FRITZ SARASIN IT Î 008339 ————— ————— =— S=—_ E—— 1] | In Ml LA NOUVELLE- CALÉDONIE ET LES ILES LOYALTY 1761 Il SOUVENIRS DE VOYAGE D'UN NATURALISTE GEORG & Cr2 EDITEURS BALR, GENÈVE, LYON FRITZ SARASIN LA NOUVELLE- CALÉDONIE ERPES:REES PORTAL SOUVENIRS DE VOYAGE D'UN NATURALISTE TRADUIT DE L'ALLEMAND PAR JEAN ROUX AVEC 184 FIGURES, 8 PLANCHES ET UNE CARTE 1917 BALE: GEORG & CO., EDITEURS PARIS: CH. FISCHBACHER & CO. "NL Gh l'A: N DENT [NH 4 D : IMPRESSION ET CLICHÉS : FROBENIUS S. ÀA., COM- : PAGNIE SUISSE D’ ARTS : i:: GRAPHIQUES, BALE :: : II PRÉFACE. Le présent livre sur la Nouvelle-Calédonie et les îles Loyalty n'a pas la prétention d'être une monographie dans le genre du bel ouvrage, publié en 1895,, dans. lequel Augustin Bernard a cherché à synthétiser fetes les données ‘centenues dans les tra- vaux parus jusqu'à cette époque et relatifs à cette région de la Mélanésie. Il n’est bien plutôt qu'un simple récit, composé de sou- venirs et d’aventurés de voyage, auquel j'ai ajouté un certain nombre d'observations faites là-bas, pendañt un séjour d'environ 15 mois (25 Février 1911—5 Juin 19121- J'ai évité, autant que possible, de traiter en détail ceflainés questions scientifiques, ce qui ne fût pas rentré dans le cadre de ce livre. Mais, d'autre part, j'ai pensé que quelques petites incursions, dans tel ou tel domaine, feraient plaisir à l'un ou j’autre de mes lecteurs. Les personnes qui désireraient avoir des renseignements plus circonstanciés sur l'histoire naturelle et sur l'anthropologie de la Nouvelle-Calédonie trouveront, à la fin du volume, une petite liste bibliographique ou bien pourront aussi se procurer notre ouvrage scientifique en cours de publication «Nova Caledonia» — Recherches scien- tifiques en Nouvelle-Calédonie et aux îles Loyalty —. Peut-être sera-t-on étonné de la place relativement prépon- dérante que prennent, dans mes récits de voyage, les observations ayant trait à l’ethnographie des Néo-Calédoniens; c'est 1à chose voulue, car, par suite des changements rapides que subissent, année après année, les civilisations autochtones des peuples du Pacifique, la description de l’état actuel de l’un de ceux-ci, de ses mœurs, de ses coutumes et de ses instruments assurera à ce livre, pour les années à venir, la valeur durable d'un document. Nous avons voué un soin tout spécial à l'illustration de ce volume, étant donné que la bibliographie relative à la Nouvelle- Calédonie, comme celle se rapportant aux îles Loyalty plus rare- ment encore visitées, est extraordinairement pauvre à cet égard. IV Toutes les figures sont des reproductions de mes photographies originales, à l'exception des suivantes: les fig. 1 et 2 ont été obli- geamment faites à mon intention à Nouméa par le Dr Félix Speiser; les fig. 3 et 9 sont empruntées à la bibliographie et, enfin, les fig. 4 et 52 sont des reproductions de photographies achetées. Tous les objets ethnographiques que l’on trouvera représentés plus loin, ont été donnés au Musée de Bâle où ils sont exposés; la seule exception est l’idole de pierre (fig. 173) qui appartient à une collection privée. Quant à l'orthographe des noms calédo- niens, je me suis, en général, tenu à celle qu'indiquent les cartes officielles françaises: des recherches linguistiques ultérieures per- mettront, sans doute, d'établir pour ces noms une orthographe plus adéquate encore à la prononciation indigène. Pendant notre séjour dans cette lointaine colonie française, nous avons reçu, de nombreux côtés, un appui bienveillant et trouvé partout un très cordial accueil. Dans les diverses situations sociales qu'ils occupent, les fonctionnaires, les missionnaires et les colons ont rivalisé d’amabilité pour nous faciliter la tâche que nous avions entreprise. Il ne m'est malheureusement pas possible de les nommer tous ici; j'aurai, d’ailleurs, l’occasion, au cours de mon récit, de mentionner telle ou telle personne à qui nous vouons un souvenir plein de reconnaissance. Avant de terminer cette courte préface, je tiens à remercier tout spécialement mon fidèle compagnon de route et ami, le Dr Jean Roux, qui s’est constamment ingénié à enlever de mon chemin tous les ennuis inhérents à la vie de voyage, et dont l’incessant labeur, dans les diverses domaines de notre activité scientifique, a permis à nos collections de prendre des propor- tions qu’elles n’eussent jamais atteintes, si J'avais été seul. Grâce au stimulant travail quotidien, accompli en commun, ces 15 mois passés sous l’heureux ciel de la Nouvelle-Calédonie ne se sont que trop vite écoulés! Mais, le souvenir inaltérable des jours vécus là-bas nous reste, jours que je compte, pour ma part, parmi les plus beaux de ma longue carrière d’explorateur. FRITZ SARASIN. NOTE DU TRADUCTEUR. Je suis heureux de pouvoir m'’acquitter ici d’une grosse dette de reconnaissance envers l’auteur de ce volume. Avant eu le pri- vilège de l'accompagner au cours du splendide voyage dont les pages suivantes contiennent une fidèle narration, j'ai à cœur de le remercier de m'avoir donné l’occasion d'explorer avec lui — et dans des conditions exceptionnellement favorables — une ré- gion fort intéressante de la Mélanésie et de m'avoir en outre as- socié à la publication scientifique où sont consignés les résultats de cette expédition. Ai-je besoin de dire avec quel plaisir et quel intérêt j'ai lu et relu ces récits? C’est qu'ils n’évoquent pas seulement en moi les lumineux souvenirs accumulés au cours d’un beau voyage, mais me rappellent, surtout, les leçons si profitables d’un savant maître qu'une longue et fertile expérience a habitué à interroger la na- ture avec une méthode sûre et une rare conscience. Certain que les nombreuses observations faites dans les divers domaines scientifiques intéresseront tous ceux qui sont désireux de pénétrer toujours mieux les secrets des phénomènes naturels, j'ai pensé faire œuvre utile, en mettant à la portée du public de langue française le contenu si substantiel de ce volume. L'auteur a bien voulu m'y autoriser, tout en m'aidant de ses précieux conseils: je lui en exprime encore, en terminant, ma vive gratitude. JEAN ROUX. TABLE DES MATIÈRES. Préface Note du traducteur Table des matières Liste des illustrations Nouméa De Nouméa à Oubatche Oubatche. 13 Mai—9 Octobre 1911 Voyage dans la vallée du Diahot et aux grottes de Tchalabel, 28 Avril—-8 Mai 1911 Hienghène, 27 Mai—10 Juin 1911 Ascension du Mont Panié, 23 Juin—1 Juillet 1911 Voyage par mer à Koné, à la côte Ouest, et retour à travers l'île à la côte orientale, 26 Juillet-——26 Août 1911 . Ascension du Mont Humboldt, 9-25 Septembre 1911. Séjour à Kanala, 11 Octobre 1911—12 Mars 1912 . Voyage à la côte occidentale et retour par la vallée de Houaïlou, 11 Janvier—11 Février 1912 Séjour à Yaté et voyage, à travers la Plaine des Lacs, à Prony et Nouméa, 13 Mars—4 Avril 1912 Les îles Lovalty Maré, 16 Novembre—18 Décembre 1911 Lifou, 16 Avril—10 Mai 1912 . Ouvéa, 11—17 Mai 1912 Index bibliographique VII PL. 5 “CON 1 » III. “#8 LA ; TN 48 RAT » VIII. Fig. 1 LISTE DES ILLUSTRATIONS. a) Planches en héliogravure. Forêt de niaoulis près d'Oubatche Les rochers de Tchalabel Case de chef à Bopope : Vallée de Ngoï et massif du Humboldt . entre les pages 22 — 23 80 —-81 128—129 138—139 Paysage de la région serpentineuse sur la presqu ‘île Bogota ; Autel pour le Ent Fe crée = Le «Lac en 8» Le cap Yacho à Lifou b) Figures dans le texte. Vue du port de Nouméa Banc de Fe dans la presqu ile Bugs, Nouméa a Rochers avec anciennes AR AS “dose L'îlot «Porc-Epic» . La chaine orientale, vue d Oukafche : Pelouse de Dipteris conjugata Reinw. Le «" 5 TRE Indigène de la tribu des Pamboas, portant ie dde . ORE Sagaies calédoniennes de diverses formes . . entre 62—63 Cordon servant à lancer les sagaies’. : _ . - 6: Massues calédoniennes de diverses formes . . . . . . 64 Strombus luhuanus L., utilisés comme rabots. . . . . 65 Racloir fait d’une coquille de Pecten: : > + . Rocher sépulcral près d’Oubatche . . . . CÉCMCONRES Niches tombales, dans un rocher sépulcral, Se d'Ou- bAiche fa: RE D nt Démon pour la Hi LA VER ANR ARRETE Idolede-boïs. des Pamboas. : .. :." 7" 120 CO Petits poteaux de l'entrée d’une case. . . ET Sculpture de bois représentant un crâne ane RL Oreillers de bois . . PEN Pâturages dans le distios de Bois EE Niche tombale avec stèle, à Tchalabel . . . . + CS Instruments préhistoriques en quartz et en cris star de TOCHEE TE UE TE PP LE VOST STORES Cours inférieur #= eot EE en AUS PCT SRE Baie de Hienghène, vue de l'Ouest . . . 93 Le massif de «Notre-Dame», vu du one à | P'Est dela baie 0: RE Rochers calcaires, près ne eee RE «Tabou» pour cocotiers :à Ouaré : 5. LS Case de fête du village de Koout -=. :. . 2 Case de fête à Lecoulnoué . . . 98 Autel pour le culte des ancêtres, dns ES OCR F Bélep 99 Notopteris caledonica, Trouessart . : ORNE Ceinture de fibres portée par les femmes . . . . . . 102 indigène de Hienghène, revêtu du masque . . . . . 103 Masques dé bois, :9 2. + y Neon, SONOCENRSR Indigène de Koulna . . . AE Ruines d’une ancienne case de. ou SNA {1108 Palmiers du groupe des Areca, dans la vallée de Te : T109 Le Mont Panié, vu de la-vallée de Tao. . . 12 VV 9 "y... w' 4 Fig. 68. 69. 70. 71. 72. 73. 74. 75. 76. 77. 78. 79. 80. 81. 82. 83. 84. 85. 86. 87. 88. Alignement de pierres, dans le bassin du Diahot, près de Pam La «pierre du FA de l'alignement Indigène de Bopope Le Tchingou, vu du S.E. . Le village de Bopope . Flèche de case, représentant un indigène portant le fasque Danseurs de «pilou» à Bopope Danseurs de «pilou» à Bopope Ceinture de danse . Masque de Bopope . Les chutes de la Tiouaka, près de Pombéi : Entrée de case, dans la vallée inférieure de la Tiouaka Campement des porteurs Position que prend le cagou er il est citayé Groupe de cagous, au Musée de Bâle re Pelouses de Xeronema moorei (F. v. M.) Ron et Gris, au sommet du Humboldt Notre maison à Kanala 3 Le «Pic des morts», près de Kanala > rs Araucaria rulei F. Müll.. dans la presqu'île de Bogota Pelouse de lichens, Cladonia retipora Fr. . Pierre à taros 89aetb. Pierres à ignames 90. 91. 92. 93. 94. 95. 96. 97. J 98a et b. Figures géométriques des flèches de case, dus la 99. 100. 101. 102. 103. 104. 105. 106. Pierre à bananes à Place sacrée près de Nakéty Pierre à pluie, avec 6 petits ù : Conques de Tritons contenant des pierres magiques Case de travail au village de Méoué . ; Case de chef, nouvellement construite à Mau à Haches de danse, en bois . «Talé» des environs de Kanala région de Kanala Place sacrée à Emain . AT Têtes des petits d'Erythura RARE (Gm. )}, avec les perles de réflexion . Ornements en joncs tressés, ee la dtonion des FTP Instruments de danse pour les femmes . Eichhornia crassipes (Mart.) Sol. Cap rocheux à l'embouchure de la Néra Ruine d’une case de chef à Poté . Pierre magique pour obtenir une progénittire 107aetb. Pierres magiques pour fortifier les lances . XI page 117 118 123 124 125 126 127 128 129 130 132 133 141 144 145 148 151 154 158 159 163 164 165 166 168 170 171 172 173 174 175 176 179 181 182 185 186 190 192 193 page Fig. 108aet bb." » 115. Couteau de cérémonie. : RE » 116. Planche sculptée de l’intérieur d une 7 ALES 200 » 117. Figure ornant l'extrémité supérieure d’un poteau cl de case: RL A EN tn 118. Assiettes en joncs tressés . . . av ONE 201 » 119. Vue de l'extrémité du golfe de Yate Rs hd 204—205 »: 120. Le golfe de Yaté, vu du Pic de:Yaté. » 2.00... » 121. Leucopogon albicans Brogn. et Gris : : . ... 2 » 122. Rivage calcaire avec excavation et corniche, au Nord de la baierdé Yaté :2. + 207 » 123. Araucaria columnaris (Forst. ) Hook. sur A Hlage près de Aaté 5 Less sets et à 51 entrent » 124. Bateau de pêche à rom RE 0 » 125: Anére ealédodienhe, 2620" 2400 UE Me QT EMSENRSSE 5: 126. Epuiseties calédoniennes 2. * +1: 0. 292000 127. Cascades dans la vallée de Yaté. . . RE » 128. Galaxias neocaledonicus M. Web. et de Bfrt. IE 1 - 215 » 129. Paysage dans la région serpéntineuse du Sud de la Cal donie: au milieu, le 'Mont-Dore :.:. .: =.0.0 70 4 0 » 130. (Carte de l’île de Maré . . PE » 131. Le cap Sud-Ouest ee Ouabuo) Fe Tr ile de Maré, vu dus OUI DEEE 132. La baie de Nétché, avec mms et Dore . | SCUSNNNENTE » 133. Coupe schématique à travers l’île de Maré. . . . . 227 » 134 Chandelle faite de graines de ricinm . 1: 2N ORNE » 135. Cocôtiers avec réservoirs à eau . . . - 136. Falaise occidentale du rocher de La Hoche RE » 137. Da pierre quitpleure . 10 un 2 COLOR » - 138. ‘Pirogue avec balancier, à Eni- à: : 21.000 139”, Le cap Médou … ::. Pine CSS » 140. Le grand-chef de Pénéle; au res “+ SA COUT. NS > F41. Tumulus près dé -Pénélo 5: 5%:.29 0 0 RIRES 142. Plage près de Pénélo . : . EE » 143. Entrée d’une grotte funéraire un de Nétché SR 243 » 144 Cadavre momifié dans la grotte de Médith, près de la Roche : 44 00 nee est SPONSORS » 145. Case à Nétché :. 575 Fig. 146. 147. 148. 149. 150. 151. 152. 153. 154. 155. 156. 157. 158. 159. 160. 161. 162. 163. 164. 165. 166. 167. 168. 169. 170. 171. 172. 173. 174. 175. 176. 177. 178. 179. 180. 181. 182. 183. 184. » » » » Case à Médou . Hameçons faits du bord % A coquille d' un Placostylus Pierre conique d’un piège à poulpes Piège à poulpes Couteaux de bois de Maré et de Lifou ; Coquilles de Placostylus utilisées comme rabots : Rameau de corail servant de perçoir . Diverses formes de massues des îles Loyalty Cerceau de bois, jeu d'enfants Pierre magique pour tuer un ennemi . Calebasses clissées ; Marteaux de bois servant à ” fabrication du balassor à Peignes de Maré et de Lifou . Râpe pour noix de coco Indigène de Nétché, Maré . Femme indigène de Nétché, Maré Groupe d'enfants à Eni, Maré Carte de l’île de Lifou . Paysage à la côte Ouest de Lifou : Rocher calcaire sur la plage, près de Képénéé É Le grand-chef Clément de Nathalo, avec sa famille . Coupe transversale schématique à travers l’île de Lifou Case à Képénéé Vieille case de chef à Képénéé 1 Maison de jeunes gens à la plage de Képénéé Poteau du toit d’une case à Nathalo Entrée d’une case à Nathalo, d’après une nai Idole de pierre, Lifou Massue magique Instrument de danse . « Houppe de plumes pour ocibment == A ché ns É Indigène de Lifou . , Femme indigène de Lifou . Carte de l’île d'Ouvéa Indigène de St Joseph, Ouvéa à Femme indigène de Fayaoué, Ouvéa . Case à Fayaoué Cases à Fayaoué . RE PO Flèches pour la chasse aux oiseaux XIII page 248 249 250 250 252 253 254 255 256 257 257 258 259 260 261 262 263 267 268 269 272 273 274 275 276 277 278 279 279 280 280 281 282 285 288 289 290 291 292 c) Carte de la Nouvelle-Calédonie et les Iles Loyalty avec les initéraires de voyage à la fin du volume. Fig. 1. Vue du port de Nouméa. Au milieu, la colline avec le sémaphore: à droite une partie de l'île Nou; à gauche l’île Brun, au devant de deux presqu'iîles. Nouméa. Quand, avec le vapeur, le voyageur quitte Sydney, au port animé d’un incessant trafic, et qu'il s'éloigne de son golfe si riche- ment découpé pour se diriger au Nord-Est, vers la Nouvelle-Calé- donie, il s'aperçoit bientôt qu'il vient de sortir des principales voies maritimes et d’abandonner les grandes lignes du commerce mondial. En effet, aucun navire ne sillonne plus la vaste mer; l'on s’avance vers la solitude. Le service de la Nouvelle-Calédonie est assuré presque ex- clusivement par la Compagnie des Messageries Maritimes. Chaque mois, un paquebot-poste, le grand courrier, part de Marseille à destination de Nouméa, capitale de l’île, tandis qu'entre temps, un vapeur local est chargé du trafic soit avec l'Australie, soit avec les Nouvelles-Hébrides. Le 22 Février 1911, au point du jour, nous quittons Sydney à bord du vapeur «Dumbéa». À peine avons-nous franchi l’étroit chenal qui sépare le golfe de la mer ouverte, que la houle soulevée par un fort vent du S.-E. se fait violemment sentir; pendant toute Sarasin, Nouvelle-Calédonie. I UNE la traversée, le temps reste maussade et pluvieux. Au matin du 25 Février, les montagnes de la Nouvelle-Calédonie apparaissent à l'horizon et ce n’est pas sans une vive joie, qu'après un aussi long voyage — nous étions partis de Gênes le 4 Janvier — nous saluons le but de notre expédition. Devant nous, sur la mer, une longue ligne d’écume blanche trahit la présence du puissant récif corallien qui entoure l’île de sa vaste ceinture. Nouméa est situé sur la côte occidentale d’une longue pres- qu'île dont les nombreuses ramifications dessinent des anses et des golfes plus ou moins étendus. Sa rade est protégée par la petite île de Nou et c’est entre cette dernière et un promontoire de l’île principale que se trouve l'entrée du port. La ville apparaît: amas de maisons blanches, dominées par les deux tours de la cathédrale. Plus en arrière, s'étendent des coilines dénudées, et plus loin encore, de hautes montagnes aux formes majestueuses ferment l’horizon. C’est toujours un événement important pour Nouméa que l’arrivée du grand courrier, aussi le public se presse-t-il nombreux sur le quai pour assister au débarquement. A terre, nous sommes cordialement accueillis par notre compatriote, le Dr Félix Speiser qui était venu des Nouvelles Hébrides pour nous souhaiter la bienvenue, et par deux familles françaises auxquelles nous étions recommandés. Un bon logement nous avait été réservé à l’Hôtel de France. Nouméa n’a pas un passé très lointain. La ville, qui devait devenir le centre de la colonie, ne fut fondée qu’en 1854, une année après que la France eût pris possession de l’île, par le com- mandant de vaisseau T'ardy de Montravel, qui lui donna le nom de « Port de France ». La capitale, au centre de laquelle s’allonge la Place des Cocotiers, se divise en deux parties. La basse ville, construite sur terrain plat dans le voisinage du port, est formée. des principaux bâtiments d'administration et des maisons de com- merce qui voisinent avec de nombreuses baraques de bois et de misérables auberges, Dans l’autre partie, adossée à la colline, s’étagent les maisons d'habitation et les villas des colons plus aisés. Tous les grands édifices de pierre tels que le palais du gou- verneur, l'hôpital, la cathédrale et le temple protestant sont également situés sur terrain élevé; en effet, le sol, primitivement marécageux de la ville basse, n'aurait pu supporter — nous a-t-on dit — des constructions aussi lourdes. Par son aspect général, comme par le nombre modeste de ses habitants, Nouméa ressemble en tout point à un petit centre de la province française. D’après le recensement de 1911, la ville ne compte guère que 6848 Euro- péens, auxquels viennent s'ajouter quelques centaines d’indigènes et de représentants de la race jaune, Tonkinois et autres. Dans la population, deux éléments frappent d'emblée le voyageur à son arrivée dans l’île. Ce sont, tout d’abord, les indigènes néo-calédoniens et loyaltiens, solides gars au corps bien découplé et à la tignasse crépue, qui travaillent soit au port comme débar- deurs, soit en ville comme coolies. L'autre élément — européen celui-là — inspire une profonde pitié. Ce sont les anciens forcçats, les «libérés» comme on les appelle, pauvres hères au regard craintif, à l'aspect misérable. Soumis à un certain contrôle policier, ils jouissent d’une liberté relative sans pouvoir cependant quitter l'île. Quelques-uns cherchent à gagner leur vie comme petits agriculteurs et artisans ou encore comme cochers, ouvriers dans les mines ou valets de ferme; d’autres, errant sans occupation aucune, mènent, en marge de la société qui les fuit et les méprise, une existence lamentable. Aïnsi, dès qu’il a débarqué, le voyageur perçoit comme à l’œil la malédiction que le bagne a fait peser sur la colonie et qui s'étend aujourd’hui encore comme un voile de tristesse sur l’île entière, bien que tout transport de forçats ait cessé depuis 1894. Indépendamment des considérations politiques qui dictaient l'établissement d’une solide base navale dans le Pacifique, la prise de possession de l’île par la France en 1853 se fit avec l’idée d'utiliser la Nouvelle-Calédonie comme colonie pénitentiaire. En 1863, elle fut désignée par décret comme lieu de transportation pour les criminels et les récidivistes, et en 1872 comme résidence des déportés politiques. Au cours des années suivantes, des mil- liers et milliers de condamnés de tous genres ont été acheminés vers la Nouvelle-Calédonie où ils ont subi leur peine. L'idée qui présida à la loi de transportation était en soi des plus humani- taire; on espérait que les criminels, ou du moins les meilleurs AA 0 DEEE éléments d’entre eux, pourraient être employés à la mise en valeur de l’île, après avoir quitté le bagne. En les instruisant et en leur accordant des concessions de terrains, on pensait en faire d’utiles agriculteurs ou d’adroits ouvriers et travailler ainsi au développe- ment de la colonie. Mais, le résultat ne répondit nullement à cette attente. Il se trouva qu’une petite minorité seulement de ces malheureux, dont l’inconduite avait brisé l’existence, possédait assez de force morale pour recommencer une nouvelle vie en reprenant leur labeur, tandis que, la majeure partie constituait un élément de population fort incommode et parfois même dan- gereux. De plus, l'Administration Pénitentiaire accapara pour de dispendieux essais de colonisation, une bonne partie des terrains cultivables dont la Calédonie n’est déjà pas très riche et en priva ainsi les colons véritables. En outre, le mauvais renom de la colonie nuisit sûrement aussi à l’immigration d'éléments sains et travailleurs; mais, c’est surtout l'influence des « libérés » sur les indigènes qui fut des plus néfaste, car ces derniers n’apprirent souvent à connaître les Européens que par ces tristes épaves et perdirent ainsi toute estime pour la population blanche. En 1911, le nombre des forçats était encore de 5671. Ce chiffre, déjà élevé en lui même, apparaît plus effrayant encore comparé à la population européenne libre de l’île qui ne compte — fonctionnaires et militaires compris — qu’un peu plus de 13,000 âmes. Il ressort de cette constatation que près d’un tiers des Européens établis là-bas, possèdent un passé qui n’est pas exempt de toute tache. L’apport de nouveaux criminels ayant cessé, il est vrai que le nombre des anciens diminue rapidement par les décès; mais, d’autre part, les unions entre forçats ont fourni une nombreuse descendance qui, longtemps encore, sera marquée du sceau du bagne et en conservera les traditions. ; Les chiffres cités plus haut nous apprennent encore autre chose. De la population totale des Européens, libres et anciens forçats, qui s’élève à environ 19,000 âmes, un bon tiers {7000 environ) se trouve concentré à Nouméa, tandis que 12,000 seule- ment sont répartis sur le reste de l’île. Si, d’après À. Bernard, il faut estimer à 16,450 km? (d’après d’autres données 16,712 km?) la superficie totale de la Nouvelle-Calédonie, y compris les petites — D — iles au Nord et au Sud, on voit qu'en dehors de Nouméa, il n'y a pas même 1 colon blanc par kilomètre carré. Il va sans dire qu'il ne peut être question d’une répartition uniforme de cette population sur toute l'étendue de la colonie. En effet, la plupart des Européens habitent la côte Ouest, au Nord de Nouméa où se sont formés plusieurs centres, dont le principal est Bourail. La côte orientale, au contraire, n'abrite qu'un petit nombre de colons, phénomène qui, en premier lieu, est en relation avec le degré de fertilité du sol. Le nombre des indigènes est tout aussi faible que celui des Blancs. Il s'élevait en 1911 à 16,902 âmes seulement, ce qui re- présente également environ 1 homme par kilomètre carré. Les Européens ont coutume de désigner les indigènes sous le nom de « Canaques », expression déplacée, attendu que ce mot n’est nulle- ment calédonien, mais qu'il est emprunté au vocabulaire des îles orientales de la Polynésie, notamment Hawaï, et qu'il signifie tout simplement « homme ». La distribution des indigènes dans l’île se trouve être pré- cisément l'inverse de celie des Européens. Tandis que ces derniers sont, comme nous l’avons dit, répartis surtout dans les localités de la côte Ouest, c’est sur la côte orientale qu'on rencontre le plus d’indigènes: ils v atteignent, en effet, le chiffre de 11,000 sur le total indiqué plus haut. Ce fait devait influer sur le choix que nous fimes d’une station d’études, car les recherches anthropolo- giques formaient un des points principaux du programme de notre voyage. Mais, comme d’autre part, la faune et la flore du pays nous intéressaient autant que la population autochtone, il nous parut désirable de choisir un lieu situé dans le voisinage de montagnes boisées. Nous aurions voulu pouvoir nous fixer dans l'intérieur de l'île, à une altitude de 600 à 1000 mètres, mais nous en vimes bientôt l'impossibilité, vu que tous les endroits où nous avions chance de louer une maison habitable se trouvaient dans le voisinage de la côte. Notre choix se porta finalement sur Ou- batche, localité située tout au Nord de la côte Est de l'île. La carte du commandant Laporte, qui indique les « réserves indi- gènes », montre, près de cet endroit et dans les districts voisins de l'intérieur, de nombreuses tribus de Calédoniens, Comme en outre, RE Oubatche se trouve au pied de la chaîne de montagnes où s’élève le plus haut sommet de l’île, le Mont Panié, cette région nous sembla aussi pleine de promesses pour nos recherches zoologiques et botaniques. L’étonnement fut grand à Nouméa quand on apprit que deux étrangers, venus de si loin, allaient s’enterrer dans l’un des coins les plus reculés de Ia côte Est, qu’on ne connaissait que par ouï-dire. Disons, en passant, que l’habitant de la capitale regarde toujours avec un certain dédain tous ceux qui sont fixés loin du centre, dans la «brousse », nom sous lequel on désigne, là-bas, tout le pays en dehors de la ville même. Que dut-on penser de nous qui jetions notre dévolu sur Oubatche, le plus lointain et le plus petit des établissements européens! Le Ministre des Colonies et la Société de Géographie de Paris nous avaient munis de lettres d'introduction auprès du gou- verneur de l’île, M. Jules Richard. Celui-ci voulut bien télégraphier de suite à Oubatche et nous recommander à un Suisse, M. Engler, qui fut pendant de longues années chef du service topographique de la colonie et vit maintenant retiré dans sa propriété, à 6 kilo- mètres d’Oubatche. La station télégraphique étant assez éloignée de ce village, la réponse mit quelque temps à nous parvenir. Elle arriva pourtant et nous apprit que nous pouvions trouver à louer là-bas quelques chambres et une cuisine. C’est ainsi que nous choisîmes définitivement Oubatche comme premier quartier gé- néral, sans nous douter que ce devait être pour sept mois! Mais, il s’agissait, tout d’abord, de s’équiper pour le séjour prévu dans la brousse. Nous avions apporté d'Europe les instru- ments et le matériel nécessaires à nos travaux scientifiques; le tout, bien emballé, se trouvait dans le port de Nouméa, ainsi que quelques barils d’alcool que nous avions achetés en passant à Sydney. Cependant, il nous manquait encore tout ce qui est néces- saire à meubler une maison et à monter un ménage! Ces achats nécessitèrent de nombreuses courses dans les divers magasins de la capitale. Puis, nous eûmes à nous occuper encore d’une ques- tion assez difficile, celle des domestiques. Les indigènes calédo- niens ne valent pas grand’chose pour le service de maison ni pour la cuisine et ne peuvent guère être employés que pour les gros travaux: approvisionnement d’eau et de bois, soins à donner aux chevaux, etc. Aussi, les domestiques se recrutent-ils, pour la plu- part, parmi les Tonkinois, race peu sympathique qui présente rarement des individus de toute confiance. Nous eûmes l’avan- tage d’être aidés dans cette affaire, comme dans plusieurs autres, par une dame genevoise, femme d’un avocat français, fixé à Nou- méa. Grâce à son entremise, nous engageñmes deux serviteurs relativement habiles: un valet nommé Lian et un cuisinier répon- dant au nom de Long. Le premier nous resta fidèle pendant tout notre séjour en Nouvelle-Calédonie; quant au second, il dût être congédié après quelque temps, les notions qu'il avait des adjectifs possessifs n'étant pas très exactes! Le temps libre que nous laissaient nos préparatifs fut em- ployé, jusqu’au départ du vapeur qui devait nous emmener à Oubatche, à diverses excursions dans les environs de la capitale. C’est une région de collines, dont le principal attrait réside dans les points de vue extraordinairement variés qu'elle offre sur la mer, toute festonnée de golfes et parsemée d’ilots. Le passage de l'océan à la côte s'établit en beaucoup d’endroits par des marais recouverts de palétuviers, dont les frondaisons ornent les rives et surtout le fond des baies d’un large ruban vert sombre. Quand, du haut des collines, le regard s'étend sur l’île même, il rencontre les imposants massifs serpentineux du Sud de la colonie. A l'Est, apparaît le Mont-Dore, d’une magnifique couleur rouge, tandis qu’au Nord-Ouest s'élève le Mont-Mou. Dans la direction du Nord s’estompent d’autres sommets plus lointains qui vers le soir, se drapent de bleu foncé, alors que la mer reluit de brillantes teintes orangées. Les formes des collines des environs de Nouméa sont douces et arrondies et leur sol, désagrégé jusqu’à une assez grande pro- fondeur, s’est souvent transformé en une masse qui se laisse facilement entamer. Elles se composent principalement de cal- caires, d’argiles, de grès, de schistes marneux, de brèches et de tufs appartenant au Mésozoïque ancien, au Trias et au Lias et qui, d’après les dernières recherches de J. Deprat, ont recouvert, RAS PRET à la suite de mouvements tectoniques, les couches plus jeunes de l'Eocène supérieur. Des filons de roches éruptives les traver- sent en maints endroits. La végétation qui les revêt est d’une monotonie accablante et ne se compose guère que d’herbages et de broussailles par- semés ça et là de basses Casuarinées. Par endroits seulement se sont conservés des lambeaux de la forêt peu dense qui re- couvrait primitivement leurs pentes; ce sont des représentants d’un arbre à écorce blanche, de la famille des Myrtacées, appa- renté aux Eucalyptus, qui les composent. Les colons le nomment « Niaouli » et son nom scientifique est Melaleuca viridiflora Sol. (ou leucadendron L.). C’est la plante caractéristique d’immenses étendues de terrain en Calédonie. Nous aurons souvent l’occasion de le rencontrer dans la suite et même à satiété! On a malheu- reusement laissé envahir les environs de Nouméa par une plante terriblement prolifère, la Lantana camara L. qui s’étend en épais et impénétrables fourrés. Elle a été, dit-on, importée dans Fliîle par les frères Maristes pour l’ornement de leurs jardins. Le Mont Ouen-Toro (140 m.) forme l’extrémité de la presqu'île de Nouméa. Sa base baigne dans les marécages recouverts de mangliers; une région boisée en forme la partie moyenne, tandis que le sommet est tapissé de gazon et couronné de brousse. Du haut de cette colline, la vue dont on jouit sur la mer et sur le grand récif est de toute beauté. La ceinture corallienne, où viennent se briser les vagues, étincelle comme une blanche ligne d’écume. En dedans du récif, à une faible profondeur, des pâtés de coraux révèlent leur présence par la teinte verdâtre de l’eau qui les recouvre. Plusieurs de ces amas affectent la forme circulaire, typique pour les atolls, et portent sur un de leurs côtés un banc de sable revêtu de brousse. Déjà, lors de nos premières excursions dans cette contrée pour nous si nouvelle, j'avais remarqué en plusieurs endroits, le long des côtes, des bancs de coquillages brisés, enfouis dans le sable ou la terre et entremêlés de couches de charbon et de cendres qui contenaient des restes de poissons, des débris de poterie et quelques instruments de pierre. C’est un de ces dépôts, sur la côte de la presqu'île Ducos que montre notre figure 2. eg, Du On reconnaît aisément sous l’épais banc de sable, une couche grisâtre parsemée de coquillages blanchâtres. Ce sont sans doute, des débris de cuisine, des « Kjükkenmôüddings» provenant d'an- ciennes stations indigènes qui existaient là bien avant l'époque de l'invasion européenne: cette dernière a depuis longtemps refoulé les possesseurs primitifs du sol hors de cette région de l'ile. Fig. 2. Banc de coquillages sur la presqu'île Ducos, près de Nouméa. Pendant notre séjour dans la capitale, nous fûmes aimable- ment reçus chez plusieurs personnes qui rivalisèrent de gentil- lesses envers nous et nous prodiguèrent d’utiles conseils. Le maître du port arrangea un certain jour une grande pêche au filet. Une barque à vapeur, qui remorquait deux canots montés d’indigènes, nous conduisit au Nord de Nouméa dans une des baies formées par la longue presqu'île Ducos. Le filet fut déroulé et étendu en demi-cercle par les indigènes qui, avec force cris, le tirèrent lentement vers le rivage. Une masse invraisemblable de poissons de toutes espèces fut capturée, témoignant de la richesse fabuleuse de l'Océan Pacifique dans les régions coral- ligènes. Au cours de cette excursion, nous eûmes l’occasion de og es voir l’endroit où furent internés, vers 1873, plusieurs des partisans de la « Commune » de Paris et, parmi eux, Henri Rochefort et Elisée Reclus. On sait que le premier d’entre eux parvint à s’échap- per après quelques mois de captivité, tandis que le célèbre géo- graphe vit sa peine commuée en un simple bannissement hors de France. | La capitale possède aussi un Musée, digne d’être mentionné. Il se trouve dans le même bâtiment que la bibliothèque et la salle de lecture que la ville doit à la libéralité d’un entrepreneur de mines, M.Bernheim. Les collections, notamment celles qui se rapportent à l’ethnologie, renferment d’anciennes pièces, dont quelques-unes sont aujourd’hui à peu près introuvables. Mais il ne semble pas qu’elles soient entretenues comme elles le de- vraient, étant donnée leur valeur. Une collection de blocs de pierre, petits et grands, portant des sculptures diverses, nous intéressa tout spécialement. La plupart des ornements sont des figures géométriques, des spirales, des croix et des systèmes compliqués de lignes courbes. On re- marque beaucoup plus rarement des représentations naturalistes, telles que l’homme ou une partie de son corps ou bien des ani- maux comme, par exemple, le lézard. L’exécution de beaucoup de ces dessins gravés révèle une certaine habileté. M. Marius Archambault qui, depuis plusieurs années, s’adonne à l’étude de ces sculptures calédoniennes s’offrit aimablement à nous en montrer quelques spécimens en lieu et place. On les trouve disséminées sur toute l’île, mais les indigènes actuels sont incapables de dire quoi que ce soit au sujet de leur origine ou de leur signification. Ces ornements sur roches doivent donc avoir un certain âge, qu'il est cependant impossible de préciser pour le moment. De Nouméa une bonne route carrossable — l’une des rares que possède la colonie — se dirige vers le Nord-Ouest, du côté de Bourail, et suit la côte à une faible distance. Au 26me kilo- mètre, nous faisons halte. M. Archambault nous conduit au bord d’un petit ruisseau, le Katiramona, dont le lit est creusé dans la pierre. En plusieurs endroits, ces rochers sont recouverts de sculp- tures, principalement de croix et de spirales, mais aussi d’autres JAY À re figures géométriques, toutes exécutées avec une grande régularité. Dans ses publications relatives à ces sculptures, notre aimable guide émet l’idée que ces dernières ne sont pas dues au travail des ancêtres des Calédoniens. Il croit entre autre pouvoir y recon- naître des lettres, et pense que ce sont là des vestiges laissés par un peuple cultivé, étranger au pays. Je ne puis partager sa ma- nière de voir, vu que la technique de ces sculptures rappelle absolu- ment celle de certains travaux sur bois, par exemple des énormes planches, ornées de gra- vures géométriques qui sont placées à l'entrée des cases et dont nous aurons à reparler. On peut même leur trouver une certaine parenté avec les ornements dont, aujourd'hui encore, les Australiens décorent leurs objets sacrés (tchou- ringas). Il n’est donc pas besoin de faire intervenir un peuple cultivé pour expliquer l’origine de ces sculptures. Peut-être en ignorerons-nous toujours la signification, puisque les indigènes actuels ne peuvent plus rien nous apprendre à cet égard. Chacun sait bien que, sans les explications qu'ont données les Australiens au sujet de leurs signes, l'Européen le plus sagace eût eu beau- coup de mal à en déchiffrer le sens. C’est une sorte d'écriture figurée, dont la lecture, sans la clef, nous aurait été tout à fait impossible. Ces diverses occupations et excursions hâtèrent le jour où il nous fallut partir pour Oubatche. Fig. 3. Rochers avec anciennes sculptures calédoniennes, d’après M. Archambault. De Nouméa à Oubatche. Le trafic entre la capitale et les diverses stations de la colonie est assuré par des vapeurs qui font le service toutes les deux ou F2" 0 LRU trois semaines. L’un d’eux, dessert la côte Ouest, l’autre, la côte orientale. Les voyages à bord de ces bateaux sont extrêmement instructifs, car ils permettent de se faire une excellente idée de la configuration de l’île. Tout d’abord ils ne s’éloignent jamais des côtes, et en outre ils circulent à une allure très modérée; à la nuit ils jettent l’ancre dans un endroit abrité, après s’être arrêtés devant les nombreux ports, pour embarquer ou débarquer pas- sagers, marchandises et sacs postaux. En voyageant de cette façon, trois jours sont nécessaires pour arriver à Oubatche. Comme on peut le voir en jetant un coup d’œil sur la carte, la Nouvelle-Calédonie a la forme d’un fuseau allongé, dirigé du Nord-Ouest au Sud-Est; tandis que sa longueur est d’environ 400 kilomètres, sa largeur moyenne n’en compte guère que 40 à 50. L’extrémité Nord-Ouest de l’île est située assez exactement sur le 20 de latitude Sud, tandis que l’île des Pins, au Sud de l’île principale, n’est pas éloignée du 23°, atteignant ainsi presque à la limite Sud de la région australe du tropique. Par suite de son orientation, la Calédonie s’étend sur trois degrés de longitude, approximativement de 164° au 1670 Est de Greenwich. Nous avons déjà mentionné plus haut une formation très particulière: le grand récif corallien qui entoure l’île. Il en suit les deux longs côtés et se prolonge, très en avant d'elle, vers le Nord. C’est un récif-barrière, distant du rivage de 10 kilomètres en moyenne, tantôt plus rapproché, tantôt plus éloigné, courant ici en ligne droite et présentant, plus loin, de légères courbures. Il ne forme pas une muraille continue, maïs est, au contraire, inter- rompu par des coupures plus ou moins larges, dont beaucoup correspondent aux vallées de l’île. Ces «passes » sont les seuls endroits où les bateaux puissent entrer dans le chenal intérieur et en sortir. | En dedans de ce puissant massif corallien, dont la présence se révèle tantôt par une blanche ligne de brisants, tantôt par des îles plates et sablonneuses, la profondeur de la mer est très faible; elle varie ordinairement entre 30 m. ou moins encore et 50 m. et ne dépasse probablement nulle part 90 m. Cette barrière forme donc un canal abrité, très propice à la navigation côtière, mais dans lequel il convient, néanmoins, d'avancer avec pru- — 13 — dence. Il n’est guère praticable la nuit, car il présente de nom- breux bas-fonds et des formations coralliennes locales. En cer- tains points de la côte occidentale, il est même totalement impos- sible d'y naviguer vu que l’abondante croissance des coraux a relié le récif au rivage. En dehors de cette ceinture calcaire, la mer atteint tout de suite à de grandes profondeurs. L'île se trouve ainsi entourée d’une sorte de plateau ou de socle sous-marin que rendent visibles les formations co- ralliennes auxquelles il sert de base. Le 10 Mars au matin, par un temps pluvieux, nous quittons Nouméa, à bord du « StPierre ». Mais déjà au bout de deux heures de mer, un accident qui se produit dans la ma- chinerie, nous oblige à Fig. 4. L'îlot « Porc-Epic ». rester ancrés devant une petite île de fort étrange aspect (Fig. 4). Elle paraît être couverte de longs piquants, et mérite bien le nom de « Porc-Epic » dont on l’a baptisée. Ces piquants ne sont cependant pas autre chose que de hauts Araucarias, démesurément minces, et dont les troncs ne portent que de très courtes branches. Ils appartiennent à l'espèce célèbre Araucaria columnaris (Forst.) Hook., dont le port bizarre avait déjà frappé le capitaine James Cook qui découvrit l’île en 1774. A l’époque de cette croisière, ce conifère devait être beaucoup plus répandu dans le Sud de la Nouvelle-Calédonie, où il est aujourd'hui en forte diminution. L'aspect de ces arbres sembla si singulier aux deux compagnons de l'explorateur, les Forster père et fils, que ceux-ci prétendirent à l'encontre de Cook qui avait vu juste — que ce devaient être non des végé- taux, mais des colonnes basaltiques. En arrière de l'île aux Araucarias, le Mont-Dore arrondit son énorme massif, dont la couleur rouge luit à travers la brume. À partir de là, du côté du Sud, le paysage change totalement de caractère, L’étroite ceinture de roches sédimentaires qui, dans la Se A EE région de Nouméa, sépare les monts serpentineux de la mer, a disparu; on entre dans le domaine de la serpentine, dont les puis- sants épanchements ont recouvert presque tout le tiers méridional de l’île. Une végétation peu dense recouvre ici collines et montagnes d’un voile délicat, qui laisse transparaître, par places, un sol nu aux teintes rouges ou jaunes. Cette région stérile renferme, comme nous le verrons plus loin, les seules richesses véritables de la colonie, les minerais de nickel, de chrome et de cobalt. A l'extrémité Sud-Est de l’île, nous traversons le détroit de la « Havannah », passage réputé dangereux, bordé de récifs, dont le nom perpétue le souvenir du navire anglais qui entreprit une croisière dans le Pacifique en 1849. Vers l'Est, à la sortie de la passe, le récif corallien fait défaut sur une grande étendue et les vagues, poussées par l’alizé du S. E., arrivent sans encombre dans ce détroit. Quand elles s’y heurtent aux courants de marée, il se produit parfois une mer très démontée dont nous eûmes à sentir les effets. La côte calédonienne se montrait comme enveloppée d’un brouillard d’écume d’où, pareïls à d'immenses peupliers, s’élevaient des groupes d’Araucarias. Mais nous doublons bientôt le cap de la Reine Charlotte et arrivons dans des eaux plus tranquilles qui deviennent même tout à fait calmes au Sud de Yaté, à l’endroit où le récif co- rallien réapparaît et oppose de nouveau sa digue à la violence des vagues. La première nuit à bord se passa dans une petite anse abritée. La côte Est de la Nouvelle-Calédonie, que nous longeons le lendemain en nous dirigeant vers le Nord, se pré- sente comme une muraille à pente raide se dressant soit di- rectement au bord de la mer, soit un peu en retrait, en arrière d’une bande de terre, étroite et plate. On n’aperçoit aucune trace d'habitation humaine sur ces montagnes serpentineüses aux ver- sants arides et abrupts. Sur la côte, quelques groupes de cocotiers révèlent seuls la présence de l’homme dans ces parages. Par les coupures de quelques vallées, on a l’occasion de se faire une idée du dédale des montagnes qui couvre l’intérieur de l’île. A cet égard, la vallée de Ngoï est particulièrement belle; les chaînes de montagnes, placées les unes derrière les autres, apparaissent là comme les gigantesques coulisses d’un décor grandiose. Au fond de cette merveilleuse scène naturelle, trône l’imposant massif du Mont Humboldt, La station suivante, Thio, est située à l'issue d’une large vallée entourée de montagnes arides. C’est là que fleurit l'indu- strie du nickel, dont les installations ont donné à l'endroit son caractère de centre minier. Dans la suite, nous visitâmes souvent Thio, où un ingénieur suisse, M. Stierlin et son aimable épouse, nous réservèrent toujours le plus charmant accueil. Au Nord de Thio, la région serpentineuse, toujours dépourvue d'habitations, se continue encore sur une grande étendue de la côte. Dans cette partie de l'île, les golfes profonds qui dé- coupent le rivage sont des plus remarquables. Entourés de hautes montagnes, ils ont tout à fait l'aspect de lacs: c’est le cas en particulier pour celui de Kanala qui s’allonge et se ramifie dans l’intérieur des terres. Ceux de Nakéty et de Kouaoua sont semblables, mais de plus petites dimensions. Après avoir passé devant Houaïlou, que précède un large estuaire couvert de palétuviers et semé de nombreux cocotiers, le paysage change encore de caractère. Les serpentines disparaissent et font place à des schistes sédimentaires appartenant probable- ment au Trias, et cette nouvelle formation prédomine ensuite sur une assez grande région. Ici, les hautes montagnes manquent près de la côte, que surmonte un ensemble de collines aux formes molles et douces. Recouvertes pour la plupart de bois de niaoulis, dont la teinte vert-grisäâtre contraste avec le vert clair des pâtu- rages, elles s’abaissent jusqu’au rivage qu’orne un feston presque ininterrompu de cocotiers. Le 12 Mars, à la nuit tombante et sous une légère pluie, nous atteignons Hienghène. A l'entrée de son vaste golfe surgissent du sein même de la mer d'immenses rochers aux formes fantastiques: le Sphinx et les Tours de Notre-Dame, ainsi que les appellent les colons. Vaguement éclairés par la lune, ils se dressent là comme de gigantesques fantômes. Nous aurons l’occasion d'en reparler en narrant le séjour d’assez longue durée que nous fimes plus tard à Hienghène. Continuant notre route vers le Nord, nous longeons de nou- veau une côte plus abrupte. Une chaîne de montagnes, formées PETER de gneiss et autres roches semblables, s'élève presque directement de la mer, présentant plusieurs sommets dont l'altitude varie de 1300 à plus de 1600 mètres. Tandis que les croupes inférieures de cette chaîne et les collines qui s’y adossent sont recouvertes de niaoulis et d’herbages, les épaulements élevés des monts et leurs sommets sont couronnés de magnifiques forêts. Celles-ci descendent également le long des cours d’eau, se déroulant jusqu’à la mer en rubans vert foncé. Etincelantes en leur écrin d’éme- raude, de nombreuses cascades sillonnent les murailles rocheuses, se précipitant parfois directement sur les sables de la côte. Le 13 Mars, vers 11 heures du matin, le capitaine nous an- nonce Oubatche: le coup de canon obligatoire, signal avertissant les colons de l’arrivée du vapeur impatiemment attendu, déchire l'air d’un bruit sec et tôt après le bateau stoppe. Maïs de l'endroit nommé Oubatche, nous n’apercevons rien, si ce n’est une jetée à moitié démolie qui conduit à la côte et, un peu en arrière du rivage, une petite maison isolée au dessus de laquelle en apparaît une seconde, qui se dissimule à demi dans la verdure! Ces deux maisons et, à dix minutes de là, mais cachées pour le moment à la vue, la demeure des gendarmes et celle du médecin, voilà tout Oubatche! car on ne peut vraiment pas compter comme en faisant partie, quelques habitations de colons, distantes de cet endroit de 6 kilomètres et plus. Quoiqu'il en soit, nous sommes très bien reçus dans ce coin perdu de la colonie. Le médecin, Dr Ch. Nicolas, vient avec sa femme nous saluer à bord et nous aviser que la maison qu'il habite sera bientôt disponible; le poste qu’il occupe venant d’être supprimé, il compte quitter Oubatche par le prochain vapeur. Nous faisons aussi la connais- sance de M. Bourgade, le propriétaire des maisons sises près de la côte. C’est avec plaisir que nous apprenons que deux chambres et une véranda ont été aménagées chez lui à notre intention, ainsi qu’une cuisine et une chambre à manger dans une dépendance voisine. Une fois rassurés sur notre sort, nous gagnons la terre ferme et faisons débarquer sur la plage nos nombreux colis. Oubatche. 13 Mars 1911 — 9 Octobre 1911. Nous étions alors dans la seconde moitié du mois de Mars, c'est-à-dire en automne pour l'hémisphère austral. La Nouvelle- Calédonie étant située à la limite de la zone tropicale, on peut distinguer déjà clairement dans son climat, une saison plus fraîche et une saison plus chaude. La première, l'hiver austral, dure en- viron du milieu d'Avril à la mi-Octobre:; la seconde, l'été austral, d'Octobre à Avril. La longueur des jours, au cours de ces deux saisons, présente une différence notable. Il ne m'a pas été possible de tenir un journal météorolo- gique suivi, notre séjour à Oubatche ayant été souvent inter- rompu par des excursions et des voyages de plus ou moins longue durée. Aussi, me bornerai-je à citer quelques données à cet égard. Les mois les plus frais furent Juin et Juillet, au cours desquels la température n’excéda jamais 27°: le maximum diurne s’éleva à 2504 seulement pendant ces deux mois, pour une moyenne de 42 observations (avec écarts de 23° à 270). Le minimum noc- turne moyen fut de 1709 (écarts 15° à 222). Les mois de prin- temps, Septembre et Octobre (20 observations), furent un peu plus chauds, avec un maximum moyen de 2603 (écarts 249 à 2805) et un minimum moyen de 17°9 (écarts 169 à 190). En Mars et Avril (42 observations), la température s’éleva encore: le ma- ximum moyen fut de 2995 (écarts 28° à 31°) et le minimum moyen de 23° (écarts 20° à 25°). Le mois de Mai établit le pas- sage à la saison fraîche, avec un maximum moyen de 2701 (écarts 2595 à 30%) et un minimum moyen de 20°5 (écarts 18° à 239) pour 21 jours d'observation. Ces chiffres indiquent une chaleur tempérée, facilement sup- portable. Nous devons cependant faire remarquer que notre séjour Sarasin, Nouvelle-Calédonie. 