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in 2011 with funding from
University of Toronto
http://www.archive.org/details/lalumiredegrOOviel
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LA LUMIERE DE GRECE
ŒUVRES ANTERIEUREMENT PUBLIEES PAR FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN :
CUEILLE D'AVRIL, premiers vers (épuisé)
LES CYGNES, poésies, i S 85-86 (épuisé)
ANCAEUS, poème dramatique, 1885-87 (épuisé)
JOIES, poèmes, 1888-89 (^'P^'^O
LES CYGNES, nouveaux poèmes, 1890-91
DIPTYQUE, (Le Porcher, Eurythmie) 1891 (/lors commerce)
LA CHEVAUCHÉE D'YELDIS et autres poèmes, 1893
SV^''ANHILDE, poème dramatique, 1893 (hors commerce)
PALAI, poèmes, 1894. (épuisé)
POÈMES ET POÉSIES, 1895 (épuisé)
LA CLARTÉ DE VIE (Chansons à l'ombre, en Arcadie) 1897
PHOCAS LE JARDINIER et autres poèmes dramatiques 1898
LA PARTE NZ A, poème, 1899 (hors co?nmerce)
LA LÉGENDE AILÉE DE WIELAND LE FORGERON,
1893-99^ SAINTE AGNES, 1900 (hors commerce) SAINTE JULIE, 1902 (hors commerce) L'AMOUR SACRÉ, poèmes, 1903 édit. de luxe PLUS LOIN (la Partenza, l'Amour Sacré) 1904 POÈMES ET POÉSIES, nouvelle édition 1907 SAPHO, poème, 191 1 édit. de luxe
TRADUCTION :
LAUS VENERIS de Svvinburne (épuisé)
THRÈNE POUR LE PRÉSIDENT LINCOLN, poème d'après W. Whitman (épuisé)
FRANCIS VIELE-GRIFFIN
LA LUMIERE
DE GRÈCE
PINDARE — SAPHO
LA LÉGENDE AILÉE
DE
BELLÉROPHON HIPPALIDE
(^2™« édition)
nry
EDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
MARCEL RIVIÈRE & Cie
31, RUE JACOB, PARIS ^^tAblfi/^/^
1912
Crtsvier.s'^^ ...
IL A ETE TIRE A PART
30 EXEMPLAIRES SUR VERGE d'aRCHES
RÉIMPOSÉS ET NUMÉROTÉS
A LA PRESSE.
.1:
AU LECTEUR
Celui qui construisit ces poèmes eût aimé les voir publier^ comme le fut V ^^ Amour Sacré ""^ sans nom d'auteur.
Au milieu de mœurs littéraires assez basses, c'eût étéy lui semblait-il, affirmer que le rythme et la pensée ont une valeur essentielle dont leur gratuité même est la marque,
La beauté est a tous, comme F air et la lumière : le Poète est le compagnon de hasard (d'où tient-il son don F) qui signale à nos regards distraits les merveilles du couchant, qui nous arrête, le doigt aux lèvres, pour nous faire écouter le chant de la brise dans les pins.
Lecteur, si tu as partagé son émotion humaine, si tu as communié avec lui dans la joie anonyme d'une heure de beauté, que t'importe son visage ?
Si tu veux le revoir : penche-toi sur l'eau qui s'écoule.
Paris, janvier 1 9 1 2.
PINDARE
P
CORINE DE TANAGRA
^ AWoTpioL(nv fxï] 7rpo(f)aiveiy tlç (l)épETaL
fi6)(doç afifiiv' tovtÔ yè rot èpéu)'
KaXwy fxkv ùv fiolpày re repTrvùjy eçfjÉtTov j(pi] iravri Xaw
CeiKvvvaC et lé riç ài'dpôjTroim deôçcoroç uKa
TrpocFTv^OL^ ravrày aKorto KpvrrTEty koiKey.
PiNDARE, Frag. 151, 153.
N^ exhibons pas en public la blessure intime dont nous souffrons ; cro^ei.-moi : c'est notre part de Beauté et de Joie qu'il faut étaler a la curiosité des foules ; si le hasard des dieux nous égare vers le malheur ou la folie, que V ombre et le secret les dérobent aux intrusions.
Corine vient s'appuyer à une colonne du portique. Pindare entre, la suivant.
PINDARE
Vous êtes triste, Corine...
CORINE, brusque^ se retournant
Que t'importe, adolescent nouveau venu,
la tristesse de Corine,
et qu'en sais-tu .?
Avec tes grands yeux clairs, veux-tu
me faire rire,
comme une enfant qu'on fait rougir
à la regarder fixement, ainsi }
Tiens, vois : je ris.
PINDARE
Pardonnez-moi,
vous ne savez d'où je viens, où je vais,
sans doute ;
mais n'êtes-vous pas Corine de Tanagra,
14 LA LUMIERE DE GRECE
dont le nom, comme un souffle frais,
sonne en gaîté sur toute route,
de ville en ville ?
Celle de qui, là-bas, vers les Cynocéphales,
mon père redisait la chanson sur sa flûte,
menant ma voix d'enfant rieuse de ce rire
que vous voulûtes ?
N'étes-vous Corine, sans une égale,
aux doigts dociles,
à la rieuse lyre,
Corine la gaîté ?
Voilà pourquoi, vous voyant attristée,
je vous fixai des yeux,
je vous ai dit : Corine ! — audacieux ;
je suis Pindare, fils du Coryphée.
CORINE
On m'avait dit ton nom où court l'Alphée ;
et, parlant des agones de ce soir,
on te nommait, tantôt, l'un d'entre nos éphèbes.
N'es-tu pas de ceux-là qu'un espoir de gloire
nous mène, en foule, vers Thèbes ?
On t'a dit Amphion à la lyre dorée
dont le nom dressa nos murailles ?
Ta tête est pleine des fables qu'on répète,
n'est-ce pas ?
PINDARE 15
Crois-moi — ce temps est loin, si tu le guettes :
nos vieux remparts las des batailles
réclament des maçons, non des poètes.
Comprends les mythes :
le prince harmonieux, que Phoïbos même
a tué dans ses fils, chantant leur thrène,
s'est tué de son plectre — la lyre est lourde :
le laurier verdoie chaque printemps,
fleurit et ne couronne qu'une fois,
se fane, se fait de bronze
et n*est seyant qu'aux effigies :
plutôt, vois bien ce que tu quittes
et vers quelle mort du cœur tu vas portant
la lyre qui lasse vite
toute énergie.
La Muse, aux prières sourde,
élit son amant entre dix milliers,
sa bandelette, que l'on rêve ceindre,
est pour un seul — les destins sont liés :
la Muse choisit en pleurant qui doit l'étreindre.
Quel vent de folie a soufflé du Pinde ;
aviez-vous cru,
jeunes chanteurs marchant par bandes
comme un torrent sans cesse accru,
que son laurier est pour qui le demande
et sa victoire à quiconque y prétend ?
i6 LA LUMIERE DE GRECE
qu'elle se donne, ainsi, à tout venant ? Avec tes grands yeux clairs de jeune espoir, qui t'a fait espérer la belle gloire ? qui fut ton guide ?
PIXDARE
Lassos, un soir de festin à Larissa,
chez Aleuas qui fêtait Simonide :
mon père menait le chœur des aulétrices ;
moi, j'étais là comme un enfant, assis,
et qui regarde, écoute et, ne sachant, devine ;
et quand celui de Céos eut chanté.
Lassos — qui me voyait à son côté
tout pâle et coi —
Lassos me dit : " Tu sais écouter, fils,
tu sauras dire, aussi. "
Et c'est pourquoi,
retournant vers Argos, il s'en vint chez mon père
et m'emmena dans Hermione d'Argolide ;
j'y vécus de sa vie sévère
tenant la lyre où vont mes doigts sans guide ;
et lui, le soir, la flûte aux lèvres, rythmait l'ombre,
me donnant de son art ce qu'on en peut donner ;
je sais la cadence et le nombre :
un soir Lassos s'est étonné
m'écoutant dire un chant de Simonide...
PINDARE 17
CORINE
Tu connais Simonide ? celui qu'on paie,
comme un chanteur de fête, de monnaies ?
Est-ce l'appât de cet or-là qui t'a guidé
hors ton village vers Thèbes où bruit la lyre ?
Vraiment, je ne sais de présage pire...
Te voici tout intimidé !
T'aurait-on dit que tu vendrais ton âme ?
ainsi qu'on parle de leurs corps aux sottes femmes 1
Jeune homme, si tu rêves cela,
tu frauderais tes clients, à m'entendre,
car tu n'aurais pas d'âme, la voulant vendre.
N'espère pas cela...
(un silence ; elle semble attendre une réplique^
Triste ? me disais-tu, mon beau muet ;
non, je suis toute gaie,
malgré mon air,
de voir, après Aphrodite, Phoïbos vénal
et, un à un, ceux de l'Olympe se prostituer
à l'or,
au bel or clair,
au doux métal !
Tu peux te vendre ; vois :
même ce peu de gloire que donne un chant,
ce peu de pure gloire — ton beau choix — 2
i8 LA LUMIERE DE GRECE
un Simonide le prend, par surcroît,
salissant la gloire même et ravalant
la chaste muse, sœur ;
car,
bien que sans âme,
il sait se feindre un cœur
se faisant homme ou femme
au gré de paroles parées ;
et des miracles de sa voix il fait
— riant en lui — pleurer ceux qu'elle atteint de ses flèches de joie incomparées...
Le bel art vain...
Simonide, dis-tu ?
Certes, je hais son charme :
souvent, chantant ses vers, je me suis tue
mordant ma lèvre chaude d'une larme,
honteuse, sachant vile et vénale la main
qui traçait dans mon cœur ces mots de feu.
Tout ce bel art est misérable et vain.
Peut-être te vaudrait-il mieux rire en ta flûte,
là-bas, vers les Cynocéphales, comme ton père ;
et que la lyre est plus futile, encore, que vile...
PINDARE
Corine, n'est-ce pas que chante un dieu ?
— Et qu'importe par quelles lèvres ? —
PINDARE
19
L'or que Ton donne à Simonide, tenant la lyre, s'ennoblit dans sa main, et ne la peut salir. Je n'avais pas songé à tout cela. C'est vrai ; mais, y songeant, je pense que la gaîté que vous donnez
— claire abondance —
est feinte, aussi, Corine, et malgré vous ; et que — divinement — vous nous trompez
— et malgré nous — ainsi que Simonide ;
non pour de l'or sans doute — qu'importe cela ?
qu'importe l'argile où le vin coule
au bel enivrement,
et que l'on brise vide ? —
Voyez, je vous devine :
vous nous trompez divinement,
car vous êtes triste, Corine.
CORINE
{Un silence)
Soit, je suis triste, pour toi, si tu le veux ;
après autant de fous tu parais sage,
voici ; mais songe aussi, avecque tes grands yeux,
que, te parlant ainsi, se peut que je me rie :
ma pensée est volage
et mon rêve varie ;
20 LA LUMIERE DE GRECE
ma gaîté est amère ;
mon rire jaillit comme un cristal clair
d'une vasque d'agate,
et tel le jour sourd de la nuit.
L'Art me lasse, la lyre est ingrate :
toute la joie que je lui ai donnée
fut comme un sang qu'on verse goutte à goutte
et qui vous laisse fiiible et pâle, étonnée
comme celui qui doute...
Oui, comme inon sang goutte à goutte versé
et dont la pourpre vive exalte à voir
avant de se ternir comme une rouille
au beau manteau de gloire
qu'on traîne, qu'on souille.
Triste et lâche, me voilà !
Ma gloire est fausse et faiblit et m'échappe.
— Sais-tu } Je voudrais être à Tanagra, petite fille, comme autrefois,
à regarder les vagues bleues
d'entre les pampres et les grappes
où l'ombre tourne et change...
J'ai vu, un automne, après les vendanges,
les bacchantes courir sur le sable clair
laver la lie et l'orgie dans la mer
— ainsi qu'au jour où Triton fut tué. Elles tournaient en ronde, le soir, évertuées.
I
I
PINDARE 21
avec leurs chants étranges
venus de l'Inde
(les premiers que j'aie sus),
enguirlandant le grand torse sans tête
des souples chaînes de leurs beaux corps nus
que rougit un dernier rayon du Pinde
— ainsi je fus poète...
Qu'importent Thèbes et ma lyre fleurie ?
et que je pleure ou rie ?
Je suis belle, mais on m'a vanté tous mes charmes ;
je sais rire et leurrer...
{Elle hésite^ regardant Pindare)
Enfant, tu me regardes avec des yeux de larmes ;
moi qui fais rire, aurai s-je fais pleurer ?
Essuie cela — sois gai — écoute :
sais-tu pas que la foule raille et nous persécute
au hasard seul des cris de nos fous désespoirs ^
et que sa joie infâme et lâche répercute
la farouche douleur exhalée en nos soirs }
Que si tu veux te taire et souffrir de la vie
sans dire à tout venant l'amertume des jours,
la tourbe qui te hait te portera envie,
nous égayant de sa sottise, à notre tour ;
et te voyant joyeux, elle te croira riche
des vils biens qu'elle prise à l'égal de nos dieux :
22 LA LUMIÈRE DE GRECE
la ioie infâme hésite où le bonheur s'affiche ;
sois gai, car la vengeance est de paraître heureux ;
regarde-moi !
{Elle éclate de rire.)
MYRTIS D'ANTHEDON
Xprjp fièv KaTÙ Kaipov èpcjTior dpÉTrea-daî dvixéj (TV y àXiKia.
PiNDARE, Frag. 89.
// eut fallu cueillir ces fleurs d'' amour,
les cueillir a leur heure,
0 mon cœur,
au printemps de son âge.
Sur la lisière du bois de Cérès, en face de la mer,
MYRTiSj comme pour rompre un silence pénible
...Toutes ces voiles qu'on voit rose pâle,
le long du golfe,
regarde :
elles entrent,
une à une,
dans l'ombre projetée du promontoire,
sous ce soleil oblique
de fin d'été...
Le soir
sort du rivage et gagne les îlots
avec le vent de terre, agile sur les flots...
piNDARE, de voix lointaine
Quelle réplique,
Myrtis,
— quand frôlerait ma lyre une aile de mouette -
vaudra cet écho de ta voix que dit la mer...
{Il fait signe d'écouter, — IJn silence^
26 LA LUMIERE DE GRECE
MYRTis, de voix émue
Ton âme muette
écoute ;
mon amour a peur de se taire,
mon cœur redoute,
car l'ombre est là, avec l'automne, qui nous guette !
piNDARE, se retournant avec vivacité
Quel automne ! L'automne du monde ? Toute heure est bonne, toute blessure est féconde ; l'automne t'émeut ?...
Les feuilles dans la bise comme des oiseaux, sous la flèche des vents
— Le Sagittaire ! avant le Capricorne et les
[Verseaux ?... — L'hiver en route avec son ombre qui va devant plus lourde à chaque soir venu ?... Le chœur des brumes aux lentes strophes tortes entre les cimes ?... L'ire des ravins d'écume ?
Le haut squelette des rocs surgi des mousses mortes?... Les feux des pâtres qui s'allument,
PINDARE 27
au crépuscule, entre les cimes ?...
{De voix plus douce.) Ah ! Myrtis, Myrtis, quel automne, encore ? Le tien ? le mien ? le nôtre ? Parce qu'une heure est autre, que le silence vient, ainsi qu'un crépuscule ? L'automne en nous, Myrtis ? Pour ce petit amour déchu et qui te blesse avec des souvenirs :
telles les feuilles crispées et rousses des chênes que le printemps retrouve aux branches et que l'autre équinoxe sème aux prés en fleurs... L'Automne, Myrtis ! Myrtis aux hanches blanches, aux tendres fards, aux prestes mains !
parce qu'un baiser fut comme une fleur et que l'année a passé comme un char et qu'elle nous laisse sa poussière aux mains }...
MYRTIS, avec un soupir
Ah ! cette fois,
à pas lents, sûrs et sourds,
28 LA LUMIERE DE GRECE
l'automne vient sur moi comme une nuit...
{Un silence) La mer est froide et grise, malgré le ciel...
PINDARE
Parlons d'amour, tu veux parler d'amour...
MYRTIS
C'est toi qui parles de baisers flétris. piN'DARE, de voix lasse
Eh bien ! N'est-ce pas l'heure : les bois se courbent vers la mer ; il pleut, il pleure des feuilles.
MYRTIS, de voix vive
Soit ;
tu n'as baisé sur ma bouche
qu'un peu de chair ^
ma couche
ne te fut qu'un orgueil 1
ma fierté, qu'un appât qui tente 1
bien ;
moi j'ai respiré avec ton souffle
l'espace, le ciel clair, la mer et l'air !
PINDARE 29
toute l'harmonie de tes lèvres chantantes ainsi qu'un jour d'été...
et je vivais, impatiente — comme on souiFre — et frémissante à ton toucher, j'étais, j'étais ta lyre, un peu, ta lyre où frémit Dieu !... (^sa voix retombe douce) Pour toi, j'étais donc une femme, une autre seulement } une autre femme .^..
PINDARE, vivement
Une autre femme, maîtresse ?
