— + ; ; è s F N , { : 4 « / . à Ê : : z Fa L ! ‘ [ee € = é 7 L = nm F L ‘ nés LA . LÈS 24 Z >= x . FRE + : Le 24 re 4. L 5 * PR), Ji \ ® ses IMP. S RAÇON ET COMP., RUE ER UN AIT CO à J. MICHELET L'A MER DEUXIÈME ÉDITION PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C: 1%, RUE PIERRE-SARRAZIN, 14 1861 Droit de traduction réservé. g* ne. - 23 4 LMI EONR TEEN rafriat anétute # UN REGARD SU + R “4 " 2e 1e , E_ LA MER VUE DU RIVAGE Un brave marin hollandais, ferme et froid obser- vateur, qui passe sa vie sur la mer, dit franchement que la première impression qu’on en reçoit, c’est la crainte. L'eau, pour tout être terrestre, est l'é- lément non respirable, l'élément de l’asphyxie. Barrière fatale, éternelle, qui sépare irremédia- blement les deux mondes. Ne nous étonnons pas si l'énorme masse d’eau qu’on appelle la mer, incon- nue et ténébreuse dans sa profonde épaisseur, ap- parut toujours redoutable à l'imagination humaine. Les Orientaux n’y voient que le gouffre amer, la nuit de l'abime. Dans toutes les anciennes lan- ques, de l'Inde à l'Irlande, le nom de la mer a pour synonyme ou analogue le désert et la nuit. i LA MER VUE DU RIVAGE. Grande tristesse de voir tous les soirs le soleil, cette joie du monde et ce père de toute vie, som- brer, s’abimer dans les flots. C'est le deuil quoti- dien du monde, et spécialement de l'Ouest. Nous avons beau voir chaque jour ce spectacle, il à sur nous même puissance, même effet de mélan- colle. Si l'on plonge dans la mer à une certaine pro- fondeur, on perd bientôt la lumière ; on entre dans un crépuscule où persiste une seule cou- leur, un rouge sinistre; puis cela mème dispa- rait et la nuit complète se fait. C'est l'obscurité absolue, sauf peut-être des accidents de phospho- rescence effrayante. La masse, immense d’éten- due, énorme de profondeur, qui couvre la plus grande partie du globe, semble un monde de té- nèbres. Voilà surtout ce qui saisit, intimida les premiers hommes. On supposait que la vie cesse partout où manque la lumière, et qu'excepté les premières couches, toute l'épaisseur insondable, le fond (si l'abime a ‘un fond), était une noire soli- tude, rien que sable aride et cailloux, sauf des ossements et des débris, tant de biens perdus que l'élément avare prend toujours et ne rend ja- mais, les cachant jalousement au trésor profond des naufrages. L'eau de mer ne nous rassure aucunement par L LA MER VUE DU RIVAGE. : la transparence. Ce n'est point l’engageante nym- phe des sources, des limpides fontaines. Celle-ci est opaque et lourde ; elle frappe fort. Qui s’y ha- sarde, se sent fortement soulevé. Elle aide, il est vrai, le nageur, mais elle le maîtrise; il se sent comme un faible enfant, bercé d'une puissante main, qui peut aussi bien le briser. La barque une fois déliée, qui sait où un vent subit, un courant irrésistible, pourront la porter ? Ainsi nos pêcheurs du Nord, malgré eux, trou- vèrent l'Amérique polaire et rapportèrent la terreur du funèbre Groënland. Toute nation a ses récits, ses contes sur la mer. Homère, les Mille et une Nuits, nous ont gardé un bon nombre de ces tradi- tions effrayantes, les écueils et les tempêtes, les calmes non moins meurtriers où l’on meurt de soif au milieu des eaux, les mangeurs d'hommes, les monstres, le léviathan, le kraken et le grand serpent de mer, etc. Le nom qu'on donne au désert, « le pays de la peur », on aurait pu le donner au grand désert maritime, Les plus hardis naviga- teurs, Phéniciens et Carthaginois, les Arabes con- quérants qui voulaient englober le monde, attirés par les récits du pays de l'or et des Hespérides, dépassent la Méditerranée, se lancent sur Ja grande mer, mais s’y arrêtent bientôt. La ligne sombre, éternellement couverte de nuages, qu'on rencon- + 6 LA MER VUE DU RIVAGE. tre avant l'équateur, leur impose. Ils s'arrêtent. Ils disent : « C’est la mer des Ténèbres. » Et ils re- tournent chez eux. | & Il y aurait de l'impiété à violer ce sanctuaire. Malheur à celui qui suivrait sa curiosité sacrilège ! On à vu, aux dernières îles, un colosse, une me- naçante figure qui disait: « N'allez pas plus « loin. » Ces terreurs, un peu enfantines, du vieux monde ne différent en rien de ce qu’on peut voir tou- jours des émotions du novice, de la simple per- sonne qui, venue de l'intérieur, tout à coup aper- coit la mer. On peut dire que tout être qui en‘a la surprise, ressent cette impression. Les animaux, visiblement, se troublent. Même au reflux, lorsque, lasse et débonnaire, l'eau traîne mollement au ri- vage, le cheval n’est pas rassuré ; il frémit et sou- vent refuse de passer le flot languissant. Le chien recule et aboie, injurie à sa manière la lame dont il a peur. Jamais il ne fait la paix avec l'élément douteux qui lui semble plutôt hostile. Un voyageur nous raconte que les chiens du Kamtchatka, habi- tués à ce spectacle, n’en sont pas moins effrayés, irrités. En grandes bandes, par milliers, dans les LA MER VUE DU RIVAGE. 1 longues nuits, ils hurlent contre la vague hur- lante, et font assaut de fureur avec l'océan du Nord. L'introduction naturelle, le vestibule de l'O- céan, qui prépare à le bien sentir, c'est le cours mélancolique des fleuves du nord-ouest, les vastes sables du Midi, ou les landes de Bretagne. Toute personne qui va à la mer par ces voies est très-frappée de la région intermédiaire qui l’annonce. Le long de ces fleuves, c'est un vague infini de jones, d'ose- raies, de plantes diverses, qui, par les degrés des eaux mêlées et peu à peu saumâtres, de- viennent enfin marines. Dans les landes, c’est, avant la mer, une mer préalable d'herbes rudes el basses, fougères et bruyères. Étant encore à une lieue, deux lieues, vous remarquez les arbres ché- tifs, souffreteux, rechignés, qui annoncent à leur manière par des attitudes, j'allais dire par des sestes étranges, la proximité du grand tyran, el l'oppression de son souffle. S'ils n'étaient pris par les racines, ils fuiraient visiblement ; ils regar- dent vers la terre, tournent le dos à l'ennemi, 8 LA MER VUE DU RIVAGE. semblent tout près de partir, en déroute, éche- velés. Ils ploient, se courbent jusqu'au sol, et ne pouvant mieux, fixés là se tordent au vent des tempêtes. Ailleurs encore, le tronc se fait petit et étend ses branches indéfiniment dans le sens hori- zontal. Sur les plages où les coquilles, dissoutes, élèvent une fine poussière, l'arbre en est en- vahi, englouti. Ses pores se fermant, l'air lui manque ; il est étouffé, mais conserve sa forme et reste là arbre de pierre, spectre d'arbre, ombre lugubre qui ne peut disparaître, captive dans la mort même. Bien avant de voir la mer, on entend et on de- vine la redoutable personne. D'abord, c'est un bruit lointain, sourd et uniforme. Et peu à peu tous les bruits lui cèdent et en sont couverts. On en remarque bientôt la solennelle alternative, le retour invariable de la même note, forte et basse, qui de plus en plus roule, gronde. Moins régulière l’oscillation du pendule qui nous mesure l'heure. Mais ici le balancier n’a pas la monotonie des choses mécaniques. On y sent, on croit y sentir la vibrante intonation de la vie. En effet, au mo- ment du flux, quand la vague monte sur la vague, immense, électrique , il se mêle au roulement orageux des eaux le bruit des coquilles et de mille êtres divers qu’elle apporte avec elle. Le reflux LA MER VUE DU RIVAGE. 9 vient-il, un bruissement fait comprendre qu'avec les sables elle remporte ce monde de tribus fi- dèles, et le recueille en son sein. Que d’autres voix elle a encore! Pour peu qu'elle soit émue, ses plaintes et ses profonds soupirs contrastent avec le silence du morne ri- vage. Il semble se recueillir pour écouter la me- nace de celle qui le flattait hier d’un flot cares- sant. Que va-t-elle bientôt lui dire? Je ne veux pas le prévoir. Je ne veux point parler ici des épou- vantables concerts qu'elle va donner peut-être, de ses duos avec les rocs, des basses et des tonnerres sourds qu'elle fait au fond des cavernes, ni de ces cris surprenants où l’on croit entendre : Au se- cours !... Non, prenons-la dans ses jours graves, où elle est forte sans violence. Si l'enfant et l’ignorant ont toujours devant ce sphinx une stupeur admirative et moins de plaisir que de crainte, il ne faut pas s’en étonner. Pour nous-mêmes, par bien des côtés, c’est encore une grande énigme. Quelle est son étendue réelle? Plus grande que celle de la terre, voilà ce qu’on sait le mieux. Sur la à. 10 LA MER VUE DU RIVAGE,. surface du globe, l’eau est la généralité, la terre est l'exception. Mais leur proportion relative ? l’eau fait les quatre cinquièmes, c'est le plus probable; d’autres ont dit les deux tiers ou les trois quarts. Chose diffi- cile à préciser. La terre augmente et diminue; elle est toujours en travail; telle partie s'abaisse, et telle monte. Certaines contrées polaires, découvertes et notées du navigateur, ne se retrouvent plus au voyage suivant. Ailleurs, des îles innombrables, des bancs immenses de madrépores, de coraux, se forment, s'élèvent et troublent la géogra- phie. La ‘profondeur de la mer est bien plus mconnue que son étendue. À peine les premiers sondages, peu nombreux et peu certains, ont-ils été faits encore. Les petites libertés hardies que nous prenons à la surface de l’élément indomptable, notre audace à courir sur ce profond inconnu, sont peu, et ne peuvent rien faire au juste orgueil que garde la mer. Elle reste, en réalité, fermée, impénétrable. Qu'un monde prodigieux de vie, de guerre et d'amour, de production de toute sorte, s'y meuve, on le devine bien et déjà on le sait un peu. Mais à peine nous y entrons. Nous avons hâte de sortir de cet élé- ment étranger. Si nous avons besoin de lui, lui, il n'a pas besoin de nous. il se passe de l'homme à LA MER VUE DU RIVAGE, 11 merveille, La nature semble tenir peu à avoir un tel témoin. Dieu est là tout seul chez lui. L'élément que nous appelons fluide, mobile, ca- pricieux, ne change pas réellement; il est la régu- larité même. Ce qui change constamment, c’est l'homme. Son corps (dont les quatre cinquièmes ne sont qu'eau, selon Berzélius) sera demain éva- poré. Cette apparition éphémère, en présence des grandes puissances immuables de la nature, n’a que trop raison de rêver. Quel que soit son très-juste espoir de vivre en son âme immortelle, l'homme n'en est pas moins attristé de ses morts fréquen- tes, des crises qui rompent à chaque instant la vie. La mer a l'air d'en triompher. Chaque fois que nous approchons d'elle, il semble qu’elle dise du fond de son immutabilité : « Demain tu passes, et moi jamais. Tes os seront dans la terre, dissous même à force de siècles, que je continuerai encore, ma- Jestueuse, indifférente, la grande vie équilibrée qui m’harmonise, heure par heure, à la vie des mondes lointains. » Opposition humiliante qui se révèle durement, et comme avec risée pour nous, surtout-aux vio- lentes plages, où la mer arrache aux falaises des cailloux qu’elle leur relance, qu'elle ramène deux fois par jour, les trainant avec un bruit sinistre comme de chaines et de boulets. Toute jeune ima- 42 LA MER VUE DU RIVAGE. gination y voit une image de guerre, un combat, et d’abord s'effraye. Puis, observant que cette fu- reur a des bornes où elle s'arrête, l'enfant rassuré hait plutôt qu'il ne craint la chose sauvage qui semble lui en vouloir. Il lance à son tour des cail- loux à la grande ennemie rugissante. J'observais ce duel au Havre, en juillet 1831. Une enfant que j'amenais là en présence de la mer sentit son jeune courage et s'indigna de ces défis. Elle rendait guerre pour guerre. Lutte iné- sale, à faire sourire, entre la main délicate de la fragile créature et l'épouvantable force qui en tenait si peu de compte. Mais on ne riait pas long- temps, lorsque venait la pensée du peu que vi- vrait l'être aimé, de son impuissance éphémère, en présence de l'infatigable éternité qui nous re- prend. — Tel fut l’un de mes premiers regards sur la mer. Telles mes rêveries, assombries du trop juste augure que m'inspirait ce combat entre la mer que je revois et l'enfant que je ne vois plus. +. PLAGES, GRÈVES ET FALAISES On peut voir l'Océan partout. Partout il apparai- tra imposant et redoutable. Tel il est autour des caps qui regardent de tous côtés. Tel, et parfois plus terrible, aux lieux vastes, mais circonserits, où l'encadrement des rivages le gène et l’indigne, où il entre violent avec des courants rapides qui souvent heurtent aux écueils. On ne le voit pas in- fini, mais on le sent, on l'entend, on le devine in- fini, et l'impression n’en est que plus profonde. C'est celle que j'avais à Granville, sur cette plage tumultueuse de grand flot et de grand vent, qui finit la Normandie et va commencer la Bretagne. La gaieté riche et aimable, quelquefois un peu vul- gaire, des belles campagnes normandes, dispa- rait, et par Granville, par le dangereux Saint-Mi- 1% PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. chel-en-grève, on se trouve entré dans un monde tout autre. Granville est normand de race, breton d'aspect. Il oppose fièrement son rocher à l'assaut épouvantable des vagues, qui tantôt apportent du Nord les fureurs discordantes des courants de la Manche, tantôt roulent de l'Ouest un long flot tou- jours grossi dans sa course de mille lieues, qui frappe de toute la force accumulée de l’Atlan- tique. J'aimais cette petite ville singulière et un peu triste qui vit de la pêche lointaine la plus dange- reuse. La famille sait qu’elle est nourrie des hasards de cette loterie, de la vie, de la mort de l'homme. Cela met en tout un sérieux harmonique au carac- tère sévère de cette côte. J’y ai bien souvent goûté la mélancolie du soir, soit que je me promenasse en bas sur la grève déjà obscurcie, soit que, de la haute ville qui couronne le rocher, je visse le soleil descendre dans l'horizon un peu brumeux. Son énorme mappemonde, souvent rayée durement de raies noires et de raies rouges, s’abimait, sans s'ar- rôter à faire au ciel les fantaisies, les paysages de lu- mière, qui souvent ailleurs égayent la vue. En août, c'était déjà l’automne. Il n’y avait guère de crépus- cule. Lesoleil à peine disparu, le vent fraichissait, les vagues couraient rapides, vertes et sombres. On ne voyait guère que quelques ombres de femmes dans PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 15 leurs capes noires doublées de blanc. Les moutons attardés aux maigres pâturages des glacis, qui sur- plombent la grève de quatre-vingts ou de cent pieds, l’attristaient de bélements plaintifs. La haute ville, fort petite, a sa face du nord bâtie à pic sur le bord de l’abime, noire, froide, battue d’un vent éternel, faisant front à la grande mer. I] n’y a là que de pauvres logis. On m’y mena chez un bonhomme dont l’art était de faire des tableaux de coquilles. Monté par une sorte d'échelle dans une obscure petite chambre, je vis, encadrée dans l’é- troite fenêtre, cette vue tragique. Elle me fut aussi saisissante que l'avait été en Suisse, prise aussi dans une fenêtre, et par une vive surprise, celle du glacier du Grindelwald. Le glacier me fit voir un monstre énorme de glaces pointues qui mar- chaïient à moi. Et cette mer de Granville, une armée de flots ennemis qui venaient d'ensemble à l'assaut. Mon homme, sans être vieux, était souffreteux, fiévreux. Il tenait, en ce mois d'août, sa fenêtre cal- feutrée. En regardant ses ouvrages et causant, je vis qu'il avait la tête un peu faible. Elle avait été ébranlée par un événement de famille. Son frère avait péri sur cette grève dans une cruelle aventure. La mer lui restait sinistre, elle lui semblait gar- der contre lui une mauvaise volonté. L'hiver, mfa- ES 16 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES tigablement, elle flagellait sa vitre de neige ou de vents glacés. Elle ne le laissait pas dormir. Elle frappait sous lui son roc, sans trêve ni repos, dans les longues nuits. L'été, elle lui montrait d’imcom- mensurables orages, des éclairs d'un monde à l’au- - tre. Aux grandes marées, c'était bien pis. Elle monte à soixante pieds, et son écume furieuse, sautant bien plus haut encore, outrageusement venait lui frap- per dans sa fenêtre. Il n’était pas même sûr que la mer s’en tint toujours là. Elle pouvait, dans sa haine, lui jouer quelque mauvais tour. Mais il n'avait pas je moyen de chercher ün meilleur abri, et peut-être aussi était-il retenu, à son insu, par je ne sais quel magnétisme. Il n’eût pas osé se brouiller tout à fait avec la terrible fée. Il avait pour elle un cer- tain respect. Il en parlait peu, et plus souvent la désignait sans la nommer, comme l'Islandais en mer n'ose nommer l'Ourque, de peur qu'elle n'en- tende et ne vienne. Je vois encore sa mine pâle lorsqu'il regardait la grève, et disait : « Cela me fait peur. » Était-ce un fou? Nullement, il parlait de fort bon sens. Il me parut distingué-et intéressant. C’é- tait un être nerveux, très-finement organisé, trop pour de telles impressions. La mer fait beaucoup de fous. Livingston avait emmené d'Afrique un homme intelligent, coura- PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 17 geux, qui bravait les lions. Mais il n'avait pas vu la mer. Quand il monta sur un vaisseau, et qu'il eut à la fois cette double surprise et du redoutable élé- ment, et de tous les arts inconnus, ce fut trop fort pour son cerveau. Il délira; quoi qu'on fit, il trouva moyen d'échapper, et se jeta aveuglément dans ces flots qui l'effrayaient et qui l'attiraient cependant. . D'autre part, la mer attache tellement les hom- mes qui se sont confiés longtemps à elle, qui ont vécu avec elle et dans sa familiarité, qu'ils ne peuvent la quitter jamais. J'ai vu, dans un petit port, de vieux pilotes qui, devenus trop faibles, résignaient leur office. Mais ils ne s’en consolaient point, ils trainaient misérablement, et leurs têtes s'égaraient. Au plus haut de Saint-Michel, on vous montre une plate-forme qu’on appelle celle des Fous. Je ne connais aucun lieu plus propre à en faire que cette maison de vertige. Représentez-vous tout autour une grande plaine comme de cendre blanche, qui 18 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. est toujours solitaire, sable équivoque dont la fausse douceur est le piége le plus dangereux. C’est et ce n’est pas la terre, c'est et ce n’est pas la mer, l’eau douce non plus, quoiqu'en dessous des ruisseaux travaillent le sol incessamment. Rarement, et pour de courts moments, un bateau s’y hasarderait. Et, si l’on passe quand l’eau se retire, on risque d’être englouti. J'en puis parler, je l'ai été presque moi- même. Une voiture fort légère, dans laquelle j'étais, disparut en deux minutes avec le cheval ; par mira- cle, j'échappai. Mais, moi-même à pied, j'enfonçais. À chaque pas, je sentais un affreux clapotement, comme un appel de l’abime qui me demandait dou- cement, m'invitait et m'attirait, et me prenait par- dessous. J'arrivai pourtant au roc, à la gigantesque abbaye, cloître, forteresse et prison, d’une subli- mité atroce, vraiment digne du paysage. Ce n’est pas ici le lieu de décrire un tel monument. Sur un gros bloc de granit, il se dresse, monte et monte encore indéfiniment, comme une babel d'un titani- que entassement, roc sur roc, siècle sur siècle, mais toujours cachot sur ‘cachot. Au plus bas, l'in pace des moines; plus haut, la cage de fer qu'y fit Louis XT; plus haut, celle de Louis XIV ; plus haut, la prison d'aujourd'hui. Tout cela dans un tour- billon, un vent, un trouble éternel. C'est le sépulcre moins la paix. _ PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 19 Est-ce la faute de la mer si cette plage est per- fide ? point du tout. Elle arrive là, comme ailleurs, bruyante et forte, mais loyale. La vraie faute est à la terre, dont l'immobilité sournoise paraît toujours innocente, et qui en dessous filtre sous la plage les eaux des ruisseaux, un mélange douceâtre et blan- châtre qui Ôôte toute solidité. La faute est surtout à l’homme, à son ignorance, à sa négligence. Dans les longs âges barbares, pendant qu'il rêve à la légende et fonde le grand pèlermage de l'archange vain- queur du diable, le diable prit possession de cette plaine délaissée. La mer en est fort innocente. Loin de faire mal, au contraire, elle apporte, cette fu- rieuse dans ses flots si menacants, un trésor de sel fécond, meilleur que le limon du Nil, qui enrichit toute culture et fait la charmante beauté des anciens marais de Dol, de nos jours transformés en jardins. C'est une mère un peu violente, mais enfin, c'est une mère. Riche en poissons, elle entasse sur Can- cale qui est en face, et sur d’autres bancs encore, des millions, des milliards d'huîtres, et de leurs coquilles brisées elle donne cette riche vie qui se change en herbe, en fruits, et couvre les prairies de fleurs. Il faut entrer dans la vraie intelligence de la mer, ne pas céder aux idées fausses que peut donner la terre voisine, ni aux illusions terribles qu'elle nous 20 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. ferait elle-même par la simple grandeur de ses phénomènes, par des fureurs apparentes qui sou- vent sont des bienfaits. IT SUITE — PLAGES, GRÈVES ET FALAISES Les plages, les grèves et les falaises montrent la mer par trois aspects et toujours utilement. Elles l'expliquent, la traduisent, la mettent en rapport avec nous, celte grande puissance , sauvage au premier aspect, — mais divine au fond, donc, amie. L'avantage des falaises, c'est qu’au pied de ces hauts murs bien plus sensiblement qu'ailleurs on apprécie la marée, la respiration, disons-le, le pouls de la mer. Insensible sur la Méditerranée , 1l est marqué dans l'Océan. L'Océan respire comme moi, il concorde à mon mouvement intérieur, à celui d'en haut. Il m'oblige de compter sans cesse avec ri #& sé. 99 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. lui, de supputer les jours, les heures, de regarder au ciel. Il me rappelle et à moi et au monde. Que je m'assoie aux falaises, à celle d’Antifer, par exemple, je vois ce spectacle immense. La mer, qui semblait morte tout à l'heure, a frissonné. Elle frémit. Signe premier du grand mouvement. La marée a dépassé Cherbourg et Barfleur, tourné violemment la pointe du phare ; ses eaux divisées suivent le Calvados, s'exhaussent au Havre; voilà qu'elles viennent à moi, vers Étretat, Fécamp, Dieppe, pour s’enfoncer dans le canal, malgré les courants du Nord. À moi de me mettre en garde, et d'observer bien son heure. Sa hauteur, presque indifférente aux dunes ou collines de sable qu'on peut remonter partout, ici, au pied des falaises, impose une grande attention. Ce long mur de trente lieues n'a pas beaucoup d'escaliers. Ses étroites percées, qui font nos petits ports, s'ouvrent à d'assez grandes distances. D'autant plus curieusement, observe-t-on à la mer basse les assises superposées où se lit l’his- toire du globe, en gigantesques registres où les siècles accumulés offrent tout ouvert le livre du temps. Chaque année en mange une page. C'est un monde en démolition, que la mer mord toujours en bas, mais que les pluies, les gelées, attaquent encore bien plus d’en haut. Le flot en dissout le calcaire; Te GRÈVES ET FALAISES. 25 emporte, rapporte, roule incessamment le silex non en galets. — Ce rude travail fait de’ cette côte, si riche du côté de la terre, un vrai dé- sert maritime. Peu, très peu de plantes de mer échappent au broiement éternel du galet froissé, refroissé. Les mollusques et les coquilles en ont. peur. Les poissons même se tiennent à distance. Grand contraste d’une campagne douce et tellement humanisée et d’une mer si imhospitalière. On ne la voit guère que d’en haut. En bas la nécessité dure de marcher sur un sol croulant, roulant, de boulets, rend l'étroite plage impossible, fait de la moindre promenade une violente gym- nastique. Il faut rester sur les sommets où les splendides villas, les beaux bois, les cultures ma- gnifiques, les blés, les jardins, avancent jusqu'au bord du grand mur, et regardent à plaisir cette majestueuse rue de la Manche, pleine de barques et de vaisseaux, qui séparent les deux rivages et les deux grands empires du monde. La terre et la mer ! quoi de plus ! Toutes deux ont ici un charme. Cependant celui qui aime la mer pour elle-même, son ami, son amant, ira plutôt la chercher dans un lieu moins varié. Pour entrer en , 24 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. relation suivie avec elle, les grandes plages sabl neuses (si le sable n’est trop mou) sont bien p commodés. Elles permettent des promenades infi- nes. Elles laissent rêver. Elles souffrent, entre l'homme et la mer, des épanchements mystérieux. Jamais je ne me suis plaint de ces vastes et libres arènes où d'autres trouvent un grand ennui. Je ne m'y trouve pas seul. Je vais, je viens, je le sens. Il est là, le grand compagnon. Pour peu qu'il ne soit pas trop ému, de mauvaise humeur, je me hasarde à lui parler, et il ne dédaigne pas de ré- pondre. Que de choses nous nous sommes dites aux paisibles mois où la foule est absente sur les plages illimitées de Scheveningen et d'Ostende, de Royanet de Saint-Georges ! C’est là qu'enun longtête- a-têle, quelque intimité s’établit. On y prend comme un sens nouveau pour comprendre la grande langue. On trouve triste l'Océan, lorsque des tours d'Am- sterdam, le Zuiderzée apparait terreux et d’un flot de plomb, lorsqu'aux dunes de Scheveningen on voit ses eaux surplombantes, toujours prêtes à franchir la digue. Moi, ce combat m'intéresse ; cette terre m’attache, toute sérieuse qu'elle peut ètre, c'est l'effort, la création, l'invention de de l’homme. Et la mer aussi me plait, par les trésors de vie féconde que je lui sais dans son sein. C'est une des plus peuplées du monde. Vienne la nuit de & PLAGES, GRÈVES ET FALAISES, 25 int-Jean, où s'ouvre la pêche, vous allez voir des profondeurs l'ascension d’une autre mer, la mer des harengs. La plaine indéfinie des eaux ne sera pas assez grande pour ce déluge vivant, une des révélations les plus triomphantes de la fécon- dité sans bornes de la nature. Voilà ce que je sens d'avance dans cette mer, et dans les tableaux où le génie en a marqué le caractère profond. La sombre Estacade de Ruysdael, plus qu'aucun tableau, n’a toujours attiré au Louvre. Pourquoi? dans les leintes roussâtres de ces eaux électrisées, je ne sens aucunement le froid de la mer du Nord; au contraire, la fermentation, le flot de la vie. Si l'on me demandait néanmoins quelle côte de l'Océan donne la plus haute impression, je dirais : celle de Bretagne, spécialement aux sauvages et sublimes promontoires de granit qui finissent l’an- cien monde, à celte pointe hardie qui défie les tem- pêtes, domine l'Atlantique. Nulle part, je n'ai mieux senti les nobles et hautes tristesses, qui sont les meilleures impressions de la mer. J'ai be- soin d'expliquer ceci. Il y a tristesse et tristesse, — celle des fermes, ) “ 26 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. celle des forts, — celle des âmes trop sensibles qui pleurent sur elles-mêmes, et celle * + désintéressés, qui pour eux acceptent le sort et bénissent toujours la nature, mais sentent les maux du monde, et puisent dans la tristesse même les forces pour agir ou créer. — Combien les nôtres ont besoin de retremper souvent leur âme dans cet état qu'on peut nommer la mélancolie héroïque ! Lorsqu'il y a près de trente ans je visitais ce pays, Je ne me rendais pas compte de l'attrait sérieux qu'il avait pour moi. Au fond, c’est sa grande harmonie. Ailleurs, sans qu’on se l'explique, on sent une discor- dance entre le sol et l'habitant. La très-belle race normande, dans les cantons où elle est pure, où elle a gardé le rouge, le roux singulier de la Scandinavie, n'a nul rapport avec la terre qu'elle. occupe par hasard. Au contraire, en Bretagne, sur le soi géologi- que le plus ancien du globe, sur le granit et le silex, marche la race primitive, un peuple aussi de granit. Race rude, de grande noblesse, d’une finesse de caillou. Autant la Normandie progresse, autant la Bretagne est en décadence. Imaginative et spi- rituelle, elle n'en aime pas moins l'absurde, l’im- possible, les causes perdues. Mais si elle perd en {ant de choses, une lui reste, la plus rare, c’est le caractère. Si l’on veut sortir un peu de l'anglicisme insipide PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 21 et de la vulgarité qui se prétend positive, enfin des nn si tristes, qu’on aille s'asseoir sur ces rocs, à la baie de Douarnenez, au promontoire de Penmark. Ou, si le vent est trop fort, qu'on se mette dans une barque aux basses îles du Mor- bihan. La mer y apporte un flot tiède que l’on n'entend même pas. La Bretagne, où elle est douce, est très-douce. Dans ses archipels vous di- riez l'onde des morts. Où elle est forte, elle est sublime. Je n’en sentis que les tristesses en 1831 ; elles ont passé dans mon histoire. Je ne connaissais pas alors le vrai caractère de cette mer. C'est aux anses les plus solitaires, entre ses rocs les plus sauvages, qu’elle est vraiment gaie, je veux dire vi- vante et joyeuse d’une grande vie. Ces rocs, vous les voyez couverts comme d'une couche d’aspérités gri- ses, mais ce sont des êtres animés, c’est tout un monde établi là, qui, au reflux, laissé à sec, se clôt et s’enferme. Il ouvre ses petites fenêtres quand la bonne mer, sa nourrice, lui rapporte ses aliments. Là travaille encore en foule cette population esti- mable des petits piqueurs de pierre, les oursins, observés et si bien décrits par M. Caillaud. Tout ce monde juge exactement au rebours de nous. La belle Normandie les effraye; 1ls ont horreur et ter- reur des rudes galets des falaises, sous lesquels ils 28 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. seraient broyés. Les calcaires croulants de Sain- tonge, avec leurs plages aimables, ne les rassurent pas davantage. Ils n'ont garde de s'établir sur ce qui doit tomber demain. Au contraire, ils sont heureux de sentir sous eux le sol immuable des rochers bretons. Apprenons d'eux, à n'en pas croire lappa- reñce, mais la vérité. Les rivages enchanteurs de la Flore la plus séduisante sont ceux que fuit la vie marine; ils sont riches, mais en fos- siles; curieux pour le géologue, ils l'instruisent par les os des morts. L'âpre granit au contraire voit sous lui la mer poissonneuse, sur lui une autre vie encore, le peuple intéressant, modeste, des mollusques travailleurs, pauvres petits ou- vriers dont la vie laborieuse fait le charme sé- rieux, la moralité de la mer. « Profond silence pourtant. Ce peuple infini est muet, il ne me dit rien. Sa vie est de lui à lui, sans rapport à moi, et pour moi elle vaut la mort. Soli- tude ! (dit un cœur de femme) grande et triste soli- tude !.. Je ne suis pas rassurée... » A tort. Tout est ami ici. Ges petits êtres me par- lent pas au monde, mais ils travaillent pour lui. Ils se remettent du discours à leur sublime père, l'O- céan, qui parle à leur place. Ils s'expliquent par sa grande voix. PLAGES, GRÈVES ET FALAISES 29 tre la terre silencieuse et les tribus muettes F | mer, il fait ici le dialogue, grand, fort et grave, sympathique, — l'harmonique concordance du grand Moi avec lui-même, ce beau débat qui n'est qu'Amour. av IV CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX.— FLEUVES DE LA MER La terre à jeté à peine un regard sur elle-même qu'elle s’est comparée, préférée au ciel. La géolo- gie, toute jeune, contre son aînée l'astronomie, reine orgueilleuse des sciences, a poussé un cri de Titan. « Nos montagnes, a-t-elle dit, ne sont pas je- tées au hasard, comme les étoiles dans le ciel : elles forment des systèmes où l’on trouve les éléments d’une ordonnance générale dont les constellations célestes ne présentent aucune trace. » Ce mot hardi, passionné, a échappé à un homme aussi modeste qu’illustre, M. Élie de Beaumont. Sans doute, on n’a pas démêlé encore l’ordre (probablement très-grand) qui règne dans le pêle- mêle apparent de la Voie lactée ; mais l'ordonnance plus visible de la superficie du globe résultant des 32 CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX, révolutions insondables de son intérieur garde cependant, gardera pour la plus ingénieuse science des ombres et des mystères. Les formes de la grande montagne émergée des eaux qu'on appelle proprement la terre, offrent plusieurs dispositions assez symétriques sans pou- voir être ramenées encore à ce qui semblerait un système total. Ces parties sèches et élevées appa- raissent plus ou moins, selon ce que l’eau en dé- couvre. C'est la mer, comme limite, qui trace, en réalité, la forme des continents. C'est par la mer qu’il convient de commencer toute géographie. Ajoutez une grande chose, révélée depuis peu d’an- nées. Tandis que la terre nous offre tels traits qui semblent discordants (exemple, le Nouveau monde étendu du nord au sud et l'Ancien d'est en ouest), là mer au contraire présente une très-grande har- monie, une correspondance exacte entre les deux hémisphères. C'est dans la partie fluide, qu'on croyait si capricieuse, qu'existe la régularité. Ce que ce globe a de plus ordonné, de plus symétrique, c'est ce qui paraît le plus libre, le jeu de la circulation. L'ossature et les vertè- bres du grand animal ont leurs singularités dont nous ne pouvons encore bien nous rendre compte. Mais son mouvement vital qui fait les cou- rants de la mer, qui de l’eau salée fait l'eau douce, é FLEUVES DE LA MER. 1. bientôt convertie en vapeur pour retourner à l'eau salée, cet admirable mécanisme est aussi parfait que celui de la circulation sanguine dans les ani- maux les plus élevés. Rien qui ressemble davan- tage à la transformation constante de notre sang, veineux et artériel. La face du globe parait bien autrement compré- hensible, si l’on en classe les régions non par chai- nes de montagnes, mais par bassins maritimes. L'Espagne du sud ressemble au Maroc plus qu'à la Navarre, la Provence à l'Algérie plus qu’au Dau- phiné ; la Sénégambie aux régions de l’Amazone plus qu’à la mer Rouge, et l'Amazone a plus d’ana- logie avec les régions humides de l'Afrique qu'avec ses voisins qui lui sont adossés, le Chi et le Pérou, etc. La symétrie de l'Atlantique est encore bien plus frappante dans les courants en dessous, dans les vents et brises en dessus. Leur action aide puissam- ment à créer ces analogies et à former ce qu'on peut dire : la fraternité des rivages. Le principe d'unité géographique, l'élément classificateur sera de plus en plus cherché dans le bassin maritime, où les eaux, les vents mes- 34 CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX, sagers fidèles, créent la relation, l'assimilation des bords opposés. On demandera moins cette idée d'unité géographique aux montagnes, dont les deux versants, souvent en contradiction, vous offrent sous même latitude des flores et des populations absolument opposées, ici l'invariable été, à deux pas l'éternel hiver selon les expositions. La mon- tagne donne rarement l'unité de la contrée, plus souvent sa dualité, son divorce et ses discor- dances. Cette vue de génie appartient à Bory de Saint- Vincent. Les découvertes récentes de Maury et les lois qu'il a posées la confirment de mille ma- nières. Dans l'immense vallée de la mer, sous la dou- ble montagne des deux continents, il n’y a, à proprement parler, que deux bassins : 1° Le bassin de l'Atlantique; ®% Le grand bassin de la mer Indienne et Paci- fique. On ne peut appeler bassin la ceinture indéter- minée de l'énorme océan Austral, qui n’a ni borne, ni rivage, qui vers le nord seulement vient enve- FLEUVES DE LA MER. 98 lopper la Mer de l'Inde, la Mer de corail el Le Paci- fique. L'océan Austral, à lui seul, est plus grand qué toutes les mers. Il couvre presque la moitié de la sur- face du globe. Selon toute apparence, à l'étendue répond la profondeur. Tandis que les sondages ré- cents de l'Atlantique indiquent 10 ou 12,000 pieds, dans l'océan Austral, Ross et Denham ont trouvé 14,000, 27,000, et jusqu'à 46,000 pieds. Ajoutez-y la masse des glaces antarctiques, infiniment plus vastes que nos glaces boréales. On n’est pas loin du vrai, sil'onsimplifie en disant : L'hémisphère Austral est le monde des eaux, et le Boréal celui de la terre. Celui qui part d'Europe et veut traverser l'A- tlantique, étant sorti heureusement de nos ports, trop souvent fermés par le vent d'Ouest, après avour franchi la zone variable de nos changeantes mers, entre bientôt dans le beau temps, la sérénité éter- nelle que les vents de N. E., les doux vents Alizés mettent sur la mer et dans le ciel. Tout sourit ; nulle inquiétude. Mais en avançant vers la Ligne, la brise vivifiante cesse, l'air devient étouffant. On entre dans la zone des calmes qui dominent sous 55 CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX, l'équateur, et séparent immuablement les Alizés de notre hémisphère boréal et les Alizés de l’hémis- phère Sud. De lourds nuages pèsent; de grandes pluies fondent à chaque instant. On s’attriste, on se plaint, mais sans ce rideau sombre, de quelles flèches de feu le soleil frapperait les têtes ébranlées sur le miroir de l'Atlantique ! Sans les déluges qui assaillent l’autre face du globe, la mer Indienne et la Mer de corail, quelle serait leur fermentation aux cratères de leurs vieux volcans ! Cetle masse noire de nuages, jadis la terreur, la barrière de la navi- sation, cette nuit subite étendue sur les eaux, c’esl précisément le salut, la facilité protectrice qui nous adoucit le passage, et nous fait bientôt retrouver au Sud le beau soleil et le ciel pur, la douceur des vents réguliers. Tout naturellement la chaleur de la Ligne élève l'eau en vapeurs, et forme cette bande sombre. L'observateur qui, d'une autre planète, regarde- rait la nôtre, verrait planer sur elle un anneau de nuages, à peu près comme on voit l'anneau de Sa- turne. S'il en cherchait l'usage, on pourrait lui répondre : C'est le régulateur qui, absorbant et rendant tour à tour, équilibre l’évaporation, la précipitation des eaux, distribue les pluies, les rosées, modifie la chaleur de chaque contrée, échange les vapeurs des deux mondes, emprunte FLEUVES DE LA MER. W 37 au monde Austral de quoi faire les rivières, les fleuves de notre monde Boréal. Solidarité merveil- leuse. L'Amérique du Sud, dans ses grandes forêts, de leur respiration, condensèe en nuages, abreuve fraternellement les fleurs et les fruits de l'Eu- rope. L'air qui nous renouvelle, c’est le tribut que cent iles d'Asie, que la puissante flore de Java ou de Ceylan exhala, confia au grand messager des nuages qui roule avec la terre et lui verse la vie. Posez-vous (j'entends en esprit) sur une. des iles volcaniques que la mer Pacifique offre en si grand nombre et regardez au Sud. Derrière la Nou- velle-Hollande, vous verrez l'océan Austral assiéger d'un flot circulaire les deux pointes extrêmes de l’ancien et du nouveau continent. Point de terre au monde antarctique, ou de petites iles, ou de préten- dues terres polaires que les découvreurs ne mar- quent que pour les voir disparaître, et qui peut- ètre ne sont que des glaces. Des eaux sans fin, toujours des eaux. Du même observatoire où je vous place, eu contraste avec le cercle des eaux antarcliques, vous pouvez voir vers l'Est, vers l'hémisphère Arctique, 3 58 GERGLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX, ce que Ritter nomme le cercle de feu. Pour parler plus exactement, c'est un anneau détendu, une chaine lâche, que forment les volcans, d'abord aux Cordillières, puis sur les hauteurs de l’Asie, enfin dans ces groupes innombrables d’iles basaltiques dont fourmille l'océan Oriental. Les premiers vol- cans, ceux de l'Amérique, offrent sur mille lieues de long une succession de soixante phares gigan- tesques, dont les éruptions constantes dominent la côte abrupte et les eaux lointaines. Les autres, de la Nouvelle-Zélande jusqu'au nord des Philippines, en ont quatre-vingts qui brülent, d'innombrables qui sont éteints. Si l’on pousse vers le nord (du Japon au Kamitchatka), cinquante cratères qui - flamboient, illuminent de leurs lueurs jusqu'aux iles Aléoutiennes, et les sombres mers arctiques (Léopold de Buch, Ritter, Humboldt). — Au total, trois cents volcans actifs dominent circulairement le monde oriental. Sur l’autre face du globe, notre océan Atlantique offrait un aspect analogue avant les révolutions qui éteignirent la plupart des volcans d'Europe, et d'autre part anéantirent le continent de l’Atlantide. flumboldt croit que cette grande ruine, si fortement attestée par la tradition, n'a été que trop réelle. ‘ J'ose ajouter que l'existence de ce continent fut lo- oique dans la symétrie générale du monde, pour : FLEUVES DE LA MER. # 39 . que celte face du globe fût harmonique à l’autre. Là s 'élevaient, avec le volcan de Ténériffe qui en est resté, avec nos volcans éteints d'Auvergne, du Rhin, d'Hereford, etc., ceux qui durent miner l’A- tlantide. Tous ensemble ils constituaient le vis-à- vis des volcans des Antilles et autres cratères amé- ricains. De ces volcans enflammés ou éteints, de l'Inde et des Antilles, de la mer de Cuba, de la mer de Java, Er deux énormes fleuves d’eau chaude, qui s'en vont réchauffer le nord, et qu'on pourrait ap= peler les deux aortes du globe. Ils sont munis, où de côté ou en dessous, de leurs contre-courants qui, venant du nord, amènent l’eau froide, com- pensent l'effusion d'eau chaude et font l'équilibre. Aux deux courants chauds, très-salés, les courants froids administrent une masse d'eau plus douce, qui retourne à l'équateur, au grand foyer élec- trique qui doit la chauffer, la saler. Ces fleuves d'eau chaude, d'abord étroits, de quelques vingt lieues de large, gardant longtemps leur vigueur et leur puissante identité, peu à peu cependant se coupent, s'attiédissent, mais s’é- tendent et prennent une largeur de mille lieues. 