2 TS" à Oubatche ne coïncida pas avec les mois les plus chauds en Calédonie, qui sont Décembre et Janvier. La saison chaude se trouve être celle pendant laquelle les précipitations atmosphériques sont les plus nombreuses. Tandis que de Juin à Octobre, nous n’avons constaté à Oubatche que 22 jours de pluie (souvent même très légère) sur 76 jours d’obser- vation (rapport 29%), ce nombre est monté, en Mars et Avril, à 27 sur 46 jours d'observation, c’est à dire à 59%. Le mois de Mai, avec un rapport de 41% (9 jours de pluie sur 22 d’observa- tion), établit ici aussi le passage à la saison fraîche. Le régime des pluies est soumis, en Nouvelle-Calédonie, à des variations annuelles fort considérables. À. Bernard indique pour Nouméa une quantité moyenne annuelle de 1145 mm. D’après les chiffres que je tire des données du Bureau central météorologique de France, pour les 14 années allant de 1898 à 1911, la quantité est de 987 mm. L’année la plus sèche de cette période fut 1905 avec 499. mm. seulement et la plus humide 1910 avec une quan- tité ne comportant pas moins de 2038 mm. C’est là, comme on le voit, une différence énorme. D'autre part, la quantité de pluie varie d’une côte à l’autre et, à cet égard, la côte orientale est plus favorisée que la côte opposée. Comme exemple, on peut citer les chiffres suivants: En 1910 et 1911, tandis que les chutes de pluie accusent respectivement 2038 et 901 mm. à Nouméa, les chiffres correspondants sont 3875 et 1426 mm. pour Pouébo, au Nord d’Oubatche et 3031 et 1494 mm. pour Houaïlou, situé plus au Sud, sur la côte orientale également. La quantité de pluie est aussi très variable selon l'altitude. A Oubatche, on remarquait souvent que les régions monta- gneuses voisines étaient enveloppées d’épais brouillards, alors que les parties basses de la côte étaient baignées de soleil. Les . jours où les montagnes restaient entièrement découvertes furent extrêmement rares, et cette constatation s'applique aussi bien à la saison chaude, plus riche en pluies, qu’à la saison plus fraîche et plus sèche. Au lever du jour, le ciel était généralement d’une admirable pureté et les montagnes se profilaient nettement sur l’'azur, mais souvent, vers 7 heures déjà, apparaissaient sur les 19 — cimes des lambeaux de brouillards qui, bientôt après, devenus des masses compactes, se précipitaient, vers les régions basses, en gigantesques cascades blanches. Il faut aussi noter, comme caractéristiques, les fluctuations con- sidérables qui peuvent se produire dans la nébulosité, au cours d'un seul et même jour. Les journées entièrement claires sont aussi peu fréquentes que celles pendant lesquelles il pleut sans interruption. Fig 5 La chaîne orientale, vue d'Oubatche: à droite le sommet de l'Ignambi, 1310 m. Les pluies sont souvent accompagnées de violentes tempêtes, mais il est frappant de constater combien les phénomènes dûs à l'électricité atmosphérique sont rares. Je n’ai noté, à Oubatche, que deux orages pendant notre séjour. La transition rapide du beau temps à la pluie ou vice versa amène avec elle des effets d’éclai- rage fort beaux et, parfois, de magnifiques arcs-en-ciel. Les cou- chers de soleil sont souvent aussi d’une splendeur idéale, soit que les nuages parsèment le fond d'azur de leurs petites taches oran- gées, soit que leurs masses, plus puissantes, se fondent en une symphonie de couleurs où dominent le jaune et le rouge. Sur l'immense écran d’or se détachent alors, sveltes et élégantes, les sombres silhouettes des palmiers. On peut dire, d’une manière générale, que la Nouvelle-Calé- donie est un pays sec. Le relief de l’île est tellement accidenté que, même après les plus fortes précipitations, les eaux s’écoulent rapidement. De plus, les vents qui soufflent presque continuelle- ment, activent aussi de notable façon l’assèchement et l’évapora- tion. Le vent régnant, notamment pendant la saison sèche, est l’alizé du S-E. À Oubatche, il était souvent interrompu par de violentes rafales du vent d'Ouest, venant de terre. Le 30 Mars, le médecin et sa femme quittèrent Oubatche pour aller se fixer ailleurs. Les médecins de colonisation, installés par le gouvernement, ont en général une vie très dure. Les districts qu'ils desservent sont immenses et il leur arrive fréquemmentd'être appelés par un colon malade à 50 km. de leur demeure, distance qu'ils doivent parcourir à cheval, dans des chemins rendus sou- vent dangereux par le mauvais temps. C’est ainsi que le médecin passe parfois en selle la plus grande partie de sa journée. La maison précédemment occupée par le médecin et dont nous prenons possession après son départ, est très modeste, maïs suffit cependant entièrement à nos besoins. Elle se compose de 3 chambres, un peu surélevées au-dessus du sol, et entourées d’une étroite véranda; son toit est recouvert de tôle ondulée. A côté de la maison se trouve une dépendance contenant la cuisine et le logis des domestiques. La pièce centrale devint notre laboratoire et les deux autres les chambres à coucher, tandis qu’un petit pavillon circulaire, placé derrière l’habitation, nous servit de salle à manger. Dans le laboratoire, une vie active et mouvementée ne tarda pas à régner, car les indigènes eurent bien vite appris que deux étranges voyageurs étaient arrivés dans la région et qu'ils. payaient en bel et bon argent tout ce qu’on leur présentait: ani- maux, ustensiles de ménage ou armes. Et chacun de rassembler et de vendre ce qu’il put trouver pour saisir l’occasion de voir ce qui se passait chez nous. Dans des boîtes de fer-blanc, des bouteilles, des noix de coco, des tubes de bambou, les gens nous apportaient toutes les bêtes imaginables. Avec une joviale gri- LAS DS mace, ils secouaient le contenu de leurs divers récipients sur la table de travail et donnaient libre cours à leur joie lorsque les bêtes, délivrées de leurs prisons, s’envolant ou détalant de tous côtés, une chasse épique commençait pour rattraper les fuyards! Puis, la nouvelle se répandit aussi qu'on pouvait facilement gagner 20 sous en se soumettant à une série d'opérations mysté- rieuses avec d'étranges appareils et en s’assevant devant une boîte à trois pieds recouverte d’un drap noir! Les indigènes accoururent, non seulement des villages voisins, mais encore des tribus éloignées de la montagne, pour profiter de cette source de revenus à la fois nouvelle et facile. Quelles n’ont pas dû être les réflexions faites ensuite sur les deux étrangers, lorsque, un peu après — comme cela arrivait très souvent —, l'argent gagné se changeait en vin, sur le comptoir de M. Bourgade! Pour nous, l'essentiel était de voir s’augmenter rapidement nos collections zoologiques et ethnographiques ainsi que nos matériaux anthro- pologiques. Mais, durant les jours de pluie, quand les indigènes restaient chez eux, la vie à Oubatche était des plus calme. Et pourtant, notre demeure était située sur la grande route nationale qui, longeant la côte orientale, relie ce coin perdu au reste du monde! De notre maison, cette route n’est guère carrossable que jusqu’au port: pour le reste, ce n’est qu’un chemin muletier, peu commode à suivre en temps de pluie, lorsque les nombreux cours d’eau, que nul pont ne traverse, roulent dans leurs lits de cailloux des eaux tumultueuses. Les seuls Européens qui animaient un peu la route étaient le prêtre catholique et les gendarmes. Penché sur son bréviaire, le bon curé s’en allait, de temps à autre, faire visite aux indigènes des villages d’alentour. Quant aux deux gendarmes, nos voisins, ils habitaient un bâtiment assez délabré, ayant un air de forte- resse, et séparé de notre demeure par un ruisseau que — chose ex- ceptionnelle — on franchissait sur un pont. Pendant une période de troubles, ce fortin a abrité un contingent de soldats. Les gendarmes sont, en Calédonie, des personnages fort im- portants; dans la brousse, ils sont, de fait, les organes du gou- vernement colonial, fixé à Nouméa. L'île est divisée en un certain nombre de grands districts, dont chacun possède un poste de gendarmerie. Leur tâche principale est le contrôle des indigènes; ils doivent tenir à jour les listes d’état-civil, servant à établir le rendement de l'impôt que paie, chaque année, tout indigène mâle adulte. Ils ont à veiller, en outre, à ce que les lépreux soient éloignés des villages et dûment isolés et enfin à maintenir l’ordre et la paix dans le pays. Nos deux voisins étaient de braves gens, aimables et tranquilles, qui nous ont rendu maint service. Le grand événement, à Oubatche, c'était l’arrivée du vapeur venant de Nouméa! Pour quelques heures, il apportait avec lui une bouffée d’air d'Europe dans cette retraite si éloignée, en déli- vrant le courrier. Le service postal est également assuré, une fois la semaine, par des indigènes qui se relaient de tribu à tribu. Par le vapeur, nous recevions, en outre, les approvisionnements en conserves et boissons, commandés à Nouméa et tout ce qui est nécessaire aux multiples besoins d’hommes civilisés. Et puis, ce jour-là était celui de la viande fraîche, car «on tuait» à Oubatche pour l’arrivée du bateau. Ah! cette viande fraîche! bien qu’elle fût parfois dure comme du cuir, elle nous paraissait cependant succulente, étant donné que, durant 2 ou 3 semaines, c'était l'éternel poulet qui faisait les frais des repas. Or, avec le temps, ce volatile devenait vraiment «indésirable »! A part cela, il y avait fort peu de choses à acheter à Oubatche. La mer, il est vrai, est riche en poissons et en crustacés, mais c'était rare qu'un in- digène voulût bien aller pêcher pour les Européens. Plusieurs fois par semaine, nous pouvions nous procurer du pain frais, cuit chez Bourgade par un libéré, et ce pain était pour nous un vrai délice. Les indigènes aussi ont appris à connaître cet aliment qu'ils apprécient et achètent très volontiers. Ainsi s’écoulait la vie à Oubatche, douce et tranquille ..... Mais, il est temps maintenant de sortir un peu de la maison, et d'apprendre à connaître la contrée environnante. Notre de- meure est séparée de l’océan par une étroite bande de terre, sorte de pâturage marécageux, semé partiellement de groupes d'ar- bustes et encadré, vers la mer, d’une haïe de cocotiers et de cette végétation côtière qu’on retrouve partout sous les tropiques. Le terrain s'élève ensuite, toujours plus abrupt, vers la chaîne de + …: er montagnes qui, longeant la côte, s'étend du Sud-Est vers le Nord- Ouest de l'ile. La forme des sommets n’est pas positivement belle, parce que les schistes cristallins qui les composent ont été forte- ment délités par le temps: leurs têtes arrondies rappellent les mon- tagnes de la Forêt-Noire. Le point culminant de la chaîne, près d'Oubatche, est l'Ignambi, haut de 1310 m. et éloigné de 6 km. de la mer à vol d'oiseau. Au Nord de ce sommet, un chemin muletier franchit la croupe montagneuse et conduit dans la vallée du Diahot et vers la côte Ouest. Que de fois n’avons-nous pas gravi ce sentier, soit à pied, soit à cheval, pour atteindre la forêt, champ de travail le plus riche pour les recherches zoologiques et botaniques que nous avions entreprises! Les pentes inférieures des montagnes sont revêtues d’une végétation extrêmement monotone. C'est le niaouli qui, recouvrant d'immenses espaces, imprime son cachet à toute la région. La planche I, représentant un bois de niaoulis, rend très bien le caractère de ces groupes d'arbres peu élevés, au feuillage clair- semé et d’un si curieux aspect. Le long des troncs blancs, tordus en tous sens, pendent, telles les loques d’un mendiant, de larges mor- ceaux d’écorce, que les colons désignent sous le nom de « peau de niaouli » et dont les couches superposées ont l'apparence du cuir. Les branches et les rameaux sont couverts de petites feuilles lan- céolées d'un vert mat, et d’une multitude de fleurs d’un blanc- jaunâtre, semblables à des brosses à bouteilles; la couronne ainsi formée ne répand sur le sol qu’une ombre très légère. Les niaou- lis croissent à intervalles de 5à10m.;ils ne supportentpas volontiers d'autres arbres parmi eux et poussent aussi bien sur les pentes sèches des collines que dans les endroits humides et marécageux. Aux abords des cours d’eau, l’uniformité des groupes de niaoulis s’atténue cependant, grâce aux nombreuses autres essences vé- gétales qui s’y associent. Le sous-bois des forêts de niaoulis se compose de divers vé- gétaux qui, tous, supportent bien la lumière et la chaleur. Ce sont des Graminées, des fougères, telles que la fougère à l'aigle et les Gleichenia, et toute une masse d’arbustes dont la plupart sont couverts de feuilles épaisses et quelques-uns de fleurs d’une rare beauté. Malheureusement, la Lantana fait, d'année en année, PAPA reculer la végétation primitive et transforme en un fouillis épineux, quasi impénétrable, souvent de la hauteur d’un homme, les bois de niaoulis, autrefois faciles à parcourir. Cette plante, encore inconnue il y a 40 ans environ en Nouvelle-Calédonie, a non seulement envahi près d'Oubatche les forêts de niaoulis, mais encore toutes les pentes des collines recouvertes autrefois de cultures indigènes ou de pâturages, causant ainsi une énorme dépréciation du terrain. La plante elle-même offre à l’œil un aspect très gai, avec ses milliers de fleurs vivement colorées d’orange ou d’un rose délicat. En Europe, on cultive cette Verbénacée en pots, comme plante d'ornement, tandis qu’elle forme là-bas des taillis si denses et inextricables qu’on ne peut presque pas les traverser sans le secours de la hache. Et encore, quand on se risque dans ces fourrés, touche-t-on parfois à peine le sol, car on avance souvent sur une masse élastique de branches et de rameaux qui recouvre les creux et les anfractuosités des rochers. Aux environs d’'Oubatche, on voit, ici et là, surtout sur les dômes des collines, des groupes de cocotiers s'élever au-dessus de cette mer de Lantana. Ils marquent les emplacements d’an- ciennes tribus qu’on reconnaît également aux vestiges des ter- rasses pratiquées aux flancs des monts pour la culture du taro. Aujourd’hui que le nombre des indigènes a beaucoup diminué, la Lantana recouvre de son vert linceul toutes ces traces d’une vie autrefois active et florissante. A partir de 300 m. d'altitude, le niaouli ne se présente plus en général que sous forme d’arbuste et la Lantana devient plus rare. On traverse une zone découverte, sans arbres, qui, rappelle de loin les pâturages de nos montagnes. Mais ce n’est là qu’une trompeuse apparence et cette région, elle non plus, n’est pas facilement praticable. Des buissons, de hautes Granïinées et une masse de fougères — parmi lesquelles la fougère à l’aigle, riche en silice — forment des broussailles dans lesquelles la marche est extrêmement pénible; le pied se tord sur des blocs de pierre qui se dérobent à la vue, ou s’embarrasse dans les herbages épais. Dans les combes humides, des groupes très décoratifs d’une fou- gère, appartenant au genre Dipteris, offrent un aspect vraiment ravissant. Cette plante porte sur des tiges, hautes de 1 m. et plus, de larges feuilles profondément entaillées (Fig. 6). Les fleurs ne manquent pas non plus dans cette région, elles revêtent certains buissons des teintes les plus vives. Les Orchidées terrestres sont communes et des Liliacées, appartenant au genre Dianella, char- ment l'œil par leur délicate couleur bleue. Fig. 6. Pelouse de Dipteris conjugata Reinw. Le sentier qui, suivant toutes les courbes de la montagne, se déroule en s’élevant lentement au travers de cette région décou- verte, n'offre guère d'ombre au voyageur, mais ce dernier jouit, par contre, d’une vue incomparable sur la mer, qui, tout en bas, étincelle au soleil et sur laquelle il semble planer. La ligne éblouissante du récif et la teinte verdâtre de l’eau recouvrant les groupes des coraux côtiers se détachent magnifiquement du bleu profond de la mer ouverte. Entre 600 et 700 m. commence la forêt proprement dite qui, en étroites bandes, accompagne aussi les cours d’eau Jusque vers les régions inférieures. La température, fort élevée sur les pentes AEYT CUEE dénudées, s’abaïisse tout à coup et le voyageur est subitement en- veloppé d’une atmosphère fraîche et humide. A mesure qu’on s'élève, l'aspect de la forêt devient plus grandiose et plus féérique, surtout quand le soleil, dans sa lutte avec les brouillards, ménage des jeux de lumière d’un surprenant effet. Les arbres atteignent à une taille énorme, soit en épaisseur, soit en élévation; nom- breuses sont les fougères, les mousses et les Orchidées qu'ils por- tent et les lianes qui s’y accrochent. Les Sélaginelles et les fou- gères recouvrent le sol d’un verdoyant tapis et, sur le bois mort, des champignons aux formes bizarres font des taches vivement colorées. Mais, ce sont surtout les nombreuses fougères arbores- centes aux couronnes de feuilles si finement découpées qui font le grand charme de la forêt. Parmi les espèces communes, citons l’Alsophila decurrens Hook., qui forme des groupes d’une élégance toute particulière et dont les troncs, minces et élancés, se surmontent d’une houppe de feuilles d’une extrême délicatesse. Une mousse brune, d’un éclat doré au soleil, entoure leurs troncs d’un épais coussin. De petits palmiers se mêlent agréablement aux fougères et aux autres arbres, mais ils sont, toutefois, beau- coup moins abondants que dans les forêts de la Malaisie. À 1000 m. d'altitude, le col est atteint, et, par les interstices que laissent les arbres, on voit, dans le lointain, reluire la mer sur la côte Ouest. Pour gagner le sommet de l’Ignambi, il faut laisser le sentier et, en s’ouvrant un chemin à coups de hache, monter directement à travers la forêt. Des groupes de Pandanées, qui couronnent la cime, empêchent malheureusement toute vue d'ensemble, et c’est avec beaucoup de peine que nous parvinmes à nous ménager une petite échappée vers la côte orientale. Toutes haltes déduites, il faut compter 4 heures d’Oubatche au sommet de l’Ignambi. | Dans la forêt, l'humidité est extraordinaire; c’est là une conséquence de la formation journalière des brouillards et des précipitations fréquentes arrosant les crêtes des montagnes. La forêt joue donc un rôle de première importance dans l’éco- nomie climatérique de l’île. C’est grâce à elle que coulent les innombrables ruisseaux et rivières qui viennent baïgner les ré- gions inférieures, plus sèches et découvertes, et que celles-ci re- Er 45° ei çoivent des pluies en quantité assez notable. Sans les revêtements boisés des montagnes, le climat de la Nouvelle-Calédonie prendrait de plus en plus un caractère désertique: aussi est-il extrêmement regrettable de voir leur étendue diminuer d’année en année. Cette constatation remplit de tristesse le naturaliste qui déplore, non seulement la disparition d'une foule de plantes et d'animaux in- téressants, mais encore l'effet funeste que cette régression aura sur le climat de l’île entière. Quand, pendant les mois d'hiver, les pluies deviennent plus rares ou cessent complètement, les bois de niaoulis et les pentes des collines recouvertes d’herbages et de buissons se dessèchent tellement qu'ils prennent une teinte jau- nâtre. Beaucoup de petits cours d’eau tarissent et il n’est pas rare, alors, que les colons voient périr leur bétail, par suite du manque d’eau et de fourrage. C’est aussi l’époque des grands incendies de brousse: presque chaque nuit, ils rougissent le ciel de leurs sinistres lueurs, tandis que, durant le jour, ils em- brument le paysage de lourds nuages de fumée. Ce sont surtout les indigènes qui occasionnent ces incendies, parfois pour dé- brousser les terrains qu'ils destinent à la culture, mais le plus souvent pour le simple plaisir d'allumer les herbages. Il est aussi impossible à un noir de résister à la tentation de jeter à un oiseau une pierre ou un bâton que de passer près d’une pente couverte de fougères ou de brousse sans y mettre le feu. Les éleveurs euro- péens, eux aussi, incendient quelquefois leurs pâturages dont le sol, fumé par les cendres, se revêt bientôt d’herbe nouvelle. On conçoit facilement que, pendant ces feux de brousse, la bordure inférieure des forêts soit souvent atteinte, surtout lorsque le vent chasse les flammes dans sa direction. Cette lisière ne se renouvelle plus, les arbres meurent et sont bientôt remplacés par les herbages et les broussailles. Ces nouveaux venus repoussent ainsi, lentement mais sûrement, après chaque incendie, la limite des forêts, qu'ils arriveront un jour à détruire complètement. Nous aurons à parler plus loin des dégâts causés par les entreprises minières aux forêts de la région serpentineuse de l'île. Les bois de niaoulis se comportent, vis-à-vis du feu, tout autrement que les forêts des montagnes. Cet arbre a la vie dure, et, bien que son tronc soit noirci et sa frondaison brûlée, il ne MU ces tarde pas à reverdir, comme s’il ne s’était rien passé. Un incendie de bois de niaoulis et d’herbages desséchés offre, pendant la nuit, un spectacle grandiose. La muraille de feu, poussée par le vent, avance, en crépitant, avec une extrême rapidité. Pareils à de gigantesques flambeaux, les arbres s’enflamment pour s’éteindre bientôt après, car ce n’est que l’écorce sèche qui brûle et s’envole en étincelles. Le bois lui-même n’est que noirci pendant le court instant où les flammes, alimentées par les herbages sous-jacents, lèchent le tronc; le feuillage se consume également très vite, en répandant une odeur aromatique. Quand un incendie de ce genre se déclare de jour, on voit des groupes d’oiseaux du genre Artamus (A. melanoleucus Forst.) voleter tout près des flammes et, pareils à de petits éperviers, donner la chasse aux insectes apeurés. Après ces feux de brousse, le paysage présente un aspect lamentable, mais aux premières pluies, l'herbe nouvelle repousse et les ni- aoulis, qui paraissaient morts, voient leurs frondaisons reverdir. De même, la Lantana n’est pas détruite par le feu; bien que ses feuilles se dessèchent et que ses rameaux se consument, la plante elle-même n’en subit aucun dommage et ses tiges, riches en sève, restent inattaquables. Si l’on veut débarrasser complète- ment un terrain de cette peste, il faut non seulement abattre les buissons, les laisser se dessécher et les brûler, mais encore re- muer profondément le sol de façon à enlever toutes les racines. Disons maintenant quelques mots de la faune néo-calédo- nienne, pour autant qu’elle joue un rôle dans le paysage. Nous renvoyons le lecteur qui désirerait en avoir une idée plus complète à notre œuvre scientifique: Nova Caledonia, dans laquelle les divers groupes sont traités monographiquement. On ne peut pas dire que la faune de l’île soit riche, tout au moins pour ce qui a trait aux animaux supérieurs. Le groupe des Mammifères est à peine représenté. D’après le travail de M. P. Revilliod, il ne compte guère qu’une douzaine d'espèces et parmi elles 7 seule- ment qui n’ont pas été introduites par l’homme. Ces 7 espèces sont toutes des chauves-souris; le reste comprend des rats et des souris qui, à diverses époques, ont suivi l’homme dans ses mi- grations. Le sanglier, que l’on rencontre parfois dans l’île, n’est également pas autre chose que le porc redevenu sauvage. Parmi 29 — les chauves-souris dignes de mention, il faut signaler la roussette (Pteropus ornatus Gray) que l’on aperçoit, ici et là, voletant mystérieusement dans le silence des hautes forêts. Le groupe des Oiseaux est mieux représenté, bien qu'il ne soit pas riche non plus, eu égard à l’étendue du territoire. Si lon fait abstraction des espèces marines telles que mouettes, goélands etc. et de la faune des îles voisines, les Loyalty, dont il sera question plus loin, on ne compte guère que 76 espèces d'oiseaux qui se répartissent dans 67 genres: 6 de ces genres et 32 espèces sont particuliers à l’île, un autre genre et 7 espèces se retrouvent aussi aux îles Lovyalty, le reste étant formé d’espèces dont l'aire géographique est plus étendue, et appartenant en partie au groupe des oiseaux migrateurs. Maintes espèces calédoniennes habitent exclusivement les forêts des montagnes, d’autres se rencontrent, en outre, dans la zone des niaoulis, d’autres, enfin, ne peuplent que ce dernier ter- ritoire et les régions découvertes. Dans toutes les parties maré- cageuses de l’île et dans le voisinage de la mer, on est certain d’apercevoir le martin-pêcheur (Halcyon sancta Vig. et Horsf.). L'absence presque totale d'oiseaux granivores dans les pâturages qui, surtout sur la côte Ouest, occupent de vastes étendues, est très frappante., On n'y rencontre, presque exclusivement, qu'une petite espèce de Tisserand, Erythrura psittacea (Gm.), dont le plu- mage rouge et vert rappelle celui d’un perroquet. Une autre espèce de la même famille, dont les vols sont nombreux dans les mêmes régions, est une petite Estrilda à bec rouge: mais, comme elle a été introduite dans la colonie par les Européens, elle ne peut être comptée dans la faune autochtone. Je conclus de ce manque d'oiseaux adaptés à la vie des sa- vanes que ces terrains découverts n’ont pas une origine ancienne, géologiquement parlant, mais qu'ils sont, au contraire, un produit secondaire, dû à l’action destructrice de l’homme à l'égard des forêts. Ce fait coïncide avec la constatation faite par le botaniste Balansa que les Graminées, si nombreuses dans les pâturages de l’île, de même que les Composées et les Papilionacées qui les accompagnent, ne sont pas des espèces spécifiquement calé- doniennes. Il s’agit là, au contraire, de plantes cosmopolites, ré- pandues dans toute la zone circumtropicale, et possédant ainsi une aire d'extension et une faculté d'adaptation très grandes. Il est certain qu'elles se sont propagées dans l’île lorsque l’homme, en détruisant les forêts, a créé les conditions d'existence qu’elles réclament. C’est là un phénomène qui, comme nous l’avons vu plus haut, se continue encore de nos jours. Pendant leur floraison, qui se produit surtout en Mai, les bois de niaoulis présentent une faune avicole un peu plus riche que de coutume quoique encore très uniforme, puisque un peu plus d’une douzaine d’espèces seulement y sont sédentaires. On voit partout, s’accrochant aux bouquets de fleurs des niaoulis, des représentants de la famille des Méliphages; c’est, tout d’abord, une espèce commune, à plumage peu apparent, Glycyphila incana (Lath.) et une autre, du même genre, un peu plus grande et plus rare, aux plumes striées, G. undulata Sparrm. Elles sont quelquefois accompagnées de la petite Myzomela caledonica For- bes, qui habite principalement la haute montagne et dont le plumage éclatant est d’un rouge écarlate. Un autre oiseau de cette même famille est aussi très répandu, c’est le Philemon lessoni (Gray), d’une drôlerie achevée dans ses chants qu’il sait varier à l'infini. Nous avons déjà mentionné les Artamus, au plumage gris-ardoisé et blanc, qui sont aussi très fréquents dans la zone des niaoulis. Quand ils ne sont pas à la chasse des insectes, on les voit, posés sur les branches, serrés les uns contre les autres, par groupes de 4 ou plus. Il faut citer aussi le Zosterops griseonota Gray, petite espèce vêtue de vert-jaunâtre et de gris et une espèce de pie-grièche peu sauvage, à plumage terne (Pachycephala xanthery- thraea Forst.) qui sont les hôtes habituels des niaoulis, des fourrés et des buissons. Parfois, on y rencontre également deux petits sobe-mouches du genre Rhipidura qui, sans se soucier de l’obser- vateur, se livrent à leurs gracieuses danses amoureuses, étalant en éventail les plumes de leur queue. Mentionnons encore le cor- beau calédonien (Physocorax moneduloides Less.), qui habite l’île entière, la plaine et la montagne. Son cri étrange peut se com- parer à l’aboiement d’un jeune chien. Quand nous aurons signalé enfin un oiseau gris d’ardoise, aux appels affreusement criards, le Graucalus caledonicus (Gm.), nous aurons passé en revue toute la gent ailée de la région que nous habitons, omettant seulement quel- ques espèces très rares et d'autres hôtes accidentels, comme les oiseaux de proie. Parmi les oiseaux de passage, lors de la floraison des niaoulis, il faut citer l'une des plus belles espèces de l'île, un per- roquet du genre Trichoglossus. S'a- battant en groupes, avec force cris, dans les branches des arbres, ils ressemblent, parmi la verdure, à d’é- normes fleurs vivantes aux écla- tantes couleurs: leur poitrine est d’un rouge feu et leurs ailes d'un vert d'émeraude. Le soir, ils fuient d'un vol rapide vers les forêts des montagnes où se trouvent leurs nids; ils échappent ainsi au danger de voir leur progéniture devenir la proie des incendies, comme c’est malheureusement le cas pour les oiseaux vivant à demeure dans la zone inférieure. Tandis que les bois de niaoulis retentissent de cris d'oiseaux, un silence imposant règne dans les grandes forêts des sommets. Peut- être est-ce le revêtement de mousses et de fougères qui contribue à étouffer les bruits, ou que les chants des oiseaux retentissent très haut, dans les frondaisons des arbres? Cependant, un cri des plus caracté- ristique se fait entendre dans ces Fig-7. Le «Notou» Phaenorhina forêts, c’est celui d’un grand pigeon, LÉ oui te dre OU 52 au plumage gris d’ardoise, la Phaenorhina goliath des natura- listes, le « Notou » des indigènes (Fig. 7). Dans le calme profond retentit son appel qui sonne, lugubre, comme le cornet du feu. Parmi les oiseaux qui peuplent ces régions élevées, citons encore deux pies-grièches à ventre jaune, appartenant aux genres Pachy- Re: | par ée cephala et Eopsaltria et,en outre, un oiseau de proie assez fréquent et remarquablement beau, avec son dos gris et son ventre d’un blanc immaculé, c’est l’Astur haplochrous Sel. Outre ces espèces, on en aperçoit plusieurs de celles que nous connaissons déjà de la zone des niaoulis et d’autres qui, à cause de leur rareté ou de leur peu d'apparence, peuvent être laissés de côté. Parmi les 4 espèces calédoniennes de perroquets, seul le Trichoglossus déjà cité a une valeur décorative pour la forêt; les autres sont beaucoup plus rares ou se perchent si haut dans le feuillage, que leurs couleurs ne sont plus vi- sibles. Quant à loiseau calédonien par excellence, le « Cagou », c’est plus au Sud du pays que nous le rencontrerons; il manque dans le Nord de la colonie. A propos des Reptiles, il faut, tout d’abord, noter l’absence de groupes importants. La Nouvelle-Calédonie ne possède aucun serpent terrestre, tandis que les espèces marines n’y sont pas rares; elle n’a non plus ni crocodile, ni tortue de terre. L'absence des deux premiers groupes ne sera guère regrettée que par le zoologiste, encore qu'il lui soit agréable de savoir qu'il peut parcourir la brousse la plus e épaisse sans crainte d’une morsure de DRE LA MAS serpent, ou traverser les rivières sans (Cuv.) ‘4 grand. natur. souci des crocodiles. Les reptiles ne sont représentés dans la colonie que par deux familles de lézards, celle des Geckos et celle des Scinques. Toutes deux sont richement développées et ont créé dans l’île des espèces géantes. Citons, par exemple, un Gecko, le Rhacodactylus leachianus Cuv. (Fig. 8), dont le corps mesure 33 cm. et qui est le plus grand Gecko vivant actuellement sur le globe; par son aspect hideux, il évoque le souvenir des monstres antédiluviens. Une espèce de Scinque, du genre Lygosoma atteint environ 60 cm. de longueur. D’après le travail de M. J. Roux, on peut distinguer en Nou- velle-Calédonie 8 genres de lézards comprenant au total 34 espèces et sous-espèces. De ce nombre, 4 espèces seulement possèdent une aire de dispersion plus étendue, tandis que toutes les autres, de même que 3 des genres, sont confinés dans la Nouvelle-Calé- donie et, en partie aussi, dans les îles Lovyalty. Etant donné leur genre de vie, les lézards calédoniens passent presque inaperçus du voyageur que l'intérêt scientifique ne pousse pas spécialement à les rechercher. Les grands Geckos sont des animaux des forêts qui échappent facilement au regard; ils se tiennent immobiles, le ventre collé contre le tronc des arbres, dont ils affectent la coloration gris d’écorce. D’autres vivent parmi les fourrés, ou se cachent sous les pierres et sous le bois mort. Les Lygosomes sont plus mobiles et de couleurs plus vives, aussi les aperçoit-on plus souvent, soit sur les arbres ou les ar- bustes, soit sur les rochers, dans le voisinage des cours d’eau. La tribu des Amphibiens fait totalement défaut en Calédonie. La cause de cette absence ne doit pas être cherchée dans des conditions d'existence défavorables offertes par le pays, car, la ra- pide propagation dans l’île, d’une espèce d’Hyla, rainette au dos vert et doré, introduite d'Australie par les Européens, viendrait à l'encontre de cette assertion. C’est plutôt par des causes con- nexes à l’histoire géologique de l’île qu’il faut expliquer l'absence de ce groupe animal, comme de ceux dont il a été question plus haut. Les véritables Poissons d’eau douce manquent également, bien que la faune ichthyologique des ruisseaux et des rivières soit assez riche, puisque les naturalistes M. Weber et L. F. de Beau- fort ont pu déterminer 30 espèces parmi les matériaux que nous avons rapportés. Cependant, tous ces poissons, à l'exception d'un seul, peut-être, que nous mentionnerons plus tard, sont des immi- grants, plus ou moins récents, venus de la mer ou habitant aussi les eaux saumâtres des côtes. Le monde des Invertébrés accuse une richesse de développe- ment bien plus grande que celle des animaux supérieurs. Des papillons aux vives couleurs et de gracieuses libellules animent 3 ei Me 2 les sentiers et les bords des ruisseaux, tandis que, dans les taillis et dans la forêt, de ravissantes punaises et des scarabées aux élytres brillants habitent le feuillage. Dans les boïs, on rencontre assez fréquemment des Phasmides épineux qui ressemblent à s’y mé- prendre à des rameaux secs; quant aux régions découvertes, elles sont peuplées de nombreuses sauterelles. La Phyllie, ou «feuille er- rante», cet Orthoptère si curi- eux, excite toujours à nouveau l’étonnement de l’observateur. Dans les cours d’eau pullulent crabes et écrevisses, et le groupe des mollusques terrestres est particulièrement bien dévelop- pé. Il présente des formes géantes, appartenant au genre Placostylus, à coquille épaisse, le plus souvent brune ou rou- geâtre, dont la longueur peut atteindre 12 centimètres. Notre figure 9 représente une de ces espèces, trouvée près d’Ou- batche et réduite aux ?4 de sa grandeur naturelle, Dans la forêt, c’étaient principalement les Pandanées qui fournissaient le plus riche contingent d'animaux. Les ais- Fig. 9. Placostylus souvillei Mor. selles de leurs longues feuilles, 8/4 grand. nat. (d’après J. B. Gassies). étroites et dentelées, s’emplis- sent d’humus et de terre, probablement rejetée par des vers. Cette masse humide est le lieu de retraite d’une quantité d'animaux divers: planaires, limaces, mille-pieds, araignées, scorpions, four- mis, grillons, blattes, perce-oreilles, cloportes et d’autres encore. Le produit de nos chasses fut des plus fructueux, grâce avant tout au zèle infatigable de mon compagnon de voyage. Nos re- cherches ont fait connaître plusieurs centaines d’espèces nou- velles, qui ont pu être ajoutées à la faune calédonienne. ER er Cette faune peut être caractérisée par 3 traits principaux: c'est, tout d'abord, l'absence de groupes entiers d'animaux supérieurs et géologiquement jeunes, puis, le haut degré d’endémisme, c’est- à-dire la possession de nombreux genres et espèces qui vivent exclusivement dans l'ile, sans exister nulle part ailleurs sur le globe, et, enfin, le caractère ancien qu’affectent maintes espèces animales. Ces 3 traits nous amènent à conclure à un isolement de longue durée de l'ile. Aujourd'hui, la Nouvelle-Calédonie se trouve située très loin de grandes masses continentales et entourée de mers profondes. Plus de 1400 km. la séparent de la côte orientale de l'Australie, 1500 km. environ de la Nouvelle-Zélande et plus de 1700 km. de la Nouvelle-Guinée. Elle doit, cependant, avoir fait partie autrefois d'un continent relié à l'Australie. Des traces de cette ancienne terre se reconnaissent dans les couches de la formation créta- cique, qui contiennent des charbons avec débris de plantes ter- restres: elles se retrouvent, en outre, dans les blocs roulés, granits, quartzites, schistes et serpentines qu’on rencontre, d’après J. De- prat, dans les assises marines de l’'Eocène supérieur, sur la côte occidentale de la colonie. Après cette transgression marine de lEocène supérieur, qui consomma probablement la destruction définitive de cet ancien continent, la Nouvelle-Calédonie n’a plus jamais été recouverte par la mer. Je crois donc qu’il faut consi- dérer une partie de la faune et de la flore calédoniennes, comme descendant du monde organique qui peuplait cet ancien continent. Ce contingent a subi, sans doute, de fortes réductions au cours des âges, et, à cet égard, il est possible que les puissants épanchements serpentineux et les poussées d’autres masses éruptives sur l’île, n'aient pas été sans exercer une grande influence. Outre ces espèces anciennes, la colonie présente un nombre considérable d'êtres organisés, à facies plus moderne, et dont la provenance et la parenté doivent être cherchées dans la région malavo-pacifique, plutôt que vers l'Australie. Il a dû exister aussi, pour ces immigrés plus récents, une possibilité de dispersion qui n’a peut-être été que d’une durée relativement courte. J'émets l'hypothèse que cette connexion s’est produite dans le Pliocène et crois que ce nouveau contingent est arrivé du Nord par les îles er MR LE Salomon et les Nouvelles-Hébrideset s’est répandu vers le Sud. Nous verrons plus tard que les îles Loyalty représentent le reste d’un ancien plateau calcaire qui, probablement, s’étendait de la Nou- velle-Calédonie assez loin vers le Nord-Est et qui a ainsi servi de pont aux éléments d'immigration, tant végétaux qu’animaux, dont nous venons de parler. Examinons maintenant les Indigènes de l’île, et spécialement ceux de la région que nous visitons actuellement. Dans le voi- sinage immédiat d’Oubatche se trouvent trois villages qui, tous, sont situés sur la côte: ce sont, au Sud, Yambé et Diaoué et au Nord Tchambouenne. Ils ne sont grands ni les uns ni les autres, car le plus populeux, le dernier d’entre eux, ne comptait que 95 âmes en 1911. La tribu d'Oubatche, qui a donné son nom à la région, à cessé d'exister; on n’aperçoit plus que les cocotiers de l’ancien vil- lage, qui sont maintenant la possession de colons européens. De tous ses membres, un seul individu était encore vivant lors de notre visite. Chaque village a son chef et forme un petit monde à part. Ces groupes politiques minuscules s’agrègent en grandes tribus, unités plus fortes qui se sont développées historiquement et à la tête desquelles se trouve un grand-chef assisté d’un conseil d’an- ciens et autrefois aussi d’un chef de guerre. L’île compte un assez grand nombre de ces tribus; les plus populeuses existant actuellement sont celles du milieu de la côte orientale, mais, même la plus grande d’entre elles, celle de la vallée de Houaïlou, compte à peine 2000 âmes, et les plus petites n’ont guère que quelques centaines de membres. La tribu de la côte voisine d’Oubalche, qui nous intéresse spécialement ici, compte 520 habitants; son grand- chef réside à Pouébo, à 9 km. au Nord d’Oubatche. Autrefois, la puissance de ces grands-chefs était immense; ils avaient droit de vie et de mort sur leurs sujets et jouissaient d’une vénération quasi divine. Cette phrase-ci, prononcée à la mort de l’un d’eux « Le soleil s’est couché », n’est elle pas digne d’un des Césars de la Rome antique? A l’heure actuelle, le grand-chef est placé sous le paternel contrôle des gendarmes et souventaussi du missionnaire. L'administration coloniale française a très sagement con- servé l’ancienne organisation des tribus, en la faisant servir au but qu’elle poursuit. Mais elle se voit, parfois, obligée de dire son mot lors de la succession des grands-chefs. Cet honneur était autrefois strictement héréditaire, passant du père au fils, ou à un fils adop- tif en cas d'absence de tout descendant mâle. Or, aujourd’hui, le gouvernement, tenant à avoir à la tête des tribus des représen- tants intelligents et influents, appelle parfois à ce poste des per- sonnages nouvaux, étant donné qu’en Calédonie, comme ailleurs, les qualités requises pour un chef ne se retrouvent pas toujours dans la lignée légitime. De telles immixtions du gouvernement dans les affaires intérieures n’ont pas toujours été sans heurt et sans frottement, mais aujourd’hui, les divergences ne revêtent plus un caractère grave et la plupart des grands-chefs sont entière- ment soumis au gouvernement. Ce dernier s'entend, du reste, à les récompenser, en les couvrant de décorations et de galons dorés. L'administration exige des grands-chefs une certaine con- naissance du français, ce qui est d’autant plus nécessaire que l’île ne possède pas une langue unique qui pourrait, à la rigueur, être apprise par un fonctionnaire européen. D’après un renseignement du missionnaire M. Leenhardt, la colonie n’a pas moins de 16 langues, dont plusieurs ne sont parlées que par quelques cen- taines d'individus. Bien que ces idiomes se rattachent tous à des racines communes, ils sont cependant si spécialisés que les in- digènes des diverses parties du pays ne se comprennent pas entre eux. Comment alors exiger d’un gendarme qu'il possède ces 16 dialectes? Les Calédoniens résident sur des territoires appelés « Réserves indigènes »; on nomme ainsi les parties de l’île qui, après la prise de possession du pays par la France, ont été laissées aux habi- tants primitifs comme propriété inaliénable et devaient rester fermées à toute colonisation européenne. Malgré ces garanties, il s’est produit des changements qui ont amené, en divers points du pays, de pénibles incidents. Nous verrons même plus loin qu’en 1878, la côte Ouest a été le théâtre d’une insurrection, à la suite de laquelle toutes les terres occupées par les tribus rebelles leur ont été retirées. Le prétexte facile qu’on donne pour ces aliénations de ter- ritoires, c’est la forte diminution du nombre des indigènes. Il est aujourd’hui impossible de savoir à combien se montait la popu- Re: RES lation autochtone, au moment de l'occupation de l’île, en 1853. D’après toutes les données, elle doit avoir été, à cette époque, sen- siblement plus nombreuse qu’actuellement, mais tous les essais qu’on a faits pour avoir quelques précisions à ce sujet sont restés sans résultat. Le recensement de 1885 est la première base sûre qu'on possède; il indique 25,975 indigènes. En 1911, ce chiffre était descendu à 16,902, ainsi que nous l’avons relevé au début; c’est donc une diminution de 9,073 âmes en 26 ans, soit un peu plus du tiers de la population. Si ce phénomène continuait à se pro- duire avec la même intensité, nous assisterions bientôt à la dis- parition des Néo- Calédoniens. Mais un tel calcul ne serait pas exact, car, pendant la der- nière décade, la di- minution a été beau- coup moins forte: elle ne comporte en effet que 226 âmes. Cela fait espérer Fig. 10. Berceau pour nouveaux-nés; la mère le porte Re Le ue sur le dos, suspendu à des lanières. Tend aujourd’hui donienne un avenir à disparaître. Oubatche. Longueur 55 cm. encore long. Il est probable qu’il s’est établi maintenant une sorte d'équilibre entre les influences défa- vorables causées par l'occupation européenne et la force de résis- tance des indigènes. Malgré cela, la race ne se trouve pas dans une situation bien brillante; ce qui est grave surtout, c’est de constater que le nombre des femmes {7348) est de plus de 2000 inférieur à celui: des hommes (9554). Cette disproportion se retrouve, bien qu’à des degrés différents, dans toutes les tribus; celle de Pouébo, par exemple, compte 305 individus mâles et 216 du sexe féminin. En outre, le nombre des enfants est minime, il n’y en a que 5613 (3087 garçons et 2526 filles) au-dessous de 15 ans dans toute l’île. Les couples indigènes ne veulent souvent plus de progéniture et Ï LE — 39 — les femmes, en particulier, semblent ne pas se soucier de créer une descendance. Peut-être est-ce parce qu'elles se voient privées de leur liberté pendant la période d'éducation maternelle et particu- lièrement durant l'allaitement qui, là-bas, se prolonge pendant 2 à 3 ans? On dit — mais c’est là une assertion difficilement con- trôlable — que beaucoup d'enfants, surtout des filles, sont sup- primés à leur naissance et que l’avortement se pratique fréquem- ment. Il est possible que des facteurs psychologiques entrent aussi en ligne de compte et qu'un certain désespoir se soit em- paré de la race indigène, en face de la grande supériorité des Blancs qui s'impose partout. L'avenir dira si la prime de 10 francs, instituée avec la meilleure intention par le gouvernement pour chaque naissance, amènera une amélioration dans ce domaine. En outre, plusieurs maladies sont très répandues, citons entre autres: la tuberculose, la lèpre, la fièvre typhoïde, les maladies vénériennes, la petite vérole et les tumeurs malignes (tonga); à certaines époques, des épidémies de peste ont également causé des ravages. Les plus dangereuses de ces maladies ont été appor- tées dans le pays depuis l'occupation et ont causé de terribles hécatombes, parce que les secours médicaux n’existaient pas et qu’ils font encore défaut aujourd’hui. Les médecins de colonisation s'occupent, avant tout, des Européens et s'inquiètent tout au plus des indigènes lorsqu'une épidémie dangereuse commence à sévir. L’isolement des lépreux indigènes n’a été pratiqué jusqu'ici que très imparfaitement, bien que des prescriptions excellentes aient été édictées. Maintenant que cette horrible maladie commence à attaquer les Européens dans des proportions inquiétantes, on semble vouloir agir plus fermement. Il faut dire, en manière d’ex- cuse, que le Calédonien se tient à l'écart de l'Européen et qu'il a, en général, beaucoup plus de confiance en ses sorciers que dans les médecins coloniaux. Les vêtements contribuent sûrement beaucoup à la propaga- tion des maladies, car les indigènes n’en font pas un usage ration- nel. À l’époque de l'occupation, les hommes étaient nus, n'ayant comme costume qu'une coiffure de balassor et une enveloppe bizarre recouvrant les parties génitales; les femmes portaient une me étroite ceinture de fibres ou d’herbages autour du corps. Mais peu à peu, sous l'influence européenne, un costume s’est cons- titué qui serait tout à fait pratique et décent, si les indigènes en connaissaient mieux l'emploi et le tenaient plus propre. Il se compose, pour l’homme, d’un tricot couvrant le buste et d’un pagne entourant les hanches et descendant jusqu'aux genoux; le pagne est retenu au corps par une ceinture. Les femmes portent un petit mantelet et une courte jupe formée d’étoffe plissée, souvent de deux couleurs. Pour le travail des champs, les deux sexes ont le torse nu et, dans les contrées très retirées, on ren- contre encore parfois des hommes qui cultivent leurs terres sans vêtement aucun. Par contre, dans les centres civilisés, on voit déjà pas mal d’indigènes déambuler dans de vilains habits eu- ropéens; c’est là un spectacle peu attrayant! Les Calédoniens qui ont quelques notions de propreté sont une infime minorité; souvent les tricots sont en loques, les jupons et les mantelets des femmes sont affreusement sales et forment de véritables foyers pour la culture des microbes. Si nous ajoutons que beaucoup d’indigènes laissent sécher sur leur corps leurs habits mouillés, on ne s’étonnera pas que les vêtements, dont l'usage n’est pas dûment expliqué, n’apportent avec eux plus de dangers qu’ils ne présentent d'avantages. Les chances de contamination sont encore augmentées par l'habitude qu'ont les indigènes d'échanger entre eux leurs vête- ments, coutume en soi fort jolie et qui témoigne d’un bon esprit de camaraderie. Chaque Calédonien partage volontiers avec ses compagnons tout ce qu'il a: son tabac, ses aliments et aussi ses vêtements. Aucun jeune homme, par exemple, ne repoussera la demande d’un indigène plus âgé qui, ayant envie de ses habits neufs, lui proposera en échange ses vieilles nippes. L’alcoolisme, très répandu en Nouvelle-Calédonie, fait aussi beaucoup de mal. Avant l’arrivée des Blancs, on ne consommait comme boissons que de l’eau et du lait de coco; aucun liquide fer- menté n'était fabriqué, car les indigènes ne connaissaient pas même le « Kawa », si répandu en Polynésie. La vente de spiritueux aux Calédoniens est interdite, mais celle du vin ne l’est pas, et les nombreux colons établis dans l’île se chargent de le répandre partout. Ils possèdent en effet presque tous, outre leurs stations d'élevage, leurs plantations de café ou de cocotiers, un magasin dans lequel les indigènes peuvent se procurer les articles pour leurs menus besoins: habits, couteaux, ceintures, et où on leur vend aussi du vin. Il n'y aurait pas grand'chose à redire à cela, si le produit offert sous ce nom était vraiment un de ces bons vins français, légers et naturels; mais, c’est souvent une horrible drogue, riche en alcool, qu’on leur vend comme produit de la vigne! On voit parfois des hommes complétement ivres, et même aussi des femmes, qui gisent, couchés dans l'herbe humide au bord des routes, et l’on devine aisément tous les maux qui doivent résulter de cette manière d'agir. Le gouvernement de Nouméa n’a pas eu jusqu'ici le courage ou — semble-t-il plutôt — la puissance de sévir énergiquement pour enrayer ce fléau. Les missions, qui prêchent à leurs adeptes labstinence totale, ont déjà obtenu certains résultats, mais, précisément pour cette raison, elles sont vues d’un mauvais œil par beaucoup de colons. Malgré tout, les Calédoniens font l'impression d’être une race forte, et il n’est pas rare de rencontrer parmi eux des individus à stature herculéenne. Aussi, est-ce non seulement un devoir éthique du conquérant vis-à-vis d’une race plus faible que de préserver cette dernière, par tous les moyens possibles, d’une disparition regrettable, mais c’est encore faire œuvre utile envers la colonie qui, pour son développement, aura toujours besoin de cette main-d'œuvre. ; J’ai trouvé comme moyenne de stature pour 250 hommes calédoniens: 166,4cm. etpour 65 femmes: 156,6 cm.: ce sont là de belles dimensions, mais Fig. 11. Flûte. Longueur 1 m 42 cm. AD ER elles varient notablement dans les diverses parties de l’île. Les Calédoniens du Nord, au milieu desquels nous nous trouvons pour le moment, sont les plus petits de tous; 106 hommes d’entre eux ne donnèrent qu'une hauteur moyenne de 164 cm. Les bras du Calédonien sont plus longs que ceux de l’Européen, particularité qu'on peut déjà remarquer, sans mensuration, par la longueur des flûtes, seuls instruments de musique méritant ce nom, que possèdent les indigènes Si: ! (fig. 11). La flûte est for- mée d’un roseau, légère- ment recourbé et dont l’u- nique trou, qui doit être recouvert par le doigt, est distant de 1 mètre et plus, de l’embouchure de lins- trument! Aussi, Européen ne peut-il guère s’en