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î.b^'iSâÔ
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s
LA NOUVELLE
H Ê L O I S Es
o u
LETTRES
DE DEUX AMANS
H A B I T A N s
D'une petite Ville au pied des Alpes : RECUEILLIES ET PUBLIÉES
Par J. J. Rousseau.
Nouvelle Edition ^ revue ^ corrigée & augmentée
de Figures en taille douce ^ & d'une Table*
des Matières.
TOME I I L
A NEUCHATEL,
Et fe trouva
A PARIS,
ChexO u c H I s N E , Libraire , rue Saint-Jacques , au Temple du Goût.
M.DCC. LXIF,
LETTRES
D E
DEUX AMANS,
HABITANS
D'UNE PETITE VILLE AU PIED DES Alpes.
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LETTPxÈ PREMIERE.
JD E l' A M A N T DE J U Z I %
A ]S1 1 L o RU Edouard,
\^jv i y Milord, il efl: vraî; mon ame eft opprelTée du poids de la vie. De- puis long-tems elle m^'eft à charge ; fii perdu tout ce qui pouvoît me la ren- dre chère ; il ne m'en refte que les ennuis. Mais on dit qu il ne m'eft pa$ TovK IIU A
2, La Nouvelle permis à'^n difpofer fans Tordre de celui qui me l'a donnée. Je fais auffi qu'elle vous appartient à plus d'un titre. Vos foins me l'ont fauvée deux fois, & vos bienfaits me la confervent fans ceflè. Je n'en difpoferai jam.ais que je ne fois fûre de le pouvoir faire fans crime , ni tant qu'il me reftera la mioin- dre efpérance de la pouvoir employer pour vous.
Vous difiez que je vous étois nécef- faire ; pourquoi me trompiez - vous ? Depuis que nous fommes à Londres, loin que vous fongiez à m'occuper de vous 5 vous ne vous occupez que de moi. Que vous prenez de foins fuper- flus ! Milord , vous le favez , je hais le crime encore plus que la vie; j'adore l'Être éternel ; je vous dois tout , je vous aime , je ne tiens qu'à vous fur la terre ; famitié , le devoir y peuvent en- chaîner un infortuné : des prétextes & àQS fophifmes ne l'y retiendront point. Éclairez ma raifon ; parlez à mon cœur ; j@ fuis prêt à vous entendre : mais fou-
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venez - vous que ce n'efl point le défel- poir qu on abufe.
Vous voulez qu'on raifonne; hé bien l raifonnons. Vous voulez qu on propor- tionne la délibération à l'importance de la queftion qu'on agite ; j'y confens. Cherchons la vérité paiiiblement , tran- quillement. Difcutons la propofîtion gé- nérale , comme s'il s'agiiToit d'un autre. Robeck fit l'apologie de la mort volon- taire 5 avant ce fe la donner. Je ne veux pas faire un livre à fon exemple 5 & je ne luis pas fort content du fien , mais j'efpcre imiter fon fang-froid dans cette diicuffion.
J'ai îong-tems médité fur ce grava fujet : vous devez le favoir ; car vous connoifTez m.on fort ^ & je vis encore. Plus j'y réfléchis, plus je trouve que la qùeftion fe réduit à cette propofition fondamentale. Chercher fon bien & fuir (on mal en ce qui n'offenfe point au- trui, c'efl le droit de la nature. Quand notre vie eft un mal pour nous, & n'cft ^ un bien pour perfonne, il efï donc per- "
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mis de s'en délivrer. S'il y a dans le inonde une maxime évidente & certai- ne , je penfe que c'efl celle-là ; & fi l'on venoit à bout de la renverfer , il n'y a point d'adion humaine dont on ne pût faire un crim.e.
Que difent là-defTus nos Sopliiftcs? Premièrement, ils regardent la vie com- me une chofe qui n'eft pas à nous, parce qu'elle nous a été donnée ; mais c'eft précifément parce qu elle nous a été donnée, qu'elle efl: à nous. Dieu ne leur a-t-il pas donné deux bras ? Cependant quand ils craignent la gangrenne , ils s'en font couper un , & tous les deux s'il le faut. La parité efl exav^le pour qui croit l'immortalité de l'ame; car fi je facrifie mon bras à la confervation d'uoe chofe plus précieufe, qui eft nion corps , je facrifie mon corps à la confervation 4'une chofe plus précieufe , qui efl mon bien-être. Si tous les dons que le ciel nous a faits , font naturellement des biens pour nous , ils ne font que trop fujets à changer de nature ^ ôc il y ajouta la rait
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foh pour nous apprendre à les difcerner. Si cette règle ne nous autorifoit pas à choifir les uns & rejetter les autres ^ quel feroit fon ufage parmi les hommes ? Cette objedion fi peu folide , ils la retournent de mille manières. Ils regar- dent rhomme vivant fur la terre com^ me un foldat mis en fudion. Dieu , difent-ils, t'a placé dans ce monde ^ pourquoi en fofs-tufans fon congé? Mais toi-même , il t'a placé dans ta Ville , pourquoi en fors-tu fans fon congé ? Le congé n'efl-il pis dans le mal-étre? En quelque lieu qu'il me place , foit dans un corps, foit fur la terré, c'efl: pour y refter autant que j'y fuis bien , & pour en fortir dès que j'y fuis mal. Voilà la voix de la Nature & la voix de Dieu. Il faut attendre l'ordre , j'en conviens ; mais quand je meurs naturellement. Dieu ne m'ordonne pas de quitter la vin ; il me l'ôte : c'eft en me la rendant infupportable , qu'il m'ordonne de la quitter. Dans le premier cas , je réfifle
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f La No u felle
de toute ma force ; dans le fécond , j*al le mérite d'obéir.
Concevez-vous qu'il y ait des geiis âffez injuftes pour taxer la mort volon- (taire de rébellion contre la Providence, .comme fi on vouloit fc fouftraire à fes Joix ? Ce n*efl: point pour s'y fouftraire qu'on celTe de vivre , c'eft pour les exé- cuter. Quoi ! Dieu n'a-t-il de pouvoir que far mon corps ? Efl-il quelque lieu dans Tunivers , ou quelque être exiftant qui ne foit pas fous fi main , & agira-t-il moins immédiatement fur moi , quand ma fubftance épurée fera plus une , & plus femblable à la fienne ? Non ^ fa ju(^ tice & fa bonté font mon efpoir , & fi je croyois que la mort pût me fouftraire à ia puiiTance ^ je ne voudrais plus jmourir.
C'eft un des fophifmes du Phédon 3 rempli d'ailleurs de vérités fublimes. Si ton efclave fe tuoit , dit Socrate à Cé- bès , ne le punirois-tu pas , s'il t'étoît poilible 5 pour t' avoir .injuftem-^nt prive
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de ton bien ? Bon Socrate ! que nou> - dites-vous ? N'appartient-on plus à Dieu quand on eft mort? Ce n eft point ceLi du tout; mais il falloit dire : fi tu char- ges ton efclave d'un, vêtement qui le gêne dans le fervice qui! te doit /le puniras-tu d'avoir quitté cet habit pour •mieux faire fon fervice ? La grande er- reur eft de donner trop d'importance à la vie; comme fi notre être endépen- doit, & qu'après la riiort-on ne fût plus riôn. Notre vie n'eft lien aux yeux de Dieu ; elle n'eft rien aux yeux de la rai- fon 5 elle ne doit rien être aux nôtres., vc quand nous laiffons notre corps , nous ne faifons que pofer un vêtement in- commode. Eft-ce la peine d'en faire un -fi grand bruit ! Milord , ces déclama- •teurs ne font point de bonne foi. Abfur- Aqs 8c cruels dans leurs raifonnemens , ils aggraventle prétendu crime , comme fi Ton s'ôtoit l'exiftence , & le puniffent , comme fi Ton exiftoit toujours.
Quant au Phédon qui leur a fourni le feul argument fpécieu.x qu'ils aient ja-
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taials employé ; cette queftion n*y eft traitée que très-légérement & comme en pafiànt, Socrate condamné, par un juge- ment inique, à perdre la vie dans quel- ques heures , n'avoit pas befoin d'exa- miner bien attentivement s'il lui étoit permis d'en dîfpofer. En fuppofant qu'il iLit tenu réellement les difcours que Pla- ton lui fiit tenir, croyez-moi , Milord , il les eût médités avec plus de foin dans l'occafion de les mettre en pratique ; & la preuve qu'on ne peut tirer de cet im- mortel ouvrage aucune bonne objcdion contre le droit de difpofer de fa propre vie , c'eft que Caton le lut par deux f jis tout entier , la nuit même qu'il quitta la terre.
Ces mêmes Sophiftes demandent fi ja- mais la vie peut être un mU? En confi- dérant cette foule d'erreurs , de tour- mens & de vices dont elle eft remplie, on feroit bien plus tenté de demander fî jamais elle fut un bien ? Le crime aftiége fans celTe l'homme le plus vertueux ; cha- que inftant qu'il vit , il eft prè§ de deve-
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nîr la proie du méchantjOu méchant luî- méme. Combattre & fouffrir, voilà fon fort dans ce monde : mal faire & fouf- frir, voilà celui du mal-honnête homme. Dans tout le refte^ils différent entre eux; ils n'ont rien en commun que les mifè- res de la vie. S'il vous faîloit des auto- rités & des faits , je vous citerois des oracles 5 des réponfes de fages , des ades de vertu récompenfés par la mort. Laif- fons tout cela , Milord : c'efi: à vous que je parle , & je vous demande quelle eft ïci-bas la principale occupation du fage , fi ce n' efl: de fe concentrer , pour ainfî dire 5 au fond de fon âme , & de s'ef- forcer d'être mort durant fa vie ? Le feul moyen qu'ait trouvé la raifon pour nous fouftraire aux maux de l'Humanité, n'eft- il pas de nous détacher à^s objets ter- refires & de tout ce qu'il y a de mor- tel en nous, de nous recueillir au-dedans de nous-mêmes, de nous élever aux fu- blimes contemplations? Et fi nos payons oc nos erreurs font nos infortunes , avec quelle ardeur devons-nous foupirer après
Aj
jo LaJVoui^elle
un état qui nous délivre des unes Se des- autres ? Que font ces hommes fenfaels qui multiplient fi indifcrettement leurs .douleurs pur leurs voluptés ? Ils anéan- tiffent, pour ainfi dire , leur exiftence à force de l'étendre fur la terre ; ils aii^ra- -vent le poids de leurs chaînes p.ir le nombre de leurs attachemens ; ils n*ont point de jouilTances qui' ne leur prépa- rent mille amères privations : plus ils fentent,&:pîus ils foufFrent : plus ils s'en- foncent dans la vie , ^c plus ils font mal- heureux.
Mais qu*en général ce foit , fi l'on veut , un bien pour Thomme de remper trillement fur la terre ; j'y confens : je ne prétends pas que tout le genre hu- main doive s'immoler d'un commun accord , ni faire un vafte tombeau du inonde. Il efl: ^ il efl des infortunés trop privilégiés pour fuivre la route commu- ne , & pour qui le défefpoir & les amè- res douleurs font le paffe-port de la Na- ture. C'efi à ceux-là qu il feroit auiîi in- fenfé de Croire que leur vie efl; un bien ;,
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qu il Tétolt au fophifle PolTidomus tout > inenté de la goutte de nier qu'elle fût un mal. Tandis qu'il eft bon de vivre, nous le defirons fortement , & il n'y a que le fentiment des maux extrêmes qui puifle vaincre en nous ce defir :carnous avons tous reçu de la Nature une très- grande horreur de la mort , & cette hor- reur déguifc à nos yeux les misères de la condition humaine. On fupporte long- tems une vie pénible oi douloureufe , a^ant de fe réfoudre à la quitter ; mais quand une fois Tennui de vivre l'em- porte fur l'horreur de mourir , alors la vie efî évidemment un grand mal , & l'on ne peut s'en délivrer trop tôt. Ainfi , quoiqu'on ne puiiTe exadement ailîgner le point où elle ceffe d'être un bien , on fait très-certainement au moins qu'elle <efl: un mal long - tems avant de nous î^ paroîîre , ^i chez tout homme fenfé , le droit d'y renoncer en précède toujours de beaucoup la tentation.
Ce n'efl: pas tout : après avoir nié que la vie puific être un mal^ pour nous ôter
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le di*oIt de nous en défaire, ils difer?t eniuite qu'elle eft un mal , pour nous reprocher de ne la pouvoir endurer. Se- lon eux, c'eft une lâcheté de fe fouftraii*e à fes douleurs & à fes peines , 6c il n'y a jamais que les poltrons qui fe donnent la mort.O Rome ! conquérante du mon- de 5 quelle troupe de poltrons t'en don- na l'empire ! Qu'Arrie , Eponine , Lu- crèce , foient d2.ns le nombre , elles étoient femmes. Mais Brutus , mais Callius , & toi qui partageoîs avec les Dieux les refpects de la terre étonnée, grand & divin Caton , toi dont l'image auguâe & facrée animoit \qs Romains d'un faint zèle & faifoit frémir \ts ty- rans y tes fiers admirateurs ne penfoient pas qu'un jour dans le coin poudreux d'un collège , de vils Rhéteurs prouve- raient que tu ne fus qu'un lâche , pour avoir refufé au crime heureux l'homma- ge de la vertu dans les fers. Force & grandeur des écrivains modernes , que vous êtes fablimes ! & qu'ils font intré- pides^ la plume à la main ! Mais dites-
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moi, brave & vaillant héros qui vous fauvez fi ccuraeeufement d'un combat pour fupporter plus long-tems la peine de vivre ; quand un tifon brûlant vient à tomber fur cette éloquente main , pour- quoi la retirez-vous fi vite? Quoi! vous avez la lâcheté de n'ôfer foutenir far- deur du feu ! Rien, dites-vous 5 ne m'o- blige à fupporter le tifon. Et moi, qui m'oblige à fupporter la vie? La généra- tion d'un, homme a-t-elle coûté plus à la providence que celle d'un fétu, & l'une i>L l'autre n'eft - elle pas également fon ouvrage ?
SanS'doute , il y a du courage à fouf- frir avec confiance les maux qu'on no peut éviter; mais il ny a qu'un infenfé qui fouffre volontairement ceux dont il peut s'exempter fans mal faire ,& c'eft ibuvent un très-grand mal d'endurer un- mal fans néceffité* Celui qui ne fait pas fe délivrer d'une vie douloureufe par une prompte mort, reffemble à celui qui aime mieux laiiTer envenimer une plaie que de la livrer au fer falutaire d'un
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chirurgien. Viens , refpe(5feble Parî-- fot ( 1)5 coupe-moi cette jambe qui me feroit périr. Je te verrai faire fans four- ciller , & me laiiTerai traiter de lâche par le brave qui voit tomber la fienne en pourriture, faute d'ôfer foutenir la même opération.
J'avoue qu'il efl: des devoirs envers autrui , qui ne permettent pas à tout homm.e de difpofer de lui-même, mais en revanche , combien en eft-il qui l'or- donnent ! Qu'un Magiftrat , à qui tient le falut de la patrie , qu'un père de famille qui doit la fubfiftance à (iis enfans, qu'un débiteur infolvable qui ruineroit Tes créanciers , fe dévouent à leur devoir , quoi qu'il arrive ; que mille autres rela- tions civiles 6^ domeftiques forcent un honnéte-homme infortuné de iupporter le malheur de vivre , pour éviter le mal-
( I ) Chirurgien de Lyon , homme d'hon- neur, bon citoyen, ami tendre & généreux, négligé 5 & non pa- oublié de tel qui fut honoré de Tes bieaiait=.
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heur plus grand d'être injufte , efl-îi permis, pour cela, dan^ des cas tout •diflérens , de conferver aux dépens d'une foule de miférables, une vie' qui n'eft utile qu'à celui qui nôfe mourir? Tue-moi, mon enfant, dit le fauvage décrépite, à fon fils , qui le porte & fléchit fous le poids; ks ennemis font-là ; va combattre avec tes frères , va fauver tes enfans , & n'expofe pas ton père à tom- ber vif entre les m.ains de ceux dont il mangea les parens. Quand la faim , les maux , la misère , ennemis domeftiques pires que les fauvages, permettroient à un m.alheureux eftropié , de confommxer dans fon lit le pain d'une famille qui peut à peine en gagner pour elle ; celui qui ne tient à rien, celui que le ciel ré- duit à vivre feul fur la terre, celui dont la malheureufe exiftence ne peut pro- duire aucun bien , pourquoi n'auroit-ii pas au moins le droit de quitter un fé- iour où fes plaintes font importunes & (es maux fins utilité > '■■ FqCqi ces confidérations, Miîord ; raf-
fg La Nouvelle
femblez toutes ces raifons, & vous troii- verez qu'elks fe réduifentau plus fimple' des droits de la Nature qu'un liomms fenfé ne mit jamais eri queffion. En effet, pourquoi feroit-il permis de fe guérir de la goutte cc non de la vie? L'une cc l'au- tre ne nous vient-elle pas de la même main? S'ilefi pénible de mourir , qu'efi- ce à dire? Les drogues font-eîles plaifir à prendre? Combien ce gens préfèrent la mort à la médecine î preuve que la Na- ture répagne à fune 6c à l'autre. Qu'on me montre donc comment il eft plus per- mis de fe délivrer d'un mal paffager en faifant des remèdes , que d'un m.al inci;- rable en s'ôtant la vie , &: comment on eft moins coupable d'uier de qulnquin-a pour la fièvre, que d'opium pour la pier- re? Si nous regardons à Tobj-et, l'un & Fautre eii de nous délivrer du mal-étre > fî nous regardons au m^oyen ^l'un & l'au- tre eft également naturel ; fi nous regar- dons à la répugnance,, il y en a égale- ment ûQs deux côtés ; fi nous regardons à la volonté du maître , quel mal veut-
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on combattre qu il ne nous ait pas en- voyé ? A queile douleur veut-on fe fouf- traire qui ne nous vienne pas de fa main? Quelle efl: la borne où finit fa puifTance , & où Ton peut légitimement réfifter? Ne nous eft-il donc permis de changer Fétat d'aucune chofe , parce que tout ce qui eft , eft comme il Ta voulu ? Faut-iî ne rien faire en ce monde , de peur d'en- freindre fes loix ^ & , quoi que nous fat fions5pouvons-nous jaaiais les enfreindre? Non, Milord; la vocation de Thomme eft plus grande & plus noble. Dieu ne l'a point animé pour refter immobile dans un quiétifme éternel. Mais il lui" a donné la liberté pour faire le bien , la confcience pour le vouloir, de laraifon pour le ehoifir. Il Ta conftitué feul juge de (qs propres adions. Il a écrit dans (on cœur : fais ce qui t'eft falutaire , 8c n'eft nuifible à perfonne. Si je fens qu'il m'eft bon de mourir , je réfifte à fon ordre er^ m'opiniâtrant à vivre ; car en me ren- dant la mort defirable, il me prefcrit de la cliercher.
i8 La No u v e ils
Bomfcon , j'en appelle à votre fagelîe te à votre candeur ; quelles maximes plus certaines la raifon peut-^Ile déduire de la Religion fur la mort volontaire ? Si les Chétiens en ont établi d'oppofées , ils ne les ont tirées ni des principes de leur Religon , ni de fa règle unique , qui eft TEcriture , mais feulement des philofo- phes payens. Laclance & Auguftin , qui les premiers avancèrent cette nouvelle dodrine , dont Jéfus-Chrift ni les Apô- tres n'avoient pas dit un mot, ne s'ap- puyèrent que fur le raifonnement du Phédon que j*ai déjà combattu; de forte que les Fidèles qui croient fuivre en cela Tautorlté de l'Evangile , ne fuivent que celle de Platon. En effet , où verra-t-on dans la Bible entière une loi contre le fuïcide , ou même une fimple improba- tîon ; & n'eft - il pas bien étrange que , dans les exemples de gens qui fe font donné la mort , on n'y trouve pas un feul mot de blànie contre aucun de ces exemples ? Il y a plus; celui de Samfon eft autorifé par un prodige qui le venge
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ce \QS ennemis. Ce miracle fe feroit - iî fait pour juftifier un crime , & cet hom- me qui perdit fa force pour s'être laiffé féduire par une femme, reût-il recou- vrée pour commettre un forfait authen- tique 5 comme fi Dieu lui - même eût voulu tromper les hommes ?
Tù ne tueras point , dit le Décalogue* Que s'enfuit-il de là? Si ce commande- ment doit être pris à la lettre , il ne faut tuer ni les malfaiteurs ni les ennemis ; & Moïfe 5 qui] fit tant mourir de gens , entendoit fort mal fon propre précepte* S'il y a quelques exceptions, la première eft certainement en faveur de- la m^ort volontaire , parce qu'elle eft exempte de violence & d'injuftice , les deux feu' les confîdérations qui puiffent rendre l'homicide criminel ; & que la Nature y a mis , d'ailleurs , un fuffifant obftacle. Mais , difent-ils encore , fouffrez pa* tiemment les maux que Dieu vous en- voie ; faites-vous un mérite de vos pei- nes. Appliquer ainfi \qs m.aximes du Chriilianifme , que c'eft mal en faifir
tio La Novvhl ttit
refprit ! L'homme eft fujet à mille mauîT^ fa vie eft un tilTu de miferes , & il ne femble naître que pour foufïrir. De ces maux , ceux qu'il peut éviter , la raifon veut qu il les évite , & la Religion , qui n'eft jamais contraire à la raifon , l'ap- prouve. Mais que leur fomme eft petite auprès de ceux qu'il eft forcé de fouffrir malgré lui î C'cft de ceux-ci qu'un Dieu clément permet aux hommes de fe faire un mérite ; il accepte en hommage vo- lontaire le tribut forcé qu'il nous impo- fe 5 & marque au profit de Tautr :; vie la réfignation dans celle-ci. La véritable pénitence de l'homme lui eft impofée par la Nature ; s'il endure patiemment tout ce qu'il eft contraint d'endurer, il a fait, à cet égard, tout ce que Dieu lui de- mande 5 & fi quelqu'un montre affez d'orgueil pour vouloir faire davantage ^ c'eft un fou qu'il faut enfermer , ou un fourbe qu'il faut punir. Fuyons donc fans fcrupule tous les maux que nous pouvons fuir, il ne nous en reftera que trop à fouffrir encore. Délivrons-nous
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fans remords de la vie même , aufîî-tot qu'elle eft un mal pour nous , puifqu U dépend de nous de le faire , & qu'en cela nous n'ofFenfons ni Dieu ni les hommes^. S'il faut un facrifice à l'Etre fuprême ^ n eft-ce rien que de mourir > Offrons à Dieu la mort qu'il nous impofe par la voix de la raifon , & verfons paifible^ ment dans fon fein notre ame qu'il re- demande.
Tels font les préceptes généraux que le bon fens dide à tous les hommes , Se que la Religion autorife ( i ). Revenons
(i ) L'étrange iettce pour la délibération dont il s'agit! Raifonne-t-on fi paifiblement fur unequeftion pareille, quand on 1 examine pour foi ? La lettre eft-elie fabriquée , ou Tau- teurne veut-il qu'être réfuté? Ce qui peut te- nir en doute , c eft l'exemple de Rcbeck qu'il cite , & qui fembic autorifer le fîen. Robeck délibéra fi pofément , qu'il eut la patience de faire un livre, un gros livre, bien pefant, bien froid; & quand il eut établi, félon lui, qu'il étoit permis de fe donner la mort, il fs la donna avec la même tranquilité. Défions- ;ious des préjugés de ilècle de de nation.
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à nous. Vous avez daigné m'ouvrir votrs cœur ; je connois vos peines ; vous ne foufFrez pas moins que moi ; vos maux font fans remède ainfi que les miens, &: d'autant plus fans remède , que les loix de rhonneur font plus immuables que celles de la fortune. Vous les fuppor- tez, je Tavoue , avec ferm^eté. La.vertu vous foutient ; un pas de plus, elle vous^ dégage. Vous me prellez de fouffrir : Milord 5 ]*6fe vous prelTer de terminer vos foufirances; & je vous lailfe à juger qui de nous deux eft le plus cher à l'autre. Que tardons-nous à faire un pas qu il faut toujours faire ? Attendrons-nous que la vieillefle 6: les ans nous attachent
Quand ce n'efl pas la mode de fe tuer , on n'imagine que des enragés qui fe tuent j tous les adtes de courage font autant de chimères pour les âmes folbles3 chacun ne juge des autres que par foi. Cependant combien n'a- vons- nous pas d'exemples atteftés d'hcm^ jnes fages en tout autre point , qui , fans re- mords, fans fureur , fans dérefpoir, renon- cent à la vie , uniquement parce qu'elle leur <çft â charge, ^ meurent plus tranquilemcnc quMsn'on: vécu!
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baffement à ia vie , après nous en avoir oté \qs charmes , & que nous traînions avec effort, ignominie & douleur, un corps infirme & caflë ? Nous fommes dins Y^gQ où la vigueur de Tame la dé- gage aifément de ks entraves , & où rhomme fait encore mourir ; plus tard il fe lailfe , en gémiifant, arracher la vie. Profitons d'un tems où fennuiVIe vivre nous rend la mort dedrable; craignons qu elle ne vienne avec ks horreurs , au moment où nous n en voudrons plus Je m'en fouviens,il fut un in fiant où je ne demandois qu'une heure au ciel , & où je ferois mort défefpéré, fi je ne f euffe obtenue. Ah ! qu'on a de peine à brifer les nœuds qui lient nos cœurs à la terre , & qu'il eft fage de la quitter aulTi- tôt qu'ils font rompus ! Je le fens, Mi- îord ; nous fommes dignes tous deux d'une habitation plus pure ; la vertu nous la montre , 3c le fort nous invite à la chercher. Quq l'amitié qui nous joint nous uniiïe encore à notre dernière Jieure. O quelle volupté pour deux vrai«
24 La No u velle amis de finir leuts jours volontairerRcnt dans les bras Tun de l'autre , de confon- dre leurs derniers foupirs , G'e>Jialer à la fois les deux moitiés de leur ame ! Quelle douleur , quel regret peut empoifonner leurs derniers inflans? Que quittent-iîs en fortant du monde ? Ils s'en vont en- femble ; ils ne quittent rien..
LETTRE IL
RÉPONSE,
JEUNE homme , un aveugle tranfpoit t'égare ; fois plus difcret ; ne confeille point en demandant confeil. J'ai connu d'autres maux que les tiens. J'ai î'ame ferme ; je fuis Anglois , je fais mourir : car je fais vivre , fouffrir en homme. J\u vu la mort de près , & la regarde avec trop d'indifférence pour l'aller chercher. Parlons de toi.
Il efl vrai , tu m'étois nécefTi.lre ; mon ame avoit befoin de la tienne; tes foir? pouvoient m'être utiles ; ta raifon pou-
voit
H É L OÏ s E. 2J
volt m^éclairer dans la plus importante affaire de ma vie ; fi je ne m'en fers point 5 à qui t'en prendras-tu ? Où eft- elle ? Qu eft-elle devenue ? Que peux-tu faire ? A quoi es-tu bon dans l'état où te voilà ? Quel fervice puis-je efpérer de toi ? Une douleur infenfçe te rend ftupide de impitoyable. Tu n'es pas un homme , tu n'es rien ; & fi je ne regardois à ce que tu peux être , tel que tu es , je ne voi rîen dans le monde au-deffous de toi.
Je n'en veux pour preuve que ta let- tre même. Autrefois je trouvois en toi du fçns 5 de la vérité. Tes fentimens étoient droits , tu penfois jufte ; & je ne? t'aimo's pas feulement par gcût^ mais par choix , comme un moyen de plus pour moi de cultiver la fagefle. Qu'ai-je trouvé maintenant dans les raifonne- mens de cette lettre dont tu parois fi content ? Un miférable & perpétuel fo- phifme 5 qui , dans l'égarem.ent de ta raifon , marque celui de ton cœur , 3c que je ne daignerois pas même relever , Il je n'avois pitié de ton délire.
Toimîîl B
^6 La No u v elle
Pour renverfer tout cela d'un mot^ je ne veux te demander qu'une feu!e chofe.Toi qui crois Dieu exiftant , Tams immortelle , & la liberté de Thomme , tu ne penfes pas , fans doute , qu'un être intelligent reçoive un corps 3c foit placé fur la terre au hazard , feulement pour vivre , fouffrir & mourir ? Il y a bien , peut-être , à la vie humaine un but , une fin 5 un objet moral ? Je te prie de me répondre clairement fur ce point ; après quoi 5 nous reprendrons pied-à-pied ta lettre , & tu rougiras de l'avoir écrite» Mais laiffons les maximes générales, dont on fait fouvent beaucoup de bruit fans jamais en fuivre aucune ; car il fe trouve toujours dans l'application quel-r que condition particulière , qui change tellement l'état des chofes , que chacun fe croit difpenfé d'obéir à la règle qu'il prefcrit aux autres , & l'on fait bien que touthommequi pofe des maximes géné- rales 5 entend qu elles obligent tout le monde , excepté lui. Encore un coup ^ parlons de toi,
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Tl t'efl donc permis , félon toi , de ceiTer de vivre ? I.a preuve en eft fingu- iiere ! c*eft que tu as envie de mourir. Voilà certes un argument fort commode pour les fcélerats ; ils doivent t'étre bien obligés à^s armes que tu leur fournis , il n y aura plus de forfaits qu'ils ne juf- tifîent par la tentation de les commet- tre ; & dès que la violence de la pailion remportera fur Thorreur du crime .dans le defir de mal faire ils en trouveroîst aufTi le droit.
II t'eft donc permis de cefler de vivre ? Je voudrois bien favoir fi tu as com- mencé ? Quoi ! fus-tu placé fur la terrs pour n y rien faire ? Le ciel ne t'impofa- t-il point avec la vie une tâche^ pour la remplir ? Si tu as fait ta journée avant le foir , repofe toi le refte du jour , tu le peux ; mais voyons ton ouvrage. Quelle réponfe tiens-tu prête au Juge fupré- me qui te demandera compte de ton tems ? Parle , que lui diras-tu ? J'ai fé- duitune fille honnête. J'abandonne un ami dans ks chagrins. Malheureux ! trou-
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ve-moi ce Jufte qui fe vante d'avoir affez vécu ; que j'apprenne de lui comment il faut avoir porté la vie pour être en droit de la quitter.
Tu comptes les maux de l'Humanité. Tu ne rougis pas d'épuifer des lieux com- muns cent fois rebattus , & tu dis ; la vie efï un mal. Mais , regarde , cherche dans Tordre des chofes , h tu y trouves quel- ques biens qui ne foient point mêlés de maux. Eft-ce donc à dire qu'il y ait au- cun bien dans l'univers , & peux-tu con- fondre ce qui eft mal par fa nature , avec ce qui ne fouffre le mal que par acci- dent? Tu l'as dit toi-même : la vie paf- five de l'homme n'eft rien ,& ne regarde qu'un corps dont il fera bientôt délivré ; mais fa vie aflive & morale, qui doit influer fur tout fon être , confifte dans l'exercice de fa volonté. La vie efl: un mal pour le méchant qui profpere , & un bien pour Thonnéte-homme infortuné ; car ce n'efl pas une modification paiTa- gere , mais fon rapport avec fon objet gui la rend bonne ou mauvaife. Qusl-^
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les font enfin cqs douleurs fi cruelles qui te forcent de la quitter ? Penfes-tu que je n'aie pas démêlé fous ta feinte impar- tialité dans le dénombrement des maux de cette vie la honte de parler des tiens. Crois^moi , n'abandonne pas à la fois toutes tes vertus. Garde au moins ton ancienne franchife , & dis ouvertement à ton ami ; j'ai perdu l'efpoir de cor- rompre une honnête femme , me voilà forcé d'être homme de bien , j'aime m? eux mourir*
Tu t'ennuies de vivre , & tu dis : la vie eft un mal. lot ou tard tu feras con- foie , <k tu diras : la vie efl: un bien. Tu diras plus vrai fans miieux raifonner : car rien n'aura changé que toi. Change donc àhs aujourd'hui ; &, puifque c'efl dans la mauvaife difpofition de ton ame qu'eft tout le mal , corrige tes affedions déré- glées 5 & ne brûle pas ta maifon pour n'avoir pas la peine de la ranger.
Je fouifre , me dis-tu ; dépend-il de moi de ne pas fouifrir ? D'abord , c'efl: changer l'état de la quefdon ; car il ne
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s'agit p:is de ûvoir h tu fouffres , maïs fi c eft un mal pour toi de vivre. Paffons. Tu fouffres , tu dois chercher à ne phis fouffrir. Voyons s*il eft befoin de mourls^ pour cela.
Confidere un moment le progrès na- turel des maux de Tame diredement oppofé au progrès des maux du corps , comme les deux fubftances font oppo- fées par leur nature. Ceux-ci s'invétè- rent, s'empirent en vieillifïant & détrui- fent enfin cette machine mortelle. Les autres , au contraire , altérations exter- nes & palTigeres d'un être immortel 3c fimple 5 s'effacent infeniîblement, & le laillent dans fa forme originelle , que rien ne fauroit changer. La trifteife ^ l'ennui , les regrets , le défeipoir font des douleurs peu durables , qui ne s'en- racinent jamais dans l'ame , & l'expé- rience dément toujours ce fentiment d'amertume qui nous fait regarder nos peines comme éternelles. Je dirai plus ; je ne puis croire que les vices qui nous corrompent nous foient plus inhérens
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que nos chagrins ; non-feulement Je penfe qu'ils périfTent avec le corps qui les oc- cafionne ; mais je ne doute pas qu'uPaS plus longue vie ne pût fuffire pour cor- riger les hommes^& que plufieurs fîècles de jeun elle ne nous appriflent qu'il n'y a rien de meilleur que la vertu.
Quoi qu'il en foit , puifque la plupart de nos maux phyfiques ne font qu'aug- menter fans ceffe ^ de violentes douleurs du corps 5 quand elles font incurables , peuvent autorifer un homme à difpofer de lui : car toutes fes facultés étant alié- nées par la douleur , & le mal étant fans remède , il n'a plus l'ufage ni de fa vo-* lonté 5 ni de fa raifon ; il ceffe d'être homme avant de mourir , & ne fait , en s'ôtant la vie , qu'achever de quitter un corps qui TembarrafTe & où fon ame n eft ^éjà plus.
Mais il n*en efl: pas aînfî des douleurs de Tame , qui , pour vives qu elles foient, portent toujours leur remède avec elles. En efiit , qu eft-ce qui rend un mal quel- conque intolérable ? c'efl: fa durée. Les
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opérations de la chirurgie font commua Hément beaucoup plus cruelles que les fouffrances qu*elles guériflent ; mais la douleur du mal eft permanente ; celle de ropération , paffagere , & Ton pré- fère celle-ci. Qu eft-il donc befoin d'opé- ration pour des douleurs qu éteint leur propre durée , qui feule les rendroit in- fupportables?E{l-il raifonnable d*appli- quer d'aufîî violens remèdes aux maux qui s'effacent d'eux-mêmes ? Pour qui fait cas de la confiance , 3c n'eftime les ans que le peu qu'ils valent^de deux moyens de fe délivrer des mêmes fouffrances , lequel doit être préféré de la mort ou du tems ? Attends, & tu feras guéri. Que demandes-tu davantage ? . . .
Ah ! c'eft ce qui redouble m-es peines defonger qu elles finiront... Vain fophif- me delà douleur ! Bon mot fans raifon, fans juftefTe , & peut-être fans bonne foi. Quel abfurde motif de défefpoir quel'ef- poir de terminer fa mifere (i) ! Même
• ( { ) Non, PyîiloT4on ne termine pas ainil fa
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eh fuppofant ce bizarre fentiment , qui n'aimeroit mieux aigrir un moment la douleur préiente par Taffurance de la voir finir , comme on facrifie une plaie pour la faire cicatrifer ? & quand la dou- leur auroit un charme qui nous feroit aimer à foufFrir , s'en priver , en s'ôtant la vie, n'eft-ce pas faire à Tinflant même tout ce qu on craint de l'avenir ?
Penfes-y bien , jeune homme ; que font dix 5 vingt, trente ans pour un être immortel ? La peine & le plaifir paiTent comme une ombre ; la vie s'écoule en un inftant ; elle n'eft rien par elle-même , fon prix dépend de fon emploi. Le bien feul qu'on a fait demeure , &: c'efl: par lui qu'elle eft quelque chofe.
Ne dis donc plus que c'efl un mal pour toi de vivre y puifqu'il dépend de
jniferc j on y met le comble , on rompt les derniers nœuds qui nousattachoientau bon- Leur. En regrercant ce qui nous fut cher, on tient encore à l'objet de fa douleur par fa douleur même , & cet état eft moins affreux que de ne tenir plus à rien.
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toi feul que ce foit un bien , & que , fr c'ell un mal d'avoir vécu , c'efl une rai- fon de plus pour vivre encore. Ne dis pas 5 non plus , qu'il t'eft permis de mou- rir ; car autant vaudroit dire qu'il t'eft permis de n'être pas homme , qu'il t'eft permis de te révolter contre l'auteur de: ton être , & de tromper ta deftination» Mais,, en ajoutant que ta mort ne fait de mal à perfonne , fonges-tu que ctiï à ton &m.i que tu l'ofes dire ?
Ta mort ne fait de mal à perfonne ? J'entends : mourir à nos dépens ne t'im- porte gueres , m comptes pour rien nos regrets. Je ne te parle plus des droits de l'amitié que tu méprifes ; n'en efl-ii point de plus chers encore (r) qui t'obli- gent à te conferver ? S'il efl: une perfonne au monde qui t'ait allez aimé pour ne vouloirpas te furvivre , & à qui ton bon- heur manque pour être heureufe^penfes- ^11 1 ... ■ , - 1 ■
(i) Des droits plus chers que ceux de l'a- .mitié 1 Er c'cft un fage qui le dit ! Mais ce prétendu fage étoU amoureux lui-mêrae«
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tune lui rien devoir? Tes funeftesHpro- jets exécutés ne troubleront-ils point la paix d'une ame rendue avec tant de pei- ne à {a première innocence ? Ne crains- tu point de réouvrir dans ce cœur trop tendre des bleffures mal refermées ? Ne erains-tu point que ta perte n'en entraîne une autre encore plus cruelle , en ôtant au monde & à k vertu leur plus digne ornement ? & fi elle te furvit , ne crains- tu point d'exciter dans fon fein le re- mords , plus pefant à fupporter que la vie? Ingrat ami , amant fant délicateffe, feras-tu toujours occupé de toi même ? Ne fongeras-tu jamais qu'à tes peines ? N'es-tu point fenfible au bonheur de ce qui te fut cher? & ne fçaurois-tu vivre pour celle qui voulut mourir avec toi?
Tu parles des devoirs du Magiftrat & du père de famille , & parce qu'ils ne te font pas irrpofés , tu te crois affranchi de tout. Et la fociété à qui tu dois ta confervation , tes talens , tes lumières; la patrie à qui tu appartiens , les mal- heureux qui ont befoin de toi ;, ne leur
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dokrtu rien? O Texad dénombrement que tu fais ! parmi les devoirs que tu comptes, tu n'oublies que ceux d'hom- me di de citoyen ► Où efl: ce vertueux patriote qui refufe de vendre fon fan g à un prince étranger, parce qu'il ne doit le verfer que pour fon pays , & qui veut maintenant le répandre en déiefpéré contre Texprefle défenfe des loix ? Les Joix, les loix, jeune homme ! lefageles jnéprife-t-il ? Socrate innocent y par ref- •pecl pour elles, ne voulut pas fortir de prifon. Tu ne balances point à les violer pour fortir injuftement de la vie, & tu demandes ; quel mal fais je ?
Tu veux t'autoriferpar des exemples,. Tu m'ôfes nommer des Romains ! Toi , des Romains ! Il t'appartient bien d'ôfer prononcer ces noms illuftres ! Dis-moi, Siutus mourut-il en amant défefpéré,& 'T'aton déchira-t-il fes entrailles pour fa maitreflè ? Homme petit & foible , qu'y a-t-il entre Caton & toi ? Montre-moi k mefure commune de cette ame fublime ^ de la tienne. Téméraire, ha! tais-toi.
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Je crains de profaner fon nom par fon apologie. A ce nom faint & augufte ^ tout ami de la vertu doit mettre le front dans la poulliere , & honorer en filence la mémoire du plus grand des hommes* Que tes exemples font mal choifis , & que tu juges baffement des Romains , fi tu penfes qu'ils fe crufTent en droit de s'oter la vie, auiîi-tôt qu'elle leur étoit à charge ! Regarde les beaux tem.s de la république , & cherche fi tu y verras un feiiî citoyen vertueux fe délivrer ainfi du poids de fes devoirs ^ même après les pr.îs cruelles infortunes. Regulus, retour- ntnt à Carthage, prévint-il par fa mort les tourmens qui Tattendoient ? Que n'eût point donné Pofthumius pour que cette refTource lui fut permife aux four- ches Gaudines? Quel effort de courage le Sénat même n'admira-t-il pas dans le Conful Varron pour avoir pu furvivre à fa défaite ^ Par quelle raifon tant de Gé- néraux fe laiiTerent-ils volontairement livrer aux ennemis , eux à qui Tignomi- Joie étoit fi cruelle, de à qui il en çoûtoit
^9 La jVourELLE
fî peu de mourir? Ceft qu'ils dévoient à la patrie leur fang , leur vie & leurs der- niers foupirs , & que la honte ni les re- vers ne les pouvoient détourner de ce devoir facré. Mais quand les loix furent anéanties , & que l'État fut en proie à des tyrans , les citoyens reprirent leur libeité naturelle & leurs droits fur eux- mêmes. Quand Rome ne fut plus , il fut permis à des Romains de cefTer d'être ; ils avoient rempli kurs fonctions fur la terre , ils n' avoient plus de patrie , ils étoient en droit de difpofer d'eux , & de fe rendre à eux-mêmes 1 1 liberté qu'ils ne pouvoient plus rendre à leur pays. Après avoir empljyé leur vie à fervir Rome expirantCj&r à combattre pour les lo X, ils moururent vertueux & grandi eomme ils avoient vécu , & leur mort fut encore un tribut à la gloire du nom Ro- main, afin qu'on ne vît dans aucun d'eux le fpc(5tacle indigne de vrais citoyens fervant un ufurpateur.
Mais toi, qui es-tu? Qu'as-tu fait? Crois-tu t'cxcufer fur ton obfcuiité ? Ta
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fciblelTe t'exempte-t-elle de tes devoirs? Se pour n'avoir ni nom ni rang dans ta patrie, en es-tu moins fournis à fes loix? Il te Ced bien d'ôfer parler de mourir , tandis que tu dois Tufage de ta vie à tes femblables ! Apprends qu'une mort telle que tu la médites efthonteufe & furtive. Ceft un vol fait au genre-humain. Avant de le quitter , rends^-lui ce qu il a fait pour toi. . . Mais je ne tiens à rien. Je fuis mutile au monde...Philofophe d'un jour ! ignores-tu que tu ne faurois faire un pas fur la terre fans y trouver quelque de- voir à remplir , & que tout homme efl utile à l'Humanité 3 par cela feul qu'il exifte ?
Ecoute-moi , jeune infenfé , tu m'es cher ; j'ai pitié de tes erreurs. S'il te refle au fond du cœur le moindre fentiment de vertu , viens , que je t'apprenne a aimer la vie. Chaque fois que tu feras' tenté d'en fortir , dis en toi-même : rc que je faiïe encore une bonne adion 33 avant que de mourir ». Puis va cher- cher quelque indigent à fecourir , qu^l-^
4-0 La Nouvelle
que infortuné à confoler , quelque op- primé à déiendre. Rapproche de moi les malheureux que mon abord intimide ; ne crains d'abufer ni de ma bourfe ni de mon crédit : prends , épuife mes biens , fais-moi riche. Si cette confidération te retient aujourd'hui , elle te retiendra encore demain, après-demain, toute ta vie. Si elle ne te retient pas, meurs : tu n'es qu'un méchant.
LETTRE III.
DbMilord É d o u a rjj
A l'Amant de Julie,
J E ne pourrai , mon cher , vous embraf- fer aujourd'hui , comme je l'avois efpé- ré^ti Ton me retient encore pour deux jours à Kinfington. Le train de la Cour eft qu'on y travaille beaucoup fans rien faire , & que toutes les affaires s'y fuccè- dent (aws s'achever. Celle qui m'arrête ici depuis huit jours ne demandolt j.as deux heuresi mais comme la plus impoir-
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tante affaire des Miniftres q(\. d'avoir toujours Tair affairé, ils perdent plus de tems à me remettre qu'ils n en auroient mis à m'expédier. Mon impatience , un peu trop vifible, n'abrège pas ces délais. Vous favez que la Cour ne me canvient guères ; elle m'eft encore plus infuppor- table depuis que nous vivons enfem- ble , & j'aime cent fois mieux partager votre mélancolie que Tennui des valets qui peuplent ce pays.
Cependant en caufant avec ces em- prellés fainéans , il m'eft venu une idée qui vous regarde, &i fur laquelle je n'at- tends que votre aveu pour dirporcr de vous. Je vois qu'en combattant vos pei- nes vous fouffixz à la fois du mal 3c de la réfiftance. Si vous voulez vivre ^ gué- rir , c'eft m.oins parce que l'honneur & La raifon l'exigent , que pour com^plaire à vos amis. Mon cher , ce n'eft pas afTez» Il faut reprendre le goût de la vie pour en bien remplir les devoirs , & avec tant d'indifi^rence pour toutes chofes, on ne réuffit jamais <à rien. Nous avons beau
42 LaNouvblle faire l'un & l'autre ; la raifon feule ne vous rendra pas la raifon. Il faut qu une multitude d'objets nouveaux & frapparrs vous arrache une partie de l'attention que votre cœur ne donne qu'à celui qui l'occupe. Il faut , pour vous rendre à vous-même , que vous fortiez d'au-de- dans de vous, &cen'eft que dans l'a- gitation d'une vie adive que vous pou- vez retrouver le reuos.
Il fe préfente,pour cette épreuve,une' occafîon qui n'eft pas à dédaigner; il efl queftion d'une entreprife grande , belle^ & telle que bien des 2igQs n'en voient pas de femblables. Il dépend de vous d'en être témoin & d'y concourir. Vou5 verrez le plus grand fpedacle qui puifTe frapper les yeux des hommes; votre goût pour l'obfervation trouvera de quoi fe contenter. Vos fondions feront ho- norables ; elles n'exigeront , avec les talens que vous pofFédez ^ que du cou- rage & de la fanté. Vous y trouverez plus de péril que de gène ; elles ne vous en conviendront que mieux s enfin, votre
H É L o î s zr. '4î^
engagement ne fera pas fort long. Je ne puis vous en dire aujourd'hui da- vantage, parce que ce projet^fur le point d^éclorre, eft pourtant encore un fecret dont je ne fuis pas le maître. J^ajou- teral feulement que , fi vous négligez cette heureufe & rare occaSon , vous ne la retrouverez probablement jamais, & la regretterez peut-être toute votre vie.
J'ai donné ordre à m.on coureur , qui vous porte cette lettre , de vous cher- cher où que vous foyez , <k de ne point revenir fans votre réponfe; car elle pref- fe 5 & je dois donner la mienne avant de partir d'ici.
LETTRE IV.
R É P o N S JE,
F
A I T E S , Miîord ; ordonnez de moi , vous ne ferez défavoué fur rien. En at- tendant que je mérite de vous fervirv au moins que je vous obéifTe,.
44 La No u v e ll t
LETTRE V. Ds Mjiorv Edouard A l'A m an t de J V l I e^
J^u is Q u E VOUS approuvez l'idée qui m'eft venue , je ne veux pas tarder un moment à vous marquer que tout vient d'être conclu , & à vous expliquer de- qtioi il s'agit , félon la permilTion que j'en ai reçue en répondant de vous.
Vous favez qu'on vient d'armer à Pllmouth une efcadre de cinq vaifîeaux de guerre , & qu'elle efl prête à mettre à la voile. Celui qui doit la commander efl: M. George Anfon , habile & vail- lant OlBcier , mon ancien ami. Elle efï deflinée pour la mer du Sud où elle doit fe rendre par le détroit de Le Maire, & en revenir par les Indes orientales. Ainfi vous voyez qu'il n'eft pas queflion de moins que du tour du monde ; expédi- tion qu'on effime devoir durer environ U*ois ans. j'aurois pu vous faire infcrire
H t L o ï s E. 45^
comme volontaire; mais,pour vous don-- ner plus de confidération dans Téqui- page, j'y ai fait ajouter un titre , & vou* êtes couché fur l'état en qualité d'In- génieur des troupes de débarquement; ce qui vous convient d'autant mieux que , le génie étant votre première def- tination , je fais que vous l'avez appris dès votre enfance.
Je compte retourner demain à Lon« dres C I ) , & vous préfenter à M. Anfon dans deux jours. En attendant, fongez à votre équipage , & à vous pourvoir d'infirumens & délivres; car l'embar-^ quement eftprêt, & Ion n'attend plus que l'ordre du départ. Mon cher ami , j*efpere que Dieu vous ramènera fain de corps & de cœur de ce long voyage , U qu'à votre retour nous nous rejoindrons pour ne nous féparer jamais.
( I ) Je n'entends pas trop-bien ceci ; Kin- •fîngton n^étant qu'à un quart de Ijeue de Londres, les Seigneurs qui vont à la Coar n'y couchent pas ; cependant voilà Milord JÉdouard forcé d^paderjcne fais combi^-U de jours.
4(? La N ovvex.l^ LETTRE VL
P E l'A M AN T D E J U L J M
A Madame d'O r s e.
J E pars 5 chère Se charmante Coufine, pour fcûre le tour du globe ; je vais cher- cher dans un autre hémifphere la paix dont je n'ai pu jouir dans celui-ci. In- fenfé que je fuis ! Je vais errer dans Tuni- vers fans trouver un lieu pour y repofer mon coeur; je vais chercher un afyle au inonde où je puifTe être loin de vous ! Mais il faut refpeder les volontés d'un ami, d'un bienfaicleur, d'un père. Sans cfpérer de guérir , il faut au moins le vouloir 5 puiique Julie de la vertu l'or- donnent. Dans trois heures je vais être à la merci des flots; dans trois jours je ne verrai plus l'Europe ; dans trois mois je ferai dans des mers inconnues où ré- gnent d'éternels orages ; dans trois ans peut-être,,., qu'il fer oit affreux de ae
H É L o ï s E. 4t
vous plus voir ! Hélas ! le plus grand péril eft au fond de mon cœur ; car , quoi qu'il en foit de mon fort , je Tai réfolu jje le jure ; vous me verrez digne de paroître à vos yeux , ou vous ne me reverrez jamais.
Milord Edouard, qui retourne à Rome^ vous remettra cette letti'e en paflànt, & vous fera le détail *dér' ce qui me re- garde. Vous connoifTez fon ame , de vous devinerez aifément ce qu'il ne vous dira pas. Vous connûtes la mienne; jugez aufii de ce que je ne vous dis pas moi-même. Ah ! Milord ! vos yeux le« reverront !
Votre amie a donc, ainfique vous, le bonheur d'être mère ! Elle devoit donc l'être !... Ciel inexorable !... O marnere ! pourquoi vous dônna-t-ilun fils dans fa colère?
Il faut finir , je le fens. Adieu, char^- mantes Coufines. Adieu , beautés in- comparables. Adieu , pures & céleftes âmes. Adieu , tendres & inféparabics amies 5 femmes uniques fur la terre,
4§ La No u v elle
Chacune de vous eft le feul objet dlgi\2 du coeur de l'autre» Faites mutuellement votre bonheur. Daignez vous rappeller quelquefois la mémoire d'un infortuné, qui n'exiftoit que pour partager entre vous tous les fentimens de fon ame, &: qui ceiTa de vivre au moment qu'il s'é- loigna de vous. Si jamais.... J'entends le fignal de les cris des Pvlatelots ; je vois fraîchir le vent ^ déployer les voiles. Il faut monter à bord, il faut partir. Mer vafte , mer immenfe , qui dois peut-être m'engloutir dans ton fein , puifTé-je retrouver fur tes flots le calme (^ui fuit mon cœur agité !
^\A^^
LETTRE
H t h a i' jr E,
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LETTRE VIL
De Madame de TVozmar
A Ma dame d' g r b e.
^ u E tu tardes long-tems à revenir ! Toutes ces allées & venues ne m'accom- modent point. Que d'heures fe perdent à te rendre où tu devrois toujours être ,- ^ , qui pis eft, à t^en éloigner î L'idée de fe voir pour -fi peu de tems , gâte tout le plaifir d'être enfemble. Ne fens-tir pas qu'être ainfi alternativement cher toi & chez moi , ç'eft n'être bien nulle part , & n'imagines-tu point quelque^ moyen de faire que tu fois en mêm.©- tems chez lune & chez l'autre?
Que Taifons-nous , cherc Coufîne ? Que d mftans précieux nous laifTons per- dre, quand il ne nous en refle plus à prodiguer ! Les années fe miUÎtipiient ; la jeunefle commence à fuir 3 la vie s'é- coule: le bonheur paffager qu elle oiire Toms III^ C
50 La Nouvelle
efi: entre nos mains , & nous négligeons d'en jouir ! Te fouvient-il du tems où nous édons encore filles, de ces pre- miers tems fi charmans & fi doux qu on ne retrouve plus dans un autre âge , 5c que le cœur oublie avec tant de peine ? Combien de fois, forcées de nous fépa- rer pour peu de jours , 8i même pour peu d'heures , nous difions en nous embraf- fant triftemaent : ah ! fi jamais nous dif- pofons de nous , on ne nous verra plus leparées. Nous en dilpofons mainte- nant, ^<. nous paîTons la moitié de l'an- née éloignées Tune de l'autre ! Quoi ! nous aimerions -nous moins? chère & tendre amie , nous le Tentons toutes deux 5 combien le tems , l'habitude, & tQS bienfaits, ont rendu notre attache- ment plus fort & plus indifibluble. Pour moi , ton abfence me paroît de jour en jour plus infupportable ; ^ je ne puis plus vivre un inftant fans toi. Ce pro- grès de notre amitié eft plus naturel qu'il ne femble : il a fa raifon dans notre fituation^ainû que d^s nos caradères,
^I É L O ï s E. yi
À mefiire qu'on avance en âge , tous les fentimens fe concentrent. On perd tous les jours quelque chofe de ce qui nous fut cher, & J'on ne le remplace plus,. On meurt ainfi par degrés, jufqu'à ce que n'aimant enfin que foi- même, on ait ceflë de fentir & de vivre avant de celTer d'exifter. JVIais un cœur fenfible le deYend de toute fa force contre cette mort anticipée ; quand le froid com. mence aux extrémités , il ra/Temble au, tour de lui toute fa chaleur naturelle • plus il perd, plus il s'attache à ce qui lui refte; & il tient , pour ainfi dire, au dernier objet par les liens de tous' le» autres.
Voilà ce qu'il me femble éprouver oeja , quoique jeune encore. Ah ! ma chère, mon pauvre cœur a tant aimé ' II s eft épuifé de fi bonne heure qu'il vieil- lit avant le tems, & tant d'afFedions diverfes l'ont tellement abforbé qu'il n'y rcfte plus de place pour des attachement nouveaux. Tu m'as vu fucceffivement me, amie, amante, époufe ^ mçts
5'2 L A No U V E L L E
Tu fais fi tous ces titres m*ont été chersl Quelques-uns de ces îiens font détruits ^ d'autres font relâchés. Ma mère , ma tendre mère n'eft plus ; il ne me refte que des pleurs à donner à fa mémoire , & je ne goûte qu'à moitié le plus doux fentiment de la nature. L'amour eft éteint, il Teft pour jamais, & c'cfl: en-» core une place qui ne fera point rem- plie. Nous avons perdu ton digne 6c bon mari que j'aimois comme la chère moitié de toi-même , & qui méritoit fi bien ta tendreife & mon amitié. Si m.es fils étoient plus grands , l'amour mater- nel rempliroit tous ces vuides : mais cet am.our, ainfi que tous les autres , a be- foin de communication, 6-: quel retour peut attendre une mère d'un enfant de quatre ou cinq ans ? Nos enfans nous font chers long-tems avant qu'ils puil- fent le fentir Se nous aimer à leur tour ; & cependant , on a fi grand befoin de dire combien on les aime à quelqu'un qui nous entende ! Mon mari m'entend , Biais, 'û, ne m% répond pas allez ^ à m*
II É L O ï s E. Î5
fantaifie ; la tête ne lui en tourne pas comme à moi : fa tendrelTc pour eux eft trop raifonnable ; j'en veux une plus vive & qui relTemble mieux à la mien- ne. Il me faut une amie , une mère qui foit auili folle que moi de mes enfans & des fîens. En un mot, la maternité me rend Tamûtié plus nécefTaire encore , par le plaifir de parler fans ceiTe de mes enfans , fans donner de Tennui. Je fens que je jouis doublement des carefTes d« mon petit Marcellin^quand je te les vois partager. Quand j'embralTe ta fille, j« crois te prefTer contre mon fein. Nous l'avons dit cent fois ; en voyant tous nos petits bambins jouer enfemble, nos cœurs unis les confondent , de nous ne favons plus à laquelle appartient chacun des trois*
Ce n'eft pas tout , j'ai de fortes rai^ fons pour te fouhaiter fans ceiTe auprès de moi , & ton abfence m'eft cruelle à plus d'un égard. Songe à mon éloigne- ment pour toute diflimulation, de à cette continuelle réferve où ie vîs depuis près
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de fix ans ave riiomme du monda qui m'eft ie plus cher. Mon odieux iecret mepèfe de plus en plus, & (emblecha- que jour devenir plus indifpenfable. Plus riionnéteté veut que je le révèle , plus la prudence m'oblige à le garder. Conçois-tu quel état affreux c'cfl: pour une femme de porter la défiance , le menfonge & la crainte jufques dans Iqs bras d'un époux , de n'ôfer ouvrir fon cœur à celui qui le poilede , & de lui cacher la mDitlé de fa vie pour aifarer le repos de l'autre ? A qui , grand Dieu ! faut-il déguîfer mes plus fecrettes pen- fées , & celer f intérieur d'une ame dont il auroit lieu d'être fi content ? A M. de Wolmar , à mon mari , au plus digne 'époux dont le ciel eût pu récompenfer la vertu d'une fille chafte. Pour l'avoir trompe une fois, il faut le tromper tous 1q$ jours , & me fentir fans celle indi- gne de toutes ks bontés pour moi. Mon cœur n ôfe accepter aucun témoignage à,o ion efllme, fes plus tendres careffes me tont rougir, de toutes les marques
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fle refped & de confîdératîon qu'il me donne , fe changent dans ma conicience en opprobres & en lignes de mépris. Il cft bien dur d'avoir à fe dire fans cède : c^efl: une autre que moi qu'il honore. Ah ! s'il me connoiffoit , il ne me traite- roit pas ainfî ! Non , je ne puis fupporter cet état affreux ; je ne fuis jamais feule avec cet homme refpedable que je ne fois prête à tomber à genoux devant lui ^ à lui conFeffer ma faute & à mourir de douleur &de honte à (qs pieds.
Cependant les raifons qui m'ont rete- nue àhs le commencement^ prennent cha- que jour de nouvelles forces ; & je n'ai pas un motif de parler qui ne foit uprcî raifon de m^e taire. En confîdérant Técat paifible & doux de ma famille , je ne penfe point fans effroi qu'un feul mot y peut caufer un défordre irréparable. Après fix ans pafTés dans une fi parfaite union ^ irai-je troubler le repos d'ur^ mari fi fage & fi Bon, qui n'a d'autre vo- lonté que celle de fon heureufe époufe , ni a autre plaifir que de voir ré,^;ner d.aîs
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fa îTxaiîbn Tordre & h paix? Contrlfto- rai-je par des troubles domeftiques les vieux jours d'un père que je vois fi con-. tent 5 fi cliarmé du bonheur de fa fille & de fon ami? Expoferai-je ces chers enfans , ces enfans aimables & qui pro- mettent tant, à n'avoir qu'une éduca- tion négligée ou fcandaleufe , à fe voir Iqs triftes victimes de la difcorde de leurs parens, entre un père enflamm-é d'une jude indignation , agité par la ja- loufie y & une mère infortunée & cou- pable 5 toujours noyée dans les pleurs ? Je connois M. de Wolmar eftimant fa femme ; que fiis-je ce qu'il fera ne Tefti- mant plus ? Peut-être n'eft-il fi modéré que parce que la paiîîon qui domxineroit dans fon caradère n'a pas encore eu lieu dcfe développer. Peut-être fera-t-il auili violent dans l'emportement de la colère, qu'il eil: doux & tranquille, tant qu'il n'a nul fujet de s'irriter.
Si je dois tant d'égards à tout ce qui Bfi' environne, ne m'en dois- je point aufÏÏ quelcjues-uns à moi même? Six ans d'une
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vie honnête tz rJguliere n'effacent-ils rien aQs erreurs de la jeuneiTe, & faut-il m'expofer encore à la peine d'une faute que je pleure depuis fi long-tems ? Je te Tavoue, maCoufine, je ne tourne point fans répugnance les yeux fur le pafîe ; il m'humilie jufqu'au découragement , de je fuis trop fenfible à la honte pour ea fapporter l'idée fans retomber dans une fDrte de défefpoir. Le temps qui s'eft écoulé depuis mon mariage eft celui qu'il faut que j'envifage pour me rafTu- rer. Mon état préfent m'infpire une con- fiance que d'importuns fouvenirs vou- droient m'ôter. J'aime à nourrir mon cœur des fentimens d'honneur que je crois retrouver en m.oi. Le rang d'épou- fe & de mère m'élève l'ame de me fou- tlent contre les remords d'un autre état. Quand je vois mes enfans & leur père autour de moi , il me femble que tout y refpire la vertu ; ils chafTent de mon efprit l'idée même de mes anciennes fautes. Leur innocence eft la fauve-gar- de de la mienne, ils m'en deviennent
58 La Nouvelle plus chers en me rendant meilleure , & j'ai tant d'horreur pour tout ce qui blefle rhonnêteté , que j'ai peine à me croire la même qui pus l'oublier autrefois. Je ane fens fi loin de ce que j'étois , fi fure de ce que je fuis, qu'il s'en £iut peu que je ne regarde ce que j'aurois à dire comb- ine un aveu qui m'efl: étranger , &: que je ne fuis plus obligée défaire.
Voilà l'état d'incertitude &: d*anxiété dans lequel je flotte ians ceiTe en ton abfence. Sais-tu ce qui arrivera de tout cela quelque jour? Mon père va bientôt partir pour Berne , réfolu de n'en reve- nir qu'après avoir vu la fin de ce long procès 5 dont il ne veut pas nous lailTer l'embarras , & ne fe fiant pas trop non plus, je penfe, à notre zèle à le pour- suivre. Dans l'intervalle de fon départ à fon retour , je refterai feule avec mon mari, & je fens qu'il fera ''prefque im- poflible que ipon fatal fecret ne m'é- chappe. Quand nous avons du monde, tu fais que M. de Wolmar quitte fou- Tent la compagnie £c fait volontier
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feul des promenades aux environs ; ii caufe avec les payfans ; il s'informe de leur fituation ; il examine l'état de leurs terres ; ii les aide , au befoin , de fa bourfe de de fes confeils. ?vlais quand nous fom- mes feuls , il ne fe promené qu'avec moi ; il quitte peu fa femme & fes en- fans , & fe prête à leurs petits jeux avec une iimpllcité fi charmante , qu'alors je fens pour lui quelque chofe de plus ten- dre encore qu'à l'ordinaire. Ces momens d'attendriiicment (ont d'autant plus pé- rilleux pour la réierve , qu'il me four- nit lui-même les occaiions d'en man- quer 5 & qu'il m'a cent fois tenu des propos qui fembloient m/exciter à la confiance. Tôt ou tard il faudra que je lui ouvre mon cœur , je le fens ; mais puifque tu veux que ce foit de concert entre nous , & avec toutes les précau- tions que la prudence autorife , reviens c\: fais de moins longues abfences , ou je ne réponds plus de rien.
Ma douce amie , il faut achever ; 3c ce qui refte,imDorte alîtz pour me coû-
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ter le plus à dire. Tu ne m'es pas feuîe- inent néceflaire quand je fuis avec mes enfans ou avec mon mari , mais fur-tout quand je fuis feule avec ta pauvre Julie , te la folitude m*eft dangereufe précité- ïnent parce qu'elle m'ell: douce , & que fouvent je la cherche fins y fonger. Ce ^'eft pas 5 tu le fais , que mon cœur fe ïelTente encore de fes anciennes blelTii- l'es ; non , il eft guéri , je le fens , j'en fuis très-fûre , j'ofe me croire vertueufe. Ce n'efl: point le préfent que je crains ; c'eft le pafTé qui me tourmente. Il eft des fouvenirs auflî redoutables que le fentiment aduel ; on s^attendrit par ré- minifcence ; on a honte de fe fentir pleurer , 5c l'on n'en pleure que davan- tage. Ces larmes font de pitié , de re- gret , de repentir ; l'amour n'y a plus de part ; il ne m'eftplus rien ; mais je pleure les maux qu'il a caufés ; je pleure là fort d'un homme eftimable que àts feux indifcrettement nourris ont privé du repos & peut-être de la vie. Hélas î fans 4oute il a péri dans ce long & périlleux
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voyage que le défefpoir lui a fait entre- prendre. S'il vivoit 5 du bout du monde il nous eût donné de fes nouvelles ; près de quatre ans fe font écoulés depuis fon départ. On dit que Tefcadre fur laquelle il eft , a fouffert mille défaftres , qu elle a perdu les trois quarts de fes équipa- ges, que plufieurs vaifleaux font fubmer- gés , qu'on ne fait ce qu'eft devenu k refte. Il n eft plus , il n eft plus ! Un fe- cret preffentiment me Tannonce. L'in^ fortuné n'aura pas été plus épargné que tant d'autres. La mer , les maladies , la trifteiïe bien plus cruelle^auront abrégé fes jours. Ainfi s'éteint tout ce qui brille un moment fur la terre. Il manquoit aux tourmens de ma confcience d'avoir à me reprocher la mort d'un honnête- homme. Ah! ma chère ! quelle ame c'é- toit que la fienne ! . . . comme il favoit aimer ! . . . il méritoit de vivre ... il aura préfenté devant le fouverain juge une am.e foible, mais faine & aimant la ver- tu... Je m'eiforce en viin de chafTerces trilles idées s à chaque inilant elles re-
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viennent malgré moi. Pour les bannir , ou pour les régler , ton amie a befoin de tQS foins ; Se puifque je ne puis oublier cet infortuné, j'aime mieux en caufer avec toi que d'y penfer toute feule.
Regarde que de raifons augmentent le befoin continuel que j'ai de t' avoir avec moi ! Plus fage & plus heureufe , fî ÏQs mêmes raifons te manquent , ton .cœur fent-il moins le même befoin'? S'il .eft bien vrai que tu ne veuilles ponit te remarier , ayant fi peu de contente- ment de ta famille , quelle maifon te peut mieux convenir que celle-ci ? Pour moi 5 je foufFre à te favoir dans la tien- ne ; car malgré ta diffimulation , je can- nois ta manière d'y vivre , & ne fuis -point dupe de l'air folâtre que tu viens nous étaler à Clarens. Tu m'as bien re- proché des défauts en ma vie ; mais j'en .ai un très-grand à te reprocher à mon tour ; c'efl que ta douleur eft toujours •concentrée & folitaire. Tu te caches pour t'aiïïiger , comme fi tu rougiiTois de pleurer devant ton amie. Claire , je
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n'aime pas cela. Je ne fuis point injurce comme toi ; je ne blâme point tes re- grets ; je ne veux pas qu'au bout de deux ans ^-de dix, ni de toute ta vie , tu ceffes d'honorer la mémoire d'un fi ten- dre époux; mais je te blâme, après avoir pafTé tes plus beaux jours à pleurer avec ta Julie , de lui dérober la douceur de pleurer à fon tour avec toi , & de laver par de plus dignes larmes la honte de celles qu'elle verfa dans ton fein. Si tu es fâchée de t'affliger , ah ! tu ne con- nois pas la véritable afflidion, Si tu y prends une forte de plaifir , pourquoi ne veux-tu pas que je le partage ? Igno- res-tu que la communication des cœurs imprime à la trifteffe je ne fais quoi de doux & de touchant , que n'a pas le contentement ? & l'amitié n'a-t-elle pas été fpécialement donnée aux malheu- reux pour le foulagement de leurs maux èc la confolation de leurs peines ?
Voilà 5 ma chère , des confidérations que tu devrois faire , d:i auxquelles il faut ajouter qu'en te propofant de venir
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demeurer avec moi , je ne te parle pas moins au nom de mon mari qu'au mien. Il m'a paru plufieurs fois lurpris , pref- que fcandalifé , que deux amies telles que nous n'habitalTent pas enfemble ; il aiîiire te l'avoir dit à toi-même , & il n'eft pas homme à parler inconfidéré- ment. Je ne fais quel parti tu prendras fur mes repréfentations ; j'ai lieu d'efpé- rer qu'il fera tel que je le defire. Quoi qu'il en foit , le mien efl: pris , & je ne changerai pas. Je n'ai pas oublié le tems où tu voulois me fuivre en Angleterre.- Amie incomparable , c'eft à préfent mon tour. Tu connois mon averfion pour la ville 5 mon goût pour la campagne , pour les travaux ruftiques , &: l'attachement que trois ans de féjour m'ont donné pour ma maifon de Clarens. Tu n'igno- res pas 5 non plus , quel embarras c'eft de déménager avec toute une famille , & combien ce feroit abufer de la com- plaifance de mon père de le tranlplan- ter fi fouvent. Hé bien ! fi tu ne veux j)as quitter ton ménage , & venir gour
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verner le mien , je fuis réfolue à pren- dre une maifon à Laufane où nous irons tous demeurer avec toi. Arrange-toi là- ÙQi^MS'y tout le veut ; mon coeur , mon devoir, mon bonheur, mon honneur confervé, ma raifon recouvrée , mon état, mon mari, mes enfans , moi-mê- me, je te dois tout; tout ce que j'ai de bien me vient de toi; je ne vois rien qui ne m y rappelle; & fans toi je ne fuis rien. Viens donc , ma bien-aiméc , mon ange tutélaire ; viens conferver ton ouvrage , viens jouir de tes bienfaits. N^ayons plus qu'une famille, €omme nous n'avons qu'une am^e pour la ché-- rir; tu veilleras fur l'éducation de mes fils , je veillerai fur celle de ta fille : nous nous partagerons les devoirs de mère , & nous en doublerons les plai- (îrs. Nous élèverons nos cœurs enfemble à celui qui purifia le mien par tes foins , ^ n'ayant plus rien à defirer en ce mon- de , nous attendrons en paix l'autre vie dans le fein de Tinnocence & de l'amitié.