40 CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX, Maury estime que celui qui part des Antilles et qui pousse au nord vers nous déplace et modifie le quart des eaux de l’Atlantique. jé Ces grands traits de la vie des mers, observés récemment, étaient pourtant visibles autant que les continents même. Notre de cr lique, sa sœur, l'artère Indienne, s'annoncent as- sez par leur couleur. Des deux côlés également, cest un grand torrent bleu qui court sur les eaux vertes, très-bleu, d’un indigo si sombre, que les Japonais appellent le leur : le fleuve noir. On voit très-bien sourdre le nôtre, entre Cuba et la Floride; il sort brülant de sa chaudière, le solfe du Mexique. Il court, chaud, salé, très-distimct “entre ses deux murs verts. L'Océan a beau faire; il le serre, ille comprime, mais il ne peut le péné- rer. Je ne sais quelle densité intrinsèque, quelle attraction moléculaire lient ces eaux bleues liées ensemble, si bien que, plutôt que d'admettre l'eau verte, elles s'accumulent, forment un dos, une voûte, qui a sa pente à droite et à gauche; tout objet qu'on y jette en dérive ct en glisse, élant plus haut que l'Océan. Rapide et fort, il court d'abord au nord, en sui- vant les États-Unis ; mais quand il arrive à la pointe du grand banc de Terre-Neuve, son bras droit pousse à l'Est. Son bras gauche se subordonne, comme FLEUVES DE LA MEP. | 4 courant sous-marin, s'en va consoler le pôle, y créer la mer tiède (je veux dire non glacée) qu'on vient de découvrir. Quant au bras droit, épandu dans une largeur immense, lorsque affaibli, fati- gué, il arrive enfin en Europe, il trouve l'Irlande et l'Anglete ai divisent encore ses eaux divisées à Terre-Neuve. Défaillant, perdu dans la mer, il tiédit pourtant un peu la Norvège, et trouve moyen encore d'apporter aux côtes d'Islande des bois américains, sans lesquels cette pauvre île, nei- geuse sous son volcan, mourrait. Ces deux frères, l’Indien, l'Américain, ont ceci de commun que, partis de la Ligne, du, foyer élec- trique du globe, ils emportent des puissances prodigieuses de création, d'agitation. D'une part, ils semblent la matrice profonde d'un monde d'ê- tres vivants, leur tiède et doux berceau. D'autre part, ils sont le centre et le véhicule des tem- pêtes ; les vents, les trombes, voyagent à la sur- face. Tant de douceur, tant de fureur, n'est-ce pas une contradiction ? Non, ceci prouve seulement que la fureur ne trouble que le dehors, les couches extérieures, peu profondes. Dans l’épaissenr, on 49 CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX, n’en sait rien. Les plus faibles des créatures, les atomes à coquille, les méduses microscopiques, êtres fluides qu'un rien dissout, profitant du même cou- rant, naviguent en pleine paix sous l’orage. Peu arrivent jusqu'à nous; ils vont jusqu'à Terre-Neuve, où le froid courant du pôle les atteint, les saisit, les tue. Terre-Neuve n’est autre chose que le grand ossuaire de ces voyageurs frap- pés par le froid. Les plus légers, quoique morts, restent en suspension, mais finissent par pleuvoir, comme neige, au fond de l'Océan. Ils y déposent ces bancs de coquilles microscopiques qui, de l'Irlande à l'Amérique, occupent ce fond. Maury appelle les deux fleuves d’eau chaude, l'Indien, l'Américain, les deux voies lactées de la mer. Semblables de chaleur, de couleur, de direction, décrivant précisément la même courbe, 1ls n'ont pas même destinée. L’Américain tout d’abord entre dans une rude mer, ouverte au nord, l'Atlantique, qui lâche et envoie contre lui l’armée flottante des glaces du pôle. Il y dépense sa chaleur. Au con- traire, le courant Indien, circulant d’abord par les FLEUVES DE LA MER. #5 iles, arrive dans une mer fermée et mieux gardée du Nord. Il se maintient longtemps le même, chaud, électrique et créateur, et trace sur le globe une énorme trainée de vie. Son centre est l'apogée de l'énergie terrestre, en trésors végétaux, en monstres, en épices, en poisons. Des courants secondaires qui s’en échap- pent et vont au sud, résulte encore un autre monde, celui de la mer de Corail. Là, sur un espace, dit Maury, grand comme les quatre continents, les polypes consciencieusement bâtissent les milliers d’iles, les bancs et les récifs qui coupent peu à peu celte mer; écueils aujourd'hui dangereux et mau- dits du navigateur, mais qui montent, se lient à la longue, feront un continent, et qui sait ? dans un cataclysme, le refuge de l'espèce humaine. 0 51 | Ur bio 0 É ë à k L Ai Li SUIS INSERT > ne hiysoiif 86 sgngéi fo: woïiqr: - f0 +9 une 2 | abs ds 2 jen 20H06 ae rit 2 mr chose bi Rs 111 LE + L error 1. | ME tsstiteos. pers «1: sie g Mriitios 29! Hrsédtiid ht tausé Poe à du tags Trp a en ABOUT Rieo gets Fer 0) dl ait hi He Ca LS LL a au sis d ANR PAR © ie Fo 4 drisui EH te M Û : fs 1® 1% * > 1% 114 R Er “{ | D. |. 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Elle déborde d'’elle- 9, 46 LE POULS DE LA MER. même, elle monte (selon qu’elle peut), et, vers les astres amis, deux fois par jour gonfle son sein, leur adresse au moins un soupir. Ne sent-elle pas l'attraction d'autres globes en- core ? Ses marées ne sont-elles gouvernées que par la lune et le soleil ? Tout le monde savant le disait, tout le monde marin le croyait. On s’en tenait aux résultats très-mcomplets de Laplace. De là des er- reurs terribles qui se résolvaient en naufrages. Aux dangereux bas-fonds de Saint-Malo, on se trompait de dix-huit pieds. C’est en 1859 que Cha- zallon, qui avait failli périr par suite de ces erreurs, commença à découvrir et calculer les ondulations secondaires, mais très-considérables, qui modifient la marée générale sous des influences diverses. Des astres moins dominants que le soleil et la lune ont sans doute aussi leur part d'action sur ce balan- cement des eaux de la terre. Sous quelle loi? Chazallon le dit : « L'ondula- tion de la marée dans un port suit la loi des cordes vibrantes. » Mot grave et de grande portée qui nous mène à comprendre que les rapports des astres entre eux sont les rapports mathémati- LE POULS DE LA MER. 47 ques de la musique céleste, comme l'avait dit l’an- _tiquité. La terre, par sa grande marée et par les marées partielles, parle aux planètes ses sœurs. Répon- dent-elles ? On doit le penser. De leurs éléments fluides, elles doivent aussi se soulever, sensibles à l'élan de la terre. L’attraction mutuelle, la tendance de chaque astre à sortir de son égoïsme, doit créer à travers les cieux de sublimes dialogues. Malheu- reusement, l'oreille humaine en entend la moindre partie. Autre point à considérer. Ge n'est point au mo- ment du passage de l’astre influent que la mer lui cède. Elle n'a pas l’empressement d’une obéis- sance servile. Il lui faut du temps pour sentir et suivre l'ébranlement. Il faut qu'elle appelle à elle les eaux paresseuses, qu’elle vainque leur force d'i- nertie, qu'elle attire, entraine les plus éloignées. La rotation de la terre, si terriblement rapide, dé- place mcessamment les points soumis à l'attraction. Ajoutez que l’armée des flots, dans son mouvement d'ensemble, a toutes les contrariétés des obstacles naturels, îles, caps, détroits, directions si variées 48 LE POULS DE LA MER. + des rivages, les obstacles non moins résistants des vents, des courants, les rivalités des fleuves de la terre, qui, tombés des monts, emportés par leurs pentes rapides, selon les fontes de neige et cent accidents imprévus, viennent se jeter au tra- vers et changer le mouvement régulier en luttes terribles. L'Océan ne cède pas. Le déploiement de forces que font les grandes rivières n’est pas pour l'intimider. Les eaux qu'on pousse sur lui, il les’ rembarre, les ramasse, les roule en montagne, jusqu'à Rouen, jusqu'à Bordeaux, dans une si grande violence, qu'on dirait qu'il va leur faire remonter les montagnes même. | Des obstacles si divers créent aux marées d’ap- « parentes irrégularités qui frappent, embarrassent l'esprit. Rien ne surprend plus que leurs heures contradictoires entre des ports très-voisins. Une marée du Havre, par exemple, en vaut deux de Dieppe (Chazallon, Baude, etc.). C'est une gloire du génie humain d'avoir soumis au calcul des phé- nomèênes si complexes. Mais sous ce mouvement extérieur la mer en a d'autres au dedans, ceux des courants qui la tra- versent à telle ou telle profondeur. Superposés LE POULS DE LA MER. 49 à des étages différents, ou coulant latéralement en sens opposés, courants chauds, contre-courants froids, ils exécutent entre eux la circulation de la mer, l'échange des eaux douces et salées, la pulsa- tion alternative qui en est le résultat. Le chaud bat de la ligne au pôle, le froid du pôle à l’équa- teur. Est-ce à dire que ces courants, assez distincts et peu méêlés, puissent se comparer strictement, comme on l'a fait quelquefois, aux vaisseaux, vei- nes et artères, des animaux supérieurs ? Non pas sans doute à la rigueur. Mais ils ont quelque res- semblance avec la circulation moins déterminée que Jes naturalistes ont trouvée récemment chez quelques êtres intérieurs, mollusques, annélides. Cette circulation lacunaire supplée, prépare la vasculaire ; le sang s’épanche en courants avant de se faire des canaux précis. Telle est la mer. Elle sernble un grand animal arrêté à ce premier degré d'organisation. Qui a révélé les courants, ces fluctuations régu- lières de l’abime où nous ne descendons jamais? qui nous à enseigné la géographie des eaux téné- 50 LE POULS DE LA MER. breuses? Ceux qui y vivent ou qui y flottent, des animaux, des végétaux. Nous verrons comment la baleine, comment les atomes à coquilles (foraminifères), comment les bois américains, transportés jusqu’en Islande, ont concouru à révéler le fleuve a’eaux chaudes qui va des Antilles à l'Europe, et le contre-courant froid qui vient le joindre à Terre-Neuve, et passe à côté ou dessous, résolvant ses glaces en vastes brouil- lards. Une nute rouge d’animalcules, transportée par une tempête de l’Orénoque à la France, a expliqué le grand courant aérien du Sud-Ouest qui rafrai- chit notre Europe avec les pluies des Cordilières. _ Sans l'échange constant des eaux qui se fait par les courants dans les profondeurs de la mer, elle se comblerait par places de sels et de détritus. Il en serait comme de la mer Morte, qui, n'ayant ni écoulement ni mouvement, voit ses bords chargés de sel, ses plantes incrustées de cristaux. À passer seulement sur elle, les vents se font brülants, ari- des, portent la famine et la mort. Tant d'observalions dispersées sur les courants LE POULS DE LA MER. o1 de l’air, de l’eau, les saisons, les vents, les tem- pêtes, restaient dans la tradition, dans la mémoire des pêcheurs, des marins, se perdaient souvent, mouraient avec eux. Le guide de la navigation, la météorologie, non centralisée, semblait vaine, et on en vint à la nier. L'illustre M. Biot lui demandait un compte sévère du peu qu’elle avait fait encore. Cependant, sur les deux rivages, euro- péen, américain, des hommes persévéranis fon- daient cette science niée sur la base de l’observa- tion. | Le dernier et le plus célèbre, Maury, l'Améri- cain, Courageusement entreprit ce qui eût fait reculer toute une administration, le dépouille- ment ét la mise en ordre de je ne sais com- bien de livres de bord, de ces informes docu- ments, souvent tronqués, que rapportent les capitaines. Ces extraits, rédigés en tables où ressortent les faits concordants, ont donné, en résultat, des règles, des généralités. Un con- grès des marins du globe, réuni à Bruxelles, a décidé que les observations, désormais écrites avec soin, seraient centralisées dans un même dépôt, l'observatoire de Wasinghton. Noble hommage de l'Europe à la jeune Amé- rique, au patient et ingénieux Maury, le savant poëte de la mer, qui en a résumé les lois, et qui a 52 LE POULS DE LA MER. fait plus encore ; car par la force du cœur et par l'amour de la nature, autant que par le positif de ses résultats, il a enlevé le monde. Ses cartes et son premier ouvrage, tiré à cent cinquante mille, sont libéralement donnés aux marins de toute nation par la république des États-Unis. Nombre d’hom- mes éminents, en France et en Hollande, Jansen, Tricaut, Julien, Margolé, Zurcher et autres, se sont faits les interprètes, les éloquents mission- naires de cet apôtre de la mer. Pourquoi l'Amérique, en cela, a-t-elle fait plus que nous? l'Amérique, c’est le désir. Elle est jeune, et elle brûle d’être en rapport avec le globe. Sur son superbe continent, et au milieu de tant d'É- tats, elle se croit pourtant solitaire. Si loin de sa mère l’Europe, elle regarde vers ce centre de la civilisation, comme la terre vers le soleil, et tout ce qui la rapproche du grand luminaire la fait palpiter. Qu'on en juge par l'ivresse, par les fêtes si touchantes auxquelles donna lieu là-bas le télé- sraphe sous-marin qui mariait les deux rivages, promettait le dialogue et la réplique par minutes, de sorte que les deux mondes n'auraient plus qu'une pensée!” | LE POULS DE LA MER. 55 Maury nous a démontré avec un génie véri- table l'harmonie de l'air et de l’eau. Tel l'Océan maritime, tel l'océan aérien. Ses mouvements al- ternatifs, l'échange de ses éléments, sont tout à fait analogues. Il distribue la chaleur sur le monde, et fait la sécheresse ou l'humidité. Celle-ci, il la prend sur les mers, sur l'infini de l'océan cen- tral, aux tropiques surtout, aux grands bouilleurs de la chaudière universelle. Il se fait sec au contraire en passant sur les déserts brülés, les grands conti- nents, les glaciers (vrais pôles intermédiaires du globe) qui lui pompent jusqu’à sa dernière goutte. L'échauffement de l’équateur et le refroidissement du pôle, alternant la densité et la légèreté des va- peurs, les font voyager en courants et contre-cou- rants horizontaux qui s'échangent. Sous la ligne, la chaleur qui allége les vapeurs et les fait mon- ter crée des courants de bas en haut. Avant de se distribuer, elles planent en ce réservoir sombre qui (nous l'avons dit) fait autour du globe comme un anneau de nuages. Voilà donc des pulsations et maritimes et aérien- nes, autres que le pouls de la marée. Gelui-ci était extérieur, imprimé par d'autres astres au nôtre. Mais ce pouls des courants divers est intrinsèque à la terre, il est sa vie elle-même. 24 LE POULS DE LA MER. Dans le livre de Maury, le coup de génie, selon moi, est d’avoir dit : « L'agent le plus apparent de la circulation maritime, la chaleur, n'y suffirait pas. Il en est un autre, non moins important, et plus encore, c’est le sel. » Le sel est si abondant dans la mer, que, si on le réunissait sur l'Amérique, il la couvrirait d’une montagne de 4,500 pieds d'épaisseur. La salure de la mer, sans varier beaucoup, aug- mente ou diminue pourtant selon les localités, les courants, le voisinage de l’équateur ou des pôles. Dessalée ou ressalée, la mer est par cela même lourde, ou légère, plus ou moins mobile. Ce mélange continuel, avec ses variations, fait courir l’eau plus ou moins vite, c'est-à-dire produit des courants, — et des courants horizontaux, au sein de la mer, — et des courants verticaux de la mer des eaux à celle de l'air. Un Français, M. Lartigue, a ingénieusement relevé plusieurs des lacunes et des inexactitudes que présente la géographie de Maury. (Annales marit.) Mais l’auteur américain, le prévenant en cela, ne cache nullement ce qu’il pense de l’incomplet de sa LE POULS DE LA MER. 99 science. Sur quelques points, il déclare ne donner quedes hypothèses. Parfois ilest manifestement in- certain, rêveur, inquiet. Son livre, honnête et loyal, laisse surprendre aisément le combat intérieur que s'y livrent deux esprits : le littéralisme biblique, qui fait de la mer une chose, créée de Dieu en une fois, une machine tournant sous sa main, — et le sentiment moderne, la sympathie de la nature, pour qui la mer est animée, est une force de vie et pres- que une personne, où l'âme aimante du monde continue de créer toujours. Il est curieux de voir dans ce livre l’auteur ap- procher peu à peu du dernier point de vue par une invincible pente. Tout ce qu'il peut, il l’ex- plique d'abord mécaniquement, physiquement (par la pesanteur, la chaleur, la densité, etc.). Mais cela ne suffit pas. Il ajoute, en certains cas, telle at- traction moléculaire, telle action magnétique. Cela ne sufhit pas encore. Alors franchement il a re- cours aux lois physiologiques qui régissent la vie. Il donne à la mer un pouls, des artères, un cœur même. Sont-ce de simples formes de style, des comparaisons ? Point du tout. Il a (et c’est son gé- nie), il a en lui un sentiment impérieux, invincible, de la personnalité de la mer. Voilà le secret de sa puissance, voilà ce qui à ravi. Avant lui, c'était une chose pour tant de ma- 56 LE POULS DE LA MER. rins qui traînaient sur ses eaux. Par lui, c'est une personne ; ils y sentent {ous une violente et redou- table maîtresse qu'on adore, qu'on veut dompter. Il aime, il aime la mer. Mais, d'autre part, à chaque instant, il se contient et s'arrête, craignant de dépasser le cadre où il voudrait s’enfermer. Comme Swammerdam, Bonnet, et tant de savants illustres d’âme religieuse, 1l craint qu'en expli- quant trop la Nature par elle-même, on ne fasse tort à Dieu. Timidité peu raisonnable. Plus on montre partout la vie, plus on fait sentir la grande Ame, adorable unité des êtres par qui ils s’engen- drent et se créent. Où donc serait le péril si l’on trouvait que la mer, dans son aspiration constante à l’existénce organisée, est la forme la plus éner- gique de l'éternel Désir qui jadis évoqua ce globe et toujours enfante en lui ! Cette mer salée comme du sang, qui a sa circula- tion, qui a un pouls et un cœur (Maury nomme ainsi l'équateur), où elle échange ses deux sangs, un être qui a tout cela est-il sûr qu’il soit une chose, un élément morganique ? Voilà une grande horloge, une grande machine à vapeur qui imite à s'y méprendre le mouvement des forces vitales. Est-ce un jeu de la nature? ou bien ne faut-il pas croire qu'il y a dans ces masses un mélange d’animalité? LE POULS DE LA MER. 97 Un fait énorme, qu'il pose, mais secondairement, de profil, c'est que l'infini vivant de la mer, les milliards de milliards d'êtres qu'elle fait et défait sans cesse, absorbent le lait de vie, l'écume mé- lée à ses eaux, leur Ôtent leurs sels divers, dont ils se font, eux et leurs coquilles, etc., etc. Par là, ils rendent cette eau dessalée, donc plus légère, par- tant mobile et courante. Aux laboratoires puissants d'organisation animale, comme celui de la mer des Indes, celui de la mer de Corail, cette force, ailleurs inoins remarquée, apparait ce qu'elle est, im- inense. " « Chacun de ces imperceptibles, dit Maury, change l'équilibre de l'Océan ; ils l’harmonisent, et sont ses compensaleurs. » —Est-ce assez dire ? ne seraient- . ils pas ses moteurs essentiels, qui ont créé ses LE $ grands courants, mis la machine en mouvement ? Qui sait si ce circulus vilal de l'animalité marine n'est pas le point de départ de tout le circulus phy- sique, si la mer anunalisée ne donne pas le branle éternel à la mer animalisable, non organisée encore, mais ne demandant qu à l'être el fermentant de vie prochaine ? ie ET aû saot à ë nus + vol lt “ DT hr ob TU À denis care dar «nil ns 15 Et 6 ot > _sÈ r ii | Mi “if, cat: seit voëts À Aube: es Hot rat “1 | #5 doux et st Tutos os #5 tusthis +30 ass RETAET “nr ds sur LT DE Len LS ha b EL a rares séilé ts étierdé d Jauete, Jeans 184 Ai ;e _krdlérée on ? suit sons s e-ME 8 Es io ip : pres ë DOPCTTUUE no rep 1 7 atlas? 48 TR nd vols Fr SE eût si mnt #34 # nl os! és nbob : se raihoro ait Fame EUTEL AE ont; shisrtios LÉ Gb Dec Mer # re 1 # “! 5% PL" , < | ; a cd | ii PÈRE | 5 SN AS ke ‘42e rh jé LACS ë ‘a #s “ x » ; D LL CARCE 1 SF EE VI LES TEMPÈTES « Il se fait de temps en temps des commotions dans la mer qui semblent avoir pour but d'assurer les époques de ses travaux. Ces phénomènes peu- vent être considérés comme les spasmes de la mer. » (Maurvy.) Il entend par là spécialement les brusques mou- vements qui paraissent venir du dessous, et qui, dans les mers d'Asie, équivalent à de véritables tempêtes. Les causes qu'il leur assigne sont di- verses : l° la rencontre violente de deux marées, de deux courants ; 2° la surabondance subite des eaux de pluie à la surface; 5° la rupture et la fonte rapide des glaces, etc. D’autres ajoutent l'hypo- thèse des mouvements électriques, des souiève- ments vol’aniques, qui peuvent se faire au fond. Il est pourtant vraisemblable que le fond et la 60 LES TEMPÊTES. grande masse des eaux sont assez paisibles. Autre- ment, la mer serait impropre à remplir sa grande fonction, de mère et nourrice des êtres. Maury l'appelle quelque part une grande nourricerie. Un monde d’êlres délicats, plus fragiles que ceux de la terre, sont bercés, allaités de ses eaux. Cela donne de son intérieur une idée très-douce, et porte à croire que ces agilations si violentes ne sont pas communes. De sa nature, elle est généralement régulière, soumise à de grands mouvements uniformes, pé- riodiques. Les tempêtes sont des violences passa- oéres que lui font les vents, les forces électriques ou certaines crises violentes d’évaporation. Ge sont des accidents qui se passent à la surface, et qui ne révèlent nullement la vraie, la mystérieuse personnalité de la mer. | Juger d'un tempérament humain sur quelques accès de fièvre, ce serait chose insensée. Combien plus de juger la mer sur ces mouvements momeu- tanés, extérieurs, qui paraissent n’affecter que des couches de quelques centaines de pied! Partoul où la. mer est profonde, sa vie continue LES TEMPÊTES. 61 équilibrée, parfaitement balancée, calme et fé- conde, toute à ses enfantements. Elle ne s'aperçoit pas de ces petits accidents qui ne se passent qu’en haut. Les grandes légions de ses enfants qui vivent (quoi qu’on ait dit) au fond de sa paisible nuit et ne remontent tout au plus qu'une fois par an vers la lumitre et les tempêtes doivent aimer leur grande nourrice comme l'harmonie elle-même. Quoi qu'il en soit, ces accidents intéressent trop la vie de l'homme pour qu'il ne mette pas tous ses soins à les observer. Cela ne lui est pas facile. Il y garde peu son sang-frord. Les descriptions les plus sérieuses donnent des traits vagues et géné- raux, fort peu ce qui fait pour chaque tempête son originalité, ce qui l'individualise comme résultante imprévue de mille circonstances obscures, impos- sibles à démèler. L'observateur en süreté qui re- yarde du rivage voit mieux sans doute, n élan pas occupé de son péril. Mais peut-il juger de l'ensemble autant que celui qui est au centre du tourbillon et qui jouit de {ous côtés du terribie pa- lorama ? | 62 LES TEMPÊTES. Nous devons aux navigateurs, nous autres hom- mes de terre, ce respect de tenir grand compte des faits qu'ils attestent, de ce qu'ils ont vu et souffert. Je trouve de très-mauvais goût la légè- reté sceptique que des savants de cabinet ont montrée relativement à ce que les marins nous di- sent, par exemple, de la hauteur des vagues. Ils plaisantent les navigateurs qui la portent à cent pieds. Des ingénieurs ont cru pouvoir prendre me- sure à la tempête, et calculer précisément que l'eau ne monte guère à plus de vingt pieds. Un excellent observateur nous assure tout au con- traire avoir vu fort nettement, du rivage, en sécurité, des entassements de vagues plus élevés que les tours de Notre-Dame et plus que Mont- maärtre même. Il est trop évident qu’on parle de choses diffé- rentes. De là la contradiction. S'il s'agit de ce qui fait comme le champ de la tempête, son lit infé- rieur, si l'on parle des longues rangées de vagues qui roulent en lignes et gardent dans leur fureur quelque régularité, le rapport des ingénieurs est exact. Avec leurs crêtes arrondies et les vallées al- ternatives qu’elles présentent tour à tour, elles dé- ferlent au plus dans une hauteur de vingt à vingt- cinq pieds. Mais les vagues qui se contrarient et qui ne vont pas. ensemble s'élèvent à bien d'autres LES TEMPÊTES, 65 hauteurs. Dans leur choc, elles prennent des forces prodigieuses d'ascension, se lancent, et retombent d'un poids d'une incroyable lourdeur, à assommer, enfoncer, briser le vaisseau. Rien de lourd comme l'eau de mer. Ce sont ces jets de vagues en lutte, ces retombées épouvantables dont les marins par- lent, phénomènes dont on ne peut nullement cal- culer la grandeur réelle. Dans un jour, non de tempête, mais d'émotion, où l'Océan préludait par des gaietés sauvages, J'é- tais tranquillement assis sur un beau promontoire d'environ quatre-vingts pieds. Je m'amusais à le voir, sur une ligne d’un quart de lieue, faire l'as- saut de mon rocher, arrondir la verte crinière de sa longue vague, la pousser comme à la course. Elle frappait vaillamment, faisait trembler le pro- montoire ; j'avais le tonnerre sous mes pieds. Mais cette régularité se démentit tout à coup. Je ne sais quelle vague d'ouest vint par le travers frapper ou- trageusement ma grande vague régulière, qui me venait du midi. Dans le conflit, tout à coup le soleil me fut caché; sur mon promontoire si haut, ce fut, non une vapeur irisée d'écume légère, mais bien une grosse lame noire, qui bondit, tomba lour- dement, m'enveloppa, me baigna; j'en restai fortement mouillé. J'aurais voulu avoir là MM. les académiciens et MM. les ingémeurs qui me- 64 LES TEMPÊTES. _ surent si précisément les combats de l'Océan. Il ne faut pas, assis chez soi, mettre en doute légèrement la véracité de tant d'hommes intrépides, endurcis et résignés, qui voient frop souvent la mort pour avoir la vanité puérile d’exagérer leurs dangers. Il ne faut pas non plus opposer les calmes récits des navigateurs ordinaires, qui suivent les grandes routes connues, aux tableaux, parfois émus, des audacieux découvreurs qui les visitèrent les premiers, qui relevèrent, décrivirent les ré- cifs, les écueils, attentifs à voir de près et étudier le péril, autant que le vulgaire marin, le roulier de la mer, cherche à l'éviter. Les Cook, les Péron, les Durville, et autres chercheurs, coururent de très- réels dangers dans les eaux, moins fréquentées alors, de la mer de Corail, de l'Australie, ete , obli- gés d'affronter de près des bancs qui changent sans cesse, des courants contrariés qui se croisent et qui produisent d’affreuses luttes intérieures aux passages étroits. « Sans tempête, par le roulis seul, le vent étant droit de l'arrière, une lamé qui vient de travers fait des secousses si dures, que la cloche LES TEMPÊTES. 65 du vaisseau se met à tinter d'elle-même, et, si ces grands roulis duraient, avec leurs mouvements à faux, il en serait détraqué, démembré et démoli. « Aux acores du banc des Aiguilles, dit encore Durwville, les lames atteignaient quatre-vingts, cent pieds de hauteur. Jamais je ne vis une mer si monstrueuse. Ces vagues ne déferlaient sur nous heureusement que de leurs sommités, autrement la corvette était engloutie.. Dans cet horrible com- bat, elle resta immobile, ne sachant à qui entendre. Par moments, les marins, sur le pont, étaient sub- mergés. Affreux chaos qui ne dura pas moins de quatre heures de nuit. un siècle à blanchir les cheveux! ... — Telles sont les tempêtes australes, siterribles, que, même sur terre, les naturels qui les pressentent en sont épouvantés d'avance et se cachent dans leurs cavernes. » Quelque exactes, intéressantes, que soient ces descriptions, je n’ai garde de les copier. Encore moins m'enhardirais-je à imaginer, arranger les choses que je n’aurais pas vues. Je ne dirai qu'un mot des tempêtes que j'ai observées. J’y ai du 4, 66 LES TEMPÊTES. moins saisi, je crois, les caractères différents qui distinguent l'Océan et la Méditerranée. Pendant la moitié d'une année passée à deux lieues de Gênes, sur la plus jolie mer du monde, la plus abritée, à Nervi, je n’eus qu'une petite tem- pête de caprice qui dura peu, mais, dans ce court moment, ragea avec une furie singulière. La voyant mal de ma fenêtre, je sortis, et, par des ruelles tortueuses, entre les hauts palazzi, je me hasardai à descendre, non sur la plage (il n'y en a point), mais sur une corniche de noires roches volcaniques qui bordent le rivage, étroit sentier qui souvent n’a pas trois pieds de large, et qui, montant, des- cendant, souvent surplombant la mer, la domine de trente pieds, parfois de quarante ou soixante. On ne découvrait pas bien loin. Des tourbillons continuels tiraient le rideau. On voyait peu; ce qu'on voyait était borné et affreux. L'âpreté, les angles cassants de cette côte de cailloux, ses pointes et ses pics, ses rentrées subites et dures, #mposaient à la tempête des sauts, des bonds, des efforts incroyables, des tortures d'enfer. Elle grin- çait d'écume blanche, et comme d’exécrables sou- rires, à la férocité des laves qui, sans pitié, la bri- saient. C'étaient des bruits insensés, absurdes ; jamais rien de suivi; c'étaient des tonnerres dis- cordants, de si aigres sifflements comme ceux des LES TEMPÊTES. 67 machines à vapeur, qu'on se bouchait les oreilles. Abasourdi d'un spectacle qui hébétait tous les sens, . J'essayai de me ravoir; m'appuyant bien à un mur qui rentrait el n'eût pas permis à la furieuse de me prendre, je compris mieux ce tapage. Rude et courte était la lame, et le plus dur du combat te- nait à cette côte étrange, découpée si sèchement, à ces angles cruels qui pointaient dans la tempête, déchiraient le flot. La corniche par-dessous, ici et là, l'enfonçait dans ses profondeurs tonnantes. L'œil aussi était blessé autant que l'oreille au contraste diabolique de cette neige éblouissante fouettant dans ces laves si noires. Au total, je le sentis, la mer, bien moins que la terre, rendait la chose terrible. C'est le con- traire sur l'Océan. $ k Fa [2 # - * + 03 1 . BH OE sai TOUS cos : as tete LA tre 07) “als tte tonte - nee RO EL a É pr = de LA GHtRES -5à LR VII LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859 La tempête que j'ai le mieux vue, c’est celle qui sévit dans l'Ouest le 24 et le 25 octobre 1859, qui reprit plus furieuse et dans une horrible gran- deur le vendredi 28 octobre, dura le 29, le 50 et le 31, implacable, infatigable, six jours et six nuits, sauf un court moment de repos. Toutes nos côtes occidentales furent semées de naufrages. Avant, après, de très-graves perturbations baromé- triques eurent lieu; les fils télégraphiques furent brisés ou pervertis, les communications rompues. Des années chaudes avaient précédé. On entra par cette tempête dans une série fort différente de temps froids et pluvieux. L'année 1860 elle-même, jusqu'au jour où j'écris ceci, est livrée à la noyade obstinée des vents d'ouest et de sud qui semblent » > 70 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. vouloir nous jeter toutes les pluies de l'Atlantique et du grand Océan austral. J'observai cette tempête d’un lieu aimable et pai- sible, dont le caractère très-doux ne faisait rien attendre de tel. C'est le petit port de Saint-Georges, près Royan, à l'entrée de la Gironde. Je venais d'y passer cinq mois en grande tranquilité, me recueil- lant, interrogeant mon cœur, y cherchant de quoi répondre au sujet que j'ai traité en 1899, sujet si délicat, si grave. Le lieu, le livre, se mêlent agréa- blement dans mes souvenirs. Aurais-je pu l'écrire ailleurs? je ne sais. Ce qui est sûr, c'est que le parfum sauvage du pays, sa douceur sévère, les senteurs d'amertume vivifiante dont ses bruyères sont charmées, la flore des landes, la flore des dunes, ont fait beaucoup pour ce livre et s'y re- trouveront toujours. La population du lieu allait bien à cette nature. Rien de vulgaire, nulle grossièreté. Les agriculteurs y sont graves, de mœurs sérieuses. Les marins sont des pilotes, une petite tribu protestante, échappée aux persécutions. Une honnêteté primitive (la ser- rure n’est pas encore inventée dans ce village). Point LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 71 de bruit. Une modestie rare chez les hommes de mer, la discrétion et le tact qu'on ne trouve pas toujours dans les classes les plus élevées. Bien vu, et bien voulu d'eux, je n'en eus pas moins la solitude né- cessaire au travail. D'autant plus m'intéressais-je à ces hommes et à leurs périls. Sans leur parler, chaque jour je les suivais de mes vœux dans leur métier héroïque. J'étais inquiet du temps, et me demandais souvent, en observant le dangereux pas- sage, si la mer, longtemps belle et douce, n'aurait pas de cruels retours. Ce lieu de danger n’est point triste. Chaque matin, de ma fenêtre, je voyais en face les voiles blanches, légèrement rosées de l’aurore, d’une foule de vais- seaux de commerce qui attendent le vent pour sor- tir. La Gironde, à cet endroit, n'a pas moins de trois lieues de large. Avec la solennité des grandes rivières d'Amérique, elle a la gaieté de Bordeaux. Royan est un lieu de plaisir où l’on vient de tous ces pays de Gascogne. Sa baie et celle de Saint- Georges sont gratuitement régalées du spectacle des jeux folâtres auxquels les marsouins se livrent dans la chasse aventureuse qu'ils viennent faire en pleine rivière et jusqu’au milieu des baigneurs. Ils bondissent et se jettent en l'air à cinq ou six pieds de l'eau. Il semble qu'ils sachent à merveille que personne, en ce pays, ne se livre à la pêche, qu'à 72 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. ce lieu de grand combat où il s'agit à chaque heure de diriger et sauver les vaisseaux, on ne songe suère à convoiter l'huile d’un marsouin. A celte gaieté des eaux, joignez la belle et unique harmonie des deux rivages. Les riches vignes du Médoc regardent les moissons de la Saintonge, son agriculture variée. Le ciel n’a pas la beauté fixe, quelquefois un peu monotone, de la Méditerranée. Celui-ci est très-changeant. Des eaux de mer et des eaux douces s'élèvent des nuages 1risés qui projet- tent, sur le miroir d'où ils viennent, d’étranges couleurs, verts clairs, roses et violets. Des créa- lions fantastiques, qu’on ne voit un moment que. pour les regretter, décorent de monuments bi- zarres, d'arcades hardies, de ponts sublimes, par- fois d’arcs de triomphe, la porte de l'Océan. Les deux plages, demi-circulaires, de Royan et de Saint-Georges, sur leur sable fin, donnent aux pieds les plus délicats la plus douce promenade qu'on prolonge sans se lasser dans la senteur des pins qui égayent la dune de leur jeune verdure. Les beaux promontoires qui séparent ces plages, et les landes de l'intérieur, vous envoient, même de loin, de salubres émanations. Celle qui domine aux dunes est quelque peu médicale, c'est l'odeur micllée des nnunortelles, où semble se concentrer tout le soleil et la chaleur des sables. Aux landes, LA TEMPÊTE D’OCTOBRE 1859. 