servir. Les jambes des indigènes sont longues aussi et la musculature des membres esthien développée,notam- ment celle du mollet. Le pied est gros et fort; il s’élargit en éventail en avant et présente souvent, entre le premier et le se- cond orteil, un espace as- Fig. 12. Calédonien du Nord de l’île. sez grand. Les habitants du Nord de l’île ne sont pas seulement les plus petits parmi les Calédo- niens, mais ils présentent encore les teintes de peau les plus fon- cées de tous. La couleur de leur poitrine est d’un beau brun ou d’un brun légèrement rougeâtre: le dos et le ventre sont encore plus sombres, ce dernier ayant parfois des reflets pourprés. Par contre le visage, surtout les joues et le nez, est plus clair, avec des nuances olivâtres ou jaunâtres. Le corps de la femme est moins foncé que celui de l’homme et les enfants sont encore — 43 — plus clairs, surtout pendant les premières années de leur vie. C'est seulement à partir de la cinquième année environ que le corps présente les tons foncés qui sont ceux des adultes. Vers la même époque, parfois plus tôt, parfois plus tard, la chevelure subit aussi un changement. Assez fine dans le jeune âge, ondulée ou bouclée et de teinte d’un brun plus ou moins clair, elle fait place, ensuite, à la cheve- lure de l’adulte, plus gros- sière, crépue — ou pour mieux dire spiralée — dont la teinte est d’un brun-noir. Lorsque le ci- seau l'épargne, cette per- ruque forme sur la tête une masse imposante et touffue. Je conclus, de cette transformation des cheveux que les Calédo- niens proviennent d’une souche humaine à cheveux ondulés. Le Calédonien traite sa chevelure en véritable artiste, la modifiant de façons fort diverses. Beau- coup d’indigènes coupent leurs cheveux très courts, Fig. 13. Calédonienne du Nord de l'ile. mais souvent — chez la femme cependant moins fréquemment que chez l'homme — la mode veut que les côtés et le derrière de la tête seulement soient tondus, tandis que le sommet du crâne reste garni de cheveux d’une certaine longueur; le Calédonien semble alors porter une sorte de perruque de fourrure. Parfois, il ne laisse sur la tête qu’une couronne de cheveux longs, ou bien ceux-ci dessinent un fer à cheval; il arrive même que la chevelure entière soit coupée, à l'exception d’une mèche qui pend sur le front. L’indigène frotte D ARCS volontiers les cheveux longs avec une bouillie de chaux qui dé- truit le pigment foncé et leur donne une couleur brun-rouge. Quand la chevelure est négligée, les éléments qui la composent, légèrement aplatis et enroulés en spirales, se groupent en mèches et en flocons. Pourtant ce cas se présente assez rarement, car, avec des peignes et des pointes, le Calédonien s’applique à dissocier ces groupes et à obtenir une masse uniforme et élastique, sem- blable à du crin cardé, qui recouvre toute la tête (fig. 12 et 13). Les cheveux grisonnent assez vite et régulièrement, mais les cas de calvitie sont rares; nous n’en avons, du moins, jamais observés. Chez l’homme, la barbe est fortement développée, de même que le revêtement pileux du corps; ce dernier semble parfois semé de petits flocons noirs. Ces poils foncés apparaissent pendant la période de puberté, tandis que les enfants présentent une toison très fine, d’une teinte jaunâtre, sur laquelle le soleil met des reflets dorés. Des vestiges de ce duvet enfantin se conservent encore, jusque vers la trentième année, et au delà, indépendam- ment des poils noirs qui apparaissent à l’âge pubère. La tête est de forme allongée et étroite, caractère qui est tout spécialement marqué chez les tribus du Nord. Celles-ci sont, en effet, extrêmement dolichocéphales (index céphalique de 67 hommes: 72,1; de 19 femmes: 73,5). Dans d’autres régions de l’île, la tête est plus large et plus courte. Sur le crâne de l’homm», la glabelle fait fortement saillie, de même aussi les arcades sour- cilières, en sorte que les yeux et la racine du nez se trouvent protégés par une espèce d’avant-toit très proéminent. Par suite du développement extraordinaire de la région buc- cale, le visage paraît large. Les dents sont puissantes, le nez très épaté. Ce dernier caractère est surtout extrêmement marqué chez les Calédoniens du Nord, dont les ailes nasales ont une largeur qui dépasse, en moyenne, la longueur de l’appendice lui-même. Outre cela, le nez est épais, charnu, à racine et à dos larges et sa pointe est souvent tournée vers le haut; nous en avons même vus de si prodigieux dans leur masse, que nous les avons qualifiés de « surnez »! Le Calédonien est fier de son appendice nasal et il en exagère volontiers les proportions jusqu’au fantastique, dans ses sculptures sur boïs. — 45 — La bouche aussi est souvent affreusement large: de plus, les lèvres sont épaisses, bien qu’elles ne forment pas de bourrelets comme chez les nègres. Chez les hommes, elles ont une vilaine couleur violacée, tandis que leur teinte est plus claire chez les femmes, où le violet se mêle de rose: enfin, celles des enfants sont d’un rose franchement accusé. Vues de profil, les lèvres for- ment une saillie conique, souve t aussi proéminente que l'ex- trémité du nez; c’est là une conséquence de l'énorme progna- thisme des mâchoires. L’œil, modérément fendu, paraît plutôt petit da s ce visage massif: des sourcils très touffus, surplombant parfois la paupière supérieure, lui donnent une expression sombre à lacuelle participent aussi le ton jaune et les macules brunâtres 17 ce tachant le globe. Chez les femmes, ces caractères sont adoucis et chez l'enfant, dont le regard exprime une confiance absolue, l’œil est d’une pureté admirable. Il ressort de tout ce qui vient d’être dit, que le Calédonien et la Calédonienne sont très éloignés de ce que nous, Européens, conce- vons sous le nom de beauté! Mais, je crois que nous faisons erreur en comparant, à ce point de vue, les autres peuples à nous-mêmes Fig. 16. Case ovale à Tchambouenne. et en faisant usage des conceptions que nous avons du beau et du laid. Les Calédoniens nous apparaissent étranges, c’est vrai, mais beaucoup d’entre eux sont de superbes représentants de la force brutale et virile et, à cet égard, peuvent être qualifiés de «heautés». Rendons maintenant visite aux villages indigènes. Tous ceux de la région d’Oubatche sont situés sur la bande de terre, basse et étroite, qui sépare la mer du pied de la montagne. Ils se dissimulent sous les cocotiers et groupent toujours leurs huttes dans le voisinage d’un cours d’eau. Les cases, construites directement sur le sol, sont parfois isolées, parfois réunies en petits amas de trois à cinq, entourées de clôtures, et en général peu éloignées les unes des autres. ‘OUUHNOŒUEUD I, & 9]9J 9P 9SU) ‘CI ALI nr AT La hutte calédonienne typique, la paillote, est ronde, en forme de ruche d'abeille, et c’est cette forme qui prédomine encore partout dans les villages du Nord, tandis que, vers le Sud, elle disparaît de plus en plus. Elle se compose d’une partie inférieure circulaire, à paroi verticale de 1 m. 20 à 1 m. 50 de haut, sur laquelle repose un toit de forme conique. La paroi circulaire est le plus souvent construite sur un petit talus de terre et recou- verte d’écorce de niaouli. Le toit, de hauteur variable, s'appuyant sur un poteau central, est revêtu de paille. Une porte étroite est la seule ouverture pour l'air et la lumière: quant à la fumée provenant du foyer, elle doit chercher son issue à travers le chaume du toit. L'entrée de la hutte est souvent pavée, et son talus basal tapissé de pierres et en- 7 \W touré de plantes d'ornement. | \V Les habitations ordinaires sont 4 petites, d’un diamètre de 3 à 4 mètres; celles des chefs sont de plus grandes dimensions, de même que les maisons communes où l’on se réunit pour tenir conseil, pour danser, ou bien encore pour rece- voir les hôtes. Deux constructions calédoniennes, situées dans notre région, sont représentées dans les Fig.17. Talé(Planche flanquant fig. 14 et 15. Elles s'imposent dès l’entrée),provenant d’une case de l’abord au regard, par leurs riches HER sculptures ornementales. Fortement attaché au pilier central de la case, s’élance, au-dessus du toit, un poteau sculpté, représentant un visage humain fortement stylisé. De chaque côté de l’ouver- ture servant de porte sont placées deux planches larges et lourdes, sculptées également; le seuil lui-même, légèrement surélevé, porte souvent aussi des dessins gravés. Les planches qui flanquent la porte, et qu’on nomme ici « {alés », présentent toutes, dans leur LAON partie supérieure, un visage humain, noirci à la poudre de coco, au milieu duquel trône un nez d’une largeur fabuleuse. La partie inférieure, plus haute, est colorée en rouge et en noir, et les sculp- tures qui la couvrent dessinent des figures géométriques. Les indigènes actuels ne connaissent plus la signification de ces sculptures-ci, ni de celles ornant la flèche du toit; cependant, chacune des parties des poteaux sculptés a encore son nom particulier. Aux questions que nous po- sions à leur sujet, nous obtenions toujours la même réponse stéréoty- pée «Les vieux dans le temps savaient cela, mais nous ne le savons plus ». D’autres explications re- çues dissimulent mal une ignorance COmM- plète; c'est ainsitique les deux panneaux, pla- cés près de la porte, seraient destinés à éloi- gner les rats ou repré- Fig. 18. senteraient les femmes Case en ruine. Tchambouenne. de la divinité sculptée sur le poteau du toit! Il me semble possible que les «talés » représentent des porteurs du masque calédonien et que leur partie inférieure soit née de la stylisation du manteau de plumes accompagnant cet objet, dont nous aurons à parler dans la suite. L’art de la sculpture sur bois se meurt en Calédonie; les quelques produits qui se font en- core aujourd’hui sont franchement mauvais. Le style n’y est plus, conséquence inéluctable de la disparition du sentiment de dévo- tion envers les objets qui devaient en être autrefois l’expression. Outre les huttes rondes, il s’en trouve aussi de forme ovale (fig. 16); elles semblent être utilisées plutôt pour le travail que TS - pour l'habitation. Je ne puis dire si celles-ci sont d'inspiration calédonienne ou si elles sont dues à des influences étrangères. Ce dernier cas est certain en ce qui regarde les constructions rec- tangulaires, simples copies des maisons euro- péennes. Lors de notre première visite à Tcham- bouenne, un prêtre catholique était occupé à la construction d’une chapelle, et nous apprit que les gens de l'endroit s'étaient finalement décidés à abandonner le paganisme; ceux des villages voisins, Yambé et Diaoué, sont déjà en grande partie convertis au catholicisme. Comme nous le verrons plus loin, la région d'Oubatche est un des centres d'action les plus anciens de la mission catholique qui est aux mains de l’ordre des Maristes. Du Nord de la colonie, cette œuvre s’est répandue sur de nom- breux points de l’île. Beaucoup plus tard, vers la fin du siècle dernier seulement, la mission protes- tante de Paris a pris pied en Calédonie. Nous apprendrons à connaître son principal champ d'activité en parlant de la vallée de Houaïlou. Il ne m'est pas possible de publier des statistiques donnant le nombre des indigènes paiïens et de ceux qui se rattachent aux deux confessions re- ligieuses dont nous avons parlé: je doute même qu’on puisse, à cet égard, donner des renseigne- ments précis. Dans chaque village, on remarque toujours quelques huttes délabrées. Ce sont les demeures d’indigènes décédés, qui, après la mort des pro- priétaires, sont délaissées et vouées, ainsi qu’une Fig” 19° Alènes de bois (Vallée d'Houaïlou) Longueur: 90 cm et 1 m 40. partie de leurs plantations et de leurs cocotiers, à une destruc- tion intentionnelle, Cette pratique est une signe de deuil, au dire des gens: mais, leur idée primitive était, sans doute, que les objets qui mouraient en même temps que l’indigène, par exemple sa hutte ou ses cocotiers, le suivaient dans l'au-delà. Sarasin, Nouvelle-Calédonie. Les «talés » de ces cases en ruine passent aussi pour ap- partenir au défunt, aussi, ne les vend-on qu’à contre-cœur. L’énorme spécimen que représente la fig. 17 (2 m. de haut sur 1 m. 15 de large) provient de la hutte d’un chef, mort à Yambé. Ce panneau gisait sur le sol, près de son congénère, abandonné, comme lui, à la pourriture. A la mort du chef, le nez de la figure sculptée avait été tronqué à coups de hache, de même qu’un œil, à chaque «talé», sur l’un, l’œil gauche, et sur l’autre, l’œil droit. C’est sur ces cases en ruine (fig. 18) qu'on peut, le plus facilement, étudier leur mode de cons- truction, ce qui n’est guère possible dans la hutte sombre et enfumée. Dans sa partie su- périeure, le poteau central est entouré d’une sorte de corbeille profonde, formée de bâtons so- lidement réunis entre eux par de fortes lianes. Cette corbeille sert elle-même de support à une épaisse couronne, tressée égale- ment, et sous laquelle sont fixées solidement les extrémités des poutres du toit. Ces poutres Fig. 20. Tabou pour cocotiers. sont aussi reliées entre elles par de forts liens de rotang, placés à intervalles réguliers. Les paquets de paille qui forment la couverture du toit sont cousus sur le bâti sous-jacent au moyen de longues alènes de bois (fig. 19). Je dois ajouter que le mode de construction du toit des cases diffère sensiblement dans les: diverses régions de Pile. Près de chaque village calédonien, on rencontre fréquemment des « tabous ». Ce sont des défenses que les propriétaires des pal- miers placent au pied des arbres, lorsque les noix de coco sont mûres, pour en interdire la cueillette (fig. 20). Ces «tabous » sont formés de quelques pieux fichés en terre, entourés d’écorce de niaouli ou de quelques rameaux; parfois, un des bâtons est sur- a — monté d'un gros coquillage marin, qui rend la défense plus visible. Placées près de ces «tabous», quelques noix de coco jonchent le sol. Les indigènes ont une peur terrible de ces engins, dont l'aspect est pourtant bien inoffensif; ils prétendent qu’enfreindre la défense, c’est attirer sur soi toutes sortes de maladies et de calamités. Quand il arrive que, sans le savoir, on a mangé des noix de coco déclarées « tabous », il n'y a rien d’autre à faire que d'aller avouer son méfait au propriétaire qui, seul, pourra dé- truire l'effet funeste du charme par un remède quelconque. La peur des «tabous» provient de ce que, près des pieux, est enterrée une amulette, formée, par exemple, de deux pierres, entre lesquelles un indigène initié a broyé une certaine plante, tout en évoquant les esprits; la bouillie résultant de cet acte symbolise ce qui adviendra du voleur qui s’estper- mis de transgresser la défense. Les villages calédoniens res- pirent la paix la plus profonde, et la nervosité du monde mo- derne n’y a pas encore pénétré. Quand les travaux des champs ne les appellent pas au dehors, les hommes sont assis en groupes, fumant tranquillement sous les palmiers, dont les grandes feuilles découpées laissent filtrer une douce lumière. On peut en voir d’autres, occupés à dépecer une grosse tortue de mer, tandis que leurs compagnons mettent au feu les pierres qui ser- viront à la cuire. Les femmes, entourées d'enfants et de chiens, sont assises à part, occupées peut-être à réparer des filets, à tresser des nattes et des corbeilles, ou encore à racler des tubercules au moyen de coquillages; d’autres femmes arrivent, apportant l’eau et le bois nécessaires à la cuisine. Les repas jouent un rôle prépondérant dans la vie de l’in- digène: celui-ci peut ingurgiter des quantités prodigieuses de nour- baise. CESR 4 Fig. 21. Battoirs d’écorce, pour les danses. Longueurs 24 et 37 cm. Rae riture, lorsqu'il en a à sa disposition. Mais il peut tout aussi bien jeûner, quand la récolte a été maigre et que les provisions sont épuisées, ou quand la mer, de méchante humeur, lui interdit la pêche ou la récolte des crustacés et des coquillages. Alors, il serre d’un cran sa ceinture, et fait bonne mine à mauvais jeu! L’idée de prévoyance pendant les périodes d’abondance n’effleure même pas le cerveau de ce grand enfant. Il est à supposer que la vie était autre- fois moins uniforme qu'aujourd'hui; les différends entre tribus se réglaient alors par les armes. De nos jours, les guer- res ont cessé; tout au plus éclate-t-il, de temps à autre, des disputes entre deux villages ou entre deux tribus voisines. Dans les cas les plus graves, elles peuvent amener la destruction des cultures ou l'incendie de quelques cases; l’apparition des gendarmes suffit cependant presque toujours. à rétablir l’ordre. Le canniba- lisme, qui accompagnait autrefois les guerres, appartient également au passé. On ramenait au village les corps des enne- mis tombés, et ces morceaux rares étaient dégustés par les guerriers. Certains colons prétendent que, dans les contrées re- tirées de l’île, il arrive encore quelquefois qu’un pauvre libéré égaré, ou même un in- Fig: 22) Ceinture de digène soit mangé; cela n’est pas impos- danse. Longueur 60 em. sible, mais cependant peu vraisemblable. Actuellement, c’est l’agriculture qui remplit principalement la vie de l’indigène; quant à ses heures de loisir, sa fantaisie les peuple des souvenirs des fêtes passées et lui permet de se réjouir à la pensée de celles qui s’approchent. Car le Calédonien a une existence étonnamment riche en fêtes, partout ou l’église n’est pas encore intervenue pour les supprimer. Les prétextes à fêtes sont légion. La naissance, la puberté, le mariage, sont les occasions d’une catégorie de fêtes très répan- — 53 — dues, qui prennent un éclat tout particulier quand les familles de chefs en sont les héros; il en est de même pour l'entrée en fonc- tion d’un nouveau chef de village ou de tribu. D’autres festivités se rattachent à l’agriculture: début des plantations, récolte des premiers fruits de la terre etc., d’autres encore, très nombreuses aussi, Ont pour cause des commémorations de décès. Ces fêtes, appelées « pilou-pilou » peuvent durer une semaine entière et elles sont à peine terminées dans un village, qu’un autre en annonce de nou- velles. Dans les grandes occasions, amis et connaissances viennent souvent de très loin etsont répartis par tribu dans des cases construites à cet effet. De copieux repasetdes danses interminables forment le programme essentiel de ces festivités. Nous avons eu l’occasion d’assister à l’une de ces fêtes dans un village voisin d'Oubatche, à Diaoué. Elle était donnée, nous ne savons trop en quel honneur, par un vieux Calédonien de cette tribu. La danse se déroula de la manière suivante: Deux jeunes gens, placés en face l’un de l’autre chantaient une mélopée monotone; debout, autour d’eux, des hommes et des garçons frap- paient avec violence l’un contre l’autre, des battoirs faits d’écorce enroulée (fig. 21) et accompagnaient ce bruit assour- dissant de sifflements aigus. En outre, Fig. 23. Bourse avec chaîne un jeune homme, placé près d’eux, frap- de monnaie de coquillages. 2 Oubatche. Longueur 17 cm. pait la terre en cadence au moyen d’un long tube de bambou. Autour de cet orchestre infernal déambu- laient les participants, rangés en cercle et avançant à petits pas, tantôt isolés, tantôt par groupes de deux ou trois. Les jambes un peu courbées, les genoux légèrement fléchis, ils se dandinaïent en marchant, balançant leurs hanches et faisant entendre des siffle- : Dei Ganee 4” Ë T Fig 24. Pieux pour travaux agricoles, Kanala et Hien- ghène. Longueurs messe tom: NET ee ments singuliers. Ils portaient sur l’épaule soit une hache, soit une massue et avaient orné leurs cheveux, de houppes de plumes blanches; quelques-uns avaient passé autour de leurs han- ches une ceinture de paille tressée (fig. 22). Au milieu des hommes, des enfants couraient et sau- taient en se donnant la main, tandis que d’autres agitaient des rameaux feuillés. Deux vieilles femmes seulement, armées de bâtons, prirent part à la ronde; les plus jeunes se tenaient as- sises à l’écart, probablement intimidées par la présence des spectateurs européens. De temps en temps, un cri général, poussé par tous les dan- seurs, sur un signal des musiciens, arrêtait la ronde, qui recommençait de la même façon un peu après. Les danses et les intervalles qui les séparent ne durent que quelques minutes, mais se succèdent pendant la nuit entière, souvent jusqu’au lever du soleil, si les infatigables dan- seurs sont encore en nombre suffisant. Quant à nous, notre patience n’alla pas si loin! Des festivités semblables coûteraient une quantité énorme de victuailles au village orga- nisateur, si les invités n’apportaient eux-mêmes des cadeaux consistant précisément en produits agricoles, en poisson séché ou en argent. Dans ces cérémonies, l’argent français n’a pas en- core cours; c’est toujours l’ancienne monnaie de coquillages qui est en usage. Celle-ci est, du reste, acceptée par les colons du Nord de liîle à raison de 1 fr. le mètre courant. Elle se com- pose de disques blancs, très fins, faits de petites coquilles marines qui sont enfilées en chaîne, et séparées les unes des autres par des nœuds dis- tants d'environ 1 cm. Un lambeau d’étoffe ou une enveloppe de balassor sert de bourse (fig. 23). Il existe encore d’autres espèces de mon- —» JO naies plus fines, faites également de coquillages, auxquelles les indigènes attachent une valeur bien supérieure à celle de la mon- naie ordinaire. à às Ces nombreuses fêtes sont, certainement, une des causes qui empêchent les indigènes de se livrer à un travail suivi chez les Européens, soit dans les plantations ou les mines, soit dans le service domestique; elles les attirent invinciblement vers leurs villages. En tout cas, pour les deux serviteurs calédoniens que nous avions engagés, c'était toujours une douce nécessité; ils RON disparaissaient de temps en temps, pendant un ou plusieurs jours, et revenaient à la maison dans un assez piteux état. Il faut cependant rendre cette justice à l’indigène qu’il peut travailler avec assiduité quand les circonstances l’exigent. Ses cultures méritent toutes nos louanges et commandent même l'admiration, quand on songe qu’il n’a pour tout instrument que deux pieux pointus, l’un court et l’autre plus long (fig. 24). Les ol Fig. 26. Haches en pierre de diverses formes. !/10 grand. nat. Nouvelle-Calédonie. tubercules du taro et les racines de l’igname forment le fond de son alimentation. La culture de la première de ces plantes, une : Aracée: Colocasia antiquorum Schott. lui donne beaucoup de peine. Elle exige, en effet, du moins pour les bonnes qualités, tout un système d'irrigation, car elle doit se développer sous l’eau. On capte un ruisseau, dans un vallon de la montagne, au moyen d’une digue faite de pierres et de terre, et on conduit le courant d’eau horizontalement sur le flanc des collines. Il vient baigner les semences placées dans des terrasses légèrement creuses, ot Un — étroites et superposées les unes aux autres. De cette façon, quand l'une des terrasses est suffisamment pleine, le surplus de l'eau s'écoule, par une ouverture ménagée sur l’un des rebords, dans une terrasse inférieure, et ainsi de suite, jusqu’au pied de la col- line. Vues de loin, les pentes ainsi cultivées paraissent striées de lignes parallèles. Cette culture du taro rappelle beaucoup celle du riz dans l'Inde et dans l’'Archipel Malais. La culture de l’igname (Dios- corea batatas Dcsne), qui est une Convolvulacée, exige moins de peine, car elle ne nécessite aucune irriga- tion. Elle se pratique, soit sur les pentes des collines, dans des champs semi-circulaires ou en forme de fer à cheval, soit en terrain plat, sur des talus de 3 à 5 m. de large, sépa- rés les uns des autres par des fos- sés pour l'écoulement de l’eau. Sur de longs pieux, fichés en terre, s’en- roulent et grimpent les plantes (fig. 25), dont les feuilles d’un beau vert et les jeunes pousses rougeâtres sont d’un agréable aspect. Parmi les autres plantes comestibles les plus importantes, citons: la banane, la canne à sucre et le cocotier. Ce dernier procure aux indigènes, outre la chair succulente et le lait de ses noix, maint autre produit utile pour l'économie domes- tique, par exemple les fibres pour la fabrication des cordes et des ficelles et les feuilles pour le tressage de toutes sortes d’ustensiles. L'agriculture calédonienne s’est perpétuée jusqu’à nos jours sans modification quelconque et n’a aucunement subi l'influence européenne.Mais, dans d’autres domaines, cette dernière a eu raison de toute une série d'industries indigènes qu’elle a fait totalement disparaître. C’est le cas, tout d’abord, pour le travail de la pierre, Fig. 27. Hache en fer. Koindé, Longueur 40 cm. UE autrefois très développé. Les haches de pierre emmanchées, qui étaient encore partout en usage lors de l'occupation de l’île, sont Lie CCS 46 1] REZ REEE ET Fig. 29. Collier de perles de serpentine. Hienghène. Longueur du collier 64 cm, | devenues maintenant des ob- E | * jets fort rares, conservés dans Fig. 28. Hache de parade. Oubatche, les musées. Par contre, les Longueur 64 cm. pierres finement polies qui for- maient les lames de ces haches sont encore nombreuses et attestent l'emploi général qu’on faisait, autrefois, de ces instruments. La hache de fer a maintenant rem- placé partout sa devancière. Quelques formes d'anciennes haches de pierre emmanchées sont représentées dans la fig. 26. Quant à la fig. 27, elle montre une hache, encore en usage actuellement, dont la lame est for- mée d’un ciseau eu- ropéen, mais le mode de fixation de celle-ci rappelle encore celui de certaines haches de pierre. Les magnifiques haches de parade que possédaient les chefs, sont également deve- ig. 30. Coquille de l’huître Meleagrina utilisée comme couteau. Largeur 13 cm. nues très rares. Elles se composent d’un grand disque de néphrite ou de serpentine soigneusement poli, fixé dans un manche en- touré de cordons brun-rouge faits de poils de roussette et orné d’un lacis délicat de pailles tressées. Tout ce travail dénote une Fig. 31. Marteaux servant à la fabrication du balassor. a. Oubatche. longueur 28 cm; b. et c. Houaïlou, longueurs 35 et 31 cm. habileté d'exécution con- sommée et un parfait bon goût; ces armes de cérémonie sont de vraies fleurs de la technique néolithique. Le spécimen reproduit dans la fig. 28 appartenait à un chef d'un village voisin d’Ou- batche. Ce chef vint chez nous de nuit et à l'insu de ses administrés, pour nous en proposer l'achat. Son prestige dans le village eût souffert, si les habitants avaient ap- pris qu'il se dépouillait ainsi volontairement de lemblême de son rang. En même temps que la technique de la fabrication des haches se perdait, disparaissait aussi l’art de percer Îles perles de serpentine qui composent les colliers calédoniens. Avec leurs flots de cordons bruns, en poils de roussette, ces colliers étaient une parure d’un goût exquis, très appréciée, autrefois, des grandes dames calédoniennes (fig. 29). Les beaux couteaux, faits de la coquille de l’huître Meleagrina (fig. 30), sont aussi hors d’usage; ils servaient prin- cipalement à couper les tubercules comestibles. Mais l'instrument de fer, venu d'Europe, s'étant révélé plus pratique, a fait partout disparaître le couteau de coquillage. L’art de la poterie s’est également éteint; c'était autrefois le travail des l Fig. 33. ensemble, Peigne fait de baguettes fixées Oubatche, longueur 20 cm. 60 — Fig. 32. Bracelet fait d’un co- quillage marin (Conus), Dia- mètre 7 cm. femmes, dans certains vil- lages. Depuis longtemps, les grandes marmites de terre, fragiles et mal cuites, ont dû céder le pas aux récipients de fonte, importés d'Europe. Le même phénomène s’est produit aussi pour les étoffes indigènes (balassor), faites de fibres végétales, patiem- ment travaillées à l’aide de marteaux de bois (fig.31). La cotonnade européenne, meilleur marché et bien plus solide, a tué aussi cette branche d'industrie, tout comme l’allumette suédoise ge — HO LS a condamné l'emploi des bois frottés pour l'obtention du feu. On conçoit que l'adoption des vêtements à l’européenne ait fait presque disparaître, chez l’homme comme chez la femme, les objets de parure. Par-ci par-là, les hommes portent encore un bracelet fait de la coquille d’un Conus (fig. 32), ou une Ovula fixée au poignet et les adultes des deux sexes s’ornent volontiers a b C d e f Fig. 34. Peignes calédoniens de diverses formes. a. Kanala, long. 10 cm: b. Hienghène, long. 20 cm: c.et d. région de Koné, long. 21 et 22 cm: e. Ouaoué, long. 26 cm; f. Bopope, long. 25 cm. de colliers formés d’un cordon de poils de roussette. C’est l’orne- mentation de la chevelure qui est restée le plus en honneur. Les peignes qui, outre leur effet décoratif, sont d’un usage pratique, sont beaucoup portés. Les uns sont formés de fines baguettes attachées solidement ensemble à une extrémité (fig. 33), les autres sont taillés dans du bois ou du bambou. Leur forme varie no- tablement dans les diverses parties de l'ile (fig. 34a—f). Pour les fêtes, l’homme pique dans sa perruque de petites houppes de plumes blanches fixées à une mince baguette qui se détachent ST ren élégamment du fondsombre des cheveux. Le Calédonien fait aussi preuve d’un : : ; goût très sûr en ornant sa chevelure = He, de fleurs aux teintes vives ou de feuilles : RD CL. finement découpées, comme celles des fougères, par exemple, qu’il affectionne FN ASE particulièrement. Du reste, l'homme est | RÉPNE S très vaniteux en Calédonie: il l’est, en tout cas, beaucoup plus que la femme, et se perd volontiers en longues contempla- Fig: 55: a tré t tions devant son petit miroir qui jamais e ; ne le quitte. On est étonné, en cons- tatant les effets décoratifs qu’obtient le Calédonien, avec d’aussi simples moyens. C’est ainsi qu’une feuille de bananier, finement découpée en lan- guettes, passée autour de son cou et retombant sur la poitrine, fait va- loir, de magnifique façon, la belle couleur brune de son torse. Il en- toure volontiers ses hanches de guir- landes de branches, ou recouvre sa ceinture de cuir d’une feuille de Pan- danée, portant des ornements très simples, faits au moyen d’une épine. Un autre genre de parure, c’est le tatouage, mais il n’est que fort modeste, car les lignes bleues qui le composent sont très peu apparentes sur la teinte foncée de la peau. Chez : les hommes, on ne remarque plus guère que leur nom ou celui d’un ami ou d’une amie, incrusté sur leur : bras, en caractères européens. Par contre, chez les femmes, un modèle Fig. 36. Indigène de la tribu de tatouage encore très répandu est des Pamboas, portant le deuil. celui qu’elles appellent, du nom d’un PAIE A EE | RL Mel San PUR EM rat £ h Ï k Fig. 37. Sagaies calédoniennes de diverses formes. a. Oubatche, long. 2? m 15: b. Hienghène, long. 1 m 95: c. et d. Oubatche, long. 2 m 75 et 2 m 35; e. sans provenance exacte, long. 3 m 5; f. Oubatche, long. 2 m 45: g. Thio, long. 3 m; h. et i. Kanala, long. 2 m et 3 m; k. Oubatche, long. 2 m 10. “ 1 DD NS te En UN 22 oiseau marin, la « frégate » (fig.35). Il consiste en rangées parallèles de deux lignes, légèrement courbées, représentant les ailes, et reliées entre elles par une courte partie centrale, figurant le corps de l'oiseau. Ces rangées commencent, en général, de chaque côté sur un des doigts de la main et se continuent sur le bras jusqu’à l'épaule, pour redescendre ensuite sur la poitrine, et quelquefois même au déla, une des rangées se reliant alors à l’autre au-dessous du nombril. Dans les périodes de deuil réapparaissent parfois d'anciennes coutumes, tombées en dé- suétude dans la vie ordinaire. Le vieil indi- gène que représente notre fig. 36, et qui ap- partient à la tribu montagnarde des Pamboas, à l'Ouest d’Oubatche, porte le deuil du chef de son village. Il a enduit sa poitrine et son ventre d’une masse noire qui reluit au soieil et a frotté, de même, le cordon de poils de roussette qu'il porte à son cou; un lambeau d’étoffe noire pend à son poignet gauche. Sa tête est surmontée d’une espèce de chapeau sans fond, qu'on ne porte plus que dans ces funèbres circonstances: c’estun cylindre tressé, pig. 38. Cordon ser- ouvert aux deux extrémités, et orné vers le vant à lancer les bas de quelques petites franges jaunes. sagaies. Long.24 cm. Quand je voulus lui enlever ce couvre- chef, afin de procéder aux mensurations de sa tête, l’indigène s’y opposa formellement; l'usage veut, en effet, qu'il porte cette coiffure pendant toute la période de deuil et qu'il laisse croître tous ses cheveux. Nous avons observé une autre coutume de traiter la cheve- lure dans un cas de deuil. Une femme, de cette même tribu des Pamboas, avait une longue tresse, retombant dans le dos, soi- gneusement enveloppée d’un ruban fait de poils de roussette. On rencontre encore quelquefois de vieux indigènes qui portent un autre signe visible de deuil: le lobe de leur oreille est déchiré. Tous les indigènes, ou du moins la plupart d’entre eux, se faisaient pratiquer, autrefois, un trou dans l'oreille; on agrandissait ensuite Ba es: démesurément l’ouverture, en y introduisant des objets cylin- driques. La partie inférieure du lobe auriculaire, devenue ainsi un mince cordon, était déchirée, en cas de deuil, comme marque a b C d e Î Fig. 39. Massues calédoniennes de diverses formes, a. Oubatche, long. 67 cm; b. Vallée Négropo, long. 67 cm; c. Koné, long. 71 cm; d. Vallée Tiouaka, long. 71 cm; e. Vallée Négropo, long. 67 cm; f. Oubatche, long. 72 cm. tangible de chagrin. Aujourd’hui, la mode des oreilles trouées a disparu et, avec elle, la possibilité de témoigner sa douleur de cette curieuse façon. Les femmes en deuil ont, fréquemment, sur le haut des bras et sur la poitrine, des verrues assez saillantes, placées en groupes ou en rangées. Ce sont des cicatrices de brûlures dont l'effet est assez joli et qui, de ce fait, se pratiquent souvent aussi par simple coquetterie. Etant donnée la tranquil- lité actuelle du pays, il va sans dire que les armes de guerre, lances et massues, ne sont plus employées. On ne les aperçoit que lors des fêtes et pour les Fig. 40. Strombus luhuanus L. danses; quelquefois on en fait utilisés comme rabots, */: grand. nat. encore des neuves pour ces oC- ‘asions, tout comme chez nous on fabrique des cuirasses du moyen-âge pour les cortèges historiques. La sagaie devait être une arme fort répandue, car on peut en acheter encore partout en grand nombre. La forme la plus fréquente est la sagaie simple et lisse, sans aucune décoration, terminée en pointe aux deux extrémités (fig. 37 a). Les lances avec une couronne de crochets à une extrémité sont plus rares (d), comme aussi celles qui sont ornées d’une ou de deux figures humaines sculptées (b et c). D’autres, munies d'une petite plaque allongée (e et f), recouverte d'un réseau tressé et de cordons de poils de roussettes, sont devenues rares également. Il en est encore qui possèdent, à côté de la pointe principale, une épine latérale, plus courte, con- sistant en un piquant de raie artistiquement fixé (g et h), mais elles ont presque disparu A Mes 6 à LATE MN 20 RAT aujourd’hui. Les lances à pointes nombreuses (i et k) ne sont pas des armes de guerre, elles ser- vent à la capture du poisson en eau peu profonde. Pour donner plus de force à la sagaie, on AE RENE TON CEE Fig.41.Racloir fait d'une coquille de la lançait au moyen d'un cordon tressé, court Pecten.Long.20em. et solide, muni d’un trou à une extrémité (fig. Sarasin, Nouvelle-Calédonie. 5 EE TRS 38); ce cordon remplissait le même but que les planchettes dont se servent les Australiens pour projeter leurs lances. Les indigènes semblent attacher une plus grande valeur à leurs massues qu’à leurs sagaies; tout au moins exigent-ils, pour les premières, des prix plus élevés. Ils apportent souvent les plus vieilles pièces, soigneusement enveloppées d’étoffe faite de fibres. Fig. 42. Rocher sépulcral près d’'Oubatche. On trouvera dans la figure 39a—f, les principales formes de massues calédoniennes, entre autres la plus caratéristique de l’île qui, avec son long bec pointu, rappelle une tête d’oiseau. D’après M. Leenhardt, les indigènes nomment cependant cette forme: tête de tortue. Tandis que les armes de guerre sont au- jourd’hui hors d’usage, la lance à pointes multiples, ayant con- servé son but pratique, est utilisée encore par les indigènes actuels pour la chasse au poisson; il en est de même pour l'arc et la flèche qui servent à capturer le poisson et, à l’occasion, les roussettes et les pigeons. Le port des armes à feu est inter- dit aux indigènes. Ils emploient encore de temps en temps la fronde, mais ne se servent plus de la po- chette, joliment filochée, dont ils s’entouraient autrefois la taille, ni des pierres fusiformes soi- gneusement polies. On prend aujourd'hui des cailloux qu'on choisit dans le lit d’un ruisseau, et ce dangereux instru- ment n'est plus guère Fig. 43. Niches tombales dans un rocher sépulcral près d’Oubatche. qu'un jeu. De tout temps, les cuirasses et les boucliers ont fait défaut en Nouvelle- Calédonie, de même que le tambour dont l'usage est cependant si répandu. Nous venons de voir que beaucoup d'objets ethnographiques parmi les plus frappants et qui, il n’y a pas longtemps, faisaient encore l’orgueil des indigènes, ont complètement disparu au contact de la civilisation européenne. D'autre part, il est étonnant de constater la persistance de toute une série d’outils ou de petits ins- truments moins apparents, qui remontent sûrement aux stades primitifs de la civi- Fig. 44. Démon pour la lisation humaine. À ce groupe appartien- pluie. Long. 31 cm. nent les rabots faits d’une coquille de mol- RNERT AR lusque, dans laquelle un trou rond a été pratiqué (fig. 40); le plus souvent, on utilise une espèce marine (Strombus), plus rarement une espèce terrestre (Placostylus). Ces rabots sont encore em- ployés de nos jours pour lisser le bois, par exemple, les arcs et les flèches. Il faut citer également les coquillages servant à racler la chair des noix de coco, les racines et les tubercules, ou encore à polir les feuilles de Pandanées qu’on prépare pour le tressage des corbeilles, ou enfin à nettoyer les fibres de coco dont on fait des cordes et des ficelles. La plupart de ces coquillages sont em- ployés tels quels, tandis que les valves de Pecten sont quelquefois munies d’un trou près de la charnière et fixées à un petit manche de paille tressée qui en facilite l’usage. C’est un racloir de cette sorte que représente la fig. 41; il sert, à l’aide de son bord on- dulé, à découper certains fruits en languettes allongées. D’autres coquilles de cette même espèce sont simplement percées d’une ouverture, au travers de laquelle est passé un chaume de paille replié qui en permet aisément l’emploi. Au nombre de ces outils primitifs, je compte les fragments de quartz et, souvent aussi, de verre qui sont encore utilisés pour lisser le bois. Ils servent également d'instruments chirurgicaux; c’est, en effet, avec un de ces éclats qu’on opère, par exemple, la saignée contre les névralgies ou contre d’autres maux. En outre, il faut compter au nombre des instruments primitifs les grosses pierres roulées, employées comme marteaux, sans manche et sans préparation aucune. Signalons, enfin, une arme très ancienne dont l’usage s’est aussi conservé: ce sont de simples branches, coupées dans la forêt, mais dont la longueur est déterminée et mesurée au bras de celui qui les lance; on doit considérer cette arme de jet, employée pour la chasse aux roussettes, comme la forme la plus primitive de ce genre d’instruments. L'influence européenne a également modifié profondément les coutumes indigènes relatives aux sépultures. D’après les pres- criptions du gouvernement, dont les gendarmes surveillent l’exé- cution, les personnes décédées doivent être partout dûment en- sevelies. Cette règle est généralement observée, à quelques excep- tions près, dans certaines régions très retirées. — 69 — Les anciens cimetières des environs d’Oubatche étaient situés dans des endroits isolés, très pittoresques, entre des blocs de rochers d’une hauteur parfois imposante et presque toujours enfouis sous une épaisse végétation. Dans les nombreux couloirs et dans les profondes niches de ces rochers, on déposait les ‘adavres, enveloppés de nattes ou d’étoffe indigène, sans les re- couvrir de terre. Le rocher sépulcral que représente notre fig. 42 est un des moins grands de la région d’Oubatche; il cachait dix squelettes dans ses fentes. Les uns gisaient pêle-mêle, les autres étaient séparés par des blocs de pierres formant des sortes de niches et reposaient sur une couche de pavés. Deux de ces niches, dans une fente du dit rocher, sont représentées dans notre fig. 43. Nous avons pu constater sur les squelettes que les cadavres étaient déposés en position accroupie, avec les genoux ramenés contre la poitrine. Si ces rochers sépulcraux sont un attrait pour l’anthropolo- giste, ils effraient, au contraire, au plus haut point les indigènes, et ceux-ci s’en tiennent toujours à distance respectueuse. Ce sont pour eux des lieux « tabous » qui présentent de grands dangers et attirent des maux affreux sur les non-initiés qui se permettent d'y pénétrer. Cette crainte se conçoit facilement, si l’on songe au degré de développement qu'avait, chez les Calédoniens, le culte des ancêtres dont ils sont encore tous imprégnés, même ceux d’entre eux qui se déclarent chrétiens. Ces insulaires reconnaissent bien l'existence de démons, ou, si l’on veut, de divinités qui n’ont jamais revêtu une forme humaine, mais ceux auxquels ils attri- buent la plus grande influence sont les esprits des ancêtres, par- ticulièrement ceux des chefs et des sorciers. Il n’est donc pas étonnant qu’on les vénère dans les lieux où reposent leurs sque- lettes et où, précisément, les indigènes pensent qu'ils peuvent le mieux manifester leur pouvoir; on verra qu'il en est de même pour les autels spéciaux, où sont exposés les crânes des chefs morts. Voici comment ils croient que les nombreuses amulettes, employées par les sorciers, acquièrent leurs propriétés: L'homme initié, connaissant le moyen d’obtenir l’aide dès esprits ancestraux, fait passer dans les objets dont il se sert les forces secrètes des ancêtres qui résident dans les cimetières. Dans certaines fa- Tone milles, le pouvoir de sorcellerie s’hérite de père en fils. Il y a, par exemple, les faiseurs de pluie ou de tempête, ceux qui envoient les maladies ou qui ont la puissance de les guérir, d’autres qui connaissent le moyen d’obtenir une abondante récolte ou une pêche fructueuse, et d’autres encore qui préparent des philtres d'amour, etc. Les amulettes généralement employées sont des herbes spéciales, attachées en petits paquets, ou bien des pierres de différentes formes ou encore des idoles de bois. Tous ces objets reçoivent leur consécration dans les cimetières, avec beau- coup de cérémonies. Par suite de l’œuvre missionnaire sur divers points de la colonie, ces talismans ont perdu beaucoup de leur valeur aux yeux des indigènes et nous avons pu ainsi nous en procurer un certain nombre. Un homme de la région d’Oubatche nous apporta, un jour, la petite idole de bois que représente la fig. 44, c'était, disait-il, le démon de la pluie et son nom était « Oualaout ». Elle était em- paquetée soigneusement, dans une vieille pochette portant des traces visibles de multiples réparations. Autrefois, cette idole était placée dans une hutte retirée, au milieu de la forêt, pro- bablement près d’un lieu de sépulture. L’indigène raconta que son père allait quérir le petit démon et procédait aux cérémonies nécessaires chaque fois qu’il désirait la pluie. Un autre Calédonien nous vendit une valve de Tridacna, toute couverte de suie; cette coquille était conservée sous le toit de la maison qu’elle protégeait de l’incendie. Dans la suite, nous obtinmes souvent aussi des pierres de diverses formes, destinées à activer la croissance des plantes cultivées. Nous en reparlerons plus loin, à propos de notre séjour à Kanala, où nous avons eu l’occasion d’en observer l'emploi. Nous avons constaté à Oubatche un cas de croyance encore très tenace à ces paquets d’herbages servant d’amuiette. Un jour, un homme vint nous proposer l’achat de quelques crânes, c'était là une audace inouïe pour un indigène! Il les avait placés dans un panier, à côté d’une amulette formée de plantes liées ensemble et recouvertes d’écorce de niaouli. Avec ce talisman dans la main, il touchait les crânes, persuadé qu’il ne lui arriverait rien, mais, sans 24. | Mir son paquet d'herbes, il ne voulut pas même les effleurer. Il savait, nous dit-il, que la conséquence immédiate de cet acte serait la folie! En narrant nos divers voyages en Nouvelle-Calédonie, nous aurons l’occasion de compléter ces rapides remarques sur les in- digènes et sur leurs mœurs. Disons cependant ici quelques mots de leurs qualités sensorielles. L'’ouiïe et l’odorat sont très déve- loppés et la vue l'est d’une façon toute spéciale, comme le montrera le fait suivant dont nous avons été témoins à Ou- batche. Un jour, vers 5 heures de l'après-midi, un de nos domes- tiques calédoniens vint à nous, criant et s’agitant, pour nous dire qu'il avait vu une étoile au firmament. Dans le ciel clair, voilé seulement en partie par des nuages, nous eûmes une peine infinie à découvrir l’astre en question. Il fallut avoir recours aux jumelles, grâce auxquelles nous arrivâmes enfin à apercevoir Vénus qui se détachait, comme un minime point blanc, sur le fond d'azur. C'était la première fois que je voyais une étoile au ciel, alors que le soleil y brillait encore. Voyage dans la vallée du Diahot et aux grottes de Tchalabel. 