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LETTRE VIII.
RÉPONSE DE Madame d'0rb3
A Madame de PFozmar,
JV| o N Dieu ! Coufîne, que ta lettre m'a donné de plaifir ! Charmante prê- cheufe ! . . . charmante , en vérité ; mais précheufe pourtant. Pérorant à ravir: des œuvres , peu de nouvelles. L*architeâ:e Athénien .... ce beau difeur .... tu fais bien .... dans ton vieux Plutarque .... iPompeufes defcriptîons , fuperbe tem- ple .... quand il a tout dit,, l'autre vient ; un homme uni , l'air fimple , grave 3c pofé .... comme quidiroit,ta Couiine Claire . . . d'une voix creufe , lente , & même un peu nafale ... Ce cjuil a dit , je le ferai. Il fe tait, & les mains de bat- tre ! Adieu rhomme aux phrafes. MMi enfant, nous fommes ces deux Architec- tes ; le temple dont il s'agit eft celui de TAmitié.
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Kéfumons un peu les belles chofes que tu m'as dites* Premièrement , que nous nous aimions; & puis , que jet'é- tois nécefTaire ; &: puis , que tu me Té- tois auffi ; & puis , qu étant libres de pafler nos jours enfemble, il les y falloit paiTer. Et tu as trouvé tout cela toute feule ? Sans m.entir tu es une éloquente perfonne ! Oh bien ! que je t'apprenne à quoi je m'occupois de mon côté , tan- dis que tu méditois cette fublime lettre. Après cela , tu jugeras-^toi-méme lequel vaut le mieux de ce que tu dis » ou da ce que je fais.
A peine eu5-]e perdu mon mari, que tu remplis le vuide qu'il avoit laiffé dans mon coeur. De fon vivant, il en parta- geoit avec toi les afl-ections ; àts qu'il ne fut plus 5 je ne fus qu'à toi feule, & fé- lon ta remarque fur l'accord de la ten- dreffe maternelle & de l'amitié , ma fille même n'étoit pour nous qu'un lien de plus .Non-feulem^ent , je réfolus àhs lors de paffer le refte de ma vie avec toi; mais je formai un projet plus étendu.
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Poiu" que nos deux familles n'en fillent qu'une ^ je me propofai., fuppofant tous les rapports convenables , d'unir un jour ma fille ,• à ton fils aine , & ce nom de mari ^ trouvé par plaifanterie, me parut d'heureux augure pour le lui donner un jour tout de bon.
Dans ce deffein , je cherchai d'abord à lever les embarras d'une fuccefiion em- brouillée , & mê trouvant allez de bien pour lacrifier quelque chofe à la liquida- tion du refle , je ne fongeai qu'à mettre le partage de ma fille en effets affurés 3c à l'abri de tout procès. Tu fais que j'ai àes fantaifies fur bien des chofes : ma folie dans celle-ci étoit de te furpren- dre. Je m'étois mile en tête d'entrer un beau matin dans ta chambre , tenant d'une main mon enfant , de l'autre un porte-feuille , & de te préfenter l'un &c l'autre avec un beau compliment pour dépofer en tes mains la mère, la fille , & leur bien, c'eft- à-dire , la dot de celle- ci. Gouverne-la, voulois-je te dire , com- me il convient aux intérêts de ton iils;
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car c'eft déformais fon affaire & la tien- ne ; pour moi je ne m'en mêle plus.
Remplie de cette charmante idée , iï fallut m'en ouvrir à quelqu'un qui m'ai- dât à Texécuter. Or, devine qui je choifîs pour cette confidence ? Un certain M, de '^^/'olmar : ne le',connOiitrois-tu point?,,. Mon m.ari, Coufine ?... Oui, ton mari, Coufine. Ce même homme à qui tu as tant de peine à cacher un fecret qu'il lui im_porte de ne pas favoir , efl: celui qui t'en a fu taire un qu'il t'eût été fi doux d'apprendre. Cétoit-là le vrai fujet de tous ces entretiens myftérieux dont tu nous faifois fi comiquement la guerre, Tu vois comme ils font diffimulés , ces maris ! N'eft-il pas bien plaifant que ce foient eux qui nous accufent de diffima-? iation ? j'exigeois du tien davantage en? core. Je voyois fort bien que tu médi- tois le même projet que moi, mais plus en-dedans, & comme celle qui n'exhals fes fentimens qu'à mefure qu'on s'y livre. Cherchant donc à te ménager une fur- prifc plus agréable, je voulois que,quand
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tu lui propoferois notre réunion , il ne parût pas fort approuver cet emprelTe^ ment , & fe montrât un peu froid à con- fentir. Il me fit là-defTus une réponfe que j'ai retenue , & que tu dois bien retenir ; car je doute que depuis qu'il y a des maris au monde , aucun d'eux en ait fait une pareille. La voici, ce Petite 33 Coufine , je connois Julie... je la con- 33 nois bien , . . mieux qu elle ne croit , 33 peut-être. Sgn cœur eft trop honnête 33 pour qu'on doive réfifter à rien de ce 33 qu'elle defire , •& trop fenfible pour 33 qu'on le puilïè fans l'affliger. Depuis 33 cinq ans que nous fomm^es unis , je î3 ne crois pas qu'elle ait reçu de moi 33 le moindre chagrin ; j'efpere mourir t3 fans lui en avoir jamais fait aucun 33, Coufine , fonges-y bien : voilà quel eft îe mari dont tu médites fans cefTe dq troubler indifcrettement le repos.
Pour moi, j'eus moins de délicateffe, ou plus de confiance en ta douceur, & j'éloignai fi naturellement les difcours guxcjuels ton caur te ramenoit fouvent,
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que ne pouvant taxer le m'en de s'attié^ dir pour toi , tu t*allas mettre dans la tête que j'attendois de fécondes noces ^ &: que je t'aimois mieux que toute autre chofe, horm.is un mari. Car, vois-tu ! ma pauvre enfant , tu n'as pas un fecretj mouvement qui m'échappe. Je te devi- ne , je te pénètre ; je perce jufqu au plus profond de ton ame , & c'eft pour cela que je t'ai toujours adorée. Ce foupçori qui te faifoit fi heureufement prendra le change , m'a paru excellent à nourrir. Je me fuis mife à faire la veuve coquette allez bien pour t'y tromper toi-même. Cefî un rôle pour lequel le talent me inanque moins que l'inclination. Jai adroitement employé cet air agaçant , que je ne ûiis pas mal prendre, de avec lequel je me fuis quelquefois amufée à perfîffler plus d'un jeune fat. Tu en as été tout-à-fait la dupe, ^ m'as cru prête à chercher un fuccelTeur à l'homme du monde auquel il éroit le moins aifé d'ea trouver. Mais je fuis trop franche pour pouvoir me contrefaire long-tems , §f
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tu t'es bientôt raffurée. Cependant , je veux te raffurer encore mieux e n t*ex- pliquant mes vrais fçntimens (ur es point.
Je te Tal dit cent fols étant fille ; je n'e'tois point faite pour être femme. S'il eût dépendu de moi, je ne me ferois point mariée. Mais dans notre fexe, on n'acheté la liberté que par l'efclavage , ^ il faut commencer par être fervante pour devenir fa maitreffe un jour. Quoi- que mon père ne me gênât pas , j'avoi.s des chagrins .dans ma famille. Pour çi'en délivrer , j'époufai donc M. d'Or- • be. Il étoit fi honnete-homme & m'ai- moit fi tendrement , que je l'aimois fin- cèrement à mon tour. L'expérience me donna du mariage une idée plus avati- tageufe que celle que j'en avois conçue , ^ détruifit les imprelîions que m'en avoit laiiTé la Chaillot. M. d'Orbe mç; rendit heureufe ^ 6c ne s'en repentit pas. Avec un autre^ j'aurois toujours rem.pli rnes devoirs, mais je l'aurois défolé, & j^ fens qu'il me f Jloit un aufù bon marj
pour
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pour faire de moi une bonne femme» Imaginerois-tu que c'eft de cela même que i'avois à me plaindre ? Mon enfant , nous nous aimions trop , nous n'étions point gais. Une amitié plus légère eût été plus folâtre ; je Taurois préférée ^& je crois que j'aurois mieux aimé vivre jnoins contente , & pouvoir vivre plus fou vent.
A cela fe joignirent les fujets particu- culiers d'inquiétude que me donnoit ta fîtuation. Je n'ai pas befoin de te rap- peler les dangers que t'a fait courir une paillon mal réglée. Je les vis en frémif ■ fant. Si tu n'avois rifqué que ta vie , peut-être un refte de gaieté ne m'eiit-il pas tout-à-fait abandonnée : mais la trif- telle & Feifroi pénètrent mon ^me^ & jufqu'à ce que je t'aie vu mariée , je n'ai pas eu un moment de pure joie. Tu connus ma douleur , tu la fentis. Elle a beaucoup fait fur ton bon cœur , 6c je ne ceiTerai de bénir ces heureufes lar- mes qui font peut-être la caufe de toa retour au bien. .
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Voilà comment s'eft paffé tout le tems que j'ai vécu avec mon mari. Juge ^i , depuis que Dieu me l'a ôté , je pour rois efpérer d'en retrouver un autre qui fût autant félon m.on cœur , & fi je fuis ten- tée de le chercher ? Non ^ Coufine ; le mariage efl: un état trop grave ; fa di- gnité ne va point avec mon humeur , elle m'attrifte & me fied mal ; fans compter que toute gêne m'eft infuppor- table. Penfe , toi qui me cannois , ce que peut être à mes yeux un lien dans lequel je n ai pas ri durant fept ans fept petites fois à mon aife ! Je ne veux pas faire comme toi la matrone à vingt-huit ans. Je me trouve une petite veuve affez piquante , allez mariable encore , & je crois que , fi j'étois homme , je m'accom- moderois aiTez de moi, Mais me rema- rier , Coufine ! Écoute , je pleure bien {încérement mon pauvre mari ; j'aurois donné la moitié de ma vie pour palier l'autre avec lui , & pourtant ^s*!! pouvoit prévenir, je ne le reprendrois, je crois,lui- mçme; cjue parce* que je Tavois déjà pris,
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Je viens de t'expofer mes véritables Intentions. Si je n*ai pu les exécuter en- core^malgré les foins de M. de V/olmar, c'eft que les difficultés femblent croître avec mon zèle aies furmonter. Mais mo!i zèle fera le plus fort , Se avant que Tété fe pafTe , j'efpère me réunir à toi pour le refte de nos jours.
Il refle à me juflifier du reproche de te cacher mes peines , & d'aimer à pleu- rer loin de toi ; je ne le nie pas , c'efl: à quoi j'emploie ici le meilleur tems que j'y paffe. Je n'entre jam.ais dans ma mai- fon fans y retrouver des veftiges de ce- lui qui me la rendoit chère. Je n'y fais pas un pas , je n'y fixe pas un objet fans appercevoir quelque figne de fa ten- drefTe Se de la bonté de fon cœur ; vou- drois-tu que le maen n'en fût pas ému ? Quand je fuis ici , je ne fens que la perte que j'ai faite. Quand je fuis près de toi , je ne vois que ce qui m'efl: reflé. Peux- tu me faire un crime de ton pouvoir fur mon humeur ? Si je pleure en ton abfen- ce , 6c fi je ris près de toi , d'où vient
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cette différence ? Petite ingrate , c efl: que tu me confoles de tout , & que je ne fais plus m'affliger de rien ^ quand je te poffede.
Tu as dit bien des chofes en faveur de notre ancienne amitié : mais je ne te pardonne pas d^oublier celle qui me fait le plus d'honneur ; c'efl: de te chérir^ quoique tu m'éclipfes. Ma Julie , tu es faite pour régner. Ton empire efl le plus abfolu que je connoifTe. Il s'étend juf- ques fur les volontés , & je l'éprouve plus que perfonne. Comment cela fe fait-il 5 Coufine ? Nous aimons toutes deux la vertu ; l'honnêteté nous efl éga- lement chère , nos talens font \qs mê- mes ; j'ai prefque autant d'efprit que toi 5 & ne fuis gueres moins jolie. Je fais ioxt bien tout cela, &, malgré tout cela, tu m'en impofes, tu me fubjugues , tu m'atterres , ton génie éciâfe le mien ^ & je ne fuis rien devant toi. Lors même que tu vivois dans des liaifons que tu tereprochois , &, que n'ayant point iffiité 3 ta faute j'aurois dû prendre T^f»
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cendant à mon tour , il ne te demeurolt pas moins. Ta foibleffe, que je blâmois ^ me fembloit prefque une vertu ; Je ne pouvois m'empêcher d'admirer en toi ce que j*aurois repris dans une autre. En- fin, dans ce temps-là même, je ne t'abor ■ dois point fans un certain mouvement de refped involontaire, & il efl: fur que toute ta douceur ^ toute la familiarité de ton commerce étoît nécefTairô pour me rendre ton amie : naturellement, je de- vois être ta fervante. Explique fi tu peux cette énigme 5 quant à moi , je n'y en- tends rien.
Mais fi fait pourtant , je l'entends un peu , & je crois même l'avoir autrefois expliquée. C'eft que ton cœur vivifie tous ceux qui l'environnent & leur don- ne , pour ainfi dire, un nouvel être dont ils font forcés de lui faire hommage , puifqu'ils ne l'auroient point eu fans lui* Je t'ai rendu d'importans fervices , j'en conviens ; tu m'en fais fouvenir fi fou- vent qu'il n'y a pas moyen de l'oublier. Je ne le nie point ; fans moi tu étois per-
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due. Mais qu*ai-je fait ^que te rendre ce que i'avois reçu de toi ? Eft-il polîible de te voir long-tems fans fe fentir pénétrer Tame des charmes de la vertu & des douceurs de Tamitié ? Ne fais-tu pas que tout ce qui t'approche efl par toi-même armé pour ta défenfe , & que ]^ n ai par- àQS}is les autres que l'avantage de^ gar- des de Séfoftris , d'être de ton âge & de ton fexe, & d'avoir été élevée avec toi ? Quoi qu'il en foit , Claire fe con-» foie de valoir moins que Julie , en ce que fans Julie elle vaudroit bien moins encore ; & puis , à te dire la vérité , je crois que nous avions grand befoin l'un^ de l'autre , & que chacune des deux y perdroit beaucoup , fi le fort nous eût féparées.
Ce qui me fâche le plus dans les afl&î- res qui me retiennent encore ici , c'efl: le rifque de ton fecret , toujours prêt à 'échapper de ta bouche. Confidere , je t'en conjure , que ce qui te porte à le garder eft une raifon forte & folide , & que ce qui te porte à le révéler n'eft
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q\xnn fentiment aveugle. Nos foupçons mêmes que ce fecret n'en efl: plus un pour celui qu il intéreflè , nous font une raifon de plus pour ne le lui déclaret qu'avec la plus grande circonfpedion. Peut-être la réferve de ton mari eft-elle un exemple Se une leçon pour nous : car en de pareilles matières il y a fou- Vent une grande différence entre ce qu'on feint d'ignorer & ce qu'on efl forcé de fa voir. Attends donc , je l'e- xige^que nous en délibérions encore une fois. Si tes preffentimens étoient fondés, & que ton déplorable ami ne fût plus , le meilleur pnrti qui refteroit à prendre fjroit de îaiiTer fon hiftoire & tes mal- heurs enfcvelis avec lui. S'il vit^comms je l'efpere , le cas peut devenir diffé- rent ; mais encore faut-il que ce cas fe préfente. En tout état de caufe , crois-tu ne devoir aucun égard aux derniers con- feils d'un infortuné dont tous les maux font ton ouvrage ?
A l'égard des dangers de la folitude, je conçois & j'approuve tes allarmes ,
So La Nouvelle quoique je les fâche très-mal fondées. Tes fautes paffées te rendent craintive ; j'en augure d'autant mieux du préfent , & tu le ferois bien moins s'il te reftoit plus de fujets de l'être. Mais je ne puis te paiïer ton effroi fur le fort de notre pau- vr^mi. A préfent que tes affedions ont changé d'efpece , crois qu'il ne m'efl: pas moins cher qu'à toi. Cependant j'ai des prefTentimens tout contraires aux tiens 3 t<, mieux d'accord avec la raifon. Milord Edouard a reçu deux fois de fes nou- velles 3 & m'a écrit à la féconde qu il étoit dans la m.er du Sud , ayant déjà paiTé les dangers dont tu parles. Tu fais cela aulH-bien que moi , & tu t'aiRiges , comme fi tu n'en favois rien. Mais ce que tu ne fais pas , & qu'il faut t'ap- prendre , c'eft que le vaifTeau fur lequel il eft , a été vu , il y a deux mois , à la hauteur des Canaries , faifant voile en Europe. Voilà ce qu'on écrit de Hol- lande à mon père , & dont il n'a pas manqué de me faire part , félon fa cou- tume de m'inftruire des affaires publiques
Il É L o ï s Ê. 8i
beaucoup plus exadement que des (ien- nes. Le cœur me dit , à moi^ que nous ne ferons pas îong-tems fans recevoir des nouvelles de notre Philofophe, ôc que tu en feras pour tes larmes ^ à moins qu'après Tavoir pleuré mort, tu ne pleu- res de ce qu il efl: en vie. Mais , Dieu merci 5 tu n'en es plus là.
J)eh ! fojje or qui quel mifer fur un foco , Ch'e gld di f langer e dï lïver lafso l
Volîà ce que j'avais à te repondre. Celle qui t*aime , t'offre & partage la douce efpérance d'une éternelle réunioH» Tu vois que tu n'en as formé le projet ni feule ni la première , &c que l'exécu- tion en efl; plus avancée que tu ne pen-- fois. Prends donc patience encore cet été 5 ma douce amie : il vaut mieux tar- der à fe rejoindre ^ que d'avoir encore à fe féparer.
Hé bien ! belle Dame, aî-jetenu pa- role 5 & mon triomphe eft-il complet? Allons 5 qu'on fe mette à genoux, qu'cMi'^ baife avecrefpeâ cette lettre, &quo$/
22 La A^o u y EL le
reconnoiffe humblement qu'au moins une fois en la vie , Julie de Wolmar a été vaincue en amitié ( i ).
LETTRE IX.
D E l'A m a n t de Julie A Ma dame d'O r b e,
jyf A Coufine , ma bienfaitrice , mon amie , j'arrive des extrémités de la terre, &c j'en rapporte un cœur tout plein de vous. J'ai pafTé quatre fois la ligne ; j'ai parcouru les deux hémifphèrcs ; j'ai vu les quatre parties du monde ; j'en ai mis le diamètre entre nous ; j'ai fait le tour
( I ) Que cette bonne S.iiiTcirc eft heureufe d'être gaie , quand elle ell ^aie , (ans elprit , fans naïveté, fans lineile 1 Elie ne le doute pas des apprêts qu'il Faut parmi nous pour faire pafler la bonne humeur. Ele ne fait pas qu'on n'a point cette bonne humeur pour
t)i, m.iis pour les autres, &: qu'on ne rit as pour rire , mais pour être applaudi.
II É L O ï s E. § J
entier du globe & n'ai pu vous échap-i^ per un moment. On a beau fuir ce qui nous eft cher , fon image plus vite que la mer & les vents , nous fuit au bout de l'univers , & par - tout où l'on fe porte avec foi , l'on y porte ce qui nous fait vivre. J'ai beaucoup fouffert ; j'ai vu fouiïrir davantage. Que d'infortunés j'aî vu mourir ! Héias ! ils mettaient un Ci grand prix à la vie ! & moi je leur aï furvécu ! . . . Peut-être étois-je en effet moins à plaindre ; les mifères de mes compagnons m'étoientplus fenfi.bles que les miennes; je les voyois tout entiers à leurs peines ; ils dévoient fouffrir plus que moi. Je me difois; je fuis mal ici : mais il eft un coin fur la terre oii je fui^ heureux &: paifible, & je me dédom- mageois au bord du lac de Genève de ce que j'endurois fur TOcéan. J'ai le bonheur , en arrivant , de voir confirmée mes efpérances ; Milord Edouard m'ap- prend que vous jouifîez toutes deux de la paix & de la f^nté , èç que fi vous , f.n particulier, avez perdu le douxtitrç
84 La?/ouvelle d'époufe 5 il vous refte ceux d'amie &: de me -e , qui doivent fuffire à votre bonheur.
Je fuis trop prefTé de vous envoyer cette lettre pour vous faire à préfent un détail de mon voyage. J'ôfe efperer d'en avoir bientôt une occafîon plus commo- de. Je T[\Q contente ici de vous en don- ner une légère idée , plus pour exciter que pour fatisfaire votre curiofité. J'ai mis près de quatre ans au trajet imnienfe dont je viens de vous parler , 6c fuis revenu dans le même vaifTeau fur lequel i'étois parti , le feul que le Comman- dant ait ramené de fon cfcadre.
J'ai vu d'abord l'Amérique méridio- nale p ce vafte continent que le manque de fer a fournis aux Européens , & dont ils ont fait un défert pour s'en afTurer l'empire. J'ai vu les côtes du Bréfil où Lifbonne & Londres puifent leurs tré- fors 5 & dont les peuples miférables foulent aux pieds l'or & les diamans fans ofer y porter la main. J'ai traverfé pai- iîblement les mers 1-es plus orageufvS
H È L o ï s E, 8 <;
qui font fous le cercle antarctique ; j^ai trouvé dans la mer pacifique les plus ef- froyables tennpétes :
E in mar duHiofo fotto îgnoto polo Prcydi V onde fallaci i el venîo infido»
J'ai vu de loin le féjour de ces prétendus géans (ï) qui ne font grands qu'en cou- rage 5 & dont l'indépendance eft plus afTurée par une vie fimple & frugale que par une haute ftature. J'ai féjourné trois mois dans une ifle déferte & délicieufe^ douce & touchante image de l'antique beauté de la nature ^ & qui fembb être confinée au bout du monde, pour y ier- vir d'afyle à l'innocence & à l'amour per- fécTutés : mais l'avide Européen fait fon humeur faro'uche,en empêchant Flndien paifible de l'habiter, & fe rend juflice, en ne l'habitant pas lui-même.
J'ai vu/ur les rives du Mexique & du Pérou^le m.ême fpedacle que dans le Bré- fil : j'en ai vu les rares & infortunés ha-
( i)LesPatagons.
26 L J N O U ]/ E L L E
bitans , trilles reftes de deux puhTans peuples, accablés de fers , d'opprobres & de milères, au milieu de leurs riches métaux 5 reprocher au ciel, en pleurant, les tréfors qu'il leur a prodigués. J'ai \ai l'incendie affreux d'une ville entière , fans réfiftance & fans défenfeurs. Tel efl: le droit de la guerre parmi les peuples favans , humains & polis de l'Europe : on ne fe borne pas à faire à fon enne- mi , tout le mal dont on peut tirer du profit ; mais on compte pour un profit 5 tout le m.al qu'on peut lui faire à pure perte. J'ai côtoyé prefque toute la partie occidentale de l'Amérique ; non fans être frappé d'admiration en voyant quinze- cents lieues de côte , & la plus grande mer du monde, fous l'empire d'une feule puifTance , qui tient , pour ainfi dire , en fa main, les clefs a un hémifphère du globe.
Après avoir traverfé la grande mer , j'ai trouvé dans l'autre continent un nou- veau fpedacle. J'ai vu la plus nombreu- fe a^ la plus iliuftre natian de l'Univers
'H É L O I s E. 87
foumlfe à une poignée de brigands ; j'aî vu de près ce peuple célèbre , & n'ai plus été furpris de le trouver efcîave. Autant de fois conquis qu attaqué , il fut toujours en proie au premier venu , dz le fera jufqu'à la fin des fiècles. Je l'ai trouvé digne de fon fort^ n ayant pas même le courage d'en gémir. Lettré, lâche 5 hypocrite & charlatan ; parlant beaucoup fans rien dire , plein d'efprit fans aucun génie , abondant en fignes ÔC fl-ériîe en idées ; poli , complimenteur , adroit , fourbe & fripon ; qui met tous les devoirs en étiquette , toute la mo- rale en fimagrées , & ne connoît d'autre humanité que les falutations & les révé- rences. J'ai furgi dans une féconde Ifle déferte , plus inconnue , pjus charmante encore que la première , & où le plus CFuel accident faillit à nous confiner pour jamais. Je fus le feul peut-être qu'un exil fi doux n'épouvanta point ; ne fais- je pas déformais par-tout en e:âl ? J'ai vu dans ce lieu de délire & d'eliroi ce que peut tenter TinduHrie humaine poux '
g8 La N ô u V e l le
tirer l'homme civilifé d'une folltude ou rien ne lui manque , & le replonger dans un gouffre de nouveaux befoins.
J*ai vu dans le vafte Océan , où il de- vroit être fi doux à des hommes a en rencontrer d'autres , deux grands vaif- féaux fe chercher , fe trouver , s'atta < quer , fe battre avec fureur , comme fi cet efpace immenfe eût été trop petit pour chacun d'eux. Je les ai vu vomir , l'un contre l'autre, le fer èc les flammes. Dans un combat affez court , j'ai vu l'image de l'enfer. J'ai entendu les cris de joie des vainqueurs couvrir les plain- tes des bleffés , & les gémilTemens des mourans. J'ai reçu, en rougilTant, ma parc d'un immenfe butin; je l'ai reçu, mais en dépôt , èc §'il fut pris fur des mal- heureux, c'eft à des malheureux qu'il fera rendu. #
J'ai vu l'Europe tranfportée à l'extré- mité de l'Afrique , par les foins de ce peuple avare 5 patienta laborieux, qui a vaincu, par le tems 3c la confiance, dQs difficultés que tout l'héroïfme des autres
H i L o I s r. 8p
peuples n'a jamais pu furmonter. J*aîvu ces vaftes & malheur eufes contrées qui ns fembîent deftinées qu à couvrir la terre de troupeaux d'efclaves. A leur vil alped, j'ai détourné les yeux de dédain, G^horreur & de pîtié; &, voyant la qua- trième partie de mes femblables chan- gée en bétes, pour le fervice des autres, j'ai gémi d'être homme.
Enfin, j'ai vu dans mes compagnorrs de voyage , un peuple intrépide & fier , dont l'exemple & la liberté rétabîiflbient, à mes yeux , l'honneur de mon efpèce ; pour lequel la douleur & la mort ne font rien, & qui ne craint au monde que la faim & l'ennui. J'ai vu dans leur chef, un capitaine , un foîdat , un pilote , un foge, un grand-homme ; &, pour dire encore plus peut-être , le digne ami d'E- douard Bomflon : mais ce que je n'ai point vu dans le monde entier , c'eft quelqu'un qui relTemble à Claire d'Or- be, à Julie d'Étange , & qui puifTe con- fjler de leur perte un ccrur qui fut les aimer.
^0 La No uve l le
Comment vous parler de ma guéri-' fon ? Ceft de vous que je dois appren- dre à la connoitre. Reviens-je plus libre ^ plus %e que je ne fuis parti? J'ofe le croire , & ne puis Taffirmer. La même image règne toujours d:.ns mon cœur 5 vous favez s'il eft poiîlble qu'elle s^n efface; mais fon empire e(l plus digne d'elle ; &, fi je ne me fiis pas illufion ^ elle règne dans ce cœur infortuné com- me dans le votre. Oui, ma Coufine , il me femble que fa vertu m'a fubjugué, que je ne fuis pour elle que le meilleur & le plus tendre ami qui fut jamais , que je ne fais plus que l'adorer comme vous l'adorez vous-même ; ou plutôt il me femble que mes fentimens ne fe font pas affoiblis, mais redifiés , &, avec quelque foin que je m'examine , je les trouve auffi purs que l'objet qui les inf- pire. Que puis-je vous dire de plus, juf- qu'à l'épreuve qui peut m'apprendre à juger de moi? Jç fuis fincère & vrai ; je veux être ce que je dois être; mais com- .ment répondre de mon cœur avec tant
H É L O ï s E: r)t
de raifons de m'en déSer ? Suis -je le maître du pafTé ? Puls-je empêcher que mille feux ne m'aient autrefois dévoré > Comment diftingueral - je par la feule imagination ce qui eft, de ce qui fut?& comment me repréfenterai je amie celle que je ne vis jamais qu amante ? Quoi que vous penfiez , peut-être , du motif fecret de mon empreffement , il eft hon- nête & ralfonnable , il mérite que vous l'approuviez. Je réponds, d'avance, au moins , de mes intentions. Souffrez que je vous voye, & m'examinez vous-mê- me 5 ou laiflez-moi voir Julie & je fau- rai ce que je fuis.
Je dois accompagner My lord Edouard en Italie. Je paiTerai près de vous , & je ne vous verrois point ! Pénis?.- vous que cela fe puifTe ? Eh ! fi vous avie?: la bar- barie de l'exiger , vous mériteriez de n'être pas obéie : mais pourquoi l'exige- riez-vous ? N'êtes-vous pas cette même Claire , aufli bonne & compatifTante que vcrtueufe & fage , qui daigca m'aimer dès fa plus tendre jeunelTe ^ 6c qui doit
^1 La N'oiîvELLS
m'almer bien plus encore, aujourd'hui que je lui dois tout ( i ). Non , non , chère & charmante amie , un fi cruel refus ne ferait ni de vous, ni fait pour moi; il ne mettra point le comble à ma mifere. Encore une fois , encore une fois en ma vie , je dépoferai mon cœur à vos pieds. Je vous verrai , vous y confenti- rez. Je la verrai, elle y ccnfentira. Vous connoifTez trop bien toutes deux m.on refpeél pour elle. Vous favez fi je fuis homme à m'offrir à fes yeux en me fen- tant indigne d'y paroître. Elle a déploré fi long-tems Touvrage de fes charmes ! ah ! qu die voye une fois Touvrage de fa vertu !
P. S. Mylord Edouard efi retenu pour quelque tems encore ici par des affaires ; s'il m'efl permis de vous voir , pourquoi ne prendrois-je pas les devants pour être plutôt auprès de vous ?
( I ) Que lui doit - il donc tant, à elle qui a fait les malheurs de fa vie?... Malheureux queftionncur! illui doit l'honneur ,1a vertu ;> le repos de celle qu'il ûime 5 il lui doit tour.
H É L O ï S E.
LETTRE X.
PI
10 s M. D s Vr o Z M A R
A f Am A N T DE Julie.
\JvoiQV-E nous ne nous connoilîîons pas encore , je fuis chargé de vous écrire. La plus fage & la plus chérie Aqs femmes vient d^ouvrir fon cœur à fon heureux époux. Il vous croit digne d'avoir été aimé d'elle, & il vous offre fa maifon. L'innocence & la paix y régnent ^ vous y trouverez Famitié , fhofpitalité, l'ef^ time , la confiance. Confuitez votre cœur; & , s'il n'y a rien-là qui vous ef- fraye , venez fans, crainte. Vous ne paj;. tirez point fans y laifîer un ami,
W o L M A R,
p. S". Venez , mon ami; nous vous attendons avec empreifement. Je n'aurai pas la douleur que vous nous deviez uri rçfus,
^4 L^ NOUVELLZ
LETTRE XI. jy B Madame d' O r b e ^
A l' Am AN T DE J U L I E,
Dans cette Lettre ctoit inclufe la précédente,
JjiEN arrivé ! cent fois le bien arrivé, cher St. Preux ! car je prétends que ce nom (i) vous demeure, au moins dans notre fociété. Ceft, je crois, vous dire allez qu'on n entend pas vous en exclur- xe , à moins que cette exclufion ne vieii- ne de vous. En voyant par la lettre ci- jointe que j^'ai fait plus que vous ne me demandiez, apprenez à prendre un peu plus de confiance en vos amis, ce à ne plus reprocher à leur cœur à^s chagrins qu'ils partagent, quand la raifon les force à vous en donner. M. de Wolmar veut
( I ) C'eft celui qu'elle lui avoir donné de- vant les gens à Ton précédent voyage. Voyea Tome ÏI, Lettre XLIÎ.
H É L O ï s E. p^
VOUS voir , il vous offre fa maifon , fon amitié , ks confeils ; il n'en falloir pas tant pour calmer toutes tcïqs craintes fur votre voyage; & je m'offenferois moi- même, fi je pouvois un moment me dé~ fier de vous. Il fait plus , il prétend vous guérir, & dit que ni Julie , ni lui, ni vous , ni moi, ne pouvons être parfai- tement heureux fans cela. Quoique j'at- tende beaucoup de fa (-à^^^ , & plus de votre vertu , j'ignore quel fera le fuc-- ces de cette entreprife. Ce que je fais bien, c'eft qu'avec la femme qu'il a, le foin qu'il veut prendre ell: une pure gé- jnérofîté pour vous.
Venez donc, mon aîm.abîe ami, dans la fécurité d'un cœur honnête, fatisfaire remprefTement que nous avons tous de vous embraffer & de vous voir paifible de content ; venez dans votre pays & parmi vos amis vousdélafTer de vos voya- ges & oublier tous les maux que vous ^vez foufferts. La dernière fois que vgu$ me vîtes , j'étois une grave matrone , & liion amie étoit à l'extrémité ; m^ais %
S)6 La No u v e lie
préfent qu elle fe porte bien , & que je fuis redevenue fille , me voilà tout auflî folle & prefque auflî jolie qu'avant mon mariage. Ce qu il y a du moins de bien fiir, c'eft que je n'ai point changé pour TOUS y & que vous feriez bien des fois le tour du monde^avant d'y trouver quel- qu'un qui vous aimât comme moi.
L E T T Pv E X I L
DE Saint Preux A Mi LORD Edouard,
J E nie lève au milieu de la nuit pour vous écrire. Je ne faurois trouver un -moment de repos. Mon cœur agite , tranfporté , ne peut fe contenir au- de- dans de moi; il a befoin de s'épancher. Vous qui l'avez fi fouvent garanti du défefpoir , foyez le cher dépofitaire dQS premiers plaifirs qu'il ait goûtés depuis fi long-tems.
Je l'ai vue , iMllord ! mes yeux l'ont
vae !
H É L O ï s E. p7
ftie ! J'ai entendu fa voix ; ks mains ont touché les miennes ; elle m*a reconnu ; .elle a marqué de la joie à me voir; elle m'a appelé fon ami, fon cher ami ; elle m'a reçu dans fa maifon ; plus heureux que je ne fus de ma vie , je loge avec elle fous yn même toit; & maintenant, que je vous écris , je fuis à trente pas d'elle.
Mes idées font trop vives pour fe fuc- çéd.er; elles fe préfentent toutes enfem- ble ; elles fe nuifent mutuellement. Je vais m'arrêter ^ reprendre haleine , pour tâcher de mettre quelque ordre dans- mon récit,
A peine , après une fi longue abfence, m'étois - je livré près de vous aux pre- miers tranfports de mon cœur , en em~ brafTant mon ami, mon libérateur &: mon père , que vous fongeâtes au voyage d'Italiep Vous me le fîtes defïrer dans l'efpoir de me foulager enfin du fardeau de mon inutilité pour vous. Ne pouvant terminer fi-tôt les affaires qui vous rete^ noient à Londres , vous me propofâtes
Tomz llh £
p3 La Nouvelle
de partir le premier pour avoir plus de" tems à vous attendre ici. Je damandai la pcrmiffion d'y venir; je Tobtins, je partis 5 & quoique Julie s'offrît d'avance à mes regards , en fongeant que j'allo:$ m'approcher d'elle, je fentis du regret à m'éloigner de vous. Milord , nous fommes quittes ; ce feul fentiment vous a tout payé.
Il ne faut pas vous dire que , durant toute la route , je n'étois occupé que de l'objet de mon voyage; mais une cliofe à remarquer , c'eft que je commençai de voir fous un autre point-de-vue ce même objet qui n'étoit jamais forti de mon coeur. Jufques-là,je m'étois toujours rap- pelé Julie brillante comme autrefois des charmes de fa première jeuneffe. J'a- vois toujours vu fes beaux yeux animés du feu qu'elle m'infpiroit. Ses traits ché- ris n'offroient à mes regards que à^s, garants de mon bonheur ; fon amour & le mien fe miêloient tellement avec fa figure 5 que je ne pouvois les en fépa- XQU Maintenant j'allpis voiy Julie ma-
fi È L O ï s E: y^
fiée, Julie mère, Julie IndifFérente ! Je m mquie'tois des changemens que huit ans d'intervalle avoient pu faire à fa beauté. Elle avoit eu la petite vérole ; elle s'en trouvoit changée ; à quel point h pouvoit-elle être? Mon imaginatloa me refufoit opiniâtrement des taches fur ce charmant vifage , & fi-tot que j'en voyois un marqué de petite vérole , ce n étoit plus celui de Julie. Je penfois encore à l'entrevue que nous allions avoir 5 à la réception qu'elle m'alloit faire. Ce premier abord fe préfentoit à mon efprit fous mille tableaux différens , & ce moment, qui devoit paffer fi vite., revenoit pour moi mille fois le jour.
Quand j'apperçusla cime des m.onts ,. le cœur me battit fortement , en m.e difant : elle eft-là. La même çhofe ve- noit de m'arriver en mer,à la vue des ce. tes d'Europe, La m.émechofç m'étoit ar- rivée autrefois à Meillerie^en découvrant îa maifon du Baron d'Etange, Le monc@ n'eft jamais divifé pour moi qu'en deux .fégions, celle où elle çft, & celjç q^
loo La No uvelle elle n'eft pas, La première s'étend, quanci je m'éloigne; & fe relTerre , à mefure que j'approche 5 comme un lieu oii je ne dois jamais arriver. Elle eft à prêtent bornée aux murs de fa chambre. Héla^! ce lieu feul eft habité ; tout le refte de Tuniver* eft vuide.
Plus j'approchois de la Suiftc , plus je me fentois ému. L'inftant où , des hau- teurs du Jura, je découvris le lac de Ge- nève , fut un inftant d'extafe & de ra- vilTement. La vue de mon pays , de ce pays fi chéri , où des torrens de plaifirs avoient inondé mon cœur ; Tair des Al- pes fi falutaire Se fi pur; le doux air de la patrie , plus fuave que les parfums de rOrient ; cette terre riche & fertile , ce payfage unique , le plus beau dont Tceil humain fut jamais frappé; ce féjour charmant , auquel je n'avoisrien trouvé d'égal dans le tour du monde; l'afped d'un peuple heureux & libre ; la dou- ceur de la faifon , la férénité du climat ; mille fouvenirs délicieux qui réveilloient tous les featimens que j'avois goûtés ^
Ji É L o ï s e: IOÎ
tout cela me jettok dans des tranfports que je ne puis décrire ^ & fembloit me rendre à la fois la jouifTance de ma vie entière»
En descendant vers la côte , je fentis une impreffion nouvelle dont je n'avois aucune idée. Cétoit un certain mouve- ment d^effroi qui me refTerroit le cccur & me troubloit malgré moi. Cet eftroi , dont je ne pouvois démêler la caufe , croifToit à mefure que j'approchois de la Ville; il ralentifToit mon empreffement d'arriver , & fit enfin de tels progrès que je m'inquiétois autant de ma dili- gence, que j'avois fait jufques- là de ma lenteur. En entrant à Vevai , la fenfation que j éprouvai ne fut rien moins qu'a- gréable. Je fus faifi d'une violente palpi^ tation qui m*empéchoit de refpirer ; je parlois d'une voix altérée & tremblante. J'eus peine à me fiire entendre, en de- mandant M. de Wolmar ; car je n'ôfai jamais nommer fa femme. On me dit qu'il demeuroit à Clarens. Cette nou - vellem'ôta de deflus la poitrine un poids
E3
102 La N ou V h lie <ie cinq-cents livres ^ & prenant les deu^ lieues qui me reiloient à faire pour un .répit 5 je me réjouis de ce qui m'eût dé- folé dans un autre tems ; mais j'appris avec un vrai chagrin que Madame d'Or- be étoit à Laufanne. J'entrai dans une auberge^pour reprendre les forces qui me manquoient : il me fut impoffible d'ava- ler un feul morceau; je fuffoquois en buvant , ôc ne pouvois vuider un verre qu'à plufieurs reprifes. Ma terreur re- doubla 5 quand je vis mettre les chevaux pour repartir. Je crois que j'aurois don- né tout au monde pour voir brifer une roue en chemin. Je ne voyoisplus Julie; mon imagination troublée ne me pré- fentoit que des objets confus ; mon âme étoit dans un tumulte univerfel. Jecon- noiiTois la douleur & le défefpoir; je les aurois préférés à cet horrible état. Enfin , je puis dire n'avoir de ma vie éprouvé d'agitation plus cruelle que celle où je me trouvai durant ce court trajet, & je fuis convaincu que je ne l'auroi* pu fupporter une journée entière.
H È L O 1 s E. lOj
En arrivant, je fis arrêter à la grille, ^ me Tentant hors d'e'tat de faire un pas , j'envoyai le poilillon dire qu'un étranger demandoit à parler à M. de Wolman II étoit à la promenade avec fa femme. On les avertit, & ils vinrent par un autre côté , tandis que , les yeux fixés fur Tavenue, j'attendois dans des tranfes mortelles d'y voir paroître quel- qu'un.
A peine Julie m'eut-elle apperçu, qu'el- le me reconnut. A Tinflant , me voir , s'écrier, courir , s'élancer dans mes bras, ne fut pour elle qu'une même chofe. A ce fon de voix , je me fens trefiailîir ; je me retourne , je la vois ^ je la fens. O Milord , ô mon ami!... je ne puis par- ler.. , . Adieu crainte , adieu terreur , effroi , refpeél humain. Son regard , fon cri , fon gefte , me rendent en un mo- ment la confiance , le courage & les for- ces. Je puife dans ks bras la chaleur Se la vie, je pétille de joie en la ferrant dans les miens. Un tranfport facré nous tient dans un long filence , étroitement
erabrafTés^&r ce n'eft qu'après un fi doux faifilTement que nos voix commencent à fe confondre ^ âc nos yeux à mêler leurs pleurs. M. de Wolmar étoit-là; je le favois^je le voyois , mais qu*aurois-je pu voir ? Non ; quand Tunivers entier le fût réuni contre moi^ quand l'appa- reil à^^ tourmens m'eût environné , je n'aurais pas dérobé rnoncceur à la moin- dre de iit^ carefles , tendres prémices d'une amitié pure & fainte que nous emporterons dans le ciel !
Cette première impétuofité fufpen- due. Madame de Wolmar me prit par la main, ôc, fe retournant vers fon mari , lui dit avec une certaine grâce d'inno- cence & de candeur dont je me fentis pénétré : quoiqu'il foit mon ancien ami , je ne vous le préfente pas , je le reçois de vous 5 & ce n'eft qu'honoré de votre amitié , qu'il aura déformais la mienne. Si les nouveaux amis ont moins d'ardeur que les anciens, me dit-il, en m'embraf- fant 5 ils feront anciens à leur tour , & ne céderont point aux autres: Je reçus
T.-nu' m.
^ e
fj^e lo4-.
l^Âi coiifiimce dev; l>eller»
Cur^J j.-,4-
iunies
H È h O ï s E, 107
fes embraffemens : mais mon cœur ve- noit de s'épuifer , & je ne fis que les recevoir.
Après cette courte fcène, j'obfervaî du coin de l'oeil qu'on avoit détaché ma malle &: remifé ma chaife. Julie me prit fous le bras, & je m'avançai avec eux vers la maifon , prefque opprefTé d'aile de voir qu'on y prenoit polTefîion de moi.
Ce fut alors qu'en contemplant plus palfiblement ce vifage adoré que j'avois cru trouver enlaidi , je vis avec une fur- prife amère & douce qu elle étoit réelle- ment plus belle & plus brillante que ja- mais. Ses traits charmans fe font mieux formés encore ; elle a pris un peu plus d'embonpoint , qui. ne fait qu'ajouter à fon éblouiffante blancheur. La petite vérole n'a laifle fur fes joues que quel- ques légères traces prefque impercepti- bles. Au lieu de cette pudeur fouftrante qui lui faifoit autrefois fans celfe baif- fer les yeux , on voit la fécurité de la vertu s'allier dans fon charte regard à la
El
ic<? La No u v e ll e
douceur & à la fenfibilité ; fa conte-" nance , non moins modefte , eft moins timide ; un air plus libre & des grâces plus franches ont fuccédé à fes manières contraintes, mêlées de tendreffe de de honte ; & 5 fi le fentiment de fa faute la Tendoit alors plus touchante, celui de fa pureté la rend aujourd'hui plus cé- lefte.
A peine étions-nous dans le fallon , «quelle difparut, & rentra le moment d-après. Elle n'étoit pas feule. Qui pen- fez-vous qu'elle amenoit avec elle? Mi- lord , c'étoient fes enfans ! fes deux en- fans plus beaux que le jour , & portant déjà fur leur phyfionomie enfantine le charme & Tattrait de leur mère. Que devins-je à cet afped? Cela ne peut, ni fe dire , ni fe comprendre; il faut le fen- tir. Mille mouvemens contraires m'af- faillirent à la fois. Mille cruels & déli- cieux fouvenirs vinrent partager mon cœur. O fped:acle ! ô regrets ! Je me fen- tois déchirer de douleur & tranfporter de joie. Je voyois, pour ainfi dire , mul-
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tlpller celle qui me fut (î chère. Hélas! je voyois au même inftant la trop vive preuve qu elle ne m'e'toit plus rien, & mes pertes fembloient fe multiplier avec , elle.
Elle me les amena par la main. Te- nez, me dit-elle, d'un ton qui me perça l'âme , voilà les enfans de votre amie ; ils feront vos amis un jour. Soyez le leur dès aujourd'hui. Auflî-tôt ces deux pe- tites créatures s'emprefTerent autour de moi , me prirent les mains ; & , m'acca- blant de leurs innocentes carefTes , tour- nèrent vers l'attendrifTement toute mon émotion. Je les pris dans mes bras l'un & l'autre ; &,les prefîant contre ce cœur agité : chers Se aimables enfans , dis-je , avec un foupir, vous avez à remplir une grande tâche. Puilliez-vous reflembler à ceux de qui vous tenez la vie; pulifiez- vous imiter leurs vertus , & faire ua jour par les vôtres la confolation de leurs amis infortunés. Madame de Wol- mar, enchantée, me fauta au cou une fé- conde tois,ôc fembloit me vouloir payes
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io8 La Nou V ELLt
par (qs careiTes de celles que je faifoîs à ks deux fils. Mais quelle différence du premier embralïement à celui-là ! Je réprouvai avec furprife. C*étoitune mère de himille que j'embraiîbis ; je la voyois environnée de ion époux &: de fes en- fans ; ce cortège m'en impoloit. Je trou- vois fur fon vifage un air de dignité qui ne m'avoit pas frappé d'abord ; je me fentois forcé de lui porter une nou- velle forte de refpedl ; fa familiarité m'é- toit prefque à charge ; quelque belle qu'elle me parut , j^aurois baifé le bord de fa robe de meilleur cœur que fa joue: dès cet inftant , en un mot , je connus qu'elle-ou moi n'étions plus les mêmes, &: je commençai tout de bon à bien au- gurer de moi.
M. de Wolmar , me prenant par la main, me conduifit enfuite au logement qui m'ctoit deftîné. Voilà , me dit - il , en y entrant , votre appartement ; il n eft point celui d*un ©.ranger , il ne fera plus celui d'un autre , & déformai s reliera vuide ou occupé par vous. Ju-
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gez fi ce compliment me fut agréable ! mais je ne le méritois pas encore affez pour l'écouter fans confufion. AL de Wolmar me fauva l'embarras d'une ré- ponfe. li m'invita à faire un tour de jardin. Là , il £t fi bien que je me trou- vai plus à mon aife; &, prenant le ton d'un homme Inftruit de mes anciennes erreurs, mais plein de confiance dans ma droiture, il me parla comme un père à fon enfant , & me mit à force d'efti- rae dans rimpofiibilité de la démentir. Non, Milord, il ne s'eft pas trompé; je n'oublierai point que j'ai la fienne & la votre à juftifier. Mais pourquoi faut -il que mon cœur fe reflerre à fes bienfaits ? Pourquoi faut - il qu'un hom- me que je dois aimer , foit le mari de Julie?
Cette journée fembloit deftinée à tous ÏQS genres d'épreuves que je pouvois fubir. Revenus auprès de Madame de Wolmar , fon mari fut appelé pour quelque ordre à donner, & je reliai feul ^vec elle.
lîo La N ouv elle
Je me trouvai alors dans un nouvel embarras , le plus pénible & le moins prévenu de tous. Que lui dire? Comment débuter? Oferois - je rappeller nos an- ciennes liaifons , &: des tems fi préfens à ma mémoire ? LaiiTerois-je penler que je les eulle oubliés, ou que je ne m'en fouciaffe plus ? Quel fupplice de traiter en étrangère celle qu'on porte au fond de fon cœur ! Quelle infamie d'abufer de l'hofpitalité pour lui tenir des dif- cours qu'elle ne doit plus entendre ! Dans ces perplexités je perdois toute contenance ; le feu me montoit au vifa- ge; je n'ôfois ni parler , ni lever les yeux 5 ni faire le moindre gefte , & je crois que je feroîs refté dans cet état violent jufqu'au retour de fon mari , fi elle ne m'en eût tiré. Pour elle , il ne parut pas que ce tête-à-tête l'eût gênée en rien. Elle conferva le même main- tien & les mêmes manières qu'elle avoit auparavant ; elle continua de me parler fur le même ton ; feulement , je crus voir qu'elle effayoit d'y mettre encore
H É L O ï s E. lit
plus de gaieté Se de liberté , jointe à un regard , ni timide, ni tendre , mais doux & affedueux , comme pour m'en- courager à me raiTurer & à fortir d'une contrainte qu elle ne pouvoit manquer d'appercevoir.
Elle me parla de mes longs voyages : elle vouloit en favoir les détails ; ceux ^ fur-tout y des dangers que j'avois courus , des maux que j'avois endurés ; car elle n'ignoroit pas, difoit-elle, que fon ami- tié m'en devoit le dédommagement. Ah 5 Julie ! lui dis-je avec trifteffe , il n'y a qu'un moment que je fuis avec vous 5 voulez-vous déjà me renvoyer aux In- des ? Non pas , dit - elle en riant j mais j'y veux aller à mon tour.
Je lui dis que je vous avois donné une relation de mon voyage, dont je lui ap- portois une copie. Alors elle me de- manda de vos nouvelles avec empreffe- ment. Je lui parlai de vous , de ne pus le faire fans lui retracer les peines que j'avois foufFertes & celles que je vous avois données. Elle en fut touchée j elle com^
112 La Nouvelle
menç:i,d'un ton plus férieux^à entreif dans fa propre juftification , & à m-e montrer qu'elle avoit dû faire tout ce qu elle avoit fait. M. de Wolmar rentra au milieu de fon difcours ; & , ce qui me confondit , c'efl: qu elle le continua en fa préfence , exactement comme s'il n'y eût pas été. Il ne put s'empêcher de fourire , en démêlant mon étonnement. Après qu'elle eut fini , il me dit : vous voyez un exemple de la franchife qui règne ici. Si vous voulez fincèrement être vertueux , apprenez à Timiter : c*efl: la feule prière & la feule leçon que j aye à vous faire. Le premier pas vers le vice eft de mettre du myftère aux adions innocentes , & quiconque aime à fe cacher , a tôt ou tard raifon de fe cacher. Un feul précepte de morale peut tenir lieu de tous les autres ; c'eft celui - ci ; ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles que tout le monde voye & en- tende; &: pour moi, j'ai toujours regar- dé comme le plus eftimable des hommes, ce Romain qui vouloit que fa maito^
H É L 0 I s If. 1 I y
fût conftruke de manière qu on vît tout ce qui s*y faifoit.
J'ai , continua-t-il , deux partis à vous propofer. Choifîfîèz librement celui qui vous conviendra le mieux ; mais choifîf- fez l'un ou l'autre. Alors^prenant la main de fa femme, & la mienne, il me dit, eri la ferrant : notre amitié commence , en voici le cher lien ; qu'elle foit indiffolu* ble. EmbrafTez votre fceur & votre amie; traitez -la toujours comme telle ; plus vous ferez familier avec elle , mieux je penferai de vous. Mais vivez dans le téte~à-téte , com.me fi j'étois préfent) ou devant moi^cômme fi je n'y étois pas ; voilà tout ce que je vous demande. Si vous préférez le dernier parti , vous le pouvez fans inquiétude ; car ,-comme je me réferve le droit de vous avertir de tout ce qui me déplaira , tant que je ne dirai rien ,. vous ferez fur de ne m'avoir point déplu.
lî y avoit deux heures que ce difcours^ m'auroit fort embarrafîe ; mais M., de Wolmar commençoit à prendre une fi
1 ! 4 L A N O V V ELLE
grande autorité fur moi que j'y étois déjà prefque accoutumé. Nous recom- mençâmes à caufer paifiblement tous trois 5 & chaque fois que je parlois à Julie 5 je ne manquois point de Tappel- 1er Mad.ime. Parlez-moi franchement , dit enfin fon mari en m'interrom.pant ; dans l'entretien de tout-à-rhcurc difiez- vous, Madame}l>ion^ dis-je un peu dé- concerté; mais la bienféance... La bien- féance , reprit-il , n'eft que le mafque du vice; où la vertu régne, elle efl inutile ; je n'en veux point. Appeliez ma femme Jidk en m.a préfence , ou Maiamc en particulier ; cela m'eft indifférent. Je commençai de connoître alors à quel homme j'avois affaire , & je réfolus bien de tenir toujours mon cœur en état d'être vu de lui.
Mon corps , épuifé de fatigue , avoit grand befoin de nourriture , &: mon el- prit de repos ; je trouvai l'un & l'autre à table. Après tant d'années d'abfence & de douleurs , après de fi longues cour- fes, je me difois dans une forte de ra-
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vîiîement : je fuis avec Julie , je la vois ^ je lui parle ; je fuis à table avec elle , cViQ me voit fans inquiétude , elle me reçoit fans crainte ; rien ne trouble le plaifir que nous avons d'être enfemble. Douce & précieufe innocence , je n'c.- vois point goûté tes charmes ; &ce n'eft que d'aujourd'hui que je commence d'é- xifter fans fouffrir.
Le foir , en me retirant ^ je paffai de« vant la chambre des maîtres de la mai- fon ; je les y vis entrer enfemble ; je gagnai triftement la mienne , & ce moment ne fjt pas pour moi le plus agréable de la -journée.
Voilà 5 Milord , comment s'efl pafTée cette première entrevue , defîrée fî paf- fionnément, & fi cruellement redoutée. J'ai tâché de me recueillir^ depuis que je fuis feuî ; je me fuis efforcé de fonder mon cœur; mais l'agitation de la journée précédente s'y prolonge encore , & iî m'eft impoiTible de juger fi-tôt de mon véritable état. Tout ce que je fais très- certainement, c'eft que, fi mes fentimens
1^4 La Nouvelle
grande autorité fur moi que j'y étc-is déjà prefque accoutumé. Nous recom- mençâmes à caufer paifiblement tous trois 5 & chaque fois que je parlois à Julie 5 je ne manquois point de Tappel- 1er Mal. une. Parlez-moi franchement , dit enfin fon marî en m'interrompant ; dans l'entretien de tout-à-l'hcure difiez- vous, Madame}^on.^ dis-je un peu dé- concerté; mais la bienféance... La bien- féance , reprit-il , n'efl: que le mafque du vice; où ia vertu régne, elle eft inutile ; je n'en veux point. Appeliez ma femme Julk en ma préfence , ou Madame en particulier ; cela m'eft indiffèrent. Je commençai de connoître alors à quel homme j'avois affaire , & je réfolus bien de tenir toujours mon cœur en état d'être vu de lui.
Mon corps , épuifé de fatigue , avoit grand befoin de nourriture , & mon ei- prit de repos ; je trouvai l'un & l'autre à table. Après tant d'années d'abfence & de douleurs , après de fi longues cour- fes , je me difois dans une forte de ra-
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(CTLjiei^
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Virement : je fuis avec Julie , je la vois ^ je lui parle ; je fuis à table avec elle , elle me voit fans inquiétude , elle me reçoit fans crainte ; rien ne trouble le plaifir que nous avons d'être enfembie. Douce & précieufe innocence , je n'^- vois point goûté tes charmes ; &ce n'efl que d'aujourd'hui que je commence d'é-' xifter fans fouffrir.
Le foir , en me retirant , je pafTal de- ji»ài vant la chambre des maîtres de la miai-
teà] fon ; je les y vis entrer enfembie ; je
gagnai triftement la mienne , & ce moment ne fut pas pour moi le plus agréable de la -journée.
Voilà 5 Milord , comment s'eft paffée cette premJere entrevue ^ defirée (i paf- fionnément, & fi cruellement redoutée. J'ai tâché de me recueillir, depuis que je fuis feul ; je me fuis efforcé de fonder mon cœur; mais l'agitation de la journée précédente s'y prolonge encore , & il m'eft impolîible de juger fi-tôt de mon véritable état. Tout ce que je fais très- eertainement, c'efl: que^ fi mes fentimens
11^ La Nouvelle pour elle n*ont pas change d'efpece , Ils ont,au moins.bien changé de forme ; que 7afpire toujours à voir un tiers entre nous , & que je crains autant le tcte-à- téte que je le defirois autrefois.
Je compte aller dans deux ou tiois jours à Laufanne. Je n'ai vu Julie encore qu'à demi, quand je n'ai point vu fa Cou- fine ; cette aimable & chère amie à qui je dois tant , qui partagera fans celTe avec vous mon amitié , mes foins , ma rcconnoiffance , & tous Us fentimens dont mon coeur efl: refté le maître. A mon retour , je ne tarderai pas à vous en dire davantage. J'ai befofin de vos avis , Bc je veux m'obferver de près. Je fais mon devoir & le remplirai. Quelque doux qu'il me foit d'habiter cette mai- fon ; je l'ai réfolu , je le jure ; fi je m'ap- perçois jamais que je m'y plais trop , j'en fortirai dansTinftant.
4:
H É L o ï s s, "i î^ LETTRE XIII.
De m ADAM m de froZMAU
A Madame d'Or se,
O I ^ nous avoJs accordé le délai qut nous te demandions , tu aurois eu le plaifir, avant ton départ^dVmbraiTer ton protégé. Il arriva avant-hier, & vouloit t'aller voir aujourd'hui ; mais une efpèce de courbature , fruit de la fatigue & du voyage , le retient dans fa chambre , & il a été faigné (i) ce matin. D'ailleurs, j'avois bien réfolu , pour te punir , de ne le pas laifler partir fi^tot ; & tu n'as qu'à le venir yoir ici , ou je te promets que tu ne le verras de long-tems. Vrai- ment cela feroit bien imaginé qu'il vît féparément les inféparables !
En vérité , ma Coufine ; je ne faisî
(i) Pourquoi faigné ^EH-ceauffi lamodd ç^ SuiiTe ?
ii8 La No uvelle
quelles vaines terreurs m'avoient fafclne Tefprlt fur ce voyage , & j^ai honte de m'y être oppofée avec tant d'obftination. Plus je craignols de le revoir , plus je ferois fâchée aujourd'hui de ne Tavoir pas vu ; car fa préfence a détruit des craintes qui m'inquiétoient encore , & qui pouvoient devenir légitimes, à force de m'occuper de lui. Loin que Tatta- xhement que je fens pour lui m'effraye , je crois que , s*il m'étoit moins cher , je me défierois plus de moi ; mais je Taime aulîî tendrement que jamais , fans l'ai- .mer de la même manière. Ceft de la comparaifon de ce que j'éprouve à fa .vue , & de ce que j'éprouvai jadis , que [e tire la fécurité de mon état préfent , ik dans des fentimens fi divers , la diiîé- rence fe fait fentir à proportion de leur- vivacité.
Quant à lui , quoique je Taie reconnu du premier inftant , je l'ai trouvé fort changé; de, ce qu'autrefois je n'aurois gueres imaginé poiHble , à bien des égards , il inç paroit changé çr\ ipieux,
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Le premier jour , il donna quelques fîgnes d'embarras , & j'eus moi-mêm.e bien de la peine à lui cacher le mien. Mais il ne tarda pas à prendre le ton ferme & Tair ouvert qui convient à fon C-iraâ:ère» Je Tavois toujours vu timidp ôc craintif; la frayeur de me déplaire , Ôc peut-être la fecrette honte d'un rôle peu digne d'un honnête-homme , lui donnoient , devant moi , je ne fais quelle contenance fervile & baffe , de dont tu t'es plus d'une fois moquée avec raifom Au lieu de la foumiilîon d'un efclave , il a maintenant le refpeâ d'un ami qui fait honorer ce qu'il eftime ; il tient avec afTurance des propos honnêtes ; il n'a pas peur que fes maximes de vertu contra- rient fes intérêts ; il ne craint ni de fe faire tort , ni de me faire affront ^ en louant les chofes louables; & Ton fentj dans tout ce qu'il dit , la confiance d'un homme droit Se fur de lui-même , qui tire de fon propre cœur l'approbation qu'il ne cherchoit autrefois que dans fîies regards, Je txouve auiTi que TufagQ
^20 La Nou V elle
du monde & rexpérience lui ont été ce ton dogmatique ^ tranchant qu'on prend dans le cabinet ; qu'il eft moins prompt à juger les hommes , depuis qu'il en a beaucoup obfervés , moins prefTé d'éta- blir des propofitions univerfelles depuis qu'il a tant vu d'exceptions , &: qu'en général l'amour de la vérité l'a guéri de l'efprit de fyftémes ; de forte quil eft devenu moins brillant & plus raifonna- ble , & qu pn s'inftruit beaucoup mieux avec lui, depuis qu'il n'eft plus fî favant. Sa figure eft changée auffi ,& n'eft pas moins biens ; fa démarche eft plus affu- rée ; fa contenance eft plus libre ; fon port eft plus fier ; il a rapporté de fes campagnes un certain air martial qui lui Ced d'autant mieux , que fon gefte , vif & prompt, quand il s'anime, eft d'ailleurs plus grave & plus pofé qu'autrefois. C'eft un marin dont l'attitude eft flegmatique &: froide , & le parler bouillant ^ im- pétueux. A trente ans pafTçs , fon vifage €ft celui de l'homme dans fa perFedion , & joint au feu de la jeuneife la majefté
de
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de Y^gQ mûr. Son teint n eft pas recon- noiffible ; il eft noir comme un Maure , & de plus fort marque de la petite vé- role. Ma chère , il te faut tout dire : ces marques me font quelque peine à ïq- garder , & je me furprends fou vent à les regarder malgré moi.
Je crois m'ap-percevoir que , fi je l'exa- mine, iln^efl: pas moins attentif à m'exa- miner. Après une fi longue abfence , iî eft naturel de fe confidérer mutuellement avec une forte de curiofité ; mais fi cette curiofité femble tenir de l'ancien em- prelTement , quelle différence dans la manière 5 au ffi- bien que dans le m.otif? Si nos regards fe rencontrent moins fou- vent , nous nous regardons avec plus de liberté. Il femble que nous ayons une convention tacite pour nous confidérer alternativement. Chacun fent , pour ainfi dire , quand c'eft le tour de l'autre , de détourne les yeux à fon tour. Peut-on revoir fans plaifir , quoique Tém.otion n'y foit plus ^ ce qu'on aima fi tendre- ment autrefois , & qu'on aime fi pure- Tom^lîL F
122 L A No U V £ LL E
ment aujourd'hui ? Qui fait fi Tamour- propre ne cherche point à juftifier les erreurs paffées ? Qui fait fi chacun des deux 5 quand la paflion cefTe de l'aveu- gler, n'aime point encore à fe dire : je n'avois pas trop mal choifi ? Quoi qu'il en foit 5 je te le répète fans honte , je conferve pour lui des fentimens très- doux qui dureront autant que ma vie. Loin de me reprocher ces fentimens , je m'en applaudis ; je rougiros de ne les avoir pas , comme d'un vice de caradère & de la marque d'un mauvais cœur. Quant à lui^ j'ôfe croire qu'après la ver^ tu 5 je fuis ce qu'il aime le mieux au monde. Je fens qu'il s'honore de mon eftime ; je m'honore à mon tour de la fienne^ôi: mériterai de la conferver. Ah ! fi tu voyois avec quelle tendreffe il carefîe mes enfans, fi tu favois quel plaifir il prend à parler de toi ! Coufine , tu con > noîtrois que je lui fuis encore chère.
Ce qui redouble ma confiance dans Topinion que nous avons toutes deux de lui , c'eil: que M. de Wolmar la partage ,
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^ qu il en penfe par lui - même , dè~ puis qu'il Ta vu , tout le bien que nous lui en avons dit. Il m'en a beaucoup parlé ces deux foirs , en fe félicitant du parti qui! a pris , & me faifant la guerre de ma réfiilance. Non, me difoit-il hier, nous ne laifferons point un fi honnéte- homme en doute fur lui-même ; nous lui apprendrons à mieux compter fur fa vertu , & peut-être un jour jouirons- nous avec plusM'avantage que vous ne penfez du fruit des foins que nous al- lons prendre. Quant à préfent, je com- mence déjà par vous dire que fon carac- tère me plait , & que je l'eflime fur- tout par un coté dont il ne fe doute gueres , favoir la froideur qu'il a vis-à- vis de moi. Moins il me témoigne d'a- mitié , plus il m'en infpire ; je ne fau-^ rois vous dire combien je craignois d'en ftrecareffé. C'étoit la première épreuve que je lui deffinois ; il doit s'en préfen- ter une féconde ( i ) fur laquelle je Vob^
{0 La lettre ou ï\ étoic queftion Je cette
Fa
124 -^ ^ NoU V ELLE ferverai ; après quoi , je ne robferveral plus. Pour celle-ci , lui dis-je , elle ne prouve autre chofe que la franchife dç fon caradère : car jamais il ne put fs réfoudre autrefois à prendre un air fou- rnis & complaifant avec mon père , quoi- qu'il y eût un fi grand intérêt & que je Ten eufTe inftamment prié. Je vis avec douleur qu'il s'ôtoit cette unique reffour- ce , & ne pus lui fa voir mauvais gré de ne pouvoir être faux en rien. Le cas eft bien différent , reprit mon mari ; il y a entre votre père &: lui une antipathie natu- relle fondée fur Toppofition de leurs maximes. Quant à moi, qui n'ai ni fyftê- mes ni préjugés , je fuis fur qu'il ne me hait point naturellement. Aucun homme ne me hait ; un homme fans padîon ne peut infpirer d'averfion à perfonne : mais je lui ai ravi fon bien , il ne me le pardonnera pas fi-tôt. Il ne m'en ai- mera que plus tendrement , quand ï\
féconde épj^uve a été fupprimée i mais j'aii^ lai ibin d'en parler dans Toccanon,
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fêi'a parfaitement convaincu que le mai que je lui ai fait ne m'empêche pas de le voir de bon œil. S'il me careflbit à préfent , il feroit un fourbe ; s'il ne ma careffoit jamais , il feroit un monftrCé
Voilà 5 ma Claire , à quoi nous en fommes , & je commence à croire que le ciel bénira la droiture de nos cc^eurs Se les intentions bienfaifantes de mon mari. Mais je fuis bien bonne' d'entrer d^ins tous ces détails : tu ne mérites pis que j'aie tant de plalfir à m'entretenir avec toi; j'ai réfolu de ne te plus rien dire ; & , fi tu veux en favoir davantege , viens l'apprendre.
P. S» Il faut pourtant que je te dîfe encore ce qui vient de fe paiTer au fujet de cette lettre. Tu fais avec quelle in- dulgence M. de Wolmar reçut l'aveu tardif que ce retour imprévu me força de lui faire. Tu vis avec quelle dou- ceur il fut efTuyer mes pleurs , & dilîîper ma honte. Soit que je ne lui euffe rien appris , comme tu l'as affez raifonnable-
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126 La N ou i^ elle ment conjeduré , foit qu en effet il fût touché d'une démarche qui ne pouvoit être dictée que par le repentir , non- feulement il a continué de vivre avec moi comme auparavant , mais il femble avoir redoublé de foins , de confiance , d'eftime , bc vouloir me dédommager , à force d'égards 5 de la confuKon que cet aveu m'a coûtée. Ma Coufine , tu con- noîs mon cœwr ; juge de Timpreilion qu'y fait une pareille conduite.
