociaux toutes les répercussions des phénomènes qu'une cause initiale relie à la société. À ce taux, les fleurs des champs ne se- raient-elles pas des faits sociaux, puisqu'elles ont absorbé de la terre fertilisée par un fumier déposé par les soins ou avec le concours des capitaux d’un syndicat agricole ? C’est le travail humain qu’elle contient et son utilité sociale qui seront donc les caractéristiques de la matière sociale intercellulaire où, pour la désigner d’un mot plus simple et non moins expressif: la chose sociale '. 1 Nous nous séparons sur ce point aussi bien d'E. WaxwegiLer que d’E. Durréez, qui discutent dans le Bulletin Solvay, 11, 1910, art. 180, p. 7, la question de savoir si les choses peuvent faire partie des faits sociologiques. « Pour passer du psychologique au sociologique, déclare le premier, il n’y a, me paraît-il, à retenir parmi les « faits » humains que ceux-là qui impliquent des réactions entre individus.» Pour le second, le fait sociologique est «un ensemble où l'on trouve simultanément, et unis dans leurs rap- ports mutuels... des états psychologiques... des actions... y com- pris les choses qui en résultent ». Pour nous, on l’a vu, la sociologie n’étudie pas uniquement des phénomènes de psychologie collective ; mais, par contre, loutes les choses dues aux actions des hommes, dans leurs rapports mutuels, ne sont pas de son ressort. Seules sont choses sociales, pour nous, celles qui forment en quelque sorte un pont entre les forces humaines agissantes d’une part, et les besoins humaïns de ‘l’autre, pont d’un esprit à plusieurs esprits ou de plusieurs à un seul, par la voie d'actes consistant parfois en la transformation (adjonction, soustraction ou changement de lieu) de choses, et dans la mesure où ces choses servent aux besoins des hommes ou des collectivités. L'ÊTRE SOCIAL 345 L'objet le plus utile à la société est le corps des indi- vidus qui la composent. Puis viennent les êtres vivants — les chevaux par exemple — ou les objets matériels — comme le télégraphe — qui lui rendent le plus de services. Contrairement à la valeur économique qui n’est déter- minée que par une opposition de désirs, par un conflit entre l'offre et la demande, où entrent en ligne de compte l'utilité, le travail, la rareté, etc., l'importance de la matière sociale intercellulaire a pour norme sa partici- pation comme moyen de conserver et d’accroître la puis- sance de la société. Dans les mines où l’air pur ne saurait pénétrer sans le travail de l’homme et où il doit porter ses qualités hautement utiles d'agent de la santé des ouvriers, l'air devient un élément social, une matière sociale intercellulaire, au même titre que l’eau et la lumière que la société transporte ou crée pour ses besoins. Si tel ou tel organisme social joue tel ou tel rôle parti- culier, certains objets lui seront plus utiles, d’autres moins, d’autres pas du tout. On ne considérera comme chose sociale de cet organisme particulier que ce qui concourt comme moyen à sa conservation, à l’accroisse- ment de sa puissance, ou ce qui lui aide à tendre à telle fin qui lui donne sa raison d’être. L'argent, par exemple, sera plus spécialement un instrument d'ordre économique — ainsi que nous le verrons plus loin ; — la loi, en tant qu'écrite, sera une chose sociale d'ordre exclusivement juridique ; le territoire, en tant que limité par des fron- tières idéales sera une chose ressortissant à l’ordre poli- tique, tandis que le sol en tant que producteur de moyens de subsistance ressortit à l’ordre économique. Nous verrons plus loin l’utilité de ces distinctions. La conquête des énergies de la nature par l’intelli- gence et l’industrie humaines constitue un enrichisse- ! Pour ScHÆFFLE, éconouniste avant tout, c’est la richesse seule qui est la‘substance sociale intercellulaire. Cf. Bau und Leben des sozialen Kürpers, 1re section, IIIe division, p. 93. 346 LA SOCIÉTÉ ment des choses sociales et par là un ‘accroissement de puissance de la société tout entière, une diminution du nombre des forces naturelles indifférentes ou novices. Diminuer les efforis de l’homme sur le plus de points possible, non pour qu'il laisse s’annihiler sa puissance dans le repos et la paresse, mais pour qu’il puisse con- sacrer les forces vives, ainsi libérées, à de plus hautes conquêtes de son esprit ou de sa main, tel est le but suprême du progrès dans sa domination sur les forces de l’univers. IV Nous venons de parler de sociétés, d'organismes so- ciaux, d'unité sociale. Il est temps d'indiquer ce que sont ces organismes sociaux, ce qu’il faut désigner par ce nom. On se souvient que, pour certains sociologues, comme pour Aug. Comte, il n’y a qu’un organisme social, l’Hu- manité ‘. D’autres, à la suite de Spencer, d'Espinas, de Lilienfeld, de Worms, — nous ne les mentionnons pas tous, — réservent le terme d'organisme social aux nations, ou même, dans un sens plus étroit, à l'Etat. Quand ils parlent de la société- organisme, il ne faut entendre qu’une société : l'Etat. Les autres sociétés ne sont pas des organismes. Pourquoi cette exclusion ? Parce que ces sociologues limitent le terme «société » aux «groupements durables d'êtres vivants exerçant toute leur activité en commun ? ». Nous avons fait justice de cette interpréta- tion restrictive que le langage ne justifie pas. Pour nous toutes les sociétés seront des organismes, car toutes, en vertu de notre définition du mot société, sont des groupe- ments voulus et organisés. Sans organisation économique 1 Cf. p. 93. — Cf. également Ch. CnerriLs, Système de philoso- phie positive ou traité de sociologie d'A. Comte, Paris, 1912. ? Worms, loc. cit., p. 31, cité. p. 125. 4 D; - ER ONRISE ’ L'ÊTRE SOCIAL 347 et juridique, sans autorité hiérarchique, il n’y a pas de société : même les plus petits clubs ont leur budget, leur règlement et leur comité. Eh bien ces caractères suffisent, comme nous venons de le dire, à conférer à ces groupes le titre d'organismes : la loi du progrès social leur sera applicable, car cette loi est intimement liée à l’idée d’or- ganisation et aux réactions que toute organisation d’un groupe social actif et vivant produit dans l'esprit de ses membres. _ Dans notre critique de l’idée d’un organisme social qui serait étendu dans l’espace, nous avons montré l’inanité de ce concept’. Même les limites des pays ne sont, comme nous le verrons, qu’une répercussion de l’activité politique des Etats, une nécessité de leur organisme, mais elles ne les constituent pas. En prenant ces limites pour celles des organismes eux-mêmes, on prenait l'effet pour la cause, comme si les individus étaient là pour la loi et non la loi pour les individus, comme si la lettre devait être respectée, quand même l'esprit devrait en être tué. Que les limites spatiales aient pu autrefois symbo- liser véritablement les limites de tels organismes sociaux, c'est possible : là où la race, la nation et l'Etat ne for- meraient qu'un tout, où aucune différence de nationalité, aucune association pour une autre fin que celle de servir l'Etat ne séparerait les individus, il n’y aurait d'autre or- ganisme social que celui enfermé dans les limites d’un territoire donné. Mais, pour rencontrer des cas pareils, il faut remonter à la famille patriarcale antique, il faut les chercher en pleines steppes ou dans les déserts. Rappelons d’ailleurs qu'un même individu peut faire partie de plusieurs organismes sociaux ?, ce qui exclut de prime abord toute délimitation spatiale exclusive d’aucun d’entre ceux-ci, à moins qu'ils ne forment en $ ! Cf. pp. 165-168. ? Cf. p. 169. 348 LA SOCIÉTÉ quelque sorte des cercles concentriques dont l'individu est le centre. Aussi bien faut-il distinguer deux sortes de sociétés qui, bien que rentrant dans la définition que nous avons donnée, présentent de nombreux points de dissemblance : ce sont les sociétés naturelles et les sociétés particulières. Les sociètés naturelles sont à proprement parler cel- les-là seules qu’envisagent la plupart des sociologues. Ce sont celles dont on fait partie sans déclaration explicite, par droit de naissance : la famille, la nation, l'humanité. On peut refuser d’en faire partie, quitte à encourir les sanctions instituées ou à s'exiler, maïs si l’on profite de leurs avantages, on doit en accepter les lois : c’est là l’acquiescement volontaire, même implicite, qui est à la base de toute société. Le but de ces sociétés naturelles est, pour les individus, la conservation mutuelle des membres et l’accroissement de puissance du tout. Cet accroissement de puissance naît d’un meilleur ordre social et provoque un meilleur ordre social : diminution des luttes d’individu à individu ou de groupe restreint à groupe restreint. Au point de vue social il y a conser- vation du milieu, amélioration de ses organes par la di- vision croissante du travail, par la précision et la sou- plesse des lois qui le régissent, et par la liberté relative la plus grande possible des individus, dans tout ce qui ne tombe pas sous le coup de la loi; également : conser- vation, et accroissement de puissance du groupe social au sein des autres groupes de même nature, avec les- quels il peut lutter ou s'unir. S'il ne les respecte pas, ils peuvent s’associer pour l’écraser. Ce fut en tout temps le _sort de l'impérialisme *. Faut-il compter l'Etat au nombre des sociétés natu- ! Cf. L. Esrève, Une nouvelle psychologie de l'impérialisme, Ernest Seillère, Paris, 1913. L'ÊTRE SOCIAL 349 relles ? Les avis sont partagés. Les uns ne voient. pas d’autre société-organisme que l'Etat; d’autres — rappe- lons les noms de Spencer, d'Espinas — ne voient dans l'Etat qu'un organe, l’organe capital il est vrai, de la société, celle-ci étant la nation. Mais y aurait-il nation, sans Etat ? Depuis que la race ét la parenté des membres n’est plus l'élément consti- tutif de la nation, force est bien de recourir, pour dis- tinguer les unes des autres les nations humaines, à l'élé- ment contingent qu'est la nationalité des individus, nationalité réglementée par le groupement social appelé Etat. À ce point de vue, où le mot Etat est employé dans le sens large et comme synonyme de nation, celui-ci est douc bien une société naturelle, dont on fait partie par droit de’ naissance, et à laquelle on adhère implicite- ment en obéissant aux lois et en remplissant les charges qu'elle impose aux individus. C’est dans ce sens qu'on parle des grands Etats européens, ou des Etats-Unis d'Amérique. Par contre si l’on restreint le mot Etat au gouvernement, c'est-à-dire au groupe d'individus à qui la nation a confié l'autorité et la charge de veiller plus spécialement à la conservation, à l’organisation et à l'accroissement de puissance interne ou externe de la nation, on peut alors le considérer comme un organe national, comme le « cerveau de la nation » ainsi qu'on l'appelle souvent symboliquement. Cette distinction entre l'Etat et la nation peut paraitre de peu d'importance. Il n’en est rien. La confusion à donné lieu à bien des erreurs conduisant à de véritables sophismes dont se sont souvent embarrassés les légis- lateurs eux-mêmes. Bastiat ? parle déjà de « cette erreur, la plus funeste qui ait jamais infecté la science, et qui 1 Basriar, Harmonies, pp. 539 et 540, cité par Ch. Risr davus Gine et Risr, Histoire des Doctrines économiques, Paris, 1909, p- 719. 350 LA SOCIÉTÉ consiste à confondre la société et le gouvernement ». Pour lui le problème de l'Etat se pose ainsi : « Dans le grand cercle qui s'appelle société, tracer rationnellement le cercle inscrit qui s’appelle gouvernement. » Les sociétés particulières que nous pourrions aussi appeler sociétés privées ou contractuelles, se distinguent des sociétés naturelles en ce qu’on n’en fait pas partie par droit de naissance et qu’il faut un acte d’adhésion formel — requérant plus ou moins de conditions ou de formalités — pour en faire partie. Le but de ces sociétés n’est pas la conservation de ses membres, englobant toutes les activités qui tendent à cette fin; ces sociétés ont un ou plusieurs buts particuliers, bien spécifiés. L'organisation ne concerne que des activités qui tendent à ce ou à ces buts. Enfin, et ceci résulte de ce qui pré- cède, ces sociétés ne lient leurs membres que dans une mesure restreinte, bien définie, tandis que les sociétés naturelles, surtout l'Etat, possèdent théoriquement un droit illimité de lier l'individu, pourvu que cette obliga- tion soit imposée avec l’appareil légal en usage et acceptée par lui de gré-ou de force. Qu'il y ait des sociétés à type mixte, à mi-chemin entre la société naturelle et la société particulière — telles certaines communautés religieuses américaines, — c'est ce qu’on ne saurait nier; mais cette constatation n’enlève rien à la valeur de notre distinction qui reste vraie dans la grande majorité des cas et comporte des développements pratiques qui la rendent utile et néces- saire. Les sociologues que nous avons étudiés reconnaissent la distinction que nous venons de faire, mais en général pour exclure de leur biologie sociologique les sociétés particulières. Espinas' leur donne d’autres noms. Il 1 Espinas, loc. cül., p. 219. L'ÊTRE SOCIAL 351 considère que les sociétés normales se divisent en primi- tives ou natives, et en consécutives ou adventives, ou encore électives. Les premières seules sont pour lui des organismes. Les seules sociétés qu’on puisse « consi- dérer comme des êtres », dit-il‘, sont celles dont les membres sont « unis pour tous les rapports de la vie, y compris la reproduction et l'éducation, ce qui entraine l'union pour la nutrition elle-même ». Pour lui, l'Etat n’est pas un être, mais un organe ; l’armée n’est pas un être, mais un organe ; la nation au contraire est un être, la famille est un être. Le sociologue américain Giddings, dans ses Principes de sociologie? distingue également les deux sortes de sociétés, mettant d’un côté l'Etat qui serait une sorte d'organisme social et les sociétés privées qui en seraient les organes. Mais il est à noter que les sociétés privées ne jouent souvent aucun rôle dans la conservation spé- cialement nationale et que beaucoup d’entre elles sont internationales. Auguste Comte seul paraît avoir reconnu que les lois de la biologie — et par conséquent les analogies avec les organismes — se retrouvent jusque dans les sociétés privées. C’est que, pour lui comme pour nous, la science sociale doit être fondée au premier chef sur la biologie. Reconnaissant lui-même que l’'Humanité-organisme est encore à l’état de nébuleuse, il ajoute qu'il n’est pas nécessaire d'attendre que l'humanité ait atteint son unité pour créer la sociologie : « Appliquée à l’un des centres les plus minimes, pourvu que ce centre se suffise à lui-même, la science sociale y découvre les mêmes lois d'équilibre et d'évolution que dans un corps qui com- prendrait toute l'humanité *. » * Espinas, Rev. phil., 1899, vol. I, cité par FouiLrée, Loc. cit., p. 167. Pr: 161. 3 Cours, cité par Espixas, loc. cit., p. 101. 352 | LA SOCIÉTÉ *: Quelles sont ces lois d'équilibre et d'évolution dont parle Auguste Comte? Ce sont celles que nous avons aperçues dans les organismes individuels. Car nous retrouverons les lois biologiques dans les organismes so- ciaux *. è | Prenons un groupe social même infime plongé dans le grand milieu de la nature et des autres groupes sociaux avec lesquels il entre en contact. Si ceux qui le composent se sont unis, c’est qu'ils ont eu un motif pour cela : désir de conservation mutuelle ou buts précis à atteindre. Les influences du monde extérieur tendant à les dissocier rencontreront donc une force de cohésion, de concentra- tion, qui offrira une résistance plus grande que n’en pré- senterait la seule force d'agglomération ou d’agrégation de ces éléments à l’état de matière inerte. 1. Adaptation sociale. — Pour se conserver dans le milieu ambiant, ce petit organisme social s’adaptera. L'adaptation se traduit au sein des organismes indivi- duels par une modification psychique ou fonctionnelle et par une modification histologique ou organique. Le rôle des organes sociaux — sous-groupes ou indi- ! Nous ne faisons que rappeler ici l’essai, parallèle au nôtre, qu'a fait Gabriel Tarpe de retrouver en sociologie les lois de la biologie. Mais il se limite en cela à trois ordres de phénomènes, la répétition ou imitation, l'opposition et l'adaptation. Cf. Les lois sociales, pp. 15, 57 et 113. — Cf. également L’Evolution d'après G. Tarde (observations de Léon Puaicippe, Mme Lydie Marria, René Worms, etc.) dans la Rev. intern. de sociologie, avril 1911. — M. Panmezer, The Science of human behavior. Biological and psrchological fundations, déjà cité, étudie au ch. XX « The fac- tors of social evolution », mais paraît s'attacher surtout aux facultés psychologiques qui font de l'individu un être social. — Rappelons également E. Sozvay, Biogénie et Sociologie, Re. scientifique, 3 déc. 1910. Nes 7 CT L'ÊTRE SOCIAL 333 vidus — se modifiera de façon analogue ; ce sera une modification sociale fonctionnelle. En outre le modus vivendi des individus et sous-groupes entre eux, au sein du groupe entier, se modifiera aussi conformément aux besoins créés par les modifications d'ordre fonctionnel ; ce sera une modification sociale organique. Pourquoi ces analogies ? Parce qu'une même cause est en jeu, qu'il s'agisse d'organismes individuels ou d'organismes so- ciaux : une même nécessité les oblige à s'adapter aux exigences ambiantes, naturelles ou sociales, sous peine de péricliter ou de périr. Cette adaptation de l'organisme social est aussi impérieuse que l'adaptation de l’orga- nisme individuel '. Et comme l'organisme social n'existe que par les individus qui le composent, c’est une néces- sité des individus de veiller à l’adaptation du groupe social — ou des groupes sociaux — à l'existence desquels tels de leurs intérêts ou même leur existence entière sont liés. Nous avons fait allusion à cette adaptation des sociétés lorsque nous avons dit qu'à côté des actes d'adaptation de soi au milieu et du milieu à soi, l'indi- vidu avait à conserver — ajoutons à adapter et à accroître en puissance — le milieu dont il fait partie et auquel il a plus ou moins attaché son sort. Dans cette adaptation de l'organisme social les diffé- ? A. Bruno, Sociologia e psicologia, Rivista italiana di socio- logia, mars-avril 1910, pp. 222-237, montre que le développe- ment social ne se fait pas selon un plan préconçu, mais qu'il résulte d'une adaptation continuelle des institutions : « Il n'y a pas lieu de parler d’une échelle des valeurs sur laquelle les sociétés qui seraient considérées comme ayant réalisé le mieux un type prédéfini, occuperaient un rang plus élevé, parce qu'en fait ce n'est pas un idéal qui engendre le travail de la collectivité. Aucune société ne tend à atteindre un idéal qu’elle aurait en com- mun avec d’autres ; chacune s'efforce d'adapter à son milieu les organismes collectifs les mieux appropriés » (p. 235). Cela revient à dire : il n'y a pas d'idéal statique, mais un idéal dynamique : l'adaptation. 23 354 LA SOCIÉTÉ rents facteurs que nous avons mentionnés entreront en jeu : faits extérieurs et processus internes. La concurence sociale, entrainant une sélection sociale, est un phénomène trop connu pour exiger de longs déve- loppements. En général, quand on parle d’adaptation sociale, le milieu naturel — conçu par opposition au milieu social — n'entre pas en ligne de compte comme agent direct, car, nous l’avons vu, l’organisme social ne peut être assi- milé qu’à un système nerveux, ou plutôt à quelque chose de moins matériel encore : à un système psychique, sans même qu'il soit question du soubassement visible et pal- pable de ce système. Le milieu physique n’agit directe- ment que sur les individus. Indirectement par contre, et précisément à travers les organismes individuels, il exerce une influence considérable sur les organismes sociaux, augmentant ou diminuant leur vitalité dans la mesure où il accroît ou restreint la force vitale des individus qui les composent. Le milieu par excellence où s'exerce la con- currence sociale sera donc le milieu des organismes sociaux antagonistes!'. Cette concurrence est patente 1 Par concurrence sociale, il est bien entendu qu'il ne s'agit plus ici de la concurrence des individus au sein d’un groupe — nous l’avons étudiée dans la partie de cet ouvrage concernant l'individu, — mais de la concurrence des groupes entre eux. Bazowin, Psychologie et Sociologie, montre, pp. 50-52, que, lors- que « le groupe devient unité... la lutte n'est pas moins réelle ; c’est maintenant une lutte entre des groupes, non entre des indi- vidus ». De même « la sélection des groupes succède à la sélection des individus. Par la survivance d’un groupe, dans cette concur- rence, il y a un type individuel qui se trouve préservé », type particulier plutôt, qui n'est ni celui d’un individu, ni le type hu- main universel. La concurrence ne se produit plus, dès lors, soit entre groupes, soit entre individus, que sur le terrain des acti- vités qui ne sont pas totalement unifiées, socialisées. Cf. Novicow, La lutte entre les sociétés humaines et leurs pha- ses successives, Paris, 1893. — J.-L. De Lanessan, La lutte pour l'existence et l’évolution des sociétés, Paris, 1903. — Ang. Vaccano, L'ÊTRE SOCIAL 355 dans le cas des compagnies industrielles et des maisons de commerce. Elle existe également entre nations. Il se trouve pourtant des cas où le milieu matériel joue un rôle direct sur certains organismes sociaux, ce sont ceux où une société particulière ou une nation ne prospère que grâce à la matière première industrielle qu’elle exploite et fournit : ainsi les mines de houille d'Angleterre ou de Belgique, les plantations de caoutchouc du Congo exercent une action directe non plus spécialement sur les individus, mais surtout sur les sociétés qui en sont les propriétaires ou qui les exploitent. L'action de ces richesses naturelles ne s'exerce sur les individus qu'indi- rectement, en passant par la société qu’elles font pros- pérer et qu’elles ruineraient en s’épuisant. Dans le domaine social comme dans celui des organis- mes individuels, un préservatif contre les maux qu'en- traînent le struggle for life, la concurrence et la sélection est l'union pour la vie. C’est ce qu'ont compris les sociétés qui se sont unies en confédérations : les nations, les syn- Saggi critici di Sociologia e di criminologia, Turin, 1903, étude sur la sélection des sociétés et des groupes. — G.-E. Vincexr, The rivalry of social groups, American Journal of Sociology, vol. XVI, n° 4%. La rivalité des groupes entre eux a une influence considérable sur les activités des individus qui les composent ; les intérêts collectifs dus à la compétition, les pensées qui en résultent contribuent à modeler l'unité subliminale des groupes sociaux et à leur conférer leur caractère. Inversement une société peut se trouver en état d’infériorité dans la lutte pour l'existence, lorsqu'elle accroît dans son sein le nombre des éléments impropres à la création de valeurs : infir- mes, vieillards, ete. C’est ce que montre, entre autres, À. NoORDEN- Hozz, Ueber die Gefährdung unserer nationalen Tüchtigkeit im modernen Staat, Annalen der Naturphilosophie, XI, 1, 1911, pp- 67-81. C'est ainsi qu’il relève « einen Standpunkt-Unterschied gegenüber der Biologie. Während für die Biologie die Entstehung der Arten im Vordergrund des Interesses steht. …, so hat es dagegen die Soziologie mit der Entstehung, Entwicklung und dem Untergang der Gesellschaften zu tun. » Et celles-ci valent, dans la lutte, par la qualité d'ensemble de leurs membres. 356 LA SOCIÉTÉ dicats, les sociétés coopératives ; c’est ce qu'ont réalisé également les industriels allemands en créant des cartels. Tous ces phénomènes, lutte, concurrence, union de socié- tés, peuvent se rattacher à l'adaptation des organismes sociaux, Car, dans tous les cas, la liberté d’action des sociétés — et, par là, des individus réunis et constitués en sociétés, — se trouve limitée ; certaines activités qui se sont montrées pernicieuses aux intérêts communs sont réfrénées, et les sociétés se les interdisent; certaines autres se trouvent être avantageuses : on leur donne le développement que l’on juge favorable à ces mêmes inté- rêts communs. Ces activités que l’on s’interdit ou que l’on développe, soit sans s’en rendre compte, soit au con- traire consciemment et volontairement, ce sont des réac- tions analogues à celles que nous rencontrons dans les organismes individuels ; ici aussi il y a tâtonnements ou actes d'imitation, suivis d'effets respectivement défavora- bles ou favorables, habitude prise de persévérer danslesac- tivités jugées bonnes, c’est-à-dire, en somme, adaptation :. Nous ne saurions affirmer qu’il n’y ait pas aussi, au point de vue symbolique tout au moins, variation sociale — heureuse ou malheureuse — réveil chez la masse des individus d’habitudes ancestrales longtemps réfrénées ou combinaisons nouvelles inédites. Qui dira par exemple ce qui, dans la Révolution française, fut un retour aux usages libres de la vieille France, dont les franchises : avaient été supprimées peu à peu par la prérogative de l’autorité royale, et quelle fut, d'autre part, la mesure ! La nécessité de l'expérience sociale comme fondement de ‘éducation des masses a été bien mise en lumière par WaxWwEILer, Avant-propos du Bull. Solvay, 1, p. 1x: « Avant tout, les hommes doivent s'adapter : c'est le fait initial, déclancheur de tout le méca- nisme. L'adaptation devient, ou non, une habitude ; l'habitude devient, ou non, un usage, et ainsi de suite. Une sélection per- manente s'opère par le simple jeu des expériences de la vie: c’est ainsi que la sélection des pratiques crée la technique ; ou que la sélection des croyances crée la connaissance. » L'ÊTRE SOCIAL 357 dans laquelle agirent les idées philosophiques des Vol- taire, des Rousseau et des Montesquieu ? On peut en tout cas assimiler la Révolution française à une variation brusque ayant eu pour fin l'adaptation de la France à des conditions de vie intérieure plus favorables. Sans doute, en passant d’un état social arriéré à un état social trop avancé pour elle, et qui eût convenu à des organismes sociaux beaucoup plus évolués — ses cellules n’étant pas capables de jouer les rôles qui leur étaient assignés par la nouvelle organisation politique et sociale, — la France a partiellement dépassé son but. N'est-ce pas ce qui a amené la réaction ? Et ne constate-t-on pas des expérien- ces analogues chez les individus lorsque l'esprit veut imposer aux facultés ou aux organes un effort pour lequel ils ne sont pas mûrs ? Nous venons de le voir, les différentes formes de l’adap- tation concernant les rapports entre le moi et le non-moi se retrouvent dans le domaine sociologique : 1. La société s'adapte au milieu. 2. Elle cherche à agir sur les autres sociétés! et sur les forces physiques de la nature pour les plier à ses fins et les adapter à elle. 1 Cet accroissement du moi social aux dépens des autres socié- tés a reçu le nom d'impérialisme. Cette tendance fondamentale de l'être à l'expansion vers le dehors a été aperçue par les penseurs depuis les temps les plus reculés. « Saixr-Cyrax, avec la théolo- gie chrétienne, l'avait nommée esprit de principauté ; d’après le langage de l'école écossaise, c'est le désir de souveraineté, c'est encore l'instinct of sovereignty ou l'amour de la domination de Manpeviure, le désir du pouvoir de Hosses, l'amour de la puis- sance d'Hervérius, la volonté de puissance de Nierzsone. » L. Esrève, Une nouvelle psychologie de l'impérialisme, Ernest Seil- lère, déjà cité, désigne comme les trois premiers théoriciens de cette tendance : Thomas Hosses, l'absolutiste ; Henri de Bou- LAINVILLIERS, historien de l'impérialisme et ancêtre spirituel de GuwpLovicz, le « théoricien convaincu de l'impérialisme en socio- logie descriptive » ; enfin Bernard de MANDEvILLr, précurseur de l’utilitarisme impérialiste qui paraît régner de nos jours à l'instar d'une maladie sociale contagieuse. 358 LA SOCIÉTÉ 3. Elle à intérêt à conserver le plus grand milieu social au sein duquel elle prospère et auquel elle doit plus ou moins son existence. Sans qu’il soit possible de distinguer d’une façon aussi nette que chez l'individu un moi conscient et un moi glo- bal, on pourrait cependant, en vertu de l’analogie biolo- gique, regarder le président d’une société, son comité ou son gouvernement, comme le siège sensible, raisonnant et volontaire de la société entière, en d’autres termes comme son moi conscient, le reste de la société étant assimilable au moi global — ceci bien que, les jours de discussion et de votation populaires, ce moi global s'élève au rang de moi conscient. — Et en poussant plus loin cette analogie fondée sur la similitude de fonctions, il est loisible de considérer : 1. Que le moi social conscient, gouvernement ou élite, s’adapte au moi social global : la masse sociale elle-même ; 2. Qu'il s'adapte aux autres sociétés ou aux conditions du milieu physique ambiant. Nous retrouvons ainsi toutes les formes possibles de l'adaptation individuelle, même celle qui correspond à l’adaptation de l'individu au milieu social, puisque, de même que les individus, en s’associant, forment des socié- tés, les associations de sociétés forment des sociétés plus vastes : fédérations, corps de métiers, cartels, ete. Nous comptons d’ailleurs revenir avec plus de détails sur les caractères respectifs et les rapports réciproques de la masse sociale et de l'élite. Nous retrouverons de même dans les sociétés la diffé- renciation et la concentration organiques. On se souvient de la définition que nous avons donnée‘ de la différen- ciation : c’est le processus par lequel les différentes par- ties d’un organisme acquièrent des différences de struc- 1 P. 302. L'ÊTRE SOCIAL 359 ture correspondant à une division physiologique du travail. Nous trouvons donc déjà dans le texte même de cette définition l'expression par laquelle on désigne la différenciation sociale : la division du travail. Notre but, dans ce chapitre, n'étant que d'indiquer le parallélisme dynamique entre les organismes individuels et les sociétés afin de mettre en lumière ce qui est, pour nous, la caractéristique de l’être social, nous ne nous étendrons pas sur cette question de la division du travail, une des plus anciennement connues et des plus complète- ment élucidées du domaine sociologique. Nous préférons renvoyer le lecteur à l'ouvrage magistral que Durkheim luj a consacré’. Constatons simplement la parfaite simi- litude des processus organiques physiologique et socio- logique. Dans les deux cas, les éléments du tout organisé — d’un côté la cellule ou l'organe dans l’organisme indi- viduel, de l’autre l'individu ou le petit groupe social dans la société — se trouvent en présence d’exigences de l'adaptation qui les amènent à se partager la tâche et à se spécialiser. L'économie de temps, de force, de prépa- ration nécessaire, la supériorité du résultat qu'entraine la division du travail la font préférer, du moins dans toutes les occasions où les individus spécialisés peuvent 1 Durkmeim, De la division du travail social, Paris, 1893 : — Cf. également G. Simmez, Soziale Differenzirung, Leipzig, 1890, en franc. : La différenciation sociale, Paris, 1894. — Boucré, Revue générale des théories récentes sur la division du travail, Année sociologique, VI, Paris, 1902. — Notons en passant que déjà PLarox avait relevé le double rôle de la division du travail et de la solidarité qu’elle suppose. Après avoir établi que « le besoin est la cause déterminante de l’organisation sociale », il montre les avantages de la division du travail (Rép., 379, a) : 1° on réussit mieux dans un travail qu'on a choisi conformément à ses aptitudes ; 2° on fait mieux, en plus grande quantité et avec moins de peine ce qu'on fait constamment ; 3° on perd moins de temps et moins d'occasions favorables quand on se consacre tout entier à une seule tâche (370, c.). — C'est ainsi que s'établit entre les diverses classes une solidarité qui les rend précieuses les unes aux autres. 360 LA SOCIÉTÉ compter les uns sur les autres pour subvenir aux besoins dont ils ne peuvent pas se procurer eux-mêmes directe- ment la satisfaction. Et c’est ici qu'apparait la nécessité de la concentration sociale qui est plus qu’une cohésion matérielle !, une agré- gation de gens dans un même lieu, mais suppose des inté- rêts communs,une entente, donc une organisation sociale. La concentration n'est pas seulement un fait, — à ce taux elle ne serait que la caractéristique de l'être social, — mais bien un processus. Il y a accroissement de con- centration sociale, à mesure que la société progresse. Du quasi-agrégat où l'entente sociale ne porte que sur peu de points, il y a une marche constante des sociétés, — du moins de celles qui ont de la vitalité et qui progressent — vers une centralisation plus effective et mieux déter- minée dans ses formes. L’arbitraire et la liberté de l’indi- vidu dans ses rapports sociaux, font place à une activité plus étroitement réglée qui, elle aussi, comme la division du travail, a pour fin une économie de temps et de forces et un résultat meilleur obtenu avec moins de peine. Qu'il y ait un danger à pousser à l’excès la centralisation sociale et la limitation de la liberté individuelle, c’est ce que nous montrerons dans la suite de ce travail®. ! Plus qu’une unanimité ! Tarpe, Les lois sociales, pp. 99-102, énumère les « unanimités » auxquelles, selon lui, a conduit le pro- grès, faisant taire les discussions, les oppositions sociales ! ? Rappelons, avec Worms (Une vue d'ensemble sur la question du progrès, t. XIV des Annales de l'Inst. intern. de sociologie, Paris, 1912, pp. 364-367) que c'est SPENCER qui paraît avoir jus- qu'ici le mieux mis en lumière la loi du progrès social. « Car il parle du passage de l’'homogène confus à l’hétérogène coordonné. Il admet donc l'existence simultanée de deux mouvements l'un qui différencie, l’autre qui rapproche les sociétés. » Ces mêmes mouvements sont notés aussi par E. WaxwgiLer, Esquisse d'une sociologie, p. 238: «Il semble que le procédé fondamental se ramène à ces trois éléments : «10 Subordination de tous les individus coordonnés à l'autorité d’un chef ; cette subordination fait apparaitre la notion de la discipline ; » — ou L'ÊTRE SOCIAL 361 En parlant de la concentration organique, nous avons montré qu'entre les centres élémentaires, ou cellules, et le centre supérieur : le moi, on rencontrait des centrali- concentration sociale; — 2° Délégation échelonnée de l'autorité, correspondant à ce que l’on nomme la hiérarchie ; la part d'auto- rité réservée à chacun des individus superposés se mesure par l'étendue de leurs responsabilités respectives ; » — ou différen- ciation sociale interne ; — « 3° Division des tâches et appropriation de celles-ci aux aptitudes de chaque individu, » — différenciation sociale externe. Reproduisons également cette citation de Bercsox, L'Evolution créatrice, p. 281: « Entre les individus dissociés, la vie circule encore : partout, la tendance à s’individuer est combattue et en même temps parachevée par une tendance antagoniste et complé- mentaire à s'associer, comme si l’unité multiple de la vie, tirée dans le sens de la multiplicité, faisait d'autant plus d'efforts pour se rétracter sur elle-même. » N'oublions pas, toutefois, que l'in- dividuation de Bercsox est un effritement et non une divisiou du travail. On retrouve comme un écho de la différenciation et de la con- centration dans l'alternative d'activité technique et d'activité idéo- logique où L. Weser, Le rythme du progrès, Paris, 1913, voit la caractéristique du progrès. « Le problème du progrès, dit-il, .… est l'aspect qualificatif du fait biologique de l’évolution. » La formule fondamentale qu'a proposée Core « est encore la plus précise et la plus compréhensive qu'on ait énoncée ». Néanmoins il lui substitue la loi des deux états qui « se borneraït à définir un rythme évolutif » : « L'intelligence humaine semble avoir pro- gressé, au cours de son développement, par phases alternées : d'activité technique et d'activité idéologique, ou activité de réflexion » (pp. 1x-x)}. — À notre avis la formule est boiteuse. De la différenciation sociale en général, la tendance technique n'est que l'aspect étroitement économique ; de la concentration sociale universelle, la tendance idéologique de l'esprit, « par laquelle il pense en fonction de ses semblables » (p. xiv), n’est qu'un aspect intellectuel, répercussion d'une concentration psy- chologique individuelle. Ce n'est pourtant pas chez les sociologues mais chez un histo- rien que nous avons rencontré la caractéristique la plus nette de la loi du progrès social. L. Cazamiax, L'Angleterre moderne {son évolution), Paris, 1911, commence par exposer que « l'effort cons- tant par lequel une nation vit et dure, accroît ou maintient sa vie, est avant tout une adaptation aux conditions naturelles : le milieu 362 LA SOCIÉTÉ sations partielles d'éléments différenciés, subordonnées au moi, mais ayant en propre une part d'autonomie. Nous retrouvons ceci en sociologie. En regard de la hiérarchie organique, nous rencontrons une hAtérarchie sociale': les groupes d’une société, les sections d’une physique et humain ; aux conditions sociales : la nécessité d'un ordre économique, politique, moral » (p. 5). Or l'Angleterre mit deux procédés en œuvre pour tendre à cette adaptation. On con- naît l'empirisme de l'Anglais, sa façon patiente et tenace de recou- rir à l'expérience par le tâtonnement et le jeu des actions et des réactions, les faits concrets lui dictant la valeur pratique et le rendement possible de ses actions. N'est-ce pas là, dans le domaine industriel, mais aussi en droit et en politique, une vraie différenciation nationale ? Mais voici: « A l'effort spontané des adaptations particulières, s'ajoute et se substitue... dans une cer- taine mesure un besoin de coordination, de symétrie, une recher- che de clarté et d'ordre, une mise en rapport consciente et volon- taire des moyens aux fins et des moyens entre eux » (p. 7). C’est un recours aux principes directeurs qui unifient, systématisent et coordonnent les activités particulières : concentration sociale par excellence. N'est-ce pas là le processus bien caractérisé de la loi du progrès ? Les mots n'y sont pas, mais les traits essentiels sont reproduits avec fidélité. C’est l'essentiel. Et nous avons la présomption de croire que si les historiens s’inspiraient de la loi du progrès telle que la présente la sociologie, ils en retrouveraient les lignes directrices dans tous les processus sociaux du passé, ils la découvriraient à la base de tous les pro- grès partiels, et, à la base aussi de toutes les souffrances sociales, * ils rencontreraient la violation inconsciente de cette même loi. ! Parmi les écrivains qui ont tenté d’assimiler la société à un organisme, aucun n’a mis en lumière de facon plus sensible le rôle similaire de la hiérarchie dans les organismes et les sociétés qu'Izouzer dans sa Cité moderne. Selon lui la hiérarchie est la conséquence biologique de la division du travail. Sur ce point il a raison. Mais nous croyons qu'il transporte la question sur un terrain extra-scientifique quand il assimile la concentration, fon- dement de la hiérarchie, au gouvernement d’une majorité par une minorité. C'est là une erreur réaliste, matérialiste. C’est confondre l'organe et la fonction. Toute différenciation fonctionnelle concorde forcément avec une différenciation organique. Mais ce rapproche- ment n'est pas nécessairement vrai de la concentration fonetion- nelle. Du moins, avant de l'affirmer, faudrait-il en établir la preuve. Loin de considérer la fonction comme le symbole d’un organe, nous s L’ÊTRE SOCIAL 363 fabrique, les communes d’une province et les provinces d’un pays. Nous avons ainsi une double différenciation et une double concentration : la division du travail des individus au sein des sociétés et la division du travail de sociétés restreintes au sein de sociétés plus vastes qui les englobent. Il y a de même concentration sociale chez différents indi- vidus qui s'unissent en société et chez différents groupes sociaux qui s'unissent en sociétés plus vastes, chaque groupe primitif conservant son rôle et sa part d'auto- nomie. Cette hiérarchie ou subordination des groupes, envi- sagée ici sous son double aspect de différenciation secon- daire — établissement, par une autorité centrale de subdivisions parmi les groupes qui lui sont subordonnés — et de concentration secondaire — établissement, par des groupes distincts, d'une autorité centrale confédé- rale — est, en somme, un seul et même phénomène social. Tout dépend du point de vue auquel on se place. Pour la commodité du discours, nous proposons de désigner désormais la division du travail des groupes hiérarchisés par le terme générique de différenciation sociale interne, réservant l'expression de différenciation sociale externe à la division du travail social entre les individus. Nous aurons d’ailleurs à revenir, avec plus de détails, sur ces phénomènes de biologie sociologique. verrions plutôt, dans nombre de cas, l'organe être le représentant de la fonction. Cela est particulièrement net en sociologie où l’on voit bien des processus unifiés « jouer » sans qu'aucun individu ne soit là pour les représenter, pour leur servir d'organe. C’est le cas par exemple de la fixation des prix sur le marché. Cette fonction sociale économique du groupe n’est pourvue d’un organe correspondant que lorsque le gouvernement s’avise de fixer lui- même les prix. En tout cas on ne saurait être en droit d'affirmer avec IzouLer (loc. cit., pp. xxiv, 116, etc.), que le cerveau dirige le corps, ni même peut-être que l'Etat dirige la Nation. 364 LA SOCIÉTÉ L'étude de l'histoire permet d'observer ces processus de différenciation et de concentration des fonctions sociales avec une grande netteté. Et nous ne craignons pas d'affirmer que ce devrait être aussi le but principal de l’enseignement de l’histoire, de mettre en lumière les causes et les effets sociaux en tant que répercussions psycho-sociales de phénomènes conditionnés par les lois de la biologie sociologique, en tant qu’effets de ces lois dans l’évolution des races, des nations et des sociétés. 3. L’harmonie sociale n’est pas moins nécessaire à la santé des organismes sociaux que l’harmonie physiolo- gique et psychologique à celle des individus. Et nous voulons parler ici non pas de cette harmonie avec l’exté- rieur, qui est l'adaptation, mais de l’harmonie interne entre les processus complémentaires mais opposés de la différenciation et de la concentration. On conçoit facilement que plus: il y a division du travail, plus il faut que soit assurée la centralisation qui assure l'efficacité aussi bien du fonctionnement d’or- ganes multiples que de l’organisation très complexe qui les relie. Dans une fabrique où la division du travail est poussée très loin, il suffit qu’un groupe d'ouvriers soit empêché de travailler pour que toute la production s'arrête. Inversement une forte centralisation assurera la possibilité d’une division du travail sans cela impossible. C’est de là que provient cet accroissement de richesse que l’on constate dans un pays aussitôt que l’ordre social y règne : l’ordre ne supprime pas seulement nombre de causes de pertes de richesses, mais il permet aussi une division du travail que les désordres rendraient précaire ou même impossible. On remarque que la division du travail et la concen- tration sociales croissantes qui représentent le progrès sont en corrélation intime avec les phénomènes de dis- tribution externe ou interne des populations dans un L - L’ÊTRE SOCIAL 365 pays. Elles sont proportionnelles au degré d’« intensité » de l’agglomération humaine, inversement proportion- nelles à son « extension ». C’est que, plus il y a d'indi- vidus réunis, plus l’avantage est grand de procéder à une division des fonctions sociales et par conséquent de s'associer étroitement. Au contraire l’éparpillement d'in- dividus isolés ou de petits groupes sur des espaces immenses, comme c’est le cas dans le Far-West améri- cain et aux colonies, exige que chaque individu soit à même de subvenir à tous ses besoins essentiels: pour se tirer d'affaire dans un pays neuf, chaque colon est obligé de savoir un peu tous les métiers. 11 y a donc un rapport à observer entre le degré de différenciation et celui de centralisation. L'exeès de l’un ou de l’autre amène une désorganisation sociale partielle ou totale. Il est clair que, comme pour l'organisme indi- viduel, l’état d'équilibre harmonique ne peut être fixé a priori. C’est l'expérience, le succès et l’insuccès qu'elle entraine, les satisfactions ou les souffrances qu’elle cause, qui devront servir de norme pour l'avenir. C’est d’ailleurs dans le déséquilibre momentané entre la division du travail et l'unification sociales qu'il faut chercher le plus souvent le diagnostic des cas de patho- logie sociale que l’on constate. Excès de centralisation avec manque d'autonomie suffisante des individus ou des groupes pour diviser leurs activités selon les besoins, excès de liberté, entrainant des divisions de fonctions et de travail mal coordonnées entre elles et aboutissant à des désastres, voilà les catégories de phénomènes patho- logiques qu’on rencontre le plus fréquemment dans la vie des sociétés '. ! IL E. Asa, What makes a people lethargic or energetic ? American Journal of sociology, nov. 1913, a tenté un essai de diagnostic des cas de pathologie sociale qui ne manque pas d'ori- ginalité. Parmi les cas qui ressortissent, selon nous, à un excès de concentration sociale, il mentionne « le communisme des pro- 366 LA SOCIÉTÉ Lilienfeld, dans son ouvrage sur La Pathologie sociale, a choisi, pour diagnostiquer les maladies des sociétés, un critère que nous croyons utile. Il a adopté la défini- tion de Virchow qui considère tous les cas pathologiques comme provenant d’un excès ou d’un manque d’activité d’un organe, ou d’une intrusion d’une activité organique dans un domaine qui n’est pas le sien. C’est un peu som- maire, mais en somme juste. Seulement les déductions que Lilienfeld tire de ce principe sont presque toutes entachées d'erreur, par suite de la conception quelque peu trop littérale et superficielle qu’il se fait de la société- organisme. Un individu, ne l’oublions pas, peut faire partie de plusieurs sociétés différentes, hiérarchisées ou non, mais souvent solidaires, de telle façon que le bien. ou le mal qui arrive à l’une se répercute sur les autres ; il en résulte que dans chacun de ces organismes il peut y avoir excès de différenciation ou de concentration : excès de l’un et insuffisance de l’autre. C’est là, nous l'avons dit, la cause la plus fréquente des maladies des sociétés, indépendamment de celles qui découlent de la nature du but qu’elles poursuivent ou de circonstances extérieures : si la fin que poursuit par exemple une société industrielle entraîne sa ruine, par suite de la priétés et des industries qui pousse le groupe à agir d’une façon uniforme, en conformité à des règles établies, et développe l’es- prit de masse au détriment de l'initiative individuelle » qui est le levier par excellence de la différenciation ; l'esprit de conserva- tisme qui remet l'autorité sociale à des hommes âgés ennemis des innovations ; l'esprit traditionaliste qui empèche les groupes sociaux de profiter des occasions de progrès offertes par les cir- constances présentes. Parmi les cas dénotant un excès de différen- ciation sociale, ou plutôt un effritement par manque de concentra- tion suffisante, il faut citer « l'isolement physique, social et éco- nomique qui empêche les hommes de céder à l’action stimulante d'idéals nouveaux à réaliser », ainsi que « les formes d'industries dans lesquelles l'attention est attirée sur les procédés plutôt que sur le but à atteindre ». C’est le cas de la spécialisation à outrance inauguré par le régime de la grande industrie. L'ÊTRE SOCIAL 367 concurrence d’autres sociétés ou par manque de matière première, il est clair que l'harmonie entre la division du travail et l’unité d’action ne sont pas en cause et, même parfaites, ne la sauveront pas de la mort. Nous retrouvons ici cette notion de la mort des sociétés que nous avions critiquée plus haut‘. Depuis le moinent où nous en avons parlé, nous avons eu l’occasion de pré- ciser la notion de la vie des sociétés et de donner au mot « société » une définition plus complète. De ces: notions plus précises découle une conception très simple de la mort des sociétés. S’il est vrai qu’une société vit de par le but que ses membres poursuivent en commun et de par la volonté de ces membres de poursuivre ce but en commun, il est clair que si cette coopération cesse, la société cesse d’exister. Et cela arrive toutes les fois que les individus préfèrent poursuivre seuls la fin qui faisait l’objet de l’activité d’un groupe. L'existence des sociétés est donc subordonnée à une question d'intérêt — dans les deux sens du terme : intérêt intellectuel ou moral et intérêt matériel. — Ajoutons que l'intérêt maté- riel lui-même émane en dernière analyse de phénomènes ressortissant à la psychologie, étant lié aux besoins de l'esprit ou du corps. En résumé on peut affirmer qu'une société meurt lorsque les avantages de la coopération sociale deviennent moindres que ceux de l’action isolée. lorsque la volonté de l'individu de tendre seul au but — ou de n’y pas tendre — est plus forte que le désir d’y tendre en commun. Lorsque l'existence d’une société est avanta- geuse au plus grand nombre, cette majorité, par des primes — sanctions positives — et surtout par des péna- lités — sanctions négatives — met un contre-poids arti- ficiel dans la balance des intérêts individuels et oblige ainsi indirectement certains individus à tendances dissi- dentes à préférer faire partie d’une société et à en 1 CF. p. 177. 368 LA SOCIÉTÉ accepter les charges, plutôt que de la quitter ou de se conduire comme s'ils n’en faisaient pas partie. Ce fut de tout temps le cas des Etats. C’est aussi depuis peu le cas des trusts, des cartels et de certains syndicats ouvriers qui, par le jeu des intérêts, obligent les professionnels qui n’en font pas partie de s’y rallier ou, ce qui revient presqu’au même, de se conduire comme s'ils en faisaient partie. Tout contrat social a d’ailleurs ses pénalités pour .peu que l’action commune ne soit pas toute platonique, comme dans les sociétés par actions. VI Ces considérations sur la mort des sociétés nous font toucher du doigt l’une des particularités de l'organisme social par opposition à l’organisme individuel. Nous venons de voir que la société cesse d’exister comme telle si les individus qui la composent cessent de vouloir qu’elle existe, et ils cessent de le vouloir s’il est de leur intérêt de poursuivre de préférence seuls les fins qui faisaient l’objet de l’activité de la société. Il est clair que ceci ne saurait survenir pour les sociétés naturelles de conservation mutuelle, ni pour celles qui, ayant pour fin de satisfaire des besoins essentiels de l’existence, y satis- font mieux que ne pourrait jamais le faire l’action isolée des individus. Ainsi tant qu’on se servira de fourneaux à charbon, il y aura des sociétés de charbonnage, puisque l'extraction supposée faite par l’individu à la fois comme producteur et comme consommateur est pratiquement impossible hors des centres miniers. Le levier sur lequel repose l’existence des organismes sociaux a donc son point d'appui dans l'individu. C’est la cellule sociale qui peut faire en sorte que l'organisme soit ou ne soit pas. Or nous avons vu que dans les organismes individuels c’est l’inverse : les cellules ne peuvent agir L'ÊTRE SOCIAL 369 que dans l'intérêt du tout : c’est le moi conscient, syner- gie de la puissance organique portée à son maximum, qui sent, pense et veut. Nous avons eu déjà l’occasion de présenter au lecteur cette question du rôle intermédiaire du moi conscient, placé entre le moi global subconscient et organique, d’une part, et de l’autre les organismes sociaux dont il fait partie’, créateurs, eux aussi, de répercussions dont il n’est pas conscient. Nous ne reviendrons pas sur le côté théorique de la question. Mais comme elle présente un côté pratique et qu'elle doit sans doute modifier sur plus d’un point la rigueur du parallélisme biologique et sociologique, force nous est d'y porter notre attention critique. Ce côté pratique de la question, le voici. Si nous nous posons la question : quelle est biologiquement la fin des organismes ? nous devons répondre : leur but est de se conserver, de s'adapter, d'accroître leur puissance. Or le moi couscient de l'individu pouvant faire partie de deux sortes d'organismes comme chef de son organisme indi- -viduel, et comme cellule de l'organisme social, s’il y a conflit entre les fins poursuivies par les deux sortes d'organismes, quel sera le rôle du moi conscient ? Sacri- fiera-t-il son moi au bien de la société ou sacrifiera-t-il la société à son bien particulier ? Comme individu, l’homme tend à accroître sa puis- sance, à généraliser ou universaliser son pouvoir ; en tant que cellule sociale, l'homme tend à accroître la puissance de la société et, pour cela, à spécialiser son pouvoir ?. A la 1 Cf. pp. 150-157. ? Ilest curieux de constater que la différenciation sociale (division du travail) provoque la concentration individuelle (spécialisation), tandis que la concentration sociale (chez les hommes au pouvoir, embrassant des responsabilités multiples) provoque la différen- ciation individuelle (enrichissement des facultés et des connais- sances). 2% 370 LA SOCIÉTÉ fois organisme et cellule d'organisme, le moi conscient domine et est dominé, il regarde en soi et hors de soi, il doit différencier ou concentrer l’énergie de son corps et de son esprit ; il doit aussi, dans la société, coopérer à la division croissante du travail et à la concentration des activités sociales. Redoutable responsabilité, cause de conflits de devoirs sans nombre ! Sans cesse l’égoïsme et l’altruisme sont aux prises. Certes on pourrait rêver une société idéale où tous les égoïsmes n'auraient pour fin ultime que d’accroître le bien-être social : c’est ce qui, selon les physiocrates, Adam Smith et les individualistes outranciers, « devrait » se passer dès maintenant dans la société actuelle. On peut aussi envisager l'éventualité d’une société où tous les actes d’altruisme auraient pour fin d’accroître le bien- être de l'individu. N'est-ce pas cette société que Spencer apercevait au terme de l’évolution des peuples ? Cette thèse de l’altruisme pour le bien de l'individu n'est-elle pas celle aussi des moralistes, celle de Guyau, celle de tous les prédicateurs qui mettent l’altruisme au faîte de leur édifice moral, cherchant à le justifier en en montrant les bienfaits individuels ? Ajoutons que le plus grand avocat de cette thèse de l’altruisme avant tout est la Nature elle-même qui, par la sélection, renforce sans cesse les instincts altruistes. Impuissants à lutter contre la supériorité de l’activité socialisée, les particularistes, les égoïstes, les individualistes mal avisés, les isolés se sont vu éliminer au profit des altruistes d’instinct qui se sont trouvés sans le savoir servir mieux leurs intérêts par- ticuliers. C’est aux égoïstes mal avisés que s'adresse l'Evangile quand il dit : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra. » Mais la sociabilité peut-elle en tout cas se ramener à l'intérêt ? Peut-on soutenir, avec certains économistes américains, que tout sentiment social ait pour origine l'intérêt, saisi subconsciemment, des avantages de l’action L'ÊTRE SOCIAL 371 solidaire organisée, et l'intuition que la sélection natu- relle s’exerce aux dépens des isolés chez qui ce sentiment s'est trouvé, pour quelque caüse psychique ou orga- nique, être moins vif ? Dira-t-on, avec René Berthelot ‘ que la société est l’as- sociation de ceux qui se conçoivent les uns par rapport aux autres comme des causes possibles de plaisir et de douleur, conséquemment d'intérêt satisfait ou non- satisfait ? Si cette conception ultra-individualiste de la société devait être acceptée telle quelle, il faudrait considérer tous les sacrifices au bien collectif comme des erreurs psychologiques, à moins qu'ils n'aient pour fin un avan- tage personnel. Mais sait-on jamais quelle sera la ré- percussion d’une action ? Sait-on jamais si le bien que l’on fait ne sera pas perdu ? S'il fallait s’en tenir au pro- verbe : « Dans le doute abstiens-toi », le progrès social ne serait qu'un mythe. On a beau dire que l’égoiïsme gouverne le monde, il y a des dons de soi sublimes, et non point isolés comme on le croit souvent lorsqu'on . s'arrête aux apparences. Or quelle en est la cause psychologique ? En l'absence d'une arithmétique des plaisirs construite selon le pro- cédé de Bentham, c’est, outre l'instinct irraisonné de la conservation sociale, l'inspiration due à un acte de foi en la pérennité des valeurs humaines qui pousse tant de gens à des sacrifices qui, pour être obscurs, n’en sont pas moins émouvants. Un exemple de sacrifice qui apparaît comme Île plus troublant, si l’on s’arrête à la notion étroite de l'individu, conçu comme commencement et fin de toute chose, est fourni par le don de soi d’une géné- ration à la génération suivante : par les parents qui donnent à leurs enfants la chair de leur chair et le sang de leur sang, sans espoir de retour, par les patriotes de ! Berrarzor, Rev. de mét. et de mor., 1894, p. 516. 372 LA SOCIÉTÉ chaque époque qui portent le souci profond des intérêts de leur pays pour une époque qu’ils ne verront pas. Et qu'on ne vienne pas parler ici de devoir comme si les hommes devaient à leurs enfants ce qu’ils ont reçu de leurs parents sans pouvoir le leur rendre. La substitution du créancier est une notion vide de sens qui ne se justi- fierait que par des prémisses métaphysiques. La justice distributive n’est pas un dogme, elle est un fait que la science étudie en cherchant à la décomposer en intérêts, en instincts, en croyances, en actes de foi. Toute autre spéculation, juridique ou non, est extra-scientifique. Et ni l'intérêt ni l'instinct ne sauraient justifier, hors de la loi consentie, la substitution du créancier, pas plus d’ailleurs que celle du débiteur, notion que le christianisme traditionnel a peut-être trop facilement acceptée. Néanmoins le fait reste : la génération adulte prise en bloc se sacrifie de toutes façons à la génération suivante: sacrifices de nourriture, de vêtement, d'habitation, d’édu- cation, sacrifices de temps et d’argent, sacrifices d'efforts inestimables. Devant un fait aussi déroutant pour le cal- cul utilitaire individualiste, un doute surgit dans l'esprit du penseur : le vouloir-vivre est-il individuel ou social ? Ce vouloir-vivre, qui parfois, contre toute vraisemblance, fait préférer la mort à la vie, a-t-il pour fin ultime le progrès individuel ou celui de l'humanité ? Ou est-ce la simple sélection naturelle qui fait que, chez la plupart des hommes, il est plus fort que soi d'aimer ses enfants plus que soi-même ? Si la nature a un plan et que ce plan soit le progrès de la vie, n’est-ce pas un simple hasard si l’homme, comme certains insectes, ne meurt pas en pro- créant ? Et, s’il vit, ne doit-il pas consacrer sa vie par dessus tout à l'éducation de ses enfants et à la création d’un monde meilleur ? Mystère ! Ce mystère, nous ne chercherons pas à l’élucider. La question de savoir si, aux yeux de l’Absolu, l'humanité L'ÊTRE SOCIAL 373 vaut plus que l'individu, l'Esprit immanent ou la Raison universelle plus que l'esprit individuel, est une question de métaphysique. Nous ne sommes en droit de la tran- cher ni. par l’affirmative, ni par la négative. Libre à chacun, panthéiste ou spiritualiste, d'adopter l’une ou l’autre solution. Mais, en vertu de la limitation que nous impose la méthode scientifique, nous ne sommes pas autorisé à nous en servir pour en tirer des conclusions pratiques qui auraient, soi-disant, une valeur universelle; à plus forte raison ne pouvons-nous pas en déduire de prétendues obligations. N'oublions pas que nul ne peut obliger que soi-même. L'autorité d’autrui, sauf celle qui s'exerce manu mili- tari et exclut de ce chef toute participation active de l'individu, ne peut être qu’une mise en demeure de choisir une action plutôt qu’une autre, en vertu de motifs d'ordre affectif ou rationnel; donc encore de s’obliger soi-même. e Gardons par conséquent le point de vue individualiste, méthodiquement le seul scientifique, mais réservons le point de vue métaphysique, ne condamnons pas le sacri- fice comme une erreur et ne décrétons pas l’égoïsme obligatoire, comme le législateur jacobin qui voudrait interdire les associations de secours mutuels et toutes les manifestations de solidarité effective. Le conflit entre le devoir social et le devoir individuel: accroissement de la puissance sociale et accroissement de la puissance individuelle, présente encore un autre aspect. L’individu qui se spécialise à outrance nuit à sa culture personnelle, affaiblit son intelligence, devient inapte à remplir aucune fonction autre que celle pour laquelle il s’est préparé. Dans une société qui se trans- forme, c’est là, on l’a souvent répété, un grave danger, même au simple point de vue professionnel, puisque des inventions nouvelles peuvent venir transformer les mé- 374 LA SOCIÉTÉ thodes industrielles!. Mais, dans un sens plus large encore, c'est un danger, surtout dans les démocraties, où l’indi- vidu est parfois appelé à faire partie du moi conscient de la nation. Celui qui, alors, ne domine pas la situation par sa supériorité intellectuelle, tombe à la merei de ceux qui le flattent ou l’achètent, et il devient un danger pour l'équilibre social. Nul ne nous accusera d’agiter, ce disant, un vain épouvantail. Le danger, disons plus : le mal est trop pressant pour qu’on cherche à le nier. Est-ce à dire que ce soit toujours l’excès de spéciali- sation qui soit cause de l'incapacité politique de la plu- part des électeurs ? Nous n'irons pas jusque là. Mais il suffit que la spécialisation extrême soit un danger poli- tique, économique et, ajoutons-le, moral, pour qu’il nous paraisse utile de la combattre. Peut-on enrayer par des mesures efficaces la spécialisa- tion à outrance ? Il faut noter que la différenciation sociale est hâtée par la coneurrence qui, partout où ne domine pas le culte de l’incompétence, met dans chaque spécialité ceux qui y sont les plus aptes; or certaines aptitudes exi- gent, pour être portées au degré voulu par la concurrence, une culture unilatérale exclusive chez ceux qui veulent les exercer. Comment enrayer ce processus naturel? Pour l'individu pauvre, pressé par les circonstances, la culture générale et le soin de la chose publique est l'accessoire, la spécialisation professionnelle l’essentiel. Certes il y aura toujours des victimes du progrès so- cial. Mais il est permis de s'attendre à ce que, là où les médiocrités intellectuelles ne sont pas en majorité, la société arrive à comprendre qu'il est de son intérêt bien ! Ajoutons : et puisque des guerres peuvent paralyser toutes les activités d’une industrie donnée. Sur la réadaptation des hor- logers du Locle aux conditions nouvelles d'existence causées par la guerre, cf. Ch. Perrecaux, Le comité du bien public et son œuvre, Le Locle, 1915, et l’article de Philippe Goper, Entr'aide montagnarde, dans la Gazette de Lausanne du 21 mars 1915. L'ÊTRE SOCIAL 375 entendu de diminuer le nombre des indigents de l'esprit pour qui la possibilité du progrès individuel est pour ainsi dire nulle. Là où l’homme complet est immolé au profit du spécialiste, là où l’organisme psychique de l’in- dividu passe après son rôle de cellule sociale, où l'esprit n’est plus que l’esclave de la « conscience sociale », il y a forcément aussi manque de concentration sociale, puisque la concentration sociale doit naître de l’intelli- gence et de la volonté des individus qui, par là aussi, satisfont un besoin : celui de l’organisation et de la coopération sociales. Il arrivera donc que, dans leur pro- pre intérêt, par des ententes internationales, les nations ou les fédérations de sociétés coopératives diminueront un jour l’excès de concurrence ; c’est le seul remède à ce mal qu’est l'existence d’une classe de prolétaires mécon- tents. La limitation du nombre de ces prolétaires, portés à désirer la destruction de la société plutôt que son pro- grès, parce qu'ils sont condamnés à lüui sacrifier la satis- faction d’un nombre trop grand de besoins organiques, est, nous l’avons vu, une des conditions principales d'existence des sociétés. Quel que soit le procédé em- ployé par les Etats, il faudra qu’ils en viennent à assurer à tous les travailleurs un minimum de bien-être, et un minimum de culture intellectuelle générale. Nous touchons là à un nouvel aspect du double rôle individuel et social que l'individu joue dans la société: celui de l'éducation. En tant que futur homme, l'enfant doit apprendre à enrichir ses facultés (différenciation individuelle) et à concentrer ses énergies dans la posses- sion de soi et la persévérance (concentration indivi- duelle) ; il doit en outre, en tant que futur citoyen, con- tribuer d’une façon en quelque sorte centrifuge à la divi- sion du travail au sein du milieu restreint de la famille ou de l’école (différenciation sociale); il doit enfin, par le sacrifice librement consenti d’une partie de sa liberté par l'établissement de lois scolaires et la vision claire 376 LA SOCIÉTÉ de ce qui constitue le bien commun, apprendre à coopé- rer à la centralisation des énergies collectives (concen- tration sociale). Mais qu’on ne l’oublie pas : le développement le plus complet possible de l’individualité doit avoir le pas sur tout le reste, car ni la société ni l'organisme individuel ne subsistent et ne progressent sans la science et la volonté des individus. C’est en outre par ses hommes d'élite que l'humanité progresse dans la voie de la moralité, de la science et de l’art. Les activités néces- saires à l’ordre social doivent être comprises comme des moyens de parvenir à un épanouissement plus complet de la puissance des individus. L'esprit de l’homme n’est pas là pour son organisme ni pour la société, mais l’organisme individuel et la société sont là pour l'esprit. Conclusions. Est-il possible de considérer les sociétés, à certains _ égards, comme des organismes, nous demandions-nous au début de ce chapitre ? En d’autres termes, peut-il être ques- tion, dans le sens biologique du terme, d’un être social ? Nous croyons avoir établi d’une façon claire les points suivants : 1. l'y a société, c'est-à-dire coopération humaine pré- sentant une unité sociale, toutes les fois que plusieurs indi- vidus poursuivent, consciemment ou non, une fin commune, la poursuite de cette fin étant organisée (hiérarchie, divi- sion du travail, etc.), et cette organisation étant voulue ow acceptée consciemment par les individus. 2. Les cellules de l'organisme social sont les individus en tant qu'esprits sentant, pensant et voulant. 3. Il faut entendre, par matière sociale intercellulaire ou choses sociales, les êtres et les objets incorporant du L'ÊTRE SOCIAL 377 travail humain, dans la mesure où ils sont utiles à l’orga- nisme social et satisfont donc aux besoins des individus. 4. Toutes les fois qu'il y a société, il y a organisme social. On peut appeler sociétés naturelles celles dont on fait par-- tie par droit de naissance, sans déclaration explicite, et qui ont pour fin la conservation mutuelle de leurs membres, et sociétés particulières, celles qui poursuivent une ou plusieurs fins particulières définies et dont on fait partie à la suite d’un acte d'adhésion. 5. On retrouve dans les organismes sociaux les proces- sus biologiques d'adaptation, considérée sous ses diffe- rents aspects, — de différenciation — division du travail, — de concentration — centralisation — et de tendance à l'harmonie entre les processus opposés de la différencia- tion et de la concentration sociales. La rupture de cette harmonie entraîne les cas de patho- logie sociale ou même de mort des sociétés lorsque les intérêts individuels l’emportent sur les intérêts collectifs. 6. L’individu est à la fois organisme individuel et cellule sociale. La question de la prépondérance absolue de l'in- térêt social ou de l'intérêt individuel ne peut être tranchée par la science. Mais pour la critique théorique, la méthode scientifique exige l'attitude individualiste. L’excès de spécialisation de l'individu présente un dan- ger social, en entrainant un manque de différenciation de ses facultés (statiques) et un manque de culture géné- rale (dynamique), deux qualités qui sont à la base de la concentration sociale. De ce qui précède, il résulte qu’il peut, avec quelques restrictions, être question, au sens biologique, d'êtres sociaux. Il nous sera donc possible, sans quitter le ter- rain des lois de la biologie prise au sens large du terme, d'étudier les organismes sociaux au point de vue du devenir social, étude qui nous permettra de déterminer enfin les conditions du progrès social. = CHAPITRE VII LE DEVENIR SOCIAL Etudier les lois du progrès social, c’est considérer, parmi toutes les lois de l’évolution, celles qui représentent une ascension, une marche vers le mieux. Pour cela, il faut sans doute avoir une conception claire de ce mieux, avoir une norme et un critère de ce qui est moins bien et de ce qui est préférable. Il faut savoir où l’on va. Mais il faut aussi savoir d’où l’on vient. Puisque le bien-être est un idéal, puisque nous nous débattons entre l’être et le mieux-être, avant de déterminer le mieux social, il nous faut connaître le devenir social, avant de prévoir ce qui doit être ou ce qui sera, il nous faut savoir ce qui est. En d’autres termes, il n’est possible d'étudier le caractère intrinsèque des lois du progrès social que si l’on a établi au préalable la nature des lois qui président au devenir social. Ces lois, nous l’avons vu, sont en somme les grandes lois biologiques fondamentales et nous n’en reparlerons pas ici. Mais il est un facteur, l’esprit conscient de l’homme, qui est capable d'intervenir dans les processus sociaux spontanés, de s’y adapter ou de les contrecarrer, et cette intervention, qui influe sur le devenir social, est variable elle-même. Elle aussi, ou plutôt l'esprit qui en est l’auteur, sont soumis à un devenir. Une première LE DEVENIR SOCIAL 379 question se pose donc à nous : quelles seront les modifi- cations que la volonté réfléchie de l’homme pourra exer- cer sur les processus sociaux ? À un certain âge, à certaines époques, à un certain degré de culture générale, dans certains domaines com- plexes, les hommes ne réfléchissent pas. Ils ne sont pas encore capables deréfléchir.Lesélémentsintellectuelsleur manquent pour cela. Il y a défaut de puissance pour con- naître ou défaut de connaissances. À un âge plus avancé, à d’autres époques, pourvus d’une culture supérieure, dans des cas relativement simples, les hommes réfléchis- sent et, à certaines occasions et dans certains domaines, règlent leur activité sur les indications de leur raison. S'ils raisonnent bien et adaptent leur volonté aux lois du progrès dans leur complexité et leur rigueur scientifique, ils arriveront à certains résultats qui accroîtront infailli- blement leur puissance et celle de la société. Mais le plus souvent, avant de voir clair, ils se trompent en tout ou en partie. Ils raisonnent, mais ils raisonnent mal. D'où une série de modifications apportées aux processus sociaux, dans lesquels ni les lois de la nature spontanée, ni celles du progrès connu et voulu, ne se trouvent vérifiées par les faits. On conçoit que la notion du devenir social soit rendue singulièrement complexe par cette intervention souvent désordonnée de la volonté consciente des individus. Un second problème sollicitera alors notre attention. Comment l’activité sociale de l'individu se manifestera- t-elle dans les-trois grands domaines de ce qu’on pourrait appeler la physiologie des organismes sociaux : la politi- que, le droit et l’économie ? Ce sera l’objet du chapitre suivant. Comme nous aurons à y étudier le progrès social successivement sous ces trois aspects fondamentaux, il importera de se rendre compte préalablement de la nature ou du degré de l'intervention dont sont capables les indi- vidus, aux différents stades de leur maturité sociale, afin d’en prévoir la répercussion dans ces trois domaines. Ce 380 LA SOCIÉTÉ qui doit être, répétons-le, ne peut se fonder que sur ce qui est. Le progrès social ne peut se réaliser qu’en tenant compte des particularités du devenir social. Auguste Comte a écrit ! que le progrès consistait essen- tiellement « à faire de plus en plus ressortir les facultés caractéristiques de l'humanité, comparativement à celles de l’animalité ». C'était affirmer la supériorité de la conscience, de la raison et de la volonté réfléchies sur l’inconscience, l’impulsivisme et la sujétion de la volonté aux caprices du dedans ou aux impératifs du dehors. Nous avons fréquemment insisté sur ce déroulement naturel qui fait que les notions intellectuelles et les actes, d’inconscients qu’ils étaient, deviennent conscients et réfléchis. Ce processus est même le processus essentiel de toute éducation. Il est vrai que Gustave Le Bon, sur la couverture de son ouvrage consacré à la Psychologie de l'Education, a mis en épigraphe une pensée qui exprime précisément l’idée inverse : « L'éducation, dit-il, est l’art de faire passer le conscient dans l’inconscient ». Mais y” a-t-il vraiment contradiction ? A y regarder de plus près, on constate qu’il y a deux processus importants qui con- cernent les relations du conscient et du subconscient. Il y a le point de vue de l’évolution progressive, allant de l’être primitif à l'individu actuel, du sauvage au civilisé, de l’enfant à l’adulte. Plus la conscience de soi permet à l'individu de discerner les fins qu’il peut et doit pour- suivre pour progresser, plus il s’avancera dans la voie du progrès ?. Mais il y a aussi le point de vue des »0oyens ! Courr, Cours, etc., vol. IV, p. 442. ? C’est la thèse de Scaurrz, Urgeschichte der Kultur, et, à sa suite, de toute l’école de E. Frieprics. Le savant allemand « a re- connu dans cet effort pour rendre consciente et rationnelle, une LE DEVENIR SOCIAL 381 propres à réaliser cette évolution progressive. Et là, bien loin de rendre service à l'individu en le mettant à même de porter sa réflexion sur des actes fonctionnels qui d'eux-mêmes tendent à ce but, on risque au contraire de les désorganiser. Les buts partiels, moyens d'atteindre une fin plus élevée, doivent au contraire être absorbés par l’automatisme psychique et organique; ils doivent pouvoir être poursuivis par l'individu sans que son mécanisme psychique subconscient sollicite le concours de la conscience, ou en le sollicitant de moins en moins. Rappelons ici le mot de Guyau : « L'analyse tue le sen- timent ». Ajoutons que l’analyse tue aussi l’action qui doit découler du sentiment. Mais tandis que l'attention analy- tique, qui se porte sur les moyens d'atteindre une fin, détruit la coordination dynamique qui tend à la réaliser, l'attention synthétique, en se portant sur la fin poursuivie, suscite spontanément dans l'organisme physique et psy- chique les réflexes qui permettront de tendre au but visé. Ces deux processus se réduisent, on le voit, au seul processus circulaire qui part du subconscient, passe par -la conscience et aboutit de nouveau au subconscient, mais à un subconscient enrichi de puissances nouvelles. La différenciation et la concentration organiques ou psychiques, suscitées par les exigences de l’adaptation au milieu, se feraient avec une lenteur excessive, si elles devaient se produire sans la participation active de la conscience. La conscience, en intervenant, hâte le pro- cessus; là où il aurait fallu mille faits successifs pour aboutir à tel degré d'adaptation, il n’en faudra peut-être que dix. C’est que la lumière de la conscience, ou, pour parler sans métaphore, l’innervation, qui se traduit sub- activité qui est d’abord instinctive, puis traditionnelle, une loi gé- nérale applicable à tous ces domaines si variés : langue, religion, droit, etc., que Aug. Comre appelait des séries sociales ». P. Bover, Le rendement du travail scolaire dans L'Education en Suisse, Genève, 1914, p. 14. 382 LA SOCIÉTÉ jectivement par le phénomène d’attention, hâte la diffé- renciation et perfectionne l’adaptation. Celle-ci une fois réalisée, l’acte retombe dans l'obscurité de l’automatisme, enrichi de toutes les possibilités de réactions nouvelles qui lui ont été infusées !. L'esprit conscient n’a plus à s’en occuper et peut s'élever à de nouveaux progrès. Telle est, on s’en souvient, la marche du progrès orga- nique et psychique. Si nous y revenons ici avec autant d’insistance, c’est que nous voyons dans ce processus l’un des éléments les plus importants propres à nous faire saisir la marche du devenir social. Des deux processus que nous venons d’examiner, laissons de côté le second, c’est-à-dire le phénomène bien connu de l’habitude, qui fait passer du conscient à l'inconscient les actes qu’il est bon de rendre automa- tiques. Etudions par contre le second. Il nous paraît en effet utile d'étudier le passage de l’esprit du subconscient au conscient, d’abord chez l'individu, puis dans les sociétés. Il est possible, croyons-nous, de diviser ce processus en trois étapes, représentant respectivement : le point de départ — automatisme avant la conscience, — le point d'arrivée — action consciente réfléchie, — et, entre les deux, le passage de la première étape à la troi- 1 Cf. Fouicrér, loc. cit., p. 350 : « Les lois du milieu où nous vivons agissent sur nos penchants comme un régulateur. » L'action de ce régulateur offre trois stades. « Au premier, il est subi d’une manière inconsciente par l’acti- vité de l'homme qui, sans connaître les lois de la nature, n’en obéit pas moins à ces lois. « Au second stade, l'homme prend conscience de l’ordre naturel où il est enveloppé ; grâce à son intelligence, il collabore à cet ordre, il obéit aux lois de la nature pour les tourner à son pro- pre avantage. « Au troisième stade, l’ordre naturel est accepté non plus seu- lement par l'intelligence, mais aussi par le sentiment ou le cœur. » C’est le retour à l'inconscience et à l’automatisme après le con- trôle de la conscience. LE DEVENIR SOCIAL 383 sième, — passage qui offre, lui aussi, des particularités importantes. Voici d’abord l’exposé des trois étapes du progrès chez l'individu. 1. Première étape. C’est celle de l’enfant avant l’âge de la réflexion. Comme la biologie nous le montre pour tous les êtres vivants de la nature, les fonctions collaborent d’elles- mêmes, automatiquement, à la différenciation et à la con- centration harmoniques, en vue de l’adaptation de l'être. L'instinct est le maître. Aux sollicitations du monde exté- rieur viennent s'opposer des réactions positives ou négati- ves plus ou moins appropriées et qui deviendront de mieux en mieux appropriées, les centres psychiques où s’élabore intellectuellement la réaction étant ou totalement incon- scients, ou tout au moins incapables de réflexion. L’acti- vité rationnelle et réfléchie n’existe pas encore. Lorsque les fonctions psychiques paraissent, à la place de la raison on rencontre l’éntuition, ce mot protéiforme et si fort à la mode étant pris ici dans le sens d'idée élaborée dans le .subconscient; à la place de la volonté, on rencontre l’émn- pulsion ou acte élaboré dans le subconscient. L'adaptation spontanée se produit par essais et tâton- nements successifs. Très tôt l'hérédité agit pour limiter les tâtonnements qui, sans elle, obligeraient chaque être à recréer à son usage l’évolution intégrale de tous les êtres ayant vécu avant lui; si c'était le cas, il pourrait bien être question encore de progrès individuel, mais l’évolution des espèces, qui ne se réalise que par l’accu- mulation du capital héréditaire, ne serait qu’un mythe. La lenteur du progrès par tâtonnement se trouve donc réduite par l'impulsion héréditaire. L’imitation apporte ! Cf. nos études : La loi biogénétique et l'Education in Arch. de psychologie, Genève, mars 1910, et : Une théorie dynamique de l’hérédité et le problème de la transmission des caractères acquis, Bruxelles, 1912. 