28 Avril — 8 Mai 1911. Dans son ouvrage sur la Nouvelle-Calédonie, Lemire donne une description très fantaisiste des cavernes qui se trouvent dans l’intérieur du pays, à l'Ouest d'Oubatche, dans les rochers de Tchalabel. Il parle de leurs idoles de pierre et de leurs squelettes recouverts de dépôts calcaires, et pense que ces grottes sont parmi les lieux sacrés les plus anciens des indigènes. Nous réso- lûmes d’aller à leur recherche, et d'apprendre à connaître, par la même occasion, le versant Ouest de notre chaîne de mon- tagnes et la vallée du Diahot. L'ancien chef du service topogra- phique de la colonie, M. Engler, dont nous avons déjà parlé au début de ce livre, et qui connaît de façon parfaite l’île et ses habitants, fit appeler le chef de la tribu de Bondé, dans le district de laquelle se trouvent les roches de Tchalabel. Ce chef consentit à nous servir de guide et à nous procurer des porteurs. Les voyages peuvent se faire de deux façons en Calédonie: à cheval ou à pied. La première manière permet de parcourir, en un laps de temps très court, de grandes distances; pour la nuit on peut toujours, à la rigueur, trouver un refuge dans la maison d’un colon, puisqu'on est obligé de s’en tenir aux chemins et sen- tiers qui traversent la brousse. Néanmoins, c’est là un moyen de déplacement qui n’entre pas en ligne de compte pour le natura- liste transportant avec lui ses multiples instruments et ses caisses à collections. Le voyage à pied est le seul qui lui laisse pleine liberté d’allure, mais il nécessite un grand train de porteurs. Sur l’ordre du gouvernement, les gendarmes devaient nous aider à trouver cette main-d'œuvre. Ce ne fut pas toujours chose facile, car les indigènes n’aiment pas ce genre de travail et sont, de plus, très exigeants en ce qui concerne la nourriture. Alors qu'aux — 173 — Indes et dans l’Archipel Malais, le riz et le poisson salé suffisent à l'alimentation des coolies, les Calédoniens demandent pour leur premier repas, du thé, avec biscuit ou pain, et veulent recevoir, à midi et le soir, du riz et de la viande salée ou des conserves. J'ajoute que leur salaire journalier est de 2 frs. L’igname et le taro, qui forment la nourriture habituelle des indigènes, ne peu- vent pas être utilisés à cause de leur volume et de leur poids fort disproportionnés à leur qualité nutritive. Cependant, les vivres mentionnés plus haut exigent, eux aussi, même pour un nombre restreint de porteurs, tout un attirail de bagages, parce qu’on ne peut pas toujours compléter ses provisions en cours de route dans l'intérieur du pays. Quand les chemins le permettaient et que nous pouvions obtenir des chevaux de bât, nous chargions ceux-ci de la tente de voyage et d’une partie des provisions. Mais, comme il n’était jamais possible d’en avoir plus de 4, le nombre des por- teurs était toujours assez considérable. Ils se partageaient les divers colis: malles contenant nos effets, caisses à collections, lits de camps, appareil photographique, fusils, etc. La caravane qui, au matin du 28 Avril, quittait Oubatche par un temps radieux était assez nombreuse. Notre suite se com- posait, en effet, de nos deux domestiques tonkinois, de 23 porteurs calédoniens, de 4 chevaux de bât avec leurs conducteurs et du chef de Bondé. Ce dernier, dont le nom indigène était Kahed, a été baptisé Marius par les Européens; c’est un homme de 60 ans environ et d’un beau type calédonien. A vrai dire, il n’est pas le chef légitime des Bondés, mais a été placé par le gouvernement à la tête de cette tribu, en remplacement d’un vieillard incapable. Il arriva dans un accoutrement affreusement sale, bien qu’il aimât à se faire passer pour un homme cultivé. Quand on le questionnait sur les us et coutumes de ses com- patriotes, il répondait toujours par cette phrase grandiloquente: « Chez nous, à Bondé, on a la civilisation jusqu’au bout! » Il af- fectait ne plus rien savoir des anciens usages, bien que, dans sa jeunesse, il eût très bien pu assister encore à des scènes de cannibalisme. Pendant le premier jour de marche, il faut toujours compter avec quelques retards ou quelques difficultés, aussi faisons-nous DRM, dresser la tente, déjà vers midi, sur la croupe de l’Ignambi, à environ 1000 m. d'altitude. Nous passons la première nuit au milieu de la plus belle forêt qu’on puisse imaginer, à l’abri des frondaisons d’arbres superbes. Comme nous l’avons déjà relevé, les serpents terrestres manquent en Calédonie; c’est avec joie aussi que l’on constate l’absence de deux autres fléaux des pays chauds, les sangsues terrestres et ces petits acariens des buissons, qui, pénétrant sous la peau, produisent des inflammations fort douloureuses. Le lendemain, nous descendîmes sur l’autre versant de la montagne et le sentier nous conduisit bientôt hors de la forêt, sur une pente raide, couverte d’herbages, d’où la vue s’étendait au loin sur une large vallée coupée de collines et bornée à l'Ouest par plusieurs chaînes de montagnes parallèles. En quatre en- droits, ces dernières laissaient ouvertes de petites échappées sur la mer. Les montagnes les plus rapprochées, composées d’anciens schistes sédimentaires, présentaient souvent des sommets hardis, aux formes déchiquetées. Celles de la côte Ouest, par contre, avec leurs dômes et leurs croupes arrondies, dévoilaient leur forma- tion serpentineuse. Une végétation basse de buissons et d’her- bages couvrait tout le pays, sauf dans les gorges humides et sur les crêtes des montagnes plus élevées, où des restes de forêts mettaient des tons plus sombres. Le contraste était grand avec la chaîne magnifiquement boisée que nous venions de traverser. Nulle part, dans cette région, on n’apercevait d'habitation humaine, et cette solitude ajoutait encore à la sauvage grandeur du tableau. Ce fut, ensuite, une interminable descente par les innom- brables lacets que fait lechemin en contournant les collines, d’abord à travers ce terrain ouvert, ensuite dans la zone des niaoulis où nous retrouvâmes aussi, hélas! les fourrés de Lantana. Tout à coup, à un détour du sentier, apparut à nos pieds le Diahot qui déroulait devant nous son long ruban argenté et dont les rives étaient bordées, ici et là, de plantations de cocotiers, de champs cultivés et de huttes indigènes. Nous arrivions alors sur le ter- ritoire des Pamboas, tribu qui ne compte que 350 âmes, mais n’en occupe pas moins un district très étendu. A 1 h. 30, nous étions au bord du fleuve où notre caravane nous rejoignit beaucoup plus tard, le sentier, recouvert par places de taillis de Lantana, ayant dû être dégagé pour le passage des chevaux bâtés. Le Diahot, dont les sources coulent dans un vrai dédale de vallées, est le plus grand fleuve de l’île. Mesuré à vol d'oiseau, son cours est d'environ 50 km. mais, avec les nombreuses courbes qu'il fait, il en mesure bien le double, C’est le seul cours d’eau — avec son voisin plus petit, le Néhoué — qui coule dans la direction du grand axe de l'ile, du Sud-Est au Nord-Ouest, tandis que tous les autres sont, plus ou moins, dirigés perpendiculaire- ment à cet axe. A l'endroit où nous étions parvenus, le fleuve pouvait avoir 15 à 20 m. de large, mais il était peu profond et cou- lait, tranquille, dans son lit de ro- chers. L’altitude, au bord de l’eau, n'était guère que de 70 m. environ au-dessus du niveau de la mer. Les Pamboas avaient été avisés de notre passage; quelques-uns d’entre eux déjà, nous avaient at- Fig.45. Idoles de bois des Pamboas. tendus sur le chemin pour nous Haut. 32 et 35 cm. vendre divers objets ethnogra- phiques. Le soir, ils se trouvèrent nombreux autour de notre campement, admirant notre tente et mille choses à eux inconnues. Ils nous proposèrent l'achat de haches de pierre et de quelques idoles de bois (fig. 45). La signification primitive de ces der- nières leur était inconnue — ou bien ils ne voulurent pas nous la dévoiler — car ils nous vendirent ces idoles pour des jouets d’en- fants. Nous trouvâmes, en outre, ici de petits poteaux de case, de forme étroite, dont la sculpture représentait un visage humain De LT AT orné d’une très longue barbe (fig. 46). Ces poteaux, nommés « giréous » dans le lan- gage des Bondés, se placent à l’entrée des huttes, à côté des grands panneaux qui flan- quent la porte. La pièce la plus intéressante qu'on nous apporta fut un crâne humain, grossièrement sculpté dans un morceau de bois, provenant, d’après les renseignements des indigènes, du toit d’une hutte (fig. 47). Il s’agit là, probablement, d’un objet destiné à remplacer les vrais crânes qui, autrefois, servaient de décoration. Les indigènes avaient aussi capturé di- vers animaux, entre autres deux gros Geckos, de l'espèce dont nous avons déjà parlé, et qu'ils avaient enfermés dans des tubes de bambou. Les Calédoniens ont une peur terrible de ces êtres inoffensifs qui sont même plus ou moins vénérés par beaucoup d’entre eux. Quelques familles portent le nom de ce lézard qui est « tabou » pour elles et qu’elles ne peuvent donc absolument pas toucher. Remarquons, en passant, que cer- taines plantes ou certains oiseaux sont égale- ment «tabous » pour d’autres groupes de + ge À D Jin CR ru Fig. 46. familles qui en portent les noms. Sans aucun Peut Poteau de doute, cette pratique se rattache à une ins- lente donetone titution totémique fort ancienne. Bondé. Long. 1 m 20 La journée se termina par un bain ré- et 1 m 15. parateur dans les ondes du fleuve. Nous suivons le lendemain, sur un petit parcours, la rive gauche du Diahot: çà et là, il coupe les roches en formant de pittoresques rapides, mais, la région de ses grandes courbes commençant, nous nous éloignons de sa rive pour tra- verser un pays ondulé de collines, dont nous avons maintes fois à monter et à descendre les pentes. Cette contrée, d’une monotonie accablante, est une savane, semée par places de niaoulis et souvent aussi de taillis de Lantana dans le bas des vallons. Quelques mamelons étaient absolument dénués d'arbres ou de buissons: dans le gazon qui les recouvrait brillaient, çà et là, des blocs de quartz, dont l'alignement régulier indiquait la direction des filons désagrégés par le temps. Sur les pâturages, quelques pièces de bétail paissaient tranquillement derrière de longues clôtures qui suivaient les ondulations du terrain et marquaient les limites des propriétés des colons. Dans l'après-midi de ce même jour, vers 2h.12, nous nous retrouvons au bord du Diahot, dans le voisinage de la station missionnaire de Bondé. La marée se fait sentir jusque là, bien que l'endroit soit éloigné d'environ 20 km. à vol d'oiseau de l'embouchure du fleuve. Grâce à elle, des bateaux de 15 tonnes peuvent, paraît- il, remonter jusqu’à Bondé. Au reflux, le fleuve est moins puissant: il ne remplit qu'une partie de son large lit caillouteux, mais son courant est alors plus rapide. Malheureusement, la pluie se mit à tom- Fig- 47. Sculpture de bois ber pendant la nuit et nous retint encore RE Ce Ê : humain. Hauteur 12 cm. tout le jour suivant sous notre tente, au bord du fleuve. Nous nous trouvions au milieu de la tribu des Bondés, forte d'environ 350 âmes, réparties dans 12 villages qui avoisinent la belle station missionnaire cen- trale. Tous ces villages portent aujourd’hui des noms de saints: St Michel, St Pierre, St Louis etc. Le matin, nous eûmes l'honneur d’une visite du grand-chef des Bondés, dont Marius était le remplaçant gouvernemental. I] vint, accompagné d’un grand nombre de ses gens, et fit déposer devant notre tente un gros tas d’ignames, comme cadeau de bien- venue. Il accompagna ce présent d’un long discours, dont les phrases principales étaient ponctuées par les anciens de la tribu d'un « aing » d’acquiescement. Ce doit être là une très ancienne coutume, car Cook décrit de la même façon un speech qui lui fut adressé lorsqu'il aborda à Balade. LOT SR 1 2e Marius fonctionna avec plaisir comme interprète, traduisant phrase après phrase le discours du grand chef qui peut se ré- sumer ainsi: On vient vous apporter un cadeau, pour remercier les Blancs qui ont fait bénéficier le pays des bienfaits de la civi- lisation européenne! Ce fut ensuite à notre tour de répondre à cette amabilité; Marius traduisit pour ses compatriotes notre petit discours, puis nous distribuâmes de létoffe et surtout du tabac, denrée qui est toujours la bienvenue partout. Les mêmes formalités se répétèrent lorsque, plus tard, les chefs de deux villages voisins arrivèrent à leur tour. Si nous n’étions pas partis le lendemain matin, des délégations des 9 autres villages n’eus- sent pas manqué de faire aussi leur apparition. Les ignames furent distribuées à nos porteurs et nous eûmes tout loisir d’observer comment les indigènes préparent la cuis- son de leur mets favori. Ils commencèrent par faire un tas de bois, haut d'environ 1 m. et de largeur égale, auquel ils mirent le feu. Au milieu du brasier, ils placèrent de grosses pierres qui ne tardèrent pas à être brûlantes. Après avoir enlevé les tisons, ils frappèrent à l’aide de bâtons les cailloux incandescents, dont quelques-uns — ceux qui se composaient de quartz — se brisèrent en éclats. Avec de grandes perches, ils arrangèrent alors les pierres en une sorte de couche; les ignames, coupées en fragments d'environ 1 décimètre, furent placées ensuite dessus, ainsi qu’un poulet qu’ils voulurent cuire à notre intention. À ce premier travail succéda celui du recouvrement. Des feuilles de bananiers, passées au feu et devenues molles comme des linges mouillés, furent étendues sur les mets et sur le pourtour; puis, vint une couche de feuilles fraîches que les hommes plièrent afin de bien entourer le foyer. Sur cette enveloppe végétale, les indigènes ver- sèrent ensuite de la terre jusqu’à complet recouvrement du tas qui formait alors un petit tumulus d'environ un demi-mètre de hauteur. Le tout fut abandonné pendant les 3 heures que dura la cuisson. Le tas fut ensuite découvert soigneusement et les ignames distribuées. Nous en eûmes notre part, elles étaient ex- quises et le poulet, cuit de la même façon, ne leur céda en rien en délicatesse. Le goût des ignames, ainsi traitées, rappelle beau- coup celui des pommes de terre cuites dans la cendre. Tout le jour nos porteurs se récréèrent — quand ils ne man- geaient pas — en s’exerçant à lancer des pierres au moyen de leurs frondes. Ils faisaient sauter ces cailloux à la surface de l’eau ou prenaient comme but des oiseaux au vol, mais aucun de ces derniers ne put être atteint. Nous avions été frappés, chez les Pamboas, par la présence d’un grand nombre d'individus dont la taille était au-dessous de la moyenne. La même constatation a pu être faite aussi chez les Fig. 48. Oreillers de bois. Longueurs 38 et 45 cm. Bondés, où 14 hommes ont donné une moyenne de 162 centimètres seulement; la moyenne pour 33 hommes des Pamboas était pa- reillement de 162,1. Ces deux tribus sont donc notablement plus petites que celles des environs d’Oubatche (moyenne 164,8). La collection d'objets ethnographiques faite à Bondé ne fut pas très considérable. En fait de nouveautés, nous avons trouvé là des pièces de bois brut, légèrement bombées, qui servent aux indigènes de support pour la tête pendant le sommeil (fig. 48). Elles ne sont plus employées que par les vieillards, les jeunes générations trouvant ces oreillers un peu durs! On nous apporta, en outre, une pierre magique, c'était un morceau de minerai de fer, soigneusement enveloppé, avec une plume rouge, dans un morceau d’étoffe in- LISTE digène. Ce talisman a, paraît-il, la faculté d’attirer les richesses, et, comme pour nous convaincre de son dire, le propriétaire nous montra sa bourse remplie de monnaie calédonienne. Il est cepen- dant probable que sa croyance commençait à être ébranlée, car il nous abandonna son trésor pour quelques pièces d'argent. Cest à l'Ouest de Bondé que se trouvent les rochers de Tcha- label que nous désirions visiter. Nous eûmes d’abord à traverser le fleuve à deux reprises. Le second de ces passages, à un endroit où la Fig. 49. Pâturages dans le district de Bondé. largeur du Diahot est de 30 m. environ et où l’eau atteignait la hauteur de la ceinture, provoqua un arrêt assez long, parce qu’il fallut décharger les 4 chevaux. Puis, le voyage continua sur d’interminables collines, d’une lassante uniformité dans leur robe d’herbages. La fig. 49 montre une station d'élevage, apparte- nant à un Européen et située au milieu de ces savanes: au pre- mier plan, on aperçoit les troncs blancs de quelques niaoulis; au fond, vers l'Est, se trouve la chaîne de montagnes que nous avions traversée au-dessus d’Oubatche, pour arriver dans la vallée du Diahot. La plus haute élévation, qu’on voit à droite dans la figure, est le sommet de l’Ignambi. Nous dressâmes la tente au bord de + RE a nt la petite rivière de Tchalabel, pour pouvoir, de là, aller explorer les grottes. Pour arriver à ces rochers, il nous fallut remonter la rivière dans la direction du Sud-Ouest. Parvenus au sommet d’une col- line, nous eûmes devant nous trois roches gigantesques dont l'effet était des plus curieux. Elles semblaient se dresser, comme d'’é- normes champignons, sur les hauteurs avoisinantes et leur cou- leur grise se détachait nettement des montagnes aux teintes rougeâtres qui formaient le fond du tableau. Sur la Planche IT on n’aper- çoit que les deux masses ro- cheuses les plus méridionales. La troisième est un peu plus éloignée vers le Nord et de forme plus aiguë que les deux autres. Elles dominent des collines revêtues de bois de niaoulis qui alternent avec de hautes forêts dans les endroits humides. Au milieu de ces dernières, nos gens mirent en émoi tout un essaim de grosses chauves- souris. Ces roussettes, quittant Fig. 50. les branches où elles étaient Niche tombale avec stèle, à Tchalabel. pendues, se mirent à voleter en tous sens, silencieusement, entre les hautes frondaisons qu'elles habitent. En toute hâte, les porteurs coupèrent des morceaux de bois, les lançant avec force dans les branches; mais les roussettes volaient déjà trop haut pour être atteintes par ces armes primi- tives, tandis qu’une décharge de grenaille en abattit 9 d’un seul coup. Escaladant d'énormes blocs éboulés, nous parvinmes enfin au pied Ouest du rocher le plus méridional. Ces masses énormes se composent d’un calcaire cristallin compact et de couleur bleuâtre, reposant sur des schistes et perforé de cavités et de grottes. A d’é- troits couloirs, succédaient de hautes et vastes nefs d’où pendaient d'énormes stalactites éclairés d’en haut par des rais de lumière. Sarasin, Nouvelle-Calédonie 6 Nous cherchâmes longtemps, maïs en vain, des traces humaines dans ces antres. Après quelques heures, nous trouvâmes enfin, au Sud-Ouest du massif, deux petites grottes, situées l’une au- dessus de l’autre, qui avaient servi de lieux de sépulture. La cavité inférieure était divisée en quelques niches, faites de plaques rocheuses, ouvertes vers le haut, dans lesquelles reposaient les restes désagrégés de quelques squelettes humains. Une des niches se distinguait des autres par une stèle de pierre d’environ 1 m. de haut qui, vraisemblablement, marquait la tombe d’un chef (fig. 50). Des restes de perches de bois, ayant servi au transport du corps, se trouvaient encore à côté des ossements, avec une grosse coquille de Murex qui avait probablement orné la flèche de la hutte du défunt. La grotte supérieure était une chambrette ob- scure et étroite qui contenait les restes d’un squelette accroupi, dont les os étaient encore en partie reliés les uns aux autres par des tendons et des muscles desséchés. La nuit étant venue, il nous fallut redescendre au campe- ment. Le lendemain, quelques-uns de nos porteurs furent en- voyés à la découverte de nouvelles cavernes. Nous-mêmes pas- sâmes notre journée près du camp, occupés à des travaux anthro- pologiques et zoologiques. Sur notre table parut pour la première fois le ragoût de roussettes. Ce nouveau mets obtint notre appro- bation pleine et entière; il faut dire que notre cuisinier avait traité la viande de telle façon que, grâce aux ingrédients ajoutés, elle n'avait plus de goût particulier et eût pu, tout ausi bien, passer pour du lapin. Les indigènes revinrent de leur excursion, déclarant avoir trouvé une autre grotte très grande. Nous retournâmes done, le lendemain, au même massif rocheux, mais en l’escaladant cette fois sur l’autre versant (O.-N.0.). Une fente, haute et étroite, s’ou- vrait ici dans la paroi rocheuse. Pénétrant par ce passage, nous arrivâmes dans un hall éclairé par le haut, auquel succédaient deux autres grandes salles spacieuses, d’où rayonnaient d’étroits couloirs sans issue. Le sol était recouvert d’une couche épaisse de guano de chauves-souris. Cette masse, haute par places de plusieurs mètres, était parsemée de plumes et d'ailes de salan- ganes, reliefs de repas de chouettes. Dans l'air lourd de la grotte, ES" Que de petites chauves-souris voletaient et sifflaient au-dessus de nos têtes. Les recherches relatives à la présence ou à l’activité de l'homme ne donnant aucun résultat, cette excursion fatigante fut abandonnée. En descendant, nous traversâmes au pied du rocher une petite vallée que sillonnait un cours d’eau. D'’é- normes blocs calcaires éboulés, entourés d’une magnifique végé- tation, formaient, ça et là, des repaires et des abris naturels qui eussent fort bien pu servir d'habitation. Les arbres de ce pitto- resque vallon retentissaient des chants d’une quantité d’oiseaux. C'est là que nous avons rencontré le plus beau et le plus rare des pigeons calédoniens, au plumage soyeux, d’un vert éclatant, mêlé de magnifiques tons jaunes (Drepanoptila holosericea Temm. et Knip.). Je ne pus résister à l’envie de faire quelques fouilles pré- historiques sous ces abris si bien situés. Bientôt, je mis au jour des traces anciennes de l’activité humaine, sous forme de coquil- lages marins, transformés, en partie, en grattoirs ou en rabots; puis, ce furent des restes de poterie et de nombreux éclats de quartz et de cristal de roche, dont plusieurs étaient taillés en pointe ou en forme de minuscules couteaux. À une profondeur de 50 centimètres, les trouvailles cessèrent complètement; au sol super- ficiel noirâtre succédait une couche jaune, absolument vierge d'instruments. Encouragé par le résultat de ces fouilles, j'en ai entrepris d’autres dans la suite, près d’Oubatche et dans diverses localités encore. Dans le voisinage de notre demeure, à Oubatche, se trouvaient les restes de deux cases rondes sur le haut d’une colline. Les talus de terre étaient encore visibles, de même que l'emplacement des anciens foyers marqués par des pierres. Près de ces anciennes habitations, les pentes de la colline étaient parsemées de nom- breux coquillages marins, débris de cuisine des indigènes qui vivaient là autrefois. Des fouilles, opérées dans le sol même des huttes et dans leur entourage, amenèrent au jour des frag- ments de poterie, des grattoirs faits de coquillages et de nom- breux instruments de quartz et d’un cristal de roche d’une lim- pidité absolue. Pour autant qu’on peut classer ces outils faits de matériaux qui se laissent aussi difficilement travailler, j'ai re- connu des grattoirs, des perçoirs, des couteaux et des pointes. Un RRQ Ron petit choix de ces instruments est représenté dans la fig. 51. Des morceaux de quartz roulés ont peut-être servi de pierres de fronde; d’autres, plus gros, présentaient des traces évidentes de nombreux coups, et avaient probablement été utilisés comme marteaux. Le quartz est très répandu dans l’île; beaucoup de Fig. 51. Instruments préhistoriques en quartz et en cristal de roche, ?/, grand. nat. montagnes sont, pour ainsi dire, criblées de ses filons blancs, comme cette colline près d’Oubatche. Le cristal de roche, par contre, qui fut de préférence employé pour la fabrication d’ins- truments, est beaucoup plus rare et dût être spécialement re- cherché. Quel âge faut-il donner à ces instruments? On peut seule- ment dire avec certitude qu’ils datent d’une période antérieure à l'occupation de l’île par les Européens, car, si les indigènes ac- — 60 — tuels emploient encore le quartz -— et ces cas sont plutôt fré- quents — ils ne se servent que de fragments ou d’éclats qu'ils ne retouchent aucunement. L'art de travailler le quartz ou le cristal pour en faire des instruments, s’est complètement perdu. Peut-être, n'est-ce là qu'une conséquence de l'arrivée des Blancs; ceux-ci, apportant avec eux le fer, transportèrent d'emblée les Calédoniens, qui se trouvaient encore en plein âge de la pierre, Fig. 52. Cours inférieur du Diahot. dans la période sidérolithique moderne. Les indigènes, qui n’ont jamais su travailler les métaux dont leur pays est cependant si riche et où le fer surtout se trouve en abondance, ne l'ont pas appris davantage depuis l’arrivée des Européens. Le 6 Mai, nous continuons notre voyage, nous dirigeant vers le Nord-Est, et nous rapprochant du cours inférieur du Diahot. Le paysage présente encore le même aspect monotone; ce sont toujours des collines à niaoulis ou d’interminables savanes. Enfin, la rive du fleuve est atteinte; les abords du Diahot, submergés en maints endroits, sont plus verdoyants que la contrée environ- nante. Un bac nous transporte de l’autre côté du fleuve, qui a EEE anne x bien 100 m. de large à cet endroit, et dont les rives sont garnies d’épaisses broussailles (fig. 52). Son eau est noirâtre et calme comme un lac; un léger courant vers l’amont, reconnaissable seulement à la direction des feuilles charriées, annonçait le flux. Sur la rive droite, sont disséminées de nombreuses habitations d'Européens. Nous trouvons à nous loger dans la maison d’un libéré, dans un petit centre nommé « Le Diahot ». Le séjour en cet endroit étant fort peu agréable, nous dé- cidons de repartir le lendemain pour traverser la chaîne de mon- tagnes et retrouver la côte orientale de l’île. Cette chaîne est ici beaucoup moins élevée qu’au-dessus d’Oubatche; un bon sentier conduit au col de Poraris, dont l’altitude n’est que de 400 m. environ, et descend ensuite sur l’autre versant pour aboutir à Ba- lade situé au bord de la mer. En gravissant la montagne, nous avons encore une fois l’oc- casion d'admirer le bassin du Diahot. A nos pieds, coule le fleuve, décrivant dans la plaine ses majestueux méandres, encadrés de deux longs rubans d’émeraude. Puis, c’est la région des collines que nous avions parcourues, dont la teinte d’un vert-gris in- diquait le revêtement d’herbages. Des chaînes de montagnes rougeâtres bornent vers le Sud et l'Ouest ce district mamelonné. Elles semblent porter, comme d’étranges excroissances, les masses rocheuses grises de Tchalabel et de la Roche Mauprat. Vers l'Ouest, s’étale le large dôme de Tiébaghi, dont les pentes abruptes, fouillées et ravinées par l’érosion, sont marquées de profondes cicatrices d’un rouge foncé. Et sur ce tableau, aux colorations si diverses, de légers nuages mettent des ombres De donnant à tout le paysage un cachet d'Italie. A l’exception de quelques gorges humides, la montagne que nous escaladons n’est recouverte que d’une maigre végétation; en maints endroits, le quartz, ennemi de toute vie végétale, recou- vrait le terrain de ses éclats brillants. De l’autre côté du col, le sentier s'engage sur le flanc droit d’une longue vallée et descend lentement vers la mer en décrivant d'immenses courbes. Ce pay- sage, plutôt monotone, est égayé, ici et là, par la plus belle espèce de papillons que renferme l’île, c’est le Papilio montrouzieri Bd. aux ailes ornées d’une superbe livrée bleue. La rivière de Balade, qui arrose la vallée dans laquelle nous descendons, se perd, dans le voisinage de la mer, dans une plaine immergée, envahie par les palétuviers. À travers les palmiers de la côte, nous apercevons bientôt le toit de zinc de l’église de Balade brillant au soleil. Balade, avec sa tribu indigène qui compte actuellement à peine 140 âmes, a joué dans l’histoire de la Nouvelle-Calédonie un rôle de toute première importance. C'est un peu au Nord de Balade que, le 5 Septembre 1774, les deux navires «l’Adventure » et la «Resolution » du grand explorateur anglais James Cook jetèrent l’ancre, lors de sa croi- sière de découverte de l’île. Cook avait quitté le 1er Septembre les Nouvelles-Hébrides; le 4, le volontaire Colnett signala la terre dans le voisinage du cap qui, au sud d’Oubatche, porte aujour- d'hui son nom. Naviguant en dehors du grand récif, l’explora- teur se dirigea vers le Nord, et trouva, par la passe de Balade, un accès à la côte de la Nouvelle-Calédonie. L'accueil des indi- gènes ne fut pas inamical, de sorte que Cook put séjourner là en toute tranquillité jusqu’au 13 Septembre. Il continua ensuite son voyage le long de la côte Est, faisant voile vers la Nouvelle- Zélande. C’est dans la région de Balade que furent récoltés les pre- miers produits naturels, plantes et animaux, qui parvinrent de la nouvelle terre en Europe. Ils avaient été recueillis par les deux naturalistes Forster père et fils, qui accompagnaient Cook dans son expédition, On sait que Cook a donné aux Nouvelles- Hébrides et à la Nouvelle-Calédonie les noms qu’elles portent encore aujourd’hui. On pense généralement que la côte mon- tagneuse de cette dernière île rappela au grand voyageur les pay- sages de l’Ecosse, et que, pour cette raison, il baptisa la terre nouvellement découverte: Nouvelle-Calédonie. Quant à moi, j'incline plutôt à croire que c’est l’analogie de position entre la chaîne des îles Hébrides et le Nord de l’Ecosse (partie du pays qui porte justement le nom de Calédonie) d’une part, et entre les Nouvelles-Hébrides et la Nouvelle-Calédonie d'autre part, qui a déterminé cette dénomination. Bien que, dans le premier cas, les îles soient situées plus près et à l'Ouest de la terre principale au lieu d’être à l'Est comme dans le second cas, il me semble que le nom de Nouvelles-Hébrides étant une fois choisi, la dénomina- tion de la plus grande terre voisine était facile à trouver. Ce fut encore à Balade qu'aborda la deuxième expédition européenne qui a sûrement touché l’île. En 1787, le roi Louis XVI avait envoyé en expédition La Pérouse, avec la mission d’ex- plorer la côte occidentale de la Calédonie que Cook n'avait pas visitée. Mais son vaisseau, s'étant perdu corps et biens sur les récifs de Vanikoro, au Nord des îles Banks, on ne saura jamais si l'explorateur français aborda ou non en Nouvelle-Calédonie. En automne 1791, une nouvelle expédition, comprenant les vais- seaux «la Recherche » et « l'Espérance », partit de France sous les ordres de Bruni d'Entrecasteaux et de Huon de Kermadec, pour aller à la recherche de La Pérouse. En 1792, ceux-ci lon- gèrent la côte Ouest de la Nouvelle-Calédonie et, sans débarquer dans l’île, se dirigèrent au Nord, le long du récif corallien qui se prolonge dans cette direction. Ce n’est qu’en Avril 1793, à leur voyage de retour et après des recherches infructueuses qu’ils touchèrent l’île, et c’est également à Balade qu'ils opérèrent leur descente. Leur séjour, qui dura 3 semaines, fut assombri par un tragique événement. Huon de Kermadec mourut et fut enseveli dans la petite île de Poindiou, près de Balade. En outre, les frot- tements désagréables qui paraissent s’être produits avec les indi- gènes, et les nombreuses scènes de cannibalisme dont les voyageurs furent témoins leur rendirent ce séjour fort pénible. L’un des narrateurs de l'expédition, de Rossell, écrit, indigné: « La bar- rière de corail qui entoure le pays de ces indigènes semble être là pour empêcher d’y débarquer et de s’y faire dévorer ». Balade vit aussi le premier établissement européen en Nou- velle-Calédonie. C’est là, en effet, qu’en l’année 1843, s’établirent les premiers pionniers de la mission catholique. La bonne entente qui régna au début avec les indigènes ne fut pas de longue durée puisque, en 1847 déjà, la station missionnaire fut attaquée et réduite en cendres. Les missionnaires, sauf un qui fut tué par la popu- lation, purent s’enfuir à bord d’un navire qui, par bonheur, croi- sait dans ces parages et se dirigèrent vers l'Australie. En 1848, une nouvelle station missionnaire fut établie sur l’île des Pins, au Sud de la Grande-Terre, et le mouvement gagna finalement TD 2 le pays après plusieurs essais infructueux. À Balade et Pouébo qui avaient vu ses débuts, la mission prit définitivement pied en 1851. Au nom de Balade se rattache aussi le souvenir du triste sort d’un navire d'exploration, « l’Alcmène », sous le commande- ment de d’Harcourt en 1850. Pendant que le bateau stationnait là, l'hydrographe Devarenne fut envoyé, en canot, pour chercher plus au Nord un passage vers la côte Ouest. II tomba entre les mains des populations des îles situées au Nord de la Nouvelle- Calédonie, fut tué et dévoré avec 12 de ses compagnons. Enfin, c’est à Balade que, le 24 Septembre 1853, le contre-amiral Febvorier- Despointes fit hisser sur l’île le drapeau tricolore et prit solen- nellement possession du pays au nom de la France. Un fortin, érigé en cet endroit, servit à assurer l’ordre dans cette partie de la nouvelle colonie. Ces quelques notes montrent le rôle extraordinaire que le petit village de Balade, aujourd’hui presque désert, a joué dans l’histoire de la découverte et de la colonisation de l'ile. Le chemin de Balade à Oubatche (20 km. environ) offre peu d'intérêt. Il suit la côte à quelque distance, coupé par de nom- breux cours d’eau, traversant par places des terrains marécageux qui, vers la mer, se couvrent de mangliers. A des territoires nus et incultes succèdent des plantations de cocotiers. Celles-ci sont particulièrement belles dans la région de Pouébo, dont la grande église domine la rive droite d’une pitto- resque rivière. La chaîne des montagnes voisines s’élève peu à peu à mesure qu’on s’avance vers le Sud et son revêtement boisé se fait de plus en plus dense vers la région d’'Oubatche. Hienghène. 27 Mai — 10 Juin 1911. Un séjour à Hienghène (ou plus justement Yehen ou Yeheng) nous avait toujours paru désirable, et cela, pour diverses raisons. C’est dans le voisinage immédiat de cet endroit que se trouvent les grands rochers calcaires dont il a été question dans un chapitre précédent. Les nombreuses grottes qui les creusent nous promet- taient d’intéressantes trouvailles, soit au point de vue zoologique, soit au point de vue anthropologique, et peut-être aussi préhisto- rique. En outre, les indigènes, au nombre d’environ 900, fixés dans cette région, devaient nous fournir un important sujet d'étude. Les voyages d’aller et de retour s’effectuèrent sur le vapeur qui dessert régulièrement la côte, le « St Pierre ». Nous avons si fréquemment utilisé ce bateau pour nos multiples déplacements, que nous nous y trouvions finalement un peu comme chez nous. Le StPierre! C’est encore l’ancien type du navire, dans lequel toutes les cabines accèdent à une salle à manger centrale. A bien des égards, son aménagement était des plus primitif; c’est ainsi qu’à 10 heures du soir, l’éclairage électrique était suspendu et que la seule source de lumière était la lampe à pétrole de la salle à manger! Mais la table du bord était abondante et excel- lente et le vin rouge de très bonne qualité. Sur cette côte, les pas- sagers étaient en général peu nombreux; c’étaient, le plus souvent, quelques colons en voyage d'affaire, ou bien un fonctionnaire, un médecin, ou un missionnaire en tournée. Le niveau social des colons français en Nouvelle-Calédonie est, en général, tout autre que celui des Anglais établis dans les possessions du vaste empire britannique, par exemple, aux Indes ou à Ceylan. Le planteur anglais est un grand seigneur, tandis que le colon calédonien appartient plutôt à la petite bourgeoisie. EM Cette différence provient de diverses causes, mais est due, en grande partie, à la nature même de la colonie. Soit à cause du peu d’étendue des terrains productifs, soit par suite du manque de main d'œuvre, le pays ne permet guère l'établissement de grandes plantations. Sur la côte orientale, les vallées, avec leurs terrains d’allu- vions, sont presque seules utilisables pour les cultures; il faut y ajouter aussi l’étroite bande de terre qui sépare la mer des col- lines et des montagnes. Les pentes de ces dernières sont en général trop abruptes pour se prêter aux travaux agricoles: dès qu'elles ont été déboisées, les pluies entraînent la couche super- ficielle d’humus et laissent à nu la roche sous-jacente. Aussi ne sont-elles recouvertes que de maigres pâturages, dans les régions que la Lantana n’a pas encore envahies. On a fait une statistique de la valeur productive de l'île; bien qu'inexacte dans les détails, elle donne cependant une idée assez juste de l’ensemble. Il résulte des calculs effectués, que plus de la moitié de la superficie totale de l’île est absolument in- utilisable soit pour les cultures, soit pour les pâturages. C’est à cette partie qu’appartient toute la région serpentineuse qui, au point de vue de la richesse minérale, est cependant d’une impor- tance capitale pour la colonie. Les 20% du pays ne se prêtent pas à la culture, mais bien à l'élevage; 6% sont occupés par les forêts des montagnes. Il ne reste donc pas même le {4 de la sur- face de l’île pour des terrains de culture et encore faut-il, dans cette catégorie, ne compter que 2% environ, qui soient propices à n'importe quelle plantation. Si l’on fait abstraction de l’élevage, qui joue sur cette côte un rôle très secondaire, les produits naturels qui servent au trafic des colons se composent surtout de café, dont la qualité est excellente, mais la quantité minime, et de copra provenant des cocotiers de plantations européennes ou indigènes. On récolte aussi un peu de vanille, de coton, de caoutchouc, de légumes et de fruits. À ces denrées, il faut ajouter les produits tirés de la mer; ce sont surtout des coquillages, en particulier les Trochus fournissant la nacre et à la récolte desquels s’emploient bon nombre d’indigènes. EE fe Les hauts tarifs du frêt jusqu’à Nouméa renchérissent, mal- heureusement, beaucoup tous ces produits naturels, au grand détriment des colons. Et il n’existe, pour ces gens, aucun autre moyen de transport, puisqu’aucune route carrossable ne relie la côte orientale à la rive opposée, et que cette dernière ne possède qu'un minime tronçon de voie ferrée, comptant une vingtaine de kilomètres. Comme je l’ai déjà relevé plus haut, les colons possèdent presque tous un petit magasin ou un estaminet qu’ali- mentent surtout les indigènes; cependant, cette source de revenus est aussi fort modeste. La vie dans la brousse n’est donc pas facile pour l’Européen:; les familles de colons sont parfois fort nombreuses, et les enfants doivent être envoyés dans les écoles de Nouméa si l’on ne veut pas les laisser pousser à l’aventure, comme les niaoulis. En cas de maladie, il faut aussi se rendre dans la capitale pour entrer dans un hôpital et, dans bien des difficultés d’ordre juridique, c’est encore à Nouméa qu’il faut aller consulter les avocats; or, ces voyages sont toujours assez dispendieux. Si l’on ajoute, qu’en suite de mauvaises années et de la dureté des temps, bien des planteurs reçoivent des avances des grandes maisons de com- merce de Nouméa et sont, de ce fait, endettés auprès d’elles, on se rendra facilement compte que la vie du colon calédonien n’est pas toute couleur de rose. Malgré leur existence souvent précaire, les colons sont des gens aimables et bienveillants envers les étrangers. Il me revient en mémoire, à ce propos, un fait qui montrera de quelle générosité l’un d’entre eux fit preuve envers nous. A la suite de renseigne- ments inexacts, nous croyions qu'un certain colon de Pouébo tenait une auberge pour voyageurs. Un jour, à une heure fort peu commode, nous commandons à dîner sans nous gêner le moins du monde. Sans trop nous faire attendre on nous sert tout ce qu’on peut trouver dans la maison; mais, quand nous demandons l’addition, notre aimable amphytrion, M. Janisel, nous apprend que nous ne sommes pas dans une auberge. Il nous avait reçus comme hôtes et ne nous fit en aucune façon sentir notre bévue; au contraire, il nous invita ensuite à visiter ses ins- tallations agricoles, ses essais de culture de riz et d’autres pro- — 93 — duits, grâce auxquels il s’est acquis une juste renommée dans la colonie. Bien que Hienghène soit un centre européen de quelque im- portance, il n'a pas l'air d’un village ou d’une petite ville, car les habitations des colons, au lieu d’être agglomérées, sont au contraire fort éloignées les unes des autres. De l'endroit où l'on quitte le vapeur, on n’aperçoit guère que la maison des gendarmes, bâtie sur un coteau, et le petit bureau de poste qui se Fig. 53. La baie de Hienghène, vue de l'Ouest. dissimule à demi sous les Araucarias voisins. Une famille alsa- cienne, nommé Girold, installée depuis longtemps à Hienghène, nous avait préparé une maison qui, autrefois, abritait la garnison. Cette demeure était située au-dessus du fleuve, large d’environ 150 m. à marée haute, et non loin de son embouchure. On nous mit en garde contre les bains dont nous avions fort envie, à cause des nombreux requins qui se montrent dans le voisinage. Les roches calcaires constituent, sans contredit, la merveille naturelle la plus imposante de la région de Hienghène. Traver- sant la baie, elles se prolongent encore à l'Est, sur une assez grande étendue, à une faible distance de Ia côte. Elles se com- posent d’un calcaire cristallin dur, de teinte bleuâtre, reposant sur des schistes gris-bleu probablement triasiques. Ces derniers ER": | DRE forment aussi tout le relief de la région environnante. La vue de la baie de Hienghène dans la fig. 53 est prise de l'Ouest, de l’île Vao ou Ouédjo. Les deux rochers, s’élevant tout près l’un de l’autre, sont appelés par les colons les Tours de Notre-Dame: ils se trouvent dans la baie même, tandis que les parois rocheuses qui les suivent longent la côte. La plus haute doit être celle en forme de cloche, à droite du massif des tours. Ce dernier se pré- sente tout autrement quand on le regarde de la langue de terre Fig. 54. Le massif de Notre-Dame, vu du promontoire à l'Est de la baie. qui entoure le golfe vers l'Est. De là, son profil ressemble d’une manière étonnante à un coq dont le bec est ouvert et la queue dressée (fig. 54). Il est relié à la terre ferme par toute une série de rochers plus bas. Au-dessous de la poitrine du coq (à gauche dans la figure) on peut apercevoir une assez forte incision dans la roche, à 3 mètres environ au-dessus du niveau de la mer: c’est une ancienne ligne de rivage, datant d’une époque où le massif rocheux plongeait plus profondément dans les eaux. En examinant de près l’une de ces roches calcaires (fig. 55), elle apparaît couverte de rigoles verticales et criblée d’une mul- titude d’aspérités, pointes, tourelles, aiguilles et corniches, résul- tat du patient travail des pluies séculaires. Ici et là, ces décou- pures figurent des profils humains ou animaux. Le soir, au clair de lune, le spectacle qu’offrent ces roches est vraiment grandiose et, IT l'imagination aidant, on croit apercevoir de tous côtés des bêtes grimaçantes ou d’horribles démons. Ces masses calcaires sont percées de nombreuses grottes et de cavités et traversées de longs couloirs. L'ile Vao ou Ouédjo est située dans la partie occidentale de la baie; les Européens la nomment le Sphinx, et, en effet, vus de loin, les rochers qui la forment ne sont pas sans analogie avec un lion accroupi. Nous l’avons visitée deux fois. A marée basse, on peut suivre, pour s’y rendre, le chemin longeant la côte sur les schistes gris-bleu formant la terrasse d’abrasion; mais pen- dant la haute mer, il faut emprunter un sentier, situé beaucoup LR ES plus haut, qui longe le dos rocheux séparant la vallée de Hienghène de celle de Tanghène. De ce chemin, la vue est de toute beauté. Un bac traverse le large estuaire de la Tanghène et nous dépose sur l’autre rive, au village de Ouaré qui possède une église catholique. Les cases, enfouies sous des bouquets de pal- miers, sont entourées de plantations fort bien tenues où, sur des terrasses surélevées, prospèrent de belles cultures d’ignames et de canne à sucre. En cheminant à l'ombre des palmiers, nous remarquons plusieurs de ces «tabous » pour noix de coco, dont nous avons parlé plus haut. La fig. 56 en représente un qui consiste en une ancienne flèche de case, ornée d’un coquillage (Triton), et entourée de divers objets magiques. Le prêtre fixé à Ouaré voulut bien nous accompagner pen- dant notre visite de l’île. Celle- ci se compose de couches schis- teuses, fortement relevées et plissées, qui supportent le cal- Fig. 56. Tabou pour cocotiersàOuaré. caire cristallin. Dans les an- fractuosités des rochers cal- caires, nous avons trouvé de nombreux ossements humains, mais relativement peu de crânes. Dans une niche, nous aperçûmes, à notre grand étonnement, une malle européenne en fort bon état. Elle contenait un squelette humain accroupi, parfaitement con- servé; singulier emploi d’un objet moderne pour une coutume fort ancienne! L’habitude, que nous avons déjà constatée dans les environs d'Oubatche, de déposer les cadavres dans les fentes de rochers, était encore généralement répandue, il y a une vingtaine d'années, à Hienghène et dans les districts voisins. Elle se perpétue même encore de nos jours dans les villages reculés, ainsi que nous PR re en avons eu la preuve. Il est encore un autre mode de sépul- ture, autrefois très fréquent, et qui, aujourd'hui, est devenu fort rare, c'est de placer les cadavres sur les arbres et en particulier sur les banians. Le corps était fixé à une sorte de civière, faite de perches de bois, et l’on plaçait le tout dans la branche four- chue d’un Ficus. Sarasin, Nouvelle-Calédonie. 7 NON TEE Un sentier pittoresque conduit de Hienghène vers l'Est, lon- geant la plage étroite, bordée de cocotiers, qui sépare les falaises rocheuses de la mer. Plusieurs villages sont disséminés le long de cette bande de terre et leurs huttes s’appuient parfois à la muraille calcaire. Quelques cases, par exemple celles qui servent aux ré- Fig. 58 Case de fête à Lecoulné. unions ou aux danses, présentent de fort belles sculptures. L’une d’entre elles (fig. 57), au village de Koout, est remarquable par sa haute flèche, ornée de deux rangées de conques de Tritons. On aperçoit nettement, au milieu de cette curieuse sculpture, un visage humain aux oreilles fortement saillantes. Cette hutte appartient 99 au grand-chef de la région, Bouarate. Nous fimes visite, en pas- sant, à ce vieux chef, mais nous le trouvâmes dans un état de santé pitoyable, tuberculeux et à moitié sourd, de sorte que nous ne prolongeñmes pas l’en- tretien. La flèche que représente la fig. 58, et qui se trouvait au haut d’une case de fête du village de Lecoulnoué, est un peu différente. La figure humaine porte ici une couronne très fine- ment découpée, garnie de coquilles d’'Ovula d’une éclatante blancheur. Les deux cases dont nous parlons avaient, de chaque côté de leur porte d’en- trée, d'énormes panneaux sculptés avec visages hu- mains et figures géomé- triques. Dans l'intérieur d’un des rochers voisins de la plage, on nous montra une immense grotte en forme de dôme. L'entrée était recouverte d’une couche de coraux assez récents. Fig. 59 Autel pour le culte des ancêtres, tapissant l’ancienne roche dans les rochers de Bélep. jusqu’à une hauteur de 2 au 3 mètres au-dessus du niveau actuel de l’eau, et le sol était aussi tout semé de coquillages marins. Nous ne pensons pas nous tromper, en considérant ces restes comme des traces de la petite transgression marine que nous avons déjà remarquée aux rochers de Notre-Dame et ailleurs encore. — 100 — Près d’un endroit nommé Bélep, un massif rocheux, tout creusé de grottes, fut d’un très bon rendement pour nos collec- tions anthropologiques. Toutes les anfractuosités étaient remplies d’ossements humains. Sur des corniches, ces crânes étaient dé- posés en séries de 2 à 5, formant de véritables autels pour le culte des ancêtres (fig. 59). Par un étroit passage, nous pûmes pénétrer dans ce massif, à l’intérieur d’une grotte complètement obscure, Quand nous eûmes allumé dans cet antre un flambeau de feuilles de coco, un spectacle sinistre s’offrit à nos yeux. Eclairés par cette lumière rougeâtre, des crânes blancs ou verdis de mousse grimaçaient de tous côtés; il y en avait partout, dans les fentes, sur les aspérités rocheuses, et le sol de la grotte était également tout jonché d’ossements. Un fait particulier nous frappa: c’est que tous ces crânes, qu’ils fussent plus ou moins bien conservés, n'avaient plus aucune dent. Nous ne savions comment résoudre cette énigme, lorsqu'on nous apprit que, quelque temps auparavant, un Européen avait par- couru la contrée et avait fait, dans ces lieux d’anciennes sépul- tures, la cueillette de toutes les dents des crânes déposés, afin de les revendre ensuite pour la fabrication de dentiers et de fausses mâchoires. Comme les dents des Calédoniens sont, pour la plu- part, fort bien conservées, elles doivent se prêter excellemment à ce but. Mais on ne peut s'empêcher de rire à la pensée qu’un honnête et paisible bourgeois ou peut-être une dame du grand monde porte, à son insu, dans sa bouche, des dents de cannibales! A part quelques débris de poterie, nous n’avons trouvé auprès des os aucun objet funéraire; les quelques bracelets de Conus et les coquilles percées de Cypraea qui gisaient là, avaient pro- bablement appartenu aux défunts eux-mêmes. Si, en partant d'Hienghène, on suit la côte vers l'Est, on est arrêté, au bout d’une heure et demie de marche, par une rivière qui sort d’une vaste lagune dont l’eau, bleue et limpide, est calme comme un miroir. De hautes falaises calcaires bordent cette nappe d’eau vers le Nord et l'Est, tandis que, vers l’intérieur des terres, les mamelons des collines à niaoulis encadrent ce pitto- resque tableau. — 101 — Les massifs calcaires de Hienghène abritent aussi une rareté zoologique. C’est une petite roussette munie d’une queue (fig. 60). Cette espèce (Notopteris caledonica Trouess.) est particulière à l’île et a été découverte il y a quelques années seulement. Nous avions longtemps cherché, mais en vain, à nous la procurer, jusqu'à ce que le prix fixé engagea enfin les indigènes à nous en fournir quelques exemplaires. Une course en canot, en remontant le cours de la rivière de Hienghène, n’est pas sans offrir quelque attrait. Dans le voisinage de la mer, les rives sont bordées de palétuviers dont les hautes Fig. 60. Notopteris neocaledonica Trouessart, env. !/3 grand. nat. racines forment, à marée basse, un cordon noir sous les vertes frondaisons. Des groupes de palmiers, disséminés ici et là, annon- cent la présence des villages indigènes. De temps en temps, on passe devant une demeure de colon, entourée de jardins. Ceux-ci sont plantés d’orangers dont les branches s’inclinent sous le poids des fruits mûrs émaillant le feuillage de multiples points d’or. De hautes montagnes, assez dénudées, enserrent le fleuve de chaque côté et ferment aussi l'horizon vers le fond de la vallée. A leur pied s’étalent les plantations de café, établies à l'ombre de beaux arbres produisant, à distance, l'illusion d’une grande forêt. La pauvreté des rives en oiseaux aquatiques est tout à fait surpre- nante. Tandis qu'ailleurs, dans les pays tropicaux, des bandes de — 102 — hérons blancs forment aux rivières une vraie bordure vivante, nous n’apercûmes guère, dans la région parcourue, que deux hérons habillés d’un gris terne. Les indigènes des environs de Hienghène présentent, en partie, un type un peu plus affiné que celui des tribus du Nord de la colonie. Ils sont en général un peu plus grands — 22 hommes ont donné une moyenne de taille de 167,4 cm. La couleur de la peau est légèrement plus claire, la cheve- lure un peu moins crépue et le nez un peu plus fin. Les types de métis entre Européens et indigè- nes ne sont pas rares non plus dans la ré- gion et on les recon- naît facilement. Le fait que Hienghène est un ancien centre de colonisation qui a, pendant longtemps aussi, possédé une garnison, ne devait pas manquer de laisser des traces AS durables. La plupart Fig.61. Ceinture de fibres, portée par les femmes. des enfants bâtards, Hauteur du cône 30 cm. nés d’un père euro- péen et d’une femme indigène (le contraire n’arrive pour ainsi dire presque jamais), sont laissés avec la mère à la tribu, où ils grandissent avec les petits Calédoniens. On a déjà beaucoup écrit, mais en vain, pour stigmatiser cette conduite peu digne de pères européens. La plupart des objets ethnographiques qui nous furent apportés étaient sensiblement les mêmes qu'à Oubatche; ils présentaient cependant, ici et là, quelque différence de style. Nous reçûmes, en — 103 — particulier, de nombreuses ceintures de femmes, faites de franges fibreuses enroulées en forme de cône (fig.61). Elles étaient, au- trefois, non seulement portées comme vêtement, mais encore remises en cadeau, sous cette forme de paquet, et représentaient, en outre, une espèce de monnaie ayant une certaine valeur. Une après-midi, nous füûmes brusquement tirés de notre tra- vail et effravés par les cris et les pleurs d’une bande d'enfants, qu'accompagnaient les aboïe- ments des chiens. Derrière les groupes qui fuyaient, nous vimes s’avancer un homme vêtu du masque calédonien et qui était la cause de tout ce vacarme. La vue de cet individu déguisé, qui brandissait en mouvements dé- sordonnés ses lances et sa mas- sue, était bien faite pour exciter l’effroi. Le visage du masque (fig. 62), qui porte un nez énorme, est taillé dans du bois et bar- bouillé de noir; il est surmonté d’un cylindre de jonc tressé, l’an- cienne coiffure calédonienne, que couronne une énorme tignasse crépue. Cette dernière, de même que les longues boucles qui for- ment la barbe du masque, est composée de cheveux humains. Le corps du porteur est entouré Fig. 62. Indigène de Hienghène revêtu du masque. jusqu'aux genoux d’un manteau de plumes, ou, plus exactement, d'un filet à larges mailles sur les nœuds desquelles sont fixés des groupes de plumes du gros pigeon calédonien, le notou. Le — 104 — poids du masque étant assez lourd, l’homme le soutient à l’aide d’un bâton transversal qu’il place dans sa bouche et fixe avec ses dents (il est visible dans la figure 62 sous forme d’un petit cercle blanc); les yeux du porteur arrivent au niveau de la fente buc- cale du masque. L'équipement est complété par des sagaies, avec le cordon qui sert à les lancer, et par une massue. Fig. 63. Masques de bois. Long. 53, 35 et 56 cm. Ces masques entiers sont aujourd'hui devenus très rares, les indigènes n’en confectionnant plus. Par contre, on rencontre encore assez fréquemment les visages de bois sculpté qui, pro- bablement, appartiennent à des masques détruits; la fig. 63 en montre quelques spécimens. La signification de ce masque est totalement inconnue aux in- digènes de la génération actuelle. Sans raison plausible, les colons — 105 — l'ont baptisé: masque de guerre. D’après les renseignements que m'a donnés à ce sujet M. L.J. Bouge, qui les tient lui-même de l'ancien grand-chef de la tribu des Poï, ce masque représenterait un démon de l’eau «< Pouémoin » qui apparaîtrait sous cette forme, parmi les palétuviers des côtes, quand les pêcheurs attirent sa colère en parlant trop haut. Une remarque d’Erskine montre aussi qu'il doit s’agir là d’une divinité aquatique. En 1849, il vit à Hienghène un masque semblable, orné de branches de corail, et servant de patron protecteur à un canot. L'âme de ce même démon habite aussi, mais sans forme aucune, les montagnes voisines. Or, si on la rencontre et qu'on ne s'éloigne pas pour la laisser passer — ce qui est difficile, puisqu'on ne la voit pas —, on risque d'être enterré vivant jusqu’au cou! Les indigènes que je questionnai à ce sujet ne surent que répondre. Ils prétendirent seulement que quelques-uns de ces masques n'ont pas été faits par les hommes, et que, lorsque les chefs s’en revêtaient, ils pouvaient faire tout ce qu'ils voulaient. Ces masques, disaient-ils, sont utilisés dans les fêtes pour les danses et représentent un diable. Ainsi, il est arrivé à ce dieu aquatique, ce qui est advenu également à d’autres divinités calé- doniennes; sous l'influence européenne et chrétienne il s’est mué en diable! C’est là une transformation qui s’est opérée de la même façon sur toute la surface de la terre, et qui se produit encore de nos jours. CZ Ascension du MontPanié. 