La Prose

DE

JEAN AlCARD

Puhlished the 31 of Decemher 1910

Privilège of copyright in the United States reserved under the act approved March 3*^ by A. Hatier,

La Prose

DE

JEAN AlCARD

Étude Littéraire et Extraits

PAR

J. CALVET

Agrégé de TUnivenité

Ouvrage comprenant un grand nombre de pages inédites.

PARIS

LIBRAIRIE A. HATIER 33, Quai des Grands-Augustins, 33

Toui droit* ré«ervé$

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La

Prose de Jean Aicard

INTRODUCTION

La Prose de Jean Aicard qui parait aujourd'hui fait suite à La Poésie de Jean Aicard qui a paru l'an dernier. Les deux volumes sont conçus dans le même esprit : ils donnent, non pas des fragments choisis, mais à part quelques exceptions des pièces complètes dont chacune forme un tout. De plus, le présent volume est fait, aux trois quarts, d'œuvres inédites, articles publiés par divers journaux ou études manuscrites.

Je n'ai pas à refaire ici la notice que j'ai écrite pour La Poésie de Jean Aicard; il me suffit de donner quelques indications sur les chapitres qui vont suivre et de compléter ainsi le portrait d'un des écrivains les plus attachants de notre époque.

On lira d'abord quelques pages de souvenirs personnels. Ils esquissent un contraste entre l'éducation tyrannique du lycée et l'éducation de plein air que donnait le grand-père au fond des bois, en face de la mer.

Éducation de poète assurément qui laisse pénétrer son ima- gination par les spectacles colorés et les arômes vivifiants de

6 INTRODUCTION

la nature, mais surtout éducation d'homme qui apprend de bonne heure et par l'expérience l'ég-alité fondamentale des hommes frères.

Je crois que ce sentiment de la fraternité dans l'égalité qui a été le premier dans l'âme du poète y est resté le plus fort. Il y apparaît naturel, ce qui surprend au premier abord, parce que, comme le disait si bien Michelet, nous affirmons volontiers l'égalité, mais nous serions étonnés qu'on nous demandât de la pratiquer ou même simplement d'y croire.

La bonté est la vertu qui nous coûte le plus ; aussi nous cherchons, sans nous l'avouer, à supprimer les motifs d'être bons. Nous sommes partagés en castes et en classes rivales, et, comme si ce n'était pas assez de cette division naturelle, nous avons inventé les partis qui sont la manifestation la plus décisive de l'égoïsme. Jean Aicard a voulu n'être d'aucun, ce qui est difficile, touchant et périlleux, surtout quand on écrit des livres. Les livres de [parti sont les seuls que la réclame daigne servir et que les puissants consentent à soutenir ; les autres doivent se soutenir tout seuls.

Mais ce qui vaut mieux que le succès bruyant c'est la possibilité de faire du bien en rapprochant les hommes. Le poète doit être en dehors et au-dessus des partis jpour les unir à certaines heures dans le culte de quelques grandes idées qui est commun à tous et pour devenir ainsi, en quelque sorte, comme disait encore Michelet, le médiateur de la cité.

Pour vous réjouir, lecteur, après les souvenirs personnels, vous trouverez ici quelques contes. Ils ne sont pas durs et grossiers comme nos vieux fableaux, ni gras et énormes comme les récits de Rabelais, ni violents et méchants comme ceux de Maupassant ; ils sont joyeux, bruyants et épanouis.

INTEODUOTION ^

Ce sont des galégeades, et la galégeade est un genre litté- raire, qui est en Provence, qui ne vit qu'en Provence et n'est bien compris qu'en Provence ^ Vous en goûterez pour- tant le charme, légèrement évaporé, en vous disant que pour le trouver tout entier il faudrait les lire dans la forêt des Maures, sous ces pins bruissent la mer et les cigales.

Ce que tous peuvent aimer, sans être de Provence, c'est l'art du conteur. Son récit est composé. Il est organisé. C'est un animal vivant qui marche avec une souveraine souplesse. Il ne fait aucune gambade inutile, ou, s'il en fait, elles sont si drôles qu'il faut les pardonner, puisqu'on en rit. Lisez l'histoire du Marchand de Larmes, et les autres.

J'aurais voulu mettre dans ce recueil un grand nombre de paysages provençaux. C'était malaisé. La description de la Provence se mêle à tous les romans de Jean Aicard d'une manière si intime, qu'il est impossible de l'en séparer : ce qui prouve que la description n'est jamais un morceau de bravoure, mais a pour but de nous montrer ce que voient les personnages du roman.

Ils voient toute la Provence et nous la voyons avec eux, Toulon, la ville et le port dans le Pavé d'Amour, Arles et la campagne d'Arles dans ÎSotre-Dame-d' Amour, Cannes et Antibes dans Benjamine, Saint-Raphaêl, Agay et Fréjus dans VIbis Bleu, Cavalaire dans le Diamant Noir, La Camargue et les Saintes-Maries-de-la-Mer dans Roi de Camargue, les Maures, l'Esterel et toute la côte de Toulon à Fréjus dans Maurin des Maures.

La Provence nous est ainsi décrite par un peintre qui voit avec précision les lignes et les couleurs changeantes suivant

I. Chap. VI, voir une définition de la galégeade par Jean Aicard.

^ INTRODUCTION

la saison et l'heure, et par un poète qui sent la vie universelle et charge ses paysages d'humanité. Par il fait songer à Pierre Loti. Il n'a pas au même degré que ce Chateaubriand du XX* siècle le don de l'évocation ni la puissance tragique qui fait de la description une plainte désespérée ; mais les sentiments qu'il mêle aux choses ont un caractère plus uni- versel [et aussi plus consolant. Il décrit la côte enchantée, la mer aux innombrables sourires, la forêt] hospitalière, pour nous dire que le cadre donné à notre vie nous engage à avoir confiance dans la vie. Ses paysages sont optimistes comme ceux de Loti sont pessimistes. C'est la race provençale qui parle en lui.

Mais, encore une fois, ses paysages n'existent pas pour eux-mêmes. Ils ont un rôle dans l'intrigue. La Provence apaise ses personnages ou les irrite ; elle leur donne des motifs d'agir ou brise leur volonté. Elle se fait le plus sou- vent complice des passions humaines par son atmosphère de paganisme et de volupté. Elle devient ainsi un personnage réel et complexe, qui ne meurt pas à la dernière page du livre, mais se transforme pour reparaître dans un autre, et les anime tous de sa vie puissante.

La païenne Provence sert de cadre à des romans d'un idéalisme tout chrétien.

Romancier idéaliste, Jean Aicard a été opposé maintes fois à Zola et rapproché d'Octave Feuillet ; et les deux com- paraisons sont aussi inexactes l'une que l'autre. Il part du réel pour aboutir à l'idéal; il décrit ce qui est pour préparer ce qui doit être. Ses personnages marchent sur la terre et quel- quefois dans la boue, avec des pieds lourds, mais ils regardent le ciel et le désirent. Benjamine, l'héroïne d'une

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œuvre violente, « meurt pour l'idéal »; Élise, la coupable épouse de l'Ibis Bleu, meurt de l'avoir renié ; et Tata, ila femme au cœur pur, accepte toutes les souffrances et tous les sacrifices pour le servir.

Voilà pourquoi, réalistes et idéalistes à la fois, les romans de Jean Aicard peuvent être troublants pour les âmes neuves et réconfortants pour les âmes informées ou fatiguées. En tout cas, ils sont toujours moraux, c'est-à-dire que les fautes y sont regardées comme de vraies fautes, que les personnages sont responsables de leurs erreurs, et que la bonté et le pardon triomphent de la méchanceté, et de la colère. Élise, de l'Ibis Bleu, n'est pas emportée par t la passion fatale » des romans à la mode ; et nous voyons comment elle se perd et surtout comment elle aurait pu ne pas se perdre.

C'était le moment elle aurait ne pas le revoir.

« L'idée lui en passa par la tête. Elle y résista.

Je suis si seule 1 Quel mal faisons-nous >.. Pourquoi me priver d'une distraction sans péril ?..

... C'est pourtant dans ce sophisme murmuré par l'instinct que fut toute sa faute. Jusqu'ici rien n'était compromis. A partir de ce moment la mollesse de sa volonté laissait la porte ouverte aux forces fatales.

Fuir les occasions, c'est la recommandation profonde de l'expérience ecclésiastique. La liberté de ne pas choir existe, mais avant que le départ dans la chute ait commencé. La fatalité existe aussi. Elle commence à partir de l'heure la main a lâché sur le plan incliné la bille d'ivoire. Il n'est donc pas vrai de dire qu'il n'est jamais trop tard ; il n'est donc jamais trop tôt pour fuir... Rarement les occasions inclinées, glissantes comme le marbre poli, se rencontrent sous nos pas, avant que nos yeux ou notre esprit aient pu les pressentir.

« La gloire de la volonté humaine, c'est de s'arrêter à temps devant l'abîme. »

1.

10 INTRODrCTION

J'ai voulu citer toute cette page parce qu'à rencontre des théoriciens de la fatalité de la passion, elle affirme en termes explicites et avisés la liberté morale.

Ailleurs, dans Roi de Camargue, la lutte entre le vice et la vertu est « dramatisée » en quelque sorte]: Livette et la bohémienne représentent les deux amours qui se disputent le cœur de Renaud ; Livette est aidée par les Saintes-Mariés et par toutes les générosités du cœur de Renaud ; la bohé- mienne prend à son service toutes les forces du mal, la per- fidie de la femme, les mauvais conseils que donne le climat de Camargue et les bas instincts du jeune guardian ; c'est l'amour pur et noble qui triomphe, mais il ne triomphe que dans la mort.

Ceux qui n'osent pas reprocher à Jean Aicard d'écrire des romans moraux lui ont fait quelquefois un grief d'interrompre son récit pour prêcher la morale. De fait la narration est coupée par des réflexions dans le genre de celle-ci : « Tout exemple de dévouement est fécond à l'infini. Si toutes les moissons venaient à périr, moins un seul grain de blé, ce grain de blé, tout seul, suffirait bientôt à nourrir les mondes. » Et on aime à cueillir en passant cette bonne parole.

Parfois la réflexion morale se développe en dissertation et en discussion. Mais, ces discussions sont en général placées au début du roman, quand le drame n'est pas encore engagé qu'on a encore la patience de lire des sermons. D'ailleurs le lecteur moderne, qui cherche des idées dans jles livres» a été habitué par Paul Bourget à la discussion des problèmes moraux et il préfère l'intrigue qui va lentement et donne le temps de penser, à l'intrigue rapide qui est vide.

Costa de Beauregard après avoir lu Maurin des Maures et VIbis Bleu appelait Jean Aicard : * ce philosophe chrétien. »

INTEODUOTION ||

C'est la même impression que laisse son œuvre de journa- liste. Cette œuvre est considérable. Pendant plus de trente ans, dans les journaux de Paris et de Provence, à propos de tout et à propos de rien, Jean Aicard a dispersé des plai- doyers pour l'idéal et pour la bonté. Ils sont touchants, généreux, et presque toujours d'une fantaisie qui amuse et d'une bonhomie qui captive.

Par transparence, on peut y' lire sa vie au jour le jour. Dans sa longue carrière, il a été mêlé à beaucoup de ces choses que l'on appelle importantes, et, comme il prenait parti sans être d'aucun parti, il s'est fait des amis et des adversaires dans tous les camps. Mais il lui est aussi arrivé quelquefois d'être l'expression de la pensée de tous : aux fêtes de Toulon en 1889, dans sa campagne en faveur des Arabes, et lorsque l'escadre russe visita la Provence, Jean Aicard fut vraiment le poète tel que le rêvait Victor Hugo, l'âme chantante de tout un peuple.

On trouvera dans le sixième chapitre un écho de ces choses, mais combien affaibli ! J'ai laisser de côté des articles et des discours qui pourraient former plusieurs volumes. Le souvenirs des événements qu'ils racontent s'est effacé et pour- tant ces pages vivent encore, tant elles furent spontanées et

cordiales.

* * *

Jean Aicard a horreur de la critique qui dénigre ; il aime celle qui aide en admirant et en conseillant.

Aussi, quand il a voulu s'essayer dans ce genre, il n a rien dit des écrivains qu'il aurait maltraiter. De ceux qu'il aime, de Michelet, de Sully Prudhomme, de Loti, d'Alphonse Karr, il a tracé des portraits qui doivent rester, parce qu'ils» contiennent ce que chacun d'eux eut de meilleur.

12 INTRODUCTION

Ces portraits sont une occasion pour le critique de nous parler de lui-même, je veux dire de ses idées. Non pas qu'il soit un théoricien plus qu'il n'est un critique, le meilleur de son art est dans la spontanéité et dans la liberté. Mais sur quelques points qui lui tiennent plus au cœur, il s'est expli- qué avec franchise. Dans la préface de Miette et Noré, dans une conférence faite à l'Université des Annales, dans le Discours de Réception à l'Académie Française, il a tenu à définir les procédés de l'art populaire que les mandarins des lettres dédaignent et qui fait la joie et la gloire des poètes à l'âme simple.

Je veux citer ici quelques pages de l'admirable discours Pierre Loti, recevant Jean Aicard à l'Académie Française, a essayé de caractériser l'âme encore plus que le talent de son ami. Il parle du poète ; mais ce sont les mêmes sentiments qui animent le prosateur et ces lignes ne seront pas déplacées dans cette introduction.

« Vous êtes, Coppée et vous, les deux poètes contempo- rains les plus populaires de notre pays. Et, en disant cela, je prétends vous adresser, à l'un et à l'autre le plus enviable des éloges ; car, pour pénétrer ainsi au cœur du peuple, il faut, lorsqu'on écrit en vers, être plus qu'un ciseleur habile, il faut avoir mis, sous les rimes qui bercent, quelque chose de sincèrement et de tendrement humain, quelque chose qui sente la vie, l'amour, la pitié. Ou bien il faut avoir été hanté par la grandeur infinie du mystère de tout, et connaître des suites de mots à la fois intenses et faciles, capables d'en éveiller l'inquiétude dans les âmes encore incultes et à peine évoluées. Je crois en outre que, pour être vraiment populaire, il faut avoir fait, comme vous deux, une œuvre saine, en

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même temps qu'une œuvre d'art, car c'est surtout auprès des demi-cultivés, des demi-lettrés, des demi-élégants, que trouvent grâce le cynisme et les mots grossiers ; mais la majorité du peuple, non, chez nous, Dieu merci, elle est encore à préférer ce qui fait couler les bonnes larmes, ce qui est pur et même un peu idéal.

Le cas de cette pénétration étonne peut-être davantage de la part de Coppée, qui risquait, en tant que Parnassien, de planer dédaigneux et impassible, et qui, au contraire, a su s'abaisser vers les humbles sans déchoir, ou plutôt qui a trouvé le secret de les élever par instants à son niveau. Ceux qu'il appelait, mais si amicalement, « le petit peuple de la grande ville » ont été ses lecteurs, et ce fut sa vraie gloire, à mon avis, de prendre place à leur foyer, sans pour cela perdre son rayonnement aux yeux des lettrés et des artistes.

« Vous, c'est le peuple effervescent des campagnes de Pro- vence qui vous a élu pour son barde ; chez les paysans, chez les pêcheurs de là-bas, vous entrez en voisin, en familier que l'on aime et que l'on fête. Le jour nous avons le mieux senti combien vous la magnétisez, cette Provence tout entière, c'est lorsque au théâtre antique d'Orange fut donnée l'inou- bliable représentation de la Légende du Cœur, Sarah Bemhardt encore prêtait sa grâce souveraine à votre héros, le chevalier poète ; les dix mille Provençaux assemblés parmi ces ruines vibraient par vous, à l'unisson avec vous ; dans ce cadre, votre triomphe, cette fois, prit le caractère d'une scène des temps jeunes et passionnés ; il fut d'une beauté que nous avions cessé de connaître, et l'aïeul, qui vous éleva dans sa maison des bois, en eût été plus fièrement ému, à juste titre, que de l'accueil que vous recevez aujourd'hui sous cette cou- pole officielle... Je ne voudrais pas vous accabler, tout vif encore, des noms légendaires du passé, d'autant plus qu'il est impossible de prévoir combien d'années les plus durables

M INTRODUCTION

d'entre nous pourront tenir contre le grand oubli du lende- main. Cependant, savez-vous à qui me fait surtout songer votre popularité régionale > Au mélodieux Hafiz et à Saâdi du Pays des Roses. Ces deux-là, aujourd'hui encore les lettrés de la Perse (où il n'y a pas d'Académie), ne se lassent de reproduire amoureusement leurs poèmes, en calligraphie patiente, avec alentour des miniatures de missel, cepen- dant que j'ai entendu aussi, après mille ans, des chameliers redire leurs strophes le long des chemins du désert, en cara- vane, et des bergers les chanter au soir, au camp nomade. Dans ce siècle, xMonsieur, nous n'avons plus le temps, comme les Orientaux, de faire des belles calligraphies pour honorer les écrivains que nous aimons ; mais veuillez considérer notre réception d'aujourd'hui comme l'équivalent, ou à peu près, des fines enluminures que nous nous serions plu à mettre en marge de vos œuvres, si nous étions des dilettanti de Chiraz ou d'Ispahan. Par exemple, je n'ose pas vous pro- mettre que dans mille ans, les bergers de Provence liront encore vos vers. Dans mille ans, il n'y aura plus de bergers, et puis le temps est passé, de ces peuples immobiles qui de père en fils vivent des mêmes rêves, comme, hélas ! est passé le temps des peuples heureux. Mais de nos jours du moins, les braconniers, qui partent en chasse vers la forêt des Maures, emportent souvent un de vos livres dans leur camier pour passer les heures ; c'est un hommage qu'ils ne rendent qu'à vous seul. Et les paysans des hameaux perdus font silence, le soir à la veillée, pour écouter du Jean Aicard, récité par leurs petits enfants qui l'ont appris à l'école.

Un point qui vous rapproche encore de Coppée, c'est que cette humanité, dans vos livres, est une humanité toujours attendrie, toujours prête à pardonner quand même. Vos pièces de théâtre, vos romans, comme les siens, aboutissent à un pardon sans borne que l'on s'accorde en pleurant et qui nous

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fait pleurer aussi. C'est par un tel pardon que se termine votre drame aujourd'hui classique, Le père Lebonnard, qui fut le triomphe du tragédien Novelli en Italie, le triomphe de Sylvain en Angleterre, et qui, après avoir été joué et rejoué sur toutes les scènes d'Europe et d'Amérique, nous est revenu à Paris au bout de vingt ans, avec une telle moisson dej« rappels » et de larmes, que nous avons cependant fini par le comprendre et l'acclamer aussi.

Et enfin, le trait qui vous unit le plus intimement, vous le poète qui nous arrivez, au poète qui vient de nous quitter, c'est que vous êtes deux profonds mystiques et deux mys- tiques chrétiens...

Un de vos biographes de talent a donné cette définition de votre nostalgique et si anxieuse religiosité : le dernier résidu de l'idéal chrétien au fond d'une âme. Je ne connais pas, en l'espèce, un mot plus sinistre que ce mot de résidu qui hélas ! est juste'. De tout ce qui a fait vivre, palpiter, lutter nos ancêtres, notre génération n'aura eu que cela en héritage : un résidu dont elle n'arrive même pas à secouer le charme indici- blement douloureux.

Nous ne savons et saurons jamais rien de rien : c'est le seul fait acquis. La vraie science n'a même plus cette prétention d'expliquer qu'elle avait hier. Chaque fois qu'un pauvre cerveau d'avant-garde découvre le pourquoi de quelque chose, c'est comme s'il réussissait à forcer une nouvelle porte de fer, mais pour n'ouvrir qu'un couloir plus effarant, plus sombre, qui aboutit à une autre porte plus scellée et plus terrible. A mesure que nous avançons, le mystère, la nuit s'épaississent, et l'hor- reur augmente... C'est alors que le « résidu» chrétien essaie encore de protester doucement au fond de nos &mes. Nous

I. Je n'ai pas voulu donner à ce mot » résidu » un sens sinistre. Il représente,à mon avis, l'affirmation essentielle qui appelle toutes les autres.

l6 INTEODUCTION

voyons bien que ce n'est pas cela, qu'il n'est pas possible que ce soit cela; mais, derrière l'ineffable symbole, infiniment loin derrière, si l'on veut, là-bas, aux confins de l'incompré- hensible, — nous nous disons qu'il y a peut-être la vérité, avec l'espérance. Et puis, nous sentant nous-mêmes accessibles à la pitié, ne valant d'ailleurs que par la pitié, nous nous raccro- chons à l'idée qu'il existe quelque part une Pitié suprême, vers qui jeter, à l'heure des grands adieux, le cri deg-râce qui autre- fois s'appelait la prière ; une Pitié capable de nous accorder même ce revoir, sans lequel la vie consciente, avec l'amour au sens infini de ce mot, ne serait qu'une cruauté par trop lâche ou trop imbécile... Quand nous en arrivons là. Monsieur, nous ne sommes pas trop loin d'être des chrétiens, sinon à la façon de Coppée, bien entendu, du moins à la vôtre...

Mais pardon ! Tout ce que je viens de dire a été déjà telle- ment dit et redit, que je m'excuse de retomber dans ce lieu commun de la détresse...

Votre livre intitulé/esMs (celui peut-être vous vous faites le plus merveilleusement simple et le plus humblement humain) nous montre deux pauvres disciples du Christ, pêcheurs du lac de Tibériade, qui, le troisième jour, après la mort de leur maître, s'en reviennent mornes et accablés vers Emmaûs, à la nuit tombante. Une ombre tout à coup surgit à leurs côtés, s'éloigne, revient... Si elle s'approche, ils se reprennent à avoir courage, tandis qu'ils tremblent et défaillent dès qu'elle disparaît. Alors, ce fantôme de Jésus, si incertain pourtant, et qu'ils distinguent à peine, ils le supplient de cheminer près d'eux jusqu'à l'étape du soir, parce que sans lui ils ont froid jusqu'au fond du cœur, dans la nuit plus sombre.

Et vous terminez cette pièce allégorique du naïf passé par la prière que voici, qui tout à coup est de notre temps, et que des milliers d'âmes rediraient avec vous :

INTRODUCTION ^^

Oh ! puisque la nuit monte au ciel ensanglanté, Reste avec nous, Seigneur, ne nous quitte plus, reste! Soutiens notre chair faible, ô fantôme céleste. Sur tout notre néant seule réalité!

Seigneur, nous avons soif. Seigneur, nous avons faim;

Que notre âme expirante avec toi communie !

A la table s'assied la fatigue infinie,

Nous te reconnaîtrons quand tu rompras le pain.

Reste avec nous. Seigneur, pour l'étape dernière. De grâce, entre avec nous dans l'auberge des soirs... Le temple et ses flambeaux parfumés d'encensoirs Sont moins doux que l'adieu de ta sourde lumière.

Les vallons sont comblés par l'ombre des grands monts, Le siècle va finir dans une angoisse immense : Nous avons peur et froid dans la nuit qui commence. Reste avec nous. Seigneur, ,)arce que nous t'aimons! »

La prose de Jean Aicard est une prose de poète, souple, fluide, pleine de repentirs et d'effets inattendus. Elle est la fusion de deux éléments disparates : l'harmonie du poème lyrique, la verve savoureuse du parler populaire. Elle parait facile à ceux qui ignorent que la spontanéité est une qualité que l'on n'acquiert que par le labeur ; elle paraît négligée à ceux qui ignorent l'art de la simplicité retrouvée à force de travail.

Par dessus tout, elle est probe, même dans ses audaces. Elle ignore les impudences et les langueurs se com- plaisent trop souvent les romanciers. Elle est au service de l'idéal; elle est dans la vraie tradition française.

J. CAL VET

SOUVENIRS PERSONNELS

Pervenches.

Mon souvenir le plus lointain est un souvenir de tendresse fleurie et mélancolique. Nous avions, à Paris, un jardinet poussait à foison de la pervenche. C'était la fleur favorite de ma mère. Et dans la saison, chaque matin, à mon réveil, je trouvais, sur la blanche couverture de mon petit lit, des per- venches.

Fleur d'avril et fleur d'octobre, un peu pâle, d'un violet doux, fine corolle qui n'a point de parfum, la pervenche parle tout bas, sans passion ; elle a surtout une grâce d'automne ; j'y vois comme le sourire attristé et bon d'une âme qui part à une autre âme qui vient.

Aussi loin que va, dans ma vie commençante, confuse, ma mémoire, il n'y a rien qu'une pervenche, une douce fleur qui me parle de la tendresse mourante de ma mère. Elle mourut en efl"et peu de temps après. Je ne me souviens d'aucune de ses caresses, sinon de celle-là. Singulière caresse qui a la forme et la couleur d'une fleurette triste, demeurée sans parfum afin d'être inofl'ensive !

Telle est, dans mon souvenir, ma première rencontre avec la Vie.

I. Extrait de L'Ame d'un Enfant. Ce livre n'est pas une autobio- graphie, mais une sorte de recueil de souvenirs enfantins.

ao LA PEOSE DE JEAN AICARD

Petits Fantômes.

« L'enfant, derrière lui », a dit Victor Hugo, « laisse plu- sieurs petits fantômes de lui-même » .

Ce sont des images successives du même être, qui toutes différentes se ressemblent.

Je voudrais les évoquer un à un, ces petits fantômes, les faire apparaître dans l'ordre ils se formèrent, puis se déta- chèrent de moi pour s'en aller perdus dans l'espace et dans le temps. J'en voudrais montrer les traits qui sont différents et les traits qui sont semblables ; je voudrais dire comment, sous quelles influences, les petits spectres se modifiaient, je voudrais retrouver enfin, dans chacun d'eux, ce qui fut irré- ductible, ce qui, déjà, appartenait au toui premier, ce qui, dans le dernier, et] même dans le moi actuel, subsiste et résiste, indestructible peut-être... l'âme.

Pourquoi les Berceaux ont des rideaux.

Non, en vérité, avant ce souvenir de pervenche, il n'y a rien, dans ma mémoire, qu'inexprimable confusion, sous des ombres de limbes.

Cette fleur est la première image éclairée, nette, la chose vue au bout d'un tunnel tout noir, au seuil de la lumière vivante. commence ma conscience. Mes hochets de nourrisson, mes pleurs et mes rires sur le sein maternel, oubliés ! je n'en ai pas l'aperception la plus lointaine. Cela est encore du néant antérieur.

Ma conscience naquit d'une fleur, grâce, tendresse féminine et mélancolie. J'ai beau faire effort, je reconnais qu'avant je n'étais pas, ou du moins il ne m'est pas permis de remonter au-delà... Je m'éveille. Mon petit lit est un lit de fer, haut sur

SOUVBNIBS PERSONNELS 21

des pieds grêles, à bords élevés, et tl n'a point de rideaux. La chambre est nue, pauvre, propre. Mon lit est blanc. Et sur la blancheur des couvertures, les voici, les pervenches. Jamais entassées. Elles ont été posées une à une, délicate- ment, comme en collier, par une main attentive. Je m'assieds sur mon lit, et je regarde. C'est joli, c'est doux. Aucune violence dans la couleur ni dans la forme. Tout est calme. Et je suis rassuré, content de vivre. C'est donc cela, la vie> c'est bon. Je lève les yeux. Ma mère sourit.

Et papa r

Ton père travaille ... pour nous gagner du pain.

Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais je crois qu'il aimerait mieux, mon papa, être ici, avec maman et moi, à regarder ces jolies fleurs pâles, bien arrangées sur mon lit tout blanc. Elles disent, ces fleurs, que ma mère m'aime bien, qu'elle pense à moi toujours, et quand je veille, et quand je dors. Sans cela j'aurais peur, d'on ne sait quoi, de tout.

Mon souvenir de joie est traversé de deux inquiétudes. La première: «Où est-il papa? Qu'est-ceque c'est, son travail?... Le travail ? On est triste quand on en parle ! » La seconde : « Il n'y a pas de rideaux à mon petit lit. »

Peut-être y en avait-il, en réalité. Ma mémoire ne m'en montre pas. Je ne suis pas enveloppé. Une tendresse rêveuse m'apporte des fleurs ; elle enchante mon cœur et mes yeux ; mais elle ne m'enferme pas ; elle ne m'isole pas en elle du monde qui m'eff"raye.

Tous les petits êtres naissants ne cherchent pas autre chose qu'un lieu secret, non pas tant pour s'y cacher à tous les regards que pour y perdre de vue le monde qui est trop vaste, inquié- tant. Ce n'est pas pour n'être point vu que l'enfant court vers la mère au moindre péril, et plonge sa tête aux plis de la robe, c'est afin de ne pas voir.

Et c'est pour faire naître la confiance au cœur des petits enfants que les berceaux ont des rideaux, filets à papillons qui suffisent peut-être à retenir leurs âmes, clôture de gaze- illusion qu'elles ne peuvent franchir et derrière laquelle.

ai LA PEOSE DE JEAN AICARD

saintement calmées, elles se croient à l'abri de toute menace.

Assis sur mon petit lit, je regardais les douces pervenches, qui parsemaient mes blanches couvertures. Mais non, il n'y avait pas de rideaux, non, non, il n'y en avait pas, et mes yeux allaient des murs nus aux vitres claires, qui laissaient voir les toits et les cheminées noires des maisons voisines, découpés sur les ciels vides, presque toujours ternes, les ciels de Paris.

Je me sentais aimé, mais sans sécurité, d'une façon pour ainsi dire lointaine, irréelle... par des fleurs. Je me sentais mal protégé > pourquoi > sans doute parce que nous étions pauvres et que j'avais un lit sans rideaux ; et puis, peut- être par pressentiment, parce que ma mère allait mourir...

Grande Nature.

Mon père, comme on le verra bien tout à l'heure, avait plus d'une raison pour m'éloigner de lui. Il m'avait envoyé dans le Midi, non pas chez son père, qui, ruiné, s'était retiré dans une humble bastide au fond des bois, mais à Toulon des parents se chargèrent de me trouver une école. Malheureuse- ment, l'argent manquait et sans doute pour cette cause je dus changer plus d'une fois d'asile.

Les bouleversements furent donc nombreux et considé- rables, dans ma vie enfantine... L'étude de l'alphabet m'amu- sait fort peu. Ce que j'aimais par-dessus tout c'étaient les brins d'herbe, les bêtes qui courent à travers les hautes tiges, fourmis, sauterelles et prie-dieu (mantes religieuses) ou capri- cornes le long des troncs. J'avais les goûts et les rêveries d'un petit berger. Le fils d'un paysan et moi, à six ans nous gar- dions des troupeaux de prie-dieu et de sauterelles auxquelles nous avions construit de petites étables en jonc tressé. Notre houlette était une longue paille, et couchés le ventre contre terre, le buste relevé sur nos coudes, nous contemplions l'infini, le grain de sable et l'insecte, sans nous en lasser jamais.

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Toute la nature était pour moi une grande personne que je sentais bienveillante tant que brillait la grande lumière. Je me rappelle fort bien avoir entouré de mes bras, très tendre- ment, le tronc rugueux des jeunes amandiers en fleurs... Je leur parlais. Quelques-unes de leurs fleurettes si doucement teintées de rose, si subtilement odorantes, tombaient sur ma petite tête aux longs cheveux noirs. C'était la réponse des arbres. Et un peu plus tard, à quinze ans, quand ils soufflèrent sur moi les premières pensées de confus désir, je ne fus pas surpris, parce que déjà ils avaient appris la tendresse à ma petite âme solitaire. Nous nous comprenons encore très bien. Ils me consolent toujours. Je sais qu'eux seuls, les arbres des jardins, des bois, sont des vivants sans malice et sans haine. Ils disent la sécurité dans la joie. Ils ne peuvent parler de mort sans parler en même temps de métamorphose et de fleurs... Chère nature, ma mère, tu sais aimer, toi ! toi qui amuses les tout petits avec tes bestioles et tes fleurettes, toi, qui enchantes les amoureux avec tes printemps, toi qui enfin nous berces tous un jour dans tes grands bras ouverts les morts sont des bienheureux revenus aux joies divines de l'inconscience, c'est-à-dire des consciences mêlées entre elles, confondues dans le rêve universel.

La grande Douleur.

Si le bonheur est possible sur la terre, c'est surtout aux enfants, car leur idéal de justice et d'amour n'est pas encore infini, et l'homme pourrait suffire à le réaliser pour eux.

Ainsi, sans avoir commis aucune faute, j'allais être privé de liberté, d'air respirable, de soleil, tout simplement, comme on est privé de dessert ! Dans une société civilisée, j'étais traité, innocent et aimant, commedevraientl'êtreseulement les petits inconscients déjà criminels, qu'il faut tâcher de redresser, qu'on a le droit, en tout cas, d'enfermer comme dangereux.

Pour aller chez le proviseur, nous traversâmes une cour

iU LÀ. PBOSE JEAN AICABD

carrée, encadrée de trottoirs sur lesquels s'ouvraient des portes nombreuses. Au-dessus de ces portes, était inscrit le numéro des classes, en toutes lettres. L'une d'elles me frappa : Huitième. Cela voulait dire : « Tu passeras neuf ans dans cette prison inconnue. » A gauche en entrant était la chapelle... Nous primes l'escalier A. Il fallut longer des corridors qui n'en finissaient plus... Que de portes, bon Dieu ! Nous aper- çûmes enfin l'inscription :

Cabinet de M. le Proviseur

Nous étions chez le maître de ma destinée, chez le dieu inconnu. Je me sentis mourir... Mon père semblait très pressé d'en finir, de me quitter, de retourner à ses occupations.

M. le proviseur, un homme à l'air sévère, persuadé que tout était pour le mieux dans le meilleur des lycées, nous accueillit avec une hauteur pleine de majesté et une nuance de bienveil- lance politique, sans chaleur ni sincérité. Il eut pour moi ces flatteries du dompteur qui appelle à lui, pour le capturer, un animal sauvage, échappé.

Mon père s'assit, on me laissa debout. Je n'étais plus qu'un élève, un tout petit inférieur de l'homme et de l'Université, une petite machine à recevoir des ordres indiscutés, un être minus- cule sur lequel on règne, du droit de la force et de la raison.

Ils causèrent. De mes goûts, de mon cœur, de mes afl'ec- tions, des habitudes de ma petite âme, de mon trouble pré- sent, il ne fut pas dit un mot. Je n'oublierai jamais cette angoisse qui me saisit quand mon père, après cette conver- sation où il ne fut question que de ma force en grammaire latine et de mon trousseau, mais nullement de mon caractère, se leva pour partir. Les quatre murs du cabinet de M. le pro- viseur se resserrèrent pour m'écraser entre leurs piles de livres et de cartons verts. Les longs corridors nus, les escaliers glacés que je venais de parcourir, m'apparurent avec des aspects ennemis... Par une brusque ouverture qui se fit dans

SOUVENIES PERSONNELS 25

mon imag-ination, toutes ces froides pierres me laissèrent voir le lointain pays, le soleil, les arbres, les oiseaux, la mer, les petits camarades, la grande Lison. Du fond de cette tombe, l'on m'enfermait tout plein de mon désir de vivre, d'être aimé, heureux, ma petite existence passée m'apparut, sous un éclair, éblouissante et J03euse. La maison, les meubles familiers, mes frères, me semblèrent tout à coup, comparés à ce que je voyais ici, des êtres tout remplis de bienveillance et de tendresse... Je les connaissais du moins, tandis que les pierres, les maisons d'ici m'étaient cruellement étrangers, avec un air si glacial, si muet ! Tout me semblait plein de menaces secrètes. Ma terreur fut plus forte. Et quand M. le censeur, appelé pour me conduire en huitième, parut, quand le proviseur me dit : « Allez », de sa voix déjà impé- rative, quand mon père, en m'embrassant, ajouta : « Allons, va, mon petit », alors, je n'y tins plus, une folie me saisit, un vertige de douleur... Je m'accrochai à lui:

Emmène-moi, papa ! emmène-moi !... Papa, ne me laisse pas!... Je veux revoir maman et mes frères... Emmène- moi !

Mes frères... maman ! j'appelais ainsi « Madame » pour la première fois, sans doute croyant plaire à mon père, mais surtout pour me rapprocher d'un amour quel qu'il fût... N'en trouvant point, je créais celui-là ! Ainsi l'épouvante me fit renier le souvenir de ma mère véritable.

.M. le proviseur fit un signe :

Il convient, dit-il, d'abréger « cette scène pénible... » Mon père, debout, était immobile, froid. Peut-être m'eût-il

gardé, repris, s'il avait osé, mais lui-même n'osait plus rien, dans ce lieu autoritaire.

Je compris qu'il n'y avait rien à faire. Tout était bien fini I Aucun signe d'attendrissement ne me fut donné. Et sans doute c'était nécessaire. « C'était ça, la vie. » Mon cœur vivant se sentait en proie à des volontés automatiques inexorables. Je courbai la tête et je suivis l'autre inconnu, le censeur. J'étais vaincu et captif.

2

26 LA PROSE DE JEAN AICARD

Le Nouveau.

On était en classe. La porte de la huitième s'ouvrit. Trente ou quarante têtes, étagées sur cinq rangées de gradins en lignes droites, se tournèrent ensemble vers moi. En face de ces têtes, au milieu de la salle, se dressait une chaire trônait un professeur en robe de juge. Le professeur me regardait aussi.

Monsieur, dit le censeur au maître, je vous amène le nouveau que je vous ai annoncé.

Le censeur s'étant retiré, la porte se referma, laissant dehors toute la lumière, toute la liberté, tout ce qui est le bien commun des hommes.

Quatre fenêtres aux vitres ternies, touchant le plafond, soupiraux plutôt que fenêtres, laissaient voir le haut d'un ciel morne. Le ciel, trop loin de nous, ne s'humanise qu'en descendant sur les horizons terrestres il semble qu'on pourrait le toucher... Je regardai les fenêtres, puis les têtes toujours immobiles, qui m'épiaient avec malice. Le profes- seur me considérait aussi. De part et d'autre on s'observait curieusement. Je restais là, ne sachant que faire. Si j'avais été libre de moi-même, si j'avais pu parler selon mon cœur, j'aurais dit :

N'est-ce pas, monsieur, que vous serez bon pour moi> Je vous aimerai bien, si vous voulez, et je tâcherai de bien travailler. J'aimerai bien aussi mes petits camarades. Je viens de quitter mon pays, qui est loin maintenant, là-bas, tout là-bas, c'est plus gai qu'ici, le ciel et les arbres et tout. J'ai envie de pleurer parce que j'ai laissé là-bas Tiennet et Léon, et surtout la grande Lise... xMais je vous aimerai tous... Je veux vous aimer et travailler aussi, de tout mon cœur.

De telles paroles feraient pouffer de rire toute une classe

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si un professeur pouvait les écouter. Mais elles seraient interrompues dès le premier mot. Je ne les prononçai pas.

Je sentais qu'elles n'étaient pas de mise. Je les rêvai seulement.

Un éclat de rire universel répondit à ma rêverie. C'est que sans doute je devais avoir l'air bien sot, avec mes bras ballants, ma mine d'oiseau sauvage poussé pour la première fois dans la cage aux serins savants.

Je regardai le maître. Il n'avait pas l'air méchant, mais rien de ce qui me troublait en ce moment ne pouvait entrer dans sa tête; je n'étais que le nouveau, un de plus, un être sans personnalité, un enfant, rien... Encore une copie à corriger !