D'unes me furent amies
— pauvresses ! —
et moi, je les eusse appauvries
du don d'amour avide }
je les eusse livrées, tout étourdies,
aux joies qui vont de leurs mains vides
faisant le geste d'éparpiller des fleurs,
et couronnent toute beauté
avec leurs bandelettes de rides !
Et je leur eusse ôté
leur peu de cœur !
Une autre femme }
Quelles muses me prêtes-tu.
30 LA LUMIERE DE GRECE
quel masque m'imposes-tu, quel rôle ? Tais-toi, plutôt ; le silence est meilleur, ô pauvre sœur, que ta parole.
( Un silence ; il attend une réplique^ {Avec ironie) Corine ?
C'est elle que tu nommes dans ton âme ? Voici ma faute et tout mon blâme : elle était triste de ta gloriole des agones !
Alors, par jeu galant à qui prend donne, je te vainquis aux jeux
— avec mes yeux, peut-être, j'imagine, —
puis me suis laissé vaincre par Corine,
lui donnant la victoire ainsi sur tous les deux ;
mais sa victoire lui fut comme une honte,
— car toute histoire se raconte —
elle s'est crue bafouée par l'une et l'autre,
me hait sans doute — te hait assurément —
et je m'en vins à Anthédon avec pour muse
Myrtis...
Voilà ma fiute ;
et voici que l'été est mort très doucement
et te voici, ce soir.
PINDARE 31
perplexe et attristée... {Elle veut parler^ Ecoute encore : donc,
toi, tu m'aimas pour ma gloire ; moi, je t'aimai pour ta double aristée : ton corps épanoui et pâle, ton esprit mâle.
— Tu m'aimas comme une femme
éprise de la joie de féconder une âme
(ainsi qu'un homme
l'a prise,
passive)
et d'être l'amant de ma muse vierge ;
tu m'as donné le baiser de ta joie...
J'étais un enfant, me voici un homme,
par toi, sans doute, Myrtis ;
mais toi...
MYRTIS, de voix amère
Le mot hésite à cette fois ! le voici donc : les bandelettes de la joie sont sur mon front
— comme tu dis 1 —
32 LA LUMIERE DE GRECE
Les rides m'ont couronnée aussi,
l'or des épis
se rouille et se fait chaume
— et c'est mon blâme :
tu étais enfant et moi j'étais femme ;
tu es un homme,
donc, moi, je suis l'automne...
Tais-toi
et laisse-moi, au moins, à ma tristesse.
{Elle se détourne.)
piNDARE, de voix pressante
Non, car vous êtes gaie, Myrtis, ma sœur ;
voyez la vieille image du lierre,
comme elle est vaine
avec ses airs
d'éternité sereine :
car l'arbre qu'il étreint faiblit et meurt ;
l'amour est autre,
son étreinte farouche se dissout :
la vie est née, elle résurgit en nous ;
ce qui délie nos bras, c'est l'œuvre éclose
— il en est ainsi du mystère des choses — et par un baiser de ta frêle joie
le bel enfant de triomphe est en moi.
PINDARE 33
MYRTis, d'une voix de reproche
Avec tes mots nouveaux
me feras-tu mon âme neuve ?
PINDARE, solennel
Ecoute, et vois la preuve ;
je veux lire en ton âme même :
la joie nouvelle
vagit inconsciente encore en elle ;
lis le poème :
l'automne est sur nous fécond et subtil ;
le beau désir sommeille et semble mort ;
l'hiver pèse en douleur au champ durci ;
mais toi,
chante l'avril
et que l'amour est fort !
Et dis, aussi,
au fond de toi :
le givre pave au loin le sol fécond ;
l'amour durcit en haine sur le sillon ;
le labour morne semble à jamais stérile ;
mais pour que germe enfin l'œuvre conçue,
le grain de mil
il suffira qu'avril
pleure les larmes tièdes de sa joie ! 3
34 LA LUMIERE DE GRECE
Et la chanson renaît aux bois feuillus, le voile d'Aphrodite se reploie...
{Un silence)
MYRTis, grave
Ta haute voix est dure et douce et belle,
mais je n'ai pas de larmes dans mes yeux...
Va, fuis où l'avenir t'appelle
d'une autre voix que mon pauvre passé ;
va, fuis, sans un adieu ;
fais vivre notre baiser immortel :
mon rêve est dans ton âme et c'est assez...
Oublie cette heure lasse...
Tout mon sang vire, je ne suis plus moi...
Adieu,
tu es celui qui passe
avec un miroir dont le rayon s'attarde,
aveugle et luit de loin son leurre
et puis, brusque, s'évanouit.
Tu es comme l'arrière-été
que toute la gloire d'automne farde
de splendeur inouïe,
qui meurt
avant d'avoir été.
Tu es comme le rouge Ares,
prime étoile fêtée.
PINDARE 35
qui sombre au crépuscule, avant, même, la nuit ! Va, ne diffère plus l'adieu fatal qu'en vain tu fardes et recules ; je n'ai plus mal...
(^Avec un rire) Va ton chemin ; je me reprends aussi ; je te regarde aller sans un souci que de la haute gloire de ta lyre, et, vers cet avenir où j'ai su lire en lettres d'or au péristyle des temples ton nom, impérieux comme un exemple, je dis : Pindare ! de la même voix que ceux qui disent lentement : Homère,,, Oublieuse qu'il fut aimé, dit-on, par Myrtis, une femme d'Anthédon...
(^Souriante) Vois : je me suis reprise ; embrasse-moi...
{Elle fait un pas^ mais se ressaisit.)
{Froide) Adieu ! Même un baiser serait amer.
{Il fait un pas^ indécis^ et sort. — L'ayant suivi du regard^ elle se retourne^ éblouie.)
{Avec une dernière ironie) Je pleure ! Ce doit être de joie.
[Elle s' appuie a une stèle et éclate en sanglots.)
LASSOS D'HERMIONE
0£w ^e ^vvciTOv €/C fxeXaivaç vvKTOç àfxiavTOv opaai 0aoç,..
PiNDARE, Frag. 107.
Mais à Dieu il est possible défaire jaillir d^une nuit noire la pure Lumière.
Un petit jardin en terrasse ; au fond, une grotte ; Lassos, dans l'ombre crépusculaire, joue de la lyre.
Voix de PINDARE Lassos î Ohé, Lassos !
LASSOS
Fils ! C'est toi ? Ton même pas qui sonne, dès la route d'Argos aux cailloux du sentier, ta même voix...
{JPindare entre ^ F embrasse Jilialement.)
PINDARE
Toi et ta lyre, vous chantiez le vieil hymne à Latone des longs soirs d'autrefois...
40 LA LUMIERE DE GRECE
LASSOS
Je t'avais reconnu de loin
— l'oreille est bonne :
l'herbe étouffa tes derniers pas, complice ! —
Je te guettais, ici, depuis les premiers thyms,
et nous voici aux foins...
Mais, viens,
approche, mon fils,
je ne peux pas te voir :
mes yeux se sont éteints,
depuis des soirs...
(// lui passe la main sur les traits) Tes yeux sont toujours grands, tes doux yeux bleus. ... Ta barbe est lono;ue... Déjà ! Suis-je si vieux }
Moi, je te vois à peine
— La nuit égale à tous est sur la mer d'Hydra —
Mais je te vois plus jeune qu'aux vieux jours,
maître,
avec ton hymne lancé à voix pleine !
avec ta subtile harangue !
et cette feinte de n'y plus voir clair — dans l'ombre!
PINDARE 41
LASSOS
Non, non ! entends-moi bien ;
mes yeux sont morts :
les heures me dépassent sans nombre,
je n'entends plus leurs pas de filles,
et je ne sais plus nuits ni jours ;
et, si je veille ou si je dors,
l'ombre est la même autour de moi, enfant :
je n'ai pas allumé de torche depuis des ans ;
il doit faire noir ?...
PINDARE
Pardonne, père, je croyais...
{A un geste de Lassos) Non, laisse ; j'aime l'ombre, aussi, du soir.
LASSOS, gaiement
Donc sieds-toi là, mon hôte
— comme si j'y voyais — donne-moi ta main, et pense
— Quand tu m'étais mon bel enfant choyé, pour une faute
je te causais, ainsi, mes remontrances — : alors que tu montais, tantôt, la côte avec la nuit
42 LA LUMIERE DE GRECE
qui suit
et grimpe et te devance,
vers le jour qui recule,
elle mit son voile, enfin, devant tes yeux ;
tu frissonnas peut-être, comme moi
j'ai frissonné le long du crépuscule
où j'ai marché des mois
et qui se fit tout ombre et nuit :
car j'entrai lentement dans les ténèbres
où désormais je vis,
vieillard funèbre...
(^Gaiement) Avec un peu de rire aux lèvres, encore ! comme en ma barbe blanche s'attardent des fils d'or, dit-on...
Tu songes } Eh bien ! que songes-tu } Voyons !
PINDARE
Lassos,
je songe que vos doigts,
jadis,
et que vos lèvres
rythmaient l'ombre subtile en mots sans deuil,
cependant que je vous livrais mon âme enfant,
de toute sa belle fièvre ; \
si bien que l'ombre est claire sur le seuil ; \
PINDARE 43
et je songe
que votre lyre m'a fait bon accueil,
tantôt,
cependant que je montais vers son chant...
qui dans mon âme se prolonge ;
alors je songe aux premiers jours,
après le soir de Larissa :
à votre venue,
à mon vieux père sur le seuil,
au vent qui court ;
les longues heures de route dans le matin :
Thèbes et les lyres,
Corinthe nue,
et Argos martiale avec ses proues d'airain ;
et puis la halte, au soir, entre ces oliviers...
Je songe à ce que vous disiez,
à ce que j'ai pu dire...
{Un court silence ; il déclame à demi-voix) " Le rêve qui fut nous est tout ce qui demeure : la vie tourne liée avec sa ronde d'heures ; on songe de vieux songes, on refait les chemins..." Maintes fois, je suis revenu dans ce jardin, Lassos,
bien que ce soir je sois auprès de vous pour la première fois depuis alors... Toute cette ombre autour de nous,
44 LA LUMIERE DE GRECE
c'est l'ombre de ce premier soir, encore...
Lassos,
je songe que je suis bien, ici,
comme autrefois,
parmi les oliviers,
à écouter la mer,
à songer ce que vous diriez
me causant de ces maintes choses
toujours nouvelles...
Je songe que la jeune nuit est belle
et que je me repose.
{Un silence.) Mais vous } mais toi } mon père...
LASSOS
...J'ai vécu lentement ma vieille vie assise entre mes années endormies qui rêvent dans l'ombre claire... Vois : les fugaces formes : bercées à quelque chant des feuilles ou de la mer, elles dorment ;
écoute : elles bavardent en rêvant, l'une, puis l'autre, à demi-voix :
i
PINDARE 45
et c'est un cri de joie,
tantôt
et tantôt comme un sanglot ;
elles dorment en moi,
souriantes ou malicieuses
ou sottes à railler,
riant d'un rien ;
joyeuses,
ou tristes d'une vieille tristesse oubliée...
Elles dorment leur rêve,
menues,
avec mon passé sur leurs lèvres
aux doux mots familiers...
Elles dorment,
enfants d'alors, ou fillettes, ou filles,
autour de ma vieillesse qui veille et bâille,
recouvre, ça, l'une d'elles demi-nue
qu'agite quelque ancien songe encor fébrile ;
et par moments,
cette vieille chevrotante
chante,
ou raille
et puis se tait, comptant sur ses vieux doigts tremblants
les jeunes heures qu'elle veille.
46 LA LUMIERE DE GRECE
et les renombre...
Mais je regarde loin à travers l'ombre...
[Un silence) (^Gaiement) Petit, l'heure est agile, j'ai vécu de ta gloire aussi, car le vent porte, jusqu'ici, le bruit des villes ; dis-moi ta vie, cette gloire virile, et ces soucis.
PINDARE
Elle s'en fut
ma belle vie !
vers le but inconnu
et je l'ai suivie,
docile, la trouvant belle ;
que sais-je d'elle }
Qu'elle me fut prodigue, à ce qu'ils content,
et que mon peu de gloire emplit le monde
au point que tout est vain, petit et fruste
et que j'ai honte
sous la nuit auguste...
Aussi, que t'en dirai-je ?
La jeune vanité qui tôt s'allège ;
qui parle — avec l'Infini derrière elle ! —
et, s'étant retournée, se tait.
PINDARE 47
peureuse,
aphone
et sotte ?...
Quoi donc ?
La rumeur des agones ?
o
Althis, au clair de lune ?
Les torches vives entre ses bosquets d'ombre
sonores de ma prosodie ?
Ou la fortune
diverse de mon cœur d'enfant ou d'homme :
ses joies ? leur nombre ?
Corine la riante tristesse,
Myrtis la triste joie...
La vie ! mais qu'est-ce ?
et que veux-tu de moi,
père ?
L'heure unique de vie est celle qu'on espère,
les lendemains anticipés qu'on vit en soi
sont morts avant de naître et le soleil retarde...
(^Un silence) J'ai traversé les foules murmurantes à pas lents, seul, comme un nom qui passe, avec un peu d'étonnement, en ombre, derrière moi ; et devant moi, ainsi qu'une épouvante, la gloire ! faisait signe qu'on fît place...
(Un silence)
48 LA LUMIERE DE GRECE
LASSOS
Enfant, quel est ce deuil
et quelle est donc cette attitude ?
de regarder la vie identique et parée
comme du seuil
le prodigue se retourne
vers l'ombre de la maison patriale,
hésitant s'il veut fuir ou demeurer !
Et quel est donc ce dégoût taciturne
qui anticipe comme la lâcheté ?
Demain n'est-il hier ? — et tu le sais :
rentre ; la huche est pleine du pain de vie,
la cendre du foyer sous un souffle s'avive,
fais tienne la neuve flamme tôt jaillie
— pleure même, une heure, si tu sais pleurer,
mais laisse au cœur pauvre l'amertume évasive
et cette lâcheté qui se récuse...
PINDARE
Sois juge ;
écoute !
Je sais des heures sans durée
qui sont demain comme elles furent hier,
sans cesse égales ;
mais si tu doutes
et si tu veux savoir
PINDARE 49
si l'hommage des larmes dont Simonide est fier et pour lui seul, Lassos, écoute : ceux de Céos
— ils ont un glorieux poète à la lyre vénale —
aux Poséidônia, songèrent aux théories, selon le rite de leur fête ; or, supputant le prix d'un chant de Simonide, et trouvant le prix fort
— le vieillard est, dit-on, avide de gloire... et d'or
et sait apprécier les chœurs qu'il mène —
ils vinrent me chercher dedans Athènes,
avec des lauriers et des phrases
(moins coûteuses à vrai dire) ;
sans être dupe, j'acceptais et pris ma lyre.
A la lune de Munychion,
tout était prêt :
les coryphées instruits, les voix d'accord ;
la mer, qui va vers Egine,
tourne au large
vers Cythère et la Crète,
bleue, riait de rayons ;
et tout le port,
entre le treillis des agrès, 4
50 LA LUMIERE DE GRECE
semblait d'argent mobile.
Nous sortîmes du temple
en silence,
mais, dès le péristyle,
la voix unique de vingt jeunes hommes
jaillit
— comme le premier rayon d'aube exulte,
prémice, offrande de la vie ! —
et monte, grande,
rhythmée du murmure assourdi des voix adultes
— et telle
siffle la flèche de l'arc vibrant qu'elle débande
et fait sonore au poing de Phoïbos ! —
Et strophe sur strophe roulaient comme la mer
avec le chant des alcyons sur elle,
et tous les feux que fait jaillir la vague claire
et l'ombre qu'elle roule entre ses flancs :
le chœur monte et s'abaisse, marche et vire
selon le rythme de Poseïdôn,
et comme d'un vent
qui brûle les lèvres à peine effleurées,
ces marins de Céos en étaient ivres
et pleuraient...
Et Simonide et le jeune Bacchylide
et tout le reste...
PINDARE 51
pleuraient devant la majesté des nombres.
Et moi, chantant, je vivais,
Lassos,
comme brûle la flamme,
comme Teau sainte humecte et boit le sel,
comme Tair vole et vire,
comme verdoie le printemps éternel
et comme chante dans mon âme
la grande lyre
à l'unisson des astres de la nuit !...
(Un long silence. Lassos tire quelques accords de sa lyre reprise)
LASSOS, grave^ dans T ombre
Les astres de la nuit !...
La nuit...
Fils,
ta route sera longue encore
après ce soir-ci d'Hermione
qui dissipe mon ombre à ton aurore
et fait riche de joie mon vieil automne ;
quoi qu'il t'en semble,
entends ma voix de vieillard qui s'élève
et tremble
— comme un vent faible
entre les feuilles de tes lauriers.
52 LA LUMIERE DE GRECE
Ecoute :
tu marcheras avec ton songe :
les courbes des monts gris,
les lignes de la mer,
le semis clair des îles,
l'ombre qui se rétracte et qui s'allonge,
la grâce évoluante des filles,
la svelte puberté des jeunes chairs
convergent en ton regard la joie de vie.
Prends tant d'amour au champ vivant des foules
que ton être en déborde
et fait ton âme saoule,
et vibre sur l'abîme de la joie humaine
comme une corde
de la lyre immense ;
laisse la haine
qui fleurit et se tane sans semence.