23 Juin — 1er Juillet 1911. Depuis le début de notre séjour en Calédonie, notre désir était de faire, une fois, l'ascension du Mont Panié, le plus haut sommet de la chaîne orientale de l'île. Vers la fin de juin, quand le beau temps sembla être bien établi, nous résolûmes de tenter l'aventure. Pour cette course en pays montagneux, il nous fallait engager des porteurs spécialement forts et capables; nous les trouvâmes dans les tribus des Ouébias et des Coulnas. Les Ouébias forment une petite tribu de 225 âmes, habitant en partie la côte, dans le voisinage du Cap Colnett, en partie dans l'intérieur du pays, sur le versant occidental de la chaîne, dans la vallée d’Ou- aïème. Les Coulnas, qui comptent 120 âmes, sont fixés au bord de la même rivière, mais sur une partie plus inférieure de son cours. L’Ouaïème se jette dans la mer à une douzaine de kilomètres au Nord de Hienghène. Parmi nos porteurs se trou- vaient de magnifiques types, au corps fortement découplé. Un certain mode de coiffure, employé souvent chez les Coulnas, donne à leur chevelure un aspect des plus singulier. Les cheveux des côtés de la tête et de l’occiput sont coupés très courts, tandis que ceux couronnant la calotte, sont transformés, sans être taillés, en vrilles longues d’environ 1 décimètre qui font penser au pelage de certains caniches (fig. 64). D’après les renseignements recueillis, la chevelure serait traitée avec le suc du fruit du bancoulier Aleurites moluccana (L.) Willd. Un des porteurs Ouébia, et même le plus fort d’entre eux, était un énorme individu albinos, à la peau d’un blanc sale. C’est à peine s’il atténua sa laideur hideuse, lorsqu'un jour, il apparut avec sa tignasse et sa barbe, ordinairement blondes, barbouillées et lustrées à la suie de noix de coco! L’albinisme n’est pas rare en = NT Nouvelle-Calédonie, j'en ai observé des cas à Yambé, à Tao, comme aussi à Kanala, où, dans un même village, se trouvaient 4 enfants à peau blanche et à cheveux blonds. Le 23 Juin, nous partons d'Oubatche avec 20 porteurs et 3 chevaux de bât. Longeant la côte, nous nous dirigeons vers le Sud-Est et saluons au passage les tribus de Yambé et de Diaoué, que nous avons déjà sou- vent visitées. Notre che- min traverse ensuite une contrée inhabitée, qui se prolonge jusque vers le Cap Colnett. Les diverses tribus sont souvent ainsi séparées les unes des autres par des territoires non peuplés. Ce sont les Ouébias, fixés près de la côte, qui occupent le dis- trict suivant. Ils possè- dent là de belles cultures et des plantations de co- cotiers. Puis, on arrive au Cap Colnett dont l’é- peron rocheux, qui s’a- vance dans la mer, offre une vue de toute beauté vers Oubatche et Pouébo. Non loin de là, vers l'in- Fig. 64. Indigène de Coulna. térieur, le terrain s'élève rapidement jusqu’au sommet boisé du Mt Colnett, le Tédjéa des indigènes, haut de plus de 1500 mètres. En passant dans un petit village des Ouébias, nous remar- quons les ruines d’une ancienne case de chef, dont les piliers portent d'énormes sculptures. Son toit était complètement dé- truit, tandis qu’une partie de la paroi circulaire subsistait encore intacte, Deux de ces piliers ne mesuraient pas moins de 1 m. 50 de circonférence. Leurs sculptures, toutes noircies de bistre (fig. — 108 — 65), représentent un visage humain orné d’une barbe et dont le nez a des dimensions fantastiques. Dans leur sauvagerie barbare, ces monuments ne manquent pas d’une certaine grandeur. Ces têtes sculptées, dirigées vers l’intérieur de la hutte, faisaient face à l’étroite entrée, flanquée, elle aussi, de deux poteaux semblables. Fig. 65. Ruines d’une ancienne case des Ouébias. Haut. des poteaux 1 m 54. Le chef de la tribu nous permit, plus tard, d'acquérir deux de ces piliers pour notre collection ethnographique; ils sont aujourd'hui. exposés au Musée de Bâle. La tente fut dressée pour la nuit sur la berge rocheuse de la rivière Ouéna qui, descendant en mugissant des montagnes voisines, forme près de là une belle cascade. Pour arriver à Tao, d’où nous devions entreprendre l’ascension du Panié, nous fûmes, en plusieurs endroits, contraints à une marche pénible sur la couche épaisse des sables de la plage, afin d'éviter des districts marécageux. Une série de rivières et de ruisseaux se — 109 précipitent directement des parois rocheuses dans la mer. Dans les forêts qui, en longs rubans, accompagnent ces cours d’eau, de belles fougères arborescentes descendent jusque vers la côte: ces hôtes délicats des montagnes évitent, partout ailleurs, la chaleur des régions basses. Tao est un petit centre européen qui doit sa naissance à l'établissement d'une fonderie de nickel. La rivière qui, autrefois, RATE PETER ph 2, Fig. 66. Palmiers du groupe des Areca, dans la vallée de Tao. formait une magnifique chute a été malheureusement captée: aussi, une énorme conduite de fonte enlaidit-elle aujourd'hui complètement le paysage. Il nous fallait un guide, connaissant bien la contrée mon- tagneuse que nous voulions explorer, mais personne ne paraissait l'avoir parcourue, Enfin, un indigène se présenta qui déclara pouvoir nous conduire. C'était un vieillard dont l'ivresse semblait être l’état normal et qui ne nous inspirait qu’une confiance fort li- — 110 — mitée. De plus, il exigea une solde de 6 frs. par jour, à cause de la difficulté des marches à effectuer. Nous nous décidâmes à l’en- gager, malgré toutes nos répugnances, car il eut été inutile de s’aventurer sans guide dans ces montagnes et ces forêts sauvages. En quittant Tao, le sentier monte, très abrupt, le long des pentes des collines couvertes d’herbages et semées de niaoulis, jusqu’au point où l’on atteint le haut de la chute de la rivière. On s’engage ensuite dans une étroite vallée, en suivant le cours d’eau qui forme encore toute une série de petites cascades, alternant avec des bassins aux ondes cristallines et avec des entonnoirs où l’eau s’engouffre en mugissant. Le sentier, assez bien marqué au début, ne tarde pas à se perdre dans les fourrés, de sorte que les por- teurs ont peine à avancer avec leurs charges. Nous sommes obligés de faire halte, bien que nous ne soyons qu’à 500 m. d’altitude et que l’endroit ne soit guère propice à l’établissement de notre campement. Les rochers bordant la rivière nous laissaient juste assez d’es- pace pour dresser la tente et pour construire l’abri de la cuisine; quant aux porteurs, ils durent s'arranger tant bien que mal à établir leurs couches sur les pentes escarpées du vallon. Ils dor- mirent près de leurs feux, sur des lits de fougères, abrités sous des toits recouverts de feuilles de palmiers: ces derniers, fort nom- breux dans la région, appartiennent au groupe des Areca (fig. 66). Comme notre guide répondait d’une façon très évasive aux questions que nous lui posions au sujet de l'ascension du Panié, il nous sembla prudent de l'envoyer d’abord avec quelques com- pagnons pour préparer un sentier, en cherchant le passage le plus commode pour arriver au but. Nous-mêmes pouvions em- ployer la journée à divers travaux faunistiques. La forêt se ré- véla plutôt pauvre en animaux; au milieu de cette nature sau- vage régnait un lourd et profond silence, rarement interrompu par le cri d’un oiseau. Le guide revint le soir avec les porteurs qui l’avaient accompagné; il prétendit être parvenu au sommet du Panié, après avoir pratiqué un sentier jusqu’au haut de la montagne. Toutefois, il fut assez prudent, ainsi que les com- pagnons, pour s'abstenir de revenir avec nous le lendemain, pré- textant une extrême fatigue à la suite de cette pénible randonnée. — lil — Après une nuit fraîche (13°) nous nous mettons en marche, le 28 Juin à 7h. du matin, avec 10 de nos porteurs. La direction prise par les voyageurs de la veille était facile à suivre, grâce à la piste formée par les troncs d’arbustes coupés. Du reste, le sous- bois n'était pas très dense et la forêt relativement peu haute. Semblables à d'immenses colonnes, de gigantesques pins dam- mars s’élevaient, ici et là, bien au-dessus des autres frondaisons. Nous remarquons avec étonnement au pied de quelques-uns de ces colosses des brûlures encore fumantes. La cause en fut vite découverte quand nous vimes nos porteurs, suivant l'exemple de leurs camarades montés la veille, céder à l'envie de faire flamber, en passant, la résine qui avait suinté des troncs. Après être montés et descendus sur les pentes de plusieurs mame- lons, nous arrivons sur une arête qui aboutissait vers le S.-S.O. à un cône abrupt. Tandis que nous en faisons l’escalade, un vent froid se met à souffler et nous amène des brouillards qui ren- dent l'orientation difficile. A 10 h. 30, nous étions parvenus à un sommet que nos gens avaient marqué la veille comme point culminant de la chaîne, en suspendant à l’un des arbres un bouquet d’herbages. Ce sommet était recouvert de Pandanées, de petits arbustes et de magnifiques exemplaires d’une fougère arborescente aux feuilles pennées d'un vert sombre: Cyathea vieillardi Mett. De temps à autre, la côte orientale était visible, mais vers l'Ouest un épais rideau de brouil- lards dérobaïit toute vue. Mes baromètres, n’indiquant chacun qu'une altitude de 1400 m. environ, il était donc clair que nous ne nous trouvions pas sur le vrai sommet du Panié. Pour le moment, nous n’avions pas autre chose à faire que d’attendre patiemment que le brouillard voulût bien s'élever. Ce repos forcé dura une heure environ; enfin, le temps s’éclaircit et nous pûmes apercevoir vers l'Ouest un sommet bien plus élevé que celui sur lequel nous étions parvenus. Il était situé sur la même arête que le nôtre, mais se trouvait, mal- heureusement, séparé de nous par une coupure assez profonde. La journée étant déjà très avancée, il fallut se décider promptement à poursuivre l'ascension pour ne pas risquer d’être surpris au retour par la nuit, car, la descente dans l’obscurité ne nous paraissait aucunement désirable. Six hommes, armés de leur hache, se mirent à nous ouvrir une piste, d’abord, en des- cendant dans la gorge qui nous séparait du sommet, puis, en mon- tant sur les pentes de celui-ci. La crête rocheuse se changeait parfois en une arête aux versants très escarpés qu’il eût été ma- laisé de suivre sans la protection qu'offrait la végétation. A cette Fig. 67. Le Mont Panié, vu de la vallée de Tao. altitude, la forêt est plus basse, maïs plus humide et plus riche en mousses que dans les régions inférieures déjà traversées. Pareils aux arolles de nos Alpes, des groupes d’Araucarias aux formes tourmentées par les vents formaient, avec les fougères arborescentes, l’ornement principal de ces crêtes exposées à toutes les tempêtes. Ça et là, quelques modestes Orchidées égayaient de leurs fleurs les mousses qui tapissaient le sol. — 113 — A 2 heures, nous avions atteint l'endroit où l’arête présente son point culminant; ce n’est pas à proprement parler un sommet, car le Panié forme plutôt un long dos légèrement arqué. Entre temps, le brouillard s'était complètement dissipé et la vue était très nette; c'est là une fortune rare dans la haute montagne calé- donienne. Le séjour au sommet n’était cependant pas agréable, en raison du vent violent qui soufflait et de la température qui n’ex- cédait pas 10° centigrades. Vers le Nord, la vue s’étendait sur un immense bassin tout tapissé de forêts et parcouru par la rivière de Tao. Sans inter- ruption, ce verdoyant manteau recouvrait toute la haute chaîne montagneuse qui se continuait vers le N.O. A l'Ouest et au Sud, au contraire, apparaissaient un fouillis de chaînes et un dédale de vallées, en grande partie dénudées. Au loin, sur les deux côtes, la mer étincelait au soleil. Le Mt Panié est la plus haute sommité de l’île. Il est vrai que, d’après la grande carte de la colonie au 1 : 100,000, il n’aurait que 1630 mètres, c’est-à-dire 4 mètres de moins que le Mt Humboldt, au Sud de l’île, mais Bernard, d’après d’autres sources, indique, par contre, une altitude de 1642 m. et ce chiffre se rapproche sûre- ment davantage de la réalité. Mes observations personnelles, ba- sées sur 4 lectures faites à partir de la côte jusqu’au sommet, au moyen de l’hypsothermomètre, ont donné 1675 mètres. Les in- digènes ne connaissent pas la dénomination européenne de Mont Panié, nos porteurs désignaient cette sommité sous le nom de « Talous »; Panié n’est que le nom d’un petit village près de la côte, construit au pied de la montagne. A 2h. 30 nous quittions le sommet pour commencer la des- cente; elle nous coûta 4 heures d’une marche pénible, presque ininterrompue, accompagnée de nombreuses glissades entre les arbustes. Nous arrivâmes enfin au campement, les mains sai- gnantes des blessures faites par les feuilles de Pandanées dont les bords sont de véritables scies, et les jambes couvertes d’ec- chymoses causées par les chocs contre les troncs d’arbustes que nos porteurs avaient coupés à la hauteur du genou pour ouvrir un sentier. Pendant tout le trajet, nous n’avions pas rencontré d’eau: toutes les petites rigoles étant complètement à sec. Sarasin, Nouvelle-Calédonie. 8 — 114 — Le lendemain matin fut consacré au repos; nos porteurs utilisèrent leurs loisirs à se tailler des massues qu'ils façonnent encore très bien. Ils les polissaient d’abord avec des débris de verre, puis au moyen de la fougère à l’aigle, dont les feuilles sent riches en silice. Sur le chemin du retour, à une altitude d’environ 450 mètres, j'ai réussi à photographier le Panié qui, dans la direction S.S-O, étale, au-dessus d’une petite clairière, son dos allongé et couvert de forêts (fig. 67). Son sommet le plus élevé est situé à gauche dans la figure; la pointe que nous avions tout d’abord gravie est cachée par les arbres et ne peut, par consé- quent, se voir sur la photographie. Par la même route qu’à l’aller, nous fîmes, le long de la plage, le trajet de Tao à Oubatche. Notre ascension avait été favorisé par un temps superbe; nous ne re- çûmes qu’une averse — fort copieuse il est vrai — au retour, sur la côte, et arrivâmes à Oubatche complètement trempés. Voyage par mer à Koné, à la côte Ouest, et retour à travers l’île à la côte orientale. 26 Juillet — 26 Août 1911. Lors des voyages dont nous venons de donner une relation, nous avions eu l’occasion d'apprendre à connaître la moitié orien- tale du Nord de la Calédonie. Désirant également visiter une fois l'autre côte, dans cette même région, nous décidâmes de nous rendre, par mer, à Koné, sur la côte Ouest en passant par le Nord de la colonie et de revenir pédestrement à la côte orientale. Monsieur le missionnaire M. Leenhardt nous avait conseillé de nous arrêter au cours de notre voyage de retour, en traversant l'île, dans un petit village, nommé Bopope, au cachet fort original. Le 26 Juillet, le « StPierre» nous transporta en quelques heures à Pam. Le trajet en bateau s'effectue le long de cette côte que nous connaissons déjà, en face de la chaîne de montagnes dont les sommets s’abaissent par degrés à mesure qu'on avance vers le Nord de l’île. A Pam, nous avions 5 jours d’attente avant l’arrivée du vapeur qui dessert la côte Ouest: le nôtre retournait à Nouméa par la route suivie à l'aller. Pam est séparé, par un bras de mer étroit, d’une petite île qui porte le même nom. Avec ses maisons de pierres blanches et les cheminées de ses usines, il fait l'impression, vu de la mer, d'être un petit centre industriel en pleine floraison. Mais, une fois à terre, on s'aperçoit, non sans étonnement, que l’on se pro- mène dans une localité en ruines. La plupart des maisons sont en partie démolies et, dans la grande fabrique où l’on traitait autrefois le minerai de cuivre, les précieuses machines amenées d'Europe se couvrent de rouille sous son toit effondré. Les gise- ments de minerai de cuivre, pour lesquels des installations avaient — 116 — été établies à grands frais, n’ayant pas rendu à Pam ce qu’on en espérait, des ouvriers étaient occupés, lors de notre passage, au transport des tas de matériaux bruts à Dila, sur la presqu'île d’A- rama, où une fonderie a été établie près d’une mine encore en pleine exploitation. La vieille bâtisse qui abrite l’unique auberge de Pam étant occupée par une famille fort nombreuse, nous dûmes nous installer, tant bien que mal, dans une maison délabrée près de la côte, essayant de nous protéger des vents froids de la nuit en bouchant, avec des sacs et des toiles, les ouvertures béantes des anciennes fenêtres! Les environs de Pam sont peu attrayants; c’est une région montueuse, aux collines couvertes d’un haut gazon; à cette époque, où les herbages étaient jaunis et brûlés par le soleil, ces étendues ressemblaient, à distance, à de vastes champs de blé mûr. Quelques arbres isolés s'élèvent, ça et là, sur le dos de ces mamelons que des blocs de quartz, visibles de loin, parsèment de taches blanches. Dans cette contrée, le nombre des indigènes a considé- rablement diminué. C’est là une conséquence du voisinage des centres miniers qui, avec leurs gains faciles et leurs nombreux estaminets, ont exercé partout une influence néfaste sur la santé des Calédoniens des villages environnants. Ces indigènes appar- tiennent à la tribu d’Arama peuplant également la longue pres- qu’île du même nom, qu’on voit se profiler vers le Nord, à l'Ouest de Pam. La tribu entière ne compte plus que 150 âmes. Dans le voisinage de Pam s’étend, vers le Sud, une immense plaine marécageuse envahie par les palétuviers et comprenant tout le territoire de l'embouchure du Diahot. Nous avons traversé une partie de cette plaine pour visiter un curieux monument de pierres, érigé par les indigènes d’autrefois, et dont Lemire parle dans son ouvrage sur la Nouvelle-Calédonie. Après avoir longé, en bateau à rames, le bord oriental de la baie du Diahot, jusqu’au point où commence la région des mangliers, nous nous diri- geons à pied le long des collines limitant, sur la rive droite, la plaine d’alluvions. On aperçoit bientôt, sur le sol à demi durci de celle-ci, non loin de la berge plus élevée et plus sèche, une rangée de pierres d’environ 220 mètres de long. Les blocs (fig. 68) se suivent à une distance d’environ 4 à 5 mètres, tantôt plus, tantôt — 117 — moins. Ce sont des pierres quelconques, prises aux alentours, sauf, pourtant, la 4e à partir de l'extrémité Sud de la rangée qui a la forme d’une pierre milliaire ou d’un petit menhir (fig. 69). Celle-ci fait une saillie d'environ 50 centimètres au-dessus du sol boueux, tandis que la plupart des autres émergent à peine de la vase durcie. Nous avons compté en tout 40 pierres, mais quelques espaces trop larges indiquaient clairement que plusieurs blocs Fig. 68. Alignement de pierres, dans le bassin du Diahot, près de Pam. avaient été enlevés. Ainsi que j'ai pu m'en convaincre peu après, on les a employés comme soutiens des poteaux télégraphiques d’une ligne voisine. Au temps où Lemire visita le monument, il comptait encore 45 pierres. Que représente cet alignement de pierres? Lemire dit qu’il est destiné à rappeler une victoire des Nénémas, habitants des îles du Nord, sur les Aramas; chaque bloc indiquerait un ennemi tué et mangé et, celui qui est plus haut que les autres, devrait sûrement représenter le chef. L’Arama qui nous servait de guide prétendit, naturellement, que c’étaient les Nénémas qui avaient été vaincus; en interrogeant, à ce sujet, un homme de — 118 — Bondé, nous avons appris, non sans surprise, que c'était cette tribu qui avait combattu et remporté la victoire! C’est un fait connu que les bulletins de guerre varient selon les sources auxquelles on a recours; toutefois, une chose semble certaine, c’est que cette rangée de pierres représente bien un monument commémorant une vic- toire. Et ce fait peut, selon moi, jeter une lumière nouvelle sur le sens des alignements semblables de la période néolithique euro- Fig. 69. La ,pierre du chef“ de l’alignement. =: péenne qui auraient été, eux aussi, destinés à rappeler de hauts faits de guerre. Il n’est plus possible de savoir à quelle époque eut lieu la bataille du Diahot (on peut bien l’appeler ainsi, vu que 45 morts est un total important pour la Nouvelle-Calédonie). Le vieillard qui nous servait de guide put seulement nous dire que, dans son enfance, il avait déjà vu ces pierres sur le même em- placement. Pendant notre séjour à Pam, le temps fut pluvieux et des rafales de vent d'Ouest se firent désagréablement sentir. Le bateau, « l'Emou », eut du retard, le gros temps l’ayant obligé à ralentir sa marche dans cette région de la côte, rendue dan- — 119 — gereuse par les nombreuses formations coralliennes. Un récif, particulièrement grand, s'étend devant l'île Balabio. Le temps s'éclaircit cependant quand nous sommes à bord: nous longeons la presqu'ile d’Arama, qui apparaît comme une contrée presque complètement délaissée, quelques bosquets de cocotiers près de la côte trahissant seuls la présence d'habitations humaines. Une chaîne de montagnes, découpée en dents de scie, forme l’ossature de la presqu'île. Ses côtes escarpées, aux ombres fortement accusées et au sol rougeûtre, s'élèvent derrière un premier plan de collines gazonnées dont les teintes sont actuelle- ment d’un jaune-brun. Ces vives couleurs donnent au paysage un cachet franchement désertique, rappelant celui des côtes de la Mer Rouge. C'est dans cette région que nous eûmes un spectacle plutôt rare pour cette latitude. Une baleine fut signalée, pas très loin du bateau, et captiva notre attention. On voyait distinctement la buée d’eau sortant des évents; elle étendait alternativement en dehors des flots ses nageoires pectorales, longues et étroites et blanches en dessous, donnant par ces mouvements l'impression d’une roue de moulin. C'était probablement un exemplaire de Megaptera longimana Gray. Au devant de l’extrémité Nord-Ouest de la Nouvelle-Calé- donie se trouve l’île Baaba. De ce point, on peut apercevoir au loin le groupe des îles Bélep, situées plus au Nord. Puis, le voyage se continue le long de la côte Ouest: on passe devant plusieurs îlots et, bientôt après, apparaît le massif serpentineux allongé de la presqu'île de Poum auquel succède la profonde baïe de Néhoué. Plus loin encore se profilent d’imposants sommets — serpen- tineux également — qu’une végétation clairsemée recouvre d’un léger voile. Pour la première nuit, le bateau mouilla devant le petit centre européen de Gomen, et jeta l’ancre devant Voh pour la seconde. Le pays de Gomen est une région de collines doucement mamelonnées que flanquent de chaque côté des monts de serpen- tine aux formes hardies, creusées par l'érosion. Vers l’intérieur des terres, une chaîne de montagnes dentelée étire son rideau. Bien au-dessus d’elle, se profile dans le ciel la silhouette bleue de la — 120 — grande cordillière orientale de l’île, avec ses hauts sommets du Panié, du Colnett et de l’Ignambi. Les plaines montueuses, re- couvertes de gazon et propices à l’élevage, sont une caractéristique de la côte occidentale, tandis qu’elles manquent complètement sur la côte opposée. Entre Voh et Koné, l’exubérante croissance des coraux a presque relié à la côte le récif-barrière, de sorte que le bateau ne peut plus, comme ailleurs, s'engager dans le chenal intérieur; il doit poursuivre sa route en dehors du récif, ce qui se traduit im- médiatement par de très forts mouvements de roulis. Plus au Sud, une passe étroite donne entrée, près de la côte, au port de Koné. L’endroit lui-même est situé à environ 10 kilomètres à l’in- térieur des terres. Une route carrossable le relie à la côte; elle traverse une plaine herbeuse, affreusement monotone, qui, aux abords de la rivière de Koné, se transforme en marécages que la haute mer recouvre. Le village de Koné est bâti sur une éminence de la rive droite de la rivière. Deux rues, bordées d’habitations clairsemées, le traversent perpendiculairement. Sur une hauteur voisine s’é- lève, comme un fort, le bâtiment de la gendarmerie, d’où l’on jouit d’une vue très étendue. De hautes montagnes serpen- tineuses, en particulier l’imposant MtKoniambo qui se dresse vers l'Ouest, encadrent un vaste bassin. Quelques collines, aux formes douces, font saillie sur cette plaine herbeuse qui sert de pâturages à de nombreux troupeaux. Dans cette contrée ouverte, un cône escarpé, situé vers l'Est, à environ 6 kilomètres du village, attire le regard. Le sombre manteau des forêts qui le recouvrent laisse de suite deviner qu’il n’est pas, comme le reste de la région, composé de schistes, d’argiles ou de grès, mais bien de roches calcaires. C’est le Pic de Koné, haut de 237 mètres. Des plan- tations de café et de coton bordent aussi la rivière de Koné d’un ruban de verdure. Au moment de notre visite, ces arbustes portaient, à la fois, des fleurs et des fruits. Ce fait, que le colon n’aime pas à constater, est probablement dû à l’irrégularité des précipitations atmosphériques. Nous étions alors au mois d’Août et nous aurions dû — dans l’ordre naturel des choses — jouir d’un temps beau et sec. Au lieu de cela, il pleuvait presque chaque Eu qoi = jour, parfois très fortement, et les colons, établis depuis long- temps dans la région, nous assurèrent que c'était un fait anormal pour la saison. Nous avons plusieurs fois gravi le Pic de Koné, seul emplace- ment boisé de toute la contrée environnante. À vrai dire, la forêt qui le recouvre n’est pas aussi haute, ni aussi dense qu’elle paraît l'être de loin. Elle nous valut, cependant, plusieurs trouvailles zoologiques intéressantes et, en outre, de nombreux crânes et ossements humains, lorsque nous eûmes découvert, dans les an- fractuosités des rochers, d'anciens lieux de sépulture. Ce ne fut pas sans peine que nous sommes parvenus à trouver ces cime- tières, mais la cause de ces difficultés n’étonna pas nos gens; ils savaient, nous dirent-ils, que ces grottes sépulcrales changent de place après quelques jours et disparaissent même souvent d'une façon complète! Plusieurs des crânes trouvés dans ces rochers présentaient un aplatissement frappant de la région occipitale et une assez forte largeur, ce qui pouvait faire croire à une déformation ar- tificielle. Mais, cette coutume n’est pas connue en Nouvelle-Calé- donie; après la naissance, les femmes se bornent à masser la tête des enfants, ce qui ne peut pas provoquer une modification durable de la forme du crâne. Les mensurations, auxquelles nous procédâmes dans la suite, indiquèrent aussi une forme de tête distinctement plus large et plus courte que celle que nous avions constatée jusqu'alors. : Les environs immédiats de Koné sont aujourd’hui fort peu peuplés d’indigènes, mais on se rend facilement compte qu'il n’en était pas de même autrefois. En effet, en se promenant sur les collines et dans les plaines environnantes, on retrouve par- tout les traces presque ineffaçables de leurs anciennes cultures. En outre, le terrain est semé, ici et là, de nombreux coquillages, de fragments de poterie et d'instruments de pierre, témoins de l’activité des populations qui habitaient ces landes, transformées maintenant en vastes pâturages par les colons européens. Ces traces de l’ancienne présence de l’homme apparurent particulièrement nombreuses à la Pointe de Koné, langue de terre aujourd’hui complètement déserte, qui s’avance dans la 402 mer, non loin du débarcadère des bateaux. D’abondantes chutes de pluie ont malheureusement contrarié nos recherches; de plus, sur le chemin bordé de marécages qui va de Koné à la mer, des myriades de moustiques rendaient alors l'existence presque in- supportable dans cette région. Dans la savane, on remarquait surtout deux espèces d'oiseaux: l’une est un rapace brun (Hali- astur Sphenurus Vieill.) et l’autre un étourneau (Acridotheres tristis L.). Ce dernier a été introduit par les Français, probable- ment vers 1870, pour la destruction des sauterelles qui causaient de grands dommages aux cultures. Depuis lors, cet oiseau s’est à tel point multiplié qu'il est devenu aujourd’hui l’espèce carac- téristique de la côte Ouest. D’après certains colons, il serait même nuisible, vu qu'il se nourrit aussi des graines de maïs qu’il dé- terre dans les champs, après les semailles. Près de Bouraiïil nous avons aperçu des bandes innombrables de cet étourneau qui re- gagnaient, en criant, les fourrés de bambous où elles passaient la nuit. À mesure qu’on se rapproche des montagnes, cette espèce devient plus rare et elle ne semble pas avoir traversé la chaîne; tout au moins ne l’avons-nous jamais observée à la côte orientale. La pointe de Koné, nommée aussi presqu'île de Foué, qui s'étend très avant dans la mer, forme un plateau herbeux qui tombe à pic sur la plage étroite et sablonneuse, située à une vingtaine de mètres plus bas. En divers endroits, cette dernière présentait des couches de coquillages marins, tantôt étirées en bancs allongés, tantôt amoncelées en tas rappelant de petits tumuli. J’ai pu suivre ces couches de coquilles sur une distance d’un kilo- mètre environ, mais leur étendue est probablement plus grande encore. Ces débris de mollusques sont si nombreux qu’on a pris la peine d'établir là quelques fours à chaux pour en tirer parti. Le long d’une fissure produite par un petit cours d’eau, on pouvait voir que cette couche se poursuivait encore dans le sol, jusqu’à 1 mètre environ de profondeur. Les coquillages ne man- quent pas non plus à la surface du plateau, mais les tas y sont plus espacés les uns des autres. Sans aucun doute, nous avons à faire là à des débris de cuisine, des «Kjôkkenmüddings», d’une longue série de générations. Les nombreuses traces de l’activité humaine montrent bien qu’il ne s’agit pas d’une formation natu- 1m relle: on trouve, en effet, dans ces couches, des instruments de pierre, des éclats d'outils divers et des débris d’une grossière poterie. Plusieurs des instruments récoltés présentent un type tres primitif qui rappelle les formes du Paléolithique ancien. Ce sont, par exemple, des grattoirs épais, avec une face non travaillée pour la prise de la main et une arête opposée tranchante, puis, de grosses pierres rondes, rappelant des « dis- ques », avec retouches sur le bord d'un seul côté; on y rencontre aussi des pierres rondes, portant des traces de coups qui indiquent leur emploi comme marteaux. A ces outils, de caractère si primi- tif, se trouvaient mélangés, en grand nombre, des débris de poterie, dont quelques-uns portaient des ornements pointillés. Ils étaient accompagnés d’un fragment de hache polie. Or, ces restes-ci appartiennent à l’époque néolithique la plus typique: il paraît donc indiscutable d’admettre que les instruments du type primitif, men- tionné plus haut, se sont maintenus, comme survivants de traditions fort anciennes, jusqu’à un passé relative- mentrécent. Les matériaux nécessaires à la fabrication de ces outils étaient fournis par les jaspes rouges, jaunes ou noirs qui accompagnent en quan- Fig. 70. Indigène de Bopope. tité la formation serpentineuse. Nous avions de nouveau besoin de porteurs pour notre tra- versée du pays jusqu’à la côte orientale, ce qui n’était pas sans sou- lever diverses difficultés, car nous avions l’impression que la gen- darmerie de Koné n’était pas dans les meilleurs termes avec les indigènes. On nous avait promis 30 porteurs pour le 17 Août, jour fixé pour le départ, or, 8 seulement se présentèrent! Tous les autres indigènes étaient partis pour l’intérieur du pays, at- tirés par la fête d’une tribu voisine qui devait durer une semaine ou même davantage. Comme un chemin carrossable relie Koné à une station d'élevage située à 13 kilomètres sur notre parcours, il fut décidé de transporter sur un char tous nos bagages jusqu’à cet endroit, et d'informer en même temps, par un messager monté, Fig. 71. Le Tchingou, vu du Sud-Est. le chef du village de Bopope de notre prochaine arrivée, en le priant d'envoyer à notre rencontre les porteurs qui nous étaient nécessaires. Le 18 Août, nous quittâmes Koné avec 8 porteurs et un char à deux chevaux, attelés l’un derrière l’autre. La route suivait les berges de la rivière de Koné, d’abord, à travers une plaine, puis, dans une contrée au terrain plus accidenté. A 16 heures déjà, nous étions arrivés à la station d'élevage, point terminus de la 5e route praticable aux véhicules. Après avoir établi notre campement sous les belles Casuarinées qui ornaient les rives du fleuve, nous attendîmes les porteurs. Nous nous trouvions sur un plateau mon- tueux, couvert de pâturages, d’où la vue s’étendait sur les mon- tagnes boisées du Tand}i qui s’élevaient vers le Nord. Bien que nous ne fussions qu'à 60 mètres seulement au-dessus du niveau de la mer, le thermomètre descendit à 8’centigrades au cours de cettenuit Fig. 72. Le village de Bopope. claire, tandis que la température constatée à Koné n'avait jamais atteint un minimum inférieur à 11°. Aussi, fut-ce avec plaisir que nous saluâmes, le lendemain matin, le retour bienfaisant du soleil. Contre toute attente, les nouveaux porteurs arrivèrent déjà au cours de la matinée, après avoir marché pendant toute la nuit. Parmi ces hommes de Bopope, se trouvaient quelques beaux gaillards, au corps musculeux et au type intéressant. Plusieurs d'entre eux portaient, en guise de chapeaux, une sorte de turban, fait de balassor, haut d'environ 2 mètre: autour de cette coiffure, ils avaient enroulé la corde de leur fronde. Un autre (fig. 70) por- tait une casquette sphérique dont l’étoffe fibreuse, brune et blanche, Fig. 73. Flèche de case représentant un porteur de masque. Hauteur 70 cm. — 126 — était ornée de cotonnade rouge; cet indigène avait noirci de suie sa barbe et le bas de son visage. Le vêtement de la majorité de ces gens était très sommaire, ne se composant que d’un pagne étroit et d’un morceau d’é- toffe retombant sur le devant. D’autres porteurs, affublés de vieux pantalons, se dis- tinguaient d’une façon fort désavantageuse de ces vrais « hommes des bois ». Au nombre de ces pseudo-civilisés se trouvait le fils du chef de Bopope qui s'efforce visiblement, maïs non sans profit pour sa bourse, d'introduire dans sa tribu les ....bienfaits de la culture européenne. Il possède dans son village un petit magasin d’habits et d’étoffes et couvre la nudité de ses administrés tout en augmen- tant son pécule. Après avoir laissé les arrivants se reposer jusqu’à 1 heure après-midi, on donna le signal du départ et les nouveaux porteurs se chargè- rent de leurs colis sans aucune hésitation. Le sentier longe encore pendant un certain temps les bords de la rivière dont le cours s’élargit, çà et là, en des bassins d’une limpidité cris- talline, animés par quelques canards sau- vages. Il faut ensuite gravir les pentes de la montagne et l’on atteint, à environ 500 mètres d'altitude, la limite de partage des eaux entre les deux côtes. Peu après, le sentier se divise; la meilleure piste, celle du Sud, conduit à la côte Est en s’engageant dans la vallée d’Amoa:; c’est le chemin que suivent, en général, les quelques Européens qui ont à traverser cette contrée. L'autre sentier, plus au Nord, descend le long de la vallée de la Tiouaka, et passe par le village de Bopope. C’est celui que nous choisimes, bien qu’il soit tout ce qu’il y a de plus incon- fortable. Il est vrai que la carte indique, dans cette région. AR une belle et grande route, mais celle-ci, comme beaucoup d’autres du reste, n'existe encore qu'à l'état de projet. Nous passämes la nuit sur la rive boisée d’un ruisseau appartenant déjà au bassin de la Tiouaka. Pendant toute la matinée suivante, nous eûmes à parcourir les pentes d'une infinité de collines, mais la beauté * XX % CAN Fig. 74 Danseurs de ,pilou“ à Bopope. du paysage environnant nous dédommageait de toutes nos peines. C'était un dédale inoui de coteaux et de montagnes do- minés, à notre gauche, par le majestueux massif du Tchingou (fig. 71). Enfin, à midi, apparut le petit village de Bopope, pit- toresquement campé sur une éminence, au centre d’un cirque de montagnes (fig. 72). Entre les sombres Araucarias s’élevaient les hauts toits coniques de quelques cases rondes, entourées de — 128 — huttes plus petites et plus basses; d’autres habitations encore, étaient groupées, un peu à l'écart, sous des bouquets d’arbres. Celle du chef (PI. III) se distinguait par la dimension fabuleuse de son toit de chaume qui pouvait bien avoir, avec sa flèche, dix mètres de hauteur, alors que la paroi circulaire, plaquée d’écorce de niaouli, n’atteignait pas plus d’un mètre et demi. La flèche de la case et les planches latérales près de l’entrée étaient recouvertes de belles sculp- tures. D’autres huttes étaient ornées d’une façon semblable; quelques-unes étaient sur- montées d’un poteau rond sculpté, représentant un porteur de masque (fig. 73). Tous ces travaux de bois étaient coloriés en rouge et noir. Après une nuit claire et froide (8%), une brume épaisse s'était levée au petit jour, mais un rayonnant soleil eut vite fait de la dissiper, nous ménageant des effets de lumière d’une rare beauté. Der- rière un voile argenté de brouil- lards s’estompaient, comme dans la vision d’une époque depuis longtemps disparue, les noires silhouettes des huttes et des élégants Araucarias. Fig.75. Danseurs de , pilou“ à Bopope. Les gens se montrèrent très confiants envers nous et pa- rurent contents de cette visite, aubaine rare dans leur solitude. Ils nous ménagèrent la surprise d’une représentation pour l’a- près-midi. C’étaient des scènes de «pilou-pilou» qu’ils se prépa- raient à danser en notre honneur; tout le matin, nous entendîmes les rires et les cris accompagnant la «répétition générale» de ps “ “TN, — cette manifestation artistique qui mit tout ce petit peuple sens dessus dessous. A 4 heures de laprès-midi, une bande d’environ 20 hommes et jeunes gens s’approcha de notre campement, suivie d’une nuée d'enfants. Un soliste chanta la plaintive mélopée que nous con- naissions déjà; elle était ac- compagnée du bruit sourd des battoirs d’écorce et des sifflets des danseurs. Ces derniers se mouvaient lentement en se dandinant et piétinaient sou- vent sur place, sautant sur une jambe, puis sur l’autre. Ils ne posaient pas d’une seule fois le pied sur le sol, mais, s'appuyant, tout d’abord, seule- ment sur les orteils, ils frap- paient ensuite fortement le terrain de leurs talons, produi- sant ainsi un rythme étrange. En même temps ils brandis- saient sagaies et massues. Quand la bande avait fait une dizaine de mètres, elle s’arré- tait net en poussant un grand cri, et continuait de suite après, de la même façon, à avancer vers nous. À la fin | de chaque étape, l’un des in- Fig.76. Ceinture de danse. Long. 70 cm. digènes se détachait du groupe et nous présentait en cadeau une racine d’igname ou une poule qu’il déposait à nos pieds. Enfin, lorsque la troupe fut tout près, quelques-uns des danseurs firent semblant de se précipiter sur nous avec des gestes menaçants et en brandissant leurs armes, mais ils se contentèrent de cette inoffensive démonstration et re- tournèrent ensuite tranquillement à leur place. C'était la fin du premier acte de la fête, et nous eûmes tout loisir d'examiner de Sarasin, Nouvelle-Calédonie. 9 — 130 — près les acteurs (fig. 74 et 75). La plupart d'entre eux étaient presque nus, ne portant qu'un pagne étroit qui leur ceignait les reins et une banderole qui enveloppait les parties sexuelles. Fig. 77. Masque de Bopope. Long. 1 m 20. Quelques-uns avaient relevé leur pagne entre les jambes et semblaient vêtus d’un caleçon de bain, d’autres avaient bar- bouïllé de couleur noire leur visage et leur poitrine. Les plus vieux portaient sur la tête de hauts turbans de balassor, tandis que les jeunes gens se contentaient de houppes de plumes blanches, piquées dans les cheveux. Un des garçons (fig. 74 à droite) avait fixé sur sa tête, à l’aide de son peigne, un léger cercle de rotang sur lequel il avait tendu une grosse toile d’araignée; un autre était orné de feuilles noircies. Plu- sieurs, enfin, avaient passé au- tour de leurs hanches une ceinture de danse confection- née à l’aide d’une liane dont les deux extrémités effilochées étaient dirigées en avant et en haut (fig. 76). Après l’entr’acte commen- ça la véritable danse artis- tique qu’ils avaient répétée pendant la matinée. C'était une sorte de ballet fort gracieux, à quatre figures, qui fut dansé par 10 jeunes gens. Tout d’abord accroupis sur le sol, ils étaient disposés en deux rangées de cinq et placés les uns derrière les autres; dans chaque main ils avaient un bouquet d’herbages dont — 131 — ils balayaient en cadence le sol, dans diverses directions et selon un certain rythme. Puis ils se levaient, et, tout en agitant vive- ment au-dessus de leurs têtes leurs paquets d’herbes, ils exécu- taient ensemble, avec une précision remarquable, des mouve- ments d’une parfaite élégance; tantôt ils se penchaient en avant, tantôt de côté ou en arrière. L'un des danseurs indiquait la suite des mouvements en lançant des trilles élevés, tandis que ses compagnons faisaient entendre, de temps à autre, des sifflements aigus. Tout à coup ils reprirent leur attitude du début et termi- nèrent de cette façon la première figure. Les deux suivantes furent à peu près semblables, avec de petites variantes dans la suite des positions; l'effet principal était cependant toujours obtenu par les balancements gracieux du corps et les mouvements des bras avec les bouquets d'herbages. Pour terminer le ballet, ils formèrent une ellipse en dansant les uns derrière les autres, après quoi, ils lancèrent tous ensemble et du même côté un de leurs paquets d'herbes, en lui faisant décrire une courbe gracieuse: un peu après, ils firent de même avec celui qu'ils tenaient dans l’autre main et c’est ainsi que se termina cette belle représentation. On n’a pas pu nous expliquer clairement la signification de ce ballet. Il doit cependant avoir un sens quelconque, car le Père Lambert dit dans son livre, en parlant de ces danses, qu’elles ne s’exécutent que lors des fêtes solennelles et qu’elles représentent toujours un phénomène particulier, par exemple, le mouvement des vagues, l'effet de la tempête, le vol des oiseaux ou la fuite des pois- sons. Aujourd’hui, elles paraissent avoir presque partout disparu. La société s’assembla ensuite autour de nous et les cadeaux, depuis longtemps préparés, nous furent remis, accompagnés d'un petit discours. Nous répondîmes en remerciant pour la charmante réception et en distribuant de l’étoffe, de la verro- terie, du tabac et de l'argent. Tous les indigènes paraissaient contents et satisfaits. Mais la fête n’était pas encore terminée. Une bande d’enfants arrivait du village en poussant des cris. Un homme, affublé du masque calédonien, poursuivait cette meute en brandissant ses sagaies. Lorsqu'il arriva près de nous, deux indigènes engagèrent avec le monstre un simulacre de combat au cours duquel les habiles coups de lances donnés furent tout — 132 — aussi habilement parés. Ce masque était semblable à celui de Hienghène (p.103), mais son aspect était moins terrible, il paraïis- sait même un peu comique et presque bon enfant, avec ses grosses joues rebondies (fig. 77). On n’aurait pu rêver, pour la charmante représentation qui venait de se dérouler devant nous, plus admi- rable cadre que celui de cette contrée sauvage, perdue dans les Fig. 78. Les chutes de la Tiouaka, près de Pombéi. montagnes, près du pittoresque village aux cases si joliment groupées à l’ombre des Araucarias. Ce fut une courte vision de ce passé calédonien, à jamais disparu dans la nuit des temps. Le lendemain nous dûmes, bien à contre-cœur, prendre congé de Bopope et de ses habitants qui nous avaient si aimable- ment accueillis. Nous ne pouvions y prolonger notre séjour sans risquer de manquer, à Touho, le vapeur qui devait nous ramener à Oubatche. En quittant le village, nous descendons dans la vallée de la Tiouaka, rivière assez grosse dont nous devons suivre — 133 - le cours. Pour éviter les larges méandres qu'elle fait ça et là, nous passons de temps à autre sur le dos de quelque colline: plu- sieurs fois, cependant, il faut traverser le lit de la rivière dont le courant est souvent si violent, que nous devons avoir recours à Fig. 79. Entrée d'une case, dans le bas de la vallée de la Tiouaka. l’aide des porteurs, pour ne pas glisser sur les cailloux du fond. La vallée, ici et là encore fort étroite, est couverte par places de belles forêts; en d’autres endroits, par contre, nous avançons sur des terrains dénudés ou envahis par la brousse. Le cours de la Tiouaka est assez accidenté: tantôt, la rivière coule entre des berges resserrées, tantôt elle s'étale en bassins clairs et pro- — 1354 — fonds, dont la largeur peut avoir une cinquantaine de mètres. Aucun véritable sentier n'étant marqué sur les rives, nous mar- chons soit sur les cailloux roulés du bord du cours d’eau, soit sur les versants abrupts de son lit. Nous eûmes, en certains en- droits, à escalader de gros rochers, polis comme du marbre par les hautes eaux. Nos souliers cloués se prêtaient mal à ce genre d'exercice, tandis que nos porteurs, malgré leurs lourdes charges, grimpaient partout à pieds nus avec une aisance remarquable. Les roches de la berge, comme celles qui sortaient de l’eau, étaient formées d’une serpentine bleu-verdâtre. Cette course peu agréable dura encore toute la matinée suivante, après une nuit passée dans un campement établi en un endroit très inconfortable. Dans les environs du petit village de Pombéi, situé sur la rive gauche, la Tiouaka traverse un énorme banc rocheux de teinte gris-bleu et se précipite, bouillonnante, entre de hautes parois dans une vasque profonde dont elle a poli les bords. Les roches, toutes criblées de trous et d’entonnoirs, ressemblent, par places, à de gigantesques alvéoles. La fig. 78 représente ce pittoresque tableau où l’on voit nos porteurs s’agrippant aux rochers. Ces chutes de la Tiouaka furent découvertes par Jules Garnier et le Dr Vieillard qui traversèrent, vers 1860, cette contrée alors indé- pendante et d’un accès peu sûr; les descriptions pleines d’aven- tures que Garnier a laissées de ses voyages conservent aujourd’hui encore tout leur intérêt. À partir de Pombéi, le cours de la rivière devient plus tran- quille; elle s’étale paresseusement sur un large lit caillouteux, parsemé de petits îlots. Aussi, la marche le long des rives sablon- neuses, est-elle plus rapide et plus aisée. La vallée s'ouvre tou- jours davantage et, sur ses pentes douces, apparaissent bientôt des plantations. Enfin, à notre grande joie, nous trouvons sur la rive gauche un bon chemin aménagé par les colons. Il nous amène dans un large bassin fertile, entouré de hautes montagnes, où se succèdent des cultures de toutes sortes: ignames, taros, bananiers et cocotiers. La nuit se passa sur la rive droite du fleuve, dans un village enfoui sous les dômes des palmiers. L'ouverture d’entrée d’une des cases était entourée de panneaux fort bien sculptés et son seuil — 135 — orné également d’une large face humaine, au nez énorme (fig. 79). La photographie montre aussi le petit talus, doublé de pierres, qui élève la hutte au-dessus du sol. Après une courte marche, nous arrivons, le lendemain matin, à la station missionnaire de St Lé- onard, bel établissement aux proportions presque grandioses, comprenant une belle et vaste église aux murs blanchis, entourée de deux autres édifices. Un jardin, étincelant de roses, s'étale au devant de l’église en un superbe parterre, tandis que, sur une colline, un peu en arrière, une immense croix blanche, visible de toutes parts, étend ses bras sur un fond de verdure. Toute la propriété est traversée par une large route, tirée au cordeau, qui conduit à l’église. De chaque côté de belles plantations de café, encadrées de hauts bambous, couvrent le terrain et font place, près des édifices, à des espèces végétales de choix dont l’ensemble forme un vrai jardin bota- nique. Non loin de la mer, un bac nous passa sur la rivière qui s’élargit pour se terminer en un vaste estuaire. Après une marche de plusieurs heures vers le Nord, le long de la côte, par une chaleur torride, nous parvinmes heureusement à la station de Touho, petit centre situé non loin d’une colline où l’on voit un fortin détruit. Le lendemain, déjà, arriva le « St Pierre » qui nous ramena sains et saufs à Oubatche. Ascension du Mont Humboldt. 