Sitôt que je le vis réfolu àlaiffer ve- nir notre ancien maître , je réfolus^de mon côté , de prendre contre moi la meilleure précaution que je puffe em- ployer ; ce fut de choifir mon mari même pour mon confident , de n'avoir aucun entretien particulier qui ne lui fût rapporté , & de n'écrire aucune lettre qui ne lui fût montrée. Je m'impofai même d'écrire chaque lettre, comme s'il ne la devoit point voir , & de la lui montrer enfuite. Tu trouveras un arti- cle dans celle-ci qui m'eft venu de cette manière^ & fi je n'ai pu m'empêcher, en
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récrivant, de fonger qu'il le verroit , je me rends le témoignage que cela ne m'y a pas fait changer un mot ; mais , quand j'ai voulu lui porter ma lettre , il s'eft moqué de moi , & n'a pas eu la complaifance de la lire.
Je t'avoue que j'ai été un peu piquée de ce refus . comme s'il s'étoit défié de ma bonne-foi. Ce mouvement ne lui a pas échappé : le plus franc & le plus généreux des hommes m'a bien raf- furée. Avouez , m'a-t-il dit , que dans cette lettre vous avez moins parlé de moi qu'à l'ordinaire. J'en fuis conve- nue ; étoit-il féant d'en beaucoup par- ler pour lui montrer ce que j'en aurois dit ? Hé bien ! a-t-il repris en fouriant, j'aime mieux que vous parliez de moi davantage , & ne point favoir ce que vous en direz. Puis il a pourfuivi d'un ton plus férieux : le mariage efl un état trop auftère &c trop grave pour fuppor- ter toutes les petites ouvertures de cœur qu'admet la tendre amitié. Ce dernier lien tempère quelquefois à propos l'ex-
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trême févérité de l'autre , & il efl: bon qu'une femme honnête & fage puiflè chercher auprès d'une fidelle amie les confolations , les lumières , & les con- fei.'s qu elle n'ôferoit demander à fon mari fur certaines matières. Quoique vous ne difiez jamais rien entre vous dont vous n^aimaffiez à m'inftruire ^ gar- dez-vous de vous en faire une loi , de peur que ce devoir ne devienne une gêne 5 &: que vos confidences n'en foient moins douces , en devenant plus éten- dues. Croyez-moi ^ les épanchemens de ramitié fe retiennent devant un témoin , quel qu'il foit. Il y a mille fecrets que trois amis doivent favoir , & qu'ils ne peuvent fe dire que deux à deux. Vous communiquez bien les miêmes chofes à votre amie & à votre époux , mais nori pas de la même manière ; &, fi vous vou- lez tout confondre , il arrivera que vos lettres feront écrites plus à moi qu'à elle 5 & que vous ne ferez à votre aife ni avec l'un , ni avec l'autre. C'efl pour mon intérêt^autant que pour le vôtrCjOue
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je vous parle ainfi. Ne voyez-vous pas que vous craignez déjà la jufie honte de me louer en ma préfence ? Pourquoi vou- lez-vous nous ôter, à vous, le plaifir de dire à votre amie combien votre mari vous eft cher ; à moi , celui de pen- fer que , dans vos plus fecrets entretiens , vous aimiez à parler bien de lui. Julie I Julie ! a-t-il ajouté , en me ferrant la main , & me regardant avec bonté, vous abaiiTerez-vous à àQs précautions fi peu dignes de ce que vous êtes, & n'appren- drez vous jamais à vous eftimer votre prix?
Ma chère amie , j'auroîs peine à du'e comment s'y prend cet homme incom- parable : mais je ne fais plus rougir de" moi devant lui. Malgré que j'en aie, il m'élève au-defTus de moi-même ; & je fens qu'à force de confiance , il m'ap- prend à la mériter.
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LETTRE XIV.
jR É P o N s £ DE Madame d'Orbe A Madame de Wolmar.
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OMMENT , Coufine ! notre voyageur efl arrivé , & je ne Tai pa vu encore à mes pieds chargé des dépouilles de TA- meriquc ! Ce n'tft pas lui , je t'en aver- tis que j'accufe de ce délai ; car je fais qu il lui dure autant qu'à moi : mais je vois qu'il n'a pas aulfi bien oublié que tu dis, fon anciea^çnétier d'efclave , & je me plains moins '^e fa négligence que de ta tyrannie. Je te trouve auiîî fort bonne de vouloir qu'une prude^grave ^ form.ilifte comme moi/aiTe les avances, & que, toute affaire ceiTante, je coure b^ifer un vifage noir & crotu ( i ) , quia paffé quatre fois fous le foleil & vu le pays des épices ! mais tu me fais rire, fur-
(i) Marqué de petite Vérole. Terme d« pays.
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tout, quand tu te prefTes de gronder , de peur que je ne gronde la première. Je voudrois bien favoir de quoi tu te mê- les? C*efl: m.on métier de quereller ; j'y prends plaifir , je m'en acquitte à m.er- veiile 3 & cela me va très-bien ; m-ais toi 5 tu y es gauche on ne peut davan- tage, & ce n'ell: point du tout ton fait. En revanche , fi tu favois combien tu as de grâce à avoir tort, combien ton air confus & ton œil fuppliant te ren- dent charmante , au-lieu de gronder, tu pafferois ta vie à demander pardon , fi- non par devoir , au moins par coquet- terie.
Quant à préfent, demande-moi pardon de toutes manières. Le beau projet que celui de prendre fon mari pour fon con- fident , & l'obligeante précaution pour une auffi fainte amitié que la nôtre ! Amie injufte, & femme puiillanime ! à qui te fieras-tu de ta vertu fui la ccrre , fi tu te défies de tes fentirnens 8^ des miens! Peux-tu , fan^ nous offcnfer tou- tes deux, craindre ton cu ur & mon in-
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13 2 La Nouvelle
diil'<erice dans les nœuds (acres où ta vis? J'ai peine à comprendre comment la feule idée d'admettre un tiers dans les fecrets caquetages de deux femmes ne t'a pas révoltée ! Pour moi , j'aime fort à babiller à mon aife avec toi ; mais fi je favois qu-e l'œil d'un homme eût jamais fureté mes lettres, je n'aurois plus de plaifir à t'écrire;infenfîbîement la froideur s'introduiroit er«:re nous avec la réferve, & nous ne nous aimerions plus que comme deux autres femmes. Regarde à quoi nous expofoit ta fotte défiance , C ton mari n'eût été plus fage que toi.
Il a très-pi*udemment fait de ne vou- loir point lire ta lettre. Il en eût , peut- être 5 été moins content que tu n'efpé- rois, & moins que je ne le fuis moi- même y à qui l'état où je t'ai vue ap- prend à mieux juger de celui où je te vois. Tous ces Sages contemplatifs qui ont pafTé leur vie à l'étude du cœur hu- main 5 en favent moins fur les vrais fignes de l'amour que la plus bornée des feiia--
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mes fenfibles. I\L de' N^^olmar auroit d*abord remarqué que ta lettre entiers efl: employée à parler de notre ami , 6i n*auroit point vu rapoftille oii tu n'ea dis pas un mot. Si tu avois'écrit cette apoftllle 5 il y a dix ans y mon enfant^ je ne {aïs comment tu aurois fait : mais l'ami y feroit toujours rentré par quel- que coin 5 d'autant plus que le mari ne la devoit point vair,
M. de Wolmar auroit encore obfervé Tattention que tu as mife à examiner fon hôte , & le plaifir que tu prends à le décrire > m.ais il mangeroit Ariftots & Platon 5 avant de favoir qu'on regarda fon amant , & qu^^on ne l'examine pas. Tout examen exige un fang-froid qu'on. n'a jamais , en voyant ce qu'on ai-me.
Enfin il s'imagineroit que tous ces changement que tu as obfervés feroient échappés à une autre , & moi j'ai bien peur 3^ au contraire, d'en trouver qui te feront échappés. Quelque différent qiLs ton hôte foit de ce qu'il étoit , il chan-- geroit davantage encore ^ que ,. fi t(m
154 ^^^ Nouvelle eœur n'avoit point changé, tu le ver- rois toujours le même. Quoi qu'il en foit 5 tu détournes les yeux , quand il te regarde. Tu les détournes, CoufinePTu ne les bailTes donc plus? Car furement tu n*as pas pris un mot pour l'autre. Crois-tu que notre Sage eut auili remar- qué cela ?
Une autre chofe très -capable d'in- quiéter un mari , c'eft je ne fais quoi de touchant & d'aifeclueux qui reftc dans ton langage au fujet de ce qui te fut cher. En te lifant, en t'entendant par- ler 3 on a befoin de te bîen connoître pour ne pas fe tromper à tes fentimens; on a befoin de favoir que c'eft feule- ment d'un ami que tu parles , ou que tu parles ainfi de tous tes amis; mais quant à cela, c'eft un effet naturel de ton caractère , que ton mari connoît trop bien pour s'en alarmer. Le moyen que dans un cœur fi tendre la pure ami- tié n'ait pas encore un peu l'air de l'a^- mour ? Ecoute , Coufine ; tout ce que je te dis-là doit bien te donner du eou-
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rage , mais non pas de la ténTiérité. Tes progrès font fenlibles^ & c'eft beaucoup. Je ne comptois que fur ta vertu , & je commence à compter auffi fur ta raiion : je regarde à préfent ta guérifon , fînon comme parfaite, au moins comme fa- cile ; &: tu en as précifément aiTez fait pour te rendre inexçufable , fi tu n a- cheves pas.
Avant d*être à ton apoftilie , j'avois déjà remarqué le petit article que tu as eu la franchife de ne pas fupprimer ou modifier , en fongeant qu^il feroit vu de ton mari. Je fuis fure qu'en le lifant , i! eût 5 s'il fe pouvoit , redoublé pour toî d'eftime ; mais il n'en eût pas été plus content de l'article. En général, ta lettre étoit très-propre à lui donner beaucoup de confiance en ta conduite , & beau- coup d'inquiétude fur ton penchant. Je t'avoue que ces marques de petite vé- role 5 que tu regardes tant , me font peur 5 & jamais l'amour ne s'avifa d'un plus dangereux fard. Je fais que ceci ne feroit rien pour une autre j mais ^
îj6 La No u f e lle Confine, fouviens-t-en toujours; celle que la jeuneiTe 6: la figure d'^un amant n'avoient pu féduire , fe perdit en pen- fant aux maux qu il avoit foufferts pour elle. Sans doute le ciel a voulu qu'il Kii reftâtdes marques de cette maladie pour exercer ta vertu , & qu il ne t'en reftàt pas 5 pour exercer la fienne.
Je reviens au principal fiijet de ta lettre ; tu fais qu'à celle de notre ami , j'ai volé ; le cas étoit grave. Mais à pré- lent ^ fi tu iavois dans quel embarras m'a mis cette courte abfence, & combien fai d'affaires à la fois, tu fentirois Tim- pollibilité où je fuis de quitter de re- chef ma maifon , fans m'y donner de nouvelles entraves & m^e mettre dans la néceffité d'y paffer encore cet hiver ; ce qui n'efi pas mon compte ni îe tien. Ne vaut-il pas mieux nous priver de nous voir deux ou trois jours à la hâte , & nous rejoindre fix mois plutôt? Je penfg auiTi qu'il ne fera pas inutile que je caufe en particulier & un peu à loifir avec notre philofophe j foit pour fonder &
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raffermir fon cœur 5 foit pour lui don- ner quelques avis utiles fur la manière dont il doit fe conduire avec ton mari , & même avec toi; car je n'imagine pas que tu puifTes lui parler bien librement là-defTus , & Je vois par ta lettre même qu il a befoin de confeil. Nous avons pris une fi grande habitude de le gou- verner 5 que nous fomm.es un peu ref- ponfables de lui à notre propre confcien- ce ; & 5 jufqu'à ce que fa raifon foit en- tièrement libre, nous y devons fuppléer. Pour moi, c'eft un foin que je prendrai toujours avec plaifir ; car il a eu pour mes avis des déférences coûteufcs que je n'oublierai jamais ; & il n'y a point G nom m. e au monde , depuis que le mien n'efl: plus , que j'eftime &: que j'ai- me autant que lui. Je lui réferve auHi^ pour fon compte, le plaifir de me rendre ici quelques fervices.
J'ai beaucoup de papiers mal en ordre qu'il m'aidera à débrouiller, & quelques affaires épineufes où j'aurai befoin à mon tour de fes lumières de de [qs foins. Au
138 La Nou velle tefte 5 je compte ne le garder que cinq ou fix jours tout au plus , & peut-être te le renverral-je dès le lendemain ; car j*ai trop de vanité pour attendre que l'impa- tience de s'en retourner le prenne ^ 3c Tceil trop bon pour m'y tromper.
Ne manque donc pas, fi-tôt qu'il fera remis , de me l'envoyer, c'eft-à dire , de le laifTer venir, ou je n'entendrai pas rail- lerie. Tu fais bien que, fi je ris, quand je pleure, & n'en fuis pas moins affligée , je ris auffi, quand je gronde, 3c n'en fuis pas moins en colère. Si tu es bien fage , 5c que tu faffe les chofes de bonne grâce , je te prom.ets de t'envoyer avec lui un joli petit préfent qui te fera plaiGr , & très-grand plaifir; mais fi tu me fais lan- guir , je t'avertis que tu n'auras rien.
P, S. A propos, dis-moi; notre marin fume-t-il ? jure-t-il ? boit-ii de Teau-de- vie ? porte-t-il un grand fabre ? a-t-il bien la mine d'un flibufrier ? Mon Dieu ! que je fcis curieufe de voir l'air qu'on a, quand on revient des Antipodes !
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LETTRE XV.
deMadame d' 0 r b e A Madame de TFolmar,
T
iENs,Cou{me, voilà ton efcîave que je te renvoie. J'en ai fait le mien durant ces huit jours, & il a porté (qs fers de fi bon cceur, qu'on voit qu'il eft tout fait pour fervir. Rends-moi grâce de ne l'a- voir pas gardé huit autres jours encore; car , ne t'en déplaife , fi j'avois attendu qu'il fût prêt à s'ennuyer avec moi, j'au- rois pu ne pas le renvoyer C-tôt. Je Fai donc gardé fans fcrupule ; mais j'ai eu celui de n'ôfer le loger dans ma maifon. Je me fuis fenti quelquefois cette fierté d'âme qui dédaigne les ferviles bienféan- ces,& fied fi bien à la vertu. J'ai été plus timide en cette occafion,fans favoir pour- quoi; ôc tout ce qu'il y a de fur, c'efl que je ferois plus portée à me reprocher cette réferve , qu'à m'en applaudir.
140 La Nouv elle Mais toi . fais-tu bien pourquoi notrd ami s'enduroit fi paifiblement ici ? Pre- mièrement, il étoit avec moi, & je pré- tends que c'eft déjà beaucoup pour pren* dre patience. Il m'épargnait des tracas bc me rendoit fervice dans mes affaires ; un ami ne s'ennuie point a cela. Une troifieme chofe que tu as déjà devinée y quoique tu n'en faffes pas fembl:mt , c ell qu'il me parloit de toi; &, fi nous ôtions le tems qu'à duré cette cauferie , de celui qu'il a pafTé ici , tu verrois qu'il m'en eftfort peu refté pour mon compte. Mais quelle bizarre fantaifie de s'iloi- gner de toi, pour avoir le plaifir a^n parler ? Pas fi bizarre qu*on diroit bien, il eft contraint en ta préfence ; il faut qu'il s'obferve incefiamment ; la moin- dre indifcrétion deviendroit un crime ; Se, dans*ces momens dangereux , le feul devoir fe lailîe entendre aux cœurs hon- nêtes : mais, loin de ce qui nous fut cher , on fe permet d'y fonger encore. Si Ton étouffe un fentiment devenu caupable , pourquoi fe reprocheroit-on de l'avoir
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eu, tandis qu'il ne Tétoit point? Le doux fouvenir d'un bonheur qui fut légiti- me, peut - il jamais être criminel ? Voi- là 5 je penfe , un raifonnement qui t*iroit mal 5 mais qu'après tout il peut fe per- mettre. Il a recommencé, pour ainfi dire, la carrière de fes anciennes amours. Sa première jeuneiTe s'eft écoulée une fe-< conde fois dans nos entretiens. Il me renouvêloit toutes fes confidences ; il rappeloit ces tems heureux où il lui étoit permis de t'aimer; il peignoit à mon cœur les charmes d'une flamme inno- cente. ../fans doute il les embelliffoit !
Il m'a peu parlé de fon état préfent par rapport à toi ; &, ce qu'il m'en a dit, tient plus du refpecî: & de l'admiration que de l'amour ; en forte que je le vois retourner , beaucoup plus rafluré fur fon cœur, que quand il eft arrivé. Ce n'eft pas qu'aufîi-tôt qu'il eft queftion de toi , l'on n'apperçoive au fond de ce cœur trop fenfible , un certain attendriiTement que l'amitié feule , non moins touchan- te , marque pourtant d'un autre ton ;,
\^2 La N ou V elle mais j'ai remarqué depuis lo'ng-tems que perfonne ne peut, ni te voir , ni penfer à toi de fang-froid; &, fi l'on joint au fentiment univerfel que ta vue infpire, le fentiment plus doux qu'un (ouvenii: ineffiiçable a dû lui laifTer , on trouvera qu'il eft difficile 5 &: peut-être impofliblej qu'avec la vertu la plus auftère il foit au- tre chofe que ce qu'il eft. Je l'ai bien queftionné , bien obfervé, bien fuivi; je Tai examiné autant qu'il m'a été poiîi- ble; je ne puis bien lire dans fon ame^ il n'y lit pas mieux lui-même : m.ais je puis te répondre a. au moins , qu'il eft pé- nétré de la force de fes devoirs Ôc des tiens 5 & que l'idée de Julie méprifdble .&: corrompue lui feroit plus d'horreur à concevoir que celle de fon propre anéan^ tiiTem.ent. Coufîne , je n'ai qu'un con- feil à te donner, & je te prie d'y fair« attention; évite les détails fur le paiTé, ôc je te réponds de l'avenir.
Quant à la reflitution dont tu me par- les 5 il n'y faut plus fonger. Après avoir épuifé toutes le3 raifons imaginables ^ je
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l'ai prié, prefle , conjuré , boudé, baifé; je lui ai pris les deux mains; je me fe^- rois mife à genoux, s* il m'eût laifTé faire : il ne m'a pas même écoutée. Il a poufle rhumeur &: l'opiniâtreté , jufqu'a jurer qu il confentiroit plutôt à ne te plus voir qu a fe deflaifir de ton portrait. Enfin , dans un tranfport d'indignation , me le faifant toucher attaché fur fon cœur : le voilà, m'a-t-ildit, d'un ton fi ému qu'il en refpiroit à peine , le voilà ce portrait, le feul bien qui me refte, & qu'on m'en* vie encore ! Soyez fiire qu'il ne me fera jamais arraché qu'avec la vie. Crois-moi, Coufine , foyons fages , & laiifons-lui le portrait. Que t'importe au fond qu'il lui demeure? Tant pis pourlui, s'il s'obftine à le garder.
Après avoir bien épanché & foulage fon cœur , il m'a paru afTez tranquile pour que je pufTe lui parler de fes aff é res. J'ai trouvé que le tems & la raifon ne i'avoient point fait changer de {yikè* me , & qu'il bornoit toute fon ambition ^ pafler fa vie^attaçhé à Milord Edouard.
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Je n'ai pu qu'approuver un projet fi hon^ néte, fi convenable à ion caractère, & fi digne de la reconnoilTance qu'il doit à des bienfaits fans exemple. Il m*a dit que tu avois été du même avis ; mais que M. de Wolmar avoit gardé le filen- ce. Il me vient dans la tête une idée. A la conduite afTez finguliere de toti mari , de à d'autres indices , je foupçon- rie qu'il a fur notre ami quelque vue fecrettc qu'il ne dit pas. LaifTons - le faire 5 & fions-nous à fafageiïe. La ma- nière dont il s'y prend prouve afîez que , fi ma conjedure eft jufte, il ne médite rien que d'avantageux à celui pour le- quel il prend tant de foins.
Tu n'as pas mal décrit fa figure Si (qs manières; & c'çftun figne affez favora- ble , que tu l'aies obfervé plus exacte- ment que je n'aurois cru : mais ne trou- ves - tu pas que fes longues peines 3c riiabitude de les fentir ont rendu fli phyfionomie encore plus intéreilànte qu^'elle n'étoit autrefois ? Malgré ce que ÎU m'en avois écrit , je craignois de lui
voir
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v-oîr cette politefle maniérée , ces façons fingerefles qu'on ne manque jamais de contrader à Paris. & qui, dans la foule des riens dont on y remplit une journée oifive , fe piquent d'avoir une forme plu- tôt qu'une autre. Soit que ce vernis ne prenne pas fur certaines âmes , foit que Tair de la mer Tait entièrement effacé, je n'en ai pas apperçu la moindre trace; &, dans tout fempreiïement qu'il m'a témoigné , je n'ai vu que le defir de contenter fon cœur. Il m'a parlé de mon pauvre mari ; mais il aiinoit mieux le pleurer avec moi, que me confoler, & ne m'a poiat débité là-deffus de maxi- mes galantes. Il a careifé ma filb; mais au-lieu de partager mon admiration pour elle , il m'a reproché , comme toi , ÎQS défiuts , & s'efr plaint de ce que je la gâtois ; il s'eû livré avec zèle à mes affaires , & n'a prefque été de mon avis fur rien. Au furplus, le grand air m'au- roit arraché les yeux qu'il ne fe fcroit pas avifé d'aller fermier un rideau ; je me ferois fatiguée à palfer d'une cham- Tmnz ÎIL G
14^ La N ou V elle bre à l'autre ç, qu'un pan de fon habit ga- lamment étendu fur fa main ne feroit pas venu à mon fecours ; mon éventail refta hier une grande féconde à terre , fans qu'il s'élançât du bout de la cham- bre 3 comme pour le retirer du feu. Les matins avant de me venir voir^ il n'a pas envoyé une feule fois favoir de mes nouvelles. A la promenade , il n affed:e point d'avoir fon chapeau cloué fur fa tête, pour montrer qu'il fait les bons airs (i). A table, je lui ai demandé fouvent fa tabatière , qu'il n'appelle pas fa bocte ; toujours il me Ta préfentée avec la main, jamais fur une afliette, comme un laquais ; il n'a pas manqué
( 1 ) A Paris on fe pique fur-tout de rendre la foci été commode &: facile, & c*cft dans une foule de règles de cette importance qu'on ▼ tait confiner cette fociété. Tout eil ufages & loix dans la bonne compagnie. Tous ces ufages naiflent & pallent comme un éclair? Le favoir-vivre coniifte à fe tenir toujours au guet, à les faifir au pailage , à les affec- ter , à montrer qu'on fait celui du jour. Le tout pour être lîmple.
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de boire à ma fanté deux fols au moins par repas , & je parie que , s'il nous reftoit cet hiver , nous le verrions , allis avec nous autour du feu ^ fe chauffer en vieux bourgeois. Tu ris , Coufine ? mais montre-moi un des nôtres fraîchement venu de Paris qui ait confervé cette bonhommie. Au refte , il me femble que tu dois trouver notre philofophe empiré dans un feul point ; c'eft qu il s'occupe un peu plus des gens qui lui parlent; ce qui ne peut fe faire qu à ton préjudice; fans aller pourtant, je penfe, jufqu'à le raccommoder avec Madam.e Bélon. Pour moi, je le trouve mieux en ce qu'il efl: plus grave & plus férieux que jamais. Ma mignonne , garde - le- moi bien foigneufement jufqu'à mon arrivée. Il efl: précifément comme il mç le faut 5 pour avoir le plaifir d§ le défoler tout le long du jour.
Admire ma difcrétion ; je ne t'ai rien dit encore du préfent que je t'envoie , &: qui t'en promet bientôt un autre : înais tu Ta^ reçu avant que d- ouvrir ma
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148 La Nouvelle lettre 5 & toi qui fais combien j*en fuis idolâtre & combien j'ai raifon de Tétre; toi dont Tavarice étoit fi en peine de ce préfentj tu conviendras que je tiens plus que je navois promis. Ah! la pau- vre petite! au moment où tu lis ceci , elle efl: déjà dans tQS bras ; elle eft plus heureufe que fa mère ; mais dans deux mois je ferai plus heureufe qu elle ; car je fentirai mieux mon bonheur. Hélas! chère Coufine, ne m* as-tu pas déjà toute .entière ? Où tu es , où eft ma fille , que manque-t-U encore de moi ? La voilà , cette aimable enfant; reçois - la comme la tienne ; je te la cède , je te la donne ; je réfigne en tes mains le pouvoir ma- ternel; corrige mes fautes, charge -toi des foins dont je m'acquitte fi mal à ton gré; fois àks aujourd'hui la mère de celle qui doit être ta bru , & pour me la rendre plus chère encore , fais-en , s'il fe peut, une autre Julie. Elle te ref- fçmble déjà de vifage ; à fon humeur , j'augure qu elle fera grave & prêcheufe; , f^uand tu auras corrigé les caprices qu'on
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m'accufe d'avoir fomentés , tu verras que ma fille fe donnera les airs d'être ma Coufine; mais^plus heureufe^elle aura moins de pleurs à verfer , & moins de eombats à rendre. Si le ciel lui eût con- fervé le meilleur des pères, qu'il eût été loin de gên'er fes inclinations , & qire nous ferons loin de les gêner nous-mê- mes! Avec quel charme je les vois déjà s'accorder avec nos projets \ Sak-tu bien qu'elle ne peut déjà plus fepaffer de fou petit mali , 8c que e'eft en partie pour Gela que je te la renvoie? J'eus hier avec éU une converfation dont notre ami fe mouroit de rire. Premièrement , elle n'a pas le moindre regret de me quitter, moi qui fuis toute la journée fa très- humble fervante , & ne puis réfiûer à rien de ce qu'elle veut; & toi qu'elle craint & qui lui dis non , vingt fois le jour 5 tu es la petite maman par excel- lence^ qu'on va chercher avec joie , Ôc dont on aime mieux les refus que tous me bonbons. Quand je lui annonçai que l'allois te l'envoyer, elle eut les
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tranfports que tu peux penfer; mais pour rcmbarraiïer , j'ajoutai que tu m'enver- rols à fa place le petit mali , & ce ne fut plus fon compte. Elle me demanda toute interdite ce que j'en voulois faire. Ja répondis que je voulois le prendre pouf moi ; elle fit la mine. Henriette ^ ne veux-tu pas bien me le céder , ton petit mali? Non, dit-elle, affez féchement... Non ! Mais fi je ne veux pas te le céder non plus 5 qui nous accordera ? . . . Aîa- man , ce fera la petite Maman... J'aurai donc la préférence; car tu fais qu'elle veut tout ce que je veux... Oh! la petite I^vlaman ne veut jamais que la raifon .... Comment ! Mademoifelle , n'efi:-ce pas la même chofe? La rufée fe mit à fou- rire. Mais encore , continuai - je , par quelle raifon ne me donneroit - elle pas le petit mali?... Parce qu'il ne vous con- vient pas... Et pourquoi ne me convien- droit - il pas ? Autre fourire aufii malin <iue le premier... Parle franchement, cfl:- ce que tu me trouves trop vieille pour lui?... Non , Mamans mus il eft trop
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jeune pour vous..» Coufine , un enfant de fept ans!... En vérité fi la tête ne m'en tournait pas , il faudroit qu elle m'eiit déjà tourné.
Je m'amufai À la provoquer encore. Ma chère Henriette , lui dis-je , en pre- nant mon férieux , je t'affûre qu'il ne te convient pas non plus. Pourquoi donc , s'écria - t - elle d'un air alarmé ? C'eft qu'il eft trop étourdi pour toi... Oh ! Ma- man 5 n'eft-ce que cela? Je le rendrai fage... Et fi par malheur il te rendoit folle?.,. Ah! ma bonne Maman, qut; j'aimerois à vous reiTembler î . . . Me ref- fembler , impertinente ! . . . Oui , Ma- man : vous dites toute la journée que vous êtes folle de moi. Hé bien ! moi , je ferai folle de lui : voilà tout.
Je fais que tu n'approuves pas ce joli caquet , & que tu fauras bientôt le mo- dérer. Je ne veux pas non plus le j uni- fier 5 quoiqu'il m'enchante ; mais te mon- trer feulement que ta fille aime déjà bien fon petit mali, & que, s'il a deu:^ ans de moins qu'elle, elle ne fera pas
jya La Nouvelle
indigne de l'autorité que lui donne le droit d'ainefïe. Auili-bien , je^vois Top- pofition de ton exemple & du mien à celui de ta pauve mère , que , quand la femme f^ouveme, la maifon n*en va pas plus mal. Adieu , ma bien -aimée; aaieu ma chère inféparable ; compte que k tems approche , & que les vendanges ne fe feront pas fans moi.
LETTRE XVI. DE Saint Preux
A M I L O RU È I) OU A R B»
C/UE de plaifirs trop tard connus je goûte depuis trois femaines ! La douce chofe de couler fes jours dans le fein d'une tranquile amitié , à Tabri de To- rage des pallions impétueufes ! Milord , que c'eft un fpedacle agréable & tou- chant 5 que celui d'une maifon fîmple o: bien réglée , où régnent Tordre , la paix , l'innocence ; où l'on voit réuni
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fans appareil , fans éclat , tout ce qui répond à la véritable deflination de l'homme ! La campagne , la retraite , le repos 5 la faifon , la vafte plaine d'eati qui s'offre à mes yeux , le fauvage afped des montagnes , tout me rappelle ici ma délicieufe Ifle de Tinian. Je crois voir accomplir les vœux ardens que j'y formai tant de fois. J y mène une vie de mon goût , j'y trouve une fociété fé- lon mon cœur. Il ne manque en ce lieu que deux perfonnes pour que tout mon bonheur y foit raiïemblé , & j'ai l'efpoir de les y voir bientôt.
En attendant que vous & Madame d'Orbe veniez mettre le comble aux plaifirs fi doux & fi purs que j'apprends à goûter où je fuis , je veux vous en donner une idée par le détail d'une économie domeftique qui annonce h félicité des maîtres de la maifon, & la fait partager à ceux qui l'habitent. J'ef- père , fur le projet qui vous occupe j, que mes réflexions pourront un joxîs-' '
i5'4' La Nou velle avoir leur uiage , & cet efpoir fert en- core à les exciter.
Je ne vous décrirai point la maifon de Clarens. Vous la connoilTez. Vous favez fi elle eft charmante , fi elle m'of- fre des fouvenirs intérelTans , fi elle doit m'étre chère , & par ce qu elle me mon- tre 5 & par c€ qu elle me rappelle. Ma- dame de Wolmar en préfère avec rai- fon le féjour à celui d'Etange , château magnifique &: grand ; mais vieux , trifte , incommode , & qui n'offre dans fes en- virons rien de comparable à ce qu'on voit autour de Clarens.
Depuis que les maîtres de cette mai- fon y ont Çixé leur demeure , ils en ont mis à leur ufage tout ce qui ne fervoit qu'à l'ornement ; ce n'eft plus une mai- fon fkite pour être vue , mais pour être habitée. Ils ont bouché de longues en- filades pour changer des portes mal fi- tuées , ils ont coupé de trop grandes pièces pour avoir dès logemens mieux diîlribués, A des meubles anciens te
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riches ils en ont fubllltué de fîmples de de commodes. Tout y efl: agréable Ôc riant ; tout y refpire l'abondance & la propreté, rien n'y fent la richelTe & Is luxe. Il n'y a pas une chambre où Ton ne fe reconnoiiTe à la campagne , &^ où l'on ne retrouve toutes les commodités de la ville. Les mêmes ehangemens fe font remarquer au-dehors. La bafTe-couç a été aggrandie aux dépens des remifes. A la place d'un vieux billard délabré l'on a fait un beau prefîbir , Se une lai- terie où logeoient des Paons criards dont on s'efi: défait. Le potager étoit trop petit pour la cuifine ; on en a fait du parterre un fécond , mais fi propre de fi bien entendu*, que ce parterre, ainfi travefti , plaît à Fceil plus qu'auparavant. Aux triftes ifs qui couvroient les murs , ont été fubflitués de bons efpaliers. Au lieu de l'inutile maronier d'Inde , de jeunes mûriers noirs commencent à om- brager la cour , & l'on a planté deux rangs de noyers jufqu'au chemin , à la place d«s vieux tilleuls qui bordoient
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î5'5 La Nouvelle Tavenue. Par-tout on a fubftitué rutile à l'agréable 3 &ragreable yaprefque tou- jours gagné. Quant à moi , du moins-, je trouve que le bruit de la baffe-cour , le chant i^s coqs , le mugiffement du bétail, l'attelage do-s charriots, les repas des champs , le retour des ouvriers , ôc tout l'appareil de l'économie, ruftique , donne à cette m.aifon un air plus chamr- pêtre 5 plus vivant ^ plus animé , plus gai 5 je ne fais quoi qui fent la joie & le bien-être , qu'elle n avoit pas dans fà morne dignité- Leurs terres ne font pas affermées-, mais cultivées par leurs foins.; & cette culture fait une grande partie de leurs occupations , de leurs biens &: de leurs plaifirs. La Baronie d'Ëtange n a que des prés , des champs & du bois ; mais le produit de Clarens eft en vignes , qui font un objet confidérable ; & comme la différence de la culture y produit ua effet plus fenfible que dans les bleds, c'efl encore une raifon d'économie pour avoir préféré ce dernier féjpur.. Cepea-
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^aiTt lîs vont prefque tous les ans faircî les moilTons à leur terre , & M. de Wol- mar y va feul affez fréquemment. Ils ont pour maxime de tirer de la culture tout ce qu elle peut donner , non pour faire un plus grand gain , mais pour nourrir plus d'hommes. M. de Wolmar prétend que la terre produit à propor- tion du nombre des bras qui la culti- vent ; mieux cultivée , elle rend davan^ tage ; cette furabondance deprodudion donne de quoi la cultiver mieux encore^; plus on y met d'hommes & de bétail , plus elle fournit d'excédent à leur en- tretien. On ne fait , dit-il , où peut s'ar- rêter cette augmentation continuelle & réciproque de produit & de cultiva^ teurs. Au contraire , les terreins négli- gés perdent leur fertilité ; moins un pays produit d'hommes 5. moins il produit de denrées : c'efl: le défaut d'habitans qui l'empêche de nourrir le peu qu'il en a,. & dans toute contrée qui fe dépeuple-^, Qn doit tôt ou tard mourir de faim. Ayant donc beaucoup de terres ^
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les cultivant toutes avec beaucoup de foin , il leur faut , outre les domeftiques de la baffe-cour , un grand nombre d'ou- vriers à la journée ; ce qui leur procure le plailir de faire fubfifter beaucoup de gens fans s'incommoder. Dans le choix de ces journaliers, ils préfèrent toujours ceux du pays , & les voifîns aux étrangers & aux inconnus. Si l'on perd quelque chofe à ne pas prendre toujours les plus robuftes, on le regagne bien par l'affec- tion que cette préférence infpire à ceux qu'on choifît , par l'avantage de les avoir fans ceffe autour de foi , & de pouvoir compter fur eux dans tous les tems , quoiqu'on ne les paye qu'une partie de Tannée.
Avec tous ces ouvriers , on fait tou- jours deux prix, l'ua eflle prix de ri- gueur & de droit , le prix courant du pays 5 qu'on s'oblige à leur payer pour les avoir employés. L'autre , un peu plus fort 5 eft un prix de bénéficence , qu'on ne leur paye qu'autant qu'on eft content d'eux , & il arrive prefque tou*^
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jours que ce qu'ils font pour qu'on le foit 5 vaut mieux que le furplus qu'on leur donne. Car M. de Wolmar eft in- tégre Se févere , & ne laiffe jamais dé- générer en coutume & en abus les infti- tutions de faveur & de grâce. Ces ou- vriers ont des furveillans qui les ani- ment & les obfervent. Ces furveillans font les gens de la bafle-cour qui tra- vaillent eux-mêmes , & font intéreffés au travail des autres , par un petit denier qu'on leur accorde , outre leurs gages , fur tout ce qu'on recueille par leurs foins. De plus , M. de Wolmar les vifite lui- même prefque tous les jours , fouvent plufieurs fois le jour , & fa femme aime à être de ces promenades. Enfin dans letems des grands travaux, Julie donne toutes les femaines vingt batz ( i ) de gratification à celui de tous les travail- leurs 5 journaliers ou valets indifférem- ment , qui , durant ces .huit jours , a été le plus diligent au jugement du maître.
( r ) Petite monnoic du pays.
16*0 La //ouvrlle Tous ces moyens d'émulation qui paroii- fent difpendieux , employés avec pru- dence ^judice, rendent infenfiblement tout le monde laborieux , diligent , de rapportent enfin plus qu'il ne coûtent ; mais 5 comme on n'en voit le profit qu avec de la confiance & du tems , peu de gens favent & veulent s'en fervir.-
Cependant un moyen plus efficace encore , le feul auquel des vues écono- miques ne font point fonger , 3c qui efl: plus propre à Madame de Wolmar , c'eft de gagner TaiFedion de ces bonnes gens, en leur accordant la fîenne. Elle ne croit point s'acquitter avec de l'argent des peines que l'on prend pour elle , & penfe devoif des fervices à quiconque lui en a rendu. Ouvriers , domeftiques , tous ceux qui l'ont fervie , ne fût-ce que pour un feul jour , deviennent tous (ts en- fans ; elle prend part à leurs plaifirs , à leurs chagrins , à leur fort ; elle s'in- forme de leurs affaires, leurs intérêts font les fiens ^ elle fe charge de mille fibins
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ponr eux , elle leur donne des confeils ^ elle accommode leurs différends ^ & ne leur marque pas Taffabilité de fon ca- radère par des paroles emmiellées & fans effet , mais par des fervices véri-^ tables, & par de continuels ades de bonté. Eux, de leur côté, quittent tout à fon moindre figne ; ils volent , quand elle parle; fon feul regard anime leur zèle , en fa préfonce ils font contens ^ en fon abfonce ils parlent d*elîe & s'ani^ ment à la forvir. Ses charmes & fos- difcours font beaucoup; fa douceur, fes vertus font d'avantagé. Ah , Milord ! l'adorable & puiffant empire que celui de la beauté bienfaifante !
Quant au fervice perfonnel des maî- tres , ils ont dans h maifon huit domef- tiques , trois femmes & cinq hommes , fans compter le valet-de-cbambre du Baron , ni les gens de la balTe-cour. Il n'arrive guères qu'on foit mal fervi par peu de domeftiques ; mais on diroit , au zèle de ceux - ci , que chacun , outre fon fervice , fe croit chargé de celui
ï62 La jV ou vr.LLE des fept autres , dz à leur accord , que tout fe fait par un feul. On ne les voit jamais oififs & deTœuvrés jouer dans une anti-chambre , ou poIifTonner dans la cour , mais toujours occupés à quelque travail utile; ils aident à la bafle-cour , au cellier, à la cuifine; le jai-dinier n'a point d'autre garçon qu'eux ; & ce qu'il y a de plus agréable, c'eft qu'on leur voit faire tout cela gaiement Ôc avec plaifîr.
On s'y prend de bonne heure pour les^ avoir tels quon les veut. On n'a W point ici la m^axime que j'ai vu régner à Paris de à Londres , de choifir des do- mefliques tout formés, c'eft-à-dire , âçs coquins déjà tout faits, de ces coureurs de œnditions,qui, dans chaque maifon qu'ils parcourent , prennent à la fois les défauts des valets &c des maîtres, de fe font un métier de fervir toutle m.onde, fans jamais s'attacher à perfonne. Il ne peut régner ni honnêteté, ni fidélité, ni zèle, au milieu de pareilles gens, & ce ramalFis de canaille ruine le maître
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^ corrompt les enfans dans toutes les maifons opulentes. Ici c'efl une afRiire importante que le choix des domcfti^ ques. On ne les regarde point feule-^ ment comme des mercenaires dont on n'exige qu'un fervice exad, maiscom^- me des membres de la famille , dont le mauvais choix efl capable de la défo- 1er. La première chofe qu'on leur de- mande 5 efl: d'être honnêtes gens ; la fe-^ conde, d'aimer leur maître ; la troifîème, de le fervir à fon gré ; mais pour peu qu'un maître ibit raifonnable. &un dg- meftique intelligent, la troifîème fuit toujours les deux autres. On ne- les tire donc point de la ville, m.ais de la cam- pagne. C'efI: ici leur premier fervice , & ce fera fûrement le dernier pour tous ceux qui vaudr nt quelque chofe. On les prend dans quelques familles nom- breufes 3c furchargées d'enfans, dont les pères & mères viennent les offrir eux- mêmes. On les choifit jeunes, bien faits, de bonne fanté, & d'une phyfionomie agréable. M. de\yolmarles interroge.
r6'4 La Nouvelle
les examine 5 puis les préfente à fa fem- me. S'ils agréent à tous deux , ils font reçus 5 d^abord à Tépreuve, enfuite au nombre des gens, c'efl-à-dire, des en- fans de la maifon , &l Ton pafTe quelques jours à leur apprendre, avec beaucoup de patience & de foin , ce qu'ils ont à faire. Le fervice eft fi fim.ple , fi égal , fi uni- forme 5 les maîtres ont fi peu de fantaifie & d'humxeur , & leurs dom^eftiques les affedionnent fi promiptement , que cela efl: bien-tôt appris. Leur condition efi: douce ; ils fentent un bien-être qu'ils n'avoient pas chez eux; mais on ne les laifle point amollir par Toifiveté^ mère àes vices. On ne fouffre point qu'ils -deviennent des Meilleurs, & s'enorgueil- liiTent de la fervitude. Ils continuent de travailler comme ils- faifoient dans la maifcn paternelle; ils n'ont. fait , pour ainfi dire 5 que changer de père & de mère , & en gagner de plus opulens : de cette forte , ils ne prennent point en dé- dain leur ancienne vie ruftique. Si ja- mais ils fortoient d'ici , il n'y en pas
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un qui ne xeprît plus volontiers fon état de payfan, que de apporter une autre Gondition. Enfin , je n ai jamais vu de mai fon où chacun fît mieux fon fervice, êc s'imaginât moins de fervir,
Ceft ainfi qu'en formant & dreiTant fes propres domeftiques , on n'a point à fe faire cette objedion fi commune 5c fi peu fenfée ; je les aurai formés pour d'autres. Formez - les comme il f^ut ^ pourroit-on répondre , & jamais ils ne ferviront*à d'autres : fi vous ne fongez qu'à vous 5 en les formant , en vous quit* tant ils font fort bien de ne fonger qu'à eux ; mais occupez-vous d'eux un peu ^avantage , & ils vous demeureront atta- chés. Il n'y a que l'intention qui oblige ^ d>c celui qui profite d'un bien que je ne yeux faire qu'à moi , ne me doit aucunç jeconnoiffance.
Pour prévenir, doublement le m.cme inconvénient , M. & Madame de Wol- inar emploient encore un autre moyen qui me paroît fort bien entendu. En commençant leur établiffement p ils ont
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cherché quel nombre de domcftiques ils pouvoient entretenir dans une maifo» montée à-peu-près félon leur état , & ils ont trouvé que ce nombre allolt à quinze on feize : pour être mieux fervis ils Tont réduit à la moitié; de forte qu'avec moins d'appareil , leur fervice eft beaucoup plus exacl. Pour être mieux fervis encore, ils ont intérefleles mêmes genc à les fervir long-tems. Un domet tique 5 entrant chez eux , reçoit le gage ordinaire ; mais ce gage augmente tous les ans d'un vingtième ; au bout de vingt ans , il feroit ainfi plus que dou- blé, & l'entretien des domeftiques feroit à-peu-près , alors , en raifon du moyen des maîtres : mais il ne faut pas être un grand algébrifte pour voir que les fraix de cette augmentation font plus appa- j-ens que réels , qu'ils auront peu de dou- bles gages à payer , & que , quand ils les pairoient à tous , l'avantage d'avoir été bien fervis durant vingt ans , corn- penferoit , & au-delà , ce furcroît de dé- penfe. Vous fentezbien, Milord, que
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c'eft un expédient fur pour augmenter incefTamment le foin des domeftiques , & fe les attacher à mefure qu'on s'atta- che à eux. Il n'y a pas feulement de la prudence ; il y a même de l'équité dans un pareil établiiTement. Eft-il jufte qu'un nouveau venu fans affeâion , & qui n'eft peut-être qu'un mauvais fujet, reçoive, en entrant , le même falaire qu'on don- ne à un ancien ferviteur , dont le zèle &: la fidélité (ont éprouvés par de longs fervices, & qui d'ailleurs approche, en vieilliiTant, du tems où il fera hors d'é- tat de gagner fa vie ? Au refte , cette dernière raifon n'eft ' pas ici de mife , & vous pouvez bien croire que des maî- tres aulîî humains ne négligent pas des devoirs que rempliiTent par oftentation beaucoup de maîtres fans charité , & n'abandonnent pas ceux de leurs gens à qui les infirmités ou la vieillefTe ôtent les moyens de fervir.
J'ai dans l'inftant même un exemple affez frappant de cette attention. Le Ba- ron d'Etange , voulant récompenfer les
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longs fervices de fonValet-de-Chambre, par une reti*aite honorable , a eu le cré- dit Q obtenir pour lui de L. L. E. E. un çmploi lucratif & fans peine. Julie vient (le recevoir là-defllis , de ce vieux domef- tique 5 une lettre à tirer des larmes , dans laquelle il la fupplie de le faire difpenfer d'accepter cet emploi. «Je fuis âgé, i>3 lui dit-il; j'ai perdu toute ma famille; 33 je n'ai plus d'etutres parens que mes 33 maîtres ; tout mon efpoir efl: de finir ?:> paifiblemçnt mes jours dans la maifon p> ou je les ai pafTés. . . . Madame , en P3 VOUS tenant dans mes bras àvotre naif- 03 fance , je demandois à Dieu de tenii* p3 de même un jojar vos enfans;il m'en ?3 a fait la grâce ; ne me refufez pas ?3 celle de les voir croître & profpérer P3 comme vous... Moi qui fuis accoutumé ?3 à vivre dans une m.aifon de paix , où P3 en retrouverai-] e une femblable pour ?3 y repofer ma vieillefTe ?..... Ayez la ?3 charité d'écrire en ma faveur à Mon- 53 fieur le Baron. S'il eft mécontent de ?3 moi, qu'il nie chalTe & ne me donne
oj point
ti É L o I s n. ■ is^
"point d'emploi: mais fi je l'ai fidèle- » ment fervi durant quarante ans , qu'il » me laiffeachevermes jours àfon fervice » & au vôtre , il ne fauroit mieux me «récompenfer». Il ne faut pas deman- der fi Julie a e'crit. Je vois qu'elle fe- rait auflî fâchée de perdre ce bon-Iiom- me, qu'il le feroit de la quitter. Ai-je tort, Milord, de comparer àcs maîtres û chéris à des pères, & leurs domefti- ques à leurs enfans? Vous voyez que c'ell ainfi qu'ils fe regardent eux-
mêmes.
II n'y a pas d'exemple dans cette mai- fon qu'un domeftique ait demandé fos congé. Il eft même rare qu'on menace quelqu'un de le lui donner. Cette mena- ce effraye à proportion de ce que le fer- vice eft agréable & doux. Les meilleurs fujets en font toujours les plus alarmés , & l'on n'a jamais befoin d'en venir à l'exécution qu'avec ceux qui font peu re- grettables. II y a encore une règle à cela : quand M. de Wolmar a dit, je vous chafe , on peut implorer l'intercef. Tome III, Il
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fion de Madame, Tobtenir quelquefois & rentrer en grâce à fa prière ; mais un congé qu'elle donne eft irrévocable , & il n'y a plus de grâce à efpercr. Cet ac- cord efi: très-bien entendu pour tempérer à la fois l'excès de confiance qu'on pour- roit prendre en la douceur de la femme , &L la crainte extrême que cauferoit l'in- flexibilité du mari. Ce mot ne laifTe pas pourtant d'être extrêmement redouté de la part d'un m.aître équitable èc fans co- lère ; car outre qu'on n efl pas fur d'ob- tenir grâce , & qu elle n'eft jamais accor- dée deux fois au mêmie; on perd parce mot feul fon droit d'ancienneté , 3c l'on recommence , en rentrant , un nouveau fervice : ce qui prévient l'infolence des vieux domeftiques & augmente leur circonfpedion -, à m.efure qu'ils ont plus à perdre.
Les trois femmes font, la femme-de- chambre, la gouvernante des enfans, 3c la cuiiniière. Celle - ci eft une payranne fort propre & tort entendue , à qui Ma- dame de Wolmar a appris la cuifine; car
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dans cepays^fimple encore/i)Ies jeunes perfonnes de tout état apprennent à faire elles-mêmes tous les travaux que feront un jour dans leurmaifon Iqs femmes qui feront à leur fervice^ afin de favoir les conduire au befoin , & de ne s'en pas biffer impofer par elles. La femme-de- chambre n'eft plus Babi; onTa renvoyée à Etange où die efi née ; on lui a re- mis le foin du château & une infpedion fur la recette, qui la rend , en quelque manière, le contrôleur de TEconome. Il y avoit long-tems que M. de Wolmar preiToit fa femme de faire cet arrange- ment, fans pouvoir la réfoudre à éloi- gner û elle une ancienne domeflique de fa mère , quoiqu elle eût plus d'un fujet de s'en plaindre. Enfin depuis les- der« nières explications, elh y a confenti ,, &: Babi eft partie. Cette fem.me eft intel- ligente & fidelle, mais indifcretre & babilîarde. Je foupçonne qu elle a trali plus d'une fois les fecrets de fa mai-
(i ) Simple ! Il a donc beaucoup changé.
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172 La Nouvelle treiTe , que M. de Wolmar ne Tignore pas 5 & que, pour prévenir la même in- difcrétion vis-à-vis de quelque étranger , cet homme fage a fu remployer de ma- nière à profiter de (qs bonnes qualités fans s'expofer aux mauvaifes. Celle qui Ta remplacée efl: cette même Fanchon Regard , dont vous m'entendiez parler autrefois avec tant de plaifir. Malgré l'augure de Julie , fes bienfaits , ceux de fon père , & les vôtres , cette jeune femme fi honnête & fi fage , n a pas été heureufe dans fon établifTement. Claude 'Anet y qui avoit fi bien fupporté fa mi- fere ;, n a pu foutenir un état plus doux. En fe voyant dans Taifance , il a néglige fon métier , & , s'étant tout-à-fait déran- gé, il s'efl: enfui du pays ; laiffant fa fem- me avec un enfant qu elle a perdu de- puis ce tems-là. Julie, après l'avoir reti- rée chez elle , lui a appris tous les petits ouvrages d'une femme-de-clranbre, & je ne fus jamais plus agréablement fur- pris que de la trouver en fondion le jour de mon arrivée. M, de Wolçiar en fait
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un très-grand cas , de tous deux lui ont confié le foin de veiller , tant fur leurs enfans, que iiir celle qui les gouverne. Celle-ci efl: aufll une villageoife (impie ô: crédule ^ mais attentive , patiente ôc docile ; de forte qu'on n'a rien oublié pour que les vices des Villes ne péné- traient point dans une maifon dont les maîtres ne les ont ni ne les fouffrent.
Quoique tous les domeftiques n'aient qu'une même table, il y a d'ailleurs peu de communication entre les deux fexes , on regarde ici cet article comme très- important. On n'y efl: point de l'avis de ces maîtres indifférens à tout , hors à leur intérêt, qui ne veulent qu'être bien fervis , fans s'embarrafTer au furplus de ce que font leurs gens. On penfe , au contraire , que ceux qui ne veulent qu'être bien fervis , ne fauroient l'être long-tems. Les liaifons trop intimes en- tre les deux kxes , ne produifent jamais que du mal. C'efl: des conciliabules qui fe tiennent chez les femmes-de-cham- bre que fortent la plupart des défordre^
1 74 La A^ouvelle d'un ménage. S'il s'en trouve une qui plaife au maître-d'hôtel , il ne manque pas de h réduire aux dépens du maître. L'accord des hommes entre eux , ni des femmes entre elles , n'efi: pas alTez fur pour tirer à conféquence. Mais c*eft tou- jours entre hommics & femmes que s'é- tabliiTent ces fecrets monopoles qui rui- nent à la longue les familles les plus opu- lences. On veille donc à la fagefTe & à la modeftie des femmes ; non - feule- ment par des raifons de bonnes moeurs & d'honnêteté , mais encore par un in- térêt très-bien entendu ; car, quoi qu'on en dife, nul ne remplit bien fon devoir, s'il ne l'aime ; & il n'y eut jamais que des gens d'honneur qui fuiTent aimer leur devoir.
Pour prévenir entre les deux fexes une familiarité dangereufe , on ne les gêne point ici par des loix pofi cives qu'ils feroient tentés d'enfr^ijindre en fe- cret ; m.ûs , fans paroître y fonger , on établit Aqs ufages plus puirr^ns que l'au- torité même. On ne leur défend pas de
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fe voir : mais on fait en forte qu'ils n'en aient ni l'occafion , ni la volonté. On y parvient , en leur donnant des occupa- tions 5 des habitudes 5 des goûts , des plaifirs entièrement différens. Sur Tordre admirable qui règne ici, ils fentent que , dans une maifon bien réglée , les hom^ mes & les femmes doivent avoir peu de commerce entre eux. Tel qui taxe- roit en cela de caprice les volontés d'un maître , fe foumet fans répugnance à une manière de vivre qu'on ne lui pref- crit pas formellement , mais qu'il juge lui-même être la meilleure & la plus na- turelle. Julie prétend qu'elle Teft en effet ; elle foutient que de l'amour ni de l'union conjugale ne réfulte point le commerce continuel des deux fexcs. Se- lon elle , la femme & le mari font bien deflinés à vivre enfemble, mais non pas de la même manière ; ils doivent agir de concert , fans faire les mêmes chofes. La vie qui charmeroit l'un, fe- roit 5 dit-elle , infupportable à l'autre ; les indinatiQns que leur donne la Na^.
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ture font auffi diverfes que les fondions qu'elle leur impofe; leurs amufemens ne différent pas moins que leurs de- voirs ; en un mot^ tous deux concou- rent au bonheur commun par des che- mins différens, & ce partage de travaux & de foins efl: le plus fort lien de leur union.
Pour moi, j'avoue que mes propres obfervations font afTez favorables à cette maxime. En effet , n'eft-ce pas un ufage confiant de tous les peuples du monde^ hors le François & ceux qui Timitent, que les hommes vivent entre eux , les femmes entre elles? S'ils fe voient les uns les autres , c'efl: plutôt par entrevues Zc prefque à la dérobée, com.me les époux de Lacédémonc, que par un mélange in- difcret & perpétuel , capable de confon- dre & défigurer en eux les plus fages diftindions de la Nature. On ne voit point les fauvages mêmes indiftinde- ment mêlés , hommes & femmes. Le foir, la famille fe raffemble, chacun palîe la nuii auprès de fa femme i la fépara-
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tîon recommence avec le jour , & les deux fexes n'ont plus rien de commun que les repas tout au plus. Tel efl: Tor- dre que fon univerfalité montre être le plus naturel , & dans les pays même où il eft perverti , l'on en voit encore des veftiges. En France , où les hommes fe font fournis à vivre à la manière des femmes , & à refter fans ceife enfermés dans la chambre avec elles , l'involon- taire agitation qu'ils y confervent, mon- tre que ce n'eft point à cela qu'ils étoient deftinés. Tandis que les femmes reftent tranquilement afîifes ou couchées fur leur ch'àife longue , vous voyez les hom- mes fe lever , aller , venir , fe raffeoir avec une inquiétude continuelle ; un inf tind machinal , combattant fans cefTe la contrainte où ils fe mettent , & les pouf- fant, malgré eux , à cette vie adive & la- borieufe que leur imipofa la Nature. C'eft le feul peuple du monde où les hommes fe tiennent debout au fpedacle ^ com- me s'ils alloient fe délaffer au parterre d'avoix reftç tout le jour affis au fallon.
lyS La â^ouvelle Enfin ils fentent fi bien Tennui de cette indolence efféminée & cafaniere , que y pour y mêler au moins quelque forte d'adivlté , ils cèdent chez eux la place, aux étrangers , & vont auprès des fem- mes d'autrui chercher à tempérer ce dégoût,
La maxime de Madame de Wolmar fe foutient très-bien par l'exemple de fa maifon. Chacun étant , pour ainfi dire ,. tout à fon fexe , les femmes y vivent très fépirées des hommes. Pour préve- nir entre eux les liaifons fufpedes , fon grand fecret eft d'occuper inceflamn.ent les uns & les autres ; car leurs travaux font fi différens , qu'il n'y a que l'oifi- veté qui les raffembie. Le matin , chacun vaque à fes fondions , & il ne refte de loifir àperfonne pour aller troubler cel- les d'un autre. L'après-dîner, les hommes ont pour département le jardm , la baffe- cour , ou d'autres foins de la campagne ^ les femmes s*occupent dans la chambre des enfans jufqu'à l'heure de la prome- nade qu*elles font avec eux ^ fouvejit
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même avec leur maitrefle , èc qui leur efl: agréable comme le feul moment où elles prennent Tair. Les hommes, allez exercés par le travail de la journée , n'ont guères envie de s'aller promener ^ èc fe repofent en gardant la maifon.
Tous les Dimanches, après le prêche du foir , les femmes fe rafle m bien t en- core dans la chambre des enfans , avec quelque parente ou amie qu'elles invi- tent tour-à-tour^ du confentement de Madame. Là, en attendant un petit régal donné par elle , on caufe , on chante , on joue au volant , aux onchets , ou à quelque autre jeu d'adreflb propre à plaire aux yeux des enfans , jufqu à ce qu'ils s'en puiflent amufer eux-mêmes. La collation vient , compofée de quel- ques laitages , de gaufFres , d'échaudais , de merveilles ( i ) , ou d'autres mets du goût des enfans & des femmes. Le vin en eft toujours exclus , & les hommes , qui dans tous les tems entrent peu dans
( I ) Sorte de gâteau du pays.
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ce petit Gynécée ( i ) , ne font Jamais de cette collation , où Julie manque afTez rarement. J*ai été jufquicile feulprivi-- légié. Dimanche dernier j^obtins à force td'importunités , de Ty accompagner. Elle eut grand foin de me faire valoir cette faveur. Elle me dit tout haut qu'el- le me Taccordoit pour cette feule fois , 6c qu'elle l'avoit refufée à M. de Wol~ mar lui-même. Imaginez fi la petite va- nité féminine étoit flattée , & fi un la- quais eût été bien-venu à vouloir être admis à l'exclufion du maître ?
Je fis un goûter délicieux. Eft-il quel- ques mets au monde comparables aux laitages de ce pays ? Penfez ce que doi- vent être ceux d'une laiterie où Julie pré- fide, & mangés à côté d'elle. LaFanchoii me fervit des grus ^ de la céracée (2) ^
(i) Appartement des femmes.
(i) Laitages excellcns qui fe font fur la montagne de Salève. Je doute qu'ils fbient connus fous ce nom au Jura , fur-tout vers l'autre extrémité du lac»
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des gauffres , des écrelets. Tout difpa.- roifToit à Tinflant. Julie rioit de mon appétit. Je vois, dit-elle, en me don- nant encore une affiette de crème , que votre eftomac fe fait honneur par-tout , & que vous ne vous tirez pas moins bien de Técot des femmes que de celui des Valaifans. Pas plus impunément , repris-je ; on s*enlvre quelquefois à Tun comme à Tautre , & la raifon peut s'é- garer dans un chalet tout auffi bien que dans un cellier. Elle baifla les yeux fans répondre , rougit , & fe mit à careffer fes enfans. Cen fut allez pour éveiller mes remords. Milord , ce fut-là ma pre- mière indifcrétion ^ & j*efpere qu© ce fera la dernière.
Il régnoit dans cette petite affemblée un certain air d'antique {implicite qui me touchoit le cœur ; je voyois fur tous les vifages la même gaieté , Se plus de franchife , peut-être , que s'il s'y fût trouvé des hommes. Fondée fur la con»- fiance & l'attachement , la familiarité qui régnoit entre les fervantes Ô4 la m.ai--
iSi La Nouvelle treffe , ne faifoit qu'affermir le refpeft & Tautorité ,& lesfervices rendus & re- çus ne fembloient être que des témoi-^ gnages d'amitié réciproque. Il n'y avoit pas jufqu'au choix du régal qui ne con- tribuât à le rendre IntérefTant. Le laitage & le fucre font un des goûts naturels du fexe , & comme le fymbole de l'inno- cence & de la douceur qui font fon plus aimable ornement. Les hommes , au contraire, recherchent en général les fa- veurs fortes 5 & les liqueurs fpiritueufes ; îiîimens plus convenables à la vie adive & laborieufe que la Nature leur deman- de ; & quand ces divers goûts viennent à s'altérer 6c fe confondre , c'efl: une marque prefque infaillible du mélange défordonné des fexei. En effet , j'ai re- marqué qu'en France , ou les femmes vivent fans cefTe avec les hommes , elles ont tout-à-fait perdu le goût du laitage , les- hommes beaucoup celui du vin , & qu'en Angleterre où les deux fexes font moins confondus , leur goût propre s^efl mieux confervé. En général , je penfe
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qxi'on pDurroit fouvent trouver quelque indice du caradere des gens dans le choix des alimens qu'ils préfèrent. Les Italiens, qui vivent beaucoup d'herbages , font ef- fémin is & mous. Vous autres Anglois , grands mangeurs de viande , avez, dans vos inflexibles vertus, quelque chofe de dur & qui tient de la barbarie. Le Suiffe , naturellement froid , piifîble & fim^ pie , mais violent & emporté dans la co- lère , aime à la fois Tun & Tautre ali- ment 5 & boit du laitage & du vin. Le François , fouple & changeant , vit de tous les mets , & fe plie à tous les carac-- teres, Julie elle - même pourroitme fer- vir d'exemple : car, quoique fenfueîle & gourmande dans fes repas , elle n*aime ni la viande , ni les ragoûts , ni le fel , & n'a jamais goûté devin pur. D*excellens légumes , les œufs , la crème , les fruits ; voilà fa nourriture ordinaire , & fans le poifTon qu'elle aime auiîî beaucoup , elle feroit une véritable pythagoricienne» Ce n'eft rien de contenir les femmes ^
i84 La Nouvelle fi Ton ne contient auffi les hommes ; & cette partie de la règle , non moins im- portante que l'autre , eft plus ditRcile encore ; car Fattaque efl: en général plus vive que la défenfe : c'eft l'intention du confervateur de la Nature» Dans la Ré- publique on retient les citoyens par des mœurs , des principes ^ de la vertu : mais comment contenir des domefti- ques 5 des mercenaires , autrement que par la contrainte & la gêne? Tout Tait du maître eft de cacher cette gène fous h voile du plaifir ou de l'intérêt , en forte qu'ils penfent vouloir tout ce qu on les oblige de faire. Uoifiveté du diman- che 5 h droit qu'on ne peut guèr ?s leur ôter d'aller ou bon leur femble , quand leurs fondions ne les retiennent point au logis , détruifent fouvent en un feul. jour l'exemple &: les leçons des fix au- tres-. L'habitude du cabaret y le com- merce & les maximes de leur: camara- des , la fréquentation des femmes débau- chées , les perdant bientôt pour leurs
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maîtres & pour eux-mêmes , les ren- dent, par mille défauts , incapables du fervice , & indignes de la liberté.
On remédie à cet inconvénient en les retenant par les mêmes motifs qui les portoient à fortir. Qu*alloient-ils faire ailleurs ? Boire & jouer au cabaret. Ils boivent & jouent au logis. Toute la dif- férence eft^que le vin ne leur coûte rien, qu ils ne s'enivrent pas , & qu il y a des gagnans au jeu, fans que jamais perfonne perde. Voici comment on s'y prend pour cela.
Derrière la maifon efl: une allée cou- verte, dans laquelle on a établi la lice des jeux. Ceft-ià que les gens de livrée, &: ceux de la baffe-cour , fe raffemblent en été le dimanche après le prêche , pour y jouer , en plufieurs parties liées , non de l'argent , on ne le foufFre pas ; ni du vin , on leur en donne; mais une mife fournie par la libéralité des maîtres. Cette mife eft toujours quelque petit meuble ou quelque nippe à leur ufage. Le nombre des jeux eft proportionné à la
IÎ6 L A No UV E lle| valeur delà mlfe; en forte que , quand cette mife eft un peu confidérable, com- me des boucles d'argent , un porte-col , des bas de foie, un chapeau fin, ou au- tre chofe femblable, on emploie ordi- nairement plu (leurs féances à la dif- puter. On ne s'en tient point à une feule efpèce de jeu; on les varie, afin que le plus habile dans un, n'emporte pas toutes les mifes , & pour les rendre tous plus adroits &: plus forts , par des exercices multipliés. Tantôt c'eft à qui enlèvera à la courfe un but placé à l'autre bout de l'avenue ; tantôt à qui lancera le plus loin la même pierre ; tantôt à qui por- tera le plus long-tems le même fardeau. Tantôt on difpute un prix, en tirant au blanc. On joint à la plupart de ces jeux , un petit appareil qui les prolonge & les rend amufans. Le maître de la maitreiTe les honorent fouvent cîe leur préfence ; on y amène quelquefois les enfans; les étrangers m^ême y viennent, attirés par la curiofîté , & plufieurs ne demande- roient pas mieux que d'y concourir j mais
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nul n'eft jamais admis qu'avec Tagré- ment des maîtres de du confentement des joueurs , qui ne trouveroient pas leur compte à Taccorder aifément. In- fenfiblement, il s'eft fait de cet ufage une efpèce de fpedacle , où les adeurs , ani- més par les regards du public , préfè- rent la gloire des applaudiffemens à Tin- térét du prix. Devenus plus vigoureux de plus agiles , ils s'en eftiment d'avan- tages; & 5 s'accoutumant à tirer leur va- leur d'eux-mêmes, plutôt que de ce qu'ils polfèdent, tout valets qu'ils font, l'hon- neur leur devient plus cher que l'ar- gent.
Il feroit long de vous détailler tous les biens qu'on retire ici d'un foin fi puérile en apparence, & toujours dédai- gné des efprits vulgaires , tandis que c'efl: le propre du vrai génie de produire de grands effets par de petits moyens. M. de Wolmar m'a dit qu'il lui en coû- toit à peine cinquante écus par an , pour ces petits établiffemens^, que fa femme a la première imaginés. Mais p dit-il j,
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combien de fois croyez-vous que je re- gagne cette fomme dans mon ménage , ^ dans mes affaires ^ par la vigilance de l'attention que donnent à leur fervice des domefliques attachés , qui tiennent tous leurs plaifirs de leurs maîtres ; par rintérêt qu'ils prennent à celui d'une maifon qu'ils regardent comme la leur; par l'avantage de profiter, dans leurs tra- vaux, de la vigueur qu'ils acquièrent dans leurs jeux ; par celui de les conferver toujours fains, en les garantiflant des ex- cès ordinaires à leurs pareils , & des ma- ladies qui font la fuite ordinaire de ces excès; par celui de prévenir en eux les fripponneries que le défordre amène in- failliblement 5 & de les conferver tou- jours honnêtes gens ; enfin, par le plaifir d'avoir chez nous , à peu de fraix , des récréations agréables pour nous-mimes? Que s'il fe trouve parmi nos gens quel- qu'un , foit horame , foit femme , qui ne s'accommode pas de nos règles & leur préfère la liberté d'aller, fous di- vers prétextes , courir où bon lui fena «
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ble 5 on ne lui en refufe jamais la per- milîion ; mais nous regardons ce goût de licence , comme un indice très-fuC- pecfl, & nous ne tarderons pas à nous dé- faire de ceux qui l'ont. Ainfi, ces mêmes, amufemens qui nous conferventd^ bons fujets y nous fervent encore d'épreuve pour les choifir. Milord , j'avoue que je n'ai jamais vu qu'ici des maîtres former à la fois^dans les mêmes hommes, de bons domeftiques pour le fervice de leurs per- fonnes , de bons payfans pour cultiver leurs terres , de bons foîdats pour la dé- fenfe de la patrie , & des gens de bien pour tous les états où la fortune peut les appeller.
L'hiver, les plaifirs changent d'efpèce, ainfi que les travaux. Les dimanches , tous les gens de la maifon , & même les voifîns 5 hommes & femmes indiiïérem- ment^fe raffemblent^aprèsle fervice,dans une falle baffe, oii ils trouvent du feu, du vin , des fruits , des gâteaux , & un violon qui les fait danfer. Madame de ,Wolmar ne pianque jamais de s'y ren-
i^o La Nouvelle dre au moins pour quelques inftans, afin d'y maintenir 5 par fc préfence, l'ordre & la modeftie , & il n eft pas rare qu elle y danfe elle-même , fût-ce avec fes pro- pres gens. Cette règle, quand je l'appris, me p^ut d'abord moins conforme à la févérité àts mœurs proteftantes. Je îe dis à Julie ; & voici^à-peu-près^ce qu'elle me répondit.
La pure Morale eft fî chargée de de- voirs févères, que, fi on lafurcharge en- core de formes indifférentes , c'eft pres- que toujours aux dépens de l'effenciel. On dit que c'eft le cas de la plupart à^s Moines , qui , foumis à mille règles inu- tiles, ne favent ce que c'eft qu'honneur & vertu. Ce défaut règne moins parmi nous; m.ais nous n'en iommes pas tout à- fait exempts. Nos gens d'Jiglife , auiîî fupérieurs en fagefîe à toutes les fortes de Prêtres , que notre Religion eft fupé • rieure à toutes les autres en fainteté , ont pourtant encore quelques maximes qui paroilfent plus fondées fur le pré- jugé que fur la raifon, Telle eft celle
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qui blâme la danfe & les affemblées , comme s'il y avoit plus de mal à dan- fer qu'à chanter , que chacun de ces amufemens ne fût pas également une înfpiration de la Nature , & que ce fût un crime de s'égayer en commun par une récréation innocente & honnête. Pour moi , je penfe , au contraire , que toutes les fois qu'il y a concours de$ deux îexes , tout divertiffement public devient innocent , par cela même qu'il efl: public ; au-lieu que l'occupation la plus louable eft fufpc^e dans le téte-à- tête ( I ). L'homme 6^ la femme font deftinés l'un pour l'autre ; la fin de la Nature eft qu'ils foient unis par le ma- riage. Toute faufle P\eligion combat la Nature; la nôtre feule, qui la fuit & la
( I ) D-^ns ma lettre à M. d'Alembcrt fur les rpe6la(:les,fai tranfcrit de celle-ci le mor- ceau fuivant , Se quelques autres 3 mais com- mue alors je ne faifoisque préparer cette édi- tion, j'ai cru devoir arendre qu'elle parut, pour citer ce que j'en avois tiré.