Prends toute la Scicanie qui broute et chante,
la grande Grèce et ses moissons mouvantes,
la Thrace où bruit l'interminable Thrène,
Thèbes et sa lyre, la calme Laconie,
la noble Athènes,
toutes les îles de la mer voûtée
et l'Argolie et l'Ionie,
leurs langues et leurs amours, et leurs beautés,
et bois l'Hellas entière en un regard ;
PINDARE 53
joins les rayons épars,
fais converger leurs joies,
d'Est et d'Ouest, du Nord, du Sud,
sois l'un et l'autre, puis tous :
ils se rejoignent et montent
vers la Cause qui se dénude ;
et levant tes yeux vers le soleil ébloui
aveugle-toi — et tu verras la Vie !
{Un silence) Maintenant, Poète, que vois-tu ?
PINDARE
Sélèné s'en est allée,
derrière le Taygète ;
je vois Aphrodite voilée
de son bleu voile
qu'elle agite, voluptueuse...
La belle étoile
et le clair mythe !...
Autour de nous tout dort,
la mer est paresseuse,
la brise est des Cyclades...
LASSOS
L'esprit déchoit ; tu vois la chair ;
54
LA LUMIERE DE GRECE
c'est peu, regarde encore.
piNDARE, perplexe Je vois...
Je vois, par au-dessus des terres et de la mer, les astres de la nuit, par myriades !
LASSOS
Et maintenant, c'est trop de choses et tu n'y vois plus clair ; ferme les yeux, si tu l'oses ;
que vois-tu ?
PINDARE, souriant
Je vois ce que tu vois, sans doute, maître } LASSOS, très grave
Non pas encore, enfant, peut-être :
car moi,
moi qui par maints chemins me suis rendu
vers cette heure-ci, dont le pied pose
plus sourdement, comme celle qui guette ;
moi qui suis près du seuil par où l'on sort
fiévreux ou calme, selon l'âge, vers la mort ;
je vois, ô mon enfant, ô mon poète,
la route où tout retourne vers l'identité,
l'amour, l'espoir, la gloire, la beauté ;
enfant, je vois la Nuit d'Eternité...
SAPHO
MNÉCÉDICE
ixpâaeadal Tira (^afXL Koi vaTEpov a^^eiûv
Sa7r0w
Quelqu^un, je crois, se souviendra dans P avenir de nous.
R. V.
Un espace que limite un portique clair sur l'azur déjà sombre : Mnécédice, appuyée à la stèle d'une entre-colonne, regarde la mer ; tantôt, Sapho, entrant, se penchera sur elle ; le chœur, cependant, qui s'apprête à évoluer, groupe, là-bas, Erinna, Gorgô, Démophilia, Andromèda, Athis, d'autres qui surviennent ; on chante à mi-voix.
MNÉCÉDICE
... Avant la nuit venue, avant la lune froide et nue, avant les flambeaux qu'on allume, que l'heure est pâle et fine i Ce fut une claire journée...
... Hymen, hyménée...
MNÉCÉDICE
Ce chœur, tantôt, ces doux mots confondus aux rires des flûtes et qu'on devine, résonne encore et rit
6o LA LUMIERE DE GRECE
gai, triste, ténu et lointain,
comme la chute
d'un ruisselet d'écume
dans le grand vide de ma rêverie...
— où donc mon rêve m'a-t-il menée ?...
CHŒUR
Hymen, hyménée...
MNÉCÉDICE
J'écoute,
je crois écouter
la clochette des chèvres d'Ida, frêle et claire,
errante et suspendue
sur l'abîme d'un antre ou de la mer
dont monte, atténuée, l'âme indiscontinue...
CHŒUR
Hymen, hyménée...
MNÉCÉDICE
Oui, c'est le rire indécis et farouche de quelque matinée : le jeune printemps sur l'Hymette s'est retourné, une fleur à la bouche, en crainte de l'hiver
SAPHO 6i
attardé sur la cime du Pinde
et dont la robe bianche
traîne encore jusqu'au Pantélique...
Je rêve à la corolle chargée de rosée
dans l'aube d'avril, alors qu'un oiseau chante :
elle sent déjà sur elle se poser
le lourd baiser du soleil jeune qui donne froid :
la voici frémissante de désir et de joie
d'être sa proie...
SAPHO, survenant et qui se Denche sur elle
Que fais-tu } recherchant la solitude ainsi,
Mnécédice, toi ma prude
aux tresses d'ombre,
au front d'ivoire poli,
aux chastes attitudes .^
Pourquoi serais-tu sombre ^
toi plus gracieuse et plus jolie
que cette délicate Gyrinna
qu'emmène ailleurs l'époux }
Nous chanterons l'épithalame un soir, pour toi,
en mots de joie si souples et si doux
qu'ils seront comme l'étreinte des adieux
fleurie de toutes nos roses moissonnées...
.62 LA LUMIERE DE GRECE
CHŒUR
Hymen, hyménée...
MNÉCÉDICE
Ne plaise aux Dieux !
O grande amie, mon songe ailé
planait sur la mer aux cent mirages
du vol capricieux de ces mouettes attardées,
flottants pétales, fardés
du reflet de ce jour qui meurt ;
penses-tu qu'à toute heure
je rêve de mariage,
moi que le chant exalte, ardent et chaste,
jusqu'à ce que je pleure dans la nuit inquiète
du seul scintillement des astres ?
Si, comme tes fines mains créatrices,
la mienne, trop osée,
frappait un jour la lyre d'ébène
aux pures délices,
selon le rythme apparié de Mytilène,
tous mes vœux seraient exaucés...
CHŒUR
Hymne, hyménée, hymen...
SAPHO 63
MNÉCÉDICE
Pourtant, n'est-il pas triste,
triste et doux,
que Gyrinna s'en soit partie vers la demeure
de l'époux,
rompant la ronde où tournoyaient nos heures
et que sa voix haute et si claire
manque au beau chœur
que mène, ici, Sapho, au gré d'Aphrodite ?...
Maîtresse altière n'en es-tu pas attristée ?...
Je reste comme étonnée...
CHŒUR
Hymen, hyménée
(^Les voix meurent en un murmure d'' harmonie ; on commence a enflammer les torches fixées aux entre-colonnes^
SAPHO
Mon âme est l'aînée de la tienne,
Mnécédice aux beaux bras que tu lèves
en un geste d'amphore
dont ta voix est le vin ;
je vois clair dans la nuit lesbienne,
je pressens les aurores,
ma pensée anticipe sur le jour qui s'en vient.
64 LA LUMIERE DE GRECE
Autres sont mes tristesses,
différentes sont mes joies ;
Mnécédice et tes noires tresses,
Mnécédice et ta grave voix ;
l'hymen harmonieux guette ta chair sacrée :
il t'entraînera vers la douleur qui crée,
vers la vie vaste et saine,
vers la joie identique, fatale et surhumaine
en son rythme éternel ;
un soir, assise au seuil de l'époux, épousée,
tu nourriras d'un lait paisible et maternel
le rêve de la femme en toi réalisé.
MNÉCÉDICE
Sapho qui mènes un chœur d'épithalame,
Sapho dont la voix dans la nuit d'ionie
rêve et roule et rejoint
le roucoulement des colombes,
Sapho dont le chant soudain vibre et retombe
comme l'aile en émoi des tourterelles,
pourquoi donc es-tu vierge ?
Pourquoi donc n'as-tu suivi l'époux ?
Mais que sais-je? Qu'ai-je dit?... J'embrasse tes genoux.
Pourtant
n'oserai-je t'imiter, Sapho ?
Ainsi que j'ai suivi de ma main sur la lyre
SAPHO 65
ton geste sans défaut
et le rythme ailé de ta voix essorée,
de ma voix hasardée, premier vol d'oiselet,
vers l'azur où la tienne monte et plane en chantant ?
SAPHO déjà détournée vers le chœur quelle groupe du geste
Claire enfant, le miel de tes lèvres adoucit nos mots graves.
MNÉCÉDICE
Si les mots graves et doux que tu poses
sur nos lèvres dociles
— telle une rose à la bouche,
un sourire aux fossettes —
n'étaient que jeux vains de poètes,
y devrais-je brûler mon âme
et mon corps de vierge
et mon rêve de femme,
pour m'abuser de mensonges ?
Sapho dont la voix se prolonge
en écho sur la mer aux cent îles
sonores de ces mots d'amour rieurs et doux
dont les roses fleurent l'émoi ;
Sapho qui n'a pas voulu l'épithalame ;
pourquoi bercerais-je un jour 5
66 LA LUMIERE DE GRECE
sur le seuil de l'époux un enfant né de moi ?...
SAPHO
Prends ta lyre qui chante
et nous dirons l'amour ;
VOUS toutes,
harmonieuses et bien-aimées,
groupez le chœur, liez vos gestes et vos pas,
et chacune à son tour
variera l'antistrophe eurythmée.
(Le chœur évolue au chant de Sapho) L'amour est désir^ Mnécêdicéy grain semé^ fleur d'avril ; si r amour possédait^ Mnécédicé^ que désirerait-il?
Il désire et n a pas, Mnécédicé ma prude, r amour espère et craint : il est incertitude ; il doit craindre de perdre ce quil croit posséder une heure, sinon il n est plus le désir, Mnécédicé, ma fleur,
mnécédice
On suit le sentier, on se hâte ;
SAPHO 67
— pourquoi^ folle^ te hâter de la sorte ?
— Je ne sais^ mais qui sait si au tournant^ là-bas^ où ma course m'emporte^
r amour ne m'a guettée depuis F éternité? Si je n étais folle^ je ne courrais pas ! Si je savais demain^ veiller ai s-je^ la nuit^ a guetter son aurore !
Je cours sous le ciel clair comme un chant de poète au pas de l'heure qui toujours fuit ; je suis folle ? Non : J'aime l Qui ? Je ne sais encore...
CHŒUR
I^a fièvre m'aveugle^ amour chasse la nuit du rire rose de l'aurore.
SAPHO
Erinna^ l'amour est l'amour
de la beauté parfaite^
car r agile beauté dépasse le vol lourd
oh le désir halète ;
son visage se ride d'angoisse^
vers la Beauté rebelle ;
de l'aile il défeuille les roses qu'il froisse
en sa hâte vers elle ;
s'il suit l'immortelle Aphrodite
c'est qu'il recherche en elle la beauté surhumaine^
68 LA LUiMIERE DE GRECE
/"/ nest pas né de la déesse
de Mytilène ;
mais il na cesse
qui! ne nons guide et ?ious entraîne
ardent et inlassé vers sa divinité.
ERINNA
Ce n est pas toi que f aime ^ c'est ton visage clair ^ ton sourire de miel ;
qu importe mon teint noir^ si je t'aime, lumière de mes yeux, clarté du ciel ? Souris ; car je souffre ; ma douloureuse ivresse est risible et outrée ;
mais, laisse : 'mon amour m' abat et me redresse : c est par lui que je sais ta beauté ! n amour, depuis des nuits de délice et d'effroi, m'a tenue, blessée, par la main ; j'aimais avant de t' avoir vue, mais c'était toi que j'aimais, glorieux matin ! Toi ! non pas même, peut-être, ô clair visage, ta beauté rayonnée
m'aspire et je jh élève par dessus les nuages vers la divinité !
CHŒUR
Amour, toute splendeur filtre en ors aux feuille es ;
SAPHO 69
ta main contre ma lèvre est ta nudité chaste ; la joie que f appréhende^ ailes multipliées^ essaime mes désirs aux bleus jardins des astres^ et je ferme les yeux pour sentir le frisson du souffle amhroisien des dieux contre mon front !
SAPHO
Si l'amour veut la joie ^ Andromeda^
il la veut éternelle ;
il ne souhaite étreindre la beauté
qu'afin de se perpétuer en elle ;
il veut revivre dans un corps
ou renaître en un âme ;
la beauté frêle n est pas V objet du grave amour^
mais leur éternité l
Car ne faut-il pas que demeurent immortels
le reflet de la rose en Ponde qui s'écoule^
au front de la beauté le baiser de V amour ?
ANDROMÈDA
Oui, j'ai compris l'amour de Gyrinna la blanche
appuyée sur l'époux après le sacrifice ;
j'ai pleuré de la suivre des yeux, entre les branches,
s'en aller loin de nous
comme une heure s'enfuit
en nos rires d'enfance :
70 LA LUMIERE DE GRECE
je sais qu'elle rêvait de renaître en des fils et nous avons chanté son rêve qui commence.
Mais qui dira ta joie, Sapho de Mytilène ? quand nos âmes sonores sous cette nuit sereine te vont couronnant de nos chants nés des tiens, violettes cueillies à même ton jardin... Fut-elle autre que celle qui t'étreint quand ta voix crée un rythme ?
SAPHO
...Celle-là... l'avez-vous pas compris ?
Ma Démophilie et toi Mnécédice,
oh ! celle-là, délice !
qui naît féconde selon l'esprit...
Dès sa jeunesse elle a porté en elle
le germe vigilant de son génie ;
dès bien avant la puberté,
elle sut l'attrait de la beauté des clairs visages ;
adolescente ardente et sage,
elle s'est émue des belles lignes de la vie ;
mais ce qu'elle a cherché en elles
(ah ! que sa quête du bel amour fut belle !)
c'est un reflet de toi, ô Beauté invisible,
un écho de ta voix inouïe ;
or, t'ayant reconnue, elle s'en est réjouie
SAPHO 71
en un grand cri d'extase qui vibre sur le monde, car au contact impérieux de la Beauté elle a tressailli, soudain féconde, mère d'un rythme éternisant !
ERINNA
Notre gloire, si nous sommes belles,
et si nos danses t'agréent, si nos voix te suivent,
ce n'est pas d'être belles, ni d'être aimées,
ce n'est pas que nos lyres résonnent
au gré de nos doigts plus experts
et donnent
un sens au souffle, un rythme à l'air,
ni qu'en reflets sur nos grandes ailes
la flamme des flambeaux coure et vive ;
mais c'est d'être belles pour toi qui t'exaltes,
Sapho, lyre d'or, voix unique,
c'est qu'aux lignes ordonnées de nos gestes,
aux poses drapées de nos tuniques
tes grands yeux d'ombre ouverts sur la nuit
aient vu le rayon de la Beauté céleste,
invisible pour d'autres,
déchirer l'infini...
SAPHO
Désormais tout amour la possède.
72 LA LUMIERE DE GRECE
la lie aux choses la fond en la vie ;
les beaux fruits palpitent en sa main qui les cueille;
les grands blés boulent ;
en un chant de feuilles
que les galets roulent
la mer se diapré en prairie ;
le ciel rit et sa joie en reflète l'orgueil :
il naît de son baiser qu'effleure un jeune front
un frisson de clarté pareil au bruit que font
les battements mêlés d'ailes de tourterelles ;
et l'enfant né de son âme
étreinte par une âme
est beau d'autant plus que leur âme est plus belle
que le reflet de Dieu dans la chair de la femme...
ATHIS
Tes fils et tes filles,
tes pensées,
les voici : nos pas que tu guides,
Voix divine,
nos joues roses de gloire, nos lignes
enlacées,
notre chœur
et nos voix qui s'élèvent en un chant cadencé
né de toi et de nous...
SAPHO 73
SAPHO
O mes sœurSj bénies
soient les femmes qui vous ont formées
à l'image éperdu de l'époux ;
mais moi, Sapho, maternelle,
n'ai-je engendré vos âmes
harmonieuses !
Ce chant, cette danse qui fondent
au rythme des mondes
la jeunesse et l'éternité,
ne sont-ils nés de moi ? vos voix, vos pas ?
N'est-elle, votre beauté !
ma Vie féconde ?
J
ALCÉE
Ai ê' riysç ïaXiov 'ifxepov >'/ <à\<ov^ Kal fxf] TL FeiTrrjv yXwaff SKvica icàicoy, alSùJç KE a ov KÎyavEv OTTTrar', à\X eXsyeç Trepi rut ^iKaïuç.
5/ fu avais eu le désir des choses nobles et belles, et si ta langue n'avait préféré une phrase vile, la pudeur n^ aurait pas fait baisser tes yeux, mais tu aurais parlé selon la justice.
R. V.
Au marbre de l'hémicycle que barre l'ombre des cyprès, Sapho, adossée, voit miroiter à travers le branchage le golfe où vogue la lune d'hécatombéon ; Alcée est debout à son côté. On entend un jaillissement d'eaux vives.
SAPHO
Ce murmure de l'eau, n'est-ce la voix lointaine
de lèvres belles
à travers la nuit ?
Sa fraîcheur, à nos tempes, est-ce une haleine,
un souffle d'ailes ?
On respire dans l'ombre un goût de fruit...
ALCÉE
Un éclat de la lune sur le golfe qu'elle moire
flotte, là-bas, entre les branches du verger ;
le bruissement continu de la mer,
ample et léger,
soutient le chant roulé des sources lestes ;
ne dirait-on, ce soir,
qu'Orphée aux lèvres encore chantantes,
78 LA LUMIERE DE GRECE
porté par sa lyre vibrante aux brises, revient, bercé des flots, vers Methymna ?...
SAPHO
Voix d'Ionie trop douces, lèvres qu'on farde, n'est-il, dans tous vos murmurants échos, un son d'airain ?
{des trompettes au loin se répondent^
ALCÉE
Les nôtres prennent la garde.
SAPHO
O nuit ardente d'insomnie !