9 — 25 Septembre 1911. L’ascension du Mont Humboldt fut la dernière grande ex- cursion que nous entreprîmes d’Oubatche. Cette montagne, située dans le Sud de l’île, a longtemps passé pour en être le plus haut sommet. Son seul nom exerçait sur moi un attrait tout particulier, car, dès ma jeunesse, l'exemple du célèbre voyageur et naturaliste Alexandre de Humboldt m'est apparu comme un idéal élevé. Thio nous sembla être l’endroit propice où nous pourrions le mieux préparer cette expédition, d'autant plus que la grande société minière « Le Nickel » y a établi son siège principal et que nous avions, pour les chefs de l’entreprise, une lettre de recom- mandation de son directeur à Paris, M. Carrier. Nouspouvions donc en espérer une aide efficace et nous ne fûmes pas trompés dans notre attente. Reçus comme hôtes de la société, on nous logea dans une charmante maison et l’on mit très libéralement à notre disposition un petit vapeur pour nous transporter plus au Sud, à l’entrée de la vallée de Ngoï, d’où nous devions entreprendre l'ascension du Humboldt. Un autre bateau devait, en outre, à date convenue, venir nous chercher là-bas pour nous ramener à Thio. Nous pensons aussi avec reconnaissance à l’ingénieur suisse M. Stierlin, décédé depuis lors, qui facilita de tout son pouvoir notre entreprise. Le nickel est le vrai patron de Thio et tout, dans la contrée, rappelle au voyageur ce précieux métal. De la rade, malheureuse- ment très peu abritée, on aperçoit déjà, près de la côte, les fa- briques, les comptoirs et les appareils de charge pour le minerai. Un chemin de fer à voie étroite part de la plage et conduit au village, situé un peu à l’intérieur, sur la rive gauche d’une rivière. Les jolies maisons des ingénieurs et des employés de la compagnie et un hôpital très bien aménagé font sur le visiteur une agréable impression. Le chemin de fer remonte encore la vallée sur un parcours d'environ 20 kilomètres, pour amener à la côte les produits tirés des mines. La vallée de Thio est entourée de puissants massifs montagneux qui seraient beaux s'ils n'étaient pas si complètement dénudés. Les champs de fougères desséchées et les broussailles basses qui les recouvrent leur donnent une teinte gris-verdâtre. Dans les combes plus humides, le regard rencontre, parfois, une verdure un peu moins terne. Le contraste est violent entre ces tons mats et les couleurs vives des terres remuées par les travaux miniers. Partout où l’on creuse, d'immenses taches rouges ou jaunes colorent le flanc des montagnes. Des sommets entiers ont été sapés et emportés; le long des crêtes courent des terrasses, d’où descendent des cônes de déjection qui strient la brousse grisâtre de rubans orangés. Les mines de la région de Thio sont toutes situées à une altitude assez grande et les matériaux qu’on en extrait sont transportés en bas dans des wagonnets suspendus. En Nouvelle-Calédonie, l'extraction du minerai ne se fait qu'à la surface du terrain, car, dans la profondeur, la teneur en métal s’est rélévée si faible que des travaux en sous-sol ne seraient guère lucratifs. On admet que les sels de nickel, dissous dans l’eau, se sont surtout déposés et accumulés dans les fentes et les interstices superficiels des roches serpentineuses. Dans la terre extraite, on n’aperçoit généralement rien qui révèle sa richesse en sels du nickel; ce sont seulement les grains ou les petits mor- ceaux verts de garniérite, un hydrosilicate de nickel, qu’on ren- contre ici et là, qui peuvent signaler à une personne non com- pétente la présence de ce métal si recherché. Les tribus indigènes ne sont pas nombreuses dans le district de Thio. Quelques petites agglomérations se sont formées autour de la station missionnaire: d’autres se disséminent dans la vallée et quelques-unes se sont établies au Sud-Est, le long de la mer. Le total de ces indigènes n’atteint pas 500 âmes. L'influence eu- ropéenne se fait déjà fortement sentir dans ces tribus; la case ronde, si caractéristique et si originale, a presque disparu. Les nouvelles constructions sont toutes de forme rectangulaire et, en partie, pourvues d’une véranda. De même, dans l'habillement, on ne trouve presque plus rien de spécifiquement calédonien. La — 138 — plupart des indigènes portent des pantalons, se coiffent d’un vieux chapeau et taillent leur barbe à la mode française. Le résultat de ce ...progrès de la civilisation est que cet accoutrement leur donne tout à fait l’air de voyous de grande ville. Beaucoup d’entre eux sont employés dans les mines, maïs cette main-d'œuvre n'étant cependant pas suffisante, la compagnie a dû recourir à l’aide d'ouvriers japonais. La gendarmerie de Thio ne parvint qu’à grand’peine à nous procurer 15 porteurs. Un nombre égal d’autres indigènes, habitant un village de la côte, nommé Brindi, devaient nous rejoindre à l'endroit où commençait notre ascension. Dans l’après-midi du 13 Septembre, nous partons de Thio, à bord du petit vapeur de la compagnie, le « Tayo »; ce mot, pour les indigènes, est syno- nyme d'ami. Nous longeons la côte, nous dirigeant vers le Sud-Est, et passons devant l’île Toupéti que recouvrent de nombreux Arau- carias. Ces arbres offrent la particularité de s’élever plus ou moins perpendiculairement au sol, quelle qu’en soit l’inclinaison, au lieu de se diriger, comme les autres végétaux, d’après la verticale; c’est ce qui confère cet aspect épineux aux îlots qu'ils revêtent de leurs troncs minces et allongés. Mais voici le Humboldt qui apparaît vers le Sud, s’élevant bien au-dessus d’un premier plan de montagnes. Il forme le point culminant d’un dôme allongé qui se hausse encore, non loin de lui, en un autre sommet arrondi, le Nékando, d’environ 300 mètres moins élevé que lui. Vers le S.-S.E., se dresse un autre massif im- posant auquel la carte, sans lui donner de nom, attribue une al- titude de 1602 mètres. Nos porteurs le nommaient « Geï »; il est probable qu’il n’a jamais été exploré. Vers le soir, le bateau nous déposa sur la côte, non loin de l'embouchure de la rivière Ngoi. A marée basse, la plage formait en cet endroit, une terrasse érodée, composée d’un conglomérat de serpentine et revêtue de coraux qui paraissaient être assez récents. Ces formations coral- liennes, usées par le flux et le reflux prouvent, comme les phé- nomènes analogues observés à Hienghène, que le niveau de l’eau était autrefois plus élevé qu’il ne l’est aujourd’hui. Il est de fait que, dans les conditions actuelles, la croissance des coraux sur cette terrasse serait tout à fait impossible. ue) — 139 — Le matin suivant, 15 porteurs et porteuses arrivèrent de Brindi: c'était la première fois que nous avions recours à la main- d'œuvre féminine. Les hommes ne se soucièrent pas de choisir les charges les plus lourdes par égard aux femmes, et lorsque nous risquâmes, à ce sujet, une petite observation, nous trouvâmes fort peu d’écho. La galanterie calédonienne se traduisit même par cette réponse péremptoire que nous donna l’un des porteurs: «Les femmes, c’est fort comme le bétail!» Nous devons dire que les porteuses s’acquittèrent de leur tâche à notre entière satisfaction. Après une marche d'environ une demi-heure vers le N.-O. sous les bouquets de cocotiers qui bordent la mer, nous nous diri- geons au S.-O., vers l’intérieur du pays pour gravir, tout d’abord, une colline dénudée et pierreuse qui sépare de la mer la rivière Ngoï. De son sommet, le Humboldt se présente dans toute sa ma- jesté, dominant fièrement d’autres chaînes de montagnes (PI. IV). Son point culminant a la forme d’un tout petit cône; le sommet de gauche qui, sur la photographie, semble le plus élevé est le Nékando. À nos pieds s’étend la large vallée de Ngoï, que recouvre la brousse, basse et clairsemée, caractéristique des terrains ser- pentineux. Le sol argileux brun-rouge, parfois complètement nu, est traversé de profondes crevasses, provoquées par des éboulements, et de rigoles, aux parois verticales, dues à l’action érosive des eaux courantes. Par places, le terrain semble avoir été semé de granules noirs de minerai de fer. Nous descendons de la colline pour gagner le bord de la rivière dont nous traversons, à deux reprises, le large lit tout couvert de cailloux; les eaux n’en sont heureusement pas très hautes en ce moment. Un ancien sentier nous permet ensuite de longer le cours d’eau sur la rive gauche, agréablement boisée. Pendant une halte, un de nos porteurs nous montre une quantité de beaux poissons qu'il vient de capturer, en jetant dans la rivière une cartouche de dynamite, probablement dérobée dans une mine. Cette manière de prendre le poisson, sévèrement inter- dite dans l’île, jouit malheureusement d’une grande faveur auprès des indigènes. Elle est la cause, non seulement de nombreux vols de dynamite dans les mines, mais encore de graves accidents. — 140 — L’indigène hésite souvent trop longtemps à jeter dans l’eau la cartouche qu’il vient d'allumer, et celle-ci éclate avant qu'il l'ait lancée. Nous avons rencontré plusieurs Calédoniens qui avaient payé leur imprudence de la perte d’une main ou de quelques doigts. Comme rien ne nous oblige à voyager rapidement, nous dressons la tente, déjà vers la fin de la matinée, sur un terrain découvert, au-dessus du cours d’eau, à un endroit où le Nékando envoie, sur la rive droite, un contrefort aux pentes raides, ac- compagné d’un affluent de la rivière Ngoï. Le paysage qui nous environne est d’un caractère alpin très marqué. La vallée se rétrécit peu à peu vers l’intérieur de l’île, et la rivière, si lente et paresseuse dans son cours inférieur, bondit en formant des rapides et des chutes. Parfois il faut, pour avancer, s’ouvrir un sentier à la hache parmi la brousse recouvrant les berges escarpées, puis la marche se continue, longue et fatigante, sur les blocs roulés du lit de la rivière torrentueuse. Dans le cours supérieur de cette dernière, les berges sont composées de couches puissantes de blocs de toutes dimensions; cette formation rappelle une moraine glaciaire et doit provenir d’une époque où les eaux étaient beaucoup plus hautes et plus impétueuses qu'aujourd'hui. La rivière s’infiltre sous ces matériaux peu compacts qui, bientôt, s’effondrent et remplissent le lit d’une quantité énorme de détritus sous lesquels le cours d’eau disparaît complètement sur une longue étendue. Dans la forêt voisine, de nombreux arbres et arbustes sont remarquables soit par la grandeur, soit par la beauté de leurs fleurs. C’est le cas, en particulier, d’un arbre orné de grandes cloches rouges et d’un autre, dont les grappes de fleurs d’un jaune d’or, brillent dans le feuillage d’un magnifique éclat (Di- planthera deplanchei F. Müller.) Pour la halte suivante, un emplacement fut choisi sur la rive gauche du fleuve, où les traces de l’ancien campement d’un Euro- péen étaient encore visibles. Nous n’étions guère qu’à 225 mètres d'altitude, mais notre guide nous assura que c’était là la meilleure place pour établir notre campement, étant donné que plus haut, nous ne pourrions plus trouver d’eau. AE |: de Ce guide, le chef d'un des petits villages de Ia vallée de Thio, répondait au nom de baptême d'Adolphe. C'était un individu ori- ginal, qui connaissait parfaitement la contrée et sa faune avicole. Babillant continuellement, il faisait sans cesse rire tout le monde par ses amusantes réparties. Il était d'une laïideur raffinée et dé- figuré par un horrible bec de lièvre, ce que nos gens, dans leur Fig. 80. Campement des porteurs. philosophie simpliste, expliquaient en disant: « Le diable lui a mangé la gueule! » La dernière nuit ayant été froide (9°) et le vent s'étant mis à souffler, nos porteurs prirent leurs dispositions pour ne pas avoir trop à souffrir de ces changements de température. Dans le lit de la rivière, — à sec en cet endroit — ils firent, au moyen de blocs roulés, un cercle ou un ovale de pierres de 4 à 5 mètres de largeur et d’un demi-mètre de haut (fig. 80). Après avoir re- couvert de feuilles cet espace protégé contre le vent, ils disposè- rent au centre de grosses bûches de bois. Formant les rayons du cercle, les porteurs se couchèrent les uns près des autres, ayant les pieds tournés vers le foyer qui brûla lentement durant toute la nuit, et la tête à l’abri du vent contre le mur de pierres. J’avais déjà aperçu ailleurs, en Calédonie, des cercles de pierres sem- blables sans avoir pu m'expliquer leur signification. Le jour suivant fut consacré à de paisibles recherches zoolo- giques et botaniques dans la forêt environnante, tandis qu’A- dolphe et quelques porteurs préparaient un sentier jusqu’au sommet de la montagne. En rentrant le soir, le guide nous con- seilla de ne pas faire toute l’ascension le même jour; de plus, il était nécessaire, selon lui, d’emporter une provision d’eau, nos gens n’en ayant pas trouvé sur les pentes du Humboldt. On sait que dans les terrains serpentineux, les eaux de pluie s’infiltrent immédiatement à travers les fentes des rochers et se perdent dans l’intérieur des montagnes, pour reparaître à leur pied, sous forme de sources. Après avoir traversé la rivière, nous commençons à gravir sur le versant de droite, les pentes escarpées de la vallée. C’est une grimpée presque verticale, d’abord, à travers une forêt, puis au milieu de champs de fougères et de brousse. Au bout de 4 d'heure, nous nous trouvons, à environ 500 mètres d’altitude, sur la crête d’un des puissants contreforts qui forment le socle du Humboldt. La montée se poursuit alors, plus aisée, sur les pentes moins raides d’un terrain argileux, dur, de couleur jaune-rou- geâtre, semé de granules et de blocs de minerai de fer. Ces ver- sants sont coupés, par places, de parois rocheuses plus abruptes que nous devons escalader et qui présentent une surface toute criblée de fentes et hérissée de pointes, comme les régions kars- tiques de nos Alpes. Ces pentes découvertes, fortement exposées au soleil, sont revêtues d’une végétation singulière, adaptée à la sécheresse. Ce sont des plantes ligneuses, basses et clairsemées, dont les feuilles, dures et luisantes, sont souvent serrées les unes contre les autres, surtout vers l'extrémité des tiges, comme pour protéger les bour- geons contre les ardeurs trop vives du soleil. Entre ces arbustes, on remarque de grosses touffes de Cypéracées, des Orchidées ter- restres et des espèces de Dracophyllum qui, avec leurs couronnes de longues feuilles, rappellent les Dracaena. C’est avec étonnement que je constatai aussi, sur ce sol dur et sec, la présence de Drosera — 143 — caledonica Vieill., qui, d'habitude, croît dans les lieux humides: elle formait là de grandes pelouses à fleurs blanches. Les poils glandulaires de ses feuilles brillaient au soleil comme des dia- mants: l’une des plantes tenait enserré dans ses tentacules un petit scarabée. Le territoire de la formation serpentineuse est de beaucoup le plus intéressant de toute l’île, au point de vue botanique, à cause de sa richesse extraordinaire en espèces endémiques, adap- tées à ces terrains si singuliers. Mais, ce n’est pas seulement le nombre des espèces végétales qui est remarquable, c’est encore la beauté et les vives couleurs des fleurs dont elles sont ornées. En Nouvelle-Calédonie, les teintes qui dominent sont le blanc, le jaune et le rouge: vis-à-vis de ces tons, le bleu et le violet sont extrêmement rares. Je ne connais guère, à cet égard, que quelques Liliacées du genre Dianella et quelques Orchidées, sans vouloir prétendre cependant qu’il n'y en ait pas d’autres. Les fleurs ca- lédoniennes présentent souvent aussi un autre caractère très cu- rieux: c'est la place prépondérante que prennent les étamines, longues et vivement colorées, formant un capitule ou une brosse, tandis que les sépales et les pétales ne jouent qu’un rôle très effacé dans l’ensemble de la fleur. Il ne m'est pas possible de dire si cette conformation spéciale et si la fréquence des teintes men- tionnées plus haut ont un rapport quelconque avec la pauvreté relative des insectes dans l'île. A 800 mètres d'altitude, nous arrivons dans une région cou- verte de petits arbustes, aux frondaisons élargies en ombelles: plusieurs d’entre eux sont constellés de fleurs. Plus haut, entre 900 et 1000 mètres, se fait déjà sentir l’action régulière des brouil- lards et des pluies. Aussi, l'humidité permet-elle le développement de la haute forêt, qui recouvre tout l'immense bassin s'étendant entre l’arête que nous suivons et une autre crête, dirigée vers le N.0. à laquelle notre guide donna le nom de « Toura ». Continuant à monter, nous nous trouvons, vers 1150 mètres, sur une petite plate-forme, fait rare sur ces pentes devenues très rapides: bien que nous n’ayons marché que pendant 3 heures, le guide nous conseilla de nous arrêter là et d’y passer la nuit. Nos gens eurent vite fait de construire une petite hutte, qu'ils recou- — 144 — vrirent de feuilles de fougères; ils jonchèrent également de ce feuillage la terre qui devait nous servir de couche. A cette altitude, les fougères croissent avec une exubérance extraordinaire, elles revêtent de leur élégant manteau le sol, les arbres et les rochers. L'une d’elles, une imposante espèce du genre Marattia, fournit même à nos porteurs un supplément de nourriture. Ils mangèrent, en effet, après l’avoir fait cuire, la masse rosée remplissant la base épaissie des feuilles. Le goût médiocre de cet aliment rappelait celui d’une mauvaise rave. Fig. 81. Position que prend le cagou quand il est effrayé. C’est dans cet endroit que nous avons appris à connaître l’oi- seau le plus célèbre de l’île, le «cagou» (Rhinochetus jubatus Verr. et des Murs), le seul représentant d’une famille spéciale dont la distribution est limitée à la Nouvelle-Calédonie. Tout près de notre campement, on entendit soudain les aboïements du chien de notre guide; les porteurs se dirigèrent dans la direction du bruit et rap- portèrent bientôt en triomphe un bel exemplaire de cagou non blessé qui poussait des cris rauques. L’oiseau, poursuivi par le chien, s’était, dans son effroi, couché sur le sol et les indigènes avaient pu facilement s’en saisir. Ils prétendirent avoir vu s’enfuir dans les buissons deux autres cagous. L'oiseau prisonnier fut at- HE — taché par une patte à l’un des poteaux de notre hutte et se calma bientôt; il se laissa facilement toucher et caresser. Mais dès que le chien s'’approchait, il dressait la magnifique aigrette grise qui orne sa tête, étalait ses ailes de côté et poussait des cris d’effroi. Cet oiseau, qui rappelle une petite grue, est revêtu d’un élégant plu- mage, entièrement gris, sauf les plumes des ailes qui sont barrées Fig. 82. Groupe de cagous, au Musée de Bâle. Mâle, femelle et nid avec un petit. Env. '/ grand. nat. de brun, de noir et de blanc. Son long bec et ses pattes sont d’un rouge de corail, l'iris d’un rouge foncé. Le cagou est tout à fait inoffensif, et ne sait utiliser pour sa défense ni son bec puissant, ni ses pattes très fortes. Il a dés- appris l'usage de ses ailes pour le vol, n'ayant probablement jamais eu d’ennemi à craindre avant l’arrivée de l’homme dans l’île; elles ne lui servent plus qu'à accélérer sa course ou à s’é- Sarasin, Nouvelle-Calédonie. 10 — 146 — lever de quelques pieds au-dessus du sol. Quand on l’effraie, il se couche à plat sur la terre, étale en éventail ses ailes vers l'avant pour cacher sa tête et son cou, se croyant probable- ment ainsi complètement en sûreté. La fig. 81, prise au Mont Humboldt, le représente dans cette attitude d’effroi. Cet oiseau vit en petites troupes qui font entendre, au lever du jour, des cris semblables aux aboïements d’une meute de jeunes chiens. Nous avons réussi, dans la suite, à nous procurer le nid du cagou qu’on ne connaissait pas jusqu'ici. Il nous fut apporté par un indigène de Nakéty. Ce nid était construit à même le sol, sous des buissons de la forêt; de forme arrondie, il a environ 35 centi- mètres de diamètre et 12 centimètres de haut. Sa base est formée de branchettes et de rameaux secs entrecroisés que recouvre une épaisse couche de larges feuilles. Sur ce lit peu douillet, la femelle dépose un seul œuf. La fig. 82 représente un groupe de cagous tel qu’il est exposé au Musée de Bâle; sur le nid se trouve un petit, sortant de l’œuf, et qui, dans son duvet brun, paraît tout à fait adapté aux feuilles sèches sur lesquelles il repose. Le cagou habite seulement le Sud de l’île et principalement — mais non exclusivement — l’immense district serpentineux, couvert de brousse et de forêts, qui est dépourvu de toute habita- tion humaine. Il est regrettable de constater que la fréquence de cet oiseau diminue d’année en année. Il est vrai que, de tout temps, il fut recherché par les indigènes qui le mangent volontiers, mais la période critique commença pour lui avec l'introduction du chien qui suivit de près l’occupation de l’île par les Européens. La chasse en est ainsi devenue très facile. Il en tombe probable- ment aussi un grand nombre sous la patte des chiens errants ou des chats redevenus sauvages. Son district d'élection se restreint également toujours davantage par suite des travaux miniers qui, détruisant la brousse et la forêt, ont facilité, dans ces régions autrefois inhabitées, l'entrée des chasseurs et de leurs chiens. Ajoutons encore que les dames de Nouméa aiment à posséder un cagou dans leurs basses-cours et que le prix élevé qu’elles en offrent, engage les indigènes à lui donner la chasse. Si l’on veut vraiment garantir d’une disparition certaine ce bel oiseau, si intéressant pour la science, il faut trouver un Mir moyen plus efficace que les lois de chasse qui, bien qu'existant déjà, sont cependant fort peu respectées. Il serait urgent d'établir des territoires réservés, dûment surveillés, dans lesquels toute chasse serait sévèrement interdite, tant pour les Européens que pour les indigènes et où il serait également défendu d'introduire des chiens. C’est la région du Humboldt et les districts voisins qui se prêteraient le mieux à un tel essai, vu que cette contrée est encore riche en cagous. Une « réserve » de ce genre formerait en même temps un asile de protection pour la flore menacée. J’ai déjà adressé ailleurs, à ce sujet, un pressant appel aux natura- listes français afin qu'ils ne tardent pas à nantir de la chose leur gouvernement. Il faudrait tout mettre en œuvre, pendant qu'il en est temps encore, pour sauver le cagou de lextermination qui le guette. Plus tard, ce serait peut-être .... trop tard! Au matin du 18 Septembre, nous quittions notre cabane de branchages pour continuer l'ascension. La forêt, recouvrant des pentes raides, en partie rocheuses, devenait de plus en plus hu- mide; un épais manteau de mousses, de fougères et d’autres épi- phytes entourait tous les troncs. Une fougère argentée, très élé- gante (Trichomanes album BlI.), drapait d’une fine broderie les arbres et les rochers, tandis qu’une masse profonde d’humus, de feuilles mortes et de mousse recouvrait la terre, masquant tous les interstices et les anfractuosités. D’énormes arbres, géants couchés par les tempêtes, gisaient sur le sol, leurs mille branches et le fouillis de leurs racines formant de véritables monticules, pénibles à escalader et surplombant parfois de sombres grottes toutes tapissées d’épiphytes. Cette végétation, qui dépasse en exubérance celle du Panié, est la plus singulière que nous ayons rencontrée en Nouvelle- Calédonie. Son étrange magnificence fit la même impression au botaniste Balansa qui, en 1872, par un temps malheureusement défavorable, gravit le Mont Humboldt, entreprise que n'avait probablement jamais tentée avant lui aucun Européen. Il dit de cette végétation que c’est « le plus splendide décor qui ait jamais orné les montagnes ». Ce merveilleux manteau recouvrait aussi la crête que nous suivimes peu après, à 1500 mètres d’altitude environ, jusqu'au — 148 — moment où le petit cône du sommet se dressa devant nous. A la forêt moussue et humide succéda alors une autre formation botanique qui recouvrait ce sommet, formé de gros blocs ser- pentineux, désagrégés par le temps. C’étaient de petits arbustes bas, aux couronnes en ombelles et aux feuilles dures, émaillés de fleurs chatoyantes. Balansa nous apprend que ce sont surtout des Myrtacées qui composent ces taillis. Entre les blocs de rochers, Fig. 83. Pelouses de Xeronema moorei (F. v. M.) Brogn. et Gris, au sommet du Humboldt. une des plus belles Liliacées, Xeronema moorei (F. de M.) Brogn. et Gris, formait de ravissantes pelouses. Les feuilles de cette plante sont lancéolées et ses fleurs, en forme de brosses allongées, d’un beau rouge-carmin, ont un splendide éclat (fig. 83). A 9 h. 10, nous arrivions au sommet du Humboldt, deux heures et demie après le départ de l’endroit où nous avions passé la nuit. Au milieu d’un tas de pierres se trouvait un poteau du service topographique et, dans une bouteille, un billet avec la date — 149 — du 13 Septembre 1902 et les noms de l'ingénieur Rodolphe Grob ainsi que de ses porteurs indigènes. Les cartes donnent au Hum- boldt une altitude de 1634 mètres. Mes observations personnelles confirment absolument ce chiffre; mon hypsothermomètre in- diqua, en effet, 1635 mètres: on se souvient que pour le Mont Panié la différence avec la carte était assez sensible. D’après les renseignements de nos porteurs, le nom indigène du Humboldt serait «Kasipi». La vue n’était malheureusement pas claire pendant que nous séjournâmes au sommet. Un brouillard jaloux ne nous accorda que des échappées partielles et rares, surtout sur la contrée en- vironnante. Par moments, apparaissait la côte orientale, scintil- lant au soleil; vers l'Ouest nous pûmes apercevoir, pendant quelques instants, la Dent de St Vincent. Bien que la température ne fût que de 10° 12 au sommet, nous y restâmes deux heures, sans avoir vu cependant s’améliorer sensiblement les conditions atmosphériques. Il fallut ensuite commencer la descente, qui s’effectua sans difficulté. L’ascension du Mont Humboldt est beaucoup moins pénible que celle du Panié; un touriste entraîné pourrait parfaitement bien l’accomplir en un jour. Comme nous, Balansa et Grob étaient partis de la vallée de Ngoï; j'ignore si quelqu'un a jamais entrepris l’ascen- sion de ce sommet en partant de la côte Ouest et en remontant la vallée de la Tontouta. De retour à notre campement dans la vallée, les porteurs restés en bas nous apportèrent un second cagou vivant. Ils Pa- vaient capturé, tout simplement à la main, dans le lit caillouteux de la rivière, d’où l'oiseau ne savait comment s'échapper; dans la forêt et la brousse, par contre, il est presque impossible de l'obtenir vivant sans l’aide des chiens. Le jour suivant fut consacré au repos, puis, nous revinmes à la côte qui fut atteinte après 6 heures de marche. A peine ar- rivés au bord de la mer, tous nos gens se jetèrent à l’eau; ils venaient d’apercevoir un banc de poissons et prirent en quelques minutes, à l’aide d’un filet à mains, 15 gros exemplaires. Leur agilité était d'autant plus remarquable qu'un fort vent d’Est — 150 — agitait à ce moment les flots; l’océan, d’un bleu profond, parais- sait couvert de blocs de glace argentés. Au jour convenu, le bateau de la compagnie du Nickel — c'était cette fois le « Niaouli » — vint nous chercher pour nous transporter à Thio, où nous attendîmes le « St Pierre » qui nous ramena à Oubatche. Fig. 84. Notre maison à Kanala. Séjour à Kanala. 11 Octobre 1911 — 12 Mars 1912. Après avoir passé 7 mois à Oubatche, dans le Nord de la colonie, il nous parut désirable de transporter plus au Sud notre quartier général pour apprendre à connaître de plus près, et mieux que nous n’aurions pu le faire au cours de rapides excur- sions, les habitants, la faune et la flore de cette partie de l'ile. Après de longues hésitations, notre choix se porta sur Kanala, située approximativement à la limite du tiers moyen et du tiers méridional de l'île. Cette localité nous semblait pleine de pro- messes pour nos recherches zoologiques et botaniques; dans ses environs, en effet, le contact des terrains schisteux et de la for- mation serpentineuse faisait prévoir un changement complet dans les conditions d'existence présentées aux êtres animés par ces deux milieux si différents. Pour l'anthropologie et pour leth- — 152 — nographie les sujets d'étude ne devaient pas manquer non plus, puisque ce district est encore parmi les plus peuplés de l’île en- tière. La tribu qui s’y trouve comptait encore 1545 âmes en 1911. Enfin, le faitqu’on nous offrit à louer une maison spacieuse, quicon- venait parfaitement à nos besoins, contribua aussi à cette décision. Fondée en 1859, Kanala portait autrefois le glorieux nom de « Napoléonville ». Après avoir connu des jours prospères, aussi longtemps que les mines de nickel de la région voisine furent en exploitation, cette localité n’est plus, aujourd’hui, qu’une petite bourgade tranquille, comptant une douzaine de maisons dont plusieurs sont en ruines. Toutefois, Kanala est encore le lieu de résidence d’un médecin de colonisation et d’un juge de paix et possède un poste de gendarmerie. La belle maison que nous avions trouvée à louer datait de la période florissante de Kanala: elle avait été construite par un Belge, propriétaire de mines. Située sur une petite éminence, au milieu d’un jardin planté d’Arau- carias et de plusieurs autres belles essences végétales, elle était depuis longtemps inhabitée quand nous vinmes l’occuper. Par deux beaux escaliers, on accédait à une large véranda courant tout autour de la maison et sur laquelle s’ouvraient six grandes pièces; par contre, les locaux du parterre étaient en mauvais état et ne purent guère être utilisés. Quand on pénètre dans le golfe de Kanala, dont les décou- pures entaillent profondément la côte, le paysage qui s'offre à la vue est extraordinairement beau. Entouré de hautes montagnes escarpées, ce golfe rappelle, avec ses larges baïes, le lac des Quatre-Cantons. Par contre, le débarquement n’est pas du tout commode et devient même parfaitement désagréable en temps de pluie; il s’effectue sur une plage basse, bordant une immense : étendue recouverte de palétuviers et parcourue par de nom- breux cours d’eau. La localité, adossée à une colline, se trouve à deux kilomètres de là, à l’intérieur des terres. Un canal la relie à la mer, mais il n’est pas praticable à marée basse, même pour de petites embarcations. Notre séjour à Kanala coïncida avec la saison chaude, riche en pluies, qui se fit sentir, entre autres, d’une façon fort désa- gréable, par une affluence énorme de moustiques. Ceux-ci ne — 153 — nous avaient pas importunés pendant les mois d'hiver, mais, à ce moment de l’année, Kanaläa en fut infestée, grâce, sans doute, à la présence des vastes territoires marécageux situés près de la mer. Pour nous défendre contre les piqüres de ces insectes, nous tendimes d’une fine gaze les fenêtres de notre appartement et ce moven nous réussit parfaitement. C’est un bonheur inappréciable pour l'île que, parmi les moustiques, les espèces du genre Anopheles manquent totalement, celles-ci étant, comme on le sait, les véhicules des germes de la malaria. De ce fait, la colonie est complètement indemne de paludisme et le restera sans doute encore, à moins qu’un navire, venant des Nou- velles-Hébrides où sévissent les fièvres, n'apporte des Anopheles avec des passagers malades. C’est là une possibilité qui, malheu- reusement, n’est pas tout à fait exclue. Comme à Oubatche, notre séjour à Kanala fut interrompu par plusieurs longs voyages et quelques excursions plus petites, de sorte que mon journal météorologique présente, ici encore, de grandes lacunes. Voici, cependant, quelques faits qui ressortent clairement de mes notes: Les mois de printemps, Octobre et No- vembre, comptèrent les jours les plus frais; la température mini- male nocturne fut, en moyenne, de 15°3, pour 21 observations (écarts 119% et 199) et la température maximum moyenne 2716 seulement (écarts 23° et 31°). Le minimum nocturne de 11° fut noté une seule fois en Octobre et le thermomètre descendit trois fois à 1195 au mois de Novembre. Les températures les plus élevées, 309 et 319, furent atteintes deux fois en Octobre. D'autre part, pendant les mois d’été, de Décembre à Février, 32 lectures don- nèrent un minimum moven beaucoup plus élevé: 2193 (écarts 1895 et 26%) et un maximum moyen de 30° (écarts 270 et 320). Sur 32 observations, il y en eut 21 indiquant une température de 30° ou au-dessus. Dans les premiers jours de Mars (8 lectures), le minimum nocturne moyen s’abaissa de nouveau à 20°5, mais c’est précisément aussi en Mars que j'ai noté la température diurne la plus élevée pendant notre séjour à Kanala: 33°: ce fait ne s’est, cependant, produit qu’une seule fois. Comme nous l'avons déjà dit (p.18) les précipitations augmen- tent avec la température. Tandis qu'en Octobre et Novembre, la — 1954 — pluie ne tomba que six fois sur 24 jours d'observation (25%), le nombre des jours pluvieux s’éleva à 25, sur 36 observations (69%), pendant les mois de Décembre à Février. Mes notes ne mentionnent qu’un seul orage avec éclairs et tonnerre. De la véranda de notre maison, on apercevait, à travers les Araucarias, la pointe aiguë du «Pic des Morts» dans la direction du N.-N.E. (fig. 85). Ce sommet, haut de 247 m. forme l'extrémité orientale d’une chaîne ser- pentineuse s’élevant direc- tement de la mer et qui encadre, au Sud-Ouest, le golfe de Kanala. De sa base, à l'Est, part un petit sentier qui gravit les pen- tes escarpées, revêtues de basses futaies et couvertes, plus haut, de blocs de ro- chers. La pointe de la montagne, étant entière- ment dégagée, se prête admirablement à une ori- entation générale sur la contrée de Kanala. Au Fig. 85. Le Pic des Morts, près de Kanala. Nord, on aperçoit le vaste golfe, d’un bleu intense, avec l’étroit goulet qui conduit à la mer. Vers lintérieur du pays, le regard s’arrête, tout d’abord, sur la plaine marécageuse qui s'étale au pied de la montagne et où, dans la fraîche ver- dure des palétuviers, de nombreux cours d’eau dessinent leurs méandres. Il erre, ensuite, au-dessus de ce premier plan, sur deux grandes vallées, que sépare un système richement ramifié de montagnes et de collines. Vers le Sud, c’est le vaste bassin qu'arrose la rivière de Kanala: de nombreuses traces de cultures se distinguent un peu partout et des groupes de cocotiers, nom- breux également, marquent l'emplacement des villages indigènes, soit dans le bas de la vallée, soit sur le haut des collines. A lar- rière-plan, la chaîne boisée du Mont Kanala ferme l'horizon. Du côté de l'Ouest, la vue s'étend sur le long triangle formé par la vallée de la Négropo que domine un sommet nommé «Table- Unio ». Le relief et la couleur du terrain indiquent clairement la nature géologique des diverses parties de la contrée. Les mon- tagnes serpentineuses se dressent autour du golfe, abruptes, rouges et dénudées, tandis que celles qui se trouvent plus à l'intérieur du pays attestent, par des formes plus arrondies, leur composition schisteuse. Sur ces derniers terrains, les régions découvertes, les cultures et les pâturages sont d’une teinte vert-jaunâtre, à laquelle les forêts opposent leurs tons assombris: l’ensemble du tableau est d’une richesse de couleurs admirable. Le « Pic des Morts » doit son nom au fait qu'il servit autrefois de lieu de sépulture aux in- digènes. On ne s’en doute plus guère aujourd’hui, les crânes qu'il recélait se trouvant depuis longtemps dans les musées français: il ne reste plus que quelques ossements désagrégés, qui blanchis- sent sur les petites terrasses semi-circulaires qu’on avait cons- truites sur ses rapides versants. A environ 6 kilomètres de la mer, à vol d'oiseau, la rivière de Kanala descend des montagnes à travers une gorge étroite et se précipite, par une belle cascade, dans la vallée. Le chemin qui y mène suit le large bassin, tout couvert des plantations de café des colons et des cultures des indigènes, puis, monte à travers les collines gazonnées où pâture aujourd’hui le bétail eu- ropéen, mais où l’on reconnaît encore, jusque vers leurs sommets, les terrasses des anciennes tarodières. Le sol actuellement tra- vaillé par les indigènes de cette région représente à peine la dixième partie de la superficie des anciennes cultures. Les forêts sont peu étendues et ne recouvrent de leurs bandes sombres que les gorges humides des montagnes qui encadrent la vallée. Tandis que la large dépression de Kanala porte partout des traces de cultures anciennes ou actuelles, celles-ci cessent brusque- — 156 — ment lorsqu'on foule le sol serpentineux des montagnes côtières, car ce terrain argileux, dur, riche en fer, aux tons rouges et orangés, les exclut complètement. Il porte en revanche cette végétation clairsemée, d’une richesse florale merveilleuse que nous avons déjà rencontrée dans la région du Humboldt. C’est la serpentine qui, avec ses divers produits de désagrégation, cons- titue la langue de terre allongée, s’avançant assez loin dans la mer, qui sépare le golfe de Kanala de celui de Nakéty; d’après son dernier cap, on peut la désigner sous le nom de presqu'île de Bogota. De la vallée de Kanala, un étroit sentier, orienté vers le Nord, conduit à la côte opposée, à travers cette croupe dont le point culminant atteint, d’après la carte, une altitude de 590 mètres. Je ne pus tout d’abord m'expliquer pourquoi ce sentier était, en divers endroits, semé de coquillages qui recouvraient également le sol de plusieurs petits plateaux, à 3 et 400 mètres de hauteur. Cette présence, était-elle due à une transgression marine qui, à une époque relativement récente, les avait déposés à cette altitude? La solution de cette énigme était plus simple que je ne le supposais. D’après les dires de notre guide indigène, ce sentier aurait été, autrefois, la route commerciale par laquelle les gens de la côte Nord-Est de la presqu'île de Bogota transpor- taient les produits de la mer, destinés aux tribus de l’intérieur, dont ils recevaient en échange les denrées agricoles leur fai- sant défaut. Les plateaux couverts de coquillages n'étaient pas autre chose que les places de marchés où s’effectuaient ces trocs. Autrefois, les indigènes ne connaissaient pas le sel et ils le remplaçaient par l'ingestion de coquillages marins; ces der- niers constituaient donc un important objet d'échange que les tribus de la côte venaient offrir à celles de l’intérieur qui en étaient privées. Dans une légère inflexion de la chaîne de Bogota se trouve, à environ 500 mètres d’altitude, une nappe d’eau dont l'aspect étrange fait songer à un minuscule lac de cratère (PI. V). C'est une sorte d’entonnoir, irrégulièrement arrondi, formé de blocs noirs et nus de minerai de fer (hydroxyde de fer) ressemblant à de la lave. Lors de notre visite (27 Octobre) la surface du lac pouvait avoir de 30 à 40 mètres de diamètre: une ligne Lo très distincte, à environ 3 mètres au-dessus du niveau de l’eau, indiquait clairement que celui-ci était parfois plus élevé, Comme on ne remarque nulle part d’affluent ni d’émissaire, il faut sup- poser que cet étang est alimenté dans la profondeur par une source invisible, à moins qu'il ne doive tout simplement son exis- tence à la réunion des eaux pluviales. Son onde est cristalline et si profonde, qu’au milieu de la nappe, le fond ne se voit plus. Une algue verte recouvrait tous ces blocs noirs immergés d’un réseau d'émeraude d’un magnifique éclat. Dans la bibliographie on trouve, au sujet de ce bassin élevé, une notice d’après laquelle il serait en communication avec la mer, Ce qui amènerait des fluctuations de niveau, en connexion avec les marées. Je ne pense pas que cela soit possible, mais c’est un hasard remarquable que nous ayons trouvé en grandes quan- tités, dans les fentes des blocs de minerai, un ver du genre Pontodrilus qui habite — non pas exclusivement — mais cepen dant de préférence le bord de la mer et beaucoup plus rarement les eaux douces. Autour de ce bassin ferrugineux, la végétation se développe dans la région où s’adoucissent les pentes de l’entonnoir:; c’est une brousse peu dense, rabougrie, avec de nombreux arbres morts. Au milieu de ces futaies, des Araucarias bizarres, en forme de grands candélabres, attirent particulièrement le regard (fig. 86). Le sol sec est recouvert, par places, de fougères aux feuilles dures, telles les étranges espèces de Schizaea et la Stomatopteris, si pri- mitive, dont les feuilles, longues et étroites, portent des pennes latérales, minuscules et raides. Ailleurs, ce sont des lichens d’une blancheur éclatante, rappelant les délicates éponges siliceuses des fonds marins, qui se groupent en pelouses étendues d’un cu- rieux aspect (fig. 87). Un petit buisson, très fréquent aussi (Cyatopsis floribunda Brogn. et Gris), attire l'œil par la prodi- gieuse floraison écarlate qui le recouvre. Au point de vue de leur constitution, le sol et la végétation des autres montagnes serpentineuses qui longent la côte, au Nord et au Sud de Kanala, présentent les mêmes caractères que la pres- qu'île de Bogota. Dans ce district sauvage et désert, quelques parties dénudées — traces de mines abandonnées — témoignent — 158 — seules d’une ancienne activité de l’homme. Ces emplacements se font parfois remarquer par la belle teinte vert-émeraude des rochers qui paraissent être composés de garniérite pure. Le plus léger coup de marteau suffit cependant à montrer que la couche nickélifère ne forme qu’un mince recouvrement le long des fentes de la roche. Fig. 86. Araucaria rulei Ferd. Müll., dans la presqu'île de Bogota. — 1959 — La sommité la plus importante de la contrée de Kanala est la montagne, haute de 1062 mètres, que les Européens ont appelée Mont Kanala et que les indigènes nomment « Dehidi son long dos boisé, sans point culminant bien marqué, ferme le fond de la vallée. Nous en avons fait l'ascension, après nous être équipés pour y passer plusieurs jours, certains que nous étions Fig. 87. Pelouse de lichens, Cladonia retipora Fr. de faire là-haut d'intéressantes trouvailles zoologiques. Un bon sentier muletier conduit le long du versant gauche de la vallée de Kanala, en s’élevant considérablement, à travers des terrains herbeux et découverts, coupés ici et là de restes de forêts: parmi les arbres, on remarque surtout les Ficus qui dressent majestu- eusement leurs troncs grisätres et les bancouliers que leur feuillage revêt de blanc. Le chemin passe devant deux villages, Kouiné et Mia, situés sur des croupes de collines d’où lon jouit d’une vue admirable et qui groupent leurs cases sous des palmiers et des Araucarias. Ils présentent peu d'intérêt, car la plupart des huttes — 160 — sont de forme moderne et leurs pièces sculptées fort rares. On les a brüûlées, nous a-t-on dit à Mia, sur le conseil d’un « nata » protestant qui habitait le village. Ces « natas » sont des indigènes, élevés dans les écoles missionnaires, et qu’on envoie ensuite comme pionniers dans les villages paiens. Une vieille pièce, cependant, attira notre attention; c'était la flèche du toit d'une ancienne case qui présentait la particularité suivante: les deux rangées de conques de Tritons qui ornent habituellement le haut de ces poteaux avaient été imitées et taillées dans le bois. En outre, on nous montra un poteau, tout désagrégé, placé autre- fois au centre d’une case depuis longtemps disparue; on y voyait 19 grosses entailles qui, d’après les renseignements qu’on nous donna, indiquaient le nombre des ennemis tués et mangés par l’ancien propriétaire de la hutte en question. Le chemin se rapproche de la montagne, longeant les belles plantations de café d’un colon européen et s’élevant ensuite en interminables lacets sur le flanc de plusieurs contreforts. A environ 400 mètres d'altitude commence la forêt, d’abord peu étendue, souvent interrompue par des clairières ou des espaces incendiés, puis formant, plus haut, un revêtement très dense qui, notamment dans les gorges, se développe avec une rare exubé- rance. Par moments, le regard plonge sur une vraie mer de pal- miers et de fougères arborescentes: l’agréable verdure de leurs couronnes fait paraître terne la teinte gris-verdâtre de la plupart des autres arbres, dont quelques-uns, cependant, sont colorés de brun ou de rouge. Sur les troncs gris se détachaient, cà et là, les fleurs rouge-carmin d’une Loranthacée parasite, produisant un très bel effet décoratif. La chaîne du Mont Kanala forme la ligne de partage des eaux entre les deux côtes; après avoir traversé le col à une al- titude d'environ 700 mètres, nous dressons la tente, non loin de là, sur un tertre gazonné. Le Mont Kanala apparaît maintenant au N.O. de notre campement: ses pentes, ainsi que celles des contreforts qui l'entourent, sont revêtues d’épaisses forêts. L’ascen- sion de la montagne n'offre pas la moindre difficulté; nous l'avons faite, sans nous presser, en 3 heures à partir de l’en- droit où nous campions. Une fois sur l’arête, on la suit, tantôt — 161 — montant, tantôt descendant, jusqu'au point culminant, Mail- heureusement, malgré le temps clair, nous n'avons rien pu voir de là-haut: une brousse très dense nous entourait de tous côtés d’une véritable muraille, La forêt était d’une richesse extra- ordinaire en belles plantes: de magnifiques Freycinetia à larges feuilles, grimpaient le long des troncs de nombreux arbres, et les ravissantes fleurs des petits buissons d’Irora mettaient une note gaie dans l’uniformité de la verdure: leurs longs boutons rouges S'ouvraient en entonnoirs, dont l'intérieur était d'une blancheur de neige. Une plante épiphyte, très remarquable égale- ment, formait, avec ses feuilles semblables à celle de l’Ananas, des masses serrées autour des troncs, rappelant les hunes d’un navire; ses fleurs, d’un rouge-carmin, groupées en épis, sortaient d'une masse blanche pareille à des fils d'amiante. C'est une Liliacée (Astelia neocaledonica Schltr.) découverte il n’y a pas longtemps par le Dr R. Schlechter. Dans la forêt, nous avons récolté une grande quantité d’ani- maux inférieurs encore inconnus, appartenant à divers groupes zoologiques. Le monde des oiseaux s’y trouvait également bien représenté: chaque matin retentissait l’aboiement du cagou, et, le soir, les sinistres appels du pigeon goliath, ou notou. Nous avons pu observer dans un fourré le nid de ce pigeon; construit à l’aide de brindilles, à 3 mètres seulement au-dessus du sol, dans une branche fourchue, il avait environ 30 cm. de diamètre et:12 de hauteur et ne contenait qu’un seul petit. Le mauvais temps, accompagné d’un fort vent, nous obligea à redescendre le quatrième jour à Kanala: une marche de 4 heures nous ramena à la maison. Les nombreux jours de pluie que compta notre séjour dans cette localité furent, en bonne partie, utilisés pour des travaux anthropologiques. J'ai déjà parlé, plus haut, des différences que présentent les indigènes de la région de Hienghène avec ceux des tribus situées plus au Nord: ces divergences s’accentuent encore plus au Sud dans la contrée de Kanala et de Thio. La taille augmente notablement du Nord au Sud, la tête de- vient en même temps plus courte et plus large, tandis que le nez se fait plus étroit et plus fin. La taille moyenne de 54 hommes de la Sarasin, Nouvelle-Calédonie. Il — 162 — partie Sud de la côte orientale, atteint le chiffre considérable de 170,5 centimètres, celle de 12 femmes de Kanala: 160,5, ce qui représente une augmentation très notable sur les chiffres que nous avons donnés pour les tribus septentrionales (p.41). Tout le type semble affiné, comparé avec celui des populations du Nord; chez beaucoup d’indigènes (environ ‘% du total), les cheveux sont moins finement spiralés et l’on rencontre, plus fréquemment que dans la région septentrionale, des individus moins fortement pigmentés. Je ne puis pas examiner ici les causes probables de ces variations corporelles et me contenterai de renvoyer le lecteur que ces questions intéressent, à la monographie que je prépare sur les Néo-Calédoniens. Comme nous l’avons déjà dit, Kanala est relativement bien peuplée d’indigènes, en regard des autres régions de l’île; leurs villages sont situés, soit dans la vallée, soit sur les collines qui la bordent. A l’encontre de la localité voisine, Nakéty, qui est un centre catholique possédant une grande église, Kanala n’est pas une station missionnaire et nombre de ses habitants sont encore paiïens. Si, malgré cela, l'influence européenne se fait déjà sentir dans divers domaines, plusieurs anciens usages se sont, d’autre part, maintenus dans toute leur originalité. C’est le cas, surtout, pour l’agriculture et tout ce qui s’y rapporte. En Octobre, dans les villages voisins de la cascade de Kanala, les indigènes étaient précisément occupés, lors de notre visite, à garnir les terrasses fraîchement immergées de jeunes plants de taro (Collocasia antiquorum Schott.). A cette occasion, nous avons appris à connaître l’emploi de la mystérieuse « pierre à taros » qui est indispensable, selon la croyance indigène, à la prospérité du précieux végétal. C’est une pierre roulée, ronde ou ovale, dont la forme représente un tubercule de la plante de taro, sur laquelle elle doit exercer une influence favorable. A l'endroit où l’eau pénètre dans la terrasse supérieure, elle gisait à demi enfoncée dans le sol; elle était entourée d’une gaine formée d’é- corce de niaouli, des restes d’un vieux sac et des feuilles de deux sortes de plantes (fig. 88). Les feuilles de la couche intérieure étaient celles d’une Légumineuse que les gens nomment «copou», celles qui revêtaient les précédentes provenaient d’une plante de RC! Pr taro. Ces feuilles doivent contribuer aussi à la croissance des jeunes plants, en particulier le « copou », qui pousse très facile- ment des racines. À côté de la « pierre à taros » se trouvaient en- core deux objets, fichés en terre; c'était, d’abord, une branche fourchue d’un bois très dur qui, par sa dureté même, devait préser- ver les tubercules de la pourriture, puis, un rameau feuillé de ni- aouli, plante aromatique protégeant la plantation de tout maléfice. Cette dernière précaution est nécessaire, étant donné qu’un ennemi peut facilement détruire toute la récolte en empoisonnant le Fig. 88. Pierre à taros. Diamètre 14 cm. champ. Pour accomplir cette œuvre de mort, il lui suffira de cracher, sur la plantation, les feuilles d’un certain arbre de la forêt, après avoir prononcé des formules de malédiction. À l’en- droit où l’eau sort de la terrasse, on a planté un fragment de canne à sucre qui a aussi son rôle à jouer. Cette tige succulente assure un écoulement constant de l'eau dans les terrasses et fait que celles-ci ne se dessèchent pas. On voit combien de symboles, enfantins il est vrai, mais pleins de fantaisie, accompagnent et dominent toutes ces coutumes. Les « pierres à taros » sont sensées avoir une origine surna- turelle: elles ont été fabriquées par les démons ou bien par les esprits ancestraux qui les font aussi découvrir aux humains. Quand on en aperçoit une, il faut promptement s’en saisir, l’en- — 164 — tourer d’écorce de niaouli et de certaines autres plantes, faute de quoi elle ne tarderait pas à disparaître complètement. C’est Fig. 89a. Pierre à ignames. Longueur 18 cm. Fig. 89b. Pierre à ignames. Longueur 40 em. dans les champs délaissés des générations passées qu’on les trouve: au dire