384 LA SOCIÉTÉ aussi, comme nous l'avons vu, son aide efficace pour limiter les tâtonnements de l'adaptation. Mais, chez les êtres très évolués, dont l’adaptation est lente et longue, ces facteurs adjuvants ne suffiraient pas. La. nature a suppléé à leur impuissance relative en plaçant le jeune être dans la famille où il trouve, en la personne de ses parents, des intelligences plus raisonnables et plus riches d'expériences que la sienne, qui lui évitent les tâtonne- ments, les erreurs, les égarements ; ils lui servent de modèles à imiter et exercent sur lui une autorité. Cette autorité, limitation de sa liberté, a pour but de lui éviter des expériences entraînant la mort, ou tout au moins des accidents graves, des maladies, des dangers que l'enfant ignore. Lorsque la sanction naturelle des faits serait trop grave ou à trop longue échéance, l'autorité des parents intervient pour empêcher l'enfant de se nuire à lui-même ou de nuire au milieu où il vit. Au début, cette autorité est complète. Il manque à l'enfant non seulement l'expérience de la vie, maïs la faculté de tirer profit des expériences faites. Son orga- nisme seul est capable de faire un triage entre les réac- tions utiles et les réactions nuisibles, choix élémentaire qui est le propre de la vie. Mais dès qu’apparaît la vie psychique‘, — et, pour certaines activités très simples, elle apparaît dès le début de l'existence — il se fait un triage psychique encore inconscient entre les activités agréables, utiles, bonnes, permises (ces termes sont encore synonymes), et les activités désagréables, nui- sibles, mauvaises et défendues. ! Nous distinguons les réactions psychiques des réactions phy- siologiques — auxquelles président cependant certains centres nerveux — par le fait que le processus des réactions psychiques, pour former cercle complet, emprunte des éléments au monde extérieur (inorganique, organique ou social), tandis que les réac- tions physiologiques sont purement internes. Nous ne voyons qu'une seule réaction d'ordre physiologique qui emprunte un élé- RE LE DEVENIR SOCIAL 385 2. À mesure que l'enfant avance en âge, la réflexion intervient de plus en plus. Tant qu’elle ne s'occupe que des modes d’actions, des moyens à employer pour par- venir à des fins indiscutées, il n’y a rien de changé au régime de l'autorité. L'enfant continue, par habitude, à se plier aux ordres qu’il a reçus‘. Mais un jour vient, tantôt dans un domaine de l’activité et de la pensée, tantôt dans un autre, où la lumière de la conscience illu- mine à leur tour les buts eux-mêmes. L’impulsion habi- tuelle, jusqu'ici acceptée et subie sans contrôle, en est ébranlée. Avant de vouloir, l’enfant ou l'adolescent arri- vé à ce stade veut savoir, comprendre, et comme le doute précède en général la maturité d’esprit qui lui permet- trait à la fois de comprendre et d'admettre la légiti- mité et l'utilité de telle ou telle activité complexe, l’exer- cice de celle-ci se trouve momentanément compromise. Succédant à la période d’autorité, c’est la période d’anar- chie relative. L'autorité est battue en brèche, la raison ne lui a pas encore substitué une activité autonome. A l’action imposée du dehors au dedans n’a pas encore . succédé l’action voulue du dedans au dehors. Il va sans dire que la période d’anarchie ne survient pas tout d’un coup, dans tous les domaines de l’activité individuelle, ni chez tous les enfants au même âge. Dans le cas où le pourquoi de telle action est facile à compren- ment au monde extérieur, c'est la respiration. Car même l'acte de choisir et de prendre sa nourriture — pour autant qu'il y a choix et préhension — présuppose une réaction d’ordre psychique entrai- nant la collaboration de plusieurs sens. C’est à peine si, chez quel- ques animaux très inférieurs, chez certains animaux marins en particulier, l'acte de retenir et d’absorber les aliments qui se présentent peut être considéré comme purement biologique, au sens restreint du terme, voire physico-chimique si l'on s’aventure sur le terrain de Læs. — Ajoutons que si l'acte psychique suppose un certain degré de conscience spontanée, il ne suppose nullement, cela va de soi, la conscience réfléchie. 1! C’est la période du dressage, préludant à celle de l'éducation. Cf. P. Hacuer-Soupzet, De l'animal à l'enfant, Paris, 1913. 25 386 LA SOCIÉTÉ dre, le jour où l’enfant se pose la question de sa légiti- mité, il en comprend l'utilité et il n’y a pas de période d’anarchie. C’est le cas lorsque des lois mathématiques, physiques ou chimiques sont en jeu, tout au moins celles qui sont accessibles à une intelligence d’enfant. Mais aussitôt que, pour comprendre le pourquoi d’une action, il faudrait avoir des connaissances de physiologie, de psychologie ou de sociologie, l’esprit critique, en venant indirectement inhiber l’activité spontanée normale, peut lui faire provisoirement ou définitivement un tort consi- dérable. Ainsi les règles de vie, fixées par la morale in- tuitive des peuples, peuvent être battues ‘en brèche par une raison impuissante à en faire le tour, et cette incer- titude peut conduire et conduit en effet souvent l’indi- vidu à l’immoralité. Lorsque le doute surgit, il y a trois solutions possible : ou bien la raison étant impuissante à amener une vision claire et réfléchie des conditions du progrès, et l'impulsion subconsciente et irraisonnée étant tuée par l’analyse, l'individu se nuit à lui-même ou nuit à la société ; seconde alternative : raison impuissante, mais intuition vivace de ce qui est bien ; l'individu conti- nue alors à vivre sous l'impulsion saine de l’habitude acquise par autorité, et ne laisse pas son rationalisme et ses doutes empiéter sur sa vie; dernière alternative: la raison devient maîtresse de la situation et montre à l’in- dividu comment, pourquoi et dans quelle mesure ce qui lui paraissait bien est réellement bien. 3. C’est cette dernière alternative que nous appelons la période de la liberté réfléchie, en entendant par liberté non pas le pouvoir de suivre toutes les impulsions désor- données de l'être, mais, comme le disait Montesquieu : « le pouvoir de faire ce que l’on doit », c’est-à-dire ce qui est bien. Au point de vue psychologique, en effet, la licence est un esclavage, l’esclavage des caprices désordonnés ; seule LE DEVENIR SOCIAL 387 la domination sur les tendances divergentes de l'être permet de choisir des buts d'activité conformes à la rai- son et de les atteindre. C’est ce que nous avons montré quand nous avons désigné l'effort moral comme la plus haute manifestation de la liberté de l'individu. La période de la liberté se caractérise par les traits suivants. À l'intuition et à l’impulsion se sont substituées la science et la volonté. L'individu n’obéit plus à une autorité qui s'impose à lui du dehors au dedans, mais il poursuit des fins qu’il a choisies par suite d’un acte de réflexion : son activité s’exerce du dedans au dehors. Il ne subit pas, il agit. Il n’est pas mû, il se meut : son mouvement lui est propre et la force de propulsion qui l’anime part de lui. Il sait ce qui est bien et il le veut. Que cet idéal ne soit jamais atteint par la grande majo- rité des hommes, que même pour les hommes d'élite il y ait des domaines trop complexes dont leurraison ne saurait faire le tour, c’est ce qui est évident. En psychologie et en sociologie, l’empirisme et l'intuition sont dans la plu- part des cas les seuls guides, même des individus les _plus éclairés. Nous sommes loin d’une pédagogie scienti- fique, plus loin encore d’une politique où la raison et la méthode scientifique règneraient en maîtres. Il n’en reste pas moins que la science, la force de volonté, la domination de soi, en prolongeant dans la conscience claire les intuitions justes et les impulsions saines du subconscient, sont des fins désirables que le progrès indi- viduel réussira à atteindre graduellement sur une échelle de plus en plus vaste. En attendant, chaque individu atteint ce but dans le cercle restreint des phénomènes accessibles à son intelli- gence et à sa raison. S'il se trompe souvent, c’est que celle-ci n’est pas müre pour résoudre certains problèmes complexes ; c’est que les actions et les réactions de sa vie psychique et sociale n’ont été ni assez nombreuses, ni assez nettement définies, pour écarter les tätonnements 388 LA SOCIÉTÉ et les insuccès et instaurer à leur place une activité adap- tée. Mais partout où cette période d'incertitude et d’anar- chie est franchie, partout où l'individu sait et veut ce qui est son bien et le bien social, on peut affirmer qu'il a surmonté les obstacles et qu’il est entré, sur tel point particulier, dans l’ère de la liberté. En résumé, partout où la raison aboutit à l'erreur pra- tique, c’est-à-dire en dernière analyse à la souffrance — autre que cette souffrance momentanée qui est le moyen de conquérir le plus grand bien, — c’est qu'il y a eu infor- mation incomplète, expérience insuffisante de la vie ou incapacité chez l’individu d'interpréter les expériences faites, de leur conférer un ordre de valeur juste et d’en tirer profit pour une plus complète maîtrise de soi et une plus grande sûreté dans le choix des buts à atteindre et des moyens de les atteindre. Or c’est dans ces qualités à la fois intellectuelles et morales que réside la vraie liberté. Les trois grandes étapes de l’évolution : autorité, anar- chie, liberté, présentent chacune des caractères bien défi- nis que l’on retrouve dans six domaines différents : ceux de l'individu, des sociétés naturelles et de l'humanité, respectivement envisagés au double point de vue tempo- rel et spatial. a) Point de vue temporel. 1. Individus. C’est le point de vue que nous venons d'exposer en étudiant l’enfant, l'adolescent et l’adulte. C’est l’évolution dite ontogénique. Nous n’y revenons pas. 2. Sociétés naturelles. Tous les peuples, en évoluant, commencent par subir l’autorité de chefs, d'hommes qui, censés connaître leur bien, président à leurs destinées. Puis vient un éveil des masses. L’émancipation secoue le joug des tyrans. Mais les peuples ne savent pas encore, à ce moment, se conduire eux-mêmes, et l’expérience — LE DEVENIR SOCIAL 389 sociale se poursuit au milieu de fluctuations, dans un état d’anarchie relative, jusqu’au moment où une orga- nisation librement acceptée vient rendre la stabilité aux Etats. Nous aurons à développer plus loin cette évolution sociale avec plus de détails. 3. Humanité. L’humanité primitive était une humanité d'enfants, au point de vue psychologique’. Les rares essais partiels de domination sur plusieurs peuples, du- rant l’histoire ancienne, étaient étayés par l’autorité d’un monarque conquérant. Puis la règle a été et est encore, pour une bonne part, la lutte de peuple à peuple ou tout au moins la concurrence où chacun agit pour soi. La troisième étape se dessine à l'horizon par les ententes internationales et surtout le droit commun international qui, sur bien des points, s’est déjà fixé en droit écrit, mais qui manque peut-être encore trop de sanction effective. b) Point de vue spatial. Il s’agit de la coexistence, de la . présence simultanée de types correspondant à ceux des trois étapes évolutives, types qui forment des catégories différentes d'êtres ou d'activités. 4. Individus. Chez un même individu, les différentes tendances, intuitions et impulsions naturelles et sub- conscientes s'élèvent successivement à la lumière de la conscience, dans un ordre fixé par le hasard, par les intérêts psychologiques individuels ou par le degré de complexité des problèmes envisagés ; il arrive donc qu’au même instant l'individu se trouve être, dans certains domaines complexes, un intuitif et un impulsif, soumis aux impératifs de son subconscient préformé par l’expé- rience ou par l’autorité reçue ; sur tels autres points son sens critique aura amené un scepticisme impuissant, 1 Cf. Tyior, La civilisation primitive, Paris, 1876. 390 Ë LA SOCIÉTÉ entraînant, lorsqu'il faut agir, une activité anarchique et nuisible par absence à la fois de sentiment et de raison clairvoyante; enfin, dans d’autres domaines, moins com- plexes ou plus étudiés, l'individu se trouve agir selon son bien, le sachant et le voulant. Ce dernier cas est celui de chaque homme dans sa profession, pour peu que celle-ci fasse appel à sa raison. 5. Sociétés naturelles. Dans une même société, disons dans un même Etat, il existe des couches sociales cor- respondant aux degrés d'évolution mentale que l’on ren- contre respectivement chez l’enfant, chez l’adolescent et chez l’adulte cultivé. Malgré bien des différences, tenant à l’âge et à la cul- ture des individus, le degré de différenciation et de concentration mentale d’un ouvrier manuel de condition moyenne ne se distingue pas radicalement du même degré atteint par un enfant des classes cultivées. À bien des égards, il faut le reconnaitre, l’homme qui fait partie de la masse pense et raisonne comme un enfant et se conduit comme lui. Si on le libère de la tutelle d’une autorité protectrice, au lieu de s'élever à un degré su- périeur de moralité, de travail, d’habileté, de richesse intellectuelle et de possession de soi, il tombe dans un état plus voisin de l’animalité, il tend à la dissociation de ses énergies et à l’inaptitude professionnelle, intel- lectuelle et morale. On trouve de ces mineurs permanents dans toutes les classes conventionnelles de la société ; au point de vue psychologique, ils forment une seule classe, celle de gens à qui la tutelle est nécessaire. À un stade plus avancé que celui des hommes pour qui, par suite de leur impuissance à agir par eux-mêmes, il est bon pour vivre de subir l’autorité d’autrui, se trouvent les révoltés, les émancipés, incapables encore de se conduire, mais que l’on ne peut conduire par force. Ce sont les anarchistes, non seulement ceux qui le sont ER LE DEVENIR SOCIAL 391 par doctrine et en portent le nom, mais tous ceux qui, secouant leur joug, ne savent pas, pour leur bien, s’en imposer un autre volontairement. Enfin les hommes qui, voyant clair, s'organisent et organisent les forces humaines pour la conservation et l'accroissement du bien social sont au stade de la liberté morale. Ceux-là aussi se trouvent à tous les degrés de fortune et de rang social. Ce sont les ouvriers du progrès, les constructeurs de la société de demain. On les désigne d'un mot : l'élite. Nous comptons d’ailleurs consacrer la dernière partie de ce chapitre à l'étude des caractères respectifs de la masse et de l'élite. 6. Humanité. TN s’agit ici du degré de civilisation rela- tive des différents peuples qui occupent aujourd’hui la terre : sauvages, demi-civilisés et civilisés. Les sauvages ne peuvent s'organiser que sous la tutelle d’une auto- rité, les demi-civilisés — et même, dans bien des do- maines, les peuples dits civilisés — cherchent leur voie - pour atteindre à une organisation sociale stable; les civilisés dignes de ce nom, enfin, s'organisent librement, s’adaptant les uns aux autres dans le sacrifice conscient d'une partie de leur liberté pour le bien de l’ensemble. Ces six catégories présentent bien des points communs. Certains traits de leur parallélisme ont d’ailleurs été notés par de nombreux penseurs, psychologues et sociologues. Ainsi le parallèle entre l’enfant et la race, relevé : pour la physiologie, par Geoffroy Saint-Hilaire, De Serres, Muller, Hæckel, Hertwig et bien d’autres‘, pour la psychologie, par Stanley Hall, Woods-Hutchinson, Dewey, Decroly, et connu sous le nom de loi biogénétique {ontogénèse — phylogénèse) fait partie depuis longtemps du répertoire de la biologie. ! Rappelons encore ici notre étude sur : La loi biogénétique, dans les Archives de Psychologie de mars 1910. 392 LA SOCIÉTÉ Spencer, dans ses Principes de sociologie, note aussi fréquemment le parallèle entre les sociétés primitives et les sociétés sauvages actuelles ‘, et, dans nombre de cas, pour découvrir l’origine des institutions actuelles, il recourt à l’étude des populations sauvages contempo- raines. Il existe certainement entre les êtres et les so- ciétés à un même stade de développement des différences apparentes et superficielles dues aux différences de cir- constances et de milieu; elles sont indéniables. Il est aussi certains traits profonds, comme la richesse de vir- tualités héréditaires d’un enfant de civilisé, opposée à la pauvreté intellectuelle manifeste du sauvage adulte dont l'esprit est encore en friche, qui séparent les différents individus d’une même catégorie évolutive ; il n’en reste pas moins entre eux assez de ressemblances dynamiques pour que la psychologie des uns éclaire la psychologie des autres. Qui n’a pas noté les rapports frappants entre les enfants, les peuples jeunes, les humains des premiers âges, les individus civilisés dans les activités qui échappent à la raison, la plupart des gens du peuple et les sauvages ? 1 H. Burcer, sous ce titre : Ethnologie und Entwicklungspsycho- logie, a résumé, dans la Zeitschrift für Religionspsychologie de sept. 1910, trois conférences du Prof. KrwGer de Leipzig : Die ethnologische Methode in der Psychologie, Psychologie und Ethno- logie, Vülkerkunde und Psychologie. Chez les hommes primitifs, écrit Burcer en substance, les motifs des actions et les rapports entre ces actions sont simples. [ls ne le sont cependant pas au point que le psychologue ne puisse y trouver une explication des particularités sociales de chaque peuplade. Pour la psychologie, les formes les plus primitives apparaissent, non comme un phéno- mène fortuit, mais comme une nécessité d'ordre général. Ce n'est pas par leurs particularités extérieures, mais par la nature et le de- gré de simplicité et de complexité de leurs réactions affectives et intellectuelles que les primitifs présentent des traits communs. Cf. Ch. BLowpeL, Les fonctions mentales dans les sociétés infé- rieures, Journal de psychologie, nov.-déc. 1910, — L. Wonon, Sur l'homme primitif, Bruxelles, 1905. ar LE DEVENIR SOCIAL 393 Qui n’a pas observé l’état de trouble et de confusion plus ou moins grand chez les adolescents, chez les peuples d'autrefois en apprentissage de démocratie, dans l’huma- nité encore si chaotique de l’époque actuelle, chez les individus inhabiles à se servir de leur raison, chez les émancipés rebelles à toute discipline même librement consentie, enfin chez les peuples à demi civilisés et à or- ganisation instable que l’on rencontre encore au cœur même de l’Europe ? Signalerons-nous encore, pour terminer, l'impression de calme, de force et de grandeur qui émane des hommes arrivés à la possession d'eux-mêmes, des peuples où cha- cun, voyant le bien de tous, sacrifie un peu de sa liberté et coopère à la bonne organisation sociale, qu’il veut pour autrui, car il la veut aussi pour lui ? Et qui ne sent que l'entente internationale graduelle qui tend à envelopper le monde dans son réseau bienfaisant prépare une huma- nité plus forte, plus riche, plus productive, libérée d’une partie des frottements si douloureux qui la blessent aujourd’hui ? Il Pour la clarté de notre étude du ‘devenir social, objet de ce chapitre, qu’il nous soit permis de développer maintenant le tableau des trois étapes de l’évolution non plus chez l'enfant, mais dans les sociétés, englobant en un même schéma respectivement les primitifs, les éman- cipés et les esprits réfléchis de toutes les époques, de toutes les races et de tous les peuples. Comme l’homme, en tant que cellule sociale, donne sa couleur psycholo- gique à l’organisme social dont il est la moelle, nous aurons à étudier les caractères de trois sortes de sociétés, les unes soumises au régime d’autorité, les autres à l’état plus ou moins anarchique, les dernières solidement or- 394 LA SOCIÉTÉ ganisées par la coopération raisonnable, volontaire et con- sciente de leurs membres. Rappelons que ces trois régimes, le régime de l'autorité accceptée, le régime de l'anarchie relative et le régime de la liberté réfléchie, ne sont pas nettement tranchés en fail, mais que les individus et les sociétés passent insensiblement de l’un à l’autre. En outre il se fait dans chaque catégorie une transformation qui n’est point partout la même, qui varie selon les pays, les parties d’un pays, qui varie aussi selon le degré de simplicité ou de complexité des problèmes sociaux qui se posent, selon le degré d’empirisme ou de science des individus qui ont la prépondérance dans la direction spirituelle ou politique des sociétés. Néanmoins les trois étapes sont assez opposées, à leurs points culminants, pour donner lieu à une étude distincte qui accentuera leurs caractéristiques et permettra à la fois une vision plus claire du devenir social, et, en conséquence, une activité sociale progressive plus conforme aux exigences de l’évolution telle qu’elle est. En outre on conçoit aisément que chaque société un peu considérable se trouve formée d'éléments apparte- nant à chacun des degrés de l’évolution que nous venons d’esquisser. Ils se font plus ou moins équilibre. Bien que la tonalité générale soit celle de la classe la plus nom- breuse, il se produit un phénomène très lent d’interpé- nétration de la masse à l'élite et de l'élite à la masse, la masse obligeant l'élite à s’adapter à ses caractères géné- raux, l'élite faisant peu à peu pénétrer dans la masse les idées et les habitudes élaborées au creuset de la raison. ou de ses intérêts. Aux caractères de la masse sociale et au rôle de l'élite nous consacrerons enfin quelques pages indispensables, selon nous, à la compréhension du deve- nir social. À. Régime de l'autorité. Le régime de l'autorité convient aux peuples et aux classes populaires qui ne savent pas se jme gi es ” + | LE DEVENIR SOCIAL 395 conduire sans tutelle. Ceux qui prétendent vivre aujour- d’hui comme vivaient nos ancêtres à l’âge de la pierre, tuant leurs ennemis, occupés à satisfaire leurs appétits sans tenir compte des conditions sociales actuelles, se riant de l’économie, sans respect spontané des lois, dépourvus de sens politique, vivant au jour le jour, aimables ou bru- taux selon l’état de satisfaction ou de non-satisfaction de leur estomac, ceux-là, laissés à eux-mêmes, nuiraïent aux sociétés organisées. Celles-ci sont donc obligées d'employer des moyens coercitifs pour les soumettre de gré ou de force à leurs fins et les faire travailler à leur profit. Or, au début de l’organisation historique des sociétés, la presque totalité des individus étaient inca- pables de comprendre les rapports sociaux sans l’inter- vention de la force ou de la crainte. Certes, comme chez certains animaux, il régnait dans un même troupeau, un même clan ou une même famille, une certaine organisa- tion spontanée, encore embryonnaire, issue du besoin d’entr’aide. Mais même là, les conflits naissant sans cesse, un chef s’imposait, généralement le plus fort, plus tard le plus habile ou le plus intelligent. C'était le régime d'autorité dans toute sa rigueur. Il n’était pas absolu, chacun conservant dans les menues activités de la vie une liberté qu’il tâchait d'agrandir, sauf à encourir la sanction répressive de ses égaux ou de son chef. Mais chacun sentait aussi plus ou moins obscurément la nécessité de cet état de choses et les avantages qu’il reti- rait d’une vie en commun. Dans la lutte entre l'individu et l’autorité, il y a néces- sairement équilibre quand la résistance de l'individu aux empiètements de l’autorité égale la résistance de l’auto- rité aux empiètements de l'individu. Maïs à mesure que grandissait la puissance de l'individu, à mesure qu'il prenait conscience de son pouvoir individuel et social, des ressources de son intelligence et de l’étendue de son influence sur autrui, à mesure aussi que se morcelaient 396 LA SOCIÉTÉ. les sociétés trop considérables, la puissance de l’autorité baïissait. Aux chefs s’opposaient d’autres chefs ou candi- dats au pouvoir. La tension augmentant, il fallait, pour exercer un pouvoir égal, déployer par la force ou par le prestige des procédés coercitifs infiniment plus considé- rables. Pour maintenir en paix des groupes antagonistes et réunir tout le monde sous une obéissance commune, il fallait user de moyens de plus en plus puissants ; jusqu’au jour où le morcellement, impossible à réprimer, réduisait à néant l’autorité suprême et ne laissait subsis- ter que des groupes hostiles ou sympathiques, sociale- ment indépendants, mais où l'individu n’avait fait que passer d’une tutelle à une autre. Il a fallu des siècles de régime autoritaire pour en arri- ver à une société assez solidement organisée pour que, non plus seulement des groupes mais des individus, certains individus pussent s’émanciper les uns les autres. Autre- fois c'était pratiquement impossible. L'’isolé périssait. Et pour n'être pas mis au ban de ses semblables, l’indi- vidu devait accepter les idées, les usages et les rites souvent compliqués du clan dont ïl faisait partie. Rousseau, encore en plein xvin* siècle, ne recommande- t-il pas d'imposer aux citoyens une religion d'Etat? Ce n’est que dans des organisations sociales solidement assises que certains individus ont pu s’accorder le luxe de sortir des cadres autoritairement organisés de l’en- tr'aide sociale obligatoire. Les détenteurs du pouvoir, les représentants de l’autorité, ont eu peur de ces indivi- dualistes avant la lettre. Ils ont vu en eux des parasites. Ils ont craint que, si leur exemple était suivi par tous, l’organisation sociale ne sombrât dans l'anarchie, et ils ont augmenté de pénalités arbitraires, nouvelles, et sans cela inutiles, les institutions conservatrices de la société pour obliger, dans leur propre intérêt, ces indépendants à rentrer au bercail. Que la rigueur de ces moyens coercitifs exceptionnels À LE DEVENIR SOCIAL 397 ne pût être indéfiniment accrue, c'est ce qui saute aux yeux. Ces restrictions artificielles et arbitraires émanant de l'autorité qui se défendait tout en défendant l'intégrité de l’ordre social institué, n’avaient en effet pour but que de rendre moins faciles les dissidences — but bon en soi, — mais elles entravaient par ailleurs la vie normale des individus d’élite et par là des organismes sociaux eux- mêmes ; moins de liberté, plus de frottements avec le pouvoir institué, voilà quel fut le bilan du régime réac- tionnaire nouveau. À mesure qu'un nombre plus grand d'intelligences individuelles éclosaient à la conscience et à la raison, à mesure aussi croissait l’artificiel de l'or- ganisation sociale imposée par l'autorité. L’enveloppe sociale n’était plus comparable à la peau souple et natu- relle de la chenille, c'était la peau durcie et gonflée, la gaine de la chrysalide au sein de laquelle l'insecte plus parfait préparait son existence nouvelle. La gaine ne pouvait manquer de crever. Et c’est ce qui arriva. Cela arriva à Athènes après Solon, à Rome après les rois, en Angleterre en 1652, en France * en 1789. Cela arrive sans cesse par révolution ou par évo- lution dans toutes les sociétés petites ou grandes, chaque fois qu’un pouvoir autoritaire s’est montré trop dur et que les individus se sont trouvés capables de secouer le joug qu'ils ne pouvaient plus subir aveuglément. Bienfaisant au début, artificiel à mesure que croît la tension entre l'individu et le pouvoir, caduque dès le jour où l'individu émancipé ne peut plus être dompté par ses anciens chefs, le régime de l'autorité est appelé à disparaitre partout où l'individu est mûr pour se conduire lui-même, partout même où il commence à mürir; il est caduque aussi, il faut le reconnaître, dans tous les domaines de l’activité humaine où l'individu trouve un avantage plus grand à agir par lui-même que par et pour la société. Et comme ceux qui tiennent au pouvoir — pour leur bien personnel ou parce qu'ils y voient le salut social — 398 LA SOCIÉTÉ et ceux qui lui résistent sont plus ou moins forts ou plus ou moins nombreux selon les circonstances, l’époque et mille autres causes contingentes, il se trouve que, même après la ruine du pouvoir autoritaire imposé, on ren- contre des gens qui le regrettent ou voudraient le réin- staurer en tout ou en partie, sans voir que, bien souvent, cela est radicalement impossible, pour des raisons psy- chologiques et sociales. On appelle ces gens des réac- tionnaires. Ce sont les partisans de l’ordre imposé par autorité, envers et malgré tout. On rencontre de ces gens dans tous les milieux sociaux. Leur attitude est celle, entre autres, de l'Eglise romaine dont la tendance autoritaire est bien connue : n’exige- t-elle pas une soumission non seulement sociale mais intellectuelle ? Cette attitude se retrouve, laïcisée, dans bien des races européennes où Paul Seippel l’a désignée sous le nom générique de mentalité romaine‘. Imposer ses idées et ses habitudes, adapter le milieu à soi, à sa conception de l’ordre, est peut-être une bonne chose quand cela est possible et que l'effort à dépenser pour y arriver n’impose pas à la société plus de souffrances que son succès ne lui apporterait d'avantages. Mais lorsqu'il y a, à ce succès, une impossibilité que l’on ne voit pas, on se brise les ailes à vouloir l’irréalisable et l’on fait plus de mal que de bien à soi et à autrui. Les autoritaires sont le plus souvent des intuitifs, des impulsifs, des empiristes de toutes sortes, parfois aussi des demi-scientifiques, ignorants des processus de la psychologie et manquant de flair dans les domaines psy- chologique et sociologique. Les esprits scientifiques ne sont autoritaires que là où il est bon d'établir une tutelle, et là où il est possible de l’établir sans susciter une résis- tance qui engloutirait le plus clair des énergies en pré- sence et augmenterait par surcroît les forces opposantes. 1 P. Serrrec, Les Deux Frances, Paris et Lausanne, 1905. 5 . LE -DEVENIR SOCIAL 399 B. Régime de l'anarchie relative. Né de la réaction contre le régime de l’autoritarisme arbitraire et artificiel, le régime de l'anarchie est celui des individualistes à outrance qui, de peur de voir se reformer les tutelles abolies, interdisent aux troupeaux de se choisir des chefs et dispersent les moindres rassemblements de gens dési- reux de s'associer. Déjà Auguste Comte montrait’ qu'il ne faut pas cher- cher dans les institutions la cause de l’anarchie partielle qui règne de nos jours, mais bien dans les idées et les mœurs qui les ont instaurées. Le « siège fondamental de la maladie principale » n’est pas dans les manifestations extérieures du mal, mais dans la viciation du sang du patient ou dans telles causes plus profondes qu’il faut connaître pour améliorer de façon durable son état général. La conception individualiste qui ne voit plus dans la société un organisme vivant, mais une poussière d'indi- vidus libres, a pris naissance avec la réforme religieuse du xvr* siècle et a trouvé son théoricien le plus brillant dans la personne de Kant. Qu'on compare la cité antique, telle que l’a décrite Fustel de Coulanges, et l’« homme fin en soi » de Kant, et l’on sentira tout l’abime qui sépare les deux points de vue. Soumis à l'Etat, le citoyen antique était l’esclave de la chose publique qui seule comptait. L’individu moderne a le droit théorique de ne reconnaître d'autre autorité que celle qu'il lui plait d'accepter. « Certes l’homme manque de sainteté, dit Kant?, mais l'humanité qui est en lui doit être sainte. Dans la création entière, tout ce que l’on veut et ce dont on a besoin, peut servir même simplement comme moyen; l’homme seul et avec lui tout être raisonnable est fin en soi. » 1 Core, Cours, etc., vol. IV, p. 116. ? Kanr, Critique de la raison pratique, vol. I, pp. 1-3. 400 LA SOCIÉTÉ Fichte va plus loin encore que Kant. Il désigne‘ la société comme une interrelation d'individus libres. « L'homme, dit-il, a le droit d'employer des choses comme moyens pour ses fins, mais non des êtres raisonnables : il n’a même pas le droit d'employer ceux-ci comme moyens pour leurs propres fins. » L'idée de l’homme fin en soi représente plus que le simple respect de l'individu ; elle est l'expression méta- physique de l’individualisme poussé à l'extrême. Nietzsche et Stirner en ont tiré les conséquences qu’elle comportait. Qu'est-ce que l’individualisme ? Yves Guyot? a donné de l’individualisme la formule suivante: «L'’individualisme est la doctrine politique d’après laquelle l'individu est la fin et l'Etat le moyen. » Cette définition renouvelée de Spencer n’a qu’un défaut : elle pourrait servir telle quelle au socialisme. H.-L. Follin, protagoniste de l’individualisme dans le Journal des Éco- nomistes* et rédacteur, de 1901 à 1904, du journal l’/ndi- vidualiste, au Havre, donne de l'individualisme la longue définition que voici : 1. « L’individualisme est une doctrine philosophique, suivant laquelle les rapports de l'individu avec l'univers sensible sont le dernier terme de toute conscience, de toute connaissance et de toute conduite humaines. 2. « C'est une doctrine morale, suivant laquelle l'aspiration à l'harmonie universelle est la fin de la conduite humaine, et la liberté de la conscience individuelle est le moyen. 3. « C'est une doctrine sociale, suivant laquelle la satisfaction des besoins individuels est la fin de la sociabilité humaine, et le libre groupement des aflinités et des intérêts individuels est le moyen. 4. « C’est une doctrine économique, suivant laquelle la satisfaction des besoins individuels est la fin de la productivité humaine, et le libre échange des produits et des services individuels est le moyen. ! Ficure, De la destination de l’homme dans la société, II. ? Guxor, La démocratie .individualiste. 8 Avril 1899. Ë : LE DEVENIR SOCIAL 401 5. « C’est une doctrine juridique, suivant laquelle la détermi- mation {nous dirons : la délimitation) des responsabilités indivi- duelles est la fin et la liberté des contrats est le moyen. 6. « C’est une doctrine politique, suivant laquelle la liberté et la sécurité individuelles sont la fin, et la nation ou l'Etat sont les moyens. 7. « C'est enfin une doctrine esthétique, suivant laquelle la représentation idéale des perceptions individuelles de la réalité est la fin de l’art et de la littérature, et les combinaisons de formes, de couleurs, de sons et de mots, les moyens. » Et l’auteur, qui n’est pas anarchiste, et qui, s'il repousse l'autorité imposée, admet l'autorité librement acceptée, ajoute : « C'est une discipline qui admet les bienfaits de l'autorité, mais seulement dans la mesure où celle-ci est exercée par les individus les plus dignes, et volontairement consentie par les individus qui la subissent !. » Pour complète qu’elle ait la prétention d'être, cette définition n’est pas partout juste. Les moralistes indivi- _dualistes intransigeants se récuseront peut-être devant l’obligation de tendre à l’harmonie universelle, ne l'ad- mettant que dans la mesure où l'individu n’a pas à se sacrifier et où cette harmonie lui sera plus avantageuse que la désharmonie existante. Les sociologues indivi- dualistes protesteront également contre la liberté du groupement qui, chez des individus ignorants, tendra à réinstaurer la pire des tyrannies, et ils y substitueront la libre concurrence des affinités et des intérêts. Au surplus on ne voit pas toujours clairement à quelles conceptions s'opposent les différentes idées exprimées ici. Que serait par exemple une doctrine esthétique qui ne tiendrait pas ! Cité par Alfred de CnaBannes LA PaLice, Qu'est-ce que l'indi- vidualisme ? La Revue, 1, VI, 1908, pp. 291-292. — Cf., du même auteur, Le libéralisme devant la raison, Paris, 1907. 26 402 LA SOCIÉTÉ compte des perceptions individuelles ? Telle qu’elle est, cette définition présente néanmoins un bon tableau de l’individualisme doctrinal qui, pour libérer l’individu, se campe en face de l’autorité maudite. Toujours est-il qu'il faut que l’individu, une fois libéré, sache se conduire lui-même. Au premier abord, l’individualisme ressemble à s’y méprendre à l’égoisme. La confusion a souvent été faite et les partisans du régime autoritaire, faisant ressortir le mal inévitable de l’individualisme naissant, ne se font pas faute d’accentuer le malentendu en mettant sur le compte de l’individualisme tous les abus sociaux dus à l’égoïsme de quelques individualités. IL faut reconnaître, pour être juste, que bien des égoïstes se déclarent partisans de l’individualisme parce que cette doctrine flatte leur amour-propre, paraît justifier leurs appétits déréglés et 1 Sur l’individualisme, cf. entre autres E. FouRNIÈRE, Essai sur l’individualisme, Paris, 1901. — V. Bascu, L'individualisme anar- chiste, Max Stirner, Paris, 1905.— F.Cosenrini, La société future : individualisme ou socialisme, Rev. intern. de sociol., n° 13, 1905, p. 857. — G. Paranre, Anarchisme et individualisme, étude de psychologie sociale, Rev. phil., 1907, vol. I, pp. 337-365. — A. Scnarz, L'individualisme économique et social, Paris, 1908. — J. M. Bazpwin, La concurrence et l’individualisme, Rev. intern. de sociologie, oct. 1910. — B. Raynaup, Concurrence : la lutte pour la vie ou:la liberté économique, Rev. écon. et polit., nov.-déc. 1910. — W. Frre, /ndividualism, Londres, 1911. — R. Cunwarp, Individualisme, socialisme, traditionalisme, Rev. d’écon. pol., janv.-févr. 1913. — E. Krumme, Du libéralisme classique à l'in- dividualisme, Paris, 1913. — W. L. Buease, À short history of English liberalism, Londres, 1913. L’attitude individualiste de ce dernier auteur est bien marquée dans les termes par lesquels débute sa définition du libéralisme : « By liberalism I mean, not a policy, but a habit of mind. It is the disposition of the man who looks upon each of his fellows as of equal worth with himself. He does not assume that all men and women are of equal capacity, or equaly entitled for offices and privileges. But he is always inclined 10 leave and to give them equal opportunity with himself for self-expression and for self-development » (p. 10). f Æ : LE DEVENIR SOCIAL 203 sert leurs intérêts. Mais confondre une attitude psycholo- gique neutre, c’est-à-dire pouvant servir pour le bien comme pour le mal, avec une erreur morale manifeste, c’est aller trop loin. Même l’individualisme outrancier et intransigeant que nous condamnons se rencontre chez des esprits hautement altruistes et en raison même de leur altruisme, puisqu'ils estiment qu'une liberté indivi- duelle absolue accordée à tout le monde hâterait l’avène- ment d’une ère d'harmonie sociale universelle. Si leur thèse est pratiquement dangereuse, du moins y a-t-il chez eux non pas faute, mais simplement erreur. C’est pourquoi nous protestons contre l’assertion du dictionnaire Larousse qui déclare que l'individualisme consiste à « subordonner le bien d'autrui à son bien pro- pre ». Il faudrait au contraire caractériser l’individualisme comme la doctrine qui estime que tout progrès moral ou social s’obtiendra non par un ordre autoritairement imposé du dehors au dedans, mais par le libre jeu des volontés individuelles qui, opposant aux actions et aux sanctions du milieu social et naturel des réactions de * mieux en mieux adaptées, se perfectionnent, selon la loi biologique et psychologique du progrès, du dedans au dehors. Une erreur toute voisine et qui a contribué pour une bonne part à obscurcir les débats des sociologues et des moralistes, est celle qui consiste à confondre la poursuite des intérêts individuels avec l’égoïsme. Notons tout d'abord deux points de fait. Le mot « égoïsme » est tou- jours pris dans un sens péjoratif ; l’égoisme est un défaut et de ce fait est condamnable par la raison et la morale. Nous ne croyons pas qu’on puisse parler d’un égoïsme moral et légitime. Comme on le voit, il s’agit de nouveau d’une question de terminologie. Seconde remarque : la satisfaction des besoins de l’homme, tels que ceux de se nourrir, de se vêtir, de s’instruire, de s’accroitre intellec- tuellement et moralement, ne saurait, en soi, être con- 404 LA SOCIÉTÉ damnée, puisqu'elle est naturelle et nécessaire. Il en résulte que la satisfaction des besoins légitimes de l’être physique et psychique n’est pas de l’égoiïsme. Elle ne le devient que si, pour se procurer du bien à soi, on fait du mal à autrui. Nous insistons sur ce point parce que le malentendu créé par la confusion entre l’égoisme d’une part et d’autre part la poursuite légitime des intérêts et la satisfaction des besoins individuels a causé et cause encore des més- ententes inutiles et déplorables entre les sociologues. Quand, d'un bout à l’autre de son œuvre, La Rochefou- cauld condamne comme égoïstes desinstincts parfaitement légitimes, il voit du mal où il n’y en a pas, il attache à des activités normales le blâme qu’encourraient des acti- vités nuisibles et pathologiques ; il prend pour des excès l'expression de sentiments qui ne le sont pointet attribue à un calcul intéressé et conscient des tendances qui, inconscientes, sont non seulement normales et légitimes, A mais nécessaires à l’être moral. De nos jours, bien des gens, sans être de mauvaise foi, croient bien faire en entretenant ce malentendu. Ainsi l’école historique allemande reproche aux économistes d’avoir fait de l'intérêt l'unique mobile de l’activité sociale des individus, et d’avoir mis ainsi l’égoiïsme à la base des lois sociologiques. « Représenter l’homme, dit Knies', comme immuablement et universellement müû dans son activité économique par des mobiles purement égoistes, cela revient à nier tout motif meilleur ou plus élevé dans aucune entreprise, ou à dire que l’homme possède une série de centres d’activité psychique fonctionnant indé- pendamment les uns des autres. » Nous ne saurions nous associer à cette critique. Certes les économistes ont trop ! Kxres, Die Nationalükonomie vom historischen Standpunkt, 2e éd., p. 232, cité par Risr dans Gine et Risr, Hist. des doctrines économiques, p. 455. Fire LE DEVENIR SOCIAL 405 souvent restreint l’acception du mot « intérêt » à la satisfaction des appétits matériels, négligeant le côté élevé de laquestion : satisfaction des besoins intellectuels, moraux et esthétiques ; ils n’ont pas su insister sur le sentiment affectif de plaisir associé à ces activités supé- rieures de l’esprit, ce qu'on pourrait appeler les intérêts désintéressés. Mais même les appétits matériels sont absolument légitimes, et les qualifier d’égoiïstes, c’est oublier qu'avant d'être fort socialement et moralement dans un sens altruiste, l'homme doit être fort individuel- lement. Nous le répétons, seule est égoïste l’activité qui, pour une fin individuelle, lèse des intérêts sociaux. Malgré Gide et Rist eux-mêmes, nous soutenons que le désir du bien-être et du gain n’est pas nécessairement, ni toujours, un désir égoïste ; une fin individuelle qui est conçue comme moyen de tendre à une fin sociale n'est . pas une fin égoïste. Considérer a priori toute fin individuelle comme une fin égoïste est injuste et brutal. Ne faut-il pas que l’in- dividu se serve d’abord lui-même pour devenir capable - de mieux servir son prochain ? S'il faut, comme le veut l'Evangile, aimer son prochain comme soi-même, ne faut- il pas avant tout beaucoup s'aimer soi-même pour pouvoir aimer beaucoup son prochain ? — Ce joli mot est d’Aloys Naville qui ne fut point un philosophe. Il est pourtant marqué au coin d’une philosophie profonde et nous y souscrivons pleinement. Quant à ceux qui prétendent que toute fin sociale n'est qu'un moyen pour atteindre une fin individuelle, nous pouvons leur répondre qu'ils commettent une erreur psychologique. En effet, parler de fin poursuivie, c'est se limiter au domaine du conscient et exclure du débat l’ac- tivité subconsciente qui est hors de question. Or si une action particulière est conçue par un individu comme altruiste, comme absolument désintéressée, sans arrière pensée de profit individuel, il n’y a pas dans son cas de 406 LA SOCIÉTÉ poursuite d’une fin individuelle et le supposer est suppo- ser ce qui n’est pas. Paraphrasant la pensée de nombreux sociologues, qu'il n’approuve d’ailleurs pas, Fouillée écrit’: «Les sentiments sociaux ne sont qu’un type réussi d’une large classe de sentiments égoïstes, ceux qui pro- viennent de ce que les Anglais appellent l'amour des moyens par lesquels on atteint une fin. » Si la fin est altruiste, pourquoi les moyens individuels seraient-ils taxés pour cela seul d’égoiïstes ? Il serait intéressant d’étudier ici, dans les différents domaines de l’activité sociale, les thèses des individualis- tes. Mais cette étude a déjà été faite souvent. Notons sim- plement que, hostiles à l’autoritarisme et ne prévoyant pas encore les bienfaits de l’association libre, les individua- listes outranciers sont pour la lutte de tous contre tous. La libre concurrence illimitée leur paraît être la panacée universelle. Et loin d’y voir avec Hobbes — homo homini lupus — un mal nécessaire, ils estiment que la concur- rence illimitée est le seul moyen d'arriver à l'harmonie universelle, à l’équilibre social qui doit régler en toutes choses les rapports des hommes conformément à leurs intérêts et à leurs besoins, et leur apporter aussi le bon- heur. Ce fut la thèse des physiocrates — laisser faire, laisser passer, — ce fut celle d'Adam Smith et de tous ceux qui, invoquant la nature, la biologie, la zoologie surtout, et oubliant que le domaine de la psychologie dépasse de cent coudées les domaines beaucoup moins complexes de la vie primitive, voudraient transporter dans le monde social la liberté des actions et réactions qui est bien réellement la condition de toute adaptation. Edmond Perrier, dans sa Préface au Nouveau Dictionnaire des Sciences, constatant que la concurrence est partout dans le monde vivant la condition du progrès, se demande si « la sagesse d’un gouvernement ne consiste pas à lais- ! Fouiiée, loc. cit., p. 154. _ LE — LE DEVENIR SOCIAL 407 ser, par la liberté, la concurrence s'établir partout, de manière que le choix se fasse naturellement entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, comme cela s’est fait dans l’évolution des êtres organisés ‘. » | Il y a certes beaucoup à retenir de la doctrine indivi- dualiste : son opposition au régime autoritaire partout où celui-ci, au lieu de protéger les faibles, institue un état de choses artificiel, arbitraire et contraire au progrès; son respect des besoins spontanés et légitimes du corps et de l'esprit de l’homme; son principe que la liberté seule est l'agent du progrès, puisque, psychologiquement, l’activité subie est infiniment moins intense que l’activité voulue, et que le bien social ne peut se réaliser que par l'individu. Où la thèse individualiste va trop loin et devient carac- téristique du régime d’anarchie, c’est quand elle prétend donner la liberté à tout le monde, à toutes les classes de la population et à tous les peuples de la terre. C’est sur- tout quand elle prétend interdire l'association, comme ce fut le cas en France pour les ouvriers lors de la mise en vigueur, le 14 juin 1791, de la loi Chapelain. Par là, l'in- dividualisme reniait le premier de ses principes, celui de la liberté individuelle, puisque la vraie liberté comprend nécessairement la liberté de s’associer à son gré. Le grand grief des réactionnaires contre les indivi- dualistes à outrance, grief auquel nous nous associons, mais dans un autre sens, est précisément ce fait que leur régime est forcément le régime de l'anarchie. Logique- ment tout individualiste conséquent devrait être anar- chiste absolu. Mais alors qui est-ce qui consentirait aux sacrifices de la liberté individuelle que réclame l’organi- sation sociale ? Ceux-là seuls qui y auraient un intérêt direct, perçu consciemment. Sont-ils assez nombreux, ces esprits conscients, pour maintenir debout, nous ne 1 Cité par Fouizrée, Loc. cit., p. 202. 408 LA SOCIÉTÉ disons pas seulement le gouvernement d’un Etat, mais simplement le droit non écrit qui règle les rapports so- ciaux quotidiens ? Telle est la question à laquelle les réactionnaires, devant le spectacle de la brutalité et de l'inintelligence populaires, répondent : non. Pour eux, on le sait depuis longtemps, individualisme et anarchie ne font qu’un. Et ce ne sont pas seulement les réactionnaires qui le proclament. Voyez Fichte : «Ce n’est pas la nature, c’est la liberté elle-même qui a créé dans notre génération les désordres les plus nombreux et les plus effroyables ; l'ennemi le plus cruel de l’homme est l’homme lui- même!.» Oui certes, la politique à courte vue des individualistes à outrance, auxquels se joint le troupeau chaque jour plus nombreux des égoïstes inintelligents, émancipés trop tôt de la tutelle qui les retenait dans l’ordre moral et social, paraît donner raison aux réactionnaires. Mais nous ne prônerons pas avec eux l'autorité pour tous. Revenir au régime d’autorité serait simplement impos- sible : il n’y a pas de force qui plierait sous un joug quelconque l'individu libéré de toute tutelle. Seule la nature et la cruelle nécessité sociale : nécessité de se nourrir pour vivre, nécessité de travailler pour se nour- rir, sont capables de courber la tête des émancipés, de plier au travail social les révoltés, de substituer la sanc- tion naturelle, souvent horrible et cruelle, à la sanction des autorités humaines représentantes d’un ordre social répudié parce qu'imposé. Elles seules peuvent ramener à la loi du travail et du progrès, bon gré mal gré, les volontés qui s’égarent sur les chemins de traverse et qui font l’école buissonnière du devoir social. À ceux qui ne savent pas vouloir par eux-mêmes, elles imposent la sanction suprême de la faim et de la misère. Et à ceux 1 Ficarr, Bestimmung des Menschen, vol. IT, p. 11. 11 «mt CS = — | LE DEVENIR SOCIAL 409 qui, malgré cela, ne veulent pas ce que veut le progrès social, c’est, pour ne pas parler de la sanction pénale de nos Etats organisés, la mort, la sélection inévitable et souveraine. Et s’il y a une impossibilité matérielle à rétablir pour tous le régime d’autorité, c’est qu’il y a une impossi- bilité psychologique, pour celui qui peut raisonner et peser consciemment les motifs de ses actes, à fermer les yeux et à vouloir, sans comprendre, ce qu’autrui a voulu avant lui et lui ordonne de vouloir. L'homme qui rai- sonne peut avoir deux motifs pour se décider à agir : parce qu’il voit le bien, parce qu'il craint la sanction. S'il ignore la fin qu’on lui propose, à défaut d’habi- tude, la sanction seule le fera agir. S'il connaît cette fin, mais qu’il la juge mauvaise, parce qu’il croit en voir une meilleure, il faudra augmenter à son égard la puis- sance persuasive de la sanction, et souvent cette augmen- tation, pour être efficace, devrait être si grande qu’elle n'est plus dans les moyens des détenteurs du pouvoir, ni de la société elle-même. L'individu se trouve alors en fait un émancipé. Malgré la barrière de la sanction pénale, il veut ce que l'Etat ne veut pas : en dehors de la sanction pénale, seule la sanction naturelle, celle de la force des choses, arrivera à mâter le rebelle, à lui donner défini- tivement tort. ou raison. Car c'est là la grande lutte non seulement de ceux qui se trompent de route : les crimi- nels, les dévoyés, les paresseux; mais aussi des agents du progrès, des révolutionnaires qui ont crevé la gaine de l’autoritarisme factice et arbitraire et, tels des insectes accomplis, ont percé l'enveloppe de la chrysalide pro- tectrice. Au nom de la psychologie et des possibilités pratiques, nous condamnerons donc l’autoritarisme absolu, la tutelle pour tous. Si nous n'y substituons pas la liberté pour tous, c'est que tous ne sont pas mürs pour porter une liberté qu'on leur « imposerait ». Mais, contre les indivi- 410 LA SOCIÉTÉ dualistes à outrance, au nom de la psychologie et du pro- grès social, nous demanderons, pour les esprits indé- pendants, la véritable liberté, par quoi nous entendons aussi la liberté de s'associer. « Ma liberté, dit Bakou- nine‘, consiste à n’obéir à aucun homme et à ne déter- miner mes actes que conformément à mes convictions propres ». Voilà qui est bien sans doute. Mais si les con- victions d’un homme le déterminent à obéir à une orga- nisation sociale qu’il juge bonne, qu'il soit libre aussi de faire comme il l'entend. Voilà une liberté que les anar- chistes et les individualistes ne devraient pas oublier. C. Régime de la liberté réfléchie. Pas de tutelle, ni celle des autoritaristes, ni celle des individualistes intransi- geants qui interdisent les associations, voilà le régime de la liberté. Est-ce à dire que, sous ce régime, la liberté de l'individu sera absolue ? Nous rappelons ce que nous avons dit à ce sujet. La liberté n’est pas, pour nous, la licence, le pouvoir de faire tout ce que l’on veut. Cette liberté-là est l'esclavage des caprices, des impulsions, des impressions du moment présent. Citons le mot bien connu de Rousseau ? : « Je n’ai jamais vu que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas. » Par quoi il entendait que la vraie liberté est la possession de soi. C’est à peu près la définition de Montesquieu déjà citée : « La liberté est le pouvoir de faire ce que l’on doit. » Nous avons dit que cette troisième étape du progrès est celle de la volonté consciente et raisonnable. A la pre- mière étape, l'individu est conduit ou, tout au moins, s’il suit la direction du progrès, c’est intuitivement, sans le voir. La sanction naturelle et sociale est son seul guide. A la seconde étape, la raison, naissante, intervient. ! Bakounine, Œuvres, t. 1, p. 281, Paris, 1895, ? Rousseau, Réveries du promeneur solitaire, VI. 7 LE DEVENIR SOCIAL 411 ‘Accrochée à des fragments de vérité qu'elle universa- lise à tort, elle se heurte aux impulsions subconscientes, et l'individu sort de la voie du progrès. A la troisième étape enfin, l'individu, voyant, sinon parfaitement, du moins partiellement, en quoi consiste le progrès, règle raisonnablement son activité en conformité avec ses lois !. 1 Les trois stades psycho-sociaux tels que nous les concevons furent aussi, on le sait, ceux que reconnut Louis Blanc, le fonda- teur de la Revue du Progrès et le grand organisateur des ateliers nationaux en 1848. Sa philosophie de l'histoire divisait l’évolution en périodes successives d'autorité, d’individualisme et de frater- nité. Il détestait surtout l’individualisme : « La liberté du travail, disait-il, c'est la faculté de mourir de faim. » Nous rencontrons également un tableau des trois étapes, vague- ment analogue au nôtre, chez deux psychologues, l'un Américain, l’autre Danois, J. M. Bazpwin et A. CHRISTEXSEN. J. M. Bazowis, The Basis of Social Solidarity, American Jour- nal of Sociology, 1910, pp. 817-831 — en français : La base psy- chologique de la solidarité sociale. Ann. de l'Inst. intern. de sociologie, Paris, 1911, pp. 217-236 — distingue trois étapes de l’évolution de l’organisation sociale qui correspondent, selon lui, à trois degrés de l’évolution mentale dans le règne animal (cf. ses Social and Ethical Interpretations) : la première est instinctive, la seconde spontanée et la troisième consriente. La première est fixée organiquement, la seconde implique une éducation possible, mais obéit encore à la suggestion d'ordre émotionnel, la troisième suppose délibération et choix individuel. « All social reform, for example, is accomplished by individuals who think and act out- side the established conventions and traditions... The reformer.… must criticize the old as irrational in order to establish the more rational, the new. All this... leads them to rebel against the autho- rity of society. » Seule « the action of reflective group... is pro- gressive and organizing » (p. 825). Baupwix appelle ces trois types: the biological type, the plastic emotional type and the deliberate type (p. 831). — Comme on le voit, les étapes 2 et 3 de Bazpwix correspondent à nos étapes 1 et 2. Le type biologique pur est animal et ne se rencontre pas dans l'humanité. A. Carisrexsex, Politik og Massemoral. Til Belysning af aktuelle Problemer, Copenhague, 1911, résumé par D. WaxxorrTe, L'indi- vidu, la masse et le meneur politique, Bull. Solvay 15, art. 236, p- 10, étudie la question au point de vue des partis politiques 412 LA SOCIÉTÉ Autour de cet axe central de la volonté consciente, les: intuitions et les impulsions saines, nées du subconscient, viennent faire comme un cortège à la conscience, mar- chant dans le même sens qu’elle, conduisant, soulevant et emportant l'individu tout entier vers les mêmes som- mets. Voir le progrès et le vouloir, c’est être mür pour le régime de la liberté. Car vouloir le progrès c'est s’expo- ser au minimum de sanctions possible, au minimum de sanctions négatives, de celles qui émanent des phéno- mènes naturels, aussi bien que de celles qui viennent de la société elle-même — du moins d’une société que nous supposons composée d'individus arrivés eux-mêmes à cette troisième étape de la liberté morale. On voit à quoi conduit cette volonté clairvoyante du progrès et du bien dans le domaine social. Ceux qui voient le progrès social dans l’organisation naturelle des sociétés, dans la division du travail et la concentration graduelle des organismes sociaux, ceux-là s’uniront en sociétés fortement organisées, et ils s’uniront parce qu’ils le voudront, et sans sacrifier de leur individualité un atome de plus que ce qu’ils jugeront nécessaire à la réali- actuels plutôt que de l'évolution. Il caractérise néanmoins assez bien les trois types historiques : 1. « Les classes riches sont géné- ralement disposées à craindre toute modification à un état de choses existant ; c'est pourquoi elles vont naturellement au conser- vatisme en ajoutant un élément matériel aux convictions dictées par le tempérament. » 2. « Les personnes cultivées sont portées à revendiquer hautement les droits de l'individu et constituent, par cela même, le gros des troupes libérales.» 3. « La foule... est progressiste... et collectiviste, en tout cas démocratique », sans toutefois, ajouterons-nous, échapper aux dangers du solida- risme grégaire qui la ramène automatiquement au début de l'étape n° 1. Comme on le voit, notre étape n° 2 se place entre les étapes 2 et 3 de CurisTENSEN, mais pour aboutir, dans notre étape n° 3, à un cran au-dessus de l'étape correspondante de CurisTensen, si l'on admet, avec Vico, que l’évolution procède par spirales. # LE DEVENIR SOCIAL 413 sation du progrès social. C’est le contrat social de Rousseau, non plus subconscient et servant à expliquer psychologiquement l’origine des sociétés, mais conscient et voulu, destiné à assurer une base solide et durable à la société de l’avenir. « Le contrat social, avec la forme pleinement consciente et réfléchie, écrit M. Vauthier,... bien loin d’être un commencement et un point de départ, est au contraire un terme et un aboutissement. » Comme Zola l’écrivait dans son ébauche de Travail, l'ère de la liberté est celle de « l’individualisme au ser- vice de la solidarité ». En effet, s’il existe des caricatures de l’individualisme véritable : l’individualisme égoïste et l’individualisme doctrinaire intransigeant et par là même borné, il existe aussi un individualisme clairvoyant et altruiste. Celui qui, de tout son être, veut le bien social n’a rien à abdiquer de son individualité. Au contraire, s’il repousse les conventions inutiles et les restrictions autoritaires et arbitraires du milieu social, rendant ainsi service à la société elle-même, et si par ailleurs il tend positivement à réaliser le mieux social, il coopère à l’avè- nement graduel d'une société où l'individu sera réelle- ment plus libre, puisque tant de luttes épuisantes et pernicieuses contre l'arbitraire des puissances réaction- naires seront supprimées, et que l'esprit pourra ainsi d'autant plus librement s'épanouir dans la science, la coopération sociale et le progrès dans tous les do- maines. Remarquons aussi que le régime de la solidarité est par excellence le régime le plus salutaire pour l’orga- nisme social quel qu'il soit. Même le très catholique père Weiss note, nous l’avons vu, que les organismes forts sont ceux dont la cohésion, loin d’être imposée du dehors au dedans, est spontanée et croît du dedans au 1 Vauruier, La doctrine du contrat social, Bulletin de la classe des lettres, Bruxelles, 1914, n° 3, p. 126. 414 LA SOCIÉTÉ dehors. « S’il faut tenir les parties ensemble avec un lien de fer, il n’y a pas d'organisme‘. » Elisée Reclus lui-même — après l’extrême droite con- servatiste, l'extrême gauche anarchiste — reconnaît dans la solidarité consciente l’état organique idéal des sociétés. La révolution, qui impose autoritairement un état social nouveau, ne se légitime à ses yeux que si une évolution intérieure a préparé cet état nouveau et l’a rendu viable. Pour employer un mot de Ch. Gide ?, on peut dire que la révolution qui brise la coquille du poussin ne se légi- time que si le poussin est mûr pour en sortir, c’est-à- dire si une évolution préalable l’a pourvu des organes nécessaires pour vivre d’une vie indépendante. Que le citoyen, dit encore Elisée Reclus?, « ne s’imagine point 1 Weiss, Apologie des Christentums, Fribourg en B., 1904, vol. IV, p. 1161. Nous retrouvons la même idée chez FouiLLér qui expose en ces termes les conditions du progrès dans les organismes individuels : « L'action la plus organique, dit-il, la plus vivante en quelque sorte, celle qui suppose la vie la plus intense, c’est celle qui vient du dedans, non du dehors... Toute action qui a ainsi ses antécé- dents immédiats dans l'organisme tend, en modifiant l'organisme même, à le rendre plus organique encore, à le faire s'élever le long de l’échelle vitale. Au contraire l’action toute déterminée par des causes extérieures fait que l'organisme agit comme s’il était inorga- nique, et tend à le faire descendre dans l'échelle vitale en déprimant son intensité de vie extérieure. » (FouiLLée, loc. cit., pp. 97-98.) Même idée encore chez le philosophe russe Vladimir SoLoviev. (Cité par Hurer, Enquête sur la question sociale en Europe, Paris, 1897, pp. 308-309.) Parlant de l’autoritarisme exagéré que suppo- serait la réalisation du socialisme égalitaire, il écrit : « L’abolition de l'esclavage économique » — paupérisme et prolétariat — « ne satisfait pas le socialisme égalitaire, [1 demande la répartition égale des biens, l'abolition de la propriété individuelle et hérédi- taire, triste idéal qui serait horrible s’il était praticable. L'égalité y est conçue dans son expression extérieure et mécanique » — du dehors au dedans — «et non pas dans son principe moral qui est la solidarité humaine » — cohésion réalisée du dedans au dehors. ? Gine, Coopération, Paris, 1906, p. 74. 3 Reccus, £volution et révolution, Paris, 1898, p. 63. BTE SE LE DEVENIR SOCIAL 415 résoudre la moindre question par le hasard des balles. C'est dans les têtes et dans les cœurs que les transfor- mations ont à s’accomplir avant de tendre les muscles et de se changer en phénomènes historiques ». Le même penseur reconnaît que la liberté de chacun trouve sa limite dans le respect d'autrui. Notre idéal, dit-il‘, com- porte également pour chacun le droit d'agir à son gré, de « faire ce qu’il veut », tout en associant naturellement sa volonté à celle des autres hommes dans toutes les œuvres collectives : « Sa liberté propre ne se trouve point limitée par cette union, mais elle grandit au contraire, grâce à la force de la volonté commune. » C’est à dessein que nous avons choisi ces citations hors du cercle des solidaristes attitrés. Cet idéal, trop méconnu dans la pratique où l’autoritarisme et l’individualisme intransigeant semblent encore si souvent seuls aux prises, a été aperçu, on le voit, par les penseurs les plus divers, catholiques et anarchistes. Il est en outre fondé sur la biologie, ce qui n’est certes pas pour en rabaïisser la valeur. Il a d’ailleurs commencé à pénétrer dans la pratique. Il a pris corps. Il s’est fixé en doctrine : le soli- darisme. Et la doctrine a eu un succès si grand que ses faux adeptes ont failli en ruiner le principe. Voyons'en quelques mots son origine, ses effets et ses abus. L'origine du mot solidarité remonte, au dire de Gide et Rist, à l’économiste Pierre Leroux qui l’'employa pour la première fois en 1840. Mais il est évident que l’idée elle- même est bien plus ancienne? et que la pratique de la 1 Reczus, loc. cit., p. 143. ? Tous les phénomènes de l'organisme total — dit en sub- stance Aug. Course, résumé par Lrerz, loc. cit., p. 29, — doivent être mis entre eux dans les rapports les plus étroits, afin de for- mer un système unifié, universel. Il ne faut pas, comme c'est aujourd’hui trop souvent le cas, que l’individu procède isolément, sans coordination, ou tout au moins rattaché par les liens tout à 416 LA SOCIÉTÉ solidarité est aussi vieille que l'humanité. Mais c’était faire un grand pas en avant que de prendre conscience du rôle éminent de l’entr'aide organisée, au point de lui assigner dans le langage un terme défini. Si le mot est, semble-t-il, dû à Pierre Leroux, il faut faire remonter les premières déductions pratiques de cette idée à l’éco- nomiste Bastiat, qui ne cesse, dans ses Harmonies, d'in- sister sur la loi de la solidarité. « La Société toute en- tière, dit-il, n’est qu'un ensemble de solidarités qui se croisent !. » De nos jours, il s’est fondé une véritable école solidariste autour de Bourgeois {Essai d’une philo- sophie de la solidarité, 1902), Durkheim (La Division du Travail, 1893), Bouglé (Le Solidarisme, 1907), Fleurant (La Solidarité, 1907); Guyau, Fouillée, etc.?. La doctrine solidariste insiste avant tout sur les effets éducatifs de la solidarité sur le peuple, tout au moins sur ceux qui se soumettent volontairement aux lois néces- saires de l’organisation sociale. Dans un organisme social, les conséquences de chaque action, bonne ou mauvaise, de chaque individu, se répercutent sur la communauté fait relâchés avec le tout dont il fait partie, quand ce n’est pas contre ce tout qu'il agit. Au contraire tous les hommes doivent travailler à un but commun, unis par les liens puissants de la solidarité, comme le furent jadis les adhérents d'une même foi, et cet accord doit jaillir de leur conviction libre et spontanée. Et ceci arrivera par le fait que le système positif est si évident que nul ne pourra fermer les yeux pour n’en pas voir la vérité. 1 Basriar, Harmonies, chap. XXI, p. 624. ? Sur le solidarisme, cf, en outre Eug. Fournière, Essai sur l'in- dividualisme, Paris, 1901, déjà cité. — GopFERrNAUx, À propos d’une philosophie de la solidarité, Rev. phil., 1903, vol. I, p.306. — Yves Guror, La Solidarité, Rev. des Idées, avril 1910, — La soli- darité sociale dans le temps et dans l'espace, vol. XII des Annales de l'Inst. intern. de sociologie, Paris, 1910. — La solidarité sociale, ses formes, ses principes, ses limites, vol. XIIL des Anna- les del’Inst.intern. de sociologie, Paris, 1910-1911. — A. LoruLor, L'individualisme anarchique et les différentes formes du solida- risme, Rev. des Idées, 15 mai 1911. — Ch. Give, Les institutions de progrès social, Paris, IVe éd., 1912. k à ne, mat eh Dan LE DEVENIR SOCIAL 417 entière ; chacun a donc intérêt à assurer les conditions qui susciteront chez tous le maximum d’actions bonnes et favorables au progrès social et le minimum d'actions entraînant la désorganisation sociale. « La loi de solida- rité, dit Bastiat‘, est une sorte de responsabilité collec- tive. La solidarité est donc... un système admirablement calculé pour circonscrire le mal, étendre le bien.» Et comme la solidarité naît de la division du travail et des différences d’aptitudes, il est clair qu’elle réagit à son tour sur ces conditions, qu'elle augmente l’individualité de chacun et l’aptitude qu’il possède de différencier ses facultés. La loi de dépendance, acceptée dans le domaine inférieur de la sécurité sociale et de l’activité économique de l'organisme, crée une plus grande liberté dans le domaine supérieur de la différenciation psychologique — intellectuelle, morale et esthétique — de l'individu. Le solidarisme présente parfois des abus qui le dé- forment et prêtent à juste titre flanc à la critique. De même que la plaie de l’individualisme est l’égoïsme, la plaie du solidarisme est le parasitisme. « La solidarité, dit Vilfredo Pareto?, sert de prétexte aux gens qui veulent jouir du fruit des labeurs d’autrui, aux politiciens qui ont besoin de se recruter des adhérents aux frais des contribuables : c'est tout simplement un nouveau nom donné à un genre d’égoïsme des plus malsains.» Les sociétés d'assurances sont souvent aussi le lieu d'élection des paresseux de toutes sortes qui veulent vivre aux dépens d'autrui sans demander l’aumône, recourant, si besoin est, aux procès et aux tribunaux, pour se faire rendre ce qu’ils appellent leur justice. Il y a sans doute un certain parasitisme qu'il n’est pas possible d'éviter. Tandis que la justice stricte exigerait ! Basriar, loc. cit., ch. XXI, pp. 622 et 626. ? Parero, Le péril socialiste, Journal des Economistes, 15 mai 1900. 27 A18 LA SOCIÉTÉ que chacun ne reçoive que l’équivalent de ce qu’il pro- duit, le souci de la conservation du corps social exige l’assistance publique des moins doués. Sans cette assis- tance, les incapables, dans la révolte de la souffrance, risqueraient de porter gravement atteinte à l’ordre social; tandis que, sous le régime actuel, ils reçoivent plus qu’ils ne donnent et sont ainsi des parasites de la société. Certes ceux-ci doivent être soutenus. Ils sont souvent plus à plaindre qu’à condamner. D'ailleurs, malgré l’assistance sociale, ils sont en proie à la grande loi de la sélection ; s'ils ne peuvent remonter au rang de valeurs sociales, ils périront tôt ou tard, eux ou leurs descen- dants. Mais combien d’autres qui exploitent leur prochain, qui fournissent à la société, en travail, en intelligence, en esprit d'invention et en énergie infiniment moins qu'ils ne lui extorquent par les moyens légaux, mais peu équitables, actuellement en usage! Certaines catégories de financiers et de gens d’affaires en savent quelque chose. Que n’a-t-on partout, comme en Angleterre, une cour de justice jugeant d’après l’ «équité», malgré et par delà les lois strictes! Summum jus, summa injuria, cet adage, dont nous reparlerons, n’est encore que trop vrai à l’époque actuelle. Un autre danger, beaucoup plus grave encore que le parasitisme, et qui découle souvent du solidarisme, c’est la tendance à s'imposer dans les domaines où il n’a que faire. A suivre les fanatiques du solidarisme, ils nous conduiraient tout droit à l'assurance et à l’assistance obligatoires dans tous les domaines. Ce fléau est aggravé par l’inintelligence de certains individus qui s'associent sur la base d’un programme aliénant presque toute leur liberté’. Or, tout contrat social limite sans doute la 1 C’est souvent par libre choix que l’ouvrier moderne aliène toute sa liberté économique et politique. E. Facuer, Libéralisme et Etatisme, Rev. des Deux Mondes, 1 déc. 1910, montre très bien que le pouvoir grandissant de l'Etat, quoique souvent légitime et DE NES LE DEVENIR SOCIAL 419 liberté de l'individu, mais encore faut-il que cette limi- tation amène une libération plus grande dans un domaine supérieur. La solidarité de fait des organes dans un orga- nisme individuel est absolue, parce que chaque organe dépend absolument du tout et mourrait sans lui. Mais lindividu est jusqu’à un certain point libre de s'associer dans la mesure où il y trouve son intérêt; il fera partie en tant qu'organe d'un organisme social défini, qui n’aliène sa liberté que dans une mesure définie. Donc, quand bien même la solidarité, en vue de satisfaire les besoins matériels, s'impose en fait à l'individu, on ne saurait imposer à celui-ci la solidarité morale. Elle n’a de valeur que si, fondée sur un individualisme conscient de nécessaire, incite la masse à le considérer comme une providence : « Toute la nation S’habitue à voir l'Etat partout et s’habitue à ne pas supposer qu'il puisse y avoir endroit où il ne soit point. » Façuer voit juste quand il signale que le benthamisme a dû céder à la « poussée du plébéianisme prenant conscience de soi ». Certes, les masses ont eu raison de se révolter contre les « cruautés libé- rales » d’un régime de liberté absolue qui favorisait leur exploi- tation de la part des plus fortunés, mais si cette libération ne s'est faite qu'au profit d'un joug nouveau, le gain n'est guère qu'apparent, bien qu'un Etat sage et paternel vaille mieux que l’ogre de la concurrence illimitée. Les dangers de l'excès de solidarisme, qui ramène souvent les masses populaires au début de l'étape n° 1, celle de l'autorité acceptée, ont été signalés entre autres par J. M. Barpwin, Psy- chologie et Sociologie, pp. 53-54. Il y a socialisation croissante des activités qui devraient, selon lui, ressortir à l'initiative privée, et être régis par la sélection naturelle et non par un Etat omni- potent. « Même dans le meilleur de lui-même, dans son invention, dans son industrie, sa capacité — dans toutes ses facultés origi- nales, qui sont pour la société des dons précieux — il (l'individu) se trouve dépossédé de son droit individuel et forcé de se con- former aux règles collectives... Dès qu'un cas se présente où l'individualisme conduit un homme à une révolte quelconque, le mécanisme de la société s'abat tout entier sur sa tête... Le pro- blème le plus urgent de nos jours, dans le monde du travail, est de sauver les qualités individuelles des hommes, afin que la société en puisse profiter. » 420 LA SOCIÉTÉ lui-même, elle est spontanée et voulue. Les solidaristes qui se croient la liberté d’opprimer autrui au nom d’une prétendue solidarité de fait et de droit, sont des autorita- ristes doctrinaires. « L’individu, disent-ils, reçoit de la société, tout ce qu'il a. Donc ceux qui-ont la richesse la doivent à la société et ceux qui n’en ont pas ont le droit de la lui réclamer. D’où découle l'obligation légale de l’assistance, de l’assurance, de la protection ouvrière, de l'instruction et de l’impôt. » — Pur sophisme qui nous ferait choir du solidarisme libre et volontaire dans le socialisme imposé. L'assistance se justifie comme une protection des incapables : on peut essayer de diminuer leurs souffrances, on peut essayer de les rendre à la société en les faisant remonter au rang de valeurs créa- trices. Elle se justifie aussi comme une défense de la société contre les désordres que pourrait faire naître leur révolte d'êtres inadaptés. L'assurance, si elle est libre, se justifie également par l'avantage que l'individu en attend. En outre, l'assurance obligatoire est, comme l’assistance, une protection des êtres faibles qui en sont encore à la première étape et ne sauraient se diriger eux- mêmes, les complexités de la vie actuelle et les difficultés de la prévoyance leur rendant en effet dangereux le régime individualiste qui seul, s'ils étaient mürs pour le porter, les inciterait spontanément à recourir à cette soli- darité sans laquelle ils ne pourraient vivre. Mais imposer à un individu libre, au nom d’un prétendu devoir moral, une solidarité dont il ne voit pas l’avantage pour lui ou pour la société dont il fait partie, c’est simplement un moyen détourné pour essayer de le plier à nouveau sous le joug d’un régime d’autoritarisme contre lequel son indi- vidualisme se révoltera toujours et à bon droit. Nous venons d’esquisser un tableau des trois étapes de l’évolution dans le domaine de l’activité sociale. Mais le fait qu'un individu en soit au stade du régime de l’auto- LE 2 : LE DEVENIR SOCIAL 421 rité, à celui du régime de l'anarchie ou qu'il soit mûr pour le régime de la liberté dépend, nous l’avons vu, d'un ensemble de qualités psychiques qui résultent de sa puissance intellectuelle et morale en face des exigences de la vie sociale, c’est-à-dire de sa clairvoyance et de sa volonté raisonnée. L'esprit grégaire, l’individualisme et le solidarisme se rencontreront donc également dans d’autres domaines. Dans son ouvrage sur Les éléments sociologiques de la morale, souvent cité déjà, Fouillée en indique plusieurs où se retrouvent les trois étapes de l’évolution. En morale, on rencontre d’abord une conscience morale éminemment communautaire, moulée sur celle du milieu ambiant : « La conscience morale se développe d’abord sous forme de conscience commune, par son application objective et sociale à la famille et à la tribu.‘ » A la seconde étape, elle se sépare « progressivement de ses formes sociales primitives pour se réaliser à part dans le « for intérieur ». C’est la révolte de Luther : /ch kann nicht anders. C’est l'avènement de l’individualisme. Enfin « c'est l’union complète de l’individualité et de la socia- lité qui est le terme final de l’histoire morale ». La fin de la morale individuelle et celle de la morale sociale deve- nant identiques, il y a fusion des deux en une seule : conservation et accroissement de puissance de l'individu par la société et de la société par l'individu. Dans le domaine de la connaissance, on observe d'abord, dans l’histoire etdans l’évolution de l'individu, la croyance aveugle, l'esprit dogmatique qui accepte l'affirmation venue du dehors, puis le scepticisme qui limite la croyance à l'expérience individuelle, enfin la science critique uni- verselle qui est la socialisation, pour le bien de l’huma- nité, des expériences individuelles de tous. Dans le domaine religieux : le catholicisme, dit Fouil- 1 FouiLLée, loc. cit., p. 338. 422 LA SOCIÉTÉ lée‘, s’est efforcé « de maintenir le principe païen d’au- torité, au dessus du principe chrétien de liberté. Le pro- testantisme a de plus en plus affranchi la personne au point de vue religieux. Le terme du progrès, c’est que chacun se fasse à soi-même sa religion et s’unisse ensuite volontairement à ceux qui s’en seront fait une semblable : c’est l’ « irréligion de l’avenir ». L'évolution politique, selon Fouillée, présenteles mêmes caractères : à la soumission du citoyen sous le régime de la royauté absolue sucéda l’ère des « droits de l’homme », en réaction contre l’autoritarisme antérieur ; l'avenir est à la démocratie, gouvernement de tous par tous. Enfin Fouillée voit ce même progrès jusque dans les domaines de la littérature et des arts. « La littérature classique était surtout l’expression des idées communes et des sentiments généraux, mais abstraits et vagues. Le romantisme fut, dans la poésie, dans le roman, dans le théâtre, le triomphe de l’individualité?. » Enfin l’inspi- ration tendrait à devenir aujourd'hui « plus sociale », sans sacrifier pour cela l'originalité personnelle de l’ar- tiste. | De tout ce qui précède il semble bien résulter que l'avenir est à la libre et clairvoyante coopération de tous pour le bien de tous, les actions de tous, par la sanction des faits, rejaillissant sur tous en bien ou en mal : c’est ce qu’on pourrait appeler la loi d’action et de réaction, la grande éducatrice naturelle des sociétés, la seule effi- cace. Et puisque nous citons Fouillée, terminons cet exposé des trois étapes du devenir social par une de ces formules lapidaires comme il savait en écrire : « Le progrès, a-t-on dit, est en raison inverse de l’ac- ! FouiLuée, loc. cit., p. 342. 2 Loc. cit., p. 344. LE DEVENIR SOCIAL 423 tion coercitive de l’homme sur l’homme, en raison directe de l’action de l’homme sur les choses; mais il faut ajou- ter que l’action non coercitive de l’homme sur l'homme s'accroît et prend, avec le progrès, la forme de l’action commune et réciproque. » III C’est envisager la même question sous un autre angle que de chercher à caractériser, au sein des nations modernes, les masses et les élites. Après le temps, l’espace. Après la succession, la simultanéité. Si nous mettons à part les individualistes intransigeants qui ne jouent pas de rôle social immédiat ou ne jouent que le rôle négatif de con- trepoids à l'égard des forces collectives unificatrices, nous nous trouvons en présence de deux catégories d’indi- vidus : ceux que nous appellerons d’un nom générique : la masse, et qui correspondent au degré de la première étape, celle de l’autorité acceptée; et, d'autre part, les élites : meneurs, chefs, hommes de culture étendue ou spécialistes faisant autorité, tous ceux qui ont l’art de réunir en un faisceau les forces individuelles éparses ou qui seraient aptes à jouer ce rôle si leur valeur n'était pas méconnue. À. L'esprit des masses. — Ce qui crée l'unité psycholo- gique des masses populaires, c’est tout d’abord, nous l’avons dit, leur unité de structure psycho-physiologique, d'où découlent des besoins et des instincts identiques. Ces besoins, pour se satisfaire, exigent une adaptation au milieu ambiant dont les ressources matérielles sont, dans un même lieu, les mêmes pour tous les individus. Les nouvelles générations et les nouveaux venus se trouvent en outre en présence d’un milieu social dont les caractéristiques psychologiques ou morales sont bien 424 LA SOCIÉTÉ marquées. La suggestion sociale intervient pour contri- buer à leur assimilation ; l'esprit d'imitation y pousse de son côté. La conformité aux usages est d’ailleurs une obligation dont les récalcitrants sentent promptement le poids. La valeur pratique de l’exclusivisme à l'égard des non-conformistes peut devenir très grave pour ceux-ci. Il ne faut d’ailleurs pas seulement se plier aux usages du milieu où l’on veut vivre, il faut aussi en épouser les pré- jugés. À ce taux seulement on sera qualifié d'homme de « bon sens », par où la masse entend, à n’en pas douter, le « sens commun ». L'éducation des jeunes générations est le champ où s’exercent toutes les pressions « confor- mistes », et, après la famille et le milieu, l’école y contri- bue puissamment, malgré les efforts platoniques de quelques réformateurs bien intentionnés qui ne voient pas l’inutilité de leurs appels à la « psychologie de l’en- fant ». C’est bien là le moindre souci des pédagogues. Leur indifférence a une valeur symbolique : elle renvoie le réformateur gênant à l’étude de la « psychologie des masses », bien autrement instructive, quoique, sur plus d’un point, plutôt décourageante. De tout cela il résulte : 1° ce que le psychologue argen- tin Ingegnieros a appelé l'« homme médiocre » ; 2° un exclusivisme du dit homme médiocre à l’égard de tous ceux qui n’ont pas appris par cœur, pour le mettre en pratique, le proverbe : « Il faut hurler avec les loups » ; 3° la constitution de petites sociétés dans la grande société, partis politiques qui réunissent ceux qui hurlent dans le même patois parce que leurs besoins, leurs res- sources, donc leurs intérêts, sont les mêmes. L'unité sociale est donc faite d’un nivellement psycho- logique des individus. Malheur à l'original qui s’y enlise! Qu'il médite ces paroles profondes prononcées par l’au- teur inconnu de l’/mitation de Jésus-Christ : « Toutes les fois que j'ai été parmi les hommes, j'en suis revenu moins homme. » bre - LE DEVENIR SOCIAL 425 Nous permettra-t-on de prouver notre dire en recou- rant à quelques exemples cueillis dans une promenade à bâtons rompus à travers les ouvrages ou études de quelques penseurs contemporains ? Au bas de l’échelle des causes déterminant l'unité d’es- prit des masses, nous avons placé l'identité de structure psycho-physiologique. Nous aurions même pu, s’il faut en croire Boas ‘, descendre un échelon plus bas encore et parler uniquement de structure physique. Le savant professeur d’anthropologie de l'université de Colom- bie a étudié les variations morphologiques chez les immigrants aux Etats-Unis. Et il a observé que l’« américanisation » des nou- veaux venus n'aflectait pas seulement leur mentalité — fait éton- nant déjà, noté par de nombreux observateurs, — mais avait, au bout d’une ou de deux générations, une répercussion visible et men- surable jusque sur la forme de leur corps et en particulier de leur crâne, cela en l'absence de tout croisement avec la population américaine autochtone. Boas a pris pour base de ses observations deux types d'immigrés très différents : les Siciliens et les Juifs russes. Les premiers ont le crâne allongé, ayant pour particula- - rité ce qu'on appelle le chignon occipital. Chez les autochtones d'Europe, l'indice céphalique est de 78. Les Juifs russes au con- traire sont brachycéphales ; leur indice céphalique est de 84. Or, chez leurs descendants directs, l'intense empreinte de l’esprit si particulier du milieunord-américain irait jusqu’à modifier cet indice céphalique ancestral. Celui des anciens Siciliens s’élèverait à 80, celui des Juifs descendrait à 81. Les chiffres sont là. Malgré les chiffres on reste per- plexe. S'ils se confirment, cette découverte anthropolo- gique aurait une portée considérable. Elle montrerait que le cerveau, cet organe plastique par excellence, non seu- lement enregistrerait dans sa structure neurofibrillaire toutes les adaptations et « fluctuations du chimisme or- ? F. Boas, Changes in bodily form of descendants of immigrants, New-York, 1912. 