75 Meurissent les amers, avec un charme pénétrant qui réveille le cerveau, ravive le cœur. C’est le thym et le serpolet, c’est la marjolaine amoureuse, ” c'est la sauge bénie de nos pères pour ses grandes vertus. La menthe poivrée, et surtout le petit œillet sauvage, ont les parfums les plus fins des épices de l'Orient. Il me semblait que, sur ces landes, les oiseaux chantaient mieux qu'ailleurs. Jamais je ne trouvai une alouette comme celle que j'entendis en juillet sur le promontoire de Vallière. Elle montait dans l'esprit des fleurs, montait dorée du soleil qui se couchait sur l'Océan. Sa voix qui venait de si haut (elle était peut-être à mille pieds), pour être tellement puissante, n'était pas moins modeste et douce. C'est au nid, à l'humble sillon, aux petits qui la regardaient, qu’elle adressait visiblement ce chant agreste et sublime; on eût dit qu'elle inter- prétait en harmonie ce beau soleil, cette gloire où elle planait, sans orgueil, les encourageant, et di- sant ! « Montez, mes petits. » De tout cela, chants et parfum, air doux et mer adoucie par l’eau de la belle rivière, se compose une harmonie infiniment agréable, toutefois sans grand éclat. La lune m'y paraissait lumineuse sans vive clarté, les étoiles très-visibles, mais peu scm- tillantes. Climat heureux, tout humain, et qui se- 5 + 74 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. rait voluptueux, s’il ne s'y méêlait je ne sais quoi qui fait réfléchir, éloigne de la rêverie et ramène à la pensée. Pourquoi? Sont-ce les sables mouvants, les dunes changeantes, les calcaires croulants et pleins de fossiles, qui vous avertissent de la mobilité univer- selle? Est-ce le souvenir silencieux, mais nulle- ment effacé, des persécutions protestantes? C'est aussi, et bien plus encore, la solennité du pas- sage, la fréquence des naufrages, la proximité d'une mer terrible entre toutes, qui rend l'inté- rieur sérieux. Un grand mystère se passe à ce point solennel, un traité, un mariage, mais bien autrement impor- tant qu'aucun hymen royal. Mariage, il est vrai, de raison entre époux peu assortis. La dame des eaux du Sud-Ouest, doublée de Tarn et de Dor- dogne, poussée de ses violents frères les torrents des Pyrénées, elle vient, cette aimable et souve- raine Gironde, s'offrir à son époux gigantesque, le vieil Océan. Mais nulle part il n’est plus dur, plus rébarbatf. La triste barrière des boues de Cha- rente, puis la longue ligne des sables qui l'ar- LA LEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 75 rêtent cinquante lieues, le mettent de mauvaise humeur. Quand il n'amoneelle pas sa fureur con- tre Bayonne et Saint-Jean-de-Luz, il bat la pauvre Gironde. Elle ne sort pas, comme la Seine, abritée de plusieurs côtés. Elle tombe tout droit en face de l'Océan illimité. Le plus souvent il la rem- barre. Elle recule; elle se jette à droite, à gau- che. Elle se cache et dans les marais de Samntonge, et jusque sous les vignes du Médoc, communiquant à ses vins les qualités sobres et froides qui sont l'esprit de ses eaux, Maintenant, imaginez des hommes assez hardis pour se jeter, au grand débat, entre ces époux, pour aller dans une barque, affrontant les coups qu'ils se portent, chercher le vaisseau timide qui attend à l'embouchure et n'ose s'aventurer. C'est la vie de mes pilotes, modeste, mais si glorieuse, quand on saura la raconter. Il est facile à comprendre que le vieux roi des naufrages, l'antique thésaüriseur de tant de biens submergés, ne sait nul gré aux indiscrels qui viennent lui disputer sa proie. Si parfois 1l les laisse faire, souvent aussi, malicieux, sournois, 1l les atteint, se venge, charmé de noyer un pilote plus que d'engloutir deux vaisseaux. Il y avait pourtant quelque temps qu’on ne par- lait point d'accident. L'été, fort chaud, de 1899, 76 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. ne présenta guère de sinistres en ces parages qu'une barque brisée en juin. Mais je ne sais quelle agitation faisait prévoir des malheurs. Sep- tembre vint, et octobre. Le monde brillant des visiteurs, qui ne veut de la mer que ses sourires, déjà s'était éclipsé. Je restai, attaché là par mon travail inachevé, et aussi par l'attrait étrange qu'ont ces saisons intermédiaires. On remarquait des vents changeants, bizarres, et qu'on ne voit guère : exemple, un vent brülant de l’est, un souffle d'orage venant du côté toujours serein. Les nuits étaient parfois chaudes (et plus en septembre qu’en août), sans sommeil, agitées, nerveuses ; le pouls était fort, ému sans cause ap- parente, l'humeur inégale. Un jour que nous étions assis dans les pinadas, battus par le vent, un peu garantis pourtant par la dune, nous entendimes une jeune voix, singulière- ment claire et perçante; d'un fin et fort timbre d'acier. C'était pourtant une très-jeune fille, fort petite, de profil austère. Elle passait avec sa mère, et chantait de toutes ses forces des paroles d'une vieille chanson. Nous les priâmes de s’as- seoir et de la chanter tout du long. Ce petit poëme rustique disait merveilleusement le double esprit de la contrée. La Saintonge est agricole, aime le foyer. Ce ne sont pas là les Bas- LS LA TEMPÊTE D’'OCTOBRE 1859. ed ques, leur esprit d'aventures. Mais, malgré ses goûts sédentaires, elle se fait maritime, se lance dans les hasards. Pourquoi? La légende l'ex- plique : La jolie fille d’un roi, qui s'amuse à laver son linge, comme la Nausicaa de l'Odyssée, a laissé al- ler son anneau à la mer; le fils de la côte s’y jette pour le chercher, mais se noie. Elle pleure, et elle est changée dans le romarin du rivage, si amer et si parfumé. Cette ballade du naufrage, chantée à ce temps critique dans cette forêt gémissante d'orage im- minent, m'émut, me charma, mais en fortifiant mon pressentiment intérieur. Chaque fois que j'allais à Ro yan, je pouvais atten- dre qu'en ce petit voyage, qui n'est que de quelques heures, l'orage me surprendrait sur la route sans abri. Il pesait sur moi dans les vignes de Saint- Georges et la lande du promontoire que je gravissais d'abord. Il pesait, plus lourd encore, dans la grande plage circulaire de Royan que je suivais. La lande, quoiqu'en octobre, avait tous ses parfums sau- vages, et ils me semblaient par moments plus péné- 18 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. trants que jamais. Sur la plage, encore paisible, le vent me soufflait au visage, tiède et doux, et, non moins douce, de ses caresses suspectes, la mer venait lécher mes pieds. Je ne m'y laissais pas prendre, et je me doutais assez de ce que tous deux préparaient. Pour prélude, après des soirées fort belles, écla- taient dans la nuit d’effroyables coups de vent. Cela revint plusieurs fois, et spécialement le 26. Cette nuit-là, je ne doutai pas qu'il n’y eût de grands sinistres. Nos marins étaient sortis. Dans ces longues fluctuations de la crise équinoxiale, on attend d'abord un peu; puis, les choses se prolongeant, le devoir et le métier parlent; om passe outre et l'on se hasarde, au risque d'un coup subit. J'en eus l'impression très-forle. Je me dis : « Quelqu'un périt. » Cela n’était que trop vrai. Sur une barque de pilote qui allait, malgré le gros temps, tirer un vaisseau du danger de Ja passe, un malheureux fut enlevé, et la barque, près de périr elle-même, ne put jamais le repren- dre. Il laissait trois enfants et une femme enceinte. Cequile rendait encore particulièrement regrettable, c'est que cet homme excellent, par un amour géné- reux qui n'est pas rare chez les marins, avait juste- ment épousé une pauvre fille incapable de travail, qui r LA TEMPÊTE D'OCTOBRE i59. 79 par accident avait perdu plusieurs phalanges des doigts. Terrible situation : elle est infirme, enceinte et veuve. On faisait une collecte, et j’allai porter à Royan ma petite offrande. Un pilote que je rencontrai parla de l'événement avec une vraie douleur : « Tel est notre métier, monsieur; c’est surtout quand la mer est mauvaise que nous devons sor- ür. » Le commissaire de la marine, qui a en main les registres des vivants et des morts, et connait mieux que personne la destinée de ces familles, me parut aussi triste et inquiet. On sentait bien que ceci n'était qu'un commencement. Je me remis en route par la plage, et j'eus le loisir, dans ce trajet assez long, d'observer, d’étu- dier, dans une zone de nuages qui, je crois, pou- vait s'étendre, en tous sens, à huit ou dix lieues. À ma gauche, la Saintonge, dont je suivais le rivage, attendait morne et passive. A ma droite, le Médoc, dont le fleuve me séparait, était dans un calme sombre. Derrière moi, venant de l’ouest, de l'Océan, montait un mondede nuages noirs. Mais, devant moi, un vent de terre soufflait contre eux (de Bordeaux. Ce vent descendait la Gironde, et l’on eût pu espérer que la puissante rivière, par ce grand courant pro- tecteur, repousserait le rideau lugubre que l'Océan élevait. £0 LA TEMPÊTE D’OCTOBRE 1859. Encore dans l'incertitude, je regardai derrière moi, et consultai Cordouan. Il me parut, sur son écueil, d'une pâleur fantastique. Sa tour semblait un fantôme qui disait : « Malheur! malheur ! » Je calculai mieux la situation. Je vis très-bien que le vent de terre non-seulement serait vaincu, mais qu'il était l'auxiliaire de son ennemi. Ce vent de terre soufflait très-bas sur la Gironde, en- fonçait, abattait tout obstacle inférieur, aplamis- sait par-dessous la voie aux hauts nuages sombres qui partaient de l'Océan ; il leur faisait comme un rail glissant, sur lequel montés ils venaient d’au- tant plus vite. En peu de temps, tout fut fini du côté de la terre, tout souffle cessa, tout s’éteigmit en teintes grises ; sans obstacle régnèrent les vents supérieurs. Quand j'arrivai dans les vignes de Vallière, près de Saint-Georges, beaucoup de gens étaient aux champs, achevant en hâte ce qu'ils avaient à faire, et pensant que de longtemps on ne pourrait tra- vailler. Les premières gouttes de pluie tombaient, mais en un moment il fallut fuir à la maison. LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 81 J'avais bien vu des orages. J'avais lu mille des- criptions de tempêtes, et je m'attendais à tout. Mais rien ne faisait prévoir l'effet que celle-ci eut par sa longue durée, sa violence soutenue, par son im- placable uniformité. Dès qu'il y a du plus ou du moins, une halte, un crescendo mème, enfin une variation, l'âme et les sens y trouvent quelque chose qui détend, distrait, qui répond à ses besoins impérieux de changement. Mais ici, cinq jours et cinq nuits, sans trêve, sans augmentation ni di- minution, ce fut la même fureur et rien ne changea dans l'horrible. Point de tonnerre, point de com- bats de nuages, point de déchirement de la mer. Du premier coup, une grande tente grise ferma l'hori- zon en tous sens ; on se trouva enseveli dans ce lin- ceul d'un morne gris de cendre, qui n'ôtait pas toute lumière, et laissait découvrir une mer de plomb et de plâtre, odieuse et désolante de mono- tonie furieuse. Elle ne savait qu'une note. C'était toujours le hurlement d’une grande chaudière qui bout. Aucune poésie de terreur n’eût agi comme cette prose. Toujours, toujours le même son : Heu! heu ! heu ! ou Uh! uh! uh! Nous habitions sur la plage. Nous étions plus que spectateurs de cette scène ; nous y étions mêlés. La mer par moments venait à vingt pas. Elle ne frap- . pait pas un coup que la maison ne tremblät. Nos 5 82 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 18359. fenêtres recevaient (heureusement un peu de côté) l'immense vent du sud-ouest qui apportait un tor- rent, non, mais un déluge, l'Océan soulevé en pluie. Du premier jour, en grande hâte, et non sans beau- coup de peine, il fallut fermer les volets, allu- mer les bougies si l'on voulait voir en plein jour. Dans les pièces qui regardaient la campagne, le bruit, la commotion, étaient tout aussi sensibles. Je persistais à travailler, curieux de voir si cette force sauvage réussirait à opprimer, entraver un libre esprit. Je maintins ma pensée active, maitresse d'elle-même. J'écrivais et je m'observais. A la longue seulement la fatigue et la privation de som- meil blessaient en moi une puissance, la plus déli- cale de l'écrivain, je crois, le sens du rhythme. Ma phrase venait inharmonique. Cette corde, dans mon imstrument, la première se trouva cassée. Le grand hurlement n'avait de variante que les voix bizarres, fantasques, du vent acharné sur nous. Cette maison lui faisait obstacle; elle état pour lui un but quil assaillait de cent manières. C'était parfois le coup brusque d'un maître qui frappe à la porte; des secousses, comme d'une main forie pour arracher le volet; c'étaient des plaintes aiguës par la cheminée, des désolations de ne pasentrer, des menaces si l'on n'ouvraii pas, en- x fin des emportements, d’effrayantes tentatives d'en- LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 89 lever le toit. Tous ces bruits étaient couverts pour- tant par le grand Heu! heu! Tant celui-ci était im- mense, puissant, épouvantable ! Le vent nous sem- blait secondaire. Cependant 1l réussissait à faire pénétrer la pluie. Notre maison (j'allais dire notre vaisseau) faisait eau. Le grenier, percé par places, versait des ondées. Chose plus sérieuse! la furie de l'ouragan, par un effort désespéré réussit à desceller le gond d’un volet, qui dès lors, quoique fermé encore, frémit, branla, s’agita. Il fallut le consolider en le liant fortement par ses ferrures à celui qui tenait mieux, et pour cela on dut hasarder d'ouvrir la fenêtre. Au moment où je l’ouvris, quoique abrité par les vo- lets, je me sentis comme dans un tourbillon, demi- sourd par l’horrible force d’un bruit égal au canon, d'un coup de canon permanent qu'on m'eût, sans interruption, tiré sous l'oreille. Fapercevais, par les fentes, une chose qui donnait la mesure de ces forces imcalculables. C'est que les vagues, croisées el brisées contre elles-mêmes, souvent ne pouvaient retomber. La rafale, par-dessous, les enlevait ccmme une plume, ces pesantes masses, les faisait fuir par la campagne. Qu’eût-ce été si, nos volets s'arrathant, la fenêtre s’enfonçant, le vent eût em- barqué chez nous ces grosses lames qu'il soulenait, poussait avec la roïideur d’une trombe, qu'il portes 84 LA TEMPÊTE D’'OCTOBRE 1859. à travers les champs, terribles et toutes bran- dies ?.… Nous avions la chance bizarre de faire naufrage sur terre. Notre maison, si avancée, pouvait voir son toit emporté, ou tout un étage peut-être. C'était l'inquiétude des gens du village, comme ils nous le dirent, leur pensée de chaque nuit. On nous conseil- lait de quitter. Mais nous supposions toujours que cette tempête si longue aurait une fin pourtant, et nous disions toujours : « Demain. » Les nouvelles qui venaient par terre ne nous apprenaient que naufrages. Tout près de nous, le 90 octobre, un navire qui venait de la mer du Sud avec une trentaine d'hommes périt à la passe même. Après avoir évité les rocs, les écueils, il était venu en face d'une petite plage de fin sable, où les femmes se baignent. Eh bien, sur cette douce plage, enlevé par le tourbillon et sans doute à grande hauteur, il retomba d’un poids épouvantable, fut assommé, éreinté, disloqué. IL resta là comme un corps mort. Qu'étaient devenus les hommes : on n’en trouva aucune trace. On sup- posa que peut-être tous avaient été balayés du pont. Ce tragique événement en faisait supposer bien d’autres, et l’on ne rêvait que malheurs. Mais la mer n'avait pas l'air d'en avoir encore assez. Tout le monde était à bout; elle, non. Je voyais nos pilotes LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 85 se hasarder derrière un mur qui les couvrait du sud- ouest, observer soucieusement, secouer la tête. Nul vaisseau, par bonheur pour eux, n'osa entreprendre d'entrer el ne réclama leur secours. Autrement, ils étaient là, prêts à donner leurs vies. Moi aussi, je regardais insatiablement cette mer, Je la regardais avec haine. N'étant pas en danger réel, je n’en avais que davantage l'ennui et la désolation. Elle était laide, d’affreuse mine. Rien ne rappelait les vains tableaux des poëtes. Seulement, par un contraste étrange, moins je me sentais bien vivant, plus, elle, elle avait l'air de vivre. Toutes ces vagues électrisées par un si furieux mouvement avaient pris une animation, et comme une âme fantastique. Dans la fureur générale, chacune avait sa fureur. Dans l'unifor- mité totale (chose vraie. quoique contradiclioire), il y avait un diabolique fourmillement. Était-ce la faute de mes veux et de mon cerveau fatigué? ou bien en était-il ainsi? Elles me faisaient l'effet d'un épouvantable mob, d'une horrible populace, non d'hommes, mais de chiens aboyants, un mil- lion, un milliard de dogues acharnés, ou plutôt fous. Mais que dis-je? des chiens, des dogues? ce n’était pas cela encore. C'étaient des apparitions - exécrables et innomées, des bêtes sans yeux ni oreilles, n'ayant que des gueules écumantes. 86 LA TEMPÊTE D’OCTOBRE 1859. Monstres, que-voulez-vous donc? n’êtes-vous pas soûls des naufrages que j'apprends de tous côtés : que demandez-vous ? — « Ta mort et la mort uni- verselle, la suppression de la terre, et le retour au chaos. » VIET LES PHARES impétueuse est la Manche, dans son détroit où s’engouffre le flux de l'océan du Nord. Apre est la mer de Bretagne, dans les remous violents de ses découpures basaltiques. Mais le golfe de Gascogne, de Cordouan à Biarritz, est une mer de contradic- tions, une énigme de combats. En allant vers le midi, elle devient tout à coup extraordinairemerit profonde, un abime où l'eau s’engouffre. Un ingé- mieux naturaliste la compare à un gigantesque en- tonnoir qui absorberait brusquement. Le flot, échappé de jà sous une pression épouvantable, remonte à des hauteurs dont nos mers ne donnent aucun autre exemple, La houle du Nord-Ouest est le moteur de la ma- 88 LES PHARES. chine. Si elle est un peu plus nord, elle pousse au fond du golfe, va écraser Saint-Jean-de-Luz. Et, si elle est plus ouest, elle refoule la Gironde ; elle coiffe d'horribles lames l'infortuné Cordouan. On ne connait pas assez ce respectable person- nage, ce martyr des mers. Il est, entre tous les phares, je crois, l'aîné de l’Europe. Un seul peut disputer avec lui d’antiquité, la célèbre Lanterne de Gênes. Mais la différence est grande. Celle- ci, qui couronne un fort, assise bien tranquille- ment sur un bon et ferme roc, peut sourire de tous les orages. Cordouan est sur un écueil que l'eau ne quitte jamais. L’audace, en vérité, fut orande de bâtir dans le flot même, que dis-je? dans le flot violent, dans le combat éternel d’un tel fleuve et d'une telle mer. Il en reçoit à chaque instant ou de tranchants coups de fouet, ou de lourds soufflets qui ton- nent sur lui comme ferait le canon. C'est un as- saut éternel. Il n'est pas jusqu'à la Gironde, qui, poussée par le vent de terre, par les torrents des Pyrénées, ne vienne aussi par moments battre ce portier du passage, comme s’il était responsable des obstacles que lui oppose l'Océan qui est au delà. Il est cependant lui seul la lumière de cette mer. Celui qui manque Cordouan, poussé par le vent du Nord, a à craindre; il pourra manquer encore LES PHARES. 89 Areachon. Cette mer, la plus terrible, est aussi la mer ténébreuse. La nuit, nul signe qui guide, nul point de repère. Pendant six mois de séjour que nous fimes sur cette plage, notre contemplation ordinaire, je dirai presque notre société habituelle, était Cordouan. Nous sentimes combien cette position de gardien des mers, de veilleur constant du détroit, en fai- saient une personne. Debout sur le vaste horizon du couchant, il apparaissait sous cent aspects variés. Parfois, dans une zone de gloire, il trromphait sous le soleil ; parfois, pâle et indistinct, 1l flottait dans le brouillard et ne disait rien de bon. Au soir, quand 1l allumait brusquement sa rouge lumière et lançait son regard de feu, il semblait un inspecteur zélé qui surveillait les eaux, pénétré et inquiet de sa responsabilité. Quoiqu'il arrivât de la mer, tou- jours on s’en prenait à lui. En éclairant la tempête, il en préservait souvent, et on la lui attribuait. C'est ainsi que l'ignorance traite trop souvent le génie, l'accusant des maux qu'il révèle. Nous- mêmes, nous nétions pas justes. S'il tardat à s’allumer, s'il venait du mauvais temps, nous l’accusions, nous le grondions. « Ah! Cordouan, Cordouan, ne sauras-tu donc, blanc fantôme, nous amener que des orages? » A LE 90 LES PHARES. Ce fut lui pourtant, je crois, qui dans la tempête d'octobre sauva nos trente hommes. Le vaisseau fut brisé, mais ils échappèrent. | C'est beaucoup de voir son naufrage, d'échouer en pleine lumière, en connaissance du lieu, des circonstances et des ressources qui restent. « Grand Dieu, s’il faut périr, fais-nous périr au jour! » Quand le vaisseau, emporté de la haute mer par cette houle furieuse, arriva la nuit près des côtes, il avait mille chances pour une de ne pas entrer en Gironde. À sa droite, la pointe lumineuse de Grave lui dit d'éviter le Médoc; à sa gauche, le petit phare de Saint-Palais lui fit voir le dangereux roc de la Grand’Caute du côté de la Saintonge. Entre ces feux blancs et fixes éclatait sur l’écueil central le rouge éclair de Cordouan, qui, de minute en minute, montre le passage. | Par un effort désespéré, 1l passa, mais ce fut tout. Le vent, la lame, le courant, l'accablèrent à Saint-Palais. La trinité secourable des trois feux s'y réverbérait; les trente virent où ils étaient, qu'ils allaient tomber sur le sable, et qu'ils avaient chance de vie s'ils quittaient à temps le vaisseau. Ils se tinrent prêts à s’élancer, se fièrent à l'ouragan, à la fureur même du vent. Il les traita en effet précisément comme ces lames qu’ilemporte dans les terres sans leur permettre le retour. Heur- - LES PHARES. 1 tés, froissés, ils allèrent tomber je ne sais où, mais enfin ils tombèrent vivants. Qui peut dire combien d'hommes et de vaisseaux sauvent les phares? La lumière, vue dans ces nuits horribles de confusion, où les plus vaillants se troublent, non-seulement montre la route, mais elle soutient le courage, empêche l'esprit de s’é- garer. C'est un grand appui moral de se dire dans le danger suprême : « Persiste! encore un cf fort !.. Si le vent, la mer, sont contre, tu n'es pas seul ; l'Humanité est là qui veille pour toi. » Les anciens, qui suivaient les côtes et les regar- daient sans cesse, avaient, encore plus que nous, besoin de les éclairer. Les Étrusques, dit-on, com- mencèrent à entretenir des feux de nuit sur les pierres sacrées. Le phare était un autel, un temple; une colonne, une tour. Les Celtes en élevèrent aussi ; de très-importants dolmen existent précisé- ment aux points favorables d'où l'on peut le mieux voir des feux. L'empire romain avait illuminé, de promontoire en promontoire, toute la Méditer- ranée. 92 LES PHARES. La grande terreur des pirates du Nord, la vie itremblante du sombre moyen âge , font éteindre tout cela. On n’a garde d'aider aux descentes. La mer est un objet de crainte. Tout vaisseau est un en- nemi, et, s'il échoue, une proie. Le pillage du nau- fragé est un revenu du seigneur : c’est le noble droit de bris. On sait ce comte de Léon enrichi par son écueil, « pierre précieuse, disait-il, plus que celles qu'on admire aux couronnes des rois. » De nos jours, innocemment, les pêcheurs ont souvent causé des naufrages en allumant au rivage des feux qu'on voyait de la mer. Les phares même en ont causé tant qu'on put les confondre entre eux. Un feu pris pour un feu voisin provoqua par- fois d'horribles méprises. C'est la France, après ses grandes guerres, qui prit l'initiative des nouveaux arts de la lumière et de leur application au salut de la vie humaine. Armée du rayon de Fresnel (une lampe forte comme quatre mille, et qu'on voit à douze lieues), elle se fit une ceinture de ces puissantes flammes qui entre-croisent leurs lueurs, les pénètrent l’une par l'autre. Les ténèbres disparurent de la face de nos mers. | Pour le marin qui se dirige d’après les constel- lations, ce fut comme un ciel de plus qu'elle fit LES PHARES. 95 descendre. Elle créa à la fois planètes, étoiles fixes et satellites, mit dans ces astres inventés les nuan- ces et les caractères différents de ceux de là-haut. Elle varia la couleur, la durée, l'intensité de leur scintillation. Aux uns, elle donna la lumière tran- quille, qui suffit aux nuits sereines; aux autres, une lumière mobile, tournante, un regard de feu qui perce aux quatre coins de l'horizon. Ceux-ci, comme les mystérieux animaux qui illuminent la mer, ont la palpitation vivante d’une flamme qui flamboie et pâlit, qui jaillit et qui se meurt. Dans les sombres nuits de tempêtes, ils s'émeuvent, semblent prendre part aux convulsions de l'Océan, et, sans s'étonner, ils rendent feu pour feu aux éclairs du ciel. Il faut songer qu'à cette époque (1826), et en 1830 encore, toute la mer était ténébreuse. Très- peu de phares en Europe. Nul en Afrique que celui du Cap. Nul en Asie que Bombay, Calcutta, Madras. Pas un dans l'énorme étendue de l'Amérique du Sud. Depuis, toutes les nations ont suivi, mité la France. Peu à peu la lumière se fait. 93 LES PHARES. Je voudrais pouvoir ici accomplir avec vous en une nuit la circumnavigalion de notre Océan, entre Dunkerque et Biarritz, et la revue des grands pha- res. Mais elle serait bien longue. Calais, de ses quatre phares de feux de couleurs différentes, qu'on doit voir de Douvres même, fait à l'Angleterre, au monde qui passe par l’Angle- terre, des signes hospitaliers. Le beau golfe de la Seine, entre la Hève et Barfleur, illuminé de pha- res amis, ouvre le Havre à l'Amérique et la reçoit directement au foyer, au cœur de la France. Elle-mème s'avance en mer pour recueillir les vaisseaux, éclairant d’un soin admirable toutes les pointes de la Bretagne. A l'avant-garde de Brest, à Saint-Matthieu, à Penmark, à l'ile de Sen, tout est couronné de feux, — tous différents, par éclairs de minutes ou de secondes, — qui disent au naviga- teur : « Gare! Observe ce rocher. Fuis cet écueil.… Tourne ici... Bon! te voilà dans le port. » Notez que toutes ces tours, élevées aux lieux. 24 dangereux, bâties souvent sur les brisants et dans les tempêtes même, posaient à l'art le problème de l’absolue solidité. Plusieurs s'élèvent à des hau- à je “r . LES PHARES. 95 teurs immenses. L'architecture du moyen âge, dont on parle tant, ne se hasardait à bâtir si haut qu'en donnant à l'édifice des soutiens extérieurs, contre-forts, arcs-boutants, et, vers la pointe des tours, elle ne se fiait plus à la pierre, mais appe- lait le secours peu artiste des crampons de fer qui relaient les pierres entre elles. C'est ce qu’on peut voir aisément à la flèche de Strasbourg, Nos con- structeurs méprisent ces moyens. Le phare des Héaux, récemment bâti par M. Reynaud sur le dangereux écueil des Épées de Tréguier, a la sim- plicité sublime d'une gigantesque plante de mer. Il n’a que faire des contre-forts. Il enfonce dans la roche vive ses fondements taillés au ciseau. Sur une base de soixante pieds en largeur, il dresse sa colonne de vingt-quatre pieds de diamètre. $es larges pierres de granit sont encastrées l’une dans l'autre. De plus, pour les parties basses, les assises sont reliées par des dés (aussi de granit) qui pé- nêtrent à la fois dans des pierres superposées. Le tout est taillé si juste, que le ciment est su- perflu. Du bas au haut, toute pierre mordant ainsi dans sa voisine, le phare n’est qu’un bloc unique, plus un que son rocher même. La lame ne sait où se prendre. Elle bat, elle rage, elle glisse. Dans ses grands coups de tonnerre, tout ce qu'elle gagne, c'est que le phare branle et s'incline quelque peu. NN à 96 LES PHARES. Mais cela n'a rien d’alarmant. On retrouve cette ondulation dans les plus anciennes, les plus solides tours. Donc, au lieu de tristes bastions qui jadis me- naçalent la mer, comme ceux que j'ai vus encore élevés contre les Barbaresques, la civilisation mo- derne bâtit les tours de la paix, de la bienveillante hospitalité. Beaux et nobles monuments, parfois sublimes aux yeux de l’art, et toujours touchants pour le cœur. Leurs feux de toutes couleurs, où se retrouvent l'or, l'argent des étoiles, offrent un fir- mament secourable qu’une Providence humaine a organisé sur la terre. Lorsque nul astre ne paraît, le marin voit encore ceux-ci, et reprend courage, en y revoyant son étoile, l’étoile de la Fraternité. On aime à s'asseoir près des phares, sous ces M feux amis, vrai foyer de la vie marine. Tel d’entre eux, et des moins anciens, est vénérable déjà pour les hommes qu'il a sauvés. Plus d'un souvenir s'y LES PHARES 97 rattache; des traditions les entourent, de belles légendes, mais vraies. Deux générations sont assez pour qu'ils deviennent antiques, sacrés du temps. La mère dira souvent à la jeune famille : « Celui-ci sauva votre aïeul, et, sans lui, vous n'étiez pas nés. » Que de visites ils reçoivent de la femme inquiète qui épie le retour! Le soir, et même la nuit, vous la trouveriez là assise, attendant et demandant que la secourable lumière qui brille là-haut ramène l’absent, le mette au port. Les anciens, fort justement, dans ces pierres sa- crées, honoraïient l’autel des dieux sauveurs de l’homme. Pour le cœur en pleine tempête, qui tremble et espère, la chose n’a pas changé, et dans l'obscurité des nuits, celle qui pleure et qui prie y voit l'autel et le dieu même. se mA Sas a pe na : AVANT Auf f Lo w mor à 1E SAUT sÿ ! Mn + ip driicirriah à rsftate dberirs" finish sfr un: :88 raoni 454 sis Fortin @ + UD i8S 20815 34h rats sp. hf) SÉTE FC HR 3 ; (0 Aura 38 #°A 25: st te ‘ha 4 Rep St At ÉD cr Sr C0 48 “ * Æ FTP ME SE É« FA 5 LL ri * “ CA à = AY < + £ POSE k 4 0e F LZ RE # LUPR CA R2- Ja | « Li ne] PES. " Ë LIVRE DEUXIEME LA GENÈSE DE LA MER FECONDITE Dans la nuit de la Saint-Jean (du 24 au 25 juin), cinq minutes après minuit, la grande pêche du ha- reng s'ouvre dans les mers du Nord. Des lueurs phosphorescentes ondulent ou dansent sur les flots. « Voilà les éclairs du hareng, » c'est le signal con- sacré qui s'entend de toutes les barques. Des profon- deurs à la surface un monde vivant vient de monter, suivant l'attrait de la chaleur, du désir et la lumière. Celle de la lune, pâle et douce, plait à la gent ti- mide ; elle est le rassurant fanal qui semble les en- hardir à leur grande fête d'amour. [ls montent, ils montent tous d'ensemble, pas un ne reste en ar- rière. La sociabilité est la loi de cette race; on ne les voit jamais qu’ensemble. Ensemble ils vivent 6. 192 FÉCO NDITÉ. ensevelis aux ténébreuses profondeurs ; ensemble ils viennent au printemps prendre leur petite part du bonheur universel, voir le jour, jouir et mourir. Serrés, pressés, ils ne sont jamais assez près l’un de l'autre; ils naviguent en bancs compactes. « C'est (disaient les Flamands) comme si nos dunes se mettaient à voguer. » Entre l'Écosse, la Hol- lande et la Norvège, 1l semble qu'une ile immense se soit soulevée, et qu'un continent soit près d'émerger. Un bras s'en détache à l’est et s'engage dans le Sund, emplit l'entrée de la Baltique. A cer- tains passages étroits, on ne peut ramer ; la mer est solide. Millions de millions, milliards de milliards, qui osera hasarder de deviner le nombre de ces lé- gions ? On conte que jadis, près du Havre, un seul pêcheur en {rouva un matin dans ses filets huit cent mille. Dans un port d'Écosse, on en fit onze mille barils dans une nuit. Ils vont comme un élément aveugle et fatal, et nulle destruction ne les décourage. Hommes, pois- sons, tout fond sur eux ; ils vont, ils voguent tou- jours, Il ne faut pas s’en étonner : c'est qu’en nawi- guant ils aiment. Plus on en tue, plus ils produisent et mulüiplient chemin faisant. Les colonnes épaisses, profondes, dans l'électricité commune, flottent li- vrées uniquement à la grande œuvre du bonheur. Le tout va à l'impulsion du flot et du flot électrique. FÉCONDITÉ. 105 Prenez dans la masse au hasard, vous en trouvez de féconds, vous en trouvez qui le furent et d’autres qui voudraient l'être. Dans ce monde, qui ne con- naît pas l’union fixe, le plaisir est une aventure, l'amour une navigation. Sur toute la route, ils épanchent des torrents de fécondité. À deux ou trois brasses d'épaisseur, l'eau dispa- raît sous l'abondance incroyable du flux maternel où nagent les œufs du hareng. C'est un spectacle, au lever du soleil, de voir aussi loin qu’on peut voir, à plusieurs lieues, la mer blanche de la lai- tance des mâles. Épaisses, grasses et visqueuses ondes, où la vic fermente dans le levain de la vie. Sur des centaines de lieues, en long et en large, c’est comme un vol- can de lait, et de lait fécond qui a fait son éruption, et qui a noyé la mer. Pleine de vie à la surface, la mer en serait comble si cette puissance indicible de produc- tion n'était violemment combattue par l'âpre ligue de toutes les destructions. Qu’on songe que chaque hareng a quarante, cinquante, jusqu'à soixante-dix mille œufs! Si la mort violente n'y 10% FÉCONDITÉ. portait remède, chacun d'eux se multipliant en moyenne par cinquante mille, et chacun de ces cinquante mille se multipliant de même à son tour, ils arriveraient en fort peu de générations à com- bler, solidifier l'Océan, ou à le putréfier, à suppri- mer toute race et à faire du globe un désert. La vie impérieusement réclame ic l'assistance, l'indispen- sable secours de sa sœur, la mort. Elles se livrent un combat, une lutte immense qui n’est qu'harmo- nie et fait le salut. Dans la grande chasse universelle sur la race condamnée, ceux qui se chargent de rabattre, d'empêcher la masse de se disperser, ceux qui la poussent aux rivages, ce sont les géants de la mer. La baleine et les cétacés ne dédaignent pas ce gibier; ils le suivent, plongent dans les banes, entrent dans l'épaisseur vivante; de leurs gueules immenses ils absorbent par tonnes la proie infinie qui n’en est pas diminuée et fuit vers les côtes. Là s'opère une bien autre et plus grande destruction. D'abord les petits des petits, les moindres poissons avalent le frai et les œufs du hareng, se gorgent de laite, mangent l'avenir. Pour le présent, pour le hareng tout venu, la nature a fait un genre glouton qui, de ses yeux écartés, ne voit guère, n’en mange que mieux, qui n’est qu'estomac, la gourmande tribu des gades (merlan, morue, etc.). Le merlan FECONDITÉ. 105 s'emplit, se comble de harengs, et devient gras. La morue s'emplit, se comble de merlans, et devient grasse. Si bien que le danger des mers, l'excès de la fécondité, recommence ici, plus terrible. La morue est bien autre chose que le hareng ; elle a jusqu'à neuf millions d'œufs! Une morue de cinquante livres en a quatorze livres pesant! le tiers de son poids! Ajoutez que cette bête, de maternité redoutable, est en amour neuf mois sur douze. C'est celle-ci qui mettrait le monde en péril. Au secours! lançons des vaisseaux, équipons des flottes. L'Angleterre seule y envoie vingt ou trente mille matelots. Com- bien l'Amérique et combien la France, la Hollande, toute la terre? La morue, à elle seule, a créé des colonies, fondé des comptoirs et des villes. Sa pré- paration est un art. Et cet art a une langue, tout un idiome technique propre aux pêcheurs de morue. Mais qu'est-ce que l'homme peut faire? La na- ture sait que nos petits efforts, nos flottes et nos pêcheries ne seraient rien pour son but, que la morue vaincrait l'homme. Elle ne se fie point à lui. Elle appelle des forces de mort bien au- trement énergiques. Du fond des fleuves à la mer arrive l'un des plus actifs, des plus détermi- nés mangeurs, l’esturgeon. Venu aux fleuves pour faire paisiblement l'amour, il en sort maigri et 106 FÉCONDITÉ àpre; il rentre, d'un appélil immense, dans le banquet de la mer. Grande douceur pour l'af- famé de trouver la grasse morue qui a assimilé en elle les légions du hareng. Bonheur infini pour lui de trouver là concentrée la substance, de mordre en chair pleine. Ce vaillant mangeur de mo- rue, quoique moins fécond, l'est encore; il a quinze cent mille œufs. Un esturgeon de quatorze cents livres a cent livres de laite, ou quatre cent cinquante livres d'œufs. Le danger se représente. Le hareng a menacé de sa fécondité terrible; la morue a menacé ; l'esturgeon menace encore. Il faut que la nature mvente un suprême dévora- teur, mangeur admirable et producteur pauvre, de digestion immense et de génération avare. Monstre secourable et terrible qui coupe ce flot invincible de fécondité renaissante par un grand effort d’ab- sorption, qui avale toute espèce indifféremment, les morts, les vivants, que dis-je? tout ce qu'il rencontre. Le beau mangeur de la nature, mangeur patenté : le requin. Mais ces destructeurs terribles sont vaincus d'a- vance. Quelle que soit leur furie de manger, ils produisent peu. L’esturgeon, comme on a vu, est moins fécond que la morue, et le requin est sté- rile, si on le compare à tout autre poisson. Il ne se verse pas comme eux en torrents par toute la mer. FÉCONDITÉ. 