des indigènes actuels, leurs ancêtres — les vieux dans le. temps, comme ils les appellent — auraient su se procurer ces «pierres à taros» d’une autre manière encore, ce qui n’est mal- heureusement plus possible aujourd’hui. Cette dernière remarque est tout à fait caractéristique du Calédonien qui est un «Laudator temporis acti », admirateur convaincu de ce temps où tout était — 165 — pour le mieux dans le meilleur des mondes et où tous les gens étaient plus sages et beaucoup plus forts qu'aujourd'hui. Je ne tranche pas la question de savoir si cet état d'esprit provient d'une certaine dépression causée par l'invasion de la civilisation euro- péenne, de beaucoup supérieure, étant donné qu’on trouve aussi bon nombre de gens, dans les peuples cultivés, qui louentsans cesse «le bon vieux temps»! Lors de la récolte, la «pierre à ta- ros» est empaquetée soigneusement dans une petite corbeille spéciale et portée au village: on la conserve en dehors de la case, sur le sol, jusqu’à l’époque de la prochaine plantation, où elle sera appelée à exercer de nouveau sa puissance. Il va de soi, d’après ce qui vient d’être dit, que certaines pierres au- ront aussi le pouvoir de faciliter la croissance des ignames (Dioscorea batatas Dcsne.). Correspondant à la forme des racines de cette plante, ces pierres ne seront pas rondes, mais au contraire, allongées ou, aussi, Fig. 90. Pierre à bananes. irrégulières de forme et pourvues de Longueur 14 em. rugosités (fig. 89 a et b); on les en- veloppe des feuilles lancéolées du Dracaena. Leur maniement semble être un peu différent de celui de la «pierre à taros». A propos d’un gros bloc, tout couvert de rugosités et d’excroissances, on nous dit qu’il n’était pas porté dans la plantation, mais con- servé dans la hutte; on se contentait de frotter les jeunes plants sur cette pierre et on les introduisait ensuite dans le sol du champ, accompagnés chacun d’une feuille de Dracaena. D'autres pierres, plus petites, sont apportées dans les champs où les jeunes pousses sont mises en contact avec elles. Une case spéciale, en- tourée de toutes espèces de «tabous», sert à la conservation des ignames récoltées et de la pierre qui a favorisé leur croissance. AGE Il est logique que la pierre qui préside au développement du ba- nanier présente la forme du fruit de cette plante (fig. 90): il en Fig. 91. Place sacrée près de Nakéty. est de même aussi pour celles qui aideront les cocotiers, les arbres à pain etc. à croître et à fructifier. Les premières ignames sont mangées avec un certain céré- monial, dans des endroits sacrés où les femmes n’ont pas accès. Ces emplacements se trouvent, soit dans le voisinage des villages, soit dans des lieux plus retirés; on les reconnaît aux nombreux pieux, sculptés ou non, qui sont fichés en terre et qui portent des banderoles de balassor ou d'étoffe, offrandes destinées aux esprits pour obtenir une bonne récolte. Nous avons vu une de ces places sacrées près de la cascade de Kanala, sous un groupe de cocotiers. Deux grosses racines d’ignames, servant probable- ment d’offrandes, étaient attachées et pendaient à une perche en- tourée de cordelettes; dans les fentes de ce pieu étaient piquées de petites lances ornées de drapeaux: c'était, paraît-il, des offrandes de garçons qui espéraient, de cette façon, acquérir de la force. Tout autour de la place, de petites lanières et des banderoles flot- taient aux branches des buissons. Au pied de la perche étaient déposées une marmite et quelques conques de Tritons dans les- quelles on souffle pour inviter les hommes au repas des ignames nouvelles. Un autre endroit consacré à ce culte en rapport avec l’agri- culture se trouve près de Nakéty; c’est celui que représente la fig. 91. Autour d’un pieu, orné d’une figure humaine et planté dans le sol, se trouvent d’autres bâtons auxquels sont attachés des morceaux d’étoffe; sur le terrain, quelques marmites voi- sinent avec des pierres sacrées qui, à en juger par leur forme, sont des «pierres à taros». Il est probable que la flèche sculptée, provenant du toit d’une ancienne case, marque le lieu de sépul- ture d’un membre influent de la tribu; tout au moins, en avons- nous assez souvent trouvées qui étaient plantées sur des tombes. Les pierres avaient vraisemblablement été placées là pour que l'esprit de l'ancêtre les pénétrât de ses forces magiques et bien- faisantes. Si tous les actes se rapportant à l’agriculture sont ainsi en- tourés, chez les Calédoniens, d’un tissu de coutumes secrètes, on peut bien penser que ces dernières ne font pas défaut non plus dans d’autres domaines. Dans certaines familles se perpétue, par exemple, la croyance de pouvoir exercer une influence sur le temps, le fils héritant cette force de son père. Sur notre demande, nous eûmes, un jour, la visite de l’un de ces sorciers faiseurs de pluie. Il vint de nuit, accompagné d’un indigène que nous con- — 168 — naissions, et exigea, tout d’abord, la fermeture de toutes les per- siennes, afin qu'aucun œil profane ne vît, du dehors, ce qui allait se passer. Il tira alors d’un sac le précieux talisman au moyen duquel les nuages doivent se résoudre en pluie. C'était une pierre quelconque, de la grosseur du poing, entourée des feuilles d’une plante aquatique et d’une couronne de feuilles de copou; dans cette dernière était planté un bâtonnetorné de plumes d’un coq noir; sur le tout, reposait un rameau de niaouli. La pierre de- vait, nous dit-il, être conservée en dehors de la hutte, loin du foyer, afin de ne recevoir aucune chaleur et de garder toute sa force intacte. Quand, pendant longtemps ïl n’est pas tombé de pluie, le chef fait venir le sorcier pré- posé à l'office et lui en- joint de remplir sa fonc- tion. Le faiseur de pluie reçoit, comme nourriture, des anguilles fumées et des tubercules de taros noircis, entrecroisés les uns sur les autres. Au cré- puscule, il se rend avec quelques acolytes en un lieu retiré; là, on brüle Fig. 92. Pierre à pluie, avec ses 6 petits d’abord quelques noix de bancoulier et la masse charbonneuse obtenue est pilée et transformée en une bouillie dont on frotte tout le corps du sorcier. Celui-ci orne sa tête d’une : couronne de feuillage et d’une houppe de plumes noires. Ainsi équipé, il s'approche de la pierre sur laquelle ïi fait, avec le doigt, des taches noires qui représentent les nuages; en même temps, il invoque les esprits afin que la pluie tombe bientôt. Il doit rester auprès de la pierre jusqu’à ce que ce vœu s’accom- plisse, ce qui peut, naturellement, durer parfois plusieurs jours. Dès que l'événement attendu s’est produit, il rentre au village et reçoit les cadeaux que lui vaut son succès. Le chef l’accueille — 169 — avec ses gens, on lui offre un rouleau de balassor, tout en vantant son mérite et celui de ses ancêtres. L'homme qui nous donnait ces explications avait hérité le secret de son père, mais ne l'avait encore jamais mis lui-même en pratique. « Il pleut assez comme Ça», nous dit-il en manière d’excuse, ne paraissant plus être tout à fait persuadé de la puis- sance qu'il avait reçue. Il ajouta, qu’une fois, les anciens avaient fait tomber tellement d’eau, que tout le pays en avait été inondé. Les pratiques des faiseurs de pluie semblent varier quelque peu dans les diverses parties de l'île; à ce propos, je rappelle le petit démon de bois destiné à ce but que nous avons rencontré à Oubatche (voir p.67). Dans la vallée de Houaïlou, nous avons pu acquérir une «pierre à pluie» avec ses 6 «enfants»! C’est une grosse pierre ronde, accompagnée de 6 autres, beaucoup plus petites qui avec.... patience et longueur de temps, deviendront, à leur tour, des «pierres à pluie» parfaites (fig. 92). D’après les dires d’un indigène, le sorcier emploie ces pierres de la ma- nière suivante: dans un endroit retiré, loin du village, il creuse une cavité dans un morceau de bois; après y avoir placé la pierre à pluie, il remplit d’eau et de feuilles de copou le petit bassin ainsi formé. Quand, après quelques jours, la masse commence à se putréfier, il se rend de bon matin à l'endroit en question, non sans s'être préalablement enduit de couleur noire et orné de feuillage: il prend alors en main quelques branches, les plonge dans l’eau et les secoue environ cent fois du côté du soleil levant en demandant aux esprits qu'ils veuillent bien faire paraître des brouillards et des nuages. Il répète ce manège le lendemain matin, jusqu’à ce que la pluie soit tombée en quantité suffisante et il marque chacun des jours par une entaille dans un morceau de bois. Pendant toute la durée de ses opérations, il vit, loin du vil- lage, retiré dans une hutte, ne se nourrissant que de taro:; l'igname et la canne à sucre lui sont interdites. Tandis que certaines «pierres à pluie», comme celles qui sont représentées dans la fig. 92, n’ont, par leur forme, aucun rapport avec ce phénomène, il en existe d’autres dont le symbole est clair, par exemple, les pierres avec des stries parallèles qui — 170 — représentent l’eau tombant à verse, ou bien celles munies de con- crétions rugueuses qui figurent des nuages etc. Pendant notre séjour à Kanala, le diable «Doki» faisait beau- coup parler de lui dans les villages indigènes. Quatre vieux Calé- doniens prétendaient lavoir vu et le décrivaient comme étant de couleur rouge. D’après ce qu'ils disaient, ce «Doki» ne se trouvait pas depuis très longtemps sur la terre calédonienne, et devait être venu récemment des îles Loyalty. Aujourd’hui, il rendait peu sûre toute la côte Est, de Yaté à Kanala, ne se montrant, par contre, que fort rarement à la côte opposée; il ne tue, paraît-il, que les indigènes et ne fait au- cun mal aux Européens. Pour se préserver de ses maléfices, nos gens mâchaient de petits bâ- tonnets magiques. À Maré, d’a- près un renseignement de M. le missionnaire Bergeret, le diable «Doki» apparaît aux gens sous la forme d’une racine rouge qui cause la mort de celui qui l’aper- çoit. Ayant noué connaissance avec desindigènes du village de Kouiné, qui nous faisaient de fréquentes Fig.93. Conques de Tritons contenant visites en nous apportant des a animaux, nous eûmes, grâce à eux, l’occasion de nous rendre un jour à l'endroit où les crânes d’anciens chefs sont exposés et révérés; on nous demanda seulement de ne pas les toucher. On nous conduisit au-dessus du village, par des pentes rapides, cou- vertes d’herbages et de forêts, jusqu’à des groupes de rochers isolés dans la brousse. Le guide sortit d’une anfractuosité deux conques de Tritons; dans l’une, se trouvait une pierre ronde avec un appendice en anneau, dans l’autre, un morceau de minerai de fer en forme de corne (fig. 93). II nous dit que ces deux pierres avaient été trouvées dans des cadavres décomposés, la pierre ronde provenant même de celui de son grand-père. Pendant sa vie, l’aïeul per4n > MS rs . Le Dans, L = .” — 171 — l'avait portée attachée à son poignet et, quand il en touchait sa lance, il était certain qu'elle atteignait sûrement le but. On nous dit que ces pierres ne doivent jamais être conservées dans les cases, où elles ne manqueraient pas de causer la mort de quelqu'un: c’est pourquoi elles sont toujours déposées dans un endroit retiré. Non loin de là, se trouvait le lieu sacré que représente la PI. VI. Sur une fente horizontale, s'ouvrant, béante, entre deux Fig. 94. Case de travail au village de Méoué. rochers, on avait aménagé, au moyen de quelques pierres plates, une surface unie; sur celle-ci étaient alignés 8 crânes, au-devant desquels gisait le crâne brisé d’un enfant. A côté, sur un rocher, (à droite dans la figure), étaient déposées les offrandes destinées aux esprits des ancêtres; c’étaient des racines d’ignames envelop- pées d’une gaine de paille. Cet autel — car on peut bien lui donner ce nom — formait, au milieu de cette forêt sauvage, loin de toute habitation humaine, un tableau du plus pittoresque effet. Les cadavres, dont les crânes étaient exposés là, avaient été tout d'abord placés, soit dans les fentes des rochers, soit dans les branches d’un Ficus. Quand la décomposition avait achevé son œuvre, on avait été prendre les crânes pour les déposer sur l'autel. — 172 — Tout près de Kanala, dans la vallée, se trouvent deux grands villages indigènes, Méoué et Maringou. Leurs huttes sont cons- truites par groupes qu’entourent des clôtures faites de feuilles Fig. 95. Case de chef, nouvellement construite à Maringou. de cocotiers entrelacées; chaque groupe forme ainsi un petit monde à part. A côté des cases rondes ou ovales, on en voit souvent aussi d’autres, ouvertes sur le devant; ce sont des échoppes, recouvertes de paille, servant de huttes de travail. A l'occasion, elles sont aussi emplovées pour y loger les hôtes (fig. 94). L'influence européenne se fait malheureusement sentir par- tout dans les habitations des villages voisins de Kanala, surtout dans les cases des chefs. IT faut citer cependant celle du chef de Maringou (fig.95) qui, bien que nouvellement construite, a été érigée d’après les anciennes traditions etvenait d'être inaugurée, peu avant notre visite, par un grand «pilou». Partout,on apercevail encore des vestiges de cette fête. Dans la paille du toit de la hutte en question étaient plantées de blanches coquilles d’O- vula, avec des banderoles de balassor blanc et, de- vant la case, s'élevait toute une forêt de perches, colorées en rouge, aux- quelles étaient attachés des rubans et des mor- ceaux d'étoffe ou de ba- lassor. Chaque village in- vité avait apporté, outre ses approvisionnements, une de ces perches d’hon- neur. Au début d’une fête, elles sont plantées dans le sol, à l’arrivée des Fig. 96. Haches de danse, en bois. Longueurs 46 et 55 cm. convives, et les présents qui l’accompagnent sont déposés à leur pied: ensuite, elles serviront à séparer les cadeaux que les vil- lages reçoivent en échange de ceux qu'ils avaient apportés. Après les fêtes, ces perches restent dressées sur la place, devant la case du chef ou la hutte de fête: on en voit dans la plupart des villages et il en est qui sont souvent joliment sculptées. C’est de cette fête de Maringou que proviennent aussi les curieuses haches de bois, représentées dans la figure 96, aux manches ornés de ra- meaux feuillés ou de fougères, dont on s'était servi pendant la danse. — 174 — Les côtés de l'entrée de cette case de chef n'étaient pas ornés de panneaux sculptés: ceux-ci semblent être passés de mode. Ceux qu’on rencontre encore devant les anciennes huttes de cette région sont plus petits et beaucoup moins imposants que les «talés» du Nord de l’île. Leur style aussi est un peu différent, soit dans la sculpture du visage, soit dans celle des figures géomé- triques; le visage humain, par exemple, a des yeux pédonculés, ce qui n’est jamais le cas dans les sculptures du Nord; en outre, le nez est plus étroit, enfin, la langue, tirée hors de la bouche, est sou- vent aussi indiquée. La fig. 97 représente deux de ces planches sculptées de la région de Kanala; toutes deux ont été malheureuse- ment fort abîmées à la mort du propriétaire de la case dont elles flanquaient l’en- trée (voir p.50). Les poteaux ou flèches qui surmontent les toits des huttes dans les districts du Sud diffèrent également de ceux du Nord : de la colonie. Un modèle qui SR ee RTS RL Hadteus 0 00! qui corne la case du chef de Maringou (fig. 95) et la place. sacrée de Nakéty (fig. 91). Dans ce modèle on voit, au-dessous du visage humain, de chaque côté du corps, quatre appendices coudés, sculptés à jour dans le bois de la flèche, qui représen- tent probablement les bras et les jambes. Dans cette région de l’île, on a la tendance de styliser toujours davantage en figures géo- métriques les représentations du corps humain; les derniers spé- cimens de la série sont des figures qui, selon toute vraisemblance, dérivent des diverses parties du visage ou du corps, mais dont — 175 — l'interprétation est d'autant plus difficile que les indigènes em- ploient, pour désigner ces diverses pièces ornementales, des termes qui n’ont rien à faire avec les parties du corps humain. Dans les fig. 98 a et b sont représentées deux de ces flèches de case, avec ne Fig. 98a et b. Flèches de cases avec figures géométriques, dans la région de Kanala. Hauteur de la partie médiane 37 et 31 cm. leurs ornements stylisés. J’ai questionné, à plusieurs reprises, divers indigènes au sujet de la signification des différents élé- ments de la flèche et j'ai toujours obtenu les réponses énigma- tiques suivantes 1° Dans le système a: Bennon — intestin de pois- son, Sindja — bracelet de Conus, Pouéschembé = ventre ou esto- mac de poisson, et, encore une fois, Sindja et Bennon. 2° Dans le système b, les désignations sont les mêmes que précédemment — 176 — pour les trois parties du milieu, tandis que les parties terminales re- courbées sont appelées: Ménékio— aile d'oiseau de proie. D’après une indication, recueillie à Nakétv, certaines familles ne doivent arborer sur leurs cases que l’une ou l’autre forme de flèche. De Fig. 99. Place sacrée à Emain. même qu'on observe des différences entre les sculptures des cases de la région de Kanala et celles du Nord de l’île, on en relève aussi dans maints objets d’un emploi quotidien; un œil un peu exercé pourra de suite reconnaître à ces légères variations de style, de quelle partie de la colonie provient tel ou tel ustensile. — 177 — On nous avait dit que dans une des vallées latérales de la Négropo se trouvaient des tribus, vivant encore dans un état très primitif; nous résolûmes donc de leur faire visite. Une bonne route remonte la vallée principale, Dans la partie inférieure de celle-ci, le contraste, dû à la différence de constitution géologique, est extrêmement frappant entre les deux versants de la large dé- pression dans laquelle coule la Négropo. Celui de droite, avec ses collines et ses montagnes aux formes douces et arrondies, recouvertes en majeure partie de pâturages, est formé de terrains schisteux où se voient encore, nombreuses, les traces des anciennes cultures et les plantations actuelles. Celui de gauche, au con- traire, consiste entièrement en terrains serpentineux qui se dres- sent sous forme de montagnes arides, rouges, impropres à tout travail agricole. Plus haut dans la vallée cette différence cesse, car la formation serpentineuse n’atteint pas cette région. Le fond du bassin de la Négropo est occupé par les nom- breuses plantations de café des colons, ombragées, en maints en- droits, par les groupes de palmiers d’anciens villages disparus. À l'entrée des cultures se trouvaient des «tabous», interdisant, soit le passage, soit la cueillette des fruits; ils étaient formés d’une torche de paille fixée à un bâton et ressemblaient en tout point aux bran- dons que nos paysans placent dans leurs champs, ou dans les vignes, à l’époque des vendanges. J’incline à croire que cette cou- tume remonte, chez nous aussi, à l’ancienne institution du «tabou». A l'endroit où la vallée principale se bifurque, nous en sui- vimes le bras Sud; la tente fut dressée au débouché d’un petit vallon latéral de la rive droite, sur les flancs duquel est bâti le village d’'Emain (ou Emaing); on voyait sourdre, non loin de notre campement, une petite source dont l’eau, quelque peu chaude, était légèrement sulfureuse. Pour arriver dans le vallon il fallut, tout d’abord, gravir les pentes escarpées du contrefort qui le sépare de la grande dépression et s'engager ensuite dans un sentier assez élevé qui court, presque horizontalement, sur le versant gauche de ce petit bassin. Bientôt apparurent des groupes de palmiers, puis, des champs d’ignames en forme de fer à cheval, annonçant la proximité d'habitations indigènes. Le premier petit village que nous visitâmes nous causa Sarasin, Nouvelle-Calédonie. 12 — 178 — une déception; toutes ses huttes étaient modernes,construites sur un plan rectangulaire et renfermaient maint ustensile de provenance européenne, voire même ...un fer à repasser! A dix minutes de là se trouve une seconde agglomération, au milieu de laquelle l’em- placement consacré à la fête des premières ignames offrait quelque intérêt (fig. 99). Devant une ancienne case, à moitié démolie, une vraie forêt de perches et de flèches sculptées, de divers modèles, étaient plantées en terre. Parmi tous ces pieux, on remarquait un grand poteau cylindrique dans lequel avait été taillé un personnage mâle; les indigènes nous assurèrent que ce poteau était descendu tout seul du toit, lorsque un incendie se fût déclaré dans la hutte qu'il surmontait! Derrière les pieux, dans la case même, pendaient de nombreuses banderoles de balassor; c’étaient des offrandes qu’on avait présentées pour obtenir une bonne récolte. Un pieu, ayant servi aux travaux agricoles, y était également conservé; on l'avait orné d’une couronne de feuilles, en signe de la fin des plantations. La hutte contenait encore une pierre sacrée, munie d’un trou, dans lequel on introduisait la pointe du pieu pour lui communiquer de la force, au moment où l’on commençait les travaux des champs. A part cela, ce second village était assez quelconque; la civilisation européenne a déjà pris le chemin de cette vallée retirée, probablement par le fait que ses habitants sont presque tous employés dans les plantations de café de la vallée de Ia Négropo. Les habitants des villages dont il vient d’être question nous firent, quelques jours plus tard, une visite à Kanala; ils nous apportaient toutes sortes de raretés zoologiques, entre autres, un cagou qu'ils avaient tué sur le Mont Kanala, puis, un spécimen de ce curieux insecte, nommé «feuille errante». Après nous avoir: demandé 50 frs. pour ce dernier animal, ils furent contents de nous le céder pour 1 fr.; ils nous vendirent aussi deux oiseaux de mer, avec un petit; c’étaient des exemplaires de l’Oestrelata rostrata (Peale). Ces oiseaux nichent loin de la plage, à l’intérieur du pays, dans des trous qu’ils creusent eux-mêmes dans la terre, entre les rochers des montagnes; c’est pour cette raison que les colons leur ont donné le nom de «canard de rochers». L’un des oiseaux était encore vivant; pour se prémunir contre une attaque éventuelle de LT, 1e la bête, l'indigène qui la portait avait transpercé la peau de la partie inférieure du bec, en y introduisant la pointe supérieure. Je présume que cet oiseau, qui appartient à la famille des Puffins, est l'animal énigmatique dont les colons de la Négropo prétendent qu'il attaque l'homme et lui enlève des lambeaux de chair. Le petit, apporté par les gens, était une ravissante créature, vraie boule revêtue d’un duvet gris, teinté de blanc à la partie inférieure. Je voudrais terminer ce chapitre, con- sacré à notre séjour à Kanala, en relevant encore une autre observation zoologique. Comme nous lavons dit, notre maison comprenait, dans sa partie inférieure, quelques locaux inhabitables, à demi ob- scurs. Plusieurs sortes d'oiseaux y avaient élu domicile; des Salanganes avaient collé leurs nids aux parois et le ravissant petit Tisserand rouge et vert, Erythrura psitta- cea (Gm.), avait construit les siens, com- posés de paille, de feuilles de bambou et de plumes, dans des niches, entre les pou- Fig.100. Têtes des petits traisons. Les petits de cet oiseau ont un d'Erythrura psittacea aspect très étrange: en effet, de chaque (SL) NÉE Re ee SA > réflexion. côté de la base de leur bec (fig. 100) se Env. 1'/2 grand. nat. trouvent deux perles rondes ou ovales, très brillantes, et d’une belle couleur bleu de ciel. Ces corpus- cules ont le pouvoir de concentrer la lumière qui pénètre dans le local et de la refléter: ce sont, en quelque sorte, de petits lam- pions qui permettent à la mère nourricière de trouver aisément l'ouverture du bec de ses petits. Quand les jeunes sont aptes à voler, et que ces «perles de réflexion» ont rempli leur but, elles disparaissent complètement, et l'oiseau adulte n’en conserve plus la moindre trace. C’est là un de ces remarquables phénomènes, comme en présente la nature, si riche en merveilles. Voyage à la côte occidentale et retour par la vallée de Houaïlou. 11 Janvier — 11 Février 1912. La route directe qui, de Kanala, conduit à la côte Ouest, aboutit à Lafoa. Nous avions déjà parcouru la première partie du chemin, jusqu’à la hauteur du col, lors de notre course au Mont Kanala. De l’autre côté, la route se poursuit par d’in- nombrables lacets, en descendant sur le versant Sud-Ouest de la chaîne. Dans un vallon encaissé de la montagne, on découvre bientôt le village de Koïindé qui est situé en dehors de la voie ordinaire de communication; en effet, le chemin évite la descente dans cette dépression et se continue, à une assez grande altitude, le long des pentes abruptes de la montagne. Nous avons cepen- dant visité ce village qui, à part sa situation pittoresque sur un tertre du fond du vallon, n’offrait rien de particulièrement in- téressant, bien que ses cases, petites et pauvres, fussent cons- truites dans l’ancien style calédonien. Comme c'était générale- ment le cas lors de ces visites, un marché d’objets ethnographiques ne tarda pas à s'établir peu après notre arrivée. Parmi les choses nouvelles que nous avons obtenues, je mentionnerai une sorte de grand éventail dont on décore l’intérieur des huttes (fig. 101), puis, un instrument de danse pour les femmes. Ce dernier se compose d’un bâton, muni à une extrémité de branches latérales, arrangées en rayons; on le tient dans la main, en lui imprimant un mouvement tournant (fig. 102). De Koindé à Lafoa, la distance est encore d’une trentaine de kilomètres. La vallée, dans laquelle court la route, est en- cadrée de montagnes que revêtent les légères frondaisons verdâtres des niaoulis. La haute forêt ne prospère ici que dans les combes — 181 — humides, tandis qu'elle couronne, d’une masse épaisse et sombre, les sommets formant l'arrière-plan du tableau, notamment le Mont Kanala, qui, les dépassant tous, allonge sa crête dans le haut de la vallée. Vers l'Ouest, les forêts tapissent également les pentes escarpées des montagnes d’où se précipite, mugissante, la belle cascade de Dogny: ses eaux se réunissent à la rivière de Koindé, pour former celle de Lafoa. L’allure de ce dernier cours d’eau ne tarde pas à se ralentir en traversant une contrée étendue, e œ L 2 » e° æ. à: * km. à 1 km. de large; plusieurs petits îlots, à l’entrée de la baie, sont également d’origine calcaire. Sur ce banc, dépassant de 4 à 5 m. le niveau de la mer, les vagues ont creusé une large excavation au-dessous d’une belle corniche (fig. 122). Le terrain calcaire est rude et désagréable à la marche; une quantité de trous le perforent et de nombreuses grottes s'ouvrent dans sa profondeur. Il a permis l'établissement de grandes planta- tions de cocotiers qui le recouvrent sur de vastes étendues; parmi les autres essences croissant sur ce sol, citons quelques Ficus qui frappent le regard par leur superbe développement. Sur la côte calcaire de Yaté se dresse l’exemplaire d’Araucaria columnaris Fig. 122. Rivage calcaire avec excavation et corniche, au Nord de la baie de Yaté. (Forst). Hook. le plus gigantesque que nous ayons jamais ren- contré (fig. 123). A 1 mètre au-dessus du sol, la circonférence de son énorme tronc est de 4 m. 75; à une hauteur d'environ 6 mè- tres, il se divise en trois branches presque également fortes qui, très près les unes des autres, s'élèvent d’un seul jet vers le ciel. On pourra se rendre facilement compte, sur la photographie, de la prodigieuse hauteur de cet arbre qui sert de point de repère aux marins, en le comparant avec les cocotiers qui l'entourent ou, encore, avec mon compagnon de voyage qui est debout, près du tronc. — 208 — Dans les ouvrages scientifiques, la masse formant le plateau de Yaté est en général décrite comme un calcaire corallien d’un récif émergé, récent ou pleistocène. C’est probablement sa texture poreuse qui a conduit à cette supposition erronée; il date, en fait, d’une époque beaucoup plus reculée. L'étude de mes échantillons de pierre, faite dans le laboratoire du Prof. C. Schmidt à Bâle, a en effet montré que, par suite des éléments organiques qu'il con- tient, ce calcaire doit être regardé comme une formation coral- lienne du Tertiaire ancien. C’est là un point important pour l'histoire des îles Loyalty qui, ainsi que nous le verrons plus tard, sont également formées de ces mêmes calcaires. D’après les renseignements d’un colon habitant près de la plage, les plantations de cocotiers qui se trouvent à la côte, au Nord de la baïe, occupent l'emplacement de l’ancien village de Yaté. Aujourd’hui, on ne voit plus rien de ce dernier, mais, dans les grottes et les couloirs du plateau calcaire, des ossements humains, des débris de poterie et des restes de coquillages prouvent, ce- pendant, qu’autrefois, une agglomération indigène a dû exister dans la région. Actuellement, le seul endroit habité qui se trouve au Nord de la baie, c’est Ounia, situé à environ 15 kilomètres de l'entrée du golfe. Au Sud de celui-ci se succèdent les deux villages de Touaourou et de Goro. Ces trois petites localités ne comptent ensemble que 280 habitants seulement. La population indigène, si clairsemée, ne suffit pas, loin de là, à fournir à la compagnie minière la main-d'œuvre dont elle a besoin et elle s’est vue obligée de recourir aux services de nombreux jeunes gens de Lifou, l’une des îles Loyalty. Parmi les indigènes de la région de Yaté, on rencontre beau- coup d'individus dont les traits indiquent nettement un apport de sang européen. Cela s'explique facilement par le fait qu’autre- fois, alors que l’exploitation du cobalt — dont les serpentines sont très riches — était encore lucrative, de nombreux libérés étaient occupés à ce travail minier, exécutable dans de modestes proportions. Actuellement, l'extraction de ce minerai a cessé en Nouvelle-Calédonie, par suite de la concurrence américaine. Yaté fut aussi l'endroit que l’on choisit, en 1864, pour créer un «pha- pres de Yateé. | A ; Hook. sur la plas Forster Araucaria columnaris “ — 209 — lanstère»; c'était une société de libérés, fondée sur une base socialiste, une sorte de communauté de travail et d'intérêt qui n'eut qu'une durée très éphémère, l'expérience ayant complète- ment échoué. Nous avons aussi visité le village de Touaourou, situé sur la côte, à environ 7 km. au S.E. de la baïe de Yaté. Le chemin æ | Fig. 124. Bateau de pêche à Touaourou. qui y conduit emprunte la langue de terre, plate et étroite, située entre la mer et le pied des montagnes. Il traverse tantôt des terrains herbeux, parsemés de petits bois de Casuarinées, tantôt des forêts aux frondaisons plus hautes qui font place, à la base des montagnes, à une brousse moins élevée. Ces forêts, par- courues par de multiples cours d’eau, étaient peuplées de nom- breux oiseaux; ceux-ci appartenaient tous aux espèces rencon- trées déjà dans le Nord du pays. La plupart des oiseaux calé- doniens sont, en effet, répandus dans toute l’île, ce qui n’est pas le cas pour d’autres territoires insulaires, par exemple Célèbes, Sarasin, Nouvelle-Calédonie. 14 — 210 — où le Nord et le Sud possèdent des faunes avicoles notablement différentes. Touaourou est construit au bord de la mer, sur un plateau calcaire semblable à celui qui s’étend au Nord de la baie. On nous montra une grotte, dans laquelle il était possible de pénétrer Fig. 125. Ancre calédonienne, Diamètre 27 cm. jusqu’à une distance d’environ 80 mètres; sa voûte était partout surbaissée, les ro- chers ne s’élevant eux-mêmes que très peu au-dessus du niveau de la mer. A la côte, près du village, gisaient les débris d’une de ces anciennes piro- gues de grandes dimensions et munies d’une plate-forme. Ses planches étaient, en partie, ornées de dessins géométriques sculptés. Ces bateaux, qu’on utilisait pour les grands voyages en mer, ne sont plus en usage aujourd’hui, ils ont été supplan- tés par le trafic maritime européen. Par contre, on se sert encore, pour la pêche le long des côtes, de légères pirogues for- mées d’un tronc d'arbre évidé et pourvues d'un balancier (fig. 124). Les ancres em- ployées pour ces petites embarcations sont aussi des plus primitives; ce sont de sim- ples pierres plates, percées d’un trou pour le passage de Ja corde (fig. 125). Dans la fig. 126 sont représentées deux épuisettes indigènes. Au cours d’une conversation engagée avec un indigène, à Touaourou, celui-ci nous apprit, avec un visible orgueil, qu’il était père de 6 garçons et que la famille de son frère était tout aussi nombreuse. C’est nécessaire, nous dit-il, car, sans cela, les Blancs occuperaient bientôt tout le pays! Je relève cette réponse comme un fait rare en Calédonie et qui dénote une volonté de vivre parfaitement consciente et coura- — 211 — geuse, tandis que la plupart des autres indigènes ne semblent plus se soucier beaucoup de créer une descendance. Pour la traversée du Sud de lîle, que nous commençämes le 29 Mars, nous avions pu engager 15 porteurs de la région; M. Parlongue mit en outre 2 chevaux de bât à notre disposition. La compagnie minière s'occupañit,ence moment, d’une entreprise qu’on peut, pour la Calédo- nie, qualifier d’extraordi- naire. On creusait un tunnel, long d’environ 2 km. {, à travers une montagne au pied de laquelle Ia rivière de Yaté décrit une grande courbe avant de se jeter dans le golfe. La rivière, barrée en amont, devait passer au travers du tunnel et fournir en bas la force nécessaire aux machines de la fonderie dont nous avons déjà parlé. Je ne sais si cette entreprise a jamais été terminée, mais elle me sembla, d'emblée, être un Fig. 126. Epuisettes calédoniennes. essai assez risqué, étant 1ho grand. nat. donnée la grande permé- abilité des roches serpentineuses. De louverture du tunnel du côté de Yaté, à 105 m. d’altitude, une petite voie ferrée contourne la montagne pour transporter les matériaux nécessaires à la construction du barrage, En compagnie de M. Parlongue, nous prenons place sur un wagonnet tiré par un cheval et parcou- rons ainsi la distance qui nous sépare de la digue. La voie, placée sur une route étroite, longe à une assez grande hauteur — 212 — les pentes rapides du versant droit de la vallée de Yaté, très sau- vage et relativement bien boisée. Tout en bas, on aperçoit le torrent dont les ondes verdâtres mugissent dans leur lit caillouteux; sur Fig. 127. Cascades dans la vallée de Yaté. le versant gauche, un affluent de la rivière se précipite, d'une altitude d’environ 100 m. jusque dans le fond de la vallée, en formant une série de belles cascades superposées (fig. 127). Après un déjeuner frugal dans une hutte d'ouvriers, à l’entrée du tunnel, nous prenons congé de notre aimable compagnon pour continuer notre route. — 213 — Nous nous engageons alors dans une contrée absolument inhabitée, ne présentant aucune trace d'installation humaine, soit ancienne, soit moderne; malgré cela, le sentier est excellent bien qu'il ne soit pas précisément commode à parcourir, même avec des chaussures clouées, à cause des petits cailloux de minerai qui le recouvrent. La société «Le Chrome» a établi, sur ce ter- ritoire, un réseau de sentiers de plus de 100 km. de longueur qui relient les unes aux autres les mines en exploitation. Quittant la rivière de Yaté, nous nous dirigeons au Sud par dessus des collines, couvertes d’une brousse sèche, d’où émergent les vertes frondaisons de petites Casuarinées, qui égaient un peu le paysage. Nous nous rapprochons bientôt de la «Rivière des Lacs», qui recueille les eaux de la Plaine du même nom et de quelques autres bassins plus petits. L’une de ces dépressions, qu’on aperçoit à l'Ouest de notre route, ressemble tout à fait à un cratère à fond plat. La grande «Plaine des Lacs», dont nous par- courons ensuite l'extrémité occidentale, est une surface horizon- tale d’une étendue considérable qui, d’après la carte, compte bien 12 km. dans la direction de son grand axe E.O. et à peu près la moitié autant dans la direction transversale: elle est entourée de tous côtés de chaînes de collines. De grands espaces sont marécageux et paraissent être temporairement inondés après les fortes chutes de pluie. Vers le bord Sud de la plaine, par contre, se trouvent deux nappes d’eau constantes que l’on nomme «Grand Lac» et «Lac en 8»; nous aurons, plus loin, à reparler de ce dernier. L'aspect du pays que nous traversons est le plus étrange qu’on puisse imaginer. Le sol argileux, dur et rouge, est tellement recouvert — et cela sur d'immenses espaces — de grains noirs et de blocs de minerai de fer, qu’il apparaît comme brûlé. Ces blocs de fer hydroxydé sont souvent de dimensions imposantes; j'en ai mesurés, le long du chemin, qui avaient 3 m. de hauteur sur plus de 4 m. de longueur. La végétation s'étend sur ce sol stérile comme un voile léger qui, partout, laisse filtrer les teintes rouges ou noires du terrain; elle se distingue souvent, par le co- loris extraordinairement riche de ses fleurs. C’est une chose admi- rable qu'un milieu aussi hostile à toute culture, puisse produire de pareilles splendeurs. — 214 — Nous passons la nuit dans une maison faisant partie d’un établissement minier momentanément abandonné, nommé « La Madeleine » et situé sur la rive gauche de la Rivière des Lacs. Fatigués et agacés par cette marche pénible sur ce terrain ferrugi- neux, nos porteurs nous déclarent, pendant cette halte, qu’ils n'iront pas plus loin et qu'ils rentreront à Yaté le lendemain. Rien ne pouvait les faire renoncer à ce projet. C’est alors que dans cette situation embarrassante, mon compagnon de voyage eut une idée lumineuse dont l'effet fut immédiat. Dans cette maison se trouvait un vieux téléphone hors d'usage qui devait être notre ancre de salut! Sous les yeux des porteurs, le Dr Roux tourna lentement et longtemps la manivelle et simula une conversation avec les gendarmes de Yaté, leur demandant d'arrêter de suite, à leur retour, nos porteurs pour rupture de contrat! La réponse imaginaire des gendarmes, disant que chaque indigène aurait à payer 10 frs. d’amende fut transmise aux porteurs. Elle obtint le succès désiré, car personne ne parla plus du retour à Yaté. C’est la seule fois, pendant notre séjour, que nous ayons trompé les indigènes. On a établi, pour amener le minerai de chrome sur la côte Sud, au golfe de Prony, une petite voie ferrée de 12 km. de long; comme à Yaté, ce sont des chevaux qui sont employés à la trac- tion des wagonnets. Grâce à la prévenance de M. Parlongue, un de ces véhicules se trouva préparé à notre intention, le lendemain. La voie traverse la plaine uniforme, marécageuse en divers en- droits, qui termine, au S.O. le grand « Plateau des Lacs », puis, s’insinue entre les collines qui l’'encadrent vers le Sud. C’est alors qu’une vue d’une surprenante beauté s’offre au regard: tout en bas, s'étale somptueusement le golfe de Prony, richement ramifié. La dernière partie du trajet (5 km. 2) se fait sans l’aide du cheval, étant donné qu’on descend vers la mer; notre guide doit souvent ralentir, avec le frein, l’allure rapide du wagonnet. Un comptoir, de la compagnie « Le Chrome » est établi à la côte, dans un endroit nommé « Le Carénage »; arrivés là, nous trou- vons à nous loger chez la famille Renard qu’on avait nantie de noire passage et qui nous reçut très aimablement. r Î 7” : » ê Pa 1 [Con *« ME Du Carénage, on atteint sans peine le «Lac en 8», après deux heures de marche. On suit, tout d’abord, la rive d’une des baies du golfe de Prony qui pénètre très avant dans les terres et dans laquelle une rivière se déverse en formant un rapide ayant environ 5 m. de hauteur; un ancien chemin minier monte ensuite au travers d’une petite vallée pittoresque, recouverte de brousse. A 150 m. d'altitude on aboutit à un plateau dont la surface dé- nudée, légèrement inclinée, est toute semée de morceaux de minerai; par une brèche entre deux collines, il faut descendre quelque peu pour parvenir au lac. Fig. 128. Galaxias neocaledonicus M. Web. et de Bfrt. grandeur naturelle. Le « Lac en 8 » (PI. VIT) doit son nom à deux longs promon- toires transversaux qui, se dirigeant l’un vers l’autre, partagent presque ce bassin en deux parties, dans le milieu de sa longueur, en lui donnant à peu près la forme d’un 8. Cette nappe d’eau n’a que quelques mètres de profondeur et son étendue varie avec les saisons. Je n'ai remarqué aucun affluent; il est donc probable qu'il existe, dans le fond du bassin, des sources souterraines qui l’alimentent, même pendant la période la plus sèche. Les bords, peu inclinés, sont couverts de granules noirs de minerai de fer qui constituent également, avec des morceaux plus gros et des blocs de même nature, le fond de la cuvette du lac: par places, de petits roseaux s'élèvent hors de l’eau. Au moment de notre visite, la surface du lac n’était animée ni par un souffle d'air ni par un vol d'oiseau, bien que — paraît-il — des canards s’y rencontrent parfois. Cette «mer morte» est entourée d’une vé- gétation basse, au milieu de laquelle on remarque surtout des exemplaires nains et rabougris d’Araucarias, aux branches gar- nies de longues barbes de lichens (Usnées), images vivantes des — 216 — dures conditions d’existence dans ce milieu. De même aussi, la faune du lac semble avoir subi une sorte d’atrophie; des crevettes minuscules, de petits escargots et des poissons nains sont les seuls animaux qui furent retirés de l’eau, malgré un travail de plusieurs heures. Les poissons, dont le plus grand exemplaire mesure 76 mm. de longueur, appartiennent à un genre très remarquable et à une espèce nouvelle pour l’île, qui Fig. 129. Paysage dans la région serpentineuse du Sud de la Calédonie; au milieu, le Mont-Dore. semble manquer partout ailleurs dans le pays (fig. 128). C’est le genre Galaxias, qui a été trouvé jusqu'ici au Cap de Bonne- Espérance, au Sud de l'Australie, en Tasmanie, en Nouvelle-Zé- lande et dans l'Amérique du Sud et dont on ne connaissait encore aucun habitat aussi septentrional que celui que nous avons décou- vert pour l’espèce calédonienne (G. neocaledonicus W. et de Bft.). D’après mes observations, le «Lac en 8» se trouve à environ 230 m. d'altitude. Malheureusement, une forte pluie nous em- pêcha de visiter le «Grand Lac», situé près de l’autre et dont il n’est séparé, vers le Sud, que par une petite colline. La carte montre que la grandeur des deux lacs est à peu près semblable; comportant environ 2 km. de longueur, elle doit cependant varier — 217 — notablement selon la saison. La profondeur du «Grand Lac» est notée et serait de 6 mètres, celle du «Lac en 8» n’est pas indiquée. Cette région est si particulière et d’un aspect si étrange qu'elle fait songer à une autre planète. Balansa a dénommé le Sud de l'île et le Plateau des Lacs «Caledonia petraea», la Calédonie pétrée: mais il serait plus indiqué, à mon avis, de l’appeler « Caledonia ferrea », la Calédonie ferrugineuse. Du Carénage, nous continuons notre voyage en canot jusqu’à Prony, situé non loin de là; cette localité fut autrefois l’un des centres de l’administration pénitentiaire et jouit, à cette époque, d’une certaine prospérité. Aujourd’hui, elle est abandonnée, et il n’en reste guère qu'une dizaine de maisons, en partie en ruines. Nous sommes accueillis à notre arrivée par les deux gardiens et leur chien, les seuls habitants qui s’y trouvent encore. Nous passons la nuit dans une des maisons délaissées. De Prony, nous comptons 3 jours de voyage pour atteindre Nouméa par voie de terre. Le territoire qu'il faut traverser est un pays sauvage et montagneux, présentant de nombreuses dé- pressions en forme de cuvettes. La grande carte de l’île ne donne pas une idée exacte du relief de cette partie de la colonie: peut- être a-t-on trouvé que ce n'était pas la peine d’avoir un relevé détaillé de cette contrée serpentineuse, ennemie de toute culture et complètement inhabitée. Non loin de Prony, sur la hauteur du bord Ouest d’un large bassin, au fond duquel dorment plusieurs nappes d’eau, on jouit d’une vue admirable sur un vaste pays montagneux; l’aspect général de cette contrée n’est pas sans analogie avec une mer agitée par de hautes vagues (fig. 129). Au centre de ce paysage on aperçoit, dans le lointain, le dôme imposant du Mont-Dore, à l'Est de Nouméa, qui domine la ré- gion et au devant duquel viennent s’échelonner toute une série de chaînes de montagnes; à nos pieds, s'étale la large vallée d’un affluent de la rivière Ngo. Les sommets et les contreforts qui nous avoisinent étincellent des couleurs les plus brillantes: la végétation les revêt d’une légère robe d’un vert clair, nuancé de bleu, à travers laquelle transparaissent les tons rouges, pourpres ou noirs de leur sol. De nombeux glissements de terrain et les em- — 218 — placements de mines abandonnées ressortent, dans l’ensemble du tableau, en taches de couleurs particulièrement vives. Une marche d’une heure dans la plaine nous amène au bord de la rivière Ngo; celle-ci descend d’une vallée coupant pro- fondément les terres et arrose, en cet endroit, un bassin d’environ 3 km. de diamètre, pour aller ensuite se jeter dans la mer, après s'être frayé un passage par une brèche presque invisible entre de basses collines. , Le lendemain, nous parcourons une région de même carac- tère; à partir de l’étroite «baïe des Pirogues», nous restons en vue de la mer, tantôt longeant assez haut les flancs des montagnes, à travers un terrain minier aux couleurs vives et tout creusé de sillons, tantôt avançant, en bas, sur la côte sablonneuse elle-même. Ce n’est qu'après avoir contourné le massif du Mont-Dore, large et dénudé, et être arrivés à sa base septentrionale, dans la vallée de Boulari, que la contrée change totalement d’aspect. En effet, on atteint ici le territoire de formation sédimentaire, au relief montueux, et dont le sol, propre aux cultures et à l'élevage permet à l’homme de s’y fixer. Pendant tout notre voyage, de Yaté jusque en cet endroit, nous n’avions pas rencontré sur les routes un seul être humain. Nous passons la première nuit de ce retour en pays civilisé dans ... l’étable inoccupée d’une au- berge appelée « Au Petit Robinson ». Nous disposons, pour atteindre Nouméa, d’une bonne route carrossable, aussi, faisons-nous ce trajet en voiture. Les mon- tagnes serpentineuses sont séparées de la mer par une bande de terre, d’abord étroite, qui va s’élargissant peu à peu vers le N.O. Cette contrée est tantôt plate, tantôt ondulée de petits coteaux couverts d’herbages et de niaoulis; le long de la plage s'étendent. de nombreux marécages envahis par les palétuviers. Nous passons devant les deux grands centres missionnaires catholiques: Saint Louis et La Conception qui réunissent, dans leurs écoles, des élèves indigènes venus de toutes les parties de l’île. A mesure qu’on se rapproche de Nouméa, les maisons de colons — et, avec elles, les auberges — se multiplient, jalonnant une ennuyeuse route qui se déroule entre des collines herbeuses jusqu’à l’entrée de la capitale. Les îles Loyalty. Situées à l'Est de la Nouvelle-Calédonie, les îles Loyalty sont disposées en une rangée parallèle à ce pays et orientées du N.O. au S.E. Cette rangée commence au Nord, à environ 20° de la- titude Sud, par les récifs de l’Astrolabe, auxquels succèdent liîle d'Ouvéa avec son lagon et le récif de Beaupré qui le précède: elle se continue ensuite par les îles de Lifou et de Maré — entre lesquelles émergent plusieurs petits îlots — et se termine, enfin, par le rocher isolé de Walpole, situé tout au Sud, par 22° 2 de latitude. Des trois îles principales, c’est celle du milieu, Lifou, qui est la plus grande, tandis qu'Ouvéa est la plus petite. Comme il n'existe pas encore de relevé topographique exact de ces îles, les indications relatives à leur superficie varient de notable façon selon les sources auxquelles on a recours: par exemple, pour Lifou, la différence atteint 500 km*. Les mesures que nous donnons ici sont empruntées au livre de M.A. Bernard: Lifou 1150 km?., Maré 650 km?., Ouvéa 160 km>°.: les autres îles sont toutes d’étendue beaucoup plus minime. Le bras de mer qui sépare ce chapelet d'îles de la Grande Terre — nom donné là-bas à la Calédonie, par opposition aux îles Lovyalty a une largeur moyenne d’un peu plus de 100 km. et une profondeur considérable: on a sondé, par endroits, 2000 m. et même davantage. Cependant, l’étude systématique du relief, manifestement très tourmenté, des fonds marins de cette région du Pacifique est encore à faire. Tout autour des îles Lovalty, la mer atteint de suite à de grandes profondeurs. L'histoire de la découverte de cet archipel est enveloppée d’un certain mystère el, même, la provenance du nom «lles Loyalty >», paraît aussi être inconnue. James Cook, qui découvrit la Nouvelle-Calédonie, ne soupçonnait pas encore leur existence. — 220 — En 1873 d’Entrecasteaux signala le récif de Beaupré près d’Ouvéa; le rocher de Walpole, et peut-être aussi l’île de Maré, furent décou- verts par le capitaine Butler en 1794. D’après d’autres sources, Maré aurait été signalée vers 1800 par le capitaine Raven, avec la «Bri- tannia». C’est à Dumont d'Urville que nous devons une connais- sance plus exacte de la position de tout cet archipel; en effet, c’est lui qui, au cours de la fameuse croisière de « l’Astrolabe » en 1827, découvrit Lifou, Ouvéa et le récif auquel on a donné le nom du vaisseau de l’expédition. En 1840, d’Urville compléta les relevés hydrographiques. La découverte, dans ces îles, de forêts riches en boïs de santal conduisit, dès 1840, à un trafic maritime assez intense avec l'Australie, mais aussi, malheureusement, à de sanglantes ren- contres avec les indigènes, dues bien souvent, à la brutalité des équipages européens. C’est à peu près à la même époque que commença l'invasion pacifique de ces îles par des instituteurs indigènes de Samoa, envoyés par la Société des Missions de Lon- dres; à ces pionniers succédèrent, en 1854, des missionnaires eu- ropéens protestants. Plus tard, la mission catholique, qui opérait en Nouvelle-Calédonie, prit également pied sur ces îles que la France incorpora, en 1864, à son territoire colonial. Un bateau qui dessert les trois îles Maré, Lifou et Ouvéa assure chaque mois le trafic entre la Grande Terre et les îles Loyalty; en outre, un certain nombre de voiliers, appartenant aux indigènes, servent aussi occasionnellement à l’exportation et à l'importation des marchandises. Maré. 16 Novembre — 18 Décembre 1911. C'est par un temps idéal et une mer absolument tranquille que nous avons fait la traversée de