Si j'avais surpris dans son regard un peu de cette bonté parlante que je connaissais pour l'avoir vue dans les yeux de Lise et dans les gros yeux de mon âne, j'aurais été peut-être sauvé de bien des douleurs. Mais, dans ma détresse, aucune sympathie humaine ne se dégagea du maître pour me secourir.

Les enfants commençaient à chuchoter en se poussant du coude. Les rires reprenaient, plus bas.

Le premier que je prends à rire sera privé de prome- nade dimanche... Vous, le nouveau, allez vous asseoir. Le troisième banc, à droite, contre le mur.

Je tâchai de m'orienter. Je pris, entre les cinq rangées de tables, le sentier, la coupée montante. L'escalier de bois résonna sous mes petits pas d'une façon terrifiante... Je fai- sais trop de bruit; je le sentais! c'était défendu, ici...

J'étais au beau milieu des têtes moqueuses. Un des élèves, quand je passai près de lui, souffla :

Comment t'appelles-tu?

Une voix gouailleuse répliqua, tout près de moi :

C'est monsieur Peau de Lapin !

Mon père, la veille, comme j'avais froid, m'avait acheté, assez maladroitement, je crois, des poignets de fourrure. J'étais tremblant de timidité, de honte et d'effroi.

28 PROSE DE JEAN ÀICARD

allez-vous donc } J'ai dit le troisième banc, à droite.

J'étais tout en haut des g-radins; je me retournai vers le maître. Grâce à ce mouvement sa droite devenait ma gauche. De plus, le troisième rang devenait pour moi le second. Je redescendis deux marches et m'engageai entre les tables, à ma droite.

J'ai dit : le troisième banc, à droite! reprit la voix du maître avec une certaine impatience. La droite, c'est votre droite en montant... Le troisième rang-en-mon-tant.

Il pesait sur les syllabes. Les rires redevinrent bruyants. Les plaisanteries partirent de tous côtés. Je perdis la tête et je fondis en larmes.

Voyons, mon petit ami, reprit l'homme adouci brusque- ment, ne pleurez pas... et surtout ne dérangeons pas la classe. Vous, Robin, conduisez-le.

Un élève se leva, me prit par la main sans rire, me montra ma place... Oh! celui-là, je l'aimai tout de suite. Comme les rires ne se calmaient pas :

Lenoir, vous me copierez cinq cents vers, et vous. Bonnet, allez vous mettre dans le coin, au piquet, et rondement... Messieurs, passons à la grammaire latine. Première décli- naison.

La classe entière parut calmée. Les récitations commen- cèrent, monotones, bourdonnantes, coupées par l'observation sèche du maître qui donnait sa note, puis l'inscrivait.

Des voix s'acharnaient autour de moi à répéter ironi- quement.

Peau de lapin ! Peau de lapin !

Eh ben, quoi> Il a mis les fourrures à sa grand'mère! Je regardai les soupiraux. Le ciel semblait plus morne,

plus nuageux que tantôt... Je me mis à pleurer silencieuse- ment, étouffant mes sanglots, me mordant les lèvres pour ne pas faire de bruit... O Tiennet ! hélas! étiez-vous ! était-elle Técole l'on était battu par les professeurs de musique, mais que du moins on quittait le soir pour retrou-

SOUVENIES PERSONNELS 29

ver les étables de sauterelles et le petit âne à l'écurie ? était-il l'enfant de troupe, le grand camarade qui, à la sortie, par les soirs d'hiver et de pluie, vous emportait, entre ses bras, roulé dans son grand manteaur étaient mes consola- tions naturelles) O mon Dieu ! Tous mes chagrins d'avant, toutes mes misères de là-bas, comparés à ceci, c'était du bonheur véritable ! Oh ! comme je les regrettais ! Quels élans vers mon pays! Mon cœur d'oiseau pris au piège battait à se rompre. Souffrir en liberté, souffrir des peines naturelles, humaines, voilà ce que demande l'àme d'un homme. On ne peut former l'âme d'un enfant pour l'indépendance, la fierté et les nobles énergies en la faisant mordre ainsi par un engre- nage sans pitié, sans conscience. Entre les dents de la machine, elle n'apprend que l'asservissement plat ou la révolte haineuse...

Le nouveau comment vous appelez-vous >

Il le savait bien ; mais il fallait le lui dire devant tous ces autres qui se moquaient.

Raymond, monsieur.

Mon accent provençal me perdit une fois de plus. Les rires redoublèrent.

V'Otre nom de famille.

Martel.

Il est de Marseille, pour sûr...

Non c'est un Gascon !

Non ! c'est un Auvergnat !

Vous savez rosa, la rose ; récitez rosa, la rose.

Je récitai, au milieu des rires qui se dissimulaient derrière les cahiers et les livres... Mais tout à coup Lison m'appa- rut et, distrait, infiniment malheureux, je me mis à ânonner : « 0 rosa, ô rose... ô rose... ô rose ! » avec des sanglots de plus en plus forts.

Heureusement le tambour retentit. La classe était finie... Oh ! le tambour de Léon, comme il disait autre chose, là-bas, dans la lumière et les fleurs, quand nous faisions, drapeau flottant, l'escorte d'honneur à la grande Lise!

do

PROSE DB JEAN ÀICÀBD

Peau de Lapin. '^

Il me semble que si j'étais professeur de huitième, je ferais, en pareil cas, à mes élèves, une leçon sur la charité, la pitié, la solidarité. J'expliquerais aux enfants, la veille de l'arrivée du nouveau, combien le moment peut lui sembler triste, surtout s'il est mal accueilli par eux... Je leur dirais que la justice moderne inscrit à la base de son action contre les pré- venus et les accusés, qu'ils sont présumés innocents et qu'à plus forte raison il ne faut pas torturer un innocent par l'unique motif qu'on ne le connaît pas encore ! J'éveillerais en eux, je tâcherais du moins, le sentiment de tendre et forte humanité dont l'avenir fera sans doute des applications fortes et fréquentes et que nous oublions à toute heure. N'est-ce pas cet oubli, de la part de l'élite, qui est le germe le plus actif de toutes les haines d'en bas>

Mais une pareille leçon n'est pas commandée par les pro- grammes. On assure même que ces prises de contact avec le cœur des enfants sont interdites aux professeurs ; ils doivent que l'enseignement des langues, de l'histoire, des faits. Ils doivent répandre une connaissance intellectuelle et desséchée. La famille fera le reste, s'il lui convient ; mais la famille elle- même fut, par les hommes, l'écolière de cet enseignement glacé... De quel droit néanmoins isoler l'enfant de ce qui reste de cœur, par les femmes, à la famille ? De quel droit l'internat, c'est-à-dire la privation totale d'éducation men- tale } De quel droit l'enfant est-il séparé violemment de la vie vivante, des sentiments naturels, de toute tendresse, de tout conseil cordial ? De quel droit ce régime cellulaire le détenu ne doit plus avoir de rapport avec ce qui est l'homme, avec l'émotion, la joie d'aimer et d'être aimé, avec les sen- timents qui sont la source de vie, l'origine même de la famille et de la patrie ?

...Nous montâmes, en rangs et en silence, sous la conduite d'un maître d'études, court, velu, à tête carrée, déposer

SOUVENIRS PERSONNELS 81

dans une autre salle cahiers et livres. On me bouscula un peu dans les rangs, en riant de mes yeux rouges. Mon sobriquet était consacré : Monsieur Peau de Lapin. C'était très drôle... On descendit dans la cour. On nous fit mettre en ligne, on nous distribua nos rations de pain... Un frappement dans les mains : « Rompez ! » Les clameurs éclatèrent en tous sens, aiguës, perçantes. Le cri : Peau de Lapin ! domina tous les bruits et, en un clin d'œil, un de mes pauvres poignets de fourrure, arraché et épilé, vola d'un bout de la cour à l'autre. Une bande hurlante m'entoura. J'eus une inspiration surpre- nante : je pris mon second poignet et le jetai... J'imitais, sans le savoir, le voyageur des steppes de Russie qui abandonne aux loups, acharnés à la poursuite de son traîneau, son bonnet et son manteau... Ceci me sauva. Peau de Lapin fut porté en triomphe !...

Le Portrait de mon Grand-Père.

Ici, véritablement, ma plume hésite. Le pinceau du peintre tremble dans sa main quand il cherche à poser sur la toile des traits chéris, une figure vénérée, dont les contours n'exis- tent plus que dans sa mémoire... Et ce n'est pas seulement l'amour qui rend ma main incertaine et tremblante, c'est l'admi- ration. Comment être en même temps assez simple et assez vivant r Comment dire, trouver les paroles qui pourront faire passer sur le froid papier une image humaine reprise, depuis bien des jours, par l'éternité ? Ce qu'elle eut de plus saisissant, de plus doux, de plus fort, n'avait rien d'éclatant. Elle n'aimait et ne cherchait que l'ombre. Elle n'attirait pas les regards. On l'ignorait. Et pourtant elle vivait ! Comment, avec le seul souvenir, à présent qu'elle est morte, la rendre frappante en sa vie essentielle r Elle n'était que simplicité et tendresse, et ce sont les deux choses les moins triom- phantes. Tout le monde les désire, mais confusément, dans le secret de soi, et personne ne se retourne quand on les nomme. Tout est lutte, au contraire, conflits d'intérêts et de

3a LA PROSE DE JEAN AICABO

passions. Comment ferai-je aimer cette sagesse retirée du monde > Ne risqué-je pas de la voir incomprise > Alors, sans profit pour personne, j'en aurai trahi le mystère, l'humilité délicieuse ? N'importe ; j'évoquerai cette âme. C'est un devoir qui m'est imposé par une volonté que j'ignore et que je subis. Cette simple et paisible figure ne peut manquer de plaire à quelque âme solitaire, de consoler au moins une infortune. Je l'évoque malgré moi... Peut-être apparaîtra-t-elle dans ce rayonnement doux des belles âmes mortes dont s'éclairent les vivants

Nous arrivâmes, l'oncle Albert et moi, devant une chapelle en ruines, dont le fronton ajouré encadrait une cloche brisée, profilée en plein ciel... En face de la chapelle, une maison de paysan, longue et basse, flanquée de deux hangars. Sous le premier, étaient des charrettes. Sous le second, était le four. Maître Escarel et son fils aîné faisaient cuire leur provision de pain. Le torse nu, ils enfonçaient la longue pelle dans le four et en retiraient la lourde miche fauve et pesante qui sentait bon.

Les champs de blé, les vignes, cultivés en étagères, sous les bois d'oliviers, s'arrêtaient bientôt devant nous. La vraie colline commençait, chargée d'éternelles verdures, lentisques, romarins, bruyères, qui nous envoyaient des senteurs puis- santes...

Retourne-toi, petit.

Je me retournai. Là-bas, là-bas, à deux lieues, le regard passant comme un oiseau par-dessus des vallées, des bois de pins, des vignes et des oliviers aux têtes moutonnantes, attei- gnait l'immense mer, d'un bleu enflammé et tranquille, dans laquelle baignaient des îlots imperceptibles, des navires en fuite, des caps dentelés...

A présent, dix pas encore... et regarde devant toi. Nous marchâmes dix pas encore, et je regardai devant moi.

Un enclos m'apparut, adossé à la colline. Le grand portail ouvert faisait face à la mer, qui était derrière nous. Des feuil- lages dépassaient les murs. Par le large portail précédé d'une

SOUVENIRS PERSONNELS 33

treille que soutenaient des piliers, on apercevait le seuil de l'humble maison. Elle n'avait qu'un étage. La toiture de tuiles roussies au soleil, et les fenêtres petites, tout ouvertes, domi- naient les murs de l'enclos.

Encadrée par le portail, la porte étroite de la maison lais- sait voir le dedans sombre...

C'est une maison de Dieu. Regarde-la bien, fit mon oncle... On ne nous attend pas, petit. J'ai dit, depuis un an, que j'espérais bien t'amener, mais on ne sait pas le jour ni si je pourrai... Il va être surpris... et bienheureux, l'homme !

Nous entrâmes dans le jardin. J'étais étonné, surtout curieux ; pas autre chose. Je ne connaissais pas grand-père Martel.

Un jardin conquis sur le roc. Des fleurs, arrosées à grand' peine, car le puits était loin ; des orangers tout le long de la façade. Deux mûriers du Japon, que mon oncle me nomma. Des allées mignonnes. Des instruments de travail dans un coin.

Nous nous retournâmes. Maintenant, le portail encadrait la mer lointaine, les îlots, les navires, un tableau de féerie.

Monsieur Martel ! cria mon oncle.

Personne ne répondit. Nous entrâmes, en descendant une marche. La petite salle n'avait ni dalle ni plancher ; on mar- chait sur la terre battue, bien sèche. La porte seule donnait du jour. Il faisait sombre. A gauche, un banc de menuisier. Le mur, au-dessus du banc, était couvert d'outils innombra- bles, tous sans exception luisants d'un travail récent. A droite, l'escalier tournant, étroit comme une échelle, qui conduisait aux chambres. Sous le retour de cet escalier, dans un enfon- cement de la muraille, un homme, dans un antique fauteuil de paille, sommeillait paisible, le souffle égal. Le rayon de lumière venu de la porte effleurait le bas du visage : un vieux visage rasé de frais, au menton large. Un front haut, sur- monté de deux touff"es légères de cheveux brillants comme l'argent même, les mains un peu entr 'ouvertes sur un gros livre refermé. Une d'elles tenait des lunettes.

Je regardai, troublé. L'oncle Albert ne savait que faire.

2.

34 LA PROSE DE JEAN AICARD

Mon grand-père m'a dit souvent depuis : « Le sommeil, c'est sacré ; c'est la vie, mon garçon. Quand un travailleur dort, éloigne-toi en le bénissant. » Mon oncle connaissait sans doute cette sagesse. Il demeurait là, immobile et muet. Mais le calme dormeur avait senti notre présence : nous étions devant son soleil. Il ouvrit les yeux, et, toujours tran- quille, les mains immobiles :

Qu'est-ce que c'est que ce petit soldat ?

Regarde-le bien, grand-père.

Grand-père Martel me regarda attentivement. Tout à coup ses lèvres se mirent à trembler. Il se souleva, puis il se mit debout avec lenteur... Ses mains, machinalement soigneuses, déposèrent sur son fauteuil les lunettes et le gros livre, et d'une voix de songe, venue des profondeurs de sa vie :

Martel... est-ce toi > dit-il.

Je répondis :

Oui, grand-père.

Il mit ses mains sur ma tête :

Oh ! mon fils !... mon fils !... mon fils ! Brusquement, il se baissa et m'étreignit.

Sans doute, sa vie entière abondait en lui, tous ses souvenirs, d'un seul coup, ses amours, son mariage, la naissance de mon père, les erreurs, les fautes, les espérances perdues, les espé- rances éternelles. Ses regards se levèrent sur l'oncle Albert :

Merci, l'oncle, dit-il.

La lumière de la porte éclairait ses yeux, un peu voilés par la fatigue et l'âge :

Ma fille ! cria-t-il. Ma fille, viens vite ! C'est lui ! il est arrivé...

Il me regarda :

Nous parlons tous les jours de toi.

Un pas léger descendait le petit escalier derrière nous. Tante Adèle entra.

Voici Martel, dit grand-père.

Elle se précipita sur moi, se mit à genoux, me serra entre ses bras, cacha sa tête contre ma poitrine et pleura.

SOUVENIRS PBBS0NNEL8 35

Elle pleura longtemps.

Nous attendions. Grand-père dit enfin :

L'oncle, est-ce qu'on me le laisse ?

Au moins pour un mois, dit l'oncle.

Et vous soupez avec nous, ce soir }

Oui, dit l'oncle.

C'est bon. Et toi, Martel as-tu soif ? Veux-tu manger tout de suite r... Adèle, fais-le gotiter.

Je n'ai pas faim, grand-père, ni soif.

Alors, sortons. Profitons de la lumière : la vie est courte.

Profitons de la lumière ! Un oiseau aurait compris. Je com- pris très bien.

Quand nous fûmes dehors, éblouis de clarté, tout émus de chaleur, et de confiance dans nous-mêmes et dans la bonne loi inconnue ; quand il nous eut montré en détail l'étroit domaine, mon grand-père s'arrêta devant moi. Il me parais- sait de haute stature. En réalité, il était de taille moyenne, avec des épaules larges, une poitrine d'athlète.

Écoute, me dit-il. Je veux que tu sois heureux chez moi. Chez moi, tout t'appartient. D'abord ceci : la vue de la mer, des forêts et du ciel que Dieu te donne... Les plus riches du monde entier, les rois, les puissants de la terre, arrivent tous dans notre pays pour posséder ça par les yeux ; mais eux, ils sont forcés de repartir, parce que leur vie est ailleurs. Nous, nous sommes ici chez nous. Tout cela est à nous, notre pays nous appartient ; jouis-en bien tous les jours et aime-le ; il en vaut la peine...

Il regarda la mer et dit encore !

L'Italie est moins belle. On ne voit ça qu'en France. Il s'arrêta un peu :

Quant à tout ce qui est dans la maison, prends tout, casse tout, brûle tout !... Si ça t'amuse, je serai content...

Il se mit à rire, et poursuivit :

Mais je serai bien plus content si tu ne casses rien, si tu ne brûles rien, car, après, je n'aurai rien, plus rien, oh I

S6 LA PROSE DE JEAN AICARD

mais, rien du tout !.„ et j'ai besoin de mes outils, de tous mes outils, vois-tu. Je t'expliquerai ça demain.

Je répondis, le cœur gonflé d'un bonheur nouveau, étrang:e, à jamais inoubliable :

Oh ! g-rand-père !

Enfin, je me sentais aimé par quelqu'un, par les êtres et les choses. Je cessais d'être une petite machine à récitation ; je devenais un enfant, un vrai, un fils des hommes.

Je suis heureux.

Sur le derrière de la maison, qui n'était pas enfermé dans l'enclos, s'ouvrait une porte. Elle donnait accès à une salle basse dont les parois étaient, d'un côté, taillées à même dans le roc.

Le plus pauvre peut encore obliger un pauvre, dit mon grand-père. J'ai offert cet asile à une malheureuse vieille femme qui s'appelle Finon... Elle a beaucoup travaillé toute sa vie. Sans entrer chez elle, tu peux voir d'ici qu'elle couche sur la paille... Je fais pour elle ce que je peux. Je lui dois beaucoup, mon fils, car c'est elle à présent qui m'enseigne la patience... Moi, j'ai été imprudent, j'ai mérité mes infor- tunes. Elle n'a pas mérité la sienne.

Finon parut sur le seuil de sa porte. C'était une vieille, pareille aux fées des contes, toute ridée, un peu courbée sur un bâton dont elle s'aidait toujours.

Grand-père lui dit :

Bonjour, Finon.

Finon ne salua pas, ne répondit pas. Elle se retira chez elle en grommelant, comme une bête farouche.

Elle me déteste, dit grand-père. Elle m'appelle le riche !... L'âge a troublé un peu sa cervelle... Elle a eu un mari : il est mort ; elle a eu deux fils : ils sont morts. Ah ! la pauvre femme ! Les enfants parfois lui font des niches. Il faudra les en empêcher, mon fils, quand, tu pourras. Il faut être bon

SOUVENIRS PEBSONNBLS B^

avant tout. Et il faut être fort, afin de pouvoir faire au besoin respecter sa bonté. Il faut défendre le droit des faibles.

Sans doute, j'avais l'air de ne pas comprendre, car je me rappelle très bien que grand-père ajouta, en s'arrêtant et en me regardant avec attention :

Que deviendraient les enfants comme toi, si les hommes, c'est-à-dire les forts, ne les défendaient pas, ne s'occupaient pas d'eux ? La vie s'arrêterait : c'est ce que Dieu ne veut pas. Tâche donc d'être fort, afin d'être bon en paix.

Mon esprit si jeune et si abandonné était comme une terre aride après une grande sécheresse. Ces paroles tombaient sur moi comme une rosée ; mon âme les buvait, les absorbait, s'en imprégnait toute. J'étais heureux de les entendre. Je comprends bien maintenant ce qui se passait en moi. Tous les bons germes de ma nature attendaient une eau du ciel ; ils s'ignoraient jusqu 'alors ; et voilà que tout à coup ils se sentaient fécondés et se réjouissaient obscurément. Je buvais la vie et l'espérance

L'oncle Albert nous suivait en silence. Son admiration pour g'and-père le rendait muet.

On rentra. Nous montâmes le petit escalier : il débouchait sur la pièce commune, une salle assez grande, toute brunie par la fumée. Sous le vaste manteau de la cheminée, grand- père s'assit. Sa chaise ne quittait jamais cette place. De là, en levant les yeux et avançant la tête, il voyait le large trou par la fumée ne parvenait presque jamais à s'échapper toute ; et par ce trou, en toute saison, il pouvait apercevoir un mor- ceau de ciel, les nuages, durant le jour, ou les étoiles...

Et cela lui paraissait un avantage qu'il me signala.

Débris d'une riche collection, des gravures admirables mais dorées, sous leurs vitres, par la terrible fumée, cachaient partout les murs. Il me montra sa bibliothèque. C'était une longue planche rabotée par lui et sur laquelle il y avait un gros Molière qu'il tenait dans ses mains quand nous étions arrivés, un Rabelais, un Montaigne, un La Fontaine, Don Quichotte, les chansons de Béranger et cinq ou six cents

38 LA PROSE DE JEAN ÀlCARD

pièces de théâtre, dont la plus récente datait de 1825, le tout noir ou jaune de fumée.

On lui envoyait d'anciens journaux qu'il appelait obstiné- ment des gazettes. C'était souvent des gazettes de l'année précédente. Il apprenait ainsi les nouvelles politiques trois mois ou un an après les faits accomplis.

Quel calme cela me donne ! disait-il. Je n'oublie jamais qu'il est trop tard pour que je me réjouisse ou que je m'at- triste outre mesure d'un événement. Tout ce que je lis est de l'histoire. Alors, les faits ne me troublent plus. La justice seule m'importe... Et elle finira par triompher à travers tout, mais il faut du temps.

A dix ans, je n'aurais pas compris ces choses. Mais tous les jours il devait me les redire et je me laisse entraîner ici avec joie par mes souvenirs...

C'est lui qui, lorsque j'avais quinze ans, me dessinait un jour, avec du blanc d'Espagne, sur un coin de son mur, le plus noirci par la fumée, une ligne horizontale, bien droite, puis une ligne brisée qui montait obliquement vers le plafond.

Tu vois cette ligne brisée } c'est la ligne de vie, mon fils ; elle va à travers les siècles. Dans sa direction générale, elle ne cesse pas de monter ; n'empêche qu'elle est composée d'une succession d'angles aigus qui ont tantôt la pointe en l'air, tantôt la pointe en bas. Dans les moments l'on se trouve au bout d'une des pointes d'en bas, on crie à la déca- dence, mais regarde : sauf la première, toutes les vallées successives sont plus élevées que le premier sommet, et la première elle-même est bien au-dessus de l'horizon ! C'est toute l'histoire humaine : on crie aux abus, à la mort de la morale et de tout. Tout de même il y a cent ans nous avions la torture en France ! Vous dites qu'aujourd'hui la magistra- ture et la justice ne valent rien ? Mais vous savez bien qu'après tout elles sont mieux organisées que jamais. Je suis protégé aujourd'hui, moi, simple citoyen, comme je ne l'étais pas jadis. Tout est là. La civilisation, la société meilleure,

SOUVENIBS PERSONBILS Bg

c'est la protection du droit des faibles, toujours plus assurée ; et leur droit est de monter toujours plus haiir, s'ils le méritent.

Mais je n'en finirais pas si je voulais redire et résumer tous les propos que, dans la suite, me tint grand-père Martel.

C'était l'heure du souper. Tante Adèle mit la table. Grand- père l'aida à faire cuire le souper. Assis sous la cheminée, il se mit à tailler adroitement sur une planchette un lapin en quartiers.

Un chasseur doit savoir faire cuire ses aliments, disait- il en riant.

Mais il y avait beau temps qu'il ne chassait plus... Tou- jours il égayait ainsi, d'un mot, sa misère.

A table, il ne cessait de verser à boire, « comme s'il était riche » disait l'oncle Albert.

Le défaut de grand-père Martel, c'était de donner tout ce qu'il avait joyeusement. Dès qu'un hôte de hasard, chasseur ou colporteur, frappait à sa porte : « Avez-vous faim > avez- vous soif? Entrez », disait-il... Tante Adèle levait alors les yeux au ciel en silence, mais en silence elle allait chercher le pain, les fruits, le vin et les verres. Et grand-père répétait : « Dieu est bon : il a fait le vin ! » Jamais il n'offrit à boire autrement qu'en fredonnant ces deux vers de quelque chanson oubliée :

A propos de mémoire Nous oublions de boire !

Nous soupâmes. Au dessert, grand-père chanta une chanson provençale. Une gaité saine était dans tous ses propos. Ses moindres gestes disaient la confiance dans la vie, dans le rythme ou secret ou visible de toutes choses. Ce qu'il répé- tait le plus souvent, c'était : t Ne va pas trop vite, mon fils, la vivacité est de ton âge, mais sun^eille-la bien. C'est le désir d'avoir trop tôt fini qui gâte la fin. Les sauvages ne savent pas ça. Les hommes d'expérience le savent. Un chêne de trois siècles ne peut pousser en trois jours : c'est le temps

40 LA PROSE DE JSA.N AICARD

qui a fait sa force et qui a fait sa beauté. » Il ajoutait : « Patience, le chêne se fait vieux. » Il m'a dit mille fois : « Apprends à ne t'étonner de rien... Quand tu verras ta tête rouler à cent pas loin de ton corps, alors commence à te dire : « Ça ira mal Et qui sait r ça ira peut-être bien. »

Après le souper, ce premier jour, la conversation l'ayant permis, l'oncle Albert plaisanta un peu au sujet du fameux jardin suspendu^.

Eh ! grand-père Martel > cela vous a coûté cher. Outre le prix de revient, je crois bien que vous y avez perdu au moins cinquante mille francs, le jour la maison s'est vendue >

Grand-père gravement, le verre en main, répondit :

Pendant vingt ans, j'ai vu, du haut de mon jardin, un des plus beaux spectacles du monde : c'est-à-dire la mer, le ciel et les étoiles, les soleils levants et les soleils couchants. Il y a des gens qui vont au cercle et qui jouent ; d'autres qui ont une loge à l'opéra et au petit théâtre. J'allais au théâtre rarement et je n'allais jamais au cercle. Cinquante mille francs en vingt ans, cela fait deux mille cinq cents francs par an. Les nobles étrangers qui viennent passer l'hiver dans notre pays pour voir, trois ou quatre heures durant, ce que je voyais toute l'année, dépensent beaucoup plus que cela ! Oncle Albert, je vous le jure, je n'ai pas payé trop cher la vue du plus beau des spectacles dans ma loge de verdure... Allez, allez, je ne suis pas si fou qu'on le croit. Et je le prouve bien aujour- d'hui... Tu apprends le latin, mon fils }... moi, qui ne l'ai jamais su, je t'apprendrai autre chose : l'amour de ton pays et l'amour des hommes ; et autre chose encore : je t'apprendrai à te servir de tes dix doigts, je t'apprendrai à raboter, à limer, à tresser, au besoin, une canestelle de vendanges. Je t'apprendrai enfin à regarder pousser l'herbe et voler les oiseaux du ciel : c'est plus beau que tout le reste, et le bon Dieu en personne est caché dans ces mystères qu'on ne sait

I. Jardin suspendu que le grand-père, au temps de sa fortune avait établi au sommet de sa maison.

SOUTENIBS PEBSONÎTBLS 4t

plus regarder, mais que tous vos savants n'expliquent pas encore.

Quand je m'endormis, le soir, dans l'humble masure, après avoir vu partir l'oncle Albert dans sa carriole, j'étais calme et heureux pour la première fois de ma vie.

Et je rêvai que je voyais de mes yeux la raison qui fait pousser l'herbe et voler les oiseaux du ciel.

La Bonne École.

Je commençai ma vie nouvelle, dès le lendemain, avec ravissement. Je dépouillai l'uniforme du soldat, et, vêtu de toile, je devins un petit paysan lâché dans les bois, mais soucieux de complaire au bon grand-père, à la bonne tante.

Pourtant, le goût d'être libre, l'emportement vers toutes les nouveautés de la nature retardèrent trop souvent mon retour vers la maison aux heures des repas. J'inquiétais un peu mes bons parents, non sans repentir, mais l'égoïsme d'un être qui naît à la vie est une incomparable puissance ; je voulais voir, marcher, courir, boire l'air le plus longtemps possible, et mes expéditions firent plus d'une fois trembler ma bonne tante Adèle. Quant à grand-père, dès que j'arrivais :

Tu ne t'es pas fait mal, Martel r

Non, grand'père.

Alors, tout est bien, Dieu merci.

Comme on peut le penser, je déchirais fréquemment mes culottes. Jamais je ne fus grondé pour ça. On les raccom- modait, voilà tout. Grand-père disait en riant :

Les culottes sont faites pour protéger la peau. On ne peut pas être un coureur des bois et ne jamais déchirer ses culottes. La blessure faite aux culottes honore l'enfant qui les porte. Elle prouve sa hardiesse à affronter les rochers et les ronces. C'est aux parents à trouver de la toile assez solide pour lutter avec les épines et le granit. Ah ! si l'on pouvait te mettre aux bons endroits, des pièces en fer-blanc !

4a I<A PBOSE DE JEAN AICÀRD

Et l'on riait. Un jour, mes deux culottes de toile se trou- vèrent déchirées à la fois : j'étais allé trop vite en besogne. Résolu, pour toutes sortes de raisons, à ne pas mettre mon pantalon d'uniforme, je demandai à matante une de ses jupes. Ma tante était de petite taille et son jupon était court pour elle. Il me descendit jusqu'aux talons. Jamais je n'ai vu rire mon grand-père de si bon cœur. Il était si fier de son petit-fils, unique rejeton mâle des Martel, que l'idée seule de le voir enjuponné l'égaya comme ayant en elle le plus inattendu des contrastes. Raymond Martel, en jupon ! à dix ans ! un homme véritable! un homme rare! c'était à mourir de rire.. Et il riait, riait !... Je sortis ainsi vêtu, et ne revins qu'à l'heure du déjeuner.

Ah! oui, j'étais bien heureux chez mon grand-père Martel.

Je le regardais travailler le bois ou le fer. Il m'enseignait le maniement de tous ses outils, riant sans malice de mes mala- dresses, m 'encourageant quand il le fallait, ne me reprochant guère que ma hâte en toutes choses, « défaut d'enfant, disait- il, défaut de sauvage». Et il répétait: « les chênes ne vont pas si vite ! »

1 out en travaillant, il m'expliquait pour la vingtième fois la solidarité de tous les métiers entre eux.

C'est comme une ronde, disait-il, chacun se donne la main. Si une main vient à lâcher, tout s'embarrasse. Chaque homme est utile à tous les autres, ne l'oublie jamais. Ne méprise jamais un autre homme à cause de son métier. N'estime un homme que par son caractère et ses mérites. Qu'importe le titre ou la profession r

Je le regardais faire des « canisses » c'est-à-dire des claies, vriller les roseaux dorés, les cheviller, les assembler en ran- gées solides, tout cela d'une main lente mais sûre, sans mau- vaise hâte. Il savourait le travail, il ne s'en débarrassait jamais. « Quand tu vas quelque part, fais de ta route un premier plaisir. »

Les enfants du voisinage arrivaient par petite troupe de cinq ou six. Un ou deux, à d'autres moments, venaient à part»

SOUVENIRS PERSONNELS 43

prendre « la leçon » de ma tante. Il y avait des fillettes, des petits garçons aux yeux noirs comme ceux des rossignols, aux teints fauves. Habitants de fermes isolées dans la colline, ils étaient très farouches. Ils s'apprivoisèrent bientôt avec moi. Quand ils partaient, je les accompagnais au loin.

J'allais parfois attendre leur arrivée, et l'on jouait en route. Ils m'apprenaient bien des choses. L'un d'eux, un jour, me fit voir une caille posée dans un chaume. Elle était droite, toute droite, attentive, dressant sa tête si mignonne au bout de son cou allongé. C'était la première caille que je voyais ainsi... je la vois encore. C'était joli, cette vie libre et sauvage, surprise par nos regards d'enfants sauvages et libres I

J'admirais la patience de ma tante à faire répéter le caté- chisme à ces enfants. Je comparais la leçon qu'elle leur don- nait à celles que je recevais au collège. Je les enviais. Jamais ils n'étaient punis. On les reprenait avec fermeté, mais avec douceur et patience. Grand-père se moquait un peu, genti- ment, de celui qui avait dit une trop grosse sottise. Tous l'adoraient. Quand ils avaient bien répondu, prouvé leur bonne volonté, il leur contait des histoires, que j'ai entendues cent fois : Le Bonnet vert, aventure d'un gentilhomme qui ne pouvait dormir, sinon avec un bonnet de soie verte ; ou bien la commère de M. le curé, inolïensive histoire, mais un peu grasse en certain passage. Quand le passage terrible arrivait, tante Adèle, levant les yeux au ciel et secouant la tête d'un air d'indulgente pitié, sortait un moment.

Le soir, on jouait aux dominos. Je m'amusais à tricher grand-père. Confiant, il ne voyait rien ; puis, lassé de perdre, il lui arrivait de jeter tout au diable, Alors, j'avouais mes ruses. « Petit gredin ! » Au fond, il était enchanté de me voir tant d'esprit.

Après la partie, on regardait les chats (il y en avait cinq ou six) jouer à cache-cache. L'un d'eux choisissait sa cachette, et les autres le cherchaient. J'ai vu ce jeu bien souvent. Il était organisé à merveille. Et c'était vraiment drôle quand le « cache-cache » devenait un « chat perché ».

44 Lk PROSE DE JEAN AICARD

Parfois, on sortait aux étoiles. Il y avait, dans une petite vallée toute voisine, une sorte de « château » abandonné, et devant le château une avenue poussaient, au pied de grands arbres, toutes sortes de broussailles.

Ce lieu était admirable. Au bout de l'allée, il y avait un spacieux bassin luisait un glacis d'eau rêveuse, aimée des reptiles, des reinettes, et les oiseaux du ciel venaient boire et les étoiles se mirer.

Nous allions là. On s'asseyait sur le rebord carré du bassin de pierre et l'on écoutait les invisibles flûtes lointaines de la nuit et du silence. C'était des harmonies douces, tendres, pro- fondes. Je crois qu'elles étaient en nous...

Une Histoire d'Amour.

Un soir, à la fin d'août, chez grand-père Martel, dans le petit enclos dont le portail grand ouvert nous laissait voir la mer éblouissante sous les rayons fauves du couchant, au bruit léger des pinèdes voisines que la brise faisait vibrer, tandis que caquetaient au loin, sur la crête de la colline elles se retirent chaque soir, les perdrix rouges, mes amies, grand- père me regarda. Tante Adèle, assise près de nous, travail- lait à quelque humble raccommodage... 11 regarda aussi la sainte fille qui avait sacrifié sa dot à son frère, et qui consa- crait à son père le reste de sa vie, puis de nouveau il me considéra longtemps.

Le jour finissant brillait dans ses beaux cheveux rares et légers.

Il posa tout à coup à terre les roseaux qu'il assemblait pour faire une claie, et ses mains un peu tremblantes m'ap- pelèrent. J'allai à lui ; il me serra sur sa poitrine.

Écoute, Martel, me dit-il, voici que tu as quinze ans. Te voilà un bel adolescent ; demain tu seras un jeune homme. A quinze ans, mon fils, il arrive qu'on est amoureux. Tu as fait peut-être des vers en latin, qui sait ? aux brunes et aux

SOUVENIRS PERSONNELS \b

blondes. L'amour, rappelle toi Ésope c'est comme la langue : ce qu'il y a de meilleur et ce qu'il y a de pire. Ecoute. A quinze ans, mon fils, aime-les toutes, mais avec les yeux seulement : il y en a tant de mauvaises ! Il faut se défendre. Choisis sans te presser, assure-toi que tu aimes vraiment, et que celle-là est digne de toi, et puis épouse-la, sois fidèle, et traversez la vie, jusqu'à la dernière heure, la main dans la main.

Ayant soupiré profondément, il reprit, avec un sourire enfantin :

Moi, j'ai aimé deux fois.

Tante Adèle à son tour posa son ouvrage. Pour sûr, elle connaissait l'histoire. Elle souriait aussi.

La première fois, dit grand-père, c'était une marchande de tabac, mais si jolie !

La Graziella de Monsieur de Lamartine, dis-je, était une cigarière, quoique le livre affirme qu'elle polissait du corail.

Je disais Monsieur de Lamartine parce que mon grand-père ne parlait de Molière qu'en disant : Monsieur de Molière !

Ma marchande de tabac, poursuivit-il, était bien jolie. J'avais dix-sept ans. Je ne fumais pas : je ne ne pouvais donc voir la dame de mes pensées qu'en passant dans la rue. Je ne lui avais jamais parlé, mais je l'appelais ma maltresse. Elle l'était puisque je me sentais prêt à lui obéir en tout. Mon amour était grand. Je résolus d'entrer chez la marchande. Je ne fumais pas ? Eh bien, je me mettrais à fumer. J'entrai donc et je demandai un bon cigare. Nous étions seuls. J'au- rais pu la dévorer des yeux à mon aise, mais j'étais timide. Je n'étais pas entré chez elle sans beaucoup d'hésitation et de peine. Je pris la boîte pleine de cigares et je ne regardai d'abord que les cigares... j'en choisis un, bien lentement. Je regardai enfin, l'espace d'une seconde, la marchande, en lui demandant quelle somme je lui devais. Elle me le dit ; je payai, en la regardant encore une fois, du coin de l'œil. Elle était certainement, de près comme de loin, la plus jolie du monde, et je savais que ses parents étaient honnêtes. Sans

46 LA PEOSE DE JEAN AICARD

me presser, j'allumai mon cigare ; puis, n'ayant plus de motif pour rester là, je sortis, bien fâché de la quitter, et plus amoureux que jamais. Je m'en allai en fumant de toutes mes forces, afin de m'habituer au tabac et d'avoir ainsi un bon prétexte pour aller voir souvent ma maîtresse... Je fumais de mon mieux ; je m'appliquais à tenir mon cigare comme j'avais vu faire aux officiers ; je le laissais parfois entre mes dents... Il tirait mal ; je le fumai en conscience jusqu'au bout, étonné de n'éprouver aucun des malaises que l'on m'avait annoncés, et enfin je rentrai chez moi.

Hélas ! à peine arrivé dans ma chambre, surpris sans doute par la chaleur des appartements, je tombai comme une masse sur le parquet, étourdi, assommé, et, toute la nuit, je fus malade, oh ! mais très malade.

Je ne retournai plus chez la jolie marchande de tabac...

Ce n'était donc point là, mon fils, une amour assez grande ! Ce n'était pas celle qu'il faut. Et tu vois comme on aurait tort de s'engager avec trop de hâte.

A quelque temps de je fus bien heureux d'être libre, car je fis la connaissance de ta bonne grand'mère qui avait alors seize ans. Je l'épousai un an plus tard, et depuis je n'ai aimé qu'elle. Nous avons été heureux dans nos cœurs et cela suffit. Tout le reste, auprès, est bien peu de chose. Et je serai, je l'espère, béni en toi.