407 Vivipare, il élabore dans son sein le jeune requin, son héritier féodal, qui naît terrible et tout armé. Dans ses fécondes ténèbres, la mer peut sou- rire elle-même des destructeurs qu'elle suscite, bien sûre d’enfanter encore plus. Sa richesse principale défie toutes les fureurs de ces êtres dévorants, est inaccessible à leurs prises. Je parle du. monde infini d'atomes vivants, d'animaux mi- croscopiques, véritable abime de vie qui fermente dans son sein. On a dit que l'absence de la lumière solaire ex- cluait la vie, et cependant aux dernières profon- deurs le sol est jonché d'étoiles de mer. Les flots sont peuplés d’infusoires et de vers microscopiques. Des mollusques innombrables y trainent leurs co- quilles. Crabes bronzés, actinies ravonnantes, por- celaines neigeuses, cyclostomes dorés, volutes on- dulés, tout vit et se meut. Là pullulent les animal- cules lumineux qui, par moments attirés à la surface, y apparaissent en frainées, en serpents de feu, en guirlandes étincelantes. La mer, dans son épaisseur transparente, doit en être, ici et là, for- tuitement illuminée. Elle-même a un certain éclat, je ne sais quelle demi-lueur qu’on observe sur les 108 FÉCONDITÉ. poissons et vivants et morts. Elle est sa propre lu- mière, son fanal à elle-même, son ciel, sa lune et ses étoiles. Chacun peut voir dans nos salines la fécondité de la mer. Les eaux que l’on y concentre y laissent des dépôts violets qui ne sont rien qu'infusoires. Tous les navigateurs racontent que, dans tel trajet assez long, ils n'ont traversé que des eaux vivantes. Frey- cinet a vu soixante millions de mètres carrés cou- verts d’un rouge écarlate qui n’est qu'un animal- plante, si petit qu’un mètre carré en contient qua- rante millions. Dans le golfe du Bengale, en 1854, le capitaine Kingman navigua pendant trente milles dans une énorme tache blanche qui donnait à la mer l'aspect d'une plaine couverte de neige. Pas un nuage, et pourtant un ciel gris de plomb, en con- traste avec la mer brillante. Vue de près, cette eau blanche était une gélatine, et, observée à la loupe, une masse d'animalcules qui s’agitant produisaient de bizarres effets lumineux. Péron raconte de même qu'il navigua, vingt lieues durant, à travers une sorte de poudre grise. Vue au microscope, ce n’était qu'une couche d'œufs d'espèce inconnue qui, sur cet espace 1m- mense, couvraient et cachaïent les eaux. Aux côtes désolées du Groënland, où l'homme se FÉCONDITÉ. 109 figure que la nature expire, la mer est énormément peuplée. On navigue jusqu'à deux cents milles en longueur ou quinze en largeur sur des eaux d’un brun foncé, qui sont ainsi colorées d’une méduse microscopique. Chaque pied cube de cette eau en contient plus de cent dix mille. (Schleiden.} Ces eaux nourrissantes sont denses de toutes sortes d’atomes gras, appropriés à la molle nature du poisson, qui paresseusement ouvre la bouche et aspire, nourri comme un embryon au sein de la mère commune. Sait-il qu'il avale? A peine. La nourriture microscopique est comme un lait qui vient à lui. La grande fatalité du monde, la faim, n'est que pour la terre; ici, elle est prévenue, igno- rée. Aucun effort de mouvement, nulle recherche de nourriture. La vie doit flotter comme un rêve. Que fera l'être de sa force? Toute dépense en est impossible. Elle est réservée pour l'amour. rm C'estl'œuvre réelle, le travail de ce grand inonde des mers : aimer et multiplier. L'amour emplit sa nuit féconde. Il plonge dans la profondeur, et semble plus riche encore chez les infiniment petits. Mais qui est vraiment l'atome”? Larsque vous croyez D] 140 FÉCONDITÉ. tenir le dernier, l’indivisible, vous voyez qu'il aime encore et divise son existence pour en tirer un autre être. Aux plus bas degrés de la vie où tout autre organisme manque, vous trouvez déjà au complet toutes les formes de générations. Telle est la mer. Elle est, ce semble, la grande femelle du globe, dont l'infatigable désir, la con- ception permanente, l'enfantement, ne finit Ja- InaIs. IT LA MER DE LAIT L'eau de mer, même la plus pure, prise au large, loin de tout mélange, est légèrement blan- châtre et un peu visqueuse. Retenue entre les doigts, elle file et passe lentement. Les analyses chimiques n'expliquent pas ce caractère. IL y a là une substance organique qu'elles n’atteignent qu'en la détruisant, lui ôtant ce qu’elle a de spécial, et la ramenant violemment aux éléments généraux. Les plantes, les animaux marins, sont vêtus de cette substance, dont la mucosité, consolidée autour d'eux, a un effet de gélatine, parfois fixe et parfois tremblante. Ils apparaissent à travers comme sous un habit diaphane. Et rien ne contribue davantage aux illusions fantastiques que nous donne le monde 112 LA MER DE LAIT. des mers. Les reflets en sont singuliers, souvent bizarrement irisés, sur les écailles des poissons, par exemple, sur les mollusques, qui semblent en tirer tout le luxe de leurs coquilles nacrées. Cest ce qui saisit le plus l'enfant qui voit pour la première fois un poisson. J'étais bien petit quand cela m'arriva, mais je m'en rappelle parfaitement la vive impression. Cet être brillant, glissant, dans ses écailles d'argent, me jeta dans un étonnement, un ravissement qu'on ne peut dire. J'essayai de le saisir, mais je le trouvai aussi difficile à prendre que l’eau qui fuyait dans mes petits doigts. Il me parut identique à l'élément où il nageait. J'eus l'i- dée confuse qu'il n’était rien autre chose que l’eau, l'eau animale, organisée. Longtemps après, devenu homme, je ne fus suère moins frappé en voyant sur une plage je ne sais quel rayonné. À travers son corps transpa- rent, je distinguais les cailloux, le sable. Incolore comme du verre, légèrement consistant, tremblant dès qu'on le remuait, 1l m'apparut comme aux an- ciens et comme à Réaumur encore, qui appelait simplement ces êtres une eau yélatinisée. Combien plus a-t-on cette impression quand on trouve en leur formation première les rubans d'un blanc jaunâtre où la mer fait l'ébauche molle de ses solides fucus, les laminaires, qui, brunissant , LA MER DE LAIT. 115 arriveront à la solidité des peaux et des cuirs. Mais, tout jeunes, à l’état visqueux, dans leur élasticité, ils ont comme la consistance d’un flot solidifié, d'autant plus fort qu'il est plus mou. Ce que nous savons aujourd’hui de la génération et de l’organisation compliquée des êtres inférieurs, végétaux ou animaux, nous interdit l'explication des anciens et de Réaumur. Mais tout cela n'empêche pas de revenir à la question que posa le premier Bory de Saint-Vincent : « Qu'est-ce que le mucus de la mer? la viscosité que présente l’eau en général? N'est-ce pas l'élément universel de la vie? » Préoccupé de ces pensées, j'allai voir un chimiste illustre, esprit positif et solide, novateur prudent autant que hardi, et, sans préface, je lui posai ex abrupto ma question : « Monsieur, qu'est-ce, à votre avis, que cet élément visqueux, blanchâtre, qu'offre l'eau de mer? — Rien autre chose que la vie. » : Puis, revenant sur ce mot trop simple et trop absolu, il ajouta : « Je veux dire une matière à demi organisée et déjà tout organisahle. Elle n’est en certaines eaux qu’une densité d’infusoires, en 114 LA MER DE LAIT. d’autres ce qui va l'être, ce qui peut le devenir. — Du reste, cette étude est à faire; elle n'a pas été encore commencée sérieusement. » (17 mai1860.) En le quittant, j'allai tout droit chez un grand physiologiste dont l'opinion n'a pas moins d’auto- riié sur mon esprit. Je lui pose la même question. Sa réponse fut très-longue, très-belle. En voici le sens : « On ne sait pas plus la constitution de l’eau qu'on ne sait celle du sang. Ge qu'on entrevoit le mieux, pour le mucus de l’eau de mer, c'est qu'il est tout à la fois une fin et un commencement. Ré- sulte-t-il des résidus innombrables de la mort qui les céderait à la vie? Oui, sans doute, c’est une loi; mais, en fait, dans ce monde marin, d'absorption rapide, la plupart des êtres sont absorbés vivants; ils netrainent pas à l’état de mort, comme il en advient sur la terre, où les destructions sont plus lentes. La mer est l'élément très-pur; la guerre et la mort y pourvoient et n’y laissent rien de rebutant. «Mais la vie, sans arriver à sa dissolution su- prême, mue sans cesse, exsude de soi tout ce qui est de trop pour elle. Chez nous autres, animaux terrestres, l'épiderme perd incessamment. Ces mues qu'on peut appeler la mort quotidienne et partielle, remplissent le monde des mers d’une richesse géla- tineuse dont la vie naissante profite à l'instant. Elle trouve en suspension là surabondance hui- LA MER DE LAIT. 115 leuse de cette exsudation commune, les parcelles animées encore, les liquides encore vivants, qui n'ont pas le temps de mourir. Tout cela ne re- tombe pas à l’état morganique, mais entre rapide- ment dans les organismes nouveaux. C'est, de toutes les hypothèses, la plus vraisemblable; en sortir, c'est se jeter dans d'extrèmes difficultés. » Ces idées des hommes les plus avancés et les plus sérieux d'aujourd'hui ne sont point mconci- liables avec celles que professait, il y a près de trente ans, Geoffroy Saint-Hilaire sur le mucus général où il semble que la nature puise toute vie. « C’est, dit-il, la substance animalisable, le premier degré des corps organiques. Point d'êtres, animaux, vé- gétaux, qui n’en absorbent et n’en produisent au premier temps de la vie, et quelque faibles qu'ils soient. Son abondance augmente plutôt en raison de leur débilité. » Ce dernier mot ouvre une vue profonde sur la vie de la mer. Ses enfants pour la plupart semblent des fœtus à l’état gélatineux qui absorbent et qui produisent la matière muqueuse, en comblent les eaux, leur donnent la féconde douceur d’une ma- 416 LA MER DE LAIT. trice infinie où sans cesse de nouveaux enfants vien- nent nager comme en un lait tiède. Assistons à l'œuvre divine. Prenons une goutte dans la mer. Nous y verrons recommencer la pri- mitive création. Dieu n’opère pas de telle façon au- jourd'hui, et d'autre demain. Ma goutte d’eau, je n'en fais pas doute, va dans ses transformations me raconter l'univers. Attendons et observons. Qui peut prévoir, deviner, l'histoirede cette goutte d'eau? — Plante-animal, animal-plante, quile pre- mier doit en sortir? Cette goulte, sera-ce l’infusoire, la monade pri- mitive qui, s’agitant et vibrant, se fait bientôt vi- brion? qui, montant de rang en rang, polype, co- rail ou perle, arrivera peut-être en dix mille ans à la dignité d'insecte? Cette goutte, ce qui va en venir, sera-ce le fil végétal, le léger duvet soyeux qu’on ne prendrait pas pour un être, et qui déjà n’est pas moms que le cheveu premier-né d’une jeune déesse, che- veu sensible, amoureux, dit si bien : cheveu de Vénus ? Ceci n’est point de la fable, c'est de l'histoire na- LA MER DE LAIT. 117 turelle. Ce cheveu de deux natures (végétale et ani- male) où s’épaissit la goutte d’eau, c’est bien l’ainé de la vie. Regardez au fond d'une source, vous ne voyez rien d'abord; puis, vous distinguez des gouttes un peu troubles. Avec une bonne lunette, ce trouble est un petit nuage, gélatineux? ou floconneux? Au microscope, ce flocon devient multiple, comme un groupe de filaments, de petits cheveux. On croit qu'ils sont mille fois plus fins que le plus fin cheveu de femme. Voilà la première et timide ten- tative de la vie qui voudrait s'organiser. Ces confer - ves, comme on les appelle, se trouvent universel- lement dans l’eau douce, et dans l’eau salée quand elle est tranquille. Elles commencent la double série des plantes originaires de mer et de celles qui sont devenues terresires quand la terre a émergé. Hors de l’eau monte la famille des innombrables champignons, dans l’eau celle des conferves, algues et autres plantes analogues. C'est l'élément primitif, indispensable de la vie, et on le trouve déjà où elle semble impossible. Dans les sombres eaux martiales chargées et sur- 1. 118 LA MER DE LAIT, chargées de fer, dans des eaux thermales très- chaudes, vous trouvez ce léger mucus et ces petites créatures qui ont l'air d’en être des gouttes à peine fixées, mais qui oscillent et se meuvent. Peu importe comme on les classe, que Candolle les honore du nom d'animaux, que Dujar- din les repousse au dernier rang des végétaux. Ils ne demandent qu’à vivre, à commencer par leur modeste existence la longue série des êtres qui _ne deviennent possibles que par eux. Ges petits, vivants ou morts, les nourrissent d'eux-mêmes et leur administrent d'en bas la gélatine de vie qu’ils puisent incessamment dans l’eau maternelle. C'est sans aucune vraisemblance qu'on montre comme spécimen de la création première des fos - siles ou ‘des empreintes d'animaux, de végétaux compliqués : des animaux (les trilobites) qui ont déjà des sens supérieurs, des yeux, par exemple; des végétaux gigantesques de puissante organisa- tion. Il est infiniment probable que des êtres bien plus simples précédèrent, préparèrent ceux-là, mais leur molle consistance n'a pas laissé trace. Comment ces faibles auraient-ils pu ne pas dispa- LA MER DE LAIT. 119 raître, lorsque les plus dures coquilles sont per- cées, dissoutes? On a vu dans la mer du Sud des poissons à dents acérées brouter le corail, comme un mouton broute l'herbe. Les molles ébauches de la vie, les gélatines animées, mais à peine encore solides, ont fondu des millions de fois avant que la nature pût faire son robuste trilobite, son indestruc- tible fougère. Restituons à ces petits (conferves, algues micros- copiques, êtres flottants entre deux règnes, atomes indéeis encore qui convolent par moments du végé- tal à l'animal, de l'animal au végétal), restituons- leur le droit d’ainesse. qui, selon toute apparence, doit leur revenir. | Sur eux et à leurs dépens, commence à s'élever l'immense, la merveilleuse flore marine. A ce point où elle commence, je ne puis m'empé- cher de dire ma tendre sympathie pour elle. Pour trois raisons, je la bénis. 3 Petites ou grandes, ces plantes ont trois carac- tères aimables : Leur innocence d’abord. Pas une ne donne la mort. Il n'y a nul poison végétal dans la mer. Tout, dans les plantes marines, est santé et salubrité, bé- nédiction de la vie. Ces innocentes ne demandent qu’à nourrir l’ani- malité. Plasieurs (comme les laminaires) ont un 120 LA MER DE LAIT. sucre doux. Plusieurs ont une amertume salutaire (comme la belle céramie pourpre et violette, qu’on appelle mousse de Corse). Toutes concentrent un mucilage nourrissant, spécialement plusieurs fu- cus, la céramie des salanganes dont on mange les nids à la Chine, le capillaire, ce sauveur des poi- trines fatiguées. Pour tous les cas où l'on ordonne l'iode aujourd'hui, jadis l'Angleterre faisait des confitures de varech. Le troisième taractère qui frappe dans cette vé- gétation, c'est qu'elle est la plus amoureuse. On est tenté de le croire quand on voit ses étranges métamorphoses d’hymen. L'amour est l'effort de la vie pour être au delà de son être et pouvoir plus que sa puissance. On le voit par les lucioles et au- tres petits animaux qui s’exaltent jusqu’à la flamme, mais on ne le voit pas moins dans les plantes par les conjuguées, les algues, qui, au moment sacré, sortent de leur vie végétale, en usurpent une plus haute et s'efforcent d'être animaux. Où commencirent ces merveilles? Où se firent les premières ébauches de l’animalité? Quel dut être le théâtre primitif de l'organisation? LA MER DE LAIT. 121 Jadis on en disputait fort. Aujourd’hui il y a sur ces choses un certain accord dans l’Europe savante. Je puis prendre la réponse dans nombre de livres acceptés, autorisés, mais j'aime mieux l'emprunter à un Mémoire récemment couronné par l’Académie des sciences et couvert par conséquent de sa haute autorité. On trouve des êtres vivants dans des eaux chaudes de quatre-vingts à quatre-vingt-dix degrés. C'est quand le globe refroidi descendit à cette tempéra- ture que la vie devint possible. L'eau alors avait absorbé en partie l'élément de mort, le gaz acide carbonique. On put respirer. Les mers furent d'abord semblables à ces par- ties de l'océan Pacifique qui n’ont que peu de pro- fondeur et sont semées de petits îlots bas. Ces îlots sont d'anciens volcans, des cratères éteints. Les voyageurs ne les connaissent que par le som- met qu'ils montrent et que les travaux des polypes exhaussent. Mais le fond, entre ces volcans, est probablement non moins volcanique , et dut être, pour les essais de la création primitive, un récep- tacle de vie. La tradition populaire a fait longtemps des vol- cans les gardiens des trésors souterrains qui, par moments, laissent échapper l'or caché dans les profondeurs. Fausse poésie qui a du vrai. Les 122 LA MER DE LAIT. régions volcaniques ont en elles le trésor du globe, de puissantes vertus de fécondité. Elles douèrent la terre stérile. De la poussière de leurs laves, de leurs cendres toujours tièdes, la vie dut s'épanouir. | | On sait la richesse des flancs du Vésuve, des vals de l’Etna dans les longues racines qu'il pousse à la mer. On sait le paradis que forme sous l'Himalaya le beau cirque volcanique de la vallée de Cachemire. Cela se répèle à chaque pas pour les îles de la mer du Sud. Dans les circonstances les moins favorables, le voisinage des volcans et les courants chauds qui les accompagnent continuent la vie animale aux lieux les plus désolés. Sous l'horreur du pôle antarctique, non loin du volcan Érèbe, James Ross a trouvé des coraux vivants à mille brasses sous la mer glacée. Aux premiers âges du monde, les innombrables volcans avaient une action sous-marine bien plus puissante qu'aujourd'hui. Leurs fissures, leurs vallées intermédiaires, permirent au mucus ma- rin de s’accumuler par places, de s’électriser des courants. Là sans doute prit la gélatine, elle se LA MER DE LAIT. 123 fixa, s’affermit, se travailla et fermenta de toute sa jeune puissance. Le levain en fut l'attrait de la substance pour elle-même. Des éléments créateurs, nativement dissous dans la mer, se firent des combinaisons, j'allais dire des mariages. Des vies élémentaires parurent, d'abord pour fondre et mourir. D’au- tres, enrichis de leurs débris, durèrent, êtres pré- paratoires, lents et patients créateurs qui, dès lors, commencèrent sous l'eau le travail éternel de fa- brication et le continuent sous nos yeux. La mer, qui les nourrissait tous, distribuait à chacun ce qui lui allait davantage. Chacun la dé- composant à sa manière, à son profit, les uns (polypes, madrépores, -coquilles) absorbèrent du calcaire, d'autres (comme les tuniciers du tripoli, les prêles rugueuses, etc.) concentrèrent de la si-. lice. Leurs débris, leurs constructions, vêtirent la sombre nudité des roches vierges, filles du feu, qui les avait arrachées du noyau planétaire, les lançait brülantes et stériles. Quartz, basaltes et porphyres, cailloux demi-vi- trifiés, tout cela reçut de nos petits créateurs une enveloppe moins inhumaine, des éléments doux et féconds qu’ils tiraient du lait maternel (j'appelle ainsi le mucus de la mer), qu’ils élaboraient, dé- posaient, dont ils firent la terre habitable. Dans 424 LA MER DE LAIT, ces milieux plus favorables put s’accomplir l'amé- lioration, l'ascension des espèces primitives. Ces travaux durent se faire d’abord entre les iles volcaniques, au fond de leurs archipels, dans ces méandres sinueux, ces paisibles labyrinthes où la vague ne pénètre que discrètement, tièdes berceaux pour les premiers-nés. Mais la fleur épanouie fleurit en toute plénitude dans les enfoncements profonds, par exemple des golfes indiens. La mer fut là un grand artiste. Elle donna à la terre les formes adorées, bénies, où se plaît à créer l'amour. De ses caresses assidues, ar- rondissant le rivage, elle lui donna les contours maternels, et j'allais dire la tendresse visible du sein de la femme, ce que l'enfant trouve si doux, abri, tiédeur et repos. IT L'ATOME Un pêcheur m'avait donné un jour le fond de son filet, trois créatures presque mourantes, un oursin, une étoile de mer, et une autre étoile, une jolie ophiure, qui agitait encore et perdit bientôt ses bras délicats. Je leur donnai de l’eau de mer, et les ou- bliai deux jours, occupé par d'autres soins. — Quand j'y revins, tout était mort. Rien n'était reconnais- sable : la scène était renouvelée. Une pellicule épaisse et gélatineuse s’était formée à la surface. J'en pris un atome au bout d’une ai- guille, et l’atome, sous le microscope, me montra ceci : Un tourbillon d'animaux, courts et forts, trapus, ardents (des kolpodes), allaient, venaient, ivres de 126 L'ATONE. vie, — j'oserais dire, ravis d’être nés, faisant leur fête de naissance par une étrange bacchanale. Au second plan fourmillaient de tout petits ser- penteaux ouanguilles microscopiques qui nageaient moins qu'ils ne vibraient pour se darder en avant (on les nomme vibrions). Las d'un si grand mouvement, l'œil pourtant remarquait bientôt que tout n’était pas mobile. Il y avait des vibrions encore roides qui ne vibraient pas. Il y en avait de liés entre eux, enlacés, groupés en grappes, en essaims, qui ne s'étaient pas déta- chés et qui avaient l'air d'attendre le moment de la délivrance. Dans cette fermentation vivante d'êtres immobiles encore, se ruait, rageait, fourrageait, la meute désordonnée de ces gros trapus (les kolpodes), qui semblaient en faire pâture, s’en régaler, s’y engrais- ser, vivre là à discrétion. Notez que ce grand spectacle se déployait dans l'enceinte d’un atome pris à la pointe d’une aiguille sur la pellicule. Combien de scènes pareilles aurait offertes cet océan gélatineux, si promptement venu sur le vase! Le temps avait été merveilleusement mis à profit. Les mourants ou morts, de leur vie échappée, avaient sur-le-champ fait un monde. Pour trois animaux perdus, j'en avais gagné des millions: ceux-ci si jeunes et si vivants, emportés d’un mou- & L'ATOME. 127 vement si violent, si absorbant, d'une vraie furie de vivre! Ce monde infini, tellement mêlé au nôtre, qui est partout autour de nous-mêmes, en nous, était à peu près inconnu jusqu'à ce temps. Swammerdam et autres, qui jadis l'avaient entrevu, furent arrêtés au premier pas. Bien tard, en 1850, le magicien Ehrenberg l'évoqua, le révéla, le classa. Il étudia la figure de ces invisibles, leur organisation, leurs mœurs, les vit absorber , digérer, naviguer, chas- ser, combattre. Leur génération lui resta obscure. Quels sont leurs amours ? ont-ils des amours ? Chez des êtres si élémentaires, la nature fait-elle les frais d’une génération compliquée ? Ou naîtraient- ils spontanément, comme telle moisissure végé- tale? la foule dit : « comme un champignon. » Grande question où plus d'un savant sourit et secoue la tête. On est si sûr de tenir dans sa main le mystère du monde, d'avoir invariablement fixé les lois de la vie! C'est à la nature d'obéir. Lors- qu'on dit à Réaumur, il y a cent ans, que la fe- melle du ver à soie pouvait produire seule et sans mâle, il ma, dit: « Rien ne vient de rien. » Le fait, toujours démenti, et toujours prouvé, vient de 128 L’'ATOME. l'être enfin décidément et admis, non-seulement pour le ver à soie, mais pour l'abeille et certain papillon, pour d’autres animaux encore. De tout temps, chez toute nation, chez les sages et dans le peuple, on disait : « La mort fait la vie. » On supposait spécialement que la vie des imper- ceptibles surgit immédiatement des débris que la mort lui lègue. Harvey même, qui le premier for- mula la loi de génération, n’osa démentir cette ancienne croyance. En disant : Tout vient de l'œuf, il ajouta : ou des éléments dissous de la vie précé- dente. : C’est justement la théorie qui vient de renaître avec tant d'éclat par les expériences de M. Pouchet. Ïl établit que des débris d'infusoires et autres êtres se crée la gelée féconde, la « membrane prolifère, » d’où naissent non pas de nouveaux êtres, mais les germes, les ovules d’où ils pourront naître ensuite. Nous sommes dans un temps de miracles. Il faut en prendre son parti. Celui-ci n’a rien qui étonne. On aurait ri autrefois si quelqu'un eût prétendu que des animaux, indociles aux lois établies, se donnent la licence de respirer par la patte. Les beaux y L'ATOME. 129 travaux de Milne Edwards ont mis cela en lumière. De même Cuvier et Blainville avaient, dit-on, observé que d’autres êtres, qui n'ont pas d'organes régu- liers de circulation, y suppléent par les intestins; mais ces grands naturalistes trouvèrent la chose si énorme, qu'ils n’osèrent la dire. Elle est établie aujourd’hui par le même Milne Edwards, par M. de Quatrefages, etc. Quoi qu'on pense de leur naissance, nos atomes nés une fois offrent un monde infiniment, admira- blement varié. Toutes les formes de vie y sont déjà représentées honorablement. S'ils se connaissent, ils doivent croire qu'ils composent entre eux une har- monie complète qui laisse peu à désirer. Ce ne sont pas des espèces dispersées, créées à part. C'est visiblement un règne, oùles genresdivers ont organisé une grande division du travail vital. Ils ont des êtres collectifs comme nos polypes et nos coraux, engagés encore, subissant les servitudes d'une vie commune. Ils ont de petits mollusques qui s’habillent déjà de mignonnes coquilles. Ils ont des poissons agiles et de frétillants insectes, de fiers crustacés, miniature des crabes futurs, comme 150 L'ATOME. LR : eux, armés jusqu'aux dents, guerriers atomes qui chassent des atomes inoffensifs. | Tout cela dans une richesse énorme et épouvan- table qui humilie la pauvreté du monde visible. Sans parler de ces rhizopodes qui de leurs petitsmanteaux ont fait leur part des Apennins, surexhaussé les Cor- dillères, les seuls foraminifères, cette tribu si nom- breuse d’atomes à coquilles, comptent jusqu’à deux mille espèces (Charles d'Orbigny). On les trouve con- temporains de tousles âges dela terre. [lssereprésen- tent {oujours à diverses profondeurs dans nos trente crises du globe, variant quelque peu de formes, mais persistant comme genre, restant témoins identiques de la vie de la planète. Aujourd'hui le froid courant du pôle austral que la pointe de l'Amérique divise entre ses deux rivages en envoie impartialement quarante espèces vers la Plata, quarante vers Île Chili. Mais la grande manufacture où ils se créent et s'organisent paraît être le fleuve chaud de la mer qui part des Antilles. Les courants du Nord les tuent. Le grand torrent paternel les charrie morts à Terre- Neuve et dans tout notre océan, dont ils composent le fond. Quand l'illustre père des atomes, j'entends leur k 7 L'ATOME. 15i parrain, Ehrenberg, les baptisa, les patrona, les introduisit dans la science, on l’accusa de fai- blesse pour eux, on dit qu'il faisait trop valoir ses petites créatures. Il les déclarait compliqués, très-élevés d'organisation. Sa libéralité était telle pour eux, qu'il allait jusqu’à leur donner cent vingt estomacs. Le monde visible se piqua, et, par une réaction violente, Dujardin les réduisit à la dernière simplicité. Ces organes prétendus pour lui ne sont qu’apparence. Cependant, ne pouvant nier leur puis- sance d'absorption, il leur accorde le don d'impro- viser, à chaque instant, des estomacs d'à propos, à la mesure des morceaux qu'il s’agit d'avaler. Cette opinion n'a gagné nullement M. Pouchet (qui penche pour Ehrenberg). Ce qui est mcontestable et admirable chez cux, c’est la vigueur du mouvement. Plusieurs ont toute l'apparence d’une précoce in- dividualité. Ils ne restent pas longtemps asservis à la vie communiste et polypière où traînent leurs su- péricurs immédiats, les vrais polypes. Beaucoup de ces invisibles, de prime saut, sont individus, c’est- à-dire des êtres capables d’aller, venir seuls, à leur Fa 152 L'ATOME. % fantaisie, de libres citoyens du monde qui ne dé- pendent que d'eux-mêmes dans la direction de leurs mouvements. Tout ce qui pourra s'imaginer de locomotions différentes, de manières d'aller dans le monde supé- rieur, est égalé, surpassé d'avance par les infusoires. Le tourbillon impétueux d'un astre puissant, d'un soleil qui entraine comme ses planètes les faibles qu'il a rencontrés, la course moins régulière de la comète échevelée qui traverse ou qui disperse des mondes vagues sur son passage, la gracieuse on- dulation de la svelte couleuvre qui suit l'eau ou nage à terre, la barque oscillante qui sait tourner à propos, dériver pour passer plus loin; enfin la rep- tation lente et circonspecte de nos tardigrades, qui s'appuient, s’attachent à tout, toutes ces allures di- verses se trouvent chez les imperceptibles. Mais avec quelle merveilleuse simplicité de moyens! Tel n’est lui-même qu'un fil qui, pouravancer, se darde, comme un tire-bouchon élastique. Tel, pour rame el gouvernail, n’a qu’une queue ondulante ou de petits cils qui vibrent. Les charmantes vorticelles comme des urnes de fleurs s’amarrent ensemble sur une ile (une petite plante, un petit crabe), puis s'isolent en détachant leur délicat pédoncule. % Sy L< | L'ATOME. 133 - Ce qui frappe bien plus encore que les organes de mouvement, c'est ce qu'on pourrait appeler les expressions, les attitudes, les signes originaux de l'humeur et du caractère. Il y a des êtres apa- thiques, d’autres très-vifs et fantasques, d’autres agités pour la guerre, d'autres empressés sans cause (ce semble) et dans une vaine agitation. Par- fois, à travers une masse de gens tranquilles et paisibles, un étourdi, sourd et aveugle, renverse ou écarte tout. Prodigieuse comédie! Ils ont l'air de faire entre eux la répétition du drame que jouera notre monde, le noble et sérieux monde des gros ani- maux visibles. | A la tête des infusoires, nommons avec quelque respect les géants majestueux, les deux chefs d'ordre, le haut type du mouvement, celui de la force, lente, mais redoutable, armée. Prenez de la mousse d’un toit, mettez-la quel- ques jours dans l'eau, regardez au microscope. Un puissant animal, qui est, faut-il dire, l'éléphant, Ja baleine des infusoires, se meut avec une vigueur et une grâce de jeune vie que n’ont pas toujours ces colosses. Respect! c’est le roi des atomes, le roti- fère, ainsi nommé, parce qu'aux deux côtés de la tète il porte deux roues, organes de locomotion qui l’assimileraient au bateau à vapeur, ou peut- 8 PR 54 L'ATOME. EL - être armes de chasse qui aident à atteimdre de pelites proies. | Tout fuit, tout cède, un seul résiste, ne craint rien, se fie à ses armes. C’est un monstre, mais déjà pourvu de sens supérieurs. Il a deux grands yeux de pourpre. Peu mobile, et vrai tardigrade, en revanche, il voit et il est armé. Il a, à ses fortes pattes, des ongles fort accentuës, qui lui servent à s’amarrer, au besoin, sans doute à combattre. Puissant début de la nature, qui, dans cette éco- nomie de substance et de matière, avec rien com- mence à créer de façon si majestueuse ! Sublime coup d’archet d'ouverture ! Ceux-ci (qu'importe la taille ?) ont une puissance colossale d'absorption et de mouvement que seront bien loin d’avoir les énor- mes animaux qu'on classe beaucoup plus haut dans la série animale. L'huître, fixée sur son rocher, la imace, mar- chant sur le ventre, sont au rotifère ce que me se- raient, à moi, les Alpes, les Cordillères, des êtres si disproporlionnés, qu'on ne peut les mesurer du re- gard, à peine du calcul et de la pensée. Cependant qu'est devenue chez ces montagnes ani- 2 L'ATOME. 135 males la prestesse et l’ardeur de vie que déployait lerotifère? Quelle chute nous faisons en mon- tant! Mes atomes étaient trop vivants, mobiles jusqu’à éblouir, et ces gigantesques bêtes sont frappées de paralysie. Que serait-ce si le rotifère pouvait concevoir l'être collectif où sommeille un infini, parexemple, la su- perbe, la colossale éponge étoilée que vous voyez au Muséum? Elle est à lui ce qu'est à l’homme le globe même de la terre avec ses neuf mille lieues de tour. Eh bien, je suis convaincu que dans cette comparaison, loin d'en être humilié, l'atome au- rait un accès d’orgueil et dirait : « Je suis grand. » Ah! rotifère, rotifère! Il ne faut sonne. Je sens bien tes avantages et ta supériorité. — Mais qui sait si cette vie caplive dont tu ris n’est pas un progrès! Ta liberté étourdie d’agitation ver- tigineuse serait-elle le terme des choses ? Pour pren- dre son point de départ vers des destinées plus hautes, la nature aime mieux subir un immobile enchantement. Elle entre au sépulcre obscur de ce triste communisme où chaque élément compte 436 L'ATOME. peu. Elle apprend à dominer l'inquiétude indivi- duelle, à concentrer la substance au profit des vies supérieures. Elle sommeille là quelque temps, comme la Belle au bois dormant. Mais, sommeil ou captivité, en- sorcellement, quoi que ce soit, cet état n’est pas la mort. Elle vit, cette âpre matière de l'éponge, feu- trée de silex. Sans se mouvoir, sans respirer, sans organes de circulation, sans aucun appareil des sens, elle vit. Comment le sait-on ? Elle enfante deux fois par an. Elle a l'amour à sa manière, et même plus richement que bien d’au- tres. Au jour venu, de petites sphères échappent de la mère éponge, armées de faibles nageoires qui leur donnent quelques moments de mouve- ment et de liberté. Bientôt fixées, elles se mon- trent des spongilles délicates qui vont à leur tour grandir. Ainsi, dans l'absence apparente des sens et de tout organisme, dans cette mystérieuse énigme, au seuil douteux de la vie, la génération la révèle et fait l'ouverture du monde visible par lequel nous allons monter. Rien n’est encore, et dans ce rien apparaît déjà la maternité. Comme chez les dieux d'Égypte, Isis, Osiris, qui engendrent avant leur naissance, l'Amour ici naît avant l'être. IV FLEUR DE SANG Au cœur du globe, dans les eaux chaudes de la ligne et sur leur fond volcanique, la mer surabonde de vie à ce point de ne pouvoir, ce semble, équili- brer ses créations. Elle dépasse la vie végétale. Ses enfantements du premier coup vont jus vie animée. +0 Mais ces animaux se parent d'un étrange luxe botanique, des livrées splendides d'une flore ex- centrique et luxuriante. Vous voyez à perte de vue des fleurs, des plantes et des arbustes ; vous les jugez tels aux formes, aux couleurs. Et ces plantes ont des mouvements: ces arbustes sont irritables, ces fleurs frémissent d’une sensibilité naissante, où va poindre la volonté. | Oscillation pleine de charme, équivoque toute 8 158 FLEUR DE SANG. gracieuse! Aux limites des deux règnes, l’esprit, sous ces apparences flottantes d'une fantastique féerie, témoigne de son premier réveil. C'est une aube, c'est une aurore. Par les couleurs éclatantes, les nacres ou les émaux, il dit le songe de la nuit et la pensée du jour qui vient. ( Pensée ! Osons-nous dire ce mot? Non, c’est un songe, un rêve encore, mais qui peu à peu s’éclair- cit, comme les rêves du matin. Déjà au nord de l'Afrique, ou de l’autre côté sur le Cap, le végétal qui régnait seul dans la zone tempérée se voit des rivaux animés qui végètent aussi, fleurissent, l’égalent, le surpassent bientôt. © Le grand enchantement commence, et il va tou- jours augmenter, en s’avançant vers l'équateur. Des arbustes singuliers, élégants, les gorgones, les isis, étendent leur riche éventail. Le corail rougit sous les flots. A côté des brillants parterres d'une iris de toute couleur commencent les plantes de pierres, les ma- drépores où toutes branches (faut-il dire leursmains et leurs doigts?) fleurissent d'une neige rosée comme celle des pêchers, des pommiers. Sept cents or" FLEUR DE SANG. 139 lieues avant l'équateur, et sept cents lieues au delà, continue cette magie d’illusion. Il est des êtres incertains, les corallines, par exemple, que les trois règnes se disputent. Elles tiennent de l'animal, elles tiennent du minéral ; finalement elles viennent d’être adjugées aux végétaux. Peut-être est-ce le point réel où la vie obscurément se soulève du sommeil de pierre, sans se détacher encore de ce rude point de départ, comme pour nous avertir, nous si fiers et placés si haut, de la fraternité ternaire, du droit que l’humble minéral a de monter et s’animer, et de l'aspiration profonde qui est au sein de la Nature. « Nos prairies, nos forêts de terre, dit Darwin, paräissent désertes et vides, si on les compare à celles de mer. » Et, en effet, tous ceux qui courent sur les transparentes mers des Indes sont saisis de la fantasmagorie que leur offre le fond. Elle est surtout surprenante par l'échange singulier que les . planieset les animaux font de leurs insignes natu- rels, de leur apparence. Les plantes molles et géla- tineuses, avec des organes arrondis qui ne semblent niliges ni feuilles, affectant le gras, la douceur des 140 FLEUR DE SANG. courbes animales, semblent vouloir qu'on s’y trompe, et qu'on les croie animaux. Les vrais ani- maux ont l’air de s’ingénier pour être plantes et res- sembler aux végétaux. Ils imitent tout de l’autre règne. Les uns ont la solidité, la quasi-éternité de l'arbre. Les autres sont épanouis, puis se fanent, comme la fleur. Ainsi l’anémone de mer s'ouvre en pâle marguerite rose, ou comme un aster gre- nat orné d’yeux d'azur. Mais, dès qu'elle a de sa corolle laissé échapper une fille, une anémone nouvelle, vous la voyez fondre et s’évanouir. Bien autrement variable, le protée des eaux, l'alcyon, prend toute forme et toute couleur. Il joue la plante, il joue le fruit; 1l se dresse en éventail, devient une haïe buissonneuse ou s’ar- rondit en gracieuse corbeille. Mais tout cela fugitif, éphémère, de vie si craintive, qu'au moindre fré- missement tout disparait, rien ne reste ; tout en un moment est rentré au sein de la mère commune. Vous retrouvez la sensitive dans une de ces formes légères ; la cornulaire, au toucher, se replie sur elle-même, ferme son sein, comme la fleur sensible à la fraicheur du soir. | Lorsque d'en haut vous vous penchez au bord des récifs, des bancs de coraux, vous voyez sous l’eau le fond du tapis, vert d’astrées et de tubipores, les fungies moulées en boules de neige, les méan- FLEUR DE SANG. 141 drines historiées de leur petit labyrinthe, dont les vallées, les collines, se marquent en vives couleurs. Les cariophylles (ou œillets) de velours vert, nué d'orange, au bout de leur rameau calcaire, pt- - chent leurs petits aliments en remuant doucement dans l’eau leurs riches étamines d'or. Sur la tête de ce monde d'en bas, comme pour l'abriter du soleil, ondulant en saules, en lianes, ou se balançant en palmiers, les majestueuses gorgones de plusieurs pieds font, avec les arbres nains de l'isis, une forêt. D’un arbre à l’autre, la plumaria enroule sa spirale qu'on croirait une vrille de vigne et les fait correspondre ensemble par ses fins et légers rameaux, nuancés de brillants re- flets. Cela’ charme, cela trouble; c'est un vertige et comme un songe. La fée aux mirages glissants, l’eau, ajoute à ces couleurs un prisme de teintes fuyantes, une mobilité merveilleuse, une incon- stance capricieuse, une hésitation, un doute. Ai-je vu? Non, ce n’était pas. Était-ce un être ou un reflet? Oui pourtant, ce sont bien des êtres ; car je vois un monde réel qui s’y logeet qui s'y joue. Les mollusques y ont confiance, y traînent leur co- quille nacrée. Les crabes y ont confiance, y courent, y chassent. D'étranges poissons, ventrus et courts, vêtus d'or et de cent couleurs, y promènent leur 142 FLEUR DE SANG, paresse. Des annélides pourpres, violettes, serpen- tent et s’agitent près de la délicate étoile, l’o- phiure, qui, sous le soleil, tend, détend, roule et déroule tour à tour ses bras élégants. Dans cette fantasmagorie, avec plus de gravité, le madrépore arborescent montre ses couleurs moins vives. Sa beauté est dans la forme. Elle est dans l’ensemble surtout, dans le noble aspect de la cité commune; l'individu est modeste, et la république imposante. Ici, elle a l’assise forte de l’aloës et du cactus. Aiïlleurs, c’est la tête du cerf, sa superbe ramure. Aïlleurs encore l’exten- sion des vigoureux rameaux d'un cèdre qui a d’a- bord tendu des bras horizontaux et qui va monter toujours. Ces formes, aujourd'hui dépouillées des milliers de fleurs vivantes qui les animaient, les couvraient, ont peut-être, en cet état sévère, un plus vif attrait pour l'esprit. J'aime à voir les arbres l’hiver, quand leurs fins rameaux, dégagés du luxe encombrant des feuilles, nous disent cequ'ilssont en eux-mêmes, révèlent délicatement leur personnalité cachée. Il en est ainsi de ces madrépores. Dans leur nudité ac- tuelle, de peintures devenues sculptures, plus abs- traits pour ainsi dire, il semble qu'ils vont nous apprendre le secret de ces petits peuples dont ils sont le monument. Plusieurs ont l’air de nous par- FLEUR DE SANG. 145 ler par d'étranges caractères. Ils ont des enlace- ments, desenroulements compliqués qui visiblement diraient quelque chose. Qui saura les interpréter? et quel mot pourrait les traduire ? On sent bien qu'aujourd'hui encore il y a une pensée là-dedans. On ne s’en détache pas aisément. On y revient, et l'on y reste. On épèle, on croit comprendre. Puis, cette lueur vous fuit, et l’on se frappe le front. Combien les ruches d’abeilles dans leur froide géométrie sont moins significatives! Efles sont un produit de la vie. Mais ceci, c'est la vie même. La pierre ne fut pas simplement la base et l'abri de ce peuple ; elle fut un peuple antérieur, la génération primitive qui, peu à peu supprimée par les jeunes qui venaient dessus, a pris cette consistance. Donc, tout le mouvement d'alors, l'allure de la cité pre- mière, sont là visibles et saisissants, d’une vérité flagrante, comme tel détail vivant d'Herculanum ou Pompéi. Mais ici tout s’est fait sans violence et sans catastrophe, par un progrès naturel; il y a une paix sereine, un attrait singulier de dou- ceur. Tout sculpteur y admirerait les formes d'un art merveilleux qui, dans les mêmes motifs, a trouvé d'infinies variantes, à changer et renouveler tous nos arts d'ornementation. 