426 LA SOCIÉTÉ ganique ! », mais tendrait aussi à modeler le crâne à l’âge où celui-ci possède encore sa plasticité. « C’est donc le changement de milieu social qui est la cause des varia- tions céphaliques ? », dans tous les cas où l’adaptation de l'individu, de par sa structure antérieure physique et psychique, peut se produire. C’est ce qui expliquerait d'une part que les Juifs français et allemands aient à un si haut degré certains traits psychologiques de leur patrie d'adoption; d’autre part que les races nègres ou primi- tives ne s’adaptent pas, même après des siècles, comme c'est le cas aux Etats-Unis; et que les races hostiles les unes aux autres — comme celles qui vivent en Pologne ou en Autriche-Hongrie — ne s’amalgament pas, leurs ressortissants étant élevés et vivant à part les uns des autres *. Aussi bien, D. Warnotte ne craint-il pas de parler, à propos de l’unité sociale et de la transmission des carac- tères qui constituent un milieu donné, de conditions « psycho-physiologiques ». 1 Dusrin, Contribution à l'étude de l'influence de l'âge et de l’activité fonctionnelle sur le neurone, Annales de la Soc. roy. des sc. médic. et natur. de Bruxelles, t. XV, fasc. 1, 1906. ? E. Houzé, /nfluence du changement de milieu géographique et social sur les variations de l'organisme, Bull. Solvay, 7, 1910, art. 101. 3 On conçoit que l’importante communication de Boas ait sou- levé des objections véhémentes, comme toutes les constatations de faits qui contrarient les opinions recues et classées. P. R. Raposavisevicu, American Anthropologist, 1911, no 3, p. 394, attaque la théorie mésologique-économique (environmental econo- mic theory) de Boas; mais M. FisaserG, 1bid., 1912, no 1, lui répond que Boas n’a défendu aucune théorie; il a avancé des faits, voilà tout. — R. H. Lowie, Science, 5 avr. 1912, estime que le libelle de RaposavLsevicu repose sur une fausse interprétation des faits produits par Boas. — G. SEerGr, Rivista italiana di sociologia, 1912, no 1, proteste également contre les conclusions de Boas, mais il ne tient pas compte de l'influence possible et probable du psychique sur le Pre Quoi qu'il en soit, la question reste ouverte. = LE DEVENIR SOCIAL 427 « C’est parce que les acquisitions morales pénètrent l'individa tout entier au cours de sa formation sociale, c'est-à-dire précisé- ment à l'époque où il se trouve dans des conditions psycholo- giques spéciales, qu'elles sont intimement liées à sa personnalité. I1 serait donc impossible d'en expliquer la transmission, si l’on ne s'attachait pas à étudier les conditions naturelles, je dirai psycho-physiologiques de cette transmission !. » De la psycho-physiologie à l'étude des instincts il n’y a qu'un pas. C’est sur l'instinct que se fonde Fllwood pour expliquer la nature des phénomènes sociaux ?. Pour lui, les réactions instinctives, au sens psychologique, sont la base des relations inter-individuelles dans la société. C’est aussi l’opinion de l’anthropologiste Kræber* que ses voyages scientifiques ont mis à même d'observer les peuples les plus divers. Les idées morales « jaillissent de l'instinct », dit-il. Et par instinct, il entend des pro- cessus réactionnels constants, communs à tous les hommes, et les incitant à agir de telle et telle façon. Est-ce à dire, comme le prétend Waxweiler“, que, « siles idées morales naissent de l'instinct, on ne peut en cher- cher ni une justification utilitaire ni une justification rationnelle » ? — L'instinct n'a-t-il pas été formé préci- sément, au long du cours des siècles et de l’évolution, par et pour l’utilité ? Et les lois qui ont présidé à leur 1 D. Wanxorre, Sociologie et psychologie, Bull. Solvay, 6, 1910, art. 88, p. 5. — Cf. A. Vierkanpr, Die Stetigkeit im Kulturwandel, mentionné Bull. Solvay, 5, 1910, art. 70. ? C.-A. Erzwoon, The instinctive element in human society, The popular science Monthly, mars 1912, pp. 263-272. — En français : Le rôle de l'instinct dans la vie sociale, Revue intern. de socio- logie, mai 1914. — Cf. aussi N. C. Pauresco, Instincts sociaux, Paris, 1912. # A.-L. Krœser, The Morals of Uncivilized People, American Anthropologist, vol. 12, n° 2, pp. 436-447 : « In short, the moral element in humanity is basically instinctive » (p. 446). 4 E. WaxweiLer, Le rôle des instincts humains et celui du milieu social dans l'élaboration de la morale, Bull. Solvay, 12, 1911, art. 193, p. 5. 428 LA SOCIÉTÉ formation ne sont-elles pas les lois de la nature, donc celles de la raison ? C’est ce que nous montre fort bien Hachet-Souplet!, dans ses études sur la formation d’habitudes nouvelles chez des animaux: on ne peut les greffer que sur des instincts. Et Petrucci? a raison, à ce propos, de se défier du rôle, en apparence si considérable, que jouent la raison consciente et l'intelligence réfléchie dans les mécanismes sociaux : «Je suis convaincu, quant à moi, que l'examen du contenu intellectuel de nombreux actes sociaux ou d'actes d'adaptation de l’homme au milieu naturel montrera qu'ils doivent subir une critique sévère et se voir vidés de tout contenu purement intel- lectuel pour rentrer dans l'instinctif. » Que de fois le langage lui-même, loin d'exprimer un processus psychologique d'ordre intellectuel, « exprime seulement ce com- plexe d’impulsions, cet état organique qui accompagne la montée périodique et le déploiement de l'instinct » ! Nous n’expliquerions pourtant, à l’aide des besoins généraux et des instincts de l’être humain, que les traits universels de sa nature, les agents physiques — latitude, altitude, climat, genre de vie et de travail — intervenant seuls pour expliquer les particularités qui, de peuple à peuple, s'offrent à la vue. Mais ces agents fondamentaux de différenciation sont les moindres au regard de la sociologie pour laquelle les luttes d’individu à individu, de race à race, de groupe à groupe presqu'égaux en force et en intelligence, présentent un intérêt bien autrement considérable. ! P. Hacuer-Souprer, Théories et applications psychologiques du dressage, Buil. de l'Inst. général psychologique, Paris, mai- juin 1910. — De l'animal à l'enfant, Paris, 1913. ? R. Perrucor, Sur la part de l'instinct dans la vie psychique des animaux et de l'homme, Bull. Solvay, 8, 1910, art. 120, p. 5. Den —— LE DEVENIR SOCIAL 429 Or ce qui distingue non plus une race d’une autre, mais les habitants d’une région, parfois de quelques kilomètres carrés seulement, de ceux de la région toute voisine, ce sont des différences dues au milieu social, au milieu psychologique. Ce sont elles qui font que le citoyen d'un canton suisse est presqu'un étranger dans le canton voisin. Ce sont elles qui font d’un campagnard un étranger dans le milieu des ouvriers d'usines, du monsieur qui exerce une profession dite libérale un étranger au milieu des paysans, et d’un psychologue scientifique un trouble-fête dans le milieu des péda- gogues routiniers. C’est dans les habitudes subconscientes d'une société donnée, nous dit-on ', qu’il faut chercher le motif de ses particularités. Or ces habitudes ne peuvent être dues qu'à la répétition fréquente d'actions ou d’attitudes intellectuelles, « constantes » psychologiques répondant à des circonstances constantes, elles aussi, du milieu ambiant. « Les systèmes d'impératifs qui se construisent sur les at- _tributs constants de la personnalité humaine, dit Waxweiler*, sont fonctionnellement identiques et... ne prennent des allures spéciales qu'en raison des nécessités des milieux où ils évo- luent. » Les particularités des milieux différents sont donc dues à des circonstances relativement constantes qui leur sont inhérentes et dont les causes extérieures peuvent être de toutes sortes. Deux causes intérieures doivent cependant prédominer: la suggestion du groupe et l’émitation de l'individu qui veut ou qui doit s’y adapter. ! Cf. G. Prrre, La démopsychologie, Rev. des langues romanes, _ nov.-déc. 1912. 2 E. WaxweiLer, loc. cit., p. 1. 430 LA SOCIÉTÉ « Nous ne devons pas seulement considérer les suggestions fortes émanées d’individualités puissantes, nous dit Brugeilles!, Au dessous, des suggestions plus faibles, mais constantes, éma- nent de tous les individus, le plus souvent à leur insu, et leur action est soumise à des lois qui échappent presque toujours au contrôle de ceux qui les émettent ou les admettent. Toujours est- il que la masse des phénomènes est essentiellement constituée en son fonds par des suggestions de force et de destinées diverses, trame essentielle sur laquelle se brodera le canevas des faits sOCIaux. » Bien avant Brugeilles, Gustave Le Bon, dans sa Psy- chologie des foules, a noté de façon plastique à quel point « dans toute agglomération humaine, une suggestion est contagieuse; ce qui explique l’orientation rapide des sen- timents dans un sens déterminé ? ». Rappelons également les travaux de psychologie collec- tive de Sighele*?, Tarde, Fouillée. Dans tous on trouvera indiquée la part considérable de suggestion et d'imitation qui entre dans le bagage d’usages et d'idées des masses. Tarde n’a-t-il pas prétendu faire de l’imitation un des pivots de la sociologie, comme si tous les phénomènes sociaux tournaient autour d’elle et comme si elle n’était pas simplement un des anneaux de la grande chaîne qui relie les besoins organiques et subconscients aux sys- itèmes d'idées en lesquels s’extériorisent les activités sociales ? À côté de Tarde, il faut, parmi les penseurs qui ont le mieux mis en valeur le rôle d’uniformisation sociale de l’imitation, mentionner Baldwin. 1 R. BruceiLces, L’essence du phénomène social : la suggestion, Rev. phil., juin 1913, p. 596. ? G. Le Bow, Psychologie des foules, XIXe éd., Paris, 1908, p. 28. 3 S. Sicueur, L'intelligenza della folla, Ie éd., Turin, 1911. — Cf. du même auteur, La foule criminelle, Ile éd., Paris, 1911. — Marx, Falsche Selbstbesichtigung und Massensuggestion, Monat- schrift für Kriminalpsychologie und Strafrechisreform, déc. 1912. —__ LE DEVENIR SOCIAE 431 Un degré plus haut que la solidarité biologique de l’instinet, il voit la solidarité psychologique « de l’imitation, de la suggestion, de la contagion, de l’union spontanée dans l'expérience et l’action communes ? ». Et voici en quels termes il caractérise l’héritage social auquel s'adaptent, par imitation, les générations nou- velles. « Les mœurs, les croyances et les pratiques sociales -sont ainsi acquises par l'individu, grâce à son acceptation de l'éducation et de la discipline de son groupe; ainsi la masse des traditions et des connaissances accumulées de ces ancêtres devient son héritage social... C'est ainsi que se trouvent reflétées dans l'individu les vérités et les règles qui sont d'origine et de signification sociales. L'individu n'a point de criterium, d’étalon strictement individuel — ce serait irréalisable. Il possède une science commune, et non privée. Il est de Ja nature de son jugement individuel de donner les résultats comme s'ils étaient sa propre trouvaille; alors que, pour la plupart, ils ne sont pas siens, mais appartiennent à la société ?. » La suggestion et limitation s'unissent pour créer chez l'individu un fonds de réactions pareilles, d’usages pareils et d'opinions pareilles. Les réactions pareilles ont été révélées par plusieurs études de psychologie expérimentale. Citons dans le nombre celles de Thumb, Marbe, Wreschner, de Bær, Salinger, Reinhold, Menzerath. Karl Marbe* a fait des 1 J. M. Barowix, Psychologie et Sociologie, p. 25. ? Loc. cit., pp. 39-40. — Sur l'imitation, ses conditions et ses limites, cf. notre ch. V, p. 280. — Cf. aussi G. Pisrozrst, L’Imita- zione, Turin, 1910, déjà cité, p. 184 : « Personne ne peut se sous- traire complètement à... l’imitation sociale..…., parce que son action lente et continue nous enveloppe de toute part sans que nous nous en apercevions. » 3 Karl Marse, Ueber das Gedankenlesen und die Gleichfürmig- keit des psychischen Geschehens, Zeïtschr. f. Psychol. u. Physiol. der Sinnesorgane, I. Abt., vol. 56, Leipzig, 1910, pp. 241-263 : « Wenn wir mit einer Reïhe von Individuen unter môglichst glei- 432 LA SOCIÉTÉ expériences en demandant à quelques centaines de jeunes filles d'une même école d'écrire un nombre quelconque de 1 à 10. Le 5 a obtenu une forte majorité, et cette coïn- cidence s’est retrouvée pour d’autres écoles. Menzerath !, rendant compte de ces expériences et d’autres analogues, en tire la conclusion suivante : « Le fait principal est qu'il existe des régularités. » — Nous dirions des « constantes ». — « Or ce sont ces causes détermi- nantes agissant dans une même direction qui rendent possible la vie sociale : une société se base sur ce qu’on appelle l’ordre, la coordination, etc., tout le monde fait, ou à peu près, ce que Îles autres font, et tout le monde travaille dans une direction parallèle. Une société devient ainsi un enchaînement compliqué de nombreux réflexes. » Et il ajoute : « Mais à la base de ce phénomène ne se trouve ni l’imitation ni la suggestion; c'est le milieu qui crée uu esprit, un Zeitgeist. » Ceci est pour nous étonner. Que serait ce « Zeïtgeist » de plus que le « Volksgeist » ou le « Volkswille » de Wundt? Sous ces mots ne se cache-t-il pas simplement un complexus d’actions et de réactions partiellement identiques et constantes dans un milieu donné? D’ail- leurs Menzerath ajoute, très justement à notre sens : « Si l’on n’accepte pas la philosophie de Schopenhauer et d'Edouard von Hartmann, le « Volkswille » n’est pas cause déterminante; il est bien plutôt lui-même déter- miné. » P. Bovet*? a fait de mème des expériences portant sur chen, also jedenfalls ähnlichen Bedingungen, Schwellenbestim- mungen, Reaktionsversuche oder irgend welche andere Experi- mente anstellen, so gelangen wir trotz der individuellen Differenzen immer zu ähnlichen Resultaten. » 1 P. Menzerarn, Analyse expérimentale de la communauté de directions mentales dans un groupe social, Bull. Solvay, 7, 1910, art. 105, pp. 3-4. ? P. Bover, L'originalité et la banalité dans les expériences collectives d'association, note sur la façon de les mesurer, Archi- ves de psychologie, t. X, n° 37, sept. 1910, pp. 79-83. LE DEVENIR SOCIAL 433 des associations d'idées simples. Il a mesuré l’homogé- néité associative des groupes d’écoliers sur lesquels ont porté ses investigations, au moyen de coefficients de banalité tirés des résultats mêmes qu’il en a obtenus. Et il en vient à se demander : « Cette plus ou moins grande homogénéité d’un groupe en ma- tière d'association est-elle l'indice d'une unité plus ou moins pro- fonde dans la façon de sentir et de penser ? Est-elle accrue par la vie de l’école, par les heures passées sur les mêmes bancs à enten- dre les mêmes leçons, ou bien, au contraire, en grandissant, nos jeunes gens développent-ils une facon personnelle d'associer qui contre-balance ces influences extérieures, de sorte que l'homo- généité d’un groupe aille naturellement en décroissant d'année en année !? » Il ne nous appartient pas, sans chiffres à l’appui, de répondre à la question de Bovet. Mais n'est-il pas vraisemblable que, parmi les jeunes gens qui présen- tent tout d’abord de nombreux traits réactifs analo- gues, une sélection s’opérera? N'y aura-t-il pas aug- mentation d'originalité chez quelques-uns, appelés par leur caractère à faire partie un jour de l'élite technique, intellectuelle ou morale, tandis que, chez les autres, la tendance à la conformité sociale irait s’accentuant ? Nous ne songeons pas à confondre valeur et origina- lité. Il y a des originaux sans valeur sociale. Maïs les hommes d'élite ne sont-ils pas forcément, ne fût-ce que par le côté où ils se distinguent de la masse, des origi- naux ? Réactions pareilles, usages pareils. La conformité d’usages a été signalée fort nettement, dans ses causes et dans ses conséquences, par Waxweiler ?, qui lui donne le ! Loc. cit., p. 83. 2? E. WaxweiLer, Esquisse d’une sociologie, pp. 135 et suiv. — Cf. E. Fournière. Conformisme de classe et de catégorie, Rev. socialiste, nov. 1912. 28 434 LA SOCIÉTÉ nom de «'synéthie sociale ». Rappelons ce passage, déjà cité, où il résume son point de vue sur le sujet : « Partout où l’on observe des hommes réunis, on constate qu'ils exercent les uns sur les autres des influences diverses. Les in- dividus tendent à se mettre à l'unisson psychique. » Toutes les actions et réactions « tendent à établir l'équilibre de sensi- bilité des individus en présence ». C'est ce que le sociologue belge appelle la « phase d’accommodation sociale ». Si le groupe perdure, un acte répété tend à devenir une habitude; puis l’ha- bitude se fixe en usage et l’usage en institution. Ainsi tout indi- vidu nouveau doit assujettir ses manières d’être et d’agir à des conditions déterminées et ainsi naît la « phase de l’organisation sociale ! ». Et des usages pareils naissent les opinions pareilles ?. On les a appelées préjugés, sens commun. Le mot n’im- porte pas. Le fait est patent. Comme pour les réactions et les usages, les préjugés sont là, quoique rien ne les tra- hisse au premier abord; ils sont là, ils s’insinuent, ils s’infiltrent, ils se colportent, ils exercent une pression lente et continue, ils s'imposent et finissent par rester maîtres de la place. Les conversations et les journaux 1 E. WaxweiLer, Avant-propos, Bull. Solvay, 1, 1910, p. vu. ? Aug. Comrr, Cours de phil. posit., IVe éd., Paris, 1877, IV, p. 481, a déjà noté que la communauté des intérêts ou besoins et celle des sympathies ou sentiments « ne sauraient certai- nement suffire pour constituer la moindre société durable, si la communauté intellectuelle, déterminée par l'adhésion una- nime à certaines notions fondamentales, ne vient point convena- blement y prévenir et y corriger d’inévitables discordances ha- bituelles ». Et il ajoute, VI., p. 632 : « Cette convergence spécu- lative constitue, à son tour, la première condition élémentaire de toute véritable association, qui exige, par sa nature, l'indispen- sable réunion permanente d’un suffisant concours d'intérêts, non seulement avec une convenable conformité de sentiments, mais aussi, et avant tout, avec une communauté essentielle d'opinions : sans ce triple fondement indivisible, aucune société quelconque, depuis la famille jusqu'à l'espèce, ne saurait être ni active, ni durable » De — LE DEVENIR SOCIAL 435 sont leurs agents de transmission préférés. Et, s’il faut en croire Faguet, il y en a de nécessaires ‘. « L'homme, écrit-il, n’est bien convaincu que des choses aux- quelles il croit sans savoir pourquoi. » Les préjugés sociaux ne sont-ils pas «notre instinct animal, c'est-à-dire... notre raison séculaire fixée, relativement, dans des procédés et des méthodes de conservation sociale » ? « Ces préjugés, pénétrés de raison sociale, saturés de raison sociale, à mesure qu'ils se fixent, s'arrêtent et se convertissent en instinct ; et deviennent plus forts et plus inintelligibles..…., les rai- sons s’éloignant dans le passé pour lesquelles ils étaient adoptés et qui faisaient qu'ils étaient compris ». Ils sont « la raison sociale et socialisante..…. ankystée dans l'instinct ». Aux causes psychologiques : suggestion et imitation, ajouterons-nous quelques mots sur l'éducation ? Il est délicat, pour un éducateur de profession, de traiter cette question pour lui brûlante. Il risque, voulant traiter de ce qui est, de se laisser entrainer à juger, à dire ce qui, parmi ce qui est, est défectueux ; à indiquer ce qui devrait être. Et un volume n’y suffirait pas. Contentons-nous donc de noter, en naturaliste, le rôle nivellateur de l’en- seignement public tel qu’il est conçu. Une citation d’ail- leurs y sufra : Par l'éducation, nous dit Baldwin?, « l'individu se développe dans la connaissance des traditions du groupe exactement comme 1 E. Façuer, Les préjugés nécessaires, Paris, 1911, pp. 359-360. — Cf. Th. Reix, Allmänna opinionen (les opinions générales), Festkrift E. Wesrermarcx, 1912. — A. E. CrawLey, The uncon- scious reason in social evolution, The Sociological Review, juill. 1913, p. 236. — C. E. Hooper, Common sense : An analysis and an interpretation, Londres, 1914. 2 Bazwix, loc. cit., p. 25. — Sur l'éducation, cf. S. NrarixG, Social adjustment, New-York, 1911. « The vast majority of chil- dren are born normal and are made abnormal, degenerate, and diseased by their defective environment » (p. vu). — Cf. également Jules Dezvaiize, La vie sociale et l'éducation, Paris, 1907. 436 LA SOCIÉTÉ en d'autres cas, par des actes instinctifs, le même individu se montre en possession des traits héréditaires de la race. Maïs du point de vue du groupe, cette éducation plastique fait office d'agent de conservation, de conformité, de stabilité et de solidarité. Par cette méthode, l'individu ne dépasse pas ce que la vie du groupe a acquis déjà. Son éducation s'arrête avec la tradition. Tous les individus du groupe apprennent la même chose; et ce qu'ils apprennent, c'est l’ensemble des actions utiles déjà introduites dans la vie collective du groupe ». Nous voici arrivés à l’étude des effets produits par toutes ces causes convergentes. Effets sur l'individu: la production de l’« homme médiocre » ; effets sociaux néga- tifs : l’exclusivisme des groupes envers les non-confor- mistes; effets sociaux positifs: la formation de partis politiques. L'homme médiocre a été étudié par Ingegnieros', psy- chologue et criminologiste à Buenos-Ayres. On peut en résumer le type en deux mots: il manque de concen- tration et il manque de différenciation. Si le progrès, heureusement caractérisé par Spencer, est « le passage de l’homogène confus à l’hétérogène coordonné », l’homme médiocre est précisément l’homogène confus dont il est question. Il n’est ni un anormal, ni un surnormal. « Les éléments qui concourent à former la personnalité sociale — l’hérédité?. l’imitation et la variation — permettent de grouper les membres d’une société quelconque en trois grandes catégories. « Ceux qui sont insuffisamment adaptés », incapables d'acquérir la mentalité du groupe social dans lequel ils vivent. « Ceux qui sont adaptés possèdent la mentalité du groupe; grâce à l'éducation, ils empruntent au milieu où ils vivent tout ce qui est déjà reconnu comme utile, dans la lutte pour la vie. Sur la personnalité purement biologique se constitue la personnalité 1 J. Ixcecnieros, El hombre mediocre, Archivos de psiquiatria y criminologia, 1911, sept. à déc., pp. 611-749. ? À propos de l’hérédité comme agent de conservation social, cf. p. 163. ee LE DEVENIR SOCIAL 437 sociale. De même que l'homme inférieur pense avec un minimum qui correspond à l'espèce humaine, l'homme médiocre pense avec un minimum qui correspond à son groupe social. Ceux qui imitent parfaitement, les hommes médiocres, pensent avec le cerveau de ceux qui les entourent . « L'homme inférieur est inhabile à imiter et ne sait s'adapter. L'homme médiocre est imitatif et s'adapte parfaitement. « L'homme supérieur ne se borne pas à imiter ; ilinvente, il est original, imaginatif et souvent inadapté. « La continuité de la vie sociale serait impossible sans cette masse compacte d'hommes purement imitatifs, capables d'acquérir et de conserver toute l'expérience collective que la société leur transmet par l’éducation. L'homme médiocre n'invente rien, c’est certain, il ne dérange rien, ne brise rien, ne crée rien; mais en revanche, il garde jalousement l’armature que la société a forgée durant des siècles sous la forme d’usages et de routines et défend ce patrimoine commun contre les entreprises des individus inadaptables. : « Il faut des hommes médiocres pour soutenir la société, comme il faut du ciment pour soutenir une mosaïque byzantine, mais le ciment n'est pas la mosaïque ?. » Sans être une charge, le tableau brossé par Ingegnieros est peut-être un peu poussé. D. Warnotte* relève le fait que chacun de ces hommes médiocres pris à part — ou du moins plusieurs d’entre eux — «auraient pu », dans des conditions plus favorables, faire montre d’une cer- taine originalité. Mais la vie sociale les tient et les moule à son image. « Partageant leur temps entre la satisfaction des nécessités économiques et les plaisirs qui sont destinés à équilibrer la dé- pense d'énergie productive, la plupart des hommes ne peuvent s’isoler assez pour développer les côtés originaux de leur carac- tère. La société contemporaine est un tissu de rapports compli- ! Loc. cit., pp. 617-618. ? Loc. cit., pp. 625-626. 8 D. WarnorTe, Comment les masses entretiennent la médiocrité sociale, Bull. Solvay, 17, 1911, art. 274, p. 5. 438 LA SOCIÉTÉ qués qui ont pour effet d'établir une grande dépendance entre les individus. C'est le sentiment de cette dépendance qui les incite à se modeler sur leur entourage, de façon à réduire les chances de conflit ». Car la société est exclusiviste — ungesellige Gesell- schaft, disait Kant. — Elle est vindicative à l’égard de ceux qui ne se conforment pas à ses impératifs. L'assu- Jettissement à l’usage est une des obligations les plus impérieuses pour qui veut vivre sans lutte constante avec son entourage. Et l'indifférence intellectuelle qui s’accom- pagne du traditionnel : « Fichez-moi la paix » n’est-elle pas aussi l’une des caractéristiques de l’homme médioere ? « La vie sociale, écrit Waxweiler!, crée, par son déroulement dans des groupes cohérents, un revêtement tel aux habitudes individuelles, qu'il ne devient possible de s’en arracher qu'au prix, non pas d'efforts considérables, mais de châtiments dont l'importance s’échelonne par exemple entre le ridicule? et l'expul- sion du groupe. La conformité, née de l'imitation consciente ou non et de la suggestion éducative, est devenue une loi pour l’indi- vidu qui, loin de tendre à briser la gangue qui l’enserre, plus loin encore de se résigner à l’inaction, va dépenser ses efforts à cons- truire une organisation de plus en plus consciente des impératifs, auxquels sa personnalité vivante tout entière lui fait un devoir de s'assujettir ». — Et c’est ainsi, dit à son tour Th. Ribot #, que l'individu « sup- portera de grands inconvénients, même des souffrances aiguës auxquelles il s'est habitué peu à peu, plutôt que de risquer l'effort nécessaire pour s’arracher à l'habitude et améliorer sa situation ». C’est dans les sociétés primitives, dans les tribus de sauvages, que l’intransigeance de la règle et du rite revêt la forme la plus apparente. Qui sait si cet exclusivisme TE. WaxweiLer, La tendance au moindre effort et les facteurs de l’organisation sociale, Bull. Solvay, 8, 1910, art. 123, pp. 2-3. ? Cf. H. Bercsow, Le Rire, Paris, IVe éd., 1906. 8 Th. Risor, Le moindre effort en psychologie, Rev. phil., oct. 1910, p. 373. =, LE DEVENIR SOCIAL 439 n'a pas été, à côté d’autres facteurs sans doute, une des causes de la stagnation dans laquelle sont restés les pri- mitifs actuels, une sorte de sélection à rebours s’exer- çant par l'exclusion des non-conformistes, ceux-là seuls recevant la consécration sociale qui ne s’écartaient pas du type moyen ? La masse, nouveau Tarquin, a la tendance, en Europe peut-être aussi bien qu'aux antipodes, à tran- cher la tête des pavots qui dépassent la moyenne ! L’exclusivisme de l’homme médiocre se complète d’un besoin communautaire accentué. Ainsi sont nés, outre les innombrables sociétés des temps passés, confréries, clubs, etc., les partis politiques modernes. Rien de capti- vant comme les rares études de psychologie sociale qui . ont été consacrées à ces manifestations spontanées du besoin des masses de se concentrer en des blocs bien caractérisés. Citons dans le nombre les études de Brodat, Fouillée ?, Faguet5, Vauthier‘, Ostrogorski, Michels f et surtout Christensen ?, Politik og Massemoral (La poli- tique et la morale des masses), qui est, à notre connais- sance, le premier essai vraiment réussi de dégager sans parti-pris la psychologie de ces phénomènes sociaux que sont les partis politiques. | R. Bropa, Histoire naturelle des partis politiques, Paris, 1903. ? A. Fourcrée, La démocratie politique et sociale en France, Paris, 1910. 8 E. Facurr, Libéralisme et Etatisme, Rev. des Deux Mondes, 1er déc. 1910, déjà cité. # M. Vauruier, Les partis politiques, Revue de l’université de Bruxelles, 1899-1900, p. 713. * M. Osrrocorsxi, La démocratie et les partis politiques, Paris, 1912. — Cet ouvrage se trouve discuté dans une étude de Burcx- HARDT, La valeur des partis politiques, Annuaire politique (suisse), Berne, 1915. $ R. Micaes, Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie, Leipzig, 1911. 7 A. Curisrexsen, Politik og Massemoral, Til Belysning af aktuelle Problemer, Copenhague, 1911, déjà cité. — Cf. le résumé qu'en donne D. Warnorte dans le Bull. Solvay, 15, 1911, art. 236. 440 LA SOCIÉTÉ Fouillée montre à quel point l'esprit des partis s’est modifié depuis que la démocratie a pris le dessus sur les systèmes politiques fondés sur des oligarchies. La poli- tique s'adresse aujourd’hui à un nombre d'hommes infi- niment plus considérable que jadis et ces hommes appar- tiennent à toutes les classes de la société. Aussi l’étude des partis est-elle en voie de changer de ca- ractère. Elle devient de moins en moins une étude des idées et de plus en plus une étude de psychologie des masses. Ostrogorski, dans son ouvrage, s’est placé d'emblée sur ce terrain nouveau : Dans ce livre, dit-il!, ce n’est pas aux formes politiques, c'est aux forces politiques que je m'attache. Jusqu'ici la méthode d’ob- servation s’est exercée de préférence sur les institutions, en né- gligeant les hommes concrets qui les créent et les mettent en œuvre. L'idée même des forces politiques distinctes des formes politiques n’est pas assez manifeste aux esprits. Le XVIIIe siècle était trop dominé par la notion métaphysique de l’homme en soi, considéré comme base universelle et immuable de l’ordre politique. D'autre part il a fallu l'expérience de la pratique de la liberté pour que le rôle des volontés agissantes pût s’affirmer. Or les forces politiques ne se perçoivent que dans le mou- vement, qu’il faut observer. Il faut appliquer la méthode d’obser- vation à l’action politique. Celle-ci révèlera les tendances d'esprit, les opérations des volontés qui font fonctionner la société poli- tique. En résumé, pour comprendre réellement le caractère de l’action sociale, il faut en étudier les modes dans leur rapport avec le caractère de ceux qui les mettent en œuvre et les condi- tions sociales et politiques où leurs volontés se forment et se manifestent. Ce sera donc une étude de psychologie sociale fondée sur l'observation. Quelles sont donc les différences essentielles qui dis- tinguent les partis d'autrefois et les partis d'aujourd'hui considérés comme des forces psycho-sociales ? 1 Osrrocorski, loc. cit., pp. 1x à x1 de l'introduction, que nous résumons en conservant les termes mêmes de l’auteur. = . LE DEVENIR SOCIAL 4414 Bourquin, dans son élégant et judicieux commentaire du livre de Fouillée nous l'explique : Autrefois, dit-il en substance', le nombre des électeurs était restreint. Ils comprenaient, à n’en pas douter, la partie la plus cultivée de la population. Une certaine aisance est nécessaire pour rendre possible une éducation quelque peu raffinée et pour ouvrir à l'esprit, dégagé des besoins matériels incompressibles, les larges horizons de la pensée. Les partis, fondés sur l'adhésion intellec- tuelle de leurs membres, formaient un lien idéal de convictions communes. L’élite directrice était relativement plus nombreuse et l'ensemble du parti restait en contact avec elle. En un mot, les partis vivaient dans l’esprit de leurs adhérents. Aujourd'hui le nombre des électeurs s’est accru et la qualité des partis en a été modifiée. Ils comprennent une catégorie impo- sante de gens illettrés ou peu lettrés qui mettent nécessairement au-dessus des idées leurs intérêts matériels, confondus pour eux avec l'instinct de la vie, L’« égoïsme sacré » et la « Realpolitik», aussi bien des nations que des partis, pourrions-nous nous demander à ce propos, ont-ils une autre origine ? Et, continue Bourquin, le parti est devenu ainsi un organisme vivant à structure complexe, qui englobe syndicats, coopératives, sociétés de secours mutuels, sociétés d'agrément, cercles post- scolaires, œuvres de charité, patronages, etc. La période électo- rale n’est plus qu’un moment particulièrement intense de cette vie. Le phénomène d’action et de réaction qui régit toute vie se manifeste ici dans les rapports entre le parti et ses chefs. Pour grouper les électeurs, les discipliner, rendre cette foule cohérente, les chefs de partis doivent s’adap- ter à la mentalité de leurs hommes, se modeler sur elle. Leur tactique consiste à créer des groupements poursui- ! M. Bourquix, L'extension numérique et le changement quali- tatif du corps électoral dans leurs rapports avec le régime parle- mentaire, Bull. Solvay, 10, 1910, art. 161. 442 LA SOCIÉTÉ vant des fins d'utilité générale au profit de leurs adhé- rents et des sociétés d'agrément propres à attirer et à retenir les électeurs. Les divertissements à leur portée, en faisant naître des émotions collectives, resserrent les liens entre eux. Les œuvres économiques font le reste. Et le souci du bien public passe à l’arrière-plan. Ce n’est plus la Société qui est en cause, mais le parti. L’arrivisme collectif tient lieu de politique. Dans nombre de pays, «le souci de vivre, de réussir, de triompher, tient lieu d’idéal et de programme »'. Les mandataires d’un groupe ne sont plus que les représentants des inté- rêts matériels de leur groupe. Plus de principes, de raison, de justice, sinon dans les discours. L’autonomie, chez les chefs, passe à l'arrière-plan. Le mandat impératif, s’il n’est pas dans la loi, est dans le fait, ce qui est pis. D'où abaissement de la moralité parlementaire. Le do ut des, de parti à parti, a fait des plus hautes chambres des pays des marchés publics?. Qui chassera les vendeurs du temple ? Ce régime, actuellement défavorable aux nations qui le subissent, trouvera peut-être un jour sa solution dans un choix plus rationnel des élites par des masses mieux éduquées. Nous en reparlerons. Constatons pour l'instant qu'il est le résultat forcé des circonstances que nous avons esquissées. En somme que veut |’ « homme médiocre » ? Tandis que l’homme de la classe moyenne, écrit en substance Faguet*, a besoin simplement qu'on lui laisse faire son trou, ! Bourquin, loc. cit., p. 6. — Cf. aussi E. WaxweiLer, Esquisse d'une sociologie, p. 245. ? La politique n’est plus que l’art d’équilibrer les revendica- tions des partis. C’est ainsi que Arthur F. Benrcey, The Process _ of Government, Chicago, 1908, a pu écrire que la vie gouvernemen- tale a surtout pour fonction d'ajuster les intérêts en conflits. Les besoins font les partis et les partis ne sont plus autre chose que des forces qui s’entrechoquent pour conquérir le pouvoir. 5 Façuer, loc. cit. LE DEVENIR SOCIAL 443 sans du reste qu'il empêche personne de faire le sien, l’homme du peuple, lui, est un faible qui veut être protégé, aidé, soutenu. Il demande un gouvernement paternel ; il demande que l'Etat inter- vienne dans ses affaires pour lui faire un sort moins dur. « Le peuple est toujours étatiste et il serait tout à fait étonnant qu'il fût autre chose. « Quelquefois, il faut y songer, il ne l’est point... Il est asso- ciationiste. » Dans l'associationisme, l’homme du peuple diminue lui-même sa liberté pour se donner de la sécurité, « la liberté n'étant que le besoin des forts pour être plus forts et non celui des faibles pour être moins faibles. » « Etatiste ou syndicaliste, l’homme du peuple poursuit dans son idée du gouvernement paternel qui n'est aucunement celle du libéralisme. » _ Ces constatations ne mettent-elles pas au vif ce fait, signalé par Christensen, que les oppositions politiques ne sont, au fond, que des oppositions de mentalités, nées elles-mêmes d’un genre de vie différent ? « Un journal de droite pense autrement sur la religion, la litté- rature et d’autres choses non politiques qu’un organe radical.” » Et, la suggestion aidant, l’opinion du parti et du jour- nal du parti colore le point de vue individuel, le façconne à son moule, et renforce l'unité de vues du groupe. « La conviction, dit Christensen, est une forme d’accou- tumance. » ; Or nous touchons ici au nœud de la question qui va se poser à nous : celle du rôle des élites. Il résidera surtout dans leur envergure intellectuelle, opposée à la simplicité d'esprit relative des masses. La force d'un parti, disions-nous, est dans son unité affective, sentimentale, intellectuelle, active. Mais on ne fonde une coopération que sur une unanimité — unani- mité existante ou provoquée, ou du moins façconnée et 1 A. CurisTENSEN, loc. cit., p. 12. AAA LA SOCIÉTÉ renforcée par la presse du parti. — Et, nous le deman- dons : que peut-il y avoir de commun entre tant de gens simples d'esprit sinon des idées très simples ? « Pour que la masse puisse manifester une opinion unanime, écrit très justement Warnotte !, il faut que la propagande obtienne de chacune des unités individuelles qui la composent une réaction uni- forme. Ce résultat ne peut être atteint qu'en restant dans les géné- ralités, c'est-à-dire en ne demandant à chaque individu que le concours d’une partie infime de sa personnalité. C’est la somme de ces parties semblables qui constitue la masse et celle-ci se carac- térise dès lors par des sentiments élémentaires, tels que l'instinct de conservation, l'instinct de pillage et de domination. « C’est parce qu'on ne demande aux individus qu’un minimum qu'il est permis d’attendre une attitude unanime de leur part. « La masse est surtout intéressante par son inertie. Ce n’est pas seulement au point de vue politique qu'elle vit d'idées toutes faites enfermées dans des formules simples ». Chaque individu est amené à s'abriter instinctivement derrière quelques principes élémentai- res. Les tempéraments originaux ont seuls le privilège d'appré- cier chaque cas à l’aide d'éléments appropriés. « Au cours de sa formation, l'individu entre continuellement en contact avec ses semblables, non pas isolément, mais par masses ; il ne peut se réfugier dans l'isolement nécessaire à la réflexion qu'au prix de grands sacrifices et de réels dangers. Dans ces con- ditions, sa conduite se borne le plus souvent à tirer le meilleur parti des circonstances, qui est encore celui de faire « bande », d'être imitateur, voire suiveur, de façon à profiter des occasions . découvertes et d’être parmi les premiers à en profiter. » L'esprit simpliste qui résulte d’une telle attitude intel- lectuelle est encore accentué par la suggestion dans laquelle les chefs politiques entretiennent leurs électeurs, suggestion selon laquelle ceux-ci seraient capables de juger de toute chose. Dans les démocraties, le citoyen n'est-il pas le souverain ? © D. WarnorrTe, l'individu, la masse et le meneur politique, déjà cité, pp. 4 et 10. LE DEVENIR SOCIAL 445 « À force de ne rien vérifier, ajoute Warnotte, et de faire tou- jours appel au « précédent », à l'exemple, surtout à l'exemple col- lectif, l'individu devient incapable d’un effort personnel, incapable de se mesurer avec une difficulté, d'en dégager les éléments, de prendre une attitude appropriée. » Or « les problèmes politiques, envisagés sous leur aspect tech- nique, sont de ceux qui n'embarrassent point l'esprit des masses », ils lui sont et lui resteront impénétrables. Qu'en résulte-t-il ? L'homme politique est obligé de s'en tenir à des for- mules très générales, capables d’être comprises par tous ‘ et de satisfaire tous les besoins. Ces formules doivent refléter les besoins populaires primordiaux. _ « Les fins conscientes que les individus conducteurs assignent à leur politique sont, bien plutôt, de pures créations mentales par lesquelles ils justifient à eux-mêmes et aux autres les adaptations que le milieu leur impose ?. » Il est vrai qu'il y a, à cette simplicité uniforme dans les jugements de la masse, un côté consolant. Les valeurs morales affectives sont ancrées au cœur des peuples. Là où les distinctions intellectuelles lui échappent, la masse porte encore des jugements moraux frappés souvent au coin d’un solide bon sens. N'est-ce pas ce qui se produit en cas de guerre lorsqu'il faut opter entre les arguties du droit et la simple et saine horreur des atrocités ? « Si l’un des belligérants, écrivait Dupréel $, un Belge, en 1910, commet des cruautés excessives ou fait preuve d'une mauvaise 1 Cf. M. Bourquix, De la formation d'une oligarchie dans les partis politiques, Bull. Solvay, 14, 1911,.art. 221, p. 2 : « La poli- tique soulève des problèmes parfois très complexes que la masse, prise dans son ensemble, est incompétente à résoudre. » ? E. Waxwrier, Auto-sélection nationale, Bull. Solvay, 6, 1910, art. 99, p. 2. 3 E. Durréez, Machiavélisme et raison d'Etat, Bull. Solvay, 6, 1910, art. 98, p. 5. 446 LA SOCIÉTÉ foi qui dépasse certaines bornes, il peut s’aliéner « la sympathie du monde civilisé tout entier » et cette circonstance peut lui faire un tort immense... Toutes les guerres intéressent maintenant l’en- semble des puissances et aucune guerre ne laisse plus l’opinion publique indifférente. » Mais ce goût des masses pour la moralité, si réjouissant soit-il, a son revers : l’inintelligence, le manque de sens critique dont elles font preuve. Les politiciens, la presse ne le savent que trop et en usent pour les tromper. Aussi Dupréel continue-t-il en ces termes‘ : « Ilest vrai qu’il suffit souvent de sauvegarder les apparences de la moralité, ce qui est conforme aux préceptes du machiavé- lisme, mais c'est souvent très difficile, d'autant plus qu’il y a plus de gens à tromper... « Dans la vie sociale, la morale devient aussi un instrument, elle sert, dans les débats et dans les affaires, comme criterium, comme source d'arguments, et chacun peut se servir de cet instrument pour ses intérêts propres... La morale, à ce point de vue, n'est donc pas seulement le fait des honnètes gens, mais aussi des autres. » Hélas, la presse est puissante, les scrupules des hommes d’affaires, comme celle des hommes politiques, ne sont pas lourds et, flambeaux du progrès, les plus beaux idéals sont transformés, on l’a vu, en brandons pour exciter les haines des masses, attisées déjà par les men- songes les plus flagrants et les partialités les plus éhon- tées.. Pauvre peuple! La démocratie ne sort-elle pas bien ébranlée d’une étude comme celle-ci? Les constatations que nous venons de faire sur l’esprit de la masse ne mettent-elles pas en relief « tout ce qu'il y a d'instinctif, d’irraisonné et au fond de peu progressif dans un système qui, par sa préoccupation d'assurer le respect des droits de chacun, n’a pas songé à organiser l’em- ploi des valeurs individuelles ? » ? 1 E. Durréez, loc. cit. ? D. WanxnorrTe, loc. cit., p. 10. pr LE DEVENIR SOCIAL 447 B. Le rôle des élites. — 11 y a deux élites, l'élite tech- nique et l’élite morale, comme il y a des savants spécia- listes et des génies universels. Les uns sont l'expression la plus parfaite de la différenciation sociale et leur autorité est toute professionnelle. Les autres personnifient la con- centration sociale ; leur prestige est dû à la haute portée de leur intelligence ou à l'intégrité de leur caractère. On voit se dessiner les qualités de chefs ou de meneurs chez les enfants déjà. Varendonck, qui s’est livré à une étude des sociétés spontanées d’enfants, caractérise comme suit la qualité du jeune meneur : « Il est bon camarade, prèt à tirer d'affaire et à aider un con- disciple. Il a comme on dit vulgairement un bon caractère. — 11 a le sentiment de la justice, n'accusant jamais un condisciple si ce n’est pour se défendre à l’occasion, donnant raison à celui qui le mérite. — JL est très solidaire, prenant le parti de ses amis, sur- tout s’ils font partie de son groupe, vis-à-vis du maître, comme vis-à-vis des condisciples. — 71 est très conforme aux autres, ne faisant pas la pose, ne cherchant pas à se distinguer de ses com- pagnons de, facon déplaisante. — 71 a de l'initiative, sachant choi- sir le bon moment pour faire une nouvelle proposition. — /! a de la volonté et parvient à l’imposer aux autres d’une façon incon- sciente. — 1 est intelligent, mais ce n’est pas l'intelligence scolaire qui compte pour les élèves, c'est une autre forme de l'esprit qu'ils apprécient surtout, celle que l'enfant déploie dans ses jeux... — Il est conciliant, cherchant à satisfaire le secret désir des autres plutôt que d’imposer toujours sa volonté... On dirait que dans la cour de l’école le but suprême du leader soit de deviner les dis- positions de ses camarades et d'exprimer sous forme de proposi- tion de jeu ce que les autres souhaitent inconsciemment !. » Ne sent-on pas, à lire cette description si fidèle du jeune chef, combien est intense cette interpénétration des besoins collectifs et de la pensée de. celui qui les reflète dans sa psyché individuelle ? | 1 J. Varexpoxex, Les sociétés d'enfants, 1er Congrès intern. de pédologie, vol. Il, p. 523, Bruxelles, 1912, 448 LA SOCIÉTÉ «Il y a des besoins, appétits, désirs communs à tous les hommes, qui, chez un individu donné, à un moment donné, peu- vent aboutir à une création !. » Et ne peut-on pas dire, en un sens symbolique, que le chef est le cerveau de la masse ? « On ne fait pas les constitutions, a dit finement Makintosh, elles se font. » Elles se font par le cerveau des dirigeants qui coordonnent consciemment les désirs subconscients de la masse. Qui donc est le plaisant qui a écrit ce mot profond : « Je suis leur chef, il faut bien que je les suive » ? Le rôle que jouent les chefs politiques, ce rôle de cer- veau pensant au nom des masses a été souvent décrit *. Nous le trouvons par exemple dans une esquisse de la 1 Th. Risor, Essai sur l'imagination créatrice, Paris, 1900, p. 36. ? Cf. G. Buisson, Les types sociaux : l’homme politique, Rex. intern. de sociol., déc. 1909. — Dr A. Wreser, Der Kampf zwischen Kapital und Arbeit, Tübingen, 1910, étude très objective des conflits industriels, où l’auteur envisage aussi la psychologie des masses et des meneurs. — R. Micuezs, Zur Soziologie des Partei- wesens in der modernen Demokratie, Untersuchungen über die oligarchischen Tendenzen des Gruppenlebens, Leipzig, 1911, sur- tout au chap. « Führungsbedürfnis der Masse » et la 3e partie : « Psychologische Rückwirkungen der Massenführung auf die Führerschaft. » — Cf. également O. von ZwikpiNEeck-SÜDENHORST, Sozialpolitik, Leipzig, 1911 : « Man neiïgt nur allzu leicht... den lenkenden Kopf zu unterschätzen. Die Kapital- wie die Arbeïter- massen wollen dirigiert sein. » — Nous pourrions multiplier les citations. Mentionnons seulement encore W. Deonna, L'archéo- logie, sa valeur, ses méthodes, Paris, 1911, p. 268 : « En politique, les grands hommes, ce sont ceux qui pressentent les besoins qui vont naître, les événements que le passé a préparés, et montrent le chemin où il faut s'engager. Nul ne le voyait peut-être, ce che- min, mais les fatalités de l’évolution devaient bientôt y pousser les peuples aux destins desquels ces puissants génies président momentanément. Eux aussi, comme les grands inventeurs, synthé- tisent le résultat d’un long travail antérieur. Ainsi que l’a dit Comre, les hommes de génie ne se présentent essentiellement « que « comme les organes d’un mouvement prédestiné qui, à leur défaut, « se fût ouvert d’autres issues ». LE DEVENIR SOCIAL 449 vie à la caserne, tracée par Gervaiseau '. Il montre que des chefs spontanés surgissent de la masse cha- que fois qu’un groupe est en mal d’action et qu’une direction s'impose pour coordonner ses aspirations. Le représentant d’un groupe a une double responsa- bilité : vis-à-vis de ses mandants, qu’il représente, et vis-à-vis de l’adversaire, si l’action collective se pro- pose une fin dont la poursuite provoque une résistance du dehors. Et tandis que le groupe fait bloc autour de son chef, la tactique de l’adversaire est d’individualiser les responsabilités pour décourager cette éclosion de vocations démagôgiques chez les individus doués d’ini- tiative. Ce besoin des masses d’incorporer leurs idées et leurs actions en un chef est aussi primitif que l'instinct collec- tif et que la formation dans l'histoire du monde de socié- tés, même animales. Un écrivain hollandais a traduit ce besoin par un mot plastique. Dans une étude sur la for- mation et l’action des leaders?, il parle de « l'horreur du vide » dans la vie sociale. Les causes de cette horreur du vide ont été admirable- ment mises en lumière par R. Michels dans l'ouvrage déjà cité °. Il en aperçoit les facteurs psychologiques et techniques : complexité des problèmes politiques, entrai- nant chez la masse le désintéressement des questions générales; éparpillement des individus sur un vaste espace. Les chefs répondent à un besoin : ils sont des spécialistes et ils coordonnent en un point les désirs dispersés des foules. « Spécialité signifie autorité », écrit fort judicieuse- H. Gervaiseau, Responsabilité personnelle et solidarité dans les manifestations collectives, Le Spectateur, mars 1911. ? H. van Tresioxe, Het sociologisch begrip van den invloed, Tijdschrift voor wijsbegeerte, 1910. 3 R. Micuecs, Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demotkratie, Leipzig, 1911. 29 450 LA SOCIÉTÉ ment Michels'. Les hommes spécialisés exercent une supériorité de fait, dans les limites de leur domaine, sur les non-spécialisés. Ainsi se crée spontanément une oligarchie, excroissance naturelle de la démocratie. Et comme trop souvent la masse, voire les représentants de la masse, abdiquent tout libre arbitre quand la « disci- pline » du parti est en jeu, c’est, en fait, le chef du parti qui dirige la manœuvre. Cette comparaison entre le parti politique moderne et l’armée est plus que fortuite. Dans l’un comme dans l’autre cas, il s’agit de groupes formés pour la lutte, où la cohésion, la sûreté de tactique et la rapidité dans la transmission des mots d'ordre sont les vertus maîtresses. La hiérarchie qui en résulte, la subor- dination d’une part, l’autorité d’autre part, achèvent le tableau. De tout cela résulte, aux yeux de Michels, une psycho- logie du meneur faite de talent oratoire, d’une apparente profondeur de convictions, d'un enthousiasme communi- catif?, d'une adresse à manier les hommes. Ainsi naît l’ascendant, fugitif d’abord, puis de plus en plus stable. L'homme politique finit par remplir une véritable fonc- tion. « La masse voue sa reconnaissance aux hommes qui parlent et écrivent en son nom, à ceux qui, journelle- ment, tandis qu’elle vaque tranquillement à ses affaires, s'occupent pour elle des intérêts publics *. » Il s’y mêle parfois de la vénération, avec une pointe de mysticisme quasi religieux. « Souvent, écrit Michels, le besoin d’adoration est le seul rocher de bronze qui perdure à travers toutes les transformations des conceptions du monde que se fait la masse. » ! Loc. cit., p. 86. ? Cf. P. Rossr, 7 suggestionatori e la folla, Turin, 1902. — La valeur sociale des meneurs, Bologne, 1903, et les autres écrits de Rossi qui s'est fait une spécialité de la question. 3 Loc. cit., p. 60. ” LE DEVENIR SOCIAL 451 Les idoles changent, le besoin survit : le statique tombe, le dynamisme se perpétue. D'ailleurs les dirigeants, une fois maîtres dans l’art de de la politique, acquièrent une compétence réelle qui leur permet de s’accrocher à leur fonction, de se rendre indispensables. Les capacités fonctionnelles creusent ainsi un fossé toujours plus profond entre la masse et loligarchie des chefs politiques. Et Michels de conclure que la Selbstregierung est un vain mot, une utopie. Il ne faut pas confondre les chefs et les élites. Il y a parfois entre eux une différence appréciable. Tout chef n’est pas un homme d'élite, sinon peut-être pour ceux qui l’ort choisi comme tel. Inversement tout homme d'élite n’est pas un chef. Il y a l'élite vouée à l’insuccès ; c’est celle qui devance les temps et qui est adaptée, non au monde actuel, mais à un monde futur ‘ — ou à ce qui lui apparaît comme tel; — celle-là est méconnue, elle vit en marge de la société contemporaine, elle s’enferme dans sa tour d'ivoire ou meurt misérable. L'histoire a connu de ces hommes d'avant-garde que l'humanité a laissé mourir dans l’aban- don en attendant de leur dresser des statues. Mais il y a aussi, on l’a vu, une élite dont l’action est efficace ; c'est celle qui, sans perdre le contact avec la masse, la devance juste assez pour voir dans quel sens l'avenir dirige la marche du progrès social, mais pas assez pour que les sentiments, les besoins, les connaissances, les moyens d'action de la société contemporaine lui soient étrangers. Ces « meneurs » du progrès sont par excel- lence les agents de ce que Waxweiler a dénommé l’exco- 1 Cf. BineT-VaLmer et Vascæipe, /ntroduction à l'étude de la psychologie des élites de la démocratie, Rev. intern. de sociol., 13, 1905, p. 621. — « Quiconque s'élève, solitaire, vers un idéal, travaille mieux pour tous les hommes que le tribun qui s'occupe de tous les hommes » (p. 642). 452 LA SOCIÉTÉ gitation sociale ; ils sont les interprètes des processus subconscients des foules ; leur action, vulgarisatrice des grands principes coordinateurs de la pensée et de l’acti- vité humaine, va au devant des besoins et des aspirations des foules. Ils sont des chefs, oui, mais, comme nous l'avons montré, des chefs choisis inconsciemment par les _ hommes dont ils réalisent les tendances. Dans la divi- sion du travail social, leur esprit a l’envergure voulue pour faire d’eux les représentants des individus non spé- cialisés et de puissance intellectuelle insuffisante, élé- ments inconscients dont ils sont la conscience. «Il apparaît que les manières d’être et d'agir des êtres, dit Waxweiler !, sont sous la dépendance de l’état d'avancement de leur système nerveux, et que l'évolution mentale de l'individu et de l'espèce est conditionnée par leur évolution cérébrale. Or, le simple jeu de la complication progressive des systèmes sociaux exige l’éducation et surtout la sélection de facultés d’abstraction de plus en plus affinées, pour la formation des élites qui, peu à peu, monopolisent l’excogitation dans les divers systèmes établis : l'ajustement de ces systèmes aux conditions changeantes du milieu réclame, en effet, un travail mental de plus en plus compréhensif. L'évolution sociale conditionnerait ainsi l’évolution mentale, tout en recevant d'elle ses impulsions les plus profondes. » Le rôle de l'élite, dans les sociétés modernes, comme dans les sociétés de tous les temps, est donc considé- rable. Les organismes sociaux ont besoin de cerveaux qui connaissent et comprennent les lois en quelque sorte biologiques de leur croissance et y collaborent. Nous pouvons même affirmer que ce rôle va grandissant à me- sure que croît la complexité de la cité moderne. Diriger cent hommes, en diriger mille, est un art. Mais coordon- ner l’action de millions de soldats ou de sujets, à l’aide d’un vaste système hiérarchique, comme c’est le cas d’un général ou d’un monarque, c’est là une tâche qui demande ! Bull. Solvay, 1, 1910, p. xr. LE DEVENIR SOCIAL 453 une intelligence, un flair, une documentation inouïs. Car non seulement toute la raison consciente la plus lucide, non seulement la connaissance la plus étendue des faits, des gens et des choses sont nécessaires, mais aussi et surtout, par delà la raison calculatrice, une intuition pré- formée par une longue éducation, par un contact pro- longé avec toutes les valeurs de principe et de fait, de théorie et de pratique, qui font l’homme supérieur. Quels sont, peut-on se demander, les grands traits qui caractérisent la psychologie de l’homme d'élite ? Nous en voyons trois principaux : la clarté d'esprit, la promptitude des associations d'idées et le sens cri- tique. La clarté d'esprit, c'est, à proprement parler, l'atten- tion‘. N’avons-nous pas montré plus haut que l'attention est la synergie intellectuelle qui porte sa lumière sur les faits nouveaux pour les faire rentrer dans les coordina- tions anciennes, dans les connaissances acquises, ou pour créer de nouvelles coordinations à leur usage ? S'il est vrai, comme le dit Waxweiler, que « l’évolution so- ciale continue l’évolution organique en étendant le do- maine d'action de l’unité vivante sur son milieu? », le moyen de réalisation en sera forcément l’attention. Men- zerath, après avoir constaté que Meumann* caractérise l’attention comme une concentration psycho-physiolo- gique intense, ajoute : ? Cf. P. MexzeraTu, Sur l'attention et l'intérêt, Bull. Solvay, 5, 1910, art. 70, p. 4: « Le progrès social naît d'un contrôle perma- nent que seule l'attention provoque. » ? E. WaxweiLer, Bull. Solvay, 1, 1910, art. 5, p. &, à propos de W. J. Taomas, Source Book for Social Origins, Chicago, 1909. — Cf. du même auteur, Le rôle de l'attention dans l'évolution de la vie sociale, communication à la séance du 24 janv. 1908 de l'Institut intern. de sociologie Solvay, Bruxelles. $ E. Meumaxx, /ntelligenz und Wille, pp. 15-16, cité par Mex- ZERATH, loc. cit., p. 2. 454 LA SOCIÉTÉ « Mais chacun ne possède pas au même degré ce pouvoir de « grande concentration », et cette remarque montre bien le rôle considérable de l'individu dans l’économie sociale. Tout chan- gement se fait en dernière analyse par un individu doué d’apti- tudes spéciales... Beaucoup de personnes « ont le sentiment » que quelque chose a changé dans leur milieu, mais elles ne savent ni comment, ni en quoi. Au contraire, chez le novateur, chez le conducteur social, le seuil de l'attention est très réduit ; un chan- gement minime l’attire, le retient déjà ; le rôle d'un individu tel est essentiellement d'attirer l'attention des autres sur les phé- nomènes qui leur échappent. » L’attention portée sur la conformité de l’action au bien qui est, se double donc d’une attention sur une confor- mité nouvelle de l’action à un bien meilleur qui doit être. C’est ainsi que toutes les inventions qui ont fait pro- gresser le monde dont dues à une grande intensité d’at- tention portée dans un sens déterminé par un cerveau d'élite. | « Toute situation sociale, écrit Baldwin, est constituée par la pensée et l’action de certains individus, dans des rapports et à des degrés divers de coopération ou d'opposition, « Les deux grands modes de socialisation par les fonctions de l'individu sont : 1. «Le jugement ou pensée par où l'individu assimile, ratifie ou interprète à nouveau les jugements établis, le savoir et les usages de sa race. 2. « L'imagination, la faculté d'expliquer d'avance, d'anticiper sur ce qui peut être vrai ou profitable, de « prospecter » dans les champs d'or de la vie. Elle prend pour base ce qui est établi, mais le dépasse en édifiant des idéals et en faisant appel à l’ensemble social afin que lui aussi les reconnaisse. « Il y a donc un mode d'échange entre l'individu et la société, par lequel se construit ce qu'on peut appeler la conscience du corps social. La société s'assimile les pensées et les exemples des individus et les rend valables socialement !.-» * J. M. Baznwix, Psychologie et Sociologie, pp. 14, 44 et 95. LE DEVENIR SOCIAL 455 A l'attention est étroitement reliée la discrimination, en d’autres termes la faculté d’individualiser. Le goût pour les généralisations hâtives n'est-il pas le propre des masses, tandis que le pouvoir de distinguer, de détacher les cas particuliers des ensembles auxquels on est tenté de les rattacher, est le privilège des cerveaux d'élite ? On conçoit que la clarté d’esprit s'accompagne néces- sairement de la promptitude et de l’étendue dans les associations d'idées. C’est le pouvoir de réunir en un faisceau des notions d'origines très diverses et de les faire converger vers un même but, qui est la caractéris- tique de l'esprit d'invention ‘. Cela suppose, on le voit, non seulement des connaissances multiples, mais le pou- voir de l'esprit de faire que ce multiple statique devienne un, forme un tout dynamique qui se concentre sur un fait nouveau : l'invention. Mais l'esprit positif de création ne va pas sans l'esprit négatif de critique. La critique est l’acide dans la vie de l'esprit. On l’accuse de dissoudre les valeurs de vie. Certes, et nous l’avons montré plus haut, l’analyse tend à tuer le sentiment et l’action ; mais est-il bien sûr qu’elle tue ce qui possède en soi une puissance de vie incoer- cible? Ou plutôt la vie, dans son élan fondamental, souffre-t-elle l’analyse ? La critique ne la blesse pas; elle n’a pas de prise sur elle; elle l’épure plutôt de toutes les contingences de valeur douteuse qui l’encombrent, des conventions, des parti-pris, de la gangue d’absur- dités léguée par le passé. Et par cela même elle la libère. C’est ce que n’a pas compris Faguet dans l’article que nous avons cité ?. Il ne voit que l’action dissolvante du libéralisme critique. Il compare le benthamisme au pro- testantisme qui, « parce qu’il se réclame du libre-examen, porte en lui un principe de liberté de critique qui doit ? Sur l'esprit d'invention, cf. Fr. Paucmax, Psychologie de l’in- vention, Paris, 1901. — Bercson, L'Evolution créatrice, p. 178. ? E. Facuer, Libéralisme et Etatisme. 456 LA SOCIÉTÉ avec le temps s'appliquer à lui et le dissoudre ». Que la critique dissolve le statique, le statique mourant ou déjà mort qui est dans les doctrines religieuses ou autres, nous le concédons. Mais le caractère critique dynamique du protestantisme, précisément parce qu'il est actif, se conserve et c’est lui qui caractérise le protestantisme comme d’ailleurs toute doctrine progressive. Est-ce l’es- prit critique qui détermine l’auto-désagrégation du libé- ralisme ? Ou est-ce cette désagrégation, quand elle se produit, qui tue l’esprit critique ? L'esprit critique, fruit du libéralisme, a besoin précisé- ment du libéralisme pour se manifester. Et, nous l’avons vu, sans critique, il n’y aurait pas d'élite ; et, sans élite, pas de progrès. La nécessité des élites et la nature de leur rôle a été mis en lumière récemment par plusieurs écrivains. Citons en première ligne P. de Rousiers‘, L’élite dans la société moderne. Selon lui, l'esprit égalitaire français est né du fait qu’on a con- fondu élite et noblesse. Celle-ci n'ayant pas rempli ses devoirs sociaux, on a cru pouvoir se passer de celle-là. Or, l'observation prouve que le rôle de l'élite va grandissant à mesure que les sociétés se compliquent. D'ailleurs les intérêts moraux et intel- lectuels d'une nation ne peuvent être assurés sans l'existence d’une élite, la masse étant trop absorbée par les purs intérêts matériels. « Partout où plusieurs hommes se réunissent dans la poursuite d’un même but, il est indispensable qu'ils reconnaissent une autorité et qu'ils y obéissent dans toute la mesure nécessaire au 1 P. pe Rousrers, L'élite dans la société moderne. Son rôle, Paris, 1914. — Du même : Bulletin de la Société intern. de science sociale, juin 1910. — Cf. aussi : Alfr. Prcnon, L’Elite, Rev. intern. de sociol., 14, 1906, p. 577. — Du même : La civilisation de l'élite, ibid., v. 16, 1908, p. 585. — D. Wanxorre, Le rôle des élites dans les échanges de culture, Bull. Solvay, 27, 1913, art. 395, p. 875. LE DEVENIR SOCIAL 457 succès de leur entreprise commune. Par suite, la complexité de la vie moderne, entrainant la nécessité de l’action concertée, suppose également l'existence d’une exacte discipline dans chacun des groupements constitués en vue de cette action. Aucune organisa- tion n'échappe à cette nécessité. » Dans les démocraties « l'élite véritablement dirigeante ne con- serve son rôle que si elle est capable de le remplir et dans la mesure où elle est capable de le remplir ». « Là même où une hiérarchie officielle est maintenue par les lois, il se forme spontanément en dehors d'elle et à côté d'elle, parfois en réaction contre elle, une autre hiérarchie naturelle résultant des conditions actuelles du travail. » Rien ne montre mieux la valeur des élites que cette création spontanée, par les sociétés vivantes et actives, - d’une hiérarchie au faite de laquelle elles s’arrangent à placer les hommes qui le méritent par leur capacité. Mais si cela est bien vrai des sociétés formées de membres intelligents, et capables, par leur vitalité même, de voir où sont leurs vrais intérêts, cette sélection des élites est Join d'être parfaite dans les démocraties où c’est la masse, incapable de dominer intellectuellement la situation, à qui se trouve incomber le choix de ses chefs. Or nous touchons là à l’un des problèmes les plus poignants de l’heure présente, un de ceux qui préparent à l'humanité, pour un avenir peut-être prochain, une crise d’une gravité exceptionnelle. Ce n’est rien moins que l'existence de la démocratie qui est en jeu. Le problème tragique peut se formuler en trois mots : « Dès que les élites suivent les multitudes au lieu de les diriger, dit Gustave Le Bon‘, la décadence est proche. Cette loi de l’histoire n’a pas connu d’exception. » Et Lucien Maury ?, qui cite ce passage, d’ajouter : « Les civilisations meurent du meurtre des élites. » ! G. Le Box, La Vie des Vérités. ? L. Maury, Le rôle des élites, Journal de Genève, 30 mars 1914. 458 LA SOCIÉTÉ « Le Passé ne nous montre guère que l'éviction de la Foule par l'Elite, écrit Izoulet'!. Qui sait si l'Avenir, par un ostracisme inverse, ne s'apprête pas à nous montrer l'éviction de l'Elite par la Foule ? Le grand problème social... c’est d’équilibrer justement l'Elite et la Foule dans la Cité. Empècher le droit terrestre de développer ses conséquences naturelles, ce serait « le plus sûr moyen de déchaîner cette réaction formidable qui peut déraciner l'Elite et emporter la civilisatiou comme un fétu ». Nous essayerons, dans le chapitre prochain, de montrer sous quelle forme nous apparaît, sinon la solution du problème — qui pourrait se vanter de la connaître ? — du moins l'attitude selon nous la plus favorable pour tendre à sa solution. Qu'il nous suffise de montrer encore que ce terme d’« élite » — même quand il n’est pas détourné de son vrai sens pour désigner la noblesse héréditaire ou quel- que classe sociale monopolisant tels ou tels avantages matériels — recouvre quatre acceptations diverses, englo- bant respectivement les termes de différenciation et de concentration sociales d’une part, et d’autre part ceux de théoriciens d’avant-garde et de praticiens. A. La division du travail social exige des spécialistes. Tout spécialiste qui possède son art est maître en sa par- tie. Or il peut être : 1. Bon théoricien de son art, inventeur, habile à perfec- tivnner son outil, qu’il s'agisse d’un travail technique ou d’un travail ressortissant à la science, à l’enseignement ou aux beaux-arts. Les progrès qu’il fera faire à la théorie de sa spécialité rejailliront en bien sur le travail à venir des praticiens qui pourront adopter ses méthodes, quand bien même l’inventeur lui-même serait un praticien médiocre. 1 J. Izouuer, La Cité moderne, Paris, 1901, pp. vu, var, 1x et x1v. — On lira avec intérêt le tableau que trace Izoucer des rapports entre l'élite et la foule, pp. 116 à 122. — Cf. aussi G. L. Durrar, Progrès et sélection sociale, t. XIV, Ann. de l’Inst. intern. de sociol., Paris, 1913. LE DEVENIR SOCIAL 459 2. Bon praticien, mais théoricien de second ordre, c’est l’exécutant d'élite, le skilled worker, le « maitre » dont l’art est tout entier dans l'exécution pratique, qu’on peut imiter avec profit, mais dont on n’attendra pas un enseignement théorique d'analyse ou de synthèse portant sur ses procédés. B. La concentration sociale exige aussi des spécialistes, mais des spécialistes collectifs, sociaux, disons mieux : des chefs, des coordinateurs d'activités diverses conver- gentes, des organisateurs d'hommes. Parmi ceux-ci, les uns seront aussi des théoriciens, les autres des hommes de pratique. 1. Les théoriciens, ce sont parfois les visionnaires, ceux qu'à tort ou à raison on traite d'utopistes, voire d’idéologues. Ils vivent dans l'avenir, ils ne sont pas adaptés au monde présent. Ils ont rarement ce qu’on appelle du « succès ». Cela arrive pourtant à quelques-uns d’entre eux. Cela arriva à Bentham, le grand théoricien du libéralisme, dont l’« arithmétique des plaisirs » est un pur jeu d'esprit, un essai curieux de détermination des « valeurs » de l’expérience, mais qui n’eüt présenté, en d’autres occasions, aucun intérêt pour les masses. Car il faut l’occasion. Comme le montre bien Cazamian dans son Angleterre moderne‘, si judicieusement et finement ob- servée, Bentham et ses idées venaient à leur heure. Si ce grand mouvement libéral, dont le premier triomphe poli- tique date de 1832, perdura jusque vers 1884, quoique s’in- spirant directement d’un système de philosophie générale et systématique en contradiction avec l’esprit d’empirisme propre aux Anglo-Saxons, c’est qu’il germait dans le sol an- glais depuis quelque temps déjà. « Les intérêts et la men- talité d’un groupe puissant d'individus se sont trouvés en harmonie avec les idées que ces théories contenaient ?. » ! Paris, 1911, déjà citée. ? M. Bourquix, Le rôle des systèmes logiques dans les mouve- ments d'opinion, Bull. Solvay, 14, 1911, art. 222, p. 4. 460 LA SOCIÉTÉ Comme le dit Cazamian lui-même, le benthamisme four- nissait « une justification théorique aux besoins de ré- forme qui agitaient l’opinion * », et il ajoute : « Cette philosophie est remarquable par son opposition tranchée avec les habitudes de la pensée anglaise. C'est la première fois qu’une doctrine politique prend une forme aussi netle en ses pos- tulats, aussi rigoureuse en ses déductions. Elle constitue un pro- gramme typique de réadaptation réfléchie, » — « Les systèmes logiques élaborés par l'esprit des hommes, conclut Bourquin?, puisent avant tout leur raison d’être dans le fondement idéal qu’ils assurent aux nécessités présentes. » Tel est le rôle d'avant-garde de l'élite : substituer à l'empirisme de la masse les clartés de l'intelligence réfléchie ; s'élever jusqu’à un idéal, dépasser l’immédiat, penser en fonction de la raison éternelle et pas seulement de l’expérience présente. 2. Toutefois, sans le concours des hommes d’action, les théoriciens, si géniaux et si ingénieux, si inventifs et si informés, si scientifiques et si rationnels soient-ils, ne pourraient parvenir à aucun résultat. L’idée nouvelle ne trouve pas tous les jours le terrain préparé devant ses pas. Le plus souvent il y a lutte, opposition de la masse, conquête, pas à pas, de l'adhésion du plus grand nombre -- quand ce plus grand nombre est arrivé au degré de maturité nécessaire. Le novateur ne tarde pas, en effet, à s’apercevoir qu’il est adapté à un monde autre que le monde présent. Son rôle est non de s'adapter, mais d'adapter le milieu social à soi, à son idéal, à sa vision des choses, à ce qui, selon lui, « devrait » être. L’esprit global de la masse fait, en général et tout d’abord, corps contre lui et ses inno- vations. Il se trouve cependant, dans l’ensemble, des 1 Cazamian, loc. cit., p. 43. ? Bourqui», loc. cit., p. 7. LE DEVENIR SOCIAL 4G1 hommes friands de nouveauté, et voici que trois caté- ? gories se forment : les partisans, les indifférents, les opposants. « Ici, dit Warnotte !, interviennent les facteurs de la tradition, qui s'opposent à ceux de l'imitation ou de la suggestion. Les premiers constituent la ligne de résistance contre l’excogitation du novateur; les autres sont au contraire ses auxiliaires... Dans cette lutte pour l'introduction d'idées nouvelles, le novateur re- présente, en somme, un individu adapté à un milieu social dif- férent ?..… Dans ces conditions, le sort des idées nouvelles dépend de l’action d’un petit nombre. La victoire sera pour ceux qui sauront se concilier le plus de partisans et conserver le plus d’ad- hérents. » Le danger, comme on le constate dans le domaine du théâtre à succès, est de poursuivre la fin immédiate et de perdre de vue l'idéal, quel qu'il soit, pour lequel on s'était décidé à combattre. L'Europe passe, en politique, par une crise d’opportunisme. Espérons qu'elle se ressai- sira, Car sans idéalisme on ne fait qu’une politique à _ courte vue. Les éclaireurs de l'humanité ne doivent pas être des gens myopes. Mais il est une vulgarisation de bon aloi qui, pareille à l'éducation de l’avenir, n’impose pas ses vues, mais laisse grandir dans l'esprit de la masse la vision de la vérité, de la justice et du progrès. Pour cela il suffit que l’éducateur — nous prenons ici le mot dans son sens le plus large — ait le flair voulu pour pressentir à quel point en est la masse, quels besoins la travaillent, quelles curiosités la poussent ; puis qu'il attire son attention sur le progrès. Ce que la masse est apte à absorber, elle ! D. WarnoTre, Le conflit des adaptations dans l'évolution sociale, Bull. Solvay, 14, 1911, art. 217. ? CF. Waxweicer, Esquisse d’une sociologie, p. 188. — Sur la thèse de la préadaptation dans le domaine de la zoologie, cf. Cuéxor, La genèse des espèces animales, 1911, pp. 415-419. 462 LA SOCIÉTÉ l’absorbera’. Le rôle de la presse, à cet égard, est d’une portée inestimable. | Nous venons de parler d'éducation. Terminons ce cha- pitre par une vision moins décourageante que celle que nous à fourni le tableau de l'éducation selon la masse. S'il est vrai, comme le dit Warnotte dans un passage que nous avons cité, qu'il y a, sous l’apparente homogénéité des individus de la masse, des originalités à qui il n’a manqué que l’occasion pour éclore et que seul le méca- nisme nivellateur de l'influence du milieu a entraînées dans son engrenage, il est permis d’espérer un progrès de l'éducation. Il est permis d’en espérer un d’une prépa- ration universitaire, même rudimentaire, mais assurant au futur éducateur populaire un contact avec l'esprit vivifiant de l'élite intellectuelle, avec la méthode scien- tifique impartiale et avec les conclusions actuelles de la science morale, de la psychologie et de la sociologie. Mais il faut pour cela que l’Université elle-même se transforme ! L'Université contemporaine, dit en substance E. Waxweiler? — en qui nous saluons à ce propos un des maîtres de la pensée actuelle — l'Université contemporaine ne doit pas servir à la con- servation et à la transmission des connaissances acquises, mais bien à la formation et à la sélection d'hommes aptes à satisfaire aux nécessités compliquées de la vie contemporaine. « Plus la civilisation grandit, plus elle a besoin d’élites intel- lectuelles. Je dis : élites iutellectuelles ; il est remarquable, en effet, de constater combien, par le seul jeu du progrès, spontané- 1 Cf, Bazpwin, The Basis of Social Solidarity, déjà cité, p. 829 : « It is from the individual that the inventive ideas come ; and these ideas cause discussion and opposition as well as imitative absorption and plastic propagation. It is only after society has generalized the individual's thoughts in a form acceptable to the social body, that these can be embodied in institutions of public value. Only thus is matter added to the social store. » 2 E. WaxweiLer, L'Université de demain, Revue intern. de l’ensei- gnement, oct. 1910, résumé dans le Bull. Solvay, 9, 1910, pp. 502-503. LE DEVENIR SOCIAL 463 ment, automatiquement, l’évolution sociale conditionne et appelle l’évolution mentale ; plus l’organisation se complique dans la politique, dans l’industrie, dans le commerce, dans tous les domaines, plus elle requiert, pour la maîtriser, ces aptitudes spéciales d’abstraction qu'on désigne sous le nom d'intelligence. « Il en résulte immédiatement qu'à peine de s'arrêter, notre civilisation a besoin d’un puissant moyen de sélection des apti- tudes intellectuelles. » D'autre part la vie sociale moderne multiplie, par sa variété même, les occasions d’ignorance. On devient de plus en plus accessible à la suggestion. Pour combattre la crédulité qui en résulte, il est nécessaire de faire appel au sens critique. « Intelli- gence et sens critique, voilà donc deux aptitudes mentales que la sélection sociale, convenablement instituée, doit dégager. » « En résumé, nous voyons que l’organisation sociale de notre époque réclame non pas seulement des écoles, au sens historique du mot, où l’on apprend ce qu'il faut connaître pour occuper un poste déterminé, mais surtout des établissements où l'on sélec- tionne les esprits au point de vue de leur intelligence et de leur sens critique, tout en donnant un fonds commun de connaissances d'ordre scientifique. » La sélection des élites ne doit pas venir d’en bas, mais d’en haut ; elle ne doit pas émaner des incompétents ou des moins compétents, mais des hommes cultivés, des maîtres, des détenteurs du vrai savoir. C’est la Répu- blique des Sages de Platon qui doit rester notre idéal. Il serait abusif d'interpréter dans un sens trop absolu les distinctions que nous venons d’esquisser entre la masse et l'élite. Il y a de l'originalité, à quelque degré que ce soit, chez tout individu appartenant à la masse. Il y a un certain degré de conformisme social chez le plus excentrique des originaux. Or si l'originalité n’est pas le signe révélateur de l'élite, elle en est à tout le moins l’un des caractères : l’esprit d'invention et le sens critique ne s’accommodent pas de l’abdication de ce qu’il y a en soi de meilleur devant les exigences conformistes de la masse. 