ïp2 L A No U V E L L E rectifie , annonce une inftruclion divine ôc convenable à Thomme. Elle ne doit donc point ajouter, furie mariage, aux embarras de Tordre civil , des difficultés que l'Évangile ne prefcrit pas , & qui font contraires à Tefprit du Chriftianif- me. Mais qu'on me dife où. de jeunes perfonnes à marier auront occafion de prendre du goût l'une pour l'autre , Se de fe voir avec plus de décence de de cir- confpedion, que dans une affemblée où les yeux du public^incefTamment tournés fur elles , les forcent à s'obferver avec le plus grand foin ? En quoi Dieu eft-il offenfé par un exercice agréable de falu- taire, convenable à la vivacité de la Jeu- neffe ; qui confifte à fe préfenter l'un à l'autre avec grâce ôc^bienféance, & au- quel le fpedateur impofe une gravité dont perfonne n'oferoit fortir ? Peut-on imaginer un moyen plus honnête de ne tromper perfonne , au moins quant à la figure 5 & de fe montrer, avec les agré- mens & les défauts qu'on peut avolr^aux gens qui ont intérêt de nous bien con*
noitre
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noître avant de s'obliger à nous aimer ? Le devoir de fe chérir réciproquement n'emporte- t-il pas celui de fe plaire, & n'eft-ce pas un foin digne de deux perfonn€s vertueufes & chrétiennes qui fongent à s'unir , de préparer ainfi leurs- cœurs à l'amour mutuel que Dieu leur impofe ?
Qu'arrive- t-il dans ces lieux où règnç une éternelle contrainte , où Ton punit comme un crim.e la plus innocente gaie- té, où les jeunes gens des deux fexes n ôfent jamais s'aflembler en public , Se où rindifcrette févérité d'un Paileur ne fait prêcher au nom de Dieu qu'une gêne fervile , & la triftefie & l'ennui ? On élude une tyrannie infupportable que la nature & la raifon défavouent. Aux plaifirs permis dont on prive une Jeuneffe enjouée & folâtre, elle en fubt titue de plus dangereux.Les tête-à-tête, adroitement concertés, prennent la place des afTemblées publiques. A force de fe cacher, comm.e û l'on étoit coupable, on «fl tenté d.e le devenir. L'innocente joie
ip4 -^^ JVOUVELLE aime à s*évaporer au grand jour : mais le vice eft ami des ténèbres , & jamais l'innocence de le myftère n'habitèrent Icng-tems enfemble. Mon cher ami , mQ dit-elle , en me ferrant la main , comme pour me communiquer fon repentir & faire pafTer dans mon cœur la pureté <Ju fîen-, qui doit mieux fentir que nous toute rimportance de cette maxime ? Que de douleurs & de peines , que de rem.ords & de pleurs nous nous ferions épargnés durant tant d'années ^fî tous deux^aimant la vertu comme nous avons toujours fait, nous avions fu prévoir de plus loin les dangers qu elle court dans le téte-à-téte.
Encore un coup , continua Madame de Wolmar , d'un ton plus tranquile, ce n'efl; point dans les affemblées nombreu- fes où tout le monde nous voit & nous écoute, mais dans dts entretiens parti- culiers ou régnent le fecret & la liber- té , que les mœurs peuvent courir des rifques. Ceft fur ce principe, que, quand mes domeftiques des deux fexes k raf-
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femblent5Je fuis bien-aife qu'ils y foient tous. J'approuve même qu'ils invitent parmi les jeunes gens du voifinage , ceux dont le commerce n'eft point capable de leur nuire , & j'apprends avec grand plaifir que^pour louer les mœurs de quel- qu'un de nos jeunes voifins , on dit : il eft reçu chez M. de Wolmar. En ceci nous avons encore une autre vue. Les hommes qui nous fervent font tous gar- çons y & parmi les femmes la gouver- nante dQS enfans efl: encore à marier; il n'ell: pas jufte que la réferve où vivent ici les uns & les autres , leur ôte roc- cafion d'un honnête établifTement. Nous tâchons , dans ces petites alTemblées , de leur procurer cette occafion fous nos yeux , pour les aider à m.ieux choifir, de en travaillant ainfi à former d'heureux ménages , nous augmentons le bonheur du nôtre.
Il refteroit à me juftifîer moi-même^ de danfer avec ces boanes-gens , mais * i'aime mieux paffer condamnation fur ce points & j'avoue franchement que mon
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ÎÇ<^ L A No U V E L L E plus grande motif en cela efl: Je plalfir que j'y trouve. Vous favez que j'ai tou- jours partagé la paflion que ma Coufine a pour la danfe ; mais , après la perte de ma mère, je renonçai pour ma vie au bal de à toute alTemblée publique ; j'ai tenu parole 3 même à mon mariage , de la tiendrai , fans croire y déroger en danfant quelquefois chez moi avec mes hôtes & mes domeftiques. Cell un exer- cice utile à ma fanté durant la vie fé- dentaire qu'on eft forcé de mener ici Vhiver. Il m'amufe innocemment ; car , quand j'ai bien danfé, mon cœur ne me reproche rien^Il amufe aufli M. de Wol- mar; toute ma coquetterie en cela fe borne à lui plaire. Je fuis caufe qu'il vient au lieu où. l'on danfe ; fes gens en font plus contens d'être honorés des re- gards de leur maître ; ils témoignent auffi de la joie à me voir parmi eux. Enfin je trouve que cette faniiliarité modérée forme entre nous un lien de douceur & d'attachement qui ramène un peu rhumaaité naturelle , en tempe-
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rant la bafiefTa de îa fervitude & la ri- gueur de rautoriîé.
Voilà, Milord, ce que me ^it Julls au fujet de la danfe , & f admirai com- ment avec tant d'affabilité pouvoit ré- gner tant de fubordination^ & comment elle & Ton mari pouvoient defcendre Se s'égaler fi fou vent à leurs domeftiques , fans que ceux-ci fuffent tentés de les prendre au mot & de s'égaler à eux à leur tour. Je ne crois pas qu'il y ait des Souverains en Âfie, fervis dans leurs pa- lais , avec plus de refpeéî que ces bons maîtres le font dans leur maifon. Je ne connois rien de moins impérieux que leurs ordres , Si rien de fi promptement exécuté ; ils prient de Ton vole; ils exca- fent & Ton fent fon tort. Je n ai jamais mieux compris com.bien la force des chofes qu'on dit , dépend peu des mots qu'on emploie.
Ceci m'a fait faire une autre réflexion fur la vaine gravité des maîtres. Cc(ï que ce font moins leurs familiarités que leurs déuiuts quiles font mépriferchez
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eux, & que l'infolence des domeftiques annonce plutôt un maître vicieux que foible; car rien ne leur donne autant d'audace que la connoifîance de fes vi- ces 5 & tous ceux qu'ils de'couvrent en lui, iont^à leurs yeux,autant de difpenfes d'obéir à un homme qu'ils ne fauroient plus refpeder.
Les valets imitent les maîtres , & \q^ imitant groffierement , ils rendent fenfi- bles dans leur conduite les défauts que le vernis de l'éducation cache mieux dans \(^s autres. A Paris je jugeoisdes mœurs its femmes de ma connoiflance,par l'ait & le ton de leurs femmes-de- chambre, & cette règle ne m'a jamais trom^pé. Outre vraz la femme-de-chambre, une fois dépo- fî taire du fecret de fa maitrefTe , lui fait payer cher fa difcrétion , elle agit com- me l'autre penfe, & décèle toutes fes m.aximes,enles pratiquant mal-adroite- ment. En toute chofe, l'exemple des maîtres eft plus fort que leur autorité , & il n'eft pas naturel que leurs domef- tiques veuillent être plus honnêtes gens
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queux. On a beau crier, jurer, mal- traiter 5 chaffer , faire maifon nouvelle ; tout cela ne produit point le bon fervi- ce. Quand celui qui ne s'embarrafle pas d'être méprife & haï de fes gens, s'eri croit pourtant bien fervi , c'efi: qu'il fe contente de ce qu'il voit & d'une exac- titude apparente, fans tenir compte de mille maux fecrcts qu'on lui fait incef- famment, $c dont il n'apperçoit jamais la fource. Mais où eft l'homme aflez dé- pourvu d'honneur pour pouvoir fuppor- ter les dédains de tout ce qui l'environ- ne? Où eft la femme afTez perdue pout n'être plus fenfible aux outrages? Corn» bien , dans Paris & dans Londres , de Dames fe croient fort honorées , qui fondroient en larmes,!! elles entendoient ce qu'on dit d'elles dans leur anti-cham- bre? Heureufem.ent pourleur repos,elles fe raffarent en prenant ces Argus pour dQS imbéciles , & fe flattant qu'ils ne voient rien de ce qu'elles ne daignent pas leur cacher. Auffi dans leur mutine obéiffance ne leur cachent-ils guères à
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3GO La N ou V e ll^ leur tour le mépris quils ont pour, elles. Maîtres & valets fentent mutuellemsnr que ce n'eft pas la peine de fe faire efli- mer les uns à^s autres.
Le jugement des domefliques me pa- XOit être l'épreuve la plus fure 5c la plus difficile de la vertu des maîtres , & je me fouviens , Milord , d'avoir bien penfé de la vôtre en Valais fans vous connoitre , Amplement fur ce que par- lant aiïez rudement à vos gens , ils ne vous en étoient pas moins attachés , & qu'ils témoignoient entre eux autant de refped pour vous en votre abfence , que Ç\ vous les eufliez entendus. On a dit qu'il n'y avoit point de héros pour fon valet-de-chambre ; cela peut être : mais rhomme jufte a Teftime de fon valet; ce qui montre alTez que Théroïfme n'a qu'une vaine apparence , & qu'il n'y a rien de folide que la vertu. C'eît fur- tout dans cette maifon qu'on recoiinoît la force de fon empire dans le fufFrage à^s domeftiques. Suffrage d'autant plus fur qu'il ne confiiTie point en de vai.is
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éloges, mais dans rexpreifion naturelle de ce qu'ils feiitent. N'entendant jamais rien ici qui leur faffe croire que les autres maîtres ne refiemblent pas aux leurs 5 ils ne les louent point des vertus qu'ils eftiment communes à tous ; mais ils louent Dieu, dans leur fimplicité^d'a- voir miis des riches fur la terre , pour le bonheur de ceux qui les fervent , & pour le foulagement des pauvres,
La fervitude eft fi peu naturelle à rhomme, qu'elle ne fauroit exifrer fans quelque mécontentement. Cependant on refpede le maître ,. & l'on n'en dit rien. Que s'il échappe quelques mur- mures contre la maitrefTe , ils valent mieux que des éloges. Nul ne fe plaint qu'ellmanque pour lui de bienveuil- lance, mais qu'elle en accorde autant aux autres j nul ne peut fouffrir qu'elle fafïe comparaifon de fon zèle avec celui de fes camarades ,, & chacun voudroit être le premier en faveur, co-mmeil croit l'être en attachements C'eft-là leur uni-
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que plainte 5 &:leur plus grande injuflîce. A la fubordînation des inférieurs , fe joint la concorde entre les égaux , &: cette partie de Tadminiflration domefti- que n'efl: pas la moins difficile. Dans les concurrences de jaloufie & d'intérêt qui divifent fans cefTe les gens d'une maifon , même auffi peu nombreufe que celle-ci , ils ne demeurent prefque ja- mais unis qu'aux dépens du maître. S'ils s'accordent, c'eft pour voler de concert ; s'ils font fidèles , chacun fe fait valoir aux dépens des autres ; il faut qu'ils foient ennemis ou complices , & l'on voit à peine le moyen d'éviter à la fois leur fripponnerie & leurs diffenfions. La plupart Aqs pères de famille ne connoif- fent que l'alternative entre ces deux in- convéniens. Les uns , préférant l'intérêt à l'honnêteté , fomentent cette difpofi- tion des valets aux fecrets rapports , & croient faire un chef-d'œuvre de pru- dence 5 en les rendant efpions & furveil- lans les uns des autres, Les autres , plus
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iiidolens , aiment mieux qu'on les vole & qu on vive en paix ; ils fe font une forte d'honneur de recevoir toujours mal des avis qu'un pur zèle arrache quelque fois à un ferviteur fidèle. Tous s'abufent également. Les premiers , en excitant chez eux des troubles continuels , in- compatibles avec la règle & le bon ordre , n alTemblent qu'un tas de fourbes & de délateurs qui s'exercent , en trahifTant leurs camarades , à trahir peut-être un jour leurs maîtres. Les féconds , en re- fufant d'apprendre ce qui fe fait dans leur maifon , autorifent les ligues contre eux-mêmes , encouragent les méchans, rebutent les bons , & n'entretiennent à grands fraix que des frippons arrogans ÔiparelTeux^qui, s'accordantaux dépens du maître , regardent leurs fervices com- me des grâces , & leurs vols comme de§^ droits (i).
nam- — '• —
(i) J'ai examiné d'aflcz près la police des
grandes maifons , & j*ai vu clairement qu'il
^ eft impofTible à un maître qui a vingt domef-
tiques de venir jamais à bout de favoir s'il y
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2.Q^ L A I/o U VE L LE
C'edune grande erreur dans récono-- niLe domeftique ^ainfi que dans la civile , de vouloir combattre un vice par un au- tre 5 ou former entre eux une forte d'é- çullibre , camme (i ce qui fap^eles ton- démens de Tordre , pouvoit jamais fervir à rétablir. On ne fait, par cette ma-u- vaife police , que réunir enfin tous les înconvéniens. Les vices tolérés dans une niaifon, n y régnent pas feuls ; laliTez-en germer un ^ mille viendront à fa fuite^ Bientôt ik perdent les valets qui les ont , ruinent le maître qui les fouifre , qox- rompent ou fcandalifent les enfants at- tentifs à les obferver. Quel indigne père éferoit mettre quelque avantage en ba- lance avec ce dernier mal ?- Quel hon- acte - homme vcudroit être chef de
a parmi eux un hoirnéte-homme , & de ne
pas prendre pour tel le plus méchant fripport fie tous. Cela feul me degoûteroit d'être air namhre des riches. ITaâes plus doirx plaiiïrs 4e la vie, le plaifir de la confiarrce & de l'ef- time , e(V perdu pour ces malheureux. lix ackctsrit biea ch^s tout leur cr^
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fèmiile, s'il lui étoit Impoiiible de réunir dans fa maifon la paix de îa ^délité , de quil fallût acheter le zèle de Îqs domef- tiques aux dépens d? leur blenveuillance mutuelle ?
Qui n aurolt vu que cette maifon n imagineroit pas même qu'une pareille difficulté pût exifler ^.tant Tunion des membres y paroît venir de leur attache- ment aux chefs. C'eft ici qu on trouve le fenfible exemple qu'on ne faurcit aimer -fine erement le maître y fans aim.er tout ce qui lui appartient ; vérité qui fert de fondement à la charité chré- tienne. N'eft-iî pas bien fimple que les enfans du même père fe traitent en frè- res entre eux ? C'eft ce qu'on nous dit tous les jours au Temple , fans nous le faire fentir ; c'eft ce que les habitans de cette maifon fentent , fans qu'on le Jeur dife^
Cette difpofitlon à la concorde com- mence par le choix des fujets. M. de Wolmar n'examine pas feulement ^en les^ reçevant;^s'ils çonvieunent à fa femme^.^
2lc6 La Nouvelle à lui 5 mais s'ils fe conviennent Tun à Vau- tre , & l'antipathie bien reconnue entre deux excellens domeftiques fuffiroit pour faire à Tinftant congédier Tun des deux : car 5 dit Julie , une maifon fi peu nom- breufe , une maifon dont ils ne fortent jamais , & où ils font toujours vis-à-vis- les uns des autres , doit leur convenir également à tous , 5c feroit un enfer pour eux^fi elle n étoitune maifon de paix. Ils doivent la regarder comme leur maifoïi paternelle où tout n'eft qu'une même fa- mille. Un feul qui de'plairoit aux autres pourroit la leur rendre odieufe , &: cet objet défagréable y frappant incelTam- ment leurs regards , ils ne feroient bien ici ni pour eux ni pour nous.
Après les avoir afTortis le mieux qu'il eft pollible^on les unit , pour ainfi dire , malgré eux , par les fervices qu'on les force en quelque forte à fe rendre^Sc l'on fait que chacun ait un fenfible intérêt d'être aime de tous fes camarades. Nul n'eft fi bien venu à demander des grâ- ces pour lui-même que pour un autre i
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ainfî celui qui defire en obtenir, tâche d'engager un autre à parler pour lui , & cela eft d'autant plus facile , que , foît qu'on accorde ou qu'on refufe une fa- veur ainfi demandée 5 on en fait tou- jours un mérite à celui qui s'en eft ren- du rinterceffeur. Au contraire , on re- bute ceux qui ne font bons que pour eux. Pourquoi , leur dit-on , accorderois-je ce qu'on me demande pour vous qui n'avez jamais rien demandé pour perfonne ? Eft- il jufte que vous foyez plus heureux que vos camarades , parce qu'ils font plus obligeans que vous ? On fait plus ; on les en^ge à fe fervir mutuellement en fe- cret , fans oftentation , fans fe faira va- loir. Ce qui eft d'autant moins difficile à obtenir , qu'ils favent fort bien que le maître , témoin de cette difcrétion , les en eftime davantage ; ainfi l'intérêt y gagne , & l'amour-propre n'y perd rien. Ils fopt fi convaincus de cette difpofition générale , & il régne une telle confiance entre eux, que, quand quelqu'un a quel- que grâce à demander , il en parle à leur
50§ L A No U l^ E L LE, table par forme de converfation ; ibu- vent, fans avoir rien fait de plus, il trouve la chofe demandée & obtenue , & ne fâchant qui remercier , il en a Tobliga- tion à tous,
C'eftpar ce moyen, & d'autres fem- blables 5 qu'on fait régner entre eux, urt attachement né de celui qu'ils ont tous pour leur maîtres , & qui lui eft fubor- donné. Ainfi , loin de fe liguer à fon ^
préjudice , ils ne font tous unis que pour 1 le mjeux fervir. Quelque intérêt qu'ils 1
aient à s'aimer, ils en ont encore un plus grand à lui plaire; le zèle pour fon fer- vice l'emporte fur leur bienveuillaiîce mutuelle ; & , tous fe regardant comme léféQs par des pertes qui le laiiTeroient moms en état de récompenfer un bon ferviteur , font également incapables de fouifrir en filence le tart que Tun d^eux voudroit lui faire. Cette partie de la po- lice établie dans cette maifon me paroît avoir quelque chofe de fubîime , & je ne puis affez admirer comment M. & Ma- dame de Wolmar ont fu transformer le
■M È LOIS E. aOi
Vil métier d'accufateur en une fondcicrî de zèle , d'intégrité , de courage , auiîi noble 5 ou du moins aufîi louable qu elle rétoit chez les Romains. ; ^
On a commencé par détruire ou pré- venir clairement , Amplement , & par des exemples fenfibîes, cette morale cri- minelle & fervile , cette mutuelle tolé- rance aux dépens du maître, qu'un mé- chant valet ne manque point de prêcher aux bons 5 fous l'air d'une maxime de charité. On leur a bien fait comprendre que le précepte de couvrir les fautes de fon prochain ne fe rapporte qu'à celles qui ne font de tort à perfonne , qu'une injuftice qu'on voit , qu'on tait , & qui blelTe un tiers, on la commet foi-même; & que , comme ce n'eft que îe fenthnent c!e nos propres défauts qui nous oblige à pardonner ceux d'autrui , nul n\:ime a tolérer les frippons, s'il n eft un frippon comme eux. Sur ces principes , vrais en général , d'homme à homm^e , & bien plus rigoureux encore dans la relation plus étroite du ferviteur au maître, cd
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tient Ici pour inconteftable, que qui vok faire un tort à fes maîtres fans le dénon- cer, efl: plus coupable -encore que celui qui Ta commis ; car celui-ci fe laifïe abufer dans fon adion , par le profit qu^il envifage ; mais l'autre de fang- froid 8c fans intérêt n'a pour motif de fon filence, qu'une profonde indifférence pour h juf- tice, pour le bien de la maifon qu'il fert, &: un defir fecret d'imiter l'exemple qu'il cache : de forte que , quand la f.ute eft confidérable , celui qui l'a commife , peut encore quelquefois efpérer fon par- don ; mais le témoin qui l'a tue efc infail- liblement congédié, comme un homme enclin au mal.
En revanche , on ne fouffre aucune accufation qui puiffe être fufpede d'in- juftice & de calomnie; c'eft- à-dire qu'on n'en reçoit aucune en l'abfence de l'ac- cufé. Si quelqu'un vient en particulier faire quelque rapport contre fon cama- rade 5 ou fe plaindre perfonnellement de lui , on lui demande s'il eft fuffifamment inilruit 5 c'eft-à-dire , s'il a commencé
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pn.r s'éclalrcir avec celui dont il vient fe plaindre? S'il dit que non, on lui de- mande encore comment il peut juger une adion dont il ne connoît pas aflez les motifs ? Cette aétion , lui dit-on , tient peut-être à quelqu autre qui vous efl inconnue ; elle a peut-être quelque circonftance qui fert à la juftifier ou à Texcufer , & que vous ignorez. Com- ment ôfez-vous condamner cette con- duite avant de favoir les raifons de ce- lui qui Ta tenue ? Un mot d'explication l'eût peut-être juftifiée à vos yeux : pour- quoi rifquer de la blâmer injuflement , & m'expofer à partager votre injuftice ? S'il affUre s'être éclairci auparavant avec l'accufé ; pourquoi donc , lui réplique- ton, venez-vous fans lui , comme fi vous aviez peur qu'il ne démentît ce que vous avez à dire > De quel droit négligez-vous pour moi la précaution que vous avez cru devoir prendre pour vous-même ? Eft~il bien de vouloir que je juge, fur votre rapport , d'une aclion dont vous n'avezpas voulu juger fur le témoignage
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de vos yeux ; & ne feriez-vous pas ref^ ponfable du jugement partial que j'en pourrois porter , fi je me contentois de votre feule dépofition ? Eniuite on lui propofe de faire venir celui qu'il accufe; s'il y confent , c'eft une affaire bientôt réglée ; s'il s'y oppole , on le renvoie après une forte réprimande : mais on lui garde le fecret , & l'on obferve fi bien l'un & l'autre, qu'on ne tarde pas à favoir lequel its deux avoir tort.
Cette règle eft fi connue &: fi bien établie , qu'on n'entend jamais un do- meftique de cette maifon parler mal d'un de (qs camarades abfent ; car ils favent tous que c'efi: le moyen de palTer pour lâche ou menteur. Lorfqu'un d'en- tre eux en accufe un autre , c'eft ouver- tement 5 franchement , & non - feule- ment en fa préfence , mais en celle de tous leurs camarades , afin d'avoir dans ks témoins de fes difcours , des garants de fa bonne-foi. Quand il eft queftion de querelles perfonnelles , elles s'accom- modent prefque toujours par médiateurs
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fans Importuner Monfieur ni Madame ; mais quand il s'agit de l'intérêt facré du maître , TafFaire ne fçauroit demeurer fecrette ; il faut que le coupable s'ac- cufe, ou qu il ait un accufateur. Ces pe^- tits plaidoyers font très-rares , & ne fq font qu'à table , dans les tournées que Julie va faire journellement au dîner ou au fouper de fes gens , & que M. de Wolmar appelle, en riant, fes grande jours. Alors, après avoir écouté paiiîble- ment la plainte & la réponfe, fi Taffaire intéreffe fon fervice , elle remercie l'ac- cufateur de fon zèle. Je fais, lui dit- elle , que vous aimez votre camarade , vous m'en avez toujours dit du bien, & je vous loue de ce que l'amour du de- voir & de la juflice l'emporte en vous , fur les affedions patiçulieres : c'efl: ainfi qu'en ufe un ferviteur fidèle & un hon- nête-homme. Enfuite, fi l'accufé n'a pas tort , elle ajoute toujours quelque éloge à fa juftification. Mais s'il eft réellement coupable , elle lui épargne, devant les autres, une partie de la honte, Elle fup-^
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pofe qu'il a quelque chofe à dire pour fa défenfe , qu'il ne veut pas déclarer de- vant tant de monde; elle lui adlgne une heure pour Tentendre en particulier ; & , c*eft-là, qu'elle, ou Ion mari, leur parlent comme il convient. Ce qu'il y a de fin- guiier en ceci , c'efl; que le plus févère des deux, n eil: pas le plus redouté; &:, qu'on craint moins les graves répriman- des de M. de Wolmar , que \qs repro- ches touchans de Julie. L'un , faifant parler la juftice & la vérité , humilie & confond les coupables ; l'autre leur donne un regret mortel de rétre,en leur montrant celui qu elle a d'être forcée à leur ôterfabienveuillance. Souvent elle leur arrache à^s larmes de douleur & de honte; & il ne lui eft pas rare de s'attendrir elle-même, en voyant leur re- pentir , dans l'efpoir de n'être pas obli- gée à tenir parole.
Tel qui jugeroit de tous ces foins, far ce qui fe paffe chez lui ou chez (es \^i- fins, les eftimeroit peut-être inutiles ou pénibles. Mais vous, Milord, qui avez
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de fi grandes idées des devoirs & des plaifirs du père de famille , & qui con- noifFez Tcmpire naturel que le génie & la vertu ont fur le cœur humain , vous voyez l'importance de ces détails, & vous fentez à quoi tient leur fuccès. Ri- chefTe ne fait pas riche, dit le Roman de la rofe. Lqs biens d'un homme ne font point dans fes cofees , mais dans Tufage de ce qu'il en tire; car on ne s'approprie les chofes qu'on pofîède^que par leur emploi ; & \qs abus font tou- jours plus inépuifables que lés richeiïes; ce qui fait qu'on ne jouit pas à propor- tion de fa dépenfe , mais à proportion qu'on la fait mieux ordonner. Un fou peut jeter des lingots dans la mer, & dire qu'il en a joui ; mais quelle com- paraifon entre cette extravagante jouif- fance , & celle qu'un homme fage eût fû tirer d'une moindre fomme ? L'ordre & la règle qui multiplient & perpé- tuent l'ufage àQs biens , peuvent feuls transformer le plaifir en bonheur. Que fi c eft du rapport des chofes à nous que
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naît la véritable propriété ; fi c'eft plu- tôt remploi des richeffes que leur ac- quifition qui nous les donne , quels foins importent plus au père de famille, que l'économie domeftique & le bon régime de fa maifon , où les rapports les plus parfaits vont le plus direéle- ment à lui , & où le bien de chaquç membre ajoute alors à celui du chef?
Les plus riches font-ils les plus heu- reux ? Que fert donc l'opulence à la féli- cité ? Mais toute maifon bien ordonnée çft l'image de Tame du maître. Les lam- bris dorés 5 le luxe & la magnificence , n'annoncent que la vanité de celui qu^ les étale ; au-lieu que , par-tout où vous verrez régner la règle fans trifteffe , la paix fans efclavage , l'abondance fans profafion , dites , avec confiance : c'eft un Etre heureux qui commande ici.
Pour moi, je penfe que le figne le plus affuré du vrai contentement d'efprit eft la vie retirée & domeftique , &i que ceux qui vont fans ceiTe chercher leur bonheur chez autrui^ ne rojrit point che2;
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eux-mêmes. Un père de famille qui fe pbit dans fa maifon , a pour prix des foins continuels qu'il s'y donne , la con- tinuelle jcuiflance des plus doux fentî- mens de la nature. Seul entre tous les mortels, il efl: maître ce fa propre féli- cité , parce qu'il efl: heureux comme Dieu même , fans rien defirer de plus , que ce dont il jouit : com^me cet Etre immenfe , il ne fonge pas à amplifier fes pofTellîons , mais à les rendre vérita- blement fiennes par les relations les plus parfaites & la ciredion la miieux enten- due; s'il ne s'enrichit pas par de nou- velles acquifitions, il s'enrichit en pof- fédant mieux ce qu'il a. Il ne jouifTcit que du revenu de ks terres, il jouit en- core de fes terres mêmes, en préfidant à leur culture & les parcourant fans ceffe. Son domeftique lui étoit étranger ; il en fait fon bien, fon enfant, il fe l'appro- prie. Il n'avoit droit que (ur les adions , il s'en donne encore fur ks volontés. Il n'étoit maître qu'à prix a'^rgent, il le devient par l'empire facré de i'eftlme de lom^llL K
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des bienfaits. Que la fortune le dépouille de fes richeffes , elle ne fauroit lui ôter les cœurs qu il s^eft attachés , elle n'ôtera point des enfans à leur père ; toute la dif- férence efl: qu'il les nourrlffoit hier , Se qu'il fera demain nourri par eux. Ceft alnE qu'on apprend à jouir véritable- ment de fes biens , de fa famille &c de foi- même; c'ell: ainfî que les détails d'une maifon deviennent délicieux pour l'honnête - homme qui (ait en connoitre le prix ; c^eft ainfi que , loin de regarder fes devoirs comme une charge, il en fait fon bonheur, & qu'il tire, de fes tou- chantes & nobles fondions, la gloire & le plaifir d'être homme.
Que fi ces précieux avantages font rnéprifés ou peu connus, & fi le petit nombre même qui les recherche les ob- tient fi rarement , tout cela vient de la -même caufe» Il eft des devoirs fimples ,& flib limes qu'il n'cippartient qu'à peu de gens d'aimer & de remplir. Tels font ceux- du père de famille , pour lefqueîs r.air de le bruit du monde n'infpirent
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que du dégoût , & dont on s'acquitte mal encore , quand on n'y eft porté que par des raifons d'avarice & d'intérêt. Tel croit être un bon père de famille , ëi n'eft qu'un vigilant économe; le bien peut profpérer &c la miaifon aller fort mal. Il faut des vues plus élevées pour -éclairer, diriger cette im.portante admi- niitration & lui donner un heureux fuc-* ces. Le premier foin par lequel doit commencer l'ordre d'une maifon , c'eft de n'y foulFrir que d'honnêtes gens qui n'y portent pas le defir fecret de trou- bler cet ordre. Mais la fervitude & l'honnêteté font -elles fi compatibles qu'on doive efpérer de trouter des do- meftiques honnêtes gens ? Non , Milord; pour les avoir, il ne faut pas les chercher, il faut les faire, &c il n'y a qu'un homme de bien qui fâche l'art d'en former d'au^ très. Un hypocrite a beau vouloir pren^ dre le ton de la vertu , il n'en peut inf- pirer le goût à perf jnne ; & ;, s'il favoit la rendre aimable , iî l'aim croit lui-mê- me. Que fervent de froides leçons ci-
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220 La JVou V elle mentles par un exemple continuel, fi ce n eft à faire penfer que celui qui les don* ne fejjue de la crédulité d'autruiPQue ceux qui nous exhortent à faire ce qu'ils diP^nt 5 & non ce qu'ils font, difent une grande abdirdité ! Qui ne fait pas ce qu'il dit , ne le dit jamais bien ; car le langage du cœur 5 qui touche Se perfuade , y man- que. J'ai quelquefois entendu de ces converfations gr jifièremcnt appre:ées, qu'on tient devant hs domeftiques com- me devant des enfans pour leur fiire des leçons indiredes. Loin de juger qu'ils en fufTent un inftant les dap^s , je les ai toujours vu fourire en iecret de l'ineptie dû maître qui les prenoit pour des fots, en débitant lourdement de- vant eux des maximes qu'ils favoient bien n'être pas les fiennes.
Toutes ces vaines fubtilités font igno- rées dans cette maifon , & le grand art des maîtres pour rendre leurs domefti- ques tels qu ili les veulent, eft de fe mon- trer à eux tels qu'ils font. Leur conduite eft toujours franche 3c ouverte, parç«
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qu'ils n*ont pas peur que leurs adions démentent leurs difcours. Comme ils n'ont point pour eux-mêmes une morale différente de celle qu'ils veulent donnet aux autres , ils n'ont pas befoin de cir- conrpvdion dans leurs propos ; un mot étourdiment échappé ne renverfe point les principes qu'ils fe font efforcés û'é- tablir. Ils" ne uiient point indifcrette- ment toutes leurs affaires ; mais ils di- fent librement toutes leurs maximes. A ' table 5 à la promenade , tête-à-tête ou devant tout le monde, on tient toujours le même langage; on dit naïvement ce qu'on penfe fur chaque chofe ; & , fans qu'on fonge à perfonne, chacun y trouve toujours quelque inflrudion. Comme hs domefliques ne voient jamais rien faire à leur maître qui ne foit droit , jufte, équitable, ils ne regardent point la juftice comme le tribut du pauvre , comme le joug du malheureux , com- me une des miferes de leur état. L'at- tention qu'on a de ne pas faire courir en vain les ouvriet§ , & perdre dos jour-
'm2 L A No UVELLE nées pour venir folliciter le paiement de leurs journées, les accoutume à fentir le prix du tems. En voyant le foin des maîtres à ménager celui d'autrui , cha- cun en conclut que le fîen leur eil plus précieux , & fe £ât un plus grand crime de roifiveté. La confiance qu'on a dans leur intégrité , donne à leurs inftitutions une force qui les fait valoir & prévient les abus. On n'a pas peur que dans la gratification de chaque femaine , la mai- ■ treffe trouve toujours que c'efl le plus jeune ou le mieux fait qui a été le plus diligent. Un ancien domeftique ne craint pas qu'on lui cherche quelque chicane , pour épargner l'augmentation des gages qu'on lui donne. On n'efpere pas pro- fiiter de leur difcorde pour fe faire va- "loir 5 & obtenir de l'un ce qu'aura refufé l'autre. Ceux qui font à marier ne crai- gnent pas qu'on nuife à leur établiiTe- ment pour, les garder plus long-tems, 8c; qu'ainfi leur bon fervice leur faffe tort* Si quelque valet étranger venoit dire aux gens dec^tte maifon qu'un maître
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&c fes domeftiques font entre eux dans un véritable état de guerre; que ceux- ci 5 taifant au premier tout du pis qu'ils peuvent 3 ufent en cela d'une jufte ré- préiaille ; que les maîtres étant ufurpa- teurs 5 menteurs & frippons , il n'y a pas de mal à les traiter comme ils traitent le Prince , ou le Peuple ^ ou les particuliers , & à leur rendre adroitement le içial qu'ils font à force ouverte ; celui qui parleroit ainfi ne feroit entendu de per- fonne: on ne s'avife pas même ici de combattre ou prévenir de pareils dif- çours; il n'appartient qu'à ceux qui les font naître d'être obligés de les réfuter. Il n'y a jamais ni mauvaife humeur, nî mutinerie dans Tobéiffance ;, parce qu'il" n'y a ni hauteur, ni caprice dans le com- mandement, qu'on n'exige rien qui ne foit raifonnable & utile , & qu'on ref- pede affez la dignité de l'hom^me, quoi- que dans la fervitude , pour ne l'occu- per qu'à des chofes qui ne l'aviliflent point. Au furpius, rien n'eft bas ici qu^
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le vice , de tout ce qui eft utile & jufie
eft honnête & bienféant.
Si Ton ne fjuffre aucune intrigue au- dehons, perfonne n'eft tenté d'en avoir ? Ils favent bien que leur fortune la plus affùrfe eft attachée à celle du maître, & qu'ils ne manqueront jamais de rien , tant qu'on verra profpérer la maifon. En la fervant, ils foignent donc leur pa- trimoine, & l'augmentent en rendant leur fervice agréable; c'eft-là leur p^ S grand intérêt. Mais ce mot n'eft guéres à fa place en cette occafîon , car je n'ai jamais vu de police ou l'intérêt fût fi fa-» gement dirigé , & où pourtant il influât moins que dans celle-ci. Tout fe fait par attachement; Ton diroit que ces âmes vénales fe purifient en entrant dans ce féjour de fageffe de d'union. L'on diroit qu'une partie des lumières du maître de des fentimens de la maitreffe ont paue dans chacun de leurs gens ; tant on les trouve judicieux, bienfaifans , honnêtes & fupérieurs à leur état. Se faire efii-
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mer , confidérer , bien vouloir , eft leur plus grande jfnbirioa, &: ils coiiiptent les mjîs ociige^ns qu'on leur dit , comme ailleurs ^ les étrennes qu'on leur donne.
Voilà, Milord, mes principales ob- fervations ilir la partie de l'économie de cette mf.ifon qui regarde les domef- tiques & mercenaires. Quant à la ma- nière de vivre des maîtres, & au gouver-* nement des enfans, chacun de ces arti- cles mérite bien une lettre à part. Vous favez à quelle intention j'ai commencé ces remarques; mais, en vérité, tout cela forme un tableau fi ravilTant , qu'il ne faut, pour aimer à le contempler , d'au- tre intérêt que le plaifir qu'on y trouve.
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LETTRE XVI.
DE Sain t-P re u x A M I L 0 RD Edouard,
N.
o N 5 Mllord , fe ne m^en dédis point : on ne volt rien dans cette maifon qui n'affocie Tagréable à Futile; mais les occupations utiles ne fe bornent pas aux foins qui donnent du profit; elles comprennent encore tout amufement innocent & fimple qui nourrit le goût de la retraite , du travail , de la modé- ration , & conferve à celui qui s'y livre, une ame faine ^ un cœur libre du trou- ble àQs pallions. Si l'indolente oifiveté" n'engendre que la trifteiïe & Tennui , le charme àQs doux loifirs efl le fruit d'une vie laborîeufe. On ne travaille que pour jouir ; cette alternative de peine & de jouîlîance efl: notre véritable vocation. Le repos , qui fert de délaflèment aux travaux paiTés ^ 6c d'encouragement a
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d'autres , n'efl pas moins nécelTaire à rhomme que le travail même.
Après avoir admiré TefFet de la vigi- lance & des foins de la plus refpedable mère de famille dans Tordre de fa maî- fon 5 j*ai vu celui de fes récréations dans un lieu retiré dont elle feit fa promena- de favorite^, & qu elle appelle fon Élyfée»
Il y avoit plufieurs jours que j'enten- dois parler de cet Elyfée^dont on me fai- foit une efpèce de myftère. Enfin , hier après-dîner, l'extrême chaleur rendant le dehors & le dedans de la maifon pref- que égalem.ent infupportables , M. de Wolmar propofa à fa femme de fe don- ner congé cet après-midi , & , au - lieu de fe retirer comme à l'ordinaire dans la chambre de fes enfans jufques vers le foir 5 de venir avec nous refpirer dans le verger; elle yconfentit , & nous nous y rendîmes enfemble.
Ce lieu, quoique tout proche de la maifon , ell: tellement caché par Tallée couverte qui l'en fépare , qu'on ne i'ap- perçoit de nulle part. L'épais feuillage*
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qui renvironne , ne permet point à rocil à'y pénétrer , & il eft toujours foigneu- fement fermé à la clef. A peine fus- je au-dedans , que la porte étant mafquée par des aulnes & des coudriers qui ne laifîent que deux étroits pafTages fur les côtés, je ne vis plus , en me retournant, par où j'étois entré, bc n'appercevant point de porte , je me trouvai-là comme tombé des nues.
En entrant dans ce prétendu verger, }e fus frappé d'une agréable fenfation de fraîcheur, que d'obfcurs ombrages, une verdure animée & vive , des fleurs épar- fes de tous côtés , un gazouillement d'eau courante, & le chant de mille oifeaux portèrent à mon imagination , du moins autant qu'à mes fens ; mais en même tems je crus voir le lieu le plus fauvage , le plus folitaire de la Nature ; & il me fernbloit d'être le premier mortel qui jamais eût pénétré dans ce défert. Sur- pris , faifi , tranfporté d'un fpedacle fi peu prévu , je reftai un moment immo- bile 3 & m'écriai , dans un enthoufiafme
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involontaire ; ô Tinian ! ô Juan-Fernan- dez (I ) ! Julie , le bout du monde eft à votre porte î Beaucoup de gen^ le trou- vent ici comme vous , dit-elle , avec un fourire ; mais vingt pas de plus les ramè- nent bien vite à Cîarens : voyons fi le charme tiendra plus long - tems chez vous, C'eftici le même verger où vous vous êtes prom.ené autrefois , & où vous vous battiez avec ma Coufine à coups de pêches. Vous favez que Therbe y étoit afTez aride , les arbres allez clair-femés, donnant afTez peu d'ombre , & qu'il n'y avoit point d'eau. Le voilà maintenant frais 5 verd, habillé , paie, fleuri , arro- fé : que penfez-vous qu'il m'en a coûté pour le mettre dans l'état où il eft ? car il efl bon de vous dire que j'en fuis la furintendante 5 & que mon mari m'en laiffe l'entière difpofition. Ma foi , lui dis-je , il ne vous en a coûté que de la
( I ) Iflcs défertes de la mer du Sud , célè- bres dans le voyage de ÏAmiïsi Anfon*
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négligence. Ce lieu q& charmant , il eft vrai, mais agrefte & abandonné; je n'y vois point de travail humain. Vous avez fermé la porte ; Teau efl: venue je ne fais comment ; la Nature feule a fait tout le refte , & vous-même n'eulîîez jamais fu faire auilî bien qu'elle. Il efl vrai , dit- elle, que la Nature a tout fait , mais fous ma diredion , & il n'y a rien là que je n'aye ordonné. Encore un coup , devi- nez. Premièrement , repris - je , je ne comprends point comment avec de la peine & de l'argent on a pu fjppléer au tems. Les arbres . .. Quanta cela, dit M. de Woîmar , vous remarquerez qu'il n'y en a pas beaucoup de fort grands ^ & ceux-là y étoient déjà. De plus , Ju- lie a commencé ceci long-tems avant fon mariage , & prefque d'abord après la mort de fa mère , qu'elle vint avec fon perc chercher ici la folitude. Hé bien ! dis-je, puifque vous voulez que tous ces maiiîfs , ces grands berceaux , ces touffes pendantes, ces bofquets fi bien ombra- gés foient venus en fept ou -huit ans 6i
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que Tart s'en foit mêlé , feftime que^^fi, dans une enceinte auiîi vaile^vous ave2 fait tout cela pour deux-mille écus , vous avez bien économifé. Vous ne fur- faites que de ceux mille-écus^ dit-eiie : il ne m'en a rien coûté. Comment 3, rien ?*.. Non^ rien : à moins que vous ne comptiez une douzaine de journées par an de mon Jardinier, autant de deux ou trois de mes gens, & quelques-unes de M. de Wclmar iui-méme , qui n'a pas dédaigné d'être quelquefois mon garçon Jardinier» Je ne comprenois rien à cette énigmie ; mais Julie, qui ]ufques-là m'a- voit retenu , me dit en me laifTant aller : avancez & vous comprendrez. Adieu Tinian , adieu Juan-Fernandez , adieu tout Fenchantement. Bans un moment vous allez être de retour du bout du Hionde*
Je me mis à parcourir avec extafe ce Terger ainfi métamorphofé ; & fi je ne trouvai point de plantes exotiques &: de produdions des Indes, je trouvai celles du pays difpofées Ôc réunies de manière
^■^2 La /Nouvelle à produire un effet plus riant & plus agréable. Le gazon verdoyant , e'pais , mais court & ferre , étoit mêle ce fer- polet 5 de baume , de thym , de marjo- laine 5 & d'autres herbes odorantes. On y voyoit briller mille fleurs des champs, parmi lefquelles Toeil en déméloit avec furprife quelques - unes de jardin , qui fembloient croître naturellement avec les autres. Je rencontrois de tem.s en tems des touffes obfcures , impénétra- bles aux rayons du ibleil , comme dans la plus épaifîe forêt ; ces touffes étoient formées des arbres du bois le plus flexi- ble y dont on avoit fait recourber les branches , pendre en terre , & pren- dre racine , par un art fembLible à ce que font naturellement les mangles en Amérique. Dans les lieux plus décou- verts , je voyois çà & là fans ordre de fans fymmétrie, des brouffailles de rofes, de framboifîers , de grofeilles , des foun rés de lilas, de noifetier, de fureau^ de fyringa , de genêt , de trifolium ; qui paroient la terre ^ en lui donnant Taii
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d'être en friche. Je fuivois des allées tortueufes & irrégulieres^ bordées de ces boccages fleuris , 8c couvertes de mille guirlandes de vigne de Judée, de vigne- vierge, de houblon , de liferon , de cou- leuvrée , de clématite , & d'autres plan- tes de cette efpèce , parmi lefouelies le chèvre - feuille & le jafmin daignoient fe confondre. Ces guirlandes fem.bloient jetées négligemment d'un arbre à Tau* tre, commie j'en avois remarqué quel- quefois dans les forêts; & formoient fur nous, des efpèces de draperies qui nous garantifFoient du foleil , tandis que nous avions fous nos pieds, un marcher doux, commode , & fec , fur une mouffe fine , fans fable , fans herbe , & fans reje- tons raboteux. Alors feulement , je dé- couvris, non fans furprife , que ces om- brages verds & touffus qui m'en avoiest tant impofé de loin , n*étoient formés que de ces plantes rempantes & parafi- tts , qui , guidées le long des arbres , envirorinoient leurs têtes du plus épais feuillage , ô: leurs pieds d'ombre & de
234 ^^ Nouvelle fraîcheur. J'obfefve même qu'au moyen d'une induftrie afTez fîmple on avoit fait prendre racine fur les troncs des arbres à plufieurs de ces plantes ^ de forte qu'elles s'étendolent davantage en fai- fant moins de chemin. Vous concevez bien que les fruits ne s'en trouvent pas mieux de toutes ces additions ; mais dans ce lieu feul on a facrifié l'utile à Tagréable , & dans le refte àcs terres on a pris un tel foin des plants & des arbres, qu'avec ce verger de moins ^ la récolte en fruits ne laifle pas d'être plus forte qu'auparavant. Si vous fongez com- bien au fond d'un bois on eft charmé quelquefois de voir un fruit fauvage & même de s'en rafraîchir, vous com- prendrez le plaifir qu'on a de trouver dans ce défert artificiel, Aqs fruits excel- lens & mûrs , quoique clair-femés & de mauvaife mine ; ce qui donne encore le plaifir de la recherche & du choix.
Toutes ces petites routes étoient bor- dées & traverfées d'une eau limpide Ôc claire, tantôt circulant parmi l'herbe ^
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les fleurs en filets prefque impercepti- bles ; tantôt en plus granus rulffeaux cou- rans fur un gravier pur & marqueté qui rendoit Teau plus brillante. On voyoit des fources bouillonner & fortir de la terre , & quelquefois Aqs canaux plus profonds ^ dans lefquels Teau calme oc paifible réfiéchiffoit à rœii les objetSa Je comprends à préfent tout le refte , dis je à Julie ; mais ces eaux que je vois de toutes parts. . . . Elles viennent de-là ^ reprit-elle, en me montrant le côté oii étoit la terraiïe de fon jardin. C'eft ce même ruiilèau qui fournit à grands fraix dans le parterre un jet-d'eau dont perfon- ne ne fe foucie. M. de Woimar ne veut pas le détruire , par refped pour mon père qui Ta fait faire : mais avec quel plaifir nous venons tous les jours voir courir dans ce verger cette eau dont nous n'approchons gaères au jardin ! le jet-d'eau joue pour les étrangers, le ruif- feau coule ici pour nous. Il efî vrai que yf ai réuni Teau de la fontaine publique <iui fe rendoit dans le lac par le grand-
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chemin qu'elle dégradoit au préjudice des paiïans , & à pure perte pour tout le monde. Elle faifoit un coude au pied du verger entre deux rangs de faules ; je les ai renfermés dans mon enceinte , & jV conduis la même eau par d'autres routes.
Je vis alors qu'il n'avoit été queffion que de faire ferpenter ces eaux avec éco- nomie , en la divilant &c réunilTint à propos , en épargnant la pente le plus qu'il étoit poffible , pour prolonger le circuit 5 & fe m^énager le murmure de? quelques petites chutes. Une couche de glaife , couverte d'un pouce de gravier du lac , & parfemée de coquillages , for- moit le lit des ruilleaux. Ces mêmes ruifTeaux , courant par intervalles fous quelques larges tuiles recouvertes de terre 3c de gazon au niveau du fol , for- moient à leur ifîlie autant de four ces artificielles. Quelques filets s'en éle- volent par des fiphons fur des lieux ra- boteux5& bouillonnoient en retombant. Enhn la terre , ainfî rafraîchie & humec-
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îée 5 dcnncit fans ceiTe de nouvelles fleurs 5 & entretenok l'herbe toujours verdoyante & belle.
Plus je parcourois cet agréable afyle , plus je fentois augmenter la fenlatlon déiicieufe que j'iivois éprouvée en y en- trant ; cependant la curiofité me tenoit en huleine. j'étois plus emprefle de voir les objets ^ que d'examiner leurs impref- iîons 5 & j'aimois à me livrer à cette charmante contemplation , fans prendre la peine de penfer ; mais Madam.e de Wolmar , me tirant de ma rêverie , me dit , en me prenant fous le bras : tout ce que vous voyez , n'eft que la Nature végétal & inanimée , & , quoi qu'on puiffe faire , elle lalile toujours une idée de folitude qui attride. Venez la voir animée & fenfible. C'eft-là qu'à chaque inftant du jour vous lui trouverez un attrait nouveau. Vous me prévenez , lui dis-je : j'entends un ramage bruyant & conms 5 & j'apperçois afïèz peu d'ôi- feaux; je comprends que vous avez une volière» Il eft vrai ^ dit elle > approchons-
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en. Je n'ofai dire encore ce que je pen- •fois de la volière ; mais cette idée avolt quelque chofe qui me déplaifoit , & ne me fembloit point alTortie au relie.
Nous defcendimes par mille détours au bas du verger , où je trouvai' toute Teau réunie en un joli ruiaeau coulant doucement entre deux rangs de vieux faules 5 qu'on avoit fouvent ébranchés. Leurs têtes creufes & demi-chauves for- moient des efoeccs de vafes d'où for- toient 5 par TadrefTe dont j'ai parlé , des touffes de chevre-feuilIe dont une par- tie s'entrel.içoit autour des branches , & l'autre tomboit avec grâce le long du ruiifeau. Preique à l'extrémité de l'en- ceinte étoit un pstit bailin bordé d'her- bes, de joncs 5 de rofeaux , fervant d'ab- br eu voir à la volière , & dernière ftation de cette eau fi préci^ufe & fi bien mé- nagée.
Au-delà de ce badin étoit un terre- plain , terminé dans l'angle de l'enclos , par un monticule garni d'une multitude d'arbriffeaux de tou:e elpece ; les plus
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petits vers le haut , & toujours croiflant en grandeur, à mcfure que le fol s'abaif- foit ; ce qui rendoit le plan des têtes prefque horizontal , ou montroit au moins qu'un jour il le devoit être. Sur le devant étoient une douzaine d'arbres, jeunes encore 5 mais faits pour devenir forts grands , tels que le hêtre , l'orme , le frêne , Tacacia. C'e'toient les bocages de ce coteau qui fervoient d'^xfyh à cette multitude d'oifeaux dont j'avois enten- du de loin le ramage , & c'étoit à l'om- bre de ce feuillage , comme fous urt grand parafoi, qu on les voy oit voltiger, courir, chanter, s'agacer, fe battre, com- me s'ils ne nous avoient pas apperçus. Ils s'enfuirent fi peu à notre approche , que, félon l'idée dont j'étois prévenu , je \qs crus d'abord enfermés par un gril- lage : mais, comme nous fûmes arrivés au bord du bailm , j'en Vis plufieurs deC- cendre & s'approcher de nous fur une efpece de contre-allée qui féparoit en deux le terre-plain, ôc communiquoit du baffin à la volière. Alors M. de Wolmar
2.^0 La Nouvelle fiifant le tour du ballin , fema fur l'al- lée deux ou trois poignée-, ce grains mélangés qu'il avoit dans (a poche ; & , quand il fe fut retiré , les oifeaux accou- rurent , & fe mirent à manger comme des poules , d'un air fî familier , que je l^^is bien qu'ils étoient faits à ce manège. Cela efl: charmant ! m'écriai-je. Ce mot de volière m'avoit furpris de votre part ; mais je l'entends maintenant : je vois que vous voulez des hôtes , &c non pas des prifomicrs. Qu'appaliez-vous des hôtes 5 répondit Julie > C'eft nous qui fommes les leur:?. Ils font ici les maî- tres 5 & nous leur payons tribut pour en éure fouiferts quelquefois. Fort-bien, repris-je ; mais comment ces maîtres-là fe font-ils emparés de ce lieu ?Le moyen d'y rafTembîer tant d'habitans volontai- res? Je n'ai pas ouï dire qu'on ait ja- mais rien tenté de pareil , & je n'au- rois p jint cru qu'on pût y réufiir , fi je n*en avois la preuve fous mes yeux.
La patience & le tems , dit M. de Wolmar , ont fait ce miracle. Ce font
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des expédiens dont les gens riches ne s'avifent guères dans leurs pîaifirs. Tou- jours preiTe's de jouir , la force & l'ar- gent font les feuls moyens qu'ils con- iioiflent ; ils ont des oifeaux dans des cages , &: des amis à tant par mois. Si jamais des valets approchoient de ce lieu 5 vous en verriez bientôt les oifeaux difparoître , de s'ils y font à préfent en grand nombre , c'ef!: qu'il y en a tou- jours eu. On ne les fait point venir ^ quand il n'y en a point : mais il efl: aifé 3 quand il y en a , d'tn attirer davantage , en prévenant tous leurs befoins , en ne \qs effrayant jamais , en leur laiiTant faire leur couvée en fureté y de ne dénichant -point les petits ; car alors ceux qui s'y trouvent , relient ; & ceux qui furvien- nent, reftent encore. C@ bocage exiftoit , quoiqu'il fût fépai^é du verger ; Julie n'a fait que l'y renfermer par une haie vive , ôter celle qui l'en féparoit , l'aggranc'ir de l'orner de nouveaux plants. Vous voyez , à -droite & à gauche de l'allée qui y conduit , deux efpaçes remplis d'un lome IJL L
242 La ?/0UVEtLE niélange confus d'herbes , de paille , & de toutes fortes de plantes. Elle y fait femer chaque année du bled , du mil , du tournefol , du chenevis , des pefet- tes (l) , généralement de tous les grains que les oifeaux aiment , & Ton n*en moiiTonne rien. Outre cela, prefquetous les jours , été & hiver , elle ou moi leur apportons à manger , & quand nous y manquons^la Fanchon y fupplée d'ordi- naire ; ils ont l'eau à quatre pas , comme vous voyez. Madame de Wolmar pouffe l'attention jufqu'à les pourvoir , tous les printems , de petits tas de crin , ce pail- le 5 de laine , de mouffe , & d'autres matières propres à faire àts nids. Avec le voifmage des matériaux , Tabon- .dance des vivres , & le grand foin qu'on prend d'écarter tous les ennemis (2), l'éternelle tranquilité dont ils jouiffent , les porte à pondre en un lieu commode
(») De la verce.
(2) Les loirs, les iouris, les chouettes , & iui-tout les enfaas.
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011 rien ne leur manque , où perfonne ne les trouble. Voilà comment la patrie 'àQs pères eft encore celle des enfans ^ & comment la peuplade fe foutient & fe multiplie.
Ah ! dit Julie , vous ne voyez plus rien. Chacun ne fonge plus qu a foi . mais des époux inféparables , le zèle des foins domeftiques , la tendrefTe pater- nelle & maternelle , vous avez perdu tout cela. Il y a deux mois qu'il falloit être ici pour livrer fes yeux au plus char- mant fpeâacle^^ fon coeur au plus doux fentiment de la nature. Madame , re- pris-je affez triftement , vous êtes époufe ^ mère ; ce font ^qs plaifirs qu'il vous appartient de connoître. Au (11 tôt M. de Wolmar me ^prenant par la main, me dit En la ferrant : vous avez des amis , & ces amis ont àQs enfans : comment Faf- fedion paternelle vous feroit-elle étran- gère ? Je le regardai , je regardai Julie, tous deux fe regardèrent , & me rendis rent un regard fi touchant , que , les em- bralTant l'un après 1-a.utre , je leur dis
La
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avec attendrilTement : ils me font au(ïï ' chers quà vous. Je ne fais par quel bi- farre effet un mot peut ainfi changer une ame ; mais depuis ce moment , M. de Woimar me paroït un autre homme , 6c je vois moins en lui le mari de celle .que j'ai tant aimée, que le père de deux €nfans pour lefquels je donnerois ma vie.
Je voulus faire le tour du baffin pour aller voir de plus près ce charmant afyle & fes petits habitans ; mais Madame de Wolmar me retint. Perfonne , me dit- elle 5 ne va les troubler dans leur domi- cile 5 & vous êtes même le premier de nos hôtes que j*aie amenés jufqu ici. Il y a quatre clefs de ce verger , dont mon père & nous avons chacun^ne : Fanchon a la quatrième , comme infpedrice , & -pour y mener quelquefois mes enfans ; faveur dont on augmente le prix par Textrême circonfpedion qu'on exige d'eux , tandis qu'ils y font. Guftin lui- même n'y entre jamais qu'avec un ô^qs quatre \ encore ^-palTé deux mois de
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prlntems où {qs travaux font utiles ^ n'y entre-t-il prefque plus , & tout le refl:3 fc fait entre nous. Ainfi , lui dis-je , de peur que vos oifeaux ne foient vos efcla- ves, vous vous ctes rendus les leurs. Voi- là bien , reprit-elle , le propos d'un tyran , qui ne croit jouir de fa liberté qu'autant qu'il trouble celle des autres* Comme nous partions pour nous en retourner. M, de Wolmar jeta une poi- gnée d'orge dans le baffin , & en y re- gardant J'apperçus quelques petits poif- fons. Ah ! ah ! dis-je aulTi-tôt, voici pour- tant ùQs prifonniers ? Oui , dit-il , ce font des prifonniers de guerre auxquels on a fait grâce de la vie. Sans douta ajouta fa femme. Il y a quelque tcms que Fanchon vola dans la cuifine des perchettes qu'elle apporta ici à mon in- fçu. Je les y laiffe , de peur de la mor- tifier, fi je ks renvoyois au lac ; car il vaut encore mieux loger du polifon un: peu àl'e'troit, que de fâcher unehon-: néte perfonne. Vous avez raifon , ré-' pondis-je , & celui-ci ii'eil: pas trop à
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o^(5 La Nouvelle
plaindre d'être échappé de la poêle à ce • prix.
Hé bien ! que vous en femble , me dit-elle , en nous en retournant ? Etes- vous encore au bout du monde ? Non , dis-je ; m'en voici tout-à-fait dehors , & vous m'avez en effet tranfporté dans TEIyfée.Lenom pompeux qu'elle a don- né à ce verger , dit M. de Wolmar , mérite bien cette raillerie. Louez mo- deftement des jeux d'enfant , &: fongez qu'ils n'ont jamais rien pris fur les foins de la mère de famille. Je le fais , yepris-je , j'en fuis très-fur , & les jeux d'enfant me plaifent plus en ce genre que les travaux des hommes.
Il y a pourtant ici , continuai- je , une chofe que je ne puis comprendre. C'ci qu'un lieu fi différent de ce qu'il étoit , ne peut être devenu ce qu'il eil:, qu'avec de la culture & du foin ; cependant je ne vois nulle part la moindre trace de culture. Tout eil: verdoyant , frais , vi- goureux 5 & la main du jardinier ne fe montre point : rien ne dément fidée
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y'une Ifle déferte , qui m'eft venue en entrant , & je n'apperçois aucuns pas d'homme. Ah ! dit M. de Wolmar , c'eft qu on a ^ris grand foin de hs effa- cer. J'ai été fouvent témoin , quelque- fois complice de la fripponnerie. On fait femer du foin fur tous les endroits la- bourés, &rherbe eache bientôt les vef- tiges du travail ; on fait couvrir Hiiver de quelques couches d'engrais , hs lieux maigres & arides ; l'engrais mange la lïiOuiTe , ranime l'herbe & les plantes ; les arbres eux-mêmes ne s'en trouvent pas^plus mal , & l'été il n'y paroît plus. A l'égard de la mouffe qui couvre quel- ques allées, c'eft Milord Edouard qui nous a envoyé d'Angleterre le fecret pour la faire naître. Ces deux côtés , conti- nua-t-il , étoient fermés par des murs , \qs murs ont été mafqués, non par des efpaliers , mais par d'épais arbriffeaux qui font prendre hs bornes du lieu pour le commencement d'un bois. Dqs deux autres côtés régnent de fortes haies vi • ves , bien garnies d'érable^ d'aubépine ,
La
24S La Nouvelle de houx 5 de troène , de d*autres arbrif- ferax mélangés , qui leur ôtent Tappa- rcnce de haies, ôcleur donnent celle d'un taJlis. Vous ne voyez rien d'aligné , rien de nivelé ; jamais le cordeau n'entra dans ce lieu ; la Nature ne plante rien au cor- deau ; les finuofités^dans leur feinte irré- gularité/ont ménagées avec art pour pro- longer la promenade , cacher les borcis de rifle 5 & en aggrandir Tétendue ap- parente 5 fans faire des détours incom- modes & trop fréquens (i).
En confîdérant tout cela , je trouvoîs- k'^QZ bifarre nu on prît tant de peinç pour fe cacher celle qu'on avcit prife ; n'auroit-il pas mieux valu n'en point prendre ? Malgré tout ce qu'ort vous a dit 5 me répondit Julie , vous jugez du travail par l'effet ,&: vous vous trompez. Tout ce que vous voyez font des plantes
( I ) Ainfî ce ne font pas de ces petits bof- quets à la mode, fi ridiculement contournés , qu'on n'y marche qu'en zigzag , 8j qu'à chaque pas il faut faire une pirouette.
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ûuvages ou robuftes qu il fufEt de met- tre en terre, & qui viennent enfuite d'el- îes-mêmes. D'ailleurs, la Nature femble vouloir dérober aux yeux à^s hommes fes vrais attraits , auxquels ils font trop peu fenfibles, & qu'ils défigurent, quand ils font à leur portée : elle fuit Its lieux fréquentés ; c'eft au fommct des monta- gnes , au fond des forets , dans des Ifles défertes , qu'elle étale fes charmes les plus touchans. Ceux qui l'aiment & ne peuvent l'aller chercher fi loin , font ré- duits à lui faire violence , à la forcer en. quelque forte à venir habiter avec eux ^ & tout cela ne peut fe faire fans un peu. d'illufion.
A ces mots , il me vint une Imagina- tion qui les fit rire. Je me figure , leur dis-je , un homme riche de Paris ou d& Londres,maître de cette maifon,& ame- nant avec lui un archltefte, chèrement^ payé , pour gâter la Nature. Avec quei> dédain il entreroit dans ce Heu fiiTiple &' m. quin! Avec quel mépris il feroit arra- cher toutes ce5 guenilles ! Les beaux alir-
^^O La A^OU VELfE
gnemens qu'il prendroît ! Les belles al- lées qu'il feroit percer ! Les belles pat- tes doie 5 les beaux arbres en parafol , en éventail ! Les beaux treillages bien fcuîptés ! Les belles charmilles bien def- finées 5 bien équarries , bien contour- nées ! Les beaux boulingrins de fin ga- zon d^Angîeterre, ronds, quarrés^échan- crés 5 ovales ! Les beauf ifs taillés en- dragons 5 en pagodes , en marmouzcts , en toutes fortes de monftres ! Les beaux: vafesde bronze, les beaux fruits de pier- re dont il orneroit fon jardin (i) ! . . ^ Quand tout cela fera exécuté , dit M, de Wolmar , il aura fait un très-beau lieu dans lequel on n'ira guères , & dont en fortira toujours avec emprefTement pour aller chercher îa campagne ; un
< I ) Je fuis pcrfuadé que le tems approche eu l'on ne voudra plus , dans les jardins ;> rien lie ce qui fe trouve dans la campagne ; on H'y fouf&ira plus ni plantes , ni arbrifleaiix i on n'y voudra que des fleurs de porcelaine ^ des m agots > des treillages, du fable de toutes «ooleurs ;> & de beaux vafes-pleins de riê:î>
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lieu trifte où Ton ne fe promènera point , niais par où Ton palTera pour s'aller pro- mener : au-Iieu que , dans mes courfes champêtres , je me hâte fou vent de ren- trer pour venir me promener ici.
Je ne vois dans ces terreins , fi vaftes & fi richement ornés , que la vanité du propriétaire 8r de Tartifte , qui, toujours empreffés d^étaler , l'un fa richefïe , & l'autre fon talent , préparent, à grands fraix^de Fennui à quiconque voudra jouir de leur ouvrage. Un faux goût de gran- deur 5 qui n eft point fait pour rhomme , empoifonne fes plaifirs. L'air grand eil toujours trifte ; il fait fonger aux mife* res de celui qui l'aiFede. Au milieu de {qs parterres & de fes grandes allées fon petit individu ne s'aggrandit point ; un arbre de vingt pieds le couvre comme un de foixante ( 1) ; il n'occupe jamais
(i) Il dev^oit bien s'étendre un peu fur le mauvais goût d'élaguer ridiculement les ar- bres , pour les élancer dans les nues , eu leur cLuiit leurs belles têtes , leurs ombrages , oa
hé
2^2 La lio UVELLE que fes trois pieds d'efpace , & fe perd comme un ciron dans fes immenfes pof^ fe liions»
Il y a un autre goût directement op- pofé à celui-là^ & plus ridicule encore , en' ce qu'il ne laifïè pas même jouir de la promenade pour laquelle les jardins font faits. J'entends, lui dis-je ; c'eft ce- lui de CCS petits curieux , de ces petits fieuriftes qui fe pâment à Tafped d'une renoncule , & fe profternent devant des tulipes. Là-deiTas, je leur racontai , Mi- lord 5 ce qui m'étoit arrivé Sbtrefois à Londres dans ce jardin de fleurs où nous- fumes introduiti avec tant d'appareil , ôc
épuifant leur fcve , Se les empêchant de pro- fiter. Cette méthode» il eft vrai , donne dit bois aux jardiniers: mais elle en ote au pays , qui n en a pas déjà trop. On croiroit qie la Nature ell faite en France autrement que dans toat k relk du monde , tan^ on y prend fcin de la défigurer. Les parcs nV font pîanl tés que de longues perches , ce font des fo- lêts de mâts ou de triais , ^ Ton s'y promene^ au miliea à&s bois kns trouver d'ombre-.
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OÙ nous vîmes briller fi pompeufement tous les tréibrs de îa Hollande fur quatre couches de fumier. Je n^oubliai pas la cérémonie du parafol &c de la petite ba- guette dont on m'honora moi indigne , ainfi que les autres fpeâateurSr Je leur confelîài lium.blement comment ayant voulu m^évertuer à mon tour , & hafar- derde m''extafier à la vue d'une tulipe^ dont la couleur me parut vive , di la for- me élégante, je fus moqué , hué, fifflé de totvs Iqs Savans , & comment le pro- felfeur du jardin , pallciot du mépris de la iîeur ^ celui du panégyrlfte , ne dai- gna plus me regarder de toute la féance. Je pcnfe , ajoutai-je , qu il eut bien du regret à fa baguette & à fon parafol profanés.
Ce goût , dit M. de Wolmar ^ quand Il dégénère en manie, a quelque chofe de petit & de vain , qui le rend puérile 8c ridiculement coûteux. L'autre, au moins, a de la nobleiîè , de la grandeur & quel- que forte de vérité; mais qu'eiï-ce que k valeuf d'una patte ou d'ua oignoa
2 5*4 LaN'ouveile qu'un infecle ronge ou décruit peut-être au moment qu'on le marchande , ou d'une fleur piécieufe à midi & flétrie avant que le foleil foit couché? Qu eil- ce qu'une beauté conventionnelle qui n'efl fennbîe qu'aux yeux des'^urieux, & qui n'cft beauté que parce qu'il leur plaît qu'elle le foit ? Le tems peut venir qu'on cherchera dans les fleurs tout le contraire de ce qu'on y cherche aujour- d'hui , & avec autant de raifon ; alors vous ferez le dode à votre tour; & votre curieux , l'ignorant. Toutes ces petites obfervations qui dégénèrent en étude, ne conviennent point à Thomme raifonna- ble qui veut donner à fon corps un exer- cice modéré , ou délaffer fon efprit à la promenade , en s'entretenant avec ks amis. Les fleurs font faites pour amufer nos regards en paflant, & non pour être fî curieufement anatomifées ( i ). Voyez
( t ) Le fage Wolmir n'y avoit pas bien regardé. Lui qui favoit fi Dien obferver les hommes^ obrervoit-il fi malla Nature ? Igno-
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leur Reine brillante de toutes parts dans; ce verger. Elle parfume Tair ; elle en- chante les yeux , & ne coûte prefque ni foin ni culture. Ceft pour cela que les fîeurirtes la dédaignent; la Nature Ta fait û belle 5 qu ils ne lui fauroient ajouter des beautés de convention , & , ne pou- vant fe tourmenter à la cultiver , ils n'y trouvent rien qui les flatte. L'erreur àts prétendus gens de goût , eft de vouloir de TArt par-tout 5&de n'être jamais con- tens 5 que l'Art ne paroiiïe 5 au-lieu que c eft à le cacher que conlifte le véritable goût; fur-tout quand il eft queftion des ouvrages de la Nature. Que fîgnifient ces allées fi droites , fi fabîées qu'on trouve fans ceiTe, & ces étoiles par lefquelles 5. bien loir^ d'étendre aux yeux la gran- deur d'un parc 5 comme on l'imagine 3 on ne fait qu'en montrer mal-adroite- ment les bornes ? Voit-on dans les bois du fable de rivière , où le pied fe repo-
rolt-il que, fî Ton Auteur eft grand dans les grandes chofes , il eft très-grand dans les petites }
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fe-t-il plus doucement fur ce fable que fur la mouiïe ou la péloufe ? La Nature emploie-t-elle fans ceiTe Téquerre &: la règle ? Ont-ils peur qu'on ne la recon- noiffe en quelque cliofe , malgré leurs foins pour la défigurer? Enfin, n'eft-rî pas plailant que , comme s'ils étoient déjà las de la promenade en la commen- çant 5 ils aifedent de la faire en ligne droite pour arriver plus vite au terme ^ Ne diroit-on pas que , prenant le plus court chemin^ ils font un voyage plutôt qu'une promenade , & fe hâtent de fortir aulîi - tôt qu'ils font entrés ?