Grand-père se tut. Tante Adèle reprit son ouvrage et lui le sien ; mais ils durent le quitter peu d'instants après, car la nuit tombait et, dans le grand cadre du portail, on voyait la mer, tout là-bas, de jaune d'or devenir sombre...

II

CONTES

Mensonge de Chien^

I

J'avais en lui une confiance aveugle depuis longtemps. Nous nous aimions. C'était un chien mouton. Il était blanc, avec une calotte brune. Je l'avais appelé Pierrot.

Pierrot grimpait aux arbres, aux échelles! Fils de bateleur, peut-être, il exécutait des tours de force ou d'adresse inat- tendus. Il était amoureux d'une boule de bois grosse comme une bille de billard ; il nous l'avait apportée un jour, et, assis sur son derrière, il avait dit : « Lance-la-moi bien loin, dans la broussaille... Je la retrouverai, tu verras On le fit. Il réussit à merveille dans son projet. Il devint alors très ennuyeux ; il disait toujours : t Jouons à la boule ! »

Il entrait dans le cabinet de travail de son maître, brusque- ment, quand il pouvait, avec sa boule entre les dents, se mettait debout, les pattes de devant sur la table, au milieu des paperasses, des lettres précieuses, des livres ouverts : « Voilà la boule... Jette-la par la fenêtre, j'irai la chercher. Ça sera très amusant, tu verras, bien plus amusant que tes papiers, tes romans, tes drames et tes journaux !... »

On lançait la boule par la fenêtre... Il sortait... Mais non,

1 . Extrait de L'été à l'ombre, recueil de nouvelles.

48 LA PROSE DE JEAN AICÀRD

on l'avait trompé, le bon Pierrot ! Et à peine était-il dehors, que la boule prenait place sur la table, en serre-papier. Pierrot, au dehors, cherchait, cherchait... Puis, revenant sous les fenêtres : « Eh ! là-haut ! l'homme aux papiers ! Ouah ! ouah ! Voilà qui est un peu fort ! Je ne trouve rien I C'est donc qu'elle n'y est pas... Si un passant ne l'a pas prise, alors, pour sûr, tu l'as gardée ! »

II remontait, fouillait du nez dans les poches, sous les meu- bles, dans les tiroirs entr'ouverts, puis tout à coup, de l'air d'un homme qui se frappe le front, il vous lorgnait : « Je parie qu'elle est sur la table!... » On se gardait bien de parier, puisqu'elle était, en effet, sur la table... D'un coup d'oeil intel- ligent, il avait suivi votre regard... II apercevait sa boule... Pour la cacher encore, on l'enlevait d'une main brusque... et alors, oh ! alors, bonsoir le travail ! C'étaient des parties de gaieté extravagantes ! Il sautait après la boule, voulait l'avoir à tout prix, suivait vos moindres mouvements, ne vous quittait plus, toujours riant de la queue...

Avec cela, bon gardien. C'est ce qu'il faut à la campagne.

Il me faisait souvent penser à ces hommes métamorphosés en chiens, comme on en voit dans les contes de fée. L'œil était d'une humanité tendre, profonde, implorante, et disait : « Que veux-tu > Je ne suis que ça : une bête à quatre pattes, mais mon cœur est un cœur humain, meilleur même que celui de la plupart des hommes. Le malheur m'a appris tant de choses ! j'ai tant souffert ! je souffre tant encore aujourd'hui, de ne pouvoir t'exprimer, avec des paroles semblables aux tiennes, ma fidélité, mon dévouement !... Oui, je suis à toi, je t'aime... comme un chien ! Je mourrais pour toi s'il le fallait... Ce qui t'appartient m'est sacré... Que quelqu'un vienne y toucher et l'on verra ! »

II

Or, nous nous brouillâmes un jour. Ce fut un gros chagrin. Les gens qui croient au chien aveuglément me comprendront. Voici ce qui arriva :

CONTES 4g

La cuisinière avait tué deux pigeons.

Je les mettrai aux petits pois, s était-elle dit.

Elle alla dans une pièce voisine chercher une corbeille jeter les plumes de ses pigeons à mesure qu'elle les plumerait.

Quand elle revint dans sa cuisine, elle poussa un grand cri. Un de ses deux pigeons s'était envolé ! Elle ne s'était absentée pourtant que quelques secondes. Un mendiant sans doute était passé par là, avait fait main-basse sur l'oiseau par la fenêtre ouverte. Elle sortit pour chercher le mendiant imagi- naire. Personne. Alors, machinalement, elle songea : « Le chien ! . Et aussitôt, saisie de remords : . Quelle horreur, soupçonner Pierrot ! Jamais il n'a rien volé ! Il garderait, au contraire, un gigot tout un jour sans y toucher, même ayant faim !... Du reste, il est là. Pierrot, dans la cuisine, assis sur son derrière, l'œil à demi-fermé, bâillant de temps à autre ; il s'occupe bien de mes pigeons ! >

Pierrot était là, en effet, somnolent, avec un grand air d'indifférence! Je fus appelé...

« Pierrot > » Il souleva vers moi sa paupière appesantie. « Eh! que veux-tu, mon maître? J'étais si bien ! Tiens, je pensais... à la boule! »

A la boule ?... je suis de votre avis, Catherine ; le chien n'a pu voler le pigeon. S'il l'avait volé, d'abord, il serait en i train de le plumer, au fond de quelque fossé, pour sûr.

Regardez-le, pourtant, monsieur... Ce chien-là n'a pas l'air chrétien.

Vous dites?

Je dis que Pierrot, en ce moment, n'a pas l'air franc.

Regarde-moi, Pierrot.

Très vite, la tête un peu basse, il grommela :

Est-ce que je serais ici, bien tranquille, si j'avais volé un pigeon? Je serais en train de le plumer!

Il me servait mon argument. Ceci me parut louche.

Regarde- moi dans les yeux, comme ça... A n'en pas douter, il feignait l'indifférence!

Ah ! mon Dieu, Catherine, c'est lui ! j'en suis sûr! c'est lui !

S

5o LA PROSE DE JEAN AICARD

Ce que j'avais vu dans les yeux du chien était pénible, affreusement pénible à mon cœur. Je vous jure, lecteur, que je suis sérieux... J'y avais vu, distinctement, un mensonge HUMAIN. C'était très compliqué!... Il voulait mettre une fausse apparence de sincérité dans son regard, et il n'y parvenait point, puisque cela est impossible même à l'homme. Ce miracle du Malin n'est, dit-on, possible qu'à la femme, et encore !

Lui, s'épuisait en efforts vains. Sa volonté profonde de mentir était, dans ses yeux, en lutte avec la faible apparence de sincérité qu'il parvenait à créer; mais ce mensonge inachevé était plus tristement révélateur qu'un aveu !

Je voulus en avoir le cœur net, avoir la preuve.

III

A trompeur, trompeur et demi.

Tiens, lui dis-je, je te donne ça!...

Je lui offrais le pigeon dépareillé... II me regarda, songeant : « Hum! ça n'est pas possible! Toi, tu me soupçonnes, et tu veux savoir) Pourquoi me donnerais-tu un pigeon aujour- d'hui } Ça ne t'est jamais arrivé ! »

Il le souleva dans sa gueule, et doucement, tout de suite: le remit à terre.

Il ajouta : « Je ne suis pas une bête 1 »

Enfin, il est à toi !... Puisque je te le dis !... Je pense que tu aimes les pigeons)... Eh bien ! en voilà un! Du reste j'en avais deux : il m'en fallait deux !... Je ne sais que fairt d'un seul... je te répète qu'il est à toi, celui-ci...

Je le flattai de la main, en songeant : '■

« Canaille ! voleur tu m'as trahi comme si tu n'étais qu'ur

homme ! Tu es un chien perfide ! Tu as menti à toute une exis

teuce de loyauté, gredin ! » A haute voix, j'ajoutai :

Oh I le bon chien ! le brave chien ! l'honnête chien ! Oh qu'il est beau !

Il se décida, prit le pigeon entre les dents, se leva, et s'ei

CONTES 5l

alla, lentement, non sans tourner de mon côté la tête plusieurs Fois, pour voir ma pensée véritable.

Dès qu'il fut dehors, sur la terrasse, je fermai la porte à :laire-voie, et je demeurai à l'épier,

11 fit quelques pas, comme résolu à aller dévorer sa proie plus loin, puis s'arrêta de nouveau, posa encore son pigeon à terre ît réfléchit longtemps. Plusieurs fois il regarda la porte avec son œil faux. Puis il renonça à chercher une explication satisfaisante, se contenta du fait, ramassa sa proie et s'éloi- gna... Et à mesure qu'il s'éloignait, la queue timide, hésitante dans ses attitudes depuis notre conversation, devenait sincère : « Bah ! attrapons toujours ça ! Personne ne me egarder Vive la joie! Qui vivra, verra ! »

Je le suivis de loin et je le surpris en train de creuser dans a terre un trou avec ses deux pattes, très actives. Le pigeon jue je lui avais offert traîtreusement, était à côté de la fosse... Je grattai la terre moi-même, tout au fond... Le premier Digeon était là, volé ! habilement caché !

J'étais navré. xMon ami Pierrot, revenu aux instincts de ses congénères, les renards et les loups, enterrait ses provisions. Vlais, animal domestique, il avait appris à mentir!

Je fis, sous les yeux du menteur, un paquet des grosses îlumes de mes deux pigeons, et je déposai ce plumeau sur na table de travail.

Et quand Pierrot m'apportait la boule, en disant d'un air légagé : « Eh bien ! voyons, ne pense plus à ça, jouons ! » 'élevais le petit balai de plumes... et Pierrot baissait la tête... a queue se rabattait honteuse, se collait à son pauvre ventre "rémissant... La boule lui tombait des dents! « Mon Dieul non Dieu ! tu ne me pardonneras donc jamais ! »

- Tu ne m'aimais pas, lui dis-je un matin, non, tu ne n'aimais pas, puisque tu m'as trompé, et si savamment!

Je ne sais qui me répondit, avec bonne humeur : « Mais »i, mais si, mon cher, il vous aimait ! et il vous aime encore incèrement... mais que voulez-vous? il aimait aussi le 3igeon !... Il est bien assez puni, maintenant, allez ! »

5a LA PROBE DE JEAN AICARD

IV

Je saisis le petit balai de plumes, et pourtant Pierrot n'eut pas peur. « Tu le vois, lui dis-je, pour la dernière fois. Périsse le souvenir de ta faute ! » Je jetai l'objet dans le feu. Pierrot, gravement assis, le regarda brûler... puis, sans éclat de joie, sans sauts ni bonds, noblement, simplement, il vint m'embrasser... Quelque chose d'infiniment doux gonfla mon cœur. C'était le bonheur de pardonner.

Et, tout bas, mon chien me disait : « Je le connais, ce bon- heur-là... Que de choses je te pardonne, moi, sans que tu le saches I »

CONTES 53

Le Vase d'Argile*.

I

Jean avait, de son père, hérité un petit enclos au bord de la mer. Autour de l'enclos, bourdonnaient les ramures des pins qui répondaient aux bruissements des vagues. Au pied des pins, le sol était rouge, et l'ombre pourpre de la terre, tom- bant dans le bleu des vagues du golfe, les rendait violettes £t tristes, le soir surtout, aux heures de rêverie.

Il y avait, dans l'enclos, des roses et des fraises. Les belles filles du voisinage venaient chez Jean acheter de ces fruits et de ces fleurs, comparables à leurs joues. Roses, lèvres et fraises, ayant même jeunesse, avaient la même beauté.

Jean vivait heureux, devant la mer, au pied des collines, sous un olivier planté devant sa porte, et qui, en toute saison, faisait flotter sur son mur blanc une dentelle d'ombre bleuâtre.

Auprès de l'olivier, il y avait un puits. L'eau en était si fraîche et si pure que les filles du voisinage, aux joues de rose, aux lèvres de fraise, y venaient, matin et soir, avec leurs cruches. Sur leur tête couronnée d'un coussinet, elles por- taient, en les soutenant de leurs beaux bras nus, relevés en anses vivantes, les cruches, sveltes et rebondies comme elles.

Jean regardait toutes ces choses et il admirait et bénissait la vie. Comme il n'avait pas vingt ans, il aima d'amour une des belles filles qui puisaient de l'eau à son puits, qui man- geaient ses fraises et qui respiraient ses roses.

Il dit à cette jeune fille qu'elle était pure et fraîche comme l'eau, savoureuse comme la fraise et suave à respirer comme la rose. Alors, la jeune fille sourit.

Il lui répéta la même chanson et elle fit la moue.

Il lui répéta son même refrain ; et elle épousa un matelot qui l'emmena sur la mer lointaine.

(I) Extrait de \Eté à l'Ombre,

54 LA PROSE DE JEAN AICARD

Jean pleura beaucoup, mais il admirait toujours et il bénis- sait la vie. Jean pensait quelquefois que la frag-ilité de ce qu est beau, la brièveté de ce qui est bon, donne du prix à h bonté et à la beauté des choses.

II

Un jour, il s'avisa que, sous la croûte végétale, la tern roug-e de son champ était d'excellente argile. Il en prit ui peu dans sa main, la mouilla de l'eau de son puits et façonm un vase naïf en songeant aux belles filles qui ressemblent i des amphores sveltes à la fois et rebondies.

La terre de son champ était, en effet, d'excellente argile. I se fabriqua une roue de potier ; il construisit de ses propre; mains, avec son argile, un four qu'il adossa à la muraille d( sa maison, et il se mit à fabriquer de petits pots à mettre des fraises.

Il devint habile à cette besogne, et tous les jardiniers dei environs venaient chez lui s'approvisionner de ces pots légers poreux, d'un beau rouge, rebondis et sveltes, la frais( s'entasse sans s'écraser et dort à l'abri d'une feuille verte..

La feuille, le pot, les fraises, forme et couleur, cela enchan tait le monde, et les acheteuses, au marché de la ville, m voulaient plus de fraises que vendues dans les pots, svelte: et rebondis, de Jean le potier.

Et plus que jamais les belles filles visitèrent l'enclos d( Jean. Elles apportaient maintenant des paniers de roseauj tressés, des « canestelles » s'empilaient les pots vides rouges et frais. Mais Jean savait maintenant regarder les fiUej sans les désirer. Son cœur était, pour toujours, sur la mei lointaine.

Cependant, à mesure que se creusait et s'élargissait, dam son enclos, la fosse il prenait son argile, il vit que ses pot! à enfermer des fraises se coloraient diversement, teintés par fois de rose, parfois de bleu ou de violet, parfois de noir oi de vert. Et ces nuances de la terre lui rappelaient les plus

CONTES 55

belles choses qui eussent réjoui ses yeux, plantes, fleurs, mer et ciel. Il se mit alors à choisir, pour faire ses vases, les nuances de la terre, qu'il mariait délicatement. Et ces couleurs, produites par des siècles d'ombres et de jours alternés, lui obéissaient, modifiées à son g-ré en une seconde.

Sur la roue, qui tournait comme un soleil, à l'ordre de son pied agile, c'est par centaines qu'il modelait chaque jour ses pots à fraises. La masse d'argile informe, tournoyante au centre du disque, sous le toucher du doigt, s'élevait brus- quement comme une corolle de lis, s'allongeait, s'écrasait au gré du potier, s'enflait ou se rétrécissait, vivante. Le potier créateur animait la terre.

III

Et comme il songeait toujours aux choses qu'il avait le plus admirées, sa pensée, son souvenir, son impondérable volonté descendait de son front dans ses doigts où, sans qu'il sût com- ment, il communiquait à l'argile le principe de la vie mysté- rieuse, que le plus savant ne définit pas. Et les humbles ouvrages de Jean le potier avaient des grâces surprenantes. Dans telle courbe, dans tel coloris, il mettait un souvenir de jeune sein palpitant ou de fleur épanouie, ou même de couleur du temps, et de peine ou de joie.

Aux heures de repos, il marchait, les yeux fixés à terre, étudiant les variations de ton du terrain sur les falaises, dans les plaines, au flanc des collines.

Et le désir lui vint de modeler un vase unique, un vase mer- veilleux, et par lequel vivrait, pour l'éternité, quelque chose de toutes les beautés fragiles que ses yeux avaient vues, quelque chose même de toutes les joies brèves que son cœur avait éprouvées, et même un peu de sa douleur divine d'espérance, de regret et d'amour.

C'était alors un homme dans toute la force de l'âge. Et, cependant, pour mieux méditer sur son désir, il renonça au travail bien rémunéré, qui lui avait permis, il est vrai, de

56 LA PROSE DE JEAN AICARD

mettre de côté un petit trésor. Sa roue ne tournait plus, comme autrefois, du matin au soir. Il laissa d'autres potiers fabriquer des pots à fraises par milliers. Les marchands désapprirent le chemin de l'enclos de Jean. Les jeunes filles y vinrent tou- jours, par bonheur, à cause de l'eau fraîche, des roses et des fraises, mais les fraisiers, mal cultivés, périrent ; les rosiers se firent sauvag-es et s'en allèrent, par-dessus les murs de l'enclos, offrir aux passants du chemin leurs roses poudreuses. Seule, l'eau du puits demeura fraîche et abondante, et cela suffit à attirer autour de Jean l'éternelle jeunesse, l'éternelle gaieté.

Seulement la jeunesse, pour Jean, devint moqueuse ; moqueuse pour lui devint la gaieté.

Eh ! maître Jean ! ton four ne va plus > Ta roue, maître Jean, ne tourne plus guère ? Quand le verra-t-on, ton pot mer- veilleux qui sera beau comme tout ce qui est beau, épanoui comme la rose, grenu comme la fraise, et parlant, s'il faut t'en croire, comme les lèvres ?

IV

Or, Jean a vieilli, Jean est vieux. Il est assis sur son banc de pierre, à côté de son puits, à côté de son four de potier, sous l'ombre en dentelle de son olivier, devant son enclos vide dont tout le terrain est de bonne argile, mais ne produit plus ni fraises ni roses.

Jean disait autrefois : « Il y a trois choses : les roses, les fraises, les lèvres. » Toutes les trois l'ont délaissé. Les lèvres des jeunes filles et même celles des enfants sont pour lui devenues moqueuses :

Eh ! père Jean ! tu vis donc comme les cigales > jamais on ne te voit manger, père Jean?... Le père Jean vit d'eau fraîche !... Qui devient vieux devient enfant! Qu'y mettras- tu, dans ton beau vase, si jamais tu le fabriques, vieux fou > il ne gardera pas même une goutte de l'eau de ton puits ! Va-t'en peindre des cages, vieille bête, et fabriquer des

CONTES 57

g:arg-oulettes ! Les garg-oulettes retiennent l'eau comme une cage retient le vent !

Jean secoue la tête en silence et, à toutes ces railleries, il répond par un bon sourire... Il respecte les bêtes et partage avec des pauvres son pain sec. C'est vrai qu'il ne mange plus guère, mais il n'en souffre nullement. Il est tout amai- gri, mais sa chair n'en est que plus saine. Sous l'arcade de ses sourcils son œil veille, attentif au monde, avec des clartés de source se mire le jour.

Et Jean, un beau matin, sur sa roue qui tourne au choc rythmé de son pied, se met à modeler un vase, le vase qu'il a longtemps vu en rêve. La roue horizontale tourne comme un soleil, au battement rythmé de son pied. La roue tourne. Le vase d'argile s'élève, s'abaisse, se renfle, s'écrase en masse informe, pour renaître de lui-même sous la main de Jean. Enfin, d'un seul jet, il jaillit comme une fleur soudaine d'une invisible tige. Il s'épanouit triomphal. Et le vieillard, dans ses mains tremblantes, l'emporte vers le four bien préparé le Feu doit, à la beauté de la Forme, ajouter la beauté, fuyante et décisive, de la Couleur.

Toute la nuit, Jean, dans le four bien chauffé a entretenu et mesuré la flamme, ouvrière des tons nuancés.

A l'aube, l'œuvre doit être achevé.

Et le potier, vieux et mourant, dans son enclos désolé, élève vers la lumière du jour naissant la Forme légère, née de lui, en laquelle il veut retrouver le rêve unifié de sa longue vie. Dans la forme et la couleur du vase fragile, il a voulu fixer, pour toujours, la couleur et la forme éphémères des plus belles choses... O Dieu du jour! le miracle est accompli! Le soleil éclaire des courbes rebondies et sveltes, des colorations infiniment nuancées et fondues avec unité, qui font revenir, dans l'àme du vieillard, par le chemin des yeux, les joies et les douleurs savoureuses que donnent aux jeunes hommes

3.

58 LA PROSE DE JEAN AICARD

les jeunes filles pareilles à des roses mousseuses, les lèvres semblables à des fraises, les bras arrondis en anses de porteuses d'amphore, les seins palpitants des petites fiancées, et les ciels d'aurore et les mers violettes et tristes au soleil couchant... O miracle de l'art la vie se résume, pour éterniser la joie !

L'humble artiste élève, vers la lumière du jour naissant, son chef-d'œuvre fragile, fleur de son âme naïve.

Il l'élève dans ses mains tremblantes comme pour l'offrir à des dieux inconnus qui firent la beauté première. Mais voilà que ses mains trop tremblantes, l'ont laissé échapper tout à coup, comme son corps vacillant laisse échapper son âme et le rêve du potier, tombé avec lui à terre, se brise et s'éparpille en miettes.

est-elle maintenant la forme du vase, telle que l'a éclairée un instant l'aurore nouvelle, telle que seul l'ont vue et le soleil et l'humble artiste>

Sûrement, elle est quelque part la forme heureuse et pure du divin Rêve un instant réalisé.

CONTES 59

Toute une Vie*.

I

Du plus loin qu'il me souvienne, je l'ai toujours vu à son échoppe, au coin de la place de mon village, le savetier Martin ; je l'ai toujours vu là, un soulier solidement pris entre ses genoux, rapprochant ses deux poings énergiquement fermés, écartant les coudes et tirant l'alêne avec la régularité du gros balancier de cuivre qui, derrière lui, dans l'hor- loge à gaîne, fait tac, tac, et lui raconte l'éternelle monotonie des choses.

II

Tac, tac, de gauche à droite, le balancier va, les coudes s'écartent, les poings se rapprochent. Pan, pan ! le marteau tape ; la besogne avance et ne finit jamais. Après un soulier, un autre. Les hommes marchent, les souliers s'usent. Pan, pan ! de bas en haut ; tac, tac, de droite à gauche !... Toute la vie, Martin, tu tireras l'alêne et tu frapperas du marteau, assis sur ta chaise basse, dans ta boutique étroite, dans uk coin de la place de mon village, devant l'église d'où sortent, tous les dimanches, des chants monotones comme l'étemitc dont ils parlent, comme l'enfer et le paradis, comme notre vie mortelle qui va, tac, tac, de droite à gauche, de la crainte à l'espérance, toujours, toujours !

III

Les arbres de la place sont verts au printemps et l'été ; en automne, leurs feuilles tombent; l'hiver, les arbres sont dépouillés. Tac, tac, toute ta vie, Martin, tu tireras l'alêne,

I . Extrait de VÈté à l'ombre

6o LA PROSE DE JEAN AICARD

tu frapperas du marteau ; les souliers s'usent, les hommes marchent. La besogne, qui toujours avance, n'est jamais finie.

En été naissent les cigales ; il y en a par milliers dans les hautes branches des platanes, dans les hautes branches qui doucement remuent, de droite à gauche, toujours.

Sur le tronc des arbres et par terre, l'ombre est criblée de petits ronds lumineux qui bougent, de gauche à droite, du nord au sud, de l'est à l'ouest, selon le vent, toujours, tou- jours ; et les cigales de l'été bruissent, prolongeant les sac- cades de leur chant qui, toujours le même, s'élève et descend comme s'il s'éloignait après s'être rapproché. La besogne n'est jamais finie.

L'août s'en va, emportant les cigales. L'eau des collines descend dans la plaine inondée. Les grenouilles par myriades, autour du village, font une clameur soutenue, immense, un tapage si régulier qu'on dort au milieu par l'habitude, sans plus l'entendre, et que, s'il venait à se taire, on se réveillerait brusquement, cherchant ce qui se passe d'insolite, car on s'accoutume à tout. Voyez le père Martin qui, toute la vie, frappe du marteau et tire l'alêne, toujours, toujours.

IV

Il y a, sur la place, une fontaine.

Du milieu d'un bassin rond s'élève une colonnette qui porte une vasque d'où l'eau, par quatre becs, tombe, tombe dans l'eau du bassin, sans cesse, avec un bruit gai, mais toujours gai, sans variation, sans changement, gai d'une gaieté sans âme, que rien n'émeut ; si monotone dans sa gaieté qu'on s'attriste à songer que rien ne peut le faire changer, que rien ne peut émouvoir aucune chose, ni le départ des morts qui, sous le drap noir, traversent la place de mon village pour aller au cimetière, ni l'arrivée des nouveau-nés qu'on va baptiser à l'église.

C'est une horloge aussi, la fontaine aux quatre becs ; elle semble indiquer les quatre saisons ; elle désigne le nord, le

CONTES 6i

midi, le couchant et le levant. Elle bruit sans fin, comme bruissent les feuilles, comme les grenouilles et les cig-ales, comme les chants de l'église, comme le balancier, comme le marteau du père Martin... Pan, pan ! Les souliers s'usent, les hommes marchent. La besogne, qui toujours avance, n'est jamais finie.

Le père Martin a une femme, une femme de bon conseil, une brave femme qui économise. Le père Martin, le dimanche même, travaille, sans souci du curé : « Si je ne travaillais pas, monsieur le curé, je me griserais peut-être le dimanche ! » On ne l'a jamais vu gris, le père Martin. Il boit de l'eau. Il économise, toujours ; et sa femme, qui l'aime, est contente. Elle ne l'a jamais vu gris.

VI

A quoi rêve le père Martin, tout en tirant lalène, tout en frappant du marteau > C'est une chose étrange : il veut quitter l'échoppe. Il songe à la quitter.

De la place, les passants qui le regardent trouvent l'échoppe jolie, car la porte vitrée, aussi large que la boutique, est en- cadrée de verdure, et, là-dedans, sous les vitres, au milieu de son cadre de fleurs, le père Martin a l'air d'un tableau vivant, d'un fameux portrait, ma foi ! d'un de ces portraits de maître le peintre a mis tant d'expression, tant de réalité, qu'on y devine toute la vie du personnage, ses habitudes d'esprit, sa pensée, toute sa vie, toute.

Toujours le même, comme un portrait peint, le père Martin vieillit en tirant l'alêne. De temps en temps, à inten'alles réguliers, il relève le nez, jette un coup d'œil sur la place la fontaine coule, les hommes marchent les souliers s'usent. « Bonjour père Martin ! » « Bonjour, bonjour ! » On passe, on s'éloigne... on repassera.

6jl LA PROSE DE JEAN AICARD

VII

A quoi rêve le père Martin > A quitter l'échoppe. Il en a assez. Il se sent vieillir. Et c'est précisément parce qu'il en a assez de l'échoppe qu'il y reste, qu'il n'en boug-e pas, qu'on l'y voit au travail, si tôt le matin, et si tard le soir, frappant du marteau ! Martin travaille pour ne plus travailler. Il a ses projets, Martin. Il économise. Pan, pan! Toute une vie il besognera, pour avoir à la fin quelques jours sans travail, les derniers, jours heureux il changera de logis ! il ne dira plus : « Entrez ! entrez, nous allons voir ça ! » ou bien : « C'est six francs sans marchander ! » ou bien : « Bonjour, bonjour! » à tous les rouliers qui passent! Alors il aura un jardin, un jardin à lui, qu'il arrosera, qu'il bêchera, devant une maison- nette à lui, qu'il fera bâtir. Il a choisi déjà dans sa pensée, l'emplacement de sa maisonnette ; elle sera à l'un des bouts du village, un peu loin de la grand'route les hommes marchent, les souliers s'usent. Il en a assez le père Martin, de tirer l'alêne et de frapper du marteau.

VIII

Et il sourit, le brave Martin, parce qu'il travaille et qu'il espère. Il est honnête, et l'on vient chez lui de bien loin. Il entasse de jolis écus, dans de vieilles bottes suspendues au plafond de son grenier. Tape, marteau ; coule, fontaine ; les petis ruisseaux, eh ! eh ! eh ! font, dit-on, les grandes rivières ; petit à petit, pan, pan, pan, l'oiseau fait son nid... Eh, eh, eh ! Et maintenant il arrive qu'en passant devant l'échoppe, on entend rire le père Martin. Il rit tout seul, à son joli rêve, à son jardinet, à sa maisonnette, construite il sait bien : à l'un des bouts du village, un peu loin, oui, un peu loin de la grand'route, les hommes marchent, les souliers s'usent.

CONTES 63

IX

Holà ! père Martin ! nous avons donc pris un aide>

Ma foi, oui, comme vous voyez !

Ils sont deux maintenant dans l'échoppe, à tirer l'alêne, un vieux et un jeune, à tirer l'alêne et à frapper du marteau, à dire : « bonjour » aux passants, à répondre aux pratiques. Ils sont deux dans le cadre de verdure, qui apparaissent aux pas- sants comme un tableau du travail monotone, du travail éter- nel. 11 y a un vieux et il y a un jeune. Le jeune apprenti est vig-oureux. Le père Martin a vieilli. Sa femme au fond de la boutique, sourit.

X

Un aide, père Martin ! c'est déjà bien du changement dans votre vie !

Du changement > oh 1 si peu ! Il y avait trop de pratiques !

Tant mieux, père Martin ! trop de travail enrichit ! Et il sourit aussi, comme sa femme.

Du changement r il ne comprend pas. Non, elle n'est point changée son existence ; voilà bien la place, l'église et la fontaine, les mêmes choses, les mêmes bruits, les mêmes paroles. Des morts qui passent sous le drap noir; des enfants que l'on va baptiser. Les hommes marchent, les souliers s'usent. Tac ! tac ! pan, pan ! mais cela va finir. La maison va se construire. Elle se construit, elle monte. Voici déjà tout le premier étage... On en parle dans le pays ! La maison du père Martin ?... Elle masquera la vue de la plaine à la maison du notaire, qui n'est pas content. Encore quelques jours, brave homme, et à force de besogner, tu auras gagné le jour du repos ! Besogne ! besogne ! Elle chante clair, la fontaine ! Demain tu ne l'entendras plus. Le bruit de ton marteau semble sonner la joie. La maison neuve a deux étages. Les maçons, sur les toits, contre la cheminée blanche, ont planté

64 LA PROSE DE JEAN AICABD

le drapeau, orné d'un bouquet de laurier-rose ! Ton rêve est réalisé ! Ta maison est debout. Ton drapeau flotte, ma foi ! comme celui de la mairie les jours de fêtes ! Allons, Martin ! paye aux maçons bouteille ! Choisis pour cela un dimanche un beau, un bon dimanche, et qu'on baptise la maison.!.. ... Tu ne tireras plus l'alêne et tu peux poser ton marteau !

XI

« Je ne tirerai plus l'alêne, et je peux poser mon mar- teau !... » Tant on a bu et rebu à la santé du père Martin, qu'il s'est grisé, tout à fait g-risé. Il est bon, le petit vin blanc dont jamais Martin n'avait bu ! Ce n'est pas l'eau de la fon- taine ! Voici le premier dimanche de Martin, et c'est la pre- mière fois qu'un dimanche il n'entend pas sortir de l'église le bourdonnement régulier des psaumes, monotones comme la vie éternelle dont ils nous parlent! C'est donc, cette fois, un vrai dimanche, le dimanche du repos. Tout va changer, dans la vie de Martin. Et gaiement, il tapote sur l'épaule de l'apprenti. Eh ! eh ! eh!... Tous deux ils sont gris et tous deux se regardent d'un air bien drôle, en se disant des choses si plaisantes qu'autour d'eux on s'attroupe !... On rit d'eux ; on les excite! La femme de Martin accourt... Comment! pourquoi la fête s'est-elle achevée en bataille >

XII

La fête s'est achevée en bataille. Aussi, comment s'est-il grisé > Pourquoi a-t-il grisé le petit apprenti > On ne les aurait pas plaisantes tous les deux sur le compte de sa femme à lui, le pauvre Martin ! à son âge ! Il n'aurait pas été furieux ! Et le soir, dans la vieille maison qu'il habite (la vieille, pas la sienne, pas la neuve !), demeuré seul avec sa femme et son apprenti, il n'aurait pas vu rouge, et, d'un coup de tranchet, blessé au bras le jeune homme !... Mais c'était son premier dimanche ! Il changeait, et pour toujours, de vie et d'habi-

CONTES 85

tudes ; il a voulu faire une fête, la fête de sa vie, la seule, l'unique, et qu'on dise : « Oh I Martin, ce jour-là, a bien fait les choses ! » Et alors il est rentré gris ! et il les a battus, tous les deux ; ils se sont défendus ; il y a eu des coups, des cris et du sang ! Et (elle n'est pas gaie, cette histoire, mais elle est vraie, hélas ! pour le malheur du pauvre homme!) il a, dans l'accès fou de sa colère d'ivresse, une lampe à la main, mis le feu aux rideaux de son lit, aux rideaux des fenêtres, criant bien fort: « Que tout brûle !... » Il en avait assez, de cette vie de travail le seul jour de fête qu'il ait voulu se donner s'est changé en un jour de malheur !...

Et devant la maison en flammes, tandis qu'on panse l'ap- prenti et que l'on console la femme, Martin pleure, pleure, Martin pleure comme un enfant.

XIII

La maison neuve n'est plus à lui. La moitié de l'argent empilé dans les bottes a payé l'incendie, qui a été grave. Pourtant l'échoppe n'a pas souff'ert. La verdure, depuis ce jour (qui fut il y a deux ans), a repoussé ; et l'horloge, au fond de l'échoppe, fait tac, tac, comme si rien ne s'était passé.

Sur la place, les arbres tour à tour sont verts, oujaunissants, ou tout dépouillés. La fontaine aux quatre becs coule, coule, coule avec son bruit gai, d'une gaieté triste parce qu'elle n'a point d'âme, et qu'elle laisse indiff"éremment passer les morts et les nouveau-nés. Enterrements, mariages, baptêmes, sur la place de l'église de mon village, cela se voit tous les jours. Le chœur des grenouilles fait la nuit un grand tapage qui ne déplaît pas à ceux qui ont coutume de l'entendre, lesquels se réveilleraient brusquement, si ce bruit venait à se taire. En été, les cigales saccadées bruissent dans les hautes branches des platanes remués, sous lesquels l'ombre est criblée de ronds lumineux qui eux aussi s'agitent selon le vent, comme nos âmes qui toujours vont de l'espérance à la crainte, tou-

66 LA PROSE DE JEAN AICARD

jours ! Tac, tac, pan, pan ! le temps coule, le marteau frappe ; les hommes marchent, les souliers s'usent... « Bonjour ! bon- jour ! père Martin !... »

XIV

Il est là, le père Martin, seul comme autrefois, seul sans apprenti. Sa femme ne sourit plus. Elle vieillit, vieillit, se parcheminé et se voûte. Elle fait la soupe et coud les habits. Son mari tire l'alêne. Il ne demande plus rien, ni maison, ni jardinet. Pourtant, parfois, comme en un rêve, il se répète : « Oh I si j'avais un jour, si, avant de mourir, j'avais une mai- sonnette ! Un petit jardin ! » Mais au fond, il en a assez de la vie, de cette vie les fêtes tournent en jours de malheur I

Il vit par habitude, parce que c'est « comme ça ».

XV

Dans son cadre de verdure, le printemps met çà et des fleurs rouges comme du sang, il a l'air d'un portrait de maître, le peintre a su, par la ligne et par la couleur, raconter toute la vie d'un homme, toute la vie.

XVI

Au loin, coupant la plaine, des trains de chemins de fer sifflent, à deux lieues du village. Ils courent sur les rails qui vont d'un bout du monde à l'autre, ou qui plutôt entourent la terre comme un cercle une barrique ; mais Martin est toujours là, assis sur une chaise basse, dans son échoppe étroite.

Sur la mer courent les navires qui, eux aussi, avec leur sil- lage, font un cercle à la terre. Martin est toujours là, tirant l'alêne, frappant du marteau, dans son échoppe étroite.

Il y a beaucoup de routes sur la terre, beaucoup de chemins, et les sentiers ne se peuvent compter. Les hommes mar- chent, les souliers s'usent. Martin ne bougera pas.

CONTES 67

Pan, pan! enfonce tes clous étoiles qui reluisent sous les larges semelles des souliers de nos paysans. Tu as enfoncé, dans du cuir, autant de clous, compère, qu'il y a d'étoiles au ciel ! Pan ! pan ! Le marteau frappe ! pan ! pan ! pan ! toujours, toujours.

Les conscrits quittent le villag-e, soldats ou matelots, les gros propriétaires aussi ; et les uns et les autres vont bien loin sur les navires, dans les wagons ; beaucoup font le tour du monde, mais, quand ils reviennent dans mon village, après les longues absences, ils revoient toujours le savetier Martin, un soulier solidement pris entre ses genoux serrés, rappro- chant ses deux poings énergiquement fermés, écartant les coudes et tirant l'alêne avec la régularité du gros balancier de cuivre qui, dans l'horloge à gaîne, en forme de cercueil, droite derrière lui, accompagnant de son < tac, tac, tac » le bruit du marteau qui cloue les semelles comme on clouera un jour le cercueil de Martin, lui raconte l'étemelle mono- tonie des choses, que personne ne comprend.

XVII

II est là, le père Martin, seul comme autrefois, seul, sans apprenti, dans son échoppe étroite. Il recommence.

68 LA PROSE DE JIÀN ÀICABD

Pastouré raconte l'histoire des « Merlates » qui étaient des merles* .

Voici donc l'histoire des Merlates. Il est bon qu'on te la rabâche, ô Moourin! pour le cas, malgré mes bons conseils tu prendrais une femme, et surtout si la femme est une de ces Tonia qui tirent la carabine comme des hommes.

Un cultivateur de chez nous, nommé Sanplan, avait épousé une jeune fille de la famille Charpinois (hargneux). Des gens de cette famille, on en trouve partout.

Sanplan un jour tua deux merles au cimeau. Le rôti étant cuit, les époux se mirent à table, dans la salle d'en bas de leur bastide.

Tout en se pourléchant les lèvres, Sanplan s'écria tout à coup :

Voilà un fameux merle !

Tu veux dire : une fameuse merlate>

Je dis : un fameux merle !

Eh bien, tu as tort, répliqua la femme, car c'étaient des femelles. Les mâles ne sont pas si bons!

Merlates, si tu veux, alors ! répondit Sanplan qui était d'humeur facile.

Il n'y a pas de si je veux ! lui répéta la Charpinois ; je ne veux pas que tu aies l'air de me faire une grâce !

Sanplan était marié depuis peu de jours, et d'ailleurs son caractère n'était pas pénible, mais au contraire tout à fait tranquille. C'est pourquoi d'un air aimable :

Et si je suis de ton avis, dit-il, à seule fin de te faire plaisir, est le mal >

1. Extrait de V Illustre Maurin. Maurin et son compagnon Pastouré dit Parlo-Soulet (Parle-Seul) sont descendus dans un puits pour échapper aux gendarmes. C'est que Parlo-Soulet, après avoir bu, devient loquace et raconte cette histoire à Maurin.

CONTES 00

Alors, cria-t-elle, tu t'entêtes à dire et à répéter que c'étaient des merles >

Je m'en garderais bien!... c'étaient peut-être bien des bécasses.