144 FLEUR DE SANG. Mais il y a à considérer bien autre chose que la forme. Les riches arborescences où s’épancha l'ac- tivité de ces laborieuses tribus, les ingénieux la- byrinthes qui semblent chercher un fil, ce profond jeu symbolique de vie végétale et de toute vie, c’est l'effort d’une pensée, d’une liberté captive, ses tà- tonnements timides vers la lumière promise, — éclair charmant de la jeune âme engagée dans la vie commune, mais qui, doucement, sans violence, avec grâce, s’en émancipait. J'ai chez moi deux de ces petits arbres, d'espèce analogue, pourtant différente. Nul végétal n'est comparable. L'un de blancheur immaculée, comme d'un albâtre sans éclat, d’une richesse amoureuse qui, de chaque branche, elle-même ramifiée, donne à flot boutons, bourgeons, petites fleurs, sans ja- mais pouvoir dire : Assez. — L'autre, moins blanc et plus serré, dont tout rameau comprend un monde. Adorables tous les deux par la ressemblance et la dissemblance, l'innocence, la fraternité. Oh! qui me dirait le mystère de l'âme enfantme et char- mante qui a fait cette féerie! On la sent circuler encore, cette àme libre el captive, mais d’une cap- tivité aimée, qui rève la liberté et n’en voudrait pas Lout à fait. D. FLEUR DE SANG. 145 Les arts n'ont pas su Jusqu'ici s'emparer de ces merveilles, qui les auraient tant servis. La belle sta- tue de la Nature (à la porte du Jardin des Plantes eût dû en être entourée. On ne devait montrer la Nature que dans la féerie triomphale qui ne la quitte jamais. Il fallait, sans ménager, exhausser de tous ses dons à la hauteur d’une montagne le trône ma- jestueux où on la faisait asseoir. Ses premiers-nés, les madrépores, heureux de s'enterrer dessous, en auraient fourni les assises, y mettant leurs rameaux d’albâtre, leurs méandres et leurs étoiles. Au-des- sus leurs sœurs onduleuses, de leur corps, de leurs fins cheveux, auraient fait un doux lit vivant pour embrasser mollement de leur caressant amour Ja divme Mère en son rêve de l'éternel enfantement. La peinture n'a pas réussi à ces choses mieux que la sculpture. Elle à peint les fleurs animées comme elle aurait fait des fleurs. Ce sont, au fond, des couleurs extraordinairement différentes. Les cravures coloriées dont on se contente en donnent la plus pauvre idée. Leurs teintes plates, pâles, quoi qu'on fasse, n'en rendent jamais l'onctueuse douceur, la souplesse, la tiède émotion. Les émaux, si l’on s’en servait, comine l'a essayé Palissy, y se- raient toujours durs el froids ; admirables pour les reptiles, pour les écailles de poissons, ils sont trop luisanis pour rendre ces molles et tendres créatures 9 146 FLEUR DE SANG. qui n'ont pas même de peau. Les petits poumons extérieurs que montrent les annélides, les légers tilets nuageux que font flotter certains polypes, les cheveux mobiles et sensibles qui ondoïent sous la méduse, sont des objets non-seulement délicats, mais attendrissants. Ils sont de toutes nuances, fines _ et vagues, et pourtant chaudes. C'est comme une ‘haleine devenue visible. Vous y voyez une iris poui lamusement des yeux. Pour eux, c'est chose sé- rieuse, c'est leur sang, leur faible vie, traduite en teintes, en reflets, en lueurs changeantes, qui s'a- niment ou qui pälissent, tour à tour aspirent, ex- pirent.… Prenez garde. N’étouffez pas la petite âme flottante, muette, qui pourtant vous dit tout, et livre son mystère intime dans ces palpitantes couleurs. Les couleurs survivent peu. La plupart fondent et disparaissent. Eux-mêmes, les madrépores, ne laissent d'eux que leur base, qu'on croirait morga- nique, et qui n’est pourtant que la vie condensée, solidifiée. Les femmes, qui ont ce sens bien plus fin que nous, ne s’y sont pas (rompées ; elles ont senti confusément qu'un de ces arbres, ic corail, était PAT L à FLEUR DE SANG. 147 une chose vivante. De là une juste préférence. La science eut beau leur soutenir que ce n'était qu'une pierre; puis, que ce n'était qu un arbuste. Elles x sentaient autre chose. « Madame, pourquoi -préférez-vous à toutes les pierres précieuses cet arbre d’un rouge douteux ? — Monsieur, il va à mon teint. Les rubis pâlis- sent. Celui-ci, mat et moins vif, relève plutôt la blancheur.. » | Elle a raison. Les deux objets sont parents. Dans le corail, comme sur sa lèvre et sur sa joue, c'est le fer qui fait la couleur (Vogel). IL rougit l'un et rose l’autre. «Mais, madame, ces pierres brillantes ont un poli incomparable. — Oui, mais celui-ci est doux. Il à la. douceur de la peau, et il en garde la tié- deur. Dès que je l'ai deux minutes, c’est ma chair et c'est moi-même. Et je ne m'en distingue plus. «— Madame, il est de plus beaux rouges. — Doc- teur, laissez-moi celui-ci. Je l'aime. Pourquoi? Je n'en sais rien. Ou, s’il v a une raison, celle qui en vaut bien une autre, c'est que son nom oriental el le vrai, c’est : « Fleur de sang. » | De bi w L FPT er dé re > ééshiot à R 27 23 stat f Li xs Y'a à TE “édit Fr "3 ta rat Brent # # & | oi APRES ai WF mgétét el AVIS. ASH HN ého ne ÉY Ur AFY-AUREE de Vue LE #1 1 se FMC éieer À four | ET L Es À ner aoheitee à HE 4 ou « AS té Elo er Pts im D - M7) driah 05 H 4 cé HE M | sien sur 1869 ester erietr is DÉS us 48e SH RARED FS'Ee ci V? 38 hi gts Led des sl ei tés # | où Cane 46 A oet ir ia ire ci Sr. FROMET Mr TE Wa ” mg £ à 4 EE Sr: ? tra A 1 RER } n Loti Es. LES FAISEURS DE MONDES Notre Muséum d'Histoire naturelle, dans sa trop étroite enceinte, est un palais de féerie. Le génie des métamorphoses, de Lamarck et de Geoffroy, semble y résider partout. Dans la sombre salle d'en bas les madrépores, en silence, fondent le monde de plus en plus vivant, qui s'élève au-dessus d'eux. Plus haut le peuple des mers, ayant atteint sa com- plète énergie d'organisation dans ses animaux supérieurs, prépare les vies de la terre. Au som- met, les mammifères. — Sur lesquels la tribu di- vine des oiseaux déploie ses ailes et semble chanter encore. La foule ne regarde guère les premiers. Elle passe vite devant ces aînés du globe. Il fait froid, humide chez eux. Elle monte vers la lumière, vers tant de choses brillantes. Nacre, ailes de papillons, À 150 LES FAISEURS DE MONDES. plumes d'oiseaux, c'est ce qui la charme. Moi qui m'arrête plus en bas, je me suis vu souvent seul dans l’obscure petite galerie. J'aime cette crypte de la grande église. J’y sens mieux l'âme sacrée, l'esprit présent de nos maîtres. leur grand, leur sublime effort, et aussi l'audace immortelle des voyageurs partis de là. Quelque part que soient leurs os, eux-mêmes restent au Muséum par les trésors qu'ils lui donnèrent et qu'ils ont payés de leur vie. L'autre jour, 1” octobre, m'y étant un peu at- tardé, j'y lisais non sans peine l'étiquette de quel- ques madrépores. L'une, placée tout près de la porte, me montra ce nom : « Lamarck. » Une chaleur me passa au cœur, un mouvement religieux. Grand nom et déjà antique ! C'est comme si, aux tombeaux de Saint-Denis, on voyait le nom de Clo- vis. La gloire de ses successeurs, leur royauté, leurs débats, ont obscurci, reculé dans le temps celui par lequel pourtant on passa d'un siècle à ‘autre. C'est lui, cet aveugle Homère du Muséum, qui, par l'instinct du génie, créa, organisa, nomma, “à 0 LA LES FAISEURS DE MONDES. 151 ce qu'on ne savait guère encore, la classe des In- vertébrés. Une classe? mais c'est un monde, c’est l’abime de la vie molle et demi-organisée à qui manque encore la vertèbre, la centralisation osseuse, le soutien essentiel de la personnalité. Ils intéressent d'autant plus, car visiblement ils commencent tout. Humbles tribus, jusque-là négligées! Réaumur, dans les insectes, avait mis les crocodiles. Le glorieux comte de Buffon ne daigna savoir les noms de cette populace infime ; il les laissa hors du Versailles olympien qu'il élevait à la Nature. Ils attendirent jusqu'à Lamarck, ces grands peuples obscurs, confus, ces exilés de la science, qui pour- tant remplissent tout, ont tout préparé. C'étaient justement les aînés qu’on avait empêchés d'entrer. Les admis, à les compter, auraient été peu de chose. Si l'on veut juger par le nombre, on pouvait dire que l'exclue, oubliée, laissée à la porte, c’é- tait la Nature elle-même. Le génie des métamorphoses venait d’être éman- cipé par la botanique et par la chimie. Ce fut une chose hardie, mais féconde, de prendre Lamarck * 152 LES FAISEURS DE MONDES. dans la botanique où il avait passé sa vie et de lui imposer d'enseigner les animaux. Ce génie ardent et fait aux miracles par les transformations des plantes, plein de foi dans l'unité de la vie, fit sortir et les animaux, et le grand animal, le globe, de l'état pétrifié où on les tenait. Il rétablit de forme en forme la circulation de l'esprit. Demi-aveugle, à tâtons, il toucha intrépidement mille choses dont les clairvoyants n'osaient approcher encore. Du moins, il y mettait sa flamme. Geoffroy, Cuvier et Blainville les ont trouvées chaudes et vivantes. « Tout est vivant, disait-il, ou le fut. Tout est vie, présente ou passée. » Grand effort révolutionnaire contre la matière inerte, et qui irait jusqu'à sup- primer l’inorganique. Rien ne serait mort tout à fait. Ce qui a vécu peut dormir et garder la vie la- tente, une aptitude à revivre. Qui est vraiment mort? personne. Ce mot a enflé d’un souffle immense les voiles du dix-neuvième siècle. Hasardé, ou non, il nous a poussés où nous n’aurions été jamais. Nous nous sommes mis en quête, demandant à chaque chose, histoire ou histoire naturelle : « Qui es-tu? — Je suis la vie. » — La mort a été fuyant sous le regard des sciences. L'esprit va toujours vainqueur et ia faisant reculer. La "+ LES FAISEURS DE MONDES. 153 J9 Entre ces ressuscités, je vois d'abord mes madré- pores. Jusque-là pierre morte et calcaire grossier, ils prirent l'intérêt de la vie. Lorsque Lamarck les réunit, les expliqua au Muséum, on venait de les surprendre dans le mystère de leur activité, dans leurs immenses créations. On avait appris d'eux comment se fait un monde. On commença à soup- çonner que, si la terre fait l'animal, l'animal aussi fait la terre, et que tous deux accomplissnt l’un pour l’autre l'office de création. L'animalité est partout. Elle emplit tout et peu- ple tout. On en trouve les restes ou l'empreinte jusque dans ces minéraux, comme le marbre sta- tuaire, l’albâtre, qui ont passé par le creuset des feux les plus destructeurs. À chaque pas dans la connaissance de l'actuel on découvre un passé énorme de vie animale. Du jour où l'optique permit d’apercevoir l'infusoire, on le vit faisant les mon- tagnes, on le vit pavant l'Océan. Le dur silex du tripoli est une masse d’animalcules, l'éponge un si- lex animé. Nos calcaires tout animaux. Paris est bâti d’infusoires. Une partie de l'Allemagne repose sur une mer de corail, aujourd’hui ensevelie. Infu- soires, coraux, testacés, c’est de la chaux, de la craie. Sans cesse ils latirent de la mer. Mais les poissons qui dévorent le corail le rendent comme craie, et restituent celle-ci aux eaux d’où elle est 9. 15! LES FAISEURS DE MONDES. venue. Ainsi la Mer de corail, dans son travail d’en- fantement, de soulèvements, de mouvements, dans ses constructions sans cesse augmentées ou affais- sées, bâties, ruinées, rebâties, est une fabrique im- mense de calcaire, qui va alternant entre ses deux vies : vie agissante aujourd'hui, vie disponible qui agira demain. Forster a vu, et très-bien vu (ce qu'on à nié à tort) que ces îles circulaires sont des cratères de volcans, exhaussés par les polypes. Dans toute hy- pothèse contraire on ne peut expliquer cette iden- tité de forme. C’est toujours un petit anneau d’en- viron cent pas de diamètre, fort bas, battu au dehors par les flots, mais renfermant au dedans un bassin tranquille. Quelques plantes de trois ou quatre espèces font une couronne de verdure clair- semée au bassin intérieur. L'eau est du plus beau vert. L’anneau est de sable blanc (résidu de coraux dissous) en contraste avec le bleu foncé de l'Océan. Sous l’eau salée, nos ouvriers travaillent. Selon leurs espèces ou leurs caractères, les uns plus har- dis aux brisants, aux côtés paisibles les bonnes gens timides. Voilà un monde peu varié. Attendez. Les vents, LES. FAISEURS DE MONDES. 155 les courants, travaillent à l’enrichir. Il ne faut qu'une bonne tempête pour que les îles voisines fassent la fortune de celle-ci. C'est là une des plus magnifiques fonctions de la tempête. Plus elle est grande, violente, tourbillonnante, enlevant tout, plus elle ést féconde. Une trombe passe sur une ile: le torrent qu'elle y produit, chargé de limon, de débris, de plantes mortes ou vivantes, parfois de forêts arrachées, flot noir, bourbeux, perce la mer, et bientôt poussé des vagues ici et Rà, distribue ces présents aux îles prochaines. Un grand messager de la vie, et l’un des plus trans- portables, c’est la solide noix de coco. Non-seule- ment elle voyage; mais, jetée sur les récifs, si elle trouve un peu de sable blanc, où périraient d’autres plantes, elle y prend et s’en contente. Si elle trouve une eau saumâtre qu'aucun végétal n’aimerait, elle la compte pour eau douce, et vit là, et s'enfonce là. Elle germe, elle pousse, et c'est un arbre, un ro- buste cocotier. Un arbre, c’est bientôt de l'eau douce, et des débris, donc de la terre. Cela invite d'autres arbres, et bientôt l'on voit des palmiers. Des vapeurs arrêtées par eux se fait un ruisseau qui, coulant du centre de l'ile, maintient dans la blanche ceinture une percée que respectent les po- lypes, habitants de l'eau salée. 456 LES FAISEURS DE MONDES. On connaîl maïntenant la rapidité extrême de leur travail. A Rio-Janeiro, en quarante jours de relâche, des canots disparaissaient déjà sous les tu- bulaires qui s’en étaient emparés. Un détroit, près de l'Australie, comptait naguère vingt-six îlots. Il en a déjà cent cinquante bien reconnus; l'Amirauté anglaise annonce qu'il en a davantage, et qu'en vingt ans, dans sa longueur de quarante lieues, 1l sera impraticable. Le récif oriental de l'Australie à trois cent soixante lieues (cent vingt-sept sans interruption); celui de la Nouvelle-Calédonie, cent quarante-cinq lieues. Des groupes d’iles, dans le Pacifique, ont quatre cents lieues de long, sur cent cinquante de large. La seule chaîne des Maldives a presque cinq cents milles de long. Ajoutez les bancs de l'ile de France, les bas-fonds de la mer Rouge, incessam- ment exhaussés. Timor, avec ses environs, offre un monde tout animal. On ne foule que choses vivantes. Les roches offrent tant de formes bizarres, et de riches cou- leurs, qu'on en est saisi, ébloui. Vous les voyez dans un espace de plusieurs lieues dans l’eau de mer, peu profonde (peut-être d'un pied) qui travaillent tranquillement, mais activement continuent leur métier de créateurs. Le premier observateur intelligent fut Forster, LES FAISEURS DE MONDES, 157 compagnon de Cook, qui les trouva à l'ouvrage, les prit sur le fait dans leur grande conspiration pour faire à pelit bruit des îles par milliers, des chaînes d'iles, peu à peu un continent. Cela se passait sous ses yeux comme aux premiers jours du monde. Des profondeurs sous-marines le feu central pousse un dôme, un cône, qui, s'en- {r’ouvrant, de sa lave pendant quelque temps faitun cratère circulaire. Mais la force volcanique s'é- puise. Et ce cratère tiède se couronne de gelée vi- vante, animale et polypière, qui, rejetant toujours” de soi un mucus, va exhaussant ce cirque jusqu'à la basse mer; pas plus haut ; car, au-dessus, ils se- raient toujours à sec; mais, d'autre part, pas plus bas ; car ils visent à la lumière. S'ils n'ont pas d’or- gane spécial pour la percevoir, elle les pénètre. Le puissant soleil des tropiques, qui traverse de part en part leur petit être transparent, semble avoir sur eux l'attraction d'un invincible magnétisme. Quand la mer baisse et les découvre, ils n’en restent pas moins ouverts et boivent la vive lumière. rm Dumont-d'Urville, qui si souvent côloyait leurs petites îles, dit : «C'est un étrange supplice de 158 LES FAIÏISEURS.DE MONDES. voir de près la paix de ce bassin intérieur, de voir tout autour sous l’eau peu profonde des bancs avan- cés où s'élalent les coraux en parfaite sécurité, lorsqu’on est soi-même en pleine tempête. » Ce monde aimable est un écueil. Touchez et vous êtes brisé. La mer transparente vous montre un abîme à pic de cent brasses. Ne vous fiez pas aux ancres. Nul câble qui, au frottement, ne soit usé, bientôt coupé. L’anxiété est extrême dans les longues nuits où la houle australe vous pousse sur ces tranchants r'ASOITS. | Les innocents faiseurs d'écueils ne manquent pourtant pas de réponse aux accusations. [ls disent : « Donnez-nous le temps. Ces bords adoucis peu à peu deviendront hospitaliers. Laissez-nous faire. Les bancs liés aux bancs voisins n'auront plus ces remous terribles. Nous vous faisons un monde de rechange pour le cas où périrait le vôtre. Vous nous bénirez peut-être, s'il vous vient un cata- clysme, si, comme l’a dit quelqu'un, la mer verse d'un pôle à l'autre tous les dix mille ans. Vous vous tiendrez fort heureux de trouver là nos îles australes où nous aurons fait un refuge. LES FAISEURS DE MONDES. 159 « Avouons-le, disent-ils encore, quand même malheureusement quelques vaisseaux y périraient, ce que nous faisons ici est utile, est bon et grand. Notre monde improvisé pourrait avoir quelque or- gueil. Sans parler dela beauté de ses triomphantes couleurs qui effacent celles de la terre, sans parler des gracieux cercles, des courbes où nous nous com- plaisons, — tant de problèmes obseurs qui vous ar- rêtent semblent chez nous avoir trouvé solution. La distribution du travail, une charmante variété dans une grande régularité, un ordre géométrique qui cependant a les grâces d'une liberté naissante, — où trouver cela chez vous autres hommes”? « Notre travail incessant pour alléger l'eau de ses sels y crée les courants magnifiques qui en font la vie, la salubrité: Nous sommes les esprits de la mer; nous lui donnons le mouvement. « Elle n'est pas ingrate, il est vrai. Elle vient à point nommé nous nourrir. Et, non moins exacte, la chaude lumière nous caresse, nous pare de ses riches couleurs. Nous sommes les bien-aimés de Dieu, ses ouvriers favoris. Il nous charge d’ébaucher ses mondes. Tous les puinés de ce globe qui vien- nent ont besoin de nous. Notre ami, le cocotier, ce géant qui sur notre île inaugure la vie terrestre, n’y parvient qu’en nous demandant nos poussières pour y puiser. La vie végétale, au fond, est un 160 LES FAISEURS DE MONDES. egs, un don, une aumône de nos libéralités. Riche de nous, elle nourrira la création supérieure. « Mais pourquoi d'autres animaux? Nous sommes un monde complet, hormonique, et qui suffit. Le cercle de la création pourrait se fermer ici. Dieu par nous couronna son ile; sur son ancien vol- can de feu, il a fait un volcan de vie, — bien mieux, l'épanouissement de ce paradis vivant. Il a ce qu'il a voulu, et maintenant va se reposer. » Pas encore et pas encore. Une création doit mon- ter par-dessus la vôtre, une chose que vous ne craignez pas. Ce rival n'est pas la tempête, vous la bravez; ni l’eau douce, vous bâtissez à côté. Ce n’est pas même la terre qui peu à peu envahit et couvre vos constructions. Cette autre puissance, où est-elle? — En vous. Tout polype n'est pas ré- signé à rester polype. Il y a dans votre république telle créature inquiète, qui dit que la perfection de cette vie végétative ce n’est pas la vie. Elle en rêve une autre à part: — s’en aller et naviguer seule, voir l'inconnu, le vaste monde, se créer, au hasard du naufrage, certaine chose qui va poindre en elle et reste obscure en vous : C'est l'âme. FILLE DES MERS J'ai passé les premiers mois de 1858 dans l'a- créable petite ville d'Hyères, qui de loin regarde la mer, les îles et la presqu'ile dont sa côte est abri- tée. La mer, à cette distance, attire plus puissam- ment peut-être que si l’on était au bord. Les sen- tiers qui y mènent invitent, soit qu’on suive, entre les jardins, les haies de jasmin et de myrte, soit qu'en montant quelque peu on traverse les oliviers et un petit bois mêlé de lauriers et de pins. Le bois n'empêche nullement qu'on n'ait de temps à autre quelques échappées de la mer. Ce lieu est, non sans raison, nommé Coste-Belle. Nous y rencon- trions souvent dans les beaux jours d’un doux hiver une fort touchante malade, une jeune princesse étrangère venue là de cinq cents lieues pour pro- longer quelque peu sa vie défaillante. Cette vie 162 FILLE DES MERS. courte avait été triste et dure. A peine heureuse, elle se voyait mourir. Elle se traînait appuyée, tendrement enveloppée de celui qui vivait d’elle et comptait ne pas survivre. Si les vœux et les prières pouvaient prolonger une vie, elle eût vécu; elle avait pour elle ceux de tous, surtout des pauvres. Mais le printemps arrivait et sa fin. Dans un jour d'avril où tout renaissait, nous vimes passer en- core les deux ombres sous ce boïs, pâle comme un llysée de Virgile. Nous arrivâmes au golfe le cœur plein de cette pen- sée. Entre les rochers assez âpres, les lagunes que laissait la mer gardaient de petits animaux trop lents qui n'avaient pu la suivre. Quelques coquilles étaient là toutes retirées en elles-mêmes et souf- frant de rester à sec. Au milieu d'elles, sans co- quille, sans abri, tout éployée, gisait l'ombrelle vivante qu'on nomme assez mal méduse. Pourquoi ce terrible nom pour un être si charmant? Jamais je n'avais arrêté mon attention sur ces naufragées qu'on voit si souvent au bord de la mer. Gelle-ci était petite, de la grandeur de ma main, mais sin- culièrement jolie, de nuances douces: et légères. Elle était d'un blanc d'opale où se perdait, comme FILLE DES MERS, 165 dans un nuage, une couronne de tendre lilas. Le vent l'avait retournée. Sa couronne de cheveux li- las flottait en dessus, et la délicate ombrelle (c'est-à- dire son propre corps), se trouvant dessous, touchait le rocher. Très-froissée en ce pauvre corps, elle était blessée, déchirée en ses fins cheveux qui sont ses organes pour respirer, absorber, et même aimer. Tout cela, sens dessus dessous, recevait d’aplomb le soleil provençal, âpre à son premier réveil, plus âpre par l’aridité du mistral qui s’y mélait par mo- ments. Double trait qui traversait la transparente créature. Vivant dans ce milieu de mer dont la contact est caressant, elle ne se cuirasse pas d’é- piderme résistante, comme nous autres animaux - de la terre; elle reçoit tout à vif. Près de sa lagune séchée, d’autres lagunes étaient plemes et communiquaient à la mer. Le salut était à un pas. Mais, pour elle qui ne se meut que par ses ondoyants cheveux, ce pas était infranchissable. Sous ce soleil, on pouvait croire qu’elle serait bien- {ôt dissoute, absorbée, évanouie. Rien de plus éphémère, de plus fugitif que ces filles de la mer. Il en est de plus fluides, comme la légère bande d'azur qu’on appelle ceinture de Vénus, et qui, à peine sortie de l’eau, se dissipe et disparaît. La méduse, un peu plus fixée, a plus de peine à mourir. 164 FILLE DES MERS. Était-elle morte où mourante? Je ne crois pas aisément à la mort; je soutins qu'elle vivait. A tout hasard, il coûtait peu de l’ôter de là et de la jeter dans la lagune d'à côté. S'il faut tout dire, à la toucher j'avais un peu de répugnance. La déli- cieuse créature, avec son innocence visible et l'iris de ses douces couleurs, était comme une gelée tremblotante, glissait, échappait. Je passai outre ce- pendant. Je glissai la main dessous, soulevai avec précaution le corps immobile, d'où tous les cheveux retombèrent, revenant à la position naturelle où ils sont quand elle nage. Telle je la mis dans l’eau voi- sine. Elle enfonça, ne donnant aucun signe de vie. Je me promenai sur le bord. Mais au bout de dix minutes, j'allai revoir ma méduse. Elle ondulait sous le vent. Réellement, elle remuait et se remet- tait à flot. Avec une grâce singulière, ses cheveux fuyant sous elle nageaïent, doucement l'éloignaient du rocher. Elle n'allait pas bien vite, mais enfin allait. Bientôt je la vis assez lom. Elle n'aura peul-êlre pas tardé de chavirer en- core. Il est impossible de naviguer avec des mpyens plus faibles et de façon plus dangereuse. Elles crai- FILLE DES MERS. 165 gnent fort le rivage, où tant de choses dures les blessent, et, en pleine mer, le vent à chaque instant les retourne. Alors leurs cheveux-nageoires étant par-dessus, elles flottent à l'aventure, la proie des poissons, la joie des oiseaux, qui se font un jeu de les enlever. Pendant toute une saison passée aux bords de la Gironde, je les voyais fatalement poussées par la passe, jetées à la côte par centaines, sécher là misérablement. Celles-ci étaient grosses, blanches, fort belles à leur arrivée, comme de grands lustres de cristal avec de riches girandoles, où le soleil mi- roitant mettait des pierreries. Hélas! quel état diffé- rent au bout de deux jours! le sable fort heureusc- ment s’affaissait dessous, les cachait. Elles sont l'aliment de tous, et elles-mêmes n'ont guère d’aliment que la vie peu organisée, vague en- core, les atomes flottants de la mer. Elles les en- gourdissent, les éthérisent, pour ainsi parler, et les sucent sans les faire souffrir. Elles n’ont ni dents, ni armes. Nulle défense. Seulement quelques es- pèces (et non pas toutes, dit Forbes) peuvent, sion les attaque, sécréter une liqueur qui pique un peu, comme l'ortie. Sensation si faible, au reste, que Dicquemare n’a pas craint de la recevoir dans l'œil et l'a fait impunément. 166 FILLE DES MERS, Voilà une créature bien peu garantie, et en grand hasard. Elle est supérieure déjà. Elle a des sens, et, si l'on en juge par les contractions, une suscep- übilité notable de souffrir. On ne peut, comme le polype, la partager impunément. Dans ce cas, lui, il se double; elle, elle meurt. Comme lui, gélali- neuse, elle semble un embryon, mais l'embryon trop tôt renvoyé du sein de la mère commune, uré de la base solide, de l'association qui fit la sécurité du polype, et lancé dans l'aventure. Comment est-elle partie, l’imprudente ? comment sans voile, rame ni gouvernail, avoir quitté le port”? Quel est son point de départ? Ellis, en 1750, avait vu sur un polype surgir une petite méduse. De nos jours plusieurs obser- vateurs ont vu et mis hors de doute qu'elle est une forme de polype, sortie de l'association. La méduse, pour le dire simplement, est un polype émancipé. | Quoi d'étonnant ? dit très-bien le sage M. l'orbes, qui les a tant étudiées. Cela veut dire seulement qu'à ce degré l'animal suit encore la loi végétale. De l'arbre, être collectif, sort l'individu, le fruit dé- FILLE DES MERS. 167 taché, lequel fruit fera un autre arbre. Un poirier, c'est comme une sorte de polypier végétal, dont la poire (libre individu) peut nous donner un poirier. De même, dit Forbes encore, que la branche d’une plante qui allait se charger de feuilles s’arrète dans son développement, se contracte, devient un organe d'amour, je veux dire une fleur, — le polypier, contractant quelques-uns de ses polypes, transfor- mant leurs estomacs contraclés, fait le placenta, les œufs, d’où sort sa fleur mobile, la jeune et gra- cieuse méduse. (Ann. of the Nat. hist.,t. XIV, 587.) On aurait pu le deviner à cette grâce indécise, à cette faiblesse désarmée qui ne craint rien, qui s'embarque sans instruments pour naviguer, qui se confie trop à la vie. C’est la première et touchante échappée de l'âme nouvelle, sortie, sans défense encore, des sûretés de la vie commune, essayant d'être soi-même, d'agir et souffrir pour son compte, — molle ébauche de la nature libre, — embryon de la liberté. Être soi, être à soi seul un petit monde complet, grande tentation pour tous! universelle séduction! belle folie qui fait l'effort et tout le progrès du 168 FILLE DES MERS. monde! Mais dans ces premiers essais, qu’elle semble peu justifiée! On dirait que la méduse fut créée pour chavirer. Chargée d’en haut, d'en bas mal assurée, elle est faite à l'opposé de la physalie, sa parenie. Celle-ci n’a au-dessus de l'eau qu'un petit bal- lon, une vessie insubmersible, et laisse trainer au fond ses longs tentacules, infiniment longs, de vmgt pieds ou davantage, qui l’assurent, balayent la mer, frappent le poisson de torpeur, le lui hvrent. Légère et msouciante, gonflant son ballon nacré, teinté de bleu ou de pourpre, elle lance, par ses srands cheveux de sinistre azur, un subul venin dont la décharge foudroie. Moins redoutables, les vélelles ne peuvent pé- rir non plus. Elles ont la forme de radeaux; leur petite organisation est déjà un peu solide; elles savent se diriger, tourner au vent la voile oblique. Les porpites, qui ne semblent qu'une fleur, une marguerite, ont pour elles leur légèreté; elles flottent même après leur mort. Il en est de même de tant d'êtres fantastiques et presque aériens, guirlandes à clochettes d'or ou guir- landes de boutons de roses (physsophore, stéphano- mie, etc.), ceintures azurées de Vénus. Tout cela nage et surnage invinciblement, ne craint que la terre, vogue au large, dans la grande mer, et, si vio- FILLE DES MERS. 169 lente qu'elle semble, y trouve toujours son salut. Les porpites et les vélelles craignent si peu l'Océan, que, pouvant toujours surnager, ils font effort pour enfoncer, et, dès qu'il vient du gros temps, se ca- chent dans la profondeur. Telle n’est pas la pauvre méduse. Elle à à erain- dre le rivage, elle a à craindre l'orage. Elle pour- rait se faire pesante à volonté et descendre, mais l'abime lui est interdit; elle ne vit qu’à la surface, en pleine lumière, en plein péril. Elle voit, elle en- tend, et elle a le toucher fort délicat, beaucoup trop pour son malheur. Elle ne peut se diriger. Ses organes plus compliqués la surchargent et lui font perdre bien aisément l'équilibre. Aussi on est tenté de croire qu'elle se repent d'un essai de liberté si hasardeuse, qu'elle regrette l’état inférieur, la sécurité de la vie commune. Le polypier fit la méduse; la méduse fait le polypier. Elle rentre à l'association. Mais cette vie végétative est si ennuyeuse, qu’à la génération suivante, elle s’en émancipe encore et se relance au hasard de sa vaine navigation. Alternative bizarre, où elle flotte éternellement. Mobile, elle rêve le repos. Inerte, elle rêve le mouvement. 10 170 FILLE DES MERS. Ces étranges métamorphoses, qui tour à tour élèvent, abaissent, l'être indécis, et le font alterner entre deux vies si différentes, sont vraisemblable- ment le fait des espèces inférieures, des méduses qui n'ont pu entrer décidément encore dans la car- rière irrévocable de l'émancipation. Pour les autres, on croirait sans peine que leurs variétés charmantes marquent des progrès intérieurs de vie, des degrés de développement, les jeux, les grâces et les sourires de la liberté nouvelle. Celle-ci, artiste admirable, sur ce thème si simple de disque ou d’ombrelle qui flotte, d’un léger lustre de cristal où le soleil met des lueurs, a fait une création infinie de jolies variantes, un déluge de petites merveilles. Toutes ces belles, à l'envi, flottant sur le vert miroir dans leurs couleurs gaies et douces, dans les mille attraits d’une coquetterie enfantine et qui s’ignore, ont embarrassé la science, qui, pour leur trouver des noms, a dû appeler à son secours et les reines de l’histoire et les déesses de la mythologie. Celle-ci, c'est l’ondoyante Bérénice, dont la riche chevelure traine et fait un flot dans les flots. Celle-là, c’est la petite Orithye, épouse d'Éole, qui, au souffle de son époux, promène son urne blanche et pure, incer- laine, à peine affermie par l’enchevêtrement délicat de ses cheveux, que souvent elle enlace par-dessous. Là-bas, Dionée, la pleureuse, semble une pleine FILLE DES MERS. i71 coupe d'albâtre qui laisse, en filets cristallins, dé- border de splendides larmes. Telles, en Suisse, j'ai vu s'épancher des cascades lasses et paresseuses, qui, ayant fait trop de détours, semblaient tomber de sommeil, de langueur. Dans la grande féerie d’illumination que la mer déploie aux nuits orageuses, la méduse a un rôle à part. Plongée, comme dans tant d’autres êtres, dans le phosphore électrique dont ils sont tous pénétrés, elle le rend à sa manière avec un charme personnel. Qu’elle est sombre, la nuiten mer, quand on n’v voit pas ce phosphore! Qu'elles sont vastes et re- doutables, ses ténèbres! Sur terre, l'ombre est moins obscure; on se reconnait toujours à la va- riété des objets qu’on touche, ou dont on pressent les formes ; ils vous donnent des points de repère. Mais la vaste nuit marine, un noir infini! rien et rien !.