464 LA SOCIÉTÉ Par masse il ne faut d’ailleurs entendre ni une classe sociale déterminée, ni un parti politique, ni un milieu spécial, ni même certains milieux particuliers, mais avant tout un trait commun caractéristique à beaucoup d'individus, une accentuation psychologique propre aux membres de groupements petits ou grands. Ces groupes peuvent au surplus coexister dans une même psyché indi- viduelle, à divers degrés hiérarchiques. On sait que le sentiment de faire partie d’un groupe se traduit surtout négativement, par une certaine hostilité, consciente ou non, à l'égard des gens qui n’en font pas partie ou ne se plient pas à ses usages, et par une certaine fierté collec- tive qui fait qu’on éprouve d’une façon souvent très sen- sible les offenses faites au groupe comme tel. Or on peut réagir à des émotions collectives de ce genre quand sont en cause tout à la fois la famille, le club, la cité, la pro- vince, le pays tout entier auxquels on appartient. Il existe en chaque individu des traits — disons : des façons de réagir — qui sont entièrement originaux, d’autres par lesquels il se rapproche de ses semblables. Il y a, socialement parlant, des lignes convergentes et des lignes divergentes, des processus qui coïncident et d’autres qui sont parallèles ou même qui entrent en con- flit. Si l’on envisage uu grand nombre de processus psy- cho-sociaux, on rencontrera un petit nombre d'individus chez qui tous les traits envisagés coïncideront. Inverse- ment, si l’on ne considère que très peu de traits — par exemple, en Suisse, l’attachement aux libertés démocra- tiques qui se traduisent par le droit de referendum et le droit d'initiative en matière de législation, — on verra se réunir en un même groupement, en un même faisceau, en une même « conscience collective », un nombre très grand d'individus. Ainsi la nature des affinités sociales dépendra de causes extérieures — comme l’attachement à l’alpinisme chez les membres du club alpin — ou de causes intérieures : processus réactionnels, intérêts, etc. LE DEVENIR SOCIAL 465 Dans ce dernier cas, l'ampleur du groupement social né des affinités dues aux réactions coïncidantes sera inver- sement proportionnel à l’ampleur et à la richesse des processus en cause — si des qualités pouvaient se dé- nombrer, on pourrait dire : à la quantité des qualités qui se trouvent coïncider. Mème les cas qui paraissent con- tredire ce fait — ainsi l'association de gens très diffé- rents, mais dont les qualités se complètent les unes les autres, — rentrent, croyons-nous, dans la même catégo- rie, car là où les facultés potentielles de l’un rencontrent les facultés virtuelles de l’autre, s’il y a dissemblance statique, il y a aussi ressemblance dynamique, et celle-ci seule est en jeu en cas d'affinité sociale fondée sur les impulsions subconscientes. _ «Il en est de la vie comme de la science, disait Gourd, dans un passage que nous avons déjà cité *. Il n’y a qu’une seule différence entre elles, c’est que la science coordonne des abstraits, tandis que la vie est une coordination de concrets. » Or la coordination se fait dans un cas comme dans l’autre en vertu de l'élément de similarité qui est - dans les choses. Dans un cas comme dans l’autre aussi, l'élément différentiel est négligé. On pourra donc dire que, dans la masse, l'élément de similarité l'emporte sur l'élément différentiel ; chez l'élite, c'est l’élément diffé- rentiel, dû à la conscience réfléchie, qui l'emporte par rapport aux traits communs d’un groupe donné. Cet élé- ment différentiel peut consister en une perfection tech- nique qui distingue l'homme de son semblable: il peut aussi provenir de ce que l’homme d'élite coordonne dans sa conscience et porte à un degré exceptionnel de clarté ou d'intensité l'élément commun d'ordre intellec- tuel ou volitionnel qui œuvre dans le subconscient col- lectif de la masse — ou, pour éviter qu’on ne prenne un symbole pour une réalité : dans les réactions subcon- : CF. p. 33, note 2. 30 466 LA SOCIÉTÉ scientes et coïncidantes des individus dont se compose un groupe donné. Ce sera alors l'initiative de l’intelli- gence ou de l’action qui caractérisera l'élite. Il apparaît clairement par ce qui précède: qu’un même individu peut appartenir à la masse pour certaines caté- gories d'activités et à l’élite pour telles autres ; qu’il peut à certains moments de sa vie, dans tel domaine, être médiocre ouvrier, puis exceller dans sa tâche, donc, passer de la masse à l'élite : c’est le cas de tout être humain, si on le considère avant et après son apprentis- sage de la vie, pour autant que l’apprentissage l’aura ‘amené au-dessus de la moyenne de ses semblables ; enfin qu'il peut, pour une même activité, appartenir à l'élite par rapport à tel groupe — il sera le meilleur forgeron de sa contrée, le leader du cercle politique de son village — et à la masse par rapport à tel autre groupe — notre forgeron étant dans la catégorie des médiocres si on classe par excellence tous les forgerons du pays, notre politicien de taverne n’étant qu’une mouche du coche si l’on envisage le progrès politique de la nation. Or en quoi consiste le progrès ? C’est le problème qu'il nous reste à examiner. CHAPITRE VIII LE PROGRÈS SOCIAL Notre ouvrage, on l’a vu, se compose de trois livres, Fun critique, les deux autres constructifs. Dans le pre- mier de ces deux livres constructifs nous avons étudié successivement, en nous plaçant au point de vue bio-psy- chologique, l'être individuel, le devenir individuel et le progrès individuel. Dans le présent livre, dépassant le point de vue bio- . psychologique, nous nous sommes élevé au point de vue qu'on peut appeler psycho-sociologique. Nous avons examiné d’abord, sous cet angle nouveau, ce qu'il faut entendre par société ou être social. Puis le devenir social, qu’on peut désigner comme l’évolution sociale spontanée et inconsciente, est apparu à nos yeux. Il nous reste à fixer ce qu'est, ce que peut être, ce que doit être enfin l’évolution sociale réfléchie et consciente, en d’autres termes le progrès social. Rappelons que nous avons désigné l’être social comme une coopération organisée d'êtres humains, l’idée de coopération exprimant celle d’un but poursuivi en com- mun et l’idée d'organisation celle d’une division du tra- vail, d’une hiérarchie et d’un modus vivendi destiné à régler les rapports des individus composants, soit entre eux, soit par rapport au but à atteindre. 468 LA SOCIÉTÉ Rappelons également que le devenir social nous est apparu comme un passage spontané et graduel de l'in- conscience à la conscience, de l’organisation sommaire en vue de satisfaire aux besoins du corps jusqu’à l’orga- nisation plus riche tendant à satisfaire également les besoins de l'esprit. En même temps que croissait la divi- sion du travail en des activités d’entr’aide de plus en plus complexes, la solidarité nécessaire pour soutenir et relier ces activités complexes grandissait de son côté, visant à établir une unité sociale de plus en plus ferme et durable. A l’autorité tutélaire s’exerçant du dehors afin de réaliser cette unité en quelque sorte malgré les indi- vidus et pour des fins particulières autant que sociales, se substitue l'autorité intérieure, la liberté réfléchie des individus créant l'unité et l’ordre social de par leur propre volonté. Sur cette base il nous sera facile de dessiner à grands traits les linéaments principaux de ce que sera le progrès social. À. Les lois biologiques en sociologie. I. Le processus d'action et de réaction dans les phénomènes sociaux. Le principe premier de tout progrès est, nous l'avons dit, le processus d'action et de réaction, le grand dia- logue sans fin entre le moi et le non-moi. Tour à tour, l’un des deux interlocuteurs parle le premier. Si c’est l'univers qui agit sur l'individu, par l’une quelconque de ses forces, celui-ci réagit et sa réaction, greffée sur des réactions antérieures analogues, s'élève du tâtonnement incertain à la réaction appropriée, c'est-à-dire qu’elle tend de plus en plus efficacement à écarter le mal ou à le fuir, et à s'approprier le bien ou à l’accroître. Lorsque, LE PROGRÈS SOCIAL 469 au contraire, l'initiative part de l'individu, la réponse de l'univers s'appelle sanction, sanction favorable s’il en résulte du bien, défavorable s’il en résulte du mal. Ce principe, nous l’avons retrouvé en sociologie. Si toute action du groupe se résoud en dernière analyse en une action — consciente ou inconsciente — de l'individu, ou, pour être plus exact, de l’ensemble, c'est-à-dire en somme de la majorité des individus, il faut, pour qu'il y ait progrès, que la réaction, la sanction des faits, attei- gne ces individus responsables. En d’autres termes, il ne saurait y avoir d'éducation sociale, partant, de progrès so- cial, sans que tous les membres actifs du groupe soient at- teints par les sanctions sociales naturelles et soient en re- tour mis en demeure d’agir pour le bien de leur groupe ou le but, quel qu’il soit, que poursuit leur groupe. Les conséquences de ce principe biologique sautent aux yeux. Dans le domaine politique, en fait sinon tou- jours en droit, c’est en somme l'individu, celui qui subit l'autorité, qui est, s’il le veut bien, libre de disposer de l’autorité. Le sujet du prince, aurait dit Rousseau, est _ membre du souverain. Le citoyen qui se soumet au pou- voir public est maître d'exercer ce pouvoir. Dans le domaine juridique, l'individu qui est soumis à la loi est le même que celui qui la crée : il est « légifié », si l’on peut dire ainsi, mais il est aussi législateur. La règle qui lui est imposée, c’est lui qui se l’impose. Dans le domaine économique, le consommateur est par ailleurs producteur. Il n’est pas consommateur simple- ment en tant qu'individu, avec liberté d’accaparer tous les produits du marché pour soi seul. Il n’est pas pro- ducteur non plus, en tant seulement qu’individu, libre de créer des monopoles et d’exploiter la clientèle à son seul profit. Client et fournisseur sont solidaires. Tout progrès dans la production profite à tous les consomma- teurs ; tout enrichissement du consommateur permet de réaliser un progrès dans la production. 470 LA SOCIÉTÉ Voilà ce qui est, sans qu'on s’en doute, si l’on s’en rapporte à la psychologie de Ja masse et à celle de l'élite qui, inconsciemment, ne peut agir sur la masse que par la masse. Voilà aussi ce qui doit être, consciemment cette fois, si l’on descend de déduction en déduction, des principes aux faits. Enfin, voilà ce qui est déjà réalisé consciemment, à l'heure qu’il est, dans les sociétés types, embryons des sociétés de l’avenir. En s’élevant d’induction en induction de ces faits typiques, on aboutit d’ailleurs aux principes énoncés plus haut. Et si nous appelons ces sociétés : sociétés « typiques », ce n’est pas parce que nous les aurions considérées a priori comme telles ou parce qu’elles viennent confirmer nos déductions, maïs principalement parce que leur succès matériel et moral, le degré propor- tionnellement plus élevé qu'ailleurs de bonheur et de liberté vraie de leurs membres, nous incite à les consi- dérer commme telles et à les prendre pour fondements de nos inductions. Donnons-leur dès maintenant les noms qui sont les leurs : ce sont, en politique et en droit, les sociétés orga- nisées sur la base de la démocratie directe ; en économie, les sociétés coopératives de consommation. Nous en reparlerons. IL. La loi du progrès en sociologie. Le second principe biologique fondamental, celui que nous avons désigné sous le nom de « loi du progrès », est le principe de différenciation et de concentration com- plémentaires et croissantes. Nous avons montré qu’on le retrouve tel en sociologie, LE PROGRÈS SOCIAL 471 mais il nous paraît utile d'en rappeler certaines modalités et d'en développer certaines applications. Constatons tout d’abord que, dans le domaine qui nous occupe, les processus de la loi du progrès se présenteront à nous sous quatre aspects différents suivant le point de vue auquel nous nous placerons. De même que, dans l'étude de l'être individuel, nous avons été amené à dis- tinguer le rôle de la cellule de celui de l’être tout entier, de même, en sociologie, nous avons à envisager d’une part l'individu, en tant que cellule du groupe, et d'autre part le groupe lui-même. Le processus d’unification sociale apparaît ainsi comme formé théoriquement de deux étapes successives. 1. Dans la première, que nous pouvons désigner comme celle de l’intégration sociale, les individus épars, poussière sociale non agglomérée ni organisée, se groupent et for- ment des associations proprement dites. Ce processus est particulièrement net dans la formation et l’accroissement des sociétés particulières. Pour celles-ci, fait partie de la poussière sociale non assimilée, extérieure au moi social, . tout individu qui ne s’est pas rallié au groupe par un acte formel d'adhésion. La propagande, le ralliement de mem- bres nouveaux qui appartenaient primitivement au non- moi et font désormais partie intégrante du moi social, c'est là un processus analogue à celui de l'assimilation des organismes ; c’est là proprement ce que Herbert Spencer désigne sous le nom d'intégration. C’est la con- centration sociale des individus à laquelle nous oppose- rons la concentration des sociétés. C’est la première étape dans la marche centripète des organismes sociaux. Nous l’appellerons aussi concentration sociale externe. 2. La seconde étape est celle de la concentration sociale interne, de l'unification au sein même des sociétés. Tout être vivant se nourrit, c'est là le processus extérieur et évident, nécessaire à l'entretien de la vie individuelle. Mais non moins nécessaire est le processus intérieur et 472 LA SOCIÉTÉ invisible qui, les matières assimilables une fois mises au service des énergies organiques, place toutes ces énergies vitales sous l’égide d’un moi qui leur confère leur unité d'action. Dans l'organisme physique, ce travail d’unifica- tion est spontané : nous n’en avons même pas conscience, Au sein de l'organisme psychique, à côté de l’immense travail spontané d’unificalion, il y a place — une place bien restreinte, mais d’une valeur incalculable — pour une activité réfléchie : l’homme a le privilège, privilège d’une portée inestimable, de participer à Punification de son esprit, à la mise en ordre de ses pensées et de ses actions : la science et la morale réfléchies de chaque indi- vidu en sont les témoins, parcelles de la Science et de l’Ethique, patrimoines communs de l’humanité. En sociologie, l'unification, la centralisation des éner- gies sociales est, souvent aussi, spontanée. Au début du processus, cette concentration est personnifiée dans l'es- prit du chef, elle y est concentrée, si l’on peut s'exprimer ainsi; en d’autres termes l'esprit du chef, s’identifiant symboliquement avec l’ensemble de son groupe, se sert de ses sujets comme une tête se sert de ses membres. Ce n’est pas une concentration spontanée, ce n’est pas non plus le fruit d’une organisation réfléchie. Ou plutôt c’est la concentration spontanée de tous soutenue, nous vou- drions pouvoir dire « innervée », par l’esprit d’organisa- tion réfléchi du chef — en admettant, bien entendu, que celui-ci ne soit pas un tyran égoïste qui se serve de ses sujets comme d'instruments au profit de ses intérêts par- ticuliers, mais soit un vrai chef au sens étymologique du mot, dont le bien social soit le premier des soucis et dont les sujets soient les « membres » et non les « instru- ments ». Dans les sociétés évoluées, où la souveraineté appartient à tous les membres, l'unification, de spontanée, devient réfléchie. Quoique purement idéale ou plutôt dynamique, active, cette unification se personnifie encore partiellement LE PROGRÈS SOCIAL 473 en un président dont l'individu ne vaut plus, aux yeux du groupe, que comme le représentant ou le délégué de la volonté de tous. Elle s'exprime d’ailleurs surtout dans les lois ou règlements qui en sont véritablement la charte, qui sont la fixation matérielle du mode de coopération du groupe, l'expression concrète de son unité, l’apparence statique de cet élément dynamique qu'est le processus de la concentration sociale interne. Intégration sociale externe par l'assimilation des indi- vidus non encore incorporés au groupe, concentration sociale interne par la mise en ordre des énergies compo- santes du groupe et leur hiérarchisation en vue du but à atteindre sous la direction d’un chef représentant de la loi, c’est-à-dire de la volonté de tous les membres du groupe, tels sont les deux aspects du processus d’unifi- cation des sociétés. Si l'on représente symboliquement la société par un cercle et les forces d’unification comme des flèches qui se dirigent vers le centre, on peut dési- gner les forces d'intégration sociale comme des flèches extérieures au cercle et tendant à y pénétrer, les forces _de concentration sociale comme des flèches intérieures au cercle et symbolisant par leur concours le concours des énergies tendant activement vers le but qui est la raison d’être de la société. 3. Il nous faut suivre maintenant ces flèches dans le sens opposé. Au mouvement centripète s’oppose un mou- vement centrifuge. Opposition d’ailleurs purement for- melle. C’est l'inspiration et l'expiration du colosse, ce sont les battements de son cœur. Plutôt que de processus opposés il faudrait parler de processus complémentaires, car c’est là le vrai aspect de la différenciation à l'égard de la concentration. Distinguons, ici aussi, deux modes de différenciation, l’un externe, l’autre interne, l’un individuel, l’autre social. La différenciation individuelle, que nous appellerons différenciation sociale externe, est périphérique. Elle cor- < 474 LA SOCIÉTÉ respond à celle des cellules des organismes. Elle con- cerne principalement les rapports entre le corps social et le monde extérieur, êtres vivants ou choses matérielles. L'ouvrier qui travaille la matière première de son indus- trie, le professeur qui enseigne une branche particulière dans une école, ce sont là des cellules différenciées. Dans l'organisme dont ils font partie, fabrique, école, ils repré- sentent un rouage particulier. En un mot, ce sont des spé- cialistes. Mieux un corps social est organisé en vue d’un travail comportant des activités de plus en plus spécia- lisées, toutes conditions égales d’ailleurs concernant la fermeté et l'intelligence de la direction, plus grand sera son succès, c’est-à-dire mieux il tendra au but qui est le sien — ceci sous réserve de ce que nous avons dit plus haut des dangers de l’excès de spécialisation chez les individus. — Or, quelle est la formule de l’économie bien entendue ? Nous l'avons déjà énoncée à propos de l’économie organique. Celle de l’économie sociale sera la même : le plus d’effets utiles pour le moins d'efforts inu- tiles. Nous laisserons de côté les questions concernant l'ac- tion des hommes sur d’autres hommes, la pédagogie, l’activité ecclésiastique, l’exercice de la médecine, qui sont pratiqués surtout individuellement et ne donnent guère lieu, en tant que professions, à des sociétés orga- nisées et comportant une division du travail. La péda- gogie elle-même, du moins telle qu’elle est comprise aujourd’hui, n’entraine qu'une division du travail pure- ment formelle, celle qui concerne les branches d’ensei- gnement et les âges différents des élèves. Certes, il y aurait lieu d'indiquer comment l’école, en tant que corps, peut participer au progrès par une spécialisation et une coordination des rôles plus rationnelles que ce n’est le cas aujourd’hui. Maïs cet examen nous éloignerait trop des principes généraux qui font l’objet de cet ouvrage. Or, ces cas exceptés, toute spécialisation des individus LÉ PROGRÈS SOCIAL 475 est en rapport direct avec la matière dont il fait usage et sur laquelle il fait porter son activité. Certes le but ultime de tonte activité humaine est l’homme et ce qui est, ou du moins ce que l'on croit être, le progrès de l'humanité. Les efforts de l’homme et les besoins de l’homme, besoins de son organisme et de son esprit, sont le point de départ et le point d'arrivée de tous les processus sociaux, ils forment la base cachée de tous les échanges, échanges matériels et commerciaux aussi bien qu'échanges spiri- tuels, échanges d'idées, échanges d'activités. N’a-t-on pas appelé les activités sociales des activités interpsy- chiques ‘? L'homme, qu'il agisse pour soi ou pour autrui, agit donc bien toujours pour l’homme : la matière qu'il faconne et dont il se sert ne s’interpose donc que comme un outil. C’est ce qui a conduit Lilienfeld à l'appeler la « matière sociale intercellulaire ». L'étude des spécialités humaines qui caractérisent les différents aspects de la différenciation externe ou indivi- duelle des sociétés est donc en corrélation étroite avec la nature de cette matière sociale qui absorbe, pour ainsi dire, et accumule le travail de l'esprit humain en vue de satisfaire les besoins de l'être humain. Nous aurons à en reparler. 4. Mais il est, nous l'avons dit, un autre aspect de la différenciation sociale. C’est celui de la différenciation des groupements eux-mêmes ou différenciation sociale interne. Entre le cerveau et les cellules de l’organisme, entre l'unification suprême et la différenciation extrême, il existe, nous l’avons montré*?, toute une hiérarchie de centres secondaires dépendant du cerveau, mais englo- bant chacun des cellules multiples. De même entre le ! Tanpe, Les lois sociales; Worms, Les principes biologiques de l'évolution sociale ; Bazbwix, Psychologie et Sociologie. 2 Cf. Ch. V, pp. 306-309 et ch. VI, pp. 361-363. 476 LA SOCIÉTÉ directeur d'une usine et la foule des ouvriers spécialisés, il existe des chefs secondaires, des contremaîtres ; ils sont sous les ordres du chef suprême, tandis que les simples ouvriers sont sous leurs ordres. Ils sont au-des- sous de l’un, mais au-dessus des autres. Tout organisme, individuel ou social, comprend donc une hiérarchie de chefs, signes apparents d’une division sociale du travail. C’est là proprement ce que nous avons désigné par diffé- renciation sociale interne. La caractéristique des petits groupes par rapport au groupement plus vaste dont ils font partie est la même que celle des individus dans leur groupe : ils sont libres dans les limites assignées par l’organisation du groupe plus vaste. Et c’est précisément ce qui distingue un orga- nisme d’une machine. Dans la machine, une volonté, celle du constructeur, impose à chaque rouage une activité définie dont il ne peut pas sortir; le rôle de ce rouage est nécessaire et suffisant à la marche du tout, il a été prévu une fois pour toutes. Si un fait nouveau se produit, grain de poussière, axe brisé, toute la machine s'arrête; si une invention nouvelle modifie les conditions aux- quelles s’adaptait la machine : procédé de fabrication nouveau, modification de la matière première, la machine . est hors d'usage, irrévocablement. L'organisme, lui, peut modifier son action, il peut s'adapter : c’est là son immense supériorité sur la machine. Un chef d'usine ne peut tout prévoir, une fois pour toutes : les condi- tions du marché se modifient, entraînant des modifica- tions intérieures; des procédés nouveaux rendent inutiles certaines catégories d'ouvriers et en exigent d’autres. La lenteur ou la rapidité plus grande dans tel détail de fabrication impose un nombre déterminé de machines et d'ouvriers, si l’on veut que tous lés corps de métier de l’usine marchent d’accord, qu’il n’y ait pas de chômage des uns et de surmenage des autres. D'un corps de métier à l’autre, les conditions du travail sont autres, LE PROGRES SOCIAL 477 les règlements, les prescriptions d'hygiène devront varier de leur côté. Le chef ne peut édicter un règlement uni- forme pour tous et prévoyant en même temps les détails de chaque spécialité. Il faut donc, sous le règlement général, laisser une marge libre pour les règlements particuliers des diffé- rents ateliers. — Et si, étendant cet exemple de l'usine à un champ plus vaste, celui des usines analogues du pays tout entier, nous envisageons les rapports entre les règle- ments généraux de chacune de ces usines et la loi réglant la production industrielle dans cette branche de l’'écono- mie nationale, nous constatons un phénomène analogue. Le règlement de chaque usine est libre dans les limites de la loi, comme le règlement de chaque atelier est libre dans les limites du règlement général de l'usine. Tels sont les processus de différenciation sociale dont nous aurons à étudier les applications dans les trois domaines principaux de la vie des sociétés : domaines politique, juridique et économique. HI. Politique, droit et économie selon Lilienfeld. Loi d’action et de réaction selon laquelle tous les in- dividus faisant partie d'un groupe doivent subir les conséquences de leurs actes collectifs, loi de différen- ciation et de concentration sociales sous leurs aspects externe et interne, ces deux grandes lois qui président à tous les progrès des sociétés vont nous permettre de poursuivre jusque dans les détails l'examen des applica- tions qu'elles autorisent. Mais il est un point encore à élucider. Il ne peut être question de progrès politique, juridique ou économique que si l’on définit nettement ces trois domaines. Cette définition nous mettra sur la voie de discerner du même coup ce qu’il est permis, dans chacun de ces domaines, de désigner comme la « chose 478 LA SOCIÉTÉ sociale » ou, pour lui conserver le nom que lui donna Lilienfeld, la « matière sociale intercellulaire ». Les activités humaines et les choses sur lesquelles s'exerce cette activité ne sont-elles pas en corrélation étroite ? Les divisions et classifications dans le domaine des idées n’ont-elles pas pour {base les objets visibles et palpables sur lesquels une entente est plus facile? On à souvent relevé le fait que les mots désignant des états d'âme sont empruntés au domaine des sensations, de ce qui est constatable et pourrait jusqu’à un certain point être mesurable. La distinction que nous voulons essayer d’établir n’est pas facile à faire. Lilienfeld l’a tentée. Il ne nous paraît pas y avoir réussi en tout point. Certaines de ses distinc- tions nous paraissent spécieuses et sujettes à revision. L'examen de ses théories nous permettra peut-être de préciser pour notre propre compte ce qui nous apparaît comme l’expression de la vérité. Les hommes réunis, dit en substance l'écrivain russe dans sà Pathologie sociale déjà citée', subviennent à des besoins, d'où une série d'activités ressortissant à la sphère économique ; ils dé- limitent leurs actions respectives par des lois, d’où sphère juri- dique ; ils ont des intérêts et des tendances communes, d’où sphère politique. Cette dernière attribution nous paraît déjà fort sujette à caution. Maïs passons ; la critique suivra l'exposé. L'évolution économique, selon notre auteur, vise à l’augmenta- tion de la propriété et à la liberté économique ; l’évolution juri- dique, à la délimitation des droits et à la possibilité de faire valoir ses droits ; l’évolution politique, à une unité d'action plus intense et à des libertés politiques plus larges. « Pour les trois sphères simultanément : concentration d'action plus intense avec une différenciation de forces plus spécialisée. » 1 Pp. xxix et suiv. — Cf, ch. I, pp. 103 à 111 de cet ouvrage. LE PROGRÈS SOCIAL 479 Ces trois sphères sont respectivement corrélatives à la physio- logie, à la morphologie et à la hiérarchie des organismes ; et si, du domaine organique, on descend un degré plus bas, jusqu’au domaine de l’inorganique, on peut assimiler la sphère économique, ou physiologie des sociétés, à l’« action » mécanique et chimique des corps inorganiques ; la sphère juridique, ou morphologie des sociétés, à la « forme » des corps inorganiques ; la sphère poli- tique, ou hiérarchie des sociétés, à l’« unité » des corps inorga- niques. Une puissance individuelle, dit-il encore, ne devient sociale que si elle se « matérialise » dans la sphère économique, juridique ou politique et se manifeste en conformité avec la triple loi de pro- grès, de regrès et de capitalisation des énergies". Pour Lilienfeld, la matière sociale intercellulaire fait donc partie intégrante des organismes sociaux, dont les cellules vivantes — les êtres humains — ne sont assimi- lables qu'aux cellules du système nerveux'des organismes individuels. Il distinguera donc, dans le domaine des « choses » aussi bien que dans celui des « hommes », les deux processus fondamentaux qu’il appelle intégration et différenciation. _ Rappelons en quelques mots comment il se tire des difficultés du problème *. 1. Dans la sphère économique, le progrès consiste en une puis- sante activité économique, ce qui entraine une augmentation de Ja propriété (intégration) et une liberté économique toujours plus large (différenciation). Cela suppose une inégalité des fortunes à laquelle s'oppose une mesure égale de la valeur des fortunes. De là, dans le domaine de la substance sociale intercellulaire, une prédominance d'utilités positives — projections d'énergies psycho-physiques — unifiées par l'argent, mesure commune des valeurs. 2. Dans la sphère juridique, le progrès consiste en des tribunaux de plus en plus forts, formés de juges de plus en plus justes, ce ? Loc. cit., p. xxxvur. ? Pour les références, voir l'exposé du ch. I. 480 LA SOCIÉTÉ qui entraîne une délimitation plus précise des droits (intégration) concurremment avec l'extension de la liberté de les faire valoir (différenciation). Cela suppose une inégalité des relations à laquelle s'oppose l'égalité devant la loi. - De là, dans le domaine de la substance sociale intercellulaire, des lois variées — projections des énergies psychiques du légis- lateur — unifiées en ce sens que les contradictions en seront exclues. 3. Dans la sphère politique, le progrès consiste en un gouver- nement de plus en plus fort, ce qui entraîne un affermissement de l'autorité (intégration) et une extension des libertés individuelles et publiques (différenciation). Cela suppose une hiérarchie ou iné- galité dans les couches sociales formées d'individus inégalement doués, à laquelle s'oppose un égal pouvoir de chacun d'accéder au pouvoir et aux dignités selon ses mérites. De là, dans le domaine de la substance sociale intercellulaire, un système varié d'impôts et un budget répondant aux besoins multiples — projections des énergies psychiques du gouverne- ment — unifiées par un équilibre budgétaire qui entraîne la con- fiance des administrés. Qu'on nous permette maintenant d'examiner ces théo- ries d’un peu près. Nous voudrions tout d’abord préci- ser les points sur lesquels nous sommes d'accord avec Lilienfeld. Nous sommes d'accord avec lui sur ce point que le progrès social doit être caractérisé par une concentration — et non pas uniquement, comme il le dit, par une inté- gration — et par une différenciation complémentaire des énergies sociales. Nous sommes d'accord aussi pour voir dans les « choses » sociales — Lilienfeld les nomme « substances sociales intercellulaires » — la projection de ces énergies sociales : tout ce qui, dans le domaine matériel, a été fait, établi, délimité par des énergies humaines dans le but d'accroître ces énergies, tout ce qui, en un mot, a une utilité sociale est une chose sociale. Tout enrichissement de puissance se répercutera donc LE PROGRÈS SOCIAL 481 dans un enrichissement correspondant des produits de l'énergie humaine, dans le domaine des choses sociales. A bien des égards celui-ci sera le signe de celui-là. 1. En ce qui concerne la sphère économique, nous sommes également d'accord avec l’auteur quand il lui attribue le domaine des besoins de l’organisme humain ; les moyens de satisfaire ces besoins portent en économie politique le nom générique de « richesses ». Il n’y a pas d’hésitation à avoir sur ce point. Est-ce à dire que la concentration économique se caractérise par l'augmentation de la propriété ? Notons que ce n’est pas là une caractéristique s'appliquant aux hommes, ni isolés, ni groupés en sociétés, quand bien même la propriété dont il s’agit serait collective. Et puis, même dans le domaine des choses sociales, n’est- elle pas bien vague? Ne faudrait-il pas préciser quelque peu ? L'augmentation de la propriété ne saurait être que relative. A tel individu une grande fortune suffit à peine, alors que tel autre se déclare satisfait de peu. Si les besoins de l’homme sont le critère, on peut dire qu’à for- tune égale celui qui a le moins de besoins est le plus riche. À besoins égaux, celui qui réussira à en satisfaire le plus, et le plus complètement, sera le plus riche. C’est dans ce dernier cas que nous voyons la concentration sociale des richesses, c’est-à-dire des choses écono- miques. La caractéristique de Lilienfeld peut donc être conservée, mais doit être remise à son rang. Autre point : selon le même auteur, la différenciation sociale humaine consisterait, dans la sphère qui nous occupe, en une liberté économique de plus en plus large. Mais la liberté peut-elle être considérée comme un pro- cessus sociologique, voire psychologique ou biologique ? Il est évident que non. Liberté signifie évidemment ici : non-coercition. Même en faisant, avec Lilienfeld, la dis- tinction entre la liberté-licence, qui se trouve hors cadres ou, si l’on veut, hors la lôi, hors de toute loi, et 31 482 LA SOCIÉTÉ d’autre part la liberté dans les limites d’un cadre légis- latif défini’, la liberté reste un critère négatif. Or pour caractériser le progrès social et surtout, comme on lé veut ici, un processus de différenciation, il faut autre chose et mieux qu’un critère négatif. Il y a cependant, croyons-nous, une part de vrai dans cette prise en consi- dération de l’élément liberté. Nous l'avons indiquée déjà. Pour progresser il faut être libre : l’initiative fait partie de cette adaptation aux faits nouveaux sans laquelle il ne saurait y avoir que mécanisme, routine et stagnation. La liberté est donc bien la condition de toute différen- ciation sociale, mais elle n’est pas cette différenciation même. Ou alors il faut spécifier que l’on entend par liberté l’« activité libre », l’expansion illimitée de l’acti- vité humaine. Lilienfeld pose comme corollaire de son théorème général que l'inégalité des fortunes, à condition qu'elle soit graduelle et modérée, correspond à une: différencia- tion-utile au progrès social. Les trop grosses fortunes et la misère, aussi bien que l’égalisation arbitraire des for- tunes, lui apparaissent comme des cas de pathologie sociale. Certes nous ne contredirons pas à cette affirma- tion, mais ici encore nous reprocherions à l’auteur de s'être laissé achopper à une apparence extérieure : l’iné- galité des fortunes peut bien être la conséquence d’une différenciation ; elle ne saurait être elle-même une diffé- renciation. Qu’on veuille bien y regarder de près. Une fortune est la propriété d’une personne ou d’un groupe assimilé en droit à une personne morale. Elle représente un ensemble de biens — l'argent étant lui-même le sub- stitut uniforme de tous les biens possibles — destinés à servir aux besoins de leur propriétaire, et de ce fait rat- tachés à sa personne. L’inégalité des fortunes résulte de l'inégalité des aptitudes — ou, il faut le reconnaître, de l Loc. cit., p. xxxI. LE PROGRÈS SOCIAL 483 l’inégalité des chances — de leurs propriétaires, en quoi il peut bien se trouver qu’une inégalité de différenciation intellectuelle ou morale de ceux-ci soit en jeu. Mais c’est à quoi se borne l’analogie. Une fortune ne se différencie pas : le partage d’un héritage n’est pas une différencia- tion. Nous croyons donc que, sur ce point, Lilienfeld a été victime d’une illusion. Que dire enfin de cette « intégration de la matièré sociale intercellulaire » : l’argent, en tant que mesure commune à toutes les valeurs ? Que l’argent soit un admirable instrument pour éviter les inconvénients du troc, fondé sur la base fragile de l’évaluation des besoins, nous ne songeons pas à le nier; mais cet instrument n’est qu'un des instruments qu'emploient les sociétés pour tendre à une unification de leurs moyens d’action économiques. L’essence de la concentration sociale dans le domaine des choses économiques n’est pas là. En quoi consiste-t-elle ? C’est ce que nous nous proposons de dire plus loin. 2. Si, de la sphère économique, nous passons à la sphère juridique, telle que nous la présente Lilienfeld, la confusion des idées de l’éminent sociologue nous appa- rait plus grande encore. Rappelons que, selon son opi- nion — à laquelle nous nous rallions, — la caractéristique de la sphère juridique est celle d’une délimitation des actions humaines : elle est, par excellence, le domaine de la forme, de la règle, de la mise en ordre sociale. Cette limitation apportée à l'expansion indéfinie des caprices ou des volontés de chacun émane de l’homme lui-même, comme le montre d’une façon plastique l’idéal proposé par Rousseau : la liberté de l'individu limitée par la liberté de son prochain. De subconsciente qu’elle était — elle se nommait alors mœurs, coutumes, — cette limi- tation est devenue consciente et s’est appelée loi. La sanction, de spontanée et individuelle qu’elle était, est devenue sociale et s’est appelée droit pénal. Voilà la pre- 484 LA SOCIÉTÉ mière étape dans la concentration juridique. Seconde étape : le droit lui-même, d’individuel qu’il était, est devenu public. « Sous quelle loi vis-tu ? » demandait le juge au prévenu, au début du moyen âge; c'était encore le cas récemment en Turquie sous le régime des capitu- lations. Aujourd’hui on juge l'individu d’après les lois du pays où il se trouve. Plus grande est la part de liberté individuelle qu’absorbe un système législatif, si l’on peut s'exprimer ainsi, et plus l’emprise est grande de la juri- diction des hommes chargés d’appliquer les lois, plus aussi les droits particuliers se réduiront à peu de chose devant le droit général : n’est-ce pas là la véritable con- centration sociale dans le domaine juridique ? Lilienfeld nous assure que le progrès juridique réside dans la force des tribunaux et la justice des juges, et que, par conséquent, l'intégration juridique doit consister en une délimitation plus précise des droits. Il peut avoir raison au fond. Mais sur un point au moinsilse trompe : toute précision apportée à la délimitation des droits est une prise en considération plus exacte, plus serrée, plus minutieuse des droits légitimes des individus dans les cas particuliers où ils se trouvent. Mettons que cette dé- limitation plus précise soit par excellence une différen- ciation juridique et nous serons d'accord. Cette différenciation, le sociologue russe la voit dans l’extension de la liberté de faire valoir ses droits. Ren- voyons le lecteur à ce que nous avons dit de la liberté économique. La liberté est la condition de tout progrès ; elle n’est pas elle-même un progrès, ou, pour parler plus exactement, un processus social. Au surplus, à qui ne serait pas libre de faire valoir ses droits, nous conseil- lerions de s’en prendre au pouvoir politique, maître de la force coercitive et chargé de faire appliquer la loi. Et si les droits à faire valoir ne sont pas inscrits dans la loi, qu’il recoure aux moyens légaux qu'il possède en tant que citoyen — car le sujet d’un monarque absolu n’a, à LE PROGRÈS SOCIAL 485 proprement parler, pas d’autres droits que ceux qu’on lui accorde — pour amener la société à délimiter d’une façon plus précise ces droits qu’il juge méconnus. L'« inégalité des relations », d’ailleurs, n’est pas plus une différenciation sociale que l’inégalités des fortunes ; elle naît, comme le montre fort bien Lilienfeld lui- même’, de l’évolution progressive des sociétés qui entraîne une complexité plus grande dans les rapports. Que cette multiplicité grandissante des relations amène des faits nouveaux, non prévus par les lois établies, et suscite donc des distinctions qui auront dorénavant force de loi et constitueront une véritable différenciation des lois (choses de l’ordre juridique), c’est l'évidence même. Mais, encore une fois, il serait absurde de vouloir tendre à la multiplicité des relations sous prétexte de coopérer au progrès du droit ! Qu'il suffise à l'homme de progrès de contribuer à maintenir le droit à la hauteur des besoins de son époque afin qu'il n'y ait pas à regretter une déperdition de forces sociales par suite de l’imper- fection des lois. Il n’y a lieu d'appliquer le proverbe latin : . Summum jus, summa injuria que la où le droit n’est pas à la hauteur de l’équité. L'égalité devant la loi n’est pas — pas plus d’ailleurs que l'argent, mesure commune des valeurs, ne l’est dans le domaine économique, — un critère de l’unité dans le domaine juridique. C’est pourtant dans l’égalité devant la loi que Lilienfeld voit se réaliser « la tendance unifica- trice dans la sphère juridique ». Elle est la « projection sociale de l'unité éthique du for intérieur de l'individu, l’unité de conscience qui constitue le principe fondamen- tal de la personnalité ? ». Nous craignons que l’auteur ne se soit laissé étourdir ici par la choc des mots. Est-ce que vraiment « la législation civile et pénale dans son l Loc. cit., p. 158. ? Ibid., p. 159. 486 LA SOCIÉTÉ application représente la mesure d’après laquelle sont évaluées les actions des membres d’une société sous le point de vue juridique, comme l'argent sert de mesure économique pour évaluer la quantité de travail effectué : » ? Certes il ne doit pas y avoir en droit plus qu’en économie deux poids et deux mesures. « Législateurs ignorants et corrompus, juges partiaux et vénaux, ce sont les faux- monnayeurs du droit ?. » Mais l’application à tous les indi- vidus d’une sanction pénale égale n’est-elle pas dénoncée depuis longtemps par les psychologues comme une injus- tice évidente entre toutes ? Et n’a-t-on pas précisément inventé le système boiteux des « circonstances atténuan- tes » pour y obvier en quelque mesure ? L’arbitraire dans la création ou dans l’application de la loi est un mal : il incombe à la société elle-même de prévenir les cas de ce genre par des moyens légaux. Mais toutes ces considéra- tions n’ont aucune relation avec l'unification dans le domaine des lois, « matière sociale intercellulaire de la sphère juridique ». Cette unification, nous la voyons dans une justice de plus en plus haute. N'oublions pas le but de tout progrès : conservation et accroissement des éner- gies de la société, et le but du progrès juridique : conser- vation et accroissement de l’ordre social. Accroître l’ordre social en vue d'accroître les énergies de la société, c’est proprement s'élever à un idéal de justice de plus en plus élevé. Nous nous acheminons ici, par dessus les frontiè- res des pays, vers un droit international, déjà esquissé dans les mœurs et dans cette morale humaine qui émane des besoins supérieurs identiques de l'esprit humain, lui-même couronnement des phénomènes biologiques de la nature. Nous n’en sommes plus au : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà » que raillait le grand Pascal ! | 1 Loc. cit., p. 159. 3 Jbid. LE PROGRÈS SOCIAL 487 Revenons à Lilienfeld pour constater que, pour une fois, nous abondons dans son sens quand il voit la diffé- renciation du droit dans des lois répondant aux besoins de la population, et quand il demande des lois non con- tradictoires, mais logiques et simples‘, c’est-à-dire uni- fiées autour de ce tronc central qu'est la raison, ou mieux : ‘la raison au service du bien, en d’autres termes la jus- tice. 3. La sphère politique ! En ce qui concerne les hommes, nos divergences de vues avec Lilienfeld ne sont pas con- sidérables. Mais quand il en vient à parler des choses politiques, nous ne le suivons plus du tout. Quel est le but du progrès politique, selon lui ? Un gouvernement de plus en plus fort. En quoi consiste l'intégration politique ? En un affermissement de l'autorité. Quant à la différen- ciation politique, notre sociologue la voit dans une exten- sion des libertés individuelles. Sur les deux premiers points nous sommes d’accord avec lui. Prenons garde cependant que la force du gou- vernement, comme tel, et l’affermissement de l'autorité ne seraient que despotisme s'ils n'émanaient pas de l’in- dividu, dans l'espèce : du citoyen. Le fait que Lilienfeld leur oppose la liberté de l'individu montre d’ailleurs qu’il condamne avec nous la tyrannie ?.\ Mais que veut-il dire en parlant de la force d’un gouvernement démocra- tique ? Celui-ci n'est-il pas appuyé par la nation ? Ou ce terme ne signifie rien, ou il fait allusion à un jeu com- plexe maïs bien défini de lois, et alors nous retombons dans le domaine juridique. Objectera-t-on qu’un gouver- nement, même issu du peuple, peut être mal soutenu par celui-ci ? Dans ce cas, la force du gouvernement ne peut lui être rendue que par les qualités morales des citoyens. Mais de toute façon, s’il y a concentration, ce n’est pas ? Loc. cit., p. 89. ? CF. loc. cit., pp. 193, 204, etc. 488 LA SOCIÉTÉ d’une concentration sociale qu’il s’agit, ou, tout au plus, d’une concentration sociale dérivée de la concentration psychologique des individus. Il nous paraît donc plus juste de parler d’une délégation au gouvernement d’une partie de l’activité politique de chaque citoyen. Au surplus, la hiérarchie n’est pas, comme le croit Lilienfeld, le propre du seul domaine politique : elle existe aussi bien dans le domaine juridique et dans Île domaine économique. Elle existe partout où il y a diffé- renciation interne. Elle existe même dans la logique où, entre les notions abstraites et les notions concrètes, s’éche- lonnent des notions de moins en moins extensives et de plus en plus compréhensives. Quant à l’« égalité de cha- cun d’accéder au pouvoir selon ses mérites », où l’auteur voit une unification sociale, nous prenons la liberté de rappeler au lecteur ce que nous avons dit de l'égalité devant la loi : elle n’est pas un processus. Elle est par contre la condition même de toute société démocratique. Ou l’on est en démocratie et la question ne se pose pas; ou au contraire la question se pose et l'on n’est pas en démocratie. On ne sort pas de là. Et comment Lilienfeld ne voit-il pas qu’il y a en quel- que sorte incompatibilité entre la liberté et la différen- ciation, chez l'individu ? Plus un individu est spécialisé, moins il est capable de « vicarier » avec son voisin, comme dit l’auteur, c’est-a-dire de lui suppléer dans sa spécialité. Avec raison on nous dit que « l’échelle hiérar- chique que présente le système nerveux social est incom- parablement plus mobile et variée que celle de notre corps ‘ ». L’individu très différencié est le moins libre; l'individu n’est libre de jouer toutes espèces de rôles que s’il est peu différencié. L'« élargissement de la liberté » n’est donc pas un moyen positif de hâter le différencia- tion sociale; elle n’en est, comme nous l’avons montré, ! Loc. cit., p. 164. E Et bd LE PROGRÈS SOCIAL 489 que le moyen négatif, car il est clair que sans liberté il ne saurait y avoir initiative ni division spontanée et intel- ligente du travail. Pour terminer cette analyse des opinions de l’écrivain russe, abordons la question de la « substance sociale intercellulaire » dans la sphère politique. Ce sera bref, car nous ne pouvons sur ce point que lui adresser une fin de non recevoir catégorique et définitive. Il faut citer ses propres termes, sans quoi on nous accuserait d’avoir mal interprété sa pensée. « Le déficit d’un budget, dit-il!, des impôts excessifs, la suspension des payements de la dette publique constituent des symptômes de crises, d'anomalies politiques qui se rapportent à la substance sociale intercellulaire. » [L’affirmation est nette. Il est à peine besoin de réfuter. Chacun voit sans autre qu'il s’agit là de l’économie du ménage de l'Etat. On trouvera un chapitre sur l’impôt et un autre sur le budget dans tous les ouvrages traitant de ce que l'allemand appelle la Nationalækonomie. Nul n’ignore en effet que ce qu’on nomme en français l’économie politique n’a rien de poli- tique, du moins au sens actuel du mot. IV. Caractéristique des trois ordres fondamentaux. Cette longue analyse critique des opinions de Lilienfeld nous aura rendu un service éminent. Elle nous aura intro- duits dans le domaine de la biologie sociale et nous aura obligés, par ses erreurs mêmes, à préciser le sens de la vérité. Le moment est donc venu de réunir en faisceau les traits encore épars de notre propre vision des choses bio-sociologiques. Les principes généraux feront l’objet d'un bref exposé que suivront trois « introductions » aux ! Loc. cit., p. 89. 490 LA SOCIÉTÉ domaines respectifs de la politique, du droit et de l’éco- nomie, telles qu’elles découleront directement des prin- cipes énoncés. Quand il s’agit du domaine de l’activité consciente de l’homme, il faut toujours partir d’une vision nette du but suprême que l’on poursuit. Or, nous l’avons montré, le but suprême de toute acti- vité sociale consciente et progressive est la conservation et l'accroissement des forces de la société. Cela est vrai aussi bien des moindres sociétés particulières que de la famille, de la nation ou même de l’humanité, la société la moins compréhensive et la plus extensive de toutes, notion d’ailleurs plus éthique que sociale. Sous ce but suprême, rangeons, selon leur caractéris- tique essentielle, les buts des trois grands ordres d’acti- vités sociales : politique, droit et économie. La politique, croyons-nous, tend à conserver et à accroître la force de cohésion sociale. Le droit tend à régler et à organiser la force sociale et les activités par lesquelles elle se manifeste. | L'économie, enfin, tend à conserver et à accroître les forces sociales matérielles, c’est-à-dire celles des orga- nismes individuels. | Dans ces trois domaines, rappelons-le, le cercle des actions et des réactions tend à partir de l'individu pour aboutir à l'individu. | . En politique, l'individu sujet est citoyen. En droit, l'individu qui est soumis à la loi est légis- lateur. En économie, l'individu qui consomme est producteur. On peut résumer ceci en disant : celui qui obéit est celui qui ordonne en dernier ressort; le pouvoir central et souverain est entre les mains de ceux pour qui il fonc- tionne. L’individu n’est pas là pour la société ou pour le souverain, mais le souverain ou la société est là pour l’in- LE PROGRÈS SOCIAL 491 dividu. Maître Jacques l'avait déjà dit à sa façon : «Il ne faut pas vivre pour manger, mais il faut manger pour vivre. » Il est dommage que tant de gens, tant de dignitaires servi- teurs de leurs administrés, fassent, consciemment ou non, le qui pro quo d'Harpagon et retournent à tout propos les termes de cet aphorisme et des autres du même ordre! L'action individuelle ne prend un caractère social que si elle s’incorpore en d’autres individus ou dans des choses matérielles. D’où deux aspects que revêtiront les actions politiques, juridiques ou économiques : il pourra être question des hommes ou des choses. Les hommes jouent un rôle social, ils sont les rouages de la machine politique, juridique ou économique, ou plutôt ils sont les cellules de l’organisme social, cellules aux fonctions plus spécialement vouées à l’une ou à l’autre de ces disciplines sociales complémentaires. Car il nous faut insister sur ce point : de même que chaque cellule organique sent, raisonne et veut en quelque me- sure à l'instar de l’activité centrale qui siège dans le cer- veau de l’homme, de même à chaque individu incombe .un rôle politique, un rôle juridique, un rôle économique et beaucoup d’autres rôles sociaux dont nous n’abor- dons pas ici l'étude. En effet, quand bien même il ne serait pas membre du souverain, à l'instar du citoyen d’une démocratie, tout homme coopère indirectement, ne füût-ce que comme sujet, à la conservation de la cohésion sociale ; il participe, ne füt-ce que comme administré, à l’ordre social et il travaille, ne fût-ce que comme consommateur, à la circulation des richesses sociales. Car c’est ce qui distingue l'organisme de la machine : la limite d’activité de celle-ci est absolue, elle est fixée une fois pour toutes ; les limites de celui-là sont incertaines et laissent une part de spontanéité à l'individu. L’esclave le plus étroitement tenu, le prison- nier le plus sévèrement enfermé à l'écart du monde ont encore une parcelle de liberté. 492 LA SOCIÉTÉ Dans un autre ordre d’idées, on sait que la cellule la plus spécialisée, le complexus nerveux le plus exclusive- ment sensitif, intellectuel ou volitif, participent encore à un degré quelconque, füt-il minime, aux deux ordres d'activité qui ne sont pas de sa spécialité. Les expé- riences biologiques les plus variées, surtout celles por- tant sur les phénomènes de suppléance organique, en font foi. De même, dans le domaine social, chaque société séparée, chaque fragment de la grande société nationale spécialisée dans l’un des trois ordres d’acti- vités politique, juridique ou économique, comporte des activités qui ressortissent aux ordres autres que celui qu'il représente. Ceci est particulièrement évident en politique : toute communauté politique a son droit et son budget, c'est-à- dire son économie particulière. De même le monde juri- dique comporte une cohésion de pouvoirs hiérarchisés qui le font ressembler à une armée : c’est le côté poli- tique de la société juridique ; et cette société, comme toute autre, a ses recettes et ses dépenses, souvent incor- porées au budget du ministère de la justice, s’il s’agit du corps juridique de l’Etat,| mais formant aussi une rubrique à part dans toute entreprise privée qui occupe un ou plusieurs juristes attachés à l'affaire. Enfin le monde économique, tout spécialisé qu’il soit dans la pro- duction et la distribution des richesses, forme une armée à part, ou plutôt autant d’armées bien disciplinées qu'il y a de sociétés économiques ; cette règlementation disci- plinaire en est le côté politique en tant que discipline; elle en est aussi le côté juridique en tant que réglemen- tation. Notons en passant que toute société, même particulière et si embryonnaire soit-elle, présente cette division du travail tripartite : on dit en plaisantant des Genevois qu'il leur suffit d’être trois ensemble pour fonder une société; on nomme un président, un secrétaire et un tré- LE PROGRÈS SOCIAL 493 sorier et la chose est faite. Or le président n’est-il pas le représentant du pouvoir social, le homo politicus ? Le secrétaire, qui met les lois par écrit, n’est-il pas quel- que peu le homo juridicus ? Et le trésorier, qui gère les finances de la société, n’en est-il pas proprement le homo æœconomicus ? Les trois ordres d'activités politique, juridique et éco- nomique d’un Etat se distinguent respectivement par le rôle que jouent les « hommes » spécialistes dans chacun d’eux et par les « choses » qui en sont la caractéristique. Par contre on constate que chacun ne participe aux deux autres que par les « choses » de ces derniers. Expliquons- nous. C’est l'individu, nous l’avons dit, qui est au centre de toute activité sociale. Mais, en vertu de la division sociale du travail, il délègue à d’autres individus les fonctions qu’il ne saurait exercer lui-même. Que font en effet l’ouvrier, le producteur, le commerçant — ajoutons à la liste le médecin, l’instituteur, l’ecclésiastique, repré- sentants des professions dites libérales qui feraient partie du domaine économique si on ajoutait à celui-ci une di- vision supérieure : celle de l’économie spirituelle ? — Ils délèguent leurs fonctions de défense sociale et une partie de leur droit de légiférer à des hommes spécialement chargés de ce rôle. D’autre part le militaire, le représen- tant de la paix publique laissent à d’autres le soin d’éta- blir les lois ou de travailler à l’économie sociale. Le légis- lateur et le juge, enfin, se déchargent sur d’autres du soin de veiller pratiquement au maintien de l’ordre et de leur fournir ce qui doit subvenir à leurs besoins matériels. C’est donc par le rôle que jouent les hommes chargés de fonctions sociales que nous distinguons les trois do- maines politique, juridique et économique. Mais, comme nous l'avons montré quelques pages plus haut, chaque corps social, comme chaque individu {comme aussi, sous un aspect particulier, chaque cellule), exerce pour sa part et à son profit chacune des trois activités en question. Il 494 LA SOCIÉTÉ y a un droit dans les sociétés économiques comme dans les sociétés politiques, et ainsi de suite. Maïs — et c’est sur quoi nous insistons ici — c’est par leurs « choses » que ces aspects divers de l’activité sociale se manifestent dans les domaines qui, par le rôle de leurs représentants, ne sont pas le leur. Afin que le lecteur nous comprenne mieux, disons tout de suite ce que nous entendons par « choses sociales ». © V. Les choses sociales. Comme Lilienfeld, nous exprimons par ce terme la pro- jection spécifique de l'esprit! et de l’activité humaines dans le monde matériel, c’est-à-dire visible et palpable ; spécifique doit signifier ici : conforme au but particulier du domaine envisagé, politique, droit ou économie. La chose sociale sera donc en quelque sorte le pont matériel reliant la force humaine active aux besoins humains. Dans le domaine de l’économie, les choses sociales seront de toute évidence les richesses, objets servant à la conservation et à l’accroissement de la force matérielle des sociétés par la voie de la satisfaction des besoins or- ganiques — et, dans certains cas, des besoins psychiques — des individus. Dans le domaine juridique, il est clair que la projection ou fixation des énergies spécifiques de l’esprit ne peut être autre chose que la Zor écrite, symbole objectif et conscient des mœurs et des usages subjectifs et incon- scients, ayant pour but l’organisation et la régulation des forces sociales. 1 Tarpe, dans son effort de faire sortir l’économie politique « de son mystérieux isolement de bloc erratique déposé dans le désert de la sociologie encore à créer » {Psychologie économique, I, p. 68), a tenté de « demander à l'esprit humain l'explication du matériel social. » {Zbid., p.110). — N'a-t-il pas eu là l'intuition de l'essence des choses sociales ? LE PROGRÈS SOCIAL 495 Dans le domaine politique, la détermination de la « chose sociale » est plus délicate. Rappelons-nous le but de l’activité politique : elle tend, disions-nous, à con- server et à accroître la force de cohésion sociale. Elle est la force, non pas seulement force matérielle et muscu- laire, mais force morale, mise au service du droit. Elle est l’autorité. Il n’y a pas, a-t-on dit très justement, de loi sans sanction. Quand Guyau oppose au droit une morale sans obligation ni sanction, il veut dire simple- ment que, chez les natures affinées, il n’est pas besoin de sanctions extérieures, coercitives, fondées sur la force matérielle, mais qu’il suffit, pour les amener à obéir à la loi morale, d’une émotion, sanction tout intérieure et psychologique. Personne, par contre, ne refuse au juriste le droit d’édicter des sanctions pénales, c’est-à-dire de faire appel à la force matérielle de la société. Faut-il dire que la force est, dans ce cas, mise au service du droit ? Ne faut-il pas dire plutôt, envisageant la haute importance de la cohésion sociale pour la conservation et l’accrois- sement des énergies sociales, que c’est le droit qui est au service de la force, pour en régler l'emploi et en bannir l'arbitraire individuel ? A nos yeux la controverse n’existe pas : chacune des deux disciplines est au service de l’au- tre, toutes deux contribuant au bien de la société. Or en quelles mains se trouve placée, en dernière analiyse, la force sociale ? Qui est le souverain et quelles sont les limites spatiales de son pouvoir et de son auto- rité ? Dans un pays démocratique où le peuple est sou- verain, c’est le citoyen qui est maître de la force sociale ; dans une monarchie, c’est sur le peuple que s'exerce l’activité politique du monarque. Comment sait-on qui est citoyen, qui fait partie du peuple? Bon gré mal gré, il a fallu chercher une norme objective à ce corps social, afin qu'il lui fût en quelque sorte possible de dire : en deçà de ces limites, c’est moi; au delà, c’est le non-moi. Le corps de la nation — rappelons-nous ce que nous 496 LA SOCIÉTÉ appelions au début de cet ouvrage le « moi global » — c'est la patrie, le territoire bien nettement délimité par les poteaux des frontières. Le territoire est donc, à nos yeux, la « chose sociale » politique. Ne parle-t-on pas couramment de géographie politique, de frontières poli- tiques? Ces frontières ne sont-elles pas jalousement gardées, tout empiètement étant ressenti par l’ensemble des citoyens comme une atteinte au moi social !? Les difficultés de cette attribution ne nous échappent pas, comme elles n’ont pas échappé aux gouvernements. Il y a des enfants de la patrie à l'étranger, il y a des étrangers dans le pays. Le pouvoir politique s'étend aux premiers, jusqu’à un certain point: ils jouissent de la protection de la mère patrie, peuvent en certains cas être appelés sous les drapeaux, quoique n’ayant pas d'impôts à payer. D'autre part le pouvoir public s'exerce, jusqu’à un certain point aussi, sur les étrangers établis dans ses frontières. Puis il y a les naturalisations : passages poli- tiques et juridiques d’un pays à un autre; chaque nation y gagne et y perd, bon an mal an, quelques citoyens. Mais ces difficultés n’ont pas empêché le principe de prévaloir : c’est à la terre où l'individu est né ou à la terre dont sa famille est originaire qu’il appartient poli- tiquement. Le territoire est donc bien, de par la décision 1 « La vraie frontière, dit G. De Grerr,_ c'est l’action expansive d'un peuple, en concours ou en conflit avec d’autres peuples. » -- G. De Grezr, Sociologie. La structure générale des sociétés, t. I, La loi de limitation, t. II et III, Théorie des frontières et des classes, Bruxelles et Paris, 1907-1908. — Worms, Rev. intern. de sociol., v. 16, 1908, p. 804, résume en ces termes la thèse du sociologue belge : la loi de M. De Greer « signifie qu’il n’y a pas d'être pouvant avoir une extension indéfinie, que toute chose est limitée dans ses dimensions, et qu’il est vain de prétendre échap- per à cette nécessité naturelle ». La limitation est donc simple- ment le côté négatif de la tendance de l'individu — et de la société — à accroître sa force indéfiniment dans toutes les directions. « La frontière politique, dit encore De Grerr, loc. cit., t. II, p. 235, délimite l'exercice de la volonté collective. » LE PROGRÈS SOCIAL 497 de la société, la projection dans le monde matériel de ses énergies sociales marquant la surface et les limites de son être ; il est bien la « chose sociale » du domaine politique. Ce ne fut pas toujours le cas, et ce n’est pas toujours le cas. Autrefois le clan était nomade, la race, même stable, ne connaissait pas de limites spatiales à son pouvoir : ce sont les luttes entre les unités sociales distinctes qui ont provoqué cette fixation, toujours provisoire, des limites territoriales. Aujourd’hui encore, les sociétés particulières se passent souvent de limites spatiales. Certaines d’entre elles observent les limites des Etats, ainsi les sociétés coopératives locales, certaines sections nationales ou ré- gionales de sociétés internationales, comme les Unions chrétiennes de jeunes gens, les sections du Club alpin suisse, les sections de la Société de Zofingue dont chaque Université est en quelque sorte le territoire. D’autres ne s'occupent même pas de ces questions de lieux; leurs membres sont éparpillés de par le monde : la carte de membre est le seul signe visible de leur participation au groupe. Il doit en être de même d’ailleurs des sociétés particulières dans les limites d’un seul pays, comme le Club alpin suisse, la société de Zofingue, etc., que nous citions tout à l'heure, puisque tous les habitants du pays ou de la région ou tous les étudiants d’une Univer- sité n’en font pas partie. La solennité plus ou moins grande que l’on confère dans certaines sociétés à la remise de la carte de membre montre la valeur de symbole de celle-ci ; elle confère au titulaire tous les droits et tous les devoirs du corps social dont il devient membre. Au- paravant il appartenait, aux yeux de ce groupe, au non- moi social; désormais il fera partie du moi social : il aura les pouvoirs d’un membre, mais il sera aussi soumis au pouvoir de l'ensemble; sa liberté individuelle ne pourra s'exercer que hors des limites fixées par le corps politique. Nous croyons que ces cas spéciaux n'infirment pas 32 498 LA SOCIÉTÉ l'attribution que nous avons faite du territoire à l’ordre des « choses » dans le domaine politique. Disons, pour être juste, qu’il n’est pas l’unique chose politique. Mais ajoutons que, là même où il ne joue aucun rôle, il peut servir de symbole, mieux qu'aucune autre chose sociale, à la différenciation et à la concentration des choses poli- tiques. C’est ainsi, par exemple, qu’auxdifférentes sociétés d’éclaireurs fédérées en une société commune : éclai- reurs chrétiens, éclaireurs socialistes, éclaireurs de la société des Bons Templiers, etc., on peut supposer des « terrains d'action » particuliers qu’il serait possible de subdiviser ou d’unifier. Pour notre but, cela suffit. Avant d'aborder l’étude détaillée de chacun des trois grands domaines de l’activité sociale, notons encore un point commun à tous trois, en ce qui concerne ce que nous avons appelé les « choses » sociales. Nous voulons parler de ce que l’on peut désigner comme l’ascension des choses et le rayonnement des choses. C’est le phéno- mène de concentration et celui de différenciation trans- portés des hommes aux choses, phénomènes non plus vivants et dynamiques, mais en quelque sorte fixés, sta- tiques. Les choses ne sont-elles pas la projection de l'esprit dans la matière ? L'action humaine tend à concentrer les choses et à les différencier. Ce ne sont donc pas à proprement parler les choses qui se concentrent, maïs l’activité humaine sous cet angle particulier; c’est pourquoi au lieu de parler de con- centration, ce qui serait inexact et prêterait à confusion, nous préférons adopter le terme symbolique d’«ascension » des choses; il s’agit donc de leur unification, de leur créa- tion selon un principe unique, création des choses non pas en tant qu'objets matériels, mais en tant que catégo- ries d'objets venant satisfaire les besoins des hommes. De même ce ne sont pas, à proprement parler, les choses qui se différencient, mais l’activité humaine agis- LE PROGRÈS SOCIAL | 499. sant sur les choses ; c’est pourquoi, au lieu de parler de différenciation, terme inexact et prêtant à confusion, nous préférons parler, de façon symbolique, du « rayon- nement » des choses ; il s’agit donc ici de leur multipli- cation ou de leur distribution, non pas en tant qu’objets matériels, mais en tant que catégories d'objets venant satisfaire les besoins des hommes. En politique, la chose sociale est le territoire. L'ascen- sion des choses sera, par exemple, la création, par l'union des communes, d’un pays réunissant sous une même autorité l’ensemble du territoire nouveau ainsi formé, ou, celui-ci établi, la délégation de l’autorité du citoyen au gouvernement. Le rayonnement des choses sera l’établissement, dans un pays, de subdivisions terri- toriales relativement autonomes, ou, celles-ci établies, la délégation de pouvoirs du gouvernement aux citoyens qui en deviennent les agents. En droit, la chose sociale est la loi. L’ascension des choses sera le processus particulier de l’action législative inductive, la création de lois appelées à unifier des besoins ou des usages divers, ou des règlements locaux particuliers. Le rayonnement des choses sera le processus particulier de l’action juridique déductive, l’établisse- ment de règlements conformes à des lois plus générales, mais tenant compte de circonstances particulières. En économie, les choses sociales sont les richesses. L’ascension des choses sera la production de richesses, la création d'objets destinés à satisfaire les besoins humains. Le rayonnement des choses sera la répartition spatiale des richesses, la distribution des objets créés pour satisfaire les besoins humains particuliers. Comme on le verra par la suite, la concentration sociale, la différenciation intellectuelle ou externe et la différen- ciation sociale interne présentent chacune deux aspects, selon que les hommes et les groupes dont il s’agit sont employés à l’ascension des choses ou à leur rayonnement. 500 LA SOCIÉTÉ B. Le progrès social en général. Principes généraux. Si nous récapitulons les principes généraux du progrès social tels que nous les avons établis jusqu'ici et tels qu'on les verra exposés dans le premier des quatre tableaux synoptiques qui se trouvent à la fin de ce cha- pitre, nous pouvons dire que, dans chacun des trois domaines de la politique, du droit et de l’économie, nous retrouvons les traits suivants : A. — Une caractéristique du but suprême qui y est poursuivi et qui répond à cette fin bio-sociologique : la conservation et l'accroissement des énergies des sociétés. B. — Loi d'action et de réaction.— Idéal auquel tendent les sociétés et auquel elles tendront de plus en plus à l’avenir. Le cercle doit être complet et se refermer sur l'individu. Celui qui reçoit, donne ; celui qui subit, im- pose ; celui qui détruit, crée ; celui vers qui aboutissent les processus sociaux est aussi celui d’où ils partent ; l’in- dividu, centre de convergence des forces sociales, en est aussi le foyer de rayonnement. C. — Caractéristique de la chose sociale ou projection des énergies sociales de l'esprit humain dans la matière afin de la faire servir à ses besoins. D. — Loi du progrès. — Historique: de l’étatamorphe du début, les sociétés humaines ont passé par une première phase de division sommaire du travail, complétée par une concentration, le plus souvent personnifiée en un chef. Ce chef est à la fois chef de l'Etat et généralissime (poli- tique), législateur unique et juge suprême (droit), chef de la production et de la répartition des richesses du clan (économie). De cette phase, où les sociétés se personni- fient en un chef, à peu près seul conscient et responsable de son groupe, et où la conscience sociale est encore en- LE PROGRÈS SOCIAL 501 dormie et latente, les sociétés s’élèvent graduellement, à travers mille transformations qui peuvent faire perdre de vue l’unité dynamique de leur progression, à la pleine conscience de leur être et de leur but, par la division du travail et la concentration croissante selon la loi du pro- grès’. Hommes. 1. Concentration sociale externe ou intégration sociale. — Assimilation d'éléments étrangers au groupe : il s’agit ici d'éléments humains; la catégorie des choses sera examinée plus loin. ! Le passage de l’état d’indifférenciation des organismes sociaux primitifs à l'état de haute différenciation des organismes sociaux dits civilisés est fixé, on pourrait dire concrétisé au cours des temps par les acquisitions sociales permanentes accumulées : frontières, lois, outils, livres, etc. qui contiennent la quintessence des expériences antérieures de la société et en sont le patrimoine social. Statiquement une société de primitifs ou de sauvages actuels est aussi différente que possible de nos sociétés euro- péennes si complexes dans leur organisation. Dynamiquement le _processus par lequel elles se différencient est le même. « Une organisation sociale primitive, dit WaxweiLer (Bull. Solvay, 1, 1910, p- x) n’est pas une anomalie ni une régression : elle est ce qu'elle peut être dans les conditions du milieu où le processus de l’exco- gitation (adaptation — habitude — usage — règle — institution), toujours identique à lui-même, a dû se dérouler. Les hommes qui ont aidé à la constituer ont, tout porte à le croire, raisonné, ni plus ni moins que des civilisés, par la systématisation de leurs associations mentales, mais en opérant sur un ensemble très limité et très peu différencié d'expériences. » On a montré (Laxprmax, Primary causes of social inequality, Helsingfors, 1909) que, dans la période pré-sociale des peuplades primitives, Australiens, Bushmen, Hottentots, Andamanes, Insu- laires de Nicobar, Veddahs, Fuégiens, Esquimaux, Tasmaniens, Ghiliaks, etc., l’homme réalise avec l'aide de la femme, et sans serviteurs, le travail nécessaire à sa subsistance : il n’y a done pas de différenciation du travail. Ce n’est que peu à peu, par la coopération, que naît la subordination de certains individus à cer- tains autres ; cette concentration, contre-partie d’un certain degré de différenciation, en est le signe non équivoque. 502 LA SOCIÉTÉ a. — Cette assimilation peut être coercitive et être voulue par le groupe : elle revêt alors le caractère d’une conquête. b. — Cette assimilation peut être libre et être désirée par les éléments étrangers eux-mêmes : il s’agit alors d’une adhésion. 2. Concentration sociale interne. — Tendance à l'unité. Les individus centralisent leurs énergies politiques, juri- diques et économiques et les socialisent sous le contrôle de chefs qui personnifient, dans leur fonction particu- lière, le groupe tout entier. Ici se rencontrent deux sub- divisions : a. — Concentration sociale ascendante — c’est-à-dire suivant l'ascension des choses sociales. — Les individus délèguent à un chef ou à des représentants une part de leur activité sociale créatrice‘, ces représentants à leur Cette délégation est une limitation de la liberté d'expansion indéfinie de l’individualité. Elle est une limitation due à la divi- sion sociale du travail. Elle est donc un contrat social. Nous ne prétendons pas signifier par là que le contrat social juridique et conscient soit à la base de toute organisation sociale, même pri- mitive. Toute limitation de la liberté individuelle qui se trouve avoir pour cause ou pour but une organisation sociale, uné con- centration et une différenciation des activités d'un groupe donné, est assimilable à un contrat tacite, aussi inconscient que l’on vou- dra, mais réel, puisque chaque individu compte sur les autres pour accomplir les fonctions sociales, nécessaires à tous, qu'il n'accomplit pas lui-même. Et il y compte parce que lui-même accomplit pour d’autres des fonctions sociales nécessaires qu'ils n'accomplissent pas eux-mêmes. C'est là ce qu'a nettement mis en lumière Maurice VAuTHIER dans sa communication déjà citée à l'Académie royale de Belgique, intitulée La doctriné du contrat social (1914). « Pour trouver la théorie du contrat social conforme aux faits, il suffit de renoncer à prendre le terme de contrat dans le sens strictement juridique et de n’y faire entrer que l’idée d’un accord, plus ou moins claire- ment aperçu, des esprits et des volontés. Cet accord est un fait social avéré... M. Vauraier rappelle lui-même les théories « his- toriques » ou « naturelles » selon lesquelles la Société et l'Etat, loin d’être des élaborations volontaires des intéressés, seraient des faits spontanés, inconscients. irrésistibles, plus voisins des LE PROGRÈS SOCIAL 503 tour peuvent, directement ou par d’autres intermédiaires plus haut placés, concourir au choix d’un chef suprême, symbole à la fois de l’aboutissement de la concentration sociale et du point de départ de la différenciation. b. — Concentration sociale rayonnante — c’est-à-dire suivant le rayonnement des choses sociales. — Les indi- vidus délèguent également à ces mêmes chefs ou à d’autres le soin de descendre du général au particulier, des principes aux détails d'application, de l’abstrait au concret et de se choisir pour cela des collaborateurs : en ce choix consistera, nous le verrons, la différenciation individuelle externe descendante. 3. Différenciation sociale externe ou individuelle. — Il s’agit de la répartition du travail social entre les indi- vidus. Ici encore deux subdivisions se présentent : a. — Différenciation individuelle ascendante — c’est- _ à-dire suivant l'ascension des choses sociales. — Division du travail des hommes qui accompagnent la création des choses. Cette division du travail peut être établie direc- tement par les individus intéressés entre eux ou incom- _ ber à l’un des chefs secondaires choisis par eux ou au chef suprême, selon les cas. | phénomènes de l’évolution biologique que des constructions juri- diques. » Toute société étant un accord de volontés et la théorie du contrat social étant fondée sur l’idée de convention, la question revient à savoir si la convention est naturelle ou artificielle (cf. notre Introduction, $ sur le déterminisme social). La convention est un fait naturel si elle émane du consentement, même tacite, des individus. Ceci soit dit en réponse à l'opinion contraire émise par E. Durréez, Convention et Réalité, Bull. Solvay, 32, 1914, pp. 744- 751, à qui nous empruntons les citations concernant VAUTHIER. Rappelons que FouiLLée, dans sa Science sociale contemporaine, tente précisément (selon les termes de A. Dariu, Quelques ré- flexions sur le quasi-contrat social, Rev. de mét. et de mor., 1898, pp. 113-122) de « concilier la thèse idéaliste du contrat social et la thèse naturaliste de l'organisme social dans l’idée synthétique d'un organisme contractuel » (p. 115). — Cf. Fréd. Arcex, Essai sur l'histoire des doctrines du contrat social, Paris, 1906. 504 LA SOCIÉTÉ b. — Différenciation individuelle rayonnante — c’est-à- dire suivant le rayonnement des choses sociales. — Divi- sion du travail des hommes qui accompagne la diffusion, distribution, subdivision ou répartition des choses. h. Différenciation sociale interne. — Il ne s’agit plus ici d'individus, mais de groupes d'individus — symbo- lisés parfois par leur représentant. — La division du travail des groupes est en effet autre chose que la division individuelle du travail au sein d’un groupe. Les choses, ici encore, nous fourniront la base permettant de distin- guer deux modes de différenciation sociale distincts. a. — L'un — différenciation sociale ascendante — ac- compagne l’ascension des choses. — Des catégories de groupes se forment, catégories subordonnées les unes aux autres, à la facon des Etats membres d’une confédé- ration, les groupes plus petits ou placés plus bas sur l'échelle hiérarchique ont leur liberté de créer limitée au profit des groupes plus grands ou placés plus haut; la compétence de ceux-là sera plus spécialisée, donc plus compréhensive, mais aussi moins extensive que la com- pétence de ceux-ci. b.— L'autre forme de différenciation sociale, dite rayon- nante, accompagne le rayonnement des choses. A la subdivision des choses correspondront aussi des groupes hiérarchisés, dépendant les uns des autres. Choses. Si nous passons au domaine des « choses sociales », nous retrouverons les mêmes catégories. 5. D'abord l'intégration sociale des choses : acquisitions et conquêtes. Des objets non encore utilisés pour une fin sociale sont assimilés et le travail des membres de la société s’y incorpore pour la satisfaction de leurs besoins et, par delà, pour la conservation et l’accroissement des énergies sociales. — Puis viennent la concentration et la différenciation hrs CSS LE PROGRÈS SOCIAL 505 des choses qui sont respectivement à leur «ascension » et à leur «rayonnement» ce que le dynamique est au statique. Les sillons tout tracés et permanents de l’ « ascension » et du « rayonnement » des choses s’allongent au cours des siècles. par suite des perfectionnements que la société apporte dans ses activités. L’ « ascension » est, la concentration devient, se crée, s’accentue. Le « rayon- nement » est, la différenciation devient, se développe, s'enrichit. 6.— On nous permettra, pour plus de clarté, de donner dès maintenant quelques détails circonstanciés à ce sujet. Nous avons désigné comme l’« ascension des choses » la concentration de l'énergie humaine projetée dans les choses. Il s’agit donc d’une tendance à l'unité dans la création des choses. Dans chaque cas il faudra envisager le but suprême : les besoins sociaux que les choses sont appelées à satisfaire. Or ces besoinsontun aspectuniversel et un aspect individuel; ni l’un ni l’autre ne doivent être sacrifiés. En politique, l'aspect universel psychique de ce qu'est la patrie au point de vue matériel, c’est la cohésion de la force, l'autorité. A liberté égale des individus ou des divisions territoriales composant un pays, plus il y a d'autorité dans les pouvoirs centraux, mieux est sauve- gardée la cohésion sociale. En droit, l'aspect universel psychique de ce qu'est la loi au point de vue matériel, c’est l’ordre, l’organisation de la force et, en un sens supérieur, la justice. Toutes choses égales d'ailleurs quant à la mesure où la loi tient compte des cas spéciaux, plus les pricipes en sont logi- ques et justes, mieux sera sauvegardé l’ordre social. En économie, l'aspect universel psychique de ce qu'est la richesse au point de vue matériel, c’est l'entretien et l'accroissement de la force matérielle par la satisfaction des besoins organiques de l’homme. Donc, comme nous le verrons, à besoins égaux satisfaits, moins il y a de force 506 LA SOCIÉTÉ perdue, mieux le but est atteint. Ce qui peut s'exprimer en ces termes : à pouvoir de consommation égal, le pro- grès des richesses se mesure à l’économie de la force de production tendant, par l'intermédiaire des richesses et des besoins qu’elles satisfont, à l’accroissement de la force matérielle sociale. 7. — Nous avons désigné d’autre part comme le « rayon- nement des choses » la différenciation de l'énergie hu- maine projetée dans les choses. Il s’agit donc d’une ten- dance à la diversité dans la multiplication ou la répar- tition des choses. Ici encore il faut envisager dans chaque cas le but suprême. Or les besoins que les choses sont appelées à satisfaire présentent, à côté de leur aspect universel, un aspect individuel dont il faut tenir compte. En politique, à l’autorité qui unifie les forces cohésives, s'oppose le pouvoir de l'individu de disposer de soi et des choses. Plus donc seront variées les forces des indi- vidus ou des groupes particuliers au service d’une autorité centrale donnée — toutes choses égales d’ailleurs, — mieux la cohésion sociale sera armée pour s’opposer aux forces destructives et pour progresser. En droit, à principes donnés, mieux les lois tiennent compte des cas spéciaux, plus il y a de justice. Enfin en économie, à force égale employée pour la pro- duction, mieux les richesses satisfont à la consommation, c'est-à-dire plus il y a de besoins satisfaits, meilleur aussi est l’état économique de la société. 