O clartés vives :
nul mythe où ne s'inscrive
la défaite de l'ombre
en mots de joie :
quel chant,
Orphée, myste premier du nombre,
quel sanglot de la grève, quel thrène des grands bois
peut pallier ta mort ?
Ta Moire lamentable est toute dévêtue
du manteau d'or souillé que traînent les bacchantes...
Pourtant
le mythe négateur affirme et chante
SAPHO 79
que, si le désir brutal tourbillonne et tue,
la passion exalte et vivifie ;
la vie est franche :
la saveur de la brise ne m'assoifFe
qu'autant qu'il est des fruits aux branches
sous la nuit moite
et que mes lèvres s'y étanchent ;
cette voix des sources n'est humaine à notre oreille
qu'autant qu'il est des lèvres vives,
des voix de filles, là-bas — écoute !
que lie un hymne à Sélèné...
(^Chœurs lointains)
ALCÉE
Un fruit, un hymne ! C'est toi, Sapho...
SAPHO
Va cueillir de ta main
le fruit sonore de la gloire qui, s'il choit,
retentit comme un cri aux dalles
et vibre au long du corridor des âges !
ALCÉE
Demain...
Crois aux présages :
les dieux acquiescent.
8o LA LUMIERE DE GRECE
SAPHO
L'attente énerve...
Ce miroitement, ces chants me bercent ;
il semble que l'on dorme ;
le marbre est froid contre ma nuque ;
là-haut, la nuit énorme
s'ouvre et recule,
s'élargit comme un geste harmonieux,
beau rêve qui précise
la forme redoutée des dieux...
ALCÉE
Comme ton âme est vaste,
Sapho,
les visions, par troupes,
y tournent au rythme évolué des astres...
SAPHO
La tienne, comme une coupe, si tu la remplis à pleins bords, est à la mesure de toute ivresse, Alcée...
alcée
Je l'ai tendue aux grappes que tu presses, je me suis enivré d'un vin trop fort.
SAPHO 8i
SAPHO
Ah ! qu'il t'exalte et qu'il t'impose
— tresseur de rêves roses,
vannier du bord de routes bleues —
Tacte, enfin ! qui fera de ta pensée
un geste qui crée,
un geste de dieu, que dis-je ? d'homme ;
Alcée, la gloire implacable te somme :
elle est là-bas, derrière l'aube ardente,
elle marche au pas des heures,
elle vient...
ALCÉE
Sapho, la nuit
est pâle et lente ;
l'ombre (n'y as-tu pas songé ?)
nous roule au pli léger
d'un même manteau d'infini...
Tresseuse de violettes,
chaste Sapho, sourire de miel,
cette heure n'est-elle nôtre encore, entre terre et ciel ?
Des paroles montent à mes lèvres,
pourtant je ne sais que te dire,
la honte me retient...
SAPHO
Que si ta langue ne s'apprêtait à dire 6
82 LA LUMIERE DE GRECE
des choses sans noblesse,
ne te suffirait-il des clairs mots anciens
dont frémirent nos lyres ?
La pensée belle
se pare de paroles agiles comme des ailes ;
si le désir du Vrai, du Beau, du Bien
gerçait ta lèvre
d'un feu pur et farouche,
quelle honte fausserait ta voix ?
quelle pudeur te clorait la bouche ?...
Songes-tu qui nous sommes ?
Quand l'esprit d'une femme étreintun cerveau d'homme,
quel dieu rabat le vol des grandes âmes éprises ?
De par quels gestes de méprises
pendent, tout emmêlés,
les écheveaux du beau métier de rêve
où l'on oeuvrait à deux ?
Quel poids d'argile adhère aux sandales ailées ?...
Alcée, au nom des dieux !
Nos haines haut dressées,
nos espoirs déployés
au vent d'enthousiasme,
n'ont-ils'gréé pour la tempête un vaisseau clair ?
Nos opulentes énergies,
englouties et noyées.
SAPHO 83
dériveraient au gré des courants de la mer ! La passion t'enlace et te submerge : prends ma main : tremble-t-elle ? regarde par de là mes yeux de vierge : la gloire est belle :
Le dégoût d'un vil démos asservi
joyeux sous la morsure des verges
pourvu qu'en aient saigné des flancs divins ;
l'horreur des heures médiocres que mesure,
rigide, avide, somnolente,
la sagesse d'un Pittacos
aveugle et sûr ;
l'honneur des saintes élites,
pur choix des dieux propices aux moins indignes ;
l'ordre du clair cerveau que guette un bras d'athlète,
soit qu'il lance le disque
soit qu'il manie le plectre ;
tout l'orgueil téméraire qui ose et risque ;
L'Antan qui rit, approuve, fait signe,
derrière ces heures-ci d'opprobre,
au lendemain viril dont notre glaive,
du haut en bas,
va fendre le manteau de fille... »
Alcée, de tout cet horizon clair qui s'élève,
84 LA LUiMIERE DE GRECE
cœur débile, âme abâtardie,
toi que i'ai convié comme un amant divin
au chevet las de la Patrie
pour un baiser fécond et surhumain
d'où naîtrait, à ton gré, la liberté laurée !
tu n'en ferais, te retournant vers moi
— ignominieusement, vers une femme —
qu'une heure erotique et futile,
qu'un frôlement de chair honteuse et vaine.
ALCÉE
O forme, ô voix ! ô gloire de Mytilène !
SAP HO
Si tu le veux, mais d'une volonté royale,
je suis ta gloire réalisée !
Agis, poète, ton poème :
épouse ma pensée ;
deviens toi-même.
Je te sais brave
(malgré ta pauvre histoire du bouclier jeté,
ta lâcheté de bravade et ton masque
désabusé)
aime donc la gloire armée :
prends Tépée et le casque ;
ma forme, ma voix, mon ivresse t'exaltent ?
SAPHO 85
sois digne d'elles et d'assumer leur poids sacré,
vêts-toi des beautés qui te créent :
Aime !
Mais tu ne sais aimer :
ton âme est en détresse ;
penses-tu donc que l'amour s'assouvisse ?
La soif n'est pas l'ivresse ;
la passion n'est pas le vice.
Si j'aime,
ma passion me déifie : je deviens mon poème ;
telle, jaillie des cordes de ma lyre,
une harmonie,
complexe et une,
s'élargit sous le ciel, emplit la nuit,
empiète sur l'immensité des dieux...
[Elle tire un accord de sa lyre) De l'heure, j'ai créé, avec vos longs fils d'or, moires, aux fuseaux funèbres, un manteau léger à mon rêve, et je le tisse à même vos ténèbres au geste clair de ma pensée ; le voile ondoie et glisse
et, m'élevant, je grandis comme une ombre rose ; ces monts, tendus éperdument vers l'infini, soudain s'avivent :
86 LA LUMIERE DE GRECE
cette île, désir captif, en moi s'est libérée ;
mon rêve, fondu au sien que j'ai transfiguré,
monte, sonore dans l'aube et rejoint l'empyrée
où, déjà hors d'haleine,
le quadrige du jour
se cabre et se déploie :
je suis la joie,
je suis l'amour,
je suis la gloire de Mytilène
qui plane et monte...
ALCÉE
O t'aimer, Sapho, dans la nuit !
Te ravir, sans remords ni honte,
aux dieux resplendissants !
Grappes de violettes, tes boucles
m'effleurent ;
ton bras contre ma joue
palpite comme le miroitement des vagues, des étoiles;
ta voix est la brise du printemps sur la mer...
SAPHO
Sois donc la voile !
Déjà demain va s'appeler aujourd'hui ; l'orient s'irise, l'ombre recule ; allons-nous vivre encore selon autrui
SAPHO 87
nous dont le sang est comme un vin qui brûle,
nous dont la voix sait donner à la brise
le sens divin d'une sagesse autre
que celle qui borne de pierres le champ de vie,
de formules brèves, de gestes courts ?
alcée
Sapho, tu es la nuit même qui rêve et parle et raconte demain...
SAPHO
Non, laisse ma main...
Je ne suis qu'une femme encore pour toi,
ton désir rampe ;
tu groupes autour de moi (que sert de feindre ?)
la gloire, la nuit, la vie,
pour leurrer ta pensée appesantie
de l'espoir de m'étreindre ;
voilà la honte, Alcée ;
un pauvre geste ravale ton rêve
à la mesure d'un peu d'herbe froissée,
d'un sanglot, d'un soupir...
ALCÉE
Ta pensée m'enveloppe, ton haleine
m'enivre,
ta parole est un parfum...
88 LA LUMIERE DE GRECE
SAPHO
Alcée, Alcée,
n'es-tu plus le poète
dont je veux faire un dieu ?
Le désir est sans but que celui qu'il s'assigne
ne verras-tu, dans ton image que reflètent
mes yeux de ténèbres en mes boucles bleues,
qu'un homme semblable aux autres,
ivre de s'assoupir, mort à demi,
entre des bras de femme ?
O désespoir !
Ne sauras-tu transposer cet effroi sacré,
dont ton corps tremble
au contact de mes mains,
en force invincible, ruée à la gloire ?
S'il faut mourir,
et si l'aveugle étreinte cherche à perpétuer
la beauté qu'elle assaille
déforme et brise,
ne saurais-tu survivre
en procréant en un geste de gloire
la neuve liberté de Mytilène ?
ALCÉE
Tu fais de moi le verbe d'un poème, Sapho ;
SAPHO 89
en refermant mes bras sur ta pensée,
j'étreins ta chair...
Entends-moi bien :
Cette heure de fièvre,
si vaste que la fasse ton beau geste,
si chaste que la crie ta lèvre,
est palpitante comme ta gorge harmonieuse,
est chaude et riche du parfum de ta voix ;
te n*ai pas honte de t'aimer comme un homme
ce rendez-vous me Fas-tu pas donné ?
SAPHO
Va, passe,
si tu n'es plus qu'un homme
qu'es-tu venu me parler bas dans l'ombre ?
ALCÉE
Non, mais écoute :
si l'aube encore silencieuse et pâle,
dont vont jaillir tantôt les voix sans nombre,
pour ma gloire
ou ma honte,
s'ensanglante d'un meurtre expiatoire,
ma main sera-t-elle moins prompte
au flanc de Pittacos,
ma voix moins sûre
à pousser au carnage
90
LA LUMIERE DE GRECE
un peuple mauvais courtisan de la déroute,
pour ce que, dans ma barbe, et dans ma chevelure
j'emporterai le parfum de tes violettes,
Sapho ?
Ah ! Sapho...
SAPHO
Laissons ; adieu... écoute...
{Une trompette sonne du haut de F Acropole^ l'heure est venue... tu hésites, tu doutes }
ALCÉE, qui s'est dressé^ se retombant vers elle Tu m'as grisé d'un vin trop fort !
SAPHO
Tu as jeté ton bouclier, Alcée,
ton pauvre amour est nu ;
hélas ! je l'aurais vêtu d'une armure d'or !
Pour vaincre et non mourir,
pour régner, non pour fuir ;
je t'aurais fait un bouclier de diamant
d'une larme sacrée,
mais quoi...
ALCÉE
Sapho, ma joie, ma gloire !
SAPHO 91
Ce sable pur,
où nos pas emmêlés vont s'effacer
sous le vent d'aube qui se lève,
cette herbe de la grève
que repousse ton pied impatient de femme,
s'étreignant dans la flamme
ne feraient qu'un cristal...
Eh bien! n'es-tu pas la Fleur de Lesbos.-^ Ah! ta joue.
SAPHO, le repoussant Mais ton pauvre désir est de la boue !...
A LEUCATE
... àXXa Trdv r6\/j.arov ...
2a7r^a»
Mais il faut oser tout.
Sapho que précède un guide rustique s'arrête au bord de la falaise ; le plateau en pente douce porte là-bas contre le ciel un petit temple ; le vent ondule dans les herbes tendres de munychion.
SAPHO
Eblouissante mer !
Mer où s'en sont allées
les joies ailées
aux horizons de mon enfance,
mer, seuil immense
des propylées de l'infini !
Ce vent mêlé au soleil rejailli
soulève et chasse autour de mon poème
un embrun de lumière,
d'or liquide, de splendeur faits souffle !
Et ton implacable beauté
assaille
ce long regard suprême
encore d'un prodige :
96 LA LUMIERE DE GRECE
quel portail rejeté
ample, à la taille
du dieu qui s'y engouffre
au galop glorieux du grand quadrige !...
LE GUIDE
Ce promontoire où blanchit de l'écume
c'est l'extrême Céphalénie ;
et si vous retournez la tête,
clignant des yeux,
au Sud, là-bas, derrière la brume,
c'est Ithaque, la blonde.
SAPHO
... et voilà donc le but des chemins gris du monde j
qui tournent, se rejoignent, se confondent...
Pour ne pas retracer dans la poussière
leurs pas légers,
le dieu n'a-t-il donné des ailes de lumière
aux claires idées ?...
LE GUIDE
On domine la mer de cent coudées.
Tantôt, autour de cet autel,
les bergers s'en viendront, chacun avec sa belle,
SAPHO 97
porter le lait caillé sur de ces claies
qu'ils tressent de myrthe et d'oranger ;
ils se groupaient aux sources alors que nous passions ;
on devrait entendre leur marche qu'ils rythment
au son des flûtes de sureau ;
nous voyons cela chaque saison que Zeus nous donne;
il faut être bien jeune pour trouver du nouveau ;
mais pour un étranger,
c'est quelque chose à voir.
SAPHO
Va ; désormais je n'ai plus besoin de personne.
LE GUIDE
Faudra-t-il vous attendre tard ce soir ?
Le passage est étroit dans les sables mouvants,
il peut y avoir danger...
SAPHO
Non, laisse-moi,
je n'aurai besoin de personne.
LE GUIDE
Si on tient à vous repasser
c'est qu'on travaille peu depuis l'automne
et vous êtes bonne cliente... 7
98 LA LUMIERE DE GRECE
SAPHO
Tiens, prends encore ceci ; as-tu assez r
LE GUIDE
Deux drachmes, ma parole ! C'est trop pour qu'on s'en vante ; Apollon vous délivre de souci.
SAPHO, se parlant a elle-même Charon, dit-on, n'exige qu'une obole...
LE GUIDE
On est si pauvre par ici !
Les sorts vous soient propices.
{Se retournant sur le faite) Méfiez-vous des pierres croulantes au bord du précipice
(il sort)
SAPHO
Ithaque, l'île nuptiale, l'île
du bon Retour...
On fuit la Crète
divine et bestiale ;
Lesbos, haletante, à tout jamais m'exile...
Une chaîne subtile
qui s'allonge et se glisse
SAPHO
jusqu'aux confins du monde
t'a ramené du seuil même d'Hadès,
Ulysse,
vers la tombe...
En vérité, pour qui s'est retourné,
que reste-t-il
du vaste amour inapaisé ?
Grand vent tourbillonnant de joies
qui chasse autour du monde
— comme un vol de colombes — les feuilles claires et les baisers ; qui pousse et ploie
nos barques jusqu'aux rives d'Asphodèles ;
— ivresses d'avril
aux pas ralentis qui se mêlent ; étreintes des grottes bleues ; brises des îles, fleurs matinales, élargissement des cieux... qu'en reste-il ?
99
Vous qui regardez en arrière, vous qui retournez sur vos pas, à qui d'avoir vécu ne suffit pas ; voici votre île, revoici le passé ;
loo LA LUMIERE DE GRECE
voici le sable où poser vos pieds nus
dans la trace à peine effacée
des sandales légères que vous chaussiez à l'aube
au départ matinal vers l'inconnu...
Ithaque, tour de veille,
qui blanchit, là-bas, sur la mer inquiète,
guidant le nautonnier, même en son rêve,
au port où le passé le guette ;
lieu fixe, où la barque des races éclaboussée
des écumes de l'aventure et du hasard
s'amarre
et clôt toute Odyssée...
Paix des cœurs apaisés,
calme du soir qui sourit et s'endort,
devoirs accomplis,
baisers du retour...
O lèvres froides qu'avait brûlées l'amour,
regards éteints où brillait une étoile,
espoirs flétris, désirs domptés,
velléités humaines,
quel souffle d'ironie gonfle la voile
qui vous ramène...
pour vous confronter...
{^Le cortège des bergers passe en chantant vers le petit temple sans distraire la méditation de Sapho.^
SAPHO loi
CHJNTS ET DANSES BERGERS
Nos troupeaux sont en ta garde^ Apollon^ berger d' Admete^ nous te portons ces prémices dans la claie sur notre tête.
BERGERES
Apollon^ qui te regarde.^ s il ne referme les yeux^ doit au moins baisser la tête,
BERGERS
Soyez nos guides^ bergères^ nous avons les yeux fermés que nos mains au moins se touchent.
BERGÈRES
Si nous étions mieux aimées on se fermerait la bouche.
BERGERS
Comment ça ?
I02 LA LUMIERE DE GRECE
BERGERES
D^un long baiser ; mais la chose n est pas aisée quand on porte sur la claie du fromage et du caille ! Gardez les yeux bien fermés ; qui t'a baisé sur ta bouche ? Tu ne le sauras jamais l
SAPHO
Comme ces choses sont simples, incontestées,
étranges :
l'Epouse hautaine,
l'œuvre inlassée de ses deux mains
à jamais faite, défaite et refaite...
et qui se venge,
peut-être !