… Mille dangers possibles, inconnus ! On sent tout cela sur la côte même, quand on vit devant la mer. C’est une grande jouissance quand, l’air devenant électrique, on voit au loin apparaitre un léger ruban de feu pâle. Qu'est-ce cela ? On l'a 172 FILLE DES MERS. vu chez soi sur le poisson mort, par exemple le hareng, Mais vivant, dans ses grandes flottes, dans les longues trainées visqueuses qu'il laisse derrière, il est encore plus lumineux. Cet éclat n’est point du tout le privilège de la mort. — Est-ce un ef- fet de la chaleur? Non, vous le trouvez aux deux pôles, et dans les mers Antarctiques, et dans les mers de Sibérie. Il est dans les nôtres, et dans toutes. | C'est l'électricité commune dont ces eaux, demi- vivantes, se dégagent aux temps orageux, inno- cente et pacifique foudre dont tous les êtres ma- rins sont alors les conducteurs. Ils l'aspirent et ils l'expirent, la restituent largement à leur mort. La mer la donne et la reprend. Le long des côtes et des détroits, les froissements et les remous la font circuler puissamment. Chaque être en prend, s'en empare plus ou moins selon sa nature. Ici, des surfaces immenses de paisibles infusoires font comme une mer lactée, d'une douce et blanche lu- mière, qui ensuite plus animée tourne au jaune du soufre embrasé. Ici, des cônes de lumières vont pirouettant sur eux-mêmes, ou roulent en boulets rouges. Un grand disque de feu se fait (pyrosome), qui part du jaune opalin, un moment frappé de vert, puis s’irrite, éclate dans le rouge, l'orange, puis s’as- sombrit d'azur. Ces changements ont quelque chose FILLE DES MERS. 175 de régulier qui indiquerait une fonction naturelle, la contraction et dilatation d’un être qui souffle le feu. Cependant, à l'horizon, des serpents enflammés s’agitent sur une infinie longueur (parfois vingt-cinq ou trente lieues). Les biphores et les salpas, êtres transparents que traversent et la mer et le phosphore, donnent cette comédie serpentine. Étonnante asso- ciation qui mène ces danses effrénées, puis se sépare. Séparés, ses membres libres font des petits libres encore, qui, à leur tour, engendreront des répu- bliques dansantes, pour répandre sur la mer cette bacchanale de feu. De grandes flottes, plus paisibles, promènent sur les flots des lumières. Les vélelles allument la nuit leurs petites embarcations. Les béroës vont triom- phantes comme des flammes. Nulles plus magiques que celles de nos méduses. Est-ce un pur effet phv- sique, comme celui qui fait serpenter les salpas in- jectés de feu? Est-ce un acte d'aspiration, comme d'autres en donnent l'idée? Est-ce caprice, comme chez tant d'êtres qui se jouent aux étincelles d'une vaine et incons{ante joie? Non, les nobles et belles méduses (comme l'Océanique à couronne, comme la charmante Dionée) semblent exprimer des pen- sées graves. Sous elles, leurs cheveux lumineux, comme une sombre lampe qui veille, lancent des lueurs mystérieuses d'émeraude et d'autres cou- 10. 174 FILLE DES MERS. leurs qui, jaillissant ou pälissant, révèlent un sen- timent, et je ne sais quel mystère. On dirait l’es- prit de l’abîme qui en médite les secrets. On dirait l'âme qui vient ou celle qui doit vivre un jour. Ou bien faudrait-il y voir le rêve mélancolique d’une destinée impossible, qui ne doit jamais atteindre son but? Ou l'appel au bonheur d'amour qui seul nous console ici-bas? | On sait que, sur notre terre, chez nos lucioles, ce feu est le signal, l’aveu de l'amante qui se désigne, dit sa retraite et se trahit. A-t-l ce sens chez les méduses? On l’ignore. Ce qui est sûr, c'est qu'elles versent ensemble leur flamme et leur vie. La séve féconde, chez elles, la vertu de génération, y tient, et, à chaque éclair, échappe et va diminuant. Si l’on veut le plaisir cruel de redoubler cette féerie, on les expose à la chaleur. Alors elles s’exaspèrent, rayonnent et deviennent si belles, si belles !... que la scène est finie. Flamme, amour et vie, tout a fui, tout s'est écoulé à la fois. VIT LE PIQUEUR DE PIERRES Lorsque l'excellent docteur Livingston pénétra chez les pauvres peuplades de l'Afrique qui ont peine à se défendre des marchands d'esclaves et des lions, les femmes, le voyant armé de tous les arts protecteurs de l'Europe et l’invoquant avec raison comme une providence amie, lui disaient ce mot touchant : « Donne-nous le sommeil! » C'est le mot que tous les êtres vivants, chacun dans sa langue, adressent à la Nature. Tous dési- rent et rêvent la sécurité. On n'en peut douter quand on voit les efforts ingénieux qu'ils font pour se la donner. Ces efforts ont créé des arts. L'homme n'en invente pas un, sans trouver que les animaux l'avaient inventé avant lui, inspirés de cet instinct si fixe et si fort du salut. 1476 LE PIQUEUR DE PIERRES, Is souffrent, ils craignent, ils veulent vivre. Il faut se garder de croire que les êtres peu avancés, embryonnaires, soient peu sensibles. Le contraire est certain. En tout embryon, ce qui est ébauché d'abord, c'est le système nerveux, c’est-à-dire la capacité de sentir et de souffrir. La douleur est l'aiguillon par lequel la prévoyance est peu à peu stimulée, et l'être pressé, forcé de s’ingénier. Le plaisir y sert aussi, et vous le voyez déjà dans ceux qu'on croirait les plus froids. On a justement noté chez le limaçon le bonheur qu'il a, après des recher- ches pénibles d'amour, de rencontrer l'objet aimé. Tous deux, d'une grâce émue, ondulant de leurs cous de cygne, s'adressent de vives caresses. Qui dit cela? le sévère, le très-exact Blainville. (Moll., p. 181.) Mais, hélas! combien la douleur est largement prodiguée ! Qui n’a vu avec tristesse les lents et pé- nibles efforts du mollusque sans coquille, qui traîne sur le ventre? Choquante mais trop fidèle image du fœtus qu'un hasard cruel aurait arraché de la mère, jeté sur le sol sans défense et nu. La triste bête épaissit sa peau autant qu'elle peut, adoucit les as- pérités et rend sa route glissante. N'importe. Elle doit subir un à un tous les obstacles, les chocs, les pointes de caillou. Elle est endurcie, résignée, je le veux bien. Et pourtant, à tel contact, elle se tord, LE PIQUEUR DE PIERRES. 177 elle se contracte, donne les signes d’une très-vive sensibilité. Avec tout cela, elle aime, la grande Ame d’har- monie, qui est l'unité du monde. Elle aime, et par l'alternative de plaisir et de douleur elle cultive tous les êtres et les oblige à monter. Mais, pour monter, pour passer à un degré su- périeur, il faut qu'ils aient épuisé tout ce que l'in- férieur contient d'épreuves plus ou moins pénibles, de stimulants d'invention et d'art instinctif, Il faut même qu'ils aient exagéré leur genre, en aient rencontré l’excès, qui, par contraste, fait sentir le besoin d’un genre opposé. Le progrès se fait ainsi par une sorte d'oscillation entre les qualités con- traires qui tour à tour se dégagent et s’incarnent dans la vie. | ; Traduisons ces choses divines en langage hu- main, familier, peu digne de leur grandeur, mais qui les fera comprendre : La Nature, s'étant plu Ldicohiesà à faire et défaire la méduse, à varier à l'infini ce thème gra- cieux de liberté naissante, un matin se frappa le front, se dit : « J'ai fait un coup de tête. Cela est charmant. Mais j'ai oublié d'assurer la vie de 178 LE PIQUEUR DE PIERRES. la pauvre créature. Elle ne pourra subsister que par l'infini du nombre, l’excès de sa fécondité. Il me faut maintenant un être plus prudent et mieux gardé. Qu'il soit craintif, s’il le faut. Mais surtout, je le veux, qu’il vive! » Ces craintifs, dès qu’ils apparurent, se jelèrent dans la prudence jusqu'aux limites dernières. Ils fuirent le jour, s’'enfermèrent. Pour se sauver des contacts durs, secs, tranchants, de la pierre, ils employèrent le moyen universel, celui de la mue. De leur mue gélatineuse, ils sécrétèrent une enve- loppe, un tube qui va s’allongeant autant que leur chemin s’allonge. Misérable expédient qui tient ces mineurs (les tarets) hors de la lumière et hors de l'air libre, qui leur cause une dépense énorme de substance. Chaque pas leur coûte infiniment, les frais d’une maison complète. Un être qui se ruine ainsi pour vivre ne peut que végéter pauvre, inca- pable de progrès. . La ressource n’est guère meilleure, de s’enseve- lir par moment, de se cacher dans le sable à la mer basse, en remontant quand le flux revient. C’est le manége que vous voyez chez les solen, Vie variable, LE PIQUEUR DE PIERRES. 179 L L . LL » L . _ ++ mcertaine, fugitive deux fois par jour, el de con- stante inquiétude. Chez des êtres bien inférieurs, une chose obscure encore, qui devait changer le monde à la longue, avait commencé à poindre. Les simples étoiles de mer, dans leurs cinqrayons, avaient un certain sou- tien, quelque chose comme une charpente de pièces articulées, au dehors quelques épines, des suçoirs qui avancent, reculent à volonté. Un animal fort modeste, mais timide et sérieux, semble avoir fait son profit de cette ébauche grossière. Il dit, je pense, à la Nature : « Je suis né sans ambition. Je ne demande pas les dons brillants de messieurs les mollusques. 3e ne ferai nacre ni perle. Je ne veux pas de couleur brillante, un luxe qui me désignerait. Je désire en- core bien moins la grâce de vos étourdies les médu- ses, le charmeondoyant de leurs cheveux enflammés qui atuirent, les font attaquer et leur servent à faire naufrage. O mère! je ne veux qu’une chose, étre. ètre un, et sans appendices extérieurs et compro- mettants, — être ramassé, fort en moi, arrondi, car c'est la forme qui donnera le moins de prise, — l'être enfin centralisé. | « J'ai bien peu l'instinct des voyages. De la mer haute à la mer basse, rouler quelquelois, c'est as- 180 LE PIQUEUR DE PIERRES. sez. Collé strictement sur mon roc, je résoudrai là le problème que votre futur favori, l’homme, doit chercher en vain, le problème de la sûreté : ex- clure strictement l'ennemi, tout en admettant l'ami, surtout l’eau, l'air et la lumière." Il m'en coûtera, je le sais, du travail, un constant effort. Couvert d’épines mobiles, je me ferai éviter. Hérissé, seul comme un ours, on m appellera l'oursin. » Combien ce sage animal est supérieur aux po- iypes, engagés dans leur propre pierre qu'ils font de pure sécrétion, sans travail réel, mais qui aussi ne leur donne nulle sûreté ! Combien il paraît supé- rieur à ses supérieurs eux-mêmes, je veux dire à tant de mollusques qui ont des sens plus variés, mais n'ont pas la fixe unité de son ébauche verté- brale, ni son persévérant travail, ni les ingénieux outils que ce travail a suscités! La merveille, c'est qu'il est à la fois lui, cette pauvre boule roulante, qu'on croit une châtaigne épineuse; 4 est un, et il est multiple; — il est fixe, et il est mobile, fait de deux mille quatre cents piè- ces qui se démontent à volonté. Voyons comment 1l se créa. C'était dans une anse étroite de la mer de Bre- tagne. Il n'avait pas là un doux lit de polypes mous et d'algues comme les oursins de la mer des Indes, LE PIQUEUR DE PIERRES. 181 qui sont dispensés d'industrie. Il était devant le pé- ril, la difficulté, comme l'Ulysse de l'Odyssée, qui, jeté, ramené par le flot, essaye de s’amarrer au roc avec ses ongles ensanglantés. Chaque flux et chaque reflux, c'était pour le petit Ulysse une grande tempête. Mais sa grande volonté, son puissant dé- sir, lui fit si-bien baiser la roche, que ce baiser constant créa une ventouse qui fit le vide et l’umit à la roche même. Ce n'est pas tout : de ses épines qui grattaient, voulaient saisir, une se subdivisa, et devint une triple pince, véritable ancre de salut, qui seconde- rait la ventouse si celle-ci s’appliquait mal à une sur- face peu polie. Quand il eut pincé, aspiré puissamment sa roche, se sentit assis, il comprit de plus en plus qu'ilavait tout à gagner si, de convexe qu'elle était, il pou- vait la faire concave, y creuser à sa mesure un petit trou, se faire un nid. Car on n'est pas toujours jeune. On n’a pas les mêmes forces. Quelle dou- ceur ne serait-ce si, un jour, l'oursin émérite pou- vait relâcher quelque chose de l'effort de cet an- crage qui continue jour et nuit? Donc il creusa. C'est sa vie. Fait de pièces déta- chées, 1l agit par cinq épines qui, toujours pous- sant d'ensemble, se soudèrent et lui firent un pic admirable pour percer. il 182 LE PIQUEUR DE PIERRES. Ce pic de cinq dents du plus bel émail est porté par une charpente délicate, quoique très-solide, formée de quarante pièces. Elles glissent dans une sorte de gaine, sortent, rentrent, ont un jeu parfait. Par cette élasticité, elles évitent les chocs violents. Bien plus, elles se réparent s’il survient des acci- dents. C'est rarement dans la pierre, qu'il méprise, c’est dans le roc, le granit, qu'il sculpte, ce héros du travail. Plus ce roc est dur, résistant, mieux il s’y sent affermi. Que lui importe d'ailleurs? Le temps ne fait rien à l'affaire, et tous les siècles sont à lui. Qu'il meure demain, ayant usé sa vie et son instrument, un autre vient s'établir là, continue à la même place. Ils communiquent peu dans leur vie, ces solitaires; mais la fraternité existe pour eux par la mort, et le jeune survenant, qui trouve besogne demi-faite, en jouit, bénit la mémoire du bon travailleur qui la prépara. Ne croyez pas qu'il s'agisse de frapper, et frap- per toujours. Il a son art. Une fois qu'il a bien attaqué le ciment qui ünit la roche, et bien dé- chaussé celle-ci, il mord les aspérités comme avec de petites tenailles, déracine le silex. Œuvre de grande patience, qui implique d'assez longs chômages pour que l’eau agisse aussi sur les places dénudées. On peut alors, de la première couche, aller à la seconde, LE PIQUEUR DE PIERRES. … 185 et, par ces procédés lents et sûrs, en venifà bout. Dans cette vie uniforme, il y a des crises pour- tant, comme dans celle de l’ouvrier. La mer fuit de certains rivages. L'été, telle roche devient d'une insupportable chaleur. Il faut avoir deux maisons, une d'été, une d'hiver. Grand événement qu'un déménagement pareil pour un être sans pieds, qui, de tous côtés, a des pointes. M. Caillaud l’a observé, admiré dans ces moments. Les baguettes faibles et mobiles, qui jouent, avancent et reculent, ne sont nullement insensibles, quoiqu'il les garantisse un peu en sécrétant tout autour un peu de molle gélatine qui sans doute fait matelas. Enfin, il le faut, il se lance, 1l s’affermit sur ses pointes, comme sur au- tant de béquilles, roule son tonneau de Diogène, et, comme 1l peut, atteint le port. Là, renfermé de nouveau et dans sa coque héris- sée, et dans le petit nid qu’il trouve presque tou- jours commencé, il se renfonce en lui-même, en sa jouissance solitaire de sécurité bienheureuse. Que mille ennemis rôdent au dehors, que la vague tonne et mugisse ; tout cela, c'est pour son plaisir. Que le roc tremble aux coups de mer : il sait bien qu'il n’a rien à craindre, que c’est sa bonne nour- rice qui fait ce bruit. Il est bercé, il sommeille et lui dit : « Bonsoir. » ab Hivit-1168 _ se PAS À Pi PART MERE hr ion da be #ob COTE HT srroelo: sk ; HA A LUI st 2 CL 4 HET DATANT E tri GTI A ture a: #04 Hu neo RER F4 Hautes soit db votes . RULES gt a nsc: A id SAEDOD 6 re dl Ne: é, Hp verort Rif FE + [62 PUPT ST 4 _— #3 | insiste Struriée 08 RUE Li F Say AH “sb à HITE Se. Let k LOL dés 140 hs x tee : tour D we 14 k # Dante: sd dd $ LE ina | VIII COQUILLES, NACRE, PERLE L’oursin a posé la borne du génie défensif. Sa cuirasse, ou, si l’on veut, son fort de pièces mobiles, résistantes, cependant sensibles, rétractiles, et ré- parables en cas d’accident, ce fort, appliqué et an- cré invinciblement au rocher, bien plus le rocher creusé logeant le tout, de sorte que l'ennemi n'ait nul jour pour faire sauter la citadelle, — c'est un système complet qui ne sera pas surpassé. Nulle coquille n’est comparable, encore bien moins les ouvrages de l’industrie humaine. L'oursin est la fin des êtres circulaires et rayon- nés. En lui ils ont leur triomphe, leur plus haut développement. Le cercle a peu de variantes. Il est la forme absolue. Dans le globe de l’oursin, si simple, si compliqué, il atteint une perfection qui finit le premier monde. 186 COQUILLES, NACRE, PERLE. La beauté du monde qui vient sera l'harmonie des formes doubles, leur équilibre, la grâce de leur oscillation. Des mollusques jusqu'à l'homme, tout être est fait désormais de deux moitiés associées. En chaque animal se trouve (mieux que l'unité) l'union. Le chef-d'œuvre de l’oursin avait dépassé le but même; ce miracle de la défense avait fait un prisonnier; il s'était non-seulement enfermé, mais enseveli, s’élait creusé une tombe. Sa perfection d'isolement l'avait séquestré, mis à part, privé de toute relation qui fait le progrès. Pour que le progrès reprenne par une ascension régulière, il faut descendre très-bas, à l'embryon élémentaire, qui d'abord n'aura de mouvement que celui des éléments. Le nouvel être est le serf de la planète, à ce point que, dans son œuf, il tourne comme la terre, décrivant sa double roue, sa rota- tion sur elle-même et sa rotation générale. Même émancipé de l’œuf, grandissant, devenant adulte, il restera embryon; c'est son nom, mou ou mollusque. 11 représentera dans une vague ébau- che le progrès des vies supérieures. Il en sera le fœtus, la larve ou nymphe, comme celle de l'in- secte, en qui, repliés et cachés, se trouvent pour- tant les organes de l'être ailé qui doit venir. COQUILLES, NACRE, PERLE. 187 J'ai peur pour un être si faible. Le polype, non moins mou, risquait moins. Une vie égale étant dans toutes ses parties, la blessure, la mutilation, ne le tuaient pas ; il vivait, semblait même oublier la partie détruite. Le mollusque centralisé est bien autrement vulnérable. Quelle porte est ouverte à la mort ! Le mouvement incertain que possédait la méduse et qui parfois au hasard pouvait encore la sauver, le mollusque l'a bien peu, au moins dans les commence- ments. Tout ce qui lui est accordé, c'est de pouvoir, de sa mue, de la gelée qu’il exsude, se créer deux murs qui remplacent et la cuirasse de l’oursin, et le roc où il s'appliquait. Le mollusque a l’avantage de tirer de soi sa défense. Deux valves forment une maison. Maison légère et fragile; ceux qui flotient l'ont transparente. A ceux qui veulent s'attacher, le mucus filant, collant, procure un câble d'ancrage qu’on appelle leur byssus. Il se forme précisément, comme la soie, d'un élément d'abord tout gélatineux. La gigantesque tridacne (le bénitier des églises) tient si ferme par ce câble, que les madrépores s'y trompent. Ils la prennent pour une ile, bâtissent dessus, l’enveloppent, finis- sent par l'étouffer. Vie passive, vie immobile. Elle n’a d'autre évé- nement que la visite périodique du soleil et de la 188 COQUILLES, NACRE, PERLE. lumière, d'autre action que d'absorber ce qui vient et de sécréter la gelée qui fit la maison, et peu à peu fera le reste. L’attraction de la lumière tou- jours dans le même sens centralise la vue. Voilà l'œil. La secrétion, fixée dans un effort toujours le même, fait un appendice, un organe qui tout à l'heure était le câble, et qui plus tard devient le pied, masse informe, inarticulée, qui peut se prêter à tout. C’est la nageoïre de ceux qui flottent, le poinçon de ceux qui se cachent et veulent enfoncer dans le sable, enfin le pied des rampants, un pied peu à peu contractile, qui leur permet de se trainer. Quelques-uns se hasarderont à le bander comme un arc pour sauter maladroitement. Pauvre troupeau, bien exposé, poursuivi de tou- tes tribus, heurté par la vague et froissé des rocs. Ceux qui ne réussissent pas à se bâtir une maison cherchent pour leur tente fragile un lit vivant. Ils demandent abri aux polypes, se perdent dans la mollesse des alcyons flottants. L’Avicule qui donne la perle cherche un peu de tranquillité dans la coupe des éponges. La Pinne cassante n'ose habiter que l'herbe vaseuse. La Pholade niche dans la pierre, recommence les arts de l'oursin ; mais dans quelle infériorité! au lieu du ciseau admirable qui peut faire l’envie des tailleurs de pierre, elle n’a qu'une petite râpe, et pour creuser un abri à COQUILLES, NACRE, PERLE. 189 sa coquille fragile, elle use cette coquille même. Sauf très-peu d’exceptions, le mollusque est l'être craintif qui se sait la pâture de tous. Le Cône sent si bien qu’on le guette, qu'il n'ose sortir de chez lui, et y meurt de peur de mourir. La Volute, la Por- celaine, traînent lentement leurs jolies maisons, et les cachent autant qu'elles peuvent. Le Casque, pour mouvoir son palais, n’a qu'un petit pied de Chi- noise. Il renonce presque à marcher. Telle vie et telle habitation. Dans nul autre genre, plus d'identité entre l'habitant et le nid. Ici, tiré de sa substance, l'édifice est la continuation de son manteau de chair. Il en suit les formes et les tein- tes. L'architecte, sous l'édifice, en est lui-même la pierre vive. Art fort simple pour les sédentaires. L’huître inerte, que la mer viendra nourrir, ne veut qu'une bonne boîte à charnière, qu’on puisse entre-bâiller un peu quand l’ermite prendra son repas, mais qu'il referme brusquement s’il craint d’être lui- même le repas de quelque voisin avide. La chose est plus compliquée pour le mol- lusque voyageur, qui se dit : « Je possède un pied, un organe pour marcher; donc je dois mar- cher. » La chère maison, il ne peut, à volonté, la quitter et la reprendre. En marche, elle lui est né- cessaire; c’est alors qu’on l’attaquera. Il faut qu'elle 11. 199 COQUILLES, NACRE, PERLE. abrite du moins le plus délicat de son être, l’arbre par lequel il respire et celui qui puise la vie par ses petites racines, le nourrit et le répare. La tête est bien moins importante; plusieurs la perdent impu- nément; mais, si les viscères n'étaient toujours sous le bouclier, s'ils étaient blessés, il mourrait. Ainsi prudent, cuirassé, il cherche sa petite vie. Sa journée faite, la nuit sera-t-il en sécurité dans un logis tout ouvert ? Les indiscrets n'iront-ils pas y mettre un regard curieux ? qui sait, peut-être la dent! L’ermite y songe, il y emploie tout ce qu'il a d'industrie; mais nul instrument que le pied, qui lui sert à toutes choses. De ce pied, qui veut clore l'entrée, se développe à la longue un appendice ré- sistant qui tient lieu de porte. Il le met à l’ouver- ture, et le voilà fermé chez lui. La difficulté toutefois permanente, la contradic- tion qui reste encore dans sa nature, c'est qu'il faut qu'il soit garanti, mais en même temps en rapport avec le monde extérieur. Ilne peut, comme l'oursin, s'isoler. Ses éducateurs, l'air, la lumière, peuvent seuls affermir ce corps si mou, l'aider à se faire des organes. Il faut qu’il acquière des sens, l’ouie, l'odorat, guides de l’aveugle. Il faut qu’il acquière la vue. Il faut surtout qu'il respire. Grande fonction si impérieuse! nul n'y songe COQUILLES, NACRE, PERLE. 191 quand elle est facile. Mais, si elle s'arrête un mo- ment, quel trouble terrible! Que notre poumon s’engorge, que le larynx seulement s'embarrasse pour une nuit, l'agitation, l'anxiété, sont extrèmes; on n’y tient pas; souvent même, à grand péril, on ouvre toutes les fenêtres. On sait que, chez les asth- matiques, cette torture va si loin, que, ne pouvant se servir de l'organe naturel, ils se créent un moyen supplémentaire de respirer. — De l’air! de l'air ! ou bien mourir | La nature ainsi pressée est terriblement inven- tive. Il ne faut pas s'étonner si ces pauvres en- fermés, étouffant sous leur maison, ont trouvé mille appareils, mille genres de soupapes qui les soulagent un peu. Tel respire par des lamelles qui se rangent autour du pied, tel par une sorte de peigne, tel par un disque, un bouclier, d'autres par des fils allongés; quelques-uns ont sur le côté de jolis panaches, ou sur le dos un mignon petit arbre qui tremble, va, vient, respire. Ces organes si sensibles, qui craignent tant d’être blessés, affectent des formes charmantes ; on dirait qu'ils veulent plaire, atlendrir, qu'ils demandent grâce. Leur innocente comédie joue toute la nature, prend toute forme et toute couleur. Ces petits en- fants de la mer, les mollusques, en grâce enfantine d'illusion, en riches nuances, lui font sa fête éter- 192 COQUILLES, NACRE, PERLE. nelle, sa parure. Tant soit-elle austère, elle est forcée de sourire. Avec cela, la vie craintive est toute pleine de mélancolie. On ne peut s'empêcher de croire qu'elle ne souffre, la belle des belles, la fée des mers, l'Haliotide, de sa sévère réclusion. Elle a le pied, peut se traîner, mais ne l’ose. « Qui t’en empêche? — J'ai peur... le crabe me guette; que j'entr'ouvre, il est chez moi. Un monde de poissons voraces flotte au-dessus de ma tête. L'homme, mon cruel admi- rateur, me punit de ma beauté; poursuivie aux mers des Indes, jusque dans les eaux du pôle, maintenant en Californie, on me charge par vais- SEAUX. » L'infortunée, n'osant sorlir, a trouvé un moyen subtil de faire arriver l'air et l'eau. À sa maison elle fait de minimes fenêtres qui vont à ses petits poumons. La faim cependant l’oblige de se hasar- der. Vers le soir, elle rampe un peu alentour et pait quelques plantes, son unique nourriture. Remarquons ici en passant que ces merveilleuses coquilles, non-seulement l'Haliotide, mais la Veuve (blanche et noire), mais Bouche-d'Or (à nacre do- rée), sont de pauvres herbivores, de la plus sobre nourriture. — Vivante réfutation de ceux qui croient aujourd'hui la beauté fille de la mort, du | coouiLes, NACRE, PERLE. 193 sang, du meurtre, d'une brutale accumulation de substance. Il ne faut à celles-ci presque rien pour vivre. Leur aliment, c’est surtout la lumière qu’elles boi- vent, dont elles se pénètrent, dont elles colorent et irisent leur appartement intérieur. C'est aussi l'amour solitaire qu’elles cachent en cette retraite. Chacune est double; en une seule, se trouvent l’a- mante et l'amant. Comme les palais de l'Orient ne montrent au dehors que de tristes murs et dissi- mulent leurs merveilles, ici le dehors est rude et l'intérieur éblouit. L'hymen s’y fait aux lueurs d'une petite mer de nacre, qui, multipliant ses miroirs, donne à la maison, même close, l’enchan- tement d’un crépuscule féerique et mystérieux. C'est une grande consolation d’avoir, sinon le soleil, au moins une lune à soi, un paradis de douces nuances, qui, changeant toujours sans changer, donne à cette vie immobile ce peu de variété dont tout être a le besoin. Les enfants qui travaillent aux mines demandent aux visiteurs, non des vivres, non de l'argent, mais « de quoi faire de la lumière. » Il en est de même de ces enfants-ci, nos Haliotides. Chaque jour, quoi- que aveugles, elles sentent la lumière revenir, s’ou- vrent à elles avidement, la reçoivent, la contem- plent de tout leur corps transparent. Disparue, 194 COQUILLES, NACRE, PERLE, elles la conservent en elles-mêmes, elles la cou- vent de leur amoureuse pensée. Elles l’attendent, elles l’espèrent ; elles se font leur petite âme de cet espoir, de ce désir. Qui doutera qu’à son re- tour elles n'aient bien autant que nous le ravis- sement du réveil? plus que nous, distraits par la vie, si multiple et si variée? Pour elles, l'éternité se passe à sentir et de- viner, à rêver et regretter le grand amant, le Soleil. Sans le voir à notre manière, elles per- çoivent certainement que cette chaleur, cette gloire lumineuse, leur vient du dehors, d’un grand centre puissant et doux. Elles aiment cet autre Moi, ce grand Moi qui les caresse, les 1llu- mine de joie, les monde de vie. Si elles pouvaient, sans doute, elles iraient au-devant de ses rayons. Du moins, attachées à leur seuil, comme le brame méditant aux portes de la pagode, elles lui offrent silencieusement... quoi? la félicité qu’il donne, et ce doux mouvement vers lui. — Fleur première du culte instinctif. C’est déjà aimer et prier, dire le pe- tit mot qu'un saint préférait à toute prière, le : Oh! dont le ciel se contente. Quand l'Indien le dit à l’au- rore, 1l sait que ce monde innocent, nacre, perle, humbles coquilles, s’unit à lui du fond des mers. ne NACRE, PERLE. 195 Je comprends très-bien ce que sent, en présence de la perle, le cœur ignorant et charmant de la femme qui rêve, est émue, sans savoir pourquoi. Cette perle n’est pas une personne, mais ce n'est pas une chose. Il y a là une destinée. Quelle adorable blancheur! non, c'est candeur que je veux dire; — virginale? non; cest bien mieux; les vierges et les petites filles ont toujours, tant douces soient-elles, un peu de jeune verdeur. La candeur de celle-ci serait plutôt celle de l'inno- cente épouse, si pure, mais soumise à l'amour. Nulle ambition de briller. Elle adoucit, presque éteint ses lueurs. On n’y voit d'abord qu’un blanc mat. Ce n’est qu'au second regard qu'on com- _mence à découvrir son iris mystérieuse, et, comme on dit, son orient. Où vécut-elle? Demandez au profond Océan. De quoi? demandez au soleil. Elle a vécu de lumière et d'amour de la lumière, comme eût fait un pur esprit. Grand mystère! Mais elle-même, elle le fait assez comprendre. On sent que cet être si doux à vécu longtemps immobile, résigné, dans la quié- tude qui fait « attendre en attendant, » ne veut rien faire et rien vouloir que ce que voudra l'être aimé. L'enfant de la mer avait mis son beau rêve dans 196 COQUILLES, NACRE, PERLE. sa coquille, et celle-ci dans sa nacre, et cette nacre dans sa perle, qui n'est qu’elle-même concentrée. Mais cette dernière n'arrive, dit-on, que par une blessure, une permanente souffrance, une dou- leur quasi éternelle, qui attire, absorbe tout l'être, anéantit sa vie vulgaire en cette divine poésie. J'ai oui dire que les grandes dames de l'Orient et du Nord, tout autrement délicates que les lourdes enrichies, évitaient les feux du diamant, et n’accor- daient de toucher leur fine peau qu'à la douce perle. En réalité, l'éclair du diamant fait tort à l’é- clair de l'amour. Un collier, deux bracelets de perles, c’est l'harmonie d’une femme :, l’ornement vraiment féminin, qui, au lieu d’amuser, émeut, attendrit l’attendrissement. Cela dit : « Aimons! Point de bruit! » La perle paraît amoureuse de la femme, elle de la perle. Ces dames du Nord, dès qu'elles les ont une fois mises, ne les quittent plus. Elles les por- tent jour et nuit, les cachent sous les vêtements. Dans de rares occasions, à travers les riches four- 1 Voir la note à la fin du volume. . COQUILLES, NACRE, PERLE. 197 rures, toujours doublées de satin blanc, on aper- çoit l’heureux bijou, l'inséparable collier. C'est comme la tunique de soie que l'odalisque porte en dessous, qu’elle aime tant. Elle ne quitte cette favorite qu’elle ne soit usée, déchirée et sans remède hors de combat, sachant que c'est un talis- man, l’infaillible aiguillon d'amour. Il en est ainsi de la perle. Comme la soie, elle s’imprègne du plus intime et boit la vie. Une force inconnue y passe, une vertu de celle qu'on aime. Quand elle a dormi tant de nuits sur son sein, dans sa chaleur, quand elle s’est ambrée de sa peau et a pris ces teintes blondes qui font délirer le cœur, le bijou n’est plus un bijou, c’est une partie de la: personne que ne doit plus voir l'œil indifférent. Un seul a droit de le connaître, et, sur ce collier, de surprendre le mystère de la femme aimée. Lou à à LAS 97 _ M su éqnat we NE UR pe h ii citons D di dE ss lee al area) sh sf oh denis où | ein sn oiv at Jiod Je satiné à ps ÿ scie, 10" up affa COTE EN eteb jAise ao2 que ahie b FH #6 long se où oéidine taste alé k l éusoo Of 1h Sal sep « RE 3h sirtsq san Jess :H0fIE Me a nsséttibri lise 4 slow in. sb euros go ‘tite #9 Dies IX L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.) Les méduses et les mollusques ont été générale- ment d'innocentes créatures, on pourrait dire des enfants, et J'ai vécu avec eux dans un monde aima- ble de paix. Peu de carnassiers jusqu'ici. Ceux mêmes qui étaient forcés de vivre ainsi ne détrui- saient que pour le besoin, et encore vivaient la plupart aux dépens de la vie commencée à peine, d’atomes, de gelée animale, qui n’est pas même organisée. Donc, la douleur était absente. Nulle cruauté et nulle colère. Leurs petites âmes, si douces, n’en avaient pas moins un rayon, l'as- piration vers la lumière, et vers celle qui nous vient du ciel, et vers celle de l'amour, révélé en changeante flamme, qui, la nuit, fait la joie des mers. 200 L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.). Maintenant, il me faut entrer dans un monde bien autrement sombre : la guerre, le meurtre. Je suis obligé d'avouer que, dès le commencement, dès l'apparition de la vie, apparut la mort violente, épuration rapide, utile purification, mais cruelle, de tout ce qui languissait, trainait ou aurait langui, de la création lente et faible dont la fécondité eût encombré le globe. Dans les terrains les plus anciens, on trouve deux bêtes meurtrières, le Mungeur etle Suceur. Le premier nous est révélé par l'empreinte du Trilo- bite, espèce aujourd’hui perdue, destructeur éteint des êtres éteints. Le second subsiste en un reste ef- frayant, un bec presque de deux pieds qui fut celui du grand suceur, seiche ou poulpe (Dujardin.) D’après untel bec, ce monstre, s’il lui était proportionné, aurait eu un corps énorme, des bras-suçoirs épou- vantables de vingt ou trente pieds peut-être, comme une prodigieuse araignée. Chose tragique : ces êtres de mort sont les pre- miers que l’on trouve au fond de la terre. Est-ce donc à dire que la mort ait pu précéder la vie? Non, mais les animaux mous qui alimentèrent ceux-ci ont fondu, n’ont pas laissé trace ni même empreinte d'eux-mêmes. Les mangeurs et les mangés étaient-ils deux na- L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.). 201 tions de différente origine? Le contraire est plus probable. Du mollusque , forme indécise, matière encore propre à tout, la force surabondante du jeune monde, sa riche pléthore, prodiguant l’alimen- tation, dut de bonne heure dégager deux formes, contraires d'apparence, qui allaient au même but. Elle enfla, souffla, sans mesure, le mollusque en un ballon, une vessie absorbante, qui, de plus en plus gonflée et d'autant plus affamée, — mais d’a- bord sans dents, — suça. D'autre part, la même force, développant le mollusque en membres arti- culés dont chacun se fit sa coquille, durcissant cet être encroûté, le durcit surtout aux pinces, aux mandibules pour mordre, broyer les choses les plus dures. Parlons seulement d'abord du premier dans ce chapitre. Le suceur du monde mou, gélatineux, l’est lui- même. En faisant la guerre aux mollusques, il reste mollusque aussi, c'est-à-dire toujours em- bryon. Il offre l'aspect étrange, ridicule, carica- tural, s’il n’était terrible, de l'embryon allant.en guerre, d'un fœtus cruel, furieux, mou, transpa- rent, mais tendu, soufflant d’un souffle meurtrier. Car ce n'est pas pour se nourrir uniquement quil guerroiïe. Il a besoin de détruire. Même ras- 902 L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.). sasié, crevant, il détruit encore. Manquant d'ar- mure défensive, sous son ronflement menaçant, il n’en est pas moins inquiet; sa sûreté, c’est d’atta- quer. Il regarde toute créature comme un ennemi possible. Il lui lance à tout hasard ses longs bras, ou plutôt ses fouets armés de ventouses. Il lui lance, avant tout combat, ses effluves paralysantes, . engourdissantes, un magnétisme qui dispense du combat. Double force. À la puissance mécanique de ses bras-ventouses qui enlacent, immobilisent, ajoutez la force magique de cette foudre mystérieuse ; ajoutez l'ouie très-fine, l'œil perçant. Vous êtes effrayés. CEE Qu’était-ce donc, quand la richesse débordante du premier monde, où ils n’avaient point à cher- cher, plongés qu'ils étaient toujours dans une mer vivante d'alimentation, les gonflait indéfiniment, ces montres d'élastique enveloppe qui prêtait à volonté? Ils ont décru. Cependant Rang atteste qu'il en à vu un de la grosseur d’un tonneau. Péron, dans la mer du Sud, en a rencontré un autre, non moins gros. [l roulait, ronflait, dans la vague, avec grand bruit. Ses bras de six ou sept pieds, se dé- roulant en tout sens, simulaient une furieuse pan- tomime d'horribles serpents. D'après ces récits sérieux, on n'aurait pas dû, ce L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC. }. 203 semble, repousser avec risée celui de Denis de Mon- fort, qui atteste avoir vu un énorme poulpe frapper de ses fouets électriques, enlacer, étouffer un dogue, malgré ses morsures, ses efforts, ses hurlements de douleur. Le poulpe, cette machine terrible, peut, comme la machine à vapeur, se charger, surcharger de force, et alors prendre une puissance incalcu- lable d’élasticité, un élan jusqu'à sauter de la mer sur un vaisseau (D'Orbigny, article Céphal.). Ceci explique la merveille qui fit accuser de mensonge les anciens navigateurs. Ils avaient eu, disaient-ils, la rencontre d’un poulpe géant qui, sautant sur le tillac, embrassant de ses pro- digieux bras les mâts, les cordages, eût pris le vaisseau, dévoré les hommes, si l’on n’eût à coups de hache tranché ses bras. Mutilé, il retomba dans la mer. Quelques-uns avaient cru lui voir des bras de soixante pieds. D’autres soutenaient avoir vu dans les mers du Nord une île mouvante d’une demi-lieue de tour, qui aurait été un poulpe, l'épouvantable kraken, le monstre des monstres, capable de lier et d'absorber une baleine de cent pieds de long. Ces monstres, s'ils ont existé, eussent mis en danger la nature. Ils auraient sucé le globe. Mais, d’une part, les oiseaux géants (peut-être l’épiornis) 204 L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.). purent leur faire la guerre. D'autre part, la terre, mieux réglée, dut affaiblir, dégonfler l’affreuse chimère en réduisant la gent mangeable, dimi- nuant l'alimentation. Grâce à Dieu, nos poulpes actuels sont un peu moins redoutables. Leurs espèces élégantes, l’argo- naute, gracieux nageur dans son onduleuse coquille, le calmar, bon navigateur, la jolie seiche aux yeux d'azur, se promènent sur l'Océan, n’attaquent que de petits êtres. En eux apparaît une idée, une ombre du futur appareil vertébral (l'os de seiche qu’on donne aux oiseaux). Ils brillent de toutes couleurs. Leur peau en change à chaque instant. On pourrait les appeler les caméléons de la mer. La seiche a le parfum exquis, l’ambre gris, qu'on ne trouve dans la baleine que comme résidu des seiches en nombre infini qu’elle absorbe. Les marsouins en. font aussi une immense destruction. Les seiches, qui sont sociables et vont par troupeaux, au mois de mai, viennent toutes aux rivages pour y déposer des grappes qui sont leurs œufs. Les marsouins les attendent là et en font des banquets splendides. Ces seigneurs sont si délicats, qu'ils ne mangent que la tête, les huit bras, morceau fort tendre et de facile digestion. Ils rejettent le plus : L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.). 