8. — Il reste une dernière rubrique à remplir. A la dif- férenciation interne des hommes correspond une hiérar- chie logique ou causale des choses, celle-ci étant considé- rée toujours en fonction des besoins humains à satisfaire. Le besoin politique de cohésion sociale suppose une interdépendance des pouvoirs partant de l'individu et s’élevant de divisions territoriales étroites en divisions territoriales plus larges jusqu’à la nation ou même au delà. LE PROGRÈS POLITIQUE 507 Le besoin juridique d’ordre suppose une interdépen- dance ou hiérarchie logique des lois, les principes parti- culiers développant leurs effets dans les limites des prin- cipes plus généraux. Les besoins économiques ou matériels supposent enfin une interdépendance, un enchaïnement causal des acti- vités de production et de distribution des richesses, la force sociale de tous étant mise, par l’industrie et le commerce, au service des besoins de tous. Telles sont les conclusions générales découlant des prémisses développées au cours de cet ouvrage, en parti- culier dans la première moitié du présent chapitre. Nous nous proposons maintenant d'en poursuivre les applica- tions tout d’abord dans le domaine politique. L Le progrès politique. Principes. A. — Le but suprême de l’activité sociale, dans l’ordre politique, est la conservation et l'accroissement de la force de cohésion sociale *. « 1 L'exposé et la critique des thèses concernant la nature et les origines de la politique, du droit et de l’économie ne rentrent pas dans nos intentions. ; Signalons simplement que les vues des sociologues, juristes ou politiciens ne concordent pas toujours. Quelle est l'origine et quel est le rôle de l'Etat ? Plusieurs répondent : la domination. Ainsi Kawr dans son traité Zdee für eine allgemeine Geschichte in welt- bürgerlicher Absicht (178%) ; ainsi Fr. RaTzez, G. RATZENHOFER, A. Vaccaro: ainsi Fr. OPPENHEIMER, dans son livre récent Der Staat : « Staat ist Herrschaft », écrit-il ; l'Etat doit son existence à l'exploitation économique des populations soumises ; ainsi L. GumPpLowirz, Sozialphilosophie im Umriss (1910), pour qui l'Etat est basé sur la domination. Beczor, Les Symboles, p. 57, écrit : « Le despotisme et toutes les formes du gouvernement, même la forme démocratique, ont pour principe de borner la liberté indi- viduelle, afin de museler la liberté collective. » — Ce « afin de » 508 LA SOCIÉTÉ B. — La loi d’action et de réaction doit nous conduire à une société où l'individu qui subit l’autorité dispose de l'autorité. C’est ce qu’a proclamé la Révolution d’après Rousseau, qui l’a emprunté lui-même au Conseil général de Genève : le peuple est le souverain. La démocratie, où le sujet du Prince est en même temps citoyen, nous apparaît donc comme l’aboutissement, ou mieux la con- dition de tout progrès social. Notons qu’il y a deux facons de concevoir la démo- cratie, l’une partielle, l’autre complète. Selon la méthode courante des républiques actuelles, il suffit que la moitié plus un des électeurs porte sa voix sur un candidat pour que celui-ci passe pour l'élu du groupe tout entier. nous paraît de trop. Maïs l'idée de limitation de la liberté indivi- duelle introduit celle, juste selon nous, d’un contrat social. Bazo- win, Psychologie et Sociologie, tout individualiste qu'il soit, nie cependant qu’il y ait un contrat quelconque. Parlant de l'Etat, il écrit, pp. 78-80 : « L'exercice d’une certaine forme de contrainte sur les individus qui l'ont rendue nécessaire est une condition d'organisation sociale... Le gouvernement n’est point une affaire de consentement ni de contrat formel : c’est plutôt la reconnais- sance et la forme perpétuée d’un état de fait et d’un état d'esprit... Le gouvernement, c'est l’autorité du groupe social reconnue par les individus et sur eux-mêmes, c'est la forme explicite par laquelle les liens existant réellement dans un groupe sont rendus impératifs et acquièrent un droit sur les réfractaires. » CF. Woodrow Wirson, L'Etat, v. 11, p. 344 : « La caractéris- tique essentielle de tout gouvernement, quelle que soit sa forme; est l'autorité... L'autorité de ceux qui gouvernent, directement ou indirectement, repose toujours, finalement, sur la force. » Par où il ne faut pas, précise l’auteur, entendre nécessairement la force ouverte, coercitive. Dans les démocraties la force « est latente justement parce qu'on la voit omnipotente » (p. 345). Signalons, enfin, à ce sujet, les ouvrages bien connus de BLunr- scaLt, Théorie générale de l'Etat, Ile éd., Paris, 1881, et La Poli- tique, Paris, 1883. — De même : G. Cressimanxo-ViLarpirA, Dell” esistenza e del contenuto della scienza politica, Rivista italiana di sociologia, dée. 1909. — J. Novicow, Machiavel et la politique moderne, Rev. intern. de sociol., nov. 1910. — A. Asricrano, Sociologia politica, GËnes, 1911. — S. Leacock, Elements of poli- tical science, Londres, 1913. ___LE PROGRÈS POLITIQUE 509 Duperie qui peut avoir des conséquences désastreuses pour l'équilibre d’un pays. Bien supérieur, bien plus conforme à la loi d'action et de réaction nous appa- raît le système de la représentation proportionnelle ‘ qui donne à chaque parti un nombre de représentants fixé au prorata du nombre de ses électeurs. On a reproché à ce procédé d'accélérer le morcellement des partis poli- tiques. Les faits ont montré que la crainte était vaine : les exagérations des débuts se sont corrigées spontané- ment, même sans l'intervention du système arbitraire et discutable du quotient ; et cela est de bonne pédagogie sociale. On lui a reproché aussi d’accentuer les mar- chandages de parti à parti. Nous croyons qu'il ne les accentue ni ne les diminue. C’est affaire de maturité politique des représentants du peuple de traiter les ques- tions pour elles-mêmes et en vue du bien public, au lieu de faire d’une entr'aide politique l’objet de marchés émi- nemment immoraux. Que, avec le système de la repré- sentation proportionnelle, le marchandage ne porte plus sur les hommes à élire, mais seulement sur les lois, qu’on _ne peut faire passer que par un oui ou par un non, cela nous apparaît déjà comme un progrès notable ?. Au reste ! Cf. les opuscules d'Ernest Navizze, le père de la représenta- tion proportionnelle, entre autres Questionnaire pour l'étude de la représentation proportionnelle, Genève, 1900. — De même SartPoLos, La Démocratie et l'élection proportionnelle, Paris, 1899. — Alph. Frey, Les lois suisses sur la représentation proportion- nelle comparées et commentées, Genève, 1897. — E. Vipau, La re- présentation proportionnelle, Paris, 1905. — Les ouvrages, traités ou pamphlets sur la question rempliraient une bibliothèque. ? L'appel fait à l'Etat au nom d'intérêts de classes divers don- nera loujours, croyons-nous, lieu à des marchandages. L’impor- tant est que ces intérêts soient connus et puissent être pris en considération. Au dire de Curisrensex, loc. cit., pp. 156 et 162, c'est à Prixs, La démocratie et le régime parlementaire, 1884, que revient le mérite d'avoir, le premier, exposé clairement le système de la représentation des intérêts. — Cf. S. Wrss, The necessary basis of society, Londres, 1911. 510 LA SOCIÉTÉ n'est-ce pas toujours, ou presque toujours, le parti au pouvoir qui, par crainte de voir son influence réduite, trouve des objections, dites de principe, à opposer à l’in- troduction du système proportionnel ? Qu'il nous suffise de constater que si la démocratie véritable veut être le gouvernement du peuple par le peuple et non la tyrannie de quelques-uns, fût-ce de la moitié plus un des indi- vidus qui le composent, il n’y a pas de démocratie hors du système de la représentation proportionnelle. Mais ici une réserve s'impose. On a souvent accusé la démocratie de sombrer dans la médiocratie. On n’a pas eu tort. On aura pu constater, par notre étude comparée des masses et des élites, que la quantité et la qualité sont souvent en opposition, et cela dans le domaine politique comme dans bien d’autres. La formation d’une aristo- cratie intellectuelle et morale ou tout au moins la sélec- tion des éléments d'élite est une question de vie ou de mort pour les nations. Rappelons le tableau qu’a tracé Ingegnieros de l’« homme médiocre » et les qualités peu différenciées de cet être amorphe et moutonnier qui peuple nos démocraties et y détient bon gré mal gré la majorité. Nous savons que ce n’est pas toujours cet homme médiocre qui est choisi par ses pairs comme leur représentant attitré : un certain prestige, supposant une certaine puissance intellectuelle, sont nécessaires pour attirer les foules. Il n’en reste pas moins que si l’appré- ciation des valeurs intellectuelles et morales est confiée à des individus qui n’ont aucun moyen de les apprécier, sinon par leur côté le plus bas, la société est en danger de voir ses éléments d'élite rester sur le carreau et ne point contribuer, comme leurs facultés leur eussent per- mis d’y prétendre, au bien social de leur pays. La néces- sité de sélectionner, de former et de mettre à la direction des destinées d’une nation une élite véritable, comme aussi l'incapacité des démocraties de se montrer à la hauteur de ce rôle, ont été mises en lumière ces dernières LE PROGRÈS POLITIQUE 511 années par nombre d'écrivains. Est-ce à dire que la démocratie est un mode de gouvernement condamnable? Rappelons ce que nous avons exposé dans notre cha- pitre sur le devenir social. Il est, chez l’homme moyen de tous les pays, une période d'enfance, une étape qui précède l’éducation sociale et rappelle ce qu’est l’enfant avant l’âge de douze ans. Elle se caractérise par l’absence de self reliance chez les individus. L'ordre ne peut encore leur être proposé; il doit leur être imposé. Ils doivent être mis en quelque sorte sous tutelle. Confier les rènes du pouvoir à un peuple inéduqué, c’est commettre la même erreur que de laisser un enfant libre et respon- sable de ses actes avant qu'il ait acquis l'expérience de la portée de ces actes. Nombre d’échecs enregistrés par l’histoire des démocraties sont dus tout simplement au fait que les peuples n'étaient pas mürs pour assumer la tâche pleine de périls de présider aux destinées de l'Etat’. On a senti le danger dans certaines demi-démo- craties, comme la France d’aujourd’hui, où le peuple n’est jamais consulté sur des faits — lois à accepter ou à refuser, — mais l’est toujours sur des hommes — repré- sentants à élire. Il semble qu’il y ait contradiction entre les deux exi- gences que nous venons d'exposer. Selon l’une il faut que tout sujet soit citoyen; selon l’autre il faudrait que l’homme médiocre fût exclu de l’arène politique. Com- ment sortir de ce dilemme? Constatons tout d’abord qu'aucune des deux exigences ci-dessus n’est absolue. La première est un idéal qui peut provisoirement n'être pas réalisé, mais auquel il faut tendre. La seconde renferme cette difficulté pratique insurmontable : qui est-ce qui serait chargé de désigner les hommes auxquels serait départi le droit de vote et ceux — les hommes mé- 1 Cf. L. Rosin, /déalisme politique et science sociale, Action nationale, août-oct. 1913. 512 LA SOCIÉTÉ diocres — qui en seraient exclus? Poser le problème, c’est le montrer comme insoluble, du moins sous cette forme : l'arbitraire, le soupcon même de l'arbitraire doivent être bannis de la machine gouvernementale. L'égalité des droits ‘ doit être la pierre d’angle de la démocratie. Nous ne voyons qu’un moyen, fondé, croyons-nous, ! IzouLer, dans sa Cité moderne, démasque le sophisme de l'égalité, (p. xv et passim). À prendre l'expression en bloc, elle cacherait un malentendu que l’auteur signale d'ailleurs lui-mème. Il faut distinguer entre l'égalité des droits ou égalité du point de départ, et l'égalité des états ou égalité des situations acquises. La première est la revendication principale des démocraties et s'oppose à l'arbitraire individuel ou collectif, créateur d’inégalités artificielles. La seconde serait la négation de l'inégalité naturelle due au travail et au mérite intellectuel et moral de chaque homme et fondée sur le libre jeu des lois sociales établies. C’est d’ailleurs ce qu’avaient entendu les auteurs de cette Déclaration des Droits de l'Homme qu'on a si souvent accusée de vouloir niveler l'huma- nité : « Tous les citoyens, y lit-on à l'article VI,... sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » Le mot « distinction » y est. Que signife-t-il sinon : inégalités naturelles ? Izouzer synthétise d’ailleurs les ‘ deux aspects de la question en une formule plastique. Ce quil faut, dit-il, « c’est l'égal respect des inégales personnes » (loc. cit., p. x1x). On ne saurait mieux dire. Cf. également D. Paroni, La notion d'égalité sociale, Bull. de la soc. franc. de philosophie, mars 1910, n° 3, pp. 55 et suiv. « La notion d'égalité, dit-il en substance, m'est apparue impliquée plus ou moins dans tout effort d'organisation politique et sociale. Même dans les organisations les plus aristocratiques, il faut bien admettre que les différences radicales d’un groupe à l'autre ont pour contrepartie l'égalité de tous les membres d’un même groupe. L'idée d'égalité sert à préciser soit, à l’intérieur d'un même groupe, les rapports de tous ses membres, soit, d’un groupe à l’autre, les divers degrés hiérarchiques. On est amené à faire abstraction de toutes les différences que peuvent manifester les individus en tant que tels pour les considérer, en tant qu'unités sociales, comme équivalents ou égaux. » Ainsi le travail social ne reposera plus, en principe, que sur les inégalités naturelles, abstraction faite des inégalités arbitraires. La sélection naturelle ou psychologique remplacera la sélection arbitraire ou conventionnelle. LE PROGRÈS POLITIQUE 513 sur la psychologie et sur une pédagogie bien comprise, c’est d'’instituer le régime démocratique absolu dans des limites tres étroites! : celles de la commune par exemple. L'effet de lois bonnes ou mauvaises se fait immédiate- ment sentir sur ceux-là mêmes, relativement peu nom- breux, qui ont voté ces lois. L'action du petit groupe entraine promptement la réaction des faits sur ce même petit groupe. Et l’on ne voit pas se produire des anoma- lies telles qu'on en constate par exemple dans les pays trop centralisés où des régions entières souffrent parce que d’autres régions se trouvent bien d’un régime qui ne convient pas à celles-là : nous pensons aux récentes vexations d'ordre religieux imposées au peuple en Bre- tagne et ailleurs, lorsque le gouvernement français, ins- piré par une majorité recrutée dans le Nord et le Midi, prononça la séparation des Eglises et de l'Etat, renforcée de mesures anticléricales. Deux questions se présentent ici que nous n’aborde- rons pas : celle de l'éducation civique de la jeunesse par la pratique d’une autonomie relative à l'école même . — sujet auquel nous espérons pouvoir consacrer un jour un ouvrage — et celle de la participation au vote poli- tique de l’élément féminin, participation qui nous appa- 1 L'impuissance de la masse à se gouverner dans de grands pays a été très bien notée par R. Micnecs, Zur Soziologie des Par- teiwesens in der modernen Demokratie, Leipzig, 1911, déjà cité. La démocratie directe, seule éducatrice de la masse, est impos- sible à réaliser si le territoire est trop vaste : « La masse — dit Bourquix, Bull. Solvay, 14, 1911, art. 221, p. 2, résumant Micurzs — se verrait réduite à l'impuissance pratique, si elle voulait assurer elle-même la défense de ses intérêts et de ses idées. L'action nécessite en effet une concentration de forces qu'elle serait incapable de réaliser. Le nombre des individus qui la com- posent et l’espace généralement vaste où ils se trouvent éparpillés s’y opposent. Ces deux facteurs d'ordre technique /die Zahl und der Raum) ont en effet pour conséquence nécessaire de maintenir au sein de la masse un morcellement intellectuel extrêmement préjudiciable aux mouvements d'ensemble. » 514 LA SOCIÉTÉ rait comme l'expression de la justice sociale la plus élé- mentaire. Nous aurions beaucoup à dire sur ces deux points, mais leur étude nous éloignerait trop dé notre objectif. Contentons-nous de faire observer que les craintes concernant la participation des femmes aux affaires publiques seront fortement réduites si l’on éta- blit un mode de sélection sociale rationnel. Supposons qu'un système plus ou moins analogue à celui des exa- mens universitaires !, appuyé au début sur les résultats de la pratique scolaire des candidats dans leurs écoles- cités, ne permette à aucun citoyen de franchir une étape, dans l'échelle des responsabilités, que lorsqu'il aurait fait ses preuves à l’étape précédente : le danger serait minime de voir se produire de ces déclassements brusques, comme il s’en présente dans les démocraties désordonnées, où un Félix Faure, par exemple, ancien corroyeur, est porté au faite de l'Etat par le mérite de sa seule éloquence, ou peu s’en faut. Pas de cloison étanche d’une « classe » sociale à l’autre, certes non! Mais une progression réellement basée sur le mérite et la compé- tence ?, voilà le but auquel il faudrait tendre. Que le régime de la démocratie directe dans de petites circonscriptions ne soit qu'un premier gradin, pouvant conduire à l'institution du même régime sur une échelle beaucoup plus vaste, c’est ce que montre entre autres la Suisse, où le peuple possède, en matière fédérale, le droit de referendum et celui de l'initiative. Il y a là une question de maturité politique dont l'estimation est affaire de tâtonnement et d’opportunisme. Aucun prin- cipe a priori ne saurait être établi à cet égard. Quant au régime transitoire : choix de représentants en lieu et place de votations directes sur des lois propo- sées, il y a lieu, croyons-nous, de le maintenir, voire de le ! Cf. l'idéal universitaire de E. WaxweILer, cité p. 462. ? CF. E. Facuer, Le culte de l'incompétence. LE PROGRÈS POLITIQUE 515 subdiviser en plusieurs degrés ; mais il faudrait lui oppo- ser ce contrepoids, du moins chez les peuples déjà éduqués politiquement, qu'aucune loi ne pourrait être promulguée sans avoir été soumise préalablement au referendum des citoyens ; ceux qui ont contribué à élire les représentants qui ont voté les lois doivent avoir sur celles-ci droit de contrôle et pouvoir décider en dernier ressort. L’objection soulevée par le fait que | « homme mé- diocre » a aussi une capacité de choix médiocre n’est pas écartée, même par le système des petites circon- seriptions relativement autonomes. Nous croyons qu’elle mme peut être écartée par aucun système politique, si ce _ n’est par les systèmes rétrogrades qui privent certaines catégories de citoyens du droit de vote. Mais nous ne saurions préconiser ce retour en arrière'. En fait tous les pays arrivés à un certain degré de civilisation récla- ment le droit de vote universel et ceux qui l’ont n’en lâcheraient pas une parcelle. Les réactionnaires, comme Bourget dans son roman intitulé L’Etape, ont beau mettre en lumière toutes les imperfections et tous les abus de la démocratie, le monde ne reviendra pas en arrière. Il faut _en prendre son parti. Mais, dans ce cas comme dans tant d’autres, il faut faire crédit à la psychologie humaine. // se fait une éducation politique incessante?. Par les abus } Cf. D. Parom:, Traditionalisme et démocratie, Paris, 1909. — B. Orro, Der Zukunftsstaat als soziologische Monarchie, Berlin, 1910. 2 L'opinion selon laquelle le progrès serait incompatible avec la démocratie, parce qu'il faut une élite, qu'on ne peut revenir au choix d'une élite sans faire appel à la masse et qu'il faut donc désormais compter avec elle, nous paraît d'un pessimisme exagéré. C’est méconnaître l’éducabilité de la masse. Sans doute, comme le remarque Curisrexsex, loc. cit., « le relèvement de la morale politique ne peut être qu'une œuvre à longue échéance ». Mais W. E. Wexz (The new democracy. An essay on certain political and economic tendencies in the United States, New-York, 1912, p- 351) nous paraît voir juste quand il écrit : « The supposed incompatibility of democracy with progress 516 LA SOCIÉTÉ mêmes, par la souffrance sociale née de ces abus, par la proclamation de ces abus de la part des citoyens clair- voyants, surgiront peu à peu l'attention publique, la com- rests on the assumption that democracy means an intolerable tyranny of the majority over the minority, of the ignorant over the wise, of the careless over the prudent, of the mediocre over the men of genius and spirituality. It is feared that democracy would perpetuate ignorance, would workship an unnatural equa- lity, would despise liberty and the development of individuality. This accusation has its basis in several concepts : firstly, that the ruling mass of society is and would continue to be ignorant, besor- ted with a sense of its knowledge, jealously hating men of larger intelligence, and hating to hear Arisrives called the Just ; secondly, that this mass holding the reins of power and ruling by its own ignorance, would have no reason to educate itself or to permit or reward education in others. In other words, having no intellectual class to act upon it, it would remain intellectually inert, an un- drained, dismal bog of human ignorance. « These assumptions prove on analysis to be arbitrary. » Toute l’histoire du passé politique est d’ailleurs l'histoire de la formation des coutumes, l’histoire de l'éducation des peuples sous la sanction plus ou moins sensible, mais continuelle, des faits, gouvernés par les grandes lois sociologiques encore ignorées. C'est ce qu'a bien vu Woodrow Wiison, L'Etat, Paris, 1902, v. II, p. 321 : « Les institutions, comme la morale, comme toutes les autres règles de vie et de conduite, ont dû attendre leur for- mation du développement lent et presqu'imperceptible de la cou- tume. Les monarques les plus absolus ont dû tenir compte des habitudes, observer les traditions et respecter les préjugés de leurs sujets ; les réformateurs les plus ardents ont dû constater qu'à vouloir marcher beaucoup plus vite que les masses apathi- ques ils perdaient tout leur pouvoir. » Le processus social qui s'élève des besoins au subconscient et du subconscient à la conscience des hommes a été synthétisé par WaxweiLer, ÆEsquisse d'une sociologie, dans sa formule bien connue : « besoin — habitude —- usage — règle — institution ». N'est-ce pas mettre indirectement l'accent sur la nécessité, pour le progrès social, de faire l'éducation politique des peuples par l'expérience individuelle de chaque individu, par l’action et la réaction de l'individu sur le milieu et du milieu sur le reste de l'univers ? On ne pénètre pas dans le subconscient des hommes par le raisonnement, mais par les sanctions de la vie. Dans son solide et captivant ouvrage, Ad. Prixs, De l'esprit du LE PROGRÈS POLITIQUE 517 préhension, enfin l’organisation sociale meilleure qui ren- dra ces mêmes abus impossibles. Laisser le jeu libre aux phénomènes de sélection naturelle, c’est favoriser une évolution naturelle; et voir clairement en quoi consiste la loi du progrès, c’est pouvoir discerner plus promptement les causes de la souffrance sociale et être à même d’y por- ter plus sûrement remède. Au surplus le peuple n’aura pas constamment à tran- cher de omni re scibili. Il se rendra vite compte — dans les démocraties directes, il ne s’en rend déjà que trop compte — qu’il est des domaines auxquels sa compé- gouvernement démocratique, Paris, 1907, s’il montre tous les dan- gers de la démocratie médiocratique, relève aussi le phénomène encourageant de l’éducabilité progressive de la masse et il pré- conise, comme nous, la formation graduelle de petites commu- nautés par l'extension de l’autonomie locale, un système fédératif à plusieurs degrés reliant entre elles les communes dans la pro- vince et les provinces dans le pays. Nous recommandons aussi chaudement l'ouvrage de A.-L. Lowezz, Public opinion and popular government, New-York, 1913. L'auteur, fortement documenté en ce qui concerne le régime de la _ démocratie directe : initiative, referendum, etc., s’il critique avec une parfaite liberté d'esprit tout ce qui s y trouve de critiquable, n’en conclut pas moins en sa faveur. Il ressort de son ouvrage que c’est là et pas ailleurs que se trouve la voie qui doit aboutir au progrès. Citons pour terminer Paul Bourcrr, Outre-Mer, Paris, 1895, vol. II, p. 134 : « La démocratie est par définition le gouverne- ment du peuple par le peuple, c’est-à-dire l'empire de la majorité. Dans les pays centralisés, le pouvoir qu'une telle majorité donne à ses représentants est trop grand, trop absolu. Ils sont capables de pénétrer trop profondément dans la vie individuelle, et l'his- toire passée ou contemporaine prouve qu'en fait ils y ont toujours pénétré. Les républiques ainsi établies sont des césarismes à longue ou à brève échéance, peu importe. La tyrannie d’un minis- tre de deux mois ou celle d’un empereur qui règne dix-huit ans est toujours une tyrannie. Le système fédératif, qui tend au con- traire à éparpiller sans cesse les pouvoirs dans les autorités loca- les, a l'avantage d'assurer à l'individu un bien plus grand nombre de probabilités d'indépendance et de rendre à peu près impossible la naissance de la dictature, » 518 LA SOCIÉTÉ tence n'atteint pas. Il laisse faire ses mandataires et n'intervient qu’en cas de violentes polémiques de presse, lesquelles témoignent toujours d’une forte minorité oppo- sante. Certes les erreurs sont toujours possibles : errare humanum est. Mais nous prétendons précisément que seule l’erreur constatée — sentie, voudrions-nous pou- voir dire — est un agent du progrès, agent négatif, mais catégorique. Qu'on nous permétte un exemple typique. Il n’est pas de question dans laquelle la tentation de la démocratie d'abuser de son pouvoir soit plus forte que dans celle des impôts. La porte est ouverte à la majorité formée de gens peu fortunés de faire peser sur la classe aisée le poids des dépenses publiques. Elle n’y a pas manqué. Bien des démocraties de l'antiquité se sont avisées qu'il leur était loisible de saigner à blanc les riches qui, pensaient-elles, exploitaient les pauvres; et elles s’y sont ruinées. De nos jours, l’impôt progressif est une arme toute trouvée pour procéder à la strangulation graduelle des grosses fortunes. Progression d’abord lente, elle peut être accélérée à volonté : il suffit de modifier quelques petits chiffres dans la loi de l’impôt. Et ce mode de faire se pare d’une auréole d’humanitarisme, en bonne partie justifiée, il faut en convenir. Faible quand il s’agit des produits du travail, la progression se fait agressive quand il s’agit de la fortune acquise : n’est-il pas juste de favo- riser le travailleur aux dépens du rentier ? Foin du capi- taliste insolent et de l’opulence oppressive ! — Tout cela est très Juste. Mais les grandes fortunes, certaines grandes fortunes tout au moins, jouent un rôle social bienfaisant. Il y a des Mécènes clairvoyants que ne remplaceront jamais les commissions chargées de disposer de l’avoir de telles sociétés particulières (sociétés de bienfaisance, sociétés académiques, sociétés destinées à encourager les arts ou à soutenir les artistes pauvres). Or qu’arrive-t-il lorsque le peuple abuse du petit jeu des impôts progressifs? Les LE PROGRÈS POLITIQUE 519 grandes fortunes émigrent. Résultat : une réelle diminu- tion de la richesse du pays et une diminution propor- tionnelle du rendement des impôts. On pourrait citer tel canton de la Suisse qui est en voie de faire des expé- riences défavorables dans le domaine qui nous a servi d'exemple. Puisse-t-on s’apercevoir à temps du tort que l’on s’y fait à soi-même. En fait ce ne sont pas les grosses fortunes qu’il faut con- damner, mais une certaine façon de les acquérir. I y a, dans le monde des finances, des abus contre lesquels aucune rigueur ne nous paraît excessive. Que la mauvaise humeur du peuple se tourne contre ces abus-là. Son action s’exer- cera, si elle est avisée, dans le sens de la justice sociale. L'étude de l'application de la loi d’action et de réaction à la politique nous conduit donc à ce résultat : démocratie directe‘, tempérée non par des restrictions arbitraires, mais par l’exiguité du champ où elle s'exerce. C. — Voilà ce que nous avions à dire des hommes. Rappelons maintenant ce que nous avions établi concer- nant les « choses » politiques. 1 Sur la démocratie, cf. en outre BoucLé, La démocratie devant la science, Paris, 1904. — Alb. Sousres et Ern. CARETTE, Les régi- mes politiques au XX° siècle. La république démocratique, Paris, 1907, où sont étudiées avec beaucoup de soin les institutions politiques de la Suisse. — A. Fouizrée, La démocratie politique et sociale en France, Paris, 1910. — Th. Roosevezr, Le citoyen d'une république, Paris, 1910. — Eug. Fournière, La sociocratie, essai de politique positive, Paris, 1910. — G. Gux-GranD, Le pro- cès de la démocratie, Rev. de mét. et de mor., 1910, et Paris, 1911. — J. B. Séverac, Le pouvoir personnel et la démocratie, Mouvement socialiste, nov. 1911. — A. R. Wazrace, The revolt of democracy, Londres, 1913. — WW. Tarr, Popular government, its essence, its permanence and its perils, New-Haven, 1913. — Th. Mackay, The dangers of democracy, Londres, 1913. — G. ScamoL- LER, Die Demokratie auf der Anklagebank, Jahrb. für Gesetzge- bung, Verwaltung und Volkswirtschaft, Bd. 37, H. 4, 1913. — À cette simple. énumération ne sent-on pas s'approcher comme un vent d'orage qui tenterait de balayer la démocratie ? 520 LA SOCIÉTÉ La chose politique est le territoire où s’exerce l’activité d’une société donnée ; c’est le territoire en tant que por- tant les hommes qui sont les membres de cette société et les agents de ce pouvoir de cohésion sociale qu'est pro- prement le pouvoir politique. Les peuples n’ont pas, de tout temps, formé des nations; ils n’ont pas, de tout temps, disposé d’un territoire qui fut le leur. Les hordes nomades appliquaient sur une grande échelle le proverbe ubi bene, ibi patria. La notion de race est bien effacée aujourd’hui par les croisements successifs, mais elle répondait autrefois à des caractères assez définis. Or les races n'avaient pas d'habitat bien délimité. Elles ne for- maient pas de sociétés organisées. Au contraire, dès que nait un organisme politique bien défini, nous voyons celui-ci se fixer en un lieu également bien délimité. Le sol du pays est donc bien une « projection des énergies sociales d'ordre politique ». Au début, et pour les très petits pays, le territoire forme un tout en quelque sorte indifférencié. Maïs dès que se complique l’organisation intérieure, il se divise en districts. Aujourd’hui, dans nos Etats hautement diffé- renciés, il y a toute une hiérarchie de subdivisions. En partant par exemple de la commune suisse, on peut s’éle- ver, par le district et le canton, jusqu’à la Confédération ; on peut descendre, s’il s’agit de communes urbaines, jusqu’à des quartiers administrativement distincts, quar- tiers que le service postal, par exemple, subdivise encore en sections plus petites. Il existe donc, quant à la réparti- tion extensive ou intensive de l'autorité politique, deux sens opposés : celui de centralisation des pouvoirs poli- tiques englobant des territoires de plus en plus vastes, celui de subdivision des pouvoirs politiques répondant à des unités de plus en plus petites. C’est là, on s’en sou- vient, ce que nous avons désigné respectivement comme l’ascension et le rayonnement des choses sociales. « À liberté égale des individus ou des subdivisions territoria- : = LE PROGRÈS POLITIQUE - 521 les composant un pays, plus il y a d’autorité dans les pouvoirs centraux, mieux est sauvegardée la cohésion so- ciale », disions-nous ; d'autre part, « plus seront variées les forces des individus ou des groupes dépendant d’une autorité centrale donnée — toutes choses égales d’ailleurs, — mieux la cohésion sociale sera armée pour s'opposer aux forces destructives et pour progresser ». Le lecteur remarquera que la notion d’autorité est prise ici dans deux sens différents : celui d’extension, répondant à l'étendue des territoires sur lesquels elle s'exerce, celui d'intensité ou de force, répondant au concept de puis- sance. Nous avons montré plus haut qu'il faut voir dans ces deux formes de la concentration politique deux étapes qui ont leur pendant en biologie. Dans la croissance des organismes, l'augmentation quantitative ou extensive précède toujours l’augmentation qualitative ou intensive, c’est-à-dire l'accroissement en valeur. De même la colo- nisation est extensive et comporte une lutte contre les difficultés extérieures, tant que les pays neufs s'ouvrent devant les pas des colons ; elle devient intensive dès que la terre ne fournit plus tout pour tous et que, le nombre des colons augmentant sur un territoire donné, la lutte pour la vie se manifeste à l'intérieur même du groupe. Si telles sont la concentration et la différenciation des choses au point de vue dynamique, on peut dire, au point de vue statique, qu’il y a «ascension des choses » quand les individus ou les groupes locaux divers délèguent leur puissance et créent par là un pouvoir central unique ; il y a «rayonnement des choses » quand le pouvoir central dispose des groupes locaux ou des individus pour s’en servir comme agents de la cohésion sociale, tout en leur laissant, en dehors de ce rôle, pleine liberté d'action. D. — Ces quelques données préliminaires une fois posées, nous sommes à même d’esquisser le déroulement de la loi du progrès dans le domaine politique. Nous 522 LA SOCIÉTÉ l’apercevrons plus clairement si nous opposons le passé au présent. Autrefois l'autorité politique s’incarnait dans un chef. Le chef s’imposait à la horde et disposait de ses sujets. Roi, général, législateur unique, juge suprême, grand prêtre par-dessus le marché, il cumulait toutes les fonc- tions non seulement politiques, mais juridiques, écono- miques, religieuses, etc. Sa volonté était le seul frein mis à la liberté individuelle. Il n’y avait guère d'armée orga- nisée pour la lutte contre l'ennemi du dehors, pas de police pour faire régner l’ordre au dedans. Chacun, par la force de ses poings ou de ses armes, se faisait justice soi-même, pour autant qu'il peut être question de justice là où l’arbitraire faisait loi et où la force — bien avant Maximilien Harden — primait le droit. C’est de cette étape indifférenciée que devaient naître cependant les sociétés modernes. Désormais, cessant de compter sur sa seule autorité individuelle, le citoyen délègue à la société l’usage de sa force. C’est au nom de tous ses membres que l'Etat se défend contre ceux qui, du dehors, tenteraient de lui nuire ; c’est au nom de tous qu’il met au dedans la force au service du droit. Armée et police sont les délégués et les représentants des citoyens. Ce sont pourtant les mêmes processus psycho-sociaux fondamentaux, le même but ultime que l’on rencontre de part et d’autre!. ! CF. J. M. Rosertsow, The evolution of States, Londres, 1912, p. 468 : « Under new conditions and phases we are to meet for the most part repetitions and developments of the forces already recognised as at work from time immemorial. » CF. également W. Roscmer, Politik, geschichtliche Naturlehre der Monarchie, Aristokratie und Demokratie, Berlin, 1908. — Sven LônBorG, Le clan et son chef (en suédois), extr. de Ymer, 1909. — J. Q. Deaex, The development of the State. Its govern- mental organization and its activities, Londres, 1912. — F. Orppes- HEIMER, L'Etat, ses origines, son évolution et son avenir, Paris, 1913 (déjà cité). LE PROGRÈS POLITIQUE 523 Hommes. Enumérons les différentes rubriques que nous avions établies plus haut. : 1. Concentration sociale externe ou intégration. Des éléments ayant appartenu au non-moi social font désormais partie du moi social. Cette assimilation peut être voulue par la société assimilante — conquête — ou par les éléments assimilés — adhésion spontanée. a. — La conquête d'individus nouveaux accompagne toujours la conquête de territoires nouveaux. Si le con- quérant les asservit, il peut à peine être question d’as- similation. Lorsqu'il a l'intention d’en faire des mem- bres actifs de son Etat, il a intérêt à conserver dans leur forme antérieure les organismes sociaux qu'il veut s’asso- cier. C'est là ce qu'ont compris les Anglais dans leurs colonies. Laisser aux habitants des pays conquis leurs usages, leur religion et la forme de leur gouvernement, en ne supprimant que les pratiques manifestement in- humaines ou cruelles, c’est le meilleur moyen de procé- der à l'intégration sociale lente ou éducative, par oppo- sition à l'intégration brutale qui échoue le plus souvent. L'absence de respect des caractères individuels des habi- tants, comme de l’individualité des nationalités, fut l’er- reur des Russes en Finlande, des Allemands en Pologne et en Alsace, etc. Si l’on partait de la volonté des masses populaires ‘ et non des ambitions des gouvernants et des capitalistes, il y aurait moins de guerres dans le monde. Certains progrès au profit de quelques-uns seraient plus lents, mais le progrès général de l’humanité y gagnerait sans conteste. b. — Les adhésions volontaires d'individus, les alliances, les fédérations, voilà le mode d'intégration qu'il faut recommander. Les naturalisations rentrent 1 Cf. N. Wouxrrcnévircn, La question des nationalités, Genève, 1912. Contient, pp. 143-144, une bibliographie du sujet. 524 LA SOCIÉTÉ dans ce groupe. On sait la grande importance que cette question a prise en Suisse. Des naturalisations décrétées contre le gré des individus seraient un acte contraire au respect de la liberté. Mais les Etats ont le devoir de se prémunir contre le tort qui leur est fait par suite de la présence d’un nombre trop grand d’éléments étrangers sur leur territoire. Ceux qui veulent s’en aller sont libres de le faire. Mais une assimilation relativement prompte des résidants nous paraît se justifier pleinement ‘. 2. Concentration sociale interne. a. — L’individu remet spontanément ou délibérément sa force défensive et conservatrice à un gouvernement qui ordonnera pour lui. Tel est le principe. En fait, à la délégation spontanée du pouvoir s’est substituée au début des temps historiques, de gré ou de force, la volonté d’un chef qui a su s'imposer. Il n’y a toutefois pas d’orga- nisme social sans adhésion des membres. Cette adhésion existe jusque dans le clan le plus primitif, fût-elle dictée au fond par des motifs d'intérêt individuel : crainte de la sanction du chef. D’ailleurs, partout où le chef jouit d’un certain prestige, il l’a acquis en obéissant aux désirs secrets de ses subordonnés. Il a écouté l’« opinion ». C’est là le premier rudiment d’unification de ce qu’il y a de commun — ou de prépondérant — dans les volontés des individus membres d’une société. Que le choix des représentants de la force sociale se fasse de nos jours par le moyen du scrutin individuel et à la majorité des voix, ce n’est là que le développement du mode de procé- der primitif, rendu conscient et devenu loi. Mais souvenons-nous que désormais l’individualité du chef disparaît en principe. Il n’est plus que le représen- tant, le symbole vivant d’une volonté et d’une force col- lectives et, dans son action officielle, il doit se manifester 1 Pour la Suisse, cf. G. Sauser-Hair, La question de l’assimi- lation des étrangers en Suisse, Neuchâtel, 1914. LE PROGRÈS POLITIQUE . 525 comme tel. Son moi individuel doit disparaitre derrière le moi social qu’il incarne. b.— Il arrive que le peuple ou ses mandataires nomment aussi certaines autorités exécutives. En principe, il est juste que l’homme qui préside à une division du travail choisisse lui-même ses collaborateurs. 11 peut cependant arriver que le choix des premiers fonctionnaires de la hiérarchie ne soit pas confié au chef de l'Etat, comme c’est encore le cas dans les monarchies absolues. Souvent d’ailleurs le choix du chef de l'Etat s'inspire — comme c'est le cas en France — du vœu des mandataires du du peuple, donc, par delà ces mandataires, du peuple lui-même. Ailleurs, comme dans certains cantons suisses et dans la Confédération elle-même, c’est le conseil exé- eutif suprême (conseil d'Etat, conseil fédéral) qui repré- sente en bloc le chef de l'Etat, son président n'étant qu'un primus inter pares. Mais tandis qu’à Genève, par exemple, le peuple nomme lui-même les membres du Conseil d'Etat, ce sont encore les chambres fédérales qui élisent les membres du conseil fédéral. 3. Différenciation sociale externe. F a. — Tous les organes sociaux auxquels le peuple délè- gue une partie de son pouvoir se partagent le travail à accomplir. A la vaste division du travail du pouvoir exécutif s'oppose, par contre, une très faible différencia- tion chez les représentants du peuple appelés à élire les autorités suprêmes. Il y a là, croyons-nous, quelques réformes à attendre de l'avenir. L'art de mettre the right man in the right place n’est pas le partage de chacun. L'élection directe par le peuple des hommes qui portent de hautes responsabilités a conduit à des échecs relatifs qui ont fortement contribué à discréditer le régime démo- cratique. On ne sait que trop quel ascendant confère à certains hommes une parole facile et éloquente. Aussi les parlements se peuplent-ils, dans une proportion déso- lante, d'avocats sans cause et de beaux parleurs. Les sta- 526 LA SOCIÉTÉ tistiques l’ont amplement prouvé. Loin de nous de sus- pecter la bonne foi et la capacité de beaucoup de juristes. Mais leurs études les préparent mal, croyons-nous, au rôle qu’ils ont à jouer. Le côté formaliste et rigide de la loi s’oppose souvent à l’art des nuances, à la souplesse psychologique associée à une haute fermeté morale que le peuple attend de ses représentants. D’où la prépon- dérance exagérée des coteries ; d’où la rareté des hommes qui envisagent les questions pour elles-mêmes et en elles-mêmes, sans s’inféoder au mot d’ordre d’un caucus politique. Nous croyons que si le peuple de chaque com- mune était appelé à élire, selon le mode proportionnel, les hommes qui seraient chargés de choisir les membres des parlements, il y aurait quelque chance que ces élec- teurs au second degré fussent moins sensibles aux simples apparences et plus aptes, par contre, à apprécier les qua- lités de fond des candidats qui se présenteraient à eux. Ce problème se rattache d’ailleurs à celui auquel nous avons fait allusion plus haut: comment découvrir et mettre au service de la société l'élite intellectuelle et morale ? La question dépend de trop de facteurs histo- riques et locaux pour qu’il soit utile de lui donner une réponse théorique qui, pour prétendre valoir partout et toujours, risquerait de ne valoir nulle part et jamais. Les gouvernements n’oscillent-ils pas depuis l’antiquité entre les aristocraties et les démocraties sans avoir trouvé jus- qu'ici ce point stable, ce «juste milieu » qu’ils pour- suivent sans cesse ? — Il est permis cependant d'imaginer que si l’on exigeait de tout parlementaire un certain grade universitaire! supposant des études de sociologie et d'administration, avec stage pratique préalable comme secrétaire de département d'Etat pour les membres du ! Sur ce que l'Université devrait être dans ce cas, cf. WaAxWEILER, cité p. 462 ci-dessus. — Il faudrait que tout candidat, si peu for- tuné soit-il, puisse, à l’aide de bourses, faire ces études préa- lables. LE PROGRÈS POLITIQUE 527 pouvoir exécutif, il y aurait lieu d'attendre quelque pro- grès. L'élection aux Etats-Unis du président Wilson nous paraît être le meilleur exemple de ce que seront, croyons-nous, les élections de l’avenir. b. — Beaucoup plus riche est la division du travail qui accompagne le rayonnement des choses. Du pouvoir cen- tral d’un pays jusqu'aux dernières ramifications des communes, les divisions et subdivisions s'étendent comme les rameaux d’un arbre immense. Il y a au moins trois domaines où cette division du travail est particuliè- rement nette : l'administration publique, la police et _ l'armée. Bien que ce qu’on appelle la politique — c'est- à-dire les divergences d'opinion qui séparent les citoyens _ en partis divers — soit exclue de la police et de l’armée, ces deux organisations sont bien les représentantes du pouvoir exécutif politique par excellence‘. Au lieu de se défendre lui-même contre les adversaires du dedans et du dehors, l'individu délègue son pouvoir à l'autorité qui incarne le pays tout entier et cette autorité, à son tour, remet ce pouvoir respectivement à la police et à l'armée qui sont formées de citoyens spécialisés dans ces rôles. Là où l’armée, comme c’est le cas en Suisse, est formée de milices populaires, c’est-à-dire là où tous les hommes sont à la fois citoyens et soldats (les invalides servant leur armée nationale par le moyen de la taxe militaire), on a le tableau le plus frappant de l'idéal tel que le pro- pose la loi d'action et de réaction. Dans le cas du soldat- citoyen, en effet, le cercle est complet : le pouvoir de défense et de conservation de la cohésion sociale est remis, par l'individu, à la société, qui le lui rend non plus en tant qu'individu mais en tant que cellule spécia- lisée de l'immense organisme national. Nous croyons que si l’Europe était formée de pays relativement petits et 1 Cf. G. Le Box, La psychologie politique et la défense natio- nale, Paris, 1910. 528 LA SOCIÉTÉ sensiblement égaux en force, leurs armées étant formées de milices et l’ensemble des citoyens ayant le pouvoir de décider de la paix ou de la guerre, les guerres ne seraient certes point supprimées — car toute guerre contre une oppression brutale est une guerre sacrée, — mais elles seraient plus justes et plus rares. . 4. Différenciation sociale interne. Il s’agit ici, on s’en souvient, de la hiérarchie des groupes. Or, en politique, les hiérarchies sont particu- lièrement nettes. a. — Tout d’abord on peut dire que toute fédération simple est la formation de deux degrés hiérarchiques. L'individu a délégué son pouvoir à un groupe ; ce groupe, à son tour, associé à d’autres groupes, forme une société plus vaste. Nombre de sociétés privées, sociétés de bien- faisance, sociétés économiques, etc. recourent à ce pro- cédé de groupement. Ilaccorde le plus grand degré d’au- tonomie aux individus et aux petits groupes, tout en leur assurant les avantages qui reviennent aux membres d’as- sociations vastes et puissantes. S'il est vrai que la loi d'action et de réaction exige, pour exercer son effet éducatif en politique, de petites communes relativement autonomes; si, d’autre part, l'équilibre politique mondial est mieux sauvegardé par des pays de peu d’étendue et sensiblement égaux en force, ainsi que nous venons de le montrer‘, on voit que ! Sur l'importance des petits Etats, cf. H.-A.-L. Fismer, The value of small states, Oxford, 1914. En réaction contre l'impé- rialisme Scientifique de Trerrscake, exposé de façon remarqua- blement claire, impérialisme qui vise à l'absorption des petits par les gros, l’auteur oppose la dette de reconnaissance que l’huma- nité doit, de tous temps, aux petits Etats. On peut ne pas aller aussi loin qu'Arisrore qui estimait excessive l'étendue d’un Etat dont les habitants ne pouvaient tous entendre la voix d'un même crieur. Mais n'avait-il pas raison quand il affirmait que chaque citoyen devait pouvoir participer personnellement et directement aux délibérations politiques de son pays ? Qu'en serait-il de la LE PROGRÈS POLITIQUE 529 le régime fédératif, à des degrés divers, peut être consi- déré comme le système politique le plus parfait. Le plus parfait, parce qu’il assure la force des Etats ainsi confé- dérés, tout en sauvegardant le mieux le pouvoir qu'ont les petites subdivisions territoriales de disposer de soi. Le plus parfait aussi, parce que, comme nous le verrons, cette force de cohésion centrale et cette indépendance locale relative sont l'expression même de la loi du pro- grès appliquée aux « choses sociales politiques », c’est-à- dire aux territoires. Cette indépendance relative des groupements plus petits au sein des groupements plus vastes se trouve bien mar- quée dans les articles 2 et 3 de la Constitution fédérale suisse, ainsi CONÇUS : Arr. 2. — « La Confédération a pour but d'assurer l’in- dépendance de la patrie contre l'étranger, de maintenir la tranquillité et l’ordre à l’intérieur, de protéger la liberté et les droits des confédérés et d'accroître la prospérité commune. » Anr. 3. —- « Les cantons sont souverains en tant que leur souveraineté n'est pas limitée par la souveraineté démocratie directe, si les petits Etats grecs ou les cantons de la Suisse primitive n'avaient pu, comme de vrais petits laboratoires, en fournir au monde l'expérience et l'exemple ? Et n'est-ce pas à leur exiguité qu’il faut faire remonter pour une part l'éclat et le développement si extraordinairement rapide de certaines commu- nautés de l'antiquité ou de la Renaissance ? — Pour l'heure ac- tuelle, Fisner estime que c'est dans ce rôle de laboratoires que consiste la valeur la plus marquante des petites nations. Les Etats- Unis d'Amérique connaissent bien les avantages du fédéralisme qui leur permet d'essayer d'abord sur une petite échelle la solution des grands problèmes — féminisme, anti-alcoolisme, législation ouvrière — qui se posent dans la vie des Etats. Il n’y a pas, dans les petits Etats, de pression ni de compression par le fait d'un despote ou d'une majorité despotique intervenant pour écraser la vie locale spontanée. Là, du moins, dit Fisñer en terminant son opuscule, « les hommes peuvent penser ce qu'ils veulent, peuvent écrire ce qu'ils pensent. » 34 530 LA SOCIÉTÉ fédérale, et, comme tels, ils exercent tous les droits qui ne sont pas délégués au pouvoir fédéral. » Nul sociologue, à notre connaissance, n’a, mieux que Proudhon, plaidé la cause du système fédératif. Il s’est montré, en ce domaine comme en d’autres, d’une clair- voyance remarquable. Nous nous proposons, à propos de la liberté, de l'autorité et du fédéralisme, de citer plus bas quelques pages où il met bien en évidence la valeur de cette institution politique. Contentons-nous de rappeler ici cette parole, déjà citée en tête de cet ouvrage, et que nous croyons prophétique : « Le vingtième siècle ouvrira l’ère des fédérations. » ! P.S. Proupnox, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution, Paris, 1863, p. 109. — Woodrow Wicsown, L'Etat, v. II, pp. 336 à 338, distingue deux étapes dans le développement des fédérations. Dans le premier cas il s’agit de confédération proprement dite {Staatenbund) : Etats distincts associés. Dans le second cas il y a Etat fédéral moderne { Bundesstaat) avec souveraineté commune qui se subs- titue sur certains points aux souverainetés particulières des Etats composants. On sait que l'idéal fédératif fut une des idées chères à J.-J. Rousseau. Cf. Jugement sur la paix perpétuelle (Oeuvres, Paris, 1826, t. VI, p. 447) ; Emile, livre V ; Economie politique, p. #14 ; Contrat social, passim. « Déjà dans son extrait du Projet de paix perpétuelle de l'abbé de Saint-Pierre, il appelait de ses vœux une « confédération des peuples » et préconisait « une forme de gouver- « nement fédérative qui, unissant les peuples par des liens sem- « blables à ceux qui unissent les individus, soumette également « les uns et les autres à l'autorité des lois. » {Oeuvres, Paris, 1883, t. I, p. 606, cité par G. Vaiuerre, J.-J. Rousseau Genevois, Paris et Genève, 1911, p. 197.) — Cf. également WiINDENBERGER, Essai sur le système de politique étrangère de J.-J. Rousseau : la république confédérative des petits Etats, Paris, 1899. Sur le fédéralisme, cf. Bakounine, Oeuvres, Paris, 1895, t. I, p. 59. — G. Dryspare, Autonomie et Fédération, Home Rule irlan- dais, Paris, 1905. — Raoul de la Grasserie, L'Etat fédératif, Paris, 1897, et, du même, Du Fédéralisme, Paris et Mons, 1907. — Jacq. Dumas, De la fédération considérée comme l'une des sanctions de l'arbitrage international, Rev. intern. de sociol., v. XIII, 1905, p. 289. — Sir John Cocxsurn, La Fédération bri- - LE PROGRÈS POLITIQUE 531 b. — Plus riche, plus variée est la différenciation coor- donnée des groupes dépendant du pouvoir exécutif. Là, comme dans la police, comme dans l’armée surtout, les divisions et subdivisions sont dans un rapport très strict de subordination réciproque. Corps d'armée, divisions, brigades, régiments, bataillons, compagnies, sections, voilà le type par excellence de la différenciation sociale interne accompagnant le rayonnement des choses d’ordre politique. Remarquons cependant que seules les adminis- trations publiques et la police restent disposées selon les divisions territoriales. Par son rôle même d’organe défen- sif vis-à-vis de l’extérieur, l’armée doit être mobile à l’ex- trême et pouvoir se masser sur une frontière ou sur l’autre selon les besoins du moment. L'aide que l’armée prête à la police en certains cas n’infirme pas ce que nous disons de son rôle extérieur; on peut affirmer que si elle a à intervenir à l'intérieur, elle peut être assimilée à une police de renfort, son action se trouvant circonscrite dans les limites d’un territoire et ses chefs collaborant avec les autorités policières de celui-ci. . Choses. Nous allons retrouver les quatre mêmes rubriques que ci- dessus, non plus dans le domaine des hommes, mais dans celui des choses. Les choses sont ici, nous l’avons dit, les pays par opposition aux nations ; en d’autres termes, les Etats dont les habitants sont les citoyens, — citoyens sur lesquels, en retour, s’exerce l’autorité de ces Etats. 5. — L'intégration des territoires va de pair avec celle des hommes qui les occupent. Que ceux-ci aient été con- tannique, étape vers la Fédération mondiale, Doc. du Progr., dée. 1907, p. 21. — Rod. Bropa, Vers la Fédération universelle, Doc. du Progr., juill. 1908, p. 612. — Enfin G. Serci, L'evoluzione in hiologia e nell’ uomo, Rivista italiana di Sociologia, Anno V, Fase. 4, pp. 413-433, aboutit également à la conception fédérative de la société. 532 LA SOCIÉTÉ quis par la violence ou se soient ralliés de plein gré — par plébiscite ou par héritage, à la suite du mariage de leur souverain avec celui d’un autre Etat, — les terri- toires nouveaux qui viennent agrandir le territoire pri- mitif sont une véritable intégration : une partie du non- moi social est devenue une partie du moi. Il va donc sans dire que les pays nouveaux ne sont pas nécessaire- ment des pays sujets. Des Etats égaux en droits peu- vent s'associer, comme c’est le cas des cantons suisses, et continuer à jouir d’une autonomie presqu’entière : la part seule de leur pouvoir qui est déléguée au pouvoir central ne leur appartient plus. Ajoutons que, par delà les nations constituées de façon autonome, des linéa- ments d'entente internationale se trament de ei de là sous forme de conventions internationales, d’alliances défensives, d’ententes commerciales, de contrats entre nations. Ces ententes, celles en particulier concernant l'arbitrage obligatoire en cas de menaces de conflits de pays à pays, sont une première et timide tentative, bien fragile encore, de soumettre au droit la force défensive des Etats. À ce titre, elles sont le premier fondement de ce qui pourra devenir un jour les Etats-Unis du monde. On a cependant commis l'erreur de croire qu’il pouvait exister de nos jours une morale des Etats, une loi avec obligation, mais sans sanction, un droit qui n'aurait pas l’appui ou l’appoint de la force : erreur dont les consé- quences ont été graves, illusion dont le réveil a été dou- loureux. Plus que jamais cette concentration politique suprême paraît encore bien loin de se réaliser. Le parti socialiste international y travaille avec un succès inégal. Et de toute façon les tempéraments des races diverses qui occupent le vieux continent sont encore trop divergents pour qu'on entrevoie la possibilité d’un accord très intime : le par- lement européen est encore loin de nous. N'importe, les ententes et les liens de toutes sortes sont des étapes sur LE PROGRÈS POLITIQUE 533 la grande voie du progrès. Que chaque nation, chaque type régional ou local garde son individualité; c’est elle qui fait sa force ; le nivellement des caractères serait l’abâ- tardissement de l'humanité. Mais la culture du caractère particulier n’est pas amoindrie, nous dirions plutôt qu’elle est assurée, par un internationalisme de bon aloi qui con- centre ce qui a une portée universelle : la vérité, la jus- tice, le droit, mais qui différencie ce qui est particulier, qui assure le respect et la sauvegarde des valeurs indivi- duelles et locales. 6. Concentration des choses. — Et c’est ici que nous retrouvons le double aspect de la loi du progrès. A liberté donnée — des individus ou des communes, — plus l’autorité centrale du pays est forte, mieux est sau- vegardée la cohésion sociale (concentration intensive). Et plus une autorité donnée étend son empire — toutes choses égales d’ailleurs, — plus elle est forte (concentra- tion extensive). Mais prenons garde qu'il s’agit d'une autorité sinon élue, du moins voulue et consentie par les habitants des régions sur lesquelles elle s'exerce. Ainsi les . volontés divergentes sont éliminées ou contrebalancées, les volontés convergentes sont renforcées et prennent force de loi. Une organisation centrale, substituée à plu- sieurs organisations locales, simplifie les rouages admi- nistratifs, économise les forces vives de la société et écarte nombre de causes de conflits d’un gouvernement local à l’autre. 7. Différenciation des choses. — Inversement, à autorité donnée, plus il y a de liberté individuelle ou locale, plus il subsistera de souplesse et de vitalité dans le corps social. Nous l'avons déjà dit : uniformisation n’est pas concentration ; il n’y a de vraie concentration que là où les individualités sont respectées. D'autre part la liberté n’est pas une différenciation, nous l'avons dit aussi, mais elle est l'indispensable facteur de toute différenciation. Nous entendons d’ailleurs ici par liberté la part de pou- 534 LA SOCIÉTÉ voir personnel laissée à l'individu en dehors de celle qui appartient aux autorités sociales dont il dépend. Moins donc il y aura de restrictions, arbitraires ou légales, mais en tout cas inutiles, apportées à la liberté des indi- vidus, plus on sera en droit de s'attendre à de l'initiative et à de l'intelligence de leur part'. On ne restreindra donc la liberté que là où cette restriction est indispensa- ble pour obtenir un progrès. Maïs qui décidera ce qui est indispensable et ce qui ne l’est pas? Le citoyen ou ses représentants. Et là se marqueront, émanant tout droit du subconscient le plus intime, les caractères de race. Est-il certain que le Rechts gehen que l'Allemand du nord affiche à la tête de ses ponts ou dans ses boulevards ! Cf. E. Anronezur, La démocratie sociale devant les idées pré- sentes, Paris, 1911. — L'auteur, qui recommande le syndicalisme intégral des intérêts, c'est-à-dire l'association librement consentie des individus en vue de la défense de leurs intérêts communs (p. 25), ajoute : « Ces avantages, certes considérables, seraient déjà suffisants pour constituer un progrès, mais le plus grand de tous sera dans le sentiment qu’aura tout homme de pouvoir déve- lopper librement et pleinement toute son activité, toute sa vitalité, sans se heurter, comme aujourd’hui, à l'obstacle d’une réglemen- tation sociale qui, sans tenir compte de l'infinie variété de l'être humain, meurtrit son individualité aux murs d’une discipline inexorable en son uniformité. « Quelles merveilleuses conséquences on peut prévoir à ce jeu plus souple, plus libre des activités humaines! Les efforts mieux adaptés aux buts muitiplieront les utilités, et la vitalité plus libre- ment dépensée sera une source toujours vivace de bonheur moral. L'homme vivra mieux et vivra avec plus d'intensité » (pp. 27-28). CF. D. WarnorTe, De certaines classes sociales dans leurs rapports avec l'idéal d'une nation, Bull. Solvay, 13, 1911, art. 208, p. 6 : « Les révolutions. n’aboutissent qu’à des subs- titutions de personnes sans profit pour la communauté. La seule solution possible dérive de la notion d'organisation, c'est-à- dire d’un système où chacun est en mesure de fournir son maxi- mum. Cette solution « productiviste » est conforme à une ten- dance générale que dans les pays libres on essaie de mettre en pratique... » CF. également M. von GuLpensruesse, Die Freiheit des Einzel- nen im heutigen Staat, Preussische Jahrbücher, juill. 1913. LE PROGRÈS POLITIQUE 535 animés économise réellement plus d'efforts sociaux que cette liberté disciplinée qu’observe l'Anglais dans des cas analogues ? C’est un exemple entre mille. Le peuple allémand concentre, mais il différencie moins que d’au- tres peuples ‘, ou plutôt la division du travail émane chez lui du chef et non de l'initiative des travailleurs. C’est ce qui fait la force massive de son organisation sociale :. Le : CF. Bourroux, L'Allemagne et la guerre (Revue des Deux Mon- des, 15 oct. 1914) : «.. L'opinion de l'Allemagne (en 1869) était partagée entre deux doctrines opposées. L'’aspiration générale avait pour objet l’unité de l'Allemagne. Mais on ne s'entendait pas sur la manière de concevoir et de réaliser cette unité. « La thèse de Trerrscake était : Freiheit durch Einheit, « la liberté par l'unité », c'est-à-dire l'unité d’abord, l'unité avant tout, la liberté ensuite, plus tard, quand les circonstances per- mettraient d'y songer. Or, à la formule de Trerrscuke s'opposait celle de BLuxrscuu1: Einheit durch Freiheit, « l'unité par la liberté ». Cette doctrine, qui comptait alors d’'éminents représentants, ten- dait à sauvegarder d’abord l'indépendance et l'égalité des Etats allemands, et ensuite à établir entre eux, sur cette base, une union d'un caractère fédératif. Et, de même qu’elle préconisait, au sein de l'Allemagne, une union sans hégémonie, de même elle concevait l'unité allemande comme devant se réaliser sans porter ombrage aux autres nations, en particulier sans menacer la France, Ce devait être l'Allemagne libre dans le monde libre » (pp. 400-401). Dans le même article, le philosophe français montre que cette thèse de l'unité fondée sur la liberté fut l'idéal successivement de Lerex1z et de Kanr. Lersniz en effet « professait une philosophie qui n’appréciait l'unité que sous la forme d’une harmonie de puis- sances libres et autonomes. Leisniz exaltait le multiple, le divers, le spontané ». Kanr, de son côté, « posant en principe que toute personne, en tant que capable de valeur morale, est respectable, appelle les hommes à créer non une monarchie universelle et despotique, mais une république des nations où chacune possèdera une personnalité libre et indépendante » (p. 399). ? C'est ce qui fait sa force. Ajoutons que c’est ce qui fait son danger. Si nous parlons de concentration sociale et que nous pla- cons la force de l'Etat comme but suprême de l’activité politique, nous comptons qu'on ne nous fera pas l'injure de confondre ce but avec celui de certains corps sociaux qui poussent l'unification jusqu’à attendre de leurs membres une obéissance absolue, simul ac cadaver ; qui admettent que, lorsque le bien de l'Etat est en 536 LA SOCIÉTÉ Français, plus particulariste, se différencie peut-être davantage, mais son trop grand souci de la liberté indivi- duelle et un certain manque de sens de cohésion sociale, né sans doute de son esprit plus critique, le prive souvent . des avantages que ses efforts acquerraient à être plus socialisés. Que chacun, à défaut de pouvoir s’assimiler les qualités d'autrui — il faut bien des générations pour qu'une qualité acquise pénètre dans le subconscient ! — fasse ses expériences propres, et la sélection sociale, par son œuvre souterraine, tendra lentement et sûrement à ses fins. Notons encore, comme exemple typique d’une différen- ciation sociale bien comprise, ce qui se fait aux Etats- Unis d'Amérique. Là, sur le terrain très favorable des lois sociales importées d'Angleterre par les puritains — lois inspirées par le protestantisme calviniste, ce puissant ferment d’individualisme, — des races diverses se sont fondues avec une rapidité prodigieuse, créant un peuple jeune, exubérant, encore peu « cultivé » — au sens raffiné et intellectuel que nous donnons à ce mot, — mais sympa- thique jusque dans ses défauts. Qui sait si l’essor gigan- tesque de cette confédération d'Etats ne vient pas du fait qu’il est possible à chaque individu — précisément à cause du haut degré de liberté qui lui est laissé — de chercher et de trouver la place qui lui convient dans les rouages sociaux ? Les traditions surannées, les routines de notre vieux continent ne sont plus une concentration de forces, mais un poids mort, un boulet que nous trai- nons après nous et qui retient à la terre les individualités cause, la fin justifie les moyens — même les moyens nuisibles au prochain — et qui mettent le dogme du trône, de l'autel ou de l'épée au-dessus du bon sens : credo quia absurdum. Si c'est là l'idéal de l'ordre des jésuites et peut-être celui de l'Allemagne des CLausewirz, des TreiTscHKkE et des BERNHARDI, Ce ne saurait être le nôtre. Aussi bien mettons-nous comme contre-poids au danger d'excès de concentration la liberté de l'individu, agent de différenciation. LE PROGRÈS POLITIQUE 537 capables de s'élever à un idéal social plus élevé. La force d'inertie qui règne en Europe est comparable à l’encras- sement d’une vieille machine : le jeu libre de la loi du progrès y est compromis, malgré le nombre considérable d'hommes de valeur qui s’y trouvent ; ces hommes n’arri- vent pas à jouer le rôle pour lequel ils sont nés et qu'ils seraient dignes de jouer pour le bien social. C’est là un défaut de différenciation ou plutôt une imperfection dans le jeu de sélection des valeurs sociales. Nous croyons _ fermement qu'un large degré d'autonomie accordé aux communes mettrait en relief les hommes capables de se faire estimer de leurs concitoyens par leur valeur morale et pratique. Davantage agir, moins parler, voilà qui devrait être le mot d'ordre du candidat de l’avenir à ce qu’on appelle les « honneurs » et ce que nous voudrions appeler le « service social ». Il faut sans doute pour cela une maturité politique que nos démocraties n’ont pas encore acquise !. 1 Le double jeu de la liberté et de l'autorité a été mis en évi- dence, avec une netteté toute particulière, par P. J. Proupnow, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution, Paris, 1863. Nous ne résistons pas au plaisir de citer quelques pages de ce livre tout rempli de bon sens. « a) L'ordre politique repose sur deux principes connexes, opposés et irréductibles : l'Autorité et la Liberté. « b) De ces deux principes se déduisent parallèlement deux régimes contraires : le régime absolutiste ou autoritaire, et le régime libéral. « c) Les formes de ces deux régimes sont aussi différentes entre elles, incompatibles et inconciliables, que leurs natures; nous les avons définies en deux mots : Indivision et Séparation. « d) Or, la raison indique que toute théorie doit se dérouler suivant son principe, toute existence se produire selon sa loi : la logique est la condition de la vie comme de la pensée. Mais c'est justement le contraire qui se manifeste en politique : ni l'Autorité ni la Liberté ne peuvent se constituer à part, donner lieu à un système qui soit exclusivement propre à chacune ; loin de là, elles sont condamnées, dans leurs établissements respectifs, à se faire de perpétuels et mutuels emprunts (pp. 56-57). « Supprimez l'une des deux, l’autre n’a plus de sens : l'Autorité 538 LA SOCIÉTÉ 8. — La hiérarchie des choses politiques, c’est-à-dire des territoires, va de pair avec celle des hommes; ou plutôt elle en est le symbole, le soubassement. En regard sans une Liberté qui discute, résiste ou se soumet, est un vain mot ; la Liberté, sans une Autorité qui lui fasse contre-poids, est un non-sens. « Le principe d’Autorité, principe familial, patriarcal, magis- tral, monarchique, théocratique, tendant à la hiérarchie, à la cen- tralisation, à l’absorption, est donné par la Nature, donc essen- tiellement fatal ou divin, comme l'on voudra. Son action, combattue, entravée par le principe contraire, peut indéfiniment s'étendre ou se restreindre, mais sans pouvoir s’annihiler jamais. « Le principe de Liberté, personnel, individualiste, critique, agent de division, d'élection, de transaction, est donné par l’Es- prit. Principe essentiellement arbitral par conséquent, supérieur à la Nature dont il se sert, à la fatalité qu’il domine ; illimité dans ses aspirations ; susceptible, comme son contraire, d'extension et de restriction, mais tout aussi incapable que celui-ci de s’épuiser par le développement, comme de s’anéantir par la contrainte. « Il suit de là qu’en toute société, même la plus autoritaire, une part est nécessairement laissée à la Liberté ; pareillement en toute société, même la plus libérale, une part est réservée à l'Autorité, Cette condition est absolue ; aucune combinaison politique ne peut s’y soustraire. En dépit de l’entendement dont l'effort tend incessamment à résoudre la diversité dans l'unité, les deux prin- cipes restent en présence et toujours en opposition. Le mouve- ment politique résulte de leur tendance inéluctable et de leur réaction mutuelle (pp. 21-22). » Le jeu de bascule politique doit aboutir à l'accroissement du principe de liberté, tempérée par le contrat : « Puisque, dans la théorie et dans l’histoire, l'Autorité et la Liberté se succèdent comme par une sorte de polarisation ; « Que la première baisse insensiblement et se retire, tandis que la seconde grandit et se montre ; « Qu'il résulte de cette double marche une sorte de subalterni- sation en vertu de laquelle l'Autorité se soumet de plus en plus au droit de la Liberté ; y « Puisqu'en d'autres termes le régime libéral ou contractuel l'emporte de jour en jour sur le régime autoritaire, c'est à l’idée de contrat que nous devons nous attacher comme à l’idée domi- nante de la politique. « Qu'’entend-on d’abord par « contrat » ? « Le contrat, dit le Code civil, art. 1104, est une convention par LE PROGRÈS POLITIQUE 539 des corps d'armée, divisions, brigades, régiments, batail- lons, compagnies et sections des armées de terre — hiérarchie s'appliquant aux hommes à l'exclusion des laquelle une ou plusieurs personnes s'obligent envers une ou plu- sieurs autres à faire ou à ne pas faire quelque chose (pp. 63-64). « Pour que le contrat politique remplisse la condition synal- lagmatique et commutative que suggère l'idée de démocratie ; pour que, se renfermant dans de sages limites, il reste avantageux et commode à tous, il faut que le citoyen, en entrant dans l’asso- ciation : 1° ait autant à recevoir de l'Etat qu'il lui sacrifie; 20 qu'il conserve toute sa liberté, sa souveraineté et son initiative, moins ce qui est relatif à l’objet spécial pour lequel le contrat est formé et dont on demande la garantie à l'Etat. Ainsi réglé et compris, le contrat politique est ce que j'appelle une fédération. « FÉDÉRATION, du latin fœdus, génitif fœderis, c’est-à-dire pacte, contrat, traité, convention, alliance, etc., est une convention par laquelle un ou plusieurs chefs de famille, une ou plusieurs com- munes, un ou plusieurs groupes de communes ou d'Etats, s’obli- gent réciproquement et également les uns envers les autres pour un ou plusieurs objets particuliers, dont la charge incombe spéciale- ment alors et exclusivement aux délégués de la fédération (p. 67). « En résumé, le système fédératif est l'opposé de la hiérarchie ou centralisation administrative et gouvernementale par laquelle se distinguent, ex æquo, les démocraties impériales, les monar- chies constitutionnelles et les républiques unitaires. Sa loi fonda- mentale, caractéristique, est celle-ci : dans la fédération, les attri- buts de l'autorité centrale se spécialisent et se restreignent, diminuent de nombre, d’immédiateté et, si j'ose ainsi dire, d'inten- sité, à mesure que la Confédération se développe par l'accession de nouveaux Etats. Dans les gouvernements centralisés, au con- traire, les attributs du pouvoir suprême se multiplient, s'étendent et s’immédiatisent, attirent dans la compétence du prince les affaires des provinces, communes, corporations et particuliers, en raison directe de la superficie territoriale et du chiffre de popula- tion. De là cet écrasement sous lequel disparaît toute liberté, non seulement communale et provinciale, mais même individuelle et nationale (pp. 70-71). « Si ces faits sont vrais, la conséquence ne peut être douteuse : c'est que, d’après la nature des choses et le jeu des principes, l'Autorité devant être en retraite et la Liberté marcher snr elle, mais de manière que les deux se suivent sans se heurter jamais, la constitution de la société est essentiellement progressive, ce qui signifie de plus en plus libérale, et que cette destinée ne peut 540 LA SOCIÉTÉ choses — nous rencontrons ici les nations, pays, départe- ments, cantons, districts, communes, ou telles autres désignations en usage et qui représentent des subdi- visions politiques hiérarchisées. Nous attribuons une grande importance à la conservation des caractères locaux ou régionaux. Plus l'individu peut être pleine- ment lui-même et moins sa volonté est tenue en bride par des restrictions qu’il trouve arbitraires, plus aussi il apportera de force vive à l’organisme social. On commence à le comprendre en France, cette nation ultra-centralisée dont on a dit qu’elle souffrait de congestion cérébrale. Récemment un mouvement considérable s'est manifesté en faveur du « régionalisme ». Des congrès régionalistes être remplie que dans un système où la hiérarchie gouvernemen- tale, au lieu d’être posée sur son sommet, soit établie carrément sur sa base, je veux dire dans le système fédératif, « Toute la science constitutionnelle est là : je la résume en trois propositions : « 19 Former des groupes médiocres, respectivement souverains, et les unir par un pacte de fédération; « 2° Organiser en chaque Etat fédéré le gouvernement d'après la loi de séparation des organes ; — je veux dire : séparer dans le pouvoir tout ce qui peut être séparé, définir tout ce qui peut être défini, distribuer entre organes ou fonctionnaires différents tout ce qui aura été séparé et défini ; ne rien laisser dans l'indivi- sion ; entourer l'administration publique de toutes les conditions de publicité et de contrôle ; « 30 Au lieu d’absorber les Etats fédérés ou autorités provin- ciales et municipales dans une autorité centrale, réduire les attri- butions de celle-ci à un simple rôle d'initiative générale, de garan- tie mutuelle et de surveillance, dont les décrets ne reçoivent leur exécution que sur le visa des gouvernements confédérés et par des agents à leurs ordres, comme, dans la monarchie constitu- tiounelle, tout ordre émanant du roi doit, pour recevoir son exé- cution, être revêtu du contre-seing d’un ministre (pp. 81-82). « Ainsi constituée, la Fédération résout seule, en théorie et en pratique, les problèmes de l'accord de la Liberté et de l'Autorité, donnant à chacune sa juste mesure, sa vraie compétence et toute son iuitiative, Seule par conséquent elle garantit, avec le respect inviolable du citoyen et de l'Etat, l’ordre, la justice, la stabilité, la paix » (p. 317). LE PROGRÈS POLITIQUE 541 ont été tenus’, où l’on a montré la valeur de l'esprit 1 Au Congrès républicain de la Jeunesse, présidé par Marc Sanenter (cf. Les Droits de l'Homme, 11 juin 1911), Carnoy, pré- sident de l’Union des étudiants républicains de Paris, a proposé du régionalisme la formule suivante : « Des intérêts nouveaux, matériels et moraux, superposés aux intérêts anciens, donnent leurs formes à ces régions... La réforme la plus étendue, ce sera le régionalisme intégral, allant des inté- rêts et des groupes d'intérêts professionnels locaux, fortement organisés, jusqu'aux intérêts régionaux les englobant tous. Les intérêts seront représentés par les syndicats ; les groupes d'inté- rêts par les communes ; les intérêts régionaux par les assemblées régionales. Celles-ci seront, nous y insistons, des assemblées législatives, avec des pouvoirs très larges, particulièrement en matière financière et économique. « Ce régionalisme n’entamera nullement l'unité nationale. Outre qu'elle existe en fait, par la maturité même de la nation, elle sera sauvegardée par un pouvoir central uniquement occupé d'elle, chargé de la législation générale, de la juridiction nationale, de la défense nationale et des intérêts extérieurs. » Scamaroxi et Bizecarp, de la Fédération républicaine des étu- diants de France, ont fixé ainsi le programme à suivre. « Donner à notre démocratie le cadre nécessaire au lieu du cadre administratif impérial ; approprier notre organisation à notre époque de communications rapides, donner aux groupements d'intérêts municipaux, locaux, régionaux, la faculté de vivre, faire l'individu, la profession, la contrée plus maîtres d'eux-mêmes. » « Toute l’école de décentralisation régionale, écrit de son côté J. Pauz-Boxcour, part en somme de cette notion essentielle, à savoir : que les groupements territoriaux secondaires, communes, provinces, etc., ont entre eux des diversités telles qu'ils suppor- tent mal le cadre uniforme imposé par les lois et les décisions de l'Etat central, dont la lourde contrainte brise leur initiative, dont la congestion tarit les sources de vie qu'ils portaient en eux. » Mais il voudrait fonder les circonscriptions régionales non sur des traditions mortes, mais sur « les diversités provenant des be- soins économiques différents. C’est parce que tels ou tels modes, telles ou telles branches d'industrie dominent dans telle ou telle région qu'il y aura, de ce chef, entre ces régions, des besoins différents, réclamant des solutions différentes que ne peut certes pas leur apporter la rigidité des lois de l'Etat central. » (Cité par Mce Le BLox», Les Idées de M. J. Paul-Boncour, Paris, 1911, pp- 30-31.) Sur le régionalisme, cf. également L. Marin, La réforme admi- 542 LA SOCIÉTÉ propre des anciennes provinces, non seulement au point de vue littéraire ou artistique, mais aussi et surtout au point de vue politique ; une décentralisation de certaines activités politiques, amenant avec soi un degré de plus dans la hiérarchie qui, des départements, saute presque sans transition à l'Etat lui-même, est devenue urgente. Si l’on a le courage et la force de la réaliser, elle ne peut, croyons-nous, qu'être un élément de progrès, et l’auto- rité centrale elle-même, moins gênée par les poussées particularistes de l’intérieur, sera plus libre et plus soli- dement établie. Comme on l’a vu, nous avons parlé d'hommes plus que de choses dans ces paragraphes consacrés aux choses sociales. C’est que, comme nous l’avons montré, les di- visions territoriales ne sont que des symboles. Ce sont les hommes qui importent. Le cadre une fois posé, l’œil l’oublie pour se reporter exclusivement sur le contenu du cadre. Quand nous parlons de patrie, ce mot évoque sans doute en nous tout d’abord l'horizon familier dont le clocher est le centre pour les yeux, comme le foyer l’est pour Le cœur — ce que l’allemand appelle la Heëmat ; — puis l’espace fait de plaines ou de montagnes où vécurent nos pères — le Vaterland — que nous aimons pour l’avoir parcouru en tous sens au temps si réceptif de l’enfance et de la jeunesse, et auquel nous avons ratta- ché le souvenir des exubérances d’autrefois : si nous y sommes attachés par toutes les fibres de notre être, n'est-ce pas souvent parce que nous aimons à nous y retrouver nous-mêmes en le revoyant tel que nous l’avions aperçu à l’âge d’or du printemps? Mais bientôt notre pensée se reporte et se fixe sur les hommes qui, d’un nistrative et le Congrès de Bourges, Doc. du Progrès, déc. 1911, janv.-févr. 1912, et les manifestes de la Fédération régionaliste française (F. R. F.). — Cf. de même Ch. Cnarces-Brun, Qu'est- ce que le régionalisme ? Réforme sociale, févr. 1911. — J. Mrnura, Le régionalisme, ibid., juin 1911. LE PROGRÈS POLITIQUE 543 bout à l’autre du pays, obéissent au même gouvernement qu'ils ont eux-mêmes choisi ou accepté. C'est là, pour l'homme arrivé à l’âge des responsabilités sociales, ce qui, à bon droit, importe avant tout. Et pourtant, sans le territoire de la patrie ‘, y aurait-il des citoyens ? E. — L'activité politique se fait par le droit et pour le droit. D’où une confusion facile à faire entre ces deux or- dres d’activité. On ne les distingue qu’en cas d’action po- litique dirigée contre le droit : violation de traité, réélec- tion par le peuple d’un mandataire disqualifié, etc. C’est surtout l’activité politique constructive qui se confond avec l’activité juridique. Elu selon la loi, le député a, le plus souvent, à créer des lois. S’il est le représentant de l'autorité de la nation — élément de force coercitive ?, — il en est aussi le mandataire législatif — élément d'ordre ou plutôt d’ordination. Il n’y a donc pas — ou tout à fait excéptionnellement — de politique sans droit. Il n'y a pas davantage de politique sans économie. Toute société qui agit, qui dépense des énergies maté- rielles ou spirituelles, a besoin de récupérer ces énergies. Les hommes qui dépensent de la force doivent la recon- quérir. Si l'élément alimentation est l’élément type du domaine économique, en tant que moyen de satisfaire les besoins de l’organisme et de lui rendre des énergies, on peut, socialement, y substituer, et on y substitue d’ordi- naire, l'argent, symbole du travail (du moins devrait-il l’être) et moyen unifié d'acquérir ce qui doit satisfaire les besoins. Or l’argent joue un rôle dans toutes les so- 1! Cf. R. Poincaré, L'idée de patrie, Rev. polit. et parlementaire, 10 avr. 1910. ? On constatera que nous nous rallions ici en quelque mesure à la doctrine de Durkneim qui voit dans la coercition le phénomène social par excellence. Mais tandis qu'il la met à la clé de tout fait social, qu'il en fait l'élément de socialité fondamental, nous ne voyons en elle qu’une des faces, un des aspects de l'activité sociale spontanée ou réfléchie. 