L'orgueil du foyer où l'on file la laine,
entre les femmes, assise ;
le beau fils grandissant, habile aux armes,
impatient, prompt aux méprises ;
l'époux
en vain espéré, toujours attendu
et, chaque soir,
la lampe allumée sous le porche.
J
SAPHO 103
— geste patient de bienvenue de celle qui dort,
calme et sans joie,
— pire ! — sans remords...
CHANTS ET DANSES BERGERS ET BERGERES
Mêlons nos pas dans P herbe y
la flûte trille ; quun autre lie sa gerbe
que r été grille ; qu'un autre foule la grappe
d^un pied agile ; Celle qui peut s échappe ^ Celui qui veut F attrape y
garçons et filles.
C'est bien, cela fut bien ainsi :
que dans la course et sur la route,
quiconque se retourne et doute
si l'avenir n'est pas où s'en vont ses soucis,
voie de ces choses immobiles et mortes
et s'en émeuve
et revienne heurter à la porte
qu'il referma, naguère
sur l'ombre de sa veuve...
I04 LA LUMIERE DE GRECE
Ailleurs,
qui sait quel sort d'opprobre et de malheur
ouvre, à qui s'en revient, le double geste
de Pénélope assise auprès de Clytemnestre ?
Ici,
tout accueil est sacré,
ici, l'ardente chasteté recrée
l'éternel lendemain paisible et tel
que, pareille à la tisseuse perpétuelle,
la vie refait la nuit ce que défit le jour,
accueillante à toute heure et respectée,
Ithaque, de la mort et, même, de l'amour...
Car l'amour et la mort s'en vont, main dans la main, / par les sentiers des bois et par les grands chemins, sur le seuil entr'ouvert du jour sans lendemain ils ne se retournent pas...
O tes heures, ma vie !
O l'éphémère, la volontaire, deux fois mienne :
puisque, la vivant, je la vis en moi ;
comme elle enivre d'être ainsi intime
et vaste du beau grand jour sublime
qu'on s'approprie,
heure par heure, en nourrissant sa joie !
Avec du soleil dans les yeux
SAPHO 105
plus fort que tout l'éclat du grand midi ;
avec la force plus virile que le vent impétueux ;
la fièvre ardente à sécher toute pluie ;
l'orgueil de dominer, selon son âme,
le sourire de l'hom.me, le rire de la femme ;
d^amasser, en un geste de moissonneur,
au fil léger de sa faucille,
les blés humains
où palpitent et se terrent, oiseaux farouches,
les cœurs
qu'on apprivoise au baiser de sa bouche...
CHANTS ET DANSES BERGERES
Baisse la tête encore^ je te couronnerai.
BERGERS
Entre tes tresses d'or ces fleurs je moissonnerai.
BERGÈRES
S)i je te cédais cette fleur Qu est-ce que tu donnerais ?
io6 LÀ LUMIERE DE GRECE
BERGERS
Quelque chose^ mon beau cœur, dont tu f étonnerais.
BERGÈRES
Mais encore F
BERGERS
Que tu pardonnerais,
BERGÈRES
0 ce Ji est rien quun baiser F
BERGERS
En voici un autre pour F effacer,
SAPHO
Qu'importe ?...
Et que m'importe de n'être pas née telle
que toi, fille d'Icarios,
assise devant ta porte
jusqu'à ce que la nuit noircisse tes cheveux blancs ?
Si j'anticipe sur les heures immortelles ?
Si ma jeunesse éternisée
ne sait pas le devoir sublime de vieillir ?
SAPHO 107
N'est-ce ma gloire ? de vivre
au point que de mourir
— alors que sur mes lèvres pleines comme des fruits
sonne encore le chant des baisers vers la nuit —
soit un défi à l'ombre ?
O l'essor de mon âme hardie qui se dénude :
jetant, voile suprême, vers la nuit déicide
sa chair vierge et sans ride,
belle comme un poème !
Ce corps harmonieux,
lyre aux divins préludes,
que n'aura déformé, ployé, brisé, souillé
ni la maternité grosse d'un demi-dieu,
ni la décrépitude...
{Le chœur rustique a disparu^ son chant s'entend encore dans le lointain ; vers Sapho^ statue blanche au bord de F abîme ^ le desservant du sanctuaire s'est avancé.)
LE DESSERVANT
Femme...
Jeune fille, le jour s'achève ;
mais votre tour est maintenant venu...
interrompre votre rêve...
Vous avez attendu ?
io8 LA LUMIERE DE GRECE
Notre temple, pourtant, est si peu fréquenté î
Quelques grossiers bergers aux têtes solennelles,
— comme tantôt —
une amante oubliée, un amant trop fidèle
cherchant la guérison
au vieux mal éternel !
Je leur fais la leçon
cent fois redite, toujours nouvelle !...
Vrai, pour attendre ici, vous pouvez vous vanter
d'avoir eu de la malechance ;
mais vous avez eu raison de patienter :
le dieu n'est jamais plus sensible et plus propice
qu'aux vœux qu'on porte à son plus humble autel...
Vous venez pour un sacrifice .''
SAPHO, à demi détournée
Oui... prends ce collier,
on y peut lire les noms des muses de Mitylène :
Erinna, rire ensoleillé ;
Gorgô au geste pur et Démophilia,
harmonieuse ;
Athis, incertaine comme une ombre sur le seuil ;
l'enivrante Andromèda qui lui tend la main ;
Télésippa, silencieux sourire, pas glissé ;
Gongylla, mobile gazouillis de feuilles ;
Eunéica, frêle et franche
SAPHO 109
et la prude et grave Mnécédicé...
Prends,
et prends ces anneaux,
et prends jusqu'à ce bracelet, le sien...
N'est-ce, demain, les Munychia d'Athènes ?
Les fêtes de la Vierge ?
LE DESSERVANT
Précisément.
SAPHO
Que tout est clair et beau !
Le printemps fleurit une fois encore,
là-bas, à Lesbos, entre terre et ciel,
et malgré Pittacos,
à cause encore, peut-être, de Sapho
à la lyre d'or,
au sourire de miel,
à la chevelure de violettes...
LE DESSERVANT
Oui, Arthémis de Munychie, ce soir,
parée de la résille
des violettes noires,
sera portée à la lueur des torches,
au long des quais parmi le chant des filles ;
le printemps naît :
no LA LUMIERE DE GRECE Ici
des pâtres reviendront demain,
avec des rameaux verts,
des offrandes de Jait, des fromages d'hiver ;
on chantera quelque hymne époumoné,
grotesque e: brave,
ce sera tout.
xA.h ! nous ne sommes pas à Delphes ;
— quelles foules, quelle opulence !
quels chœurs unis et graves ! —
J'y fis jadis,
mes premières études d'hiérète...
D'où étes-vous, ma fille r
SAPHO
Je viens de loin,
par maints détours...
Je vais vers le couchant...
On dit que ce rocher guérit de tout amour :
LE DESSERVANT
Oui, à ce point que Zeus, selon le peuple,
qui, aimant trop sa femme, souhaite l'aimer moins
parfois, pour en aimer quelque autre.
SAPHO III
venait s'asseoir ici et, regardant la mer,
oubliait Héra et se sentait fort
pour quelque amour nouveau et fabuleux !
La légende est pareille à l'âme de la foule,
comme un miroir qui reflète un visage ;
elle fait sourire le sage :
le peuple est un enfant qui aime croire.
Voyons, cet amoureux, peut-on lui pardonner ? Reste-t-il quelque espoir ?...
SAPHO, sans entendre et que soulevé sa vision
Descente vertigineuse du Char !
La mer est comme un brasier ;
la roue de feu
dont tout regard s'efFare
creuse une ornière de rayons ;
tout suit, à contresens, le mouvement du dieu :
il aspire le jour !
Il semble qu'on recule vers l'ombre sans retour
que soulève sa fuite
en poussière de ténèbres...
Je m'en irai dans le couchant ; je ne veux plus de nuit: je hais l'Erèbe !
112 LA LUMIERE DE GRECE
Phoïbos pousse le char à même l'ombre où brûle
derrière nos crépuscules
sa gloire toujours égale à sa divinité ;
il ouvre devant lui, au heurt de son timon,
le flanc infécondé de l'infini,
inondant à jamais l'immensité
du sang torride de la Vie...
(^A poignées^ elle effeuille au vent les fleurs de sa ceinture^ Je m'éparpille vers toi avec ces roses, Phoïbos ; j'ose...
me dresser vers ta force, comme une femme ; suivre cette poussière que lève un vent humide, accourue, ombre d'or au geste de ta flamme, sur la mer infinie, vers ta splendeur avide...
Je veux tourbillonner aux jantes de tes roues
mêlée au feu victorieux qui jaillit d'elles,
boue d'étincelles,
éclaboussant la nuit de ta gloire
dont tout astre s'exalte :
ah ! je veux
vivre de ta victoire hennissante et sans halte !
Prends-moi, dieu brutal,
SAPHO 113
époux quotidien d'une aube pâle :
j'ai peur de l'ombre à la douceur mortelle,
j'ai peur de Sélèné, ta sœur, elle est trop belle ;
je suis lasse des jeux, des chants, des danses lentes,
du baiser des amants, du rire des amantes ;
j'ai horreur de la nuit ; je hais l'éclat des lampes !
Prends dans ta rude étreinte mon âme toute vive, hors de la vie étroite qu'élargissait en vain mon désir inouï, trop vaste et surhumain ; absorbe en ton brasier ma torche que j'y jette, propitiatoire, avec l'humble orgueil qui m'a faite l'égale, par moments, des ineffables formes que trace au firmament le rêve éclos de nous.
Je n'aurai voulu qu'un dieu pour époux
qui mêle mon sang vierge au sang du couchant ivre..
M'abîmer dans l'étreinte énorme !
M'unir, enfin, aux choses qui délivrent !..
{Elle bondit éperdue etplane^ oiseau clair^ sur F abîme où la nuit F enveloppe.)
LA LÉGENDE AILÉE
DE
BELLÉROPHON HIPPALIDE
A la pensée amie de Paul Valéry.
j
Hipponoils, fils de Glaucos roi de Corinthe, réfugie' à Argos, conte à la reine Ste'nobe'e comment, à la suite de la mort accidentelle de son frire Belle'ros, il fut accusé de fratricide et exilé par son père ; il a assumé, par bravade d'honneur, le surnom de Bellérophon ou " meur- trier de Belléros ". La reine, pour se garder de la passion que lui inspire Bellérophon, a confié son émoi au roi Protéas, son époux ; celui-ci, avec tous les égards dus à un hôte, envoie Bellérophon à la cour de Lycie chez, lobate, son beau-père, porteur d'un message secret pour ce roi.
J
JL/a parole chanteuse envolée de sa bouche hésite et, par moment, tel un oiseau farouche que nourrit une fille naïve et maternelle, volette, cherchant l'azur où s'appuyait son aile, de la frise d'ébène au cèdre roux des plinthes et s'y pose, un instant, étonné et sans crainte ; telle, en sa jeune voix, grave tantôt ou claire, comme un battement d'aile une note étrangère au luxe des lambris et des rideaux d'Asie, à l'étroit et mieux née pour s'essorer dans l'air qui bondit, tournoyant, du large vers la plaine, résonne ;
et l'âme de la reine qui s'y mire frémit du frisson frêle dont vibre en sympathie ce vase de cristal à telle note que bruit sa lyre...
" Si vous vous souvenez }
— Puisque vous connaissez Corinthe... "
— " Oui, je me souviens ", dit-elle, " la Terre et l'Eau
I20 LA LUMIERE DE GRECE
s'y fondent en une étreinte
telle
qu'on demeure étonné
à chercher du regard la ligne qui témoigne
qu'une lutte éternelle, inlassée et farouche
y noue deux éléments et que, sur ces deux bouches,
la morsure — non le baiser! — mêlesonamertume..."
— " Oui, c'est cela", dit la voix mâle et claire,
" la mer est une plaine, la plaine est une mer
où l'herbe au vent du printemps houle et creuse
ses sillons, vagues vertes, qui rejoignent
la double mer
où d'autres vagues aux dos d'écume
semblent les brebis dispersées d'un troupeau tel
qu'on le dénombre par mille milliers ;
C'est là,
sous ce grand ciel,
que nous paissions de concert nos cavales ;
vous connaissez la plaine :
à qui vient d'Argos vers Corinthe,
après Némée, au sortir des grands bois,
elle apparaît soudain aval,
entre les térébinthes,
s'élargit et s'éploie,
comme un grand tapis clair
BELLEROPHON 121
déroulé jusqu'à Poseïdonia ;
— vous avez dû nous voir, sans le savoir,
comme des points sombres qui galopions de front ?...'*
Sa voix défaille et s'interrompt,
puis il reprend, cernant sa phrase lente :
" Il croît de grands roseaux au long du golfe ;
nous y poussions nos bêtes frémissantes ;
leurs poitrails écarlates
fendaient, proues vives, cette herbe géante
tranchante comme des glaives ;
et nous, les jeunes fous,
à qui mieux mieux,
nous crions : Victoire ! fauchant à grands coups
cette phalange...
C'était un jeu...
Or c'est ainsi qu'un soir, Belléros, qui galopait au hasard, perdit l'assiette,
s'engouffra et disparut, sans un cri ! sans que, tout empêché des joncs fauchés, aveuglément rué vers l'ennemi, j'eusse vu ni où ni comment. Quand j'émergeai des joncs.
122 LA LUMIERE DE GRECE
la nuit était tombée :
les cavales hennissaient vers les étoiles ;
je me vis seul ;
l'ombre était pleine de doute ;
un galop lointain sonnait sur la route ;
et, croyant suivre Belléros,
je regagnais le palais où mon père
qui, préférant mon frère,
me soupçonnant de jalousie infâme,
m'accusant, sans recours, d'un fratricide,
m'a poussé vers l'exil expiatoire...
Et moi, depuis,
le cadavre de mon frère retrouvé
— dès que le bûcher eut desséché l'eau saumâtre
et que ses cheveux d'or où j'ai mêlé mes larmes
ne furent qu'une cendre au creux de l'urne —
j'assumai, comme un défi ! le surnom
de meurtrier de Belléros : Bellérophon...
Mon père m'a pardonné, dit-on, je crois ;
mais, moi, je n'ai pas oublié sa voix,
et ma honte de ce qu'elle disait ; ma honte
est telle encore que le sang me monte
aux joues et que ma lèvre en tremble encore
et que, si j'entendais, comme un remords,
BELLEROPHON 123
sa voix m'appeler dans l'ombre inquiète ... je ne retournerais pas même la tête... "
VJlissée, presqu'en intruse,
montée par la porte où miroite
une mer sans repos qui s'élève et s'abaisse
au long des pierres qu'elle use,
la Lumière de Grèce
flotte, légère et moite,
aux solives de cèdre
— tel un sourire aux lèvres voltige et s'efFace et renaît...
Elle inscrit, en passant, sur de l'ombre bleutée
— comme au flanc d'une coupe —
le geste harmonieux du conteur qui s'écoute, debout, chlamyde rejetée
— grand haut-relief d'Egine
que modèle, en se jouant, la clarté, de mille mains légères ;
Et la reine imagine :
la brume matinale au seuil de la clairière ;
la nymphe intimidée
qui cherche et fuit
l'aventure divine...
124 LA LUxMIERE DE GRECE
cependant qu'indolemment, à contre-jour,
entre ses coussins accoudée,
inattentive au récit qu'elle devine,
elle suit
du lent regard voilé de ses longs cils mi-clos
— mobile vision de beauté et de force — la pose pure du torse
robuste et presque ailé
au geste apparié des bras blancs et musclés ;
et le profil, parfois, lui apparaît si beau
qu^elle fuit le regard trop clair qui la pénètre,
ferme les yeux, hésite à se connaître
et, soudain lasse, aspire à la paix du tombeau.
Elle étouffe ! Sa gorge est sèche ;
pourtant la haute salle est fraîche
et la brise filtrée au voile du linteau
avive,
en se mêlant à l'arôme, tantôt,
de roses et de santal,
le grand souffle salé de l'horizon natal...
Quand plus tard, envolée du vaisseau fatidique, un soir de rêve, encore ! sous ce même portique, la nouvelle annuitée la fera tressaillir
— comme une aile vous frôle dans l'ombre —
BELLEROPHON 125
la nouvelle apportée à la proue du navire : la nouvelle des fiançailles...
L'image de sa sœur palpitante et pâmée aux bras du demi-dieu dont elle s'est crue aimée, — tel un éclair jailli assombrit même l'ombre — muera en désespoir l'ennui de son cœur vide, de sa vie sans éclat faisant comme une tombe et de son inertie un geste suicide...
H/lle se lève et marche sur les dalles :
" Ah ! laisse, que j'achève !
J'ai quelque chose à dire :
Et mon bonheur est tel que j'en ai mal ;
Oui, ton père t'exile ;
la belle affaire ! et que t'importe ?
En rejetant derrière toi sa porte
tu mures le passé comme au creux d'un tombeau;
la soif de l'aventure n'exile-t-elle tout homme
vers l'avenir plus beau ^
On abandonne aux filles le foyer paternel !
Ne te sens-tu des ailes ?
Elargis ton essor
à la mesure des horizons 1
126 LA LUMIERE DE GRECE
Ton frère, Belléros, est mort ?
sans doute, et nul encore n'a pu fléchir les Sorts
qui courbent jusqu'aux dieux ;
mais quoi ?