205 dur, l’arrière-corps. Toute la plage (exemple, à Royan) est couverte de milliers de ces misérables seiches ainsi mutilées. Les marsouins en font la fête avec des bonds inouïs, d'abord pour les ef- frayer, ensuite pour leur donner la chasse ; enfin, après le repas, ils se livrent aux exercices salu- taires de la gymnastique. La seiche, avec l’air bizarre que le bec lui donne, n’en excile pas moins l'intérêt. Toutes les nuances de l'iris la plus variée se succèdent et se fondent sur sa peau transparente selon le jeu de la lumière, le mouvement de la respiration. Mourante, elle vous regarde encore de son œil d'azur et trahit les der- nières émotions de la vie par des lueurs fugitives qui montent du fond à la surface, apparaissent par moments pour disparaître aussitôt. La décadence générale de cette classe, si énormé- ment importante aux premiers âges, est moins frappante dans les navigateurs (seiches, etc.), mais visible chez le poulpe, proprement dit, triste habi- tant de nos rivages. Il n’a pas, pour naviguer, la fermeté de la seiche, bâtie sur un os intérieur. Il n'a pas, comme l'argonaute, un extérieur résistant, 12 206 L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.) une coquille qui garantit les organes les plus vulné- rables. Il n'a pas l'espèce de voile qui seconde la navigation et dispense de ramer. Il barbote un peu sur la rive, où, tout au plus, on pourrait le com- parer au caboteur qui serre la côte. Son infériorité lui donne des habitudes de ruse perfide, d’embus- cade, de craintive audace, si on ose dire. Il se dissi- mule, se tient coi aux fentes des rochers. La proie passe, il lui allonge prestement son coup de fouet. Les faibles sont engourdis, les forts se dégagent. L'homme ainsi frappé en nageant ne peut se trou- bler dans sa lutte avec un si misérable ennemi. Il doit, malgré son dégoût, l'empoigner, et, chose aisée, le retourner comme un gant. Il s'affaisse alors et retombe. On est choqué, irrité, d'avoir eu un moment de peur, au moins de saisissement. Il faut dire à ce ouerrier qui vient soufflant, ronflant, jurant : « Faux brave, tu n'as rien au dedans. Tu es un masque plus qu’un être. Sans base, sans fixité, de | la personnalité tu n'as que l'orgueil encore. Tu ronîfles, machine à vapeur, tu ronfles, et tu n'es qu'une poche, — puis, retourné, une peau flasque et. molle, vessie piquée, ballon crevé, et demain un je ne Sais quoi sans nom, une eau de mer éva- noule. » X onusrAGs — 14 GUERRE ET L'INTRIGUE Si l’on visite d’abord notre riche collection des armures du moyen âge, et qu'après avoir con- templé ces pesantes masses de fer dont s’affu- blaient nos chevaliers, on aille immédiatement au Musée d'histoire naturelle voir les armures des crustacés, on a pitié des arts de l’homme. Les premières sont un carnaval de déguisements ridicules, encombrants et assommants, bons pour étouffer les guerriers et les rendre inoffensifs. Les autres, surtout les armes des terribles dé- capodes, sont tellement effrayantes, que, si elles étaient grossies seulement à la taille de l'homme, personne n’en soutiendrait la vue; les plus braves en seraient troublés, magnétisés de terreur. Ils sont là, tous en arrêt, dans leurs allures de combat, sous ce redoutable arsenal, offensif et dé- 208 CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L’INTRIGUE. fensif, qu'ils portaient si légèrement, fortes pinces, lances acérées, mandibules à trancher le fer, cui- rasses hérissées de dards qui n’ont qu’à vous em- brasser pour vous poignarder mille fois. On rend grâce à la nature qui les fit de cette grosseur. Car qui aurait pu les combattre ? Nulle arme à feu n'y eût mordu. L’éléphant se füt caché; le tigre eüût monté aux arbres; la peau du rhinocéros ne l’eût pas mis en sûreté. sd On sent que l'agent intérieur, lemoteur de cette machine, centralisé dans sa forme (presque tou- jours circulaire), eut par cela seul une force énorme. La svelte élégance de l’homme, sa forme longitudinale, divisée en trois parties, avec quatre grands appendices, divergents, éloignés du centre, en font, quoi qu'on dise, un être très-faible. Dans ces armures de chevaliers, les grands bras télé- graphiques, les lourdes jambes pendantes, donnent la triste impression d’un être décentralisé, impuis- sant et chancelant, qu’un choc léger couchait par terre. Au contraire, chez le crustacé, les appen- dices tiennent de si près et si bien à la masse ronde, courte, ramassée, que le moindre coup qu’il donna fut donné par toute la masse. Quand l'ami- mal pinça, piqua, trancha, ce fut de tout son être, qui, même au bout de son arme, avait sa complète énergie. CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L'INTRIGUE. 209 Il a deux cerveaux (tête et tronc); mais, pour se serrer, obtenir cette terrible centralisation, l’ani- mal a pris un parti, c'est de n'avoir pas de cou, d’avoir sa tête dans son ventre. Merveilleuse sim- plification. Cette tête unit les yeux, les palpes, les pinces et les mâchoires. Dès que l’œil perçant a vu, les palpes tâtent, les pinces serrent, les mâchoires brisent, et derrière elles, sans intermédiaire, l’es- tomac, qui lui-même a une machine pour broyer, triture et dissout. En un moment tout est fini, la proie disparue, digérée. Tout est supérieur en cet être : Les yeux voient devant et derrière. Convexes, extérieurs, à facettes, ils sont à même d’embrasser une grande partie de l'horizon. Les palpes ou antennes, organes d'essai, d’aver- tissement, de triple expérimentation, ont le tact au bout, à la base l’ouie, l’odorat. Avantage immense que nous n'avons pas. Que serait-ce si la main hu- maine flairait, entendait? Combien notre observa- tion serait rapide et d'ensemble! Dispersée entre trois sens qui travaillent séparément, l'impres- sion par cela seul est souvent inexacte, ou s’éva- nouit. Des dix pieds (du décapode), six sont des mains, des tenailles, et, de plus, par l'extrémité, ce sont des organes de respiration. Le guerrier se tire ici 42. 9210 CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L'INTRIGUE. par un expédient révolutionnaire du problème qui a tant embarrassé le pauvre mollusque : « Res- pirer, malgré la coquille. » Il a répondu à cela : « Je respirerai par le pied, la main. Cet en- droit faible où je pourrais donner prise, je le mets dans l’arme de guerre. Et qu'on vienne l'at- taquer là! » LR + Leurs seuls ennemis redoutables sont la tempête et le rocher. Peu voyagent en haute mer, peu au fond. Ils sont presque tous au rivage à guetter des proies. Souvent, pendant qu'ils sont là à attendre que l’huiître bâille pour en faire leur déieuner, la mer grossit, les prend, les roule. Leur armure fait leur péril. Dure, sans élasticité, elle reçoit tous les chocs à sec, rudement et de manière cassante. Leurs pointes aux pointes du roc s’écachent, écla- tent, se brisent. Ils ne s’en tirent que mutilés. Heu- reusement, comme l'oursin, ils peuvent se répa- rer, substituer au membre brisé un membre sup- plémentaire. Ils comptent tellement là-dessus, que, pris, eux-mêmes ils se cassent un membre pour se délivrer. Il semble que la nature favorise spécialement CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L’INTRIGUE. 211 des serviteurs si utiles. Contre son infini fécond, elle a dans les crustacés un infini d'absorption. Ils sont partout, sur toutes plages, aussi diversifiés que la mer. Ses vautours, goëlands, mouettes, par- tagent avec les crustacés la fonction essentielle d’a- gents de la salubrité. Qu'un gros animal échoue, à l'instant l'oiseau dessus, le crabe dessous et de- dans, travaillent à le faire disparaitre. Le crabe minime et sauteur qu’on prendrait pour un insecte (le talitre) occupe les plages sablonneu- ses, habite dessous. Qu'un naufrage jette en quan- tité les méduses ou autres corps, vous voyez le sable onduler, se mouvoir, puis se couvrir des nuées de ces croque-morts danseurs, qui, fourmillants, sau- tillants, approprient gaiement la plage, s'efforçant de balayer tout entre deux marées. Grands, robustes, pleins de ruse, les crabes ou cancres sont un peuple de combat. Ils ont si bien l'instinct de guerre, qu'ils savent employer jus- qu'au bruit pour effrayer leurs ennemis. En atti- tude menaçante, ils vont au combat les tenailles hautes et faisant claquer leurs pinces. Avec cela, circonspects devant une force supérieure. Au mo- ment de la basse mer, du haut d’un roc, je les voyais. Mais, quoique je fusse bien haut, dès qu'ils se sentaient regardés, l'assemblée battait en re- traite; les guerriers, courant de travers, comme ils 212 CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L’INTRIGUE. font, en un moment, rentraient chacun sous sa guérite. Ce ne sont pas des Achille, mais plutôt des Annibal. Dès qu'ils se sentent forts, ils attaquent. Ils mangent les vivants et les morts. L'homme blessé a tout à craindre. On conte qu’en une île déserte ils mangèrent plusieurs des marins de Drake, assaillis, accablés de leurs grouillantes lé- gions. Nul être vivant ne peut les combattre à armes égales. Le poulpe géant qui étouffe le plus petit crustacé y risque ses tentacules. Le poisson le plus glouton hésite pour avaler un être si épineux. Dès que le crustacé grossit, il est le tyran, l'ef- froi des deux éléments. Son inattaquable armure est en état d'attaquer tout. Il multiplierait à l'ex- cès, romprait la balance des êtres, s’il n'avait dans cette armure son entrave et son danger. Fixe et dure, ne prétant pas aux variations de la vie, elle est pour lui une prison. Pour s'ouvrir, à travers ce mur, la voie de la res- piration, il a dû en placer la porte dans un membre casuel qu’il perd fréquemment, la patte. Pour faire place à la croissance, à l'extension progressive de ses organes intérieurs, il faut, chose si dangereuse ! que la cuirasse, amollie par moments et flasque, ne soit qu'une peau. Elle n’admet un tel change- CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L’INTRIGUE. 9213 ment qu'en se dépouillant, se pelant, jetant une partie d’elle-même. Mue complète. Les yeux, les branchies qui leur tiennent lieu de poumons, la su- bissent, comme tout le reste. C'est un spectacle de voir l'écrevisse se renver- ser, s’agiter, se tourmenter, pour s’arracher d'’elle- même. L'opération est si violente, qu'elle y brise quelquefois ses pattes. Elle reste épuisée, faible, molle. En deux ou trois jours, le calcaire reparaït, cuirasse la peau. Le crabe n’en est pas quitte ainsi; il lui faut beaucoup de temps pour reprendre sa ca- rapace. Et jusque-là tous les êtres, les plus faibles, en font curée. La justice et l'égalité reviennent ici terribles. Les victimes ont leur revanche. Le fort subit la loi des faibles, tombe à leur niveau, comme espèce, au grand balancement de la mort. Si l'on ne mourait qu'une fois ici-bas, il y aurait moins de tristesse. Mais tout être qui a vie doit mourir un peu tous les jours, c’est-à-dire muer, su- bir la petite mort partielle qui renouvelle et fait vi- vre. De là un état de faiblesse et aussi de mélancolie qu'on n’avoue pas facilement. Mais que faire? L’oi- seau, qui change de plumage par saison, est triste. Plus triste la pauvre couleuvre à son grand chan- gement de peau. La personne humaine aussi mue de peau et de tout tissu, par mois, par jour, par in- stants; elle perd un peu d’elle-même incessam- 214 CRUSTACÉS —LA GUERRE ET L'INTRIGUE. ment, doucement. Elle n’en est pas abattue, elle est seulement affaiblie, dans un moment vague et rè- veur, où pâlit la flamme vitale pour revenir plus lu- cide. Combien la chose est plus terrible chez l’être où tout doit changer à la fois, la charpente se disjoin- dre, l'inflexible enveloppe s’écarter, s’arracher! Il est accablé, assommé, défaillant, absent de lui- même, livré au premier venu. _ Ilest des crustacés d’eau douce qui doivent mou- rir ainsi vingt fois en deux mois. D’autres (des crus- tacés suceurs) succombent à cette fatigue, ne peu- vent pas se refaire les mêmes, mais se déforment et perdent le mouvement. Ils donnent, pour ainsi dire, leur démission d'êtres chasseurs. Ils cher- chent lächement une vie paresseuse et. parasi- tique, un honteux abri aux viscères des grands ani- maux, qui, malgré eux, les nourrissent, s’épuisent à leur profit, quétent et travaillent pour eux. L'insecte, dans sa chrysalide, parait s’oublier, s'ignorer, rester étranger aux souffrances, on di- rait plutôt jouir de cette mort relative, comme un nourrisson dans le berceau tiède. Mais le crustacé, CRUSTACÉS— LA GUERRE ET L'INTRIGUE. 25 dans la mue, se voit, se sait tel qu'il est; précipité tout à coup de la vie la plus énergique à une déplo- rable impuissance. Il semble effaré, éperdu. Tout ce qu'il sait faire, c'est de passer sous une pierre, d'attendre tremblant. N'ayant jamais rencontré d'ennemi sérieux ni d'obstacle, dispensé de toute industrie par la supériorité de ses armes terribles, au jour où elles lui manquent, il n’a nulle res- source. L'association pourrait le protéger peut- être si la mue ne venait pour tous, et si chacun à ce moment n'était également désarmé, hors d'état de protéger les malades, l’étant lui-même. On dit pourtant qu’en certaines espèces le mâle veut défendre sa femelle, la suit, et que, si on la prend, les époux sont pris tous les deux. Cette terrible servitude de la mue, l'âpre recher- che de l'homme (de plus en plus roi des rivages), enfin la disparition d'espèces antiques qui les nour- rissaient richement, ont dû amener pour eux une certaine décadence. Le poulpe, qui n’est bon à rien, qu'on ne chasse ni ne mange, a bien déchu de taille et de nombre. Combien plus le crustacé, dont la 216 CRUSTACÉS— LA GUERRE ET L’INTRIGUE. chair est si excellente, et dont toute la nature a le goût et l'appétit! Ils ont l'air de le savoir. Ceux d’entre eux qui sont les moins forts imaginent, on ne peut dire des arts pour se protéger, mais de grossières pe- tites fraudes. Ils s'ingénient et s’intriguent. Ce der- nier mot est le vrai. Ils font l'effet d’intrigants, de gens déclassés, qui, sans métier avouable, vivent d'expédients, de ressources peu choisies. Factotum bâtards, ni chair ni poisson, ils s’arrangent un peu de tout, des morts, des mourants, des vivants, par- fois d'animaux terrestres. L’Oxystome se fait un masque, une visière, et vole la nuit. Le Birgus, le soir venu, quitte la mer, va à la maraude, monte même sur les cocotiers, mange des fruits, ne trou- vant mieux. Les Dromies se dissimulent en se fai- sant un habit de corps étrangers. Le Bernard l’er- mite, qui ne peut pas achever de durcir sa cara- pace, imagine, pour garder mieux la parlie qui reste molle, de se faire un faux mollusque. Il avise une coquille bien à sa taille, mange l'habitant, s’ac- commode du logis volé, si bien qu'il le porte avec lui. Le soir, dans ce déguisement, il va aux vivres: on l'entend, on le reconnait, le pèlerin, au bruit de la coquille, qu'il ne peut s'empêcher de faire en boitant et trébuchant. D’autres enfin, plus honnêtes, découragés du CRUSTACÉS— LA GUERRE ET L'INTRIGUE. 217 mouvement et des combats de la mer, se lais- sent gagner à la terre, moins guerrière et moins agitée. L'hiver, et presque toujours, ils l'habitent, y font des terriers. Peut-être ils chan- geraient tout à fait, et se constitueraient in- sectes, si la mer ne leur restait chère, comme leur patrie d'amour. De même qu'une fois par an les douze tribus d'Israël s’en allaient à Jérusalem pour la fête des Tabernacles, on voit sur certaines plages ces fidèles enfants de la mer qui s’en vont, en corps de peuple, lui présenter leurs hommages, lui con- fier leurs tendres œufs, à cette grande et bonne nourrice, et recommander leurs petits à celle qui berça leurs aïeux. 13 act. td ealris uq ait sb srribres #: M0 crobnesrtit 5 wife pis” ## 2dgalq sonistise tu6 Jiov 1 e8fe si “fe ns Jo ee ip rm ob 100 (0! ,eégcremoit #ruof vi so Ji ohnsrg las 4 An Hg sHos à 15e esl. | XI LE POISSON Le libre élément, la mer, doit tôt ou tard nous créer un être à sa ressemblance, un être émi- nemment libre, glissant, onduleux, fluide, qui coule à l’image du flot, mais en qui la mobilité merveilleuse vienne d'un miracle intérieur, plus grand encore, d’un organisme central, fin et fort, très-élastique, tel que jusqu'ici nul être n’eut rien d'approchant. _ Le mollusque rampant sur le ventre fut le pauvre serf de la glèbe. Le poulpe, avec son orgueil, son enflure, son ronflement, mauvais nageur et point marcheur, n’est guère moins le serf du hasard; sans Sa puissance d’engourdir, il n'eût pas vécu. Le crustacé belliqueux, tour à tour si haut et si bas, la terreur, la risée de tous, subit les morts 220 LE POISSON. alternatives où 1l est l’esclave, la proie, le jouet même du plus faible. Grandes ct terribles servitudes : comment nous en dégager ? La liberté est dans la force. Dès l'origine, à tà- (ons, la vie, en cherchant la force, semblait confu- sément rêver la future création d’un axe centrai qui ferait l'être un, et décuplerait la vigueur du mouvement. Les rayonnés, les mollusques, en eurent des pressentiments, en ébauchèrent quelques essais. Mais ils étaient trop distraits par le problème acca- blant de la défense extéricuge. L'enveloppe, tou- jours l'enveloppe, c'est ce qui préoccupait obstiné- ment ces pauvres êtres. En ce genre, ils firent des chefs-d'œuvre : boule épineuse de l’oursin, conque tout à la fois ouverte et fermée de l’haliotide, en- lu l’'armure du crustacé à pièces articulées, per- fection de la défense, et terriblement offensive ! Quoi de plus? qu'ajoutera-t-on ? rien, ce semble. Rien ? non, tout. Qu'il vienne un être qui se fie au mouvement, un être de libre audace, qui mé- prise Lous ces sens comme infirmes ou tardigrades, + LE POISSON. 291 qui considère l'enveloppe comme chose subor- donnée et concentre la force en soi. Le crustacé s'entourait comme d'un squelette extérieur. Le poisson se le fait au centre, en son intime intérieur, sur l'axe où les nerfs, les mus- cles, tout organe viendra s'attacher. Fantasque invention, ce semble, et au rebours du bon sens : placer le dur, le solide, précisément à l'endroit que garde si bien la chair! L’os, si utile au dehors, le mettre à la place profonde où sa du- reté sert si peu ! Le crustacé dut en rire, quand il vit la première fois un être mou, gros, trapu (les poissons de la mer des Indes), qui, s’essayant, glissait, coulait, sans coquille, armure ni défense; n’ayant sa force qu'au dedans, protégé uniquement par sa fluidité gluante, par le mucus exubérant qui l'entoure, et qui, peu à peu, se fixe en écailles élastiques. Molle cuirasse qui prête et plie, qui cède sans céder tout à fait. 24 j C'était une révolution analogue à celle de Gustave- Adolphe quand 1il allégea son soldat des pesantes armures de fer, ne lui couvrant plus la poitrine que 299 LE POISSON. d'un justaucorps de chamoïs, d’une peau forte, lé- gère et souple. Révolution hardie, mais sage. Notre poisson, n'étant plus, comme le crabe, captif d’une armure, est du même coup délivré de la condition cruelle à laquelle tenait cette armure, la mue, le danger, la faiblesse, l'effort, la disperdition énorme de force qui se fait en ce moment. Il mue peu et lentement, comme l’homme et les grands animaux. Il épargne, amasse la vie, se crée le trésor d'un puissant sys- tème nerveux, à nombreux fils télégraphiques qui vont sonner, retentir à l'épine et au cerveau. Que l'os soit absent ou très-mou, que le poisson garde encore l'apparence embryonnaire, il n'en a pas moins sa grande harmonie par ce riche écheveau des filets nerveux. Nous n'avons pas dans le poisson les faiblesses élégantes du reptile et de l'insecte, si sveltes, qu’on peut, à telles places, couper comme un fil. Il est segmenté comme eux, mais ces segments sont des- sous, bien cachés et bien gardés. Il s’en aide p se contracter, sans s’exposer, comme ils font, à être aisément divisé. Comme le crustacé, le poisson préfère la force à la beauté, et, pour cela, il supprime le cou. Tête et tronc, tout est d’une masse. Principe admirable de force, qui fait que pour couper l’eau, un élément PA ” LE POISSON. 225 si divisible, 1l frappe énormément fort, s’il veut, mille fois plus qu'il ne faut. Alors c’est un trait, une flèche, la rapidité de la foudre. L'os intérieur, qui dans la seiche apparut unique et informe, ici est un grand système un, mais très- multiple, — un pour la force d'unité, -—- multiple pour l’élasticité, pour s'approprier aux muscles, qui, contractés, dilatés tour à tour, font le mouve- ment. Merveille, véritable merveille que cette forme du poisson, si compacte (à voir du dehors), et si contractable au dedans, cette carène de fines côtes si flexibles (dans le hareng, dans l'alose, etc.), où s’attachent les muscles moteurs qui poussent d'un choc alternatif. Aussi il n’expose au dehors que des rames auxiliaires, courtes nageoires qui ris- quent peu, qui, fortes, piquantes et gluantes, bles- sent, éludent, échappent. Que tout cela est supérieur au poulpe ou à la méduse, qui présentait à tout ve- nant de molles tentacules de chair, friand mor- ceau pour l'appétit des crustacés ou des marsouins! sh total, ce vrai fils de l'eau, mobile autant que mère, glisse à travers par son mucus, fend de sa tèle, choque des muscles (contractés sur ses ver- tèbres, sur ses fines côtes onduleuses), enfin de ses fortes nageoires il coupe, il rame, il dirige. La moindre de ces puissances suffirait. 11 les unit toutes, — type absolu du mouvement. 994 LE POISSON. , L'oiseau même est moins mobile, en ce sens qu'il a besoin de poser. Il est fixé pour la nuit. Le poisson jamais. Endormi, il flotte encore. Mobile à ce point, il est en même temps au plus haut degré robuste et vivace. Partout où on voit de l'eau, on est sûr de le trouver; c'est l'être universel du globe. Aux plus hauts lacs des Cor- dillères et des montagnes d'Asie, où l'air est si raréfié, où nul être ne vit plus, là, dans une grande solitude, le poisson seul s’obstine à vi- vre. C'est le goujon, le poisson rouge, qui ont la gloire de voir ainsi toute la terre au-dessous d'eux. De même, aux grandes profondeurs, sous des pe- santeurs effroyables, habitent les harengs, les mo- rues. Forbes, qui divise la mer en une dizaine de couches ou étages superposés, les a trouvés tous habités, et au dernier, qu’on croit si sombre, 1] a trouvé un poisson muni d'admirables yeux, qui y voit par conséquent et trouve assez de lumière dans ce qui nous semble la nuit. Autre liberté du poisson. Nombre d'espèces ( mons, aloses, anguilles, esturgeons, etc.) ne | tent également l'eau douce et l'eau de mer, alter- nent, et régulièrement vont de l'une à l’autre. Plusieurs familles de poissons ont des espèces ma- rines et d’autres fluviatiles (exemples, les raies, les bars). # LE POISSON. 225 Toutefois tel degré de chaleur, telle nourriture, telle habitude, semblent les fixer, les parquer, dans cet élément si libre. Les mers chaudes sont comme un mur pour les espèces polaires, qui les trouvent infranchissables.D'autre part, ceux des mers chaudes sont arrêtés aux courants froids du cap de Bonne- Espérance. Onne connaît que deux ou trois espèces de poissons cosmopolites. Peu fréquentent la haute mer. La plupart sont hittoraux et n'aiment que certains rivages. Ceux des États-Unis ne sont point ceux de l'Europe. Ajoutez des spécialités de goût, quine les enchaînent pas absolument, mais les retiennent. La raie barbote sur la vase, et les soles aux fonds sablonneux, les coites rampent sur les hauts-fonds, la murène se plaît sur les roches, et la perche sur les grèves, les balistes dans l'eau peu profonde sur un lit de madrépores. La scorpène, tour à tour nage et vole ; poursuivie par les poissons, elle s'é- lance, se soutient dans l'air, et si les oiseaux la chassent, elle plonge à l'instant dans les flots. SE * Le proverbe populaire : « Heureux comme un pois- son dans l'eau, » exprime une vérité. Dans les temps calmes, un ballon d'air, plus ou moins chargé et 13. 226 LE POISSON. qui lui permet de se faire plus ou moins pesant, le fait naviguer à son aise suspendu entre deux eaux. Il va, paisible, bercé, caressé du flot, dort, s’il veut, en route. Il est tout à la fois embrassé et isolé par la substance onctueuse qui rend sa peau, ses écail- les glissantes et imperméables. Son milieu est peu variable, toujours à peu près le même, pas trop froid et pas trop chaud. Quelle terrible différence entre une vie si commode et celle qui nous est dé- partie, à nous habitants de la terre! Chaque pas que nous faisons nous fait rencontrer des aspé- rités, des obstacles. La rude terre nous met des pierres au passage, nous fatigue, nous épuise à monter, descendre, remonter ses pentes. L'air va- rie selon les saisons, et souvent très-cruellement. L'eau, la froide pluie, pendant des nuits et des jours, tombe impitoyablement, nous pénètre, nous mor- fond, parfois gèle à nos cheveux, et nous entoure frissonnants des pointes aiguës de ses cristaux. La félicité du poisson, sa bienheureuse plénitude de vie, s'expriment sous les tropiques par le luxe de ses couleurs, et se traduit dans le nord par la vigueur du mouvement. Dans l'Océanie et la mer des Indes, ils jouent, errent et vagabondent, sous les formes les plus bizarres, les plus fantasti- ques parures; ils prennent leurs ébats joyeux entre les coraux, sur les fleurs vivantes. Nos poissons des LE POISSON. 227 mers froides et tempérées sont les grands voiliers, les rameurs puissants, les vrais navigateurs. Lenrs formes allongées et sveltes en font des flèches de vitesse. Ils peuvent en remontrer à tout construc- teur de vaisseaux; quelques-uns ont jusqu’à dix na- geoires, qui, à volonté rames et voiles, peuvent être tenues toutes ouvertes, ou bien en partie pliées. La queue, merveilleux gouvernail, est aussi la prin- cipale rame. Les meilleurs nageurs l'ont fourchue. c’est l'épine entière qui aboutit là, et qui, contrac- tant ses muscles, fait avancer le poisson. La raie a deux nageoires immenses, deux grandes ailes pour battre les flots. Sa queue longue, souple et déliée, est une arme pour frapper, un fouet pour fendre et diviser la densité de la lame. Mince et déplaçant si peu d'eau, filant dans un sens obli- que, elle est par cela même aisément soulevée et n'a que faire de la vessie qui soutient les poissons épais. Ainsi tous ont des appareils appropriés à leur milieu. La sole est ovale, aplatie, pour se glis- ser dans le sable. L’anguille, pour se rouler sur les vases, prend des formes serpentines et se fait un long ruban. Les lophies, qui doivent vivre souvent accrochées aux rochers, ont des nageoires-mains qui rappellent le poisson moins que la grenouille. 228 LE POISSON. La vue est le sens de l'oiseau, l'odorat celui du poisson. Le faucon dans les nuages perce du regard l'espace profond, voit le gibier presque invisible. De même, des profondeurs de l'eau, à l'odeur d'une proie tentante, la raie est avertie, remonte. Dans ce monde demi-obscur, de lueurs douteuses et trom- peuses, on se fie à l'odorat, parfois au toucher. Ceux qui, comme l’esturgeon, fouillent la vase, ont le tact exquis. Le requin, la raie, la morue (avec ses gros yeux écartés), voient mal, mais flairent et sentent. Chezla raie, l’odorat est sisensible, qu'elle a un voile tout exprès pour le fermer par moment, et en annuler Ja puissance, qui sans doute l’importu- nerait et la prendrait au cerveau. A ce puissant moyen de chasse, ajoutez des dents admirables, acérées, parfois en scie, mullipliées. chez quelques-uns en plusieurs rangées, au point de paver la bouche, le palais et le gosier. La langue même en est armée. Ces dents, fines, partant fra- giles, en ont d'autres, derrière, toutes prêtes, si elles cassent, pour les remplacer. Nous l'avons dit dès l'ouverture de ce second livre, il a fallu que la mer produisit ces êtres terri- bles, ces tout-puissants destructeurs, pour combat- tre, guérir elle-même l'étrange mal qui la travaille, l'excès de la fécondité. La Mort, chirurgien secou- rable, par une saignée persévérante, d'abondance LE POISSON, 229 immense, la soulage de cette pléthore dont elle eût été noyée. L'épouvantable torrent de génération qui s'y fait, le déluge du hareng, les milliards d'œufs de la morue, tant d'effrayantes machines à multiplier, qui, décuplant, centuplant, comble- raient les océans, étoufferaient la nature, elle s’en défend surtout par l'engouffrement rapide de la machine de mort, le nageur armé, le poisson. Beau spectacle, grand, saisissant. Le combat uni- versel de la Mort et de l'Amour ne semble rien sur la terre lorsqu'on oppose vis-à-vis ce qu'il est au fond de la mer. Là, d'inconcevable grandeur, il effraye par sa furie, mais en regardant de plus près on le voit très-harmonique et d'un surprenant équi- libre. Cette furie est nécessaire. Cet échange de la substance, si rapide (à éblouir!), cctle prodigalité de la mort, c'est le salut. : Rien de triste; une joic sauvage semble régner dans tout cela. De cette vie de la mer, âprement mé- lée des deux forces qui semblent se détruire l'une l'autre, ressort une santé merveilleuse, une pureté incomparable, une beauté terrible et sublime. Dans les morts etdans les vivants, elle triompheégalement. Sans en faire grande différence, elle leur prête et leur reprend l'électricité, la lumière, elle en tire ce jeu d'étincelles, et cet infini d’éclairs pâles, qui, jusque sous la nuit du pôle, fait sa sinistre féerie. 230 LE POISSON. La mélancolie de la mer n’est pas dans son in- souciance à multiplier la mort. Elle est dans son im- puissance de concilier le progrès avec l’excès du mouvement. Elle est cent fois et mille fois plus riche que la terre, plus rapidement féconde. Elle édifie même et bâlit.Les accroissements que prend la terre (on l’a vu par les coraux), elle les tient dela mer encore; car la mer n'est pas autre chose que le globe en son travail, en son plus actif enfantement. Elle a son obstacle unique dans cette rapidité. Son infé- riorité paraît à la difficulté qu'ellé a (elle si riche de génération) pour organiser l'Amour. On est triste quand on songe que les milliards et milliards des habitants de la mer n’ont que l’a- mour vague encore, élémentaire, impersonnel. Ces peuples qui, chacun à son tour, montent et vien- nent en pèlerinage vers le bonheur et la lumière, donnent à flots le meilleur d'eux-mêmes, leur vie, à la chance inconnue. Ils aiment, et ils ne connaïtront jamais l'être aimé où leur rêve, leur désir se fût incarné. Ils enfantent, sans avoir jamais cette féli- cité de renaissance qu’on trouve en sa postérité. Peu, très-peu, des plus vivants, des plus guer- riers, des plus cruels, ont l'amour à notre manière, Ces monstres si dangereux, le requin et sa requine, sont forcés de s'approcher. La nature leur a imposé LE POISSON. 231 le péril de s'embrasser. Baiser terrible et suspect. Habitués à dévorer, engloutir tout à l’aveugle (ani- maux, bois, pierre, n'importe), cette fois, chose admirable! ils s’abstiennent. Quelque appétissants qu’ils puissent être l’un pour l’autre, impunément, ils s’approchent de leur scie, de leurs dents mor- telles. La femelle, intrépidement, se laisse accro- cher, maîtriser, par les terribles grappins qu'il lui jette. Et, en effet, elle n'est pas dévorée. C'est elle qui l’absorbe et l'emporte. Mëlés, les monstres fu- rieux roulent ainsi des semaines entières, ne pou- vant, quoique affamés, se résigner au divorce, ni s’arracher l'un de l’autre, et, même en pleine tem- pête, invincibles, invariables dans leur farouche em- brassement. On prétend que, séparés même, ils se poursui- vent encore d'amour, que le fidèle requin, attaché à ce doux objet, la suit jusqu’à sa délivrance, aime son héritier présomptif, unique fruit de ce mariage, et jamais, jamais ne le mange. Il le suit et veille sur lui. Enfin, s’il vient un péril, cet excellent père le ravale et l’abrite dans sa vaste gueule, mais non pas pour le digérer. 232 LE POISSON. Si la vie des mers a un rêve, un vœu, un désir confus, c’est celui de la fixité. Le moyen violent, tyrannique, du requin, ces prises d'acier, ce grap- pin sur la femelle, la fureur de leur union, donnent l'idée d'un amour de désespérés. Qui sait en effet si dans d'autres espèces, douces et propres à la fa- mille, qui sait si cette impuissance d'union, cette fluctuation sans fin d'un voyage éternel sans but, n'est pas une cause de tristesse? Ils deviennent, ces enfants des mers, tout amoureux de la terre. Beau- coup remontent dans les fleuves, acceptent la fadeur de l'eau douce, si pauvre et si peu nourrissante, pour lui confier, loin des tempêtes, l'espoir de leur postérité. Tout au moins ils se rapprochent des rivages de la mer, cherchent quelque anse sinueuse. Ils deviennent même industrieux, et, de sable, de limon, d'herbe, essayent de faire de petits nids. Effort touchant. Ils n’ont nullement les instruments de l'insecte, inerveille d'industrie animale. Ils sont dépourvus bien plus que l'oiseau. C'est à force de persévérance, sans mains, ni pattes, ni bec, uni- quement de leur pauvre corps, qu'ils rassemblent un paquet d'herbes, le percent, y passent et repas- sent, jusqu'à obtenir une certaine cohésion (voir Coste sur les épinoches). Mais que de choses les en- travent! La femelle, aveugle et gourmande, trouble letravail, menace les œufs. Le mâle ne les quitte LE POISSON. 233 pas, les défend, les protège, plus mère que la mère elle-même. Cet instinct se trouve dans plusieurs espèces, spécialement chez les plus humbles, les gobies, un petit poisson, ni beau, n1 bon; si méprisé, qu'on ne daigne pas le pêcher; ou, pêché, on le rejette. Eh bien, ce dernier des derniers est un tendre père de famille, laborieux, qui, si petit, si faible, si dé- pourvu, n'en est pas moins l'architecte ingénieux, l'ouvrier du nid, et, de sa volonté seule, de sa ten- dresse, vient à bout de construire le berceau pro- tecteur. C'est pitié, cependant, de voir qu'un tel effort de cœur n’atteigne pas tout son but, que cet être soit arrêté à ce premier élan de l'art par la fatalité de sa nature. On tombe dans la rêverie. On sent que ce monde des eaux ne se suffit pas à lui-même. Grande mère qui commenças la vie, tu ne peux la mener à bout. Permets que ta fille, la Terre, con- tinue l’œuvre commencée. Tu le vois, dans ton sein même, au moment sacré, tes enfants rêvent la Terre et sa fixité; 1ls l'abordent, lui rendent hommage. 234 LE POISSON. A toi de commencer encore la série des êtres nouveaux par un prodige inattendu, une ébauche ‘ grandiose de la chaude vie amoureuse, de sang, de lait, de tendresse, qui dans les races terrestres aura son développement. XII LA BALEINE « Le pêcheur, attardé dans les nuits de la mer du Nord, voit une ile, un écueil, comme un dos de montagne, qui plane, énorme, sur les flots. Il y enfonce l'ancre... L'île fuit et l'emporte. Léviathan fut cet écueil. » (Milton.) Erreur trop naturelle. Dumont Durville y fut trompé. Il voyait au loin des brisants, un remous tout autour. En avançant, des taches blanches sem- blaient désigner un rocher. Autour de ce banc l’hi- rondelle et l'oiseau des tempêtes, le pétrel, se jouaient, s’ébattaient, tournoyaient. Le rocher sur- nageait, vénérable d'antiquité, tout gris de coro- nules, de coquilles et de madrépores. Mais la masse se meut. Deux énormes jets d’eau, qui partent de son front, révèlent la baleine éveillée. 256 LA BALEINE,. L'habitant d’une autre planète qui descendrait sur la nôtre en ballon, et, d'une grande hauteur, observerait la surface du globe, voulant savoir s’il est peuplé, dirait : « Les seuls êtres qu'il m'est donné de découvrir ici sont d'assez belle taille, de cent à deux cents pieds de long ; leurs bras n’ont que vingt-quatre pieds, mais leur superbe queue, de trente, bat royalement la mer, la maitrise, les fait avancer avec une rapidité, une aisance majes- tueuse, auxquelles on reconnaît très-bien les sou- verains de la planète. » Et il ajouterait : « ILest fâcheux que la partie so- lide de ce globe soit déserte, ou n'ait que des ani- malcules {rop petits pour qu'on les distingue. La mer seule est habitée, et d'une race bonne et douce. La famille y est en honneur, la mère allaite avec tendresse, et quoique ses. bras soient bien courts, elle trouve moyen, dans la tempête, de ser- rer contre elle-même et de protéger son petit. » Is vont ensemble volontiers. On les voyait jadis naviguer deux à deux, parfois en grandes familles de dix ou douze, dans les mers solitaires. Rien n'était magnifique comme ces grandes flottes, par- LA BALEINE. 