544 LA SOCIÉTÉ ciétés. L'Etat n'échappe pas à la règle. Par son budget, dans lequel il cherche à équilibrer les recettes, dues aux impôts, douanes, bénéfices des services publics, etc., et les dépenses d'utilité publique décidées par la société ou ses représentants, il ne se distingue pas, en principe, de la ménagère qui tient à jour son carnet de comptes. Il ne s’en distingue que par l’ampleur de son service et le fait que celui-ci est social au lieu d’être individuel ou fami- lial. Dans la mesure où il exploite lui-même ses chemins de fer ou ses monopoles, l'Etat se comporte aussi comme un industriel ou un commerçant. Ainsi, de même que le droit pénètre tout le corps poli- tique à l'instar du système nerveux qui se répand dans l'organisme entier, le budget s’infiltre dans tous les organes politiques comme un système circulatoire qui vient en soutenir et en réparer les forces. On voudra bien ne pas voir dans cette comparaison autre chose qu’un vague symbole, éminemment inadéquat si on voulait le pousser dans les détails. Nous n'avons aucunement l’in- tention de l’imposer au lecteur comme véritable, réel, « concret », inattaquable, péremptoire et absolu. Les beaux jours de la société-organisme sont loin! Tempora mutantur. Il. Le progrès juridique. Nous n’avons pas l'intention de nous arrêter longue- ment à l’étude du progrès juridique. Et cela pour plu- sieurs raisons. Nous ne sommes pas juriste et ne pré- tendons pas l’être. Nous aurions mauvaise grâce, par conséquent, de vouloir donner des leçons de droit au lecteur qui peut, lui, être juriste. Et puis, comme nous venons de le montrer, la force et le droit sont intimement liés dans les Etats modernes. Ce serait donc nous répé- ter que d’insister longuement sur des concentrations et 2 Sun 4 PO LE PROGRÈS JURIDIQUE 545 des différenciations sociales identiques : les activités po- litique et juridique des citoyens se confondent souvent dans le choix des mêmes mandataires ou, sinon, suivent des voies parallèles qui ne se distinguent que par le sujet traité et par le but poursuivi. L'armée militaire et l’armée judiciaire sont, dans les grandes lignes, taillées sur le même patron. La police elle-même est-elle de l’ordre politique ou de l’ordre juridique ? Elle est des deux politique en tant que représentante de la force sociale, juridique en tant que représentante du droit social. La tâche nous sera donc rendue facile. Au surplus, si la loi du progrès est vraie, nous devrons la voir se manifester dans le domaine juridique comme dans les autres. C’est en tant que biologiste social que nous traiterons le sujet et non en juriste. Les juristes qui nous liront nous pardonneront donc notre incursion dans leur domaine privé. Heureux serons-nous si nous arrivons à les persuader que même chez eux les grandes lois de la vie ont droit de cité. Principes. A. — Le but de l’activité juridique est la conservation et le perfectionnement de l'ordre social. Elle tend, disions-nous, à régler et à organiser la force sociale et les activités par lesquelles elle se manifeste {. 1 De nombreux ouvrages ont paru récemment sur les fondements du droit et ses rapports avec la sociologie. Il ne nous appartient pas de les discuter ici. Contentons-nous de donner les quelques indications suivantes : D'après E. Waxweicer, Bull. Solvay, 4, art. 67, p. 4, « pour les uns, le Droit serait en dernière analyse la force devenue juste (p. ex. Vox Juerixc, L'évolution du Droit, p.169) ; l'homme aurait « créé » le Droit « pour » se défendre (In., Histoire du développe- ment du Droit romain, Paris, 1900, pp. 11 à 22). Pour les autres, le criterium du Droit serait la sanction effectivement coercitive : ou plus spécialement l'existence d'une autorité déterminée, chargée d'appliquer cette sanction (p. ex. Th.-E. HozLanp, Jurisprudence, p. 26). Pour la généralité, le Droit est ce qui réalise l'équilibre 35 546 LA SOCIÉTÉ des intérêts sociaux. » Ces formules, partiellement exactes, lais- sent entier le problème proprement sociologique. Ce problème, WaxwelLeR (p. 5) le formule ainsi : « L'analyse de la vie sociale des hommes montre que, chez eux, la conformité devient un véri- table besoin... Ce besoin appelle une fonction qui l’organise, par les moyens les moins dissipateurs de temps et d'activité. C’est le rôle de tous les systèmes d'usages, depuis le savoir-vivre jusqu'à la morale. » Or parmi les usages il en est que l'expérience « révèle comme ayant une importance primordiale, soit pour la continua- tion de la vie en commun, soit pour la consolidation d'intérêts puissants ». Le Droit est ainsi « un système particulier solidement archouté par les constructions de la logique » et formé des ._« résidus des éléments qui... ont été jugés essentiels pour la per- manence de la collectivité ». C’est ainsi que, comme tout ce qui est social, « le Droit sort de la Vie ». WaxweILEer part donc de l'adaptation. « Sous la pression des conditions du milieu, dit-il ailleurs {Que peut être une sociologie juridique ? Bull. Solvay, 11, 1911, art. 179, pp. 4-6), les hommes ont été contraints d'organiser cette adaptation fondamentale... Cet ensemble de dispositions imposées par le besoin primaire de l’ordre à faire régner entre les individus pour que la vie en groupe pût se continuer » a dü être « organisé ». Le droit apparaît ainsi « comme une nécessité — la nécessité d'organiser psee la penses une adaptation imposée par le milieu ». « Il faut revenir aux faits », écrit de son côté H. Rozin, Prolé- gomènes à la science du droit, Bruxelles et Paris, 1910, p. 2, « retrouver sous la technique juridique la réalité psychologique et sociale ». — Et E. Durréez, Sociologie et psychologie, Bull. Solvay, 11, 1911, art. 180, p. 5 : « Expliquer les faits juridiques, c'est expliquer des états de conscience, et expliquer des états de conscience, c'est les ramener à des nécessités organiques. » Bexker, Grundbegriffe des Rechts, 1910, p. 13, s'exprime de même : « Aufgabe des Rechts ist : Ordnung zu schaffen auf einem gewissen Gebiete. » Le droit, tout en partant de l’adaptation et des besoins, ne se confond cependant pas avec l'économie. S'il règle les échanges économiques et les rapports politiques, il ne les constitue pas. Ainsi À. pe Mavay, Essai d'une explication psychologique de l’origine du droit (VIe Congrès international de psychologie, 1909, p. 717), essaye, comme nous, de fonder le droit sur les besoins. Mais il assimile les échanges de vues tendant à délimiter les règles du droit à des échanges d'ordre économique. C’est ainsi que le plus fort accorderait au plus faible un droit à l'existence en l'en- visageant tour à tour comme une valeur de consommation, une valeur de production ou une valeur d'échange ou de collaboration. < = LE PROGRÈS JURIDIQUE 547 « Le phénomène de la collaboration, dit-il (p. 721), se présente partout où les individus ont intérêt à s’emparer des valeurs des autres, sans avoir en même temps la supériorité de force néces- saire pour atteindre leur but par la contrainte.» C’est, on le voit, le droît fondé sur l'impuissance dans laquelle se trouve lhomo homini lupus de Hosses à dévorer son prochain ! Les confusions entre le droit et la politique ne sont pas moins fréquentes. H. RouiN, que nous citions tout à l'heure, nous paraît _ faire erreur quand il écrit, loc. cit., p. 5 : « La sociologie juridique est donc l'étude des adaptations mentales des hommes vivant en sociétés destinées à lutter, au moyen de la contrainte, contre cer- taines « inadaptations » des mêmes hommes. » La contrainte et la règle qui préside à la contrainte appartiennent à deux ordres d'activité différents. R. Democur, Les notions fondamentales du droit privé, Paris, 1911, confond aussi de la facon la plus lourde — la plus alle- mande, pourrait-on dire, — le droit et la force. Il va jusqu'à écrire : « Cela est droit qui est imposé par une force organisée contre laquelle il n’y a pas de recours » (p. 4). Cf. Woodrow Wirsox, L'Etat, vol. II, p. 306: « La Loi est l'expression de la volonté de l'Etat en ce qui touche la conduite civile des individus soumis à son autorité. » Il faudrait ajouter — ce qui va sans dire pour un Américain du nord — non pas volonté arbitraire et brutale, mais volonté d'ordre, appuyée, s’il le faut, par la force. La question des fondements du droit a été, disons-nous, étudiée ces dernières années par plusieurs sociologues et juristes. Citons dans le nombre : M. AcuiLérA, L'idée du droit en Allemagne de- puis Kant jusqu'à nos jours, Paris, 1893. — G. Dec Veccmio, I presupposti filosofici della nozione del diritto, Bologne, 1905. — G. Ricuar», La philosophie du droit au point de vue sociologique, Rev. phil., 1906, vol. I, p. 63. — J. Laconcerre, Le fondement du droit et de la morale, Paris, 1907. — Narn: Greco, Sociologia _giuridica, Turin, 1907. — Le Mercier DE LA Rivière, L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Paris, 1910. — R. Bru- ceices, Valeur sociologique de la notion de la loi, Rev. phil., juin 1910, et : Le droit et la sociologie, Paris, 1910. — J. Novicow, Les bases biologiques, psychologiques: et sociologiques du droit, Rev. phil., 1910, vol. II, p. 1. — G. O. Buxcr, Le droit c'est la force, théorie scientifique du droit et de la morale, Paris, 1910. — F. BerozzmetMER, Zum Methodenstreit der Rechtsphilosophie der Gegenwart, Arch. f. Rechts- und Wirtschaftsphilosophie, juill. 1910. — R. pe LA Gxrasserte, Principes sociologiques du droit public, Paris, 1911. — E. Pixarp, La philosophie du droit, Paris, 19143. — M. Diuvara, Le fondement du phénomène juridique. 548 LA SOCIÉTÉ B. — Dans toute société normale il y a tendance à ce que l’individu soumis à la loi soit en même temps légis- lateur !. Obéir à une loi que l’on n’a pas acceptée est une anomalie; c’est le fait de l’esclave; or, à parler stricte- ment, l’esclave ne fait pas partie de l'organisme social?, il n’en est qu'un instrument vivant au même titre que le bœuf de labour. Mais accepter une loi ne suffit pas. On n’est vraiment membre du souverain que si l’on participe aux décisions du souverain. Et c’est là aussi, nous l’avons montré, le seul mode d'éducation sociale qui soit efficace. Nous retrouvons ici l’objection qui concerne l’homme médiocre. Notre réponse sera la même. Que la responsa- e Paris, 1913. — E. Euruicu, Grundlegung der Soziologie des Rechts, Leipzig, 1913. — N. Framarixo per Mararesra, La societa e lo stato : introduzione sociologica allo studio del diritto publico, Turin, 1913. ! Malgré les apparences, c'est bien toujours le peuple, même à son corps défendant, qui est législateur ou, du moins, pour enle- ver à ce mot ce qu’il suppose de trop réfléchi, disons que ce sont les règles émanées des usages du peuple qui forment le corps presque entier du droit. — Cf. Woodrow Wicson, L'Etat, vol. II, p. 379: « Le Droit d'un Etat particulier peut sembler résulter de la volonté d’une minorité seulement de ceux qui composent l'Etat ; elle peut même, dans la forme, n'être que l'expression de la vo- lonté d’un seul despote ; mais, en réalité, les lois qui viennent de l'autorité arbitraire ou despotique d’une minorité qui occupe les principales fonctions dans l’Etat ne peuvent jamais avoir leur plein effet si elles n’ont pas derrière elles, sous une forme ou sous une autre, l'acceptation de la majorité... Les baïonnettes d'une mino- rité ne peuvent pas longtemps résister à l'opposition persistante de la majorité. La majorité doit approuver, ou bien la loi n’existe pas. » — P. 380, le titre d’un des paragraphes de l'ouvrage du pré- sident américain est ainsi conçu : « La loi est à la fois le reflet des idées d’un peuple et une force active. » Cependant l'auteur a soin de rectifier ce que l'expression de sa pensée pourrait avoir de trop absolu (p. 381) : « Il y a parfois des majorités qui ne résultent pas du nombre mais de la capacité. » C’est introduire l'élément qualitatif à côté de l'élément quantitatif. Sur ” même sujet, cf. ibid., p. 386. ? Au sens large il en fait cependant partie pour autant qu'il l'accepte. Cf. pp. 334, 336 et 491. LE PROGRÈS JURIDIQUE 549 bilité législative du peuple ne soit pas trop lourde. Qu'il ait, pour commencer, le pouvoir législatif dans le cercle de sa commune et que, pour le reste, il délègue son pou- voir législatif à des représentants plus compétents que lui. Mais comme il faut un contrôle sur les députés, comme ceux-ci ne doivent pas pouvoir agir contre le gré du peuple, dès que le peuple est assez mür, qu'il ait le droit de referendum et, si c’est nécessaire, le droit d’ini- tiative. Il n’en usera que si le courant de mécontentement ou le désir d'instituer une loi nouvelle sont assez violents pour emporter les barrières de l’inertie humaine, et ce sera une preuve que l'intervention populaire est nécessaire. Il est un point cependant sur lequel on semble n'avoir pas assez insisté jusqu'ici. Il faut distinguer, parmi les lois, celles qui s'appliquent à tous les citoyens et celles qui s'appliquent à certaines catégories seulement de citoyens, comme les lois ouvrières, les lois concernant les mineurs, les lois s'adressant aux propriétaires d’immeu- bles, ete. Il y a là matière à équivoque. Celui qui obéit à la loi est législateur, dit la loi d’action et de réaction. Est-ce à dire, pour reprendre les exemples ci-dessus, que seuls les ouvriers, les mineurs et les propriétaires d’im- meubles feront les lois qui les concernent ? Evidemment non. Et voici pourquoi. Toute action sociale ne s'arrête pas net au but immédiat — égoïste ou corporatif — qu'elle poursuit. Elle se répercute plus ou moins loin, au delà de ce but, et atteint l’ensemble de la société : nation ou humanité. Pour éviter qu'un corps de gens intéressés ne « tire la corde de son côté », au détriment de l'organisme social au sein duquel il est inséré à titre d’organe, il faut un contrôle de cet organisme entier. Beaucoup de lois qui ne s'appliquent en apparence qu'à certaines catégo- ries de citoyens se trouvent cependant avoir une réper- cussion sur tous, et tous doivent pouvoir les contrôler et prendre les mesures supplémentaires éventuelles qui les sauvegardent. 550 LA SOCIÉTÉ IL y a cependant quelque chose à retenir de cette dis- tinction entre les lois s'appliquant à tous les citoyens et celles destinées seulement à certaines catégories. Tout d’abord la loi d'action et de réaction exige qu’il soit faitappel, ne fût-ce qu'à titre consultatif, aux voix des inté- ressés. Cela se fait, mais, à notre avis, pas assez générale- ment. Ainsi les élections des conseils de prud'hommes ne sont faites que par les patrons et ouvriers que cela concerne. On pourrait supposer aussi que, dans un pays où l'Eglise ne serait pas séparée de l'Etat, seuls les ci- toyens d’une confession donnée auraient le droit de vote en matière ecclésiastique. D'autre part, les conseils sco- laires pourraient être élus par les citoyens pères de fa- mille ayant un enfant à l’école. À une étape plus élevée que celle du vote populaire, on use de ce procédé consis- tant à consulter les intéressés. C’est le cas des commis- sions dites extra-parlementaires auprès desquelles les commissions parlementaires cherchent à éclairer leur jugement au moyen de documents et de consultations puisés aux sources mêmes. Nous en reparlerons. En toute chose il faut se garder des extrêmes dangereux. S'il arrive qu’on consulte trop peu les intéressés, il pour- rait aussi arriver qu'on les consultât trop. Un exemple du premier cas est fourni par les femmes propriétaires d'immeubles, qui paient l’impôt, mais n’ont aucun moyen de faire entendre leur voix en matière de détermination des impôts fonciers. Un exemple du second cas serait la consultation des enfants mineurs concernant les lois sur les mineurs. Etici une question très vaste s'ouvre à nous. L’incapacité de faire les lois se retrouve en effet quand il s’agit d'obéir à certaines lois, non à celles écrites, mais à celles du bon sens, de la prévoyance et de la raison. D'où la nécessité pour le législateur de protéger les faibles contre les inconséquences et les imprévoyances qui pour- raient nuire à eux d’abord, et, par delà, à la société elle- même. Il en coûte moins par exemple de faire des lois LE PROGRÈS JURIDIQUE 551 sur l'assurance obligatoire de l’ouvrier que d’attendre que les misérables viennent grossir le budget de l’assis- tance publique ; moins, d'interdire l’absinthe que de peu- pler d’alcooliques et de dégénérés les asiles d’aliénés et les prisons. Mais qu’on se garde d’universaliser ces me- sures de tutelle. Il en est qui, bonnes pour les ouvriers moyens, seraient un frein à l'initiative des classes culti- vées. Protectrices et utiles pour les uns, elles seraient restrictives et nuisibles pour les autres. C. — La chose sociale du domaine juridique, la projec- tion dans la matière visible et palpable des énergies spé- cifiques de cet ordre, c’est la loi. Elle conserve la marque des décisions du législateur, elle est l’« acte » fixé, l’acte passé qui doit prédéterminer l’acte de l'avenir, la preuve objective, qui peut être multipliée et répandue dans le pays entier, de la volonté de tous les citoyens ; car le législateur, en tant que promulgant une loi pour tous, est censé être le mandataire de tous. Ainsi la loi est plus que le livre, plus qu’une aide à la mémoire des hommes, plus _qu'un mode de diffusion de la pensée. Elle est le témoin de la volonté d'ordre du corps social et c’est pourquoi on conserve précieusement les originaux des lois et des actes notariés qui font loi, sur des points particuliers, entre individus. L’habitude d'écrire les lois est presqu’aussi ancienne que l'établissement à demeure des hordes errantes dans des pays déterminés. Le code de Hammourabi n’est cer- tainement pas le plus ancien qui ait existé, s’il est un des plus vieux que nous connaissions. Il est cependant une époque beaucoup plus récente au sein de laquelle il nous est donné de voir le processus d’éclosion des codes de lois : c’est le moyen-âge. Les populations que n’avait atteintes aucun code antérieur, dérivé, par modifications successives, des codes de Justinien et de ses succes- seurs sur le trône de Byzance, vivaient alors sans loi : les 552 LA SOCIÉTÉ coutumes tenaient lieu de loi. De même que les bardes savaient par cœur les chansons de gestes, les juges savaient par cœur la coutume et c’est cette coutume qui faisait loi. Dans les cas imprévus, rares d’ailleurs, on s’en tenait à une justice vague et l'arbitraire des chefs jouait un rôle étendu. Certains codes du moyen-âge, tels le Miroir de Souabe et le Miroir de Saxe, furent parmi les pre- mières rédactions de coutumes au sein des populations germaniques. Nés du subconscient des peuples, de l'in- teraction sociale et d'un certain sens empirique de la justice, ils furent à ce point de vue les précurseurs et les prototypes de toutes les lois qui suivirent ‘, avec cette ! La thèse selon laquelle le droit découle de la coutume, donc des besoins d'ordre de l'humanité et des règles spontanées qui en sont issues et se sont fixées sous forme d’« engrammes » (SEemoN) dans la psychologie de l'individu, découle directement de nos pré- misses. Mais c’est celle aussi de tous les sociologues et juristes, ou peu s'en faut. Cf. Woodrow Wizsow, L'Etat, vol. II, p. 367 : « La source pre- mière de la loi est la coutume, et la coutume se forme on ne sait trop comment ; elle résulte de l’action combinée de la communauté tout entière, et non de la volonté d’un roi ou d’un législateur. Elle ne se constitue pas toujours de la même manière ; mais elle repose toujours sur la même base : l'acceptation générale d’une certaine manière d'agir, considérée comme meilleure ou plus convenable.» Mais la coutume « ne devient loi que quand elle est appuyée sur une autorité définie dans la communauté. » — « Ce qui fait le droit », dit L. Ducurr, Les transformations du Droit public, Paris, 1913, p. 45, « c’est la croyance. que telle règle est impérative, que telle charge doit être accomplie. Le droit, en un mot, est avant tout une création psychologique de la société, déterminée par les besoins d'ordre matériel, intellectuel et moral, » , — Le mouvement juridique est une évolution de concepts nés de l'adaptation. Incessamment les notions traditionnelles font place « à des conceptions nouvelles, mieux adaptées aux conditions de la vie sociale » (M. BourquiN, Les transformations du concept juridique de l'Etat, Bull. Solvay, 29, 1913, p. 1397). La doctrine se présente « comme la quintessence d’un mouvement juridique objectivement analysé ». -— [Il en résulte que ce qui est largement humain se retrouve LE PROGRÈS JURIDIQUE 553 seule différence que, sur la base rendue consciente de la loi écrite, la raison consciente des législateurs sub- séquents s’exerça à un degré beaucoup plus considérable. dans tous les codes de tous les temps (cf. H. Fear, Hammurapi und das Salische Recht, Bonn, 1910, p. 138). N'est-ce pas là le fondement du Droit naturel ? J. Caarmonr, La Renaissance du droit naturel, Montpellier, 1910, montre qu'avec le droit naturel « l'idéalisme juridique ne s’est pas affaibli : il s’est au contraire consolidé et élargi », et G. Tarve, Les transformations du droit. Ile éd., Paris, 1894, p. 150, relève très justement qu'il faut cher- cher ce droit dans l'avenir et non dans le passé : « Evidemment, le Droit naturel, tel que le concevait le grand Genevois, comme le retour à un état de nature imaginaire, à un chimérique âge d'or, est une erreur pure et simple. Mais il faut y voir aussi la visée inconsciente d'un idéal de législation future fondée sur la préoceu- pation exclusive du bien public... En ce sens, le songe du Droit naturel pourrait bien être prophétique. » (Cf. aussi A. MEnzei, Naturrecht und Soziologie, Vienne, 1912. — A. Pacano, Les vicis- situdes historiques du concept du droit naturel, Rivista filosofica, 1905. — A. Scmiwz, Le droit du plus fort et le droit dit naturel, Rev. phil., avr. 1914). Au contraire les règles nées d'adaptations spontanées aux phé- nomènes sociaux nouveaux varient d'un lieu à l’autre et mettent plus de temps à se faire agréer d’une part par les coutumes et de l’autre par la loi écrite. « Comme les mots de la langue vulgaire subissent un stage avant d’entrer dans le dictionnaire de l’Aca- démie, les règles du droit spontané doivent se faire accepter de la coutume avant d'avoir accès dans les codes. » (Crurr, La vie dans le droit, Paris, 1908, p. 85). En résumé le problème des origines du droit se pose, comme tout autre problème psycho-sociologique, par le but subconsciem- ment puis consciemment poursuivi (accroissement de l'ordre) et par les moyens, également spontanés d’abord, puis réfléchis, em- ployés pour y tendre {loi d'adaptation, loi du progrès). C'est ce que montre fort bien E. WaxweiLer, Sur les origines du droit, Bull. Solvay, 8, 1910, art. 129, p. 2 : « À bien regarder autour de soi, on s'aperçoit que le droit surgit incessamment. L'existence d’un imposant édifice juridique ne doit pas nous empêcher d'ob- server les innombrables « pousses » qui constituent comme une végétation sociale spontanée. » A ce point de vue, le problème des origines du droit « se ramène, en somme, à rechercher : « au profit de quelles nécessités de la vie en commun l'impératif social a pris la forme juridique ; 554 LA SOCIÉTÉ On peut envisager les lois sous deux angles différents, selon qu'il s'agit de leur création ou de leur application. L'action législative est ce que nous avons appelé l’ascen- sion des choses : on part des faits pour s'élever aux prin- cipes ; les interrelations des individus, à la suite de frot- tements, de souffrances, d’actes arbitraires, de coalitions, de luttes, sont arrivées à une sorte d’état d'équilibre. A mesure que, des faits particuliers, on s'élève aux ordres de faits constants ; à mesure que, des simples contrats ne concernant qu’un petit nombre d'individus, on s'élève à des règles fixant le mode de relation de tous les indi- vidus qui se trouvent dans tels cas donnés, à mesure aussi le principe se dégage. Comme tout principe logique, il gagne en extension ce qu’il perd en richesse de contenu. Au contraire, une fois la loi faite, le principe posé, il s’agit de passer à l’application. Les règlements d’applica- tion découlent logiquement des principes, d’une part, et des circonstances générales, de l’autre. Et quand des con- flits naissent, c’est souvent parce que la loi n’était pas « quels ont été les facteurs de cette lente sélection ; « à quelles données spécifiques de la personnalité humaine cette sélection a été contrainte d’obéir ; « enfin, quelle part revient, dans ce long travail d'élaboration, à la raison des hommes, et quelle part aux enchaïînements inéluc- tables des usages, des règles et des institutions sans cesse en voie de réajustement. » Sur le même sujet, cf. entre autres Jnerinc, Histoire du déve- loppement du droit romain, Paris, 1900, pp. 12-13. — L. Tanon, L'évolution du droit et la conscience sociale, Paris, 1900. — G. Trespiour, Saggio per uno studio della coscienza sociale e giuridica nei codici religiosi, Parme, 1902. — K. Cavazinsxr, La formation du droit, en russe in : Voprossi philosophii i psycholo- guii, mars-juin 1903. — V. Miceur, Le fonti del diritto dal punto di vista psichico-sociale, Palerme, 1905. — Al. Gropazu, Le pro- blème des progrès du droit, Rev. intern. de sociol., 1907, p. 481. — À. Grouser, Une théorie psychologique du droit, Rev. trim. de droit civil, 1914. — P. Vinocrapov, Common sense in law, Londres, 1913. — F. Gény, La position actuelle du problème du droit posi- tif et éléments de sa solution, Paris, 1914. LE PROGRÈS JURIDIQUE 555 assez détaillée, ne prévoyait pas telle circonstance spé- ciale. C’est alors au juge à interpréter la loi, c’est-à-dire à la préciser dans le cas particulier, à en tirer la consé- quence nouvelle qui s’y rapporte, de telle sorte que, si ce cas se reproduit, le premier jugement a force de loi : c’est ce qu’on nomme la jurisprudence. Ainsi le juge est, lui aussi, législateur. Il prolonge la ligne qui va du prin- cipe général de la loi à l'application au cas particulier. Il fait servir, en l’affinant, disons le mot, en la différenciant, la chose sociale aux besoins sociaux. C’est là le rayonne- ment de la chose sociale en matière juridique. D. — Nous avons fait allusion tout à l'heure à l’origine des lois. L'origine du droit plonge plus profond encore dans le passé et dans l’âme des individus. Elle est con- temporaine du premier sentiment de limitation éprouvé par l’homme, limitation à l'expansion indéfinie de ses désirs et de ses actes apportée par l'expansion même des désirs et des actes de son prochain. Nous ne croyons pas qu'il ait existé une époque où ait été vraie la formule de Hobbes : homo homini lupus. Chez les animaux eux-mêmes nous voyons la haine et l’amour coexister. Les sentiments de vengeance envers les êtres qui lui ont nui étaient con- trebalancés, chez l'individu, par le sentiment d’attache- ment et de protection à l'égard des êtres qui lui avaient apporté de la joie sous quelque forme que ce füt. Mais le sentiment de plaisir ou de déplaisir était à la base du sentiment de justice; la justice était donc toute subjec- tive, et le droit de se faire justice, on se l’arrogeait sans hésitation. Le régime de vendetta parut cependant oné- reux aux sociétés arrivées à un certain degré de civilisa- tion. La division du travail aidant, on en vint à remettre à une personne de confiance le soin de prononcer en cas de conflits. Cette personne de confiance fut le chef du clan et ce chef n’attendit pas toujours qu'on vint s’adres- ser à lui. Il s'était souvent désigné lui-même comme chef, 556 LA SOCIÉTÉ il se désigna aussi comme juge. Il fut le premier législa- teur et le premier juge. Droit incarné dans le chef, droit coutumier réglant les relations des membres de la société, même hors de la pré- sence du chef, ce fut là le début du droit. Et à côté du droit imposé par le chef, la religion, avec sa sorcellerie et ses tabous, fut sans doute aussi parmi les premières forces sociales limitant l'individu du dehors, malgré lui, comme la coutume familiale, née de l’entr’aide et de l’affection mutuelle, fut la première règle sociale limitant l'individu du dedans, de par son libre consentement. Lorsque le nombre des membres s’accrut, que la masse des hommes à organiser dépassa les moyens d’un seul chef, l'unité symbolique se rompit et l’on marcha vers une concentration sociale partant d’une base plus large, on fixa et on distingua en une différenciation plus stricte le rôle de ceux qui étaient appelés à légiférer ou à juger. Et ce fut le début du progrès juridique sous sa forme actuelle, ce furent les premiers liens du système gigan- tesque dans les mailles duquel nous sommes engagés et que nous contribuons à enrichir sans cesse, chaque jour, indéfiniment. Essayons d'en débrouiller les lignes directrices selon le canevas que nous fournit la loi du progrès. Hommes. 1. Concentration sociale externe ou intégration. Il ne s’agit pas, sous cette rubrique, de lois nouvelles : ce sera pour le domaine des choses. Ici nous ne parlons encore que d'hommes. Il s’agit donc d’une intégration de forces législatives ou juridiques nouvelles, n’ayant pas appartenu préalablement à un corps social donné. Dans un Etat, cette catégorie se confond avec l’acquisition de citoyens nouveaux. Elle aura lieu : «) par conquête; b) par ralliement volontaire d'individus ou de corps sociaux, par exemple en cas de fédération. Les nouveaux membres, LE PROGRÈS JURIDIQUE 557 individus ou personnes morales, deviennent législateurs dans l'organisme auquel ils viennent de s’amalgamer. Une modification dans la nature des éléments nouveaux assi- milés peut se répercuter sur la législation du corps social tout entier. Ainsi il est certain que, si les cantons romands ne s'étaient pas ralliés à la Suisse, celle-ci présenterait dans sa constitution bien des traits différents de ceux qui existent, et ceux-là en retour ne se trouveraient très probablement pas soumis aujourd’hui à un code civil ins- piré par le code germanique. Les naturalisations, l'accession aux urnes de tout le contingent annuel des jeunes hommes ayant atteint l’âge de voter, ce sont là autant d’intégrations sociales. On aperçoit l'importance qu'il y a à préparer ces deux caté- gories de futurs législateurs à leur rôle nouveau. Greffer les forces nouvelles sur le tronc des traditions nationales d’une part, et de l’autre leur conférer une notion claire de la justice et du progrès, ces deux tâches devraient être l'ambition de toute nation qui se respecte. 2. Concentration sociale interne. a. — Les citoyens, législateurs du premier degré, remet- tent leur droit de légiférer à des représentants spécialisés". Ces législateurs du second degré forment les parlements où s’élaborent les lois. Dans certaines monarchies les représentants du peuple ne sont agréés qu'à titre consul- tatif par le législateur suprême : le souverain, lui-même agréé comme tel par son peuple. La question du choix des représentants est, nous l’avons dit, le tendon d'Achille de la démocratie. C’est elle qui lui a valu et lui vaut encore — le plus souvent à bon droit — les critiques les plus vives. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu Le Culte de l'incompétence d'Emile Faguet pour se rendre compte que les législateurs élus, s'ils représen- ? Cf. Sruarr Mu, Le gouvernement représentatif, Paris, 1865. — H.Cumarax, Essai sur l'évolution du système représentatif, Dijon, 1909. 558 LA SOCIÉTÉ tent quelquefois le peuple, ne représentent pas toujours ce qu’il y a de meilleur dans le peuple. Dans les pays à referendum et à initiative, les désaveux ne leur sont pas ménagés. Comment s’étonner d’ailleurs que la masse incompétente ne soit pas capable de discerner l'élite véritable au milieu de la horde des meneurs qui flattent ses sentiments. On a relevé la forte proportion d’avocats qui peuplent les parlements. Et pour cause! Modifions le proverbe qui dit : ventre affamé n’a pas d'oreilles; écri- vons à la place : ventre affamé n’a d'oreilles que pour les belles promesses. Et n'oublions pas que souvent l’homme politique, comme le renard de la fable, « vit aux dépens de celui qui l'écoute ». Nous avons déjà mentionné l'ouvrage de M. Vauthier, Machiavélisme et raison d'Etat. Il montre fort bien qu'il en est des députés compétents par rapport à la masse des députés, comme ailleurs de l'élite à la masse du peuple. « Sur deux cents députés, écrit Dupréel*, quelques-uns seule- ment sont économistes, ou médecins, ou juristes, et beaucoup n’ont de compétence technique d'aucune sorte. À mesure qu'aug- mente le nombre des délibérants, les discussions efficaces tendent à se renfermer dans ce qui est de la compétence de tous. Là où les arguments d'ordre technique ne sont pas compris, les argu- ments d'ordre moral gagnent en importance, car la morale, c’est en partie ce minimum de règles de vie que chacun est tenu de connaître, et que la vie ordinaire se charge d'enseigner à tous... Le progrès des lumières diminue l'importance des petits comités en politique; il en est de même des progrès de la démocratie » Et à celui qui sait tout ce que cette « morale » parle- mentaire a d’immoral, il ne restera que peu d'illusions sur la valeur à attribuer au beau titre de « représentant du peuple » | ! Bull. de l’Acad. royale de Belgique, n° 5, 1910. ? E. Dupréez, résumant M. VAUTRIER, op. cit., in Bull. Solvay, 6, 1910, art. 98, p. 4. LE PROGRÈS JURIDIQUE 559 Education de la masse, petites circonscriptions élec- torales, autonomie locale étendue, parlements régionaux et nationaux à plusieurs degrés hiérarchiques super- posés, contrôle du peuple au moyen des droits d’ini- tiative et de referendum, ces moyens, que nous avons indiqués à propos de la politique, sont aussi, croyons- nous, les seuls bons quand il s’agit du droit et en par- ticulier du choix des législateurs. Lorsque le peuple a vu un homme à l’œuvre, qu’il lui a reconnu une compé- tence et lui a donné sa confiance, il ne songera pas à l’attacher à la lisière du mandat impératif. Il laissera son représentant libre de décider selon sa science et sa conscience. Le jugement de quelques journalistes d'élite ou de quelques juristes de renom, répandant par la presse leur opinion sur tel ou tel parlementaire, fera plus en faveur de la sélection des plus qualifiés que toutes les restrictions que le régime oligarchique des caucus politiques apporte actuellement au libre choix des représentants attitrés de la nation. b. — Voici les législateurs en fonction. Par eux est censé s'exprimer l'esprit législatif du peuple. Ils ont discuté et fixé les principes de la loi. Mais, ces principes posés, les détails d'application ne peuvent être tous prévus et réglés - par les membres des parlements. Le peuple nomme alors des hommes qui, au nom de la nation et pour la nation, fixent le détail de la loi sous forme de règlement : ce sont les chefs des départements de l'Etat, ce qu’on nomme en France et ailleurs les ministres. Parfois même, comme à Genève et ailleurs encore, en désaccord avec le principe qui veut que le chef immédiat choisisse les collaborateurs qui lui sont subordonnés, le peuple nomme lui-même les juges. Il entend signifier par là que le chef du département de justice et police n’est pas leur supérieur hiérarchique et qu'ils ne dépendent que de la loi, expression de la volonté régulative de la nation. Nous croyons pouvoir faire remonter à la même idée 560 LA SOCIÉTÉ directrice l'institution du jury dans les tribunaux. Malgré ses imperfections criantes, puisque le choix des jurés est livré au hasard et que ceux-ci ne sont donc nullement qualifiés, ni par leurs études, ni par une haute moralité reconnue de tous, pour représenter l’esprit public de justice, cette pratique se conserve depuis les temps les plus reculés. Quelle autre explication donner à ce phénomène sinon celle d’une concentration de cet esprit de justice diffus dans la masse du peuple, concentration qu’on croit pouvoir réaliser par le tirage au sort, à l'abri des intrigues auxquelles sont en but les choix délibérés ? Comme contrepoids à l'esprit des professionnels du droit, esprit souvent déformé par leur spécialisation même, le peuple a entendu contrôler lui-même la justice en délé- guant à un corps spécial le soin de le représenter, de représenter l’équilibre, le bon sens et l’équité. Certes la pratique est loin de l'intention : les jurés sont hommes, accessibles aux pressions intéressées, accessibles sur- tout, par leur manque fréquent de culture intellectuelle et de possession de soi, aux arguments superficiels mais brillants, comme aux périodes oratoires à sensation à la façon des romans-feuilletons : grave tentation pour les avocats qui ne se font pas faute d’en user — et d’en abu- ser ! — Grave entorse aussi à la justice qui, au lieu de se bander les yeux, ferait mieux de les tenir très ouverts, tout en se bouchant par contre les oreilles avec de la cire, comme firent les matelots d'Ulysse en passant près des récifs de Charybde et de Sylla ! Comme nous venons de le montrer, le principe de la concentration sociale interne est celui-ci : le pouvoir juri- dique de tous les citoyens se concentre sur quelques-uns d’entre eux qui, quelquefois en tant qu'individus, plus souvent en tant que corps, président à l’organisation de la société. De là les conseils, parlements, tribunaux, etc. À cette concentration s'oppose une différenciation qu'il nous reste à étudier. LE PROGRÈS JURIDIQUE 561 3. Différenciation sociale externe. a. — Une fois concentré dans des corps distincts, le pouvoir législatif global, transmis par le peuple à ses représentants, se trouve réparti, par ces corps eux-mêmes, entre leurs membres. Il se fait une division du travail. Des commissions sont choisies auxquelles est délégué le soin de préparer les lois. Il s’agit en effet d’une étude souvent fort minutieuse, d’un travail de prise de contact d’une part avec le droit existant dont les règles ne doivent pas être violées par les lois nouvelles à créer, d'autre part avec les besoins qui se sont fait sentir dans le public et qui motivent la création de lois, enfin avec les principes de justice qui doivent présider à toute œuvre législative qui veut être stable. Connaître ces besoins, éviter que leur satisfaction ne lèse d’autres lois, d’autres individus, n’épuise les ressources de l'Etat, ete., c'est là le travail spécialisé des législateurs désignés à cet effet. L'appel qu'ils font aux intéressés ou aux spécialistes de la ques- tion qu’ils étudient, par la formation de commissions extra-parlementaires, est hautement à recommander. Cette pratique devrait, de coutume, devenir loi à son tour. Consulter les médecins, par exemple un corps médical constitué, tel que la Faculté de médecine ou la société - médicale du pays, lorsqu'il s’agit d’une loi d'hygiène ou de prophylaxie ; consulter les industriels quand il s’agit de régler le travail des usines en vue de protéger les ou- vriers, hommes, femmes ou enfants ; consulter les statis- ticiens et les spécialistes en matière d'assurances quand on veut créer un système officiel d'assurances ; faire appel aux psychologues de l'enfance en matière de légis- lation pédagogique, et ainsi de suite, c’est non seulement se procurer aux premières sources les documents tech- niques dont on a besoin, mais c’est aussi susciter la colla- boration, à titre de législateurs consultatifs, des hommes sur qui retombera l'effet de la loi. Mais les membres des commissions extra-parlementai- 36 562 LA SOCIÉTÉ res, comme d’ailleurs ceux des commissions parlemen- taires, comme aussi les juristes spécialisés auxquels on confie une tâche particulière, tel Huber auquel fut confiée la rédaction du Code civil suisse, ne peuvent être législa- teurs proprement dits : c'est la nation ou l’ensemble de ses représentants qui décide en dernier ressort ce qui devra être valable pour la nation tout entière. Nous avons expliqué plus haut le motif de cette façon de procéder : elle ne doit pas permettre au bien particulier de passer avant le bien de l’ensemble de la nation. b. — Tout autre est la division du travail dans le do- maine du «rayonnement» des choses. Une fois le principe de la loi posé, c’est au chef de l'Etat à décider — si le peu- ple ne l’a déjà fixé lui-même dans son droit constitution- nel — de la répartition des postes dans les services de la nation, en particulier du rôle et de la compétence des chefs des services administratifs et du service de la justice et de la police. En France ce sont les ministres, chargés d'établir les règlements d'application conformes au prin- cipe de la loi votée par les Chambres, qui choisissent aussi leurs collaborateurs. Puis vient l’organisme judi- ciaire dont l’organisation est fixée par la loi. Son rôle est éminemment celui de la conservation sociale, de la protection contre les dissidences qui peu- vent se produire et se produisent sans cesse dans le corps social. Maïs à côté de ce rôle de conservation, le juge, nous l’avons montré, a un rôle d'innovation : au contact des faits nouveaux, le droit se différencie et, par la juris- prudence, il s'établit des règles nouvelles ; c’est là, pro- prement, la différenciation de la loi. A cette différen- ciation formelle correspond, petit à petit, une division du travail entre les hommes qui ont à appliquer la loi. Des ramifications de spécialistes accompagnent les rami- lications des catégories : juges en matière civile, juges en matière criminelle, juges des tribunaux administratifs, juges de l'enfance, autant de spécialistes s’occupant de LE PROGRÈS JURIDIQUE 563 catégories de cas diverses. Et n'oublions pas les juristes spécialisés dans telle ou telle branche : finances, conten- tieux, législation ouvrière, etc. Comme avocats-conseils ou avocats proprements dits, ils jouent un rôle considé- rable dans la fixation des usages et, par delà les usages, par le moyen de la jurisprudence, dans l’établissement des lois elles-mêmes. Plus que d’autres peut-être, les avo- cats ont à tenir compte de la loi d’une part, du cas spé- cial pour lequel ils ont à plaider de l’autre, et à les com- biner avec l'esprit de justice ou d'équité qui, au-dessus de la loi elle-même, est le phare sur lequel se dirigent législateurs et juges. ! Le rôle juridique constructeur des juges par la voie de la jurisprudence a été mis en lumière ces dernières années par plu- sieurs écrivains. Il a d’ailleurs été consacré par le Code civil suisse du 10 décembre 1907. On y lit en effet ceci : « A défaut d’une dis- position légale applicable, le juge prononce selon le droit coutu- mier et, à défaut d'une coutume, selon les règles qu'il établirait s'il avait à faire acte de législateur » (Art. 1er, 2me alinéa). En cela le juge s'inspire d’ailleurs « des solutions consacrées par la doc- _trine et la jurisprudence » (Art. 1er, 3me alinéa). Ernest Fucns {Die Gemeinschädlichkeit der konstruktiven Juris- prudenz, Karlsruhe, 1909) s’élève contre les abus du procédé, mais il vise en somme surtout le procédé déductif et la logique formaliste des tribunaux allemands qui sacrifient la psychologie aux principes abstraits. Cf. Woodrow Wicson, L'Etat, vol. II, p. 369 : « Un de ceux qui ont le plus contribué à la formation du droit, le plus utilement peut-être, parce qu'il était savant et avait l'esprit large, et pour- tant conservateur, a été, dans tous les systèmes, le Magistrat, le. Juge. C’est lui qui, dans ses décisions, admet et adopte la cou- tume, lui donnant ainsi l’appui décisif de l'autorité publique... Il interprète la loi et, par suite, contribue évidemment à sa forma- tion. » Et p. 373 : « Les juges sont devenus les créateurs reconnus et autorisés de l'Equité, les adaptateurs et les interprètes du droit coutumier et du droit écrit ; les jurisconsultes se sont vu donner le pouvoir d’élucider et de développer les principes juri- diques. » C'est ce rôle qui a valu dans certains cas aux juristes le nom de juris conditores. 564 LA SOCIÉTÉ 4. Différenciation sociale interne. a. — Il y a peu de degrés hiérarchiques dans les corps législatifs. Les Parlements dépendent directement du peuple, les commissions directement des Chambres, aux- quelles elles ont à rendre compte de leur travail. Quant au pouvoir exécutif suprême, tantôt il dépend des Cham- bres, comme en Angleterre, en France et dans les pays qui ont adopté le régime constitutionnel sur le modèle de l'Angleterre, tantôt, comme à Genève en particulier, il n’a de compte à rendre qu’au peuple qui en élit les. membres. En Suisse, le conseil fédéral dépend de l’as- semblée fédérale, mais ne peut être renversé par elle en cas de désaccord. La stabilité gouvernementale est ainsi mieux assurée que dans les pays qui, pour un rien, chan- gent de ministère comme un enfant riche change de jouets. Jeu dangereux! S'il se justifiait jadis en Angleterre où deux grands partis occupaient les plateaux de la balance, il ne se justifie plus dans les pays où le groupement imprévisible de nombreux petits partis varie suivant le sujet que l’on traite. La prétention de certains ministres de vouloir conduire le parlement à leur gré et de se croire permis de rejeter la responsabilité du pouvoir en cas de désaccord avec les élus de la nation, qui en sont — ou devraient en être — les porte-parole, cette prétention “paraîtra quelque jour suprémement ridicule aux histo- riens de l'avenir. Tantôt le ministre cède à l’avance en ne proposant une loi que s’il la sait agréée par la majo- rité des Chambres, tantôt ce sont les Chambres qui capi- tulent pour ne pas renverser un ministère. Double con- centration, ou plutôt absence de centre unique ; mauvaise différenciation interne, la hiérarchie, mal établie, n'étant pas respectée. La stabilité du gouvernement étant une condition sine qua non du progrès continu des services nationaux, il faut, en cas de conflit, ou bien que le Parle- ment cède, comme une simple Douma ou un Reichstag, ou au contraire que le ministère se plie, comme le dernier 4 LE PROGRÈS JURIDIQUE 565 des citoyens, à la voix de la nation qui parle par ses représentants. Mais il faudrait pour cela être plus sûr que les Parlements sont bien le reflet de la volonté mürie, raisonnée et compétente du peuple. Dans ce but — nous revenons à dessein sur ce point — il conviendrait, croyons- nous, d'établir un système fédératif à échelons locaux, régionaux, provinciaux et national avec droit de referen- dum à tous les degrés. b. — La différenciation des hommes — ou, comme ici, des groupes d'hommes — qui accompagne le rayonne- ment des choses est toujours beaucoup plus marquée que celle qui accompagne l’ascension des choses. C’est comme si, pour monter, on restait en corps et qu’on s’éparpillât pour redescendre la montagne. Cela est naturel : c’est, dans le premier cas, l'élément unique, humain, au sens le plus compréhensif du terme, qui, malgré le grand nombre des citoyens de l'Etat, agit collectivement en vue de satisfaire les besoins de tous. Au contraire, quand la loi revient vers les hommes, c’est aux individus qu’elle vient apporter son secours, et les besoins individuels, Jes cas spéciaux, prennent le pas sur les principes. Or les besoins individuels se subdivisent à l'infini en caté- gories aussi nombreuses qu'il est possible de les imagi- ner. Jamais il ne pourra être tenu compte de toutes. Il est inutile d'insister sur l'importance de la hiérar- chie des services administratifs et des tribunaux. Mais notons la différence de nature entre la hiérarchie poli- tique et la hiérarchie fondée sur le droit. En politique le subordonné dit à son chef: Je suis à vos ordres. En droit le subordonné n’a pas à attendre d'ordres. Il est libre dans les limites que lui fixe la loi. Il a une tâche à accom- plir dont la variété ne provient que des contingences, des particularités offertes par les cas spéciaux traités, mais dont le principe est immuable, étant la loi. Ces limites hiérarchiques sont d'ordre formel : si le prévenu de droit commun se trouve avoir commis un crime, le juge l’en- 566 LA SOCIÉTÉ voie comparaître devant les assises criminelles. En un mot, c’est le degré de compétence qui distingue les uns des autres les tribunaux aussi bien que les administra- tions publiques. Le public le sait bien qui, d’un bureau à l’autre, est renvoyé comme une balle par des fonction- naires qui ne se trouvent jamuis être assez exactement compétents pour lui répondre. Ce sont là les revers de la médaille en matière de différenciation sociale interne ! Choses. Des législateurs et des juristes, passons aux lois. 5. Intégration des choses. — Les lois entièrement nou- velles sont rares. Nos codes sont bien fournis et pré- voient la plupart des catégories de cas qui peuvent se présenter. Les lois récentes sont le plus souvent des sub- divisions de lois générales déjà existantes. Ce n'est cependant pas toujours le cas et surtout ce n'était pas toujours le cas autrefois. Des relations, réglées par la coutume, ont été à certains moments codifiées et sont venues désormais faire partie intégrante du corpus juris. De nos jours encore, des faits nouveaux d'ordre matériel, ayant une répercussion sociale — comme l'invention des automobiles, puis celle des aéroplanes, —- peuvent obliger le législateur à créer de pied en cape des lois nouvelles où la part doit être faite à l’utilité et à la nuisance des engins nouveaux, sans qu'il soit possible de faire appel à des lois établies ou à des précédents ayant force de loi. Ainsi, de temps en temps, des chapitres nouveaux s'ouvrent dans les codes et la législation s’étend à des domaines qu’elle ignorait jadis!. Qui eût songé, avant 1 Cf. L. Wopow, Bull. Solvay, 1, 1910, art. 17, pp. 3 et 4: « Que par suite du changement des conditions sociales, dû par exemple au progrès de la technique industrielle, ou par suite d'une trans- formation dans les croyances, des besoins nouveaux surgissent, des rapports sociaux inattendus s’établissent, appelant une réadap- tation des usages et tendant à des modifications dans le mécanisme LE PROGRÈS JURIDIQUE 567 l'introduction de la grande industrie, dans la première moitié du siècle dernier, à régler par la loi le travail des femmes et des enfants ? C’est la un exemple entre mille. Comme une pieuvre le code étend ses bras sur tout ce qui apparaît à l'horizon, sur tout ce qui demande, pour éviter les conflits et les nuisances, à être réglé pour le bien de la société. des impératifs, et voilà qu'apparaît la nécessité d’accommoder le droit à des situations de fait jusque-là inconnues. » « La conciliation de la sécurité, ajoute le même auteur fibid., 12, 1911, art. 195, p. 7), — c’est-à-dire, en prenant le mot dans un sens très large, des « précédents » — avec les transformations sollicitées par les variations du milieu, telle est la difficulté que législateurs, juges et interprètes ont constamment à résoudre. » Un exemple de ce processus de réajustement nous est donné par Ch. De Visscmer, Le contrat collectif de travail. Théories juridi- ques et projets législatifs, Gand, 1911. On saisit sur le vif, dans cet ouvrage, comment la spéculation juridique intervient pour transformer le droit. On la voit « enfermer des faits dans des définitions précises et formuler des abstractions serrant de près les éventualités de la vie pratique », ou bien « construire un type nouveau de relations et d'obligations entre les individus », ou bien encore « réaliser une sorte d’assimilation juridique, qui con- _siste à incorporer aux codes des arrangements nés spontanément de la rencontre des intérêts sociaux. » (E. WaxweiLer, Conditions de l'assimilation juridique... Bull. Solvay, 17, 1911, art. 285, p. 1). ! Un exemple actuel d'intégration légale nous est fourni par le prétendu droit de grève des ouvriers. Voilà une coutume tendant à devenir règle de droit tout en étant en contradiction avec tous les codes établis : la violation du droit tendant à s'établir en droit. Or on ne fait pas une loi de l'absence de loi, plus que cela, de la non-observation d’un contrat signé et accepté par deux parties contractantes. Que les patrons ou les ouvriers violent entre eux, par le lock out ou la grève, la règle établie, il ne saurait être question d’un droit. Il n’y a, à cette anomalie, qu’une solution possible. Puisque la grève est un besoin, un moyen de tendre à un but jugé légitime : l'amélioration du sort de l’ouvrier par le redressement de mesures qu'il estime socialement injustes, il faut que la coutume, actuellement hors la loi, soit absorbée par la loi. Pour cela il suffira de trouver tel principe supérieur qui sau- vegarde les intérêts réciproques : contrat à court terme, par exem- ple, chacun ayant le droit de ne pas ie renouveler et, par consé- 568 LA SOCIÉTÉ 6. — Concentration des choses. — Principes solidement assis et unifiés autour d’un idéal de justice, détails d’ap- plication prévus avec finesse afin de ne pas léser les indi- vidus, voilà les deux grandes qualités, opposées mais complémentaires, d’une bonne loi. Supposons qu’on pré- sente au conseil municipal d’une ville trois projets de loi d'assurance obligatoire en même temps ; tous trois pré- voient jusque dans les moindres détails, du moins dans la mesure du possible, leur mode d’application et ses conséquences. Lequel choisir? Celui qui tend avec le plus de simplicité à l’idéal de justice. D'où cette loi, qui est celle de la concentration des choses juridiques : toutes choses égales d’ailleurs quant au degré de pré- voyance et d'équité dans les détails d'application d’une loi, plus ses principes fondamentaux sont logiques, plus elle sera juste. Ici une remarque s'impose : que faut-il entendre par justice ? Cette notion plonge ses racines jusqu’au tré- fonds de la psychologie individuelle. Comme on l’a sou- vent noté, il y a, à la base de l’idée de justice, une idée quent, de faire grève à l'expiration du contrat ; ou, si cette mesure crée des abus dont les deux parties aient à souffrir, on peut supposer que les patrons aient, sous certaines réserves qui garantissent la valeur du travail individuel, à traiter avec les syndicats en corps et non avec les ouvriers pris à part, le salaire étant, par contre, payé avec quinze jours de retard et retenu en cas de grève, ce cas étant prévu au contrat. Peu importe pour nous la solution qui pourrait être proposée : elle dépend des traditions établies et des contingences locales qui peuvent varier à l'infini. Mais le principe reste : le code ne peut admettre qu'une coutume, hors des règles établies par lui, le viole à tout bout de champ sans qu'aucune sanction soit assez puissante pour être efh- cace. Il lui faut donc absorber, intégrer la coutume nouvelle, et qu'en devenant loi elle fasse corps avec lui. (L'Institut Solvay de Bruxelles, dans son Groupe d’études éco- nomiques, a institué une section pour l'étude du droit de grève des salariés publics. Voir la réunion du 21 févr. 1911 dans le Bull. Solvay, 12, pp. 176 et suiv. — Cf. aussi HuBEerT-VALLEROUXx, Les grèves et la législation, Economiste français, 10 nov. 1910.) LE PROGRÈS JURIDIQUE 569 de sanction, mais il y a aussi une idée d'égalité. Egalité devant la loi, donc égalité dans la sanction sociale. Il y a autre chose encore. L'idée de justice sociale est greffée sur une idée plus ancienne, celle de la justice des choses. Sous la notion de sanction, il y a celle d'action. La sanc- tion est la réaction des choses ou des gens sur l'action de l'individu. Dans sa croyance naïve en la pérennité des choses, le primitif cherche les lois naturelles, l’élément de constance qui est dans les choses. Il le trouve dans les phénomènes physico-chimiques. Ceux-ci sont simples. Il croit le trouver dans les phénomènes de la vie, il exige qu'il s’y trouve. Et quand la complexité de ces phéno- mènes déjoue ses prévisions, qu’à son action n’a pas ré- pondu le résultat qu’il en attendait, s’il n’a pas la sagesse de se dire qu’il s’était trompé, il accuse le sort d’injus- tice. Le paysan qui plante ses choux comme son voisin veut qu'ils prospèrent comme ceux du voisin; il trouve injuste que ceux du voisin grossissent et que les siens dépérissent. Mais bien vite l'être qui naît à une raison supérieure dépasse cette phase en quelque sorte animiste. Il recon- naît qu'il ne peut accuser les forces naturelles, qu’il n’y a pas de faute des choses. Désormais, l'injustice, ce sera la faute des hommes. Est injuste, pour l'enfant, tout être qui contrecarre sa volonté. Dès le moment pourtant où il a compris que la libre expansion de son individualité n’est pas compatible avec l'entente sociale, il ramène plus près de lui la ligne qui formera la limite de sa liberté. Cette ligne, c'est le droit. Et quand ce droit est écrit, c’est la loi. « Je laisse mon voisin libre chez lui, qu'il me laisse libre chez moi. » Voilà la formule primitive de la justice, qu’il faut, bien entendu, ne pas prendre à la lettre, dans le sens spatial, mais bien dans le sens spirituel; chez moi signifie : dans tous les domaines ouverts à mon activité. Le besoin d'ordre est done né du besoin de liberté, et 570 LA SOCIÉTÉ le besoin de liberté, du besoin de libre expansion des forces de l'individu. Réaliser au summum les puissances de son être, n'est-ce pas la fin suprême de l’homme ? Les réaliser avec le minimum de limitations extérieures, ré- gler ces limitations sur les nécessités de l’équilibre dans les relations sociales, comme aussi sur la bonne conser- vation et l'accroissement de la force de la société dont on fait partie, voilà les besoins qui ont donné naissance à la notion de justice sociale. Que les lois logiques soient des lois justes, c’est ce qui ressort de tout ce qui précède. Au sommet vers lequel ils convergent, le bien et la raison sont un ‘. ! Sur le rôle de la raison dans l'élaboration des principes du droit, ef. D. Paroni, La notion d'égalité sociale, déjà cité : « Toute l’évolution historique des temps modernes a contribué à étendre ainsi les idées égalitaires et à en réaliser les conditions. C’est d’abord l’œuvre d'unification et de centralisation de la monarchie française, d’où l’idée d'égalité de tous devant la loi, suppo- sant chez tous une sorte d'identité d'essence... A chaque étape, on peut saisir sur le fait, croyons-nous, la réaction de la raison, individuelle et collective, sur les données historiques ou écono- miques, pour en poursuivre l’organisation, la définition, la ratio- nalisation. A cette réaction de la raison nous a paru liée, dans son évolution, la notion d'égalité... Dès lors ce besoin de rationa- lisation devient, à son tour, une force, que le sociologue ne sau- rait négliger... Le rôle de la raison est peut-être modeste dans l’évolution sociale : il nous paraît, à tout le moins, incontestable » (p. 59). Cf. G. Tape, La transformation du droit, pp. 150-151 : « Il ne faut pas oublier que la construction d’un Droit n’est point seule- ment une œuvre de téléologie sociale, une conciliation difhcile de désirs, de volontés, d'intérêts, mais aussi une opération de logique sociale, un accord tout aussi malaisé de jugements, d'idées, de croyances. Avant tout, l'élaboration juridique, soit chez le juge et le commentateur, soit chez le législateur même, est une systéma- tisation ; ou, si l’on veut, c’est de la téléologie présentée sous cou- leur logique. » Ce processus apparaît dès les temps les plus anciens. H. Soanei- Der, Xultur und Denken der Babylonier und Juden (Entwicklungs- geschichte der Menschheit, Band IT), Leipzig, 1910, note déjà que « le droit primitif babylonien représente un acheminement de la LE PROGRÈS JURIDIQUE 571 C’est une raison déraisonnable que celle qui, s'achoppant à des principes formels, c’est-à-dire incomplets, pourrait aboutir au mal; la demi-raison comme la demi-culture sont, quand il s’agit de phénomènes de vie, pires que le simple instinct : l'inconscient a plus de doigté, plus de finesse d’intuition que l'esprit conscient quand celui-ci coutume vers la codification juridique et que cet acheminement se manifeste, au point de vue du contenu, par les débuts d'une épu- ration rationnelle, et, au point de vue du groupement des idées et de l'agencement des parties, par un sérieux essai de simplifica- tion et de systématisation. » (J. De Decker, Premiers essais d’épu- ration rationnelle et de systématisation logique en droit bab)lo- nien, Bull. Solvay, 10, 1910, art. 159, p. 2.) G. nez Veccuio, L'idée d’une science du droit universel comparé, Rev. crit. de législ. et de jurisprudence, sept.-oct. 1910, en par- tant de « l'examen des phases primitives et embryonnaires » qu'il juge « indispensable pour la pleine intelligence des phases ulté- rieures », aboutit à cette constatation : « Au cours du développe- ment du droit de chaque peuple, les éléments de portée humaine générale prévalent sur les éléments particuliers et strictement nationaux, qui en marquent les phases inférieures. Les règles spéciales au milieu disparaissent pour faire place à des règles plus compréhensives, conformes aux principes rationnels univer- sels. Prenant progressivement un caractère rationnel et universel, les productions juridiques des peuples tendent à se rencontrer. En d'autres termes il y a une convergence des développements parti- culiers, qui établit une coordination toujours plus vaste et une harmonie toujours plus profonde entre les droits des diverses nations. Cette tendance n’est qu’un aspect du développement de l'esprit humain ; aussi a-t-elle tout à la fois un caractère de spon- tanéité et de nécessité ; elle ne dépend pas de circonstances ou d'influences extérieures. » CF. encore H. Roux, /ntrodurtion historique au droit romain, p. 21 : « Toute l'histoire de l'humanité est dominée par des idées.» — Paroni, loc. cit., p. 132: « Inséparablement classificateur et organisateur » — nous ajouterions : et créateur d'enchaînements causals — « le rôle de la raison me paraît d’un bout à l’autre du même genre. » Ne reconnaît-on pas ici le morcellement, la coor- dination et, dans l'élément que nous avons ajouté, le déterminisme scientifiques ? Terminons par cette formule du jurisconsulte Pauz qui n’est vraie qu'au point de vue où nous nous placons dans ce paragraphe : « Non ex regula jus sumatur sed ex jure quod est regula fiat. » 572 LA SOCIÉTÉ est incapable d’embrasser l’ensemble des éléments dont il croit pouvoir tirer des règles d’action. La vraie raison ne peut être que la servante du bien. La plus haute expres- sion du bien ne saurait se traduire que par les mots mêmes qui sont la plus haute expression de la raison. Voilà pourquoi nous considérons, toutes choses égales d’ailleurs, la simplicité logique comme la plus haute expression de l'excellence des lois. Elles seront justes dans la mesure où leurs principes seront justes, en pre- nant dans ce second cas le mot « juste » dans le sens de conforme à la raison. Maïs cette analyse n’épuise pas la notion de justice. Nous allons la retrouver, sous une autre face, dans ce qui va suivre. 7. Différenciation des choses. — Summum jus, summa injuria ! Le droit n’est pas la justice. Que de fois, quand la loi parle, ne lèse-t-elle pas l’équité! La loi, c’est la lettre. La lettre est accusée souvent de tuer l'esprit. Citons-la pour une fois devant le tribunal de lesprit. Comme les lois naturelles, les lois juridiques sont, au fond, ce que nous avons appelé des « constantes ». Nées du passé, elles régissent l’avenir. Les lois juridiques pré- sentent seulement infiniment moins de complexité que les lois psychologiques, qui sont les lois naturelles de l'esprit humain. Les lois psychologiques s’efforcent de débrouiller l’écheveau infini des actions et des réactions qui s’enchevêtrent au sein d’un cerveau sentant, pensant et voulant. L’ambition des lois juridiques est moindre. Elles se contentent de dire : voilà ce qui est bien, donc cela doit être. Et elles attachent la sanction à la loi comme le grelot au bonnet d’un fou. Action coercitive sur l’avenir, notion de liberté de choix chez les individus, puisque, là où la nécessité règne, on n’a que faire de l'obligation, appréciation d’une valeur sociale ou individuelle : excellence ou undesirability de fins poursuivies ou des actions qui poursuivent ces fins, voilà les trois caractères fondamentaux qui distinguent À GS rs AT WaÉ _LE PROGRÈS JURIDIQUE 573 une loi juridique d’une loi psychologique. Mais la psy- chologie n’en est pas moins la mère du droit. Quand le droit est à court, il invoque le secours de la psychologie. La lettre recourt à l'esprit et c’est l'esprit qui apprécie les « circonstances atténuantes ». 1 C'est du mariage de la psychologie et du droit que naît l'équité. L'équité n'est pas l’arbitraire, l'impression subjective du juge, mais la stricte application des lois psychologiques à nous connues. — F. Géxx, Les procédés d'élaboration du droit civil, Paris, 1911, p. 178, écrit : « On observe aujourd'hui chez les juristes qui pensent et qui réfléchissent sur l'objet de leurs recherches, une inclination décidée à rapprocher, dans leur essence fondamentale, l'interprétation du droit positif et sa constitution législative, en y voyant comme les deux aspects d'un même phé- nomène social, la formation des règles juridiques, entreprise et poursuivie en vue de réaliser un idéal suprême que nous pouvons provisoirement appeler le « juste objectif ». Cet idéal est la non scripta sed lata lex des juristes. — Le même auteur, dans sa "Science et technique du droit privé positif, vol. 1: La position actuelle du problème du droit positif et éléments de sa solution, Paris, 1914, p. 210, fait aussi le rapprochement entre la méthode psychologique et la méthode juridique : « C’est la méthodologie de toute discipline humaine et sociale que nous avons retrouvée dans le droit, avec les particularités provenant de l’objet à pénétrer (vie des hommes en société) et du but poursuivi (règles de conduite à imposer) : observation des réalités dégageant les problèmes et en préparant la solution... etc. Au total une procédure extrêmement complexe et nuancée, toute pénétrée de casuistique dialectique, mélange constant d'analyse et de synthèse, où les procédés a posteriori, qui fournissent les solutions adéquates, supposent des directions a priori, proposées par la raison et la volonté. » J. Cuarmonr, La Renaissance du droit naturel, déjà cité, p. 218, reconnaît que l’idée du droit naturel « tient compte de l'indépen- dance de l'individu et de la collectivité : elle tend ainsi à rappro- cher la conscience individuelle et la loi, au lieu de les opposer. » Cf. dans le même ordre d'idées : J. RexauD, Des rapporls de l'idée de liberté et de l'idée de loi, Le Spectateur, juin 1910. — E. Marmieu, Le droit pour l'individu et pour la société, Rev. in- tern. de sociol., juill. 1910. — F, Somro, Massstäbe zur Bewer- tung des Rechts, Arch. f. Rechts- und Wirtschaftsphilosophie, juill. 1910. — R. Boyer-Monrécur, Le droit public contemporain évolue-t-il vers la décentralisation ? Rev. cathol. des institut. et du droit, juin 1913. 574 LA SOCIÉTÉ Si donc il y a un droit qui dépasse la loi, il y a aussi une justice qui dépasse le droit. Il ne s’agit plus ici de logique dans les principes, il s’agit de psychologie dans les applications. Les « constantes » sont brutales, leur universalité même les éloigne du terre à terre de la pra- tique et de ses nuances. La loi condamne le vol, et elle a raison. Mais quand un amoral qui a faim vole un pain pour s’en nourrir est-il aussi coupable que le vaurien lucide et adroïit qui veut s’épargner un travail ? Il serait injuste de punir le premier comme le second. Et voilà une face de la notion de justice que le principe logique ne nous avait pas appris à connaître. Les juristes, après le public, abusent de la notion de responsabilité. Il en est d’elle comme de celle de la con- science. On ne l’a jamais vue, elle restera toujours, pour la science expérimentale, une hypothèse métaphysique. Responsable signifie libre. Or qui est libre d’agir ou de ne pas agir? Dans quelle mesure un être peut-il résister à une détermination ? La faculté d’inhibition s'exerce et s’acquiert comme les autres : dans quelle mesure le pré- venu a-t-il pu l’acquérir et l'exercer ? Questions inso- lubles. Métaphysique que tout cela. La loi n’en sait rien, la justice non plus. Personne n’en sait rien. Maïs sous ces questions se cache, à côté de celle de protection sociale qui reste inchangée, le souci de la portée affective de la sanction, le souci de la souffrance et de la mesure dans laquelle cette souffrance peut, chez tel individu en parti- culier, être un levier de régénération morale. La nature de la sanction est en jeu aussi bien que son degré, puis- qu'il s’agit de sa répercussion dans un complexus psy- chologique donné, répercussion dont le but est de rendre l'individu à la société et d’en faire une valeur sociale utile. On le voit, la justice du droit n’est pas la justice de la psychologie et c’est vers cette dernière que tend l’huma- nité. Nous voici en mesure de mettre sur pied la seconde LE PROGRÈS JURIDIQUE 575 partie de la formule de la justice, contre-partie de la pre- mière : À principes identiques, mieux une loi tient compte des cas spéciaux qui peuvent se produire, plus elle est juste. C’est là la formule de la différenciation des choses dans le domaine juridique. Le droit se différencie sans cesse. Chaque catégorie de cas est traitée par le législateur en tenant compte du 1 La loi, en se différenciant, vise, disions-nous, les cas spéciaux ou mieux les catégories spéciales. Nous retrouvons ici la question déjà effleurée plus haut des classes sociales auxquelles convient un droit spécial : l’assurance obligatoire contre le chômage, les accidents ou la vieillesse, par exemple, bonne pour les ouvriers, n'aurait pas de raison d’être pour les membres des classes fortu- nées de la société. Qu’on nous permette à cette occasion de rap- peler un autre cas de droit spécial : c'est celui des pénitenciers. Les sanctions prises pour ramener à l’ordre les prisonniers récal- citrants consistent en une aggravation de peine : cachot, privation d’un certain degré de liberté, de certaines jouissances qui leur sont accordées. Chaque catégorie de prisonniers a son règlement plus ou moins sévère. Ces règlements sont comme le droit parti- culier de chacune de ces petites sociétés à part, et, par leur sévé- rité, ils se superposent comme les cycles de l'Enfer de Dante. N'y aurait-il pas là le germe d'une idée d'ordre pédagogique qu'on pourrait développer ? Qu'on suppose dix prisons à régimes de rigueur croissante. Chaqué détenu qui se conduirait mal serait descendu à un cercle inférieur de l'enfer. Chaque détenu qui se serait bien conduit pendant un certain temps — un dixième, par exemple, de la peine totale à laquelle il a été condamné, si c'est un criminel placé dans le cycle numéro dix, un quart pour celui qui ne serait condamné qu'au cycle numéro quatre, et ainsi de suite, — serait transposé un degré au-dessus, et aurait, de ce chef, une certaine liberté de plus et certains avantages qui lui étaient refusés un degré plus bas. Le cycle supérieur n° 3 serait par exemple une maison de travail avec liberté de sortie à certains moments. Le cycle supérieur, n° 2, consisterait en liberté de sortie avec obligation de rentrer passer la nuit à l'asile (ce ne serait plus une prison, mais un asile pour anciens détenus). Enfin le cycle n° 1 serait le régime de la liberté surveillée : obligation de se présenter à l'autorité de temps en temps, selon un pro- gramme prévu. Cette gradation de la peine selon le mérite ou le démérite individuel aurait, entre les mains de bons psychologues, des avantages moraux sur lesquels il est superflu d'insister. 576 LA SOCIÉTÉ plus grand nombre possible de besoins divers qui peuvent se manifester. Chaque cas spécial est traité par le juge d’abord selon le droit, en tant que le cas est prévu par la loi, puis selon l’équité, là où n’atteint pas la loi. Les précédents sont invoqués, la jurisprudence fait loi; ce sont là les prolongements du droit'. Chaque répéti- ! Nous avons montré dans une note (p. 563) le rôle différen- ciateur des juristes par le moyen de la jurisprudence. Il nous faut revenir ici sur le mécanisme de la différenciation des lois elles- mêmes. M. Bourquix expose, dans le Bull, Solvay, 8, 1910, art. 131, les idées essentielles d’une étude du juriste zurichois Fr. Meur, traitant entre autres de la Ausweitung des Rechtsgebiets, Arch. f. Rechts- und Wirtschafts-Philosophie, juill. 1910. Nous en ex- trayons ce qui suit. Nous assistons à un élargissement prodigieux du droit, en par- ticulier du droit international. Ce droit s’élabore sous l'impulsion des besoins créés par la vie moderne, Toute transformation so- ciale appelle généralement une transformation juridique. Si les faits nouveaux s'adaptent d’abord au droit, le droit finit souvent par s'adapter à eux. La règle de droit est, somme toute, une for- mule destinée à couvrir des situations généralement complexes et fourmillant d’éventualités diverses. — Nous dirions qu’elle est un élément de constance recouvrant l'élément commun des cir- constances et négligeant l’élément différentiel, le cas particulier. — Comme toute refonte légale court le danger de comporter des conséquences fâcheuses imprévisibles,-on préfère en général avoir recours à des tentatives préalables de jurisprudence, en vertu de la tendance éminemment conservatrice de l'esprit humain. «Il serait difficile, dit Jean Crurr dans son intéressante étude sur La vie du droit et l'impuissance des lois, de trouver, soit dans notre code un article important dont le sens n’ait pas été à quelque degré enrichi ou appauvri par l'interprétation judiciaire, soit dans la législation nouvelle un seul texte capital dont les dispositions n'aient pas été annoncées par un mouvement de la jurisprudence » (p. 62). — « Dans cette phase d'essais, de préparation, ajoute Bourquix, les interprètes de la loi s'efforcent d’en faire découler des conséquences conformes à l’ordre nouveau. Sans modifier la lettre des prescriptions légales, ils en élargissent l'esprit et donnent parfois aux vieux principes une orientation nouvelle... » Ainsi « sous une apparence de stagnation, les idées juridiques se rajeunissent et se transforment. Vient enfin le dernier aspect de l'élaboration du droit » :.le législateur leur confère la consécra- tion officielle, — C'est ce qui permet à Bourquix de déclarer 2617 fi EL LE PROGRÈS JURIDIQUE 577 tion d'un cas crée une « constante ». Mais au delà, ce n’est plus que l’appréciation psychologique du juge qui _ peut empêcher que l'application rigide du droit n'en- traîne l'injustice en fait. Et c'est pourquoi nous vou- drions que tout juriste ait fait de fortes études bio-psy- chologiques. 8. Hiérarchie des choses. — Comme on vient de le voir, l’« ascension » des choses, en l’espèce la création des lois, ne coïncide que d’une façon superficielle avec la concentration logique des lois. De même le « rayonne- ment » des choses, ou établissement des détails d’appli- cation des lois, n’est pas identique à la différenciation psychologique des lois. C’est que parler de l'ascension et du rayonnement des lois, c’est tracer un schéma ; ces di- rections opposées sont des sillons à suivre et, à ce taux, elles sont d'ordre statique. L’unification du droit, comme son perfectionnement psychologique, sont au contraire des processus sociaux, lents et continus. Ils sont d'ordre {ibid., 12, 1911, art. 194, p. #) que « l'élaboration jurisprudentielle _du droit obéit aux principes généraux dont le mécanisme se retrouve dans toute organisation sociale ». Cf. C. Boucau», Les initiatives de la procédure et la genèse his- torique des droits, Rev. de philos., avril 1914 : « La procédure est une des principales sources historiques du droit... De même que, souvent, la fonction crée l'organe : ainsi, les actions, les pro- cédures, engendrent-elles souvent les droits. Dans le domaine juridique comme dans d’autres domaines de la science, l’action ou l'expérience précède la théorie... Dans l'histoire universelle et comparée des institutions juridiques, la procédure, qui met spon- tanément en jeu les droits, précède habituellement la législation. qui les formule positivement. » Cf. J. M. Marx, De l'influence de la jurisprudence sur le droit, Bull. Solvay, 27, art. 397, p. 893. — Du même : Modification pro- fonde de la jurisprudence par les tendances nouvelles de l'opinion, ibid., 31, 191%, art. 426, p. 404, à propos de R. Tuéry, Les caractères généraux de la réglementation jurisprudentielle du contrat de travail en droit français, Paris, 1913. — KR. DE LA Gxasserte, Synthèse de l'évolution du droit dans la législation et la jurisprudence, Rev. intern. de sociologie, 1906, pp. 177 et 257. 37 1 _ 578 LA SOCIÉTÉ dynamique. C’est la lenteur même de ce progrès qui fait qu'on le remarque à peine. Mais que les peuples aient eu l'intuition de cette double croissance et de l’équilibre qu'il fallait maintenir entre la logique et la psychologie, c'est ce que montre l'institution, dans beaucoup de pays, de deux Chambres législatives. Ce rapprochement éton- nera peut-être le lecteur. Nous croyons qu’il se justifie cependant. Voici comment : On sait que, dans les pays dont le parlement se com- pose de deux Chambres, l’une est plus novatrice, de par sa constitution même, l’autre plus conservatrice‘. Les Chambres élues par le peuple lui-même sont nova- trices : la Chambre des Communes en Angleterre, la Chambre des députés de Paris, le Conseil national en Suisse, etc. Au contraire la Chambre des Lords, le Sénat, le Conseil des Etats, etc. sont plutôt conservateurs. Leurs membres sont élus, en Angleterre par le roi parmi les représentants de l’aristocratie, en France parles conseils des communes, en Suisse par les cantons et le plus sou- vent parmi les anciens membres des Chambres populaires cantonales ou nationale. Est-il hasardé d'affirmer que l'esprit novateur est un esprit de différenciation et que l’esprit de conservation est plutôt un esprit de concentra- tion ? Certes ces termes ne se couvrent pas tout à fait l’un l’autre. Les progrès dans la concentration sont bel et bien des innovations. Mais, en fait, la différenciation ! Sur la lutte entre la tradition et l'innovation, cf. Ed. Mexer, Geschichte des Altertums, 2me partie de l’£inleitung, chapitre intitulé /ndividuelle und allgemeine Faktoren als Grundmächte des geschichtlichen Lebens. La thèse de Meyer est que les diffé- rences physiques et intellectuelles entre les individus entraînent une différenciation sociale, courant hétérogène auquel s'oppose un courant homogène, une tendance vers l'unisson des volontés. L'histoire tout entière est l'épopée de la lutte éternelle entre l’in- dividualisme et l’homogénéité. Cette lutte entre l’indépendänce et la conformité — où le lecteur retrouvera l’analogue de notre loi du progrès — entraîne, selon Meyer, la double tendance antago- niste vers l'innovation et vers la tradition. LE PROGRÈS JURIDIQUE 579 frappe davantage les regards et le danger d'oublier, en différenciant, la nécessité d’équilibrer les lois en leur donnant un noyau logique est plus grand que le danger inverse. Il appartient aux hommes âgés, aux hommes « arrivés » qui composent les sénats d’insister davantage sur la logique, sur les principes éprouvés du passé, dont le tronc plonge ses racines dans la tradition. Aux hommes plus jeunes, plus fougueux, qu'élit le peuple engagé dans le feu de la rénovation sociale, il appartient d’être plus psychologues, plus hardis, plus pénétrés des besoins nouveaux de l'heure présente et des réformes qui enga- geront l'avenir. Par l'effet de ces deux forces est maintenue la hiérar- chie logique entre les lois. Du passé à l’avenir — ou, sur un autre plan, des grands principes jusqu'aux détails d'application, — une ossature logique relie les urs aux autres tous les membres du code. D’une part, c’est le tronc ancien, d’autre part ce sont les branches plus ré- centes. Certes la perfection est loin d’être partout atteinte : il y a des principes posés que violent certaines . lois particulières. Le tribunal fédéral suisse a eu parfois des cas de ce genre à examiner. Comme il faut que les constitutions des cantons soient conformes à la constitu- tion fédérale, elles ne peuvent être promulguées qu'après avoir été agréées en haut lieu. Principes plus extensifs, principes plus intensifs, les seconds doivent être comme enchässés dans les premiers : on leur permet de s’éten- dre en profondeur, dans la direction des besoins humains ; on ne leur permet pas de s'étendre en surface au delà des limites qui leur sont assignées par les premiers’. Voilà 1 La hiérarchie logique des lois suppose, comme tout agence- ment logique de concepts, un pouvoir d'abstraction chez ceux qui la créent et chez ceux qui sont appelés à en tirer des conséquences pratiques. Dans l'étude de H. Scuneiner, déjà citée, sur le droit babylonien et juif envisagé au point de vue de l’évolution de l’es- prit humain, on constate très nettement la juxtaposition des règles 580 LA SOCIÉTÉ la différenciation interne des lois, transformation qui suit la différenciation externe née des cas nouveaux qui se présentent, mais qui ne se fait pas toujours sans chaos et sans violations de frontières. Caveant consules ! E.