Nouméa à Maré; le passage de la Havannah, lui-même, était tout à fait calme. Nous avions quitté la capitale le matin et, déjà au cours de la nuit suivante, vers les 2 heures du matin, nous jetions l’ancre devant Maré; toutefois, le débarquement ne s’effectua qu’au lever du jour. Sur le bateau, se trouvaient avec nous deux hommes qui de- vaient nous être grandement utiles pendant notre séjour dans l'île. L'un était M. le missionnaire Et. Bergeret, représentant de la Société des Missions protestantes de Paris, à qui nous fâmes redevables, entre autres, de pouvoir occuper une maison que la dite société possède à Nétché; l’autre, était le fils du grand-chef Naisseline qui réside également dans la même localité. La baie de Tadine ou Tadinou, située à la côte Ouest de l’île et où mouillent les bateaux, est une rade sans aucun abri; le débarquement s'effectue entre d'énormes blocs calcaires sur les- quels, par le gros temps, la mer déferle en vagues majestueuses. Vue de l'océan, Maré paraît revêtue d’un délicat manteau de verdure, ce qui ne manque pas de surprendre agréablement le voyageur qui vient de Nouméa dont les environs sont, à cette époque de l’année, complètement desséchés et jaunis. Dans ce fond vert, ressort vivement la couleur claire des parois rocheuses, le long desquelles des lignes horizontales sombres trahissent d’an- ciennes terrasses côtières. La différence de paysage entre Maré, ou l’une des autres îles Loyalty, d’une part, et la côte orientale de la Nouvelle- Calédonie, d'autre part, est tout ce qu’il y a de plus marquée. Sur la Grande Terre, un pays montagneux, haut et accidenté: OT en ici, des plateaux calcaires bas, ne s’élevant nulle part à 100 m. au-dessus de l’eau, tombant à pic dans la mer, ou n'étant séparés d'elle que par une terrasse côtière, étroite et plate. Tandis qu’en Calédonie, c’est la ligne verticale qui domine, ici c’est la ligne 168° Cap Roussin Cap Mackau Ah à a : ; EF 4 Medith x Z grand. nat. qui sont très rares. M. Bergeret nous à appris, à Ce propos, qu'un indigène du village de Ouabao avait eu, une fois, le monopole de la fabrication de ces colliers dans l’île même, avec des matériaux calédoniens; ce n’est sûre- ment là qu’une exception. Du reste, dans ce cas également, il faut considérer ces colliers comme un élément d'emprunt dans la culture loyaltienne; il en est probablement de même des bra- celets blancs faits de coquilles de Conus. L'absence totale de toute terre propre à être modelée a égale- ment empêché l’art de la poterie de naître dans ces îles. Les mar- mites étaient achetées, à l’occasion, en Nouvelle-Calédonie: ces ‘as devaient être peu fréquents, à en juger par la rareté extrême, à Maré, des débris de poterie. — 254 — Le manque de pierre a naturellement conduit à l’utilisation d’autres matériaux sur une plus grande échelle qu’en Calédonie. Aujourd’hui encore, le couteau de bois joue un rôle important dans les ménages indigènes et c’est là, sûrement, une ancienne tradition. Fig. 152. Rameau decorail servant de perçoir. Longueur 10 cm. Ces instruments pouvaient se fabriquer facilement, en tout temps, sans l’aide de pierres, avec des coquillages tranchants; leurs manches affectent une infinie diver- sité de formes, comme on peut s’en rendre compte dans la fig. 150 qui représente une série de couteaux provenant de Maré et de Lifou L'emploi de valves de mollusques pour gratter et pour racler est encore très ré- pandu aujourd'hui et l’on utilise aussi, ici et là, comme rabots, des coquilles d’escargots. Ce sont principalement celles du genre terrestre Placostylus qui sont employées dans ce but (fig. 151). Pour percer les trous ronds des calebasses ser- vant de récipients, on se sert d’un ra- meau de corail pointu (fig. 152) qui se prête très bien à ce travail. Tous les ins- truments primitifs dont il vient d'être question doivent être considérés comme des vestiges de la période pré-européenne. On ne porte plus d'armes à Maré: nous avons cependant pu obtenir quelques vieux spécimens de massues et de sagaies. Les, formes qu'elles affectent, soit à Maré, soit dans les autres îles de l'archipel Loyalty, sont absolument sem- blables à celles de la Grande Terre, mais elles sont en général moins soigneusement travaillées que ces dernières, et les casse- têtes sont volontiers plus lourds et plus massifs (fig. 153). II semble que la forme préférée soit celle dont la tête s’élargit en chapeau, tandis que celle dite « bec d’oiseau » est la plus rare. Les lances sont, ou de simples sagaies de bois sans aucun orne- ment, ou sont munies, latéralement, d’un piquant de raie. On se servait, pour projeter ces armes, du même cordon qu'en Calédonie. D'après un renseignement du vieux chef Naisseline, l'arc et la flèche, de même que la fronde, ont toujours fait défaut à a D ( d e f Fig. 153. Diverses formes de massues des îles Loyalty. a. Lifou, long. 60 cm; b. Ouvéa, long. 60 cm; c. — f. Maré, long. 67, 78, 67, 74 cm. Maré et, en effet, nous n’en avons trouvé aucune trace, pas même comme jeux d'enfants; or, on sait que, souvent, l’usage des armes se perpétue longtemps encore sous cette forme, lorsqu'elles ne sont plus employées comme telles. — 256 — Les garçons jouent plutôt avec de petites lances de bois et prennent comme buts de minces troncs d’arbres; ils aiment aussi à s'amuser avec un cerceau de bois (fig. 154) qu'ils lancent en repliant le bras en arrière de l’épaule, comme l’antique discobole. Les adultes ont, comme moyen de distraction, un autre jeu d’a- dresse: ce sont de petites rondelles de boïs qu’on pousse sur une natte tressée; chaque joueur doit s’appliquer, au moyen de ses petits disques, à faire glisser en dehors de la natte ceux de l’adver- saire. Nous avons observé un jeu semblable en Calédonie où les rondelles de bois étaient remplacées par les gros fruits d’une Papilionacée. Enfin, on nous a aussi montré des co- quilles du genre Strombus qui sont utilisées comme toupies. Toute la population de Maré ayant été gagnée au christia- nisme, on ne peut plus savoir grand’chose de ses conceptions religieuses d'autrefois. En tout Fig. 154. Cerceau de bois, jeu cas, comme en Calédonie, les d'enfants. Diamètre 39 cm. pierres sacrées étaient très em- ployées, et il est même possible qu'on s’en serve encore en cachette aujourd’hui. A ce groupe d'objets appartient le fragment de stalactite (fig. 155) qui servait à tuer les ennemis; il est barbouïillé de rouge et entouré d’un chiffon de laine de même couleur. Voulait-on, au moyen de ce ta- lisman, provoquer la mort de quelqu'un? il fallait alors se rendre . dans une grotte, y recueillir un fragment de crâne et une dent, attacher ces restes humains au stalactite, puis, cracher, sur sa partie coupée, les feuilles préalablement mâchées d’un certain arbre; si l’on voyait apparaître une petite tache rouge, c'était le signe que la personne mourrait certainement. D’autres pierres magiques facilitent la prise du poisson, d’autres encore, placées sous l’entrée des cases, préservent les maisons ou suggèrent aux gens d'apporter des cadeaux à ceux qui les habitent. On nous a — 257 — montré une petite hache de pierre qui était utilisée dans ce but; ce fait prouve combien rapidement peut s'éteindre le souvenir d’un instrument hors d'usage. Il va de soi que les danses paiennes, dont la tra- dition s’est maintenue en Calédonie, ont presque totalement disparu aux îles Loyalty par suite de l'éducation chrétienne donnée aux indigènes. Ce- pendant, elles ont dû exister autrefois sous une forme analogue, ainsi qu’en témoignent quelques instruments récoltés, par exemple, une ceinture faite d’une forte liane tressée et plusieurs de ces petites houppes de plumes blanches qui ornaïent la chevelure: ces dernières sont absolument semblables à celles de la Calédonie. Nous avons eu l’occasion d’assister à une fête de nuit, avec danses, donnée à Fig. 155. Pierre magiquepour tuer un ennemi. Long. 12 cm. l'occasion d’un mariage dans un petit village, près de Nétché: l'intérêt qu’elle présenta ne résidait que dansle grotesque mélange des coutumes anciennes et modernes. C’est ainsi que, pour l'éclairage, des flambeaux de feuilles de cocotiers étaientemployés simultanément avec des lampes à pétrole et que, pourlamusique, les siffle- ments, les battements de mains, et les sons criards d'un accordéon en ryth- maient la cadence. Les Fig. 156. Calebasses clissées, hommes, les enfants et Longueurs 64 et 34 cm. les femmes se tenaient en Sarasin, Nouvelle-Calédonie, 17 — 258 — cercle; ces dernières, vêtues de leurs longues robes à l’européenne, avaient poudré de blanc leur visage, selon l’ancienne coutume. Deux femmes commencèrent à danser en faisant quelques mouve- ments des bras et des jambes et s’enlacèrent pour esquisser en- semble quelques pas qui ressemblaient vaguement à une valse; des couples d'hommes et de jeunes garçons suivirent leur exemple. Nous ne restâmes pas longtemps à contempler cette pauvre caricature des fêtes d’autrefois. En fait d'objets de fabrication autochtone, nous devons mention- ner: des corbeïlles, des nattes, des assiettes en joncs tressés, des po- chettes et des éventails, des pinces à feu, des cordes faites de fibres de cocotiers ou de poils de roussette, des. réci- Fig. 157. Marteaux de bois servant à la fabrica- ponts confectionnés de tion du balassor. a.long. 30 cm; b.27 cm; c.31 cm. noix de coco et des cale- basses, soigneusement clissées d’un réseau de fines cordelettes; on retrouve ces mêmes récipients (fig. 156), absolument semblables, en Nouvelle-Calé- donie. Les marteaux de bois servant, autrefois, à la fabrication de l’étoffe indigène étaient aussi utilisés aux îles Loyalty; ils. diffèrent légèrement par leur forme de ceux de la Grande Terre (fig. 157, comparez fig.31). Par contre, les démêloirs taillés dans du bois (fig. 158) sont beaucoup plus grossiers que les peignes en bambou des Néo-Calédoniens (comparez fig.34). Un outil, qui semble manquer en Nouvelle-Calédonie et dont l’origine est pro- bablement polynésienne, c’est la râpe à coco (fig. 159), tandis a b C que les morceaux de boïs qu’on frotte l’un contre l’autre pour obtenir le feu sont semblables à ceux qu’on emploie sur la grande — 259 — ile. Le vieux Naisseline nous a assuré que les masques n'avaient jamais existé à Maré. Quant à leur aspect, les habitants de Maré sont, sous maints rapports, différents de leurs voisins, cependant si proches, les Néo-Calédoniens: ils font l'impression d’être une variété humaine d'un rang notablement plus élevé. Tous les caractères qui don- nent au Calédonien le cachet d’un « sauvage » sont, chez eux, Fig. 158. Peignes de Maré et de Lifou. Longueurs 16—20 cm. adoucis et atténués. La forme du visage est d’un ovale plus allongé, le front plus droit, les arcades sourcilières moins proéminentes: bien que large, le nez est cependant moins épaté et pourvu d’un dos plus élevé. La bouche est un peu moins large, les lèvres sont plus fines et forment, vues de profil, un cône moins sail- lant; les sourcils ne recouvrent pas autant l'œil, etc. D'autre part, les Maréens diffèrent très peu, par leur taille, des Calédoniens (tandis que, pour ces derniers, la moyenne est: 166,4, celle de 29 hommes de Maré donne un chiffre très voisin: 167,8); ils n’atteignent cependant pas à la stature de beaucoup de tribus de la Grande Terre. Quant à la couleur de leur peau, elle correspond à celle des Calédoniens les plus foncés, c’est-à- — 260 — dire des habitants du Nord de l’île. Les indigènes de Maré se rap- prochent également de ces populations de la Calédonie septen- trionale par une dolichocéphalie extrême et très homogène; par là, ils diffèrent notablement des indigènes calédoniens du Sud de la côte orientale, auxquels les relient, cependant, d’autres carac- tères tels que, par exemple, la moindre largeur du nez. La différence la plus frappante entre l'habitant de Maré et le Calédonien réside dans la constitution de la chevelure. Elle présente, chez le premier, une variabilité extraordinaire; à côté des cheveux crépus, à spirales plus ou moins étroites, les che- veux ondulés et bouclés sont richement représentés. Une sta- tistique exacte des diverses formes de chevelure n’est ce- pendant pas possible, car les hommes se coupent parfois les cheveux si courts, qu’il est im- possible de savoir comment ils seraient s’ils étaient plus longs, tandis que les femmes cherchent à lisser leur chevelure tant qu’elles peuvent, et à lui donner un aspect aussi européen que possible en la peignant et en loignant d'huile. Une chose est Fig. 159. Râpe pour noix de coco. toutefois certaine, c’est, qu’en Longueur 48 cm. : moyenne, le cheveu du Maréen est moins spiralé que celui du Calédonien; il est également plus fin, moins aplati en ruban et, souvent, d’une nuance moins foncée qu’en Calédonie. Pour pouvoir étudier la chevelure des enfants, nous avions demandé à l’instituteur indigène de Nétché la permission de visiter sa classe qui compte environ 50 écoliers. A notre entrée dans la salle d’étude, les enfants se levèrent et entonnèrent une «Marseil- laise», joliment exécutée, dont les mâles paroles semblaient cepen- — 261 — dant presque comiques dans la bouche de cette bande d’enfants de la Mélanésie! L'examen de la chevelure de ces petits Maréens nous montra que, plus l'enfant est jeune, plus les cheveux sont clairs et d'autant moins spiralés; la forme la plus répandue était la chevelure bouclée (fig. 162). Beaucoup d'enfants de Maré sont revêtus aussi, comme les petits Calédoniens, de ce duvet jaune, très fin, qui garnit le corps et fait que plusieurs d’entre eux ont l'air d'être recouverts d’une toison dorée. La question se pose maintenant de savoir à quelles causes pourraient être rapportées les diffé- rences corporelles que lon constate entre les gens de Maré et leurs voisins, les Calédoniens. La sci- ence anthropologique les explique en admettant, pour les îles Loyalty, un apport de sang polynésien dans une souche d’origine mélanésienne, par con- séquent calédonienne. On raconte, en effet, à Maré, qu'à plusieurs re- prises, des indigènes des îles Tonga, dont les ba- teaux avaient été empor- Fig. 160. Indigène de Nétché, Maré. tés par les tempêtes et poussés sur ses rives, auraient été obligés d'aborder dans l’île. La famille des chefs Naisseline prétend, également, être venue d’une contrée étrangère, sans pouvoir fournir de données plus pré- cises à cet égard. Il me semble douteux que de tels apports isolés aient suffi à faire naître les différences que nous avons constatées avec la souche calédonienne; pour ma part, je suis plutôt disposé à voir, en somme, dans ces divergences un simple effet de la va- — 262 — riabilité, et à croire à la formation, sous l'influence de l’isole- ment, d’une nouvelle variété humaine qui correspondrait à celles de beaucoup d’animaux et de plantes que nous avons constatées dans ces îles. Il ne m'est pas possible d’entrer ici plus avant dans la discussion de ces questions scientifiques. Nous ne savons pas depuis quelle époque Maré a été habitée par l’homme: l’histoire des Elétoks, dont il a été question plus haut, montre seulement que des invasions se sont produites à diverses re- prises. De même aussi, les fouilles que nous avons faites dans les différentes grottes n’ont donné au- cune indication sur l’âge de la population. Les ob- jets que nous avons trou- vés, faits de coquillages, d’escargots et de coraux, présentent absolument les mêmes formes que ceux qu'on utilise encore au- jourd’hui. La faune de Maré et des autres îles Loyalty ne peut pas être qualifiée de riche. Cela provient, tout Fig. 161. Femme indigène de Nétché, Maré. d’abord, de la nature 12 = 7) même de ces îles, de leur petitesse et de leur sol aride, puis, de l’absence de montagnes et du manque complet d’eau courante. D’une façon générale, on peut dire que c’est une faune calédonienne appauvrie, car la plupart des espèces loyaltiennes se rencontrent aussi en Calédonie ou représentent des variétés insulaires de celles-ci. Mais, chose surprenante, ces îles possèdent, en outre, une série d’espèces qui leur sont propres et qui manquent dans la Grande Terre voisine. C’est une constatation qu’il est facile de faire, même chez les — 263 — oiseaux, dont on pourrait cependant penser que la propagation ne peut être empêchée par l'étroit bras de mer séparant ces groupes d'îles. Chez les reptiles, ce fait apparaît plus clairement encore, les îles Loyalty ayant deux espèces de serpents terrestres, animaux qui font entièrement défaut en Calédonie. De ces deux Fig. 162. Groupe d'enfants à Eni, Maré. espèces, l’une est spécialement intéressante au point de vue z00- géographique, c’est le Typhlops willeyi Blgr., qui vit sous la terre et qui est particulier aux îles Loyalty. Le naturaliste À. Willey, dont il porte le nom, l’avait découvert à Lifou et le Dr Roux a constaté également son existence à Maré. Des cas semblables se rencontrent aussi parmi les invertébrés. On peut, par exemple, citer chez les Phasmides, les espèces du genre Gigantophasma, spécial à ces îles, et dont le corps, si bizarre de forme, peut at- — 264 — teindre une longueur de 20 cm. L’archipel loyaltien héberge en outre, dans divers groupes d'animaux, des espèces qui sont très répandues dans le Pacifique, tout en faisant défaut en Nouvelle- Calédonie. Ces faits, qu’il serait trop long d’analyser en détail ici, témoignent d’une certaine indépendance géographique et d’une histoire géologique moins simple que celle qu’on admet d’ha- bitude pour cet archipel. Dans les ouvrages traitant de la région qui nous intéresse, on regarde généralement ces îles comme de simples récifs coral- liens plus ou moins récents qui, couronnant une chaîne de mon- tagnes sous-marines, ont été amenés à la surface, soit par un exhaussement périodique du terrain, soit par un abaissement, périodique également, du niveau de la mer. En tout cas, les an- ciennes terrasses côtières et les corniches visibles sur les rochers des 3 îles, indiquent des périodes de repos, que l’on admette, soit une élévation des terres, soit un abaïssement du niveau marin. D’après cette hypothèse de formation, les îles Loyalty seraient d’origine purement océanique et leur peuplement en plantes et en animaux n'aurait pu se faire que par le vent et les vagues, ou bien aussi par l’homme. Mais, la composition de la faune, telle que nous venons de l'indiquer, s’oppose à cette manière de voir. Le géologue Edouard Suess a déjà émis la supposition que les îles Loyalty n'étaient peut-être pas d’origine aussi récente qu’elles le paraissent, mais qu’elles représenteraient plutôt le reste d’un ancien plateau calcaire. L'examen, fait dans l'institut géologique du Prof. C. Schmidt à Bâle, des échantillons de roches que nous avons prélevés, apporte à cette théorie un sérieux point d'appui; en effet, il a été prouvé que les formations cal- caires loyaltiennes, du moins dans leur majeure partie, ne sont aucunement récentes, mais appartiennent, au contraire, au Ter- tiaire ancien. Des calcaires semblables se rencontrent aussi dans le Sud de la Calédonie (voir p.208), aux Nouvelles-Hébrides, aux îles Salomon etc. et il est fort probable qu’ils représentent tous ensemble les restes d’un seul et même plateau. Nous arrivons ainsi à admettre l’existence d’une ancienne terre étendue, ou tout au moins d’un archipel qui, de la Nouvelle-Calédonie, s’étendait loin vers le Nord et vers l'Est. Ce pays a dû être plus élevé que — 265 — PE. ne le sont les vestiges actuellement visibles et posséder des vol- cans; nous avons, en effet, relaté plus haut la présence de masses éruptives dans les calcaires de Maré. Ce territoire a donc pu jouer le rôle de pont, facilitant la migration des animaux et des plantes et c’est probablement à lui que la Nouvelle-Calédonie est rede- vable de son contingent important d’espèces malayo-pacifiques (voir p. 35). Les îles Loyalty, que je considère comme un reste minus- cule, rudement éprouvé, de cette terre ou de cet archipel, ont réussi, de leur côté, à conserver jusqu’à la période actuelle, une partie du monde animé qui les peuplait alors. On peut admettre hypothétiquement que ce plateau s’est élevé dans le Pliocène et qu'il s’est disloqué dans le cours de la période Quaternaire. Le 18 Décembre, par une mer démontée, le bateau nous ramena à Nouméa. Lifou. 16 Avril — 10 Mai 1912. Le but de notre second voyage aux îles Loyalty, c'était la visite des deux îles Lifou et Ouvéa que nous ne connaissions pas encore. Notre plan était de nous rendre avec le vapeur, tout d’abord à Lifou, où nous voulions rester 15 jours, puis de nous transporter, à bord d’un voilier indigène, à Ouvéa, où nous au- rions eu aussi deux semaines à passer avant l’arrivée du bateau du mois suivant qui nous ramènerait à Nouméa. Mais, le mauvais temps nous retint dans la première de ces îles plus longtemps que nous ne l’aurions désiré, de sorte qu’il ne nous resta qu’une semaine à consacrer à Ouvéa. Le vapeur qui, après avoir desservi Tadine, dans l’île de Maré, se dirige vers le Nord-Ouest, arrive en quelques heures en vue de Lifou et longe alors, à faible distance, la côte occidentale de cette île. Celle-ci apparaît comme une muraille rocheuse uni- forme qui se dresse hors de la mer et sur laquelle se dessine nettement, outre la voûte creusée par les vagues actuelles, une seconde excavation, située à environ 15 m. plus haut, et qui s'étend, sans interruption, sur une grande distance. Faisant dans la mer de légères saillies, des promontoires rocheux, couronnés d’Araucarias, succèdent à de petites baies en une série presque in- terminable (fig.164).Tout d’un coup, le bateau change de direction vers l'Est pour pénétrer dans la vaste Baie du Sandal (Wide Bay des Anglais); il était à peine possible, à cause du temps maussade et pluvieux qui nous tenait trop fidèle compagnie, de se rendre compte de son étendue. Enfin, le vapeur jette l’ancre dans la partie N.E. du golfe, en face du petit village de Képénéé. La falaise rocheuse qui entoure l’île s’interrompt ici pour faire place à un terrain verdoyant, légèrement incliné vers la mer. Seul, un puissant bloc de calcaire se dresse, majestueux, tout — 267 — près de la côte (fig. 165); il faut probablement le considérer comme un vestige du plateau qui s’est effondré en cette région. Quelques maisons européennes sont disséminées sur la pelouse 167° 20" C.Escarpé 2 ) IC Bernardin Te Ré Kepénéé C.Añie à Re CO Vict , Tingéting:? M du F ee A Natikétiouan Sandal é* sr Ë “sd Oue : f Le €. Lefèvre f ESS 5 pr Peng Baie de &. Chateaubriand u Gaätcha CR * Oué e D ET Ÿ Loëssi * —- a. C.des Pins Mou L] C. Deflotte Fig. 163. L'île de Lifou. Contours d’après la carte marine. 5 mm — 3 km; sennnnnssnee Itinéraires. gazonnée qui monte de la plage. Képénéé est, en effet, le siège du Délégué du gouvernement de Nouméa et de la mission pro- testante anglaise, à la tête de laquelle se trouve, depuis de nom- breuses années, M. Hadfield. De la mer, on n’aperçoit presque rien du village indigène: il est situé, un peu en retrait, sur le dessus du plateau. — 268 — Pendant un certain temps, Képénéé a hébergé une gar- nison. Après la prise de possession des îles Loyalty par la France, en 1864, des troubles et des rébellions avaient éclaté à Lifou; la cause principale de cette agitation paraît avoir été due aux mesures sévères prises à l’égard des indigènes ayant em- brassé la religion protestante, et qui forment la majorité des habitants de l’île. Comme à Maré, le protestantisme fut apporté, tout d’abord, par des instituteurs indigènes, venus des îles Samoa entre 1840 et 1850, et qui furent remplacés, plus tard, par des Fig. 164. Paysage à la côte Ouest de Lifou. missionnaires anglais; cette confession représentait donc, en somme, l'influence de l'Angleterre, en face de la mission catho- lique française qui s’y était également établie après l’occupation de la Nouvelle-Calédonie. En 1870, la garnison fut retirée. Ké- pénéé a aussi toujours été la principale place de commerce de l’île, et, cela déjà, du temps des marchands australiens occupés au trafic du bois de santal. Suivant le recensement de 1911, le nombre des habitants de l’île s’élève à 5592 âmes, chiffre relativement considérable, mais cependant moins élevé qu’à Maré, comparativement à la grandeur de l’île. Il se trouve presque toujours environ 600 jeunes gens en dehors du pays; ils séjournent en Nouvelle-Calédonie, soit comme ouvriers mineurs, soit comme matelots. Lifou n’a qu’une seule langue, comme Maré; de même que dans cette dernière île, il existe cependant une sorte de langage de cour pour les relations EE" PU avec les personnes de haut rang. L'île se divise en trois districts: Loëssi au Sud, Oué et Gatcha plus au Nord, chacun sous la direc- tion d’un grand chef. A Képénéé vivait, lors de notre séjour, un Anglais nommé James Wright, qui menait une de ces existences bizarres d’Euro- péens, comme on en rencontre beaucoup dans les îles du Pacifique. Fig. 165. Rocher calcaire à la plage, près de Képénéé. Arrivé à Lifou plus de 35 ans auparavant, il vivait là entouré de ses 13 enfants, tous de superbes métis; il était devenu comme le patriarche de l’île et se trouvait apparenté, par les mariages de ses enfants, à plusieurs chefs indigènes. Nous étions contents de pouvoir passer dans sa confortable demeure la première nuit après notre arrivée. C’est chez lui, également, que le naturaliste anglais À. Willey habita pendant 8 mois, alors qu'il poursuivait avec persévérance, mais malheureusement sans atteindre au ré- sultat désiré, ses patientes recherches sur le développement em- bryologique du Nautilus. — 270 — Le jour suivant, on mit à notre disposition, pour la durée de notre séjour, deux chambres et une cuisine dans une maison voisine où l’un des fils Wright vivait avec de nombreux com- pagnons et domestiques. C'était une demeure très modeste qui suffisait cependant à nos besoins, bien que nous nous y sen- tions à l’étroit. Nos travaux à Lifou furent plus d’une fois entravés par le mau- vais temps. Je trouve très souvent dans mon journal la mention: pluie et vent. Le 20 Avril, la tempête venant du S.E. augmenta et atteignit une violence telle, qu’elle enleva, d’un seul coup, le toit de tôle ondulée d’une maison voisine, ce qui provoqua la chute d’un pan de mur. Le vent soufflait avec furie, étalant presque horizontalement les longues palmes des cocotiers, la mer ne for- mait plus qu’une seule masse écumante et la pluie tombait si serrée qu’elle ne permettait la vue qu’à une très faible distance. Mais, chose étrange, il ne se produisit, durant cette tempête, aucun phénomène d'électricité atmosphérique. Ces fortes pluies, qui accompagnent presque toujours les ou- ragans, sont sûrement un important obstacle à la propagation par l’air des animaux et des plantes, car elles inondent tout ce qui tourbillonne avec le vent et le précipitent sur le sol. La fin d'Avril et le mois de Mai comptèrent cependant des journées plus claires, malgré un niveau barométrique souvent très bas et des vents violents venant de l’Ouest et du Nord-Ouest. Ces bour- rasques nous empêchèrent, jusqu’au 10 Mai, de partir pour Ouvéa. Le plateau qui, autour de Képénéé, descend en pente douce vers la plage, a une élévation d’environ 20 m.; presque partout horizontal, il forme la plus grande partie de l’île. Sur le côté Nord de la Baie du Sandal s’élève le rocher du cap Yacho qui dépasse le niveau du plateau (dans la fig. 165, on le voit à gauche, dans le lointain); sa hauteur, que j'ai mesurée, est à peu près de 55 m. De son sommet, on domine une grande partie de l’île et, tout d’abord, la vaste baie, entourée d’une falaise rocheuse. On s'aperçoit que cette dernière est interrompue, non seulement près de Képénéé, mais encore en d’autres endroits où des brèches, formant de petits vallons étroits, conduisent sur le plateau. Vers le bord oriental de l’île s’allonge une muraille rocheuse, à — 271 — profil horizontal également, qui surmonte la plaine calcaire et paraît distinctement plus haute que le rocher de Yacho: lélé- vation de celui-ci n’est que de 35 m. au-dessus du plateau. La pointe extrême du cap Yacho, un peu plus basse que le reste du promontoire est représentée dans la PI. VIII On re- marque une terrasse côtière très étroite avec la sombre excavation formée par les vagues de la mer actuelle; au-dessus de cette première, on en voit une seconde, sur la corniche de laquelle s'élève un cocotier agité par le vent. Le bord inférieur de cette voûte creuse est à environ 15 m. au-dessus du niveau de la mer, si l’on estime sa hauteur d’après la taille de l’indigène qui se tient debout sur le palier inférieur. Le plateau de Lifou présente absolument les mêmes carac- tères que celui de Maré:; le sol calcaire en est rugueux et recou- vert, par endroits, d’une terre rouge, propice aux cultures. Comme dans l’île voisine, des fentes et des grottes nombreuses s'ouvrent dans le calcaire; ce sont, parfois, des dolines profondes et larges qu’on ne peut explorer sans l’aide de la corde et qui contiennent souvent des nappes d’eau douce ou légèrement saumâtre dans le voisinage des côtes. Partout où les plantations de cocotiers et les champs cultivés n’occupent pas le plateau, celui-ci est recouvert d’herbages et de brousse; cette dernière fait place, parfois, à des bosquets qui, ici et là, sont transformés en véritables futaies, grâce à la présence de beaux arbres dont les frondaisons s'élèvent très haut au-dessus des autres. La forêt de Lifou, comme celle de Maré, est pauvre en fleurs; elle l'était tout au moins, lors de notre séjour; de plus, celles qui existent sont pour la plupart de couleur blanche ou verdâtre et, par conséquent, peu apparentes. Il n’y a guère que quelques espèces de Loranthacées dont les touffes de fleurs vivement colorées en rouge ou en jaune mettent quelques notes gaies dans le feuillage des arbres sur lesquels elles croissent. La forêt est, par contre, riche en champignons dont plusieurs répandent, la nuit, une lumière blanche ou verdâtre. Nous avons été rendus attentifs à ce fait par la visite nocturne de quelques indigènes qui s'étaient collé sur le visage des fragments d’un champignon, brillant d’une lueur verte assez intense, et qui — 272 — présentaient ainsi un aspect fort bizarre. En nous promenant, ensuite, dans la forêt voisine de Képénéé, nous avons pu admirer ce spectacle vraiment surprenant: le sol pierreux était tout par- semé de taches blanches et vertes qui reluisaient comme de petites étoiles, Les chemins qui traversent le plateau sont, en général excellents bien que, par un temps sec, ils se recouvrent rapide- ment d’une épaisse couche de poussière rouge qui ne rend pas Fig.166. Le grand-chef Clément, de Nathalo, avec sa famille. la marche précisément agréable; une quantité de papillons, dont plusieurs ont les ailes brillamment colorées, animent les brous- sailles qui les bordent. Après avoir séjourné à Képénéé, à la côte Ouest, nous avons visité Nathalo, localité située au Sud-Est du premier village, tout près de la côte orientale de l’île, où nous sommes aussi restés quelques jours. L’île est si étroite dans cette région que la distance entre les deux points sus-nommés doit à peine dépasser 12 kilo- mètres. L’altitude de Nathalo n'étant que de 14 m. supérieure à celle de Képénéé, la route qu’on parcourt paraît être absolument — 273 — horizontale. Nathalo est le lieu de résidence du grand chef du district d'Oué; ce village, dont les habitants sont catholiques, possède une belle église. Le chef avait préparé pour nous, dans sa grande maison, bâtie à l’européenne, trois chambres très bien meublées et fit tout ce qui dépendait de lui pour faciliter notre travail: en guise de remerciements nous le présentons à nos lec- teurs, dans le cercle de sa famille (fig. 166); d’après ses renseigne- ments, ses ancêtres seraient venus d'Ouvéa. Nathalo est situé au pied du versant occidental d’une falaise calcaire séparant le village de la mer: celle-ci est distante d’en- | ——" | Fig. 167. Coupe transversale schématique à travers l’île de Lifou, de Képénéé à Nathalo. Km viron 2 km., à vol d'oiseau. Un sentier rocailleux et raide conduit au rempart rocheux, large d'environ {2 km., dont la partie la plus élevée (75 m. environ) se trouve du côté de l’océan. Le ver- sant tourné vers la mer ne se présente pas sous la forme d’une muraille abrupte, mais plutôt comme une pente boisée, coupée par une série de paliers rocheux. En bas, sur la plage, est situé le petit village de Natikétiouan, caché à l'ombre des palmiers et entouré de plantations d’ignames. Ses maisons sont abritées contre les vents du large par des parois, hautes d'environ 5 m., faites de feuilles de cocotiers. Dans la fig. 167, j'ai essayé de construire une coupe schéma- tique de l'île, de Képénéé à Nathalo. Il ne m'est pas possible de donner une coupe semblable pour la partie de Lifou située au Sud de cette région, étant donné que nous ne l’avons pas par- courue; mais, dans l’ensemble, la différence ne doit pas être très grande. Sarasin, Nouvelle-Calédonie, 18 L'o7h 2 Comme à Maré, les rochers calcaires de Lifou sont extraordi- nairement riches en grottes. La plus belle est, peut-être, celle de Tingéting, à environ 6 km. au Nord de Nathalo; par sa forme, elle rappelle le chœur haut et étroit d’une cathédrale gothique. Ces Fig. 168. Case à Képénéé. grottes servaient, ici aussi, au dépôt des cadavres dans la période pré-chrétienne; on y plaçait les gens de haute condition à part, étendus dans des pirogues de bois, tandis que les communs des mortels étaient déposés, tous ensemble, sur le sol de la grotte, ainsi qu'en témoignent encore les ossements entremêlés de leurs nombreux squelettes. Les cas ne sont pas rares, où les cadavres desséchés se sont transformés en momies dures et jaunes. Par la position des ossements qui n’avaient pas été dérangés, nous avons pu constater que tous les morts avaient été étendus dans la position horizontale. Le chef Clément m’assura, cepen- dant, qu’autrefois, en certains endroits, on les avait aussi placés en position accroupie, en les ligotant solidement avec des corde- lettes. Quand je lui demandai pour quelle raison on avait procédé de la sorte, il me répondit sans hésiter que c'était par crainte du retour des défunts. Ce renseignement, si ingénument donné, est Fig. 169. Vieille case de chef à Képénéé. important pour résoudre la question, encore si discutée, du pour- quoi des sépultures en position accroupie et du garrottage des cadavres avec des cordes. C’est, sans doute, à cette même idée, c’est-à-dire à la peur des influences pernicieuses des revenants, qu'il faut rapporter le fait que, dans une grotte près de Képénéé, nous avons trouvé un cadavre allongé dans une pirogue et qui était non seulement ligoté dans une natte à l’aide de cordelettes de coco, mais encore fixé dans ce cercueil par des traverses de bois. Après avoir examiné les demeures des morts, il est tout in- diqué de dire quelques mots de celles des vivants. La case typique — 276 — de Lifou est, tout comme en Calédonie et à Maré, la paillote ronde, en forme de ruche d’abeilles. Elle se distingue cependant des précédentes par sa double entrée que soutient un pilier mé- dian (fig. 168—170). A Képénéé, les groupes de maisons sont sé- parés par des murs de blocs de pierres qu’on gravit au moyen de petits escaliers faits de solides bâtons de bois. Fig. 170. Maison destinée aux jeunes gens, à la plage de Képénéé. Les huttes des chefs qui, à vrai dire, ne sont plus habitées par cette caste aujourd’hui fort européanisée, ont, en général, de très vastes dimensions; ainsi, l’ancienne case du chef de Képénéé a 31 m. de circonférence, et celle des anciens chefs de Na- thalo 37 m. Des troncs d'arbres énormes ont servi à la construction de ces imposantes habitations; le poteau central de la case de Ké- pénéé dont il vient d’être question mesure, par exemple, 1 m. 90 de tour, les 12 piliers de la périphérie ont 1 m. 75 de circonférence et 1 m. 27 de hauteur jusqu’au point de support de la partie in- férieure du toit. A la hutte de Nathalo, un de ces piliers de la paroi SUITE a même une circonférence de 2 m. 40 et une hauteur de 1 m. 90. La carcasse du toit conique est formée de grosses poutres s’'ap- puyant sur les poteaux de la périphérie et de nombre égal à ces derniers; entre ces poutres maîtresses s’en trouvent intercalées d’autres, plus faibles. Tout ce bâti est consolidé par 4 couronnes horizontales de bois dont la plus inféri- eure repose sur les piliers du pourtour de la case. Dans l’intérieur de celle-ci, il n°y : qu'un seul foyer entouré, soit de planches soit de petits troncs d’arbres;: le reste du sol de la hutte est recouvert de nattes. La «maison de jeunes gens» de Ké- pénéé, située près de la côte, est aussi de très grandes dimensions (fig. 170): tous les garçons, à partir de l’âge de 5 ans, y logent jusqu'à leur mariage. Celui-ci se contracte, d’après ce qu'on nous à dit, par le paiement d’une somme de 500 frs. aux parents de la fiancée. Tandis qu’à Maré, les cases que nous avons vues étaient dénuées de toute sculpture, les habitations de Lifou pos- sèdent quelques ornements; ces derniers sont loin, cependant, de témoigner d’un Fig. 171. Flèche de case amour de la décoration comparable à age ta celui que nous avons constaté en Nou- velle-Calédonie. Sur le haut des vieilles demeures de chefs (fig. 169), on voit parfois des flèches de case, avec visage humain sculpté, qui dérivent surêment des modèles calédoniens. Le chef Clément nous en offrit une, malheureusement fort en- dommagée par les intempéries, qui se trouvait, comme orne- ment, sur la tombe de ses parents: il dut l’enlever lui-même, car aucun de ses administrés n’eût osé toucher à cette relique sacrée. Les flèches de case avec ornements purement géométriques sont les plus répandues; celle de la «maison de jeunes gens» de Képénéé (fig. 170); est très soigneusement travaillée: elle se ter- mine, vers l'extrémité supérieure, par une partie taillée en pyra- — 278 — mide. On en voit un spécimen plus modeste sur le toit de la case représentée dans la fig. 168. D’autres, encore, ne sont for- mées que d’une grosse branche fourchue. Celle qui est figurée ici (fig. 171) est un très gros exemplaire qui avait primitivement trois branches divergeant vers le haut et dont une, malheureuse- ment, était depuis longtemps cassée; elle ornaïit autrefois la hutte des chefs de Nathalo. Actuellement, on voit souvent, dans les Fig. 172. Entrée d'une case à Nathalo. d’après une esquisse. villages catholiques, des croix plantées au sommet du toit des habitations. La double entrée de la case est, parfois aussi, pourvue d’orne- ments; devant le pilier qui sépare les deux ouvertures, on en place volontiers un autre, plus mince, taillé souvent en forme de sablier, tandis que la porte est flanquée, de chaque côté, d’un panneau de bois portant des gravures géométriques, en général des losanges. La fig. 172 représente l'entrée d’une de ces cases, d’après une esquisse que j'ai faite sur place. Le motif ornemental du sablier est aussi très répandu en Calédonie et sa forme doit provenir, probablement, sans que l’on sache comment, d’une re- production du visage ou du corps humain fortement stylisé. HS, de A côté des huttes rondes, on trouve aussi à Lifou une quan- tité de constructions plus mo- dernes, carrées ou rectangulaires. On nous a dit qu'elles étaient dues à l'influence des missionnaires venus des îles Samoa, mais elles pourraient, tout aussi bien, être d'importation européenne. Comme elles sont plus faciles à construire que les paillotes et, qu'en outre, elles présentent de sérieux avantages sur ces der- nières, elles remplacent petit à petit les maisons primitives. Nous n'avons rencontré à Li- fou, ni vestiges d'anciennes ca- ses rectangulai- res de vastes di- mensions, ni tu- muli faits de blocs de calcaire, comme ceux de Maré que nous avons décrits; Fig. 173. Idole de pierre, Lifou. Hauteur 20 cm. cependant, cela ne veut pas dire que ces restes n'existent pas quelque part dans cette île dont nous n'avons parcouru qu’une petite partie. On trouve à Lifou de très curieuses idoles de pierre, caractérisées par la grossièreté du tra- vail, et qui ne sont connues ni à Maré ni en Nouvelle-Calédonie (fig. 173). Elles ont été dé- couvertes, il n’y a pas très longtemps, et décrites Fig. 174. Massue magique. par M. L. Bouge. Ces statues de pierre sont con- Long. 44 cm. servées dans les grottes et doivent — ou, plus — 280 — exactement, devaient — servir à provoquer des maladies, à amener la guerre etc. A ce groupe d'objets sacrés ap- partient également la petite massue de bois que repré- sente la fig. 174; on la pla- çait auprès d’une de ces idoles ou d’un autre talisman avec l’idée que le démon, habitant ces amulettes, sortirait pendant la nuit et, s’armant en Fig. 176. Houppe de plumes pour l'ornement de la chevelure. Longueur 64 cm. Fig. 175. Instrument?de danse. Longueur 35 cm. de cette massue, irait faire du mal à l’ennemi. En général, presque tout ce qui a été dit plus haut au sujet de l’'ethnographie de Maré peut s’ap- pliquer à celle de Lifou. Comme celle-là, elle se relie, autant qu’on en peut juger aujourd’hui, à celle de la Grande Terre, en présentant les mêmes particularités que nous avons relevées pour l’île de Maré. Il existe, cependant, à cet égard, quelques différences entre les îles Loyalty. L’arc est employé à Li- fou, pour la chasse aux oiseaux et aux roussettes, tandis qu’il paraît faire défaut à Maré. De même la fronde, dont nous n’a- vons retrouvé aucune trace à Maré, semble avoir été utilisée autrefois à Lifou;: du moins, nous a-t-on vendu plusieurs pierres ayant servi à ce but. Le feu est encore souvent obtenu, à Lifou, par le frottement de deux mor- ceaux de bois. Un petit instrument, accessoire de danse, m'était encore com- plètement inconnu; c’est un faisceau de fibres végétales dont la Fig. 177. Indigène de Lifou. partie inférieure, fortement attachée, se termine en un anneau (fig. 175). Pendant la danse, on le porte verticalement dans le creux de la main, en introduisant l'index dans l’anneau et on lui imprime un mouvement vibratoire. Cet instrument doit être d’ori- gine polynésienne. Les houppes de plumes dont les jeunes gens ornent leur chevelure à l’occasion des fêtes sont très graci- euses (fig. 176); les longues et étroites pennes de la queue du Phaëthon rubricauda Bodd., qui font saillie au milieu du faisceau, proviennent, paraît-il, de la petite île Surprise, au Nord de la Nouvelle-Calédonie. — 282 — Les indigènes de Lifou sont un petit peuple très gai et en- joué, décidément plus joyeux que les gens de Maré. Ils mènent, sur leur îlot ensoleillé, une vie facile, exempte de tout souci, comblés qu'ils sont, par la bonne nature, de moyens suffisant à leur existence. Aussi, dans ces conditions, le travail lui-même Fig. 178. Femme indigène de Lifou. devient-il un plaisir, de telle sorte que chacun vient en aide à son voisin et qu’une bonne camaraderie ne tarde pas à se dé- velopper. Y a-t-il, par exemple, une nouvelle case à recouvrir de chaume? On voit tous les gens du village, jeunes et vieux, sortir en bandes, puis, revenir chargés de bottes de paille; alors le travail commence, assaisonné de plaisanteries et de rires qui se succèdent en vrai feu d'artifice. Ces indigènes sont très bien doués au point de vue musical. Ils aiment à chanter les mélodies européennes, mais en se bornant souvent à énoncer simplement les noms des notes qui leur tiennent lieu de paroles; ils passent — 283 — ainsi des soirées entières à moduler leurs refrains. Le Dr Roux, qui apprenait quelquefois de nouvelles chansons aux enfants, s'émerveillait de la facilité avec laquelle ils retenaient les mé- lodies et composaient ensuite, d'eux-mêmes, les parties d’accom- pagnement. On peut aussi relever, comme manifestation de cette joie de vivre des gens de Lifou, la curieuse correspondance qu'ils ont entre eux au moyen de feuilles de fougères sur lesquelles ils gravent des caractères d'écriture. On trouve partout de ces sin- gulières missives, abandonnées sur les routes: les unes sont des messages d'amour et sont placées de telle sorte que celle ou celui qu'elles concernent les découvre facilement, les autres ne con- tiennent que des renseignements relatifs à des déplacements de tel ou tel indigène. Nous mêmes, qui étions étrangers, avons été souvent gratifiés par les jeunes filles de Lifou, de fruits, de fleurs ou de jolies pochettes tressées et ornées de cordons de laine aux vives couleurs. En somme, de tous les habitants des îles Loyalty, ce sont les gens de Lifou qui nous ont causé l’impres- sion la plus sympathique et qui semblent être les plus confiants. Au point de vue anthropologique, ils ressemblent beaucoup à ceux de Maré, de sorte que ce qui a été dit au sujet de ces derniers peut s'appliquer également à eux. Les mensurations relatives à la taille, à la forme de la tête, au visage et au nez, ont donné approximativement les mêmes chiffres que pour les Maréens. Leur peau a aussi la même teinte foncée et la varia- bilité dans la constitution de leurs cheveux est également très grande; il semble, cependant, que les cas où la chevelure présente des spirales étroites sont un peu plus fréquents qu’à Maré. Sou- vent, les femmes négligent complètement le soin de leur cheve- lure, aussi celle-ci développe-t-elle, alors, en une imposante lignasse qui recouvre toute la tête. Les hommes, comme ceux de Maré, coupent leurs cheveux très ras. La mode de les teinter en rouge au moyen de la chaux est encore assez répandue, mais seulement chez les enfants et les jeunes gens; les hommes mariés ne les colorent plus. Ouvéa. 11 Mai — 17 Mai 1912. Le 10 Mai, un vent favorable, soufflant du S.E., nous permet enfin de nous rendre de Lifou à Ouvéa; aussi, le soir même, faisons-nous charger nos bagages sur une petite barque à voile, «la Paula», appartenant à un indigène. Il est près de minuit quand nous gagnons le bord, accompagnés d’une bande nombreuse de nos amis de Lifou; une demi-heure après, la lune s’étant levée, le bateau met à la voile. Aussi longtemps que nous naviguons à l’intérieur de la Baïe du Sandal, la mer est relativement calme, mais, aussitôt qu’on avance sur la mer ouverte, la frêle embar- cation se met à danser d’une façon désordonnée sur les vagues qui, sans cesse, deviennent plus fortes. Au lever du soleil, apparaissent, vers l'Ouest, les montagnes de la Nouvelle-Calédonie, mais, d’Ouvéa on n’aperçoit rien encore. Peu après, cependant, une terre plate, surmontée de parois rocheuses émerge des flots; c’est la côte méridionale d’Ouvéa et le petit îlot de Mouli qui en forme la continuation vers l'Ouest. Par une passe étroite entre cette petite île et un banc de sable, nous faisons notre entrée dans le vaste lagon, bordé à l'Est par la côte d’Ouvéa et limité, vers FOuest, par une longue . série arquée de bancs et d’îlots, les Pléïades de Dumont d'Urville. Semblable à une cascade écumante, la mer se précipitait par le détroit vers l’intérieur de la lagune; celle-ci, aux ondes parfaite- ment calmes et d’une belle teinte bleu clair, nous fit l'effet d’un lac paisible. C'était une véritable délivrance, après une traversée pareillement agitée. En souvenir de la visite que fit à Ouvéa l’évêque néo-zélandais Selwyn en 1849, on désigne parfois cette lagune sous le nom de « Bishops Sound ». D’après la carte ma- rine, sa dimension, du N.-N.EÆE. au S.-S.O., ainsi que celle qui est perpendiculaire à cette direction, peuvent être évaluées à 40 km. environ; sa profondeur, qui est, dans le milieu, de 15 à C Rossel À St Thomas Fe) B* À L u Dr. C.Escarpe es - 20° 30' 5. | EEE, - < LAGON —.. D'OUVEA Le é C.St Hilaire Si E = $. te F* A 8 x LA Le s 8 Fa L # x" Ékih { Fayaoua) 6 Mouli 166° 30? Fig. 179. L'île d'Ouvéa, contours agrandis d’après la carte marine. 2 mm — 1 Km. Itinéraires. 20 m. diminue vers l'Est, du côté de l’île, tandis qu’elle augmente vers l'Ouest. Nous abordons dans le Sud de l’île, près d’un petit endroit nommé Fayaoué dont les deux églises, l’une catholique, l’autre protestante, sont déjà visibles de loin. La maison de commerce Hagen, de Nouméa, possède ici une petite succursale pour le commerce avec les indigènes qui consiste surtout en achats de — 286 — copra, principale production de l’île. Cette demeure se trouva trop exiguë pour que nous puissions nous y loger, de sorte que nous fûmes heureux de profiter de la permission que nous avait donnée M. Hadfield à Lifou, d'occuper la maison, alors inhabitée, que la mission possède dans l’île, à Fayaoué même. Ouvéa forme une langue de terre très allongée, légèrement arquée, d'environ 40 km. de longueur et dont la largeur, toujours très minime, varie cependant dans diverses parties de l’île. Dans la région de Fayaoué, elle est de 5 à 6 km.; en d’autres endroits elle est encore plus petite. C’est dans le Nord seulement, que l’île s’élargit un peu, mais les cartes de cette région diffèrent passable- ment. Les environs de Fayaoué sont plats et assez marécageux; il s’en suit que le taro, par exemple, peut être cultivé sous l’eau, ce qui n’est pas possible dans les autres îles de l’archipel Loyalty, mais, une autre conséquence, moins agréable, c’est que les mous- tiques peuvent s’y multiplier et devenir fort importuns selon la saison; à l’époque de notre séjour ils étaient encore sup- portables. En avançant vers l'Est, depuis Fayaoué, on parcourt sur plusieurs kilomètres un terrain plat ou légèrement élevé, recou- vert de brousse et, par places aussi, de groupes de cocotiers. Dis- séminés dans les taillis, de gros troncs d'arbres = LE { fl un Hi ï | . no ie 1 nr Nu ie ÿ : sl + Se RSS SE EE - = ee = ser RESE - ESS =. FRS SRE LES SE = Re ESS 2 ER UE ji | À {} j oo ps . da tt A fi ji (nr t NE AAA Vi ME : We sel \ LEE ES LE = = Re LE jai da si . 2: (à LEZ RER ST 7 4 HA i fl DEAN pa s: FE ES = RES RS EE L = RE SEE > LE Ze == = ES qo 4 qu ii . TEE RREESSE: a RE EEE — = = se - Re EE LISE = RS ET ET . . nie DRE : . ES 2 = sh ù ji : . jh fe a. | 1 . ji ji M . . | ni il . AR “ ii il . . . | a . . ni . : . M ci oo il i Au 1 ft 4 il ji sta . oi (il . A . si oo i _ . . 4 en us nl je AE . ju Me Gt so d . me . . AE a 1 Hu nu jui à : ft ul . ii ‘ ju . ! CAE do. cu . 1e in 1 ol À oo nee . N je ii | nl ï : ie | d ji 1h fa EE Rs SE RER SEE CET RES 2 = ES — = ES a ——— EEE EE a ! fi 4 fi (| nt au a pet ÿ rt nt —— ES SR EE: _ 2 = hi À | RE RS = 2E = ES ÈS SES EE = ES RE TT Tes Ï Li jus 11] | (ta de Fa CHENE ( : 1 qi RU ul QU ot At NON HA