On n'aime — tu le sauras, tu le sais —
que pour la douleur et la mort :
et nul n'a rappelé du chant d'une nénie
ceux qui sont descendus vers l'Hadès improbable
derrière le seuil de l'infini...
Oui, je t'ai plaint, mais c'est assez te plaindre :
N'as-tu pas l'Avenir !
L'Avenir qu'on affronte ;
c'est le Passé qu'il faut craindre !
qui rampe derrière vous et vous frappe dans l'ombre ;
il alourdit le bras qui va cueillir à l'arbre
le beau fruit que l'aurore nous tend toujours en vain ;
cependant qu'on hésite, il retient notre main,
voile nos yeux de pleurs qu'il eût fallu répandre,
jadis, dans la nuit morte où gisent dans leurs cendres
les clairs avrils défunts et les étés perdus,
les mots mystérieux qu'on n'a pas entendus,
la joie de vivre offerte et qu'on a dédaignée,
tout le sang infécond que nous avons saigné.
BELLÉROPHON 127
Car sais-tu ce que c'est que d'être la jeunesse ? d'être cela en quoi les grands espoirs renaissent de tant de cœurs, de tant de corps désespérés ? d'être un désir vivant, survie de mille ancêtres, d'être l'espoir permis et l'avenir promis ? Oh ! d'être !...
Te dirais-je ta destinée ?...
O mon oiseau des plaines, ô mon oiseau des mers, j'ai rêvé te garder ici comme une mère, mais, tordant les barreaux de la cage dorée, mon amour fut plus fort qu'un désir abhorré, et, pour mieux m'assurer contre l'autre folie, j'ai tranché le lien qui m'étouffe et te lie : j'ai trouvé dans mon cœur la force qui le tue ; par amour j'ai suivi la voie de la vertu ; oui, j'avouai mon rêve et montrai mon désir... en brisant mon espoir j'ai pleuré de plaisir ! Le roi sait que je t'aime et croit que tu l'ignores, il m'a plainte et, prouvant à quel point il m'honore, à ma prière, il vient d'assurer ton destin : il t'envoie en Lycie où mon père en lisant ces tablettes de cire et ces signes tracés t'ouvrira l'avenir — et ce sera assez !
128 LA LUMIERE DE GRECE
Car par le grand portail tu bondiras pareil à l'Aurore, à la Joie, à la Gloire, au Soleil !...
Mais va : l'heureux navire appareille et t'attend ! " Reine !... "
" — Adieu, je te regarde encore en souriant ; le navire appareille et le port est en fête ; souris-moij et t'en va, sans détourner la tête... "
II
Les tablettes ne dot-vent être ouvertes quaprh neuf jours de fêtes en r honneur de r hôte princier ; le jeune hellène irrite les courtisans asia- tiques par sa simple prestance virile et la naïve narration de ses exploits* A la fin du neuvième banquet^ lobate rompt les scellés et lit, pour lui seuly que F honneur outragé de Protéas réclame la mort du héros, son hôte : il l'envoie donc combattre la Chimère.
i
i
X our la neuvième fois, lobate
assemble sa noblesse ;
pour la neuvième fois, qu'on abatte
un bœuf dont les gueux se repaissent ;
qu'on verse aux cratères, à pleins bords,
le vin lourd d'aromates
où macère l'Asie...
Et voici :
Rafraîchie par le bain et la sieste,
les boucles noires serrées aux bandelettes d'or,
ointe d'huile embaumée,
la robe lisérée d'une pourpre enflammée,
bruyante, efféminée de la voix et du geste,
la jeunesse d'Asie se mêle aux anciens d'âge.
Clignotants sous le fard et couronnés de roses, laissant ruisseler l'or aux plis de robes amples qui traînent, feux changeant aux dalles de porphyre, ceux-ci s'indignent, aussi, que ce royal hommage
132 LA LUMIERE DE GRECE
prolongé, fastueux jusqu'à prêter à rire,
illustre un illustre inconnu,
homme brutal du Nord arrivé presque nu,
musclé en portefaix,
qui, comme un matelot, vous jase
des choses qu'il a vues ou faites, avec emphase ;
de ces héros d'un jour que vous envoie la Grèce
prêts — si on les écoute — à narrer d'une haleine
mille et une prouesses
imaginaires et surhumaines !
Celui-ci, par surcroît,
ignorant même en l'art grossier de ses pareils,
est capable, encore moins, de suivre de la voix
le chant des flûtes d'Ionie...
Oilence !...
Les trompettes, d'un cri, annoncent le roi et son hôte ; les voici : ils s'avancent...
Pour fléchir les destins vigilants et contraires,
lobate, à voix haute,
invoque les Mères vénérables,
Phoïbos l'Hiverneur,
Héraclès Lycien ;
on s'attable...
BELLEROPHON
^33
Et, parmi l'éclatante tablée,
une Heure insoucieuse, aux sandales ailées,
passe au rythme des rires que scandent les crotales,
danseuse agile entre les coupes qu'elle effleure ;
elle est passée au vol de ses sandales,
elle fuit...
Et le roi fait un signe et le bruit
des voix meurt en rumeur,
la musique s'apaise ;
et Bellérophon, pour la neuvième fois
— qu'au roi ce conte plaise ! —
doit narrer quelque histoire
que sa mémoire pourvoie.
Le silence est hostile ;
mais sa coupe d'un trait épuisée
fait sa pensée alerte et sa parole aisée :
" Roi ", dit-il,
" lobate, je ne sais
ce que diront les signes tracés
sur la cire et scellés
des sceaux de l'Argiarque, ton gendre ;
et, bien qu'on soit, ici, déjà las de m'entendre,
je dirai le dernier conte. "
Il s'arrête : d'aucuns rient :
134 LA LUMIERE DE GRECE
et certains, même, affectent
une lassitude anticipée ;
mais lui,
le regard fixe et la tête levée,
voit
— par au-delà le faste insolent qui l'enserre,
au cadre du portique qui découpe la nuit —
une Etoile !
Et tout, hors elle, lui paraît terne ;
pour soi seul il poursuit,
et l'heure qu'il évoque illumine sa face
d'un rayonnement qui tombe de l'espace :
11 y a dans TAcrocorinthe un autel cher à Pallas, j'y ai dormi,
par une nuit d'été, sous les étoiles ; j'y ai dormi ? j'y ai veillé? vous le direz...
Vers l'aube,
et dans le silence de l'herbe abondante,
j'entends le pas de sabots trop légers ;
et voici que, retourné,
l'ombre d'un cheval m'apparaît !
(Tu ne rêves que chevaux, me direz-vous ;
attendez.)
BELLEROPHON 135
Près de Teau qu'y a fait jaillir l'antique Sisyphe,
en l'abreuvoir de marbre,
le Cheval puisait ;
je le considérais en silence, tout étonné,
car nulle bête, voire nul homme ne saurait
franchir l'enceinte orgueilleuse de Glaucos ;
or, soudain, hors de la mer, l'aurore jaillit,
entre Salamis et Egine :
et, hennissant et cabré,
presque essoré,
je vis Pégase...
Les ailes battant au jour 1
Mais sa soif non désaltérée
courba de nouveau l'encolure éblouie
vers l'eau enflammée... '*
Des jeunes se récrient :
" Que ne l'as-tu dompté
en lui passant le mors ?"
Mais Beilérophon, qui s'est levé, poursuit
d'un grand geste impétueux :
" Pensez-vous qu'il n'appartienne qu'à un dieu
d'étreindre en ses genoux le Cheval d'or ?'*
— " Tu me prendras en croupe I *' chevrote, ivre, un vieillard.
— " Encore : encore 1 "
136 LA LUMIERE DE GRECE
et Ton choque les coupes ;
le vin chauffe les têtes ;
mais lobate : " Mon hôte, il est tard ;
voici l'heure assignée...
Il rompt les sceaux parmi le silence de fièvre ;
et ses lèvres
ni sa face immobile ne révèlent
le secret des lettres de mort,
ni la pensée nouvelle
qu'on voit naître en l'effort
de ses sourcils froncés.
yjr Bellérophon devine sa pensée :
" Roi, voici neuf jours et neuf nuits
que, dans la mollesse des festins et le bruit
des harpes et du rire insolent de ceux-ci,
je m'impatiente.
C'est vers d'autres destins
que s'est aventurée
ma jeunesse que tente
la gloire...
Puissé-je, aussi bien, revaloir
ton hospitalité opulente :
n'est-il un service à te rendre
BELLEROPHON 137
qui soit mieux qu'un devoir ? "
— " Tu parles bien haut ;
je n'ai pas de peine à t'entendre,
Bellérophon ;
pendant ces neuf jours de frairies
on a ri, on a chanté la joie ;
etj ce soir, pour la première fois,
avant-courrières d'un orage,
des paroles noires
s'accumulent là-bas et, sourdement, résonnent ;
Je n'eusse pas voulu qu'un souci
se mêlât à nos fêtes ;
mais penses-tu qu'adossée à mon trône,
étourdie, un peu grise,
cette Joie fanfaronne
règne seule en Lycie ?
Ceux-ci ont supporté longtemps ta vantardise
sans, à peine, un murmure ;
justifie ton orgueil et prouve ta valeur
d'un geste !... qui ne prête plus à rire
— Crois-moi, nous serons quittes ! — Agis, enfin, une prouesse
plus convaincante et moins prolixe
que tous tes contes :
humilie notre Asie et fais-nous honte
de préférer un vin joyeux à l'eau du Styx :
138 LA LUMIERE DE GRECE
va, jeune héros de par delà les mers, combattre, si tu l'oses... la Chimère !
Des applaudissements tonnent aux poutres de la salle,
hurlement en rafale
fait de cris d'ironie et de rage ;
mais Bellérophon, redressé sous l'outrage,
les dompte d'un regard qui arrête
le tumulte, soudain, sur leurs lèvres muettes :
" Protéas s'est vengé sans bassesse, dit-il,
en m'envoyant à la victoire !
La salle éclate d'un rire haineux :
" Il joue au demi-dieu!
— " C'est à voir !"
— " Silence ! " crie le roi dont le cœur est troublé d'une appréhension où la honte est mêlée d'avoir fêté, neuf jours, à la face des dieux,
un homme que son crime inexpié dévoue
à l'étreinte des feux que la Chimère noue
autour de toute proie humaine qui l'assaille ;
" ne pare-t-on de fleurs les victimes } "
se dit-il, écartant l'horreur des représailles
divines,
et ses lèvres qu'il serre ont un goût d'amertume :
BELLEROPHON 139
" Lyciens, souvenez-vous ", reprend-il à voix haute, " que notre hôte nous est sacré, et par deux fois sacré : car il assume
un combat surhumain dont nul n'est revenu; allez tous...
Et, les congédiant d'un grand geste courtois, sous les glaives croisés des gardes en arroi, au bruit des mains qu'on heurte, au cri d'airain et d'or des trompettes emplissant la nuit de leur émoi, il sort...
J_/'âme du jeune héros déborde de la joie de celui qui se sent égal au plus beau sort.
III
Exalté par le désir de la gloire, le héros, resté seul, évoque, sous la nuit étoilée, le che^val Pégase qui l'emporte vers les ravins du Taurus ; il surprend et tue la Chimère et, tout frémissant de sa victoire, il regagne avant l'aube le péristyle du palais.
J_/a salle s'agrandit du tumulte apaisé ;
le héros, immobile,
reste seul ;
une torche se meurt dans sa cendre affaissée
parmi les coupes vides et les roses tassées ;
il s'avance, à son tour, vers le péristyle,
s'arrête sur le seuil.
Cette marche de marbre éblouie
du reflet de la lune, qui l'inonde, allège,
jusqu'en l'ombre des frises,
la nuit des architraves,
vêt de lueurs de rêve
tout un léger cortège
de dieux évertués et de déesses graves.
La ville,
dès longtemps endormie, indolemment au long du golfe s'étire ; les acclamations, les pas, les derniers rires s'éteignent ;
144 LA LUMIERE DE GRECE
le port,
où brille et saigne
un feu de veille,
berce (au lent roulis de cent barques)
de lourds sommeils.
Venue des îles,
tremblante aux doigts des palmes,
muette,
il monte de la mer une haleine rythmée
qui s'apaise et renaît lente, tiède, embaumée :
la nuit est comme un rêve de poète...
Et, le front appuyé à la fraîcheur du marbre,
impérieux et calme,
Bellérophon s'apprête.
Ooudain !
Un grand souffle l'entoure :
en un froissement de plumes,
le heurt de sabots trop légers
aux marches qu'elle effleure
projette l'ombre ailée...
En un bond, il étreint en ses cuisses
les flancs nerveux de l'Hippornide
— délices —
et jaillit vers la nuit
ténébreuse et splendide !
BELLÉROPHON 145
Né de Tair immobile
et de l'essor divin qui l'emporte,
l'ouragan l'enveloppe :
il étouffe, il a froid, il est ivre...
Sous lui,
la ville claire aux ombres accusées
s'éloigne, fuit :
la mer
luit et s'efface ;
sur la plaine grise,
tout là-bas, sous ses pieds,
les lourds bois noirs épars se tassent ;
la vitesse le grise ;
mais l'étreinte du vent sur ses tempes
boucle un casque d'acier.
J\u devant de son vol, en un geste d'appel, le Taurus dresse au ciel ses sommets éblouis où la neige étincelle contre l'immense nuit.
Déjà, triomphant, il domine
des gouffres 10
146 LA LUMIERE DE GRECE
entr'ouverts dans ses flancs : plaies d'un monstre qui souffre...
Le vol s'est ralenti et s'abaisse, prudent ; il plane, maintenant, sur un ravin étroit...
Contre un roc en saillie, il la voit !
— outrage hideux de l'Ombre aux astres humiliés qu'éclaire en plein la lune :
elle dort, repliée, provocatrice, immonde !
D'un serrement de genoux,
l'épée haute,
et penché sur le cou
de la bête céleste,
le jeune héros plonge et, leste,
frappe !
Et s'élève
— est-ce un songe ? est-ce un rêve .'' — sur le souffle torride qu'exhale
la gueule d'agonie :
il tend aux constellations son glaive
et leur dédie
sa victoire, d'un rire
où le Cheval ailé mêle sa joie hennie !
I
BELLEROPHON 147
L*aube pâlit, déjà, sur le seuil de Taurore : tout là-bas, dans l'abîme, un moment,
— meule de paille que la foudre allume — la Chimère, qu'un feu intérieur consume, flambe,
éclaire l'ombre comme un météore et tombe en cendres...
V^ependant, son élan l'a porté jusqu'aux cimes ; il vire et glisse, maintenant, sur l'air
— avec délice —
vers la ville qu'il devine,
tache blanche, là-bas, vers la mer.
Il exulte de la voix et du geste !
Et, penché sur l'encolure d'or,
il baise le poil clair de la Bête céleste ;
et, tantôt, d'un bond preste,
il est debout, encore,
au péristyle...
répée fumante au poing,
le bras vermeil,
essoufflé et pareil
à quelque jeune dieu fêtant l'âge viril
de sa divinité...
148 LA LUMIERE DE GRECE
Il se retourne et suit,
vers la plaine infinie
où paissent les troupeaux stellaires aux toisons d'or,
le vol silencieux du beau Cheval sans mors.
IV
Seule, PhiIonoe\ fille d'iohate et jeune sœur de Sténobée, a été témoin de Ven'vol et du retour triomphal de Bellérophon ; elle lui donne le baiser de sa foi. lobate les surprend et, terrifié à la pensée d'une 'ven- geance du héros ^victorieux, feint de consentir à leur union y mais aupa- ra-uant il réclame de son futur gendre la destruction de l'Amazone.
iJerrière lui, furtif et agile,
— cette fois — c'est un pas :
une étoiFe le frôle
et révente d'un parfum d'avril ;
une main s'est posée sur sa bouche,
un baiser sur sa m,ain ;
et, contre son épaule,
clarté chaude et soudaine,
brume rose d'aurore, aube humaine :
une chevelure d'or...
C'est la vierge Philonoé, la sœur de celle
qu'au rêve du tillac, naguère, il trouva belle,
quand, voguant sous la nuit vers la gloire prédite,
il crut voir sur les flots se lever Aphrodite,
pâht, n'ayant jamais songé à une femme
pour l'étreindre,
et, tressaillant, sentit la brûlure d'une larme
sur sa lèvre mêler son amertume au sel
des embrums :
" O mion Héros ", dit-elle, " ô mon dieu, je t'ai vu,
152 LA LUMIÈRE DE GRECE
grande flamme jaillie de l'autel, t'élancer et t'éteindre ! Te voici revenu... "
Et sa jeune folie l'enlace
d'une telle ingénuité
que leurs lèvres se joignent
sous la nuit de leurs paupières closes,
et prolongent l'éternité
d'une minute, encore ! de luxe et de beauté,
de saveur lumineuse, d'harmonieux parfum ;
la minute de Vie
à tous, et tour à tour, prodiguée à l'envi ;
unique pour chacun :
Car le petit stylet qu'un geste de délire, Sténobée, a plongé dans ta chair qu'il déchire, n'a pas tué ton cœur ! et le sang de ta vie
— dès l'instant que, debout sur ton seuil et pareil à la nuit que dissipe une aurore vermeille, l'Amour inévitable a rayonné — soudain !
tout ton sang s'est tari, et le froid du matin t'envahit, et la mort prit ton âme ; et, de même
— qu'un soleil trop puissant, hâtif et brutal aime le verger du printemps et boive d'un baiser
de feu, insatiable et ivre, la rosée —
BELLÉROPHON 153
la fleur de l'amandier frissonne et choit, glacée : c'est son premier regard, Reine, qui t'a tuée.