— Nous avons montré combien le droit et la politique sont parfois plaqués l’un sur l’autre au point de se con- fondre : c'est le même député qui emporte au Parlement le pouvoir politique et le pouvoir juridique que lui confient le citoyen. Chaque acte politique qu’il accomplira revêtira une forme juridique; chaque loi qu'il votera aura une portée politique. De même l’agent de police, représentant de la force publique, ne verbalise qu’au nom de la loi. Bien plus, si les circonstances le mettent dans l'obligation d’user de son autorité pour établir l'ordre dans un cas non prévu par la loi, si cet acte crée un précédent et inaugure une coutume, voilà l'agent, malgré lui, érigé en législateur sans le savoir. D'autre part la loi ne saurait se passer de sanction et la sanction, en dernière instance, c’est la force, parcelle de la force politique de la nation. N'est-ce pas pour avoir établi trop d'obligations sans sanctions que le droit inter- national paraît faire faillite de nos jours ? On voit done la pa- renté étroite entre le droit et la politique, parenté pareille à celle que les anciens philosophes voyaient entre la forme et la matière : la matière pondérable formant le contenu des choses et la forme en étant le contour ou la limite. Aucune société, même à base légale, ne saurait se pas- ser de cohésion, d'autorité. Même dans les corps juridi- ques — tribunaux, corps législatifs — il y a un président ou un chef de service quelconque qui, par delà le règle- juridiques en lieu et place de leur agencement logique. C'est que. comme le relève DE Decker à ce propos, loc. cit., p. 4: « le pou- voir d’abstraction du Babylonien était encore insuffisant à produire un système de concepts subordonnés et superordonnés », c'est-à- dire hiérarchisés. LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 581 ment, dans les cas que celui-ci ne prévoit pas expressé- ment, décide de son propre chef et appuie tacitement l'ordre donné sur l'autorité, donc sur la force d'ordre politique que lui confère la société. Il n’y a pas moins de rapports entre le droit et l’écono- mie. Il n'existe pas de sociétés économiques sans lois. Jusque dans les détails du travail économique, le contrat forme le lien formel qui unit les individus. Le règlement affiché à la porte de l’usine, c’est encore le droit. À ce taux, dans les limites que lui laissent les lois industrielles et les lois de protection ouvrière de son pays, le chef d'usine et même le chef d'atelier sont, eux aussi, législa- teurs. Ils créent l’ordre qui doit régler la fécondité du travail dans le petit organisme social dont ils sont la tête. Inversement l’économie s’infiltre dans les corps juridi- ques aussi bien que dans les corps politiques, avec cette différence que les services de droit public dépensent de l'argent par mille canaux divers, maïs n’en reçoivent que d’une seule source : par l'intermédiaire du budget que leur accorde l'Etat. III. Le Progrès économique. La société type que nous avons étudiée de préférence jusqu'ici est l'Etat. La loi du progrès se retrouve certaine- ment, avec une netteté plus ou moins grande, dans les moindres sociétés particulières. Mais seul l'Etat présente les organes hautement différenciés qui nous ont permis de vérifier les rubriques nombreuses de l'intégration, de la concentration, de la différenciation externe ou interne des hommes et des choses dans les domaines de la politi- que et du droit. Dans ces pages consacrées au progrès économique, nous changeons de domaine. Les particularités que nous met- trons au jour se retrouveront bien dans l'Etat et dans les 582 LA SOCIÉTÉ sociétés particulières poursuivant des fins diverses. Mais elles n’apparaîtront dans leur pleine lumière que dans un autre type de sociétés, celui que nous examinerons avant tout : les sociétés industrielles et commerciales. Ce sont là, à proprement parler, les sociétés économiques. L'économie n’est pas, chez elles, l'accessoire indispensa- ble, elle est leur objet. Elles sont formées d'hommes spé- cialisés dans ce but. A. — Principes. Quel est donc le but suprême que poursuit l’activité économique dans les sociétés ? Nous l'avons dit : c’est la conservation et l'accroissement de la force matérielle et spirituelle de la société par la satisfaction des besoins organiques et psychiques de ses membres’. Un amateur 1 Il n’y a guère de désaccord entre les économistes quand il s’agit de déterminer le fondement ou, si l’on préfère, le but ultime de l’activité économique. Lorsqu'il y a des divergences, elles sont le plus souvent apparentes. Ainsi, dire que la fin de l’économie est la production de richesses, c'est simplement s'arrêter à mi- chemin et sous-entendre que la production de richesses a pour fin, à son tour, la satisfaction des besoins de l’organisme physique ou psychique des individus. Dire au contraire que c'est la jouis- sance à laquelle vise l’économie dite politique, c'est aller au delà du but, car toute activité, et pas seulement l’activité économique, tend à cette fin. Les richesses sont en deçà, la jouissance au delà de l’objet de l'économie. Donnons à ce sujet deux citations seulement. Aer cas : cf. R. Maunier, L'Economie politique et la sociologie. Paris, 1910, p. 29 : Les faits économiques sont « des organisations, des croyances ou des pratiques traditionnelles, à sanction diffuse indirecte, et immédiatement relatives aux choses considérées dans leur rapport avec les personnes ». 2me cas : cf. R. Liermanx, Das Wesen der Wirtschaft und der Ausgangspunkt der Nationalükonomie, Jahrbücher für National- ükonomie und Statistik, vol. 46, 1913, p. 647 : « Die Wirtschafts- lehre ist keine Gäterlehre, selbst wenn man den Gutsbegriff, der in der bisherigen Theorie den Grundbegriff zu bilden pflegt, noch so weit fasst, sondern die Güter sind eben als Mittel der Wirtschaft nur eine Durchgangsstufe von den ersten Unlustempfin- LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 583 de formules brutales à la Nordau ou à la Maximilien Har- den dirait : il ne s’agit plus ici de muscle, mais de ventre. Le muscle, on le devine, c’est la politique : l'emploi de la dungen des Mangels über die Unlustempfindungen der Beschaffung der Güter, Kosten, zum Genuss. » Or ce ne sont ni les Güter ni le Genuss qui sont la fin propre de l’économie, mais le Mangel, le besoin, et la Beschaffung, le travail humain, la force à dépenser. Nous croyons que c'est également rester en deçà de la détermi- nation de l'objet propre de l’économie que d’en apercevoir l'es- sence dans la notion de la valeur. WaxweiLer, L'économie politique et la sociologie, Bull. Solvay, 6, 1910, art. 100, p. 5, occupé à rechercher les processus d'adaptation et de consolidation des sys- tèmes d'impératifs dans l’activité sociale économique, pense que c'est la transaction ou, plus exactement, la compensation qui en constitue le fait biologique primaire. « Toutes ces compensations appellent une pesée des éléments à équilibrer ; la personnalité consciente et inconsciente des hommes est incessamment occupée à de semblables pesées. L'action inévitable du nivellement social crée, pour les pesées qui sont fréquentes et essentielles, des nor- mes auxquelles les individus s’assujettissent. Ainsi apparaisseni des bases d'évaluation sociale et, aussitôt qu'elles se consolident, sur chacune d'elles s'édifie un système d'impératifs. « Dans un ordre particulier de ces compensations, le jeu inter- mental des hommes n’a pas tardé à conférer à certaines choses * généralement désirées le pouvoir permanent de servir à en obtenir d'autres... 11 a fallu essentiellement que l'objet-mesure fût sus- ceptible d'acquisition, d'accumulation, d'échange. » Mais n'a-t-il pas existé des rapports économiques, par simple troc, avant l'invention des objets-mesures, c'est-à-dire de l’ar- gent ? Bien mieux, doit-on s’interdire de parler d'une économie animale ? — « On n’a jamais su pourquoi... il n'existe pas une Economique des animaux sociaux », écrit WAxWEILER, ibid., p. 4. — Certes, il n’y a pas de sociétés économiques chez les animaux. Les impulsions subconscientes font loi; l'esprit conscient ne réfléchit pas sur les processus sociaux et ne peut donc les utiliser pour des fins préconçues. Les progrès des animaux ne sont que provoqués du dehors, ils ne peuvent être voulus du dedans. Mais si l’on définit l'activité sociale économique comme une « organi- sation sociale en vue d'utiliser les forces individuelles pour la satisfaction des besoins individuels », on ne saurait refuser aux sociétés animales une économique élémentaire. À eux seuls les échanges de services constatés dans les bandes de singes, chez les hyménoptères sociaux, etc., avec la division du travail que ces 584 LA SOCIÉTÉ force ; le ventre, c’est l’économie : l’entretien de la force. On pourrait toutefois objecter à cette formule qu’elle rétrécit bien un peu trop les deux cercles qu’elle prétend embrasser : il y a, en politique, une force autre que celle du muscle, c’est l’autorité morale et sociale; et il y a, en économie, autre chose et plus que la satisfaction des fonctions digestives : le vêtement, l'habitation, les ins- truments, les machines, les moyens de transport, last not least l'or, ce « vil métal », satisfont aussi les besoins de l’homme. Objectera-t-on qu’en politique et en droit il y a une socialisation évidente des énergies collectives, tandis qu’en économie ce ne sont pas des besoins sociaux — comme la cohésion sociale ou l’ordre social — qui sont le but, mais des besoins individuels ? — [a distinction serait spécieuse : dans tous les cas, nous l'avons dit, la société ne vaut que par et pour l'individu. L'intérêt de l'individu est aussi évident lorsqu'il s’agit de cohésion et échanges entraînent avec eux, suffisent à remplir les conditions de notre formule. Les demeures communes, les outils dont se servent quelques espèces, — Ed. Bucnion, Les fourmis rouges de Ceylan, Arch. des sc. phys. et nat. de la Bibl. Univ., t. XX VIII, nov. 1909, montre ces insectes se servant de leurs larves pour tisser des nids avec la soie produite par celles-ci — sont, à n’en pas douter, une utilisation par les individus de matière exté- rieure à leur organisme, pour une fin collective. Or est écono- mique toute organisation sociale en vue de satisfaire des besoins organiques par la division du travail. C'est ce qu'a bien vu Ch. SecrÉTaN, L'économique et la philo- sophie, dans Mon Utopie, Paris et Lausanne, 1892, pp. 301-302 : « L'Economique ne saurait avoir pour objet la richesse, mais, comme nous l'avons dit, l’activité de l'homme social tendant à la satisfaction de ses intérêts. » Pour Wacxer, Les fondements de l'économie politique, Paris, 1912, t. III, p. 174, l’économie nationale est une « organisation » sociale qui réagit sur un «organisme » social. « Le terme orga- nisme fait mieux ressortir le côté naturel, au sens strict du mot, à savoir que l'essence de l’économie nationale, c'est d’être une formation naturelle développée par les instincts naturels. » CF. bibliographie du sujet in R. Mauxter, 0p. cit. LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 585 d'ordre que lorsqu'il s’agit de bien-être matériel. Son sort serait aussi lamentable s'il vivait dans une société anarchique, prêt à défendre sa peau à chaque instant, que s’il devait chercher et produire lui-même sa nourri- ture, ses vêtements et son gîte. Dans tous les cas, répé- tons-le, les besoins de l'individu sont la fin de toute acti- vité sociale. Et quant à la socialisation des forces, elle est poussée à peu près aussi loin en économie que dans les autres domaines. Jusqu'au terme du processus écono- mique exclusivement, nous voulons dire jusqu'à la satis- faction individuelle qui en est l'aboutissement, le dérou- lement des activités économiques est, nous allons le montrer, éminemment socialisé. B. — Tandis qu'en politique et en droit le citoyen d’une démocratie est depuis longtemps le maître du gouverne- ment et des lois auxquels il obéit, en économie le fossé ést encore profond entre le producteur et le consomma- teur. Si la loi d'action et de réaction doit se vérifier un jour dans les formes sociales, il faudra bien cependant que les moyens de production finissent par se trouver entre les mains des consommateurs eux-mêmes. On se souvient de la formule : l'individu consommateur est producteur — ce qui doit signifier : tout individu, qu'il soit lui-même producteur de richesses sociales ou qu'il délègue cette fonction et ce pouvoir à des producteurs spécialisés, a, par le fait seul qu’il est consommateur, un droit de contrôle et d'initiative en matière de production. Cet idéal est apparu déjà à plus d’un économiste comme devant et pouvant être réalisé. Trois catégories d’initia- tives ont été prises dans ce sens : le mouvement du socia- lisme d'Etat ou de la régie directe, le mouvement en faveur des coopératives de consommation et le mouve- ment en faveur des ligues sociales d'acheteurs. Le socialisme d’Etat est une chose beaucoup plus ancienne que le nom. Il a été réalisé sous une forme 586 LA SOCIÉTÉ partielle dès la plus haute antiquité. Comme mainte famille actuelle, le clan des temps primitifs possédait en commun ses moyens de production, la propriété pri- vée se réduisait souvent aux vêtements, ustensiles de ménage et armes particulières. Aujourd’hui encore, les terrains communaux ou d'Etat, les pâturages communs, ce qu’on appelle en Suisse allemande l’A//mend (l'all- mending des Norvégiens), sont propriété publique, aussi bien que les rues et places publiques de nos villes. Mais on a été plus loin encore. Des villes ont acheté ou construit, pour les exploiter elles-mêmes, des usines à gaz, des turbines hydrauliques, des usines électriques. des tramways. La Confédération suisse exploite elle- même ses chemins de fer. D’autres pays ont aussi leurs chemins de fer de l'Etat. Les monopoles : sel, tabac, etc. sont aussi des exemples de propriété collective. Un des pays où le mouvement de socialisation des forces écono- miques par l'Etat a été suivi des résultats des plus remar- quables est l’Angleterre où l’entreprenante phalange de socialistes dite « Fabian society », groupée autour du journal The Clairion, avec M. et M"° Sidney-Webb pour porte-parole, pousse à la socialisation spécialement mu- nicipale des services publies ‘. ! Cf., sur les régies et le socialisme municipal, les Annales de la Régie directe, revue internationale dirigée par Edgard Miraau». Du même auteur La bibliothèque de la régie directe, Annales, mai 1910. — Za municipalisation et les finances communales, Annales, 1910. — L'économie publique, Paris, 1912. — Enquête sur l'action des communes suisses contre la cherté de la vie, An- nales, 1912, p. 97. — Enquête sur l'action publique et le logement populaire en Suisse, Annales, 1913, p. 221. — Marcel SEmBar, L'organisation du contrôle du public, Annales, janv.-fév. 1909, p. 33. — A. Verser, Le mouvement social contemporain et la municipalisation des services publics, Annales, août 1909. — M. Girermann, Réponse aux objections contre le municipalisme, Annales, mars 1910. — G.-H. Tricocne, La municipalisation des services publics aux Etats-Unis, Annales, sept. 1911. — Raym. Bo- verAT, Le socialisme municipal en Angleterre et ses résultats LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 587 C'est en Angleterre également, le pays par excellence de l'initiative privée organisée (par opposition à l’Alle- magne où la merveilleuse organisation sociale émane en général de l'Etat), qu'est né le mouvement en faveur des sociétés coopératives de consommateurs. Tout le monde a lu l’histoire, désormais classique, des vaillants pion- niers de Rochedale. Aujourd’hui une partie considérable de l’activité économique de la Grande-Bretagne est entre les mains des coopérateurs. Jamais initiative due à des particuliers n’a atteint une extension aussi gigantesque — le mot n’est pas trop fort, — et cela sans participation quelconque des sphères officielles. Le Danemark a, lui aussi, sa production laitière presque tout entière aux mains des sociétés coopératives. Les Etats-Unis, la Suisse, d’autres pays encore, avec un succès plus ou moins grand, ont suivi l'exemple venu d'Angleterre. Charles Gide est en France le plus brillant théoricien et le plus ardent pionnier du mouvement coopératif :. Enfin, s'inspirant du même principe : celui du contrôle de la production par le consommateur, sont nées depuis _ peu d'années les Ligues sociales d'acheteurs. Le principe en est le suivant. Les membres de ces ligues délèguent à un comité le soin de contrôler les maisons industrielles financiers, Paris, 1907 et 1912. — H. CLémenr, Le socialisme mu- nicipal, La Réforme sociale, 1er avr. 1910. — H. Linpermanx, Probleme des Municipalsozialismus, Sozialistische Monatshefte, 21 avr. 1910. — Sur la Fabian Society en particulier, cf. Alb. Mérix, Le Socialisme en Angleterre, Paris, 1897, pp. 206 à 231, et spé- cialement le ch. VI, vu, p. 223, Les Fabiens et le socialisme municipal. 1? Sur le Coopératisme, cf. entre autres les ouvrages de Charles Give, p. ex. La Coopération, Ile éd., Paris, 1906. — Les sociétés coopératives de consommation, Paris, 1910. — J. PruDHOMMEAUx, Coopération et pacification, Paris, 1904. — J. CorréarD, Les s0- ciélés coopératives de consommation, Paris, 1908, qui donne un bon exposé du mouvement coopératiste. — Bernard LaverGne, Le régime coopératif, Paris, 1908. — C.-R. Fax, Co-operation at home and abroad. À description and analysis, Londres, 1914. 588 LA SOCIÉTÉ et commerciales privées qui veulent bien se soumettre à ce contrôle. Celles qui font travailler leurs ouvriers dans des conditions hygiéniques, économiques et morales satis- faisantes sont signalées aux membres des ligues, qui les favorisent de leurs achats. Parmi les représentants en vue de ce mouvement de charité sociale bien entendue, con- tentons-nous de mentionner le nom de M"° E,. Pieczynska, de Berne, l’initiatrice et la présidente en Suisse de la L. S. À. à laquelle elle consacre ses forces avec un tact et une abnégation inlassables {. Notre intention n’est pas d’entrer dans plus de détails au sujet de ces trois mouvements internationaux. Tout le monde les connaît et ce que nous en avons dit suffira pour nous autoriser à en donner une brève critique au seul point de vue de la loi d’action et de réaction qui nous occupe ici. Disons tout de suite qu’à nos yeux le socialisme d’Etat va trop loin, tandis que la ligue sociale d'acheteurs ne va pas assez loin dans le sens de l'application de cette loi. Qu'il faille un organisme économique aux mains des con- ! Sur les ligues sociales d'acheteurs, cf. Aug. ne Monster, Le rôle de l'acheteur dans les conflits économiques, St-Blaise et Rou- baix, 1906. Excellent exposé : origine du problème, valeur du problème, solution du problème. — Cf. également les rapports présentés à la première conférence internationale des Ligues Sociales d’Acheteurs, Genève, sept. 1908. entre autres M. Tur- manx et J. Brunues, La légitimité des « listes blanches » et de la publicité sociale. — Keurer, Le « label » des organisations ou- vrières ; résultats obtenus. — Firriou, Le « label » de la Ligue suisse d’Acheteurs : sa préparation et sa condition juridique. — J. Brunxes et J. Domercue, Le rôle possible des consommateurs en présence des conflits industriels, — P. Ciercer et R. Jay, Les devoirs des collectivités économiques ou sociales comme consom- mateurs. — Cf. J. BerceroN, E. Preczynska et Ilse Muzrer, His- torique des ligues des divers pays, Bulletin des ligues sociales d'acheteurs, 1908; pp. 209-240. — Contre les Ligues sociales d'Acheteurs, cf. L. Wuarix, Bulletin de l’Institut de Genève, 1906, et Kaufmännisches Centralblatt, mars 1996. LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 589 sommateurs, c'est ce que nous ne mettons pas en doute ici : cette condition ressort de la loi elle-même d'action et de réaction. Maïs la question se pose : est-ce la com- munauté politique qui doit servir de base à la commu- nauté économique, ou non ? En faveur de l’affirmative on peut invoquer les arguments suivants : la communauté politique est tout organisée et prête à se charger des fonctions nouvelles qu'on voudra bien lui confier; elle seule paraît assez riche pour entreprendre des opérations économiques de haute portée et de longue haleine ; elle groupe des consommateurs dont les ressources et les besoins sont de même catégorie (habitants de pays mi- niers, de pays agricoles, etc. pour qui les importations et les exportations se composent des mêmes catégories de produits). En outre tous les citoyens étant des consom- mateurs, il importe que tous fassent partie de l’orga- nisation économique aussi bien que de l’organisation politique. — À ces arguments on peut en opposer d'’au- tres, tirés des faits et de la psychologie : le socialisme d'Etat n’a pas toujours donné des résultats très satisfai- _sants ; le mode d'élection des hommes politiques, enta- ché de favoritisme et d'esprit de parti, risque d’entacher aussi de préoccupations étrangères à la compétence éco- nomique le choix des hommes appelés à présider ces services publics ; certaines opérations économiques en- trainant des risques considérables, il ne paraît pas oppor- tun d’attacher le corps politique, avec son budget et ses impôts destinés à assurer les services politiques et juri- diques, à la remorque d'opérations industrielles ou com- merciales risquées; ces mêmes opérations exigent des accords avec les producteurs et commerçants du monde entier et amènent, par la force des choses, des groupe- ments et des ententes qui, fondés sur des préoccupations tout autres que les préoccupations politiques, risquent, une fois de plus, de rompre l'équilibre aux dépens de l’un des deux facteurs : ou bien la politique cédera à _ 590 LA SOCIÉTÉ l’économie, les forces politiques se mettront à la remor- que des intérêts économiques et il s’en suivra les pires catastrophes — comme il en est résulté à l’époque con- temporaine des démarches d’un empereur surnommé le commis-voyageur; — ou, au contraire, les préoccupations basées sur les ententes politiques l’'emporteront et l’éco- nomie en souffrira : s’il fallait ne se fournir qu’auprès de ses alliés politiques, on se verrait réduit à sacrifier des res- sources précieuses à des préoccupations d’un tout autré ordre, ou à consentir à des compromis dangereux pour l'Etat. La situation des neutres, entraînés dans des opéra- tions financières sur lesquelles les Etats étrangers exerce- raient, à côté de la pression économique — marchandage qui fait partie des choses naturelles, — une pression poli- tique, pourrait devenir très grave. Preuve en est la fameuse Convention du Gothard qui a fait couler tant d’encre et fait battre tant de cœurs patriotiques en Suisse en 1913. Ces arguments, et d’autres que nous pourrions mettre sur le tapis, montrent le danger de l’ingérence de l'Etat dans les choses économiques. Les deux domaines écono- mique et politique sont trop différents pour qu'il n’y ait pas danger à créer des confusions de pouvoir et de com- pétence. A tous les égards le socialisme d'Etat nous appa- rait comme comportant de graves dangers ‘. Le socialisme municipal lui-même, compris à la facon du C/airion, et Notons que ces dangers sont d'ordre contingent, se rappor- tant à l’organisation politique telle qu’elle existe aujourd’hui et non telle qu’elle devrait être et sera peut-être un jour. Edg. Miznau», La Bibliothèque de la régie directe, Annales de la régie directe, mai 1910, p. 196, reconnaît que, «à mesure que le champ des entreprises de la collectivité se développe, on saisit mieux ce qu'il y avait de monstrueux à verser purement et simplement les organismes économiques de l'Etat industriel nouveau dans les cadres rigides et vermoulus du vieil Etat gouvernemental, admi- nistratif, militaire et policier. » Actuellement, au dire des adver- saires des régies, « leur fonctionnement est bureaucratique. Leurs budgets n’ont pas l'autonomie et l’élasticité indispensables à des entreprises industrielles. Leurs règles de comptabilité sont celles CE _ LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE . 591 même réduit à un petit nombre de services publies net- tement circonscerits aux besoins de la petite communauté politique, ne nous semble pas échapper à tous les dan- gers que nous avons signalés. des services d'administration et ne conviennent pas à des services économiques. Elles traitent le consommateur comme un contri- buable, un justiciable ou un administré, et non comme un client. Elles ne savent pas défendre leur personnel contre les ingérences politiciennes. » Ce sont là des imperfections qu'on ne saurait sans injustice attribuer au régime lui-même de la régie, mais à ses applications. « Il faut dégager ces régies de ces modalités vicieuses et contre nature. » Pris en considération par les inté- ressés, il est loisible d'admettre que ces inconvénients puissent être corrigés. Au surplus, les entreprises des Etats, celles des sociétés privées et celles des particuliers présentent chacune des avantages et des inconvénients qui les feront préférer ou écarter dans telles caté- gories de cas. C'est ce que montre fort bien A. ne Mapay, Essai d'une nouvelle classification des systèmes politico-sociaux et de ses applications, Neuchâtel et Paris, 1911, p. 17: « Le même Etat, dit-il, pourra adopter en même temps le libéralisme à l'égard d’un besoin, le protectionnisme à l'égard d’un deuxième, le socia- lisme à l'égard d’un troisième. » Manay oublie seulement, dans sa classification, l’individualisme solidariste ou coopératif qui n'est ni un égocentrisme, ni un intérêt de classe, ni un collectivisme. « Quelle est la valeur comparée de la régie directe et de l'ex- ploitation privée ? se demande de son côté Edg. Mniumaur, L'Eco- nomie publique, Paris, 1912, p. 2. Quelles sont les conséquences de l’un et de l’autre système en ce qui concerne les grands intérêts en présence : intérêts des consommateurs, du personnel, des finances communales ou nationales, de l'entreprise elle-même, de l'économie nationale en général? Cette question domine toute l’économie publique. Mais elle ne comporte pas de réponse simple, générale, abstraite, universelle. » Et l’auteur énumère les prinei- pales études qui pourront éclairer le problème : I. Les différentes catégories de collectivités publiques, Etats, communes, syndicats de communes, départements, provinces, pré- sentent des fonctions et des structures qui ne sont pas identiques. « L'Etat, surtout l'Etat centralisé et unitaire, formé dans la lutte et pour la domination, s’y adaptera d'ordinaire plus malaisément que la commune, vouée depuis des siècles à l'œuvre de pure admi- nistration, et souvent à l’administration de biens communs. » II. S'il y a une grande homogénéité d'organisation entre les 592 : LA SOCIÉTÉ Si le socialisme d'Etat va trop loin, à nos yeux, les ligues sociales d'acheteurs restent en deçà des limites d'action qui, faciles à établir, seraient réellement utiles à entreprises privées dont plusieurs sont internationales, il y a au contraire entre les différents Etats et communes des différences parfois extrêmement profondes. Le régime qui convient aux uns peut donc ne pas convenir aux autres. IIT. A-t-on affaire à une industrie s’exerçant sous le régime de la libre concurrence ou à une industrie monopolisée ? Il peut y avoir création d’un monopole ofliciel par absorbtion d'une entreprise unique ou par élimination de plusieurs entreprises concurrentes. IV. Il y a des régies fiscales, des régies subventionnées et des régies à finances indépendantes. V. Il peut y avoir évolution de l’un de ces types à l’autre : 40 évolution vers l'indépendance financière ; 20 évolution vers la représentation des consommateurs dans les conseils d'adminis- tration ; 3° ou même vers celle des travailleurs eux-mêmes. Les intérêts du public peuvent être de mieux en mieux pris en considération, le monopole public tendant à la consommation la plus étendue possible des masses. Sur tous ces points, l’auteur de l’opuscule que nous résumons donne des exemples extrêmement suggestifs qui montrent à la fois la complexité et le haut intérêt du problème posé. Et puis il y a la question de savoir quelles sont les entreprises industrielles et commerciales qui conviennent le mieux aux régimes respectifs de la régie patronale, de la régie communale, du coopé- ratisme, de l’industrie capitaliste ou de l’entreprise privée. S'il n'est pas exclu qu’une société coopérative nationale rachète un jour les chemins de fer de son pays — puisque nous connaissons un cas où un indnstriel privé a racheté les chemins de fer de la région où il avait ses usines, — le fait se produira cependant rare- ment car, dans notre exemple, l'Etat, c’est-à-dire l’universalité des citoyens, a un intérêt capital à posséder les moyens de loco- motion dont tout le monde est appelé à faire usage. Par contre on ne voit pas l'Etat s’établissant épicier ; le marché mondial devant rester ouvert à tout venant, il serait désastreux que des influences politiques s’y fissent sentir: l’épicerie sera donc du ressort des coopératives. Enfin la bijouterie, la confection, les industries qui ont la mode pour guide, c’est-à-dire les besoins les plus variables d’une clientèle restreinte resteront probablement toujours du ressort de l’entreprise privée. Ceci nous amène à une classification qui n’a pas d'autre préten- tion que d’être une probabilité de l’évolution économique : A. Seront de préférence entre les mains de l'Etat les entreprises LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 593 la société. Leur contrôle et leur recommandation n’au- raient de portée que si la grande majorité des consom- mateurs en étaient membres. Et même cela étant, elles feraient double emploi avec les coopératives de consom- mation qui peuvent jouer le même rôle avec une compé- tence et une sûreté bien plus considérables. L’approba- tion ou la désapprobation du chef d’une maison de gros appartenant à une puissante société coopérative a un poids bien autrement grand, dans l'esprit d’un industriel, que le « label » de la L. S. A., car il est suivi d’une sanc- tion de fait bien plus immédiate et bien plus certaine. Nous ne croyons pas qu’on obtiendra jamais de consom- mateurs pris individuellement — quand même ils sont groupés en une association, si celle-ci exerce sur eux une pression simplement morale et non coercitive — une action assez concertée et assez puissante pour l'emporter sur celle d'une société économique dont les membres ont délégué à un petit nombre de spécialistes le soin de juger et d'agir à leur place. Il est dans la nature des hommes de se spécialiser et de ne pas conserver présentes à leur . esprit des préoccupations pratiques, même utiles et inté- ressantes, dont ils peuvent se décharger sur autrui. Quant aux égards personnels, ayant un but de charité sociale, que s'imposent les membres des ligues sociales d'acheteurs, nous croyons qu'on peut les attendre aussi bien des membres des sociétés coopératives. C’est là une fondées sur les besoins de tous les individus et dépendant de res- sources circonscrites à une région donnée. B. Seront entre les mains des sociétés coopératives les entre- prises fondées sur les besoins fondamentaux des individus mais ne dépendant pas des ressources d'une région donnée — entre- prises actuellement entre des mains privées ou monopolisées à leur profit par des trusts. C. Seront entre les mains de l'initiative privée les entreprises tendant à la satisfaction de besoins variables dans leur nature ou ne s'adressant qu'à des catégories spéciales de consommateurs {modes, objets de luxe, etc.). 38 594 LA SOCIÉTÉ question d'éducation de soi-même qu’une propagande bien conduite aurait grand’ chance de faire aboutir, tout au moins aussi bien que celle des L. S. A. À nos yeux les sociétés coopératives de consommation sont le type de la société conforme à l'idéal de la loi d'action et de réaction. Elles ont le mérite d’être libres et non coercitives ce qui les prive sans doute des avantages du monopole de fait — à l'instar de celui, par exemple, que possède l'Etat en matière d'impôts — mais leur con- serve l’avantagé inestimable de ne devoir leur succès qu’à la lutte féconde pour la vie ‘. Sur le marché mondial 1 C'est là un des caractères de toute société de coopération auquel nous attachons le plus grand prix. « La limitation de la libre concurrence ne doit pas être l’objet de mesures législatives. Une association coopérative de production, tout en embrassant l'ensemble des fonctions économiques d’une société, ne saurait jamais englober la société tout entière et devrait toujours, pour remplir son rôle, rester sur le terrain de la libre adhésion. On ne saurait en effet imposer, par la loi, des principes d'équité et d’altruisme qui n'ont de valeur et de force efficace qu'autant qu'ils sont librement consentis. En outre il n’est nullement désirable de supprimer le principe de la libre concurrence qui restera toujours le ressort nécessaire du progrès. Mais une société coopérative... peut avoir au sein de la société individualiste le rôle d’un organe régulateur, en corrigeant, et même en prévenant par sa présence même, et automatiquement, les désordres économiques, partant les injustices morales, qui résultent fatalement du jeu de la libre concurrence naturelle... En même temps, plus la société indivi- dualisie subirait l'influence salutaire de la société coopérative, plus elle réussirait à introduire dans la législation, relativement à l'organisation du travail, des principes correcteurs dé l’égoïsme humain, plus aussi on se rapprocherait de cette synthèse idéale entre la liberté et la justice sociale qui reste toujours l'éternel problème. » Louis FERRIÈRE, Une théorie chrétienne de Collecti- visme économique, Journ. de Genève, 27 août 1909, rendant compte de J.-W. Péravez, Rien ne vous serait impossible, ou le Christia- nisme et l'Economie sociale, St-Blaise, 1908. Ajoutons que le capitaine Péravez a fondé une colonie éducative communiste à Stanhope, en Angleterre. — Cf. dans le même esprit Marc Taury, Idées d'un naturaliste sur l'organisation du travail, Genève, 1889 et Le Chômage moderne, Genève, 1895. LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 595 il n’y a d’ailleurs qu’un seul monopole qui supprimerait toute concurrence, c’est celui qui engloberait la produc- tion et la distribution d’un produit dans le monde entier. Au reste, là où ils sont réalisables, les monopoles sont trop souvent des oreillers de paresse pour les gouver- nants et une cause de marasme pour les gouvernés, car les éléments actifs et intéressés, parmi ceux-ci, englobés dans un organisme créé sans la participation volontaire de tous ses membres, sont submergés par la foule. Or la foule se compose de gens que le progrès n’intéresse pas, même celui qui leur apporterait des avantages. Autant le vote politique obligatoire nous répugne, autant nous craindrions, pour des sociétés économiques, le sabot que serait une masse de pseudo-coopérateurs entraînés mal- gré eux et ne portant aucun intérêt à la bonne marche de « leur » affaire. Rappelons encore une fois ce que nous avons dit dans le chapitre précédent des hommes capables de se gouverner eux-mêmes et d’être des agents actifs de leurs intérêts individuels et des intérêts sociaux, et d'autre part des hommes qu’il est bon de tenir sous tu- telle, sans quoi leur incapacité à manœuvrer pour leur bien et pour le bien soeial, dans les sociétés civilisées complexes que sont les nôtres, entraïnerait chez eux un état de misère nuisible au progrès de ces sociétés elles- mêmes. Assistance pour ceux-ci, coopératisme pour ceux- là, avec, entre deux, la masse de ceux qui ont plus de foi dans le système du profit individuel que dans celui du bien par la coopération, voilà, ou nous nous trompons fort, le seul moyen d'obtenir une sélection naturelle des intelli- gences et des volontés économiques avec « prime », natu- relle elle aussi, accordée aux individualités capables de créer la société économique de l'avenir ‘. Il suffit, pour ! On fait au coopératisme des objections d'inégale valeur. Elles émanent en général de commercçants privés, lésés dans leur négoce. Ils se défendent, et c'est dans la nature des choses. Ils se servent de la raison comme arme, et c’est également légitime. Mais leurs 596 LA SOCIÉTÉ que cette sélection produise ses effets, que les sociétés coopératives fassent leurs preuves comme sociétés appor- tant une satisfaction supérieure, en qualité et en quan- tité, aux besoins de leurs membres; que, toutes choses arguments doivent être soumis à la critique de la science désinté- ressée, ou plutôt mise au service du corps social tout entier et non d’une partie seulement du corps social, Ces critiques visent le plus souvent le coopératisme absolu, c’est-à-dire imposé. Or nous n’admettons que celui qui naît du libre jeu des lois naturelles, le bien social et la loi d'économie : — le plus de besoins satisfaits pour le moins de travail perdu, — étant seuls pris pour normes. C'est ainsi que J. Vaney, dans une lettre intéressante, publiée par l'Essor de Genève du 23 mai 1914, critique, du point de vue d'un individualisme à notre sens trop absolu, le coopératisme conçu dans un sens lui aussi trop absolu. Quand il parle de la « force économique formidable de ce système, capable d’absorber toutes les branches de l’activité hamaine » et de réaliser ainsi le collec- tivisme intégral, ne fait-il pas trop d'honneur à un mode de socia- lisation qui n’englobera jamais que quelques-uns des produits du marché mondial ? Quand, parlant de la ristourne, il déclare qu’«allouer une prime à la bouche qui consomme, aux dépens du bras qui travaille, est une erreur économique » qui tend à amoin- drir l'intérêt personnel, « le principal moteur de l’activité hu- maine », ne pousse-t-il pas la critique jusqu'à la caricature ? L'in- térêt personnel ne naïît-il pas de la concurrence quantitative et qualitative du travail individuel ? Et celle-ci ne manifeste-t-elle pas ses effets au sein de l'organisme coopératif aussi bien qu'au dehors ? D’autre part le salariat ne cesse-t-il pas d’être une « plaie sociale » dès qu'il est soustrait à la concurrence trop absolue du marché universel du travail ? Et n'est-ce pas pour avoir introduit une émulation trop peu efficace que les coopératives anglaises ont obtenu de leurs ouvriers un travail insuffisant dans la culture de leurs terrains agricoles ? On nous dit que, lorsque, par le travail productif individuel, « le pays sera rempli de marchandises et de denrées, celles-ci seront, de par la loi toute simple et naturelle de l'offre dépassant la demande, à la portée de toutes les bourses ». L'auteur ne sait-il pas que l’industrie privée a appris, de nos jours, à pratiquer ce qu’on appelle le malthusianisme économique, pour diminuer l'offre et maintenir les profits élevés, aux dépens du public ? Il y a cependant quelque chose à retenir de ces critiques. Elles sont un cri d'alarme contre l’abâtardissement excessif de la con- currence et de ses effets stimulants. La tendance parasitaire est LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 597 égales d’ailleurs, les biens du corps étant assurés, il y aït moyen de s'élever aux biens de l'esprit et du cœur. Il ne faut attendre d’altruisme de la part des masses que là où ne règne plus le souci — qu’on aurait tort d'appeler de l’égoïsme — des biens matériels nécessaires à assurer l'existence, par où nous entendons quelque chose de plus que l'existence brute : l'équilibre nerveux entre la dépense et l’acquisition des énergies vitales. Mais là où cet équilibre existe, là surtout où les avantages sociaux de la coopération se font sentir : salles de lecture communes, salles de jeu ou de gymnastique, salles de musique et de sociétés, etc., on est en droit d'attendre du coopératisme une véritable efflorescence de sentiments sociaux abou- tissant à l’entr'aide et à la charité. Ce qui crée l’égoisme actuel, c’est que le système économique campe les indi- vidus en face les uns des autres, accentue les différences de fortunes, fonde la richesse sur bien d’autres bases que le travail, laisse à chaque travailleur le sentiment qu’il est mal partagé et que d’autres, à travail égal, re- coivent plus de satisfactions que lui. Lorsque certains profits individuels exagérés et contraires à la morale et à la nature des choses ne seront plus possibles, lorsque certains monopoles de fait et certaines sources de reve- nus automatiques passeront de la main de quelques par- ticuliers aux mains des sociétés coopératives, le fond d’altruisme qui se rencontre dans les classes populaires chaque fois qu’elles ne se sentent pas exploitées, prendra, eroyons-nous, le dessus et bien des choses changeront. Un jour viendra où le capitalisme brutal sera relégué dans le passé au même rang que l’absolutisme des des- potes et où la main-mise des trusts ira rejoindre celle des le revers de la médaille de tout solidarisme. Mais il suffit de voir le danger ou, puisque l’homme est né myope, d'en éprouver les conséquences défavorables, pour y obvier par des mesures très simples. Les attagues, à nous connues, dirigées contre le coopé- ratisme, visent les applications et non le principe. _ 598 LA SOCIÉTÉ seigneurs féodaux. L'économie est en retard sur la poli- tique, voilà tout. Quoi qu’il en soit, si nous attendons pour l’avenir plus d’altruisme par le moyen de l’extension des sociétés coopératives, l’heure actuelle est à l’exten- sion des sociétés coopératives par le moyen de l’altruisme bien entendu des hommes d'aujourd'hui. Ajoutons que l'Etat, dont nous écartions tout à l'heure la compétence, peut, dans bien des cas, et sous certaines conditions, prêter la main à la constitution de sociétés coopératives et leur fournir son appui. Le régime du socialisme municipal ou de la régie directe lui-même, si on en suppose les entreprises séparées des services politiques, avec budget particulier, comptabilité analogue à celle des entreprises privées, conseil d'administration élu par les intéressés, se rapproche du régime coopératif au point de s'identifier pour ainsi dire avec lui : la seule différence sera que, dans un cas, les capitaux individuels seront à la base de l’entreprise, dans l’autre, ce seront les capitaux publics. Le professeur Edg. Milhaud cite, dans son opuscule sur L’Economie publique, des cas où des entreprises coopératives et en régie se confondent pour ainsi dire, comme se confondraient deux sociétés par actions dont l’une aurait ses membres éparpillés de par le monde et dont l’autre compterait comme action- naires la totalité des habitants d’une région donnée. « Peu à peu, écrit-il', elles deviennent comme des sociétés ano- nymes dont l’ensemble des citoyens seraient les actionnaires, véri- tables organisateurs de droit privé dans le domaine public. » Et il cite ces exemples : « À la limite, comme disent les mathématiciens, la coopération et la régie directe finissent même par se rejoindre, soit qu’une société de consommation, comme le Consum-Verein de Bâle, finisse par englober parmi ses membres à peu près toute la popu- 1 E. Miruaup, Les Annales de la régie directe, mai 1910, p. 196. LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 599 lation, ce qui en fait un véritable service public, soit qu'une régie, comme la Caïsse nationale d'assurance contre l'incendie du Royaume de Saxe, finisse par être effectivement gérée par les assurés, ce qui en fait une véritable coopérative, ou, si l'on pré- fère, une véritable mutuelle, une mutuelle constamment et direc- tement contrôlée par l'autorité publique !. » Si vraiment, comme on nous l’affirme, le système de la régie évolue vers l'indépendance relativement aux services de l'Etat et aux ingérences politiques, et vers la remise des entreprises, même patronnées par l'Etat, aux mains des in- téressés eux-mêmes, nous ne pouvons qu’applaudir à cette tendance conforme à la loi d'action et de réaction qui est, nous l’avons montré, l’une des conditions du progrès. On nous demandera peut-être pourquoi nous ne pré- conisons pas aussi bien les sociétés coopératives de pro- duction. C’est que le travail humain est là pour les besoins humains, et non les besoins pour le travail. Les besoins sont donc le régulateur du travail économique. Ces be- soins, suivant le temps et le lieu, varient en nature et en quantité. Le risque nous paraît donc trop grand pour - des collectivités spécialisées dans une branche de la pro- duction de suivre les hauts et les bas de la courbe de la demande. Que des particuliers courent ce risque, c’est leur affaire : suivant leur perspicacité et leur travail d'en- quête portant sur les besoins probables du public, la sanction des faits leur apportera ou non leur juste récom- pense. Mais une collectivité ne peut pas faire ce travail, ou bien, si elle le confie à un chef, la responsabilité de celui-ci est trop lourde. Sans doute il peut être assuré d'un tant pour cent du bénéfice présumé : la règle est facile à établir. Mais, en cas d’insuccès, la sanction qui entraine la ruine des coopérateurs peu fortunés est trop brutale, socialement parlant, pour que ce mode de coopé- ration tente les producteurs. Il en est autrement si telle 1 E. Minmaun, Economie publique, p. 9. 600 LA SOCIÉTÉ maison industrielle, fondée sur le mode de production coopératif, devient la cliente d’une société de consom- mation. La quantité de marchandise à livrer peut alors être établie à l’avance par contrat et à terme. Mais même dans ce cas les aléas, nés de la concurrence et de la supé- riorité possible du même produit pris ailleurs, font que nul ne voudra engager de gros capitaux pour l’achat des machines et autres moyens de production dans des entre- prises coopératives où le risque reste décidément trop grand. ? Cf. Ed. Durour, Le mouvement des associations coopératives de production de 1834 à 1910, Genève, 1913.- Aux arguments que nous donnons ici, Durour en ajoute d’autres, arguments de psy- chologie : « préjugés de la bourgeoisie » et « hostilité des entre- preneurs privés et de tous les intermédiaires parasites », argu- ments de fait tirés, outre les difficultés résultant de la rareté des capitaux, de celles qui proviennent de la rareté des débouchés, de la rareté des gestions habiles et parfois aussi de la rareté des ouvriers possédant un sens coopératif et économique suffisant. Ce dernier point n'est pas le moins digne de considération. L'ouvrier moyen n'est pas capable de comprendre, donc à plus forte raison de diriger, même indirectement, une gestion économique un peu compliquée. Cela n’est pas de sa faute. La prévoyance, le calcul sur des données sociales souvent obscures, où le facteur psycho- logique — le plus invisible et le moins palpable — joue un rôle appréciable, la patience aussi, l'acceptation de l’inévitable, autant de qualités que l’ouvrier moyen n’acquerra jamais, ou alors il ne serait plus un ouvrier moyen. Et c’est là, soit dit en passant, le motif pour lequel nous ne croyons pas au succès du mouvement en faveur de la suppression du salariat. La tutelle relative de l’ou- vrier et le régime du salariat qui en est la conséquence sont une mesure éducative de bon aloi, susceptible d'apporter plus de bien que de mal à la grande majorité des ouvriers, — à tous ceux qui, n'étant pas skilled workers, spécialistes d’une branche industrielle difficile et demandant des travailleurs relativement cultivés (comme nous en avons vu dans les usines de Carl Zeiss, à Jena, dans les ateliers de construction navale de guerre à la Spezia, etc.), ne sauraient se conduire eux-mêmes, socialement et économiquement, avec succès. Mais, cela va sans dire, nous n’en condamnons pas moins les abus du système du salariat et, pour y parer, nous voyons une solution non dans l'intervention de l'Etat, comme paraît l’admettre Ed. Durour, intervention toujours plus ou moins LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 601 C. — Le cercle complet qui, partant de l'individu pour s'élever à la société, redescend à l'individu lui- même se retrouve dans le domaine des choses. L'action de l’homme transforme la matière pour satisfaire les besoins de l’homme. En économie la catégorie prise en considération est celle des besoins organiques. Toute projection de l'esprit dans la matière à fin de satisfaire directement (nourriture, vêtement, habitation, etc.) ou indirectement (outils, machines, moyens de transport, monnaie, etc.) les besoins organiques de l'homme sera une « chose sociale » dans le domaine économique; on donne à ces choses le nom de richesses. La création de richesses ou valeurs sociales, c’est-à-dire faites par ou pour des groupes sociaux, se distingue de la création de richesses personnelles où un seul individu produit et consomme pour son propre compte. Les premières sont dites valeurs d'échange, les secondes : valeurs d'usage. Toute valeur d'échange a une valeur d'usage. L’inverse n’est pas toujours vrai. Mais toutes deux visent en tout cas à satisfaire les besoins organiques de l’être humain :. arbitraire, mais dans la tutelle plus démocratique des associa- tions coopératives de consommation, supposées propriétaires des établissements de production ou exerçant tout au moins sur eux un contrôle effectif. ‘ Par besoins organiques, nous entendons aussi, cela va sans dire, ceux de l'organisme psychique, pour autant qu'ils représen- tent la fonction d’un organe capable, comme tout organe, de s'user par l'usage (fatigue), de recouvrer ses forces par l'exercice nor- mal, et d accroître sa puissance par une adaptation croissante. Il s’agit donc des besoins du moi global tout entier. Ainsi les livres sont des « richesses » puisqu'ils sont appelés à satisfaire les besoins d'enrichissemement du moi psychique. Tout document est une richesse. Les moyens de conquérir, de s'assurer et de perfec- tionner d'autres moyens capables de satisfaire les besoins humains, si longue que soit la chaîne d'objets qui relie ceux-là à ceux-ci, sont aussi des richesses. Mon besoin d'outils tout comme mon besoin de perfectionner mon outillage sont d'ordre économique, tout comme une société de placement de domestiques, par exem- ple, est une société économique, puisqu'elle sert de moyen pour 602 LA SOCIÉTÉ La création de richesses, à partir de la conquête de la matière première naturelle — animale, végétale ou mi- nérale — jusqu'à l'achèvement de l’objet prêt à être mis dans le commerce, est ce que nous avons appelé l’« ascension » des choses : marche du multiple à l’un. Inversement la distribution des richesses jusqu'à con- sommation par des individus multiples sera le « rayonne- ment » des richesses’. La distinction est loin d’être abso- lue. N'importe. Elle est cônsacrée par le langage qui distingue l’industrie du commerce. Elle est admise par tous les traités d'économie politique ?. Elle est commode. cette fin: faciliter au public la recherche d'individus qui, dans l’économie familiale, contribueront à la satisfaction des besoins collectifs. Il y a cependant des exceptions : une société savante n'est pas une société économique, quoiqu'elle vise à enrichir la science humaine, c’est-à-dire, en définitive, le besoin de savoir. C'est qu'il faut, pour qu'il s'agisse d'activité économique au sens propre du mot, une condition particulière : l'échange, caractérisé le plus souvent par la présence de la monnaie : do ut des. ! CF. A. Durac, La formation des prix des denrées alimentaires de première nécessité, Paris, 1911, p. 52 : « Deux groupes de négociateurs participent au marché : les producteurs et les con- sommateurs, aux deux extrémités du parcours suivi par le pro- duit ». Entre deux se trouvent les commerçants : « Mettre le pro- duit à la portée des consommateurs, c’est tout l'effort du commerce ». — « Producteurs et consommateurs ont ce caractère notable qu'ils sont tenus, les uns, de vendre, les autres, d'acheter, par une sorte dé nécessité vitale et due à leur situation même. La valeur des considérations qui les détermine est péremptoire : les uns ne sauraient laisser perdre leur produit » ; — fruit de leur travail — « les autres ne veulent pas mourir de faim » — ou être privés de la satisfaction de leurs besoins. — « Ces limites subjectives cons- titnent, pour ainsi dire, les deux pôles extrêmes du marché ». ? Elle n’est pourtant pas admise par E. WaxwkeILer qui, sans doute dans un mouvement de mauvaise humeur, a lancé cette bou- tade : « On voit de combien d’« impedimenta » l'Economique s’est encombrée par ses subdivisions artificielles relatives à la Produc- tion, qui est une affaire de technique, — à la Répartition, qui est une pure vue de l'esprit et relève de l’éthique, — à la Consom- mation, qui est. une question de physiologie et de psychologie » (L'économie politique et la sociologie, Bull. Solvay, 6, 1910, art. - LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 603 Elle ne prête pas à confusion, du moins dans l'immense majorité des cas. Elle répond bien à notre distinction entre la création et la distribution des choses sociales, entre la force humaine qui agit du dedans au dehors sur la matière à modifier et le besoin humain qui reçoit la matière modifiée venant pour ainsi dire du dehors au dedans. Le principe qui sera à la base de la concentration et de la différenciation de l’activité humaine relative aux richesses et aux besoins se dégage de lui-même du pro- blème tel que nous l’avons formulé. Ce sera le principe fondamental de l’énergétique : le plus d'effets utiles pour le moins d'efforts inutiles, le plus de besoins satisfaits chez les consommateurs, le moins de travail accompli par les producteurs‘. 100, p. 6). — On pourrait répondre au savant sociologiste belge que les mêmes phénomènes peuvent être envisagés sous plusieurs angles différents et que, dans la mesure où ils donnent lieu à des activités socialisées, ils ressortissent à la sociologie. Et ce point de vue serait conforme, nous le savons, aux principes posés par WaxweiLer lui-même. ? L'erreur des théoriciens de l'économie politique a été en géné- ral d'étudier l'histoire au point de vue descriptif plutôt qu'au point de vue critique. C’est ce qu'exprime R. Gorvscuern, Entwick- lungstheorie, Entwicklungsôkonomie, Menschenükonomie, Eine Programmschrift, Leipzig, 1908, quand il constate que Marx a cherché à connaître l’évolution de l’économie plutôt qu'à cons- truire l’économie de l’évolution. La concurrence, pour GoLDscHeip, n’est pas le seul agent du progrès. Est agent du progrès tont moyen tendant à ce but : obtenir la plus grande somme possible d'utilités avec le moins possible de travail. — C'est aussi la thèse . de Yves Guxor, L'Economie de l'Effort. Paris, 1896, qui se place à un point de vue strictement individualiste. — On en trouve l'ap- plication scientifique et systématique dans l'ouvrage bien connu de F.-W. Tayzor, Principes d'organisation scientifique des usines, Paris, 1912, où l’auteur expose qu'en adaptant tous les actes, et les moindres, des ouvriers à chaque but particulier poursuivi dans leur industrie, on parvient à réduire dans une proportion tout à fait déconcertante la somme d'efforts dépensée. Il cite des cas où des ouvriers ont pu accomplir dans le même temps et avec la même fatigue quatre fois plus de travail utile. 604 LA SOCIÉTÉ Certes ce principe domine toute activité humaine et non pas seulement l'activité dite économique. Le prin- cipe d'autorité en politique, celui de justice en droit n'en sont, à tout prendre, que des aspects particuliers, en tant que moyens de tendre à la fin suprême : accrois- sement de la force sociale et spiritualisation de la vie individuelle. Mais tandis qu’en politique et en droit les besoins humains pris en considération sont ceux de sécurité, par la cohésion sociale, et ceux d’ordre, par la réglementa- tion de la vie sociale, besoins correspondant à la cépha- lisation et à la morphologie des organismes, ici, au con- traire, il s’agit de physiologie sociale et le principe énergétique n’apparaît nulle part plus nettement que lorsqu'il s’agit de la relation qui existe entre les fonc- tions et les organes — organes qui s’usent, fonctions qui leur font récupérer leur vigueur. Et c’est si vrai que le mot « valeur », avant d’être trans- posé dans le domaine moral où il exprime la relativité de moyens à l’égard d’une fin, a été employé de tout temps dans le domaine économique pour désigner la relation entre le travail et le besoin, le travail comme moyen et le besoin comme fin!. ’ Les ouvrages sur les théories de la valeur sont innombrables. Nous n'avons pas à les mentionner ici. Qu'il nous soit permis cependant de signaler la jolie étude, toute pénétrée de clarté latine, de A. Duac, que nous venons de citer. C’est le consom- mateur, dit-il, qui possède vraiment l’hégémonie sur le marché. Entre le producteur et le consommateur se trouve le commerçant qui n’achète que pour revendre. Sur le marché, «chaque trans- action dépend de toutes celles qui la précèdent ou la suivent. Plus les marchandises traversent de mains intermédiaires, plus l'échange, du producteur au consommateur, se complique, plus les phénomènes d’interdépendance se multiplient et diversifient leurs réactions. » (p. 54). L'auteur montre d’une façon lumineuse quels sont les motifs péremptoires qui obligent les uns et les autres à vendre ou à acheter dans des conditions données. Au centre du processus entrent en ligne de compte, pour les agents LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 605 Chaque chose économique, chaque richesse est donc l'expression concrète à la fois d’un travail qui l’a créée et d'un besoin qu’elle doit satisfaire. Que le travail règle seul du haut commerce, « l'étendue de la production et le pouvoir absorbant de la consommation. » (p. 123). Qu'on se représente, entre deux points fixes, le travail et les besoins, une série de solides reliés par des fils élastiques : « Producteurs — Commer- çants intermédiaires achetant aux Producteurs — Groupe central du haut commerce — Commerçants intermédiaires vendant aux con- sommateurs — Consommateurs », et l’on aura, sous forme schéma- tique, le jeu de la variation des prix. Chaque tension plus forte ou moins forte des fils élastiques qui les relient, quelle que soit la cause qui produise cette modification, entraîne un changement dans la tension des fils élastiques de toute la série. En somme « deux conditions sont suffisantes et nécessaires pour qu'un prix varie :.. une pression qui porte le prix vers la hausse ou vers la baisse et l’acquiescement des intéressés » (pp. 119-122). Cette pression ou tension a aussi été relevée par R. LiEFManNx, Das Wesen der Wirtschaft und der Ausgangspunkt der National- ükonomie, déjà cité, p. 649 : « Es ergibt sich also, dass es für das wirtschaftliche Handeln massgebend und entscheidend ist, in jedem Moment für jedes Bedürfnis die Spannung zwischen dem noch zu erzielenden Nutzen und den dafür aufzuwendenden Kosten _ bei allen andern Bedürfnissen vergleichen zu künnen. Diese Span- nung.… gibt die Richtschnur für das wirtschaftliche Handeln. » Cette tension n'est-elle pas d'ordre psychologique, qu'on l'en- visage à sa source, l’effort, le travail (Kosten) ou à sa fin (Nutzen) ? Et cette tension n’entraîne-t-elle pas l'acquiescement dans un sens ou dans l’autre de l'agent économique, cause de l'existence ou de la non-existence de toute transaction économique ? — On le voit, en économique comme en droit, nous retrouvons le facteur psy- chologique à la base de tout phénomène social. Cf. Dr Kerisic, Psychologische Grundlegung eines Systems der Wert-Theorie, Vienne, 1902. — F. Simraxn, La méthode positive en science économique, IIIe Congrès international de philosophie, 1908. — B. Laverone, La théorie des marchés économiques, Paris. 1910. — Dr J. Scauwrerer, Z'heorie der wirtschaftlichen Entwick- lung, Leipzig, 1911. — B. M. Axpersox, Social value. À study in economic theory critical and constructive, Boston et New-York, 1911. — M. Axsraux, Une conception sociologique de l'utilité et de la valeur, Bull. Solvay, 21, 1912 ; art. 338, p. 949. — O. Bovex, Les applications mathématiques à l'économie politique, Lausanne, 4912. — B. Nocaro, Eléments d'économie politique, Paris, 1913. 606 LA SOCIÉTÉ la valeur, comme le voudrait Karl Marx’, ou que le besoin seul fasse loi, l'équilibre est rompu. Le progrès économi- que est brisé par une intervention arbitraire de l'homme. Mais bien que, en fait, les deux facteurs agissent tou- jours plus ou moins, reconnaissons que le facteur besoins occupe aujourd'hui une place abusive et que l’on doit prendre — par économie bien entendue — le principe de Marx pour idéal : rapprocher la valeur des choses du travail qui les a créées. D. — Le processus historique de l’économique est facile à saisir *?. Autrefois l’homme avait tendance à créer plus de valeurs d'usage que de valeurs d'échange. Nous ne croyons pas que la formule « chacun pour soi » ait jamais prévalu. L’animalité elle-même, nous l’avons montré, fournit de multiples exemples d’entr’aide *. Les ruches, les fourmilières, les termitières, toutes les demeures col- lectives des animaux sont déjà des richesses sociales. Il y a échange de services chez les hyménoptères so- ciaux où certaines catégories d'insectes gagnent leur nourriture en échange de services parfaitement définis rendus à la collectivité : les uns sont soldats, d’autres reproducteurs, etc. C’est dire que l'échange apparaît très tôt dans l’échelle des êtres. Mais du primitif qui en est encore réduit au troc, du citoyen de l’antiquité qui n’a comme commune mesure que le bétail {pecus, pecunia) ou des talents d’un poids énorme, jusqu’à l’industriel ou au commerçant de nos jours, la différence est sensible. L’échange poussé à l’extrême a déterminé la formation de sociétés de production et de circulation extrêmement di- 1 Cf. Karl Marx, Le Capital, trad. et résumé de Gabr. DeEviLe, p. 67: « La grandeur de la valeur d’un objet est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à le produire », compte étant tenu du travail de préparation ou d'apprentissage (p. 71). ? Cf. R. Bropa, Du communisme primitif au coopératisme mo derne, Doc. du Progrès, févr. 1909, p. 138. 3 Cf. KroPoTkINE, L'Entr'aide, déjà cité. LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 607 versifiées, sans oublier toutes les associations finan- cières dont l’activité dirige ou subit les variations du crédit, ce qu’il y a de plus affectif et de plus complexe chez l'homme; n’a-t-on pas appelé les bourses le « pouls des nations » ? Cette longue évolution s’est produite, nous n'en sau- rions douter, conformément à la loi du progrès. Dès que l’entr’aide se trouve développée dans une famille, un clan, une société économique quelconque, usine, société par actions, entreprise de transports, eic., le jeu complexe de la concentration et de la différenciation, de l’unification et de la division du travail se fait sentir. Nous n’aurons pas de peine à le montrer. Hommes. 1. Concentration sociale externe ou intégration. La société économique s'adjoint de nouveaux membres. a. — Un trust, en achetant la majorité des actions d’une entreprise privée, englobe malgré eux les détenteurs des autres actions de cette entreprise privée. Voilà un exemple de conquête en économie politique. Les exemples de ce genre sont peu fréquents. b. — Le plus souvent les sociétés s’accroissent par ad- hésion d'individus ou de groupes qu’elles agréent. Ache- teurs se ralliant à une société de consommation, produc- teurs unissant leurs forces, commerçants s'associant pour tel ou tel objet, ouvriers entrant dans une usine, sociétés se fédérant pour former bloc, autant d'exemples d'inté- gration économique. On s’est demandé si le fait de se lier à quelqu'un par un contrat ayant une fin économique suffisait pour qu'il pût être question d’une activité d'ordre économique. Nous croyons qu’il faut répondre par l’affirmative si une ri- chesse quelconque entre en jeu et s’interpose entre les deux contractants, nourriture, argent ou toute autre 608 LA SOCIÉTÉ chose. Objectera-t-on qu’il n’y a pas là de société consti- tuée avec pouvoir politique, juridique et économique ? L'économie est représentée par la richesse dont il est question et l'échange qu'elle suppose ; le droit, par la nature même du contrat, füt-il sous-entendu, comme c’est le cas dans la famille; enfin l'autorité politique est celle qui assure l'efficacité du contrat légal où tacite : l'Etat ou le père de famille revêtu de l'autorité. 2. Concentration sociale interne. a. — Il s’agit d’abord de centralisation dans la pro- duction. Toute action concertée tendant à la production : atelier, manufacture, fabrique, usine, société industrielle par actions, toute fédération, tout cartel, tout trust sont des exemples de concentrations de forces humaines, dif- férenciées dans leurs rôles, en vue de produire des riches- ses. Ajoutons que, théoriquement, tout membre de la société, de toutes les sociétés humaines, pour peu qu'il consomme, qu'il achète les produits qu’il consomme, qu'il les paye en argent, qu'il ait gagné, reçu ou hérité cet argent, est réputé producteur en puissance, comme il est, en tant que citoyen jouissant des bienfaits de la paix ou tout au moins de la cohésion sociale, un homme poli- tique en puissance, et un homme juridique en puissance en tant que jouissant de l’ordre social qu’il a contribué à créer. L’individu a en soi les trois grands pouvoirs so- ciaux, répondant aux trois catégories de besoins indi- qués, mais il les a à l’état indifférencié. C’est pourquoi, de même que l'industriel est par ailleurs électeur poli- tique et détenteur d’un droit de vote législatif, en retour l’homme politique, le juriste, tous les humains enfin qui sont spécialisés dans les activités autres que celles dont nous nous occupons ici, ont en fait un droit de contrôle pratique sur la formation des objets qui satisfont leurs besoins. Et cela est si vrai que la liberté d'achat par laquelle ils marquent ce contrôle est Le vrai ressort dans la fixation de la valeur d'échange des richesses. Que ces ET TA LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 609 hommes délèguent leur pouvoir d'achat à des sociétés coopératives de consommation ou qu'ils l’exercent indi- viduellement, il n’en reste pas moins qu'ils contrôlent ainsi — en regard de leurs besoins — et dirigent indi- rectement — quant à la quantité et à la qualité — la pro- duction des richesses. Un contrôle direct et une direc- tion directe par des organes sociaux spéciaux ne serait donc que l’extension d’une activité déjà ébauchée, la prise de conscience organisée d’une action individuelle spontanée. b. — La centralisation se produit également dans les entreprises qui se spécialisent dans la distribution des richesses : entreprises financières, entreprises de trans- port, etc. La banque et le commerce ne forment pas seu- lement des sociétés particulières ; ils connaissent aussi leurs coalitions, leurs fédérations, quand ce ne sont pas les cartels et les trusts eux-mêmes qui unissent à leur activité industrielle l’activité commerciale destinée à leur faire trouver et conquérir de nouveaux débouchés pour leurs produits. Et puisque nous parlons de trusts, disons ce qu'il faut en penser en se plaçant au point de vue de la loi du pro- grès. Nous voyons en eux une source incomparable de bien pour l'avenir et une source non moins incomparable de mal pour l’époque actuelle. Le bien qui est en eux, c'est la concentration économique merveilleuse qu'ils réalisent, concentration dénotant une ingéniosité, une division du travail, une organisation, une fermeté de di- rection, une clarté dans les vues de la direction, qui en font des chefs-d’œuvre sociaux, de vrais Etats dans l'Etat, Etats économiques dans les Etats politiques. Leur mal saute aux yeux : c’est l'exploitation de tous par quelques-uns, le profit personnel de la direction érigé en loi suprême, le sacrifice des avantages du public pour autant que ceux-ci ne sont pas des moyens pour conser- ver, acquérir ou conquérir une clientèle plus étendue. 39 610 LA SOCIÉTÉ En un mot leur mal est le monopole de fait qu'ils exercent pour un profit individuel et non social t. La lutte actuelle qui s'exerce contre les trusts porte surtout sur le terrain juridique. La société politique, dont les citoyens sont lésés, use de ses armes politiques : Cf. G. De Lrener, Sur les procédés d'élimination des petites entreprises industrielles par les grandes, Bull. Solvay, 17, 1911, art. 282, p. 5: « Ainsi, par les moyens de concurrence qu'elles mettent en œuvre, les grandes sociétés dépouillent leurs rivales d’abord en leur enlevant des débouchés dont elles s’arrogent le monopole, ensuite en les privant du bénéfice de procédés techni- ques spéciaux qu'elles introduisent à leur tour dans leurs propres usines pour en accroître la supériorité. « Dans la lutte qu’elles mènent contre les petites et moyennes entreprises, les grandes sociétés ne sont arrêtées par aucune considération de prix de revient. La question du bénéfice à réali- ser sur chaque opération de vente s’efface devant le mobile exclusif qui les guide : détruire les concurrents » — ou les absorber. Cf. du même auteur, Sur les causes et le mécanisme de la con- centration des entreprises dans l'exploitation des mines de houille, Bull. Solvay, 13, 1911, art. 206, à propos de E. Fusrer, Le syndi- cat des houilles d'Essen et l'organisation de la production, Paris. 1911. — Persistance et réaduptation de la tendance à la coordi- nation dans l’industrie moderne, ibid., 18, 1912, art. 296 (p. 72). — Sur un nouveau degré de coordination dans l’organisation du travail industriel, ibid., 22, 1912, art. 347 (p. 1209) à propos de F. W. TayLor, L'organisation scientifique des usines, déjà cité. — Sur certains mécanismes de concentration dans le groupement syndical des ouvriers, ibid., 30, 1914, art. 413 (p. 16) à propos de A. Wexvre, Die Konzentrationsbewegung bei den deutschen Ge- werkschaften, Berlin, 1913. Sur la concentration économique, cf. Ch. Give, Principes d'éco- nomie politique, déjà cités, pp. 190-222. Sur les trusts et cartels, cf. Et. Marrin Sainr-Léon, Cartells et trusts, qui donne un très bon exposé historique et juridique de la question telle qu'elle se présentait au début de ce sièele. — P. Tarez, Die nordamerikanischen Trusts und ihre Wirkungen auf den Fortschritt der Technik, Stuttgart, 1913. — X., Die Grenzen der Konzentration, Kartell Rundschau, mars 1913. — F. E. Junce- HERMSDOREF, Monopoly and progress, Engineering Magazine, janv. 1911. — P. Moine, Les maisons à succursales multiples en France et à l'étranger, Paris, 1913, résumé dans La Coopération (suisse), 28 nov. 1913, par A. DauDpk-BanceL. y NT en à a D ne < . LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 611 la force fondée sur le droit. Nous craignons que la partie ne soit pas égale et que le trust moderne ne soit une nou- velle hydre de Lerne dont chaque tête coupée est rem- placée par deux têtes nouvelles augmentant les ressources du corps qui, lui, subsiste. Le seul Hercule capable de terrasser l’hydre, Hercule encore au berceau, il faut en convenir, c'est, croyons-nous, la société coopérative de consommation. Le jour où elle sera assez riche, par ses fédérations mondiales, pour acheter les trusts, pour les acheter tout entiers, tels qu’ils sont, sans réduire ni res- treindre leur activité, ce jour-là la lutte sera finie‘. L'Etat, formé de consommateurs coopérateurs ne protes- tera plus, favorisera au contraire les activités de ces coa- litions; le public, formé lui aussi de coopérateurs, règlera les prix ou les ristournes pour son profit à lui et ne protestera donc pas davantage. Et la lutte pour la vie, la féconde sélection sans laquelle il n’y a que routine et décadence, au lieu de s'exercer au dehors entre le trust et le reste du monde, s’exercera au dedans entre les organes au service du tout. 3. Différenciation sociale externe. a. — Le mot division du travail est plus ancien que le mot différenciation. On aurait donc mauvaise grâce à expliquer celui-là par celui-ci. Tout travail social orga- nisé est divisé en activités distinctes, mais le mot travail n’évoque-t-il pas par excellence l’idée du travail écono- mique ? Nous pouvons donc nous abstenir de donner des 1 Cf. Woodrow Waizsox, L'Etat, vol. II, p. 434: « Toutes les combinaisons qui créent nécessairement un monopole, qui mettent et conservent ce qui est indispensable au développement social et industriel dans les mains d'une minorité, minorité choisie non par la société elle-même, mais par l'arbitraire du hasard, doivent être placées sous le contrôle direct ou indirect de la société. A la société seule peut appartenir le pouvoir d'exercer une domination. Elle ne peut souffrir qu'un (seul) de ses membres jouisse de ce pouvoir et en tire un bénéfice particulier sans qu'elle ait à le réglementer et à le surveiller. » 612 LA SOCIÈTÉ exemples. Rappelons cependant, puisque l’occasion se présente, que toute spécialisation excessive, dans la pro- duction industrielle, est un danger pour l'individu : dan- ger individuel car l’homme-machine, en perdant ses capacités d’homo sapiens, de détenteur de toutes les forces comme de tous les besoins humains, rompt l’équi- libre interne de son organisme psychique ; danger social, car, pour peu qu'une invention nouvelle rende sa spécia- lité inutile, pour peu qu’une guerre, cela s’est vu, arrête la production dans la branche d'industrie dont il est un engrenage, le voilà perdu, ouvrier maladroit dans tout autre métier, candidat à l’assistance publique. Cultivons donc l’homme chez l'apprenti, sa spécialité même y gagnera par l'éclat que donne à l'esprit une culture générale — nous disons bien générale et non univer- selle, partant superficielle. Et sa faculté de suppléance ainsi développée en fera un homme débrouillard, vite adapté aux circonstances nouvelles qui pourraient se pro- duire *. b. — La division du travail dans la banque et le com- merce, banquiers, employés et commis des maisons de crédit, des caisses d'assurances, courtiers, détaillants, etc. jusqu’à l’homme qui apporte sa marchandise de porte en porte pour éviter une démarche au client et s'assurer sa préférence, voilà l'immense déploiement de forces au service de l’ogre social, du roi consommateur qu’on flatte, qu’on gâte, dont on recherche la faveur, dont on veut adoucir la vie en satisfaisant le moindre de ses besoins, plus que cela, ses caprices les plus fugitifs. Ah! le bel altruisme si tout cela ne cachait la lutte âpre, féroce, entre organisations rivales, la rapacité des intermédiaires de toute sorte ! Quelques-uns, vraies sangsues, parasites indestructibles, laissent après leur passage des plaies sai- ! Sur un exemple de réadaptation d'ouvriers dont l'industrie s’est trouvée paralysée par la guerre, cf. ci-dessus p. 374 (note). LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 613 gnantes et épuisent la société ; les autres, la plupart, nous voulons le croire, braves gens obligés pour vivre, eux et leur famille, de pressurer le consommateur, lui font payer très cher le service qu'ils lui rendent en achetant, con- servant et distribuant à son usage le produit qu’ils sont allés retenir chez le producteur. Nous ne voulons aucun mal, individuellement, aux commerçants honnêtes. Nous reconnaissons qu'ils rendent des services. Nous croyons que, dans certaines catégories de commerce ils en ren- dront toujours. Mais nous ne pouvons nous empêcher de croire que, dans bien des branches de l’économie, ils représentent une survivance du passé. Avec les coopéra- tives de consommation, le profit individuel doit céder la place au profit social, l'exploitation du consommateur, à la souveraineté économique du consommateur. 4. Différenciation sociale interne. Des sociétés restreintes, ayant leur budget propre, mais fédérées et contribuant financièrement à l’existence de la fédération dont elles reçoivent des avantages particuliers, voilà le principe de la différenciation sociale économique interne ou division hiérarchique du travail entre groupes d’industriels ou de commerçants. a. — Nous rencontrons ici les associations fédérées de producteurs, les groupes de syndicats‘. Nous retrouvons aussi, à leur vraie place, les cartels de production; les trusts également, pour autant qu'ils n’ont pas absorbé leurs succursales, mais leur ont laissé une part d’autono- mie ou plutôt de responsabilité financière. Un trust auto- cratique, absolument unifié, serait en danger de mort, car son organisation trop rigide enlèverait tout zèle propre, et par conséquent toute vie, à ceux de ses organes qui collaborent à son existence. La participation aux béné- 1 Cf. J. Pauc-Boxcour, Le Fédéralisme économique, étude sur le syndicat obligatoire, cité par M. Le BLoxp, Les idées de M. J. Paul-Boncour, Paris, 1911. 614 LA SOCIÉTÉ fices, qui rattache étroitement l'avantage individuel à l'avantage collectif en infusant à l'énergie collective l'énergie individuelle, n’est possible que si un groupe restreint est financièrement responsable de la gestion de ses affaires. Un contrôle extérieur du travail de groupe- ments nombreux est pratiquement impossible et le dan- ger subsisterait toujours qu’un groupe vécüt en parasite aux dépens des autres. Ne serait-ce pas là, par paran- thèse, la raison du discrédit — parfois injuste, il faut en convenir — jeté sur le fonctionnaire public? Sür d’être payé, puisqu'il émarge au budget selon toutes les règles du droit, le fonctionnaire... vit aux dépens de celui qui le nourrit: le public dont il est censé être le « serviteur ». [Il est vrai qu’il ne faut pas chercher ici de solution dans une participation aux bénéfices; il n’y en a pas et, y en eût-il, elle serait suprêmement immorale, car le bénéfice ne pourrait être obtenu qu'aux dépens du peuple souverain : ce serait l’histoire du valet qui vole son maître. b. — On rencontre aussi des sociétés, s’occupant de la distribution des richesses, associées et dépendant finan- cièrement les unes des autres. Ce sont les coalitions de banques, avec banque centrale et succursales, les ententes entre sociétés de commerce se pliant à certaines limita- tions d’action pour se procurer certains avantages. Mais surtout nous retrouvons ici les sociétés de consommation qui, fédérées en sociétés nationales et peut-être bientôt en centres internationaux sont en voie d'étendre leur ré- seau sur le monde. Notons que, dans leur entente, la hié- rarchie n’est pas politique, c’est-à-dire faite d’autorité, — ni spécialement juridique, puisque des coopératives à statuts et règlements très divers peuvent se fédérer, tout en ne se reliant juridiquement que par des contrats por- tant sur des points particuliers, — mais proprement éco- nomique, c’est-à-dire fondée sur les valeurs d'échange, et sur leur substitut représentatif : l’argent. ET 2 © : LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 615 Choses. Dans l’ordre des richesses, les mêmes rubriques vont nous faire passer du monde des hommes au monde des choses en tant, répétons-le bien pour ne pas perdre cette idée de vue, que projection dans la matière des énergies actives de l’homme afin de satisfaire ses besoins organi- ques et psychiques. | | 5. Intégration des choses. — Quelles sont les acquisi- tions nouvelles qui tendent à économiser la force créa- trice humaine tout en augmentant le nombre de ceux d’entre les besoins humains qu’il est possible de satis- faire, ou tout au moins en satisfaisant plus complète- ment des besoins déjà imparfaitement satisfaits ? Ce sont les inventions : inventions concernant des ma- tières premières naturelles jusque là inemployées et dé- sormais utilisables, inventions concernant des procédés de fabrication, perfectionnements successifs de ces in- ventions, inventions tendant à faciliter l'échange par le moyen de la monnaie et du crédit ou, dans un autre domaine, par le perfectionnement des moyens de trans- port. L'activité d’un esprit inventif peut se caractériser comme une dépense d'énergie tendant à diminuer, toutes choses égales d’ailleurs, les dépenses d'énergie de l’ave- nir ou, au contraire, à satisfaire un plus grand nombre de besoins ou des besoins plus différenciés‘. Cette con- 1 De même qu’en science, parmi les millions de coordinations possibles, l’esprit humain met à part et désigne par des mots ou des lois les constantes qui peuvent lui être d’une utilité quelconque pour son activité extérieure ou pour celle de sa pensée, ainsi ces créations de l'esprit projeté dans la matière que sont les inventions suivent une direction tracée par les circonstances, par les problè- mes pratiques qui se posent, par les difficultés qu'il s’agit de vaincre. Nécessité est mère de l'invention! G. De Leexer le montre bien dans ses articles Sur les enchainements des inventions techniques et leurs influences sur l'organisation de l'industrie, Bull. Solvay 1%, 1911, art. 218; et Sur les directions imposées aux inventions techniques par les conditions générales de la production indus- 616 LA SOCIÉTÉ quête du monde pour l’asservir à ses fins est le propre de l’homme. « Notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l'uti- lisation d'instruments artificiels. Les inventions qui ja!onnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction, nous dit Bergson!. : Toute œuvre humaine qui renferme une part d'invention ...apporte quelque chose de nouveau dans le monde ?. » Et le philosophe y voit une application particulière de ce principe déjà exposé plus haut, principe, selon lui, caractéristique de toute vie 1° de « se procurer une provi- sion d'énergie » et 2° de «la dépenser®». Dépense que nous ne pouvons concevoir qu’en vue d’un bien croissant de l'individu. Cette dépense peut être comparée à un pla- cement de capital à intérêt. Au bout du compte, on récu- pérera le capital et quelque chose de plus. Ce placement à intérêt composé n'est-il pas, à tout prendre, l’élément du progrès de la vie dans le monde ? 