Bécasses, bécasses ! Tu dis bécasses pour te moquer de moi !

Mettons, si tu tiens, que tu as mangé une merlate et moi un merle. La preuve, d'ailleurs, a disparu et tu n'as pas goûté du mien.

Je l'ai senti ; c'était une merlate.

N'en parlons plus, c'est comme tu voudras.

Comme tu voudras ! comme tu voudras ! grogna l'insup- portable femelle. Les choses ne sont pas comme on les veut. Elles sont comme elles sont !

Hélas ! soupira le mari, tranquille comme Baptiste, hélas ! oui, elles sont comme elles sont !

Mais, à l'ordinaire, plus Sanplan était calme, plus sa femme s'exaspérait, et, comme elle n'était pas bête, elle comprit trop le soupir du mal marié :

Aï! las! cria-t-elle, c'est à moi de soupirer !... Ma mère me l'avait bien dit que je ne tarderais pas à être mal- heureuse avec toi !

Peuh ! ta mère ! ta mère !

Eh bien, quoi, ma mère ? Tu n'as pas de mal à dire de ma mère, à présent !

Et prenant à témoin le monde entier qui n'était pas :

Vous l'entendez ? Vous l'entendez tous } il me dit du mal de ma mère, à présent ! il ne manquait plus que cela ! O ma brave, ma pauvre mère! Pourquoi ne suis-je pas restée dans la maison de ma mère !

Sanplan ne put s'empêcher de dire :

Plus Dieu, carogne, que tu fusses restée en galère !

C'est ça, insulte-moi ! hurla misé Sanplan, née Charpi- nois... Va dire à tout le monde que tu m'as prise en galère ! Et menace-moi de m'y envoyer !... En galère, bon Dieu! m'envoyer en galère! et pourquoi, je vous le demande,

"Jb LA PBOSB DE JEAN AICARD

pourquoi > parce que, tout bonnement, je ne veux pas dire qu'une merlate est un merle! N'est-il pas juste de soutenir qu'une merlate n'est pas un merle > N'est-ce pas la vérité même ?... Il faut être fou pour vouloir faire dire à une honnête femme une chose qui est l'opposé de tout bon sens et de toute vérité !... On ne m'a pas appris à mentir, chez mes parents... En galère !... Et je ne commencerai pas, non, pas même pour faire plaisir à mon homme. Non, non, je ne mentirai pas!... c'étaient des merlates, des MERLATES ! des MERLATES/... Et l'on me pilerait dans un mortier plutôt que de me faire dire le contraire ! »

Le repas fini, elle continua ainsi à grog-nasser durant une heure, tout en tricotant des bas. Son mari ne soufflait plus mot. Elle tricotait sous la lampe, en grognassant toujours :

De sûr, c'étaient des merlates ! Il n'y a que des sots et des imbéciles, des ignorants, pour soutenir que des merlates sont des merles !... Oui, oui, c'étaient des merlates ! et au der- nier badàous (bâillements d'agonie), je le répéterai encore : C'étaient des merlates ! des merlates ! »

Ces merlates-là, dit Sanplan, que Dieu alors en préserve les merles, car c'est plus affaire aux merles qu'à moi !

Cependant, riposta la Charpinois hors d'elle, cependant tu n'es toi-même qu'un sot merle ! un vilain merle !

Sur cette dernière parole, Sanplan toujours tranquille, sortit de la cuisine, ferma la porte et monta se coucher.

Demeurée seule, la Charpinois continua de tricoter, tirant à elle, par petits coups, son fil de coton...

Quand la Charpinois tricotait, elle laissait courir son pelo- ton à terre, de-ci, de-là, car elle n'avait ni chat ni chatte, ne pouvant pas souff"rir les bêtes, qui le lui rendaient bien.

Maintenant elle continuait à jargouiner toute seule :

Devant le bourreau, je le dirais ! Le bourreau ne me ferait pas dire autre chose ! c'étaient des merlates ! Au jour du dernier jugement, je le dirai encore au bon Dieu, en per- sonne : c'étaient des merlates !... Il est en train de se coucher, ce grand lâche I II a peur de la vérité !... mais quand je vivrais

CONTES 71

cent ans, il ne m'entendra plus dire autre chose : c'étaient des merlates ! et même de grosses merlates !

Et malgré son pégin (humeur maligne), c'était bien douce- ment qu'elle tirait de temps à autre son mince fil de coton, précautionneuse à ne pas le rompre, car les vrais charpinois ne perdent jamais la tête, même au plus fort de leur charpin.

Tout à coup, le fil résista. Elle tira encore ; le fil se tendit. Intriguée, elle le suivit de l'œil. Le fil passait là-bas, sous la porte fermée.

Mon homme aura poussé le cabedèou (le peloton) du pied, le maladroit, en s'en allant... Ah ! les hommes ! ça ne fait attention à rien ! que ferait-il, celui-là, s'il ne m'avait pas ! mais il m'a ! et j'en reçois tous les jours la preuve il ne connaît pas son bonheur, pauvre de moi !

Elle se leva, prit la lampe, ouvrit la porte et, avec grande surprise, elle vit que le fil montait, par l'escalier, montait, montait, tendu tout le long des marches, contre le mur de la rampe.

Ah ! par exemple ! que veut dire ceci Ml y a là-dessous quelque manigance... Mon peloton n'est pas monté tout seul, peut-être ! »

Elle ne pensait plus aux merlates, elle n'en parlait plut du moins, car la curiosité des femmes a une telle force que, pour apprendre un secret, les plus bavardes seraient capables de se taire un petit moment.

Le fil la conduisit au haut de l'escalier... Là, elle vit qu'il entrait, en passant encore sous la porte, dans leur chambre à coucher.

Elle y pénétra, sa lampe à la main. Elle suivit le fil du regard... Il grimpait sur le lit, son mari ne dormait que d'un œil. L'œil qui ne dormait pas riait. Et le fil conduisit le regard de la femme jusqu'au lit. Le fil disparaissait sous la couverture. Elle la souleva et vit alors que le fil était attaché avec le peloton à un petit bâton, un joli petit martin-bâton, pas trop noueux mais bien solide, avec lequel Sanplan cares- sait d'ordinaire le dos de son âne, et qui pour l'heure faisait,

72 LA PROSE DB JEAN AICARD

comme son maître, semblant de dormir. Misé Sanplan ne soufflait mot, et pour cause : elle était occupée à regarder le gourdin.

Femme, dit alors le mari, ceci est un premier avertisse- ment. Si tu t'amuses à me rompre la tête, je te romprai, moi, les échines. Mais, crois-moi, ceci ne vaut rien, et des coups de bâton n'ont jamais rien accommodé... Je suis bon comme un imbécile, mais j'entends être respecté comme si j'étais un peu méchant, tiens-le toi pour dit. Je vois avec plaisir que tu sais, à l'occasion, ne pas tirer sur un fil jusqu'à le rompre.

t Quand je t'ai résisté, moi, si doucement, sur la question de tes merlates, que le diable emporte ! pourquoi as-tu tiré si fort sur le fil > Le fil qui attache l'un à l'autre un mari et une femme est plus fin encore et pas tant solide que ton fil de coton, ma mie, et une fois rompu, il n'y a ni nœud ni épissure qui puisse le rendre neuf et joli comme devant ! Si tu tires trop fort sur le fil que je te dis, il pétera, pechère! et je te planterai là, toi, avec tes merlates, car je tiens le bon bout celui du peloton autour de ce bâton qui te représente ma volonté d'homme. Là-dessus couche-toi, si c'est ton bon plaisir, et me laisse en paix jusqu'au jour! » Que l'endiablée femelle se soit décidée à porter dignement par^la suite le nom de Sanplan et à faire oublier son nom de Charpinois, je n'en jurerais pas, dit Pastouré en terminant son histoire, mais du moins, de toute cette nuit-là, elle ne parla plus de merles ni de merlates, et Sanplan put dormir à poings fermés.

Or six ou sept heures de sommeil tranquille, quand on est marié, du moins comme il l'était, c'est toujours un peu de bon temps de gagné...

CONTES 7S

OÙ, sans autre raison que le plaisir de rendre visite à un brave homme, l'auteur conduit le lecteur chez Victorin Pastouré, frère de Parlo- Soulet \

Victorin Pastouré, le frère de Parlo-Soulet, habitait au cœur des Maures, à quatre lieues de Roquebrune, une maison isolée au milieu d'un champ créé de sa main, en plein bois, au quartier des Cabanes- Vieilles. Lui-même autrefois l'avait « essarté » (défriché parle feu).

La maison était pauvre, mais le champ n'était pas sans valeur. Victorin était le type du paysan travailleur acharné à la terre et thésauriseur.

Les deux frères possédaient d'ailleurs une autre bastide et un autre champ dans l'Estérel, non loin de la légendaire ferme des Adrets. Ils avaient un fermier qui tous les ans venait exactement aux Cabanes-Vieilles, payer le patron. Les Pastouré étaient donc à leur aise.

C'est par amour de la solitude et du travail que Victorin vivait aux Cabanes, tout seul, bêchant, labourant, semant son blé et son avoine, taillant sa vigne, chassant aussi parfois ;— mais tandis que Parlo-Soulet courait les Maures d'un bout à l'autre bout, en compagnie de Maurin, Victorin faisait autour de sa maison le vol du héron, décrivant un cercle toujours le même, et rentrant chez lui satisfait après sa pro- menade, qu'il eût tué ou non quelque gibier gros ou petit.

Il visitait chaque recoin de sa propriété. Il connaissait le goût de chaque espèce de bête pour telle touffe de genêt ou de bruyère, pour tel ravin humide ou tel coteau desséché.

Il savait un certain chêne, dans le fond d'une baisse,

I . Extrait de Y Illustre Maurin.

74 LA PROSE DE JEAN AlCARD

au pied duquel il avait tué, chaque année, depuis trente ans, une, deux, trois, cinq bécasses. Victorin était aussi acoquiné à sa terre que l'un de ses chênes-lièges. Ses pieds remuaient pourtant et n'étaient pas des racines, mais son cœur et son esprit étaient attachés à ce sol. A l'en arracher, on l'eût fait crier et saigner.

Comment peux-tu perdre de vue le toit de notre cabane > disait-il à son frère.

Avare, ou économe jusqu'à l'avarice, Victorin, l'aîné de Parlo-Soulet, n'employait aucun aide, jamais. // se faisait tout. Il cousait, raccommodait, lavait ; il allumait son feu, cuisait sa soupe. Avec son blé, il faisait sa farine, et avec sa farine il pétrissait et faisait son pain, tous les samedis, dans un four primitif bâti de ses mains.

Il dépassait les soixante ans. Il avait six doigts à chaque main et s'en trouvait bien. On l'avait, à cause de cela, exempté du service militaire. N'allant jamais « à la ville », il n'avait jamais pris part à un vote. Quand on le lui reprochait :

J'ai six doigts, répliquait-il, je suis exempt !

Depuis son tirage au sort, il n'avait plus mis le pied à Roquebrune. Son frère (dont il avait pris soin dès cette époque, après la mort de leurs parents, quand Parlo-Soulet avait cinq ans à peine) l'adorait. Victorin lui avait tenu lieu de père et de mère. Dès cette époque lointaine, le petit frère qui avait cinquante ans aujourd'hui allait seul au village pour acheter ceci ou cela, une étoffe, un pantalon tout fait. François le matelassier passait par les Cabanes, quelquefois, rapportant de la ville, pour le compte de Victor, ce que Victorin lui avait commandé. Des braconniers traver- saient le champ de Victorin, et en échange de cette tolérance se faisaient aussi ses commissionnaires apportaient la poudre de contrebande, en gros grains ronds, pareils à des petits pois tout noirs, et aussi le plomb (du huit) pour tout gibier, et les chevrotines pour les sangliers.

Jamais Victorin ne prenait part à une battue ; mais quand on en faisait une dans son quartier, il veillait chez lui, aux

CONTES 75

bons endroits ; et de cette façon, ou à l'affût, la nuit, il avait abattu plus d'un porc sauvage.

Il savait, seulement parce qu'il avait eu une mère, qu'il existe des femmes ; il le savait encore parce que, à vingt-cinq ans, son cadet lui avait fait le chagrin de se marier, de le quitter, d'aller habiter Roquebrune, mais sa belle-sœur était morte et \'ictorin avait retrouvé son frère, dont la chambre était toujours prête aux Cabanes-Vieilles, t Un coureur I disait Victorin, mais si brave ! »

Le fils de Parlo-Soulet n'avait pas trouvé cette solitude de son goût, et tout jeune s'en était allé à Roquebrune il travaillait le bien d'un riche propriétaire, apprenant non seulement la culture de la vigne, mais le jardinage d'agrément.

Et si Parlo-Soulet parlait dès qu'il était seul, il y avait à cela deux raisons. La première, c'est que presque tous les solitaires aiment à parler ainsi tout haut, soit qu'ils s'adressent à eux-mêmes, soit qu'ils animent les objets autour d'eux, en les interpellant et leur prêtant des réponses, car l'homme n'est pas né, de par la nature, pour vivre seul,

L'autre raison qui avait fait prendre à Parlo-Soulet sa plaisante habitude, c'est l'instinct d'imitation. Ce qui semble d'abord ridicule, on l'adopte parfois cependant, lorsque l'exemple vous y engage. « Tu vois, ça n'est pas si extra- ordinaire, d'autres font bien ce que tu crains de faire. »

Tout petit, Parlo-Soulet avait vu son frère gesticuler, dire à son fusil :

Tu partiras, cette fois, hé, testard : Tu m'en joues, des tours... Nous nous fâcherons, Jôousé ! »

Victorin appelait son fusil Joseph, sa pipe Marietto, sa marmite Vidasso (grosse vie), sa bouteille L'Amiguo (l'amie), son lit Consolation, sa charrue Tiro-dré (tire-droit), sa bêche Pico-fouart (frappe fort) et le reste à l'avenant.

Il disait à sa pipe :

Marietto, tu te fais plus noire qu'une pète (un crottin de chèvre). Tu portes des culottes, Marietto î jamais femme que toi ne les portera dans ma maison !

76 LA PROSE DE JEAN AICAED

Il disait à sa marmite :

O Vidasso, tu es encore pleine, que } c'est pour t'emplir que le monde trime ! Et plus je t'emplis, plus je te vide.

C'était la marmite des Danaïdes. II disait à sa bouteille :

L'Amiguo, tu as un beau chapeau ; ôte-le, que je te boive le sang- de ton cœur !

Il disait à son lit :

Consolation, préni-mi (prends-moi). Tous les soirs tu nous prends pour rire, puis un jour vient que tu nous prends pour de bon ! Alors les autres pleurent, mais tu les consoles, puis, à leur tour.

A sa charrue, il disait :

O Tire-droit ! Quand tu ne tireras plus droit, ce ne sera pas de ta faute ; c'est que ton maître, de la main et des jambes, pechère ! sera tortu et lui-même tremblera !

Il disait à sa bêche :

Pico-fouart, frappe fort, que la terre est dure ! Fais-moi des trous qui me font vivre, que tu me feras, puis, celui je tomberai mort.

Tous ces discours avaient été la grande école de Parlo- Soulet.

Un jour, le matelassier François l'avertit que Victorin se sentait malade et l'appelait aux Cabanes-Vieilles. Parlo-Soulet pria le matelassier de prévenir Maurin et d'informer de la mauvaise nouvelle son propre fils, à Roquebrune. Si Victorin l'appelait, c'était grave. Pour sûr, c'était la fin ! Parlo-Soulet ne se trompait pas. Un chaud et froid, une « pérémonie », et Victorin se mourait en effet.

Dès que son frère arriva, Victorin voulut s'habiller.

Parlo-Soulet eut beau protester, rien n'y fit. Le rude Victorin se leva, mit sa plus vieille veste et retomba éreinté sur Consolation.

Alors, il dit :

Puisque c'est ici la mode d'habiller les morts, j'ai voulu m'aider, que, tout seul, tu aurais eu trop de peine.

Parlo-Soulet pleura. Alors Victorin eut le mot pour rire :

CONTES 77

Les coïons de ce siècle se mettraient la lévite noire ou le kalitre, puisqu'ils se les mettent pour se marier... La plus vieille veste suffit bien pour faire fumier dans la terre ; et le bon Dieu, s'il y en a un, nous recevra toujours à son bal, dans la salle verte du paradis.

Il soupira profondément et dit :

Parlo-Soulet >

Victorin }

Tout ce que j'ai fait dans ma vie, je le voudrais faire encore une petite fois, pechère ! mais je ne peux pas. Alors, sais-tu, je veux te le voir faire à toi. Mets donc la table et mange. Les oignons sont ici, les jambons sont là. Je sentirai l'odeur de la dernière soupe... Dommage que tu n'aies pas ici de quoi me faire sentir le goût d'une bonne bouille-abaisse !

Pendant que la soupe cuisait :

Prends Joseph et fais-le parler. C'est l'heure les perdreaux me volent l'avoine sur l'aire. Vas-y voir. Emmène mon chien César avec ton Pan-pan.

Parlo-Soulet sortit. Les perdreaux en effet étaient sur l'aire, à l'avoine. Il tua une grosse vieille perdrix que le chien de Victorin lui rapporta à son lit de mort.

Brave ! il est brave, César ! dit-il en caressant son chien, de sa main maigre et faible.

« Donne-moi un peu de soupe... Adieu, Vidasso! Il goûta la soupe et dit :

Passe moi Mariette. Allume-la-moi. Il tira deux bouffées :

Quand Mariette ne veut plus de vous, c'est qu'on n'est plus bon à rien.

H la jeta à terre, elle se brisa, et il se dit à lui-même :

Tu ne fumeras plus, Victorin !

Des heures se passèrent. Il dormit, se réveilla, couvert de sueurs terribles. Il sentait la fin finale. Alors, il dit :

Je suis content de t'avoir revu, petit (le petit était un vieux). Je vais retrouver les ancêtres, savoir lequel a fumé

78 LA PEOSE DE JEAN AICARD

du blé et lequel a nourri de la vigne. Ce que nous avons mang-é et bu, à son tour nous boit et nous mange. Adieu, que je meurs... J'ai ciré les harnais neufs et j'ai repeint la charrette par précaution, quand je me suis vu si malade, pour te faire honneur à l'enterrement. Tu prendras Pico-fouart et tu me feras mon trou toi-même, toi-même, tu entends. J'y tiens. Mon argent est pour toi, Pastouré. (Victorin se consi- dérant comme mort donnait à Parlo-Soulet son nom de famille, le titre héréditaire.) Mon argent est pour toi et pour ton petit. Dès que je serai mort, tu prendras Pico-fouart et tu creuseras sous la grosse figuière, tout autour du pied, en un grand rond, à six métrés juste loin du tronc de l'arbre ; l'argent est là, il est autour de l'arbre, comme une couronne... Une couronne d'or, sous des pommes de terre ! mais fouille bas, bien bas, tu comprends, à quatre pans. L'argent ne pourrit pas comme nous. Tu trouveras ma fortune qui est tienne, ce qui vient de nos parents et ce que moi j'ai gagné ! Il soupira profondément et, après un petit silence :

Arrange mon coussin, que > que j'ai sommeil de mort. Et il bâilla plusieurs fois, péniblement.

Dans l'agonie, il arrive, avant les dernières convulsions, que le mourant fait un geste d'habitude, prononce une parole accoutumée... Quand il fut en agonie, Victorin mit sa main gauche sur sa main droite et sur sa main gauche sa joue. Il dormait ainsi, comme les bons chiens, la tête sur leurs pattes croisées ; et comme il avait, toute sa vie, vu ses idées deve- nues des personnes, il vit la mort et l'interpella :

O ! tu es toi ! dit-il. Mort > je t'attendais ! mais coquin de sort! tu n'es pas jolie, jolie !... Zou ! finis-moi vite !

L'homme était fort. L'agonie dura une heure encore. En mourant, il n'eut plus qu'un seul mot :

Parlo-Soulet >

Ouil

Parlo-mi 1 Et il expira.

CONTES 79

Comment Parlo-Soulet comprend les droits de l'homme et l'on verra qu'il ignorait les plus simples rouages de la machine sociale, bien qu'il eût figuré dans maintes réu- nions électorales et voté pour la sociale à la suite de son Roi ou, si l'on veut, de son ami Maurin.

Dès que Victorin fut mort, Parlo-Soulet alluma des chan- delles et s'assit près de lui.

Un chasseur passa devant sa porte. Il l'appela, lui offrit à boire et le pria de faire prévenir, si cela se pouvait, son fils et Maurin d'avoir à le rejoindre le lendemain vers midi à Roquebrune, puisqu'ils n'avaient sans doute pas reçu son premier message.

Quand vint la nuit il se coucha sur de vieux sacs jetés à terre, et près de lui dormirent les deux chiens, Pan-Pan et César.

Le lendemain matin, avant jour, il mit le cheval, nommé Loubùou (le bœuf), à la charrette toute bleue, peinte de neuf, attela le petit âne en flèche s'assit sur le brancard, la pipe à la bouche, et hue, Loubùou ! la charrette grinçante s'ébranla...

Sur la charrette, Parlo-Soulet avait jeté la limousine tout neuve de son frère et, par les durs chemins de montagne, le lourd véhicule, cahotant et grinçant, allait se soulevant sur le dos des roches, comme un bateau sur la vague, pour retomber dans les creux.

Quand le choc était trop rude. Parlo-Soulet se retournait et arrangeait soigneusement les plis de la limousine neuve, craignant sans doute de la perdre.

Aux descentes, il suivait la charrette, prenait en main la

LA PROSE DE JEAN AICARD

corde de la mécanique, et il se rejetait en arrière pour serrer, le frein en criant, à l'adresse de l'âne :

Hue, l'aï ! hi ! gia ! hue ! gia, l'aï !

Les bois autour d'eux faisaient un bruit de mer sous les étoiles vives. Puis, devant lui, au levant, Parlo-Soulet vit de longues bandes horizontales, jaunes et rouges, rayer le ciel, coupées par les mille jambes noires des pins qui semblaient des bataillons de géants immobiles : puis le levant devint rose, puis blanc ; et le soleil éblouit le charretier, et peu à peu tout se fit chaud. Alors des mouches et des guêpes se mirent à suivre l'attelage, et avec un rameau de bruyère, Parlo- Soulet les chassait quand elles se posaient sur la limousine neuve de Victorin.

Quand il eut pris la route plate, qu'il atteignit par un circuit, et qui le menait à Roquebrune, il se rassit sur le brancard et ralluma sa pipe éteinte. Mais il garda en main sa longue tige de bruyère et tantôt il en caressait la croupe de son cheval, tantôt il en touchait la limousine que suivaient obstinément les mouches mordorées.

Et Parlo-Soulet, pour l'heure, ne disait mot, bien qu'il fût seul.

Arrivé à Roquebrune, il alla droit chez le menuisier et, devant la boutique, il s'arrêta.

Oou ! c'est toi Pastouré > Qu'il y a pour ton service ?

Je viens te commander la caisse >

Quelle caisse >

De mort, donc.

Et qui est mort >

Victorin, mon frère !

As-tu pris les mesures r

Non, je te l'ai apporté.

Quoi. Qu'as-tu apporté >

Mon frère, donc }

Parlo-Soulet souleva la limousine. Dessous, dormait son frère, la tête relevée par un sac d'avoine, et il dit :

Fais ton travail et dépêche. Les morts veulent la terre.

CONTES 81

Le menuisier se récria :

On ne trimballe pas les morts ainsi ! Avait-il appelé le médecin des morts > avait-il averti le maire >

Parlo-Soulet secoua la tête. Je sais qu'on ne peut pas enterrer les gens dans leur bien et c'est pourquoi j'ai fait venir mon frère ici avec moi. Mais que me parles-tu du médecin des morts > Depuis quand les morts ont-ils besoin de médecin ? Ce n'est pas l'heure de plaisanter avec moi. Les morts n'ont besoin de personne et de médecin encore moins que de tout le reste. Pour quant au maire, mon frère ne l'a jamais vu et le maire se moque bien de mon frère. Mon frère ne regarde que moi. Fais la caisse que je l'enterre, je te paierai ici même.

Oou ! dit le menuisier. Tu parles raide et serré. Je ne t'ai jamais vu ainsi !

Il faut l'occasion, répliqua Pastouré, On ne perd pas tous les jours le seul frère que l'on ait.

En vain le menuisier tâcha de lui faire comprendre quelles formalités il avait à remplir. Parlo-Soulet, têtu, dix fois, vingt fois, répéta :

Mon frère est à moi. C'est mon frère. Il ne regarde per- sonne. Seul il a vécu, seul il meurt. Sa mort ne regarde que la nature ! Et je l'enterrerai à moi tout seul, comme je lui ai promis. Qu'on me montre l'endroit, et je ferai le trou, selon son commandement, avec Pico-fouart, que j'ai près de lui, sous la limousine. Zou ! fais ton travail, que je puisse faire le mien.

Apprenant de quoi il était question, les gens s'attrou- paient :

C'est ton frère qui est mort >

Oui.

Il est là? véritablement?

Il est là.

Le menuisier fit prévenir le maire qui accourut en personne, et qui renonçant à faire entendre raison à Pastouré, prit le parti de remplir d'office les formalités nécessaires, sur le

4.

8a LA PROSE DE JEAN AICARD

champ. Le médecin arriva, écrivit chez le menuisier un bulle- tin de décès.

Pastouré, assis sur son brancard, fumant sa pipe, haussa les épaules et il dit :

De médecin, vous êtes le premier qu'il voit. Il n'en a jamais vu et il est mort quand même !

11 fumait en silence, entouré des badauds qui lui montraient le respect compatible avec discrétion, et lui, très calme sur le bruit du marteau qui clouait la caisse, machinalement rythmait les jets de fumée qui, sortant de ses lèvres, jouaient dans le soleil.

Parfois il reprenait sa branche verte et chassait encore les mouches bourdonnantes :

Les sottes bêtes ! disait-il tout haut. Comme de juste, il y en a plus au village que dans les bois.

La caisse terminée, on la mit sur le véhicule à côté du mort, puis on y coucha le mort, et on la cloua. Pastouré aida, pour que cela fût fini plus vite et mieux.

Alors, assis sur son brancard, il remit en marche son atte- lage, suivi d'une foule toujours grossie, curieuse mais sym- pathique, car lui, Parlo-Soulet, était connu de tous.

Sans reproche, vous êtes beaucoup nombreux, mes braves gens, dit-il, mais pardon, excuse ! ceux que j'aurais voulu voir c'est Firmin, mon fils, et aussi mon brave Maurin, car j'ai pensé à les faire avertir. Qu'un des petits qui sont aille voir s'ils arrivent et leur dise que nous sommes au cime- tière, mon frère et moi.

Au cimetière, le fossoyeur, prévenu par le maire, avait com- mencé à creuser une fosse.

Voilà le trou pour ton frère, Pastouré.

Mon trou à moi, je me le ferai, et personne autre ! Ainsi l'a commandé mon frère. Zou ! écartez-vous, braves gens!

Il avait pris soin d'apporter aussi une pelle. Il fit le trou. Tout le village était maintenant rassemblé là, venu pour le voir faire. Et dans la fosse Parlo-Soulet parlait de temps en temps,

CONTES 83

non pas aux gens mais à lui-même, car dans la fosse il était seul :

Que de vers, mes amis ! et que de germes î Bonne terre ! et qui doit nous consumer vite ! Si toute la terre était partout comme ça dans le monde entier, oui, qu'on aurait moins de peine à la récaver et à la faire rendre ! C'est tout fumier, par la fréquence des morts. Pico-fouart ici peut frapper doux; il entre comme dans du sable... A présent, trou, que tu es profond, mou comme tu es et plein de tant de bons germes et de racines nouvelles, c'est bien Consolation qu'on pourrait t'appeler, car de meilleur lit, je n'en connais pas.

A ce moment arriva Maurin.

Parlo-Soulet sortit du trou, pas loin duquel était déposé le cercueil qu'il entoura avec les cordes de la charrette, à la façon des fossoyeurs, et s'adressant à Maurin, sans même un bonjour :

Prenons-le. Aide-moi, dit-il.

Ils s'aidèrent... Il y eut un faux mouvement. Le cercueil glissa un peu trop vite vers le trou, en basculant du côté de la tête :

Mon Dieu ! cria une femme épouvantée.

D'une manière ou d'une autre, de la tête ou des pieds, il arrivera toujours l'on va, soyez tranquille ! dit Pastouré.

Maurin l'aida encore à combler le trou. Ils élevèrent un tertre. Sur le tertre Pastouré planta une croix faite de deux branchettes reliées par un chanvre grossier,et la foule se retira.

Un malin lui cria :

Oou ! je te croyais libre-penseur > II se retourna et doucement il dit :

Ce que j'ai de pensée, mêlé à ce que toi tu en as, cou- youn, n'emplirait pas la tête d'un darnagas, pechère ! Alors, le tien comme le mien, de pensement, que ça soit libre ou pas, je te conseille de ne pas le mettre dans une balance, qu'on se moquerait de toi comme de moi, mon homme !

Firmin, le fils de Parlo-Soulet, parut enfin, quand tout était terminé.

84 LA PROSE DE JEAN AICARD

Le père serra la main du fils, sans rien dire, et les trois hommes reprirent le chemin des Cabanes- Vieilles.

Us s'arrêtèrent à mi-chemin pour faire manger les bêtes ; et pour eux, s'étant assis à terre, ils dévorèrent les provisions du carnier et celles que contenait le caisson de la charrette, puis ils repartirent.

Les bruyères, les romarins, les cj'stes, les chênes-lièges et les pins chantaient autour d'eux, puissants de rêve, de vie et d'amour. Les trois hommes parlaient de chasse. Trois chiens, autour d'eux, çà et couraient, s'amusant à arrêter un lapin sous une touffe de thym ou à taire des bonds derrière un lièvre imaginaire.

Maintenant les trois hommes se taisaient. Ils gardèrent leur grand silence pendant plus d'une heure chacun roulant ses pensées. Puis tout à coup Pastouré le fils dit paisiblement :

Si c'était un effet de vos consentements (de celui de mon père et du vôtre, monsieur Maurin), volontiers de votre fille je ferais ma femme.

Si elle te veut, ça ira... dit IVlaurin.

Qu'elle me voudra, je le pense. Je crois l'avoir compris l'autre jour, à l'enterrement de sa grand'mère, cependant je la vis pour la première et seulette fois.

Ainsi parla le fils Pastouré, et alors, tout de suite, quelque chose de gai et de salubre, qui faisait oublier la mort, entra dans le cœur des trois hommes qui continuèrent à marcher en se taisant.

Le Merle des Fanfares ^

A propos, dit M. Rinal, savez-vous, Maurin, ce qui s'est passé à Bourtoulaïgue, le 25 juillet dernier? On dit que vos deux fanfares, qui s'étaient si bien gourmées à Saint-'Tropez,

I. Extrait de l'Illustre Maurin. L'auteur a raconté ailleurs les terribles querelles qui avaient plusieurs fois rais aux prises les deux fanfares de Bourtoulaïgue.

CONTES 85

le jour de la Bravade, se sont réconciliées avec un cérémonial extraordinaire.

Ah ! ah ! s'écria Maurin, celle-là, voui, que c'en est une de bonne, d'histoire ! Figurez-vous que la veille du 14 de juillet, le maire fit appeler les deux chefs des deux musiques ennemies et leur dit comme ça : « J'ai un merle ! »

Bon début et qui promet ! s'écria Cabissol, joyeux.

M. Rinal lui fit signe de ne pas troubler par d'inutiles criti- ques le génie du narrateur :

« J'ai un merle privé, dit le maire. Et en le regardant, ce matin, à travers les barreaux de sa cage, il m'est venu une idée...

* La liberté est la meilleure de toutes les choses... mon merle en est privé... rendons-la lui, mais rendons-la lui d'une manière utile à la cause de la commune. Voici comment. Ma fille, ce soir même, lui prendra mesure du tour de son cou, et lui préparera, avant de se coucher, une petite cravate faite dun ruban tricolore bleu, blanc, rouge. Et demain, 14 de juillet, si vous êtes tous consentants, je réunirai les deux fan- fares, l'Harmonie et la Symphonie, dans la grande salle de la maison commune. Nous fermerons les portes, nous ouvrirons les fenêtres. Et nous apporterons mon merle dans sa cage, que nous mettrons sur la grande table du conseil.

« Tous les musiciens, avec leurs instruments, entoureront la table.

Sur un signe que je ferai, la porte de la cage sera ouverte solennellement. Aussitôt, les deux musiques se mettront à jouer, bien d'accord, la Marseillaise, et le merle s'envolera, aux sons de cette musique célèbre, emportant à jamais sur ses ailes le souvenir de toutes nos discordes ! »

Les deux chefs de musique furent enthousiasmés et répon- dirent :

< Monsieur le maire, c'est une idée sublime ! »

« L'idée fut trouvée, en elïet, belle par tout le monde à Bourtoulaïgue. Si on avait demandé aux deux fanfares d'ou- blier tout bonnement leurs querelles, leurs rancunes, leurs

OD LA PROSE DE JEAN AICABD

colères passées, elles ne l'auraient pas pu ni voulu faire, mais la seule idée d'une si belle manifestation fit du coup un com- mencement de paix dans le pays . Tout le monde voyait d'avance le merle, décoré, s'envolant par la fenêtre, et emportant le souvenir des discordes d'autrefois sur ses petites ailes noires. L'annonce de cette cérémonie transporta donc de joie tout le peuple de Bourtoulaïg-ue. Elle eût enthousiasmé la France tout entière si les journaux en avaient parlé, mais il n'y a pas encore de journaux à Bourtoulaïg-ue.

« Le 14 de juillet au matin, la cag-e du merle, posée sur la table du conseil municipal, au beau milieu du tapis bleu marine sont brodées en roug-e les armes de la ville, fut entourée par les deux fanfares et par le conseil municipal, maire en tête.

« En bas, sur la place, devant la fenêtre ouverte, la foule, tout Bourtoulaïg-ue, attendait.

« Trois jeunes fillettes, vêtues l'une de bleu, l'autre de blanc, la troisième de roug-e, entrèrent dans la salle du conseil. La première ouvrit la cage dont elle attacha avec une ficelle la portette à ressort, de manière qu'elle restât ouverte, la seconde pritbien doucement lemerledans sa main, la troisième arrangea autour du cou de l'oiseau un petit ruban tricolore.

« Puis le merle fut remis dans la cage dont la porte toute ouverte était bien en face de la fenêtre grande ouverte égale- ment. Il se fit un gros silence... Le maire alors parut au balcon et dit au peuple :

« Citoyens, aujourd'hui, jour glorieux fut renversée la prison d'État qu'on appelait la Bastille, et pour honorer la naissance de nos libertés, mon merle va être rendu libre, lui aussi ! Déjà il porte les couleurs nationales qui ont fait le tour du monde sur l'aile de la Révolution. Il est encore dans sa cage, dans sa prison ; il n'attend pour s'envoler par cette fenêtre que les premiers accords de la Marseillaise... Répétez avec moi : « Vive le merle ! vive l'union ! vive la liberté ! »

« Les acclamations de tout un peuple entrèrent par la fenêtre, mais il faut croire qu'elles firent peur au merle, car il se ren- coigna dans sa cage.

CONTES 87

« Alors les deux chefs de musique battirent ensemble la mesure et la Marseillaise éclata avec un bruit terrible dans la salle qui était beaucoup étroite.

« Chaque musicien, monsieur, regardait le merle...

Vous y étiez donc? dit M. Cabissol.

Chut ! dit M. Rinal, il croit y avoir été: ça suffit. C'est l'artiste qui compose !

Maurin n'entendait plus rien... que la Marseillaise, et il voyait le merle.

—Et le merle, poursuivit-il, regardait les musiciens, penchant sa tête, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, mais pour ça, il était gêné par sa petite cravate, quoiqu'elle fût petite, parce qu'il n'en avait pas l'habitude, comme de juste. Il paraissait très étonné et, au lieu de le faire fuir, le tintamarre des instruments vous le clouait là; on eût dit qu'il devenait empaillé !

Le peuple, sur la place, ne voyait toujours rien sortir par la fenêtre et chacun s'étonnait.

«_ Qui sait ce qu'il y a> Alors, il sort pas : La musique pourtant lui devrait faire peur... ! que c'est drôle! c'est un affaire » manqué ! »

« Que vous dirai-je, messies r Le merle écouta la Marseillaise jusqu'au bout, mais quand les fanfares eurent fini leur tapage... frutt ! tout à coup, sans rien dire, il s'envola de la cage et prit la fenêtre.

« Le peuple ne le vit pas ; il poussait des cris d'impatience à faire trembler les maisons !

On chantait sur l'air des lampions : «Le merle ! le merle J le merle ! » « Le maire se mit alors au balcon et dit : « Citoyens, il est parti ; il a emporté sur ses ailes le souvenir de toutes nos discordes. Vive la République!.. Et surtout, citoyens, faites bien attention, quand vous irez à la chasse, à partir du i5 août, de ne pas le tuer. Vous le recon- naîtrez à sa petite cravate ! Il est sous la protection des trois couleurs nationales ! »

88 LA PROSE DE JEAN AICABD

« Alors la foule bien contente s'en alla. Elle gagna, la place au bord de la mer et tout le monde se promenait, en se contant plus d'une fois la cérémonie.

« On remarquait que chacun des musiciens du Triomphe de l'Harmonie donnait le bras à un musicien de la Victoire de la Symphonie.

« Tout à coup, un bruit courut dans le peuple; < Le merle est revenu ! oui ! oui ! il est revenu I » C'était vrai ; il était là, sur un des arbres de la place : on le reconnaissait facilement, comme de juste, à sa petite cravate.

c Deux musiciens allèrent sous l'arbre et, le nez en l'air, ils l'appelaient d'une manière aimable : « Petit, petit ! »

Pechère ! disaient comme ça les jeunes filles, il a perdu l'habitude de trouver sa nourriture tout seul dans les bois ! il revient à la mangeoire. »

« Un vieux retraité avait pour opinion que les musiciens devaient adopter ce pauvre oiseau qui ne savait pas profiter de sa liberté.

« De ce temps, le merle était descendu sur l'épaule de l'un des deux musiciens qui l'appelaient.

« Celui-là voulut le prendre, mais son camarade, qui était de l'autre fanfare, l'avait vu avant et ils se disputèrent... Pre- mièrement vinrent les injures ; après vinrent les coups de poing. Que vous dirai-je > Tous les musiciens qui s'étaient faits amis depuis le matin, arrivèrent au secours, chacun prit parti pour sa bandière (bannière), et une bataille épouvantable comme celle du jour de la bravade s'ensuivit, sous les yeux du maire, des adjoints et des gardes, qui ne pouvaient rien empêcher.

« A la fin des fins, le maire reprit lui-même son merle et dit :

« Citoyens ! nous recommencerons au 14 juillet de l'an qui vient. »

Ah ! monsieur Rinal, conclut Maurin, je crois bien que leur cérémonie du merle, ils la referont tous les ans, à Bourtou- laigue, et jusque dans les siècles des siècles, pourquoi le merle des fanfares, voyez-vous, ça revient toujours I

CONTBS 89

Le Marchand de Larmes'.

Avant de s'établir marchand de larmes, Bédarride avait paru sur la scène politique.