Que fera donc l'homme de goût qui vit pour vivre 5 qui fait jouir de lui-mê- me y qui cherche les plaifirs vrais & (im- pies , & qui veut fe faire une promenade à la porte de fa maifon ? Il la fera fi com- mode & fi agréable qu'il s'y puilïè plaire à toutes les heures de la journée; & pourtant fi fimple & fi naturelle , qu'il femble n'avoir rien Eilt, Il raffemblera Feau, la verdure. Tombre & la fraî- cheur j car la Nature cula raiTemble tou-
H È L o j s e; û^j
tes ces cliofes. Il ne donnera à rien de la fymmétrie; elle efl ennemie de la Nature & de la variété ; & toutes les allées d'uti jardin ordinaire fe reilemblent fi fort, qu'on croit être toujours dans la même. Il élaguera le terrein pour s*y promener commodément ; mais les deux côtés de fes allées ne feront point toujours exac- tement parallèles ; la ciredion n'en fera pas toujours en ligne droite ; elle aura je ne fais quoi de vague, comme la dé- marche d'un homme oifif qui erre en fç promenant : il ne s'inquiétera p^olnt de fs percer au loin d^ bt^lies perfpeâivef. Le goût des points-de-vûe èc des loin- tains vient du penchant qu'ont la plu- part des hommes à ne fe plaire qu'où ils ne font pas. Ils font toujours avides de ce qui efl: loin d'eux; & l'artiflie qui ne fait pas les rendre affez contens de ce qui les entoure , fe donne cette ref- fource pour les amufer ; mais Thomme dont je parle n'a pas cette inquiétude; & quand il efl: bien où il efl , il ne fe fou- el^ point d'être ailleurs, Ici 3 par exem-
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pie, on n'a pas de vue hors du Heu, & 1 on eft très-content de n'en pas avoir. On penferoit volontiers que tous hs charmes de la Nature y font renfermés, & je craindrois fort que la moindre i échappée de vue au dehors, n otât beau- coup d'agrément à cette promenade (i).
(0 Je ne fais fi Ion a jamais e/Tayé d- don- ner aux longues allées d'une étoile une cour- bure légère, en forte qucrœil put uiivre cha^ que allée tout-à-fait jufquau bout, & que 1 extrémité oppoféc en fut cachée au Tpcda- tcur. On perdroit, il eft vrai, l'agrément des points de vue 3 mais on gagneroit lavantagc fi cher aux propriétaires d aggrandir à Tima- gmation le heu où l'on efti & dans le milieu a une étoile affez bornée, on fe croiroit perdu dans un parc immcnfe. Je fuis perfuadé que la promenade en feroit auffi moins ennuieufe , quoique plus folitaire^ car tout ce qui donné pnfe à l'imagination, excite les idées & nour- rit î'efprit 5 maisles faifeurs de jardins ne font pasgensà fentir ces chofes-11 Combien de fbis,dans un lieu ruftique.îe crayon leur tom. beroit des mains, comme à Le Nautre dans
eparcdeS James,s^ilsconnoifroicnt,comme lui, ce qui donne la vie à la Nature, & de 1 intérêt à Ibnfpedtacle!
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Certainement, tout homme qui n'aimérâ pas à pafTer les beaux jours dans un lieu fî fimple & fi agréable , n'a pas le goût pur, ni Tame faine. J'avoue qu'il n'y faut pas amener en pompe les étrangers : mais en revanche on sW peut plaire foi^ même, fans le montrer à perfonne.
Monfieur , lui dis-je, ces gens fi riches qui font de fi beaux jardins , ont de fore bonnes raifons pour n'aimer guères à fe promener tout feul , ni fe trouver vis- à-vis d'eux-mêmes ; ainfi ils font très- bien de ne fonger en cela qu'aux autres. Au refte , j'ai vu à la Chine des jardins tels que vous les demandez, & faits avec tant d'art, que l'art n'y paroiiToit point ; mais d'une manière fi difpen- dieufe , & entretenus à fi grands frabc , que cette idée m'otoit tout le plaifir que j'aurois pu goûter à les voir. C'étoient dos roches , des grottes , des cafcades artificielles dans des lieux plains & fa- blonneux , où l'on n'a que de l'eau de puits : c'étoient des fleurs & des plantes rares de tous les climats de la Chine ôc
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de la Tartarie rafTemblées & cultivées en un même fol. On n'y voyoit, à la vérité, ni belles allées, ni compartim^ens réguliers ; mais on y voyoit entaffées avec profufion , des merveilles qu'on ne trouve qu éparfes & féparées. La Nature s'y préfentoit fous mille afpeds divers ^ & le tout enfemble n'étoit point natu- rel. Ici Ton n'a tranfporté ni terres ni pierres , on n'a fait ni pompes ni réfer- voirs , on n'a befoin ni de ferres , ni de fourneaux, ni de cloches , ni de paillaCr fons. Un terrein prefque uni a reçu des ornemens trcs-fimples» Des herbes com- munes, des arbriflèaux communs, quel- ques filets d'eau coulant fans apprêt, fans contrainte, ont fuffi pour l'embellir. C'efl: un jeu fans effort, dont la facilité donne au fpedateur un nouveau plaifir. Je fens que ce féjour pourroit être encore plus agtéable, & me plaire infiniment moins. Tel eft , par exemple , le parc célèbre de Milord Cobham à Staw. G'eft un compofé de lieux très-beaux & très- pittorefques , dont les afpeds ont été
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cholfis en différens pays , Ôc dont tout paroît naturel^excepté raffemblage^com*' me dans les jardins de la Chine dont je viens de vous parler. Le maître & le créateur de cette fuperbe folitude y a même fait conftruire des ruines, des temples 5 d*anciens édifices; & les tems, ainfi que les lieux, y font raffemblés avec une magnificence plus qu humaine. Voi- là précifément de quoi je me plains. Je voudrois que les amufemens des hom- mes eufTent toujours un air facile qui ne •fît point fonger à leur foibleiïe , & qu'en admirant ces merveilles , on n'eût point rimagînation fatiguée des fommes &: des travaux qu'elles ont coûtés. Le fort ne nous donne-t-il pas afTez de peines fans en mettre jufques dans nos jeux ?
Je n'ai qu'un feul reproche à faire à votre Elyfée, ajoutai-je^en regardant Ju- lie 5 mais qui vous paroîtra grave ; c'eft d'être un amufement fuperflu. A quoi bon vous faire une nouvelle promenade, ayant de l'autre côté de la maifon des bofquets fi charihans & fi négligés ? Il
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ePr vrai , dit-elle , un peu esubarraffe'e : niais j'aime mieux ceci. Si vous aviez bien longé à votre queftion, avant que de la faire, interrompit M. de Woîmar, elle feroit plus qu mdifcrette. Jamais ma femme , depuis fon mariage , n'a mis les pieds dans les bofquets dont vous parlez. J'en fais la raifon , quoiqu'elle me Tait toujours tue. Vous qui ne l'ignorez pas, apprenez à refpeâer hs lieux où vous ctQS ; ils font plantés par les mains de la yertu.
A peine avois-je reçu eette jufte ré- primande, que la petite famille, menée par Fanchon , entra comme nous for- tions. Ces trois aimables enfans fe jet- terent au cou d^ M. & dç Madame de .Wolmar. J'eus ma part de leurs petites careffes. Nous rentrâmes , Julie & moi dans l'Elyfée , en faifant quelques pas avec eux ; puis nous allâmes rejoindre M. de Wolmar, qui parloit à des ou^ vriers. Chemin faifant, elle me dit qu'a^ près être devenue mère, il lui étoit venu, fur cette promenade ^ une idée qui avoit
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augmenté fon zèle pour rembelllr. J'aî ponié, me dit-elle, à ramufement de mes enhns, e^ à leur fanté, qiiand ils fe^ ront plu$ âgés. L'entretien de ce lieu demande plus de foin que de peine; il s'agit plutôt de donner un certain con- tour aux rameaux dts plantes^que de bê- cher ^ labourer la terre ; j'en veux faire un jour mes petits jardiniers ; ils auront autant d'exercice qu'il leur en faut pour renforcer leur tempérament, & pas affez pour le fatiguer. Bailleurs , ils feront faire ce qui fera trop fort pour leur âge^ ôc fe borneront au travail qui ks amu- fera. Je ne faurois vous dire , ajouta-t- cile , quelle douceur je goûte à me re- préfenter mes enfans occupés à me ren- dre hs petits foins que je prends avec tant de plaifir pour çux, & la joie de leurs tendres cœurs,en voyant leur mère fe promener avec délices fous des om-. brages cultivés dç leurs mains. En véri^ te', mon ami , me dit -elle d'une voix émue, d^s jours ainfi paffés tiennent du ^onheu^ de Tautre vie , de ce n eft pa^ -
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fans raifon qu'en y penfant, fai donné d'avance à ce lieu le nom d'Elvfée. Mi- lord^cette incomparable femme eft mère comme elle efl: époufe , comme elle eft amie , comm.e elle eft fille ; &, pour Té- ternel fupplice de mon cœur , c'eft en- core aii"fi qu'elle fut amante.
Enthoufiafmé d'unféjour fi charmant, je les priai le foir de trouver bon que, durant mon féjour chez eux, la Fanchon me confiât fa clef & le foin de nourrir " les oifeaux. Au lli-tôt Julie envoya le fac au grain dans ma cham.bre^ôc me donna fa propre clef. Je ne fais pourquoi je la reçus avec une forte de peine : il me fembla que j'aurois mieux aimé celle de M. de Wolmar.
Ce matin , je me fuis levé de bonne heure ,&, avec l'emiprefTement d'un en- fant , je fuis allé m'enfermer dans l'Ifle céferte. Que d'agréables penfées j'efpé- rois porter dans ce lieu folitaire où le doux afped de la feule Nature de voit chaffer de mon fouvenir tout cet ordre focial de factice qui m'a rendu fi malheu-
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Tcux ! Tout ce qui va m'envlronner eft Touvrage de celle qui me fut fi chère. Je la contemplerai tout autour de moi. Je ne verrai rien que fa main n'ait tou- ché ; je baiferai d^s fleurs que fes pieds auront foulées ; je refpirerai avec la ro- fée un air qu'elle a refpiré ; fon goût dans fes amufemens me rendra préfens tousfes charmes, & je la trouverai oar-^ tout comme elle efl au fond de mon cœur.
En entrant dans TÉlyfée avec ces dif- pofitions, jemefuisfubitement rappelé le dernier mot que me dit hier M. de Wolmar , à-peu-près dans la-même place. Le fouvenir de ce feul mot a changé fur le champ tout Tétat de mon ame. J'ai cru voir l'image de la vertu , où je çherchois celle du plaifir. Cette imaee s'eft confondue dans mon efprit, avec les traits de Madame de Wolmar , & pour la première fois depuis mon retour j'ai vu Julie en fon abfence;,non telle qu elle fut pour m,oi , & que j'aime encore à n:e la repréfenter ; mais telle qu'elle femcj>
Tome II I^ j\'I
ti66 La Nouvelle trc à mes yeux tous les jours. Milord , j'ai cruvo*^ cette femme fi charmante, fi ch.fle & fi vertueufe , :.u milieu de ce même cortège qui Tentouroit hier. Je voyois autour d'elle (qs trois aimables enfr.ris , honorables ^ précieux gages de Tunion conjug.r'îe &:de.Ia tendre .imitié ; lui faire, & recevoir d'elle, mille touchan- tes carefïes. Je voyois à fes côtés le gra- ve Wolmar , cet époux fi chéri , fi heu^ reux , fi digne de l'être. Je croyois voir fon œil pénétrante Judicieux percer au fond de mon cœur , & m'en faire rougir encore ; je croyois entendre for tir de fa bouche , 'des reproches trop mérités , & des leçons trop mal écoutées. Je voyois à fa fuite cette même Fanchoa Regard , vivante preuve du triomphe àts vertus & de l'humanité fur le plus ardent amour. Ah ! quel fentiment cou-= pable eût pé- itré jufqu'à elle , à trav^TS cette inviolable efcorte ? Avec quelle indignation j'eufle étouffe les vils tranf- ports d'une paflion criminelle & mal ^t^inte , 3c que je me ferois mépiifé de
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fouiller G un feul foupir un auffî ravif- fant tableau d^iniiocence &d'lionnéteté ! Je repaiTois dans ma mémoire les dif-^ cours qu^elle m'avoit tenus en fortant; puis remontant avec dk dans un avenir qu elle contemple avec tant de charmes, ^e voyois cette tendre mère eiTuyer 1 J fueur dufront de fes enfans , baifer leur» joues enflammées, 5. livrer ce cœur, fait pour aimer, au plus doux fentiment delà nature. Il ny avoit pa^ jufqu^à ce nom d^Elyf€e,qui neredifiât en moi les écarts de Fimagination , 6c ne portât dans mon ame un calme préférable au trouble des pafnons les plus féduifantes. Il me psi- gnoit , en quelque forte , Fintérieur de celle qui l'avoit trouvé ; je penfois quV vec une confcience agitée , on n'auroit jamais choifi ce nom-là. Je me difois : îa paix régne au fond de fon cceur cojp- me dans Taf^lt; quelle a nommé.
Je m/étois promis une rêverie agréa- ble j j'ai rêvé plus agréablement que'je ne m'y étois attendu. J\:i paffé dans rÉlyiée deux heures auxquelles je ne
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préfère aucun tems de ma vie. En voyant avec quel charme & quelle rapidité elles s'étoient écoulées , j'ai trouvé qu il y a dans la méditation des penfées honnêtes une forte de bien-être que les méchans n*ont jamais connu ; c'efl: celui de fe plaire avec foi-même. Si Ton y fongeoit fans prévention , je ne fais quel autre plaifir on pourroit égaler à celui-là. Je fens au moins que quiconque aime au- tant que moi la folitude , doit craindre de sy préparer destourmens. Peut-être tireroit-on des mêmes principes la clef des faux jugemens des hommes fur les avantages du vice & fur ceux de la ver- tu : car la jouiffance de la vertu eft toute intérieure & ne s'apperçoit que par ce- lui qui la fent : mais tous les avantagea du vice frappent les yeux d' autrui , 6<* -il n'y a que celui qui les a ^ qui fâche c^ qu'ils lui coûtent.
Se a ciafcun Vinterno affanno Si îeggejfe in front e fer itto , Quanti mai , che inviàia favMO ^
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Ci farelhero jnetd ( i ) f Si vedria che i lor nemici Jinno infeno , e fi riduce î^el -parère a noifelici Cgni lor fHiciîâ.
Comme il fe faifoît tard fans que jy fongeaiTe , M. de Wolmar eft venu me joindre ^ m'avertir que Julie & le thé m'attendoient. Cefl vous, leur ai-je dit, en m'excufant , qui m'empêchiez û êtr^ avec vous : je fus fi charmé de ma foiré® d'hier, que j'en fuis retourné jouir ce matin ; lieureufement il n'y a point de mal 5 & , puifque vous m'avez attendu , ma matinée n'eft pas perdue. Cefi: fort bien dit , a répondu Madame de Wol- mar ; il vaudroit miieux s'attendre juf- qu'à midi , que de perdre le plaifir de dé- jeûner enfemble. Les étrangers ne font jamais adm.is le matin dans ma chambre^ & déjeûnent dans la leur. Le déieûnei?
( I ) Il auroit pu ajouter la fuite qui eft très- belle j & ne convient pas moins an iiijet.
CL-jo La Now lle tR le repas des amis ; les valets en font exclus , les importuns ne sV montrent point ; on y die tout ce qu'on penfe y on y révèle tous fesfccrets^onn'y contraint îiucun de fcs fentimens ; on peut s'y li- vrer fans imprudence aux douceurs de la confiance dz de la £imiîlarité. Cefl prefque le feul moment oail ibit per- mis d'être ce qu'on eft : que ne dure-t-iî toute la journée ? Ah, Julie ! ai-je été prêt à dire , voilà un vceu bien intérefTé ! mais je me fuis tû, La première chofe que j'ai retranchée avec Tamour , a été la louange. Louer quelqu'un en face , à moins que cène foit fa maitrelTe , qu ed- ce faire autre chofe , finon le taxer de vanité ? Vous favez , Mllord , fi c'efl: à Madame de Wolmar qu'on peut faire ce reproche. Non , non ; je l'honore trop pour ne pas l'honorer en filence. La voir 5 l'entendre , obferver fa conduite^ n'eft-ge pas affez la louer ?
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LETTRE XVIIL Dje Mavamm d:e JVo l m au
A Ma d a m m d' 0 r b je*
J L eft écrit, chère amie , que tu dois être dans tous les tems ma fauve-garde contre moi-même, & qu après m'avoi^^ délivrée avec tant de peine des pièges de mon cceur , tu me garantiras encore de ceux de ma raifon. Après tarit d^'e- preuves cruelles , j'apprends à me défier à^s erreurs, comme des piiiTions, dont elles font fi fouvent l'ouvrage. Que n'ai- je eu toujours la même précaution ! Si^ dans les tems paiTés^j'^avois moins compté fur mes lumières , j'aurois eu moins â rougir de mes fentimens.
Que ce préambule ne t'aîlarme pa?. Je ferois indigne de ton amitié , fi j'a- vois encore à la confulter fur des fujets graves. Le crime fut toujours étranger à mon cœur, &j'ôfe l'en croire plusélol-
272 L A No UF ELin gné que jamais. Ecoute-moi donc paifi- blement, ma Coufine, & crois que je n'aurai jamais befoiii de cohfeil fur des doutes que la feule homiéteté peut ré- foudre.
Depuis fix ans que je vis avec M. de Wolmar dans la plus parfaite union qui puilîe régner entre deux époux, tu fais qu'il ne m'a jamais parlé ni de fa famille, ni de fa perfonne; & que , l'ayant reçu d'un père aufli jaloux du bonheur de fi fille 5 que de l'honneur de fi maifon , jg n'ai point marqué d'empreiTement pour en favoir fur (on comp;;e plus qu'il na jbgeoit à propos de m'en dire. Contente de lui devoir , avec la vie de celui qui me l'a donnée , mon honneur . mon re- pos, ma raifon , mes enfins ', Se tout ce qui peut me rendre de quelque prix à mes propres yeux , j'étois bien afTurée que ce que j'ignorois de lui ne démentoit point ce qui m'étoit connu , & je n'avois pas bcfoin d'en favoir davantage pour l'ai- mer 5 l'eftim.er , l'honorer , autant qu'il . ctoit pofTible.
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Ce matin , en déjeunant, il nous a pro- poféun tour de promenade avant la cha- leur; puis , fous prétexte de ne pas cou- rir 5 difoit-il 5 la campagne en robe de chambre , 11 nous a menés dans les bof- quets 5 & précifément , m^a chère , dans ce même bofquet où commencèrent tous les malheurs de mia vie. En approchant de ce lieu fatal , je me fuis fenti un af- freux battement de cœur , & j'aurois re- lufé d'entrer , fi la honte ne m*eiit rete- nue 5 & fi le fouvenir d'un mot qui fut ditTautre jour dansl'Elyféene m'eût fait craindre les interprétations. Je ne fais fi le philofcphe étoit plus tranquile ; m.ais, quelque tems après, ayant par ha- zard tourné les yeux fur lui , je Tai trou- vé pâle , changé ,& je ne puis te dire quelle peine tout cela m'a fait.
En entrant dansle bofquet^j'ai vu mon miari me jeter un coup-d'œil & fourire. Il s'efl: afîis entre nous , & après un mo- ment de filence, nous prenant tous deux par la main : m^es enfans , nous a-t-il dit , je commence à voir que m. es projets ne
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feront point vains ^ âjqiîe nous pauvons ctre unis tous trois d'un attachement du- rable, propre àhiire notre boiTheur com- mun y & ma conioLitLon dans les ennuis d'une vieillefTô qui s'approche : mais je vous connois tous deux mieux que vous; ne me connoiiTez ; il eft jufte de rendre les chofes égales ; &: , quoique je n'aie rien de fort intérelTint à vous appren- dre , puisque vous n'avez plus de fecret pour moi , je n'en veux plus avoir pour vous.
Alors il nous a révélé le my (îere de (i naîfiance , qui, juiqu'ici, n'avoit été con- nue que de mon père. Quand tu le fau- las 5 tu concevras jufqu'où vont le fang- froi-. ck h modération d'un homme ca- pable ue tiire fix ans un pareil fecret à la femme ; mais ce fecret n'eft rien pour lui, & il y penfe trop peu pour fe faire un grand effort de n'en pas parler.
Je ne vous arrêterai point , nous a-t-i! dit 5 fur les évènemcns de ma vie ; ce qui peut vous importer eft moins de connoître mes aventures que mancarac-
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tere. Elles font fîmples comme îul ; &, fichant bien ce que je fuis , vous com- prendrez ailément ce que j'ai pu faire. y À naturellement Tame tranquiîe , & le cœur froid. Je fuis de ces hommes qu*on croit bien injurier ^ en difant qu'ils ne fententrien y c*eft-à dire^qu ils n*ont point de paffion qui les détourne de fuivre le vrai guide de Thomme. Peu fenfible aa plaifir & à la douleur , je n'éprouve mcme que très-foiblement ce fentiment d'intérêt & d'humanité qui nous appro- prie les affedions d'autrui. Si j'ai de la peiie à voir fouffrir les gens de bien , la pitié nY entre pour rien ; car je n'en ai pjint à voir fouirrir les méchans. Mon fcjul principe adif efl: le gotû naturel de Tordre , & le concours bien combiné du jeu de la fortune & Aqs adions des hommes, me plak exaclement comme une belle fy mmétrie dans un- taoleau ,. ou comme une pièce bien conduite au^ théâtre. Si j'ai quelque paffion domi- nante j c'efl: celle de Tobfervationîi. J^aime à lire dans les cœur Aqs hommes y
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2-^6 La Mou velle comme le mien me fait peu d'illufîon , que j*obferve de fang-froid & fans inté- rêt 5 & qu'une longue expérience m'a donné de la fagacité , je ne me trompe gucres dans mes jugemens ; auiïi c'eft-là toute la récompenfe de Tamour-propre dans mes études continuelles ; car je n'aime point à faire un rôle , mais feu- lem.ent à voir jouer les autres : la fociété m'eft agréable pour la contempler , non pour en faire partie. Si je pouvois chan- ger la nature de mon être , & devenir un œil vivant , je ferois volontiers cet échange. Ainfi mon indifférence pour les hommes ne me rend point indépen- dant d'eux : fans me foucier d'en être vu, j'ai befoin de les voir ; &, fans m'être chers , ils me font nécefïàires.
Les deux premiers états de la fociété que j'eus occafîond'obfervcr, furent les courtifans & les valets ; deux ordres d'hommes moins différens en effet qu'en apparence,& fî peu dignes d'être étudiés , f fexiles à connoître , que je m'ennuyai d'eux au premier regard. En quittant b
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courjOii tout efî fi-tot vu^je me dérobai, fans le favoir^au péril qui m'y menaçoit, & dont je n'aurois point échappé. Je changeai de nom ; &, voulant connoître les militaires , j'allai chercher du fervice chez un Prince étranger ; c'eft-là que j'eus le bonheur d'être utile à votre père, que le défefpoir d'avoir tué fori ami for- çoit à s'expofer témérairement & contre fon devoir. Le cœur fenfible & recon- noiiTant de ce brave officier commença cc3-Iors à me donner meilleure opinion de rFîumanité. Il s'unit à moi d'une ami- tié à laquelle il m'étoit impoillble de re- ftifer la mienne 5 & nous ne cefsâmes d'entretenir depuis ce tems-là des lial- fcns qui devinrent plus étroites de jour en jour. J'appris dans ma nouvelle con- dition que l'intérêt n'efî: pas , comme je Tavois cru , le feul mobile des adions humaines 5 & que, parmi les foules de préjugés qui combattent la vertu , il ce eH: auiïï qui la favorifent. Je conçus que le caradere général de l'homme efl: un amour-propre indifférent par lui-même ^
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bon ou mauvais pur \zz accldens qui îe modifient , & qui aépeadcnt des coûtâ- mes 5 des îoix y des rangs, de la tort me , & de toute notre police humaine. Je me livrai donc à mon penchant y &c , mé- prifant la vaine opinion des conditions ? je me ietai fucceffivement dans les di- vers éLats qui pouvoient m^ûder à les Gom^parertous, & àconnoître les uns par les auîr.^s. Je fentis , comme vous l'avez remarqué dans quelques lettres , dit- il à St.-Preux^ qu'on ne voit rien quand on fe contente de regarder ; qu il faut agir foi-méme pour voir agir les hommes ^ &: je mie fis acleur pour ctre fpedateur. Il eft toujours aifédedefcendre : j'efTayai d'une muldtude de conditions dont ja- mais homme de la mienne ne s'e'toit avifé. Je devins même payfan ; &, quand Julie m'a fait garçon jardinier, elle ne m'a point trouvé fi novice au métier ^ qu'elle auroit pu croire.
Avec la véritable connoîfTance des hommes , dont l'oifive philofophie ne donne que l'apparence , je trouvai un
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autre avantage auquel je ne m'étois point attendu. Ce fut d'aiguifer par une vie adivc cet amour de Tordre que j'ai reçit de la Nature , & de prendre un nou- veau goût pour le bien par le plaifir d'y contribuer. Ce fentlment me rendit un. peu moins contemplatif, m'unit un pea plus à moi-même; & y par une fuite ailèr. naturelle de ce progrès , je m'apperçus que j'étois feul. La folitude , qui m'en- nuya toujours 5 medevenoit affreufe^ & je ne pouvois plus efpérer de l'éviter iong-tems. Sans avoir perdu ma froideur, javois befoiî) d'^un attachement ; l'image de la caducité fans confolation m'affli- geoit avant le tems, & pour la première fois de ma vie, je connus l'inquiétude êc la trifteiïe. Je parlai de ma peine au Baron d'Étange. Il ne faut point , me dit-il 5 vieillir garçon. Moi-même ,, après avoir vécuprefque indépendant dans les liens du mariage, je fens que j'ai befoin de redevenir époux & père , & je vais me retirer dans le fein de ma fam.ilie. Il ne tiendra qu'à vous d'en faire la vô-
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tre & de me rendre le fils que f ai pef-* du. J'ai une fille unique à marier ; elle ft'eft pas fans rnérite; elle a le cœur fenfible, & Tamourde fon devoir lui f^iit aimer tout ce qui s'y rapporte. Ce n eft tii une beauté, nilan prodige d'efprît; mais venez la voir , & croyez que^fi vous ne f^ntez rien pour elle, vous ne fenti- rez jamais rien pour perfonne au monde. Je vins , je vous vis, Julie, & je trouvai que votre père m'avoit parlé niodefte- ment de vous. Vos tranfports, vos lar- înes de joie, en rem.brafîlint,me donnè- rent la première ou plutôt la feule émo- tion que j'aie éprouvée de ma vie. Si cette imprefïion fut légère , elle étoit unique, & les fentimens n'ont befoin de force pour agir,qu*en proportion de ceux qui leur réfiflent. Trois ans d'abfence ne changèrent point l'état de mon cœur. L'état du vôtre ne m'échappa pas à mon retour, & c'eft ici qu'il faut que je Vous venge d'un aveu qui vous a tanr coûté. Juge , ma chère , avec quelle étrange fjrprife j'appris alors que tous mes fe-
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crets lui avolent été révélés avant mon mariage , & qu'il m'avoit époufée , fans ignorer que j'appartenois à un autre.
Cette conduite étoit inexcufable, a continué M. de Wolmar, J'oiFenfois la déiicateffe ; je péchois contre la pruden- ce ; j'expofois votre honneur & le mien; je devois craindre de nous précipiter tous deux dans àts malkeurs fans ref- fource : mais je vous aimois , & n'aimois 'que vous. Tout le refte m'éioit indiffé- rent. Comment réprimer la paffion me- m.e la plus foible , quand elle eft fans contre-poids ? Voilà rinconvénlent des caractères froids & tranquiles. Tout va bien , tant que leur froideur les garantit des tentations ; mais, s'il en furvient une qui les. atteigne , ils font aufli-tôt vain- cus qu attaqués,& la raifon,qui gouverne tandis quelle efl: feule, n'a jamais de force pour réfifter au moindre effort. Je n'ai été tenté qu'une fois , & j'ai fuc- combé. Si l'ivrelTe de quelque autre paf- fion m'eût fait vaciller encore , j'aurois fuit autant de chûtes que de faux-pas ;
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il n'y a que des âmes de feu qui fâchent combattre & vaincre. Tous les grands efforts , toutes les aâ-ions fubllmes font leur ouvrage ; la froide raifon n'a jamais rien fait d'illuftre , de Ton ne triomphe des paflions qu'en les oppofant l'une à l'autre. Quand celle de la vertu vient à s'élever, elle domine feule & tient tout en équilibre; voilà comment fe forme le vrai fage , qui n'eft pas plus qu'un autre à l'abri des pallions , mais qui feuî fait les vaincre par elles-mêmes , comme un pilote fait route par les mauvais vents.
Vous voyez que je ne prétends pas exténuer ma faute ; fi c'en eût été unc^ je l'aurois faite infailliblement ; mais ^ Julie, je vous connoifTois & n'en fis point en vous époufant. Je fentis que de vous feule dépendoit tout le bonheur dont je pouvois jouir , & que, fi quelqu'un étoit capable de vous rendre heureufe^c'étoit moi. Je Civois que l'innocence & la paix étoient nécefTaires à votre coeur, que î'amour dont il étoit préoccupé ne les
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lui donnerolt jamais, & qu'il n'y avoit que rhorreur du crime qui put en chaf- fer l'amour. Je vis que votre ame étoit dans un accablement dont elle ne for- tiroit que par un nouveau combat , cc que ce feroit eil fentant combien vous pouviez encore être effimabîe , que vous apprendriez à le devenir.
Votre cœur étoit ufé pour l'amour; je comptois donc pour rien une difpiopor- tion d'âges qui m'ôtoit le droit de pré- tendre à un fentiment, dont celui qui en étoit l'objet ne pouvoir jouir, & impôt- fibîe à obtenir, pour tout autre. Au con* traire, voyant dans une vie plus d' à-moi- tié écoulée qu'un feul goût s'étoit fait fentir à moi , je jugeai qu'il feroit dura- ble , & je me plus à lui conferver le refte de mes jours. Dans mes longues recher- chas, je n'avois rien trouvé qui vous va- lût : je penfai que ce que vous ne feriez, pas , nulle autre au monde ne pourroit le faire; j'ôfai croire à la vertu, & vous époufai.Le myfière que vous me faifiez ne me furprlt point ; j'en favois les lai-
âS^ La Nouvelle {ons , &: j e vis 5 dans votre fage conduite ^ celle de fa durée. Par égard pour vous, j'imitai votre réferve , &ne voulus point vous ôter rhonneur de mj faire un jour, de vous-même , un aveu que je voyois à chaque iniant lurle bord de vos lèvres. Je ne m 2 fuis trompé en rien ; vous avez tenu tout ce que je m'étois promis de vous. Quand je voulus me choifir une époufe 5 je defirai d'avoir en elle une compagne aimable , ^^g^s heureufe. Les deux premières conditions font remplies. Mon enfant, j'cfpere que la troifieme ne nous manquera pas.
A ces mots , malgré tous mes efforts ^ pournj l'interrompre que par mes pleurs, je n'ai pu m'empêcher de lui fauter au cou, en m'écriant; mon cher mari ! ô le meilleur & le plus aimé des hommes ! apprenez-moi ce qui manque à mon bon- heur, fi ce n'eft le vôtre, & d'être mieux mérité... Vous êtes heureufe autant qu il fe peut , a-t-il dit en m'interrompant ; vous méritez de l'être ; mais il eft tems de jouir en paix d'un bonheur qui vous
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a jufqu*ici coûté bien àQ% foins. Si votre fidélité m'eût fujfn ^ tout étoit fait du moment que vous me la promîtes ; j'ai voulu , de plus j, qu elle vous fût facile Ôç douce, & c'efl: à la rendre telle que nous nous fomm.es tous deux occupés de con- cert, fans nous en parler. Julie , nous- avons reuffi ; mieux que vous ne penfez, peut-être. Le feui tort que je vous trou- ve , eft de n avoir pu reprendre en vous la confiance que vous vous devez ^ & d@ vous effimer moins que votre prix. La modeftie extrême a fes dangers,ainfi que l'orgueil, Comme une témérité qui nous porte au-de-là de nos forces les rend im- puifTantes, un effroi qui nous empêche ci y compter, ks rend inutiles. La véri- table prudence confîfte à les bien con- noître èc à s'y tenir. Vous en avez acquis de nouvelles, en changeant d'état. Vous îi'étes plus cette fille infortunée, qui dé- ploroit fa foiblefle, en s'y livrant ; vous ctes la plus vertueufe dQs femmes , qui ne connoît d'autres loix que celles du devoir de de l'honneur, & à qui le trop
225 La N ou V elle vif fou venir de fes iautes eft là feule faute qui rcftc à reprocher. Loin de prendre encore conire vous-même des précau- tions injarieufes, apprenez donc à comp- ter fur vous 5 pour pouvoir y compter davantage. Écartez d'injuftes défiances , capables de réveiller quelquefois les feu- timens qui les ont produites. Félicitez- vous plutôt d'avoir fu choifir un hom- ncte-homme , dans un âge où il efl: fi facile de s y tromper ; & d'avoir pris autrefois un amant que vous pouvez avoir aujourd'hui pour ami , fous les yeux de votre mari même. A peine vos liaifons furent - elles connues , que je vous eftimai Tun par l'autre. Je vis quel trompeur enthoufiafme vous avoit tous deux égarés; il n'agit que fur les belles am.es; il les perd quelquefois , mais c'eft par un attrait qui ne féduit qu'elles. Je jugeai que le même goût qui avoit formé votre union la relâcheroit , fi-tôt qu'elle deviendroit criminelle , & que le vice pouvoit entrer dans à^s cœurs comme les vôtres , mais non pas y prendi'â racine.
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Dès-lors je cornpri qu'=l règnoît entr^ vous ties liens qu il ne falioit point rom- pre; que votre mutuel ai achemeiit te-^ noit à t nt cie chv.fes icuctlJes, .^uii fal- ioit plutôt le rcgLr que Tanéantir ; & qu'aucun des ceux ne pouvoit oublier l'autre, fans percre beaucoup de fon prix. Je favcls que les granc^s combats ne font qu'irriter ks grandes pallions; & que, fî les violens cficrts CÂcrcent farr.ie , ils lui coûtent des tcurmens donc la durée eft capable de l'abattre. J'employai ladou* çeur de Julie pour tempérer fa févérité. Je nourris fon amâtié pour vous , dic-il à S-.Preux ; j'en ôterai ce qui pouvoit y refrer de trop , Se je crois vous avoir confervéjde fon propre coeur, plus peut- être qu'elle ne vous en eût laiffé , fi JQ î'eufle abandonné à lui-même..
Mes fuccès m'encouragèrent , Se je voulue tenter votre guérilon , comme j'avois obtenu la fienne ; car je vous eftl-» mois ;&, malgré les préjugés du vice, j'ai toujours reconnu qu'il n*y avolt rien de bien au on n'obtînt des belles âmes, avec
SiîS La JVouvelle
de la confiance èc de la franchife. Je vous ai vu , & vous ne m'avez point trompé; vous ne me tromperez point; &,quoique vous ne foyez pas encore ce que vous devez être , je vous vois mieux que vous ne penfez, & fuis plus content de vous, que vous ne Têtes vous-même. Je fais bien que ma conduite à Tair bi- farre, 2c choque toutes les matâmes corn • munes ; mais les maximes deviennent moins générales,à mefure qu'on lit mieux dans les cœurs ; & le mari de Julie ne doit pas fe conduire comme un autre homme. Mes enfans , nous dit-il d'un ton d'autant plus touchant qu'il partoit d'un homme tranquile , foyez ce que vous êtes 5 & nous ferons tous contens. Le danger n'efl: que dans l'opinion; n'ayez pas peur de vous , & vous n'aurez rien à craindre; ne fongez qu'au préfent, & je" vous réponds de l'avenir. Je ne puis vous en dire aujourd'hui davantage; mais, fi mes projets s'accomplifTent, & que mon ^fpoir ne m'abufe pas , no: deftinées fe- «^ont mieux remplies , & vous ferez tous
deux
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deux plus heureux que fi vous avîez été Tun à l'autre.
En fe levant, il nous embraffa , Se vou- lut que nous nous embraiïàiîîons aufîî, dans ce lieu. . . . dans ce lieu même où jadis... Claire , ô bonne Claire ! combien tu m*as toujours aimée ! Je n'en fis aucu- ne difficulté. Hélas ! que j'aurois eu tort d'en faire ! Ce baifer n'eut rien de celui qui m'avoit rendu le bofquet redouta- ble. Je m'en félicitai triftement, 3c je connus que mon cœur étoit plus changé que jufques-là je n'avois ofé le croire.
Comme nous reprenions le chemin du logis , mon mari m'arrêta par la main, &[, me montrant ce bofquet, dont nous fortions, il me dit en riant ; Julie, ne craignez plus cet afyle ; il vient d'être profané. Tu ne veux pas me croire , coufine ; mais je te jure qu'il a quelque don furnaturel pour lire au fond des cœurs. Que le ciel le lui laifTe toujours ! avec tant de fujet de me méprifer , c'efl: fans doute à cet art que je dois fon in* dulgence.
Tome II L N
^co La Nouvelle
Tii ne vois point encore ici de con- feil à donner ; patience ^ mon Ange 5 nous y voici ; mais la converfation que je viens de te rendre étoit nécelTairc à réclaircifTement du relie.
En nous en retournant , mon mari , qui depuis long- tems eft attendu à Etan- ge 5 m'a dit qu'il comptoit partir dem ain pour s'y rendre , qu'il te verroit en pif- fantj&qu'ily refteroit cinq o à fîx jours» Saas dire tout ce que je penfois d'un dé- part audi déplacé , j'ai repréfenté qu'il ne m^e paroiffoit pas aiTez indifpeniable pour obliger M. de Wolmar à quitter un hôte qu'il avoit lui-même appelé dans fa maitbn. Voulez vous , a-t-il ré- pliqué 5 que je lui falTe les honneurs , pour l'avertir qu'il n'efl pas chez lui ? Je fuis pour l'hofpitalité des Valaifans. J'efpere qu'il trouve ici leur franchife ^ qu'il nous laiife leur liberté. Voyant qu'il ne vouîoit point m'entendre , j'ai pris un autre tour & tâché d'engager notre hôte à faire ce voyage avec lui. Vous trouverez 3 lui ai-je dit, un féjour
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qui a fes beautés & même de celles que vous aimez ; vous vifiterez le patrimoi- ne de mes pères & le mien ; l'intérêt que vous prenez à m.oi ne me permet pas de croire que cette vue vous foit indiiTérente. J'avois la bouche ouverte pour ajouter que ce château refTembloit à celui de Milord Edouard , qui... mais heureufement j'ai eu le tems de me mor- dre la langue. Il m'a répondu fîmple- ment que j'avois raifon , & qu'il feroit ce qu'il me plairoit. Mais M. de Woi- niar , qui fembîoit vouloir me pouffer à bout 5 a répliqué , qu il devoit faire ce qu'il lui pîaifoit à lui-même. Lequel ai- mez-vous mieux , venir ou refter ? Ref- ter , a-t-il dit 4ns balancer. Hé bien î reitez , a repris mon mari en lui ferrant la main ; homme honnête & vrai , je fuis très-content de ce mot-là. Il n'y avoit pas moyen d'alterquer beaucoup îà-deffuj devant le tiers qui nous écoutoit. J'ai gardé le filence , & n'ai pu cacher fi bien mon chagrin que mon mari ne s'en foit apperçu. Quoi donc ! a-t-il repris d'un
2^2 La Nouvelle air mécontent , dans un moment oùSt.- Preux étoit loin de nous , aurois-je inu- tilement plaidé votre caufe contre vous- même 5 & Madame de Wolmar fe con- tenteroit-elle d'une vertu qui eût befoin de choifîr fes occafions ? Pour moi , je fuis plus difficile ; je veux devoir la fidé- lité de ma femme à fon cœur & non pas au hafard , & il ne me fuffit pas Qu elle garde fa foi ; je fuis offenfé qu elle en doute.
Enfuite il nous a menés dans fon ca- binet , où j'ai failli tomber de mon haut en lui voyant fortir d'un tiroir , avec les copies de quelques relations de notre ami que je lui avois données , les origi- naux mêmes de toutes les lettres que je croyois avoir vu brûler autrefois par Ba- bi dans la chambre de ma mère. Voilà , m*a-t-il dit en nous les montrant , les fondemensde ma fécurité : s'ils me trom- poient 5 ce feroit une folie de compter fur rien de ce que refpedent les hom* mes. Je remets ma femme & mon hon- neur en dépôt à celle qui , fille 6c fédui-
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te , préf^roit un adle de bienfalfance à un rendez-vous unique & fur. Je confie Julie epoufe de mère à celui qui , maître de contenter fes defirs ,fut reipeder Ju- lie amante & fille. Que celui de vous deux qui fe méprife affez pour penfer que j'ai tort , le dife ^ & je me rétradc à rinftant. Coufine , crois-tu qu'il fût aifé d'ofer répondre à ce langage ?
J'ai pourtant cherché un moment dans l'après-midi pour prendre en particulier mon mari , & , fans entrer dans des rai- fonnemens qu'il ne m'étoit pas permis de pouffer fort loin , je me fuis bornée à lui demander deux jours de délai. Ils m'ont été accordés fjr le champ ; je les emploie à t'envoyer cet exprès & à at- tendre ta réponfe , pour favoir ce que je dois faire.
Je fais bien que je n'ai qu'à prier mon mari de ne point partir du tout , & celui qui ne me refufa jamais rien, ne merefuferapas une fi légère grâce. Mais , ma chère , je vois qu'il prend plaifir à la confiance qu'il me témoigne , & je crains
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ce perdre une partie de fon eftime , s'il croit que f aie befoin de plus de réierve qu*il ne m'en permet. Je lais bien encore qiîe je n'ai qu'à dire un mot à St.-Preux , 3c qu'il n'héfiîera pas à l'accompagner; mais mon mari prendra t-il ainfi le chan- ge 5 de puis-je faire cette démarche fans conferver fur St.- Preux un air d'autori- té , qui fembleroit lui laifTer à fon tour quelque forte de droit? Je crains , d'ail- leurs 5 qu'il n'infère de cette précaution que je la fens nécefîàire , & ce moyen, qui femble d'abord le plus facile , eil: peut-être au fond le plus dangereux. En- fin je n'Ignore pas que nulle confidéra- tion ne peut être mûfe en balance avec un danger réel ; mais ce danger exift^- t-il en effet? Voilà précifément le doute que tu dois réfoudre.
Plus je veux fonder l'état préfent de mon ame , plus j'y trouve de quoi me ralTurer. Mon coeur efl: pur , ma conf- cience efl: tranquile , j e ne fens ni trou- ble ni crainte ; & , dans tout ce qui fe pafle en moi, ma fincérité vis-à-vis de
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mon mari ne me coûte aucun effort. Ce n'cft p:s que certains fouvenirs involon- taires ne me donnent quelquefois un at- tendriffement dont il vaudroit mieux être exempte ; mais bien loin que ces fouve- nirs foient produits par la vue de celui qui les a caufés ^ ils me iemblent plus ra- res depuis fon retour; &^ quelque doux qu'il me foit de le voir , je ne fais par quelle bifarrerie il m'efi: plus doux de penfer à lui. En un mot , je trouve que je n'ai pas miême befoin du fecours de la vertu, pour étrepaifible en fa préfence, cc que y quand l'horreur du crime n'exil- ter oit pas , les fentimens qu'elle a dé- truits auroient bien de la peine à renaî- tre.
. Mais 5 mon ange , eft-ce aflez que mon cœur me rafïure , quand la raifon doit m'ailarmer ? J'ai perdu le droit de compttn- fur moi. Qui m.e répondra que ma confiance n'eft pas encore une illu- fion du vice ? Comment me fier à des fentimens qui m'ont tant de fois abufée ? Le crime ne commence t-il pas toujours
2^5 La No uvelle
par l'orgueil qui fait méprifer la tenta- tion ? ê: braver des périls où Ton a fuc- combé 5 n eft-ce pas vouloir fuccomber encore ?
Pèfe toutes ces confîdérations ^ ma coufine ; tu verras que , quand elles fe- roient vaines par elles-mêmes , elles font aflez graves par leur objet pour mériter qu'on y fonge. Tire-moi donc de l'in- certitude où elles m'ont mife. Marque- moi comment je dois me comporter dans cette occafion délicate ; car mes erreurs paffées ont altéré mon jugement ; & me rendent timide à me déterminer fur tou- tes chofes. Quoi que tu penfes de toi- même 5 ton ame eft ca]me & tranquiîe , j'en fuis fûre ; les objets s'y peignent tels qu ils font ; mais la mienne , toujours émue comme une onde agitée , les con- fond & les défigure. Je n'ôfe plus me fier à rien de ce que je vois ni de ce que je fens , di , malgré de fi longs repentirs , j'éprouve avec douleur que le poids d'une ancienne faute efl un fardeau qu'il faut porter toute fa vie.
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LETTRE XIX.
IRÉFONSE DB Madame b'Orsjs A Madame de Woimar.
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AUVRE coufine ! Que de tourmens tu te donnes fans ctffe avec tant de fu- jets de vivre en paix ! Tout ton mal vient de toi^ô liraël ! Si tu fuivois tes propres règles ; que dans les chofes de fentiment tu n éccutaffes que la voix intérieure, &: que ton cœur fît taire ta raifon , tu te livrerois fans fcrupule à la fécurité qu'il t'infpire , & tu ne t'efforcerois point , contre fon témoignage , de craindre un péril qui ne peut venir que de lui.
Je t'entends , je t'entends bien , ma Julie ; plus fûre de toi que tu ne feins de l'être 5 tu veux t'humilier de tes fautes palTées , fous prétexte d'en prévenir de nouvelles , & tes fcrupules font bien moins des précautions pour l'avenir qu'u- ne peine impofée à la témériié qui t'a
2p8 L A No u r E L L E perdue autrefois. Tu compares les tems ,* y penfes-tu? Compare aufli les condi- tions, & fouviens-toi que je te repro- chois alors ta confiance , comme je te reproche aujourd'hui ta frayeur.
Tu t'abufes, ma chère enfant; on ne fe donne point ainfi le change à foi-mé- me. Si l'on peut s'étourdir fur fon état, en n'y penfant point , on le voit tel qu'il eft^fi-tôt qu'on veut s'en occuper, & l'on ne fe déguife pas plus fes vertus quefes vices. Ta douceur ^..ta dévotion t'ont donné du penchant à rhumillte. Défie- toi de cette dangereufe vertu qui ne fait qu'animer l'amour-propre en le concentrant, & crois que la noble fran- chife d'une ame droite efl: préférable à l'orgueil des humbles. S'il faut de la tempérance dans la fageffe , il en faut aufÏÏ dans les précautions qu'elle infpire, de peur que des foins ignominieux à la vertu Vaviliffent l'ame , ^i n'y réalifent un danger chimérique , à force de nous en allarmer. Ne vois- tu pas qu'après s'être relevé d'une chute ^ il faut fe tenir
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debout 5 & que s'incliner du côtéoppofé à celui où Ton eft tombé , c'eft le moyen de- tomber encore ? Coufine , tu fus amante comme Héloïfe, te voilà dévote comme elle ; pîaife à Dieu que ce foit avec plus de fuccès ! En vérité , fi je connoifTois m.oins ta timidité naturelle, tes erreurs feroient capables de m'ef- frayer à mon tour, & fi j'étois aulli fcru- puleufe, à force de craindre pour toi, tu me ferois trembler pour moi-même.
Penfes-y mieux , mon aimable amie : toi, dont la morale eft aufîî facile & dou- ce qu'elle eft honnête & pure , ne mets- tu point une âpreté trop rude & qui fort de ton caractère dans tes maximes fur la féparation des fexes ? Je conviens avec toi qu'ils ne doivent pas vivre enfemble ni d'une même manière ; mais regarde fi cette importante règle n'auroit pas be- foin de plufieurs diftindions dans la pra- tique ; s'il idut l'appliquer, indifierem- ment & fans exception , aux femmes & aux filles, à la fociété génér.^'o & aux entretiens particuliers , aux aiïaires 3c
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aux amufemensA' fi ^^ décence 3c l'hon- nêteté qui rinfpirent ne la doivent pas quelquefois tempérer. Tu veux qu'en un pays de bonnes mœurs , où Ton cher- che dans le mariage des convenances naturelles , il y ait des affemblées où les jeunes gens des deux fexes puilTent fe voir, fe connoitre 6c s'affortir ; mais tu leur interdis avec grande raifon toute entrevue particulière. Ne feroit-ce pas tout le contraire pour les femmes & les mères de famille qui ne peuvent avoir aucun intérêt légitime à fe montrer en public 5 que les foins domeftiques re- tiennent dans l'intérieur de leur maifofi^ & qui ne doivent s'y refufer à rien de convenable à la maitreffe du logis ? Je n^aimerois pas à te voir dans tes caves aller faire goûter les vins aux marchands, ni quitter tes enfans pour aller régler des comptes avec un banquier ; mais s*il furvient un honnéte-homme qui vienne voir ton mari, ou traiter avec lui de quelque affaire , refuferas-tu de recevoir fon hôte en fon abfencç & de lui faire
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les honneurs de ta maifon , de peur de te trouver tête-à-tête avec lui? Remonte au principe , & toutes les règles s'expli- queront. Pourquoi penfons-nous que les femmes doivent vivre retirées 6c fé- parées des hommes ? Ferons-nous cette injure à notre fexe , de croire que ce foit par des raifons tirées de fa foibleffe , & feulement pour éviter le danger des tentations ? Non , ma chère ; ces indi- gnes craintes ne conviennent point à une femme de bien , à une mère de famille fans cefïè environnée d'objets qui nour- rifTent en elle des fentimens d'honneur, & livrée aux plus refpedables devoirs de la Nature. Ce qui nous fépare des hommes , c'efi la Nature elle-même , qui nous prefcrit des occupations différen- tes ; c'eft cette douce & timide modef^ tîe , qui , fans fonger précifément à la chafteté, en eft la plus fûre gardienne; c'eft cette réferve attentive & piquante qui, nourriffant à la fois dans les cœurs des hommes & les defirs & le refped, fert 5 pour ainfi dire ^ de coquetterie à la
302 La Nouvelle
vertu. Voilà pourquoi les époux mêmes ne iont pas exceptés de la règle. Voilà pourquoi les femm.es les plus honnêtes confervent en général le plus d'afcen- dant fur leurs maris ; parce qu'à Taide de cette fage & difcrette réferve , fans caprice & fans refus , elles favent^ au fein de Tunion la plus tendre^ les main- tenir à une certaine diftance , & les em.- pêchent de jamais fe rafïafier d'elles. Tu conviendras avec m^oi que ton précepte efl: trop général pour ne pas comporter des exceptions , & que n'étant point fon- dé fur un devoir rigoureux , la mémxe bienféance qui l'établit ^ peut quelque- fois en difpenfen
La circonfpedion que tu fondes fur tes fautes pafTées efl: injurieufe à ton état préfent; je ne la pardonnerois jamais à ton cœur , & j'ai bien de la peine à la pardonner à ta raifon. Comment le rem- part qui défend ta perfonne n'a-t-il pu te garantir d'une contrainte ignominieufe ? Comment fe peut -il que ma coufine, ma fœur, mon amie, ma Julie confon-
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de les folblefTes d'une fille trop fenfible avec les infidélités d'une femme, coupa- ble ? Regarde tout autour de toi , tu n'y verras rien qui ne doive élever & fou- tenir ton ame. Ton mari^ qui en préfu- me tant 5 & dont tu as Teftime à juftifier ^ tes enfans que tu veux former au bien & qui s'honoreront un jour de t' avoir eue pour mère ; ton vénérable père qui t'eft fi cher, qui jouit de ton bonheur & s'il- luftre de fa fille plus même que de fes ayeux ; ton amie , dont le fort dépend du tien 5 & à qui tu dois compte d'un retour auquel elle a contribué ; fa fille à qui tu dois l'exemple des vertus que tu lui veux infpirer ; ton amâ , cent fois plus idolâ- tre des tiennes que de ta perfonne , Se qui te refpede encore plus que tu ne le redoutes ; tol-méme , enfin , qui trouves, dans ta fageffe , le prix des efforts qu'elle t'a coûtés, & qui ne voudras jamais per- dre, en un moment, le fruit de tant de peines; combien de motifs, capables d'a- nimer ton courage, te font honte de t'ô- fer défier de toi ! Mais^, pour répondre
5C4 La No u v e ll e de ma Julie , qu*ai-je befoin de confidé- rer ce qu'elle eft ? il me fuffit de favoir ce qu'elle fut, durant les erreurs qu'elle déplore. Ah ! ii jamais ton cœur eût été capable d'infidélité , je te permettrois de la craindre toujours : mais dans Tinftant même où tu croyois Tenvilager dans l'é- loignement , conçois l'horreur qu'elle t'eût faite préfente , par celle qu'elle t'infpira , dès qu'y penfer eût été la commettre.
Je me fouviens de l'étonnement avec lequel nous apprenions autrefois qu'il y a des pays où la foibleflè d'une jeune amante efl un crime irrémillible , quoi- que l'adultère d'une femme y porte le doux nom de galanterie , & où l'on fe dédommage ouvertement, étant mariée, de la courte gcne où l'on vivoit étant fille. Je fais quelles maximes régnent là- deffus dans le grand nombre où la vertu lî'eft rien , où tout n'eft que vaine appa- rence , où les crimes s'effacent par là difficulté de les prouver , où k preuve iném« en eft ridicule contre l'ufage qui
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ïes autorlfe. Mais toi , Julie , ô toi qui , brûlant d'une flamme pure & fidelle^ n*é- tois coupable qu'aux yeux des hommes , &c n'avois rien à te reprocher entre le ciel & toi ; toi qui te faifois refpeder au milieu de tes fautes ; toi qui ^ livrée à d'impuiffans regrets^'nous forçois d'ado- rer encore les vertus que tu n'avois plus; toi qui t'indignois de fupporter ton pro- pre mépris 5 quand tout fembîoit te ren- di'e excufable ; ôfes-tu redouter le crime, après avoir payé fi cher ta foibleile ? Ofes-tu craindre de valoir moins aujour- d'hui 5 que dans les tems qui t'ont tant coûté de larmes > Non, ma chère 3 loin que tes anciens égaremens doivent t'al- larmier , ils doivent animer ton courage : un repentir fi cuifant ne m.ène point au remords ; & quiconque efl fi fenfible à la honte , ne fait point braver l'infamie.
Si jamais une ame foible eut des fou- tiens contre fa foiblefTe, ce font ceux qui s'offrent à toi; fi jamais une ame forte a pu fe foutenir elle - même , la tienne a-t-elle befoin d'appui ? Dis-moi
^06 L A No UV ELLE donc quels font les raifonnables motifs de ta crainte ? Toute ta vie n'a été qu'un combat continuel, où , même après ta dé- faite 5 l'honneur , le devoir n ont ceffé de réfifter , & ont fini par vaincre. Ah , Julie ! croirai-je qu'après tant de tour- mens & de peines , douze ans de pleurs & fix ans de gloire, te lailTent redouter une épreuve de huit jours ? En deux mots , fois fincere avec toi-même; file péril exifte , fauve ta perfonne & rougis de ton cceur ; s'il n'exifte pas , c'efi: ou- trager ta raifcn , c'eft flétrir ta vertu que de craindre un danger qui ne peut ratteindre. Ignores-tu qu'il efl des ten- tations déshonorantes , qui o' approchè- rent jamais d'une ame honnête , qu'il cil: mêm.e honteux de les vaincre , & que , fe précautionner contre elles , eft moins s'humilier que s'avilir ?
Je ne prétends pas te donner mes rai- fons pour invincibles , mais te montrer feulement qu'il y en a qui combattent les tiennes , & cela fuffit pour autorifer mon avis. Ne t'en rapporte ni à toi , qui
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He fais pas te rendre juftice ; ni à moi , qui, dans tes défauts, n'ai jamais fu voir que ton cœur, & t'ai toujours adorée; mais à ton mari , qui te voit telle que tu es 5 & te juge exaâement félon ton mé- rite. Prompte , comme tous les gens fen- fibles, à mal juger de ceux qui ne le font pas, je me déliois de fa pénétration dans lesfecrets des cœurs tendres ; mais, depuis l'arrivée de notre voyageur , je vois , par ce qu'il m'écrit, qu'il lit très- bien dans les vôtres , & que pas un des mouvemens qui s'y paiTent, n'échappe à fes obfervations. Je les trouve même fi fines & fi juftes , que j'ai rcbrouiîe prêt que à l'autre extrémité de mon premier fentiment ; & je croirois volontiers que les hommes froids qui confultent plus leurs yeux que leur cœur , jugent niicux dos pafïions d'autrui , que les gens tur- bulens & vifs ou vains comm.e moi , qui commencent toujours par fe mettre à la place des autres , & ne favent jamais voir que ce qu'ils fentent. Quoi qu'il en foit , M, de Wolm.ar te connoît bien ^
3o8 La /Nouvelle il t'eftime , il t'aime , & fon fort eft lié au tien. Que lui manque-t-il pour que tu lui laifTes l'entière diredion de ta conduite fur laquelle tu crains de t'abu- fer?Peut-étre fentant approcher la vieil- leile 5 veut-il par des épreuves propres à le ralfurer , pre'venir les inquiétudes ja- loufes qu'une jeune femme infpire ordi- nairement à un vieux mari ; peut-être le deffein qu'il a, demande-t-il que tu puif- fes vivre familièrement avec ton ami , fans allarmer ni ton époux ni toi-mémc ; peut-être veut-il feuîement te donner un témoignage d% confiance & d'eftime digne de celle qu'il a pour toi. Il ne faut jamais fe refufer à de pareils fentl- mens , comme fi l'on n'en pouvoit fou- tenir le poids ; de pour moi , je penfe , en un mot, que tu ne peux mieux fatis- faire à la prudence & à la modeftie qu'en
te rapportant de tout à fa tendreffe & à fes lumières.
Veux-tu , fans défobliger M. de Wol-
mar, te punir d'un orgueil que tu n'eus
jamais ^ & prévenir un danger qui n'é-
H É L o ï s E. 50pi
xifte plusPReftée feule avec le pliilofophe, prends contre lui toutes les pre'cautions fuperflues qui t'auroient été jadis fi né- ceffaires ; impofe-toi la même réferve <jue fi^avec ta vertu , tupouvois te défier encore de ton cœur & du fien. Évite les converfations trop alfedueufes , ks ten- dres fouvenirs du paffé ; interromps ou préviens les trop longs tête-à-téte, entou- re-toi fans ceffe de tes enfans ; refte peu feule avec lui dans la chambre, dans TE- lyfée , dans le bofquet , malgré la profa- nation. Sur-tout prends ces mefures d une manière fi naturelle , qu'elles fem- blent un effet du hafard , & qu'il ne puiffe imaginer un moment que tu le redoutes. Tu aimes hs promenades ea bateau ; tu t'en prives pour ton mari qui craint l'eau , pour tes enfans que tu n'y veux pas expofer. Prends le tems de cette abfence pour te donner cet amufement , en laifTant tes enfans fous la garde de 1% Fanchon. C'eft le moyen de te livrer fans rlfque, aux doux épanchemens de l'amie tié a & de jouir paifiblem^nt d'un Ipng
5TO La A^ouvelle
tete-à-téte fous la protedlon des bate-= liers y qui voient fans entendre , & dont on ne peut s'éloigner , avant de penfer à ce qu'on fait*
Il me vient encore une idée qui fe- roit rire beaucoup de g.ens , mais qui te plaira , j'en iuis fure ; c'ell de f-dre en Tabfence de ton mari un jouraal fidèle pour lui être montré à fon retour , & de longer au journal dans tojus les entre- tiens qui doivent y entrer, A la vérité , je ne crois p'as qu'un pareil expédient fut utile à beaucoup de femm^es ; mais une ame franche & incapable de mau- vaife foi a , contre le vice , bien des ref- fources qui m.anqueront toujours aux au- tres. Rien n'eil: méprifable de ce qui tend à garder la pureté , & ce font les petites précautions qui confervent les grandes vertus.
Au refte , puifque ton mari doit me voir en paflant , il me dira , j'efpere , les véritables raifons de fon voyage ; & , fi ^e ne les trouve pas folides , ou je le dé- tournerai de l'achever 3 ou , quoi qu'il
H É L o ï s E. 5tli arrive, je ferai ce qu il n'aura pas voulu faire : c'eft fur quoi tu peux compter. En attendant , en voilà , je penfc , plus qu il n'en faut pour te raffurer contre une épreuve de huit jours. Va, ma Julie , je te connois trop bien pour ne pas ré- pondre de toi autant Se plus que de moi- même. Tu feras toujours ce que tu dois, & que tu veux être. Quand tu te livre- rois à la feule honnêteté de ton ame , tu ne rifquerois rien encore ; car je n'ai point de foi aux défaites imprévues ; on a beau couvrir du vain nom de foiblef- fes des fautes toujours volontaires , ja- mais femme ne fuccombe qu elle n'ait voulu fuccomber 3 & fi je penfois qu'un pareil fort pût t'attendre ^ crois-moi, crois-en ma tendre amitié, crois-en tous les fentimens qui peuvent naître dans le cœur de ta pauvre Claire , j'aurois un intérêt trop fenfibîe à t'en garantir pour t'abandonner à toi feule.
Ce que M. de Wolmar t'a déclaré des connoiilànces qu'il avoit avant ton m^a- riage , me furprend peu ; tu fais que je
312 La Nou V e l le
mon fuis toujours cloutée ; & je te dirai , de plus , que mes foupçons ne fe font pas bornés aux indifcrétions de Babi. Je n'ai jamais pu croire qu un homme droit &: vrai comme ton père , & qui avoit tout au moins des foupçons lui-même , pût fe réfoudre à tromper fon gendre & fon amL Que s'il t'engageoit fi forte- ment au fecret , c'eft que la manière de le révéler devenoit fort différente de fa part ou de la tienne , de qu'il vouloit , fans doute, y donner un tour moins pro- pre à rebuter M. de Wolmar , que celui qu'il favoit bien que tu ne manquerois pas dy donner toi-même. Mais il faut te renvoyer ton exprès ; nous caufcrons de tout cela plus à loifir dans un mois d'ici.
Adieu 5 petite coufine : [c'efl aflez prê- cher la prêcheufe ; reprends ton ancien métier , & pour caufe. Je me fens toute înquiette d® n'être pas encore avec toi. Je brouille toutes mes affaires , en me hâtant de les finir , & ne fais guères ce que je fais. Ah ! Chaiiioc ! Chaillot ! . . .
a
H É L O ï s E. 513
fî j'étois moins folle..., mais j'efpere de 1 être toujours.
P. 5*. A propos ; j'oubliols de fair© compliment à ton Altefle. Dis-m.oi , ]& t'en prie , Monfeigneur ton mari eft-il Atteman , Knès , ou Boyard ? Pour moi jecroirai jurer ,sll faut t'appeller Mada- me la Boyarde. O pauvre enfant ! toi qui as tant gémi d'être née Demoifelle , te voilà bien chanceufe a être la femme d'un Prince ( i ) ! Entre nous , cependant , pour une Dame de fi grande qualité, je te trouve des frayeurs un peu roturières. Ne fais-tu pas que les petits fcrupulesne conviennent qu'aux petites gens , & qu'on rit d'un enfant de bonne maifon qui prétend être fils de fon père ?
(i) Madame d'Orbe ignoroit apparemment que les deux premiers noms font er effet des titres diftingués , mais qu'un Boyard n'eft qu un fîmple gentilhomme.
Tome IIL G
314 La Nouvelle
LETTRE XX.
De m. de JV o l m a r
A M A D A M E d' G R B Z,
J E pars pour Étange , petite coufine : je m'étois propofé de vous voir en al- lant ; mais un retard dont vous êtes eau- fe me force à plus de diligence , & j'aime mieux coucher à Laulanne e nrevenant , pour y palier quelques heures de plus avec vous. Aufii-bicn j'ai à vous conful- ter fur pluîieurs chofes dont il efl: bon de vous parler d'avance , afin que vous ayez le tems d'y réfléchir, avant de m/en dii'e votre avis.
Je n'ai point voulu vous expliquer mon projet au fujet du jeune homme ^ avant que fa préfence eut confirmé la bonne opinion que j'en avois conçue. Je crois déjà m'étre aiTez alTuré de lui pour vous confier^entre nous,que ce projet efl: de le charger de l'éducation de m.es en^
H É L O ï s E, ^if
fans. Je n'ignore pas que ces foins im- portans font le principal devoir d'un père ; mais , quand il fera tems de Iqs, prendre Referai trop âgé pour hs rem- plir ; &,tranquile & contemplatif par tempérament , j'eus toujours trop peu d'adivité pour pouvoir régler celle delà JeunelTe. D'ailleurs , par la raifon qui vous eft connue (i), Julie ne me verroit point fans inquiétude prendre une fonc- tion dont j'aurois peine à m'acquitter à fon gré.Comme.par mille autres raifons, votre fexe n'eftpas propre à ces mém^es foins , leur mère s'occupera toute en- tière à bien élever fon Henriette ; je vous deftine.pour votre part^ le gouver- nement du ménage fur le pian que vous trouverez établi & que vous avez ap- prouvé ; la m^^ne fera de voir trois honnêtes gens concourir au bonheur de la maifon , & de goûter dans ma vieil- Iq^c un repos qui fera leur ouvrage.
( î) Cette raifon n'eft pas connueencore du Ledleur \ mais il efl prié de ne pas s'imp.-;* tienter. ^
O2
3i5 La No u v elle
J'ai toujours vu que ma femme auroît une extrême répugnance à confier fes enfans à des mains mercenaires , & je n'ai pu blâmer fes fcrupules. Le refpec- table état de précepteur exige tant de talens , qu'on ne fauroit payer ; tant de vertus qui ne font pointa prix , qu'il eft inutile d'en chercher un avec de l'ar- gent. Il n'y a qu'un homme de génie en qui l'on puiffe efpérer de trouver les umieres d'un maître ; il n'y a qu'un ami très-tendre à qui fon cœur puilFe infpirer le zcle d'un père ; 6c le génie n'efi: guère à vendre , encore moins l'at- tachement.
Votre ami m'a paru réunir en lui tou- tes les qualités convenables; & , fi j'ai bien connu fon ame , je n'imagine pas pour lui de plus grande félicité que de faire^dans ces enfans chéris^ celle de leur mère. Le feul obftacle que je puiffe pré- voir eft dans fon affeflion pour Milord Edouard , qui lui permettra difficilement de fe détacher '^un ami fi cher & au- quel il a de fi grandes obligations ; à
H É L O ï s E. 317
moins qu'Edouard ne l'exige lui-même. Nous attendons bientôt cet homme ex- traordinaire ; & , comme vous avez beau- coup d'empire fur fon efprit , s'il ne dé- ment pas l'idée que vous m'en avez don- née 3 je pourrois bien vous charger de cette négociation près de lui.
Vous avez à préfent , petite coufîne^ la clef de toute ma conduite , qui ne peut que paroître fort bifarrefans cette expli- cation , & qui , j'efpcre , aura défor- mais l'approbation de Julie & la vôtre. L'avantage d'avoir une femme comme la mienne , m'a fait tenter des moyens qui feroient impraticables avec une autre. Si je la lailTe en toute confiance avec fon ancien amant fous la feule garde de fa vertu , je ferois infenfé d'établir dans ma maifon cet amant avant de m'affu- ' rer qu'il eût pour jamais ceffé de l'être ; & comment pouvoir m'en afîlirer , fi j'avois une époufe fur laquelle je comp- taffe moins ?