257 fois illuminées de leur phosphorescence, lançant des colonnes d'eau de trente à quarante pieds qui, dans les mers polaires, montaient fumantes. Ils approchaient paisibles, curieux, regardant le vais- seau comme un frère d'espèce nouvelle; ils y prenaient plaisir, faisaient fèle au nouveau venu. Dans leurs jeux ils se mettaient droits et re- tombaient de leur hauteur, à grand fracas, fai- sant un gouffre bouillonnant. Leur familiarité allait jusqu’à toucher le navire, les canots. Confiance im- prudente, trompée si cruellement! En moins d'un siècle, la grande espèce de la baleine a presque disparu. Leurs mœurs, leur organisation, sont celles de nos herbivores. Comme les ruminants, ils ont une succession d'estomacs où s’élabore la nourriture; les dents leur sont peu nécessaires, ils n’en ont pas. Ils paissent aisément les vivantes prairies de la mer; j'entends les fucus gigantesques, doux et gélati- neux; j'entends des couches d'infusoires, des bancs d'atomes imperceplibles. Pour de tels aliments, la chasse n'est pas nécessaire. N'ayant nulle occa- sion de gucrre, ils ont été dispensés de se faire les affreuses mâchoires et les scies, ces instruments de mort et de supplice, que le requin ct tant de bêtes faibles ont acquis à force de meurtres. Ils ne pour- suivent point. (Boitard.) C'est l'aliment plutôt qui 258 LA BALEINE. va à eux, apporté par le flot. Innocents et paisibles, ils engouffrent un monde à peine organisé qui meurt avant d'avoir vécu, passe endormi à ce creuset de l'universel changement. Nul rapport entre cette douce race de mammi - fères qui ont, comme nous, le sang rouge et le lait, et les monstres de l’âge précédent, horribles avor- tons de la fange primitive. Les baleines, bien plus récentes, trouvèrent une eau purifiée, la mer libre et le globe en paix. Il avait rêvé son vieux rêve discordant des lézards-poissons, des dragons-volants, le règne effrayant du reptile; il sortait du brouillard sinistre, pour entrer dans l’aimable aurore des conceptions harmoniques. Nos carnivores n'a- vaient pas pris naissance. Il y eut un petit mo- ment (quelque cent mille années peut-être) de grande douceur et d'innocence, où sur terre pa- rurent les êtres excellents (sarigues, etc.), qui aiment tant leur famille, la portent sur eux et en eux, la font, s’il le faut, rentrer dans leur sein. Sur l'eau parurent les bons géants. Le lait de la mer, son huile, surabondaïent; sa chaude graisse animalisée fermentait dans une puis- sance inouie, voulait vivre. Elle gonfla, s’organisa en ces colosses, enfants gâtés de la nature, qu'elle LA BALEINE. 259 doua de force incomparable et de ce qui vaut plus, du beau sang rouge ardent. Il parut pour la pre- mière fois. Ceci est la vraie fleur du monde. Toute la création à sang pâle, égoiste, languissante, végétante relati- vement, a l'air de n'avoir pas de cœur, si on la com- pare à la vie généreuse qui bouillonne dans cette pourpre, y roule la colère ou l'amour. La force du monde supérieur, son charme, sa beauté, c’est le sang. Par lui commence une jeunesse toute nou- velle dans la nature, par lui une flamme de désir, l'amour, et l'amour de famille, de race, qui, étendu par l’homme, donnera le couronnement divm de la vie, la Pitié. Mais, avec ce don magnifique, augmente in: finiment la sensibilité nerveuse. On est plus vulnérable, bien plus capable de jouir, de souf- frir. La baleine n'ayant guère le sens du chas- seur, l'odorat, ni l'ouie très-développée, tout en elle profite au toucher. La graisse, qui la défend du froid, ne la garde nullement d'aucun choc. Sa peau, finement organisée, de six tissus dis- üncts, frémit et vibre à tout. Les papilles tendres qu'on y trouve sont des instruments de tact dé- licat. Tout cela animé, vivifié d’un riche flot de sang rouge, qui, même en tenant compte de la taille # + 240 LA BALEINE. différente, surpasse infiniment en abondance celui des mammifères terrestres. La baleine blessée en inonde la mer en un moment, la rougit à grande distance. Le sang que nous avons par gouttes iui fut prodigué par torrents. ».: La femelle porte neuf mois. Son airéslil lait, un peu sucré, a la tiède douceur du lait de femme. Mais, comme elle doit toujours fendre la vagne, des mamelles en avant, placées sur la poitrine, expose- raient l'enfant à tous les chocs ; elles ont fui un peu plus bas, dans un lieu plus paisible, au ventre d’où il est sorti. Le petit s'y abrite, profite du flot déjà brisé. La forme de vaisseau, inhérente à une telle vie, resserre la mère à la ceinture et ne lui permet pas d'avoir la riche ceinture de la femme, ce mi- racle adorable d'une vie poste, assise et harmoni- que, où tout se fond dans la tendresse. Celle-ci, a srande femme de mer, quelque tendre quelle soit, est forcée de faire tout dépendre de son combat contre les flots. Du reste, l'organisme est le même sous cet étrange masque; mème forme, même sen-. sibilité. Poisson dessus, femme dessous. Elle est infiniment timide. Un oiseau parfois lui fait peur et la fait plonger si brasquement, qu'elle se blesse au fond. L'amour, chez eux, suuriis à des conditions dif- bd ci LA BALEINE. 241 ficiles, veut un licu de profonde paix. Ainsi’que le noble éléphant, qui craint les yeux profanes, la ba- leine n'aime qu'au désert. Le rendez-vous est vers les pôles, aux anses solitaires du Groënland, aux brouillards de Behring, sans doute aussi dans la mer tiède qu'on a trouvée près du pôle même. La retrouvera-t-on ? On n’y va qu'à travers les défilés horribles que la glace ouvre, ferme et change à chaque hiver, comme pour empêcher le retour. Pour eux, on croit qu'ils passent sous les glaces, d’une mer à l’autre, par la voie ténébreuse. Voyage témé- raire. Forcés de venir respirer de quart d'heure en quart d'heure, quoiqu'ils aient des réserves d'air qui peuvent leur suffire un peu plus, ils s’exposent beaucoup sous cette énorme croûte percée à peine de quelques soupiraux. S'ils ne les trouvent à temps, elle est si dure et si épaisse, que nulle force, nul coup de tête ne la briserait. Là on peut se noyer aussi bien que Léandre dans l'Hellespont. Ne sa- chant cette histoire, ils s'engagent hardiment et passent. La solitude est grande. C'est un théâtre étrange de mort et de silence pour cette fête de l'ardente vie. Un ours blanc, un phoque, un renard bleu peut-être, témoins respectueux, prudents, observent à dis- tance. Les lustres et girandoles, les miroirs fantas- tiques, ne manquent pas. Cristaux bleuätres, pics, 14 242 LA BALEINE. aigrettes de glace éblouissante, neiges vierges, ce sont les témoins qui siégent tout autour et re- gardent. Ce qui rend cet hymen touchant et grave, c'est qu'il y faut l’expresse volonté. Ils n’ont pas l'arme tyrannique du requin, ces attaches qui maîtrisent le plus faible. Au contraire, leurs fourreaux glissants les séparent, les éloignent. Ils se fuient malgré eux, échappent, par ce désespérant obstacle. Dans un si grand accord, on dirait un combat. Des balei- niers prétendent avoir eu ce spectacle unique. Les amants, d'un brûlant transport, par instant, dressés et debout, comme les deux tours de Notre-Dame, gémissant de leurs bras trop courts, entreprenaient de s’embrasser. Ils retombaient d'un poids im- mense.. L'ours et l'homme fuyaient épouvantés de leurs soupirs. La solution est inconnue. Celles qu’on a données semblent absurdes. Ce qui est sûr, c'est qu'en toute chose, pour l'amour, pour l'allaitement, pour la défense même, l'infortunée baleine subit la double servitude et de sa pesanteur et de la difficulté de respirer. Elle ne respire que hors de l’eau; et si LA BALEINE. 245 elle y reste elle étouffe. Donc elle est animal ter- restre, apparlient à la terre? Point du tout. Si, par accident, elle échoue à la côte, la pesanteur énorme de ses chairs, de sa graisse, l’accable ; ses organes s'affaissent. Elle est également étouffée. Dans le seul élément respirable pour elle, l’as- phyxie lui vient aussi bien que dans cette eau non respirable où elle vit. Tranchons le mot. De la création grandiose du mammifère géant n’est sorti qu'un être impossible, premier jet poétique de la force créatrice, qui d’abord visa au sublime, puis revint par degrés au possible, au durable. L’admirable animal avait tout, taille et force, sang chaud, doux lait, bonté. Il ne lui manquait rien que le moyen de vivre. Il avait été fait sans égard aux proportions générales de ce globe, sans égard à la loi impérieuse de la pesan- teur. Il eut beau par-dessous se faire des os énor- mes. Ses côtes gigantesques ne sont pas assez résis- tantes pour tenir sa poitrine suffisamment libre et ouverte. Dès qu'il échappe à l’eau son ennemie, il trouve la terre son ennemie, et son pesant poumon l'écrase. Ses évents magnifiques, la superbe colonne d'eau qu'il lance à trente pieds, ce sont les signes, les témoins d’une organisation enfantine et barbare encore. En la lançant au ciel par ce puissant effort, 244 LA BALEINE. le souffleur essoufflé (c'est le vrai nom du genre), semble dire : « O nature! pourquoi m'avoir fait serf? » re Sa vie fut un problème, et il ne semblait pas que l’ébauche splendide, mais manquée, pût durer. L'amour furtif, si difficile, l'allaitement au roulis des tempêtes entre l’asphyxie et le naufrage, les deux grands actes de la vie presque impossibles, se faisant par effort et par volonté héroïques ! — Quelles condilions d'existence! La mère n'a jamais qu'un petit, et c'est beau- coup. Elle et lui sont tiraillés par trois choses : le travail de la nage, l’allaitement, et la fatale néces- sité de remonter! L'éducation, c'est un combat. Battu, roulé de l'Océan, l'enfant prend le lait comme au vol, quand la mère peut se coucher de côté. Elle est, dans ce devoir, admirable d'élan. Elle sait qu'en son petit effort pour teter, il lâche- rait prise. Dans cet acte où la femme est passive, laisse faire l'enfant, la baleine est active. Profitant du moment, par un puissant piston, elle lui lance un tonneau de lait. Le mâle la quitte peu. Leur embarras est grand, LA BALEINE. 245 quand le pêcheur féroce les attaque dans leur en- fant. On harponne le petit pour les faire suivre, el en effet ils font d'incroyables efforts pour le sau- ver, pour l'entrainer ; ils remontent, s'exposent aux coups pour le ramener à la surface et le faire respirer. Mort, ils le défendent encore. Pouvant plonger et échapper, ils restent sur les eaux en plein péril pour suivre le petit corps flottant, Les naufrages sont communs chez eux, pour deux raisons. Ils ne peuvent, comme les poissons, rester dans les tempêtes aux couches inférieures et pai- sibles. Puis, ils ne veulent pas se quitter; les forts suivent le destin du faible. Ils se noïent en famille. En décembre 1725, à l'embouchure de l'Elbe, huit femelles échouèrent, et près de leurs cadavres on trouva leurs huit mâles. En mars 1784, en Bretagne, à Audierne, même scène. D'abord des poissons, des marsouins, vinrent à la côte effarés. Puis on entendit des mugissements étranges, épou- vantables. C'était une grande famille de baleines que poussait la tempête, qui luttaient, gémissaient, ne voulaient point mourir. Ici encore les mâles pé- rissaient avec les femelles. Nombreuses, enceintes, 14. 246 LA BALEINE, et sans défense contre l'impitoyable flot, elles fu- rent (elles et eux) lancées à terre, assommées par le coup. | Deux accouchèrent sur le rivage, avec des cris perçanis, comme auraient fait des femmes, et aussi de navrantes lamentations de désespoir, comme si elles pleuraient leurs enfants. XII LES SIRÈNES J'aborde, et me voici à terre. J'ai assez et trop de naufrages. Je voudrais des races durables. Le cé- tacé disparaîtra. Réduisons nos conceptions, et de cette poésie gigantesque des premiers-nés de la ma- melle, du lait et du sang chaud, conservons tout, moins le géant. Conservons surtout la douceur, l'amour et la tendresse de famille. Ces dons divins, gardons-les bien dans les races, plus humbles, mais bonnes, où les deux éléments vont mettre en commun leur esprit. Les bénédictions de la terre se font sentir déjà. En quittant la vie du poisson, plusieurs choses, à lui impossibles, vont s’harmoniser aisément. Ainsi la baleine, mère tendre, connut l’étreinte 248 LES SIRÈNES. et serra son enfant, mais elle ne le serra pas sur la mamelle; son bras était trop haut, et la mamelle, dans ce vaisseau vivant, ne pouvait être qu'à l'ar- rière. Chez les êlres nouveaux qui nagent, mais qui rampent aussi sur la terre (morses, lamantins, phoques, etc.), la mamelle, pour ne pas traîner, heurter dessous, remonte à la poitrine. Nous voyons apparaitre une ombre de la femme, forme et attitude gracieuse qui fait illusion à distance. En réalité, vue de près, avec moins de blan- cheur, de charme, c’est bien pourtant la mamelle féminine, ce globe qui, gonflé d'amour et du doux besoin d'allaiter, reproduit dans son mouvc- ment tous les soupirs du cœur qui est dessous. Il réclame l'enfant pour le porter, lui donner l’ali- ment, le repos. Tout cela fut refusé à la mère qui nageait. Celle qui pose, en a le bonheur. La fixité de la famille, la tendresse, à fond ressentie, et approfondie chaque jour (disons plus, la Société), ces grandes choses commencent, dès que l'enfant dort sur son sein. Mais comment se fit le passage du cétacé à l'am- phibie ? Essayons de le deviner. LES SIRÈNES. 249 Leur parenté d'abord est évidente, Maints amphi- bies traînent encore, à leur très-grand dommage, la lourde queue de la baleine. Et celle-ci (chez une espèce du moins) a cachés dans sa queue l’ébauche et les commencements distincts des deux pieds de derrière qu'auront les plus hauts amphibies. Dans les mers semées d'îles, coupées de terres à chaque instant, les cétacés, constamment arrêtés, durent modifier leurs habitudes. Leur effort moins rapide, leur vie captive, diminua leur taille, la ré- duisit de la baleine à l'éléphant. L'éléphant de mer apparut. Gardant le souvenir des superbes défenses qui avaient armé certains cétacés dans leur grande vie marine, il montre encore de fortes dents en avant, mais peu offensives. Même les dents de mas- lication ne sont bien nettement ni herbivores, ni carnivores. Elles se prêtent mal aux deux régi- mes et doivent opérer lentement. Deux choses allégesient la baleine, sa masse d'huile qui la faisait flotter sur l’eau, et cette queue puissante dont le choc alternatif frappant des deux côtés la poussait en avant. Mais tout cela accable l'amphibie barbotant dans des caux peu profon- des, et rampant aux rochers, comme un lourd limaçon. Le poisson, si agile, rit d’un tel être qui n'en peut faire sa proie. Il n’atteint guère que les mollusques, lents comme lui. Il se fait peu à peu 250 LES SIRÊNES. à manger les fucus abondants, gélatineux, qui nourrissent et engraissent, sans donner la vigueur de la nourriture animale. Tel on peut voir dansla mer Rouge, dans la mer des iles Malaises et celles d'Australie, traîner, sié- ger ce rare colosse, le dugong, qui domine l’eau de la poitrine et des mamelles. On le nomme parfois dugong des tabernacles, inerte idole qui impose, mais se défend à peine, et qui disparaîtra bientôt, rentrera dans le domaine de la fable, parmi ces lé- gendes réelles dont nous rions étourdiment. Qui a fait ce grand changement, créé ce cétacé terrestre, le dugong et le morse, son frère? La douceur de la terre, vraiment pacifique avant l'homme, — l'attrait d'aliments végétaux qui ne fuient pas comme la proie marine, — l'amour aussi sans doute, si difficile à la baleine, si facile dans la vie posée de l’amphibie. L'amour n’est plus fuite et hasard. La femelle n’est plus ce fier géant qu'il fallait suivre au bout du monde. Celle-ci est là soumise, sur les algues ondu- leuses, pour obéir à son seigneur. Elle lui rend la vie douce et molle. Peu de mystères. Les amphibies vivent bonnement au soleil. Les femelles, étant fort nombreuses, s’empressent et font sérail. De la sauvage poésie, on tombe aux mœurs bour- LES SIRÈNES. 251 geoises, ou, si l'on veut, patriarcales, des plai- sirs trop faciles. Lui, le bon patriarche, respec- ” table par sa forte tête, ses moustaches et ses défenses, il trône entre Agar et Sarah, Rebecca et Lia, qu'il aime fort, ainsi que ses enfants qui lui font un petit troupeau. Dans sa vie immobile, la grande force de cet être sanguin tourne toute aux tendresses de famille. Il embrasse les siens d'un amour tendre, orgueilleux, colérique. Il est vaillant, prêt à mourir pour eux. Hélas! sa force et sa fu- reur lui servent peu. Sa masse énorme le livre à l'ennemi. Il rugit, il se traine, veut combattre et ne peut, gigantesque avorton, manqué entre deux mondes, pauvre Caliban désarmé ! La pesanteur, fatale à la baleine, l’est bien plus à ceux-ci. Réduisons donc la taille encore, allégeons l'embonpoint, assouplissons l’épine, supprimons surtout cette queue, ou plutôt fendons-en la four- che en deux appendices charnus qui vont être bien plus utiles. Le nouvel être, le phoque, plus léger, bon nageur, bon pêcheur, vivant de la mer, mais ayant son amour à terre (son petit paradis), em- ploiera sa vie dans l'effort d'y revenir toujours, à 252 LES SIRÈNES. celte terre, de gravir le rocher où sa femme, ses enfants l’appellent, où il leur porte le poisson. Son cibicr à Ja bouche, n'ayant pas les défenses dont le morse s'aidait pour gravir, il y met les quatre membres du haut, du bas, s’accrochant au varech, distendant, divisant chacun d'eux selon son pou- voir, de sorte qu'à la longue ramifié, il montre cinq doigts. Ce qui est très-beau dans le phoque, ce qui émeut dès qu’on voit sa ronde tête, c’est la capacité du cer- veau. Nul être, sauf l’homme, ne l’a développé à ce point (Boitard). L'impression est forte, et bien plus que celle du singe, dont la grimace nous est anti- pathique. Je me souviendrai toujours des phoques du Jardin d'Amsterdam, charmant musée, si riche, si bien organisé, et l'un des beaux lieux de la terre. C'était le 12 juillet, après une pluie d'orage; l'air était lourd : deux phoques cherchaient le frais au fond de l’eau, nageaïent et bondissaient. Quand ils se reposérent, ils regardèrent le voyageur, in- telligents et sympathiques, posèrent sur moi leurs doux yeux de velours. Le regard était un peu triste. Il leur manquait, il me manquait aussi la langue intermédiaire. On ne peut pas en détacher les yeux. On regrette, entre l’âme et l’âme, d’avoir cette éternelle barrière. La terre cst leur patrie de cœur : ils y naïssent, LES SIRÈNES. 255 ils y aiment; blessés, ils y viennent mourir. Ils y mènent leurs femelles enceintes, les couchent sur les algues et les nourrissent de poisson. Ils sont doux, bons voisins, se défendent l’un l’autre. Seu- lement, au temps d'amour, ils délirent et se battent. Chacun a trois ou quatre épouses, qu'il établit à terre sur un rocher mousseux d’étendue suffisante. C'est son quartier à lui, et il ne souffre pas qu'on empiète, fait respecter son droit d’oc- cupation. Les femelles sont douces et sans dé- fense. Si on leur fait du mal, elles pleurent, s’'agi- tent douloureusement avec des regards de déses- poir. | Elles portent neuf mois, et élèvent l’enfant cinq ou six mois, lui enseignant à nager, à pêcher, à choisir les bons aliments. Elles le garderaient bien plus, si le mari n'était jaloux. Il le chasse, crai- gnant que la trop faible mère ne lui donne un rival en lui. Une si courte éducation a limité sans doute les progrès que le phoque aurait faits. La maternité n'est complète que chez les Lamantins, excellente tribu, où les parents n'ont pas le courage de renvoyer l'enfant. La mère le garde très-longtemps. 15 25 LES SIRÈNES. Enceinte de nouveau, allaitant un second enfant, on la voit mener avec elle l’ainé, un jeune mâle que le père ne maltraite pas, qu'il aime aussi, et qu'il laisse à la mère. Cette extrême tendresse, particulière aux Laman- tins, s’est exprimée dans l'organisation par un pro- grès physique. Chez le phoque, grand nageur, chez l’éléjhant marin, si lourd, le bras reste nageoire. IL est serré et engagé au corps; il ne peut pas se délier. Enfin, le Lamantin femelle, tendre femme amphibie, mama di l'eau, disent nos nègres, ac- complit le miracle. Tout se délie par un effort constant. La nature s’ingénie dans l’idée fixe de caresser l'enfant, de le prendre et de l'approcher Les ligaments cèdent, s'étendent, laissent aller l’a- vant-bras, et de ce bras rayonne un polype palmé. — C'est la main. Donc celle-ci a ce bonheur suprême, elle em- brasse son enfant de sa main pour l'embrasser de sa poitrine. Elle le prend et le met sur son cœur. Voilà deux grandes choses qui pouvaient mener loin ces amplhubies : " Déjà chez eux, la main est née, l'organe d'indus- trie, l'essentiel instrument du travail à venir. Qu'elle s’assouplisse, aide les dents, comme chez le Castor, et l’art commencera, d'abord l'art d'abriter La fa- mille LES SIRÈNES. 955 D'autre part, l'éducation est devenue possible. L'enfant posé sur le cœur de la mère et lentement s'imbibant de sa vie, restant longtemps près d’elle et à l'âge où il peut apprendre, tout cela tient à la bonté du père qui garde l’innocent rival. Et c’est ce qui permet le progrès. Si l'on en croyait certaimes traditions, le progrès eût continué. Les amphibies développés, rapprochés de la forme humaine, seraient devenus demi-hom- mes, hommes de mer, tritons ou sirènes.Seulement. au rebours des mélodieuses sirènes de la fable, ceux- ci seraient restés muets, dans l'impuissance de se faire un langage, de s'entendre avec l’homme, d'ob- tenir sa pilié. Ces races auraient péri, comme nous voyons périr l'infortuné Castor, qui ne peut parler, mais qui pleure. On a dit fort légèrement que ces figures étranges étaient des phoques. Mais, put-on s’y tromper ? Le phoque, en toutes ses espèces, est connu fort an- ciennement. Dès le septième siècle, au temps de saint Colomban, on le pêchait, on l’apportait et l'on mangeait sa chair. Les hommes et femmes de mer, dont on parle 256 LES SIRÈNES. au seizième siècle, ont été vus non un moment sur l'eau, mais amenés sur terre, montrés, nour- ris dans les grands centres, Anvers et Amster- dam, chez Charles Quint et Philippe II, donc, sous les yeux de Vésale et des premiers savants. On mentionne une femme marine qui vécut longues années en habit de religieuse, dans un couvent où tous pouvaient la voir. Elle ne parlait pas, mais tra- vaillait, filait. Seulement elle ne pouvait se corriger d'aimer l’eau et de faire effort pour y revenir. On dira : Si ces êtres ont existé réellement, pour- quoi furent-ils si rares? Hélas ! nous n’avons pas à chercher bien loin la réponse. C'est que générale- ment on les tuait. Il y avait péché à les laisser en vie, « car ils étaient des monstres. » C’est ce que disent expressément les vieux récits. Tout ce qui n’était pas dans les formes connues de l’animalité, et tout ce qui, au contraire, appro- chait de celles de l’homme, passait pour monstre, et on le dépêchait. La mère qui avait le malheur de mettre au monde un fils mal conformé ne pouvait le défendre ; on l’étouffait entre des matelas. On supposait qu'il était fils du Diable, une invention de sa malice pour outrager la création, calomnier Dieu. D'autre part, ces Sirénéens, trop analogues à l’homme, passaient d'autant plus pour une illusion diabolique. Le moyen âge en avait tant d'horreur, LES SIRÈNES. 951 que leurs apparitions étaient comptées dans les af- freux prodiges que Dieu permet dans sa colère pour terrifier le péché. A peine osait-on les nommer. On avait hâte de les faire disparaitre. Le hardi seizième siècle les crut encore « des diables en fourrure d'hommes, » qu'on ne devait toucher que du har- pon. Ils devenaient très-rares,lorsque des mécréants firent la spéculation de les garder, de les montrer. En reste-t-il au moins des débris, des ossements? On le saura quand les Musées d'Europe commence- ront à faire l'exposition complète de leurs immenses dépôts. La place manque, je le sais bien, et elle manquera toujours, s’il faut pour cela des palais. Mais le plus simple abri, un toit vaste (et très-peu coûteux) permettrait d’étaler des choses aussi soli- des. Jusqu'ici, on n’en voit que des échantillons et des pièces choisies. Ajoutons que l'exposition des amphibies empail- lés, pour être vraie, doit présenter ces monstres trop ressemblants à l’homme, par les côtés et dans les poses où ils firent cette illusion. Laissez-leur cet honneur ; ils l'ont assez payé. Que la mère Phoque ou la mère Lamantine m'apparaisse sur son rocher en sirène, dans le premier usage de la main et de la mamelle, tenant son enfant sur son sein. 958 LES SIRÈNES. Est-ce à dire que ces êtres auraient pu monter jusqu'à nous? Est-ce à dire qu'ils aient été les au- teurs, les aïeux de l’homme? Mallet l’a cru. Moi, je n'y vois aucune vraisemblance. La mer commença tout, sans doute. Mais ce n’est pas des plus hauts animaux de mer que sortit la série parallèle des formes terrestres dont l’homme est le couronnement. Ils étaient trop fixés déjà, trop spéciaux, pour donner l'ébauche molle d'une nature si différente. Ils avaient poussé loin, presque épuisé, la fécondité de leurs genres. Dans ce cas, les aînés périssent ; et c'est très-bas, chez les cadets obscurs de quelque classe parente, que surgit la sérienouvelle qui montera plus haut. (V. nos notes.) L'homme leur fut, non un fils, mais un frère, — un frère cruellement ennemi. Le voilà arrivé, le fort des forts, l'ingénieux, l'actif, le cruel roi du monde. Mon livre s’illumine. Mais aussi que va-t-il montrer? Et que de choses tristes il me faut maintenant amener dans cette lumière ! | We Ce créateur, ce Dieu tyran, il a su faire une seconde nature dans la nature. Mais qu'a-t-il fait LES SIRÈNES. 20 de l’autre, la primitive, sa nourrice et sa mère ? Des dents qu'elle lui fit, il lui mordit le sein. Tant d'animaux qui vivaient doucement, s’hu- manisaient et commençaient des arts, aujourd’hui effarés, abrutis, ne sont que des bêtes. Les singes rois de Ceylan, dont la sagesse fut célébrée dans l'Inde, sont devenus d’effroyables sauvages. Le brame de la création, l'Éléphant, chassé, asservi, n'est plus qu’une bête de somme. Les plus libres des êtres, qui naguère égayaient la mer, ces bons phoques, ces douces baleines, le pacifique orgueil de l’Océan, tout cela a fui aux mers des pôles, au monde affreux des glaces. Mais ils ne peuvent tous supporter une vie si dure, encore un peu de temps, ils disparaîtront tout à fait. Une race infortunée, celle des paysans polonais, a trouvé dans son cœur le sens, l'intelligence de l'exilé muet, refugié aux lacs de la Lithuanie. Ils disent : « Qui fait pleurer le Castor ne réussit Jamais. » L'artiste est devenu une bête craintive, qui ne sait plus, ne peut plus rien. Ceux qui subsistent encore en Amérique, reculant et fuyant toujours, n'ont le courage de rien faire. Un voyageur naguère en trouva un qui, loin, très-loin vers les hauts lacs, timidement reprenait son métier, voulait bâtir le 260 LES SIRÈNES. foyer de famille, coupait du bois. Quand il aperçut l'homme, le bois lui échappa ; il n’osa même fuir, etil ne sut que fondre en larmes. v 4 ) CE TS CT Te Ô és SRE.” Ace Er + Fes 2° * à LE HARPON « Le marin qui arrive en vue du Groënland n'a (dit naïvement John Ross) aucun plaisir à voir cette terre. » Je le crois bien. C’est d’abord une côte de fer, d'aspect impitoyable, où le noir granit es- carpé ne garde pas même la neige. Partout ailleurs, des glaces. Point de végétation. Cette terre désolée, qui #fous cache le pôle, semble un pays de mort et de famine. Pendant le temps très-court où l’eau n’est pas gelée, on pourrait vivre encore. Mais elle l’est neuf mois sur douze. Tout ce temps-là, que faire? et que manger? On ne peut guère chercher. La nuit dure plusieurs mois, et parfois si profonde, que Kane, entouré de ses chiens, ne les retrouvait qu'à Ma L.. \ Fr 264 “10 LE HARPON. leur souffle, à leur haleine humide. Dans cette lon- gue, si longue obscurité, sur cette terre désespé- rée, stérile, vêtue d’impénétrables glaces, errent ce- pendant deux solitaires qui s'obstinent à vivre là, dans l’horreur d’un monde impossible. L’un d'eux est l’ours pêcheur, âpre rôdeur sous sa riche fourrure et dans sa graisse épaisse, qui lui permet des intervalles de jeûne. L’autre, figure bizarre, fait l’effet, à distance, d’un poisson dressé sur la queue, poisson mal conformé et gauche, à longues nageoires pendantes. Ce faux poisson, c'est l’homme. Is se flairent et se cherchent. Ils ont faim l'un de l’autre. L'ours fuit parfois pourtant, décline le com- bat, croyant l’autre encore plus féroce et plus cruel- lement affamé. L'homme qui a faim est terrible. Armé d’une simple arête de poisson, 1l poursuit cette bête énorme. Mais il aurait péri cent fois, s’il n’avait eu à manger que ce redoutable compagnon. Il ne vé- cut que par un crime. La terre ne donnant rien, il chercha vers la mer, et comme elle était close, il ne {rouva à tuer que son ami le phoque. En lui 1l trou- vait concentrée la graisse de la mer, l'huile, sans laquelle il serait mort de froid, encore plus que de faim. Le rêve du Groënlandais, c’est, à sa mort, de passer dans la lune, où il y aura du bois de sos + dti #. «ET es u | Fr E € , LE HARPON. - SEA, 965 chauffage, le feu, la lumière du foyer. L'huile ici- bas tient lieu de ‘quel Bue largement, elle le réchauffe. 1 RR ? it Grand contraste entre l'homme et les amphibies somnolents, qui, même en ce climat, savent vivre sans grandes souffrances. L’œil doux du phoque l'indique assez. Nourrisson de la mer, 1l est tou- jours en rapport avec elle. Il y reste des inter- stices où l'excellent nageur sait se pourvoir. Tout lourd qu'on le croirait, il monte adroitement sur un glaçon et se fait voiturer. L'eau épaisse de mol- lusques, grasse d'atomes animés, nourrit riche- ment le poisson pour l’usage du phoque, qui, bien repu, s'endort sur son rocher d'un lourd sommeil que rien ne rompt. La vie de l’homme est toute contraire. Il semble être là malgré Dieu, maudit, et tout lui fait la guerre. Sur les photographies que nous avons de l'Esqui- mau, on lit sa destinée terrible dans la fixité du re- gard, dans son œil dur et noir, sombre comme la nuit. Il semble pétrifié d’une vision, du spectacle habituel d’un infini lugubre. Cette nature de Ter- reur éternelle a caché d’un masque d’airain sa forte intelligence, rapide cependant et pleme d'expé- dients dans une vie de dangers imprévus. ‘$ 47" » Le pe LE .e A : 3: à - 266 J'en LE nn Qu'aurait-il fait? Sa famille avait faim, et ses en- fants criaient ; sa femme enceinte greloltait sur la neige. Le vent du pôle leur jetait infatigablement ce déluge de givre, ce tourbillon de fines flèches qui piquent et entrent, hébètent, font perdre la voix et : le sens. La mer fermée, plus de poisson. Mais le phoque était là. Et que de poissons dans un phoque, quelle richesse d'huile accumuléel Il était là en- dormi, sans défense. Même éveillé, 1l ne fuit guère. Ise laisse approcher, toucher. Comme le lamantin, il faut le battre, si on veut l’éloigner. Ceux qu'on prend jeunes, on a beau les rejeter à la mer, 1ls vous suivent obstinément. Une telle facilité dut troubler l'homme et le faire hésiter, combattre la tenta- tion. Enfin, le froid vainquit, et il fit cet assassi- nat. Dès lors, il fut riche et vécut. La chair nourrit ces affamés. L'huile, absorbée à flots, les réchauffa. Les os servirent à mille usages domestiques. Des fibres on fit des cordes et des filets. La peau du phoque, coupée à la taille de Ja femme, la couvrit frissonnante. Même habit pour les deux, sauf la pointe un peu basse qu'elle allonge. Plus un petit ruban de cuir rouge qu'elle met ga- lamment en bordure pour lui plaire et pour être aimée. Mais ce qui fut bien plus utile, c’est qu'in- dustrieusement, de peaux cousues, ils firent la ma- chine légtre, forte pourtant, où cet hoinme intré- LE HARPON. 267 + " : pide ose monter, et qu'il nomme une barque. Misérable petit véhicule long, mince et qui ne pèse rien. Il est très-strictement fermé, sauf un trou, où le rameur se met, serrant la peau à sa ceinture. On gagerait toujours que cela va chavi- rer… Mais point. Il file comme une flèche sur le dos de la vague, disparaît, reparait, dansles remous durs, saccadés, que font les glaces autour, entre les montagnes flottantes. Homme et canot, c'est un. Le tout est un pois- son artificiel. Mais qu'il est inférieur au vrai! Il n’a pas l'appareil, la vessie natatoire qui soutient l’autre, le fait à volonté lourd ou léger. Il n'a pas l'huile, qui, plus légère que l’eau, veut toujours surnager et remonter à la surface. Il n’a pas sur- tout ce qui fait, chez le vrai poisson, la vigueur du mouvement, sa vive contraction de l'épine pour frapper de forts coups de queue. Ce qu'il imite seu- lement, faiblement, ce sont les nageoires. Ses rames qui ne sont pas serrées au corps, mais mues au loin par un long bras, sont bien molles en compa- raison, et bien promptes à se fatiguer. Qui répare tout cela ? La terrible énergie de l’homme, et, sous ce masque fixe, sa vive raison, qui, par éclairs, décide, invente et trouve, de minute en minute, remédie sans cesse aux périls de cette peau flot- tante qui seule le défend de ia mort. 268 LE HARPON. . Très-souvent on ne peut passer : on trouve une barre de glace. Alors les rôles changent. La barque portait l'homme, et maintenant il porte la barque, la prend sur son épaule, traverse la glace craquante et se remet à flot plus loin. Parfois des monts flot- tants, venant à sa rencontre, n’offrent entre eux que d’étroits corridors qui s'ouvrent, se ferment tout à coup. Il peut y disparaître, s’ensevelir vivant. IL peut, de moment en moment, voir les deux murs bleuâtres, s’approchant, peser sur sa barque, sur lui, d’une si épouvantable pression, qu'il en soit aminci jusqu'à l'épaisseur d’un cheveu. Un grand navire eut cette destinée. Il fut coupé en deux, les deux moitiés écrasées, aplaties. Ils assurent que leurs pères ont pêché la baleine. Moins misérables alors, leur terre étant moins froide, ils s'ingéniaient mieux, avaient du fer sans doute. Peut-être 1l leur venait de Norvége ou d’Is- lande. Les baleines ont toujours surabondé aux mers du Groënland. Grand objet de concupiscence pour ceux dont l’huile est le premier besoin. Le poisson la donne par gouttes, et le phoque à flots; la baleine en montagne. LE HARPON. 269 Ce fut un homme, celui, qui le premier tenta un pareil coup, qui, mal monté, mal armé, et la mer grondant sous ses pieds, dans les ténèbres, dans les glaces, seul à seul, joignit le colosse. Celui qui se fia tellement à sa force et à son cou- rage, à la vigueur du bras, à la roideur du coup, à la pesanteur du harpon. Celui qui crut qu'il per- cerait et la peau et le mur de lard, la chair épaisse. Celui qui crut qu'àson réveil terrible, dans la tem- pête que le blessé fait de ses sauts et de ses coups de queue, il n'allait pas l’engouffrer avec lui. Comble d'audace! il ajoutait un câble à son har- pon pour poursuivre sa proie, bravait l’effroyable secousse, sans songer que la bête effrayée pouvait descendre brusquement, s'enfuir en profondeur, plonger la tête en bas. Il y a un bien autre danger. C'est qu'au lieu de la baleine, on ne trouve à sa place l’ennemi de la baleine, la terreur de la mer, le Cachalot. Il n’est pas grand, n'a guère que soixante ou quatre-vingts pieds. Sa tête, à elle seule, fait le tiers, vingt ou vingt-cinq. Dans ce cas, malheur au pêcheur! c’est lui qui devient le poisson, il est la proie du monstre. Celui-ci a quarante-huit dents énormes et d'hor- riblesmächoires, à tout dévorer, homme et barque. semble ivre de sang. Sa rage aveugle épouvante tous les cétacés, qui fuient en mugissant, s’é- 270 LE HARPON. chouent même au rivage, se cachent dans le sable ou la boue. Mort même, ils le redoutent, n'osent approcher de son cadavre. La plus sauvage espèce du Cachalot est l’Ourque, ou le Physétère des an- ciens, tellement craint des Islandais, qu'ils n’osaient le nommer en mer, de peur qu'il n’entendit et n'arrivât. Ils croyaient au contraire qu'une espèce de baleine (la Jubarte) les aimait et les protégeait, et provoquait le monstre afin de les sauver. Plusieurs disent que les premiers qui affron- tèrent une si effrayante aventure avaient besoin d'être exaltés, excentriques et cerveaux brülés. La chose, selon eux, n'aurait pas commencé par les sages hommes du Nord, mais par nos Basques, les héros du vertige. Marcheurs terribles, chasseurs du Mont perdu, et pêcheurs effrénés, ils couraient en batelet leur mer capricieuse, le golfe ou gouffre de Gascogne. Ils y pêchaient le thon. Ils y virent jouer des baleines, et se mirent à courir après, comme ils s'acharnent après l'isard dans les fondrières, les abîmes, et les plus affreux casse-cou. Cet énorme LE HARPON. 271 -i gibier, énormément tentant pour sa grosseur, pour la chance et pour le péril, ilsle chassèrent à mort et n'importe où, quelque part qu’il les conduisit. Sans s'en apercevoir, ils poussalent jusqu'au pôle. Là, le pauvre colosse croyait en être quitte, et, ne supposant pas, sans doute, qu’on püt être si fou, il dormait tranquillement, quand nos étourdis héroïques approchaïent sans souffler. Serrant sa ceinture rouge, le plus fort, le plus leste, s’élançait de la barque, et, sur ce dos im- mense, sans souci de sa vie, d’un han! enfonçait le harpon. 4 L : “cv Le Ci hd Ar : 1 à Éd OCT À TES” É. r” : "+ És. è ù * ° + HR LES L Æ .- Lo a temassE RE MAR Ja Moi | s ri à -N'#8 \ DUR (4e sut: trés Se oi0à dpi rit palin ous wo Hegots 200 oh ons 1 fo'trp atuobanig co ave: bagép: Mioû del ::: lies sise auiq sr) ant of poste Fr: ani 20h done 18 6pid er ne À TITI rond h LT se sb Shi SA tm “x HA CAR LS UE AE à 0 md : = 11 RS +7 É ANR TA De es -7 #84 HAE NT A2 AE TE". E rt ‘ sis FLE SE 1 L : bla: deu : sert LME PARTY CSN * D de 2 dre, cd 4 "22." DARRANT.. « 149 à SCT ter + EF 498 à TABLE DES MATIÈRES. + té Livre II. — CoNQUÊTE DE LA MER. e ; k. dé Le harpon.. : * .u 4. RP RU RS nn Il. Découverte des trois deëans- .*. T0 É-* : 5678 III. La loi des tempêtes. . . . . , . . NE ‘0: IV: Les mers'les pôles... . ANR 303 V. La guerre aux races de la mer. OR 319 VI. Le droit de la mer. . . eu 5 CR © Jaivre IV. — La RENAISSANCE PAR LA MER. I. L'origine des “bains de mer. - 7 . 34 IT. Choix du rivage. . . . . RE es, OS 359 HI. LbatiOon... . ‘NERO RER ÿ. LES OR IV. Première aspirat en de la mers. . . . . . . 981 V. Bains. — Renaissance de la beauté. . . . . . . 391 _VI. La rénaissance du cœur et de la fraternité. . . . à VII. Vita nuova des nations. . . . . . +, | NOTES. 7... . Fe os 0 SOC 419 FIN DE LA TABLE. . # + * : ; . Es DT NON PORTE TO ENT + ns