Je fus chargé, dit l'un des personnages du roman, d'aller parler aux grévistes qui devenaient menaçants, ils voulaient, au lieu de travailler ce jour-là, aller faire une partie de boules. J'essayais vainement de les calmer, lorsque du milieu de la foule un homme surgit, vêtu d'une longue redingote noire et coiffé d'un monumental chapeau haut de forme.

Laissez-moi faire, M. Cabissol, me dit-il d'un ton bien- veillant, et, montant sur une borne :

Citoilliens, s'écria-t-il, quelle heure est-il >

Sept heures manque un quart ! cria la foule.

Et bien ! citoilliens, outre que c'est l'heure d'aller dîner, c'est l'heure la nuit commence... La nuit, citoilliens ! la nuit n'est pas le jour. Ce n'est pas dans la nuit comme des malfai- teurs, c'est dans le jour que vous devez débattre les intérêts de la liberté !... Vous voulez tous la justice, n'est-ce pas> Eh bien, la justice apparaîtra avec le soleil. On vous rendra jus- tice demain, au chant du coq, au grand soleil de la République ! Allez vous coucher.

Une acclamation formidable salua ce discours :

Vive la République !

Et la foule se retira, satisfaite, sans aucun désordre. Alors, je dis à l'homme noir, jeune et maigre :

Qui êtes-vous donc, mon ami, pour avoir, si jeune, une pareille influence sur tout ce peuple r

Moi } me répondit-il avec un calme sourire, moi > mon- sieur Cabissol ? je ne connais personne ici, et personne ne me connaît.... seulement je sais leur parler, voilà tout.

I, Extrait de Maurin des Maures,

LA PROSE DE JEAN ATOABD

Mais, lui dis-je, vous me connaissez donc >

Pardi ! je vous ai vu passer quelquefois à la chasse, sur mon petit bien, près de Draguignan. Quand je suis là, que je laboure et que vous passez, vous me demandez toujours si c'est dur ou mou, si ça se fait bien... enfin, quoi ! vous n'êtes pas fier. Alors, comprenez, j'ai trouvé avec plaisir cette occa- sion de vous rendre un petit service... Vous ne savez pas mon nom } On me dit Bédarride.

Ah ! lui dis-je, stupéfait... merci, je ne vous avais pas reconnu.

C'est rapport à mon costume que je n'avais pas mis depuis mon mariage avec ma pauvre femme qui est morte, pechère ! voilà trois semaines

Mais, insistai-je, pourquoi vous êtes-vous habillé en bourgeois, vous, un travailleur de la terre, précisément un jour d'émeute populaire }

Eh ! dit-il gravement, je me suis fait bo pour un peu venir voir la Révolution !

Voilà, dit le préfet, un discoureur intéressant et adroit. Mais qu'en pensa votre ami de Lyon >

Il fut désarmé; et les grévistes, voyant qu'il comprenait leur caractère, lui bâtirent sa villa joyeusement. Il espère bien mourir dans ce pays de gaieté.

Et l'homme au discours, vous ne l'avez pas perdu de vue, je suppose >

Certes, non !

Et qu'est-il devenu >

Ce qu'il est devenu } c'est encore toute une histoire.

N'hésitez pas à me la conter.

Il est devenu marchand de larmes.

Marchand de larmes > vous m'intriguez.

La mort de sa femme l'avait orienté vers les choses funèbres. Il avait, comme vous l'avez vu, essayé de se dis- traire en assistant, vêtu de ses sombres habits de noce, aux émeutes populaires, mais les émeutes, par bonheur, ne durent pas toujours ; les travaux de la campagne ne l'intéressaient

CONTES 91

plus parce qu'il avait l'étoffe d'un homme public, le tempé- rament d'un tribun, un vrai talent d'orateur. L'école primaire en avait fait un aspirant bourgeois. Il voyait grand, il rêvait une vie supérieure à sa fortune. Que faire > Il eut une idée géniale. Il s'établit marchand de larmes.

Vous me faites mourir de curiosité.

J'appris un jour qu'un personnage étrange hantait le cimetière d'Aiguebelle. On me fit de lui un portrait que je crus reconnaître. Bien certainement c'était mon homme. Je voulus m'en assurer. La chose était facile puisque, disait-on, il n'aban- donnait le cimetière qu'au moment de la fermeture des grilles. Il y arrivait le matin et ne le quittait pas même pour déjeuner. A midi, assis sous un cyprès, au bord d'une tombe, il croquait un quignon de pain, buvait l'eau ou le vin d'une bouteille plate qu'il remettait ensuite dans sa poche soigneusement, et repre- nait son poste d'observation dans les bosquets funèbres.

Son poste d'obser\'ation } interrogea le préfet.

"Voici. Je me rendis un matin au cimetière, pour voir si le marchand de larmes était bien le dompteur de foules que je connaissais. Il se trouva que j'arrivai à la grille en même temps qu'un enterrement de deuxième classe... Je suivis, moi dernier du cortège. A peine avions-nous dépassé les premiers cyprès de la grande allée, que mon homme en sortit. Il avait son même costume de bourgeois, son costume des jours d'émeute. Le noir en était un peu jauni. Le chapeau haut de forme, bien brossé, luisait de son mieux, au-dessus d'un crêpe étroit. La chemise était propre ; la cravate fripée légè- rement, mais à peu près blanche. L'homme avait des sou- liers vernis.

Son regard allait lentement de la tête à la queue du cor- tège. Il m'aperçut et vint à moi, d'une démarche compassée, d'une allure triste.

Bonjour, monsieur Cabissol, murmura-t-il d'une voix très basse, endeuillée.

Bonjour, mon ami Bédarride !

Qui enterre-t-on }

9a LA PROSE DE JEAN AICARD

Je ne sais pas... j'arrivais... pour vous voir, pour vous entendre.

Ah ! fit-il, vous connaissez mon nouvel état>

On m'en a parlé.

Eh bien ! alors, permettez-moi de faire mon devoir.

Et s'adressant à l'un des bourg-eois qui nous précédaient de trois pas :

Qui enterre-t-on ?

Mademoiselle Adélaïde Estocofy.

Attendez donc !... fit-il, mais... je la connais !

Qui ne connaît pas Adélaïde à Aiguebelle, répliqua l'autre, une des deux dévotes > Des épicières qui vendaient le meilleur café de la ville !

Pardi ! répliqua Bédarride, à qui le dites-vous > Je le connais, son café. Pour du bon café, voui, cetaitdu bon café et qui ne sentait jamais la marine !

Et après un silence :

-— Sa pauvre sœur, reprit-il, doit être bien désolée. Elle est son aînée, je crois >

Oui, Anastasie est l'aînée et elle voit partir sa cadette, pechére !

Bédarride quitta les derniers rangs du cortèg-e ; il g"agna les rangs du milieu. Je le suivis.

Il avisa une vieille dame qui s'essuyait les yeux et lui dit:

Quel âge pouvait-elle bien avoir, notre pauvre Adélaïde ? La femme répondit :

Elle n'avait que soixante-cinq ans, pechére !

Je ne l'aurais jamais deviné à la voir, pechére ! dit Bédar- ride... vous l'aimiez beaucoup, madame?... madame)...

Madame Labaudufle.

Vous l'aimiez beaucoup, dites... madame Labaudufle >

Voui ! gémit la matrone. Nous nous étions élevées ensemble, rue de l'Aubergine elle est morte, dans le maga- sin qui l'avait vue naître, puisque sa mère, comme vous savez, était marchande de fruits et tenait boutique d'épicerie, depuis

CONTES 93

l'autre siècle, à côté de l'ancien théâtre des marionnettes on jouait la Crèche, pour la Noël.

Je l'aimais aussi beaucoup, dit Bédarride... pauvre Adé- laïde !

On arrivait près de la fosse ouverte qui attendait la dépouille mortelle d'Adélaïde Estocofy.

Vivement Bédarride gagna les premiers rangs du cortège. Il reconnut facilement Anastasie à sa douleur ; il s'approcha d'elle.

On descendait le cercueil dans la fosse.

Le prêtre bénissait la tombe ouverte et psalmodiait les prières lamentées.

Bédarride se pencha vers Anastasie :

Pauvre demoiselle! lui dit-il d'une voix mouillée, je prends bien part à votre chagrin... avec toute la ville, d'ail- leurs...

Anastasie eut un sanglot.

Bédarride reprit, d'un ton plus bas, confidentiel, mais d'un accent plus assuré :

Est-ce que quelqu'un parlera sur sa tombe }

Pechère ! sanglota Anastasie ; de pauvres gens comme nous, on les enterre sans discours !... Qui voulez-vous qui parle sur sa tombe >

xMoi ! dit Bédarride avec une sombre énergie ; moi, si vous le désirez, ma pauvre demoiselle, car je connaissais ses vertus, à la pauvre morte, comme je connais les vôtres. Je suis M. Bédarride.

Anastasie étouffa un sanglot plus profond que les autres. Les prières étaient achevées.

Désirez-vous toujours que je parler interrogea Bédar- ride.

Vous me ferez beaucoup d'honneur, monsieur Bédarride. Il s'avança au bord de la fosse, et tenant son chapeau de la

main gauche, il refoula d'un geste large de sa droite ceux des assistants qui s'apprêtaient déjà à jeter sur le cercueil les premières poignées de terre.

94 LA PROSE DE JEAN AICARD

Alors, pâle, maigre, noir, debout sur l'éminence formée par la terre fraîchement retirée du trou, ému lui-même, il parla ainsi à la foule émue :

Mesdames, messieurs, vous tous, amis connus et incon- nus, recevez les remerciements d'une famille éplorée ; d'une sœur écrasée sous la plus inconsolable de toutes les douleurs, puisque jamais la tombe n'a rendu sa proie ! Du moins, chère demoiselle Anastasie (Ici M»» Anastasie sanglota éperdu- ment.), du moins vous avez cette consolation, enviée par tous les honnêtes gens, de voir une ville entière se presser autour de vous, dans un élan de participation à votre douleur, parti- cipation qui n'a d'égale, par sa grandeur, que votre douleur elle-même. Chère et malheureuse Adélaïde, regarde autour de toi. Tout Aiguebelle a pour toi les yeux de madame Labau- dufle, qui sont noyés dans les larmes. Ah! elle t'a aimée, cette vénérable dame, comme nous t'aimions tous ! Tout Aiguebelle rend hommage, sur cette tombe, à l'élévation de sentiments et à la probité commerciale de ces deux sœurs dont le café renommé n'a jamais subi aucune défaillance de réputation depuis plus d'un siècle. Car il y a un siècle, ne l'oubliez pas I la mère et les ancêtres des deux célèbres sœurs avaient déjà fondé la réputation de leur incomparable maison, située à côté même de ces théâtres, aujourd'hui disparus hélas ! des marionnettes jouaient, pour l'édi- fication du peuple, le Saint Mystère de la Crèche et l'histoire de Geneviève de Brabant... Voilà, messieurs et dames, des titres de noblesse qui en valent bien d'autres. Réjouissez-vous donc à travers vos larmes, tout au fond de vos cœurs, dans l'espérance, que dis-je > dans la certitude des récompenses éternelles que le ciel doit à la probité commerciale unie à l'élévation des sentiments qui sont la gloire de l'humanité!... Adieu, Adélaïde ! tu ne pouvais pas partir sans qu'une parole de justice, de reconnaissance et d'amour fût prononcée sur ta tombe. Adieu, pieuse Adélaïde, si pieuse que ta boutique est connue à Aiguebelle sous le nom de la boutique des Deux Dévotes, car ta chère et malheureuse sœur partage dès ce

CONTES 96

moment ta pure renommée, comme elle partagera un jour le plus tard possible, ta gloire immortelle dans le ciel !

Bédarride se tut. 11 essuya ses yeux d'où coulaient de vraies larmes.

Il se pencha vers moi :

Vous le croirez ou non, monsieur Cabissol, je ne la connaissais ni des lèvres, ni des dents. Eh bien ! il me semble que je l'ai toujours connue.

Anastasie, secouée par les sanglots, tomba à demi-pâmée dans les bras de madame Labaudufle...

Alors, doucement, bien doucement, Bédarride lui souffla à l'oreille :

J'espère que vous êtes contente, ma bonne demoiselle). .. Il prit un temps, puis :

C'est cinque franques, ajouta-t-il. Machinalement, l'honnête commerçante chercha sa poche

d'une main tremblante.

Non, non, dit Bédarride discret... je passerai chez vous. Pas ici... Ici, voyez-vous, ça me ferait trop de peine !

m

PAYSAGES DE PROVENCE

Notre-Dame d'Amour ^

1

Zanette, c'était son nom de Jeanne, de Jeannette, comme elle le prononçait en zézayant, lorsqu'elle était toute petite. Tel il lui était resté. Ce qui, aussi, lui était resté, c'était sa grâce d'enfance, on ne sait quoi de tout mignon, de plus jeune qu'elle-même. Elle était belle de ses beaux seize ans, de son profil de Grecque, et de ses cheveux noirs, qui, sous le hennin de l'Arlésienne, pendaient lourdement sur la blancheur dorée de son cou.

Elle avait seize ans avec l'air d'en avoir douze. Pourtant, on sentait la vie jeune et forte palpiter dans la chapelle, c'est- à dire dans l'entre-bâillement des fichus aux plis innombra- bles, qui laissent voir un peu de la poitrine nue sur laquelle brille la croix d'or suspendue à la chaînette des grand'mères.

Zanette vivait à la ferme de la Sirène, bien tranquille à soigner ses poules, ses lapins, auprès de son père, maître Augias, le bayle. A l'ordinaire elle allait en Arles tous les dimanches.

I. C'est le premier chapitre du roman qui porte ce titre et qui raconte les aventures de la petite Zanette et du guardian Pastorel.

98 PBOBE DE JEAN AICARD

Et bien souvent, assise au bord du Petit Rhône, seule, sous les saules et les aubes, elle rêvait en regardant l'eau, l'eau qui s'en allait vers la mer, vers la mer si grande, des bateaux vont et viennent, comme des bêtes de rêve, comme de grands oiseaux aux ailes blanches... Un songe d'inconnu accompagnait toujours Zanette. Ses beaux seize ans espéraient.

.... N'est-ce pas qu'elle porte un joli nom, la ferme de la Sirène? La Sirène (la Sereno) si vous interrogez les paysans, ils vous le diront, est un oiseau de passage, qui jamais ne s'arrête chez nous, et qui traverse seulement notre ciel, très haut. Quelquefois, le laboureur, en novembre, arrête son attelage, parce qu'il a entendu une harmonie lointaine, confuse, comme un son prolongé de viole ou de mandoline....

Et il écoute, en rêvant....

Ce sont les sirènes qui passent là-haut, tout là-haut. Elles sont plus petites que des tourterelles et leurs plumes miroi- tantes ont toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. On ne sait pas si la musique qu'elles font sort de leur gosier ou vient sim- plement de la vibration de leurs ailes. On croit plutôt que leur vol est harmonieux. Leur voix y ajoute une seule note qui, de temps en temps, scande et domine la mélodie des ailes... Un jour, dit-on, comme on venait à peine de construire le château et sa ferme, une sirène un instant se posa sur le bouquet de tamaris en fleurs que les maçons plantent au bout d'une perche, sur la toiture, dès qu'elle est achevée. Et le château, et la ferme qui le touche, furent, voilà bien long- temps, baptisés du nom qu'ils portent encore.

Entre la ferme et le château, une vieille chapelle décrépite, jadis on disait la messe, se dresse, étroite et longue.

On la dirait bâtie sur le modèle des huttes camarguaises.

Les huttes sont en « tape », en argile desséchée, recouvertes de roseaux, et la chapelle est en moellons, et recouverte de pierres plates, mais les deux toits ont la même forme, celle d'un bateau long, la quille en l'air ; et sur leurs toitures, les cabanes, aussi bien que la chapelle, portent toutes une croix penchée, comme renversée en arrière. Toutes ces croix pen-

PAYSAGES DE PBOVENCK 99

chantes font songer au mistral éternel qui incline ainsi un peu tous les arbres des plaines provençales, dans la même direc- tion. Tous ils gardent un peu la marque du vent maître, « magistral », à qui les Romains avaient élevé un temple, comme à la puissance divine, protectrice de ce pays qu'il balaye et assainit sans cesse... Elles donnent encore, les petites croix qu'on plante ainsi à dessein penchées, l'impression des choses de la religion, à la fois vaincues et résistantes. Elles sont là, tenaces mais inclinées, jamais arrachées mais toujours penchantes, et elles disent le triomphe obstiné d'une foi sans relâche battue des vents...

Bien délaissée en effet, la petite chapelle. On n'y dit plus la messe. Et pourtant, les gens du château et de la ferme ne l'abandonnent pas ; ordre est donné à Zanette par les maîtres du château, riches négociants qui habitent Marseille, de tirer, aux jours de fête, de dessous l'autel qui forme pla- card, — les vêtements sacerdotaux précieusement enfermés là, et de les visiter avec soin, d'en éloigner les fourmis, les araignées, les tarentes.

Cette chapelle est consacrée à la Vierge, qui porte aussi le nom de Notre-Dame-d' Amour.

Hélas ! même parmi les saints du saint paradis, il y a des humbles et des glorieux ! Il y a hélas ! par le monde, des Notre-Dames illustres, vénérées de tous, à qui on apporte chaque jour des présents magnifiques, des robes de soie, des couronnes de perles, des colliers de diamants ! Il y a des Notre-Dames à Lyon, à Paris, à Lourdes, à la Salette, l'univers le sait. Et peut-être aucune d'elles n'a un si beau nom que la petite Notre-Dame qui, en Camargue, inconnue du monde, délaissée même des gens du pays, habite une pauvre chapelle décrépitée, semblable à la plus pauvre des cabanes de ce désert !... Notre-Dame-d'Amour ! c'est sous ce nom charmant que la chapelle est connue de tout le pays. Mais si Notre-Dame-d'Amour est aussi connue que Saint-Trophime d'Arles ou les Saintes-Maries-de-la-Mer, elle n'est pas visitée comme eux, tant s'en faut ! Et dans sa niche de pierre, au-

lOO LA PEOSE DE JEAN AICARD

dessus de l'humble autel brillent deux candélabres Jde cuivre et un tabernacle de bois doré, la Notre-Dame, dorée également, ne voit plus à ses genoux que Zanette. Du moins est-ce tous les jours, dès l'aube, que Zanette vient lui adresser sa prière, depuis sa petite enfance.

Pauvre Notre-Dame-d'Amour, que son nom adorable ne protège pas contre l'abandon ! Elle est pourtant jolie à voir, grande, oh ! grande comme une enfant de dix ans, vêtue, par- dessus la robe de bois doré, d'une robe en vraie étoffe, jadis blanche, toute piquée de fleurettes bleues. EUe'est coiffée d'un velours d'Arlèse, bleu également, frappé de roses pâles ; elle a, aux oreilles, des pendeloques de cuivre ; au cou, un collier de perles de verre, et ses mains et sa figure furent sans doute dorées bien solidement par un maître-ouvrier, puisque la dorure du visage et des mains reluit au soleil, comme neuve, quand Zanette ouvre la porte, chaque matin. Elle a pourtant plus de cent ans, la douce Notre-Dame-d'Amour, qui sourit aux humbles ex-voto suspendus aux murailles, tableaux naïfs, béquilles, fusils crevés offerts par des chasseurs, petits bateaux jadis apportés par des marins sauvés du naufrage.

Aussi, pourquoi, ô Notre-Dame-d'Amour, pourquoi ne faites-vous pas de miracles > Voyez, aux Saintes-Maries-de-la- Mer à cinq lieues d'ici, au sud, voyez l'église crénelée, de six cents ans plus vieille que vous, et voyez comme les pèlerins s'y pressent tous les ans, au 24 mai ! Ce jour-là, les saintes châsses, qui contiennent les os des deux saintes Maries, Jacobé et Salomé, descendent en grande cérémonie, du haut de la voûte. On leur tend les bras. On les supplie, on les touche. Et les Saintes guérissent quelquefois les paralysés. Elles ne sont pas toujours justes. On ne sait pas pourquoi, on ne saura jamais pourquoi elles guérissent celui-ci au lieu de celui-là, mais à tous également elles donnent l'espérance, c'est-à-dire le meilleur de la vie.

Et c'est pourquoi chaque année, des milliers de pèlerins en caravane, visitent leur église... Que ne les imitez-vous, pauvre Notre-Dame > Vous êtes leur reine pourtant, et la propre mère

PAYSAGES DE PROVENCE lOI

de Dieu, et c'est elles qu'on visite seules, c'est elles et même sainte Sare, qui fut leur servante, et dont les reliques, dans la Icrypte souterraine de l'église, sont vénérées surtout des bohémiens I Et vous, vous, ô Notre-Dame, vous êtes toute seule ici, dans une toute petite chapelle froide, sans honneur et sans prière... sinon celle d'une petite fille. Il est vrai qu'elle est jolie et qu'elle est sage, et peut-être l'aimez- vous... Pro- tégez-la donc, ô Notre-Dame-d'Amour ! et donnez-lui l'amour vrai. Qu'elle aime et qu'elle soit aimée. C'est, des destinées de la terre, la plus humaine et la plus divine I

Chaque matin, Zanette, avant toute chose, sort de la ferme pour aller dans la chapelle. Elle ouvre la porte. Le rayon hori- zontal du matin entre bien vite avec elle et fait resplendir le visage d'or de la vierge. Zanette va s'agenouiller au pied de l'autel. Sa coiffe du matin enserre étroitement son haut chi- gnon au-dessus duquel elle se termine en deux petites cornes pointues, toutes blanches, qui font sourire aux anges. Elle fait le signe de la croix et sa main touche un peu au passage la petite croix qui luit sur sa poitrine nue, dans l'entre-bâille- ment de ses fichus arlésiens... Et elle prie, agenouillée dans les plis nombreux de sa jupe d'indienne, un peu courte, qui découvre ses pattes fines de perdrix de Crau, ses gros bas de fille sage, jadis tricotés par sa mère, qui est morte depuis trois ans.

Protégez mon père, bonne Notre-Dame! Je n'ai plus que lui sur cette terre. Gardez-moi de tout mal, bonne vierge d'amour. Gardez-moi du mauvais amour. Et quelque jour, si je le mérite, accordez-moi d'avoir un amoureux que j'aime... Ce Jean Pastorel peut-être, qui aux dernières courses des plaines de Meyran, vint, comme s'il m'eût connue et aimée, m'offrir la cocarde qu'il avait prise, si hardiment, au front du taureau en colère !

Or voici comment il se faisait que la dévotion de Zanette à Notre-Dame d'Amour était si fervente ; sa foi, si entière.

Quand elle était toute enfant, à six ans, Zanette avait un chien qu'elle aimait beaucoup, d'un de ces amours passionnés

I02 LA PROSE DE JEA.N AIUARD

des tous petits pour les bêtes. Ce chien, dans l'écurie, il couchait, fut blessé d'une ruade par un cheval malade. Zanette parvint à pénétrer, toute seule, dans la chapelle du château, et elle supplia Notre-Dame de la protéger, en cette circonstance, de tout son divin pouvoir, en sauvant le chien bien- aimé. Hélas ! il arriva que juste à l'heure elle venait de faire cette prière, le chien mourut et l'enfant révoltée déclara qu'elle ne demanderait plus rien à une Notre-Dame si méchante I... Elle s'exaltait dans cette idée, quand le vétérinaire arrivé d'Arles pour voir le cheval, ayant demandé à examiner le chien mort déclara que l'accident du coup de pied mortel était une chance heureuse, le chien étant bien et dûment enragé quoique l'horrible maladie ne se fut pas déclarée encore... L'apparente malice de Notre-Dame était donc un miracle de bonté.

C'est de ce jour-là que Zanette ne jurait plus que par Notre- Dame-d'Amour.

PAYSAGES DE PROYBNCB Io3

IdyUe Pure^

Si fraîche était Livette qu'on répétait souvent en parlant d'elle, ce mot de Provence : « on la boirait dans un verre d'eau I »

A aimer Livette, Renaud éprouvait ce plaisir, si doux au cœur des forts, d'avoir à protéger quelqu'un, une petite femme qui était une enfant. Grâce à la fragilité, à la petitesse de Livette, le rude gardian, bâti pour des amours violentes, le cavalier du désert camarguais, le bouvier au poing robuste, le dompteur de cavales et de taureaux, éprouvait une sorte d'amour fait de pitié douce, de respect pour la faiblesse gracieuse ; il apprenait la tendresse en un mot, qu'il n'eût pas su avoir peut-être pour une de ses pareilles.

Il ne lui serait jamais venu à Vidée de lui dire, à elle, quel- qu'une de ces grosses plaisantcucs à double entente dont il régalait volontiers, aux jours de ferrades ou de courses, les fortes belles filles de sa connaissance. Il lui eût semblé qu'il abusait vilainement de sa puissance et de son expérience d'homme. Encore moins Livette lui donnait-elle cet âpre désir, bien connu de lui, qui, parfois, auprès des autres filles, lui montait au cerveau en coup de sang, ce désir de toucher avec ses mains, de prendre avec ses bras, de renverser au revers du fossé, en riant de la résistance molle, du consentement qui repousse un peu, de la lutte égale entre la fille et le garçon qui tous deux s'entendent, au fond, pour être voleur et volée. Non, devant Livette, Renaud se sentait nouveau à lui-même. Il lui venait, de la petite demoiselle aux cheveux d'or, une tranquillité de cœur dont il était bien surpris. Il a mille formes, l'amour. Celui qu'éprouvait Renaud pour Livette était un apaisement. Il lui «voulait du bien». Voilà ce qu'il se répétait en songeant à elle. Et, comme il désirait toutes

I. Extrait de Roi de Camargue. Livette et Jacques Renaud sont les héros de ce roman la Camargue est peinte et célébrée pour ainsi dire à chaque page.

I04 LA PROSE DE JEAN AICARD

les autres un peu à la façon des taureaux de sa manade, dans la saison les germes travaillent, il se trouvait que la seule qu'il aimât vraiment, il lui semblait ne la désirer point.

Alors, de cela, il éprouvait un charme bon, qu'il savourait comme une eau pure après la longue marche dans la poussière, au soleil. Il se réjouissait en lui-même de son amour comme d'un repos, d'une halte sous un ombrage d'arbre, au bord d'une source très fraîche, très claire, pendant que des oiseaux chantent, au réveil, le matin. Quelquefois, dans le flamboie- ment de midi, quand il traversait, sur son cheval qui baissait la tête, le désert miroitant de sables, de sel et d'eau, il sentait le souvenir de Livette lui arriver doucement, et il lui semblait alors qu'une brise lente l'accompagnait, passait sur son front, le lavait en quelque sorte de sa fatigue, de la poussière, comme un bain. Il était rafraîchi et il se sentait sourire. Ranimé, il avait un frisson d'aise qui parcourait tout son être, et qui, par les genoux et par la main, imperceptiblement, com- mandait à son cheval de relever la tête. Il la relevait sans autre commandement, s'ébrouait; le cheval de l'amoureux secouait sa crinière, chassait, du coup de fouet brusque de sa queue, les mouïssales qui ensanglantaient ses flancs et, d'un pas allongé, gagnait les abris à l'ombre, au bord du Rhône, sous les aubes, sous les peupliers, dont les feuilles toujours tremblotent et bruissent comme l'eau, comme les coeurs d'homme, comme tout ce qui vit, espère, soufi're et meurt.

Non seulement par sa grâce et sa faiblesse elle le charmait, lui fort et brutal ; mais aussi par les soins de sa mise, par son élégance de femme riche, elle l'enchantait, lui pauvre ; et elle lui semblait une créature neuve, étrange, d'un autre monde. Et elle l'était en effet. D'une autre qualité, se disait-il ; un être hors de sa région, bien au-dessus.

Qu'il pût dénouer un jour les cordons de ses petits souliers, cela « ne lui venait pas », et cependant elle était à lui, Livette, la fille des intendants du Château d'Avignon ! elle était sa fiancée, sa promise, sa future femme I

PAYSAGES DE PEOVENCE lo5

Il se faisait l'effet de l'héritier d'un trône. Devant l'idée seule de son avenir, il éprouvait quelque chose comme l'em- barras d'un mendiant au seuil d'un palais, devant les tapis qu'il faut fouler, pour y entrer, avec des souliers lourds de boue.

Elle tenait un peu pour lui de la sainte Madone, en bois sculpté, peinte d'or et de bleu, chargée de colliers de perles et de fleurs, qu'il voyait, enfant, dans l'église d'Arles, à Saint- Trophime.

Aussi éprouvait-il un étonnement secret à se savoir aimé.

Cela ne lui paraissait pas vrai tout à fait; et comme il fallait bien se rendre à l'évidence, toutes les fois qu'elle lui parlait, il éprouvait sans fin la nouveauté de son amour.

Et il était embarrassé un peu, devant elle, ne trouvait plus ses mots, se contentait de lui sourire, de lui être soumis comme un enfant, de courir aller chercher ceci ou cela, la devinant sur un regard ; se trompant quelquefois, mais rarement ; goûtant, à être le valet de la fillette, le plaisir d'un gros nain domestique amoureux d'une mignonnette fille de roi.

Son sobriquet de le Roi à côté d'elle maintenant lui semblait une moquerie. Elle l'embarrassait, il était humble devant elle.

Et il était surpris, indigné même, au dedans de lui, de l'aisance des autres avec Livette. Il lui semblait étrange que ses compagnes la traitassent en égale ; que son père, sa grand'mère n'eussent pas pour sa fiancée les égards, le respect qu'il avait, lui.

Volontiers, quand la grand'mère criait à Livette : « Fais ceci ou cela, cours ! dépêche-toi il se serait fâché, lui aurait dit: «Pourquoi la commandez- vous } Elle n'est pas faite pour obéir ! Vous êtes une méchante grand'mère ! Ne voyez vous pas bien qu'elle est trop délicate pour ces besognes, et trop jolie I »

Mais ce n'était qu'un sentiment caché en lui ; il n'aurait pas osé l'avouer, car les femmes sont faites, selon nos anciens, pour être les servantes de l'homme. Il n'en disait donc rien du tout. Il se trouvait même, de l'éprouver, un peu ridicule. Il se contentait de faire très vite, à la place de Livette, la chose qu'on lui commandait, si c'était de celles qu'il pouvait faire.

I06 LA. PEOSB DE JEAN AIOARD

Oh! par exemple, si un homme se fût permis, avec Livette, une plaisanterie malsonnante, eût pris une liberté, oh ! alors, avant de réfléchir, certainement, celui-là, il l'eût assommé du poing-, là, tout de suite !

Si, même dans la foule, un jour de fête, quelqu'un, homme ou femme, non loin d'elle, lançait un mot grossier, un de ceux-là que lui-même, à l'occasion, savait faire sonner très bien, il éprouvait, contre l'inconnu, une rage ; il lui semblait vérita- blement qu'on eût s'apercevoir de la présence de Livette, la sentir près de là, comprendre que, devant elle, on devait se respecter.

Tout cela, il eût été incapable de l'expliquer, mais il l'éprou- vait, confus et certain, en lui.

Pour Livette, elle sentait finement l'adoration du bouvier. Elle en jouissait sans trop en avoir l'air. Elle voyait très clai- rement qu'elle avait, sans aucun effort, dompté une bête sau- vage. Elle riait parfois, en le regardant, d'un rire honnête, clair, il y avait cependant le triomphe de la mystérieuse magie féminine, merveilleuse invention de la nature qui veut que le fort soit, au gré de la faiblesse exquise, attiré, vaincu, roulé à terre. Ce miracle, opéré par la vie, par la nature, par l'amour, elle le croyait son œuvre, à elle Livette, et elle était travaillée d'un peu d'orgueil, la petite ifemme ! D'autant plus que souvent elle se disait : « Comment ai-je fait > je ne le mérite pas ce bonheur, non, en |vérité, je ne le [mérite pas ! » Elle voyait très bien que, pour lui, elle était un être à part ; qu'il ne la traitait pas du tout comme faisait tout le monde ; et, très étonnée, elle en était fière.

Puis se demandant, en son cœur sincère, ce qu'elle avait de « plus », de mieux qu'une autre, et ne trouvant pas, il lui arrivait de juger malgré elle son amoureux un peu, un tout petit peu bête d'être comme cela, lui si fort, dominé par elle ! Alors elle se moquait gentiment, riait de lui tout haut :

Ah ! grand nigaud !

Ainsi, obscurément, toute la Femme, profonde, ondoyante,

PAYSAGES DE PROVENCB t'&J

était dans cette paj'sanne simple, qui n'aurait rien su dire sur elle-même.

Il lui arrivait aussi de se trouver jolie, belle, la plus belle, la plus jolie, de s'admirer. Quand cette idée lui venait, et, il faut l'avouer, ce fut bientôt la plus fréquente, ohl c'est alors qu'elle le sentait son orgueil ! Et elle ne trouvait plus bête du tout son amoureux ; il lui semblait bien heureux, au contraire, trop heureux ! Oh I c'est lui qui ne la méritait guère !... Dans ces moments-là, elle accueillait ses services, ses humilités avec un petit air de princesse habituée aux hommages.

Alors aussi, elle se demandait pourquoi tous les autres ne faisaient pas pour elle ce qu'il faisait, lui ? Et, par contre, elle concevait aussitôt pour lui une sorte de reconnaissance... Cette mobilité d'impressions qui tournent en nous, souvent opposées, sans fin variées, autour de l'idée fixe, voilà l'amour... Eh oui, vraiment, il méritait d'être aimé seulement pour avoir su la connaître! la choisir!... C'étaient les autres jeunes hommes, qui, tous, étaient des sots !

Bienvenu, était-il, s'il arrivait à la ferme quand elle en était à cette pensée... Elle poussait un petit cri d'oiseau content et courait à son ami.

Bonjour, monsieur Jacques !

Bonjour, demoiselle Livette ! Ils se prenaient la main.

Venez-vous au Rhône >

De bon cœur !

Et souvent ils allaient s'asseoir ensemjjle au bord du Rhône, sous le grand aube, un arbre de plus de cent ans, qui est là, connu de tout le monde... Les aubes, assez pareils aux trembles et aux bouleaux, sont des arbres bien camarguais.

Quelquefois, en y allant, elle lui tendait une branchette verte, souple, cueillie à un peuplier du chemin, et ils marchaient attachés l'un à l'autre et séparés à la fois par la branchette courte que suivait un vol de fins moucherons aux petites ailes irisées.

I08 LA PROSE DE JEAN AICARD

Elle aimait beaucoup ce jeu de le faire marcher ainsi, pas trop près, pas trop loin, le tenant sans toucher, l'attirant à volonté, le maintenant à distance selon sa fantaisie, faisant de la bag-uette feuillue un fouet, s'il venait à entrer en révolte.

Elle se sentait ainsi bien maîtressede lui, se rappelant qu'ainsi quelquefois elle s'était fait suivre docilement de son cheval Blanchet, en lui tendant une gerbe mince d'avoines en fleurs ; qu'ainsi parfois elle avait ramené derrière elle, calme comme un bœuf, un taureau méchant, échappé, blessé dans les courses, et qu'elle avait rencontré au fond d'une touffe d'ajoncs, au bord du chemin, en train de tendre sa langue baveuse aux filets de sang qui découlaient de son mufle.

Arrivés au bord du Rhône, sous le grand aube au tronc rugueux et noir, aux branches lisses et blanches, qui s'étend largement au-dessus du fleuve, avec son vaste feuillage bruis- sant, ils s'asseyaient côte à côte, les fiancés, sur les racines qui sortent de terre ou bien sur un paquet de roseaux coupés.

Et ils regardaient couler l'eau. L'eau terreuse, jaunâtre, charriant des amas d'écumes tournoyantes, allant à la mer.

Ils s'asseyaient et ils regardaient.

Ils ne parlaient pas. Ils vivaient en silence, au bruit du Rhône dont les petites vaguelettes, obliquement, sur les bords, viennent jouer, s'attarder dans les pieds innombrables des roseaux, des peupliers jeunes, tandis que le gros du courant passe au milieu, pressé, rapide, comme en hâte d'arriver là-bas, à la mer qui est.sa perte.... Ils rêvaient, ils ne parlaient pas.

Ils se sentaient vivre de la même vie que tout ce qui .les entourait. De temps en temps, un martin-pêcheur, azuré et mordoré, filait devant eux, se posait sur une basse ;branche, regardant l'eau de côté, le bec en arrêt, puis brusque [traver- sait le Rhône. Et avec l'oiseau bleu, leur pensée traversait aussi le fleuve, s'arrêtait là-bas, sur quelque branche courbée en arc dont le fin bout trempait dans l'eau, tout vibrant de la course du fleuve, et entouré d'écumes accumulées, de feuilles mortes, de brindilles. Comme un sorcier l'oiseau, tout à coup, avait disparu!...

PAYSAGES DE PROVENCE

109

C'est joli ! disait parfois Livette. Et c'était tout.

Lui ne répondait pas. Il ne savait que lui dire. Il était trop heureux. Le roi n'était pas son cousin !

Aux heures du soir, beaucoup de petit lapins, des jeunes, en cette saison de mai, sortaient du parc, des haies sauvages, et jouaient presque invisibles, gris, dans l'ombre au pied des buissons, trahis par l'agitation d'une touffe d'herbe, d'une bran- chette basse, horizontale, qui barrait leur coulée.

Il y avait aussi, pour la joie des deux fiancés, la chanson du rossignol, à l'heure la lune monte. Écoutez-la : c'es toujours beau, dans la nuit, cette chanson du rossignol. Il com- mence par trois cris distincts et bien prolongés ; on dirait un signal, un appel convenu ; cela commande l'attention. Puis la modulation s'élève, hésitante. On dirait qu'il est timide, qu'il a peur de n'être pas exaucé... Mais bientôt il prend courage, il s'assure, et le chant monte, s'élève, éclate, se répand dans un tumulte ordonné... Et c'est l'amour, c'est la jeunesse et l'amour qui ne se contiennent plus, que rien n'arrête, qui réclament leur droit à la vie... Il se tait.

Il s'était tu, que les amoureux écoutaient longtemps encore le chant de l'oiseau se répéter dans l'écho ténébreux d'eux-mêmes...

... C'était l'heure de rentrer. Ils se levaient, s'acheminaient vers la ferme qui est tout proche.

La grand'mère appelait du seuil de la porte :

Livette ! Livette !

Sa voix leur arrivait comme plaintive, caressante, un peu triste, du bord de la grande plaine qui élevait aussi dans l'obs- curité, vers les étoiles, vers la vie, vers l'amour, un long appel mélancolique. La voix des nuits sur la plaine se répand et monte tranquille sans se heurter à aucun écho, triste d'être seule dans trop d'étendue.

Et autour des amoureux qui regagnaient la ferme, dans les vergers, dans le parc, s'élevait bientôt, à mesure que croissait la nuit, l'assourdissante clameur des grenouilles, tapage puis-

IIO LA PEOSB DE JEAN AICAED

sant qui est le total d'une addition de bruits faibles, énorme brouhaha, fait de menus coassements inégaux qui accumulés, s'écrasant l'un l'autre, arrivent à n'être plus qu'un tumulte régulier, pareil au ronflement continu d'une cataracte.

Et au milieu de cette formidable clameur d'éternité, faite des milliers de voix de toutes petites rainettes amoureuses, traversée d'un cri de courlis ou de héron en chasse, accompa- gnée de bourdonnement des deux Rhônes, et du battement de la mer, les amoureux, émus l'un de l'autre, n'entendaient rien que le battement calme de leurs deux cœurs.