6. Concentration des choses. — À besoins égaux satis- faits, moins il y a d'énergie dépensée pour la création ou trielle, ibid., 16, 1911, art. 263, où il cite des cas de « prédéter- mination des inventions », d’après E. Beror, Principes généraux de l’organisation systématique des machines et des usines, La technique moderne, 3e année, t. IIT, No 10, 1911, pp. 547-550. — Cf. M. Bourquix, Un exemple d'adaptation de l'outillage adminis- tratif aux besoins nouveaux issus de l'extension d'un groupe social, Bull. Solvay, 18, art. 1912, 295, p. 66. — A. Bocuar», Les lois de la sociologie économique, Paris, 1913, met l'invention à la base de tout progrès : « Les bases de la société reposent sur le travail matériel et intellectuel des générations successives dans lequel est entrée une part toujours plus grande d'invention ». — Paul Lacomse, De l'histoire considérée comme science, Paris, 1894, met en lumière l'influence capitale que les grandes inventions ont exercée sur l'évolution de l'humanité. Voir en particulier les pp: 168-247 (Signalé par Bercson, L'Evolution créatrice, p. 151, note). 1 Bercsow, L’Evolution créatrice, p. 150. ? Loc. cit., p. 260. 3 Loc. cit., p. 275; v. a. pp. 125, 126, 131, 268, 274, 277. LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 617 la distribution des richesses, plus grand sera le progrès. Tel est le premier aspect, — aspect : concentration — de la formule biologique de l’économie : le plus d'effets utiles pour le moins d’efforts inutiles. N'est-ce pas exacte- ment cette caractéristique qui fait la valeur d’une machine, quelle qu'elle soit ? Tandis que les premiers humains dé- pensaient relativement beaucoup de force pour obtenir en somme peu de résultats et satisfaire peu de besoins, l'outillage, durant le cours des siècles, s’est développé toujours dans le même sens : celui de l’économie de la force. Est-ce à dire que le moindre effort soit, comme l’ont cru certains matérialistes, la fin suprême de l’homme et de toute vie ? Ce serait, nous l’avons montré‘, méconnaitre le but même de la loi du progrès : accroître les énergies vitales, dominer le non-moi. L'économie de l’effort dans un domaine particulier est le moyen de permettre l’exer- cice, ailleurs, d'efforts plus intenses ou de nouveaux ef- forts, afin de satisfaire mieux les besoins humains et de permettre ainsi aux hommes d’acquérir plus d'énergie vitale pour en dépenser davantage, non seulement en _ quantité mais surtout en qualité. Voilà l’action et la réaction de l'effort sur le progrès et du progrès sur l’ef- fort. La loi du moindre effort subsiste, mais elle n’est que l’esclave de ce maître : l'Esprit, qui cherche à se libérer des liens de la matière. C’est là ce qui fait la grandeur symbolique de l'outil, du plus simple des ou- tils, le levier, jusqu’au plus déconcertant, l'appareil de télégraphie sans fil. L'outil ne libère pas seulement l’énergie de l’homme ; socialement parlant, il libère des hommes. Là où il fallait jadis cent ouvriers pour tisser le drap, il ne faut plus aujourd'hui qu’un ouvrier, la main sur les leviers d’une énorme machine. La concentration en un même lieu de plusieurs entreprises entraîne aussi une concentration 1 CF. pp. 247-252. 618 LA SOCIÉTÉ de l'outillage t. Enfin la monnaie, objet d'échange centra- lisant et symbolisant en sa valeur propre toutes les autres valeurs est, elle aussi, un outil, un des plus féconds que l'humanité ait trouvés. La concentration de la monnaie, la marche vers une monnaie mondiale unique, est un progrès qui se réalisera certainement, maintenant us le ! Cf. G. De Leener, Sur le rôle de la ht otbs en masse dans le mécanisme de la concentration de ceftaines entreprises, Bull. Solvay, 14, 1911, art. 219. « Le processus de la concentration n'est pas déterminé partout par les mêmes causes. Dans chaque industrie il est dû, au moins pour une grande partie, à l’action des causes spécifiques. » — « La plupart des machines... réclame une fabrication continue et constante, c’est-à-dire la fabrication en masse... La fabrication en masse détermine à son tour la concentration de la production. » Les. machines monstres font une grande consommation de matière première. « L'achat de ces grandes quantités justifie l'élimination des petits intermédiaires par l'établissement de relations directes entre la fabrique et le producteur de matières premières. » D'autre part « pour que la fabrication en masse soit possible, il faut des débouchés adéquats. Tout ce qui favorise la vente d’un même article en grandes quan- tités stimule donc la concentration. À cet égard, les commandes des grandes administrations .… sont confiées à des entreprises qui profitent déjà des avantages d’une certaine concentration et ainsi celle-ci tend à être constamment renforcée. » D’autres causes encore interviennent : « Que la fabrication en masse se développe. l’adjonction si utile des ateliers de réparation deviendra possible. » — Enfin «la fabrication en masse a provoqué de nombreuses inventions dans les entreprises de grande production. » Leur technique est devenue différente de celle des petits métiers. « L’in- égalité entre les deux catégories d'entreprises a donc été accen- tuée », ce qui, par contre-coup, accentuait la concentration. Il en résulte que les apprentis, dont les entreprises de métiers ont besoin, ne se présentent plus: «la fabrication en masse fournit l’occasion aux grandes entreprises d'employer d'emblée aux occu- pations les plus faciles qu’elle implique des ouvriers n'ayant subi aucun apprentissage. Ils se forment désormais par la gradation de difficultés qu ils rencontrent en s’élevant dans la hiérarchie des occupations divisées et éunN existant dans toute fabrication en masse. » On saisit là sur le A le mécanisme de la ‘éontentratiés dass la production des richesses et ses répercussions dans le monde des producteurs. LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 619 marché sur lequel se règlent les prix n’est plus celui de la ville ou de la région, mais le monde entier‘. Prix de la matière première, prix de la main d'œuvre, amortissement et intérêt des outils et des locaux, prix des transports, prix des services rendus par la direction et l’administra- tion des entreprises qui créent ou distribuent les riches- ses, autant d'éléments qui doivent pouvoir s'exprimer d’après un étalon unique et en termes identiques. Les monnaies nationales n’ont vraiment plus de raison d’être : elles sont un reste de la confusion des pouvoirs entre la politiqueet l'économie. D'ailleurs, nouvelle concentration, on a trouvé des outils pour remplacer cet outil qu’est la monnaie : les lettres de change sont-elles autre chose ? Dans les virements postaux, par exemple, la monnaie ! Cette uniformisation croissante des prix dans le monde entier, les frais de transport entrant presque seuls en ligne de compte pour les modifier d'un lieu à l’autre, nous paraît être l’une des causes efhicientes de la création des trusts et une raison de hâter l'extension des sociétés coopératives, seul antidote connu aux monopoles et aux exploitations indues du consommateur par le producteur, celui-ci soit-il un particulier, une société par actions ou l'Etat (partout du moins où ne règne pas le régime de la démo- eratie directe, le seul qui unisse dans un même intérêt l'Etat et le consommateur). Il y a cent ans. la concurrence entre produc- teurs mettait en présence presqu'exclusivement les artisans ou industriels d’une même région étroitement limitée; aujourd’hui, qu'un producteur des antipodes produise le même article de qua- lité un peu supérieure ou de prix un peu inférieur, l'industrie locale en est ruinée. — Qu'un paysan, mon voisin, veuille me vendre son bœuf quelques francs de plus que la norme établie, j'ai avantage à me fournir dans la République Argentine. — Le monde entier n’est plus, en théorie, qu’un seul marché. S'il ne l’est pas en pratique, la faute en est uniquement à l’insuffisante documentation des consommateurs, imperfection d'ordre technique que la haute finance a déjà su éviter. La supériorité de l'infor- mation est aujourd'hui un facteur capital en économie. Irréalisable pour le particulier peu fortuné, elle ne peut être obtenue que par les associations de consommateurs, donc, une fois de plus, par les sociétés coopératives fédérées. Rome est née après Carthage. Les coopératives sont plus récentes que les guildes et les trusts, mais elles les détruiront. Carthago delenda est ! 620 LA SOCIÉTÉ n'existe même plus ou n’apparaît qu’exceptionnellement : un chiffre additionné ou soustrait à la somme de l’avoir en compte d’un individu et c’est tout. Cela suppose, on le conçoit, un degré d’organisation sociale, une sûreté et une précision dans les opérations financières, un crédit enfin qui ne sont possibles que dans les sociétés haute- ment évoluées. 7. Différenciation des choses. — Reprenons la formule biologique de l’économie : le plus d’effets utiles pour le moins d'efforts inutiles. En voici le second aspect, con- cernant cette fois les effets utiles : A efforts identiques, plus il y a de besoins satisfaits ou mieux les besoins sont satisfaits, plus il y a progrès. Quantité ou qualité des satisfactions : peu importe. Ces deux aspects concernent l’évolution respectivement extensive ou intensive des choses et n’a d'intérêt qu’eu égard aux contingences par- ticulières. La distinction ne porte que sur l’angle sous lequel on envisage les besoins. En fait la seule chose qui importe ici, c’est qu'ils se différencient comme se diffé- rencient les fonctions et les organes des organismes. Le jeu de la concurrence, partout où il se manifeste, fait que la satisfaction croissante des besoins humains n’a pas besoin d’être provoquée. La différenciation des choses, à la suite de celle des besoins, se produit pour ainsi dire automatiquement. Conquérir la clientèle, la conserver, la flatter, tel est le souci capital du commerçant et du producteur. On peut même affirmer que les produits vont au devant des besoins et, dans nombre de cas, les provoquent ‘. 1 On le voit : en droit comme en économie, on marche vers la différenciation du facteur psychologique. C'est ce qui permet d'in- férer qu'aucun état d'équilibre stable ne saurait jamais être atteint. L'équilibre instable, nécessitant des actes de réajustement ou d'adaptation, est le propre de toute vie. C’est aussi « celui de tout mécanisme en mouvement où le mouvement entre lui-même comme facteur d'équilibre » (L. FERRIÈRE, Loc. cit.) Duzac, loc. cit., p. 152, le montre très bien : « Vers l’équilibre, LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 621 Ceci est-il un bien ou un mal ? Question étrangère à la sociologie théorique. Elle se contente de constater que les besoins appellent le progrès économique, et que les circonstances objectives conduisent d’un mouvement sûr. Contre lui l'idéal subjectif travaille sans cesse. Il semble que cette oppo- sition synthétise la loi même de l'activité économique. « Mais à mesure que les progrès de la civilisation douent l'or- ganisme social d'une transparence et d’une fluidité plus grandes, à mesure que se développent les facilités d’information, qu'aug- mentent les possibilités de réaction rapide de tous les faits écono- miques les uns sur les autres, il semble que les conséquences de l'agitation destructive d'équilibre devraient laisser place peu à peu aux résultats logiques que cet équilibre va atteindre... Non. Plus l'équilibre paraît se rapprocher de sa réalisation, plus les cir- constances qui le provoquent apportent de forces nouvelles pour le rompre à son tour. » Cette orientation de l'économique vers les besoins est admise par tous les économistes. Mais combien en ont fait l'objet direct de leur étude ? Le Bull. Solvay, 18, 1912, p. 181, cite un ouvrage hollandais : C. R. C. HerckexraTH, De behoeften en hun bevre- diging (Les besoins et leur satisfaction), Groningue, 1911, où on lit ce qui suit : « Personne — tout au moins parmi les économistes les plus connus — ne paraît avoir remarqué que la consommation est le but et la cause de toute l'activité économique. A cet effet, . les besoins de l'homme doivent être étudiés et classés d'après leur importance, les transformations qu'ils subissent et l’action qu'ils exercent les uns sur les autres. I faut examiner ensuite les moyens employés pour satisfaire ces besoins, la valeur de ces moyens et la manière -de les faire servir aussi économiquement que possible à ce but ». Et l’auteur donne une classification des besoins, une étude de leurs modifications et des causes de ces modifications, de leurs conflits, ete. [a 2me section de l'ouvrage est consacrée à la satisfaction des besoins et la 3me à la valeur. Que cette différenciation de l’économique, à la poursuite des besoins toujours nouveaux et toujours plus complexes à satisfaire, se concrétise en inventions toujours nouvelles, chaque invention se moulant sur un besoin, ou suscitant ce besoin, c'est ce que nous avons essayé de montrer. C'est ce que montre aussi fort bien Cazamiax dans son ouvrage déjà cité sur L’Angleterre moderne, p- 21 : « Par ses origines, sans doute, l’ère industrielle appartient encore à l’'empirisme. Les grandes inventions sont nées d'applica- tions accidentelles et locales de l’ingéniosité pratique aux problè- mes de la production et de l'échange. Mais bientôt leurs efforts s’ajoutant et se composant selon des affinités naturelles, elles se 622 LA SOCIÉTÉ celui-ci, en retour, fait naître et développe des besoins. Sans doute en est-il, dans le nombre, d’inutiles, de perni- cieux. Sans doute les peuples ultra-civilisés perdent-ils la notion de la vie simple et de l’aguerrissement qui, pour être des richesses négatives, n’en sont pas moins un gain pour l'esprit de l'individu et pour la société. Ils risquent de perdre leurs énergies dans le luxe, la mollesse, ledilet- tantisme, dans un raffinement de mauvais aloi. Mais, répétons-le, le progrès économique ne saurait être rendu responsable de ces faits. Ils ressortissent à la morale individuelle. C’est à l'individu à équilibrer son budget nerveux. Le marché du monde lui offre des occasions d'accroître ses forces nerveuses, d’autres d’en dépenser. A lui de faire la balance et d'opposer une concentration. de sa raison et de sa volonté aux différenciations, sans cela dangereuses pour son intégrité psychique, de ses besoins matériels. L’harmonie organique interne est affaire privée et ce serait un recul social que de mettre un frein à la différenciation des richesses, sauf s’il s’agit d'enfants ou d'êtres peu évolués à tenir sous tutelle pour les empêcher de se nuire à eux-mêmes. C’est sous cet angle seulement que se justifient des mesures comme l'interdiction de l’opium chez les tribus primitives ou celle de l’absinthe pour les peuples encore assez peu intelligents ou faibles de volonté pour en mésuser. Il ne faut d’ailleurs pas se le dissimuler : c’est l’enri- sont organisées en un système véritable, qui a embrassé d'un cercle chaque jour plus large tout le domaine économique. Et dès lors, l'invention devient plus normale et en quelque sorte plus régulière ; elle sort de besoins successivement constatés, en des points pour ainsi dire prévisibles, et participe de l'adaptation réfléchie ». Ainsi le progrès est indéfini. « Weder der Zweck noch die Mittel, um die es sich handelt, sind gegeben und fest. Ziel ist die Befrie- digung der Bedürfnisse, die an sich unendlich gross sind, aber nicht alle und die meisten nicht ganz befriedigt werden künnen.. » R. LierMann, loc. cit., p. 647. ER de PR re TS , TETE LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE _ 623 chissement des besoins et des moyens de les satisfaire, quoique tant décrié par Ruskin et ses adeptes, qui est la base et indirectement la cause du progrès psychologique, intellectuel et moral lui-même des individus comme des sociétés. L’art et la science, la charité publique, les ins- titutions de secours et de prévoyance n’ont jamais pris un essor aussi considérable que dans les pays et aux époques d’efflorescence économique : cela s’est vu à Athènes sous Périelès, à Rome sous les premiers Césars, dans les Républiques italiennes, en France, dans les Pays-Bas, en Europe comme en Amérique. Le luxe n'est que le re- vers d’une médaille dont il serait puéril de nier l'éclat. 8. Hiérarchie des choses. — La hiérarchie des divisions politiques était d'ordre spatial; la hiérarchie des lois était d'ordre logique. La hiérarchie des richesses est d'ordre causal. Elle concerne les étapes dans la création et la dis- tribution des richesses. Un même objet suit souvent une multitude d'étapes pour passer de l’état naturel inutilisé et, tel quel, inutilisable pour les besoins humains, jus- qu’à l’état « fini et rendu » — pour employer les termes en usage dans le monde des industriels et des commer- çants — où il peut être « consommé », au sens écono- mique du mot. Nous l’avons dit : l’objet fini de telle industrie sert souvent de matière première à telle autre industrie. Le fer en barres livré par une usine métallur- gique est une simple matière première pour une fabrique de machines, au même titre que la houille. La machine finie n’est elle-même qu’un outil pour telle autre indus- trie : outil soit pour la production, comme le métier à tisser mécanique, soit pour le transport, comme la loco- motive. Ce n’est que le produit fini et transporté là où les hommes en ont besoin qui forme le dernier anneau de la chaîne. Or, — et c’est à quoi nous voulions en venir — s’il y a une division sociale du travail par la spécialisation des travailleurs et leur dépendance économico-juridico-poli- 624 LA SOCIÉTÉ tique des chefs d'entreprise qui règlent et dirigent le travail, il y a aussi une division technique du travail le long de cette chaîne, le long de ces étapes de la produc- tion et de la distribution des richesses ‘. C’est sans doute la même division du travail, les travailleurs sont les mêmes : mais leur travail est vu sous un autre angle. Le principe dirigeant n’est plus ici l’homme, le chef, mais la chose, l’objet, qu'on reçoit sous une forme donnée, auquel on incorpore de l’énergie en modifiant l’ordre de ses parties constituantes ou en le faisant changer de place, et qu’on rend sous une autre forme à l’ouvrier suivant, le long de la chaîne. Cette hiérarchie ou dépendance causale des objets et des ouvriers qui les transforment a aussi été différenciée au cours des siècles. Sa haute complication actuelle, et qui ne pourra que croître, suppose, comme c’est le cas de toutes les différenciations internes, une concentration complémentaire. Cette concentration est fondée aujour- d’hui sur la loi, l’ordre social, la force publique qui assure l’exécution des contrats. Mais, au point de vue strictement économique, elle est nulle ou peu s’en faut. La loi de l'offre et de la demande règle la production, et ses contrecoups se font sentir tout le long de la chaîne causale. Le public se détourne-t-il d’un objet ? Les stocks d'objets finis, de matière à demi travaillée et de matière première restent en souffrance — et c'est, pour les ou- vriers aussi, la souffrance, dans le vrai sens du terme. Une grève éclate-t-elle ? Les industriels qui fournissent la matière à l’industrie en chômage, comme les indus- triels ou commerçants qui se fournissent auprès d'elle sont paralysés. Et là nous apparaît une fois de plus, pour obvier à ces inconvénients — ou du moins à quelques- uns d’entre eux — l'utilité des grandes associations ana- 1 Cf. L'interdépendance des parties organiques selon SPENCER, rubrique n° 4 de la page 100 ci-dessus. LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 625 logues aux trusts; mais ce seraient, bien entendu, des trusts aux mains des sociétés coopératives de consomma- teurs : nous en revenons toujours à ce point ! Une entente plus étroite que celle qui règne aujour- d'hui entre l'offre et la demande aura aussi pour consé- quence plus de justice dans le monde des travailleurs économiques — moins de désordre donc plus de justice. Entendons-nous. Deux écoles sont aujourd’hui en con- flit. L'école socialiste qui voudrait fonder la valeur sur le travail et l'école classique, brillamment représentée par l’école dite autrichienne de Boehm-Baverk et de ses dis- ciples qui voient dans les besoins le régulateur presque unique des prix. Car c'est à quoi aboutit en fin de compte le libre jeu de l'offre et de la demande. De ces deux écoles sont nées deux tendances : l’une, celle du socia- lisme classique, qui voudrait brider les besoins en éta- blissant a priori les prix d’après une norme qui ne tien- drait guère compte que du travail, les besoins se pliant à cette norme ; l’autre, héritière du fameux « laisser faire et laisser passer » des économistes du XVIII: siècle, en- tend que ce soit le travail qui se plie aux besoins, s'adapte à ses fluctuations et soit, s’il le faut, sacrifié dans quelques-uns de ses éléments. Aucune des deux écoles ne méconnaît au fond la valeur normative de la loi de l'offre et de la demande. Mais puisque l'équilibre entre la production et la consomma- tion ne s'établit pas sans chocs, sans accrocs, sans souf- frances ; puisqu'on est à la recherche d’un principe d'équilibre, au lieu de le chercher dans une entente franche entre ces deux éléments, chacune des deux écoles tire la corde de son côté s’écriant : « Tant pis pour le consommateur ! » et « Tant pis pour le producteur! » Il n'y a d’'« école » que chez les gens non satisfaits qui ont des revendications à faire valoir. Les gens satisfaits n'ont pas besoin d'école, ils vivent de la réalité et n’éprouvent aucun besoin, ni de la réduire en formules, ni de l’ériger en doctrine. Ainsi en 40 626 LA SOCIÉTÉ Or le travail ou énergie créatrice d’un côté, et de l’autre le besoin à satisfaire ont autant de droits l’un que l’autre à faire valoir. Nul ne peut accepter d’être tenu de souffrir ou d'accepter un sort moins favorable, alors qu’il peut lui être fait un sort plus favorable. Cette entente entre le travail et la consommation, nous ne la voyons réalisable — et réalisée — que par les sociétés coopéra- tives de consommation. Il n’existe à l’heure qu’il est au- cun régulateur plus parfait des prix : parfait en ce sens qu'il ne comporte aucun arbitraire comme la fixation d’un prix maximum ou d’un salaire minimum par l'Etat, fixation toujours délicate et dangereuse quelque soin qu'y mettent les conseils économiques officiels ; — parfait également en ce sens qu’il est naturel : c’est la loi natu- relle de l'offre et de la demande, le libre jeu des forces est-il du « capitalisme » qui s’est saisi du haut commerce dans son intérêt propre et s’est installé à mi-chemin, entre le travail et les besoins. Son intérêt est d'extraire de l'énergie humaine active le plus de travail pour le prix le plus bas, et de satisfaire les besoins pour le prix le plus élevé, ce qui n'est possible qu'en coustituant des monopoles de droit ou de fait. « Tout monopole, de quelque genre que ce soit, exige l'association économique {Ge- meinwirtschaft). » (G. Suizer, Die wirtschaftlichen Grundsätze in der Gegenwartphase ihrer Entwicklung, Zurich, 1895, p. 529. — Sur les monopoles, cf. ibid., ch. VI, pp. 523-542.) Une autre plaie sociale, qui équivaut à un monopole, mais sans avantage pour personne, puisque la plupart des « intéressés » y subissent la loi d’airain de la concurrence, est l’abus des inter- médiaires. DuLac, loc. cit., mentionne le mal. Entre les produc- teurs et le haut commerce, « étant donné leur effort pour conser- ver un bénéfice minimum, le nombre excessif des intermédiaires, relativement au volume des échanges, a pour résultat une tension abusive sur l'écart des prix. » (p. 95). Entre le haut commerce et les consommateurs, « le nombre des vendeurs augmentant à l'excès tend à accroître abusivement les prix de vente. » (p. 100). — « En conséquence, les parties contractantes les plus puissantes dans la discussion du prix sont les commerçants intermédiaires dans leurs rapports avec les producteurs et les consommateurs. Ce sont aussi les agents du haut commerce dans leurs rapports avec les commerçants intermédiaires. » (p. 105). Que de gaspillage d'énergies sociales ! LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE 627 économiques, à notre sens condition sine qua non de tout progrès naturel, qui règle en dernière instance les prix de vente et les salaires. D’un côté il n’y a pas de hausse artificielle des prix, les coopératives, c’est-à-dire en der- nière analyse les consommateurs eux-mêmes, ayant inté- rêt à ce que les prix restent le plus bas possible ; d'autre part il n'y a pas de salaires de famine et la fameuse loi d’airain n’a plus de raison d'être, car le producteur, c’est encore le consommateur ; car l’intense concurrence entre industriels, cause première des mesures inhumaines prises à l’égard de certaines catégories d'ouvriers, est à peu près supprimée ; car enfin la société a tout intérêt à obtenir — pour rester sur le terrain de l'intérêt écono- mique — le meilleur rendement possible des travailleurs, et ce rendement maximum est obtenu par les meilleures conditions d'hygiène physique et morale de ceux-ci. L’hygiène morale, qui ne croit que sur le terrain de l'hy- giène physique, consiste en un équilibre nerveux ne comportant ni excès de travail ni excès d'oisiveté, et cet équilibre nerveux est à son tour la condition même du . bonheur. C’est pourquoi, sans nier que la valeur soit une inté- grante dont les facteurs constituants sont la désirabilité, née du besoin avec tous ses degrés, et de la rareté, régu- latrice de l'offre, c’est-à-dire du travail; sans prétendre d’autre part que le travail soit le régulateur principal de la valeur — ce qui serait contraire aux faits — nous pré- tendons que la société marche et doit marcher de plus en plus vers une entente entre le travail et les besoins : les 1 Rappelons l'étude de Tayior, Principes d'organisation scien- tifique des usines, où la dépense musculaire et nerveuse, ainsi que le repos, sont strictement évalués et réglés. C'est ainsi que la valeur économique, donc morale, du repos, de la détente, du délassement et de la récréation inoffensive seront de mieux en mieux mis en lumière par les études énergétiques appliquées à la physiologie et à la psychologie du travailleur. 628 LA SOCIÉTÉ besoins seront moins tyranniques qu'aujourd'hui dans leur régulation des prix et on se rapprochera de cet idéal profondément légitime et juste s’il en fût : à chacun selon son travail. Ainsi, comme l’a déjà dit Lesigne ? : « L'organisation coopérative aboutit, non pas à la charité, mais au droit. » E. — L'association économique accentue en elle l’acti- vité qui tend à la création de richesses propres à satis- faire les besoins humains ; cette création ou leur distri- bution est son but. Mais elle n’exclut pas pour cela les activités d'ordre politique ou juridique ?. Celles-ci y sont simplement mises au rang de moyens. Que le droit soit à la base de tous les contrats d'ordre économique, c'est ce qui apparaîtra à chacun. Né de cir- constances d'ordre économique, il réagit sur elles pour en régler les modalités *. En outre c’est un droit, non plus officiel, mais privé, que l’on retrouve dans l’intérieur même des sociétés économiques sous forme de règlements de travail, de contrats privés, voire de simples coutumes, comme celles qu'institue le chef de famille dans son ménage. D'autre part, comme partout où un groupe d'hommes Cité par Ed. Durour, Le mouvement des associations coopé- ratives de production, déjà cité. ? Cf. R. Mauxier, L'Economie politique et la sociologie, déjà cité, pp. 52-53 : «La réalité sociale est une, homogène et indivise.… Les phénomènes sociaux nous sont donnés indifférenciés et diffus ; nulle part on n’a pu observer de phénomènes économiques qui ne fussent enveloppés étroitement dans d'autres genres de faits sociaux ». 3 Cf. B. Nocaro, Eléments d'économie politique, Paris, 1913, p. 17 : « Il serait sans doute exagéré d'affirmer que la vie économi- que est conditionnée par les institutions juridiques; car aussi bien peut-on dire que le droit est issu, pour une grande part, de nécessités économiques. Mais, ce qui est certain, c’est que les institutions juridiques expriment certains caractères fondamentaux de l'organisation économique ». VV: 22% LE PROGRÈS DANS LES SOCIÉTÉS PARTICULIÈRES 629 travaille de concert et où les moindres détails ne peuvent pas être prévus par les règlements, une autorité, à quel- que degré que ce soit, s’exerce dans les sociétés écono- miques. L'homme n’est d’ailleurs pas une machine : s'il n'avait le pouvoir de transgresser le règlement, le règle- ment n’existerait pas. Or toute trangression est accom- pagnée d’une pénalité, tout accomplissement loyal du travail promis est suivie d’une sanction positive : avänce- ment, augmentation de salaire après un temps donné. La force sociale capable de punir et de récompenser est, à un titre quelconque, d'ordre politique. C’est donc tantôt l'Etat, garant du droit public, tantôt l'entrepreneur ou le propriétaire, chef d'usine ou de toute société économique quelle qu’elle soit, qui incorpore l'autorité, autorité per- sonnelle en cas d’entreprise privée, autorité collective dans le cas où le chef, gérant ou directeur est le repré- sentant d'une société. IV. Le progrès dans les sociétés particulières. Nous voudrions indiquer encore brièvement, avant de clore ce chapitre, le rôle que joue la loi du progrès dans les sociétés autres que celles dont l’activité essentielle est la politique, le droit ou l’économie. Partout où il y a un président, des statuts et un budget, il y a société et les trois activités principales que nous avons mentionnées y tiennent une place. Mais tandis que cette place occupait le premier plan dans les sociétés étudiées jusqu'ici, désor- mais nous mentionnerons des sociétés dont l’activité centrale est de nature différente et où les activités poli- tique, juridique et économique prendront le second rang. Au lieu d’être des fins, immédiatement subordonnées à la fin suprême : conservation et accroissement des éner- gies sociales, ces activités tombent ici au rang de moyens. Le but principal de ces sociétés particulières est ailleurs. 630 LA SOCIÉTÉ Il en est de toutes espèces : sociétés de jeux, de sports ou de gymnastique, sociétés de culture mutuelle, sociétés dramatiques, sociétés artistiques, sociétés savantes, sociétés de bienfaisance, sociétés religieuses, bien d’au- tres encore! On pourrait les classer suivant les besoins les plus divers du corps ou de l'esprit, entraînant pour leur satisfaction des activités correspondantes : besoins de l'organisme, besoins de l'esprit se subdivisant en besoins affectifs ou artistiques, besoins intellectuels ou scientifiques et besoins moraux de charité ou d'hygiène sociale, au-dessus desquels nous pouvons placer le besoin religieux que nous voyons dans l'aspiration de l'esprit à s'élever, dans tous les domaines, vers une perfection tou- jours plus haute. Si diverses soient-elles, ces sociétés poursuivent toutes un but ou plusieurs buts qui ne sont qu’un aspect parti- culier, lié à une faculté particulière, du but suprême : accroissement de l'esprit. Toutes établissent jusqu’à un certain degré une division du travail, division très variable dans ses modalités et dépendant directement de la nature du but poursuivi collectivement et des moyens divers, entraînant des rôles divers, propres à y tendre. Toutes sont obligées, pour coordonner ces rôles divers, qui sont autant de moyens en vue de la fin poursuivie, de procéder à une unification ou concentration dont le caractère technique spécial dépendra précisément de la nature de la différenciation établie. La politique de ces sociétés sera bien toujours un acte d'autorité collectif en vue de la cohésion du groupe. Les lois dépendront à la fois de la politique — elles règleront la part de liberté sacrifiée par l'individu à la cohésion sociale — et de la nature du but particulier poursuivi. Les ressources du budget et l’économie de son em- = € ’ LE PROGRÈS DANS LES SOCIÉTÉS PARTICULIÈRES 631 ploi dépendront aussi des circonstances particulières et du but. Ainsi toutes les sociétés, avec des nuances infinies, depuis celles où l’organisation est à peine ébauchée au sein d’un comité, les membres participant simplement à une sociabilité libre en vue du seul agrément et sans travail quelconque, jusqu'aux sociétés où les rôles sont strictement différenciés, toutes participent à leur façon à la loi du progrès. La plupart mériteraient une étude spéciale : ce sont celles qui, étroitement rattachées par leur but, sinon par leurs moyens, aux sociétés écono- miques ont pour fin de satisfaire et de cultiver les besoins non du corps, mais de l'esprit : sociétés pédagogiques, écoles d'Etat ou écoles privées, vraies usines de la science et de la vie. Un chapitre spécial serait nécessaire pour parler d'elles comme elles le méritent. Maïs cette étude sortirait trop du cadre de cet ouvrage. Analogues quant aux traits essentiels de leurs fonc- tions, les sociétés particulières le sont aussi quant à leur évolution. Il y a progrès en elles quand elles poursuivent de mieux en mieux leur but particulier avec le moins de frottements, d’accrocs, de pertes de temps, d'argent ou de forces humaines. Celui qui écrit ces lignes pourrait en donner bien des exemples concrets. Il a eu l’occasion d'observer un certain nombre d'organismes sociaux en pleine évolution. C’est ainsi qu'il a pu suivre pendant de nombreuses années les transformations d’une société littéraire, artistique et sportive réunissant des jeunes gens et des jeunes filles. Les statuts successifs de cette société montrent les tâton- nements du début, l’imitation portant sur les statuts d’autres sociétés analogues, l'abus de la raison mal adap- tée aux besoins et entraïnant excès de règlementation. Puis, par simplifications successives, l'inutile étant éla- gué, les règlements ont subi une adaptation graduelle et 632 LA SOCIÉTÉ aujourd’hui cette société a fini par former spontanément une sorte de fédération de groupes divers : sports, excur- sions, théâtre, discussions, etc., auxquels chaque mem- bre se rallie selon ses goûts et ses affinités. Mèmes observations dans les grands collèges à la cam- pagne, pratiquant à un haut degré le régime de l’autono- mie des écoliers. De semaine en semaine, de mois en mois, d'année en année, avec des avatars dus à la psychologie de la masse et des meneurs, on a pu voir l’évolution sociale osciller entre l’excès d'autorité et de règlementa- tion et l’excès de liberté, pour tendre vers un état de cohésion et d'ordre de plus en plus parfait. Il n’est rien de tel comme de vivre pendant plusieurs années dans un organisme social en formation pour saisir sur le vif ce jeu des forces psycho-sociales. Dans un organisme fait, comme une vieille société, le statique l’emporte sur le dynamique. Il y a une ossification des tissus anciens. II y à bien toujours vie : « ascension » et « rayonnement » des gens et des choses, mais les canaux où cireule la vie sont fixés et il n’y a plus — ou plus guère — adaptation à des faits nouveaux, enrichissement des activités, unifi- cation croissante. Parmi les nombreux exemples qui permettraient d’illus- trer Le progrès social à l’aide de faits concrets, il n’en est pas de plus plastique, à notre connaissance, que celui qui nous est offert par l’Agence des prisonniers ouverte à Genève, en août 1914, par le Comité international de la Croix-Rouge. Organisme nouveau en son genre, obligé de s’adapter sans cesse à des faits nouveaux, surtout dans la section réservée aux prisonniers civils, nous l’avons vu, de semaine en semaine, se différencier davantage, comme une vraie usine de bienfaisance. Qu'on lise l’opuscule publié en février 1915 par l'Agence‘. On y 1 COMITÉ INTERNATIONAL DE LA Croix-Rouce, Organisation et fonctionnement de l'Agence internationale des Prisonniers de Guerre à Genève, 1914 et 1915, Genève, 1915. LE PROGRÈS DANS LES SOCIÉTÉS PARTICULIÈRES 633 verra comment les lettres qui arrivent — demandes ou communications de renseignements — passent de main en main, de groupe à groupe, pour aboutir aux fiches dont le nombre total dépasse aujourd’hui le mil- lion, — fiches d’où partent, à leur tour, les réponses. On y verra une véritable hiérarchie politique formée de subdivisions, de groupes et de sous-groupes, ainsi que l’enchainement logique des activités, comme nous l’avons décrit dans notre paragraphe sur la « hiérarchie des choses économiques ». L'auteur de ces pages, cel- lule suppléante et hors cadre de la section des « ci- vils », a pu voir ainsi, au jour le jour, se vérifier les processus qu'il avait décrits, bien longtemps avant, dans son ouvrage. Qu'il lui soit permis enfin, puisqu'il en est au cha- pitre des expériences personnelles, de rendre hom- mage ici à l'Institut de sociologie fondé à Bruxelles par Ernest Solvay, dirigé par Emile Waxweiler, et dont l'office international de documentation est dirigé avec une compétence remarquable par Daniel Warnotte. Sans _eux, sans cette mine de renseignements de premier ordre qu'ils ont créée, cet ouvrage ne serait pas ce qu'il est. L'Institut Solvay fournit en outre le modèle, à notre connaissance le plus parfait, de la division du travail et de la concentration féconde dans le domaine intellectuel. L'avenir apportera vraisemblablement une diversification toujours plus grande des sciences, puisque leurs richesses sont susceptibles, à vues humaines, de s’accroitre à l’in- fini. Toujours plus spécialisés seront les hommes qui s’y consacreront. Toujours plus rares aussi seront les cer- veaux capables de synthétiser, d’embrasser en un fais- ceau un ensemble de connaissances dont le nombre et la complexité croissent chaque jour : le type du « philo- sophe » de l’antiquité ou même de la Renaissance est un type disparu. Il ne renaîtra pas. Même les H.-S. Cham- 634 LA SOCIÉTÉ berlain — Les Fondements du XIX° siècle — ou les Berg- son — Les données immédiates de la conscience, Matiére et mémoire, L’Evolution créatrice, — constructeurs de monuments gigantesques, sont obligés de chercher leurs matériaux chez les spécialistes dont les compétences, sur chaque point particulier, dépassent la leur. Il en résul- tera donc, de plus en plus, un besoin d'échange d'idées : le besoin, chez les philosophes, de recourir aux spécia- listes et, inversement, chez les spécialistes, le besoin de recourir aux constructeurs de synthèses. Ceux-ci ap- portent à leur esprit le complément de connaissances générales qu’ils ne peuvent acquérir et qui situent pour ainsi dire leur œuvre particulière dans l’immense labeur de l'humanité à la poursuite de la vérité. Or des organismes naïitront pour synthétiser les publi- cations des spécialistes innombrables. — Que dis-je, ils sont nés, l'Institut de sociologie Solvay en est un, de même : l'Institut international de bibliographie à Bru- xelles, l’Institut J.-J. Rousseau! à Genève, les grandes pu- blications annuelles comme l'Année philosophique, V'An- née sociologique, l'Année pédagogique, et bien d’autres. De pareils organismes exigent : un cerveau assez puis- sant pour s'élever aux hautes synthèses et formant comme le sommet d’une pyramide d'idées; puis des collaborateurs capables de comprendre le sens de ces synthèses et d’ap- porter chacun leur pierre à l'édifice commun. Ceux-ci synthétiseront à leur tour les œuvres d’autres travail- leurs intellectuels un peu plus spécialisés, eux-mêmes utilisant pour leurs travaux les résultats d'analyses pous- sées plus loin encore dans la direction de la réalité. Car c’est la réalité, l’étude des faits concrets, qui doit former la base de la pyramide. Ainsi le veut la loi du progrès. Ainsi le veut le principe 1 Cf. Ed. CLaparèDpe, Un Institut des sciences de l'éducation et les besoins auxquels il répond, Arch. de psychologie, t. XII, févr. 1912. LE PROGRÈS DANS LES SOCIÉTÉS PARTICULIÈRES 635 de l’énergétique de Solvay : le plus d'effets utiles pour le moins d'efforts inutiles. Spencer, entouré de ses secré- taires dépouillant pour lui d'énormes in-folios, Waxweiler recourant aux lumières de biologistes, d’anthropologistes, de neurologistes, de psychologues, de juristes et d’éco- nomistes, — ceux-là et d’autres — seront considérés un jour comme les ancêtres spirituels des vastes organismes de collaboration intellectuelle, usines de la science hu- maine de l’avenir. Nous touchons au terme de notre étude. S'il y a loin, dit-on, de la coupe aux lèvres, il y a loin, à plus forte raison, de la loi du progrès au progrès lui-même. Quatre éléments entrent en jeu pour relier la théorie à la pratique, l’idée au fait qui doit l’incorporer, la raison abstraite aux réalités concrètes qui jailliront sous sa pression. Ces éléments sont d’une part le devoir, le sa- voir et le pouvoir de l’homme, ce que Gourd appelait le monde « donnant » ; de l’autre, le monde « donné ». Le devoir répond à l’idée de but poursuivi. C’est à déterminer le but ultime de l’activité spirituelle que nous avons consacré ces pages. Le savoir répond à l’idée de raison, ce quelque chose d’unique, d’univer- sel, de dominateur en quoi les philosophes antiques et le christianisme lui-même voulaient voir Dieu. Le pouvoir répond à l’idée de forces intérieures, comme le monde donné répond à l’idée de forces extérieures au moi. De ces quatre éléments, le but, la raison, le moi et le non-moi, deux sont dynamiques, universels et perma- _nents : le but et la raison. Deux sont statiques, particu- liers et variables : l’être humain et les circonstances. Le progrès humain est l’incorporation graduelle de la raison dans le monde, du permanent dans le contingent; l'être humain est le moyen, l’ouvrier de cette œuvre gigan- tesque, le but en est l’accroissement de puissance de l’es- 636 - LA SOCIÉTÉ prit, par la voie de l’accroissement de puissance des individus et des sociétés !. ! Nous terminons ce chapitre en donnant sous forme de tableaux synoptiques les conclusions auxquelles nous sommes arrivé. Le tableau No I montre, sous différentes rubriques, le but de l’activité sociale, le rôle des hommes, celui des choses et enfin la loi du progrès. Le schéma de cette dernière permet d’embrasser le processus par lequel, de l’état primitif, les activités sociales se sont concentrées et différenciées tant dans l’organisation des hom- mes entre eux que dans leur action sur les choses matérielles servant aux fins sociales. Une dernière rubrique montre l’inter- action des trois ordres d’activité fondamentaux. Dans les tableaux Nos II, III et IV on retrouve les mêmes ru- briques : but, hommes, choses, loi du progrès, dans les trois principaux ordres d'activités sociales différenciés : politique, droit et économie, dont chacun présente un aspect particulier de l’activité collective fondamentale des sociétés. Nous y ajoutons une rubrique montrant le rôle de la participation, dans chaque ordre d'activité examinée, des deux autres ordres principaux. Chaque rubrique du tableau I couvre logiquement la rubrique correspondante des tableaux II, III et IV. | -p191008 ef & s498 Le re -ue419 sodnou$ 9p no SnplAIpui, p 990. ‘SUIOS94 S2S 2118JS1J8S 9P ONA | -rjuods uoryeqiwisse no uOrJe1S9JU] u2 AWWOU] 2p 29118949 99407 EL & | ‘1P220S 10W-UOU NP 9100704 V] 104 ‘Q RER? 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Les ma- nifestations et activités de la vie humaine n'étant pas comparables entre elles, ni additionnables, on ne peut même pas constituer une résultante, ni établir un rythme quel qu’il soit du progrès. Tout au plus peut-on constater certaines concomitances et certaines périodicités. Encore faudrait-il, pour trancher toute difficulté et rester rigou- reusement scientifique, nier /e progrès, dans le sens glo- bal du mot, et n’admettre que des progrès, bien définis, et dans des sujets bien déterminés". » Nous croyons avoir établi dans cet ouvrage que l’affir- 1 R. Micuscs, Le caractère partiel et contradictoire du progrès, tome XIV des Annales de l’Institut international de Sociologie, Paris, 1913, pp. 460-461. 648 CONCLUSION mation de l’éminent professeur peut être tenue pour trop pessimiste. Nous nous inserivons en faux contre des con- clusions qui, prises à la lettre, assimileraient le labeur immense de l’humanité à un piétinement sur place. Certes, des forces sociales contraires s’entrechoquent sans cesse et s'opposeront de plus en plus les unes aux autres à mesure que les activités sociales, rayonnant comme les bras d’un éventail, se différenciant toujours plus dans des directions centrifuges, multiplieront les causes de conflits partiels. Si, en temps de paix tout au moins, la qualité des luttes humaines se ressent de lPin- fluence d’une civilisation moins brutale et plus spiritua- lisée que celle d'autrefois, par contre la quantité des chocs grands ou petits qu’une activité sociale intense fait naître entre les individus nous parait ne pouvoir que s’accroitre avec le temps. On a souvent noté — et nous avons mentionné nous-même — le fait que l’accroisse- ment extensif des sociétés s'accompagne de frottements moindres que leur accroissement intensif. Les colons du Far-West, disposant d’un champ de travail immense, fai- sant tout eux-mêmes, n’ont l'occasion de disputer à leur prochain ni le terrain ni le travail. Au contraire, les habi- tants des grandes villes, entassés sur un espace restreint, plus nombreux qu’il n’y a de places de travailleurs à pour- voir, voient naître à tout instant des causes de conflit. L'égalité théorique de tous les citoyens devant la loi et de- vant les possibilités de travailler — tout au moins dans les démocraties, — et d'autre part l'inégalité pratique crois- sante des buts qu'il est loisible à chacun de se proposer d'atteindre par son travail, ces deux faits engendrent une concurrence qui va croissant, elle aussi. Le jeu de la sélection naturelle est souvent obstrué par la ruse des hommes, le favoritisme, le protectionnisme, le népotisme et autres coalitions parasitaires : rarement il est soutenu et encouragé par les lois, par des lois fondées, comme elles devraient l'être toujours, sur la psychologie, la CONCLUSION 649 morale et le travail. Il en résulte qu'à tort ou à raison tous ceux qui souffrent se jugent victimes d'injustices sociales, et des groupes se forment : franes-maçons contre jésuites, prolétaires contre « bourgeois », chez lesquels la lutte est à l’ordre du jour. Et la loi du progrès n'y trouve pas son compte. Vu de près, le processus ascendant des sociétés est done obnubilé par un nombre croissant d'actions et de réactions contradictoires et, de l'aspect de ces forces qui s'entrechoquent, on conçoit que Michels ait pu tirer ses pronostics pessimistes. Nous croyons cependant qu'il existe un contrepoids à cette tendance de l’évolution à plonger l'humanité dans des luttes de plus en plus nombreuses et fréquentes. Nous le voyons dans les efforts tendant à établir l'union entre les hommes, efforts qui doivent aboutir, comme ils y ont réussi durant ces derniers siècles, à atténuer la gra- vité et la portée des conflits qui naissent tous les jours. Car, de même que la différenciation est favorisée et, si l'on peut s'exprimer ainsi, propulsée par la liberté de l'individu et son désir d'accroître ses énergies et ses pos- sibilités d'action particulières, ainsi, des excès mêmes de cette différenciation et des désordres qu'ils entraînent, naît dans les sociétés-un besoin impérieux de coordon- ner, d'unifier, de régler les interactions sociales. Et ce besoin crée une activité éminemment pacificatrice, émi- nemment propre à réduire au minimum l'äpreté de la lutte dont nous parlions. Car avec la justice s'associe l'acceptation sereine de l’inévitable; avec la coalition des amis de l’ordre s’accentue la prompte répression des fau- teurs de désordre; mieux que cela, par des mesures pré- ventives, l'éducation tend à assurer la clarté intellec- tuelle, la possession de soi et le sens social à tous ceux qui sont capables d’atteindre à ces « vertus », et une tu- telle est accordée aux faibles tant qu’ils n’ont pas conquis la liberté des forts. 650 CONCLUSION Différenciation, cause de luttes; concentration, agent de paix : voilà le grand rythme social que Michels n'a pas aperçu ou qu'il nie. Certes il est caché sous l'enveloppe des siècles et dans la pénombre des âmes humaines. Mais ilest du devoir d’une science qui a l'ambition de servir de phare à l'humanité de projeter sa lumière à tra- vers le cours des siècles et jusqu'au tréfonds de l’âme humaine. Il est de son devoir de déceler le permanent sous l’accidentel. Et n'est-ce pas, comme nous l’avons vu, sa tâche essen- tielle, sa tâche unique ? Si elle n’était pas capable de la remplir, serait-elle encore la science ? À quoi bon alors l'existence d’un esprit dans l’homme, d’une conscience? Laissons de côté cette conception étroite selon laquelle la science ne serait que la coordination de nos sensations. Certes, il se trouve encore des hommes pour ne voir en elle qu’une étude de la réalité visible et palpable devant aboutir à des rapports numériques. Mais, Dieu merci, on n’a pas encore réduit en poids atomiques les forces psychiques de l’homme. Or, faute de pouvoir user des procédés de la science expérimentale au sens restreint du terme, la méthode qui coordonne en un faisceau les éléments semblables et constants de la réalité, tels qu'ils apparaissent à l’esprit, cette méthode est bel et bien la science, et ses conclusions, quoique toujours perfectibles, sont, n’en déplaise à Michels, aussi «rigoureuses » qu'il est permis de le désirer. Le culte du fait, la passion de l’expérience ont, de nos jours, produit un enrichissement considérable de la science, ils l'ont admirablement différenciée, puisqu'il faut toujours, quand on parle de progrès, en revenir à ce mot. Mais les savants oublient trop souvent que le fait brutal ne signifie rien s’il n’est enchâssé dans une hypo- thèse ou une loi, que l'expérience est sans portée aucune si elle ne conduit à former un faisceau compact de con- naissances : tige de blé qui, avec d'autres, formera la - CONCLUSION 651 gerbe ; faisceau de gerbes qui formeront la meule ; amas de meules qui rempliront la grange. De nos jours la science — disons pour être plus exact : les sciences nouvelles, biologie, psychologie, socio- logie — se sont lancées à corps perdu dans l'étude des faits. Elles ont eu raison. Sans faits on ne construit rien de stable ; ils sont le soubassement nécessaire de tout édifice scientifique. Mais ces mêmes sciences ont trop négligé la « concentration » qui leur eût épargné bien des marches et des démarches sur des pistes sans issue. Pour travailler avec fruit, il faut savoir où l’on va. Non pas, bien entendu, se fixer un but a priori et y tendre par tous les moyens, à la façon de l'avocat qui plaide l’acquittement de son client et accumule, après les avoir soigneusement sélectionnés, tous les arguments en faveur de sa thèse, laissant les autres dans l'ombre. Cette science-là est celle du moyen âge, celle aussi de ces orthodoxes dont a parlé Renan quand il a écrit, en 1845, peu de temps après sa sortie de Saint-Sulpice, ces paroles si frappantes : « Les orthodoxes ont en général peu de . bonne foi scientifique. Ils ne cherchent pas, ils tâchent de prouver ; et cela doit être. Le résultat leur est connu d'avance ; le résultat est vrai, certainement vrai. Et il n'y a là rien à faire pour la science, qui part du doute sans savoir où elle arrivera, et se livre pieds et mains liés à la critique qui la mène où elle veut! ». Que la science à thèse ne soit pas la nôtre, tout ce que nous avons dit, au début de cet ouvrage, de la méthode critique en science, suffira pour l’attester. Mais entre un but statique et une direction dynamique, il y a toute la distance qui existe entre la matière et l’esprit, entre la mort et la vie. Les sciences de l'esprit se doivent donc, à côté de l’ex- périmentation constante qui les documente et ouvre des 1 Rexax, L'Avenir de la Science, Paris, 1905, p. 40. Ü 62° CONCLUSION voies nouvelles à leur différenciation, de concentrer de temps en temps les résultats de leurs études, de reculer pour rieux sauter, de se reposer pour fournir une nou- velle étape en avant, et de s'élever pour cela jusqu'aux sommets sereins de la théorie, d’où elles verront au loin les chemins nouveaux qui s'ouvrent à leurs investigations pratiques. C’est une œuvre de concentration comme celle- là que, dans cette étude, nous avons tentée pour la socio- logie. Elle est une préface plutôt qu'une conclusion : d'autres pourront reprendre les résultats bruts, pourront faconner les idées à peine ébauchées. Beaucoup l'ont fait sans se douter toujours de la portée de leur contribution. En économie politique, par exemple, toutes les réformes auxquelles nous a conduits la loi du progrès ont été net- tement indiquées déjà par des économistes, comme c'est le cas de Charles Gide, dont le petit traité Principes d'Éco- nomie Politique! est un chef-d'œuvre de clarté et de bon sens qu'on ne se lasse pas d'étudier. La concentration, même la plus haute, même si le champ qu’elle embrasse du regard est d’une étendue con- sidérable, a sa valeur si elle reste strictement objective, si elle se fonde sur les faits, sur la réalité, sur les phéno- mènes de conscience, sans permettre en soi l’intrusion d'aucun élément étranger. Pas de métaphysique au sens extra-scientifique du terme, pas d’a priori, pas de préju- gés : voilà les ennemis. C’est pour n'avoir pas su se garer de ces ennemis que la doctrine néo-vitaliste, par exemple, est si fort décriée de nos jours. Que les néo-vitalistes n'aient pas tous su, avec le grand maitre ès biologie Cope?, rester dans les limites d’une connaissance pure- ment objective, qu'ils aient fait intervenir dans leurs rai- sonnements des éléments d'ordre transcendental, c’est 1! XIVme éd., Paris, 1913. ? Core, The primary factors of organic evolution. Les facteurs primaires de l’évolution, Année biologique, 1893, pp. 752 à 765. CONCLUSION 653 trop évident. Mais l'échec de leur argumentation est aussi fort regrettable, car la constatation du simple fait de l’unité individuelle, même sans essai d’explication, est d'une portée si haute pour l'étude des lois biologi- ques et psychologiques, que le refus de l’admettre frappe d’impuissance les investigations des expérimentateurs. La concentration scientifique, disions-nous, a sa valeur. Elle a, pouvons-nous ajouter, une double valeur. Valeur pratique pour les progrès de la science elle-même : c’est de ce rôle que nous venons de parler en montrant combien la théorie, par ses hypothèses, ses lois, ses synthèses, ouvre de voies nouvelles à l'analyse. En outre : valeur pratique pour le progrès de l’action humaine, action _ technique, économique, morale, sociale. Si la pratique, par la documentation de fait qu’elle apporte, est la condi- tion sine qua non de la théorie, celle-ci, en retour, est la condition d'une pratique féconde. Et c’est là le second rôle de la théorie, la seconde valeur qu’elle comporte. On dénigre aujourd’hui le théoricien. On le traite d'idéologue. On a tort. Nous nous vanterions volontiers du nom de théoricien, nous tirerions gloire de cet ana- thème si nos déductions, tirées en toute objectivité et avec une rigueur aussi impeccable que possible des faits et des principes — eux-mêmes issus des faits — pouvaient nous avoir conduit à des théories fécondes, à des théories utiles, non seulement à la sociologie, mais au progrès de l'humanité. Quelles sont les conclusions auxquelles nous a fait aboutir cette étude, trop longue en un sens, trop courte cependant si l’on considère combien de points importants elle n’a pu qu’effleurer ? Les voici brièvement formulées sous forme de thèses. 1. Les ressemblances statiques que l’on a cru pouvoir noter entre les sociétés et les organismes n’ont qu'une valeur de symbole. 654 CONCLUSION 2. Par contre, il existe entre les phénomènes sociaux et les phénomènes organiques des analogies d'ordre dyna- mique qui proviennent de leur commune origine en tant que phénomènes de vie. 3. Ainsi, dans les sociétés comme, dans les organismes, l’unité est caractérisée par la convergence interne des acti- vités, par où il faut entendre que des éléments distincts collaborent en vue de maintenir l'intégrité du tout dont ils font partie. h. De même, dans les sociétés comme dans les organismes, le devenir est caractérisé par la tendance des unités de faire converger leurs activités internes vers la conservation et l'accroissement de leurs énergies, fin suprême de l’« élan vital » qui les anime. 5. Enfin, les sociétés comme les organismes progressent en procédant à une différenciation et à une concentration complémentaires, harmoniques et croissantes, de leurs facultés et de leurs énergies. En cela ils se conforment d'une part à la loi d'adaptation de soi au monde et du monde à soi, d'autre part à la tendance qui les pousse à conserver et à accroître leur puissance vitale. C'est là, à proprement parler, la loi du progrès en biologie et en sociologie. 6. Par contre, les sociétés se distinguent essentiellement des organismes en ce sens que l'esprit humain conscient, seul agent à nous connu de tout progrès réfléchi et volon- taire, anime d’une part les éléments constiluants des so- ciètés, d'autre part le foyer central des organismes. 7. S'il est vrai, comme le suppose implicitement tout homme qui ne se considère pas comme un pur mécanisme, que l'esprit humain possède en quelque mesure une volonté autonome ; s’il est vrai que le progrès conscient consiste, pour l'esprit, à appliquer son effort à collaborer au progrès spontané de la nature en lui et dans la socièté, il en résulte ce qui suil : a) Le progrès individuel est caractérisé par une accen- CONCLUSION 655 tuation volontaire, de la part de l'esprit, des tendances qui visent à différencier et à concentrer ses facultés et ses énergies, en d’autres termes à accroître sa puissance. b) Le progrès social est caractérisé par la collaboration volontaire de chaque individu à la concentration des éner- gies collectives tendant au but social suprême, savoir : la conservation et l'accroissement — en qualité plus encore qu'en quantité — des forces de la société dont il est membre. 8. Afin que ces conditions soient remplies, il faut que seuls les hommes qui savent, qui peuvent et qui veulent collaborer au bien social soient appelés à devenir les ouvriers du progrès, mais que tous ceux qui le savent, qui le peuvent et qui le veulent y soient appelés. 9. Le critère de ce choix doit être la sanction naturelle des phénomènes physiques, psychologiques ou sociologiques sur les individus et sur les groupes, amenant une sélection d'ordre psychologique. Une tutelle doit être accordée par la socièté aux éléments inaptes qui pourraient lui nuire. . Aux autres il faut laisser la responsabilité de leurs actes sociaux, car il n’y a de progrès que par l'éducation sociale, - et il n'y a d'éducation que par la sanction des faits. 10. De ce qui précède il résulte que l’activité politique, qui tend à conserver et à accroître la force de cohésion sociale, doit émaner du peuple lui-même, les communes possédant le plus haut degré d'autonomie possible, mais concentrant leur force en fédérations superposées qui em- brassent successivement la région, le pays, la nation et peut-être un jour l’ensemble des nations civilisées. 11. L'activité juridique, qui tend à conserver et accroître l’ordre social, doit émaner, elle aussi, du peuple, et le droit, né de la coutume, doit balancer la rigueur logique croissante de ses principes par une souplesse croissante en présence des cas particuliers, souplesse qui lui permettra de tenir compte de l'équité, c’est-à-dire d’une justice fondée sur la psychologie. 656 CONCLUSION 12. Enfin l'activité économique, qui tend à conserver et à accroitre les énergies organiques des sociétés, doit se trouver principalement entre les mains des sociétés coopé- ratives de consommation, afin que les agents du progrès économique soient à même de faire naître un accord entre les besoins et le travail; de cette façon la production et la distribution des richesses d’une part, et d'autre part leur consommation, comporteront entre elles le moins possible de force perdue. Les douze propositions qui précèdent résument l’essen- tiel de tout le contenu de cet ouvrage. Elles font culminer le rôle actif de l'humanité dans l'effort, agent par excel- lence du progrès : effort intellectuel tendant à la clair- voyance, à la raison et à la justice, effort de la volonté tendant au triomphe de l'esprit sur la matière. Certes l’homme vise, en ün sens, au moindre effort. La formule de son activité reste : le plus d'effets utiles pour le moins d'efforts inutiles. C’est en vue de ce but qu'il mécanise son activité individuelle en réflexes subcon- scients; c’est en vue de ce même but qu'il règle le jeu des activités sociales et qu'il cherche à atténuer les occa- sions de conflits et de luttes. Mais, par delà ce but, y a-t-il le sommeil définitif, l’inaction, le nirvanä, la mort ? La cité bienheureuse où la paix règnerait à jamais, telle que se la représentaient les philosophes du XVIII: siècle et jusqu’à un Herbert Spencer, ne serait-elle pas la cité de l’ennui et de la désespérance ? L'homme dépense son effort actuel pour économiser l'effort à venir. Mais il économise l'effort à venir pour permettre à l'énergie qui, à ce moment, le soulèvera, de dépenser son trop plein en un effort de plus haute portée que tous ceux qui l’auront précédé. Et c’est ainsi qu'indi- viduellement et collectivement l'homme projette vers l’in- fini, en un travail sans fin, des efforts toujours plus gran- dioses pour la glorification de l’esprit. _ CONCLUSION 657 L'esprit et l'effort, voilà les deux pôles de la vie. Notre étude aboutit ainsi logiquement, comme par le jeu d’un engrenage, à porter au premier plan de l’atten- tion ces deux armes de l'esprit : la psychologie et la mo- rale. 11 n’y a pas d'effort efficace sans connaissances psy- chologiques, celles-ci fussent-elles intuitives et toutes spontanées. Inversement il n’y a pas d’accroissement de puissance de l'esprit sans morale, sans effort pe selon les lumières d’une raison supérieure. Or que sont ces deux disciplines ? La psychologie est l'étude de l'esprit humain dans son dynamisme profond. Une science toujours plus subtile portant sur le fonctionnement de cet élément presqu'in- saisissable qu'est la vie spirituelle, une connaissance tou- jours plus complète des types particuliers en lesquels, pour ainsi parler, s’individualise l'esprit au sein de la réalité humaine concrète, telles sont, nous l'avons mon- tré, les conditions de tout progrès. D'une part le moi ne peut progresser que par la diffé- _ renciation de toutes ses facultés, différenciation avant _ tout psychologique, et par la possession de soi la plus complète possible, synergie de toutes ses connaissances acquises et de toutes ses puissances conquises. Ce qui importe, avant tout, c'est que chaque être humain se crée une conception du monde où les notions diverses soient placées à leur rang de valeur. N'est-ce pas par leur échelle des valeurs que les hommes diffèrent entre eux souvent du tout au tout, qu’il s'agisse des plus hauts idéals de la civilisation ou simplement de l'appréciation du caractère du prochain dans la vie de tous les jours? Le progrès social, d'autre part, ne peut se réaliser que si, à côté de la concentration croissante des forces hu- maines, il est tenu compte de plus en plus des besoins psychologiques des individus et du plus grand nombre possible de besoins psychologiques chez les individus. Donc : autonomie dans tout ce qui n’est pas activité con- 42 658 CONCLUSION fiée à la collectivité politique, dans tout ce qui n’est pas remis en dépôt à l'Etat pour la conservation de la cohésion sociale; Justice allant jusqu’à l’équité psychologique en tout ce qui concerne les applications du droit dans les cas individuels; enrichissement des ressources mises par la société économique à la disposition de l'individu pour lui permettre de conserver et d'accroître ses facultés et. de les mettre au service de son esprit. Tel est le rôle incomparable que la psychologie est appelée à jouer, qu’elle jouera forcément de plus en plus, puisque tout progrès l'appelle, puisque le progrès ne peut rien sans elle et que c’est en elle qu’il s’incorpore avant tout. Mais il n’y a pas de psychologie sans psychologues. A eux il appartient d’être les pionniers du monde nouveau. Les uns sont des intuitifs, des devins et des prophètes, des scrutateurs géniaux de l’âme humaine, des Léon Tolstoï, — Guerre et Paix, Anna Karénine, Katia, — des. Romain Rolland — Jean-Christophe. — Ils sont rarement des constructeurs de synthèses scientifiques, car leur connaissance de l’âme humaine est spontanée et ana- lytique plus que réfléchie et synthétique. D’autres au contraire, conscients de leur but et de leur méthode, psychologues marchant à l’avant-garde du pro- grès, théoriciens, chercheurs de lois, vont en éclaireurs, en Pfadfinder, sur les sentiers de l’observation, de l’'hypo- thèse et de l’expérimentation. Analystes ou esprits syn- thétiques, ils différencient et ils concentrent les con- naissances dans le champ infiniment vaste à défricher de l’âme humaine. Ils sont les hommes de science, ceux qu'on a quelquefois désignés du nom de « psycholo- gistes ». À côté d’eux enfin les « psychologues » sont les hommes de la pratique._La science, chez ceux-ci, est venue nour- rir, éclairer et enrichir l'intuition formée d’expériences. Tandis que l’expérimentation a son but en elle-même, ou CONCLUSION 659 plutôt n’est qu'un moyen d’enrichir le domaine de la science, l'expérience, elle, se forge au contact de la vie réelle, de l’action professionnelle quelle qu’elle soit, celle du médecin, du pédagogue, du juge, de l’homme poli- tique. Pratiquement, la science psychologique sans l’in- tuition n’est rien ; mais une intuition que n’est pas venue. féconder la science, à moins d’être celle d’un intuitif gé- nial, est vouée aux tâtonnements, aux erreurs et aux échecs. Un jour viendra où les hommes, les dirigeants surtout, ne vaudront que pour autant qu’ils seront psychologues. Nul ne pourra faire partie de l'élite spirituelle qui ne le sera pas. Tous les progrès seront conditionnés par l’en- vergure de l'intelligence des uns, par la fermeté et le doigté des autres. Les psychologues, disons-nous, for- meront l'élite. Ne la forment-ils pas dès aujourd’hui ? Et ne sont-ils pas, dès la société actuelle, les artisans de la société de demain ? Et ceci nous amène à envisager un second point. Si la psychologie est l'épanouissement de la science de l’es- prit, la morale est l'épanouissement de la science de l’action. Or voici, à notre avis, à quoi aboutit dans le domaine de l’action, dans celui de la morale, la loi du progrès biologique et sociologique. Le bien est la conformité à la loi naturelle ; la loi est le moyen; le but est l'accroissement de puissance de l'esprit humain. Si les sociétés tendent à accroître leur puissance, c’est en définitive pour accroître celle de leurs membres. Aujourd’hui, en politique, deux écoles sont en pré- sence, l’une dite idéaliste, l’autre réaliste. Le crédit de la première paraissait être en baisse ces dernières années, mais la réaction tend à se dessiner. La politique réaliste a pour objet de donner la prépondérance aux 660 CONCLUSION biens matériels et de reléguer au second rang, si ce n’est au troisième, les principes spirituels. Elle prend pour mot d'ordre l’« égoïsme sacré » des nations. Elle est donc nationaliste, voire impérialiste. Nous croyons avoir prouvé, par cet ouvrage tout entier, qu’elle se trompe. La politique réaliste est une erreur. Elle est un empiètement du raisonnement sur la saine intuition. Elle est un effet de la myopie des gouvernants et des peuples. La sanction brutale des forces humaines coalisées en fournira la preuve. Dans l’homme, la conscience morale, issue des expé- riences profondes d’un passé héréditaire infini, plonge dans l’avenir un regard prophétique. Elle agit, pareille à un instinct, comme un sens prémonitoire, comme un régulateur automatique de la vie dans ce qu’elle a de plus grand et de plus humble à la fois : l'esprit créateur et la cellule vivante, l'esprit étant l'héritier, à travers les siècles, de la cellule à conscience bionomique élémen- taire. La conscience est ainsi adaptée à ce qu’il y a de plus « constant » dans le déroulement infini des énergies organiques qu’on nomme la vie. La logique réfléchie, au contraire, est la faculté qui préside, chez l'individu, à la préservation immédiate de son organisme. Incapable de débrouiller la complexité des phénomènes biologiques qui forment la trame de la vie des hommes et des sociétés, la raison, infinie dans ses aspirations, est bornée dans ses moyens. Elle se heurte sans cesse au fait nouveau. Elle doit en faire le tour avant de l’absorber ; elle doit en mesurer les forces, elle doit discerner la direction de ces forces, avant de pouvoir les classer dans ses catégories logiques. L’inter- vention intempestive, dans la vie des nations, de la rai- son calculatrice, en contradiction avec les impératifs de la conscience morale et les lois du progrès, est un symp- tôme de déséquilibre, un phénomène de faux individua- lisme national qui ressortit à la période d’anarchie rela- CONCLUSION 661 tive ; elle est un cas de pathologie sociale, une erreur — pour tout dire : un mal. Or c’est le cas de la politique réaliste. Certes la con- science morale des peuples n’est que la résultante dyna- mique de la conscience morale des individus. Mais quand celle-ci est obnubilée par des raisonnements fallacieux, il n'existe plus aucun frein à l’action erronée des gouver- nants. Le mal peut être décrété bien, le viol d'une neu- tralité jurée être qualifié d’excusable. Mais la nature et la conscience sont solidaires. Les plus hautes individualités d’un peuple violateur de droits sont avilies par le crime collectif et leur raison se fait l’esclave d'une casuistique répugnante ; au contraire, les plus humbles citoyens d’un pays qui incarne la défense du droit sont élevés, en leur âme et conscience, au rang de héros, car, pour un temps, presque malgré eux, sans l'avoir cherché, sans l'avoir mérité, ils incarnent l’esprit de justice. « Celui qui veut sauver sa vie la perdra. » La politique réaliste, bornée aux ambitions industrielles et commer- ciales, la politique militaire et impérialiste peut l’em- porter momentanément. Elle n’en est pas moins un vice, un opprobre public. Comme une gangrène contagieuse, elle a souillé une partie du monde. Mais le monde entier se lèvera contre elle. Et le droit sera remis en honneur. Et la fidélité à la foi jurée ne sera plus un objet de risée. Et les ententes internationales tisseront de nouveau leurs liens entre les peuples. Et des fédérations de fédérations se formeront contre tous les impérialismes, d’où qu'ils naissent: Guerre à la guerre! En cas de force brutale, injuste et oppressive, tous contre un! — Et tous pour un, quand il s’agit d’entr'aide, quand il y a quelque secours à apporter et quelque souffrance à soulager. Rêves d’utopistes ? — Réalité de demain ! Ce demain surgira dans vingt ans, dans cent ans, dans mille ans: n'importe. Le progrès est nécessaire. Il est organique. La raison déraisonnable de l’homme, son égoïsme, sa 662 CONCLUSION myopie intellectuelle le retarderont. Ils ne l’arrêteront pas. Et le monde sera meilleur quand, suivant le mot de Kant, « l'humanité, comme espèce morale, ne sera plus en contradiction avec l'humanité, comme espèce naturelle! ». Qu'un peuple veuille se conserver et accroître sa puis- sance, rien de plus légitime. Aucun homme, d'autre part, n’a le droit d'entraîner ses concitoyens, son pays tout entier, dans une guerre qui serait peut-être sa ruine, quand bien même il se sentirait poussé à le faire par des motifs de pur idéalisme. Le sacrifice collectif doit avoir une origine collective. L'économie du monde exige d'ail- leurs que chaque nation, dans les limites de son droit et du droit d'autrui, accroisse sa puissance propre pour pouvoir collaborer plus efficacement avec toutes les autres nations à la division du travail humain et tendre ainsi, en fait, au bien de l'humanité. Mais de là à s'excuser du mal qu’on a fait subir à autrui, en alléguant les avantages qu’on a apportés à son propre pays, il y a toute la distance qui sépare la sérénité de l’honnête homme de l’orgueil d’un malfaiteur échappé au bagne. La politique idéaliste restera, quoi qu’on en dise, en droit comme en fait, la politique la plus habile, la plus clairvoyante, la plus sûre, parce que la plus conforme à la loi du progrès et à toutes les grandes lois de la nature qui dominent l’évolution de l’esprit humain. Commencé dans le silence de la paix, cet ouvrage était virtuellement terminé bien avant qu’éclatât la guerre. Nous y mettons la dernière main au milieu du fracas des obus et des violations de droit qui éclatent autour de nous comme la foudre et embrasent le monde de leur incendie gigantesque. Il faut une bonne dose de sang froid et de maîtrise de 1 Cité par Devarise, Essai sur l'histoire de l'idée de progrès, Paris, 1910, p. 379. — CONCLUSION 663 soi pour s’enfermer à l'heure qu'il est dans la retraite du cabinet de travail et le cloître de la pensée pure. Mais cette retraite est un arsenal, ce cloître est une caserne. La pensée n'est-elle pas un acte et sa portée n'est-elle pas plus grande parfois que celle des canons monstres ? Jamais nous n’aurions pu nous arracher à l'émotion qui étreint le monde et au besoin de donner à tant d'infor- tunes tout notre temps et toute notre peine, si nous ne nous étions senti appelé à faire cet effort pour le bien d'une humanité meilleure. N'est-ce pas à nous, les jeunes, qu’il appartient de réparer les erreurs des générations qui ont précédé la nôtre ? Le devoir ne nous incombe-t-il pas de consolider les œuvres de progrès que nos ascen- dants ont ébauchées et que nos descendants affermiront et enrichiront à leur tour ? Or, tandis que nous écrivons, nous sentons monter jusqu’à nous, dans le sanctuaire du travail, l'appel vibrant des nations. Et nous voudrions que cet ouvrage fût comme une prière, une prière que, par la plume du plus humble de ses scribes, Dieu adresserait aux hommes. 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Le tome XIV des Annales de l’Institut international de Sociologie, Paris, 1913, contient également de nombreuses indications biblio- graphiques concernant le progrès sous ses différents aspects parti- culiers. TABLE DES MATIÈRES AVANT-PROPOS. INTRODUCTION PHILOSOPHIQUE Les principes de la méthode en sociologie. La philosophie dynamique Les difficultés de la terminologie Du point de départ de la philosophie . 1. — La méthode scientifique I. Le point de départ de la connaissance . II. De quatre conceptions de la science. A. La science phénoméniste. B. La science pratique. C. La science expérimentale. D. La science pragmatique . Le matérialisme . PR ELE III. Les trois méthodes de la science . A. La coordination scientifique. B. Le morcellement scientifique C. Le déterminisme scientifique . 11. — La méthode sociologique. Matière, vie et esprit. La sociologie biologique Coordination sociologique. Morcellement sociologique Déterminisme sociologique Aperçu historique. SOLE La notion de loi sociale naturelle 676 TABLE DÉS MATIÈRES LIVRE PREMIER L'Organisme social. CHAPITRE PREMIER. — Æxposé historique. Le problème de l’organisme social nraFvOorr La thèse catholique. La thèse d’Auguste Cours La thèse de Herbert SPEexcEr . La thèse de Paul de Licrenrezn La thèse d'Alfred Espinas 5 La thèse de Guillaume DE GReer . . La thèse de René Worms. H. La thèse d'Alfred FouiLrée . I. La thèse d'Emile WaxwEiLEer Cuarirre Il. — Critique des preuves . [. La définition des mots « organisme » et « société ». Valeurs respectives de la cellule, de l'individu IT. et de la société . III. La conscience sociale IV. Cause subconsciente de l’unité sociale V. Les limites du corps social ; VI. Suppléance des cellules individuelles et sociales VII. La reproduction du corps social. VIII. Naissance, croissance et mort des sociétés . IX. Concours des cellules . X. L'unité génétique des organismes . ConcLusIoN. Différences entre les organismes et les sociétés . Ressemblances entre les organismes et les sociétés . Pages. “I ha: 1n * __ TABLE DES MATIÈRES LIVRE II L’Individu. Cuarrrre II. — L'Etre individuel . A. Le moi et la philosophie SRE 1. Le moi de la science phénoméniste. 2. Le moi de la science pratique . 3. Le moi de la science expérimentale . 4. Le moi de la science pragmatique Moi conscient et moi global B. Le moi et la psychologie . ne Le moi affectif, intellectuel et volitionnel . C. Synergies bio- NES 1. La conscience 2. L’effort. ConcLusioN Cuarrrre IV. — Le Devenir individuel A. Légitimité du problème téléologique . B. La conscience en tant que fonction. C. Le problème du but de la conscience . D. L’accroissement de puissance du moi. CoxcLusion Cuaprrre V. — Le Progrès individuel. A. Etre et devoir être B. Les lois de la biologie . C. La loi d'adaptation Tableau synoptique de la loi d’ Ldiptstion D. La loi biologique du progrès. Ms: E. Le principe d'harmonie de la loi du progrès F. La loi du progrès en psychologie CoxcLus1ox MR Rés MIN Dee ds) Tableau : la loi du progrès en psychologie . 677 200 N ND D D D D rs © © © © © RO J I OO À D 678 TABLE DES MATIÈRES LIVRE HI La Société. Cuarirre VI. — L’Etre social I. L'unité sociale 11. Les cellules sociales III. Les choses sociales. IV. Les organismes sociaux .. V. Les lois biologiques et les organismes sociaux L a sociale . . Différenciation et concentration sociales. . Harmonie sociale Se VI. Le dneble rôle individuel et social de l'esprit Coxciusioxs Cuarrrre VIT. — Le Devenir social Le rôle de la conscience et de la subconscience dans le devenir social. : 13H I. Les trois étapes du progrès chez l'individu. . Il. Les trois étapes du progrès dans les sociétés. A. Le régime de l'autorité acceptée B. Le régime de l'anarchie relative. C. Le régime de la liberté réfléchie : Autres domaines dans lesquels on constate la présence des trois étapes. IIT. La masse et l’élite . À. L'esprit des masses . FN NES Eléments physiologiques et psychologi- ques. x DROLE L'homme médiocre et les partis politiques. B. Le rôle des élites. Le meneur : Psychologie de l ae d’ élite Théoriciens et praticiens tt ET, ” CRT CORP EN E,- |" 4 10 VV LE , ‘ co ” s _TABLE DES MATIÈRES Cuarrrre VIT. — Le Progrès social . A. Les lois biologiques en sociologie. . . . - L Le processus d’action et de réaction dans les phénomènes sociaux IL. La loi du progrès en sociologie III. Politique, droit et économie selon LiLieNFELD . RE EP URET IV. Caractéristique des trois ane fondamen- taux ” ” CRETE We Les choses sociales dut es trois ordres B. Le progrès social en général. Principes généraux . Hommes. Choses I. Le progrès nds Principes Hommes. Choses à Il. Le progrès juridique Principes Hommes. Choses II. Le progrès économique Principes Hommes . Choses : LES IV. Le progrès dans les sociétés particulières . TABLEAUX SYNOPTIQUES. I. Le progrès social I. Le progrès politique II. Le progrès juridique . IV. Le progrès économique TABLE DES MATIÈRES CONCLUSION GÉNÉRALE . Résumé de l’ouvrage L'avenir de la psychologie L'avenir de la morale BisLiocrAPHIE. L'organisme social . La sociologie biologique Le progrès social. PE 647 653 657 659 665 667 670 nr A UM as CAN te LEA u pr “ . 4 just ais ï ARE a Qi LAMERE de Tr LA % 3 PACE DRE S V'Y 2H \26 LINE EX RORS CI 2 DEV * NE ES NU YVY II NL È MON, : ANER TNT NA ES TRY 7 M ‘e NS AUS ARNO US A4 ef) : NŸ ÿ eh Use ENS d À cer “< 4 Sÿ : 5 SL" at 7: È y | ANGES ENT ++ NN RE SVT Ne a in V9i SA Aus SR, Nr Ÿ JD us Ep D > de ee MR Re ÉD | ne W # Es