Je vous ai vu quelquefois fourire à
3i8 La Nouvel le mes oblervatlons fur l'amour; mais pour le coup je tiens de quoi vous humilier. J'ai fait une découverte que ni vous ni femme au monde , avec toute la iubti- lité qu on prête à votre fexe , n'cufTicz jamais faite , dont pourtant vous fenti- rez peut-être l'évidence au premier inC- tant 5 & que vous tiendrez au moins pour démontrée , quand j'aurai pu vous expliquer fur quoi je la fonde. De vous dire que mes jeunes gens font plus amou- reux que jamais ; ce n'efl: pas , fans doute 5 une merveille à vous apprendre. De vous affurer , au contraire , qu'ils font parfaitement guéris ; vous favez ce que peuvent la raifon , la vertu : ce n'efl: pas- là 5 non plus 5 leur plus grand miracle : mais que ces deux oppofés foient vrais en même tems ; qu'ils brûlent plus ar- demment que jamais l'un pour l'autre , & qu'il ne règne plus entre eux qu'un honnête attachement ; qu'ils foient tou- jours amans & ne foient plus qu amis ; c'eft 5 je penfe , à quoi vous vous atten-
H É L o i s E. Jîp
dez moins , ce que vous aurez plus de peine à comprendre , & ce qui eft pour- tant félon l'exade vérité.
Telle eft l'énigme que forment les contradidions fréquentes que vous avez dû remarquer en eux , foit dans leurs difcours , foit dans leurs lettres. Ce que vous avez écrit à Julie au fujet du por- trait , afervi plus que tout le refte àm'eri éclaircir le myftere , & je vois qu'ils font toujours de bonne-foi , même en fe dé- mentant fans ceffe. Quand je dis eux , c'eft fur-tout le jeune homme que j'en- tends ; car pour votre amie , on n'en peut parler que par conjedure. Un voile de {d.ge(iQ & d'honnêteté fait tant de replis autour de fon cœur , qu'il n'eft plus pof- fible à l'œil humain dy pénétrer , pas au fien propre. La feule chofe qui me fait foupçonner qu'il lui refte quelque défiance à vaincre , eft qu'elle ne celle de chercher en elle-même ce qu'elle feroit. Il elle étoit tout-à-fait guérie , di le fait avec tant d'exaditude , que, fi elle étoit;
520 L A N G V V ELLE
réellement guérie , elle n€ le feroit paç fi bien.
Pour votre ami , qui , bien que ver- tueux 5 s'efFraye moins des fentimens qui lui reftent , je lui vois encore tous eeux qu*il eut dans fa première feun-e fTe ; mais je les vois fans avoir droit de m'en of- fenfer. Ce n eft ^\s de Julie de Wolmar qu'il eft amoureux , c eft de Julie d'E- tange ; il ne me hait point comme le- poiTelTeur de la perfonne qu'il aime ^ mais comme le ravifleur de celle qu'il a aimée. La femme d'un autre n'eft point fa maitrefle , la mère de deux enfans n'eft plus fon ancienne écoliere. Il eft vrai qu'elle lui reiTemble beaucoup & qu'elle lui en rappelle fouvent le fou- venir. Il l'aime dans le tems palTé ; voilà le vrai met de l'énigme. Otez-lui la mé- moire 5 il n'aura plus d'amour.
Ceci n'eft pas une vaine fubtilité, pe- tite confine ; c'eft une obfervation très- folide qui , étendue à d'autres amours ^ aliroit peut-être une application biert-
H É L O ï S Ê, 521
plus générale qu il ne paroît. Je penfe même qu elle ne feroit pas difficile à expliquer en cette occafion par vos pro- pres idées. Le tems où vous féparâtes ces deux amans, fut celui où leur palîion étoit àfon plus haut point de véhémen- ce. Peut-étre^s'ils fuiTentreftés pîuslong- tems enfemble, fe feroient-ils peu-à-peu refroidis ; mais leur imagination , vive- ment émue , les a fans ceiTe offerts Tun à Tautre , 'tels qu^ils étoient à l'inftant de leur féparation. Le jeune-homme , ne voyant point dans fa maitreife les chan- gemens qu y faifoit le progrès du tems , Taimoit telle qu*il Tavoit vue , &: non plus telle qu'elle étoit ( i ). Pour le ren-
( 1 ) Vous êtes bien folles,vous autres fem- mes , de vouloir donner de la coniiftance à un fentiment auffi frivole Se aulTi paflTager que l'amour. Toui change dans la Nature^ tout eft dans un flux continuel , & vous vou- lez infpirer des feux conftansl Et de quei droit prétendez-vous être aimées aujour- d'hui, parce que vous Tétiez hier? Gardez, donc le même vifage , le même âge, la même
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322 La No u v elle
dre heureux , il n'étoit pas queftlon feu- lement de la lui donner ^ mais de la lui rendre au même âge & dans les mêmes circonftances où elle s'étoit trouvée au tems de leurs premières amours;la moin- dre altération à tout cela étoit autant d'ôté du bonheur qu'il s'étoit promis. Elle eft devenue plus belle , mais elle a changé ; ce qu'elle a gagné tourne, en ce fens 5 à fon préjudice ; car c'eft de l'an- cienne 5 & non pas d'une autre , qu'il eft amoureux»
L'erreur qui Tabufe & le trouble , eft de confondre les tems,& de fe reprocher fouvent comme un fentiment aâ:uel , ce qui n'eft que l'effet d'un fouvenir trop tendre ; mais je ne fais s'il ne vaut pas mieux achever de le guérir que le défa- bufer. On tirera peut-être meilleur parti
humeur ifjyez toujours les mêmes , & Von vous aimera toujours,!! Ton peut. Mais chan- ger fans ceife;, & vouloir toujours qu'on vous aime i c'eft vouloir qu'à chaque inftant on cefle de vous aimer 5 ce n'eft pas chercher des coeurs conllans , c efl en chercher d auiS changeans que vous.
H É L O ï s £. 323
pour cela de fon erreur , que de fes lu- mières. Lui découvrir le véritable état de fon cœur,feroit lui apprendre la mort de ce qu'il aime ; ce feroit lui donner une afflidion dangereufc en ce que Ué- tat de triftelTe eft toujours favorable à Tamour.
Délivré des fcrupules qui le gênent , il nourriroit peut-être avec plus de com- plaifance des fouvenirs qui doivent s'é- teindre ; il en parleroit avec moins de réferve , & les traits de fa Julie ne font pas tellement effacés en MadamxC de Wolmar,qu à force de les y chercher , il ne les y pût retrouver encore. J'ai penfé qu'au-lieu de lui ôter l'opinion des pro- grès qu'il croit avoir faits, & qui fert d'encouragement pour achever , il fal- loit lui faire perdre la mémoire des tems qu'il doit oublier , en fubftituant adroite- ment d'autres idées à celles qui lui font C chères.Vous qui contribuâtes à les faire naître , pouvez contribuer plus que per- /onne à les effacer ; mais c'eft feulement quand vous ferez tout-à-fait avec nous,
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524 -^-^ jVo4T V E LLE que je veux vous dire à Toreille ce qu'il faut faire pour cela ; charge qui , fi je ne me trompe , ne vous fera pas fort onéreufe. En attendant , je cherche à le familiarifer avec les objets qui TefTarou- chent , en les lui préfentant de manière qu'ils ne foient plus dangereux pour lui* Il eft ardent, mais foible & facile à fub- juguer. Je profite de cet avantage en donnant le change à fon imagination. A la place de fa maitrelTe , je le force de voir toujours Tépoufe û*un honnête-hom- me ,& la mère de mes enfans : f efface un tableau par un autre ,& couvre le paffé du préfent. On mène un courfier om- brageux à Tobjet qui Teffraye, afin qu il n'en foit plus efï^ayé. C'efi: ainfi qu'il erb faut ufer avec ces jeunes gens dont Tima- gination brûle encore , quand leur cœur eft déjà refroidi ,& leur offre dans Té- loignement des monftres qui difparoif- fent à leur approche»
Je crois bien connoître les forces de l'un & de l'autre , je ne les expofe qu'à des épreuves qu'ils peuvent foutenir > cas
H É L O ï s E\ 32J
îa fageffe ne confifte pas à prendre in- différemment toutes fortes de précau- tions^maisà choifir celles qui font utiles , & à négligeras fuperflues. Les huit jours pendant lefquels je les vais lailTer enfem- ble, fuffiront peut-être pour leur appren- dre à démêler leurs vrais fentimens , & connoître ce qu*ils font réellement Tun à l'autre. Plus ils fe verront feul à feul , plus ils comprendront aifément leur er- reur , en comparant ce qu'ils fentiront avec ce qu ils auront autrefois fenti ^ dans une fîtuation pareille. Ajoutez qu'il leur importe de s'accoutumer fans rifque à la familiarité dans laquelle ils vivront néceffairement5fi mes vues font remplies. Je vois^ parla conduite de Julie^qu'elle a reçu de vous des confeils qu'elle ne pou- voit refufer de fuivre fans fe faire tort. Quel plaifii je prendrois à lui donner cette preuve que je fens tout ce qu'elle vaut , fi c'étoit une femme auprès de la- quelle un mari pût fe faire un mérite de- fa confiance ! Mais, quand elle n'auroit rien gagné fur fon cœur , fa vertu refte-
32(5 La Nouvelle roit la même ; elle lui coûteroit davan- tage 5 & ne uiompheroit pas moins : au- lieu que, s'il lui refte aujourd'hui quelque peine intérieure à foufFrir , ce ne peut être que dans rattendriffement d'une converfation de réminifcence, qu'elle ne faura que trop prelTentir , & qu'elle évi- tera toujours. Ainfi, vous voyez qu'il ne faut point juger ici de ma conduite par \qs règles ordinaires , mais par les vues qui me l'infplrent , & par le caradère unique de celle envers qui je la tiens.
Adieu 5 petite coufine , jufqu'à mon retour. Quoique je n'aie pas donné tou- tes ces explications à Julie , je n'exige pas que vous lui en fafîiez un myftere. J'ai pour maxime de ne point interpofer de fecrets entre les amis : ainfi je remei s ceux-ci à votre difcrétion ; faites-en l'u- fage que la prudence & l'amitié vous ins- pireront : je fais que vous ne ferez rien que pour le mieux &: le plus honnête.
U É L 0 ï s E. 327
LETTRE XXI.
D £ Saint-Preu X A Ml LORD Edouard,
iVl , de Wolmar partit hier pour Étan- ge 5 & j'ai peine à concevoir Tétat de trifteiïe OLi m'a lailTé fon départ. Je crois que Téloignement de fa femme m'affli- geroit moins que le fien. Je me fens plus contraint qu'en fa préfence même ; un morne filence règne au fond de mon cœur ; un effroi fecret en étouffe le mur- mure; &, moins troublé de defîrs que de craintes , j'éprouve les terreurs du crime , fans en avoir les tentations.
Savez-vous , Milord , où mon ame ie raffûre & perd ces indignes frayeurs? Auprès de Madame de Wolmar, Si-tôt que j'approche d'elle, fa vue appaife mon trouble , fes regards épurent mon cœur» Tel eft l'afcendant du fien , qu^il femble toujours infpirer aux autres le fentiment
328 La JVorivELLE
de Ton innocence 5 & le repos qui enefl TefFet. Malheureufement pour moi , fa règle de vie ne la livre pas toute la journée à la fociété de fes amis , & dans les momens que je fuis forcé de pafTer fans la voir , je fouffrirois moins d*étre plus loin d'elle.
Ce qui contribue encore à nourrir la mélancolie dont je me fens accablé, c'efl un mot qu'elle me dit hier après le dé- part de fon mari. Quoique , jafqu'à cet inftant , elle eût fait aflez bonne conte- nance, elle le fuivit long-tems des yeux avec un air attendri, que j'attribuai d'a- bord au feul éloignement de cet heureux époux; mais jeconçuSjà fon difcours,que cet attendrilTement avoit encore une au- tre caufe qui ne m'étoitpas connue. Vous voyez comme nous vivons, me dit-elle; & vous favez s'il m'eft cher. Ne croyez pas pourtant que le femiment qui m'unit à lui , aulTi tendre & plus puiffant que l'amour , en ait aufTi les foibleffes. S'il nous en coûte, quand la douce habitude de vivre enfemble eft interrompue ;, l'ef-
H É L O J s Ë. 32j?
poîr afîuré de la reprendre bientôt nous confole. Un état aulli permanent laiffe peu de viciilitudes à craindre ; Se , dans une abfence de quelques jours, nous Ten- tons moins la peine d'un & court inter- valle, que le plaifir d'en envifagerla fin, L'affiidion que vous liiez dans mes yeux vient d'un fujetplus grave; ^^quoiqu'elle foit relative à M. de Wolmar, ce n'eft point fon éloignement qui la caufe.
Mon cher ami , ajouta-t-elle , d'un ton pénétré, il n'y a point devrai bonheur fur la terre. J'ai pour mari le plus hon- nête & le plus doux des hommes ; un pen- chant mutuel fe joint au devoir qui nous lie; il n'a point d'autres defîrs que les miens ; j'ai des enfans qui ne donnent & promettent que des plaifirs à leur mère ; il n'y eut jamais d'amie plus tendre , plus Vertueufe , plus aimable c^ie celle dont mon cœur eft idolâtre , & je vais pafler mes jours avec elle : vous même contri- buez à me les rendre chers,. en juflifiant il bien mon efiime & mes fentimenspour vous.Un long & fâcheux procès près de-
550 La Nou.velle finir, va ramener dans nos bras le meilleur des pères : tout nous profpcre ; l'ordre & la paix régnent dans notre maifon ; nos domeftiques font zèles & fidèles , nos vol- fîns nous marquent toute forte d'attache- ment; nous jOuifTons de la bienveuillan- ce publique. Favorifée en toutes chofes du ciel 5 de la fortune & à^s hommes, je vois tout concourir à mon bonheur. Un chagrin fecret , un feul chagrin Tempoi- fonne, & je ne fuis pas heureufe. Elle dit ces derniers mots avec un foupir qui me perça famé, & auquel je vis trop que je n'avois aucune part. Elle n*efl: pas heu- reufe, me dis-je,en foupirant à mon tour, & ce n'eft plus moi qui l'empêche de rétre !
Cette funefte idée boulvcria dans un inftant toutes les miennes, êc troubla le repos dont jei^commençois à jouir. Im- patient du doute infupportable où ce diicours m'avoit jeté , jelaprefîai telle- ment d'achever de m^ouvrir fon cœur , qu'enfin elle verfa dans le mien ce fatal fecret, & me permit de vous le révéler.
H i t o î s n. 551
Maïs voici rheure de la promenade ; Ma- dame de Wolmar fort actuellement du gynécée pour aller fe promener avec fcs enfans, elle vient de me le faire dire. J y cours, Milord; je vous quitte pour cette fois, & remets à reprendre^dans une autre lettre, le fujet interrompu dans celle-ci.
LETTRE XXII.
3D E M<^^. DE W O L M A R
A SON Mari,
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HK
E VOUS attends mardi, comme vous me le marquez, & vous trouverez tout ar- ngé félon \os intentions. Voyez , en tenant. Madame d'Orbe; elle vous dira ce qui s'efr pafTé durant votre abfence ; f aime mieux que vous l'appreniez d'elle que de moi,
Wolmar, il eft vrai, je crois mériter votre effime ; mais votre conduite n'en eftpas plus convenable; & vous jouiifez durement de la vertu de votre femme.
552 La No u v e l le.
LETTRE XXIII.
D £ Sain t-P r e u x A M I Lo Rv Edouard»
J E veux, Milord , vous rendre compte d'un danger que nous courûmes ces jours paffés, & dont heureufement nous avons été quittes pour la peur, & un peu de fa- tigue. Ceci vaut bien une lettre à part ; en la lifant, vous fentirez ce qui m'en- gage à vous récrire.
Vous favez que la maifon de Mada- me de Wolmar n'efl: pas loin du lac , &: qu elle aime les promenades fur Teau. ^4 y a trois jours que le défceuvrement où Tabfence de fon mari nous laifle , & la beauté de la foirée nous firent projettei: une de ces promenades pour le lende- main. Au lever du foleil, nous nous ren^ dîmes au rivage; nous prîmes un bateau avec à^s filets pour pêcher , trois ra- meurs , un domeftique , & nous nous
i
II Ê t Q ï s s. 535
embarquâmes avec quelques provifions pour le diner.J'avoispris un fufil pour tir«r des befolets (i); mais elle me fit honte de tuer des oifeaux à pure perte & pour le feul plaifir de faire du mal. Je m'amufois donc à rappeler de tems en tems de gros fiiïlets, des tiou-dou , des crenets, des fifîlaffons (2), & je ne tirai qu un feul coup , de fort loin , fur une grèbe que je manquai.
Nous paiTâmes uae heure ou deux à pécher à cinq-cents pas du rivage. La pêche fut bonne ; mais , à l'exception d'une truite qui avolt reçu un coup d'a- viron , Julie fit tout rejeter à Teau. Ce font, dit-elle, des animaux qui fouifrent, délivrons-les;jouiiTons du plaifir qu'ils auront d'être éckappe's au péril. Cette opération fe fit lentement , à contre- cœur, non fans quelques repréfentations.
(i) Oifeau de pafTage fur le lac deGeiiève. Le befolet n'eft pas bon à manger.
(z) Diverfes fortes d oifeaux du lac de Ge- nève 5 tous très-bons à manger.
5 54 -^ ^ Nou y E L LE
ëc je vis aifément que nos gens auroîent mieux goûté le poiîFon qu'ils avoient pris, que la morale qui lui fauvoit la vie.
Nous avançâmes enfuite en pleine eau ; puis par une vivacité de jeune homme doilt il feroit tems de guérir, m'étant mis à 'lager (i) , je dirigeai telle- ment au milieu du lac que nous nous trouvâmes bien-tôt à plus d'une lieue du rivage (2). Là , j'expliquois à Julie toutes les parties du fuperbe horifon qui nous entouroit. Je lui montrois de loin les embouchures du Rhône, dont l'impé- tueux cours s'arrête tout-à-coup au bout d'un quart-de-lieue , di femble craindre de fouiller de fes eaux bourbeufes le cryftal azuré du lac. Je lui faifois obfer- ver les redens des montagnes , dont les angles correfpondans & parallèles for-
Ci) Terme des bareiler"; du lac de Genève. C'efi: tenir la rame qui gouverne les autres.
(2) Comment cela ? Il s'çn faut bien que vis-à-vis de Clarens le lac n'ait deux lieues de large.
i
H É L o ï s E. 3 5 5'
ment, dans refpace qui les fépare, un lit digne du fleuve qui le remplit. En Técartantde nos côtes , j'aimois à lui faire admirer les riches & charmantes rives du pays de Vaud , où la quantité des villes 5 l'innombrable foule du peuple , les coteaux verdoyans de parés de toutes parts 5 forment un tableau ravillant ; où la terre par-tout cultivée Se par-tout fé- conde offre au laboureur , au pâtre , au vigneron le fruit afTuré de leurs peines , que ne dévore point l'avide publicain. Puis, lui montrant le Chablais fur la côte oppofée , pays non moins favorifé de la Nature , & qui n'offre pourtant qu'un fpedacle de mifere , je lui faifois fenfi^ blement diffinguer les d>fFérens effets des deux gouvernemens, pour la richeiie, le nombre & le bonheur des hommes. C'eft ainfi 5 lui difois-je , que la terre ouvre fbn (ein fertile , & prodigua: (qs tréfors aux heureux peuples qui la cultivent pour eux-mêmes. Elle femble fourire ex: s'a- mmer au doux fpedaçle de la liberté i
53^ La Nouvelle elle aime à nourrir à^s hommes. Au contraire , les triftes mâfures^la bruyère & les ronces qui couvrent une terre à demi-déferte , annoncent de loin qu'un maître abfent y domine , & qu'elle donne à regret à des efclaves quelques maigres productions dont ils ne profi- tent pas.
Tandis que nous nous amufions agréa- blement à parcourir ainfi à.QS yeux les côtes voifmes, un féchard qui nous pouf- foi t de biais vers la rive oppofée , s'éle i va , fraîchit confidérablement; & , quand nous fongeâmes à revirer , la réfiftance fe trouva fi forte qu il ne fut plus poffi- ble à notre frêle bateau de la vaincre. Bien-tôt les ondes devinrent terribles ; il fallut regagner la rive de Savoie & tâ- cher d'y prendre terre au village de Meillerie qui étoit vis-à-vis de nous , & qui efl: prefque le feul lieu de cette côte où la grève offre un abord commode. Mais le vent , ayant changé , fe renfor- çoit , rendait inutiles les efforts de nos
bateliers ,
H É L o î s 2. 537
bateliers , ôc nous faifoit dériver plus bas le long d'une file de rochers efcarpés où Ton ne trouve plus d'afyle.
Nous nous mîmes tous aux rames , 5c prefque au mcme inftantfeus la douleur de voir Julie faifJe du mal de cœur , foi- ble & défaillante au bord du bateau* Heureufement elle étoit faite à l'eau , &: cet état ne dura pas. Cependant nos ef- forts croiffoient avec le danger ; le fo- leil 5 la fatigue & la fueur nous mirent tous hors d'haleine , 6c dans un épuife- méat excefEf. C'eft alors que,retrouvant tout fon courage , Julie animoit le nôtre par fes careffes compatillantes^ elle nout efTuyoit indiftinclement à tous le vifage ^ & mêlant dans un vafe du vin avec d© l'eau 5 de peur d'ivrefTe , elle en ofFroît alternativement aux plus épuifés. Non , jamais votre adorable amie ne brilla d'un il vif éclat , que dans ce moment où la chaleur & l'agitation avoient animé foa teint d'un plus grand feu , & ce qui ajoutoit le plus à fes charmes^étoit qu'on voyoit fi bien^à fgn air attendri^que tous
5^S La Nouvelle
ks foins venoient moins de frayeur pour elle 5 que de compaffion pour nous. Un inftant feulement , deux planches s'étant entre-ouvertes dans un choc qui nous inonda tous , elle crut le bateau brifé , (5c dans une exclamation de cette ten- dre mère , j'entendis diftindement ces mots : ô mes enfans ! faut-il ne nous voir plus ? Pour moi , dont rimaginatlon va toujours plus loin que le mal, quoi- que je connulTe au vrai l'état du péril , je croyois voir, de moment en moment , le bateau englouti , cette beauté fi tou- chante fe débattre au milieu des flots , & la pâleur de la mort ternir les rofes de fon vifage.
Enfin à force de travail , nous remon- tâmes à Meillerie , & après avoir lutté plus d*une heure à dix pas du rivage , nous parvînmes à prendre terre. En abordant , toutes les fatigues furent ou- bliées. Julie prit fur foi la reconnoif iance de tous les foins que chacun s*é-= toit donnés ; &, comme au fort du dan- à ger 5 elle navoit fongé quà nous j à 1
H È L o i s £. 335
terre , II lui fembloît qu'on n'avoît fauve qu elle.
Nous dînâmes avec lappétit qu'on gagne dans un violent travail. La truite fut apprêtée : Julie , qui Taime extrême- ment en mangea peu ; & je compris que, pour ôter aux bateliers le regret de leur facrifice , elle ne fe foucioit pas que j'en mangealTe beaucoup moi-même. Mi- lord , vous Tavez dit mille fois ; dans les petites chofes comme dans les gran- des 5 cette âme aimante fe peint tou- jours.
Après le dîner , l'eau continuant d'être forte 5 & le bateau ayant befoin d'être raccommovdé , je propofai un tour de promenade. Julie m'oppofa le vent , le foleil 5 & fongeoit à ma laffitude. J'avois mes vues , ainfi je répondis à tout. Je fuis , lui dis-je , accoutumé dès l'enfance aux exercices pénibles ; loin de nuire à ma famé , ils TafFermilfent , & mon der- nier voyage m'a rendu bien plus rcbufte encore, A l'égard du foleil & du vent ,
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340 La N ou ve l le vous avez votre chapeau de paille , nou5 gagnerons- des abris &: des bois ; il n'ell queftion que de monter entre quelques rochers 3 ôc vous , qui n'aimez pas la plai- ne y en fupporterez volontiers la fati- gue, Elle fit ce que je voulois, &nou5 partîmes pendant le dîner de nos gens.
Vous favez qu'après mon exil du Va- lais 5 je revins , il y a dix ans, à Meillerie attendre la permilîion de mon retour, C'eft-là que je pailai des jours fi trîftcs & fi délicieux , uniquement occupé d'el- le 5 & c'eft de-là que je lui écrivis uns lettre dont elle fut fi touchée. J'avois toujours defirc de revoir la retraite ifolée qui me fervit d'afyle au milieu des gla^ ces , & ou mon cœur fe plaifoit à con- verfer en lui-même avec ce qu'il eut de plus cher au monde. L'occafion de vifi- ter ce lieu fi chéri , dans une faifon plus agréable , & avec celle dont l'image Tha- bitoit jadis avec moi , fut le motif fecrec de ma promenade. Je me faifois un plai- fir de lui luoHtrei: d'anciens monument
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d'une paffion fi confiante &: fi malheu- reufe.
Nous y parvînmes après une heure de marche par des fentiers tortueux 8c frais, qui , montant infenfîblenient entre les arbres & les rochers , n'avoient rien de plus incommode que la longueur du chemin. En approchant & reconnoifîant mes anciens renfeignemens , Je fus près de me trouver mal; mais je mefurmon- tai , je cachai mon trouble , Se nous arri- vâmes. Ce lieu folitaire formoit un réduit fauvage & défert ; mais plein de ces for- tes de beautés qui ne plaifent qu'aux âmes fenfibles;,6^ paroifTent horribles aux autres. Un torrent , formé par la fonte des neiges , rouloit à vingt pas de nous une eau bourbeufe , & charrioit avec bruit du limon , du fltble 3c des pierres. Derrière nous une; chaîne; de roches inac- ceffibles , féparoit Tefplanade où nous étions de cette partie dQs Alpes qu'on nomme les glacières^ parce que d'énor- mes fommets de glace , qui s'accroiilent inceflamme^it , les couvrer^t depuis le
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54-2 La Nouv EL le eommencement du mondv; (i). Des fo- rets de noirs fapins nous ombrageoient triftement à droite. Un grand bois de chênes étoit à gauche au-delà du torrent; <& y au-deiTous de nous , cette immenfe plaine d'eau que le lac forme au feiii des Alpes 5 nous féparoit des riches côtes du pays de Vaud , dont la cime du ma- jeftueux Jura couronnoit le tableau.
Au mi%u de ces grands & fuperbes objets 5 le petit terrein où nous étions , étaloit les charmes d'un féjour riant & champêtre ;, quelques ruifleaux filtroient à travers les rochers , & rouloient fur la verdure en £lets de cryfial. Quelques arbres fruitiers fauvages penchoient leurs têtes fur les nôtres , la terre humide &: fraîche étoit couverte d'herbe & de fleurs. En comparant un fi doux féjour
(i) Ces montagnes font iî hautes , qu'une demi- heure après le foleil couché ;, leurs fommetsfont encore éclairés de fes rayons, dont le rouge forme fur ces cîmes blanches une belle couleur de rofe qu'on apperçoit de ibrt loin.
Los laiOMïraueiaS des aiicicuiics aiaionrs =
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aux objets qui Tenvironnoient , il fem- bloit que ce lieu déf^rt dût être rafyle de deux amans échappe's feuls au boul- verfement de la Nature.
Quand nous eûmes atteint ce réduit, & que je Teus quelque tems contemplé : Quoi ! dis-je à Julie en la regardant avec un œil humide , votre cœur ne vous dit- il rien ici^ &ne fentez-vous point quel- que émotion fecrette à rafped d'un lieu fi plein de vous ? Alors, fans attendre fa réponfe , je la conduifis vers le roclier, & lui montrai fon chiffre, gravé dans mille endroits , & pîufieurs vers de Pétrarque & du Taffe, relatifs à la fituation où j'é- tois en \qs traçant. En les revoyant moi- même après fi long-tems , j'éprouvai combien la préfence des objets peut ra- nimer puiffamment \q^ fentimens violens dont on fût agité près d'eux. Je lui dis avec un peu de véhémence : ô Julie ! éternel charme de mon cœur ! voici les lieux où foupira jadis pour toi le plus fidèle amant du monde. Voici le féjoùr où ta chère image faifoit fon bonheur,
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544 -^ -^ Nouvelle & préparoit celui qu'il reçut enfin de toi-même. On n^ voyoit alors ni ces fruits ni ces ombrages ; la verdure & les fleurs ne tapiûoient point ces compar- timens ; le cours de ces ruiffeaux n'en formoit point les divifions; ces oileaux n'y faifoient point entendre leurs rama- ges; le vorace épervier,le corbeau funè- bre, & l'aigle terrible des Alpes, faifoient feuls retentir de leurs cris ces cavernes ; ci'immenfes glaces pendoient à tous ces xochers; des feflons de neiges étoient le i*eul ornement de ces arbres ; tout ref- piroit ici les rigueurs de l'hiver & l'hor- xeur des frimats; les feux feuls d^mon coeur me rendoient ce lieufupportablej, '& \qs jours entiers s'y paffoient à penfer a toi. Voilà la pierre où je m'affeyois pour contempler au loin ton heureux fé- jour ; fur celle-ci fut écrite la lettre qui toucha ton cœur; ces cailloux tranchans me fervoient de burin pour graver ton chiffre; ici je paffai le torrent glacé , pour reprendre une de tes lettres , qu empor- toit un tourbillons là^ je vins relire 6c
H É L o ï s E. j^.y
baifcr mille fois la dernière que tu m'é- crivis ; voilà le bord où d'un œil avidg & fombre je mefurois la profondeur de ces abîmes ; enfin , ce fut ici qu'avant mon trifte départ je vins te pleurer mou- rante & jurer de ne te pas fur vivre. Fille trop conftamment aimée^ô toi pour qui j*étois né ! faut-il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux , & regretter le tems que j'y pafTois à gémir de ton abfence î... J'allois contiriuer ; miais Ju- lie , qui 5 me voyant approcher du bord s'étoit effrayée & m'avoit faifî la main , la ferra fans mot dire , en me regardant avec tendrefle & retenant avec peine un foupir ; puis tout-à-coup détournafît la vue & me tirant par le bras ; allons- nous-en , mon ami , me dit-elle d'une voix émue ; l'air de ce lieu n'efl pas bon pour moi. Je partis avec elle en gémif- fant , mais fans lui répondre , & je quit- tai pour jamais ce trifte réduit, comme j'aurois quitté Julie elle-même.
Revenus lentement au port après quel- ques détours, nons nous féparâmes.Ellç
^4-6 La jVouvelle voulut refter feule, & je continuai de me promener fans trop favoir où j'allois; à mon retour 5 le bateau n'étant pas encore prêt , ni Teau tranquile , nous foupâmes triftement, les yeux baiffés, Tair rêveur^ mangeant peu & parlant encore moins. Après le fouper, nous fûmes nouç affeoit fur la grève en attendant le. moment du idépart. Infenfiblement la luné fe leva, l'eau devint plus calme, &: Julie me pro- pofa de partir.» Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau , & en m'af- feyant à côté d'elle, je ne fongeai plus à quitter fa main. Nous gardions un pro- fond filence. Le bruit égal &; mefuré des lames m'excitoit à rcver. Le chant aiTez gai des bécaiîines (i), me retraçant les plaifirs d'un autre âge , au-lieu de m'é-
gayer, m'attriftoit. Peu- à-peu je fentis
- — . - ■ -
(i) La bécafline du lac de Genève n'ell point l'oifeau qu'on appelle en France du même nom. Le chant plus vif &: plus animé de la nôtre donne au lac, durant les nuits d^été , un air de vie & de fraîcheur qui rend fes rives encore plus charmantes.
H É L o J s e; 547^
augmenter la mélancolie dont f étoîs ac- cablé. Un ciel ferein , les doux rayons de la lune, le frémifTement argenté dont Teau brilloit autour de nous, le concours des plus agréables fenfations, la préfence même de cet objet chéri , rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureufesr
Je commençai par me rappeler une promenade femblâble faite autrefois avec elle durant le charme de nos premières- amours. Tous les fentimens délicieux qui rempliffoient alors mon âme, s'y re- tracèrent pour l'affliger ; tous les évène^ mens de notre jeunefTe , nos études, nos entretiens , nos lettres ^ nos rendez-vous/ nos plaifirs ,
E tantafede, e si dolci memorïe ^ E si lungo cqflume l
cesfoules de petits objets qui m'offroient*- l'image de mon bonheur pafTé ,* tout re-{ venoit , pour augmenter ma mifere pré-- fente , prendre place en mon fouvenir»'- C'en eft fait , difois-je en mai-mciiie'î'^
Pô'
548 La No uvelle
ces tems , ces tems heureux ne font plus; ils ont difparu pour jamais. Hélas ! ils ne reviendront plus ; & nous vivons^6c nous fommes enfemble , & nos cœurs font toujours unis ! Il me (embloitquej*aurois porté plus patiemment fa mort ou fon abfence , & que j'avois moins fouffert tout le tems que j'avois pafTé loin d'elle. Quand je gémiflbis dans Téloignement , Tefpoir de la revoir foulageoit mon cœur; je me flattois qu'un inftant de fa préfence effaceroit toutes mes peines, j'envifageois au moins dans les pollibles un état moins cruel que le mien. Tvlais fe trouver auprès d'elle ; mais la voir, la toucher , lui parler , l'aimer , l'adorer , & 5 prefque en la poiTédant encore , la fentir perdue à jamais pour moi ; voilà ce qui me jettoit dans des accès de fureur & de rage qui m'agitèrent par degrés jufqu au défefpoir. Bien-tôt je commen- çai de rouler dans mon efprit des pro- jets fuoeftes, & dans un tranfport , dont je frémis en [y penfant , je fus violem- Eacat tçnté de la-Jprécipiter avec moi
H É L o ï s E. 5 fp
dans les flots , & d'y finir dans fes bras ma vie & mes longs tourmens. Cette horrible tentation devint à la fin fi forte que je fus obligé de quitter brufque- ment fa main ^ pour paffer à la pointe du bateau.
Là 5 m.es vives agitations commencè- rent à prendre un autre cours; un fen- timent plus doux s'infinua peu- à -peu dans mon âme, TattendrifTement fiir- monta le dcTefpoir ; je me mis à vcrfer des torrens de larmes ; & cet état,, com- paré à celui dont je fortois , n'étoit pas fans quelque plaifir. Je pleurai forte- ment, long-tems , & fus foulage. Quand je me trouvai bien remis, je revins au- près de Julie ; je repris fa nîain. Elle te- noit fon mouchoir ; je le fentis fort mouillé. Ah ! lui dis-je tout bas ! je vois que nos cœurs n'ont jamais cefféde s'en- tendre ! Il eft vrai , dit-elle d'une voix altérée; mais que ce foit la dernière fois qu'ils auront parlé fur ce ton. Nous re- commençâmes alors à caufer tranqùile- ment; (k au bout d'une heure de navi-
55:0 La Nouvelle
gation nous arrivâmes fans autre acci- dent. Quand nous fûmes rentrés , f ap- perçus à la lumière qu'elle avoit les yeux rouges & fort gonflés ; elle ne dut pas trouver les miens en meilleur état. Après \qs fatigues de cette journée ^ elle avoit grand befoin de repos : elle fe retira, 6c je fus me coucher.
Voilà 5 mon ami , le détail du jour de ma vie où, fans exception, j'aifenti les émotions les plus vives. J'efpère qu elles feront la crife qui me rendra tout-à- fait à moi. Au refle , je vous dirai que cette aventure m'a plus convaincu que tous les argum.ens,de la liberté de l'hom- me & du mérite de la vertu. Combien de gens font foiblement tentés & fuc-, combent ? Pour Julie , ( mes yeux le vi ^ rent , & mon cœur le fentit ) ; elle fou- tint ce jour la le plus grand combat qu^â- me humaine ait pu foutenir; elle vain- quit pourtant : mais qu'ai - je fait pour refrer fi loin d'elle? O Edouard ! quand, féduit par ta maitreiïe tu fus triompher à la fois de tes defirs & des fiens , n'é-
Il É L O ï s E. 5J^{
toîs-tu qu un homme ? Sans toi , fétols perdu peut-être. Cent fois dans ce jour périlleux le fouvenir de ta vertu m ^ rendu la mienne,
!
L E T T R E XXIV.
JD E M I ZO R D É-D OU A R n
A S A I N T'-P R^E,J[/x{l).
OORs de l'enfance 5 aniî,réveilIe-toL Ne livre point ta vie' entière au long fommeil de la raifon. L'âge s'écoule , il ne t'en refte pîus que pour être fage. A trente ans paffés , il eft tems de fonger à foi ; commence donc de rentrer en toi-même , & fois homme une fois avant la mort.
iMon cher , votre cccur vous en a îong^ tems impofé fur vos lumières. Vous avez voulu philofopher avant d'en être capa-»
•^^ (i) Cette lettre paroît avoir été écritç avant la réception de la précédente.
5f2 La No u v elle
bîe ; vous avez pris le fentiment pour de la raifon , & content d'eftimer les chofes par rimprefîion quelles vous ont faite, vous avez toujours ignoré leur véritable prix. Un coeur droit eft , je l'avoue , le premier organe de la vérité ; celui qui n'a rien fenti^ne fait rien apprendre; 11 ne fait que flotter 'd'erreurs en erreurs, il n'acquiert qu'un vain favoir & de ftériles connoifTances , parce que le vrai rapport des chofes à l'homme , qui eft fa princi- pale fcience, lui demeure toujours caché. Mais c'eft fe borner à la premier moitié de cette fcience 5 que de ne pas étudier encore les rapports qu'ont les chofes en- tre elles 5 pour mieux juger de ceux qu'el- les ont avec nous. C'eft peu de connoître les pafliions humaines , fi l'on n'en Ciit apprécier les objets ; & cette féconde étude ne peut fe faire que dans le cal- me de la méditation.
La jeunelTe du fage eft le tems de fes expériences , fes palTions en font les inf- trumens ; mais, après avoir appliqué fon âme aux objets extérieurs pour les fen-
H É L 0 ï s e: 55*5
tîr , il la retire au-dedans dé lui pour les confîdérer 5les comparer , les connoî" tre. Voilà le cas où vous devez être plus que perfonne au monde. Tout ce qu'un cœur fenfible peut éprouver de plaifirs 3c de peines a rempli le vôtre; tout ce qu*un homme peut voir, vos yeux font vu. Dans un efpace de douze ans vous avez épuifé tous les fentipiens qui peuvent être épars dans une longue vie y & vous avez acquis , jeune encore , Texpérience d'un vieillard. Vos premiè- res obfervations fe font portées fur des gens fimples & fortant pr efque des mains de la Nature , comme pour vous fervir de pièces de comparaifon. Exilé dans îa capitale du plus célèbre peuple de l'uni- vers y vous êtes fauté , pour ainC dire , à l'autre extrémité : le génie fupplée aux intermédiaires. PafTé chez la feule nation d'hommes qui refte parmi les troupeaux divers dont la terre eft cou- verte 5 fi vous n'avez pas vu régner les loîx, vous les avez vu du moins exifter encore ; vous avez appris à quels fignes
35^4 ^^ N ovv ^LLu on reconnoît cet organe facré de la vo- lonté d*un peuple ,& comment l'empire de la raiion publique eft le vrai fonde- ment Se la liberté. Vous avez parcouru tous les climats , vous avez vu toutes les régions que le foleil éclaire. Un fpeda- cle plus rare & digne de Toeil du fage 3 le fpedacle d'une âme fublime & pure , triomphant de fes paflions & régnant fur elle-m.éme , eil celui dont vous jouif- fez. Le premier objet qui frappa vos regards efl: celui qui les frappe encore , & votre admiration pour lui n'eft que mieux fondée après en avoir contemplé tant d'autres. Vous n'avez plus rien à fentir ^ni à voir, qui mérite de vous oc- cuper. II ne vous refte plus d'objet à re- garder que vous-même , nide jouiffance à goûter que celle de la fageffe. Vous avez vécu de cette courte vie ; fongez à vivre pour celle qui doit durer.
Vos paiîîons , dont vous fûtes long- tems l'efclave , vous ont laifTé vertueux. Voilà toute votre gloire ; elle eft gran- de 5 fans doute j mais foyez- en moins
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fier. Votre force même efl: l'ouvrage de votre foiblefTe. Savez-vous ce qui vous a fait aimer toujours la vertu ? Elle a prisjà vos yeux, la figure de cette femme adorable qui la repréfente fi bien , & il feroit difficile qu une fi chère image vous en laiflat perdre le goût. Mais ne Taimerez-vous jamais pour elle feule , .& n^irez-vous point au bien par vos pro- pres forces 5 comme Julie a fait par les fiennes? Enthoufiafte oifif de fes vertus,^ vous bornerez-vous fans ceffeà les admi- rer , fans les imiter jamais ? Vous par- lez avec chaleur de la manière dont elle remplit fes devoirs d'époufe & demere; mais vous 5 quand remplirez- vous vos devoirs d'homme 8c d'ami , à fon exem- ple ? Une femme a triomphé d'elle- m.cme , & un philofophe a peine à fe vaincre ! Voulez-vous donc n'être tou- jours qu'un difcoureur comme les au- tres, & vous borner à faire de bons 'livres, au lieu de bonnes adions(j)>
._ ( I ) Non ce fîecle de la phiiorophie ne paf-
5;(? La Nou vellz
Prenez-y garde, mon cher ; il régne cm core dans vos lettres un ton de moUeiTe
fera point fans avoir produit un vrai philofo- phe. J'en connois un 3 un feul , j'en conviens; nais c'cft beaucoup encore, & pour comble de bonheur , c'eft dans mon pays qu il exille. L'oferai-je nommer ici , lui dont la véritable gloire eft d'avoir fu refter peu connu? Savant tz modefte Abauzit , que votre fublime fîm- plicité pardonne à mon cœur un zelcqui n'a point votre nom pour objet. Non, ce n'eil pas vous que je veux faire connoître à ce Hecle in- digne de vous admirer i c'eft Genève que je veux illuftrer de votre féjourtce font mes Concitoyens que je veux honorer de Thon- ncurqu'ilsvousrendent.HeureuxIepaysonîe méri te quife cache en eft d'autant plus eftimél Heureux lepeuple oûla JeunefTealtierevient abaiflcrfonton dogmatique & rougir de Ton vain favoir, devant la dodte ignorance du fage ! Vénérable & vertueux vieillard ! vous n'aurez point été prôné par les beaux efprits; leurs bruyantes Académies n'auront point retenti de vos éloges: au-lieu de dépofer, comme eux, votre fagefl'e dans àts livres , vcfus l'aurez mife dans votre vie,pour l'exem- ple de la patrie que vous avez daigné vous choifîr, que vous aimez 6c qui vous
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Se de langueur qui me déplaît, & qui eft bien plus un refte de votre paiîîon,qu uia effet de votre caradère. Je hais par-tout la foiblefle, & n en veux point dans mon ami. Il n y a point de vertu fans force; èc le chemin du vice efl la lâchetç. Ofez- vous bien compter fur vous avec un cœur fans courage ? Malheureux! fi Julie étoit foible, tu fuccomberois demain, & ne ferois qu'un vil adultère. Mais te voilà refté feule avec elle ; apprends à laconnoître, & rougis de toi.
J'efpère pouvoir bien - tôt vous aller joindre. Vous favez à quoi ce voyage eft deftiné. Douzç ans d^erreurs & de trou- bles me rendent fufpeâ à moi-même ; pour réfifter, j'ai pu me fuifire ; pour choi* fir, il me faut les yeux d'un ami; & je me fais un plaifir de rendre tout com- mun entre nouj; la reconnoiffance auffi- bien que rattachement, Cependant ^ ne
refpeéle. Vous avez vécu comme Socrate^ mais il mourut par la main de fe^ Conci-» to/ens^ & vo^s êtes çhçn des vôtres^
35*8 La Nouvelle
vous y trompez pas , avant de vous ac- corder ma confiance , j'examinerai fi vous en êtes digne , ôc fi vous méritez de me rendre les foins que j'ai pris de vous. Je connois votre cœur , j'en fuis content ; ce n eft pas afTez ; c'eft de vo- tre jugement que j'ai befoin dans ua choix où doit préfider la raifon feule , & oii la mienne peut m'abufer. Je ne crains pas les paffions qui, nous faifant une guerre ouverte , nous avertirent de nous mettre en défenfe ; nous lait fent , quoi qu'elles falfent , la confcien- ce de toutes nos fautes ^ & auxquelles on ne cède qu'autant qu'on leur veut céder. Je crains leur illufion^qui trompe, au-lieu de contraindre, & nous fait faire, fans le favoir , autre chofe que ce que nous voulons. On n'a befoin que de foi pour réprimer (qs penchans ; on a quel- quefois befoin d'autrui pour difcerner ceux qu'il eft permis de fuivre; & c'efl: à quoi fert l'amitié d'un homme fage qui voit pour nous, fous un autre point de vue, les objets que nous avons intérêt
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à bien connoître. Songez donc à vous examiner 5 & dites-vous fi , toujours en proie à de vains regrets , vous ferez à jamais inutile à vous & aux autres ; ou fi, reprenant enfin Tempire de vous- même , vous voulez mettre une. fois vo- tre âm€ en état d'e'clairer celle de votre amî.
Mes affaires ne me retiennent plus I Londres que pour une quinzaine de jours; je paiferai par notre armée de Flandres^, où je compte refter encore au- tant ; de forte que vous ne devez guères ni'attendre avant la fin du mois prochain, ou le commencement d'Ocftobre. Ne m'écrivez plus à Londres ; mais à l'ar- mée fous Tadreife ci-jointe. Continuez vos defcriptions : malgré le mauvais ton de vos lettres, elles me touchent & m'inf truifent; elles m'infpirent des projets de retraite & de repos convenables à mes maximes & à mon âge. Calmez fur-tout rinqiiiétude que vous m'avez donnée fur Madame de Wolmar : fi fon fort ?î'eft pas heureux, qui doit ôfer afpirea
^6o La N ou V EiL e à rêtre ? Après le détail qu'elle vous a fait 5 je ne puis concevoir ce qui manque à fon bonheur (i)*
LETTRE XX V*
D E S A I N T-P JR.E U X JL MlZOS-D É D 0 U A R D.
\J U 1 5 Milord , je vous le confirme avec des tranfports de joie, la Icène de Meillerie a été la crife de ma folie &: de mes maux. Les explications de M. dç Wolmar m'ont entièrement ralluré fur le véritable état de mon cœur. Ce cœur trop foible efl: guéri tout autant qu il peut Tétre; & je préfère la trifteife d'un regret imaginaire ^ à Teffroi d'être fans
(i) Le galimathias d© cette lettre me plaît, en ce qu'il eft tout^à-fait dans le caraflère du bon Edouard, qui n ert jamais fi philofophe, que quand il fait à^s fottifes, & ae raifonne jiun^s tgnt , ^iç qu«ui4 il ne &t ce qu'il dit.
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•effe aflîégé par le crime. Depuis le
retourdecedigne ami, je ne balance plus a lui donner un nom C cher & dont vous m'av€Z fi bien fait fentir tout le prix. C'eft le moindre titre que je doive à- quiconque aide à me rendre à la vertu. La paix eft au fond de mon ame comme dans le féjour que j'habite. Je commence à m'y voir fans inquiétude , a y vivre comme chez moi ; & fi je nV prends pas tout-à-fait l'autorité d'u., maître, je fens plus de plaifir encore à me «garder comme l'enfant de la mai- fon. La Cmplicité , l'égalité que j'y vois régner, ont un attrait qui me touche & me porte au refped. Je paffe des jours fereins entre la raifon vivante & la vertu fenfible. En fréquentant ces heu- reux époux, leur afcendant me gagne & me touche infenfiblement , & mon cœur fe met par degrés à l'uni/Ton des leurs,comme la voix prend, fans qu'on y. fonge, le tondes gens avec qui l'on parle Quelle retraite déliciçufe ! quelle char- mante habitation .'que la douce habitude Tome 111, Q
^62 La Nouvelle é.y vivre en augmente le prix ! & que , fi rafpeél en paroît d'abord peu brillant, il eft difficile de ne pas Taimer, auffi-tôt qu on la connoît! le goût que prend Ma-- dame de X'v^olmar à remplir fes nobles devoirs , à rendre heureux & bons ceux qui rapprochent, fe com.munique à tout ce qui en eft l'objet , à fon mari , à fes enfans 5 à fes hôtes , à (qs domeftiques. Le tumulte, les jeux bruyans, les longs éclats de rire ne retentilTent point dans ce paifîble féjour ; mais on y trouve par- tout des cœurs contens & des vî^g^s gais. Si quelquefois on y verfe des lar- mes 5 elles font d'attendrilTement & de joie. Les noirs foucis , l'ennui , la trif- tefle n'approchent pas plus d'ici que le vice & les remords dont ils font le fruit. Pour elle, il eft certain qu'excepté la peine fecrette qui la tourmente & dont je vous ai dit la caufe dans ma précédente lettre Ci),tout concourt à la rendre heu-
(i) Cette précédente lettre ne fe trouve point. On en verra ci-après la raifon.
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ireufe. Cependant avec tant de raifons de Têtre , mille autres fe défoleroient à fa place. Sa vie uniforme & retirée leur feroit infupportable ; elles s'impatien- teroient du tracas des enfans ; elles s'en- nuieroient des foins domeftiques ; elles ne pourro'ent fouffrir la campagne ; la fageiîe &c Teflim.e d'un mari peu caref- fant , ne les dédommageroient ni de fa froideur ni de fon âge ; fa préfence &c fon attachement même leur feroient à charge : ou elles trouveroient Tart de Técarter de chez lui pour y vivre à leur liberté, ou, s'en éloignant elles-mêmes, elles mépriferoient les plaifirs de leur état , elles en chercheroient au loin de plus dangereux , & ne feroient à leur aife dans leur propre maifon , que quand elles y feroient étrangères. Il faut une âme faine pour fentir les charmes de la retraite ; on ne voit guères que des gens de bien fe plaire au fein de leur famille de s'y renfermer volontairement ; s'il eil au monde une vie heureufe , c'eft icm% doute celle qu'ils y paflent. Mais les
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3(?4' La Nouvelle inftrumensdu bonheur ne font rien pour qui ne fait pas les mettre en oeuvre , & l'on ne fent en quoi le vrai bonheur confifte , qu'autant qu'on efl: propre à le goûter.
S'il falloit dire avec précifion ce qu'on fait dans cette maifonpour être heureux, je croirois avoir bien répondu en difant : Q-;i y fait a/ii/re i non dans le fens qu'on donne en France à ce mot, qui eft d'avoir avec autrui certaines manières établies par la mode ; mais de la yie de l'homme, ^ pour laquelle il eft né ; de cette vie dont vous me parlez , dont vous m'avez donné l'exemple^qui dure au-delà d'elle- même, & qu'on ne tient pas pour perdue au jour de la mort.
Julie a un père qui s'inquiette du bien- ctre de fa famille ; elle a des enfans à la fubfiftance defquels il faut pourvoir convenablement. Ce doit être le prin- cipal foin de l'homme fociable , & c'eft auffi le premier dont elle & fon mari fe font conjointement occupés. En en- fant en ménage , ils ont examiné l'état
Hé lois e. ^gç de leurs biens ; ils n'ont pas tant regardé s ils étoîent proportionnés à leur condi- tion qu'à leurs befoins ^ & voyant qu'il n'y avoit point de famille honnête qui ne dût s'en contenter, ils n'ont pas eu affez mauvaife opinion de leurs enfans pour craindre que le patrimoine, qu'ils ont à leur laiiîer ne leur put fuffire. Ils fe font donc appliqués à l'améliorer plutôt qu'à l'étendre; ils ont placé leur argent plus (urement qu'avantageufe- nient: au -lieu d'acheter de nouvelles terres , ils ont donné un nouveau prix à celles qu'ils avoient déjà, & l'exemple de leur conduite eft le feul tréfor dont ils veuillent accroître leur héritage.
II eft vrai qu'un bien qui n'augmente point eft fujet à diminuer par mille ac- cidens; mais fi cette raifon eft un mo- tif pour l'augmenter une fois , quand ceiïera-t-elle d'être un prétexte pour l'augmenter toujours ? Il faudra le par- tager à plufieurs enfans; mais doivent-ils refter oififsP.Le travail de chacun n'eft-il ^pas un fupplément â fon partage , & fon
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Biduflrie ne doit-elle pas entrer dans le calcul de fon bien ? Uinfatiable avidité fait aiafi fon chemin fous le mafque de la prudence , & mène au vice à force de chercher la fureté. C'eft en vain , dit M. de 'Wolmar ^ qu'on prétend donner aux chofes humaines une folidité qui n'efl: pas dans leur nature» La raifon jnême veut que nous laifiions beaucoup de chofes au hafard , ^i fî notre vie & notre fortune en dépendent toujours malgré nous , quelle folie de fe donner uns ceÛe un tourment realpour prévenir des maux douteux 6: des dangers iné- quitables ? La feule précaution qu'il ait prife à ce fujet , a été de vivre un an fur ' fon capital , pour fe lalfTer autant d'a- vance fur fon revenu ; de forte que le produit anticipe toujours d'une année fur la dépenfe. Il a mieux aimé diminuer un peu fon fonds que d'avoir fans ceflè à courir après fes rentes. L'avantage de n'être point réduit à des expédiens rui- neux , au moindre accident imprévu, l'a ^déjà rembourfé bien des fois de cette
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avance. Ainfi l'ordre & la règle lui tien- nent lieu d'épargne, & il s'enrichit de ce qu'il a dépenfé.
Les maîtres de cette maifon jouifTent d'un bien médiocre félon hs idées de fortune qu'on a dans le monde ; mais au fond , je ne connois perfonne de plus opulent qu'eux. Il n'y a point de richelTe abfolue. Ce mot ne fîgnifie qu'un rapport de furabondance entre les defirs & les facultés de l'homme riche. Tel efl riche avec un arpent de terre ; tel eil gueux au milieu de (es monceaux d'or. Le dé- fordre & les fantaifies n'ont goint cfe ^bornes , & font plus de pauvres que les vrais befoins. Ici, la proportion eft éta- blie fur un fondement qui la rend iné- branlable, favoir, le parfait accord des deux époux. Le mari s eu chargé du re- couvrement des rentes , la femme en dirige l'emploi; & c'eft dans l'harmonie qui règne entre eux , qu'eft la fource de leur richefTe.
Ce qui m'a d'abord le plus frappé dans cette maifon, c'efld'y trouver l'aifance,
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'^6S La J\/ourELLE h liberté , la gaieté au milieu de Tordre 3c de Texaditude. Le grand défaut des maifons bien réglées eft d'avoir un air îrifte & contraint. L'extrême follicitude des chefs fent toujours un peu Tavarice. Tout refpire la gène autour d'eux ; la rigueur de Tordre a quelque chofc de fervile qu'on ne fupporte point fans peine. Les domeftiquesfont leur devoir; mais ils le font d'un air mécontent & craintif. Les hôtes font bien reçus, mais ils n'ufent qu'avec défiance de la liberté . qu'on leur donne, &,com.me on s'v voit toujours hors de la règle , on n'y fait lien qu'en tremblant de fe rendre in- .difcret. On fent que ces pères efckives re vivent point pour eux , mais pour leurs enfans ; fans fonger qu'ils ne font pas feulement pères , mais hommes, &: qu'ils doivent à leurs enfans Texemple de la vie de Thomme & du bonheur attaché à la fageffe. On fuit ici des rè- gles plus judicieufes. On y penfe qu'un dQS principaux devoirs d'un bon père de famille^n'efl: pas feulement de rendre fon féjour riant , afin que fes entns s'y
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plalfent; mais d'y mener lui-même une vie agréable & douce ,afin quils fentent qu on eft heureux en vivant comme lui, & ne foient jamais tentés de prendre [ pour rêtre , une conduite oppofée àla iîenne. Une des maximes que M. de Wolmar répète le plus fouvent au fujet àQs amufemens i^s deux coufines , eft que la vie trifte & mefquine des pères & mères eft prefque toujours la première fource du défordre des enfans.
^ Pour Julie, qui n'eut jamais d'autre règle que fon cœur & n'en fauroit avoir déplus fûre, qWq s y livre fans fcrupule, & , pour bien faire , elh fait toutce qu'il lui demande. Il ne laifTe pas de lui de- mander beaucoup, & perfonne ne fait mieux qu'elle mettre un prix aux dou- ceurs de la vie. Comment cette âme û fenfible feroit-elle infenfible auxplaifirs ? Au contraire , elle Iqs aime , die les recherche , elle ne s'en refufe aucun de ceux qui la flattent ; on voit qu'elle fait les goûter : mais ces plaifirs font le» plaifirs de Julie. Elle ne néglige ni fes
570 La Nouvelle propres commodités, ni celles à^^ gens qui lui font chers , c'eft-à-dire , de tous ceux qui Tenvironnent. Elle ne compte pour fuperfiu rien de ce qui peut con- tribuer au bien - être d'une perfonns fenfée ; mais elle appelle ainfi tout ce qui ne fert qu'à briller aux yeux d'autrui j de forte qu'on trouve dans fa maifon le luxe de plaifir & de fenfuaîité fans rafinement ni moîlefïè. Quant au luxe <îe magnificence & de vanité , on n'y en voit que ce qu'elle n'a pu refufer au goût de fon père ; encore y reconnoît - on toujours le fien qui confifte à donner moins de luftre& dMcIat que d^élégance te de grâce aux chofes. Quand je lui parle des moyens qu*on invente jour- nellement à Paris ou à Londres pour lùfpendre plus doucement les carrofîes ; elle approuve afTez cela ; mais quand je !uî dis ]u(qu à quel prix on a pouffé les: vernis , eîîe ne me comprend plus , & me dem.ande toujours fi ces beaux Temîs rendent les carroffes plus com- modes. YM.Ç. ne floute pas que Je n'^exa-
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gère beaucoup fur les peintures fcan- daleufes dont on orne à grands fraîx ces voitures , au lieu des armes qu'on y mettoit autrefois , comme s'il étoitplus beau de s'annoncer aux pafTans pour un homme de mauvaifes mœurs que pour un homme de qualité ! Ce qui Ta fur- tout révoltée^ a été d'apprendre que les femmes avoient introduit ou foutenu cet ufage , Se que leurs carrofles ne fe diffinguoient de ceux des homm.es que par des tableaux un peu plus lafcifs. J'ai été forcé de lui citer là-deiïus un mot de votre illuftre ami qu'elle a bien de la peine à digérer. J'étois chez lui un jour qu'on lui montroit un vis-à-vis de cette efpèce. A peine eut-il jeté les yeux fur les panneaux , qu'il partit en difant au maître : montrez ce carroiïe à des femmes de la Cour ; un honnête- homme n'oferoit s'en fervir.
Comme le premier pas vers le biea efl: de ne point faire de mal , le premier pas vers le bonheur eff de ne point fouf- frir. Ces deux maximes qui , bien en-
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57 i La Nouvèll-e tendues , épargneroient beaucoup de préceptes de morale , font chères à Ma- dame de Wolmar. Le mal-être lui eft extrêmement fenfible & pour elle & pour les autres , & il ne lui feroit pas plus aifé d'être heureufe en voyant Aqs xniférables , qu'à l'homme droit de con- ferver fa vertu toujours pure, en vivant uns cefTe au milieu des mcchans. Elle n a point cette pitié barbare qui fe con- tente de détourner les yeux des maux qu'elle pourroit foulager. Elle les 'va chercher pour les guérir ;c'efl l'exiftence^ Z: non la vue des malheureux , qui la tourmente ; il ne lui fuffit pas de ne point favoir qu'il y en a, il faut pour fon pepos qu'elle fâche qu*il n'y en a pas , du moins autour d'elle : car ce feroit fortir des termes de l'a raifon que de feire dépendre fon bonheur de celui de tous les hommes. Elle s'informe des be- foins de fon voifinage avec la chaleur qu'on met à fon propre intérêt ; elle en connoît tous les habitans ; elle y -étend, poux ainfi dire , l'enceinte de fa famille ^
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^ n'épargne aucun foin pour en écarter tous les fentimens de douleur & de peine auxquels la vie humalae eft alTu- jettie.
Mylord , je veux profiter de vos Ie~ çons ; mais pardonnez-moi un enthou- fîafrae que je ne me reproche plus Se que vous partagez. Il n'y aura jamais qu une Julie au monde. La Providence a veillé fur elle , & rien de ce qui la regarde n'eft un effet du hazard. Le ciel femble l'avoir donnée à la terre pour y montrer à la fois Texcellence dont une âme humaine eft fufceptible ^ & le ben- heur dont ^Uq peut jouir dans Tobfcu- rite de la vie privée , fans le fecoitrs des vertus éclatantes qu'l peuvent Tclever au-defîus d'elle -mcme ^ ni de la gloire qui les peut honorer. Sa faute , fi c'en fut une , n'a fervi qu'à déployer fa force Ôc fon courage. Ses parens , Cqs amis, (es domeftiques , tous , heureufement nés s étoient faits pour l'aimer & pour en être aimés. Son pays étoit le feul où il lui convînt de naître 3 la fimplicité , qui la
57* La N ou x^ elle rend fublime , devoit régner autouï d'elle ; il luifalloit , pour être heureufe ^ vivre parmi des gens heureux. Si , pour fon malheur y elle fût née chez des peu- ples infortunés qui gémiflènt fous le poids de Toppreffion, & luttent fans ef- poir & fans fruit contre la mifere qui les confume , chaque plainte des oppri' mes eût empoifonné fa vie , la défola- tion commune Teut accablée , & fon cœur bienfaifant , épuifé de peine &: d'ennuis , lui eût fait éprouver fans celTe les miux qu'elle n'eût pu foulager.
Au Heu de cela , tout anime & fou- tient ici fa bonté naturelle. Elle n'a point à pleurer les calamités publiques. Elle n'a point fous les yeux l'image afFreufe de la mifere & du défefpoir. Le Villa- geois, à fonaife (i), a j.lusbefoin de fes
( I Mî y a prc^- de Clarens un village ap- pelle Montra, dent !a Commune eule eft aflez riche peur entretenir tous lesCommuniers, n^eufTent-ii (ru^in pouce de terre en propre. AufTi la bourgeoise de ce village eft-elle preP
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avis que de fes dons. S'il fe trouve quel- que orphelin trop jeune pour gagner fa vie y quelque veuve oubliée qui fouffre en fecret , quelque vieillard fans enfans ^ dont les bras affoibïis par fage , ne four-^ niffent plus à fon entretien , elle ne craint pas que fes bienfaits leur deviennent onéreux , & faflent aggraver fur eux les charges publiques^pour en exempter des coquins accrédités. Elle jouit du bien qu'elle fait , & le voit profiter. Le bon- heur qu^elle goûte fe muîtiprie & s'étend autour d'elle. Toutes les maifons où elle entre ,. offrent bientôt un tableau de la fienne ; l'aifanee &^ le bien-être y font une de fes moindres influences , la con- corde & [qs m.ocnrs la tuivtentde ménage en ménage. En fortant de chez elle , fes yeux ne font frappés que d'objets agréa- bles ; en y rentrant , elle en retrouve de plus doux encore ; elle voit par-tout ee
qiieaiifTi i'flnc'le àacqiérir que ceire dèBerne* Que! dommage qu'il ny ait pas la quelque Bonnéte lîomme d'^ Subdéîégué ^ pourren-^ d're Mcilîeiirs àt¥.oixi\ plus fociables,8c leu^ S.-Qur^eeiiîe uni peu moins cher© Il
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qui plak à fon cœur, & cette âme fi peu fenfible à ramour-propre^apprend à s'ai- mer dans fes bienfait». Non , Mylord , je le répète , rien de ce qui touche à Julie 5 n'eft indifférent pour la vertu. Ses charmes , fes talens , fes goûts , fes combats , fes fautes , fes regrets , fon fé- jour, fes amis , fa famille , fes peines , fes plaifirs , & toute fa deftinée , font de fa vie un exemple unique , que peu de femmes voudront imiter , mais qu elles aimeront en dépit d'elles.
Ce qui me plaît le plus dans les foins qu'on prend ici 'du bonheur d'autrui , c'eftqu ils font tous dirigés par lafagefTe , ' ^ qu'il n'en réfulte jamais d'abus. N'eft pas toujours bienfaifant qui veut , ôc fouvent tel croit rendre de grands fer- vices , qui fait de grands maux qu'il ne voit pas , pour un petit bien qu'il apperçoit. Une qualité rare dans les femmes du meilleur caradère , & qui brille éminemment dans celui de Ma- dame de Wolmar , c'eft un difcernement exquis dans la diftribution de (qs bien-
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faits, foît par le choix des moyens de les rendre utiles/oitpar le choix Aqs gens fur qui elle les répand. Elle s'efl: fait des règles dont elle ne fe départ point. Elle fait accorder & refufer ce qu'on lui demande, fans qu il y ait ni foibleffe dans fa bon- té 5 ni caprice dans fon refus. Quicon- -que a commis en fa vie une méchante aclion, n'a rien à efpérer d'elle que juf- tice & pardon , s'il Ta offenfée , jamais faveur ni protedion qu'elle puifle placer fur un meilleur fujet. Je l'ai vu refufer affez féchement à un homme de cette efpece , une grâce qui dépendoit d'elle feule, ce Je vous fouhaite du bonheur , 33 lui dit-elle , mais je n'y veux pas con- 33 tribuer ; de peur de faire du mal à 33 d'autres , en vous mettant en état d'en 33 faire. Le monde n'eft pas affez épuifé 33 de gens de bien qui foufîrent , pour 33 qu'on foit réduit à fonger à vous33. Il efl: vrai que cette dureté lui coûte extrê- mement 5& qu'il lui eft rare de l'exercer Sa maxime eft de compter pour bons tous ceux dont la méchanceté ne lui eft
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pas prouvée , & il y a bien peu de me- chans qui n'aient Tadreffe de fe mettre à Tabri des preuves. Elle n'a point cette charité pareffeufe des riches , qui p lye en argent, aux malheureux , lo droit de tejetter leurs prieres^&^pour un bienfait imploré , ne favent jarçtais donner que l'aumône. Sa bourfe n'efl: pas inépuifa- ble , & depuis qu'elle eft mère de fa- mille , elle en fait mieux régler i'uHige. De tous les fecours dont on peut foulagèr Iqs malheureux, Taumone eil:5à la vérité, celui qui coûte le moins de peine ; mais il eft auftî le plus palT^iger & le moins folide ; & Julie ne cherche pas à fe dé- livrer d'eux , mais à leur être utile.
Elle n'accorde pas non plus indiftincle- ment des recommandations & des fervi- ces , fans bien favoir fi l'ufage qu'on en veut faire , eft raifonnable & jufte. Sa protection n'eft jamais refufée à quicon- que en a un véritable befoin,&: mérite de l'obtenir ; mais pour ceux que l'inquié- tude ou l'ambition porte à vouloir s'éle- ver & quitter un état où ils font bien ,
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rarement peuvent-Ils l'engagera fe mêler de leurs affaires* La condition naturelle à rhomme, efl: de cultiver la terre, & de vivre de fes fruits. Le palfible habitant des champs n'a befoln pour fentir fon bonheur ^que de le connoître. Tous les vrais plaifirs de Thomme font à fa por- tée ; Il n'a que les peines Inféparables de l'Humanité , des peines que celui qui croît s'en délivrer , ne fait qu'échanger contre d'autres plus cruelles (i). Cet état eft le feul néccffalre & le plus utile. Il n'eft malheureux que quand les autres le tyrannifent par leur violence , ou le fédulfent par l'exemple de leurs vices. C'efl: en lui que confifte la véritable prof pérltéd'un pays , la force &la grandeur qu'un peuple tire de lui-même ; qui ne dépend en rien des autres nations , qui ne contraint jamais d'attaquer pour fe fou- tenlr ^ & donne les plus fur s moyens de
(i) L'homme , forti de fa premier fîmpli- cité, devient fi ftupide, qu'il ne fait pas même defîrer. Ses fouhaits, exaucés , le méneroicnt îoLib à la fortune , jamais à la félicité.
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fe défendre. Quand il efl: queftion d'eftî* mer la puiirance publique , le bel-efprit vâfîte les palais du prince , fes ports 5 fes troupes 5 fes arfenaux , fes villes ; le vrai politique parcourt les terres , & va dans la chaumière du laboureur. Le premier voit ce qu'on a fait, ôc le fécond, ce qu on peut faire.
Sur ce principe on s'attache ici , & plus encore à Etange , à contribuer au- tant qu'on peut , à rendre aux payfans leur condition douce , fans jamais leur aider à en for tir. Les plus aifés & les plus pauvres ont également la fureur d'envoyer leurs enfans dans les villes , les uns pour étudier .& devenir un jour des Meilleurs , les autres pour entrer en condition , & décharger leurs parens de leur entretien. Les jeunes gens , de leur coté , aiment fouvent à courir; les filles afpirent à la parure bourgeoife , les gar- çons s'engagent dans un fervice étran- ger ; ils croient valoir mieux en rappor- tant dans leur village , au lieu de fa- mour de la patrie ôc de la liberté , l'air
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à la fois rogue & rempant des foldats mercenaires, & le ridicule mépris d© leur ancien état. On leur montre à tous IWeur^ie ces préjugés, la corruption des enfans , l'abandon des pères , & les rifques continuels de la vie, de la for- tune & des mœurs , où cent périfTent pour un qui réuffit. S'il s'obffinent, on ne favorife point leur fantaifîe infen- fée , on les laifîe courir au vice & à la mifère, & Ton s'applique à dédomma- ger ceux qu'on a perfuadés , des facri- fices qu'ils font à la raifon. On leur ap- prend à honorer leur condition natu- relle , en l'honorant foi-mém© ; on n'a point avec \qs payfans les façons des vil- les , mais on ufe avec eux d'une honnê- te & grave familiarité, qui, maintenant chacun dans fon état, leur apprend pour- tant à faire cas du leur. Il n'y a point de bon payfan qu'on ne porte à fe con- fidérer lui-même, en lui montrant la dif- férence qu'on fait de lui à ces petits par- venus , qui viennent briller un moment dans lei^ village, Ôc ternir leurs parens
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de leur éclat. M. cle Wolmar , de le Baron, quand il eft ici , manquent rare- ment d'affifter aux exercices , aux prix , aux revues du village & des environs. Cette JeuneiTe^ déjà naturellement ar- dente de guerrière , voyant de vieux Of- ficiers fe plaire à fes aiTemble'es, s'en eftime davantage, & prend plus de con- fiance en elle-même. On lui en donne encore plus, en lui montrant des foldats retirés du fervice étranger , en favoir moins qu'elle à tous égards; car, quoi qu'on fafle, jamais cinq fous de paye & la peur dçs coups de canne ne produi- ront une émulation pareille à celle que donnent à un homme libre & fous les ar- mes, la préfence de fes partns , de {qs voifins , de fes amis , de fa maitreffe , & la gloire de fon pays.