Et à mesure que le temps passait, l'amour grandissait en eux, accru du souvenir de toutes ces heures vécues ensemble.

Renaud n'était plus seulement Renaud pour Livette, mais l'être par qui elle éprouvait la vie, à travers qui lui venait ce grand souffle de toutes les choses, des horizons de terre et de mer, cette émotion d'être, ce désir d'avenir, d'accroissement, ce flux d'espérances vagues, qui est l'amour et qui fait l'inté- rêt de vivre.

Et maintenant, si on etït voulu arracher Jacques à Livette, elle en serait morte, et celui qui aurait voulu prendre à Jacques Livette, en serait mort, oui, mes amis, encore plus sûre- ment.

C'est une belle et bonne chose que l'amour soit sans cesse occupé à rajeunir le monde, et le rossignol comme les grenouilles, ne se lassent pas de le répéter.

PAYSAGES DE PROVENCE III

Les Saintes-Maries-de-la-Mer ^

Tous les ans, aux Saintes-Maries-de-la-xMer, le village qui se dresse à l'extrémité méridionale de la Camargue, au-dessus des marais, sur une plage de sable dont les grosses mers et les vents d'orage déplacent des ondulations, tous les ans, à la date du 24 mai, on célèbre la fête des trois Saintes ; et c'est à l'occasion de cette fête que les bohémiens arrivent nombreux en Camargue, poussés par une piété singulière, mêlée du désir de dévaliser les pèlerins.

Les légendes, comme les arbres, naissent du sol, en sont l'expression même. Ce sont aussi des essences. On retrouve à chaque pas, en Camargue, sous différentes formes, l'éter- nelle légende des saintes, comme on y rencontre éternellement les mêmes tamaris, mêlés, sur l'horizon, aux mêmes mirages.

Donc, les deux Maries, Jacobé, Salomé, et, selon quelque- uns, Magdeleine, et avec elles, leurs servantes Marcelle et Sara, exposées sur la mer, dans une barque sans mâts ni voiles, par les juifs maudits, après la mort du Sauveur, tendi- rent au vent des lambeaux de leurs jupes, leurs fins et longs voiles de femmes, et le vent les poussa jusque sur cette plage de Camargue.

fut élevée une église. Les saints ossements, retrouvés par le roi René, furent enfermés dans une châsse qui n'a pas cessé d'opérer des miracles. Et chaque année, de tous les coins de la Provence, du Comtat et du Languedoc, les der- niers croyants accourent, apportant leurs vœux, leurs prières, tramant leurs amis, leurs parents malades ou leurs propres misères, leurs plaies ou leurs lamentations.

Rien de plus singulier que ce pays de désolation, tous les ans traversé par un peuple d'infirmes, en route vers l'espérance!

1. Extrait de Roi de Camargue. La description du célèbre pèleri- nage est un des chapitres les plus vivants de ce roman.

112 LA PEOSE DE JEAN AICARD

De loin, au bout de ce désert, on aperçoit l'ég-lise crénelée qui parle des guerres d'autrefois, des invasions sarrasines, de la vie précaire que menaient les pauvres vivants du moyen âgfe. Elle se dresse avec ses tours et son clocher qui dominent, comme des tronçons g-igantesques, la masse des maisons groupées autour d'elle ; et le village, coupé, à mi-hauteur des maisons basses, par la ligne de l'horizon de mer, semble, dans les sables onduleux, flotter à la dérive, vaisseau fantôme, comme jadis la barque des pauvres saintes, et s'échouer enfin dans la désolation du désert.

Dans cette Camargue, tout est bizarre. Il y a [des eaux comme celles du vaste étang central, le Vaccarès, au milieu desquelles on peut patauger de pied ferme ; des terres sous lesquelles le piéton s'enfonce, enlisé, noyé. Tout trompe aisément ici. Ces limons verdissants que vous prendriez pour des prairies, prenez garde, on s'y noie; ces vastes étendues d'eau qui vous paraissent de petites mers, repassez demain : évaporées, elles n'auront laissé qu'un miroir de sel blanc qui craque sous les pieds. Ici, vous voyez l'eau tranquille, mais profonde > des arbres aux bords ? Eh bien, non, vous pouvez courir à cette eau : c'est la terre ferme ; le mirage seul a créé ces arbres, comme il vous a montré tout proche et de haute taille ce petit enfant qui passe à une lieue de là. Pays de visions, de songes et de rudes travaux. Pays de sédentaires qui s'agitent sur un vaste espace au bord des eaux infinies, dans les infinies variations du mirage, des rayons, des reflets et des couleurs. Pays de fièvre, des hommes forts terrassent journellement des bœufs en fureur. Pays de départ, puisqu'il est aux confins d'une terre à peine habitée, au bord de cette voie bleue et blanchissante, la mer ; au point même le Rhône, venu des montagnes, part pour son grand voyage dans les eaux sans fond, le soleil le reprendra pour le rendre à ses sources. Pays imposant l'on sent à la fois la fin de tant de choses, du grand fleuve créateur de villes, de la grande Foi, expirante aussi, qui vient finir dans les sables, en battant

PAYSAGES DE PBOVENCE Il3

de ses derniers flots une pauvre église à créneaux, parmi les chants, mêlés de plaintes, d'un peuple d'agonisants.

La cérémonie du 24 mai, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, est à coup sûr, un des spectacles les plus barbares auxquels il puisse être donné à un homme moderne d'assister encore.

Depuis que la science a conquis les esprits, la foi même des derniers croyants s'est transformée. Les plus convaincus savent pertinemment que Dieu peut se manifester quand et comme il lui plaît, mais ils savent aussi qu'il ne lui plaît jamais, en nos temps positifs, de modifier la marche des grands rouages de sa création, non pas même pour l'humble plaisir de se prouver à sa créature. La Foi des civilisés n'attend plus rien du ciel en ce monde.

Le 24 mai, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, c'est le rendez-vous des derniers barbares de la Foi.

Ceux qui viennent demander aux saintes la santé du corps et du cœur, sont des êtres bruts, d'une foi vierge. Ils croient, voilà tout. Un cri, une prière, et, en réponse, les saintes peuvent leur donner ce qu'ils n'ont pas : les yeux, les jambes, les bras, la vie ! Et ils leur demandent le miracle aussi simplement qu'un condamné implore sa grâce du chef de l'État. Qu'ils soient exaucés, cela est aussi possible, presque plus probable, car les saintes ont plus de pitié. Les quelques milliers de croyants, longtemps les mêmes, qui chaque année visitent les Saintes, ont vu chaque fois un ou deux miracles... Ils ont vu, quand le prêtre sortant de l'église, suivi d'une procession, étend vers la mer le « Bras d'argent » qui contient des reliques... ils ont vu la mer reculer! Cela tous les ans, Songez alors de quelle force ils viennent importuner les saintes, à qui tant coûte si peu ! de quel élan ils accourent ! de quel soupir leur âme s'élance ! de quel hurlement ils implorent ! de quelle ferveur ils élèvent leurs mains. Le tout en vain... Les dernières attitudes de la grande douleur vainement suppliante sont là, au bout de ce désert de France, entre les bras de ce fleuve qui meurt, au bord de cette mer qui ronge cette île, sous la voûte de cette église si blanche au dehors, toute

1 14 LA PROSE DE JEAN AICARD

noire au dedans, chaque main tient un cierge, vacillant comme une étoile de misère humaine, qui brûle pour Dieu, graisse les doigts et coûte cinq sous à des mendiants qu'un petit sou réjouirait.

Tout ce pays semble à la fois un chemin d'exil et un lieu de refuge farouche. Aussi les bohémiens l'aiment-ils. C'est un des principaux carrefours de leurs voies entre-croisées qui enveloppent le monde ; c'est une des patries préférées de la race sans patrie.

Et, chaque année, les gypsies viennent en Camargue jouir du droit très ancien qu'ils ont d'occuper, sous le chœur de l'église, une crypte noire, ou chapelle basse, consacrée à sainte Sare, l'Egyptienne.

Dans ce caveau, on peut les voir accroupis au pied d'un autel chargé d'une petite châsse, crasseuse de baisers, celle de sainte Sare, tandis que là-haut, dans l'église, les grandes châsses, celles des deux Maries, descendent de la voûte au milieu des prières vociférées.

Ils sont là, dans la crypte, les bohémiens, assis sur leurs talons, têtes crépues, lèvres ardentes, suant à grosses gouttes au milieu de centaines de cierges qui suent leur suif et chauffent ce four, maniant des chapelets gras, exhalant une odeur de fauves dans leur tanière, poussant de temps à autre un rauque appel adressé à sainte Sare, mêlant un sourire de crime méditatif à une grimace de remords peut-être sincère, enviant les sous, volant les mouchoirs, grattant les plaies, grouillant dans un fumier mystérieux l'on sent fleurir malgré tout je ne sais quel lis mystique, l'aspiration involon- taire de l'abjection vers la pureté.

C'est le grand jour. De tous les points du Languedoc et de la Provence sont arrivés les pèlerins, riches et pauvres. Ils sont bien dix mille étrangers.

Depuis trois jours, dans des véhicules de toutes les formes, de tous les âges, il en arrive ! il en arrive !

Beaucoup de ces pèlerins logent chez l'habitant, à des prix étranges, princiers. Une paillasse sur le carreau se paie vingt

PAYSAGES DE PROVENCE Il5

francs. Le Saintin dort sur une chaise, ou passe la nuit à la belle étoile, sur le sable tiède des dunes. Si les taureaux, pour la course du lendemain, arrivent dans la nuit, il va assister les gardians, qui les poussent au toril, à la suite du dondaïre, le g-ros bœuf à sonnaille.

Les maisons regorgent bientôt. Il faut camper. On dresse des tentes. On habite les charrettes, les carrioles, les breaks, les tilburys, les calèches, les omnibus, le plus à l'écart possible, bien entendu, du campement des bohémiens.

Autour de la petite ville, toutes ces voitures, par centaines, forment une ville volante, posée comme un vol d'oiseaux de passage autour du marais.

Et ce ne sont partout que des .oqueteux, béquilleux, bossus, tordus, borgnes, aveugles, tous misérables de santé, boiteux, manchots, cancéreux et paralytiques, traînés ou se traînant, portés à bras ou à brancard, les uns avec des bandages sur la face, d'autres montrant des plaies vives dont on se détourne.

Un tel, qui a été mordu par un chien enragé, erre d'un air sournois, tourmenté d'une inquiétude et d'une espérance folles, car le pèlerinage aux Saintes est particulièrement efficace contre la rage.

Toutes les disgrâces sont ici représentées. Tous les enfants de Job et de Tobie se sont mis en route pour trouver l'ange guérisseur et le poisson miraculeux.

Une foule bariolée grouille, sur la place des Saintes, au plein soleil ; et, dans les rues étroites, sous l'ombre lumi- neuse des tendelets. De temps en temps elle se divise, avec des cris, devant quelque gardian à cheval qui passe, fier, sa promise en croupe lui enlaçant la taille.

Çà et là, des éventaires chargés de chapelets, de saintes images, de couteaux catalans, de foulards aux couleurs éclatantes, se dressent comme des îlots au milieu du flot des promeneurs, et toute la marchandise est teintée, en rose ou en bleu tendre, par l'ombre transparente des grands parasols fixes qui l'abritent.

On entend, sous les tons perçants, enrôlés en arabesques,

Il6 LA PROSE DE JEAN AICABD

d'un galoubet, le tambourin bourdonner sourdement en cadence, à l'intérieur d'un cabaret, dansent des filles du pays, en costume provençal, aux dents blanches sous des lèvres sensuelles, à la peau fauve, très semblables à des Mauresques, petites-filles de quelque pirate sarrasin, ravageur de plages ligures.

Le soleil est joyeux. Le « monde » est endimanché. Sur cette plage de fièvre tout un peuple accourt demander aux saintes Maries la santé du corps, ce soleil si gai est dange- reux. Et c'est ici comme une fête, un bal d'hospice, donnés par des moribonds. Le diable peut-être tient l'archet. On le croirait, à voir les figures de bohémiens dont, malgré certains regards narquois, l'expression reste indéchiffrable.

Dans l'église aux murs noirs, sales, que tant de misères accumulées, de chair malade, de corps en sueur, emplissent d'une odeur infecte, on se presse autour de la balustrade en fer du petit puits, comme autour d'une fontaine de Jouvence. La pauvre cruchette verte, égueulée, humblement descend au bout de sa corde, va chercher dans le sable une eau saumâtre, qui, ce jour-là, paraît douce.

Gardez-leur la foi, ô saintes ! La foi donne ce qu'on souhaite.

Et l'on attend quatre heures, l'heure descendront les châsses.

A quatre heures juste, le volet de la haute fenêtre, tout là- haut, sous l'ogive de la nef, s'ouvrira. Les châsses descendront vers les bras tendus. On élèvera vers elles les petits enfants. On soulèvera vers elles les bras morts des paralytiques. Vers elles les aveugles tourneront les globes tout blancs de leurs yeux, ou leurs orbites vides et sanguinolentes.

En attendant, Livette qui est là, au beau milieu du monde, bien en face de l'autel, devant la grille par l'on descend dans la crypte, se prépare à chanter le solo d'invocation. C'est sa voix fraîche, pure, qui va devenir celle de tous ces misé- rables, accablés sous l'impureté de leurs maux.

Juste au-dessous du maître-autel constellé de cierges, les

PAYSAGES DE PBOVENCB II7

bohémiens accroupis, des cierges aux mains, invoquent Sara dans leur crypte. Ce caveau est noir. Les bohémiens sont noirs. La petite châsse vitrée de sainte Sare, sous la crasse des ans, est devenue noire. Du milieu de l'église, on voit, par la grille du caveau ouverte comme un soupirail d'enfer, les nombreux points brillants des cierges d'en bas, mobiles dans les mains qui les tiennent. Une sourde rumeur de prière vaincue sort du soupirail.

Dans l'église, depuis un moment, pas une main qui n'ait son cierge, et tous, de l'un à l'autre, se sont allumés rapidement. Toutes ces étincelles dansent. Noir aussi est l'intérieur de cette nef. Les hauts murs, percés de meurtrières, sont encrassés par le temps. Et toute cette obscurité, rampent souffrance et misère, est étoilée comme un ciel. Pour les bohé- miens de la crypte qui ne verront pas, eux, descendre les saintes châsses, ce sol de l'église, qu'ils entrevoient d'en bas par leur soupirail, est déjà un ciel supérieur, le monde des élus.

Ces élus, hélas ! se trouvent des damnés. Leur ciel à eux, c'est cette chapelle haute, dans laquelle dort sous le bois colorié des caisses en forme de cercueil double le pouvoir invoqué, qui peut-être restera sourd, le pouvoir tout-puissant, qui peut-être ne s'éveillera pour personne, le merveilleux pou- voir d'où dépendent les guérisons, et qui détient le bonheur !

Tel est, ce jour-là, l'intérieur à trois étages de l'église des Saintes-Mariés. Et par-dessus la chapelle haute, il y a le clocher qui voit le dehors. Entouré du vol incessant des hirondelles et des mouettes, depuis des siècles, il regarde le désert scintillant, l'éblouissante mer, l'infini muet qui a l'expli- cation des choses, lui, et qui pourtant rayonne, rit.

L'heure approche. La foule halète de chaleur, et d'espérance et de crainte.

Renaud n'est pas là.

Nous avons promis de brûler souviens-t'en chacun trois cierges devant les châsses, lui a dit tantôt Livette.

J'irai cette nuit, a-t-il répondu. Il y a ferrade aujourd'hui. J'ai à m'occuper de mes taureaux.

1 18 LA PBOSB DE JEAN AICABD

Aussi Livette est un peu distraite. Elle pense à rejoindre Renaud, à assister à la ferrade, à surveiller son promis. est-il >

Mais M. le curé a fait un signe : Livette s'est mise à chanter... Hélas ! pourquoi n est-il pas là, le promis > Sa voix, qu'elle sait jolie, ferait sur lui quelque chose peut-être. Livette chante, et le bourdonnement des prières, des litanies, des invocations les plus diverses, que chacun murmurait à sa guise, s'apaise à mesure que monte sa voix, très pure. Qu'est-ce donc, bon Dieu ! que notre humanité > Elle est sale, abjecte, mais elle en a honte. Les plus vils savent implorer la guérison de leur infamie. Et, si roulés qu'ils soient dans l'abjection de nature, un moment vient toujours ils allument des flammes, ils brûlent de l'encens, et tous se taisent pour écouter la voix qui monte, appelant sur eux une grâce que nul ne connaît, qui n'existe peut-être pas, et que chacun conçoit et désire !

Livette chante. Le curé sedit : «Celle-là, peut-être, obtiendra grâce devant vous ! »

La voix de Livette est fraîche comme l'eau de salut dont a soif ce peuple assemblé. Aussi, comme on l'écoute ! Seulement, à la fin de chaque couplet, le peuple, las de retenir en lui l'élancement désordonné de son espérance, pousse, du fond de ses mille poitrines, un formidable huhulement articulé se reconnaissent ces deux mots : Saintes Maries !

Livette chante :

Quand vous étiez sur la grande eau, Sans rames à votre bateau,

Saintes Maries ! Rien que la mer, rien que les deux... Vous appeliez de tous vos yeux La douceur des plages fleuries.

Saintes Maries ! hurle le peuple ; et poussé d'un même élan par mille poitrines, cet appel furieux part comme une explosion.

Tous appellent de toutes leurs forces, car il faut bien que

PAYSAGES DE PROVENCE 1 19

les saintes entendent ! Chacun crie de tous ses poumons, de tout son cœur, de tout son corps, on peut le dire. Le ciel est si loin ! Les bouches s'ouvrent, béantes vers le haut, avec des torsions. Les veines des cous sont gonflées à éclater. Les muscles s'épaississent sur les visages le sang afflue. Les frères, les fiancés, les maris, les mères, les pères des malades, profitent de leur vigueur pour appeler au secours, avec des hurlements de bêtes fauves blessées, tournées vers l'aube. Toute cette foule douloureuse, toute cette chair grouillante, entassée, malade, infecte, pousse un cri terrifiant de monstre qui souff"re... Et toujours la plainte suraiguë de quelque mère aff"olée domine ce tumulte féroce. Et, autour de l'église, pleine de l'appel sans nom de ces damnés de la terre, s'étalent, insen- sibles, le désert, muet, calme, la mer aux écumes gaies, la lumière.

Sous le soleil, sous les étoiles, De vos robes faisant des voiles

(Vogue, bateau!) Sept jours, sept nuits vous naviguâtes. Sans voir ni trois-ponts ni frégates... Rien que la mer et la grande eau !

Saintes Maries ! rugit le peuple, et chaque fois ce cri, poussé par mille poitrines, éclate, brusque et d'ensemble, comme une explosion unique !

Dieu, qui fait son fouet d'un éclair, Pour fouetter le ciel et la mer,

Saintes Maries ! Amena la barque à bon port... Ln ange, qui parut à bord, Vous montra des plages fleuries !

Saintes Maries! mugit encore le peuple.

Et cette clameur d'appel, faite de tant d'appels, éclate comme un paquet de mer qui crève en bloc, aussitôt éparpillé contre une roche ! Et de nouveau la voix de la jeune fille s'élève.

laO PBOSE DE JEAN AICABD

monte au-dessus de tous ces êtres grimaçants qui vocifèrent... Ne croirait-on pas voir une hirondelle de mer, toute blanche, pareille à la colombe de l'Arche, voler au-dessus des abîmes !

Vous pour qui Dieu fit ce miracle, Voyez, devant son tabernacle,

Tous à genoux, Souillés du péché de naissance, Nous invoquons votre puissance... Saintes femmes, protégez-nous!

Et, pour la dernière fois, l'appel monstrueux brise les poitrines :

Saintes Maries !

Oh ! ces mille, ces deux mille élancements de désirs fous, qui, d'un seul vol, s'enlèvent, claquant des ailes tous à la fois, pour retomber, morts, sur eux-mêmes !....

Cependant le volet double ne s'ouvre pas encore là-haut. Et, selon la recommandation de M. le curé, Livette doit reprendre le dernier couplet.

Les châsses descendent toujours ; et, fiévreusement, sur son chapelet, Livette égrène les pater et les ave. . .

A force de se dérouler par petites secousses, les cordes ont amené les reliques presque à portée des mains qui s'élè- vent au-dessous d'elles... Alors la foule des misérables ne se contient plus. Tous veulent les premiers arriver à les toucher. Ceux qui sont déjà dans le chœur, au-dessous même des châsses suspendues, chancellent, refoulés par ceux qui du fond de l'église arrivent, se bousculant, s'écrasant les uns les autres d'une pesée continue. Dans ce flot, Livette emportée ne voit plus rien, et n'a plus qu'une pensée : toucher, elle aussi les saintes reliques !...

Mais arrivera-t-elle >... Livette se sent saisir à la taille par deux bras solides. Elle se retourne : c'est Renaud ! Il vient d'entrer dans l'église avec deux autres gardians, ses amis. Ces trois jeunes hommes, tout brûlants de la lumière du dehors,

PAYSAGES (DE PROVENCE lai

bien sains et bien forts parmi cette foule de malades, ont l'insolence, involontairement cruelle, de la beauté, de la vie elle-même. Ils dégagent la jeune fille, l'entourent... elle peut respirer.

Vous voulez toucher les châsses, demoisellette ?

Et sans grand effort, sans pitié, fendant au-devant délie cette foule de souffreteux, ils se font faire passage. Livette se dépêche, elle approche, et Renaud, la saisissant par la taille, la soulève comme un enfant, si bien que, la toute première, elle a touché les saintes châsses 1

Protégée toujours par les trois garçons, devant lesquels il faut bien qu'on s'écarte, et sans plus songer, pauvres vous ! c'est la loi du monde, aux malheurs sans nombre et sans nom dont elle est entourée, elle s'en va contente I

Les châsses passeront vingt-quatre heures exposées dans l'église.

Le second jour, elles remonteront dans leur chapelle au milieu des mêmes hurlements des misérables dont elles emporteront l'espérance.

C'est à ce moment du idépart 'des |châsses que le spectacle devient terrifiant. Quoi ! tout est fini ! quoi ! elles nous lais- sent dans nos maux aigris par la déception ! C'est fini ! fini, pour un an! Et la puissance qui guérit est cependant, enfermée là, dans cette boîte, si près de nous ! parmi nous... On se rue autour des châsses, on s'y cramponne. Des ongles crispés se retournent, saignants, contre les ferrures des angles ! Et l'inexorable treuil tourne là-haut, arrachant à la foule, qui se tord au fond de ce puits, le cercueil étrange qui monte, monte, au bout des cordes tendues... Haussés sur la pointe des pieds, les malheureux se bousculant, se renver- sant, s'écrasant sans pitié les uns les autres, tâchant d'avoir le dernier contact, le suprême, celui qui peut-être, parce qu'il est le dernier, obtiendra la grâce unique !... Le tout en vain... Au bruit des litanies qui pleurent, le seau fermé, mys- térieux, remonte vers la chapelle haute, emportant l'eau du salut tant de lèvres fiévreuses voudraient boire. Et quand

laa LA PBOSE DE JEAN AICARD

la châsse disparaît là-haut, près de la voûte, derrière les volets rabattus, alors de véritables râles s'entendent, furieux, dans cette foule qui ne veut pas mourir à l'espérance.

C'est alors que le tumulte est effroyable : c'est alors que les égoïsmes démuselés poussent, chacun pour son compte, le cri bestial qui doit amener sur lui seul la pitié d'en haut ; alors la plainte est sauvage, la supplication horrible, la prière est forcenée I Et c'est dans cette fosse profonde, dont les murs tressaillent un hourvari de bêtes fauves et puantes, affa- mées de leur Dieu comme d'un bien physique, comme d'une pâture promise et vainement attendue I Et cloué contre l'une des vastes parois de l'église-forteresse, un grand Christ en croix, bras ouverts, et face au ciel par-dessus toutes ces têtes grimaçantes, tous les bras levés et tordus, semble mêler aux lamentations féroces des brutes humaines sa longue plainte divine mais non [moins inutile et bien plus désespérée !

Et cependant, c'est presque toujours à la dernière minute, à la seconde précise les châsses disparaissent, que le miracle a lieu, et qu'un paralytique marche, qu'une fillette aveugle voit. Elle pousse un cri : « Miracle ! »

Heureuse, celle-là I On l'entoure, on l'étoufîe.

« Y vois-tu > J'ai vu ! Vois-tu encore } Attendez... Oui ! Quoi > Un lis de feu ! un éclair ! un ange 1 Miracle I miracle ! »

Un homme, un Saintin, prend aussitôt l'enfant dans ses bras. Ah ! il en a vu, celui-là, des miracles ! Aussi, comme il se dépêche d'enlever l'enfant sur ses épaules, sur le pavois ! Il la porte ainsi pour que tous la voient bien, la miraculée ! pour que personne n'oublie qu'aux Saintes, il se fait vraiment des miracles, et pour qu'on revienne ! Et la foule suit en ren- dant grâce. On court au presbytère ; on enregistre le miracle devant plusieurs prêtres assemblés.

Dès que les châsses sont remontées, on sort de l'église en procession, pour aller bénir la mer, cette mer qui a porté les saintes jusqu'en Camargue, et où, tous les jours, se risquent les braves pêcheurs.

PAYSAGES DE PROVENCE ia3

Le curé marche en tête. Il tient dans sa main un reliquaire : c'est le Bras d'argent, creux, sont enfermées, visibles à travers une petite vitre carrée, quelques reliques des saintes.

La foule en ordre, suit. On est cinq cents, on est deux mille, en rang. Des milliers de pèlerins, juchés sur les dunes, regardent la procession qui se déroule, en serpentant, le long de la plage sablonneuse dorment, tirés à terre, quelques bateaux plats.

Derrière M. le curé, six hommes portent sur leurs épaules une image peinte et taillée, assez grande, en bois : les deux saintes dans la barque. Pour se disputer l'honneur de rem- placer les porteurs, on se bouscule si souvent et en si grand nombre que la barque tangue et roule sur les épaules des gens comme si elle voguait sur la mer par un grand vent.

Sainte Sare, la sainte noire, arrive ensuite, portée par des bohémiens aux cheveux sombres, aux faces fauves, aux yeux de jais très luisants... Les petits de ces hommes, pendant ce temps, se glissent à travers la foule comme des rats, entre les jambes du monde, et volent mouchoirs et bourses.

Et, à la suite des saintes, arrivent des jeunes filles, des jeunes garçons, tenant des lis, des lis parfumés, apportés en gerbes, chaque année par des fidèles, pour cette procession.

D'autres tiennent des cierges dont les flambeaux jaunes ne paraissent plus rien, sous la pleine lumière du soleil, mais les lis embaument... C'est la joie de Livette, ces lis.

M. le curé arrive au bord de la mer. Il étend le Bras d'ar- gent. Alors la mer, une seconde, recule... seulement un peu. Les pauvres femmes des pêcheurs font vite un signe de croix...

Et tous ceux qui, debout sur les dunes, regardent la proces- sion se dérouler, voient, à mesure qu'elle avance, les porteurs qui sont en tête grandir, grandir à chaque pas, de plus en plus, par un effet de mirage.

Et, sur les épaules de ceux qui les portent, les saintes avec eux lentement grandissent, grandissent dans la lumière, montent vers le ciel, démesurées comme une vision.

1 2k LA. PROSE DB JEAN AIC ABD

Protégez-nous, grandes saintes ! que la mer, cette année, soit bonne aux Saintins !

... Pauvres gens, pauvres âmes ! A l'an prochain.

... Chaque année, c'est la même chose. Tout cela reviendra toujours, comme les saisons.

Le lendemain du jour les châsses sont remontées, le gros des pèlerins quitte le village.... Tous les campements sont levés presque à la même heure.

Les carrioles de toutes sortes, les cabriolets, les dogcarts, les chars à bancs, les jardinières, les casse-cou, les breaks des fermiers riches, les charrettes des paysans, recouvertes de tentes posées sur des cerceaux, emmènent sept ou huit mille, jusqu'à dix mille voyageurs de tout âge, sains ou malades, et le long défilé s'éloigne en serpentant sur la route plate, entre deux déserts. Ça et là, sur la gauche du défilé, des cavaliers, beaucoup portant une fille en croupe, se cherchent, s'atten- dent, se rejoignent, puis partent au galop pour dépasser la caravane.

Et c'est encore un spectacle que ce départ, pour les Sain- tins qui, par groupes bruyants, aux abords, font du village un dernier geste d'adieu aux hôtes qu'ils ont exploités.

IV

LES ROMANS IDÉALISTES

Charité Rédemptrice*.

Nécessairement, la présence à Paris de la comtesse mère et d'Annette rapprocha de la famille Barjols, le comte et sa femme.

Albert revit plus souvent son ami Paul, qui le mit au cou- rant de ses tentatives de réforme morale parmi les ouvriers libres penseurs. Il lui montra également les résultats moraux de son action secourable, comme médecin, dans le monde des miséreux.

Éloigné par son métier de ces pratiques, Albert s'y intéres- sait théoriquement avec passion. Il suivit son ami dans les réunions Paul prenait la parole, instruisant son humble auditoire des devoirs de l'homme envers la vie, envers soi- même, envers les autres, s'attachant surtout à faire entendre que le bonheur n'existe pour personne et ne peut résulter d'un arrangement social quelconque.

Les plus riches, expliquait-il, sont parfois les plus mal- heureux. Ce qui donne le plus de joie à l'homme, c'est l'idée pure, une conception de la vie, une acceptation énergique de

1. Extrait de Fleur d'Abîme. Ce roman terrible qui raconte l'âme perverse d'une «fleur d'abîme», nous présente deux nobles cœurs Paul d'Aiguebelle et Albert de Barjols, préoccupés tous les deux de soulager la misère de ceux qui souffrent.

126 LA PROSE DE JEAN AICARD

tous les maux; c'est, dans l'action, un effort de lutteur appliqué à les diminuer, à les supporter ou seulement à les combattre.

Il tâchait de donner à ces théories une forme simple, accessible à tous.

Il admettait que, avant de discuter la question du bonheur, c'est-à-dire du bien-être moral, il fallait discuter la question des nécessités matérielles, du bien-être physique. Il affirmait que, dans un État civilisé, personne ne doit pouvoir mourir de faim ni de froid, que même personne ne doit avoir à souffrir réellement du froid ou de la faim.

Il aidait de sa bourse, largement, des œuvres de relèvement du pauvre, des caisses de retraites et de secours pour les malheureux incapables de travailler ; et comme, parmi ce monde de damnés qui vivent dans une ombre affreuse, on savait que, tous les jours, il visitait les plus misérables bouges pour y soigner des malades besogneux, les plus dégoûtants à voir, il y avait autour de lui tout un peuple sordide, dont il se sentait aimé, et dont la pensée échauffait et soutenait son cœur.

Que de fois, avec Albert, ils se demandèrent si une action pareille, multipliée et vraiment servie par tous les heu- reux du monde, ne transformerait pas le monde. Mais ils n'en pouvaient douter : une idée n'a pas la force d'un sentiment. L'idée d'altruisme n'a pas su remplacer le sentiment de la cha- rité qui, déjà, était insuffisamment répandu avant la mort de la mère religion. Le dévouement aux autres n'a plus ce puissant ressort caché d'un égoïsme noble, qui se promettait à lui-même les récompenses de la justice éternelle et la vue de Dieu, en échange des sacrifices terrestres. La grâce des légendes qui amusaient l'enfance adorable des âmes, ne communique plus aux esprits sa vertu mystérieuse. Ainsi disait Paul. Albert, à la fois plus positif et plus optimiste, croyait que la conception purement humaine de la bonté et de la justice peut suffire à créer les héros ou les saints philosophiques ; il croyait que le monde peut être sauvé par la pitié, aimée pour elle-même.

Mais comment feras.-tu aimer la pitié à l'égal d'une per-

LES BOMÀNS IDEÀLISTBS 127

sonne, à l'égal d'un Dieu qui jugeait et récompensait > S'il nous rendait capables de pitié, c'est qu'il était lui-même le pardon infini.

Il n'a jamais été qu'un symbole, ton Dieu. Et voici ce qu'il signifie: La pitié récompense, comme le faisait Dieu, ceux qui la répandent sur les maux d'autrui.

Comment?

En leur donnant le même bénéfice que donnait la foi : on croit au bien dés qu'on réalise le bien ; il est, puisqu'on le fait. La souffrance humaine n'est autre chose qu'un vague, mais terrible sentiment d'insécurité. Eh bien ! l'amour que je donne, me donne la certitude de pouvoir être aimé moi- même.

Ainsi ta pitié, ton amitié, ton amour, ne sont, au fond qu'un égoïsme?

Certes, mais sublime !.... ^'oyons, tu peux bien m'accor- der cela. L'égoïsme qui crée, berce, console ; l'égoïsme qui rassure la vie contre toutes les menaces de l'inconnu ; l'égoïsme qui fait le bonheur de deux ou de plusieurs êtres est préfé- rable à l'égoïsme solitaire. C'est de l'arithmétique, ça. Saint François d'Assise est un égoïste qui mit son bonheur à faire celui des autres. Donc, tâchons de former tous les cœurs à l'image de celui-là, et le monde sera sauvé, à la grande joie de l'égoïste divin !

Ces conversations, cent fois reprises, quelques visites rendues ensemble à des souffrances dont Albert n'avait pas une idée juste, tout cela fit, de nouveau, sentir aux deux hommes le charme généreux de leur amitié. Ils en comprirent mieux encore l'essence fortifiante. Ils goûtèrent avec délices ce bonheur, simple et infini, de n'être pas seul, comme perdu, dans l'idée, dans l'action, dans le rêve surtout, si vaste, si effrayant ! Bref, ils se reconnurent une fois de plus comme frères, et s'aimèrent mieux.

Un matin, Albert se trouva chez Paul, dans des circon- stances assez singulières, apparurent clairement, avec leurs différences, les tempéraments et les idées des deux amis. A

ia8 PROSE DE JEJlN AICÀBD

de certains jours, la maison de Paul était ouverte à bien des g-ens de mauvaise mine, malades ou sans travail.

C'est une véritable administration, disait-il parfois en riant.

Tu n'y tiendras pas, mon vieux frère! lui répondait Albert... Tu te bats avec le problème social : malheur à toil Les chrétiens eux-mêmes finiront par te renier, et ceux que tu veux secourir essayeront de te supprimer, à la première occasion.

Un matin donc, comme Albert et Paul causaient ensemble dans le cabinet du comte, on lui annonça qu'un inconnu voulait absolument le voir. Cet homme avait, disait-il, pour monsieur d'Aiguebelle une lettre qu'il ne remettrait qu'en mains propres.

Faites entrer, dit le comte Paul.

L'homme entra, saluant à peine, et regardant autour de lui d'un air effronté.

Cette pièce, Paul recevait sa clientèle de malheureux, était d'une simplicité extrême. Du reste, il n'aimait nulle part les arrangements compliqués du faux luxe moderne.

L'homme voulait de l'argent. Sa lettre était une ruse. Il l'avoua. II savait le comte très riche et il venait lui exposer ses besoins.

Il faut que les riches finissent par comprendre que les pauvres ont des droits... Qu'est-ce que vous allez me donner, hein ! conclut-il.

Albert se leva, indigné, furieux;

Ce qu'on va vous donner ! dit-il.

Et, visiblement décidé à user de sa force, il s'avançait, menaçant. L'autre souriait comme sûr de lui. Paul courut à Albert, le prit par le bras.

Je suis chez moi, mon brave Albert, lui dit-il avec calme, quoiqu'il fût très ému ; je suis chez moi, je me conduis à ma guise. Fais-moi le plaisir de passer à côté, pour un instant.

Albert hésita, mais, connaissant Paul, ne crut pas devoir insister.

LES BOMÀNS IDÉALISTES 12^

En sortant, il jeta encore un regard de colère sur le bizarre visiteur, qui conservait une attitude d'arrogance provocante.

L'homme regardait d'un air narquois la porte refermée. Paul vit très bien que sa main, dans la poche de son par- dessus râpé, palpait quelque chose. C'était un de ces êtres qui hésitent encore au bord du crime et qu'un geste, un mot, peuvent déchaîner.

Dès qu'Albert eut disparu, Paul, montrant une chaise à l'homme, s'assit lui-même dans son fauteuil de travail et dit :

Nous voilà seuls. Vous pouvez maintenant parler sans crainte. Que voulez-vous ?

L'homme, évidemment, croyait que les deux amis avaient eu peur. Il se montra plus hardi, plus insolent :

Il me faut de l'argent ! dit-il, d'un air brutal.

Comme je ne vous en dois pas, ne pourriez-vous être poli > répliqua le comte avec beaucoup de douceur.

Le ton de cette réponse parut surprendre l'individu. Il se mit à considérer son chapeau, qui était très sale, un peu troué.

Tenez, dit-il, je vais m'expliquer, monsieur le Comte. Paul sourit : il ne tenait pas autrement à son titre. Ses

domestiques avaient ordre de dire Monsieur tout court.... Lorsqu'en parlant de lui on disait : « Le comte Paul», cela ne lui déplaisait point, parce qu'on le désignait ainsi familière- ment dans son pays.

Alors le mendiant se mit à conter une histoire de crève-la- faim, lamentable. Sa femme et son enfant se mouraient. La misère avait appelé la maladie. Il avait passé la nuit entre deux agonies. Pendant qu'il disait sa douleur, il oublia un instant d'en être irrité ; il en souffrait, simplement. Paul le vit et fut ému.

Je vous crois, dit-il. Voici un peu d'argent. Je regrette de ne pouvoir faire davantage.

Et il lui donna un louis.

Comme l'histoire qu'il avait contée était toute vraie, l'homme à son tour fut, durant une seconde, touché et satisfait autant que surpris.

6.

l3o LA. PROSE DE JEAN AIOARD

Et d'un ton de regret, il ajouta :

Tiens, vous êtes donc un bon zig-, vous>.. Car je ne suis pas entré poliment !

xMais, sur ce dernier mot, l'idée de la frayeur qu'il croyait avoir inspirée aux deux hommes, dès son entrée, lui revint il pensa qu'il imposait au comte, et il voulut en profiter. Alors, sans transition, avec la brusquerie d'un désespéré qui risque tout, parce qu'il n'a rien à perdre :

... Mais c'est cent francs qu'il me faut! dit-il. Son œil avait le regard froid et dur des haineux.

Le comte se leva, marcha vers lui, et, tendant sa main ouverte :

Alors, rendez-moi ceci.

L'homme crut qu'il allait avoir davantag-e. Machinalement, il rendit la pièce.

Vous n'aurez rien ! dit Paul aussitôt. Ils se regfardaient tous deux, face à face.

Je vais vous expliquer pourquoi vous n'aurez rien, dit Paul. Tout simplement parce que vous pourriez croire que j'ai eu peur... et c'est ce qu'il ne faut pas. Maintenant, comme votre femme et votre enfant ne doivent pas porter la peine de votre méchanceté, j'irai les voir; et, si vous n'avez pas menti, je m'occuperai d'eux. Quant à vous, je vous eng-age à me laisser l'arme quelconque que vous avez là, dans cette poche. On n'arrive à rien de bon, avec ça, croyez-moi.

Il y eut un court silence. Paul lui demanda :

Qu'est que vous faisiez... avant?

Commis aux écritures, chez un marchand de bois.

Voulez-vous du travail > répondit Paul. Je vous en ferai avoir, ou bien je vous emploierai moi-même, si vous voulez.