J_/e roi est là, dans l'ombre, et qui écoute
et entend et suppute et qui n'a pas de doute ;
il a peur du héros invincible ; il médite
pour parer sa vengeance quelque voie détournée :
" Soit, ma fille ! " et sa voix est sonore et joyeuse,
" Si le jeune vainqueur te veut mener épouse,
je vous fiance ici ; mais laissez aux fileuses
le temps de te tisser la robe d'épousée ;
et toi, fils de Glaucos, à la parole osée
mais moins prompte, on l'a vu ! que ton glaive,
est-il temps, déjà, de te reposer ?
Est-ce à toi de faire trêve ?
Quoi ! ma fille lierait de ses tresses
ton bras que la gloire réclame ?
On dirait encor que la Femme
est perverse et traîtresse !
Philonoé, ne faut-il pas qu'avant que d'être roi
il conquière son royaume ?
La Chimère est vaincue... mais aurons-nous la joie
tant que celle qui défie tout homme
au combat de haine ou d'amour.
154 LA LUMIÈRE DE GRECE
l'invincible Amazone,
ne sera égorgée à son tour ? "
V
Cependant, le peuple sceptique et le'ger apprend a=vec indifférence la mort de la Chimère, plaisante l'exploit du héros sans se de'tourner de sa tâche quotidienne. Les courtisans, de leur coté, équinjoquent sur les prouesses nocturnes du jeune aventurier et sur la complaisance jorcée du roi qui cowvre mal un scandale.
La 'ville, lasse de sa propre rumeur, fait de la Chimère ridiculisée le symbole du néant.
lobate, resté perplexe, doute presque de Va'venture ; Philonoé, re^venue de son énjanouissement, croit, peut-être, à un rênje.
V>*ependant,
le jour banal enflamme la cime des cèdres,
argenté les clos d'oliviers,
ruisselle en pluie pâle aux terrasses,
rebondit, lavant l'ombre aux ruelles,
inonde le marbre des quais.
Sans effort, oiseuse et agile,
belle ni laide — quotidienne —
ménagère éveillant la demeure,
la Vie blonde
presse les pas, enfle les voix, emplit la ville
— emplit le monde —
de la mobilité de sa rumeur ;
on marche
— aujourd'hui c'est demain, c'est hier : — les pêcheurs étalent au soleil
leurs filets pleins d'ombre ; on hisse deux voiles vermeilles qui claquent et s'enflent
158 LA LUMIERE DE GRECE
comme les joues du vent qui les entraîne ;
une fumée rabat sur le temple ;
une trompette sonne sur le môle ;
et le flot vous entoure et vous mène,
étourdi de paroles,
jusqu'aux halles où s'étale bigarrée
la moisson encore vive de la mer
et qui bruissent
du caquet des commères.
On écoute :
— comme il courut cent fausses nouvelles, comme il en courra demain mille —
on se jette au passage :
" La Chimère a brûlé,
le héros l'a occise !
Et vous souriez, indécis
attendant qu'on le redise ;
tel réclame : " Rien qu'un témoin !
avec cet air comique de qui demande à croire ;
" Elle a disparu, c'est notoire. "
— " La belle affaire ! " riposte un botteleur de foin, " Qui me prouve qu'il Tait tuée ?
— " Il profite d'une... comment dit-on ? "
— " D'une coïncidence, parbleu !
— " Ah ! pardon. "
BELLEROPHON 159
Celui-là, qui resta muet,
hoche la tête, clignant des yeux,
laisse entendre d'une mimique
qu'il connaît les feintes, les replis hasardeux,
les secrets de la politique.
Et on s'offre à boire
au son d'une musique
— ainsi naît une Gloire.
V^'est l'heure qu'on se montre au portique ; les nobles Lyciens, mollement accoudés,
— pour la première fois, il n'est plus de partis — rivalisant d'esprit douteux et de cynisme, commentent à coups de reparties
le si haut fait nocturne du futur gendre d'Iobate : " il chevauche — de nuit.
— " Le roi l'a vu ? "
— " Il chevauche Pégase, mon pauvre ami ! "
— " Très sérieusement, mes chères amours, cette histoire de Chimère,
est, entre nous, vieille de quatre jours : mon jardinier la connaissait ! "
— " Moi, je la tiens de ma grand'mère : on la contait pendant que je naissais.
— " Je vous l'ai dit souvent... '*
i6o LA LUiMlERE DE GRECE
— " En effet. "
— " ... le phénomène, de l'avis des savants, doit se consumer de son propre feu ; c'est fait : comme le peste, ça s'épuise. "
— " Ils roucoulaient ; sans la nourrice ... "
— " Erreur ! ils étaient seuls ; et, ma foi... "
— " Il ne faudrait pas, quoi qu'on dise, tenir rigueur au roi
d'un peu... " — " D'ingéniosité réparatrice ?''
— " Si vous voulez. "
— " Le gaillard qui croyait s'être assuré le trône part — je vous le donne en cent. "
— " Comment, il part ? "
— " Il part combattre l'Amazone. "
— " Pauvre innocent ! "
— " Bravo, lobate ! "
— " De façon que la princesse Philonoé est fiancée, de fait, à l'un de nous. "
— " Après vous ! "
— " lo hymen, hyménée ! "
— " On tirera au sort. "
— " Mon petit, tu radotes. "
— " On doublera la dot !... "
— " Décidément, c'est un beau jour. "
— " Décidément, on vit mieux sans héros ", conclut, sentencieux, un vieillard demi-sourd.
BELLEROPHON i6i
JL/es citadins sont obsédés de la Chimère :
déjà, les geigneries des campagnards
— grands crieurs de misère,
qu'il s'agisse de pluie,
de sécheresse ou de... Chimère ! —
avaient nourri leur verve jusqu'à satiété,
durant trois mois d'été ;
grâce aux meilleurs poètes,
tout Y avait passé :
les prêtres de Neptune nauégète
et leurs prières ;
la garde suburbaine, en y laissant des plumes !
les femmes en renom, le roi, les maraîchères ;
on avait chansonné la hausse des légumes,
quitte à les payer cher !
Bref, de cette Chimère et de ses faits et gestes,
la ville en était lasse ;
la mirifique histoire
tournée en contes lestes :
" Je vous fais grâce du reste... "
fut, en effet, son coup de grâce.
La Chimère morte, on refusa d'y croire ;
même, on se défendait d'y avoir cru ;
elle devint un néant dérisoire ; 1 1
i62 LA LUiMIERE DE GRECE
à même la rue.
il s'organise des funérailles,
des refrains s'improvisent, encore ! au long du port;
et l'insolence de la canaille,
l'effronterie toujours en éveil des gamins
en corsaient les paroles
d'un grand geste de bras qui simulait un vol...
Ainsi naît un Symbole,
ainsi se répercute un Geste surhumain.
J_^e soleil déjà haut fait le verger sonore
des cigales,
qu'assis au péristyle et le front dans la main,
le roi suppute encore,
scrute et pèse l'Aventure inouïe,
se reporte aux vieux textes,
en augure, en tous cas, très peu de bien ;
en appréhende, d'autres fois, fort peu de mal,
sans en être trop sûr ;
en fin de compte, reste perplexe.
Evanouie, Philonoé,
emportée vers sa couche,
— sourire que sertit sa chevelure dénouée, —
dans un rêve confus de désir et de fièvre,
emmêle, illusion délicieuse et chaste,
BELLEROPHON 163
ia saveur du baiser encor chaude à sa lèvre au parfum du matin qui raccueille au réveil ; songe au beau Cavalier qui descendit des astres, rit encore et s'étire aux rayons du soleil...
VI
Bellérophon est parti à la recherche de la guerrière ; re'vi'vant sa nuit héroïque^ sa journée de de'sillusion devant V indifférence du peuple et l'hostilité de l'élite il se retrouve seul, au seuil nocturne du pays de r Amazone ou l'a mené le batelier ; // s'endort accablé sur l'herbe.
vymbre fuyante au courant qui Ta prise,
la barque, à la dérive,
fait chevrotante, au ballottement des flots,
le frêle cri d'adieu du batelier ;
et, porté sur la brise,
ce n'est plus qu'un sanglot
qui se mêle au soupir des grands joncs de la rive,
Uepuis l'aube d'orgueil et d'audace ;
après la Ville inattentive, active et sans pensée,
sur qui son vol de Gloire a passé
en ombre de nuée, inaperçu, sans trace...
après le rire sceptique du portique
oia l'écho de son cri de Victoire dans l'azur
fut un refrain impur...
depuis cette barque hélée et la voile qu'on hisse
i68 LA LUMIERE DE GRECE
au clair vent d'Ionie
dont se gonfle sa joue ;
le clapotis rieur du flot contre la proue ;
la course libératrice
au gai sillage d'ironie...
après les douces rives déroulées...
les rames maniées au rythme d'un poème où s'exhalait la foi du héros en soi-même ; et le vent qui fléchit, essoufllé, qui fraîchit et reprend haleine...
par delà cette claire journée
et le soir lumineux,
l'estuaire franchi vent-arrière,
les savantes bordées
aux méandres élargis de la plaine...
(
passé la gorge aux flots tumultueux,
infranchissable, j
mais où passent ceux-là qui veulent... '
jusqu'à ce que la quille eflîeure, enfin, le sable ; | jusqu'à la rive morne d'un bond leste abordée...
BELLEROPHON 169
pour la première fois Bellérophon est seul !
JLl écoute le flux de son sang, comme un bélier, battre à sa tempe ; pourquoi feindre ?
— rOmbre rampe — à présent,
il est triste...
Là-haut, contre une cime pâle, persiste
— comme à la joue d'un mort adolescent — le reflet rose de la Vie qui va s'éteindre...
A travers l'étendue,
au-devant de la nuit,
qui gravit l'orient ennuagé et terne,
la Montagne prosterne
sa grande ombre éperdue
d'angoisse et d'agonie...
Tel un poisson jailli du filet sur la grève
laisse éteindre en la mort ses écailles splendides,
la Rivière, soudain !
— où vivaient aux sursauts des remous
des nacrures cernées d'un feu joyeux de rides — se ternit et s'éteint...
I70 LA LUMIERE DE GRECE
Sous l'Ombre
— submergeant, terrasses sur terrasses,
le vaste étagement des rochers qu'elle atteint —
la plaine, la forêt furtive — là-haut, les cèdres —
se groupent et se massent ;
les cent visages de sourire s'effacent :
le monde s'unifie dans les ténèbres !...
Ainsi,
éparse, tantôt, aux détails de la route,
aux jeux éblouissants de l'heure leste,
sa Pensée, ressaisie,
sous l'étreinte de la tristesse
se résume en soucis.
11 est seul, il a mal
— sa douleur crie à l'aide !
il s'adosse au rocher encor tiède ; il est fort, mais le coup fut brutal :
comme un homme qu'emporte un char de fête au galop du quadrige
— si la mobile joie de la course d'un brusque arrêt se brise — s'étonne appesanti d'un poids égal
à cet allégement où s'exaltait son être ;
BELLÉROPHON 171
ainsi Bellérophon, sous son élan brisé, — qu'il se gausse de l'aventure, qu'il en fasse risée — n'en hésite pas moins, gauche et lourd, au seuil de l'avenir ;
Il sent peser sur lui le poids des souvenirs
et, passivement, il voit venir son tour :
Demi-dieu que domine une faiblesse humaine,
va-t-il donc gémir et se plaindre ?
il se redit les mots oubliés de la Reine :
" C'est le Passé, enfant, qu'il faut craindre... "
Oon âme frémit sous l'assaut qui l'accable ; son corps affaibli se refuse à l'étape.
Tel un enfant, que lasse
la trop belle histoire qu'on lui conte,
n'y veut pas même croire,
pour ne plus écouter s'en échappe,
cherche à voir, par au-delà la vitre close,
le plus humble détail, une herbe, un caillou rose ;
tel, aussi,
la passion d'Orgueil et de Courroux
qui l'a tenu longtemps, attentif et docile.
172 LA LUMIERE DE GRECE
au creux de ses genoux séniles
de nourrice bavarde,
l'énervé, soudain, d'un babil
de Gloire et de Désastre :
son âme s'est lassée à regarder les astres ;
détourné de son rêve éblouissant et vaste,
il chérit une herbe humble, humide de rosée !
Et, face contre terre, il étouffe,
à même le gazon qu'il lacère par touffes
un lono- sanglot dont il s'irrite :
mâle enfant qu'on arrache à son jeu héroïque,
il ne veut pas que l'heure soit écoulée,
n'accepte pas que la belle journée
soit morte encore !
Mais, dompté à son tour, par ce vent d'épopée,
il s'affale et s'endort
dans l'herbe, de son long étendu :
le poing crispé s'est détendu
et, près de lui, compagne pâle et nue,
s'allonge son épée.
VII
// rè--ve ; il é'voque son passé : Belléros, son frère ^ lui parle, puis, c'est V ombre de Sisyphe, son aïeul ; mais sa jeune ^vaillance rejette le de'ses- poir ; comme il a étendu les bras pour repousser les Chimères du passé, il les referme sur Antiope l'Amazone, qui s'est penchée sur son sommeil : il étreint la Réalité.
l_jGS nuages courent...
Sur la prairie bleutée et d'ombre, tour à tour, où scintillent et s'éteignent et renaissent les flammes de rosée aux aigrettes des prêles • — mirages des étoiles qu'éclipse ou que révèle le vol des grandes nues que le vent pousse et presse, déroute de Victoires aux ailes mutilées...
sur les cimes confuses ou, soudain, révélées...
à travers le sous-bois allégé
où — rayant les ténèbres —
vient rebondir parmi les acanthes funèbres
un fruit d'argent tombé du céleste verger...
sur le fleuve qui brille, où le plisse son pied léger,
la Lune glisse :
chasseresse inlassée de cette nuit d'été, elle rajuste en ses cheveux le croissant d'or,
1-6 LA LUMIERE DE GRÈCE
hâtive, et ramenant le voile ennuagé que sa course ou le vent, là-haut, écarte encore, éblouissant le fleuve, la forêt et la plaine d'un éclat de sa radieuse nudité...
Artémis,
abaissant tes yeux tendres,
quand ta splendeur, soudain, enveloppe
le sommeil du Héros,
ne croirais-tu surprendre
le blanc Dormeur, encore, au halo de clarté
de l'antre de Carie ?
Wr, Bellérophon dort ;
et, sur sa face, mouillée de larmes douces-amères,
vous liriez son rêve
dont le peureux mensonge est celui de la mère
pourl'enfantquela fièvre brûle et blottit contre elle;
et voici qu'en son âme lassée
alternent, angoissantes ou trop belles,
— selon le jeu, aussi, de nuages rapides —
les ombres évoquées de son jeune passé,
les clartés de sa foi téméraire et splendide :
comme naguère,
debout contre les ioncs mobiles,
I
BELLEROPHON 177
souriant mais plus pâle,
Belléros aux yeux clairs
lui parle
de sa voix un peu rauque de meneur de cavales :
" Petit, étire-toi ; il se fait tard :
comme tu dors !
C'est jour de marché à Mégare ;
ne fais pas Tétonné...
Et lui :
" Tu sais bien, frère, que tu es mort
depuis cette autre année...
" Soit ", dit la voix aimée,
" je me suis arrêté,
là-bas, au seuil de la mer bleue, un soir d'avril ;
l'air était parfumé ;
on riait haut, c'était un jeu
de vivre...
Je me suis endormi, sans être las,
parmi les joncs...
T'en souvient-il ?
Nous nous aimions ;
tous deux, nous étions ivres
du vaste lendemain
dont chaque heure qui t'entraîne
t'éloigne encor de moi... 12
178 LA LUMIERE DE GRECE
Vois : si tu me tendais la main — à travers tous ces jours de forêts et de plaines et par delà la mer — atteindrais-tu la mienne ? à travers l'infini...
Oui, je suis mort, frérot ! Mais toi, Hipponoûs ? Bellérophon, mon frère ?
Ta fuite vers Argos, le soupir de la Reine ;
ton rêve sur la proue, l'Anadyomène ;
les fêtes ennéadiques, le vol, la Chimère ;
Philonoë à la lèvre tremblante ;
l'ombre des ruelles, le soleil de i^agora;
la foule insoucieuse, bruyante, affairée ;
ce cri d'adieu, tantôt, du batelier ;
et même, dans l'herbe, ici, ton pauvre sanglot...
Tout cela, n'est-ce le passé, frère, frérot ^
N'est-ce la mort, aussi, tout cela, Hipponoûs ?
Moi seul suis-je mort } Ne meurs-tu en la seconde
que bat ton coeur farouche au rythme enfiévré ?
Cette heure, même, se meurt
avec cet écho de ma voix dans l'ombre apaisée...
BELLEROPHON 179
Le fruit qu'on mange est l'automne de l'antan :
tu l'as attendu — comme tu l'as guetté ! —
le passé pesait dans ta main quand tu l'as cueilli...