La grande maxime de Madame de Wolmar eft donc de ne point favorifer hs changemens de conditions , mais de contribuera rendre heureux chacun dans la fienne, & fur-tout d'empccher que la plus heurcufe de toutes , qui eft celle
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àu villageois dans un état libre , ne fe dépeuple en faveurdes autres.
Je lui faifois, là-deffus, l'objeaion des talens divers que la Nature femble avoir partagés aux hommes, pour leur donner à chacun leur emploi , fans égard à la condition dans laquelle ils font nés. A cela elle me répondit qu'il y avoit deux chofes à confidérer avant le talent , fa- voir les mœurs & la félicité. L'homme, dit-elle , eft un être trop noble pour de- voir fervir Amplement d'inftrument à d-autres,&l'on nedoit point l'employer a ce qui leur convient, fans confulter auffi ce qui lui convient à lui-même; car les hommes ne font pas faits pour les places, mais les places font faites pour eux; & pour diftribuer convenablement les chofes , il ne faut pas tant chercher, dans leur partage , l'emploi auquel cha- çue homme eft le plus propre , que celui qui eft le plus propre à chaque homme pour le rendre bon & heureux, autant qu'il eftpoffible. II n'eft jamais permis de détériorer une âme humaine pour
584 -^^ Af^OUVELLE l'avantage des autres , ni de faire un fcé^ iérat pour le fervice des honnêtes gens. Or, de mille fujets qui fortent du vll^ îage,il n*y en a pas dix qui n^aillent fe per- dre à la ville, ou qui n'en portent les vi- ces plus loin que les gens dont ils les ont appris. Ceux qui réulîiffent & font fortu- ne 5 la font prefque tous par les voies dés- honnêtes qui y mènent. Les malheureux qu elle n'a point favorifés, ne reprennent plus leur ancien état, & fe font mendians ou voleurs, plutôt que de redevenir pay- fans. De ces mille5s'il s'en trouve un feul qui réfifle à l'exemple & feconferve hon^ nête-homme : penfez-vous qu'à tout pren- dre, celui-là pafTe une vie aufîî heureufe qu'il l'eût pafTée à l'abri des paffions vio- lentes, dans la tranquille obfcurité de fa première condition ?
Pour fuivre fon talent, il le faut connoî- tre. Efl-ce une chofe aifée de difcerner toujours les talens des homimes ? & , à l'âge 011 l'on prend un parti, fi l'on a tant de peine à bien connoître ceux des enfans qu'on a le iîjieu;i^ oblervés^ comment un
petit
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patit payfan faura-t-ii de liûrjiiême dif- tinguer les fiens? Rien n'efl: plus équivo- que que les fignes d'inclination qu'on donne dès l'enfance ; refprit imitateur y a fouvent plus de part que le talent ; ils dépendront plutôt d'une rencontre for- tuite que d'un penchant décidé , & le penchant même n'annonce pas toujours la difpofition. Le vrai talent, le vrai gé- nie a une certaine (implicite qui le rend moins inquiet , moins rem^uant , moins prompt à le montrer, qu'un apparent &c faux talent qu'on prend pour véritable, Se qui n'eft qu'une vaine ardeur ds bril- ler, fans moyens pour y réuffir. Tel en- tend un tamibour & veut être Général ; un autre voit bâtir & fe croit Arcfaitede. Guftin mon jardinier prit le goût du def- fîn pour m' avoir vudelîîner ; je l'envoyai apprendre à Laufanne ; il fe croyoitdé";à peintre , & n'eft qu'un jar.'inien L'occa- iîon 5 le defir dv s'avancer décident de 4'écat, qu'on choifir. Ce n cfl: pas afTe? de fentir fon génie , 11 fau: auili vouL^ic s'y livrer. Un princ j ira-î-il fe faire cocher^ ïçmQ llh R
^S6 L A No U V E LL E parce qu'il mène bien fon carroffe ? Un Duc fe fera-t-il cuifinier, parce qu'il in- vente de bons ragoûts ? On n'a des ta- lens que pour s'élever , perfonne n'en a pour defcendre. Penfez-vous que ce foit» là Tordre de la Nature ? Quand chacun connoîtroit fon talent & voudroit le fui- vre 5 combien le pourroient ? combien furmonteroient d'in juftes obftacles ? corn-, bien vaincroient d'indignes concurrens? Celui qui fent fa foiblefTe appelle à fon fecours le manège 5c la brigue , que l'au- tre 5 plus fdr de lui , dédaigne. Ne m'a- vez-vous pas cent fois dit vous-même que tant d'établiffemens en faveur des arts ne font que leur nuire ? En multipliant indit crettement les Sujets^on les confond : le vrai mérite refte étouffé dans la foule , de les honneurs dûs au plus habile font tous pour le plus intriguant. S'il exiftoit une fociété où les emplois & les rangs fufTent exadement mcfurés fur les talens & le mérite perfonnel , chacun pourroit afpi- rer à la place qu'il fauroit le mieux rem- plir; mais il faut fe conduire par des règles plus fures & renoncer au prix des
H É t o i s E. 3Sy lalens , quand le plus vil de tous eft le ieul qui mène à la fortune. ^ Je vous dirai plus , continua-t-elle ; j'ai peine à croire que tant de talens divers doivent être tous développés ; car il fau- Qioit, pour cela, que le nombre de ceux quiles pofTèdentfut exadement propor- tionné auxbefoinsdela fociété, &fi l'on ne kiffoit au travail de la terre que ceux qmontéminemmentle talent de l'agricul- ture, ou qu'on enlevât à ce travail tous ceux qui fontplus propres à un autre , il ne refleroitpas affezde laboureurs pour la cultiver & r.Dus faire vivre. Je penfe - rcis que les talens des hommes font com- me.les vertus ài,s drogues que là Nature nous donnepour guérir nos maux , quoi- que fjnintentionfoitque nousn'enayons pas befoiu. Il y a àts plantes qui nous empoiionnent , des animaux qui nous dévorent, des talens qui nous font perni- cieux. S'il falloit toujours employtr cha - que chofe félon fes principales proprie'- tés , peut-être feroit-on moins de bien que de mal aux liommes. Les peuples
3 38 La No u v elle bons & fimples n'ont pas befoln de tant de talens ; ils fe foutiennent mieux par leur feule (implicite , que les autres par toute leur induftrie. Mais^à meture qu'ils fe corrompent, leurs talens fe dévelop- pent , comme pour fervir de fupplé- mcnt aux vertus qu*ils perdent , & pour forcer les méchans eux-mêmes d'être utiles en dépit d'eux.
Une autre chofe fur laquelle j'avois peine à tomber d'accord avec elle , étoit l'afliftance des mendians. Comme c'eft ici une grande route , il en palTe beau- coup ,& l'on ne refufe l'aumône à aucun. Je lui repréfentai que ce n'étoit pas feu- lement un bien jeté à pure perte , & dont on privoit ainfi le vrai pauvre; mais que cet ufage contribuoit à multiplier les gueux & les vagabonds qui fe plaifent à ce lâche métier , &:, fe rendant à char- ge à la fociété , la privent encore du tra- vail qu'ils y pourroient faire. . Je vois bien , me dit-elle , que vous avez pris dans les grandes villes les ma- ximes dont de complaifans raifonneurs
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aîment à flatter la dureté des riches ; vous en avez même pris les termes. Croyez- vous dégrader un pauvre de fa qualité d'homme , en lui donnant le nom me- prifant de gueux ? CompatifTant comme vous l'êtes^ commuent avez-vous pu vou^^ réfoudre à l'employer ? Renoncez-y , mon ami : ce mot ne va point dans votre bouche ; il efl: plus déshonorant pour l'homme dur qui s'en fert, que pour le malheureux qui le porte. Je ne décide- rai point fi ces détradeurs de Taumône ont tort ou raifon ; ce que je fais , c'eft que mon mari, qui ne cède point en bon- fens à vos philofjphes , & qui m'a fou- vent rapporté tout ce qu'ils difent là-def ■ {us pour étouffer dans le cœur la pitié naturelle & l'exercer à l'infenfibilité , m'a toujours paru m.éprifer ces difeours, & n'a point défapprouvé ma conduite. Son raifonnemienî eft fimple. On fouf- fre 5 dit il , & l'on entretient à grands fraix des multitudes de profefïîcns inuti- Ies5dont plufieurs ne fervent qu'à corrom- pre & gâter les mœurs. A ne regarder
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féuitde mendiant que comme un métier, loin qu'o n en ait rien de pareil à craindre , on n'y trouve que de quoi nourrir en nous les fentimens d'intérêt & G'hum::nité qui devroient unir tous les hommes. Si Ton veut le ccnfidérer par le talent ;, pourquoi nerécompenferois-je pas l'éloquence de ce mendiant qui me remue le cœur & me porte à le fecourir ^ comme je paye un Comédien qui me fait verfer quelques larmes ftériles ? Si Tun me fait aimer les bonnes adîons d'autrui^ l'autre me porte à en faire moi-même ; tout ce qu'on fent à !a tragédie s'oublie à l'inftant qu'on en fort ; mais la mémoire des malheureux qu'on a foulages donne un plaifir qui re- naît {ans ceiTe. Si le grand nombre des mendians eft onéreux à l'État , de com- bien d'autres profelîions qu'on encourage Se qu'on tolère n'en peut-on pas dire au- tant ? C'eftau Souverain de faire en for- te qu'il n'y ait point de mendians : mais, pour les rebuter de leur profelTîon (i) ,
( I ) Nourrir les mendians , c'eR, dirent il-- •.
H i L o ï s E, 5 : t
faut-îl rendre les citoyens inhumains 6c dénaturés ? Pour moi , continua Julie , fans favoir ce que les pauvres font à TE- tat 5 je fais qu'ils font tous mes frères , & que je nepuisfans une inexcufable dure-
former des pépinières de voleurs j ^:y tout an contraire, c'efl empêcher qu'ils ne le devien- nent. Je conviens qu'il ne faut pas encoura2;er' les pauvres à fe faire mendians : mais quand une fois ils le font , il faut les nourrir , de peur q-î'ils ne fe faffent voleurs. Rien n engage tant à changer de profeffion que de ne pouvoir vi- vre dans la fîenne ; or tous ceux qui ont nne fois goiité de ce métier oifeux prennent telk.^ ment le travail en averfion qu'ils aiment mieux voler 8c fe flaire pendie, que de repren- dre l'ufage de leurs bras. \Ji\ liard eft bientoc demandé &refuféi mais vingt liardsauroienc payélefouper d'un pauvre que vingt refus peuvent impatienter. Qui ell-cequi voudroic jamais refufer une fi légère auînoue , s'il fon- geoit qu'elle peut fauver deux hom.mes , \\m du crime &J'autre de la mort ! J'ai lu quel- que part que les mendians font une vermine qui s'attache aux riches. Ileft naturel que les enfans s'arrachent aux pères j mais ces pères opulens & durs les méconnoiffent, ^laiiTent aux pauvres le foin de les nourrir.
3p2 La Nouvelle
té leur refufer le foible fecours qu'ils me demandent. La plupart font des vaga- ' bonds 5 j'en conviens ; mais je connois trop les peines de la vie, pour ignorer par combien de malheurs un honnête-hom- me peut fe trouver réduit à leur fort ; & com.mênt puis-je être fûre que l'inconnu qui vient implorer, au nom de Dieu, mon a!liftance oJniendier un pauvre morceau de pain , n eil pas, peut-être, cet honnête- homme prêt à périr de mifere , 6: que mon refus va réduire au défefpoir ? L'aumône que je fais donner à la porte eft légère. Un demi-crutz (i) & un morceau de pain font ce qu'on ne refufc àperfonne ; on donne une ration double à ceux qui font évidemment eftropiés. S'ils en trouvent autant fur jear route dans chaque maifon aifée , cela fuffit pour • les faire vivre en chemin , & c'eft tout ce qu'on doit au mendiant étranger qui paf- fe. Quand ce ne feroit pas pour eux un fecours réel, c'efl: au moins un témoigna-
( I ) Petite mcnnoie du pays.
M É L O ï s E. 35)3
ge qu'on prend part à leur peine , un adoucilTement à la dureté du refus , une fcrte de falutation qu'on leur rend. Un demi-crutz & un morceau de pain n@ coûtent guères plus à donner, &c font une réponfe plus honnête qu'un. Dieu vous qljijk; comme fi les dons de Dieu n'e'- toient p?s dans la main âes hommes, & qu'il eût d'autres greniers fur la terre ^ que les magazins des riches ! Enfin , quoi qu'on puifie penfer de ces infortu- nés , fi Ton ne doit rien aux gueux qui mendient^au moins fe doit-on àfoi-mêmie de rendre honneur à l'Humanité fouf- frante ou à fon image , & de ne point s'endurcir le caur à l'afped de {qs mi- fer es.
Voilà comment j'en ufe avec ceux qui mendient, pour ainfi dire , lans prétexte & de bonne-foi : à l'égard de ceux qui fe difent ouvriers. & fe plaignent de man- quer d'ouvrage , Il y a toujours Ici pour eux des outils & du travail qui les atten- dent. Par cette méthode , on les aide , on met leur bonne volonté à l'épreuve ^ 6c
5P4 -^ ^ /Vguvelle
les menteurs le favent fi bien , qu'il n-e
s'en prélente plus chez nous.
C'efI: ainfi , Milord, que cette âme an- gélique trouve toujours dans fes vertus de quoi combattre les vaines fubtilités dont les gens cruels pallient leurs vices. Tous ces foins , & d^autres femblables ,. font mis par elle au rang de fes plaifirs , & rempliffent une partie du tems que lui laillent (qs devoirs les plus chéris. Quand, après s'être acquittée de tout ce qu elle doit aux autres , elle fonge enfuite à elle* même ; ce qu'elle fait pouj: fe rendre la vie agréable , peut encore être compté parmi fes vertus : tant fon motif efl: tou- jours louable & honnête , & tant il y a de tempérance & de raifon dans tout ce qu'elle accorde à fes defirs î Elle veut plaire à fon mari , qui aime à la voir con- tente & gaie ; elle veut infpirer à fes en- fans , le goût des innocens plaifirs que la modération. Tordre & la fimplicité font valoir , & qui détournent le cœur dos- paffions impétueufes. Elle s'am.ufe pour ks amufer ^ comme la colombe amollit
H E L o ï s Ë. 3py
dans fon eftomac le grain dont elle veut nourrir fes petits*
Julie a rame & le corps également fenfibles. La même délicateÏÏe règne dans fes fentimens & dans fes organes. Elle étoit faite pour connoître & goûter tous les plaifirs; & long-tems elle naima fî chèrement la vertu même, que comme la plus douce des voluptés. Av^jour- d'hui qu'elle fent en pa c cette volupté fuprême, elle ne fe retufe aucune de celles qui peuvent s'affocier avec celle- là ; mais fa manière de les goûter ref- fembîeà Tauftérité de ceux qui s'y refu- fent ,& fart de jouir eft^ pour elle, celui des privations ; non de ces privations pé- nibles & douloureufes, qui bleifent la Na- ture, & dont fon auteur dédaigne Thom- mage infenfé , mais des privations pafïa- geres & modérées, qui confervent à la raifon fon empire, &, fervant d'affaifon- nementauplaifir, en préviennent le dé- goût & l'abus. Elle prétend que tout ce qui tient aux fens , & n'eft pas néceiTaire à la vie^change de nature , auffi-tôt qu'îT
59(5 La â^ ou r e ll e
Wrne en habitude , qu'il ceiTe d'être iin pîaifir en devenant un befoin, que c't^fl: à la fois une chaîne qu'on fe donne, & une jouilTance dont on fe prive ; & que prévenir toujours les defirs, n'eft pas l'art de les contenter , mais de les éteindre. Tout celui qu'elle emploie adonner du prix aux moindres chofes efl de fe les refufer vingt fois pour en jouir une. Cette ame fimple fe conferve ainfi fon premier reffort ; fon goût ne s'ufe point ; elle n'a jamais befoin de le ranimer par des excès, & je la vois fouvent favourer avec délice un pLifir d'enfent , qui feroit in- £pide à tout autre.
Un objet plus noble qu^elle fe propofe encore en cela , tfl: de refter maitrefTe d'elle-même, d'accoutumer fes parlions à TobéifTance , d<: de plier tous (qs defirs à la règle. C'efl: un nouveau moyen d'être heureufe ; car on ne jouit fans inquiétude que de ce qu'on peut perdre fans peine.; &, fi le vrai bonheur appartient au fage, c'eft parce qu'il eft de tous hs homme.ç •^elui a qui la fortune peut le moïns 6ter>
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Ce qui me paroît le plus (inguller dans fa tempérance , c*eft qu elle la fuit fur les mêmes raifons qui jettent les voluptueux dans l'excès. La vie eft courte , il qû vrai, dit-elle ; c'eft une raifon d'en ufer juf- qu'au bout, & de difpenfer avec art fa durée , afin d'en tirer le meilleur parti qu il eft polTible. Si un jour de fatiété nous ôte un an de jouifTance , c'eft une mauvaife philofophie d'aller toujours jut qu'où le defir nous mène , fans confide- rer fi nous ne ferons point plutôt au bout de nos facultés , que de notre car- rière, & fi notre cœur épuifé ne mourra point avant nous. Je vois que ces vulgai- res Épicuriens , pour ne vouloir jamais perdre une occafion, les perdent toutes; &, toujours ennuyés au fein des plaifirs, n'en favent jamais trouver aucun. Jls prodiguent le tems qu'ils penfent écono- mifer ,'& fe ruinent, comme les avares, pour ne favoir rien perdre à propos. Je me trouve bien de la maxime oppofée, 8c je crois que j'aimerois encore mieux, fur ce point , trop de févérité que de re-
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lâchement. Il m'arrive quelquefois ds rompre une partie de plaifir, par la feule raifon qu'elle m^en fait trop; en la re- ' nouant 5 j^'en jouis deux fois. Cependant^ je m'exerce à conferver fur moi l'empire de ma volonté, & j'aime mieux être taxée de caprice , que de me laifTer do- miner par mes fantaifies.
Voilà fur quel principe on fonde ici les douceurs de la vie , &: les chofes de pur agrémenr. Julie a du penchant à la gourmandife , & dans les foins qu'elle donne à toutes les parties du ménage , la cuifine fur-tout n'eft pas négligée. La ta- ble fe fent de l'abondance générale; mais cette abondance n'efl: point ruineufe ; ily règne une fenfualité fans rafinement ; tous les mets font communs ^ mais excellens dans leurs efpèces ; l'apprêt en efl: fimpîe, & pourtant exquis. Tout ce qui n'eft que d'appareil , tout ce qui tient à l'opi- nion , tous les plats fins & recherchés , dont la rareté fait tout le prix , & qu'il faut nommer pour les trouver bons , en font bannis à jamais; & même dans la dé-
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lIcateiTe & le choix de ceux qu'on fe per- met ^ on s'cibftient journellement de cer- taines cliofes qu'on réferve pour donner à quelques repas un air de fête qui les rend plus agréables, fans être plus dif- pendieux. Que croiriez-vous que font ces: mets fi fobrement ménagés ? Du gibier rare ? du poiiTon de mer }dQs productions étrangères ? Mieux que tout cela. Quel-- que excellent légume du pays^quel qu'un des favoureux herbages qui croiffentdans nos jardins , certains poiiTons du lac ap- prêtés d'une certaine manière , certains laitages de nos montagnes , quelque pâ- tilTerie à l'Allemande , à quoi l'on joint quelque pièce de la chafTe des gens de la maifon ; voilà tout l'extraordinaire qu'on y remarque ; voilà ce qui couvre & orne la table , ce qui excite & con- tente notre appétit les jours de réjouit- fance ; le fervice eft modefte & cham-- pêtre , mais propre & riant : la grâce &: le plaifir y font , la joie & l'appétit l'af- faifonnent» Des furtouts dorés autour def quels on meurt de faim ^ des cryftaux
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pomp3ux chargés de fleurs pour tout def- fert : ne rempliiTent point la piace des mets 5 on n'y fait point l'art de nourrir l'eftomac par les yeux ; mais on y fait celui d'ajouter du charme à la bonne che- re;de mange- beaucoup,ums s'incommo- der ; de s'égayer à boire , fans altérer fa raifon ; de tenir cable long-tems , fans ennui ; & d'en for tir toujours , fans dégoût.
Il y a "au premier étage une petite falle à manger, diiférente de celle où l'on mange ordinairement,laquelle eft au rez- de-chaulîée. Cette falle particulière eft à l'angle de \i maifon , & éclairée de deux .côtés. Elle donne par l'un fur le jardin , au-delà duquel on voit le lac à travers les arbres ; par l'autre , on apperçoit ce grand coteau de vignes qui commence ii'étaler aux yeux les richeffes qu'on y recueillera dans deux mois. Cette pièce ell: petite 5 mais ornée de tout ce qui peut la rendre agréable & riante. C'eft-là que Julie donne fes petits fcilins à fon père , à fon mari , à fa coufine , à moi , à
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elle-même , & quelquefois à (qs enfans. Quand elle ordonne d'y mettre le cou- vert 5 on fait d'avance ce que cela veut dire;.& M.deXv^olmar Tappelle^en riant, le failon d'Apollon; mais ce fallon ne dif- fère pas moins de celuide Luculluspar le choix des Convives , que par celui des n:ets. Les {impies hôtesn'y fontpoint ad- nis; jamais on n'y mange^quand on a des étrangers ; c'efi: i'afyle inviolable de la confiance , de l'amitié , de la liberté, C'eft la fociété des cceurs qui lie en ce lieu celle de la table; elle efi: une forte d'initiation à l'intimité ; & jamais il ne s'yraffemble que des gens qui voudroien.t n'être plus féparés. Mylord, lajféte vous attend , & c'efl: dans cette falle que vous ferez ici votre premier repas.
Je n'eus pas d'abord le même hon- neur. Ce ne fut qu'à mon retour de chez Madame d'Orbe 5 que je fus traité dans le failon d'Apollon. Je n imaginois pas qu'on pût rien ajouter d'obligeant à la réception qu'on m'avoit faite : mais ce fouper me donna d'autres idées. J'y
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trouvai je ne fais quel délicieux mélange de familiarité , de plaifir , d'union , û'ai- fance,que je n'avois point encore éprou-- vé. Je me fentois plus libre, fans qu*on m'eût averti de l'être; il me fembloit que nous nous entendions mieux qu'aupara- vant. L'éloignement des domeftiques m'invitoit à n'avoir plus de rcferve au fond de mon cœur , & c'efl:-là qu'à l'inf- , tance de Julie , je repris l'ufage , quitté depuis tant d'années 5 de boire avec mes hôtes da vin pur à la fin du repas.
Ce fouper m'enchanta^ J'aurois voulu- que tous nos repas fe fuffent paffés de même. Je ne connoiiTois point cette charmante falle , dis-je à Madame de Wolmar ; pourquoi n'y mangez-vous pas toujours ? Voyez , dit-elle , elle eft fi jolie ! ne feroit-ce pas dommage de la gâ- ter ? Cette réponfe me parut trop loin de fon caraélere pour n'y pas foupçonner quelque fens caché. Pourquoi du moins, repris-jcjne raffemblez-vous pas toujours îiutour de vous les mêmes commodité: qu'on trouve ici^^afin de pouvoir éloignei
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VOS domeftiques&caufer plus en liberté? C'eft, me répondit-elle encore, que cela feroit trop agréable , & que l'ennui d'ê- tre toujours à fon aife eft enfin le pire de tous. Il ne m'en fallut pas davantage pour concevoir fon fyftéme, & je jugeai qu'en effet l'art d'affaifonner les plaifirs n'ciL que celui d'en être avare.
Je trouve qu'elle fe met avec plus de foin qu'elle ne faifoit autrefois. La feule vanité qu'on lui ait jamais reprochée étoit de négliger fon ajuftement. L'or- gueilleufe avoit fes raifons , & ne me laifToit point de prétexte pour méconnoî- tre fon empire. Mais elle avoit beau fai- re , l'enchantement étoit trop fort pour me fembler naturel ; je m'opiniâtrois à trouver de l'art dans fa négligence ; elle fe feroit coëfFée d'un fac , que je l'aurois accufée de coquetterie. Elle n'auroit pas m.oins de pouvoir aujourd'hui ; mais elle dédaigne de l'employer, & je dirois qu'elle affede une parure plus recherchée pour ne fembler plus qu^une jolie fem.me il je r/avoLs découvert la caufe de ce nou-
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veau foin. Ty fus trompé les premiers jours ; &, fans fonger qu elle n'étoitpas mife autrement quà mon arrivée, où je n'étois point attendu, j'ofai m'attribuer l'honneur de cette recherche. Je me défi- bufai durant Tabfence de M. de Wolmar. Dès le lendemain^ce n'étoitplus cette élé- gance de la veille dont Toeil ne pouvoit fe lafTer , ni cette (implicite touchante &: voluptueufe qui nVenivroit autrefois. C'é- toit une certaine modeftie qui parle au cœur par les yeux , qui n'infpire que du refpecl, & que la beauté rend plus im- pofante. La dignité d'époufe & de mère régnoit fur tous fes charmes ; ce regard timide & tendre étoit devenu plus gra- ve ; &: Ton eût dit qu un air plus grand & plus noble avoit voilé la douceur de {qs traits. Ce n étoit pas qu il y eût la moindre altération' dans fon maintien, ni dans fes manières ; fon égalité , fa candeur ne connurent jamais les fima- grées. Elle ufoit feulement du talent na- turel aux femmes de changer quelquefois nos fentimens & nos idées par un ajufte-
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ment différent , par une coëffare d'une autre forme , par une robe d'une autre couleur , & d'exercer fur les cœurs l'em- pire du goût, en faifant de rien quelque chofe. Le jour qu'elle attendoit Ton mari de retour , elle retrouva l'art d'animer fes grâces naturelles/ansles couvrir; elle étoit éblouifTante , en fortant de fa toi- lette ; je trouvai qu'elle ne favoit pas moins effacer la plus brillante parure , qu'orner la plus fimple;& je me dis avec dépit , en pénétrant l'objet de fes foins ; en fit-elle jamais autant pour l'amour ?
Ce goût de parure s'étend de la mai- trefTe de la maifon à tout ce qui la com- pofe. Le maître , les enfans , les domef- tiques, les chevaux, les bâtimens, les jar- dins , les meubles , tout eft tenu avec un foin qui marque qu'on n'eft pas au-deflbus de la magnificence, mais qu'on la dédai- gne : ou plutôt, la magnificence y eft en effet , s'il eft vrai qu'elle confifte moin$ dans la richeffe de certaines chofes , quç dans un bel ordre de tout, qui marque îe concert des parties ^ §c lunité d'iuteu-
40(? L A No U V ELL E
tîon de l'ordonnateur (i). Pour moi , je trouve^au moins,que c'efl: une idée plus grande ôc plus noble de voir, dans une mai- son fimple & modefle/an petit nombre de gens heureux d'un bonheur communique de voir régner dans \.v^. palais la difcorde & le trouble; & chacun de ceux qui Tha- bitentjchercherfafoi :une& ion bonheur dans la ruine d'unaiure , & dans le défor- dre général.La maiic 1 1 bien réglée eft une. Se forme un tout agréable à voir : dans le palais, on ne trouve qu un affemblage
(i) Cela me parokinconteftable. Il y a Je la magniticence dans la fymmétne d'un grand Palais i il n'y en h. point dans une foule de maifons confuf^ment entaliées. Il y a de la magnificence dans Tuniforme d'un Régiment en bataille ; il n'y en a point dans le peuple qui le regarde ; quoiqu'il ne s'y trouve peut- être pas un feul homm.e dont Ihabit en par- ticulier ne vaille mieux que celui d'un fol- dat. En un mot, la véritable magnificence n'efl: que Tordre rendu fenfibîe dans le grand ; ce quifaitque, de tous les fpectacles imagi- nables, le plus magnifique eft celui delà Nature.
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confus de divers objets , dont la liaifoii n eft qu'apparente. Au premier coup- d'œiljOn croit voir une fin commune; ea y regardant mieux , on eil bien-tôt dé^ trompé.
A ne confulterque Timpreilionlaplus naturelle, il fembleroit que, pour dédai- gner l'éclat (k le luxe, on a moins befoia de modération que de goût. La fymmé- trie & la régularité plaifent à tous les yeux. L'image du bien-être & de la féli- cité touche le cœur humain qui en efl: avide : mais un vain appareil qui ne fe rapporte ni à l'ordre^ni aubonheur,& n'a pour objet que de frapper les yeux^quelle idée favorable à celui qui l'étalé peut-ii exciter dans l'efprit du fpedateur? L'i- dée du goût ? Le goût ne paroît-il pas cent fois mieux dans les chofes fimples que dans celles qui font offufquées de richefTe. L'idée de la commodité ?Y a-t-il rien de plus incommode que le fafte (i)?
(i) Le bruit des gens d'une maifon trouble jncelTamment le repos du maître j il |ie pe^ç
408 L A No VVE L L E
L'idée de la grandeur ? Ceft précifément le contraire. Quand je vois qu'on a voulu faire un grand palais , je me demande aulîi-tôt pourquoi ce palais n'eft pas plus grand? Pourquoi celui qui a cinquante dcmeftiques n'en a-t-il pas cent ? Cette belle vaiiTelled'argentjpourquoinelVelîe pas d'or > C€t hom.me qui dore fon car- rolîe, pourquoi ne dore-t-il pas ks lam- bris? Si fes lambris font dorés, pourquoi
rien cacher à tant d'Aigus. La foule de fes créanciers lui îait payer cher celle de fes ad- rr:irateurs.Ses appartemcns font fi fuperbcs , qu'il eft forcé de coucher dans un bouge pour erre àfon aife, & fon fînge eft quelquefois mieux logé que lui. S'il veut dîner, il dépend de Ton cuilinier,& jamais de fa faim i s'il veut fortir , il eft à la merci de fes chevaux; mille embarras l'arrêtent dans les rues; il brûle d'ar- river^Sc ne fait plus qu'il a des jambes. Chlcé l'attend , les boues le retiennent , le poids de For de fon habit l'accable , 5(: il ne peut faire vingt pas à pied; mais,s'il perd un rendez- vous avec fa maitreife, il en eft bien dédommagé par les paiTans : chacun remarque fa livrée ^ l'admire , & dit tout haut que c'eft Monfieur
Mn tel,
fon
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ton toit ne Tefl: il pas ? Celui qui voulut bâtir un haute tour faifoit bien de ;la vouloir porter jufqu au ciel ; autrement il eût eu beau Télever , le point où il fc fût arrêté n'eût fervi qu'à donner de plus loin la preuve de fon impuiffance. O homme petit & vain i montre-moi ton pouvoir 5 je te montrerai ta mifere.
Au contraire j un ordre de chofes où rien n'efl: donné à l'opinion , où to^zt a fon utilité réelle & qui fe borne aux vrais bef jins de la nature , n'offre pas feulemen t un fpecSacle approuvé par larailon^mais- qui contente les yeux & le cceur , en ce que l'homme ne s'y voit que fous des rap- ports agréables, comme fe fuffifint à lui- même ; que l'image de fa foibleiTe n'y paroit point , & que ce riant tableau n'excite jamais de réflexions attriftantes. Je défie aucun hom.me fenfé de contem- pler une heure durant Jepalais d'un Prince . ^i le fafle qu'on y voit briller^faiis tomber dans la mélancolie & déplorer le fort de l'Humanité. Mais Tafpeét de cette mai-- fon iS<: de la vie uniforme & fimpie de iq^ Tome ÎIL S
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habitans , répand dans Tâme des fpeda- teurs un charme fecret qui ne fait qu'aug- menter fans cefTe. Un petit nombre de gens doux & paifibles , unis par des be- foins mutuels & par une réciproque bien- veuillance, y concourt par divers foins à vine fin commune : chacun trouvant dans fon état tout ce qu'il faut pour en être content & ne point defirer d'en fortir , on s'y attache comme y devant refter tou- te la vie 5 & la feule ambition qu'un gar- de eft celle d'en bien remplir les de- voirs. Il y a tant de modération dans ceux qui commandent , & tant de zèle dans ceux qui obéiffent que des égaux euiïent pu diftribuer entre eux les mêmes em- plois 5 fans qu'aucun fe fut plaint de fon partage. Ainfi nul n'envie celui d'un au- tre ; nul ne croit pouvoir augmenter fa fortune que par l'augmentation du bien commun ; les maîtres mém^es ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environnent. On ne fauroit qu'a- jouter ni que retrancher ici , parce qu*on n'y trouve que les chofes utiles & qu el-
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Us y font toutes, en forte qu on n'y fou- haite rien de ce qu'on n y voit pas , & qu'il n'y a rien de ce qu'on y voit dont on puiffe dire : pourquoi n'y a-t-il pas davantage ? Ajoutez-y du galon, des ta- bleaux , un luftre , de la dorure , à Tinf- tant vous appauvrirez tout. En voyant tant d'abondance dans le néceffaire , & nulle trace de fuperflu , on eft porté à croire que , s'il n'y eft pas , c'eil qu'on n'a pas voulu qu'il y fdt, & que, fi on le vouloit, il y régneroit avec la même profufion : en voyant continuellement les biens refluer au-dehors par l'afriftan- ce du pauvre , on eft porté à dire : cette maifon ne peut contenir toutes les richelTes. Voilà , ce me femble , la véri« table magnificence.
Cet air d'opulence m'effraya moi-mê- me , quand je fus inftruit de ce qui fer- ' voit à l'entretenir. Vous vous ruinez dis-je à M. & Mde. de V/olmar :il n'elî pas polTible qu'un fi modique revenu fuf- fiie à tant de dépenfec. Us fe mirent à •rire, èc me firent voir que , fans rien re-
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trancher dans leur maifon , il ne tlen- croit qu'à eux d'épargner beaucoup & d'augmenter leur revenu plutôt que de fe ruiner. Notre grand fecret pour être riches , me dirent-ils , eft d*avoir peu d'ar- gent 5 & d'éviter autant qu'il fe peut dans Tufage de nos biens les échanges intermé- diaires entre le produit & l'emploi. Au- cun de ces échanges ne fe fait fans perte, .& ces pertes multipliées réduifent pref- que à rien d'affez grands moyens , com- me à force d'être brocantée , une belle boëte d'or devient un mince colifichet. Le tranfport de nos revenus s'évite en les employant fur le lieu , l'échange s'en évite encore en les confommant en na- ture 5 & dans l'indifpenfable converfion de ce que nous avons de trop en ce qui nous manque , au lieu des ventes 6c des achats pécuniaires qui doublent le préjudice , nous cherchons des échanges réels où la commodité de chaque con- tractant tienne lieu de profit à tous deux. Je conçois , leurdis-je , les avantages de cette méthode j mais elle ne me pa-
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tOit pas fans inconvénient. Outre h^ foins importuns auxquels elle afîujettiti, le profit doit être plus apparent que réel î & ce que vous perdez dans le dé- tail de la régie de vos biens l'emporte probablement fur le gain que feroiexnt avec vous vos Fermiers : car le travail fe fera toujours avec plus d'économie , &: la récolte avec plus de foin par un payflm que par vous. Ceft une erreur, me ré- pondit Wolmar ; le payfan fe foucle moins d'augmenter le produit que d'é- pargner fur les fraîx , parce que les avan- ces lui font plus pénibles que les profits ne lui font utiles ; comme ion objet n eft pas tant de mettre un fonds en valeur que d'y faire peu de dépenfe , s'il s'affÛre un gain aduel , c'eft bien moins en amé- liorant la terre qu'en l'épuifant ; & le mieux qui puifTe arriver eft qu'au-lieu dQ l'épuif^r, il la néglige. Ainfi , pour un peu d'argent comptant recueilli fans em- barras , un propriétaire oifif prépare à lui ou à fes enfans de grandes pertes.
^14 L A No U y E LL E
cie grands travaux, & quelquefois la
ruine de fon patrimoine.
D'ailleurs, pouriuivit M/deWoImar , je ne difconviens pas que je ne faiïe la culture de mes terres à plus grands fraix que ne feroit un fermier ; mais aufli le profit du fermier, c'eftmoi qui lefais, & cette culture étant beaucoup meilleure , le produit efl: beaucoup plus grand ; de forte qu'en dépenfant davantage , je ne lailTe pas de gagner encore. Il y a plus ; cet excès de dépenfe n'eft qu'apparent , &c produit réellement une très-grande économie : car, fi d'autres cultivoieut nos terres , nous ferions oififs ; il faudroit dem.eurcr à h ville , la vie y feroic plus chère ; il nous faudroit des amufemens qui nous coûteroient beaucoup plus que ceux que nous trouvons ici , & nous feroient moins fenfibles. Ces foins que vous appeliez importuns font à la fois nos devoirs & nos plaifirs ; grâce à la prévoyance aveclaquelle on les ordonne, iis ne font Jamais- péril ble^ y ils nous
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tiennent lieu d'une foule de fantaifies ruineufes, dont la vie champêtre prévient ou détruit le goût , & tout ce qui con* tribue à notre bien-être , devient pour nous un amufement.
Jetez les yeux tout autour de vous, ajoutoit ce judicieux père de famille : vous n'y verrez que deschofes utiles, qui ne nous coûtent prefque rien , & nous épargnent mille vaines dépenfes. Les feules denrées du crû couvrent notre ta- ble 5 les feules étoffes du pays compofent prefque nos meubles & nos habits : rien n'efl: méprifé parce qu'il eft commun;rien n'efl: eftimé parce qu'il eft rare. Comme tout ce qui vient de loin eft ftijet à être déguiié ou falfifié, nous nous bornons par déllçatefle^ autant que par modération,au choix de ce qu'il y a de meilleur auprès de nous 5 & dont la qualité n'eft pas iuf- pefle. Nos mets font fimples, mais choi* (is. Il ne manque à notre tablej pour être fomptueufe, que d'être fervie loin d'ici ; car tout y eft bon , tout y feroit rare, & tel gourinand trou veroit les truites du lac
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bien meilleures 5 s'il les mangeolt à Pari?.
La même règle a lieu dans le choix de la parure 5 qui, comme vous voyez , n'eft pas négligée, mais l'élégance y pré- lîde feule, la richefie ne s'y montre ja- mais, encore moins la m^ode. Il y a une grande différence entre le prix que l'opi- nion donne aux chofes , tz celui qu*ellcs ont réellement. Ceft à ce dernier feul que Julie s'attache, & quand il cft quef- tion d'une étoife . elle ne cherche nas tant fi elle eft ancienne ou nouvelle , que fi elle eft bonne & fi elle lui fied. Sou- vent même la nouveauté feule efc pour elle un motif d'excîufion , quand ostte nouveauté donne aux chofes un prix qu elles n'ont pas , ou qu'elles ne fau- roient garder.
Confidérez encore qu'ici l'effet de cha- que chofe vient moins d'elle-même que de fon ufage & de fon accord avec le refte , de forte qu'avec des parties de peu de valeur , Julie a fait un tout d'un grand prix. Le goût aime à créer , à donner feul la valeur aux chofes. Autant la loi
H É L O ï s E. 417
de îa mode eft inconftante & rulneufe , sutant la fîenne eft économe & durable. Ce que le bon goût approuve une fois , eft toujours bien ; s'il eft rarement à 1 mode y en revanche il n'eft jamais ridi- cule ; &3 dans fa modefte {implicite, il tire de la convenance des chofes des règles inaltérables Se fures , qui reftent , quand les modes ne font plus.
Ajoutez enfin que l'abondance du feuF néceflaire ne peut dégénérer en abus ; parce que le néceffaire a fa mefure natu- relle 5 & que les vrais befoins n*ont ja- mais d'excès. On peut mettre la dépenfe de vingt habits en un feul , & manger, en un repas, le revenu d'une année; mais on ne fauroit porter deux habits en même tems, ni dîner deux fois en un jour. Ainfi, l'opinion eft illimitée ^au-lieu que la Na- ture nous, arrête de tous côtés ; & celui qui dans un état médiocre fe borne au bien-être, ne rifque point de fe ruiner.
Voilà , mon cher , continu oit le fage Wolmar , comment avec de l'économie & des foins, on peut fe mettre au-deilus
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4îS La Ivouvelle
de fa fortune. Il ne tiendroit qu'à nous d'augmenter la nôtre, fans changer notre manière de vivre ; car il ne fe fait ici prefque aucune avance qui n'ait un pro- duit pour objet; & tout ce que nous dé- penfons nous rend de quoi dépenfer beaucoup plus.
Hé bien! Milord, rien de tout cela ne paroît au premier coup-d'œil. Par-tout un air de confufion couvre Tordie qui le donne ; il faut du tems pour appercevoir des loix fomptuaires qui mènent à l'ai- fance & au plaifir; & Ton a d'abord peine à. comprendre comment on jouit de ce qu'on épargne. En y réfléchiffant, le con- tentement augmente , parce qu'on voit que la fource en eft intarifTable , & que l'art de goûter le bonheur de la vie , fert encore aie prolonger. Comment fe lalTe- roit-on d'un état fi conforme à la Na- ture > Comment épuiferoit-on fon hérî- tage^enraméliorant tous les jours ^Com- ment ruineroit-on (a fortune, en ne con- fommantque fes revenus? Quandjchaqiie anné-^jOn eft fur de lafalvante^ qui peut
Il É L O ï s El 4î^
troubler la paix de celle qui court? Ici le fruit du labeur paffé foutient Tabondance pré fente ; & le fruit du labeur préfent annonce l'abondance à venir; on jouit à la fois de ce qu'on dépenfe, & de ce qu'on recueille ,& les divers tems fe rifTem- blent pour affermir la fécurité du préfent. Je fuis entré dans tous les détails du ménage , & j'ai par-tout vu régner le mê- me efprit. Toute la broderie & la den- telle fortent du gynécée ; toute L?, toile eft filée dans la baffe-cour, ou par de pau- - vres femmes que Ton nourrit. La laine s'envoie à des manufadures, dont on tire- en échange des draps pour habiller les gens; le vin , l'huile & le pain , fe font dans la maifon ; on a des bois en coupe réglée, autant qu'on en peut confommer; le boucher fe paye en bétail, l'épicier re- çoit du bled pour fes fournitures ; le fa-- laire des ouvriers & des domefliqiies fe prend fur le produit des terres qu'ils font valoir; le loyer desmaifons.de la ville fufïit pour l'ameublement de celles qu'on l)abite ; les rentes fur les fonds publies;
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420 La ?/ ou r elle {burnlfTsnt à Tentretien des maîtres , & au peu de vaiffelle qu'on fe permet; la vente des vins & des bleds qui relient, donne un fonds qu'on laifTe en réferve pour les dépenfes extraordinaires; fonds que la prudence de Julie ne laifTe jamais tarir , &: que fa charité^ laifTe encore moins augmenter. Elle n'accorde aux chofes de pur agrément, que le profit du travail qui fe fait dans fa maifon ; celui do-s terres qu'ils ont dérVichées, celui des arbres qu'ils ont fait planter, %zq. Ainfî, le produite l'emploi fe trouvant toujours corapenfés par la nature des chofes , la balance ne peut être rompue ; & il eft impoilible de fe déranger.
Bien plus, les privations qu'elle s'impo- fe par cette volupté tem.pérante dont j'ai parlé, (ont à la fois de nouveaux moyens de plaifirs ,6c de nouvelles reiTcurces d'é* Gonomie. Par exemple, elle aime beau- couple caffé; chez fa mère elle enprenoit tous les joui*s.Elle en a quitté l'habitude, pour en augmenter le goût ; elle s'eft boroée à n'en prendre que quand elle a
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des hôtes , & dans le fallon d'Apollon , afin d'ajouter cet air de fête à tous les au- tres. C'eft une petite fenfualité qui la flatte plus , qui lui coûte moins , & par laquelle tW^ aiguife & régie à la fois fa gourmandife. Au contraire , elle met à deviner & fatisfaire hs goûts de fon père & de fon mari , une attention fans relâche , une prodigalité' naturelle & pleine de grâce , qui leur fait mieux goû- ter ce qu'elle leur oifre par le plaifir qu elle trouve à le leur offrir. Ils aiment tous deux à prolonger un peu la fin du repas , à la SuilTe : elle ne manque jamais après le fouper , de faire fervir une bou- teille de vin plus délicat, plus vieux que celui de l'ordinaire. Je fus d'abord la dupe des nom^s pompeux qu'on donnoitàces vins , qu'en effet je trouve excellens ; & , les buvant comme étant des lieux dont il^ portoient les noms , je- fis la guerre à Julie d'une infraction fi manifefte à {qs,
maximes;mais elle me rappella, en riant, un paffage de Plutarque , où Flaminius compare les troupes Afiatiques d'Antlo^
422 La N 0 u V h LLt chus, fous mille noms barbares , aux ra- goûts divers fous lefquels un ami kii avoit déguiié la même viande. Il en ell de même , dit-elle, de ces vins étrangers que vous me reprochez. Le rancioje chè- res ,16 malaga, le chalTaigne, le fyracufe dont vous buvez avec tant de plailir , ne font en effet que des vins de Lavaux,di- verfement préparés ,&: vous pouvez voir d'ici le vignoble qui produit toutes ces boilTons lointaines. Si elles font inférieu- res en qualité aux vins fameux dont elles portent les noms , elles n en ont pas les iiiconvéniens , & comme on eft fur de ce qui les compofe , on peut au moins les boire fans rifque. J*ai lieu de croire ^ continua-t-elle , que mon père & mon mari les aiment autant que les vins les. plus rares. Les liens , me dit alors M» de Wolmar , ont pour nous un goût dont manquent tous les autres ; c'eft le plailir qu'elle a pris à les préparer. Ah ! reprit- elle 5 ils feront toujours exquis.
Vous jugez bien qu'au milieu de tant de foins divers , le défœuvrement & l'oi-
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fiveté qui rendent néceffaires la compa- gnie,les vifites &Ies fociétés extérieures, ne trouvent guère ici de place. On fré- quente les voifins , affez pour entretenir un commerce agréable , trop peu pour s'y affujettir.Les hôtes font toujours bien venus ,& ne font jamais defirés. On ne voit précifément qu'autant de monde qu^il faut pour fe conferver le goût de la retraite ; les occupations champêtres tien- nent lieu d'amufemens , & pour qui trou* ve au fein de fa famille une douce focié- té , toutes les autres font bien infipides.. La manière dont on paffe ici le tems , eft trop fîmpîe & trop uniforme pour tenter beaucoup de gens (i) ; mais c'eft par la
( I ) Je crois qu'un de nos beaux-efpnrs voyageant dans ce pays-là , reçu &' careiTé dans cette maifon à Ton pafîage , feroit en- fuite àfesannis une reîatiou bien plaifante de la vie de manans qu'on y mené Au relie. Je vois ;, '.^ar les lettres de Mihdy Catesby , que ce goût n'eft pas particulier à la France , Bc
4.24 La Nouvelle diipofition du cœur de ceux qui Tont adoptée,qu elle leur eftintéreiTante. Avec une âme iaine , peut-on /ennuyer à rem- plir les plus chers ^ les plus ch^.rmans devoirs de l'Humanité , & à (e rendre mutuellement la vie heareufe? Tous les foirs, Julie, contente de ft journée, n'en defire point une différente pjur le len- demain ; & tous les matins elle demande au ciel an jour femblable à celui de la reille:elle fait toujours les mêmes chofes, parce qu'elles font bien , & qu'elle ne connoîtriende mieux à faire. Sans doute, elle jouit ainfi de toute la félicité permife à riiomme. Se plaire dans la durée de ïon état,n'eft-ce pas un figne alTaré qu'on y vit heureux ?
Si l'on voit rarement ici de ces tas de délœuvrés qu'on appelle bonne com- pagnie , tout ce qui s'y raffemble inté- reffe le cœur par quelqu'endroit avan-
que c'eft apparemmçntaufrirufageen Angle- terre de tourner fes hôtes en ridicule, pour piix de leur hofpiralitt?.
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tageux^&rachette quelques ridicules par* mille vertus. De paifibles campagnards , fans monde & fans politelfe , mais bons 5 fîmples 5 honnêtes & contens de leur fort ; d'anciens officiers retirés du fer vice ; des commerçans ennuyés de s'enrichir; de fages mères de famille qui amènent leurs filles à l'école de la modeftie & des bonnes mœurs ; voilà le cortège que Julie aimeàraflembler autour crelle*, Son mari n'efi: pas fâché d'y joindre quelquefois de ces aventuriers corrigés par Tàge & l'expérience , qui , devenus fages à leurs dépens , reviennent fans chagrin cultiver le champ de leur père, qu'ils voudroient n'avoir point quitté. Si quelqu'un récite à table les évènemens de fa vie , ce ne font point les aventures merveilleufes du riche Sindbad racontant, au fein de la molleffe orientale , commuent il a gagné (es tréfors : ce font les relations plus (im- pies de gens fenfés , que les caprices du fort & les injuflices des hommes ont rebu- tés des faux biens vainement pourfui vis, pour leur rendre b goût des véritables.
'^26 La Nouvelle
Croiriez-vous que Tentretien même des payfans a des charmes pour ces âmes élevées 5 avec qui le fage aimeroit à s'inf- truire ?Le judicieux Wolmar trouve dan» la naïveté villageoife des caraâieres plus marqués , plus d'hommes penfans par eux-mêmes, que fous le mafque uniforme des habitans des villes , où chacun fe montre comme font les autres , plutôt que comme il efl: lui-même. La tendre Julie trouve en eux des cœurs fenfibles aux moindres carellcs , tz qui s'cilîment heureux de Tintérêt qu'elle prend à leur bonheur. Leur coeur nileurefprit ne font point façonnés par Tart ; ils n'ont point appris à fe former fur nosmodeles^S: Ton n'a pas peur de trouver en eux l'homime de rhomme^au lieu de celui delaNLiturc
Souvent dans fes tournées M. de Wol- mar rencontre quelque bon vieillard dont le fens & la raifon le frappent , & qu'il fe plaît à faire caufer. Il l'amené à fa femme ; elle lui faitun accueil charmant^ qui marque 5 non lapolitefTe & les airs de fou eut 5 mais la bienveuillance & i'hu-
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manlté de fou caradère. On retient le bon-homme à dîner. Julie le place à côté d'elle, le'fert , le carefTe , lui parle avec intérêt , s'informe de fa famille , de fes affaires 5 ne fourlt point de fon embar- ras, ne donne point une attention gênan- te à fes manières ruftiques , mais le met à fon aife par la facilité des fiennes , &: ne fort point avec lui de ce tendre & touchant refped dû à la vieillefTe infirme qu honore une longue vie paffée fans re- proche. Le Yiôillard enchanté fe livre à Tépanchement de fon cœur; il femble re- prendre un moment la vivacité de fa jeu- neffe. Le vin, bu à la fanté dune jeune Dame , en réchauffe mieux fon fang à demi -glacé. Il fe ranime à parler de fon ancien tems, de fes amours, de fes cam- pagnes , des combats où il s'efl trouvé , du courage de fes compatriotes , de fon retour au pays , de fa femme , de fes en- fans , des travaux champêtres , dQS abus qu'il a rémarqués, des remèdes qu'il imii" gine. Souvent des longs difcours de fon l,^efurtentd'excelîensprécepiesmoraux^
:5.28 La JVouvELLE
ou des leçons d'agriculture ; &, quand il n'y auroit dans les chofes qu'il dit que le plaifir qu'il prend à les dire , Julie en prendroit à les écouter,
ElIepaiTe^après le diner,dans fa cham- bre, & en rapporte un petit préfent de quelque nippe convenable à la femme ou aux filles du vieux bon-homme. Elle lé lui fait offrir par les enfaï1?f-';)& récipro- quement il rend aux enfans quelque don {impie Se de leur goût dont elle Ta fecret - te ment chargé pour eux. Ainfi fe forme de bonne heure l'étroite & douce bien- veuillance qui fait la liaifon des états di- vers. Les enfans s'accoutument àhonorer la vieilleffe , à eftimer la {implicite , Se à diftinguer le mérite dans tous les rangs. Les payfans, voyant leurs vieux pères fêtés dans une maifon refpedable & ad- mis à la table des maîtres, ne fe tiennent point offenfés d'en être exclus ; ils ne s'en prennent point à leur rang , mais à - leur âge ; ils ne difent point , nous fomi- mes trop pauvres ; mais , nous fommes trop jeunes pour être ainli traités j Thon-
H É L O ï s E, 42p
ncur qu'on rend à leurs vieillards & Tef- poir de le partager un jour les confolent d'en être privés , de les excitent à s'en rendre dignes.
Cependant 5 le vieux bon-homnfie, en- core attendri des carelTes qu'il a reçues, revient dans fa chaumière , emprefîe de montrer à fa femme & à fes enfans les dons qu'il leur apporte. Ces bagatelles répandent la joie dans toute une famille qui voit qu'on a daigné s'occuper d'elle. Il leur raconte avec emphafela réception qu'on lui a faite , les mets dont on l'a fervi , les vins dont il a goûté , les dif- cours obligeans qu'on lui a tenus, com^ . bien on s'eft informé d'eux , l'affabilité des maîtres , l'attention des ferviteurs, & généralement ce qui peut donner du prix aux marques d'eftime & de bonté qu'il a reçues; en le racontant, il en jouit une fé- conde fois, & toute la maifon croit jouir ^ufîi des honneurs rendue à fon chefi Tous béniiTent de concert cette famille iUuftre & généreufe qui donne exemple ?iux grands , de refuge aux petits j qui n@
430 La JVou V e lie dédaigne point le pauvre & rend honneur aux cheveux blancs. Voilà Tencens qui plait aux âmes bienfaifantes. S'il efl: dQS bénédidions humaines que le ciel daigne exaucer , ce ne font point celles qu'arra- ' chent la flatterie & la baffeiïe en préfence des gens qu'on loue ; mais celles que dide en fecret un cœur fimple & recon- noifFant au coin d'un foyer rulHque.
Cefl ainiî qu'un fentiment agréable 8: doux peut couvrir de fon charme une vie înfipide à des cœurs indifférens : c'eft ainfi que les foins , les travaux , la retraite peuvent devenir des amufemens par l'art de les diriger. Une âme faine peut don- ner du goût à des occupations commu- nes, comme la fanté du corps fait trou- ver bons les alimens les plus fimples. Tous ces gens ennuyés qu'on amufe avec tant de peine^doivent leur dégoût à leurs vices, & ne perdent le fentiment du plai- fir qu'avec celui du devoir. Pour Julie , il lui eft arrivé précifément le contraire, èc des foins qu'une certaine 1. ngueur d'â- me lui eût laillé négliger autrefois , lui
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"deviennent intérefTans par le motif qui les infpire. Il faudroit être infenfible , pour être toujours fans vivacité. La fienne s eft développée par les mêmes caufes qui la réprimoient autrefois. Son cœur cherchoit la retraite & la folitude pour fe livrer en paix aux afFedions dont il étoit pénétré; maintenant elle a pris une aéliviténouvelle^en formant de nouveaux liens. Elle n'eft point de ces indolentes mères de famille , contentes d'étudier , quand il faut agir ; qui perdent à s'inf- truire des devoirs d'autrui le tems qu'el- les devroient mettre à remplir les leurs. Elle pratique aujourd'hui ce qu'elle ap- prenoit autrefois. Elle n'étudie plus , elle ne lit plus;* elle agit. Comme elle fe lève une heure plus tard quefon mari, ellefe couche aulîî plus tard d'une heure. Cette heure efl: le feul tems qu'elle donne encore à l'étude, & la journée ne lui paroît jamais aflez longue pour tous hs foins dont elle aime à la remplir.
Voilà 5 Milord , ce que j'avois à vous dire fur l'économie de cette maifon , &
43^ La Nouvelle
fur la vie privée des maîtres qui la gou- vernenL Contens de leur fort, ils en jouifTent paifiblement ; contens de leur fortune, ils ne travaillent pas à Taugmcn- ter pour leurs enfans , mais à leur laiffer, avec l'héritage qu'ils ont reçu^des terres en bon état , des domeftiques afFedion- nés , le goût du travail , de Tordre , de la modération , & tout ce qui peut ren- dre douce & charmante à des gens fenfés la jouiffance d'un bien médiocre , auffi ûgement confervéau il fut homiétement acquis.
LETTRE
H É L O ï s E.
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LETTRE XXVI(i%
De Saint-Preux A My Lo R D Edouard,
N'
O u S avons eu des hôtes ces jours derniers. Ils font repartis hier , & nous recommençons entre nous trois une fo- ciétë d'autant plus charm.ante qu'il n'efl rien refté dans le fond des cœurs qu'on veuille fe cacher l'un à l'autre. Quel
( I ) Deux Lettres écrites en diftérens tems roLiloient fur le fujet de celle-ci, ce qui occa- ilonnoit bien des répétitions inutiles. Pour les retrancher, j'ai réuni ces deux Lettres en une feule. Au refte , fans prétendre julliiier l'excef- fîve longueur de pluiîeurs des Lettres dont ce recueil eft compofé j je remarquerai que les Lettres des folitaires font longues & rares ; celles des gens du monde fré- quentes & courtes. Il ne faut qu'obfervcr cette difterence pour en fentir à Tinfiant la raifon.
Toms, Il L T
4^4 -^^ Nouvelle plaifîr je goûte à reprendre un nouvel être qui me rend digne de votre con- fiance ! Je ne reçois pas une marque a eiTime de Julie & de fon mari , que je ne me difeavec une certaine fierté d'âme: enfin j'ôferai me montrer à lui. Cefi par vos foins 5 c'eft fous vos yeux que j'efpere honorer mon état préfent de mes fautes pafTées. Si Tamour éteint jette Tâme dans Tépuifement, Tamour fubjugué lui donne, avec la confciencede fa victoire, une élévation nouvelle, & un attrait plus vif pour tout ce qui eft grand bc beau. Voudroit-on perdre le fruit d'un facrifice qui nous a coûté fi cher? Non, Mylord; je fens qu à votre exemple mon cœur va mettre à profit tous les ardens fenti- mens qu'il a vaincus. Je fens qu'il faut avoir été ce que je fus , pour devenir ce que je veux être.
Après fix jours perdus aux entretiens frivoles des gens indifférens, nous avons pailé aujourd'hui une matinée à TAngloi- le, réunis dans le filence , & goûtant à la fois le plaifir d'être enfemble & k
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douceur du recueillement. Que les déli- ces de cet état font connues de peu de gens ! Je n'ai vu perfonne en France en avoir la moindre idée. La converfa- tion des amis ne tarit jamais , difcnt-ils. Il efl: vrai, la langue fournit un babil fj.» elle aux attachemens médiocres. Mais l'amitié , Mylord , l'amitié ! Sentimert vif&célefte, quels difcours font dignes de toi? Quelle langue ôfe être ton inter- prète ? Jamais ce qu'on dit à fon ami peut-il valoir ce qu'on fent à ks côtés? Mon Dieu ! qu'une main ferrée , qu'un regard animé , qu'une étreinte contre la poitrine 5 que le foupir qui la fuit difent de chofes, & que le premier mot qu'on prononce eft froid après tout cela ! O veillées de Befançon ! Momens confi- crés au filence & recueillis par l'amitié! O Bomfton ! Ame grande, ami fublime l Non , je n'ai point avili ce que tu fis pour moi 5 & ma bouche ne t'en a jamais riea dit.
Il efl fur que cet état de contempla- tion fait un des grands charmes de$
T 2
431$ La Nouvelle
hommes fenfibles. Mais i'ai toujours
trouvé que les importuns empéchoient
de le goûter , & que les amis ont be-
foin d'être fans témoins pour pouvoir
ne fe rien dire à leur aife. On veut
être recueilli , pour ainfi dire , l'un dans
l'autre : les moindres diflradions font dé-
folantcs , la moindre contrainte eft in-
fnpportable. Si quelquefois le cœurporte
un mot à la bouche , il eft fi doux de
pouvoir le prononcer fans gêne ! Il fem-
blequ'onn'ôfepenferlibrementce qu'on
n'ôfe dire de même : il femble que la préfence d'un feul étranger retienne le Sentiment , & comprime des âmes qui s'étendroient fi bien fans lui.
Deux heures fe font ainfi écoulées en- tre nous dans cette immobilité d'extafe , plus douce mille fois que le froid repos desDieux d'Epicure. Après ledéjeuner, les enfans font entrés comme à l'ordinaire dans la chambre de leur mère; mais . u=lieu d'aller enfuite s'enfermer avec eux dans le gynécée félon fa coutume; pour pous dédommager en quelque forte du
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ietns perdu fans nous voir , elle les a faitrefter avec elle ,& nous ne nous fom- rnes point quittés jufqu'au dîner. Hen- riette, qui commence à favoir tenir Tai^ guilie 5 travailloit aiTife devant la Fan- chon qui faifoit de la dentelle , & dont Toreiller pofoit fur le dolîier de fa petite chaife. Les deux garçons feuilletoient fur une table un recueil d*images , dont Taîné expliquoit les fujets au cadet* Quand il fe trompoit , Henriette atten-^ tive, & qui fait le recueil par cœur, avoit foin de le corriger. Souvent , feignanS d'ignorer à quelle eftampe ils étoient ^ elle en tiroit un prétexte de fe lever ^ d'aller Se venir de fa chaife à la table, ôc de la table à fi chaife. Ces promenades ne lui dépîaifoient pas, c: lui attiroient toujours quelque agacerie de la part du petit Mali; quelquefois même il s'y joi- gnoit un baifer , que fa bouche enfan- tine lait mal appliquer encore , mais dont Henriette , déjà plus fivante , hiî épargne volontiers la façon. Pendant ces peiitej leçons 3 qui feprenoicnt&fe dom
4? s La ?/ouvelle noient &ns beaucoup de foin , mais aufTi fans la moindre gène ,16 cadet comptoit furtivement des onchets de buis , qu il avoit cachés fous le livre.
?>ladame de Wolmar brodoit près de la fenêtre vis-à-vis de^ enfans ; nous étions fonmari &moi encore autour de la table à thé 5 lifant la gazette , à laquelle elle prêtoit aifez peu d'attention. Mais à Tar- ticle de la maladie du Roi de France & de l'attachement fingulierde fon peuple, qui n'eut jamais d'égal que celui des Ro- mains pour Germanicus, elle a fait quel- ques réflexions fur le bon naturel de cette nation douce & bienveuillante, que tou- tes haïlTent , k?c qui n'en hait aucune , ajou- tant qu'elle n'envioit du rang iupréme , que le p^aifîr de s'y faire aimer. N'en- viez rien , lui a dit fon mari d'un ton ou il m'eût dûlaiiTer prendre , il y a long- temis que nous fommes tous vos Sujets. A ce mot , ion ouvrage eft tombé de fes mains , elle a tourné la tête, & jeté fur fon digne époux un regard fi touchant , fi tendre 5 que j'en aitréfTailli moi même.
P.r^.^»
La miiiirauiec a i -Ajif/loiTe
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Elle n a rien dit : qu eût-elle dit qui valut ce regard ? Nos yeux fe font auffi rencon- trés. J'ai fenti à la manière dont fon ma- ri m'a ferré la n^ain que la même émo- tion nous gagnoit tous trois , èc que la douce influence de cette âme expanfive agifToit autour d'elle , & triomphoit de l'infenfibilité même.
C'efr dans ces difpofiîions qu'a com- mencé le filence dont je vous parlois; vous pouvez juger qu'il n'étoit pas de froi- deur & d'ennui. Il n'étoit interrompu que par le petit manège des enfans ; encore , aufîi-tôt que nous avons ceffé de parler , ont-ils modéré par imitation leur caquet; comme craignant de troubler le recueille- ment univerfel. C'efl: la petite Sur-inten- dante qui la première s'efl: mife à bai/fer la voix 5 à faire Ggne aux autres , à cou- rir fur la pointe du pied , & leurs jeux font devenus d'autant plus amufans que cette légère contrainte y ajoutoitun nou- vel intérêt. Ce fpedacle , qui fembloit êtr.e mis fous nos yeux pou-r prolonger
T4
440 La Nouvelle
■notre attendrlfTement , a produit fon effet naturel.
Ammutïfcon le lingue , e farlan l'aime,
Qde de chofos fe font dites fans ouvrir la bouche ! Que d'ardens fentimens fe font communiqués fans la froide entre- mife de I.i parole ! Infenfibîement Julie s'elT: laiiTé abforber à celui quidominoit tous les autres. Ses yeux fe font tout-à- fait fixés fur fes trois enfans, & fon cœur, ravi dans unefi-délicieufe extafejanimoit fon charmant vifage de tout ce que la tendreile maternelle eut jamais de plus touchant.
Livrés nous-mêmes à cette double con* templation ^ nous nous lailîions entraîner Wolmar & morà nos rêveries, quand les cnfans , qui les caufoient , les ont fait fi- nir. L'aîïié , qui s'amufoit aux images , voyant que les onchets empêchoient fon frère d'être attentif, a pris le tems qu il les avoit raiïemblés , 3i lui donnant un coup fur la main , les a uilc fauter par la
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cfiambre. Mareellin s'eft mis à pleurer, & fans s'agiter pour le faire taire , Ma-- dame de Yf olmar a dit àFanchon d'em-- porter ks onchets. L'enfant scû tu fur la champ , mais hs onchets n'ont pas moins été emportés , fans qu'il ait recommencé de pleurer, comme je m'y étois attendu. Cette circonfiance , qui n'étoit rien , m'ea a rappelé beaucoup d'autres auxquelles }e n'avois fait nulle attention , & je ne me fouviens pas, en y penfant , d'avoir vu d'enfansà quil'on parlât fi peu, & qui fuifent moins incommodes. îh ne quit- tent prefque jamais leur mère , & à peines s'apperçoit-on qu'ils foient là. Ils font vifs, étourdis, fémillans , comme il con- vient à leur âge ; jamais importuns ni; criards ; & l'on voit qu'ils font difcrets avant de favoir ce que c'eft que difcré- tion. Ce qui m'étonnoit le pl^s dans hs- réflexions ou ce fujet m'a conduit, c'étoir que cela fe fit commua de foi-méme , & qu'avec une fi vive tendrefTe pour f^s'on- fans , Julie fe tourmentât fi peu autour d'eux. En. effet , on ne la voit jamais
442 L A No U V É L L É /empreffer aies faire parler ou taire ^nî à leur {)fe?:<il'^ ou défendre ceci ou cela. Elle ne difpute point avec eux ;. elle ne les contrarie point dans leurs amufe- mens ; on diroit qu*elle fe contente de les voir & de les aimer , & que , quand ils ont pafTé leur journée avec elle , tout fon devoir de mère eft rempli.
Quoique cette palfible tranquillité me parût plus douce à confidérer que Tin- quiette foliicitude des autres mères , je n'en étois pas moins frappé d'une indo - lence qui s*accordoitmaî avec mes idées. J 'aurois voulu qu elle n'eût pas encore été contente avec tant de fujets deTétre :une accivlté fuperPiue fied fi bien à Tam.our maternel ! Tout ce que je voyois de bon dans ks enfans , j'aurois voulu l'attribuer à fes foins ; j'aurols voulu qu'ils duflent moins à la Nuture , & davantage à leur mère ; je leur aurois prefque défi ré des défauts, pour la voir plus emprefTée aies corriger.
Après m*être occupé longtems de ces réflexions en filence, je l'ai rompu pour
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Hé l o ï s e. . . ^4 ks lui communiquer. Je vois , lui ai-je dit, que le ciel récompenfe la vertu des ni ères par le bon naturel dQs enfans : mais ce bon naturel veut être cultivé. Ceft dès leur naiflance que doit commencer leur éducation. Eft-il un tems plus pro- pre à les former , que celui où ils n'ont encore aucune forme à détruire ? Si vous les livrez à eux-mêmes dès leur enfance , à quel âge attendrez - vous d'eux de la docilité ? Quand vous n'au- rez rien à leur apprendre , il faudroit leur apprendre à vous obéir. Vous ap- percevez-vous , a-t-elle répondu, qu'ils medéfobéilTent ? Cela feroit difficile , ai- je dit, quand vous ne leur commandez rien. Elle s'eft mife à fourire en regar- dant fon mari ; & me prenant par la main , elle m'amène dans le cabinet ,où nous pouvions caufer tous trois fans être entendus des enfans.
C'efl-là que m' expliquant à loifir (es maximes , elle m'a fait voir fous cet air de négligence la plus vigilante attention qu'ait jamais donné la tendrefTe m^ater-
T(S
444- -^ ''' /Nouvelle nelle. Long-tems , m'u-t-elîe dit , ]Yi pen- fé comme vous fur les inftruflions pré- roaturées , & durant ma première grof- feffe , effrayée de tous mes devoirs ce des foins que f aurois bientôt à remplir , j'en parlois fouvent à Monfieur de \'7oImar avec inquiétude. Quel meilleur guide pouvois-je prendre en cela qu'un obfer- vateur éclairé , qui joignoit à Tintérêt d'un père, le fang-froid d'un philofophe ?■ Il remplit & paffa mon attente ;il diffipa mes préjugés , de m'apprit à m'aiTurer avec moins dt peine un fucccs beaucoup plus étendu. II me fit fentir que la pre~ miere & plus importante éducation , celle précifément que toutle monde oublie (1)3. ell: de rendre un enÊmt propre à être élevé. Une erreur commune à tousles pa- rens qui fe piquent de lumières , eft de fuppofer les enfans raifonnables dès leur naiflànce^ & de leur parler comme à des-
( r) Locke lui-nïem€,le fage Locke Ta oli- Î^Iiée^tl dit bien plus ce qu'on doit exiger «les enfâos , que ce qiiil faat faire pour Igl^ JseHif. .