II considéra un moment l'homme, qui se taisait, les yeux baissés.

Et si je fais cela, savez-vous pourquoi je le ferai } Ça ne sera pas seulement pour vous donner du pain.... Je vais vous expliquer mon idée. Peut-être qu'ayant été employé aux écritures vous êtes assez instruit pour me comprendre.

LES ROUANS IDÉALISTBS l3l

Essayez donc. Voici. Je vous aiderai, entendez-moi bien, parce que, moi, j'aime les coupables...

Ces trois derniers mots furent dits avec une simplicité douce et pénétrante.

L'homme eut un imperceptible tressaillement.

La loi, poursuivit Paul, les traite comme elle peut. La société n'a pas une conscience unique, capable de s'attendrir. Son administration fonctionne comme telle, au nom de la masse qu'elle représente, et qui demande à être protégée. La société est nécessairement impitoyable. Elle fait de la justice à la mécanique... Mais moi, chez moi, je fais de la justice comme je l'entends.... Eh bien, j'aime les coupables entendez- vous } et vous en êtes un, déjà, au moins d'intention ! Je les aime, parce qu'il n'y a pas de plus grand malheur que leur malheur : ils ont rompu, par le fait de leur faute, le lien qui les rattachait aux autres hommes. Leurs pareils mêmes les abandonnent, de peur d'être compromis. Ils sont seuls dans leur faute ou dans leur crime, dans leur trouble ou dans leur remords, seuls dans leur désespoir caché. Et cela, cela c'est horrible !... Oh! oui, sûrement, —ajouta Paul, comme s'il se parlait à lui-même, quand il a un reste de conscience, le criminel est le plus misérable de tous les misérables >...

Paul vint avec bonté appuyer sa main sur l'épaule du mal- heureux, — qui avait écouté immobile, stupéfait, la tête basse.

Est-ce vrai } interrogea-t-il.

A ce moment un coup léger fut frappé à la porte qui s'entre-baîUa aussitôt. Albert parut :

Est-ce fini } dit-il.

Je crois que oui, lui répondit Paul ; et je crois que tu peux entrer.

Puis se tournant vers l'homme :

N'est-ce pas } dit-il encore. Albert entra et s'assit, curieux.

L'homme ne regarda même pas de son coté. Toujours muet, il sortit de sa poche son poing fermé et lentement, il vint déposer sur la table un méchant revolver rouillé.

l32 LA PROSE DE JEAN AICARD

Alors, le pauvre, s'adressant à Paul en détournant la tête, lui dit, d'un ton à la fois timide et bourru:

Des riches comme vous, y en a pas assez, non! Pour sûr, y en a pas assez !

Sur ce mot, Paul eut en lui, aussi prompte qu'un éclair, aussi lumineuse, mais aussi vite éteinte, la conception du salut social : « Ce qui manque, se dit-il, c'est l'amour. » Ce fut tout. Seulement, dans ce vieux mot, il entrevit, durant une seconde, un sens nouveau révélateur, infini, que, par la suite, il s'efforça vainement de revoir.

La pensée qui suivit aussitôt, fut celle-ci : assurément la haine de cet inconnu, la révolte d'en bas ne s'adressait pas à lui, Paul, mais à des êtres pareils à sa femme, à cette fausse patricienne, à cette fausse bourgeoise, toute de passion égoïste, de désirs matériels, et pour qui les mots amour, pitié, tendresse humaine, étaient des termes privés de sens. Et en ce cas, était-elle sans excuse, la révolte des méprisés)

Il n'osa pas se répondre à lui-même.

Mais quand un quart d'heure plus tard, l'homme s'en alla, confessé et consolé, il leva sur Paul, et même sur Albert, des yeux radoucis, brillait une lueur étrange. Cette lueur, c'était son humanité bonne, rappelée par sa semblable du fond des ténèbres de haine.

LES BOHAlfS IDÉALISTHS iSS

Les Grandes Pensées viennent du cœur\

Et la vie reprit, monotone, pour les Bonnaud, mais angrois- sée par la menace des créanciers.

Marius était parti pour l'Amérique. Le lendemain de ce départ, Bonnaud avait dit à sa fille :

J'ai vu Marius, hier... Tu as du courag-e, Adèle, je le sais. Me promets-tu d'en avoir beaucoup)

Je me suis juré d'avoir tous les courages dans la vie, et je me tiendrai parole, répliqua l'héroïne obscure. Qu'y a-t-il encore >

Marius n'a pas voulu te revoir avant son départ. C'est un garçon comme ça. Il est timide devant le sentiment. Il est homme, je crois, à affronter les faits accomplis, fussent-ils les plus douloureux du monde, mais, si je le juge bien, il a peur des discours, des explications, des émotions. Et je ne sais, ma foi, s'il n'a pas raison !

Peut-être, mon père.

Ainsi, moi, je me suis toujours fourré dedans avec mes propres paroles et celles des autres. On s'emballe, on s'émeut, on arrive à hésiter, on ne fait plus ce qu'on doit faire. Tailler dans le vif, c'est la seule bonne méthode. Ce n'est pas seule- ment en amour que la vraie victoire est la fuite. Tout ce qui devient passion, il faut le fuir délibérément si on ne veut pas être vaincu. Un joueur qui veut renoncer au jeu ne doit plus

I. Extrait de Tata. L'auteur a raconté comment Bonnaud s'est ruiné pour faire un grand musicien de son fils qui n'est qu'un vul- gaire viveur. Bonnaud est obligé de vendre sa maison; Marius, le fiancé de sa fille Adèle, se retire; Théréson sa femme meurt de cha- grin. Adèle qui était restée jusqu'alors très effacée, se révèle dans la détresse et c'est elle qui sauvera la famille en faisant le bien.

l34 LA PEOSE DE JEAN AICABD

toucher une carte, même pour la jeter au feu. C'est pour ça que je n'ai pas voulu revoir ton frère. Il nous aurait peut-être tous embobinés encore une fois, ce gaillard-là. Il est si sédui- sant. J'ai coupé les ponts. Je me suis pris la main gauche avec la droite et je me suis juré de ne pas le revoir... Est-ce com- pris > Et je demande à n'entendre plus parler de lui. C'est un ordre que je te donne, et que tu communiqueras à ta mère. Revenons à Marins... Approche, que je t'embrasse, ma brave petite... Il a eu peur de lui-même, de toi, de votre entre- vue, de vos larmes : il a craint de ne plus avoir la force de partir s'il te revoyait!

Adèle était très pâle. Son père la serra contre lui et la fit asseoir sur un de ses genoux.

Et... il est parti... quand) interrogea- t-elle...

Hier.

11 a bien fait, puisque vous en jugez ainsi, papa.

Moi j'y gagne, puisque tu me restes! répliqua Bonnaud. Et je te défendrai désormais, je t'en réponds. Tu as encore quatre sous. Je te les garderai tous les quatre. Le diable n'en détournerait pas un centime... Tu sais, on va vendre la maison. C'est décidément un insuccès caractérisé, sa Belcolor^. Mes créanciers réclament leur argent. Rien de plus juste. On va vendre. On vend.

Thérèson entrait, de son pas vacillant, menu. Elle était amaigrie, un peu tremblante, toute. Elle vit la fille sur les genoux du père et songea :

Plus ça va mal, plus il se réfugie, mon pauvre homme, dans le cœur de sa fille; maintenant il s'appuie sur elle sans se cacher. Dans les occasions graves, autrefois, il s'appuyait sur moi, sans en avoir l'air; mais je ne suis plus bonne à rien. Je suis usée à son service, et je meurs. Quel bonheur qu'il ait sa fille ! Elle les protégera.

Adèle s'apprêtait à sortir...

Non, dit Bonnaud. Tu n'es pas de trop, petite. Ta place

I Opéra du fils Bonnaud.

LES ROMANS IDÉALISTES l35

est au Conseil de famille. La barque coule. Je vous consulte. Il faut prendre un parti... Pas de pleurs inutiles, Thérèson, n'est-ce pas>

Sois tranquille, Bonnaud, j'ai pleuré toutes mes larmes. Je n'en ai plus.

Bah! Les femmes en ont toujours. Écoutez.

Alors, il expliqua. Quand tout serait vendu, ils ne posséde- raient plus outre le reliquat de la dot, auquel il ne voulait pas toucher, que quelque trois mille francs, leurs meubles, leur linge, le reste de l'argenterie... et puis, ce qu'ils appe- laient, selon l'usage du pays, le cabanon.

Ce cabanon était situé hors la ville S dans le faubourg Saint-Roch. Il y avait un jardin grand comme la place au Foin. La petite maison avait, en bas, deux chambres et une petite cuisine, et, au premier, deux grandes chambres. Le tout, jardin et maison, avait coûté à Bonnaud dans les cinq mille francs. C'est qu'on irait vivre. Bonnaud repren- drait son violon et sa flûte. Il donnerait des leçons en ville et chez lui. Il aurait sûrement des élèves et beaucoup. Il s'était déjà informé. Oui, oui, on lui avait promis beaucoup d'élèves...

Adèle l'interrompit.

Eh bien ! mon père r Et moi, qu'est-ce que j'aurais à faire, dans l'intérêt commun?

Tu dirigeras la maison. Ta mère se reposera. Elle en a besoin. Tu en auras, sois tranquille, de la besogne!...

Il est bien dur, murmura Thérèson, de se sentir inutile...

Puis-je parler à mon tour, père }

Puisque je te dis que je te consulte.

Eh bien voici mon idée. Il faut faire construire, le long du mur de notre petite maison de campagne, du côté de l'Est, une grande salle qui ne coûtera pas cher, parce que ce mur-là, qui n'a pas de fenêtre, formera l'un des côtés de la salle. On élève deux gros piliers en face des deux

I. Toulon.

l56 LA PEOSE DE JEAN AICABD

angles de la bastide ; on les relie par des murs à bon marché, en briques, dans lesquels on ménage de larges fenêtres. Et l'on a une salle aussi grande que le [cabanon tout entier. Bonnaud la regardait, stupide. Il la crut folle.

Après > dit-il... je te dis que nous sommes ruinés ! ce n'est pas le moment de faire bâtir 1...

Il songeait sérieusement :

Et-ce que le malheur lui dérange la cervelle > Il ne nous manquerait plus que ça I

Quelques bancs de bois poursuivit Adèle, une grande tableau fond, un crucifix sur le mur, et cela fera une belle salle d'école maternelle pour des enfants de deux à cinq ans. La maîtresse, ce sera moi. Vos leçons vous laisseront quel- ques loisirs. Vous en profiterez pour faire, chaque jour, un peu de musique à ces marmots. Une ou deux fois par semaine, vous pourrez faire, le soir, dans une salle de notre école, à des adultes, un cours de musique vocale et instrumentale. Pas cher, pour le peuple. Vous formerez ainsi des musiciens pour la marine et les régiments. A d'autres jours, vous vous adres- serez, moyennant un prix plus élevé, à des fils de bourgeois- Rien de tout cela n'est chimérique mon père; j'y ai beaucoup réfléchi. Croyez-moi. Bâtissez-moi une école. C'est un bon placement, vous verrez. Vous devez le comprendre. Je me suis informé aussi, moi. J'aurai beaucoup de petites élèves, beaucoup. M. le curé de Saint-Louis m'aidera. Il dit que tout le monde s'intéressera à nous. Vous êtes convaincu ?... Quel bonheur ! Nous aurons une vie active, plus utile et, par conséquent, plus belle qu'avant!

Bonnaud était rayonnant.

Ma foi, les femmes ont du bon! cria-t-il. Nous sommes sauvés...

Son imagination, une fois le projet adopté, s'exalta sur-le- champ. Il avait une mobilité d'enfant :

Le jardin sera la cour de récréation, dit-il. Je surveil- lerai avec toi notre petit peuple. Je le conduirai... aux sons

LES BOXÀNS IDéALISTBa 187

du violon. On mettra la Sainte-Cécile dans le parloir... Elle protégera la maison.

Le vieil artiste revivait. Au moment même de son agonie sociale, il s'égayait à l'idée de sa renaissance :

Le plus beau des livres, c'est Robinson Crusoé, un nau- fragé sur une île déserte, se refaisant une vie nouvelle, une vie de civilisé au moyen des moindres débris de son navire... Nous, nous appellerons tout un monde autour de nous : les enfants et les familles. C'est magnifique. La ruine a du bon!... Je suis adroit de mes mains. J'ai toujours eu une petite forge, un banc de menuisier, des outils de toute sorte... Je ferai tout moi-même, les bancs et les tables ; les bancs avec des dossiers ; chaque place séparée de la place voisine par de petits bras fermés, à volonté, au moyen d'une barre. Musicien, je l'ai toujours été, dans le fond. Musicien et artisan, ma vraie vie, quoil

Il se frottait les mains, il escomptait le malheur de la vente forcée f

Elle était déjà derrière lui, dans son imagination, la vente. Il chevauchait l'avenir.

On payera mes leçons trois francs et cinq francs pour commencer. Je gagnerai bien vite vingt francs par jour et trente... Et puis, le cours public... Et tes honoraires... Avec de l'économie, Thérèse, nous referons la dot ! nous la referons!... Tenez, voulez-vous que je vous dise>... Les femmes sont des anges ! on devrait toujours les écouter!...

Toutes deux lui saisirent les mains pour les baiser hum- blement.

Certainement, murmura Thérèson, tous ces projets sont fort bons... tout cela réussira, j'en suis sûre, j'ai foi en ton courage, en tes forces, en ton grand cœur ; mais un malheur est un malheur tout de même...

Et, de sa voix éteinte, elle posa, en tremblant, la question qui était devenue son idée fixe :

Est-ce que le jour de la vente est annoncé >

Depuis le moment où, en présence de son fils, il avait avoué

l38 LA PROSE DE JEAN AICABD

à sa femme la nécessité de vendre bientôt leur maison, Bon- naud ne s'était plus gêné autant pour en parler.

Jusque-là, il s'était ingénié à trouver des moyens de cacher à Thérèson, d'abord le chiffre de sa dette et, ensuite, l'hypothèque, tant redoutée par la pauvre femme. La chose avait été plus facile qu'on ne pense. Tous les notaires du bon pays de Provence peuvent dire que, dans cette patrie du laisser aller, beaucoup d'affaires et des plus graves, sont traitées avec on ne sait quelle bonhomie ignorée dans les régions du Nord. Bien entendu, on rencontre toujours, au bout du compte, le texte précis des lois et l'on finit par leur obéir ; mais auparavant dans bien des cas, on temporise le plus possible, en faveur du sentiment, et les mœurs locales font souvent fléchir, sans vouloir les rompre, telles règles absolues et qui semblent des plus rigides. Et combien cela était plus vrai encore aux environs de 1848. époque d'utopies humanitaires !

Bonnaud avait commencé par emprunter de grosses som- mes à ses amis, lesquels, le connaissant bien, n'avaient exigé d'autre engagement que sa signature. Ils respectaient tous le motif qu'avouait l'emprunteur, de cacher sa dette à sa femme pour lui épargner un chagrin. Ils savaient de plus, à n'en pas douter, que celle-ci abandonnerait, le moment venu, tous ses droits plutôt que d'élever même une humble objection. Du reste, l'hypothèque légale de l'épouse n'était que de quelques milliers de francs. sa dot n'ayant pas été considérable, et, par conséquent, ne diminuait en rien leur garantie matérielle, vu le chiffre de leur prêt et la valeur du gage. Quant aux garanties morales, ils les avaient toutes. A un maître Bonnaud, ils eussent prêté même sur parole ! Leur vraie hypothèque fut, durant des mois, l'assu- rance qu'il leur donnait verbalement de vendre sa maison, si cela devenait nécessaire, pour les rembourser I Et, dans ces conditions, ils demeurèrent assez longtemps en parfaite sécurité. C'est beaucoup plus tard que, légitimement inquiets, ils demandèrent une inscription d'hypothèque, laquelle fut

LES ROMANS IDÉALISTES 189

prise chez le notaire de Bonnaud, à l'insu de Thérèson, dont l'hypothèque légale demeurait sauve dans tous les cas, ce qui mettait en paix la conscience de Bonnaud. Du reste, la brave femme se souciait bien des formalités légales I De même que, ne sachant pas lire, elle avait reçu, un beau jour, des mains de son mari, sans même songer à les faire compter devant témoins, les cinquante mille francs de la dot, de même, sans compter, elle abandonna tous ses droits personnels... Elle eût été bien embarrassée de comprendre, même traduite en clair français, l'admirable formule : Tota in toto et tota in quâlibet parte.

La bonne Thérèson ne ressentait que la douleur sentimen- tale de perdre une maison qui appartenait à son mari, il est vrai, mais qu'elle considérait comme sienne, parce que ses père et mère, locataires d'Etienne le forgeron, l'avaient habitée longtemps et y étaient morts.

Aussi, ce fut avec un accent de douleur déchirante que Thérèson, s'asseyant pour ne pas tomber, prononça cette simple phrase :

Est ce que le jour de la vente est annoncé, Bonnaud? Dans ce rude homme aux forts biceps, au bon cœur

d'artiste, aux résolutions énergiques, aux douleurs et aux colères violentes, il y avait un enfant vite joyeux, facile à l'oubli momentané.

Cet homme aux passions profondes, aux invincibles entêtements, avait une extraordinaire mobilité d'impressions à la surface.

D'un air enchanté, comme s'il eût repris déjà son violon et sa flûte et qu'on lui eût déjà payé cent francs sa première leçon, cet homme ruiné tira de sa poche une affiche pliée en huit.

Lentement, il la développa.

Jusqu'à cent mille, dit-il, Pelloquin la poussera. C'est lui qui l'aura, bien sûr, et toi, Adèle, tu l'auras un jour, par Marius.

Le mot maison était sous-entendu.

l40 LA. PBOSE DE JEAN AICABD

Il épingla l'affiche au mur, sous le portrait de son père, et lut à haute voix, pour Thérèson, qui ne savait pas lire :

Etude de Ortigues, avoué, rue de l'Asperge, 2, à Toulon.

A VENDRE

aux enchères publiques, par expropriation forcée,

A l'audience des criées du Tribunal civil de Toulon, au Palais de Justice de la dite ville...

II s'arrêta sur ce mot. Un petit cri étouffé lui répondit.

Thérèson, qui ne savait pas lire, demeura immobile, le» yeux grands ouverts, rivés sur l'affiche. Elle était morte.

Thérèson fut ensevelie dans un de ces beaux draps tout neufs qu'elle aimait tant.

Adèle eut une douleur sans éclat. Elle espérait trop en Dieu pour s'attarder aux larmes inutiles. Elle était une âme forte. Elle se dit que Thérèson avait accompli sa tâche et assez souffert pour avoir droit au grand repos. De plus, elle eut tout de suite le sentiment de ses responsabilités nouvelles : elle devait être l'unique appui de son père et la ressource de son frère toujours aimé.

Et, peu de temps après la mort de Thérèson, Tata, en deuil, accompagnée de Bonnaud, alla parler, avec M. le curé, de ses plans d'école, qui s'étaient précisés.

M. le curé de Saint-Louis était un homme d'une quarantaine d'années, âme droite et simple, fort instruit, d'intelligence moyenne, mais de grand sens et d'excellent conseil.

LES BOHANS IDÉALISTES ]4l

J'ai réfléchi beaucoup, monsieur le curé. C'est dans les premières années que les enfants ont le plus besoin d'une école >. Les mères sont ou occupées dans la classe ouvrière, ou frivoles dans la bourgeoisie, et celles qui élèvent leurs enfants le font souvent sans réflexion, sans méthode, au hasard de leurs caprices. Or, je pense que l'éducation des tout petits est l'œuvre essentielle entre toutes et demande un effort constant de raison, de patience, de domination de soi et de renoncement. Je suis prête, dussé-je échouer, à tenter ce grand efl"ort. Ma bonne volonté, en tout cas, est entière. J'ai donc pensé qu'une école enfantine remplacerait, dans les heures de la journée, les mères frivoles et les mères travailleuses. Je crois que les toutes premières impressions déterminent, chez l'enfant tout petit, les qualités, heureuses ou fâcheuses, qui forment plus tard le fond de son caractère. Ce sont ces impressions qu'avant tout je surveillerai et dirigerai de mon mieux. On pourrait faire exécuter de menus ouvrages aux enfants, un petit travail d'aiguille ou de la charpie pour l'hôpital, ou leur donner de la soie à effilocher. Travaux minuscules, interrompus fréquemment, avant toute lassitude, d'une durée par conséquent très courte à chaque reprise, cinq, six, dix minutes. Lettres apprises en jouant... Prières chantées... Mon père ferait la musique qui réglerait tous les mouvements de l'école.

Oui ! dit machinalement Bonnaud, qui écoutait, émer- veillé.

Au milieu de la salle, qu'en pensez-vous, monsieur le curé > poursuivit Adèle, quelque chose comme un lit de camp, très large, souple et ferme, sur lequel se reposeraient les petits, plusieurs à la fois, au moindre signe de fatigue et de somnolence. Bref, je rêve une école vraiment digne d'être appelée maternelle. Je compte beaucoup sur la musique et, par conséquent, sur l'aide de mon père. Il est visible que tous les petits enfants aiment passionnément le rythme. Il représente sans doute pour eux le calme, l'ordre, la paix, qui leur sont nécessaires. On pourrait, comme je l'indiquais tout

l4a LA PROSE DE JEAN AICABD

à l'heure, régler tous leurs exercices par de la musique très simple, naïve pour ainsi dire. Je compte beaucoup sur les prières chantées, non pas en chœur avec des effets, mais chantées par une seule voix, selon des mélodies d'un dessin très primitif, comme nos chants populaires, Mon père m'a fredonné souvent, quand j'étais toute petite, les antiques couplets de Magali, par exemple, ou de Marion à la fontaine et les Noëls de Saboli ; voilà des modèles. Chaque enfant, à son tour, bégaierait sa chanson du bon Dieu. Et qui sait si on ne pourrait pas leur faire chanter ainsi tous les beaux préceptes de la morale évangélique > Cela n'aurait pas besoin d'être mis en vers ; et ils ne l'oublieraient plus...

Adèle, depuis un moment, parlait sans voir combien le curé était attentif...

Je vous suis tout acquis, mademoiselle, et mes clients seront les vôtres... ceux du bon Dieu qui a dit : Sinite parvulos...

Amen ! cria Bonnaud avec une joie grave. Et que Dieu vous bénisse, je le dis de tout mon cœur, monsieur le curé !

Je serai, si vous le voulez bien, le conseil religieux de votre école, que je bénirai avec joie, au jour de l'inauguration. Marchez, mademoiselle, on vous suivra. Vous êtes dans une bonne voie

Un beau matin, les « gazettes », comme Bonnaud s'obsti- nait à nommer le Journal des Débats, annoncèrent le départ de Pierre pour Pétersbourg il allait donner des concerts.

Bonnaud mit le doigt sur la ligne et la montra à Adèle.

Est-ce qu'il t'a écrit ça }

Non, dit-elle... vous le voyez, il travaille.

Bonnaud haussa les épaules. Qu'on pût partir pour un pays si lointain sans prévenir les siens, cela lui semblait une monstruosité inouïe, la dernière de toutes, une sorte de crime sans nom.

Nous n'avons pas même son adresse pour l'avertir si

LES ROMANS IDÉALISTIIS l43

nous tombions malades... Il nous laisserait mourir comme il a laissé mourir sa mère, sans la revoir !

Ne soyons pas injustes, mon père. Il n'a pu apprendre la mort de maman que plusieurs jours après.

Je sais ce que je dis. Et tu sais bien que j'ai raison. On revient prier sur une tombe quand on a tué les gens ! On a des remords, à moins d'être un scélérat. Il n'a montré aucun repentir. Est-ce qu'il n'aurait pas revenir se tramer à mes pieds, c'est-à-dire aux tiens'? Est-ce que j'aurais résisté à un remords sincère, exprimé d'une parole, d'une seule et la plus courte ? Il se serait jeté à mon cou. Il m'aurait serré entre ses bras en disant : « Papa » ! comme lorsqu'il était petit... Est-ce que j'aurais pu, est-ce que j'aurais voulu résister ? Le lende- main même du jour je l'ai chassé, s'il était revenu de lui- même, est-ce que mon cœur n'aurait pas été retourné >

Nous voulions le rappeler... Souvenez-vous.

Ce n'était pas la même chose. N'essaie pas de me mettre en contradiction avec moi-même. Il fallait qu'il revînt de son propre mouvement. Je voulais voir un élan, une inspiration de son cœur. Il n'en a pas eu, il est incapable d'en avoir. Je ne comprends pas comment il se fait que cet homme-là soit mon fils. Ce départ pour la Russie, sans qu'il ait daigné nous avertir, achève son portrait. C'est un sans-cœur, je ne suis pas fâché de te l'avoir prouvé. Quant à sa musique, prrt ! il y a quelques mélodies... jolies... mais pas très originales dans son opéra. S'il ne travaille pas, il restera ce qu'il est, un amateur... Quand on est vraiment un maître et qu'on a raté un ouvrage, on en fait un autre. Il ennuiera tout le monde, avec sa Belcolor, son chef-d'œuvre unique !

Adèle regarda son père avec terreur.

Alors, songeait-elle, le but de leur vie disparaissait? A quoi bon tant d'efforts, de tourments, de travail, dans le passé et dans le présent >

On eût dit que Bonnaud devinait sa pensée :

Je ne travaille plus que pour toi, dit-il, j'entends te marier... Je mourrai, ensuite, paisiblement...

l44 L^ FBOSE DE JEAN AICABD

Il y eut un silence profond. Ces deux cœurs se mesuraient, émus l'un par l'autre.

Je suis mariée, fit-elle enfin simplement.

Qu'est-ce que cela veut dire>

Elle rit d'un beau rire, tout semblable à celui d'une jeu- nesse heureuse :

Je suis mariée, comme les sœurs de charité qui appellent Dieu leur époux... Et voyez... je suis la maman de tout ça.

Elle s'était levée. Et, debout devant la fenêtre ouverte, elle regardait les petits qui arrivaient par groupes, conduits ou apportés par les mères.

Je te marierai, compte là-dessus, dit Bonnaud, bourru.

Pas malgré moi, j'espère?

Malgré toi !

Eh bien ! je me révolterai, dit-elle avec une mutinerie franche d'enfant qui joue.

Nous verrons ça ! Elle s'approcha de lui.

Sérieusement, mon père, ne me parlez plus de cela. Je ne suis pas de celles qui font deux fois le rêve d'être épouses. Cette seule idée me blesse... Je n'ai jamais été jolie...

Tu es belle, parce que tu es sublime ! fit Bonnaud d'un ton irrité.

Je ne suis pas jolie, répéta-t-elle, je l'ai toujours su et je me préparais à ne jamais me marier quand je fus fiancée à ce pauvre Marius.

Oh ! celui-là 1

Celui-là a fait comme il a pu. Il était timide et bon. Sans doute, il s'est senti trop seul, là-bas. Il a aimé une autre femme parce qu'il était loin de sa fiancée. Après ?... Je vois bien des misères dans les ménages des pauvres mères qui me confient leurs enfants. J'apprends d'elles beau- coup de tristes histoires. Je connais le mal. Je le vois de mes yeux tous les jours, je l'entends de mes oreilles. Les

LH8 ROMANS IDÉALISTES l45

hommes sont faibles, très faibles. Les chastes fidélités des femmes ne sont pas dans leur nature. Et la faute des hommes est fréquente. Celle de Marins, qui d'ailleurs n'est pas grave aux yeux de la nature et de Dieu et qui cesse de l'être vis-à-vis de moi, puisque je l'ai pardonnée, sa faute n'est pas de lui. Elle est des circonstances... et peut-être de nous. Bonnaud sursauta d'étonnement. Elle poursuivait :

Il ne faut pas accepter, pour un homme, les longues fiançailles, c'est-à-dire l'esclavage sans le foyer, loin du foyer, loin de l'objet même de ses espérances et de sa joie. C'est trop lui demander; c'est une faute que nous avons commise, avouons-le. Notre excuse était dans notre igno- rance. Il faut mettre l'idéal d'accord avec les possibilités raisonnables. Oh! à présent, je suis une savante, achevâ- t-elle gaiement, et je serais plus circonspecte.

Il n'en est pas moins vrai que tu l'as attendu, toi ! gronda-t-il.

Nous, les femmes, d'ailleurs, répliqua-t-elle, nous sommes faites pour attendre... Toutes ces mères que vous voyez attendent éternellement leurs maris. Les hommes sont au travail le jour, au cabaret le soir ; elles attendent. Leurs enfants sont ici ; elles attendent. La Vierge Marie a toujours attendu son Jésus.. Elle l'a perdu tous les jours un peu davan- tage, et ne l'a jamais retrouvé que pour peu d'instants. Elle l'aimait et l'espérait sans fin. Les femmes n'ont jamais rien que leur amour. J'ai eu le mien, je n'en aurai pas d'autre. Et je n'attends plus rien que de mon frère et de vous.

Qu'attends-tu de moi ma pauvre fille >

Votre sourire. -— Et de ton frère >

... Votre bonheur!

Il leva les yeux au plafond comme pour attester Dieu qu'il avait raison, au point de vue humain, contre tant de beauté céleste.

~ Alors, dit-il, je dois renoncer à une espérance... que

7

l46 LA PBOSE DE JEAN AICARD

j'avais cependant... qui me faisait vivre encore... Je comptais bien être grand-père un jour...

Ce n'est plus ma destinée, dit-elle.

Bonnaud secoua la tête. Toute sa destinée à lui se résuma dans ce mot, qui fut prononcé avec une sorte de rage comique :

Je ne ferais donc pas un musicien !

Elle sourit, et lui désignant la salle commençait à bourdonner la ruche des petits écoliers aux tabliers bleus :

Je vous dirais bien d'en prendre un dans le tas, si je n'étais convaincue que vous n'en avez pas le droit. Créer une fausse vocation d'artiste, rien de plus coupable... Ah ! si mon frère n'était qu'un ouvrier, un paysan, quel bien c'eût été et ce serait pour lui, pour lui d'abord, pour nous ensuite ! Il faut que le génie se fasse lui-même, avec son propre désir d'être et de grandir et non avec des paroles d'ambition. Alors seulement il est de Dieu, parce qu'il est sans calcul. Je crois bien que c'est ce sentiment-là qui rend si belle cette figure de sainte Cécile que vous aimez tant.

C'est égal, dit Bonnaud, j'aurais voulu un petit-fis qui eût montré des dispositions naturelles pour la musique. puisque l'autre m'a trompé si amèrement...

Tata à Rome.^

En ce temps-là, Tata était devenue une vieille fille, très vieille. Elle avait toujours une robe noire, un châle noir et portait un chapeau noir, une capote dont elle faisait repro- duire fidèlement la forme depuis 1847. Elle avait, maintenant, soixante-dix ans. On était en 1895. Et Gustave Bonnaud, un élève et un émule d'Ernest Reyer, venait de temps en temps

I. Le rêve de Bonnaud s'est réalisé. Il a recueilli le fils de son fils et, grâce aux soins dévoués de Tata, il en a fait un vrai maestro et un honnête homme. Le dernier chapitre, Tata à Rome, raconte la récompense de « sainte Adèle ».

LES B0MA2TS IDÉALISTES 1^7

la voir dans un petit appartement elle s'était retirée, rue Bourbon... c'est-à-dire rue de la République. Les fenêtres de Tata s'ouvraient sur le port et la rade de son vieux Toulon. Depuis trois ans seulement, elle avait renoncé à diriger sa chère école, dont les élèves s'étaient renouvelés tant de fois en trente ans.

A l'imitation de la sienne, plusieurs écoles s'étaient fondées à Toulon et dans le département. Et la voix populaire, consacrant le dévouement de la sainte fille, avait baptisé toutes les directrices de toutes ces écoles maternelles, des « tatas ».

Tata passait sa vie près d'une porte-fenêtre ouvrant sur une terrasse. Sur cette terrasse, elle avait des fleurs et des oiseaux qu'on lui avait donnés et qu'elle ne pouvait rendre à la liberté, parce que c'étaient des oiseaux des îles, des exilés dont elle était la providence.,.

Elle s'occupait sans cesse à de menus travaux d'aig-uille, pour les enfants pauvres.

Au mur de sa chambre, figuraient les portraits de son père de sa mère, du père en forgeron, et la copie de la sainte Cécile, qui couvrait presque un panneau.

En face de la sainte Cécile, sur un petit autel, une statuette de la Vierge se dressait parmi des fleurs de plume, oh ! très anciennes, qu'elle ne pouvait regarder sans penser à sa mère, à son frère enfant, au salon des Bonnaud, à toutes les choses lointaines, évanouies.

La vieille pendule trônait sur la cheminée, avec son Napoléon minuscule sur un dromadaire gigantesque que dominait, seule, la pyramide de Chéops.

Au mur, entre de vieilles gravures, à côté d'un antique archet et d'une flûte en mauvais état, car les beaux instru- ments du grand-père, le petit-fils les avait chez lui, à Paris, on voyait des objets puérils, des imageries de saints à un sou les douze, des stations de chemins de la croix, épingles çà et là. Et des chapelets. Et, au milieu de tout cela, une pipe de deux sous, enveloppée dans du papier, à cause des poussières.

l48 LA PROSE DE JEAN AICARD

La pipe de mon neveu, monsieur le curé !

Tata regardait les saintes images avec vénération; mais, il faut bien le dire, elle ne vénérait pas moins cette pipe.

Tata ne t pensait » plus beaucoup par elle-même. Cela l'eût fatiguée. Cependant, elle ruminait ses vieilles idées, et, quand elle lisait une belle maxime, belle et bonne à son gré, elle la copiait encore dans son cahier. Elle accroissait ainsi, presque journellement, de quelques lignes, le testament moral destiné à son neveu. Tata était une abeille. Elle avait fait son âme et celle de son cher enfant avec le suc des plus douces fleurs de la pensée. Elle y travaillait encore.

Lorsque les savants égyptologues ouvrent, au fond des hypogées, les cercueils jaunes, rouges et noirs, il leur arrive de trouver, sur la poitrine ou au pied des momies, un bouquet déposé par ceux qui les ensevelirent, et parfois, sur ces fleurs, une abeille qui, obstinée à son miel, le suivit jusque dans la mort. L'âme de Tata entrait ainsi dans la nuit éternelle, en suivant des fleurs.

Sa chair s'affaiblissait. Ses lunettes relevées sur le front, entre deux lectures de Vlmitation ou des Paillettes d'Or ou de la Propagation de la Foi, elle égrenait volontiers un rosaire et s'endormait sans remords, en disant :

Je vous salue.

Quand cela lui arrivait en présence de son neveu, il la taquinait :

Je vous salue, Marie, de ma tête endormie I

Tais-toi, méchant gamin !

Le gamin avait quarante-trois ans.

11 adorait sa tante, mais il ne venait qu'une fois ou deux par an. Sa vie était ailleurs. Elle l'attendait toujours, à toute heure, à toute minute, comme une amante, avec on ne sait quelle impatience résignée qui faisait le fond de sa vie.

Il lui était arrivé, au gamin, de frappper à la porte de Tata, à deux heures du matin, un express de Paris arrivant à cette heure-là.

Ça ne peut-être que le petit... j'y vais, Gustave ! criait-elle.

LES ROMANS IDEALISTES l49

Et la vieille fille, en cornette, en camisole et en jupon, apparaissait toute blanche, et, de toute petite taille, se suspendait au cou du « petit, > grand et de larges épaules comme son aïeul.

As-tu faim > J'ai toujours des œufs frais pour toi, que je renouvelle à tout hasard, et un peu de bon vin, dont je ne bois guère,

Ça va, ma tante !

Elle courait au fourneau de sa cuisine, allumait son feu, suivi de son neveu qui l'aidait. Et elle le regardait faire de ces dînettes improvisées, avec des joies de maman qui regarde le nourrisson boire la vie.

Tu te portes bien } c'est l'essentiel, je suis contente.

Je vous apporte un peu d'argent pour vos pauvres.

De l'argent, j'en ai toujours trop. Enfin, je ferai plaisir à des gens, pas à des mendiants, à des gens qui sont des pauvres et qui sont mes amis... Tiens ! j'augmenterai les gages de la brave femme qui fait mon ménage. Elle a six enfants et son mari est mort.

Un jour elle lui dit :

Tu ne m'as jamais fait qu'un seul chagrin.

Mon Dieu ! ma tante, et moi qui croyais sincèrement ne vous en avoir jamais fait aucun.

Si, si, un gros.,, quand tu avais seize ans...

Et lequel, Jésus, Marie?

Laisse ces invocations tranquilles... Eh bien ! donc, un jour, quand tu as eu seize ans, j'ai voulu suspendre à ton cou une chaînette d'or avec sa médaille bénite ; tu as refusé en me disant : t Je ne crois plus à tout ça, ma tante ». Je te félicitai de ta franchise, mais je ne te montrai pas ma peine, et, la nuit suivante, une fois bien seule, j'ai beaucoup pleuré... Tu es bon, tu es célèbre, mais le mal du siècle t'a touché... Il faut croire à tout, à tout ce qui est bon, à tout ce qu'ensei- gne l'Évangile... Nous retrouverons nos aimés là-haut. Tôt ou tard. Dieu, qui nous ordonne de tout pardonner, pardonne lui-même à tous.

l5o LA PROSE DE JEAN AICABD

J'ai été un petit impertinent quand j'avais seize ans, ma tante, mais je fus sincère et vous n'eûtes pas le courage de me punir. Je vous remercie et je me repens... est-elle, votre médaille }

Elle retrouva ses jambes de vingt ans pour courir au vieux secrétaire.

Quand je serai morte, dit-elle, tu prendras celle que j'ai à mon cou et tu la porteras, au lieu de celle-ci, que j'ai achetée pour toi. Si tu trouves d'autres recommanda- tions à ce sujet dans mes cahiers, tu n'en tiendras pas compte.

Et celle-ci, qu'en ferai-je?

Tu la donneras.

Je la garderai en souvenir de la joie que vous montrez en ce moment, ma bonne tante.

Les yeux de Tata resplendissaient. Elle tira d'une boîte la chaînette d'or qu'elle passa au cou de Gustave avec une expression de ravissement infini.

Vous savez bien, ma tante, que je vous vénère et que je vous aime de toute mon âme. Tout ce que vous désirez, je voudrais le faire, mais vous ne désirez jamais rien...

Peut-être ! dit-elle.

Ah ! mon Dieu ! fit-il gaiement, quel bonheur ! et quelle surprise ! Et que désirez-vous donc >

Avant de mourir, dit-elle, je voudrais voir Rome... et le pape.

Quand voulez-vous partir > Demain >

Il était tout joyeux de lui donner cette joie suprême.

Ils partirent huit jours après. C'était en plein été ; mais Tata déclara que, pour voyager, cette saison lui convenait mieux, à cause de ses rhumatismes.

Elle ne voulut visiter ni Venise, ni Milan, mais elle accepta de passer par Bologne, pour voir la sainte Cécile.

Arrivée devant le célèbre tableau, dont la copie médiocre ne lui avait donné qu'une idée lointaine, elle demeura en extase, joignit les mains, et se prit à pleurer :

LIS B0MAI7S IDÉALISTES l6l

Papa! murmura-t-elle. Elle dit, un peu après :

Maman ne se doutait guère qu'elle était si belle, sainte Cécile, quand elle me comparait à elle !