Farderas-tu l'avenir avec une ombre effacée ? A toute fleur tu respires l'autre corolle fanée... Ces mots, je te les dis de lèvres anciennes : je suis le Passé, toutes tes jeunes années ! C'est cela, la Chimère blonde parmi les bleuets : toutes mes boucles blondes au vent dénouées et mes yeux d'azur, entre leurs nuées, qui mirent le rire de tes yeux, mon frère. . . C'est moi, la Chimère! qu'il te faut tuer... "
La voix se fait lointaine
et, confuse et poignante, se mêle
au sanglot de qui rêve :
"Vois!...
la plaine immense où tu vas entrer. . . Quel guide t'y accueille ? Qui t'y mènera ? De quelle veille est faite, encor, ta journée ? Le Passé, encor, t'y a devancé ; te va-t-il falloir revivre la vie hasardeuse et vaine des ancêtres que... les dieux ont tués. . . "
i8o LA LUMIERE DE GRECE
Oisyphe, l'aïeul évoqué, a surgi : son épaule est meurtrie, ses mains sont calleuses du rocher qu'elles poussent ou roulent à jamais ; il s'y appuie et regarde son petit-fils :
" N'as-tu donc compris le sens du symbole ?
Défiant la Mort, je l'ai enchaînée ;
je suis immortel : n'es-tu pas moi-même encor ?
dans ta volonté revit mon beau crime
d'avoir défié l'Olympe assemblé !...
Ce rocher que je pousse au faîte
et qui retombe et que je pousse encore
jusqu'au faîte d'où il roule vers l'abîme
pour que je l'y aille chercher...
Petit! c'est la Pensée; c'est la Chimère...
que même la Mort ne peut tuer...
C'est l'Œuvre des âges accomplie et détruite ;
c'est l'édifice hardi des Rêves qui s'écroule ;
tout Temple édifié qui flambe à l'horizon ;
c'est le Peuple qu'on crée en maîtrisant la foule
qui, bétail, se disperse ;
la Loi codifiée qui s'oppose à soi-même ;
la Ville qu'on élève, d'un geste, vers les cieux,
qui tombe, comme un bras qui s'abaisse...
c'est
BELLEROPHON i8i
— blasphème suprême dont le Néant s'irrite,
velléité d'éternité —
le Chef-d'œuvre authentique
où s'acharnent, tour à tour, les hommes et les Dieux!
Agis ton avenir : l'action c'est la joie
illusoire mais surhumaine ;
chaque heure — si tu l'as voulu — est ta proie,
chaque minute est ton aubaine :
qui pense, court à la défaite...
La Chimère, la Chimère, la Chimère est en toi,
petit poète !
Tu roules, aussi, ton rocher vers le faîte ;
mais c'est pour la première fois... "
Bruit de pierre bondissant de rocher en rocher qui s'arrête sous bois,
son dur éclat de rire heurte l'ombre trois fois et s'éteint dans la nuit.
En un soupir d'angoisse, d'orgueil et d'énergie,
le Héros se soulève,
domptant l'indigne léthargie
et défiant son rêve :
ses deux bras étendus en un geste suprême
pour repousser le Néant qui l'accable.
182
LA LUMIERE DE GRECE
accueillent, ô volupté, l'étreinte de ta joie, frémissent et se referment sur ta seule Réalité, chair secourable !
VIII
Bellérophon et Antiope Cé'veillent dans l'aube, unis, pacifiés ; soudain^ au rayon de V aurore, ils se njoient pour la première fois et adorent leur beauté i tout s'éclaire se précise, s'équilibre : la réalité est maîtresse.
Uu seuil de l'antre bleu...
(N'entends-tu pas le cor ?
Vers l'orée du bois noir tes nymphes te devancent)
du seuil, où tu t'attardes encore,
ta lumière rejaillie vers la voûte
mêle ton clair mystère au néant ténébreux,
créant ta joie, Artémis :
car le jeune chasseur est couché à tes pieds vêtu du seul éclat divin qui l'enveloppe, mêlant le feu vital de sa chair épiée (... Antiope, Antiope...) à ta lumière froide et pâle.
Ainsi, sous bois, l'été,
quand jaillit au visage
le reflet d'un rayon
hors la fontaine que l'herbe dérobait,
on s'arrête, ébloui, la main aux yeux,
avant de savourer la fraîche ivresse ;
de même, émerveillée, agenouillée.
i86 LA LUMIERE DE GRECE
devant la splendeur blanche du demi-dieu, Antiope, vierge chasseresse, protège de la main son cœur blessé ;
Et la nuit vaste qu'emplit le clair de lune,
et le cri belliqueux de ses sœurs qui l'appellent
de la huée nocturne des chouettes
s'effacent :
car toute la lumière de Vie,
insoupçonnée et neuve,
sourd palpitante de l'herbe
et ses yeux s'en abreuvent...
Et, quand s'ouvrent vers elle les bras blancs du dormeur
elle en chérit l'étreinte usurpée ;
elle y confond sa chair...
Un nuage, là-haut, voile sa destinée... ]!
V ers l'aube, sous la pâle nuit étoilée,
ils dormaient, côte à côte, et la main dans la main, quand la brise, effleurant leurs boucles emmêlées, les éveilla pour quelque éternel lendemain.
« Tais-toi ! "
et, d'un baiser, scellant sa bouche :
BELLEROPHON 187
" Je ne te dirai pas : Qui es-tu ? "
— sourit-il —
" chair vive que je touche,
femme que j'ai aimée ;
car je sais mieux répondre :
" Tu es la nuit d'été grave et tendre...
" Tu es le parfum de ces sauges,
la saveur en ma bouche du thym froissé...
" Tu es cette fraîcheur de l'herbe sur ma paume... " Tu es la Certitude Nue.
" Tu es ma mère que je n'ai pas connue,
ma sœur qui n'est pas née ;
tu es l'heure prédestinée
dont nos désirs divins ont, jadis, convenu ;
tu es le sanglot savoureux si longtemps contenu
qu'il évoque en un rire la douleur pardonnée.
" Quand, dans l'herbe affalé, j'en arrachais les touffes, meurtri d'une victoire inégalée, blotti contre ton seuil
i88 LA LUMIERE DE GRECE
où mon sanglot s'étoufFe ;
c'est ton étreinte que j'implorais,
Terre maternelle qu'eût dédaignée mon pied ailé.
Epouse de mon solitaire orgueil,
Réalité !
" Rire accueillant du ciel splendide,
angoisse des Immortels
qui, penchés sur leurs trônes,
pâlissent de nos joies !
Ne m'as-tu pas donné les fruits de l'Atlantide ?
et toute fleur qui croît ?
Les fleurs qui chantent avec des mots de fièvre ?
Les fruits qui sont comme une proie aux lèvres ?
Tout l'univers épars,
ne l'ai-je pas étreint sous cette nuit ?
Verger des Joies,
n'ai-je pillé tes fruits ?... "
Ils sont assis au talus de la route ;
cependant qu'il lui parle,
elle a posé la tête au creux de son épaule,
contre son cœur, à même sa vie ;
elle écoute, immobile,
et saurait sa pensée sans même une parole.
I
BELLEROPHON 189
jL/à bas, l'aube pâlit, \
hautaine et énergique :
comme celle qui se lève avant le jour
— sereine et sans réplique, sans haine et sans amour.
Le paysage se précise :
le pré dévale
jusqu'aux bords d'un ruisseau ouaté de brume,
et, par delà, s'étale,
puis monte aux flancs d'un tertre, entre des pins ;
et, derrière, tout au loin,
les cimes, étagées vers l'empyrée,
portent à leur front, déjà, l'émoi du jour qui point.
Les rayons
— comme d'une roue immense — jaillissent au Moyeu d'or
qui tourne au ras de l'horizon :
voici l'aurore !
qui vêt le monde
de joie si forte
que la seule jeunesse l'accueille sans angoisse
en sa chair où la sève abonde...
Ils sont assis au talus du chemin,
I90 LA LUMIERE DE GRECE
côte à côte, à présent, et la main dans la main ;
et, d'un lent geste unique, détournés de l'aurore,
ils se regardent...
se voient !
se possèdent des yeux pour la première fois :
connaissent leur Beauté
que cette double aurore
illumine de certitude et dore
de majesté :
" Penses-tu, " lui dit-il,
" qu'il soit une femme promise
aux dieux suprêmes
que tu n'égales, Hétaïre ? "
— " Quelle déesse ", dit-elle,
" n'envierait ma fiévreuse mortalité ? "
Et, les yeux dans les yeux, ils boivent ta beauté,
forme humaine, chair réelle,
comme un nectar plus fort
que n'en versa Hébé
aux grands dieux titubant vers des couches mortelles
IX
Là-bas, un autel se dresse pour quelque rite : un peuple accourt, V en- cens fume, des chœurs alternent. Bellérophon apprend la raison de ces fêtes. Vâme du héros s épanouit au soleil normalement tardif de la gloire ; Pégase, à son appel, accourt et,- serrant entre ses bras la Réalité, Antiope, Bellérophon bondit 'vers le soleil, à l'assaut des suprêmes chimères.
V^ependant, tout s'anime :
le long des grands chemins, aux lacets des sentiers,
venu à travers plaine,
dévalé des collines,
par groupes, par milliers
— laboureurs aux couronnes d'épis ; bergers entourant une branche de pin d'une danse rustique ;
vignerons brandissant des pampres en torsades —
un peuple accourt ;
et des chants alternés aux musiques
laissent suivre
— quand les masque un bosquet opaque de chênes vertS' leur progrès inégal.
Sur le sommet du tertre aux grands pins espacés,
— les cortèges y convergent — on peut voir se dresser
au geste sûr des bûcherons
l'autel qu'on improvise
où, déjà, fume vers le jour levant 13
194 LA LUMIERE DE GRECE
l'encens des bols de sacrifice ; et le vent porte, enivrant l'air tout parfumé des pommes de pin aux flammes claires...
Leurs yeux mirent la scène ;
leur joie s'accorde aux hymnes
dont, à voix pleine,
les chœurs groupés se jettent, strophe à strophe,
la guirlande sonore ;
cependant que les femmes
enlacent le haut lieu de trophées embaumés,
et que l'aurore
rosit d'un feu de gloire
le vol d'or des fumées...
iVlais lui, soudain, comme qui s'éveille,
avisant un berger au pas hâtif
qui passe sur la route en contre-bas :
" Ami, qui fêtez-vous, là-bas .''
Quel dieu ? "
Le rustre se retourne sans s'arrêter :
" Viens-tu de chez les Lotophages ?
Ne sais-tu rien ? "
Puis, de voix forte
qu'il grossit des deux mains :
BELLEROPHON 195
" Bellérophon a tué la Chimère ? " Et sa course l'emporte...
Comme un dormeur, encore,
qui, sortant du beau Songe qu'on regrette,
s'émerveille de se voir
l'hôte d'une Réalité plus belle
et qui l'accueille, son rêve et lui ;
le Héros a compris que la Gloire
— la Gloire qu'il a guettée,
naît, comme l'écho, d'une voix lointaine ;
que, de la Vie répercutée,
de bouche en bouche ou d'âge en âge,
est faite la Légende surhumaine ;
et que, de ceux qu'il vivifie,
pas un n'a vu l'infixable soleil.
Debout, la face au jour,
tout l'être en fête,
mais l'âme sans surprise,
jeune à l'égal du Matin,
beau de son bel Amour,
il accepte et respire en la brise
les fumées de la Gloire qu'elle lui jette
avec l'arôme ardent des thyms
qui parfumaient leur couche ;
196 LA LUMIERE DE GRECE
et, d'un baiser subit de la bouche sur la bouche, il mêle quelque ivresse à son orgueil farouche.
Mais elle :
" Belléropon THippalide es-tu las ?
— J'ai deviné ton nom, te voyant sous l'aurore — N'est-ce pas qu'il te restait encore
une épreuve, un combat ? " Et lui :
" Il me reste de ton baiser sapide à ma lèvre un goût d'ambre... Mais, comme ta main tremble ?
As-tu peur pour ma gloire héroïde ? Je n'ai plus à dompter qu'une femme : l'Invincible Amazone. "
— " Ne m'as-tu pas aimée ?... Ta promesse est tenue,
ton œuvre est consommée...
Ah ! n'as-tu pas versé le sang pur d'Antiope ?...
iVlais il rit ;
et, d'un geste d'appel qui plonge à l'infini,
il dresse sur l'azur l'élan d'un demi-dieu ;
au chant multiplié d'un peuple.
BELLEROPHON 197
le ciel marie
un cri divin...
Les ailes frémissantes du Coursier qui se cabre
éventent leur destin ;
une Gloire d'or les enveloppe...
L'Hippalide a bondi
et son bras plus léger du clair poids d'Antiope
la lie contre sa chair téméraire et superbe :
" Jusque dans leur Olympe inaccessible,
viens révéler aux dieux le sens de la Vie ! "
La foulée des sabots effleure d'un souffle l'herbe,
et la Bête vermeille jaillit,
flèche de feu, vers ta cible.
SOLEIL !
\
TABLE
TABLE DES MATIERES
PINDARE.
Corine de Tanagra 1 1
Myrtis d'Anthédon 23
Lassos d'Hermione 37
SAPHO.
Mnécédice 57
Alcée 75
A Leucate Ç3
LA LEGENDE AILÉE DE
BELLÉROPHON HIPPALIDE. 1 117
n 129
m 141
IV 149
V 155
VI 165
VII 173
VIII 183
IX igi
ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Volumes in-8 couronne 3 fr. 50
Paul Claudel : L'OTAGE. Drame en trois actes.
Ch.-L. Philippe : LA MÈRE ET L'ENFANT
Edition conforme au premier manuscrit.
LETTRES DE JEUNESSE
— à Henri Vandeputte
André Gide : ISABELLE Récit.
J. Copeau et J. Croué : LES FRÈRES KARAMAZOV
Drame en cinq actes d'après Dostoievsky.
Henri Ghéon : NOS DIRECTIONS
(Réalisme et Poésie. — Notes sur le Drame poétique.
— Du Classicisme. — Sur le vers libre, etc.)
LE PAIN
Tragédie populaire en quatre actes et cinq tableaux. Représentée au théâtre des Arts.
Jean Schlumberger : L'INQUIÈTE PATERNITÉ
G. K. Chesterton : LE NOMMÉ JEUDI (un cauchemar) Traduit de l'anglais par Jean Florence.
Friedrich Hebbel : JUDITH
Tragédie en cinq actes, traduite de l'allemand par Gaston Gallimard et Pierre de Lanux.
Jacques Rivière : ÉTUDES
(Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Ingres, Cé- zanne, Gauguin, Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgsky, Debussy, etc.)
Jean-Richard Bloch : LEVY (premier livre de Contes)
Volume in-8 tellière 5 fr. oo
André Gide : ISABELLE
Première édition sur vergé d'Arches, tirée à 500cxempl.
Volume in-8 couronne 2 fr. 50
Saintléger Léger : ELOGES
Léon-Paul Fargue : POÈ.AIES
CovENTRY Patmore i POEMES
(Traduction de Paul Claudel, précédée d'une étude sur Conventry Patmore par Valéry Larbaud)
POUR PARAITRE :
Volume in-8 couronne 3 fr. 50
Paul Claudel : L'ANNONCE FAITE A MARIE
Mystère en quatre actes et un prologue.
Pierre Hamp : LE RAIL
Jean Schlumberger : LA MORT DE SPARTE
Pièce en 4 actes, représentée au Théâtre National de l'Odéon.
Jules Iehl : CAUËT
André Gide : LE RETOUR DE L'ENFANT PRO- DIGUE. Précédé de Cinq autres Traités.
I
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
PUBLIE CHAQUE MOIS I
Un article de critique générale — des vers — un essai ou une nouvelle — un article de discussion — un roman — des chroniques régulières — des "Notes", courts articles de critique, rédigés par les collabo- rateurs de la revue, sur les manifestations littéraires ou artistiques qui leur paraissent les plus essentielles.
Fondée par un groupe d'écrivains que rapprochent de communes tendances, la NOUVELLE REVUE FRANÇAISE a vu venir à elle, dans le cours de ses quatre premières années, des esprits de plus en plus divers, mais également soucieux d'une discipline.
LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
A PUBLIÉ :
DES ROMANS de : André Gide, Valéry Larbaud, Charles-Louis Philippe, Henri Bachelin, Jean Giraudoux, Edouard Ducoté, André Ruyters, Jules lehl.
DES NOUVELLES de : Lucien Jean, Edmond Pilon, Edmond Jaloux, Jean Schlumberger, Jean Richard Bloch.
DES POÈMES de : Paul Claudel, Emile Verhaeren, Comtesse de Noailles, Henri de Régnier, Fran- cis Jammes, Henri Ghéon, Charles Vildrac, Georges Duhamel, Georges Chennevière, etc.
DES DRAMES de : Paul Claudel.
DES ARTICLES DE CRITIQUE, ESSAIS, SOU- VENIRS de : Francis Vielé-Griffin, Comtesse de Noailles, Marguerite Audoux, Charles-Louis Philippe (journal de la vingtième année), Jules Romains, Michel Arnauld, Jacques Copeau, Jean Schlumberger, Henri Ghéon, etc.
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