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Kommes avant même qu'ils mclient par- ler. La raifon eit rinflrument qu'on penfe employer à les inftruire , au-îieu que* les autres inftrumens doivent fervir à for- mer celui-là;, & que^de toutes les inflruc*- îions propres à Thomme, celle qu'il ac-- quiert le plus tard & le plus diiBcilement efi la raifon même. En leur parlant dès:- îeur bas âge uneîangue qu'ils n'entendent point , on les accoutume à fe payer de- mots, à en payer les autres, à contrôler tout ce qu'on leur, dit , à fe croire auiiî fages que leurs m.aïtres, à devenir difpu- leurs & mutins, & tout ce qu'on penfe- ob tenir d'eux par des motifs raifonna^ bles , on ne Tobtient en effet que par ceux de crainte ou de vanité q^u'on effi toujours for-cé d'y Joindre.
Il n'y a point de patience que ne laûe enfin l'enfant qu'on veut élever ainfi ; 3c voilà commient, ennuyés ,, rebutés, ex- cédés de l'éternelle importunité dont ils- leur ont donné l'habitude eux-mêmes^ les parens ne pouvant plus fupporter î^^ trucas d^s enfans , font forcés de les éloL-
44^^ La Nouvelle gner d'eux en les livrant à àcs maîtres ^ comme fi Ton pouvolt jamais efpéret d'un Précepteur plus de patience & de douceur que n'en peut avoir un père*
La Nature 3 a continué Julie , veut que les enfans foient enfans avant que d'être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre , nous produirons des fruits préco- ces qui n'auront ni maturité ni faveur 5 & ne tarderont pas à fe corrompre; nous aurons de Jeunes doôeurs & de vieux enfans. L'enfance a des manières de voir , de penfer , de fentir qui lui font propres. Rien n'eft moins fenfé que d'y vouloir fubfti tuer les nôtres, & j'aimerois, autant exiger qu'un enfant eût cinq pieds de haut ^ que du jugement à dix ans.
La raifon ne commence à fe former qu au bout de plusieurs années ,& quand le corps a pris une certaine confiftance. L'intention de la Nature eil: donc que le corps fe fortifie avant que Tefprit s'exer- ce. Les enfans font toujours en mou- vement; le repos &. la réflexion font
lî É L O î s 2. 44/7
1 àverfion de leur âge , une vie appli- quée & fédentaire les empêche de croî- tre & de profiter; leur efprit ni leur corps ne peuvent fupporter la contrainte. Sans celTe enfermés dans une chambre avec des llv'fes^ ils perdent toute leur vigueur ; ils deviennent àtWcztS ^ foi- bîes 5 mal-fains , plutôt hébétés que rai- fonnables ; & l'àme fe fent toute la vie du dépériflement du corps.
Quand toutes ces inflrucllons préma- turées profiteroient à leur jugement au- tant qu elles y nuifent , encore y auroit- il un très-grand inconvénient à les leur donner indiftindement, & fans égard à celles qui conviennent par préférence au génie de chaque enfant. Outre la confti- tution commune à Tefpèce, chacun ap- porte^en naiiTant^un tempérament parti- culier qui détermine fon génie & fon caraélère , & qu'il ne s'agit ni de chan- ger 5 ni de contraindre , mais de former & de perfedionner. Tous les caradères font bons & fains en eux-mêmes , félon IVI,de\Yolmar. Il n y a point, dit-il,
44§ L A N o u r E L Lît d*erreurs dans la Nature (i). Tous les vices qu'on impute au naturel, font TefFet des mauvaifes formes qu il a reçues. O ft'y a point de fcélérat dont les penchans ftiieux diriges n euiTent produit de gran- des vertus. Il nY a point d'efpdt faux dont on n eût tiré des taîens utiles, en le prenant d'un certain biais , comme ces figures difformes 3c monilrueufes qu on; rend belles & bien proportionnées , en les mettant à leur point de vue. Tout concourt au bien commun danslefyftê- me univerfel. Tout homme a fa place affignée dans le meilleur ordre des cho- fes ; il s'agit de trouver cette place , & de ne pas pervertir cet ordre. Qu'arrlve-t-il d'une éducation commencée dès le ber- €eau,& toujours fous une même formu- le, fans égard à la prodigieufe diverfité des efprits? Qu'on donne à la plupart des inflruétions nuifibles ou déplacées^ q^a'on les prive de celles qui leur con-
■ (r) Cette doctrine fî vraie me furprenddans M. de "Wolmar; on verra bien- tôt pourquoi.
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vîendroient; qu'on gêne de toutes parts îa Nature ; qu'on efi^ace les grandes quali- tés de l'âme , pour en fubftituer de pe- tites & d'apparentes , qui n'ont aucune re'alité; qu'en exerçant indiftinâement aux mêmes chofes tant de taîens divers ^ on efface les uns par les autres, on les confond tous ; qu'après bien des foins perdus à gâter dans les enfans les vrais dons de laNature^on voit bien-tôt ternir cet éclat paffager & frivole qu'on leur préfère , fans que le naturel étouffé re- vienne jamais ; qu'on perd à la fois ce qu'on a détruit & ce qu'on a fait ; qu'en- fin 5 pour le prix de tant de peines iiidif- crettement prifes , tous ces petits pro- di^cs deviennent des efprits fans force & des hommes fans mérite, uniquement remarquables par leur foibleffe de par leur inutilité.
J'entends ces maximes, ai-ie dit à Ju- lie : mais j'ai peine à les accorder avec vos propres fentimensfurle peu d'avan- tage qu'il y a de développer îe génie 5^ l;js talchs naturels de chaque incividu ,
4>o La A^ouvells foit pour fon propre bonheur, foit pour le vrai bien de la fociété. Ne vaut-il pas infiniment mieux former un parfait mo- dèle de l'homme raifonnable & de Thon- né te-homme; puis rapprocher chaque en- fant de ce modèle par la force de Tédu- cation , en excitant Tun , en retenant l'autre, en réprimant les paillons, en per- fedionnant la raifon , en corrigeant la Nature... Corriger la Nature ! a dit \Yol- mar^en m'interrompantjce moteftbeau; mais avant que de l'employer , il falloit répondre à ce q^ue Julie vient de vous dire.
Une réponfe très-péremptoirè , à ce qu'il me fembloit , étoit de nier le prin- cipe j c'efl ce que j'ai fait. Vous (lippo- fez toujours que cette diverfité d'efprits 8c de génies qui diftingue les individus, eft l'ouvrage de la Nature ; & cela n'ell: rien moins qu'évident. Car enfin , fi les efprits font différens , ils font inégaux , & fi la Nature les a rendu inégaux , c'efl: en douant les uns préférablement aux autres, d'un peu plus de finefle de fens.
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d'étendue de mémoire , ou de capacité d'attention. Or , quant aux fens & à la mémoire 5 il eft prouvé par l'expérience? que leurs divers degrés d'étendue & de perfeélion ne font point la m.efure de l'efprit des hommes ; & quant à la ca- pacité d'attention 5 elle dépend unique- ment de la force des pafîîons qui nous animent ; & il eft encore prouvé que tous les hommes font , par leur nature , fjfceptibles de pafïions affez fortes pour les douer du' degré d'attention auquel efc attachée la fupériorité de l'efprit.
Que fi la diverfité des efprits , au-lieu de venir de la Nature , étoit un effet de l'éducation , e'eft-à-dire , des diverfes idées 5 des divers fentimens qu'excitent en nous^ûès l'enfance, les objets qui nous frappent, les circonftances ou nous nous trouvons , & toutes les impreffions que nous recevons; bien loin d'attendre, pour élever les enfans, que l'on connût le ca- radère de leur efprit , il faudroit au con- traire fe hâter de déterminer convena- blement ce caractère , par une éducation
45*1 La Nourn lle propre à celui qu on veut leur donner'* A cela il m*a répondu que ce n'étoit pas fa méthode de nier ce qu il voyoit, lorfqu il ne pouvoit l'expliquer. Regar- dez , m*a-t-il dit, ces deux chiens qui font dans la cour. Ils font de la même portée ; ils ont été nourris & traités de même ; ils ne fe font jamais quittés : ce- pendant Tun des deux eftvif, gai, ca- tefTant , plein d'intelligence : Tautre lourd , pefant , h?irgneux-; & jamais on n a pu lui rien apprendre. La feule difté- rence des tempéramens a produit en eux celle des caradères ^ comme îa feulo dL^érence de Torganifation intérieure produit en nous celle d(^ efprits ; tout le refte a été fembîable .. . . Semblable l ai-je interrompu ; quelle différence ! Combien de petits objets ont agi fur l'un & non pas fur Tautre ! combien de pe- tites circonftances les ont frappés diver- fement, fans que vous vous en foyez apperçu ! Bon! a-t-il repris, vous voilà raifonnantcomm.elesaftrologues. Quand on leur oppofoit que deux hommes nés
'H É L o i s -E. ^JJ' fous le même afpeâ avoient des fortu- nes fi diverfes , ils rejettoient bien loin cette identité. Ils foutenoient que, vu la rapidité Aqs cieux , il y avoit une dif- tance immenfe du thème de lun de ces hommes à celui de l'autre ; & que , fi Ton eût pu marquer les deux inftans pré^ cis de leur i^iflance, robjedion fe fût tournée en preuve,
Laiflbns, je vous prie , toutes ces fub- tilités, & nous en tenons à Tobfervation. Elle nous apprend qu il y a des carac- tères qui s'annoncent prefque en naif- fant 5 & des enfans qu'on peut étudier fur le fein de leur nourrice. Ceux-là font une clafTe à part , & s'élèvent en commençant de vivre. Mais quant aux autres qui fe développent moins vite , vouloir former leur efprit avant de le connoître , c'efl: s'expofer à gâter le bien que la Nature a fait, & à faire plus mal à fa place, Platon votre maître ne foute- noit-il pas que tout le favoir humain , toute la philofophie ne pouvoit tirer 4'une âme humaine, que ce que la Natur^
:^5'4 -^^ Nouvelle yavoit mis ; comme toutes les opérations chymiques n'ont jamais tiré d'aucun mix- te qu'autant d'or qu'ail en contenoit déjà? Cela n eftvrai ni de nos fentimens ni de nos idées; mais cela eft vrai de nos dif- pofitions à les acquérir. Pour changer un efprit 5 il faudroit changer Torganifation intérieure ; pour changer ua caradère , il faudroit changer le tempérament dont il dépend. Avez- vous jamais ouï dire qu'un emporté foit devenu flegmatique , & qu'un efprit méthodique & froid ait ac- quis de rimagination? Pour moi, je trou- ve qu'il feroit tout aufli aifé de faire un blond, d'un brun, Ô: d'un fot , un homme d'efprit. C'eft donc en vain qu'on pré- tondroit refondre les divers efprits fur un modèle commun. On peut les con- traindre 5 ^ non les changer : on peut empêcher les hommes de fe montrer tels qu'ils font , mais non les faire devenir autres ; & s'ils fe déguifent dans le cours ordinaire de la vie, vous les verrez, dans toutes les occafions importantes, repren- dre leur caradère originel, & s'y livreie
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avec d'autant moins de règle, qu'ils n'en connoifîent plus , en s'y livrant. Encore une fois , il ne s'agit point de changer le caradère & de plier le naturel , mais , au contraire, de le poufTer auffi loin qu'il peut aller, de le cultiver, & d'empêcher qu'il ne de'ge'nere ; car c'eft ainfî qu'un homme devient tdlit ce qu'il peut être, & que l'ouvrage de la Nature s'achève en lui par l'éducation, Or, avant de cultiver le caradère, il faut l'étudier, attendre paifiblement qu'il fe montre , lui fournir les occafîons de fe montrer , & toujours s'abftenir de rien faire, plutôt que d'agir mal-à-propos. A tel génie il faut donner des ailes ; à d'autres , des entraves : lun veut être preiTé , l'autre retenu; l'un veut qu'on le flatte , & l'autre qu'on l'in- timide ; il faudroit tantôt éclairer, tantôt abrutir. Tel homme eft fait pour porter la connoiiTance humaine jufqu'à fon der- nier terme ; à tel autre il ell: même funefte de favoir lire. Attendons la première étincelle de la raifon ; c'efl: elle qui fait fQitirle ç^adère, de lui donne fa vérii
4y^ La No u v elle
table forme ; c eft par elle auffi qu'on le cultive jôcil n'y a point , avant la raifon, de véritable éducation pour l'homme.
Quant aux maximes de Julie, que vous mettez en oppofition , je ne fais ce que vous y voyez de contradidoire : pour moi, je les trouve parfaitement d'accord. Chaque homme apporte, en naiffant, un caradère, un génie, & des talens qui lui font propres. Ceux qui lont deftinés à vivre dans la (implicite champêtre , n'ont pas befoin, pour être heureux, du déve- loppement de leurs facultés ; & leurs ta- lens, enfouis , font comme les mines d'or du Valais, que le bien public ne permet pas qu'on exploite. Mais dans l'état civil, où l'on a moins befoin de bras que de têtes, ac où chacun doit compte à foi- méme & aux autres de tout fon prix, il importe d'apprendre à tirer des hommes tout ce que la Nature leur adonné, à les diriger du côté où ils peuvent aller le plus loin; de fur -tout à nourrir leurs inclinations de tout ce qui peut les ren - dre utiles. Dans le premier cas, on n'a
d'égard
H É t O ï s E. 4,5.7
d'égard qu'àl'efpece , chacun fait ce que font tous lesautresjl'exemple eft lafeule règle , l'habitude eft le feul talent , Se nul n'exerce, de fon âme , que la partie commune à tous. Dans le fécond , on s'applique à l'iadivid*. , à l'homme en ge'néral ; on ajoute en lui tout ce qu'il peut avoir de plus qu'un autre ; on le fuit auffi loin que la Nature le mène ; & Ion en fera le plus grand des hommes , s il a ce qu'il faut pour le devenir. Ces maximes fe contredifent Ci reu , que la pratique en eft la même pour le premier âge. N'inftruifez point l'enfant eu Villa- geois ; car il ne lui convient pas d'être inftruit. N'inftruifez pas l'onrant du Ci- tadin ; car vous ne favez encore quelle mftrudion lui convient. En tout ém de caufe , lailTez former le corps, jufqu'à ce que la raifon commencée poindre ; alors c'eft le moment de la cultiver.
Tout cela me paroîtroit fort bien, ai-je
oit, fi je n'y voyois un inconve'nitrt
qui nuit fort aux avantages que vous
attendez de cette méthode ; c'eftde laliTer
Tome III, y
4^8 La JVou velle prendre aux enfans mille mauvaîfes habi- tudes qu'on ne prévient que par les bon- nes. Voyez ceux qu'on abandonne à eux-mêmes ; ils contractent bientôt tous les défauts 5 dont l'exemple frappe leurs yeux 5 parce que ^et exemple ell: com- mode à fuivre ; &' n'imitent jamais le bien , qui coûte plus à pratiquer. Accou- tumés à tout obtenir , à faire en toute occafion leur indifcrette volonté , ils deviennent mutins , tctus , indompta- bles... Mais , a repris M. de Wolmar ,11 me femble que vous avez remarqué le contraire dans les nôtres , & que c'«ft ce qui a donné lieu à cet entretien. Je l'a- voue , ai-je dit , & c'eft précifément ce qui m'étonne. Qu'a-t-elle fait- pour les rendre dociles ? Comment s'y eft-elle prife ? Qu'a-t-elle fubftitué au joug de la difcipline ? Un joug bien plus inflexible, a-t-il dit à Tinftant ; celui de la nécefli- té : mais en vous détaillant fa conduite, elle vous fera mieux entendre fes vues. Alors il l'a engagée à m'expliquer fa méthodes &, après une courte paufe^
IJ É L O ï s E. 45'p
voici à-peu-près comme elle m'a parié. Heureux les bien-nés , mon aimable ami ! Je ne préfume pas autant de nos foins que M. de Wolmar, Malgré Tes maximes, je doute qu'on puiffe jamais tirer un bon parti d'un mauvais carac- tère 5 & que tout naturel puliTe être tourné à bien ; mais au furplus , convain- cue de la bonté de fa méihode , je tâche d'y conformer en tout ma conduite dans le gouvernement de la famille. Ma première efpérance eft que des médians ne feront pas fortis de mon fein ; la féconde eft d'élever aflez bien les en- fans que Dieu m'a donnés , fous la di- redion de leur père , pour qu'ils aient un jour le bonheur de lui relTembler. J'ai tâché, pour cela, de m'approprier les règles qu'il m'a prefcrites , en leur don- nant un principe moins philosophique & plus convenable à l'amour maternel ; c'eft de voir mes enfans heureux. Ce fut le premier vœu de mon cœur en portant l§ doux nom de mère , & tous hs foins dç mes jours font deftiuçs à l'accomplir*
\ 2
4(5'o La Nouvelle La première fois que je tins mon fils aîné dans mes bras , je fongeai que Ten- fance eft prefque un quart des plus lon- gues vies ; qu'on parvient rarement aux trois autres quarts , & que c eft une bien cruelle prudence de rendre cette pre- mière portion malheureufe , pour alîlirer le bonheur du refte , qui peut-être ne viendra jamais. Je fongeai que , durant la foiblefle du premier âge , la Nature aflii- jettit les enfans de tant de manières , qu il eft barbare d'ajouter à cet affujettif- fement l'empire de nos caprices , en leur otant une liberté fi bornée , & dont ils peuvent fi peu abufer. Je réfolus d'épar- gner au mien toute contrainte autant qu'il feroit pollible , de lui lailfer tout l'ufage de fes petites forces , & de ne gêner en lui nul des mouvemens de la nature. J'ai déjà gagné à cela deux grands a"\^ntages ; l'un 3 d'écarter de fon âme naiffante le menfonge , la vanité , la co- lère 5 l'envie , en un mot tous les vices qui naiffent de l'efclavage , & qu'on eft contraint de fomenter dans les enfans 3
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pour obtenir d'eux ce qu'on en exige : l'autre , de laifTer fortifier librement fon corps par l'exercice continuel que Tinf- tind lui demande. Accoutumé^tout com- me les payfans , à courir tête nue au fo- ieil , au froid , à s'eiïbuffler , à fe mètre en fueur , il s'endurcit comme eux aux injures de l'air , & fe rend plus robufte , en vivant plus content. C'eft le cas de fonger à l'âge d'homme ,& aux accidens de l'Humanité. Je vous l'ai déjà dit ; je crains cette pufillanimité meurtrière , qui, à force de délicatefle & de foins, affoiblit , efféminé un enfant , le tour- mente par une éternelle contrainte , l'em chaîne par mille vaines précautions , en- fin l'expofe pour toute fa vie aux périls inévitables dont elle veut le préferverurt moment, &, pour lui fauver quelques rhumes dans fon enfance , lui prépare deloin^des fluxions de poitrine,des pleu- réfies , des coups de foleil , & la mort, étant grand.
Ce qui donne aux enfans , livrés à eux* mêmes , la plupart des défauts dont vous
4(^2 La Nouvelle
parliez , c efl: lorfque , ir^n contens de faire leur propre volonté , ils la font en- core faire aux autres , & cela , par Tin- fenfée indulgence des mères , à qui Ton ne complaît qu'en fervant toutes les fan- taifies de leurs enfans. Mon ami , je me flatte que vous n'avez rien vu dans les miens qui fentît l'empire & l'autorité , même avec le dernier domeftique , & que vous ne m'avez pas vu , non plus , applaudir en fecret aux faulTes complai- fancês qu'on ?. pour eux. C'efl: ici que je crois fuivre une route nouvelle & fure , pour rendre à la fois un enfant libre , paifible , careffant , docile : & cela par un m.oyen fort fîmple ; c'efl: de le con- vaincre qu'il n'eft qu'un enfant,
A confîdérer l'enfance en elle-même, y a-t-il au monde un être plus foible , plus miférable , plus à la merci de tout ce qui l'environne , qui ait fî grand be- foin de pitié , d'amour , de protection qu'un enfant ? Ne femble-t-il pas que c'efl pour cela que les premières voix qui lui font fuggérées par la Nature , font
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les cris & les plaintes ; qu'elle lui a don- né une figure G. douce , & un air fi tou-
, chant , afin que tout ce qui l'approche s'intérefTe à fa foiblefre,& s'emprefTe à le fecourirPQu'y a-t il donc de plus cho- quant , de plus contraire à Tordre , que de voir un enfant impérieux & mutin , commander à tout ce qui Tentoure^pren- dre impunément un ton de maître avec ceux qui n'ont qu à l'abandonner pour le faire périr ; & d'aveugles parens approu- vant cette audace, l'exercer à devenir le tyran de fa nourrice , en attendant qu'il devienne le leur ?
Quant à moi, je n'ai rien épargné pour éloigner de mon fils la dangereufe image de l'empire & de la fervitude , & pour
■- ne jamais lui donner lieu de penfer qu'il fût plutôt fervi par devoir que par pitié. Ce point eft , peut-être , le plus difficile &le plus important de toute l'éducation; & c'eft un détail qui ne finiroit point , que celui de toutes les précautions qu'il m'a fallu prendre , pour prévenir en lui cet inftinâ: fi prompt à diftinguer les fer-
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vices mercénrâres des domeftiques , de la tendreffe des foins maternels.
L'un des principaux moyens que j'aie employés, a été, comme je vous l'ai dit, de le bien convaincre de rimpoflibilité où le tient fon âge de vivre fans notre alTilbnce. Après quoi , je ii'ai pas eu peine à lui montrer que tous les fecours qu'on efl: forcé de recevoir d'autrui5(ont à^s ades de dépendance ; que les do- meftiques ont une véritable fupériorité fur lui , en ce qu'il ne fauroit fe pafTer d'eux, tandis qu'il ne leur efl bon à rien ; de forte que , bien loin de tirer vanité de leurs fervices , il les reçoit avec une forte d'humiliation , comme un témoi- gnage de fa foiblefle , & il afpire ardem- ment au temps où il fera afîez grand & aflez fort pour avoir l'honneur de fe fer- vir lui-même.
Ces idées , ai-je dit , feroîent difficiles à établir dans des maifons où le père & la mère fe font fervir comme des enfans : mais dans celle-ci , où chacun , à com- mencer par vous , a fes fondions à rerr\-
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plîr, & où le rapport des valets aux maîtres n'eft qu'un échange perpétuel de fervices & de foins , je ne crois pas cet établiiTement impoffible. Cependant iî me refte à concevoir comment des en- fans accoutumés avoir prévenir leurs be- foins n étendent pas ôe droit à leurs fan- taifies , ou comment ils ne fouffrent pas quelquefois de l'humeur d'un domeftique qui traitera de fantaifie un véritable be- foin.
Mon ami , a repris ?vladamt; de Wol- mar , une mère peu éclairée fe fait àQS monftres de tout. Lqs vrais befoins font très-bornés dans Us enfans comme dans Iqs hommes , & Ton doit plus regarder à la durée du bie^.-étre , qu'au bien-être d'un feuî moment. Penfez-vous qu'un enfant qui n'eft point gêné , puiffa aiïez fouffrir de l'humeur de fa gouvernante fous les yeux d'une mère , pour en être incommodé? Vous fuppofezdesmconvé- niens qui naijflent d^s vices déjà contrac- tés , fans fonger que tous mes foins ont été d'empêcher ces vices de naître. Na-
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turellement ^.qs femmes aiment les en- fans. La méfintelligence ne s'élève entre eux que quand Tun veut afTujettir l'autre à (ts caprices. Or cela ne peut arriver ici 5 ni fur Tenfant , dont on n'exige rien ; ni fur la gouvernante , à qui Tenfant n'a rien à commander. J'ai fuivi en cela tout le contre-pied des autres mères , qui font femblant de vouloir que l'enfant obéilTe au dom.eftique , & veulent en effet que le domeftique obéiffe à l'enfant. Perfonne ici ne com- mande ni n'obéit. Mais l'enfant n'obtient jamais de ceux qui l'approchent qu'autant de complaifance qu'il en a pour eux. Par- là, fentant qu'il n'a fur tout ce qui l'en- vironne d'autre autorité que celle de la bienveuillance,il fe rend docile & com- plaifant ; en cherchant à s'attacher les cœurs des autres , le fîen s'attache à eux à fon tour; car on aime , en fe faifant aimer; c eft rinfalllible effet de Tamour-propre ; &, de cette affedion réciproque, née de l'égalité, refultent fans effort les bonnes qualités qu'on prêche fans ceffe à tous les
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enfans , fans jamais en obtenir aucune. J'ai penfé que la partie la plus eiTen- tîelle de Téducation d'un enfant , celle dont il n'efî: jamais queftion dans les édu- cations les plus foignées^c'eft de lui bien faire fentir fa mifere , fa faibl elTe, fa dé- pendance 5 & 5 comme vous a dit mon mari , le pefant joug de la néceffité que la Nature impole à l'homme; & cela, non-feulement afin qu'il foit fenfible à ce qu'on fait pour lui alléger ce joug , mais fur -tout afin qu'il connoiffe de bonne heure en quel rang l'a placé la Provi- dence, qu'il ne s'élève point au-deiTus de fa portée , & que rien d'humain ne lui femble étranger à lui.
Induits dès leur naifTance par la mol- lelîe dans laquelle ils font nourris, parles égards que tout le monde a pour eux, par la facilité d'obtenir tout ce qu'ils dé- firent 5 à penfer que tout doit céder à leurs fantaifies , les jeunes gens entrent dans le monde avec cet impertinent pré- jugé, &: fouvent ils ne s'en corrigent qu'à force d'humiliations, d'aflronts & de
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4^8 La No u velle déplaifirs ; or je voudrois bien fauver à mon fils cette féconde & mortifiante édu- cation, en lui donnant par la première une plus jufte opinion des chofes. J'avois d'a- bord réfolu de lui accorder tout ce qu il demanderoit , perfuadée que les pre- miers mouvemens de la Nature font tou- jours bons & falutaires. Mais je n'ai pas tardé 'de connoître qu'en fe faifant un droit d'être obéis, les enfans fortoient de Tétat de Nature prefque en naiffant , & contradoient nos vices par notre exem- ple, les leurs par notre indifcrétion. J'ai vu que 5 fi je voulois contenter toutes fes fantaifies , elles croîtroient avec ma complaifance ; qu'il y auroit toujours un point où il faudroit s'arrêter , & oii le refus lui deviendroit d'autant plus fen- fible qu'il y feroit moins accoutumé. Ne pouvant donc , en attendant la rai- fon , lui fauver tout chagrin, j'ai préféré le moindre &: le plutôt paiTé. Pour qu\m refus lui fat moins cruel, je l'ai plié d'abord au refus ; & pour lui épargner de longs déplaifirs, des lamentations ^
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des mutineries , j'ai rendu tout refus ir- révocable. Il eft vrai que fen fais le moins que je puis, 3c que j'y regarde à deux fois, avant que d'en venir là. Tout ce qu on lui accorde eft accordé fans condition dès la première demande, & Ton eft très -indulgent là-deffus : mais i! n'obtient jamais rien par importunité y les pleurs & les flatteries font également inutiles. Il en eft fi convaincu qu'il a ceiTé de hs employer ; du premier mot il prend fon parti , & ne fe tourmente pas plus de voir fermer un cornet de bon- bons qull voudroit manger, qu'envoler un oifeau qu'il voudroit tenir ; car il fent la même impoffibilité d'avoir \\m & l'autre. Il ne voit rien dans ce qu'on lui ôte ; finon qu'il ne l'a pu garder ; ni dans ce qu'on lui refufe , finon qu'il n'a pu l'obtenir , & loin de battre la table contre laquelle il fe blefTe , il ne battroit pas la perfonne qui lui réfifte. Dans tout ce qui le chagrine , il fent l'empire de la néceffité , l'effet de fa propre foibleffe ^ jamais l'ouvrage du mauvais vouloir d'au-
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trui. . . . Un moment ! dit-elle un peu vî» vement , voyant que j'allois répondre; je prelTens votre objedion; j'y vais venir à rinftant.
Ce qui nourrit les criailleries des en- fans 5 c'cft l'attention qu'on y fait , foit pour leur céder ^ foit pour les contrarier. Il ne leur faut quelquefois pour pleurer tout un jour, que s'appercevoir qu'on ne veut pas qu'ils pleurent. Qu'on les flatte on qu'on les menace , les moyens qu'on prend pour les faire taire font tous per- nicieux 5 & prefque toujours fans effet. Tant qu'on s'occupe de leurs pleurs , c'eft une raifon pour eux de les conti- nuer ; mais ils s'en corrigent bientôt , quand ils voient qu'on n'y prend pas garde ; car , grands & petits , nul n'aime à prendre une peine inutile. Voilà pré«* cifément ce qui efl: arrivé à mon aîné. C'étoit d'abord un petit criard qui étour- dilToit tout le monde , & vous êtes té- moin qu'on ne l'entend pas plus à pré- fent dans la maifon que s'il n'y avoit point d'enfant. Il pleure, quand il fouifre^
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c'eft la voix de la Nature , qu il ne faut jamais contraindre ; mais il fe tait à Finftant qu'il ne foufFre plus. Aulîi fais- je une très-grande attention à (es pleurs , bien fûre qu'il n en verfe jamais en vain. Je gagne à cela de favoir , à point nommé, quand il fent de la douleur , & quand il n^en fent pas ; quand il fe porte bien , & quand il efl: malade ; avantage qu on perd avec ceux qui pleurent par fantal- fie 5 Se feulement pour fe faire appaifer. Au refte , j'avoue que ce point n'eft pas facile à obtenir des nourrices & des gou- vernantes : car 5 commue rien n'eft plus en- nuyeux que d'entendre toujours lamenter un enfant , & que ces bonnes femmes ne voient jamais que rinftantpréfent, elles ne fongent pas qu a faire taire l'enfant aujourd'hui , il en pleurera demain da- vantage. Le pis eft que lobftination qu'il contrade , tire à conféquence dans un âgç avancé, La même caufc qui le rend criard à trois ans , le rend mutin à dou- ze , querelleur à vingt , impérieux à trente , ôc infupportable toute fa vie.
^72 La N'oit V elle
Je viens maintenant à vous , me dît- elle enfouriant. Dans tout ce qu'on ac- corde aux enfans , ils voient aifément le defir de leur complaire ; dans tout ce qu'on en exige ou qu'on leur refufe , ils doivent fuppofer des raifons fans les de- mander. C'eft un autre avantage qu'on' gagne à ufer avec eux d'autorité plutôt que de perfuafion dans les occafîons né- celTaires : car comme il n'efl: pas poffible qu'ils n'apperçoivent quelquefois la rai- fon qu'on a d'en ufer ainfi , il efl naturel qu'ils la fuppofent encore , quand ils font hors d'état de la voir. Au contraire , ihs. qu'on a foumis quelque chofeà leur juge- ment 5 ils prétendent juger de tout, ils deviennent fophiftes , fubtils , de mau- vaife foi , féconds en chicanes , cher- chant toujours à réduire aufilence ceux' qui ont la foiblefTe de s^expofer à leurs petites lumières. Quand on ^fl: contraint de leur rendre compte des chofes qu'ils ne font point en état d^entendre , ils attribuent au caprice la conduite la plus prudente ^ fi-tôt qu'elle eft au-deffus de
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leur portée. En un mot , le feul moyen de les rendre dociles à la raifon n'eft pas de raifonner avec eux; mais de les bien convaincre que la raifon eft au-deiTus de leur âge : car alors ils la fuppofent du côte' où elle doit être , à moins qu'on ne leur donne un jufte fujetde penfer autre- ment. Ils favent bien qu'on ne veut pas les tourmenter, quand ils font fûrs qu'on les aime , & les enfans fe trompent rare- ment là-defFus. Quand donc je refufe quelque chofe aux miens Je n'argumen- te point avec eux , je ne leur dis point pourquoi je ne veux pas , mais je fais en forte qu'ils le voyent , autant qu'il eft poiîîble, & quelquefois après coup. De cette manière ils s'accoutument à com- prendre que jamais je ne les refufe fans en avoir une bonne raifon , quoiqu'ils ne l'apperçoivent pas toujours.
Fondée fur le même principe , je ne fouffrirai pas , non plus , que mes enfans fe mêlent dans la converfation des gens raifonnables ,& s'imaginent fottement y tenir leur rang comme les autres, quand
474 La No u r e ll^. on y foufFre leuï babil îndifcret. Je veux qu'ils répondent modeftement & en peu de mots , quand on les interroge; fans ja* mais parler de leur chef , & fur-tout fans qu'ils s'ingèrent à queftionner hors de propos les gens plus ?igés qu'eux , aux- quels ils doivent du refped:.
En vérité , Julie , dis-je en l'interrom- pant 5 voilà bien de la rigueur pour une mère auilî tendre ! Pythagore n'étoitpas plus févère à fes difciples que vous l'êtes aux vôtres. Non-feulement vous ne les traitez pas en hommes , mais on diroit que vous craignez de les voir cefTer trop tôt d'être enfans. Quel moyen plus agréa- ble & plus fur peuvent-ils avoir de s'inf- truire , que d'interroger fur les chofes qu'ils ignorent , les gens plus éclairés qu'eux ? Que penferoient de vos matâ- mes les Dames de Paris , qui trouvent que leurs enfans ne jafent jamais aflez tôt 5 ni affez long-tems , & qui jugent de l'efprit qu'ils auront étant grands , par les fottifes qu'ils débitent étant jeunes ? Wolmar me dira que cela peut être bon
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dans un pays où le premier mérite eft de bien babiller , & où Ton eft difpenfé de penfer^ pourvu qu on parle. Mais vous , qui voulez faire à vos enfans un fort fi doux 5 comment accorderez-vous tant de bonheur avec tant de contrainte ^ & que devient , parmi toute cette gêne , la liber- té que vous prétendez leur laiffer ?
Quoi donc ! a-t-elle repris à Tinftant y eft-ce gêner leur liberté que de les empê- cher d*attenter à la nôtre , & ne fauroient- îls être heureux , à moins que toute une compagnie en filence n'^admire leurs pué- rilités ? Empêchons leur vanité de naî- tre , ou du moins arrêtons-en les progrès ; c^eft-là vraiment travailler à leur félicité: car la vanité de l'homme eft la fource de fes plus grandes peines ; & il n'y a perfonne de fi parfait 5c de fi fêté , à qui elle ne donne encore plus de chagrins que de plaifirs ( i ).
( I } Si jamais la vanité fît quelque heureux fur la terre , à coup fur cet heureux-là n'etoit qu un fot.
47<^ La Nouvelle
Que peutpenferun enfant de luî-me-^ me , quand il voit autour de lui toutua cercle de gens fenfés l'écouter , Tagacer, Tadmirer, attendre avec un lâche em- preffement les oracles qui fortent de fa bouc he , & fe récrier avec des retentifTe- mens de joie à chaque impertinence qu il dit ? La tête d'un homme auroit bien de la peine à tenir à tous ces faux
apphudiiTemens; jugez dece que devien- dra la fienne ! Il en eft du babil àts enfans comme des prédictions des Almanachs, Ce feroit un prodige fi , fur tant de vaincs paroles , le hazard ne fourniffoit jamais une rencontre heureufe.Imaginez ce que font alors \qs exclamations de la flatterie fur une pauvre mère déjà trop abufée par fon propiecœur , & fur un enfant qui ne f?it ce qu'il dit & fe voit célébrer ! Ne penfez pas que , pour démêler Terreur , je m'en garantiiïe. Non ; je vois la faute , 6c j'y tombe. Mais fi j'admire les répar- ties de mon fils , au moins je \qs admire en fecret ; il n'apprend point , en me les voyant applaudir , à devenir babillard
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& vaîn ; & les flatteurs , en me ks faifant répéter, n'ont pas le plaifo de rire dQ ma foiblelTe.
Un jour qu il nous étoit venu du mon- de,étant allée donner quelques ordres, je vis en rentrant quatre ou cinq grands ni- gauds occupés à jouer avec lui , Se s'ap- prétant à me raconter d'un air d'empha- fe, je ne fais combien de gentilleffes qu'ils venoient d'entendre , & dont ils fem- bloient tout émerveillés. Meffieurs, leur dis-je affez froidement, je ne doute pas que vous ne fâchiez faire dire à des ma- rionnettes de fort jolies chofes : mais j'ef- père qu'un jour mes enfans feront hom- mes , qu'ils agiront & parleront d'eux- mêmes , & alors j'apprendrai toujours dans la joie de mon cœur tout ce qu'ils auront dit & fait de bien. Depuis qu'on a vu que cette manière de me faire fa cour ne prenoit pas, on joue avec mes enfans comme avec des enfans , non comme avec Polichinel; il ne leur vient plus de compère , & ils en valent fenfi-
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bîement mieux , depuis qu'on ne les ad- mire plus.
A l'e'gard des queffions, on ne les leur défend pas indiftindement. Je luis la première à leur dire de demander douce- ment enparticulier^à leur père ou à moi, tout ce qu ils ont befoin de favoir. Mais je ne fouffre pas qu ils coupent un entre- tien férieux pour occuper tout le monde de la première impertinence qui leur paffe par la tête. L'art d'interroger n'eft pas fi facile qu'on penfe. C'eft bien plus l'art des maîtres que des difciples; il faut avoir déjà beaucoup apprisdechofespour favoir demander ce qu'on ne fait pas. Le favant fait &: s'enquiert, dit un prover- be Lidien; mais l'ignorant ne fait pas même de quoi s'enquérir (i). Faute de cette fcience préliminaire , les enfans en liberté ne font prefque jamais que des queftions ineptes qui ne fervent à rien ,
(i) Ce proverbe eft tiré de Chardin, tom.f, p. 170. ia-îz*
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ou profondes & fcabreufes, dont la folu- tion pafle leur portée ; Se , puifqu'il ne faut pas qu ils fâchent tout , il importe qu'ils n'aient pas le droit de tout deman- der. Voilà pourquoi ;, généralement par- lant y ils s'inftriiifent mieux par les inter- rogations qu'on leur fait que par celles <ju'ils font eux-mêmes.
Quand cette méthode leur feroît aufîî utile qu'on croit , la première & la plus importante fcience qui leur convient n'eft-elle pas d'être difcrets & modef- tes , & y en a-t-il quelque autre qu'ils doivent apprendre au préjudice de celle- là? Que produit donc, dans Iqs enfans, cette émancipation de parole avant l'âge de parler, & ce droit de foumettre effrontément les hommes à leur inter- rogatoire? De petits queftionneurs babil- lards , qui queftionnent moins pour s'inf- truire que pour importuner, pour occu- per d'eux tout le monde, & qui prennent encore plus de goût à ce babil par l'em- barras ou ils s*apperçoivent que jettent
'4§o La N ou V elle
quelquefois leurs queftions indifcrettes ; en forte que chacun eft inquiet aufli-tôt qu'ils ouvrent la bouche. Ce n'eft pas tant un moyen de les inftruire que de les ren- dre étourdis & vains ; inconvénient plus grand , à mon avis , que l'avantage qu'ils acquièrent par-là n'eft utile ; car par de- grés l'ignorance diminue , mais la vanité ne fait jamais qu'augmenter.
Le pis qui pût arriver de cette réferve trop prolongée^feroitque mon fils en âge de raifon eût la converiation moins légè- re 5 le propos moins vif & moins abon- dant; &5 en confidérant combien cette habitude de paffer fa vie à dire des riens rétrécit l'efprit , je regarderois plutôt cette heureufe ftérilité comme un bien que comme un mal. Les gens oififs , tou- jours ennuyés d'eux-mêmes, s'efforcent de donner un grand prix à l'art de les amufer 5 & l'on diroit que le favoir-vivre confifte à ne dire que de vaines paroles, comme à ne faire que des dons inutiles : mais la fcciété humaine a un objet plus noble 5 & fes vrais plaiCrs ont plus de
folidité.
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folldlté. L'organe de la vérité, le plus digne organe de Thomme , le feul dont Tufage le diflingue é.Qs anittsaux , ne lui a point été donné pour n'en pas tirer un meilleur parti qu'ils ne font de leurs eris. Ilfe dégrade a u-delTous d'eux, quand il parle pour ne rien dire; & l'homme doit être homme jufques dans fes délaffemens. S'il y a de la politefle à étouicir tout le monde d'un vain caquet, j'en trouve une bien plus véritable à laifler parler les au- tres par préférence , à faire plus grand ca* de ce qu'ils difent, que de ce qu'en diroit foi-même , & à m.ontrer qu'on les eflimqi trop pour croire les amufer par à.Qs niai- feries. Le bon ufage du monde, celui qui nous y fait le plus rechercher & ché- rir , n'eft pas tant d'y briller que d'y faire briller les autres , & de mettre, à force de modeftie, leur orgueil plus en liberté. Ne craignons pas qu'un homme d'efprit , qui ne s'eL^iert de parler , que par retenue & Jifcrétion , pilfTe jamaîs pafTer pour un fot. Dans :^\d':^t: pays que ce puLTe être, il n'eft pas pc.iiUô TomcIIL X
^82 La Nouv e l ts qu'on juge un homme fur ce qull n'a pas dit 5 & qu'on îe méprife pour s'être tû. Au contraire , on remarque, en géné- ral, que les gens filencieux en impofent, qu'on s'écoute devant eux , & qu'on leur donne beaucoup d'attention , quand ils parlent ; ce qui , leur laifTant le choix des occafions , & faifant qu'on ne perd rien de ce qu ils difent , met tout l'a- vantage de leur côté. Il eft fi difficile à l'homme îe plus fage de garder toute fa préfence d'efprit , dans un long flux de paroles, il eft fi rare qu il ne lui échappe des chofes dont il fe repent à loifir , qu'il aime mieux retenir le bon , que de riCn quer le mauvais. Enfin, quand ce n'eft pas faute d'efprit qu il fe taît , s'il ne parle pas , quelque difcret qu'il puifïe être , le tort en eft à ceux qui font avec lui.
Mais il y a bien loin de fix ans à vingt ; mon fils ne fera pas toujours en- fant; & à mefure que fa raifon commen- cera de naître , l'intention de fon père eft bien de la laiffer exercer. Quant à lïioi , ma iTiiffion ne va pas jufques-là* Je
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, Nourris Aqs enfans , & n ai pas la pi é- fomption de vouloir former des hommes. J'efpère, dit-elle, en regardant fon mari, que de plus dignes mains fe chargeront de ce noble emploi. Je fuis femme & mère ; je fais me tenir à mon rang. En- core une fois, la fondion dont je fuis chargée, n'eftpas d'élever mes fils,m.ais de les préparerpour^tre élevés.
Je ne fais méme^ en cela, que fuivre de point en point le f) fléme de M. de Wol- înal, & plus j'avance, plus j'éprouve combien il eft excellent ^ jufte, & com- bien il s'accorde avec le mien. Confi- dérez mes enfans, & fur-tout Taîné; ca connoiflez-vous de plus heureux fur la terre , de plus gais , de moins importuns ? Vous les voyez fauter , rire, courir toute la journée, fans jamais incommoder per- fonne. De quels plaifirs , de quelle indé - pendanceleur âge eft-ilfufceptible, dont ils ne jouiiTent pas , ou dont ils abufent? Ils fe contraignent auffi peu devant m.oî qu'en mon abfence. Au contraire , fous hs yeux de leur mère ils ont toujours ua
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^gj. La Nouvelle
peu plus de confiance , & quoique je fois Tauteur de toute la févérité qu'ils éprouvent , ils me trouvent toujours la moins févère : car je ne pourrois fuppor- ter de n'être pas ce qu'ils aiment le plus au monde.
Les feules loix qu'on leur împofe au- près de nous , font celles de la liberté même ; favoir , de ne pas plus gêner la compagnie qu'elle ne les gêne , de ne pas crier plus haut qu'on ne parle; &, com- me on ne les oblige point de s'occuper de nous , je ne veux pas , non plus , qu'ils prétendent nous occuper d'eux. Quand ils manquent à de fi juftes loix , toute leur peine eft d'être à l'inftant renvoyés ; & , tout mon art , pour que c'en foit une, de faire qu'ils ne fe trou- vent nulle part auffi bien qu'ici. A cela près, on ne les affujettit à rien; on ne les force jamais de rien apprendre ; on ne les ennuie point de vaines corredions; jamais on ne les reprend; les feules le- çons qu'ils reçoivent , font des leçons de pratique , prifes daas la fimplicité d^
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la Nature. Chacun, bien inftmit là-def- fus , fe conforme à mes intentions , avec une intelligence & un foin qui ne me laillent rien à defirer; &, fi quelque faute cft à craindre , mon affiduité la prévient ou la répare aifement.
Hier, par exemple ^ Taîné, ayant ôté un tambour au cadet, Tavoit fait pleurer. Fanchon ne dit rien ; mais une heure après , au m.oment qu^ le ravifleur du tambour en étoit le plus occupé , elle le lui reprit ; il la fuivoit , en le redeman- dant , & pleurant à fon tour. Elle lui dit : vous Tavez pris par force à votre frè- re; je vous le reprends de même ; qu'a- vez-vous à dire? Ne fuis-je pas la plus forte? Puis elle fe mit à battre la caiffe, à fon imitation, comme fi elle y eût pris beaucoup de plaifir. Jufques-ià , tout étoit à mxrveilie. Mais, quelque ten^s après , elle voulut rendre le tambour au cadet , alors je l'arrêtai ; car ce n'étoit plus la leçon de la Nature ; &:, de-là pou- voit naître un premier germe d'envie ^ntreles deux frères. En perdant le tam-
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bour^ le cadet fup porta la dure loi de îa néceiîîté , Tainé feiitit ion iniuffice ; tous deux connurent leur foibleiîe , & turent confolés le moment d'après.
Un plan fi nouveau ^^ fi contraire aux idées reçues, m'avoit d'abord effarouché, A force de me l'expliquer ^ ils men ren- dirent enfin Tadmirateur ; & je fens que', pour guider rhomme , la marche de la Nature eft toujours la meilleure. Le feul inconvénient que je trouvois à cette mé- thode 5(^ cet inconvénient me parut foit grand ) c'étoit de négliger dans les enfans la feule faculté qu ils aient dans toute fa- vigueur ^t^: qui ne fait que s'afFoiblir en avançant en âge. Il me fembloit que, fé- lon leur propre fyftsme,.plus les opéra- tions de l'entendement étoient foibles , infuififantes , plus on devoit exercer de fortifier la mémoire , fi propre alors à foutenir le travail. C'eft elle , difois-je , qui doit fuppléer à la raifon jufqu à fa naiffance, & Tenricliir quand elle eft née. Un efprit qu'on n'exerce à rien, devient lourd & pefaat dan$ l'itiadion, La fe*
H É t o ï s É. 4§'7 fiience ne prend point dans un champ mal préparé, & c*efl: une étrange prép^i- ration , pour apprendre à devenir raifort- nable , que de commencer par être flu^ pide. Comment ftupide ! s'eft écriée aulïî- tôt Madame de Wolmar. Confondriez:- vous deux qualités aufli différentes & pref- que aufli contraires que la mémoire & Is jugement (i) ? Comme fi la quantité des chofes mal digérées & fans liaifon dont on remplit une tête encore foible , n'y faifoit pas plus de tort que de profit à laraifon ! J'avoue que, de toutes les fa- cultés de rhomme , la mémoire eft la première qui fe développe , & la plus commode à cul tiver dans les enfansimais, à votre avis , lequel eft à préférer de ce qu'il leur eft le plus aifé d'apprendre , ou de ce qu'il leur importe le plus d© favoir }
( I ) Cela ne me paroît pas bien vu. Rien ïi'eft lî néceflaire au jugement que la mé- moire : il €ft vrai <iue ce n eft pas la mémoire des motsi
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Pvegardez à Tufage qu'on £iit en eux de cette faculté, à la violence qu'il faut le ir fiire , à Téternelle contrainte où il les faut affujettir pour mettre en étalage leur mémoire 5 & comparez Tutilité qu'ils en retirent au mal qu'on leur fait fouffrir pour cela. Quoi ! forcer un enfant d'é- tudier des langues qu'il ne parlera ja- mais, même avant qu'il ait bien appris la fîenne; lui faire incéiïammxcnt répéter & conftruire des vers qu'il n'entend point , te dont toute l'harmonie n'efî: pour lui qu'au bout de fes doigts ; embrouiller fon efprit de cercles & de fplières dont il n'a pas la moindre idée ; l'accabler de m'île noms de villes & de rivières qu'il con- fond fans celle & qu'il rapprend tous les jours^ ell-ce cultiver fa mémoire au profit de fon jugement, &: tout ce frivole acquis vaut-il une feule des larmes qu'il lui coûte?
Si tout cela n'étoit qu'inutile , je m'en plaindrois moins ; mais n'eft-ce rien que d'inftruire un enfant à fe payer de mots ^ Sk à croire favoir ce qu'il ne peut com-
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prendre?Sepourroit-il qu un telamasne nuisit point aux premières idées dont on doit meubler une tête humaine , & ne vaudroit-il pas mieux n'avoir point de mémoire, que de la remplir de tout ce fatras, au préjudice i^s connoiiTances né- ceiTaires dont il tient la place ?
Non; fi la Nature, a donné au cerveau des enfans cette foupleffe qui le rend propre à recevoir toutes fortes d'im- preflions,ce n'eftpaspour qu'on y grave Aqs noms de Rois , à^s dates , Ôqs ter- mes de blafon, de fphere , de géogra- phie , & tous ces mots fans aucun fens pour leur âge & fans aucune utilité pour quelque âge que ce foit, dont on accable leur trifte & fiériie enfance; mais c'eft pour que toutes les idées relatives à l'état de l'homme, toutes celles qui fe rappor- ^ tent à fon bonheur & l'cclairent fur ks devoirs , s'y tracent de bonne-heure en caractères inefîaçabks, t^ lui fervent à fe conduire pendant fa vie d'une manière convenable à fon être & à {qs facultés.
Sans étudier dans \q% livres , la mé-^
liioire a'un eniant ne relie pas poarceli oifive : toute, ce qu il voit , tout ce qu'il entend le frappe,. 5i il s'en fouvient ; il tient reglftre en lui-même des adions,, des difcours des hommes , &: tou^ ce qui l'environne efl: le livredans lequel ,. fans y fonger , il enrichit continuellement fa mémoire , en attendant que fon jugement puiiTe en profiter. Ceft dans le choix dé ces objets; c'eftdansle foin de lui pré- fenter fans celTe ceux qu'il doit connoî- " tre, & de lui cacher ceux qu'il doit ignorer , que confifte le véritable art de cultiver- la première de fes facultés, & c'efl: par-là qu'il faut tâcher de lui for- mer un magafin de connoiffances qui ferve à fon éducation durantla jeuneffe ^, &: à fa conduite dans tous les terns» Cette méthode , il eft vrai ,. ne forme point de petits prodiges , &.ne fait pas-briller les gouvernantes & les précepteurs; mais elle forme des. hommes judicieux , ro- buftes^fainsde corps &: d'entendement-, qui , fans s'être fait admirer , étant jeunes^ fe font honorer 3 étant grands».
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Ne penfez pas , pourtant , continua Julie 5 qu on néglige ici tout-à-faît ces- foins dont vous faites un fi grand cas. Une mère un peu vigilante tient dans fes mains les paffions de fes enfans. Il y a des moyens pour exciter & nourrir en eux le defir d'apprendre ou de faire telle ou telle chofe ; & , autant que ces moyens peuvent fe concilier avec la plus entière liberté de Tenfant , &: n^engendrent en lui nulle femence-de vice , je les emploie affez volontiers, fans m'opiniâtrer, quand le fuccès n'y répond pas ; car il aura tou- jours le tems d'apprendre , mais il n'y a pas un moment à perdre pour lui former un bon naturel ; & M. de Wolmar a une telle idée du premier développement de la raifon , qu'il foutient que, quand fon fils ne fauroit rien à douze ans, il n'en feroit pas moins inftruit à quinze; fans compter que rien n'eft moins néceffaire que d'être favant ^ & rien plus que d'ê- tre fage & bon.
Vous favez que notre aîné lit déjà pafTablement. Voici comment lui eii
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venu le goût d'apprendre à lire. J'avais dellein de lui dire de tems en tems quelque fable de L Fontaine pour Tamu- fer 5 & j'avois déjà commencé , quand ii me demanda fi les corbeaux parloient? A l'inflant je vis la difficulté de lui faire fentir bien nettement la différence de Tapologue au menfonge , je me tirai d'affaire comme je pus , & convaincue que les fables font faites pour les hom- mes , mais qu'il faut toujours dire la vérité nue aux enfans , je fupprimai la Fontaine. Je lui fubftituai un recueil de petites hiftoires intéreflantes & inflruc- tives 3 la plupart tirées de la bible ; puis, voyant que l'enfant prenoit goût à mes contes , j'imaginai de les lui rendre en- core plus utiles , en efTayant d'en com- pofer moi-même d'auffi amufans qu'il me fut poffible , ôc les appropriant tou- jours au befoin du moment. Je les écri- vois à mefure dans un beau livre orné d'images , que je tenois bien enfermé , & dont je lui lifois , de tems en tems , que^ues contes , rarement, peu long-
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tems , & répétant fouvent \qs mêmes , avec àQs commentaires , avant de paifer à de nouveaux. Un enfant oifif eft fu jet à Tennui , les petits contes fervoient de refrources;maisquandjelevoyoisîep!us avidementattentif, je me fou venois quel- quefois d un ordre à donner , & je le quit- tois à rendroit le plus intérefTant , en laiffant négligemment le livre. AuiTi-tôt il alloit prier fa bonne , ou Fanchon, ou quelqu^un d'achever la ledure : mais comme il n'a rien à commander à per- sonne , & qu'on étoit prévenu ^l'on n o- béiffoit pas toujours. L'un reflifoit , l'au- tre avoit affaire , l'autre balbutioit lente- ment & mal, l'autre laiffoit, à mon exem- ple, un conte à moitié. Quand on le vit bien ennuyé de tant de dépendance, quel- qu'un lui fuggéra fecrettement d'appren- dre à lire , pour s'en délivrer & feuilleter le livre à fon aife. Il goûta ce projet. Il fallut trouver des gens affez complaifans pour vouloir lui donner leçon ; nouvelle difficulté qu'on n'a pouffée qu'auffi loin gu il falloit. Malgré toutes ces précau-
;^p^ La NouvELLisr
tions 5 ii s'efl: \à.iïé trois ou quatre fois ^ on l'a laiffé faire. Seulement je me fuis efforcée de rendre les contes encore plus amufans 5-3c il eft revenu à la charge avec tant d'ardeur que , quoiqu'il n'y ait pas fix mois qu'il a tout de bon commencé d'ap- prendre 5 il fera bientôt en état de lire feul le recueil.
Cefl à- peu-près ainfi que je tâcherai; d'exciter fon zèle & fa bonne volonté pour acquérir les connoiffances qui de- mandent de la fuite 6c de l'application , & qui peuvent convenir à fon âge ; mais quoiqu'il apprenne à lire , ce n'eft point' àt^ livres qu'il tirera ces connoiffances % car elles ne s'y trouvent point , & la leélure ne convient en aucune manière aux enfans. Je veux auflî l'habituer de bonne-heure à nourrir fa tête d'idées , & non de mots ; c'eft pourquoi je ne lui fais jamais rien apprendre p^r coeur,.
Jamais , interrompis-je ! c'eft beau-- coup dire ; car encore faut-il bien qu'il fâche fon catéchifme & fes prières. C'eft ce cpi vous trompe , reprit-elle. AFé^ard
II É L O i S E» ^^Ç
ce la pi kre , tous les matins &; tous les- fclî^ je fais la mienne à haute voix dans la chambre de mes enfans , &: c'efi: affez pour qu ils rapprennent, fans qu on les y oblige : quant au catéchifme , ils ne favent ce que c'eft. Quoi , Julie ! vos; enfans n'apprennent pas leur catéchifme? Non , mon ami ; mes enfans rh appren- nent pas leur catéchifme. Comment ! ai^- fe dit tout étonné , une mère fi pieufe ! » . . je ne vous comprends point. Et pourquoi vos enfans n'apprennent-ils pas îeurcaté- chifme? Afin quils le croyent un jour^ dit-elle ; j'en veux faire un jour des Chré- tiens. Ah ! j'y fuis , m'écriai-je ; vous ne voulez pas qiie leur foi ne foit qu'en pa- roles 3.ni qu'ils, fâchent feulement leur Religion ,mais qu'ils lacroyent ;&vous penfez avec raifon qu'il eft impoifible à l'homme de croire ce qu'il n'entend point. Vous êtes bien difficile , me dit en fouriant M. de Wolmar > feriez-vous- Chrétien , par hazard ? Je m'efforce de l'être; lui dis- je avec fermeté. Je crois de: lii Religion tout ce que j'en puis com^-
>p,5 -^ ^ i\' o u r E L L r prendre , & refpede le refte uns îe re- jeter. Julie me fit un figne d'approba- tion , & nous reprîn?.es le fujet de notre entretien.'
Apres être entrée dans d'autres détails qui m'ont fait concevoir combien le zèle maternel eft adif , infatigable 3c pré- voyant 5 elle a conclu , en obfervantque fa méthode ferapportoit exadementaux deux objets qu elle s'étoit propofés , fa- voir de laiffer développer le naturel des enfins , & de l'étudier. Les miens ne font gênés en rien , dit-elle , & ne fauroient abufer de leur liberté ; leur caradere ne peut ni fe dépraver , ni fe contraindre ; on laifTe en paix renforcer leur corps & germer leur jugement; l'efclavage n'avi- lit point leur ame ^ les regards d' autrui fie font point fermenter leur amour- propre 5 ils ne fe croient ni des hommes puiffans , ni des animaux enchaînés , mais des enfans heureux & libres. Pour les garantir des vices qui ne font pas en eux 5 ils ont , ce me femble , un préferva- tif plus fort que des difcours qu'ils n'en-
s JS z o ï s E. ^p^
tendroîent point ^ ou dont ils feroient bientôt ennuyés : c'eft l'exemple des mœurs de tout ce qui les environne ; ce f .^nt les entretiens qu'ils entendent , qui font ici naturels à tout le monde , & qu'on n'a pas befoin de compofer exprès pour eux ; c'efl la paix & l'union dont iis font témoins ; c'efl: Taccord qu'ils voient régner fans ceffe , & dans la con- duite refpedrive de tous , & dans la con- duite & les difcours de chacun.
Nourris encore dans leur première fimplicité 5 d'où leur vieadroicnt des vices dont ils n'ont point vu d'exemple , des pallions qu'ils n'ont nulle occafion de fentir , des préjugés que rien ne leur inf- pire ? Vous voyez qu'aucune erreur ne les gagne , qu'aucun mauvais penchant ne fe montre en eux. Leur ignorance n'eft 'point entêtée , leur defirs ne font point obftinés , les inclinations au mal font prévenues , la Nature efl: juilifiée ; ^ tout me prouve queles défauts dont nous l'accufons ^ ne font point (on ouvrage , nuis le nôtre.
^p8 La Nouvelle
C'eft ainfi que, livrés au penchant de leur coeur , fans que rien le déguife ou Talteré , nos enfans ne reçoivent point une ib: me extérieure Si artificielle , mats confervent exaélement celle de leur ca-^ raflere originel : c*eft ainfi que ce ca- raclere fe développe journeliementà nos yeux fans réferve, & que nous pouvons étudier les mouvemens de la Nature juf^ ques dans leurs principes les plus fecrets* Sûrs de n*être jamais ni grondés , ni pu- nis 5 ils ne favent ni mentir , ni fe ca- cher 5 & dans tout ce qu'ils difent , foit entre eux , foit à nous , ils laiffent voir , fans contrainte, tout ce qu'ils ont au fond de rame. Libres de babiller entre eux toute la journée,ils ne fongent pas même à fe gcner un moment devant moi. Je ne les reprends jamais , ni ne les fais taire , ni ne feins de les écouter , & ils diroient les chofes du monde les plus blâmables, que je neferois pas femblant d'en rien favoir ; mais en effet , je les écoute avec h plus grande attention/ans qu'ils s'en doutent j je tiens un regifVe
îî É L O ï S E. 4P^
exaâ: de ce qu'ils font & de ce qu'ils diient yce font les produdions naturelles du fonds qu'il faut cultiver. Un propos vicieux dans kur bouche , eft une herbe étrangère dont le vent apporta la graine : fi je la coupe par une réprimande , bien- tôt elle repouflera ; au lieu de cela ^ j'en cherche en fecret la racine , &: j'ai foin de l'arracher. Je ne fuis ^ m'a-t-elle dit en riant y que la fervante du Jardinier ; je farcie le jardin , j'en ôte la mauvaife herbe ; c'eft à lui de cultiver la bonne.
Convenons auiïïqu'avec toute la peine que j'aurois pu prendre ^ il falloit être aulli bien fecondée.pour efpérer de réuf • fir, 6^ quelefuccès de mes foins dépen- doit d'un concours de circonftances qui ne sQ'ii peut-être jamais trouvé qu'ici. Il falloit les lumières d'un père éclairé , pour démêler, à travers les préjugés éta- blis 5 le véritable art de gouverner les en [ans dès leur naifTance ; il falloit toute fa patience pour fe prêter à l'exécution ^ fans jamais démentir fes leçons par fa conduite \ il falloit dç$ enfans bien n^
vqo i-4 Nouvelle en qui la Nature eût afTez fait pour qu'on pût aimer (on feuî ouvrage ; il falloit n'avoir autour de foi que des domefti- j
ques intelligens & bien intentionnés , qui ne fe lafTafTent point d'entrer dans les vues des maîtres ; un feul valet brutal ou flatteur eût fuffi pour tout gâter. En vérité 5 quand on fonge combien de cau- fes étrangères peuvent nuire aux meil- leurs defleins , & renverfcr les projets les i mieux concertés , on doit remercier la l fortune de tout ce qu'on fait de bien -| dans la vie , & dire que la fagefTe dé- pend beaucoup du bonheur.
Dites , me fuis-je écrié , que le bon- heur dépend encore plus de la fagefTe. Ne voyez-vous pas que ce concours dont vous vous félicitez , eil: votre ouvrage, & que tout ce qui vous approche , eft con- traint de vous reiTembler ? Mères de fa- mille ! quand vous vous plaignez de n'être pas fécondées , que vous connoi' - fc2 mal votre pouvoir ! Soyez tout ce que vous devez être , vous furmonterez tous les obu-icles ; vous forcerez chacun
H É L O ï s E. ^Ot
dg remplir fes devoirs, fi vous remplilTez bien tous les vôtres. Vos droits ne font- ils pas ceux de la Nature ? Malgré les maximes du vice , ils feront toujours chers au cœur humain. Ah ! veuillez être femmes & mères ; & le plus doux empire qui foit fur la terre , fera auiïi le plus refpedé.
En achevant cette converfation , Julie a remarqué que tout prenoit une nouvel* le facilité depuis l'arrivée d'Henriette, Il eft certain , dit- elle , que j'aurois be^ foin de beaucoup moins de foins & d'à- drefle , fi je voulois introduire l'émula- tion entre les deux frères ; mais ce moyen me paroît trop dangereux ; j'aime mieux avoir plus de peine , & ne rien rifquer. Henriette fupplée à cela; com^me elle eft d'un autre fexe , leur aînée , qu'ils l'ai- ment tous deux à la folie , & qu elle a du fens au-deffus de fon âge , j'en fais en quelque forte leur première gouver- nante5& avec d'autant plus de fuccès^que fes leçons leur font moins fufpeéles.
Quant à elle , fon éducation me re- garde ; mais les principes en font C dif-^
5*02 i^ NouVELLEy&C.
férens^ qu'ils méritent un entretien à part. Aumoins,puIs-je bien dire d'avance, qu'il fera difficile d'ajouter en elle aux dons de la Nature , & qu elle vaudra fa mère elle-même , fi quelqu'un au monde la peut valoir^
Mylord 5 on vous attend de jour cr pur 5 & ce devroit être ici ma dernière lettre. Mais je comprends ce qui prolonge votre féjour à l'armée 5.& j'en fiémis. Julie n'en eft pas moins inquiette i elle vous prie de nous donner plus fouvent de vos nouvelles, & vous conjure de fonger, en ^xpofant votre perfonne , combien vous prodiguez le repos de vos amis. Pour moi, je n'ai rien à vous dire. Faites votre der voir; un confeil timide ne peut non plus fortir de mon cœur5qu' approcher du vô- tre. CherBomfton !jç le fais trop; la feule mort digne de ta vie, feroit de verfer ton fang pour la gloire de ton pays ; mais ne fiois-tu nul compte de tes jours i celui qui n'a conferyé les fiens que pour toi ?
Fin du traljiéme Tome*
TABLE
DÈS LETTRES ET MATIERES
Contenues en ce Volume.
X^ETTRl PREMIERE 5 de 1* Amant de Julie à Milori
Edouard. ennuyé de la vîe , i7 cherche ijuflifier le fuïcîde. page r lET. Il; Réponfe.
Mylori Edouard réjute avec force les raîfons alléguées par
l'Amant de Julie pour autorijer lefuïcide, a +
Let. III ; de Mylord Edouard à l'Amant de Julie. Il propofedjon ami de chercher le repos del'dme dans
l'agitation d'une vie a6live, 49
Let. IV ; Réponfe. ^éjîgnatîon de l'Amant de Julie aux vdontés de Mylord
Edouard* 4j
Lit, V ; de Mylord Edouard à l'Amant de Julie. lia tout dijpofé pour rembarquement de Jon ami,en qualité
d'Ingénieur fur un vaijfe au d'une Efcadre Angloife, 44 Let. VI ; de l'Amant de Julie à Madame d'Orbe. Tendres adieux à Mde d'Orbe b'd Mde de Wolmar, ^6 Let. VII ; de Mde <Je Wolmar à Mde d'Orbe. Elle preffe le retour de fa Confine. 45
I et. VIII ; Reponfe de Mde d'Orbe à Mde de Wolmarw frojet de Mde d'Orbe , devenue veuve , d'unir un jour fa
fille au fils aîné de Mde de Wolmar, 6 «S
Lst. IX; de l'Amant de Julie à Mde d'Orbe.
II lui annonce fon retour, 2j> Lkt. X j de M. de Wolmar à l'Amant de Julie
Il lui apprend que fa femme vient de lui ouvrir fon cceur fur f es égaremens pajfés , 6* il lui ojjre fa maifon, 9i
X,ET. XI ; de Mde d'Orbe à l'Amant de Julie. Dans cette Lettre étoitinclufe la précédenie,
Mde d'Orhe joint fon invitation d celle de M. (?• de Mip- de Wolmar. ^4
Ï.ET. Xil ', de Saint-Preux à Mylord Edouard.
Rçception que M, 6* Mde de Wolmar font à St-Preux, s S
Let. Xlli ; de Mde de Wolmar à Mde d'Orbe.
Bile l'injlruît de l'état de fon eœur , de la conduite de Saint'
Freux, de la bonne opinion de Af- de Wolmar pour fon
nouvel hôte, (j de fafécuri:éfur la vertu de fi femme, 1 17,
504 TABLE.
lET. XIV; Réponfe deMde d'Orhe à Mde de^-^'olmari Elle Imrcpréfente ledanger qu'il pour r oit y âvoir kpnn.lrt fon mari pour conflient. ijo
Lf.t. XV j de Mde d'Orbe à Mde de Wolmar. Elle lui revvoie Sr.-Preu.t , dont elle loue les foçons» i J 9 IeT. XVI ; de St.-preux à Mylord Edouard. il lui déraille lafagc économie qui régne dans la maifon d
M. de Wolmar ^ 5 *
Let. XVII -: de St. -Preux à Mylord Edouard. Ve/cription d'une cgréahle folitude. ^^^
LtT. XVIIl ; de Mde de Wohrar à Mde d'Orte. Çaraâere de M. de îVoimar , injîruit même cvant f^n mariage de tout ce qui s'eft pajfé entre fa femme 6= Sam:- Preux' ^7l
lET. XIX ; Réponfe de Mde d'Orbe à Md* de WoHar. EVe diffipe les aUarmes de fa Confine eu fujtt dt Sa-nt~ Preux. '91
Iet XX ; de M. de Wolraar à Mde d'Orbe, Il lui annonce fon dtpart , 6' Vinflruiz du projet quil a de confier V éducation de fes enfans à St.-Freux, jlf
Let. XXI 5 de Saine Preux à Mylord Edouard. ^fiiSîon de Mde de Wolmar. Secret fatal qu'elle révèU d Sûint-Preux. izj
Let. XXII ; de Mie de Wolmar à fon mari. Elle lui reproche de jouir durement de la vertu de f<i femme, ai
lET. XXIII ; ce Saine-Preux à Milord Edouard, Vànger que courent Mde de Wolmar (;;• S t. 'Preux fur le lac de Genève» Ils parviennent à prendre terre. Ils fe rem- harçutnt pour revenir à Clarens. Horrihle tentation de Saint Preux. 3}2
Iet. XXIV ; de Mylord Edouard à Saint-Preux. Conjeils 0* reprocehs. Eloge d'/lhauiit^ citoyen de Ge- nève. Retour prochain de Mylerd Edouard. 351 Iet. XXV ; de Saint-Preux a Mylord b'douard. Il clfâreàfon ami qu'il a recouvré la paix de l'âme; hî fait un détail de la vie privée de M, 6* de Mie de WoU mar. 3<îo LsT.XXVI ; de Saint-Preux à Mylord Edouard. Douceurs du recueillement dans une ajjemhlée d'amis* 43}
Fin de la Table du Tome III.
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