A Florence, elle visita toutes les églises et demeura muett^ durant des heures, devant les fra Beato et les Raphaël.

A Rome, elle voulut d'abord voir la Villa Médias, son « petit » avait travaillé et vécu.

Des terrasses de la villa elle découvrit Rome tout entière, que son neveu lui expliqua...

est le Colisée.. est Saint-Pierre.

Rome ! Je suis à Rome ! Rome est sous mes yeux, la Ville Éternelle !

Elle fut heureuse, heureuse enfin, heureuse complètement.

Elle ne fut pas très sensible à la beauté des ruines romaines.

Le Colisée, qui symbolise toute la puissante barbarie d'une civilisation, la monstrueuse dureté païenne, lui sembla une « bête » d'Apocalypse, morte pour s'être gorgée de sang.

Comme ils étaient perdus sous les arceaux du cirque colos- sal, elle montra à son neveu, sur l'assise d'un pilier un signe minuscule, tracé de la pointe d'un couteau par quelque passant, une croix imperceptible.

Ceci a tué tout ça, dit-elle. Dans les catacombes, elle dit :

Oh ! les grandes ruches !

Gustave Bonnaud avait demandé une audience au Vatican. 11 ne put l'obtenir. Pourtant le maestro di Caméra, Mp" N..., lui dit :

Notre très Saint-Père connaît et aime votre musique sacrée. Il n'y a point d'audience possible en ce moment. Sa Sainteté est très fatiguée, ayant reçu, ces jours-ci, trop de visiteurs... Mais voici ce que je peux pour vous et votre chère parente, dont la vie touchante nous est bien connue... Je vous ferai placer dans le jardin, à l'heure Sa Sainteté fait sa promenade quotidienne. Quand j'arriverai près de

l5a LA PROSB DE JEAN ÀICABD

VOUS, je vous présenterai. Vous pourrez échanger quelques paroles avec Elle.

Pour Gustave c'était mieux qu'une audience. Il annonça cet arrangement à Tata, qui déjà, s'était résignée à l'idée ^e ne voir le pape que de loin, à l'autel de la Sixtine ou de Paoline.

Il fut fait comme il était convenu.

La petite vieille en deuil, appuyée sur le bras de son grand neveu, entra, par un beau soir d'été, dans le jardin pontifical. Elle le trouva bien simple, bien « à son goût », avec ses lauriers-roses touffus et sa rocaille à jet d'eau, comme accablés, le jet d'eau, la rocaille et les arbustes, par le soleil de tout un jour. Ils attendirent à l'ombre d'un grand laurier- rose.

Le voici qui vient I dit tout à coup Gustave qui épiait à travers les branches.

Elle avança la tête parmi les fleurs roses, et regarda, toute frissonnante d'émotion. C'était donc le roi mystique des âmes chrétiennes, celui qui doit représenter sur la terre la plus belle des pensées, la plus suave, la meilleure : l'aimante pitié. Tata regardait de toute son âme. C'était lui, Léon XIII, accompagné du maestro di Caméra.

Le pape et l'évêque causaient doucement et s'avançaient à petits pas.

Léon XIII parlait de la France :

Ils ne veulent pas comprendre que toute puissance, dès qu'il n'est pas possible de voir dans sa victoire une usurpa- tion accidentelle, c'est-à-dire lorsqu'elle est établie, assise, consacrée par le temps et la volonté des peuples, porte le sceau de Dieu. La République française est respectable entre toutes. Elle sert le droit des humbles. Adoptez-la, plutôt que de la laisser livrée à ce qu'elle peut comporter de mal. Dieu n'abandonne aucun de ses enfants. Comment abandonnerait-il une de ses nations préférées, la France de saint Louis et de Jeanne d'Arc >... Voilà l'une des bonnes pensées de ce que vous appelez mon règne, ajouta-t-il en souriant à ce mot,

LES BOJfAlirS IDEALISTES l53

avec l'ironie des anges, dont le royaume, étant celui du Christ, n'est pas de ce monde... Pourquoi ne veut-on pas comprendre, nos adversaires, que la mission catholique aide au loin l'expansion des civilisations nécessaires, et nos fidèles, que l'Église doit modifier celles de ses vues qui ne sont pas du dogme, si Elle veut se faire aimer par toutes les consciences } La pensée doit être large, qui veut être Universelle... Tout change... Dieu seul demeure. Ils arrivaient près de Tata.

J'ai parlé à Votre Sainteté, ce matin, du compositeur Bonnaud, dit l'évêque.

L'auteur d'un des plus beaux Requiem que j'aie entendus, dit le pape.

C'est une sainte fille que la vieille parente qui l'a élevé, poursuivit l'évêque,

Je sais, je sais, dit le pape. Son école maternelle nous fut signalée maintes fois par M^f de Fréjus... Je sais tout cela.

Les voici, dit l'évêque.

Tata était tombée à genoux, près de Gustave qui, courbé profondément, tenait la douce petite vieille par la main. Sous un rayon du soleil horizontal, le groupe était touchant.

Le pape s'arrêta, tout courbé par son grand âge. Le corps fluet, la taille légèrement déjetée, comme un peu cassée sous la ceinture blanche, la main longue et maigre, le visage osseux, la bouche souriante de bonté charmante et d'esprit aigu.

Il regarda un instant, en silence, de son œil pénétrant, les deux visiteurs, puis, très doucement, il parla :

Je sais, Ije sais, mon cher maestro, je sais tout. Il y a des biographies de vous qui sont indiscrètes... L'esprit souffle il veut... Votre neveu est un maître, mademoiselle Adèle Bonnaud. La chapelle Sixtine connaît vos hymnes sacrés, mon cher maestro... Je suis satisfait de vous voir... tous les deux... Votre œuvre a été bonne, mademoiselle. Votre père et vous, vous avez donné un homme de génie à notre ckère France, la Benjamine de Dieu. Mais, relevez-vous.

7.

l54 LA PROSE DE JEAN AICARD

Un doux sanglot secoua la petite masse toute noire qui était Tata agenouillée devant le pontife tout blanc.

Il comprit l'émotion excessive de l'humble créature. Il savait son prestige et qu'il évoquait la pensée de Dieu. Le grand vieillard mit sa grâce la plus humaine à dire alors, de sa voix profonde :

Auriez-vous une faveur à me demander, ma fille >

Elle espérait cette parole... Dès qu'elle l'entendit, elle s'affaissa davantage vers la terre, et c'est seulement lors- qu'elle eut caché, enfoui sa face dans les plis de ses voiles, qu'elle osa parler.

Elle parla d'une voix basse, qu'il entendit cependant et qui lui semblait monter avec peine, comme exténuée, du fond de cette prosternation comme du fond d'un abîme :

Depuis longtemps, oh ! très Saint-Père, un remords me tourmente et c'est ce remords que j'apporte aux pieds de Votre Sainteté. M. le curé m'a plusieurs fois refusé l'abso- solution parce que, malgré ses injonctions et mes efforts, je ne peux pas, non... je ne peux pas croire aux peines éternelles...

Dès que sa faute fut confessée, elle l'effaça elle-même, tout en l'aggravant, par ce cri :

Nous nous aimerons tous en Dieu, n'est-ce pas r tous, tous, tôt ou tard, quelque jour, les bons et les coupables r Dieu ne peut nous avoir commandé l'infini pardon pour nous le refuser lui-même ? Le péché est sur la terre ? Il tombera avec elle !

Dans son élan d'amour, elle eût voulu maintenant entraîner à son hérésie celui-là même à qui elle en demandait l'abso- lution !

La grande âme de Léon XIII sonda cet abîme de pitié. Il n'y a pas d'humbles dans la lumière. Il fut ébloui par cette, âme en feu.

Quelque chose de divin se passa alors, sans parole, dans ce coin du jardin du Vatican.

A mesure que Tata parlait, le grand pape, profondément

LES ROMANH IDÉALISTES l55

attentif, se redressait lentement. Le vieillard disparaissait. L'esprit s'emparant de lui le transfigurait. Son œil lança un éclair. Sa bouche se fit sérieuse sans cesser d'être bonne. Peut-être crut-il entendre la voix du siècle tout entier, impuis- sant à accepter le dogme intégral, appelant l'Église à l'on ne sait quelle transformation qui mettrait mieux d'accord, sinon la raison philosophique, du moins le cœur humain moderne et la foi.

Et ce qui criait vers lui, ce n'était que l'âme chrétienne, ins- pirée du seul Évangile.

Or l'Église n'a de force qu'immuable. Ses fondements sont sur les Écritures ; mais ses interprétations et ses paraphrases forment tout l'édifice. Qu'elle cède une pierre de sa voûte, qu'elle confesse une erreur, et Saint-Pierre s'écroule à côté du Colisée. La grandeur des papes n'y peut rien.

Le prisonnier du Vatican se taisait donc. Gustave se deman- dait si le Saint-Père allait laisser sans réponse la pauvre sainte à genoux, s'il refuserait un geste de bénédiction à celle qui avouait un scrupule, et dont la faute était excès de cha- rité, d'espoir et de confiance en Dieu...

Elle a raison, songea Gustave. Comment Dieu peut-il exiger qu'on pardonne les pires offenses, s'il ne compte pas pardonner aussi }

La pauvre Tata muette, effarée, étonnée d'elle-même, éleva ses regards et ses mains vers celui qui lui semblait réelle- ment le représentant de Dieu sur la terre

Le maestro di Caméra, violemment ému se détourna un peu et mit la main sur ses yeux.

Le pape acheva de redresser sa svelte taille, comme aux jours où, dans la basilique de Saint-Pierre, debout sur les marches de l'autel, il commande à sa volonté de rajeunir son corps... Aux yeux de Tata agenouillée, la silhouette blanche de Léon XIII se découpait en plein azur céleste. Il éleva sa main bénissante et fit, dans tout ce bleu du ciel, le grand signe mystérieux qui sembla s'élargir jusque par delà des horizons.

l56 PROSB DE JEAN ÀIGABD

Et sur les lèvres augustes qui s'agitaient, les deux pèle- rins crurent bien lire, sans l'entendre, la sainte formule espérée :

Ego te absolvo a peccatis tms, in nomine patris et filii et spiritus sancti...

Léon XIll s'éloignait déjà... Et, à mesure que s'éteignait le bruit de son pas tranquille sur le gravier, sa taille se courbait peu à peu, de plus en plus, tout à fait, et il rede- venait le vieillard humain, rapetissé par le poids des ans et de ses propres misères.

PORTRAITS LITTERAIRES

Michelet.

Les récentes iêtes du centenaire de Michelet ont été, à l'heure triste que nous traversons, un véritable repos d'esprit.

J'ai eu la joie, tout enfant, de connaître Michelet. J'allais chez lui à Hyères. J'ai vu cet admirable intérieur du grand historien et le délicieux spectacle de la tendresse attentive qui veillait sur la paix de sa maison et sur son travail.

Que de fois je suis arrivé vers midi, pour le déjeuner, quand sa tâche de la journée était accomplie ! Le maître causait de sa belle voix grave, très rythmée. Généralement, le trait était décoché, en mot final, avec une intonation sourde, retombée aux notes très basses. Il « parlait ses livres », il en cherchait l'effet d'émotion sur ses auditeurs. C'était exquis. L'après- midi, promenade au soleil d'hiver. Il avait des extases devant les roses et les grands chardons de nos haies de Provence. L'oiseau qui passait emportait un peu de sa rêverie. A tout instant il s'inquiétait de celle à qui il a dit : « Mon esprit te devra sa plus grande joie en ce monde. » Il parlait. On écou- tait son œuvre vivante en lui. C'était beau. Il était peuple et noble. Il était un des cœurs de France. Il est très grand. Son mot, précis, portait une lueur, un éclair d'infini qui découvrait, à nos yeux, des profondeurs allumées, aussitôt éteintes. Éteintes, par nous. Lui, continuait à les voir.

l58 LA PROSE DE JEAN AIOABD

Durant la maladie qu'il fit à Florence, peu de temps avant sa mort, le délire lui montrait des batailles, des massacres, toutes les horreurs de l'histoire, passée et présente ; mais il interrompait de temps en temps ses plaintes de pitié pour dire :

Entendez-vous chanter ce petit oiseau ? Écoutez comme il chante divinement !

Tout Michelet est là. Un oiseau du ciel chantant l'espoir et l'amour, le nid, par-dessus les effrois de la mêlée humaine.

Oui, il était peuple et noble. Et c'est sans doute pourquoi, involontairement, je rapproche, dans mon souvenir, son visage de celui de Lamartine, que j'ai eu le bonheur de connaître aussi.

Tous deux, qui sont du siècle, sont d'un autre âge. Plutôt que d'une époque, ils sont de l'éternité humaine. Ce sont des créatures de foi et d'amour, d'élévation et de tendresse. L'aris- tocrate né et le plébéien de naissance se rencontrent dans une même région magnifique, sereine, l'on aime tous les hommes» l'on croit au progrès lent mais infaillible de la justice, en route à travers les épouvantes, les défaillances, les misères, les erreurs. L'un en haut, l'autre en bas, tous deux mar- chant de plain-pied, s'inclinent vers la douleur, et, à ce moment, se touchent du front. Tous deux sont élégants, Lamartine qui secoue énergiquement les mains tendues vers lui par les femmes de la halle, en disant : « Vous êtes des hommes » ; Michelet, qui, en passant dans les rues des quar- tiers misérables, met, par respect pour la pauvreté, ses gants dans sa poche. « Oh ! qui me soulagera, s'écrie-t-il, de la dure inégalité ! » Tous deux, cœurs d'en haut, ont la même tendre compréhension des âmes d'en bas, des aspirations de l'abîme. Le cœur du peuple est avec eux parce qu'ils l'appro- chent et l'aiment dans ce qu'il a d'éternel, de général, d'uni- versellement humain.

Tous deux encore aiment la femme et l'enfant avec les mêmes délicatesses. Nul mieux qu'eux n'a dit le foyer, la famille, le nid humain « rembourré de tendresses. »

PORTRAITS LITTÉRAIRES 169

Ce sont des êtres qui donnent tout, jusqu'à se donner eux- mêmes, à toute heure.

Or, ce mouvement d'âme qui s'appelle sacrifice, générosité, don aveugle de soi, souci de tout ce qui fonde la famille en faveur de la patrie, de tout ce qui accroît la patrie en faveur du monde, tout cet élan enthousiaste dont la date histo- rique s'écrit en deux chiffres : « 48 » tout cela semble fini, demeure suranné, un peu ridicule en l'an de grâce 1898.

La note du jour c'est : intérêt personnel et matériel. Tout n'est que sensation, même l'art et surtout la littérature. Que parlez-vous de sentiment } On gagne de l'argent. Il faut gagner de l'argent. Gagnez-vous beaucoup d'argent? De l'argent, pour du pain r non, pour l'achat des sen- sations.

Et voici que l'Amérique, petite-fille de Lafayette, prend Cuba, renie ses origines et au lieu de rester, étant libre, l'espoir de l'univers libre, elle devient l'esclave des grands armements. L'esprit de liberté se meurt. L'esprit de spécu- lation s'arme du sabre. Nous espérions que les Etats-Unis d'Europe, prédits par Michelet et qui devaient, selon lui, tenir un jour leurs états généraux dans la vaste et incom- parable rade de Toulon, nous espérions la paix des nations réconciliées. N'espérez plus. Les Etats-Unis d'Amérique se mettent, au contraire, à réciter la leçon de la vieille Europe : le droit n'est rien devant la force.

Malheur donc à ceux qui auront eu pour maîtres les Lamartine et les Michelet. Ceux-là seront les confiants, les croyants quand même, à l'heure il convient, sous peine de mort, de se méfier, de ne plus croire. Ils seront les grands désarmés autour de l'écuelle immonde les dogues de M. de Bismarck « luttent pour la vie >, pour leur vie bestiale de chiens de guerre. Un Lamartine avait doté le chien d'un cœur d'homme, et voici que les malins du monde entier veulent transformer les hommes en chiens primitifs, en chiens instinctifs, préhis- toriques, en chiens-loups-cerviers.

La figure physique de Lamartine et de Michelet inspirait les

t6o LA PBOSB DB JEAN AICARD

mêmes croyances que leur âme, écrite dans leurs livres. Leur geste était toujours noble, leur figure haute, leur parole féconde, toujours bienveillante. Les voir, les écouter, c'était enregistrer de l'espérance, s'affirmer à soi-même de la bonté, se nourrir d'un miel d'idéal.

Hélas I trompés par ces nobles créatures, nous avons cru à la noblesse des âmes humaines. Ces générosités, ces fiertés, ces tendresses, ces beautés, tout cet idéal qui était en eux, ne sont plus nulle part autour de nous, et nous continuons à y croire quand la plupart n'y croient plus. Alors, ce que nous rêvons, écrivons, faisons, ne correspond plus à l'esprit du jour... et c'est bien l'heure de désespérer. Les Trois mois au pouvoir du généreux Lamartine et l'œuvre de ce Michelet qui s'écrie: « O Révolution, ma mère, que vous étiez lente à venir! » aboutissent aux divers Panamas que vous savez. Peuple et noblesse disparaissent ensemble dans le triomphe d'une bourgeoisie cupide et stupide, impuissante à voir que la patrie, lorsqu'elle s'appelle France, n'est pas seulement une surface de terre, un faisceau d'intérêts, mais par dessus cela, une idée et un sentiment.

Eh bien, non; vous n'avez pas cru un seul moment, n'est-ce pas, à cet abandon de nous-mêmes ?

Les âmes comme celle de Michelet sont les immortelles vestales de l'humanité. Même sous les débris de l'univers détruit, décomposé, c'est elles qui gardent la toute petite étincelle, invisible quelquefois, mais par qui ressusciteront les beaux incendies de gloire et d'amour.

Michelet avait découvert, dit-il, que l'intérêt de la tragédie antique n'est pas dans la terreur et la pitié qu'elle inspire mais dans la lutte du fini contre l'infini.

La vraie cause de nos désespérances modernes, c'est que nous avons sourdement conclu à l'inutilité de l'effort humain en face de l'infini dont les silences nous effraient. Si la Justice n'est pas dans l'essence du monde, comment, chétifs, saurons- nous la créer dans les sociétés à notre profit > A quoi bon dès lors le tenter > Ce fut la chimère de nos pères. Ne cherchons

PORTRAITS LITTÉHAIRBB l6l

plus qu'à nous installer confortablement sur le globe, fût-ce en massacrant le voisin plus faible et qui nous gêne.

Michelet, lui, s'intéressait aux activités humaines, à l'his- toire, comme à une marche continue, en dépit des apparences, vers la Justice infinie. Il y croyait donc } certes ! et pour un bon motif : c'est qu'il la portait en lui. Jamais âme de sympa- thie et de bonté ne douta longtemps de la bonté et de la sym- pathie, considérées comme forces universelles et incoercibles.

Michelet fut un de ces êtres dont la personne physique dégageait, pour ainsi dire, du courage et de l'espoir. Si l'on arrivait chez lui dans une de ces heures l'àme défaille, à peine vous avait-il regardé, parlé, qu'on éprouvait la cha- leur de son désir d'aimer, de travailler, de servir. Cela n'était pas dans le sens des mots seulement, mais bien davantage dans l'accent, dans l'allure, dans la conviction mystérieuse, dans le fluide du regard.

Quand la France voudra être elle-même, totalement, elle sera bien forcée de revenir aux sources naturelles de son propre génie, à l'âme restée chrétienne des penseurs éman- cipés, aux enthousiasmes et aux douleurs de ceux qui, fils pieux de la Révolution française, s'agenouillent devant les mystères d'une vie de Jeanne d'Arc parce que, victime incomparable de l'esprit d'iniquité, la vierge de pitié, après avoir rendu à la France le limon de la patrie reconquise, lui a légué par sa mort une âme qui s'appelle : Justice.

Pour Michelet, Justice est l'autre nom de France. 1898.

Edmond de Concourt.

Un dernier mot sur le testament d'Edmond de Concourt. Ce testament frappe d'ostracisme les poètes. Petit fait dont la signification est énorme. C'est la fin d'un monde, non point décrétée, mais ratifiée. Pris entre le bourgeois et le collectiviste, entre rindiff"érence d'aujourd'hui et celle de

l62 LA PEOSE DE JEAN AICABD

demain, déjà les poètes n'avaient point la vie très facile. Voilà que le Lettré suprême les a répudiés bien haut. Le testament de Concourt leur ferme au nez, sèchement, les portes de cette Académie nouvelle qu'il nous lègue comme la représentation par excellence de l'esprit littéraire moderne. Edmond de Concourt s'est mis certainement par cet acte symbolique en accord avec l'esprit général de notre époque. Mais de la part d'un Concourt, cet acte semblera-t-il ration- nel et juste?

Une telle réprobation étonne d'autant plus qu'on avait tout d'abord désigné un poète comme appartenant au nouveau Conseil des Dix. Une phrase terrible semble annoncer que non seulement ce poète n'a pas été élu par le maître, mais encore qu'il est inéligible : « Ne pourront faire partie de l'Aca- démie de Concourt : les hommes politiques, les grands seigneurs, les poètes... et les fonctionnaires! » Pauvres chers poètes, sonneurs de sonnets, ciseleurs de rimes, rêveurs aux étoiles, gardiens naïfs du temple trône l'idole du Beau, coeurs simples et profonds en qui se résume et chante ce qu'il y a de meilleur dans l'homme, que vous voilà bien placés entre les politiciens et les fonctionnaires !

Le maître a-t-il voulu dire tout bonnement que, n'ayant pas écrit en vers, il fonde une association de simples romanciers > Voilà qui s'expliquerait fort bien ; mais ce n'est pas sous cette forme qu'on nous présente son idée. Certaines qualités funestes suffisent à tarer pour jamais les candidats : il faut qu'ils ne soient ni repris de justice, ni hommes politiques, ni fonction- naires... ni poètes ! Les grands seigneurs, leurs voisins sur la liste de bannissement, sont chargés, j'imagine, de les consoler, peut-être de les pensionner. Il semble hors de doute que le Poète soit, aux yeux d'Edmond de Concourt, un être dangereux qu'il faut décidément tuer. Pourquoi cela ?

Mon Dieu ! ne cherchons pas de petites raisons. Poésie veut dire idéal. Idéal est un mot qui signifie, pour les réalistes : « ce qui n'existe pas et ne peut pas exister, le rêve inutile et vain, le faux, ce qui ne se peut observer, ce qui ne tombe pas

PORTBAITS LITTÉEAIEKS l63

SOUS le sens ». Ce mot ne semble en aucun cas vouloir dire pour eux : t ce qui, n'existant encore que dans l'idée, peut prendre forme d'art ou devenir réalité vivante ». Pour eux, il signifie quoi> « une idée en l'air, une chimère souvent un peu ridicule, toujours décevante; un beau facile à imaginer, une fiction à l'usage des niais, des bourgeois bêtes et des filles publiques, chanteuses de romances ». Bien plus, le seul mot idéal annonce une tendance vers je ne sais quel spiritualisme nécessairement désarmé de preuves positives; il implique une sorte de foi virtuelle, une espérance sans objet définissable, que l'esprit rationaliste, sceptique, ironique, positif, matérialiste du siècle réprouve. Les naturalistes ou les réalistes ont la prétention d'être, en littérature, les représentants de la Science, c'est-à-dire qu'ils entendent ne donner comme champ à leur pensée que le domaine des réalités visibles, tandis qu'au contraire la grande pensée, inexplicable hippogriffe, saisit l'espace insaisissable, plonge aux profondeurs, et, quelquefois, scientifique sous le nom d'intuition, éclaire, avec le rayon jailli de ses yeux, des abîmes d'au-delà, l'on sent bien que « les possibilités sont infinies ».

Quel est le mot d'ordre essentiel de ce naturalisme inventé par l'admirable Flaubert, le maître de qui tous se réclament } Le mot d'ordre, le voici : « L'écrivain doit retirer sa person- nalité de son œuvre. » Bien entendu, les réalistes n'y parviennent pas tout à fait, mais presque ; et c'est ce qui rend leur œuvre comme effrayante. Elle s'avance vers nous rigide et terrible. On dirait une de ces somnambules à qui les magnétiseurs ont retiré la conscience. Elle marche, et l'on dirait un mort qui imite les gestes des vivants. C'est, en effet, tout le spectre de la vie ; spectre vide d'où est absente la force qui met en communication sympathique tous les vivants, tous les semblables. Ne vous opposez pas à la formidable poussée du fantôme de chair. Il avance d'un mouvement irrésistible.

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aveugle, comme fatal. L'automate est moins inquiétant, car il s'explique. Ceci ne s'explique plus. Oui, c'est la vie; oui c'est la forme humaine avec sa figure, ses gestes, tout ce qui, à l'ordinaire, révèle une vie intérieure, mais la vie intérieure n'est plus ! Qu'avez-vous donc retiré des yeux de votre Œuvre, des yeux, qui sont, suivant l'expression de Michel- Ange, les naturels chemins des regards et des larmes, et maintenant le regard est fixe, arrêté derrière un mur de cristal glauque } Ce que vous en avez retiré, volontairement, c'est votre âme, votre faculté de concevoir les idéals humains ; c'est, au moins, l'expression de vos préférences et de votre amour. Romanciers ou dramaturges, vous ne laisserez plus apparaître, affirmez-vous, le jugement que porte votre conscience sur les actes de vos héros ! Vous vous y efforcerez du moins. ... Jadis les sculpteurs rêvaient d'animer, avec leur propre souffle, les statues ! Et vous, vous nous donneriez l'image de la vie sans nous donner votre âme!... Effort vain heureusement! L'impondérable ne peut être maîtrisé, en dépit de votre orgueilleuse résolution ! Quelque chose de votre vie essen- tielle, mystérieuse, passe et demeure dans les formes d'art qu'on a voulu isoler ainsi, éloigner de nos âmes sympathi- ques ; et le cri de la justice, du désir, de l'espérance de l'amour, le cri de la conscience, voilà que l'auto-sugges- tionnée, subitement réveillée à la vie commune, le pousse parfois, sublime. Votre œuvre, prétendue impersonnelle, s'anime de votre cœur. Votre âme, inutilement dominée, éclate tout à coup en cris éperdus ; votre espérance jaillit parfois en éclairs. C'est la revanche de l'idéal.

Quand la fille perdue, Germinie Lacerteux, entend un mot malsonnant proféré contre sa maîtresse qui est une vieille fille aimante, pitoyable, un peu « bonne maman >, la pauvre servante s'écrie en joignant et levant ses mains, suffoquée d indignation et de tendresse: «Mademoiselle!... mademoi-

PORTRAITS LITTÉRAIRES l65

selle !.. la seule qui m'ait dit, quand j'étais malade : « Germinie, «es-tu fatiguée? » ou bien : « Germinie, ma fille, repose-toi!» Mademoiselle !... mademoiselle !... mademoiselle!» répète- t-elle toujours plus impuissante à exprimer le fond de son cœur, c'est-à-dire l'inexprimable ! Ne touchez pas à Mademoi- selle devant Germinie, qui va faire à l'hôpital un enfant conçu rien n'est plus certain sur les talus des fortifica- tions. Ne touchez pas, devant Germinie à mademoiselle ! c'est- à dire à la tendresse humaine, à la Pitié, à l'Espérance, à la Consolation des affligés.

En un mot, ne touchez pas, devant Germinie, à l'idéal ! Germinie Lacerteux est un chef-d'œuvre parce que le tas de fange humaine qu'on y voit remuer reflète, en étincelles, la lointaine Etoile, celle qui n'a point de nom.

Et je songe à ce merveilleux Maupassant. Il se vantait de cacher son âme, et c'est lui qui dans son livre : Des vers, nous compare aux oies domestiques qui, en secouant des moignons d'ailes, traînés parmi les tas de fumier, tendent leur cou et leurs regards vers le triangle énigmatique que forme, sur le bleu du ciel, le vol des oies libres et sauvages, fendant les espaces... Mon Dieu oui, tous poètes, ces romanciers! Voici Alphonse Daudet, la poésie même, avec la grâce, l'ombre et le clair soleil, avec le rire et les larmes ; avec Jack et les Lettres de mon moulin, et l'Évangéliste, et tout. Sa pitié, qui n'a pas l'air d'y toucher, jolie comme une déesse qui serait une Parisienne moderne, trousse sa robe en de suprêmes élégances pour ne pas se crotter, tout en allant consoler... Et puis, rappelez-vous ce cri final du Nabab, ruiné, désillusionné, vaincu : « Oh ! comme nous allons pleurer à la maison, dis, maman ! » Voici Léon Hennique, le délicat, énergique comme Rembrandt, avec ce Duc d'Enghien éclairé dans la nuit d'un rayon de lanterne sourde qui semble le rayon d'une justice éclipsée. Voici Huysmans avec ses intenses visions d'au-delà. Et les Rosny qu'essentiellement préoccupe le Problème. Et Mirbeau, qui écrivait hier, parlant de Goncourt : « Il entre dans cette vie supérieure de justice il nous est davantage

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présent et chéri encore » ; et Paul Margueritte, qui est tendre ; et Gustave Geffroy, dont je connais la main loyale. Tous poètes ! poètes, vous dis-je, poètes irrémédiablement! Poètes... comme ce brutal d'Emile Zola, qui voudrait, dans la nature, arracher les lis, accusés d'être symboliques ! Ce Zola que boude son âme et qui est pourtant forcé de se laisser traiter d'imaginatif épique, ce Zola contre qui j'ai accumulé silen- cieusement bien des rancunes philosophiques durant les vingt années qu'a duré le triomphe de sa critique effroyable, mais devant qui j'ai désarmé, le jour où, entre deux délibérations de la Société des gens de lettres, il m'a dit : « Je n'aime plus que deux choses : la tendresse et la paix !... »

Poètes, poètes, poètes!... Comment avez-vous laissé le maître édicter ce décret d'injustice contre les poètes > Et si les poètes hautement convaincus d'idéalisme répugnaient au théoricien de l'observation et du document, comment le collectionneur délicat d'objets précieux, l'amoureux des pastels frêles et exquis, comment le manieur de joyaux d'art que fut Edmond de Goncourt, n'a-t-il point élu certain poète, son ami, ciseleur de ceis coffrets rares dorment des âmes de parfums, dialoguant avec les esprits du silence?

Hélas ! chers grands travailleurs douloureux comme vous vous appelez justement entre vous frères, malgré vous, des poètes poètes aussi malgré vous, hélas! l'impondérable, l'incompréhensible, vous environne de toutes parts, vous guette et vous prend !... le mystère vous sub- merge. Le rythme sourd de la vie scande vos paroles de prosateurs... Et ne voyez-vous pas qu'en proclamant la fin des poètes, désignés pour vous comme tels par leur accep- tation naïve de l'éternel idéal, comme aussi par leur amour des syllabes jumelles qui, symboliquement accouplées, sonnent des accords sympathiques, ne voyez-vous pas qu'en condamnant les suiveurs d'idéal, vous vous condamnez vous- mêmes !

Songez-vous que la fin du Beau est décrétée chaque jour par le siècle rationaliste qui, en apparence du moins, n'a

POBTRAITS LITTÉRAIBKS 167

plus souci d'autre chose que d'un bien-être mécaniquement obtenu, d'intérêts matériels, de réalités confortables'? Croyez- vous échapper à l'expropriation pour cause d'utilité publique que nous prépare l'ingénieur nommé Demain > Pensez-vous qu'il n'appellera pas votre littérature et votre art des formes de luxe inutile > Croyez-vous que vos œuvres surnageront, quand montera le flot de l'invasion utilitaire? Supposez-vous que vraiment vous serez traités en savants indispensables, ô grands observateurs littéraires, vous qui prêtez aux laideurs de la vie réelle la beauté idéale de vos styles ? Croj'ez-vous échapper à la sentence de mort prononcée contre les poètes par les gens du dernier bateau, parce que vous aurez abandonné la dernière diligence, illustrée par Caran d'Ache ? parce que vous aurez sacrifié les poètes ? Voici venir l'âge des construc- tions en fer, le siècle de la chimie et de la physique ; voici venir la société électro-mécanique... Croyez-vous qu'elle se passera d'avoir une âme ou d'en supposer une? Et si elle s'en passe, estimez-vous qu'elle vous épargnera parce que, hommes de prose, vous vous serez éloignés, dans un mouvement plus instinctif que généreux, des poètes proprement dits, des poètes bannis et méprisés? Non, ma foi, croyez-le, nous sommes solidaires; nous sommes les mêmes. Nous serons perdus ou sauvés ensemble. Tenons-nous plutôt par la main, à l'heure monte ce crépuscule des dieux.

Ce qui est vain, ce qui 'est faux, c'est l'apparence des choses, c'est ce monde des faits que vous observez, c'est le néant du peu qu'on réalise. Ce qui est vrai, c'est la force qui échappe à vos microscopes, à vos télémètres, à vos instruments dits de précision, à votre expérimentalisme. Ce qui ment, c'est le spectacle des sociétés et même celui de la nature. Il n'y a qu'une Réalité: elle dirige les univers, et c'est l'Idée; c'est l'espoir d'une justice et d'une bonté qu'il serait beau de créer, par la puissance du verbe, si elles n'existent nulle part dans

l68 LA PROSE DE JEAN AICARD

l'absolu. Ce qui est plus réel que les corps, les faits et les gestes, c'est cette invisible chaîne d'amour qui unit le premier au dernier des hommes et la pauvre fille perdue, Germinie Lacerteux, à son adorable maîtresse. Il n'y a qu'une force positive : c'est la vie impondérable, inobservable. Ce qui est réel et impérissable, ce ne sont ni les académies ni les puériles théories de littérature et d'art... Il n'y a qu'un immortel, et c'est l'Idéal.

1896.

Le "Musset" de Mercié.

Il y a quelque deux ans, mon cher Mounet-Sully me dit, un après-midi : « Allons voir Alfred de Musset chez notre voisin Mercié ».

Dans le grand atelier, nous trouvâmes, devisant ensemble, le sculpteur, le poète et la Muse.

Le poète, assis, le corps défaillant, rejeté en arrière, son beau visage voilé de mélancolie, son manteau ramené sur son torse et sur ses genoux, il s'étale avec des plis de linceul, écoute en lui chanter l'éternelle douleur, strophe et antistrophe, l'amour et la mort. A sa droite, la Muse, ange ou déesse, sœur maternelle, l'invite à je ne sais quel départ pour des régions de paix qu'il pressent et qu'il ignore...

En face du groupe de marbre, dont la parfaite blancheur accroît la beauté mystique, nous avions pris place sur un divan, sans rien dire, car les sanctuaires commandent le silence... Le ciel de Paris était maussade. Dans l'atelier, la lumière était comme attristée... Nous nous taisions...

Tout à coup, tel un Miserere dans une église, se fit entendre un chant sacré. Une voix grave disait des vers... doucement... puis elle s'enfla et, comme onduleuse, s'éleva en plaintes aiguës, pour retomber bientôt à de lourds gémissements. L'âme du poète était autour de nous, sur nous. Le marbre de Mercié parlait, vivant d'une vie surnaturelle. Les strophes

PORTRAITS LITTÉRAIRES 169

des Kiuits, les périodes, une par une, liées entre elles comme des vagues, grondaient, criaient, pleuraient... Jamais je ne comprendrai mieux que ce jour-là ni le particulier génie poétique de Musset, ni la puissance propre qui fait de Mounet-Sully un diseur lyrique par excellence, ni la compo- sition de Mercié, dont le sens est plutôt dans je ne sais quelle fluidité fantomatique que dans la ligne plastique des figures.

Le groupe de .Mercié, c'est l'évocation d"un génie double, maladif et exalté, très terrestre et très idéaliste, qui, replié sur lui-même, souffre de se voir attaché à tous les bas désirs, et qui, dans le même moment, dégagé de lui-même, comme l'ombre dans un miroir est séparée du corps qu'elle répète, se voit hors de lui, mais beau d'une beauté de rêve qui est la sienne pourtant.

Selon les vieilles croyances populaires, plus sages qu'on ne pense, voir son double est présage de mort.

Les phénomènes de dédoublement, de double conscience, sont notés par les physiologistes comme des hallucinations catégorisées, symptômes des plus terribles désordres nerveux.

Il semble que le poète des Nui/s, mort prématurément, ait eu au plus haut degré (fatalité morbide ou puissance transcendante) la faculté de dédoublement attribuée par la légende espagnole au douloureux don Juan de Marana :

Partout jai voulu dormir. Partout j'ai voulu mourir, Partout j'ai touché la terre. Sur ma route est venu s'asseoir Un étranger vêtu de noir Qui me ressemblait comme un frère !

A tout instant, notre poète projette son âme hors de lui. Il la voit et il la dépeint. Et c'est la Muse des Nuits.

8

170 LA PROSE DE JEAN AICARD

Dans les Caprices de Marianne, Coelio et Octave se regar- dent étrangement, et, quoique dissemblables, se reconnaissent pour frères. A eux deux encore, ils feront de la mort et Octave dira, en regardant le corps de Coelio assassiné : « C'est moi qu'ils ont tué ! > Et dans cette œuvre qui met aux prises deux êtres qui, en réalité, n'en font qu'un, certain détail nous frappe, qui complique encore le troublant pro- blème du dédoublement : Octave, buvant sous la tonnelle, essaye d'y voir double « pour se tenir à lui-même compa- gnie ».

Si l'une des facultés essentielles du poète des isuits fut d'être un visionnaire qui se cherche et se perd lui-même sans fin, et se transforme en ses propres idées douées pour lui d'apparences réelles, le sculpteur qui entreprenait de nous montrer l'image d'un tel génie assumait une tâche des plus difficiles, car on ne sculpte point des états d'âme...

L'art d'Alfred de Musset échappe à l'analyse du critique, parce qu'il comporte plus de génie que de talent si l'on admet que le génie est une libre puissance intuitive, dédai- gneuse des rhétoriques, tandis que le talent est surtout la maîtrise dans un métier. Le talent, lui, est fait en partie de la connaissance approfondie, positive, des règles empiriques, et il ne consent à exprimer ce qu'il a d'inspiration qu'en se soumettant aux lois (seules bases de la critique) avec une ser- vilité d'où il tire mérite et orgueil.

Musset eût pu se réduire à être un poète de talent ; il ne le voulut pas :

J'ai fait de mauvais vers, c'est vrai, mais, Dieu merci ! Lorsque je les ai faits, je les voulais ainsi !

La beauté de l'art personnel d'Alfred de Musset est rare- ment dans un vers détaché ; l'unité du vers n'est jamais son souci. Un vers de Musset, isolé du vol nombreux de ses

POBTRAITS LITTÉRAIEES 17I

pareils qui l'entouraient dans le ciel des rythmes, perd aussi, tôt quelque chose de lui-même qui était son accord avec les nombres voisins.

La beauté de la poésie écrite de Musset semble résider surtout dans la conduite des périodes ; il y disperse, il y équilibre savamment les nombres, et, par la dispersion et l'équilibre, il en porte la puissance à l'extrême.

Sa période commence souvent par de larges coups d'archet qui commandent l'attention, par des sons étendus, semblables à ces appels impérieux par lesquels le rossigriol attaque sa mélodie. Ou est contraint d'écouter. Alors le poète écrase l'archet sur la lyre. Le chant s'accentue, s'enfle. La note longtemps soutenue prolonge les sons pleins (les accents) de telle sorte que l'alexandrin, avec ses humbles douze pieds, paraît cependant interminable. Tout à coup le rythme se pré- cipite, l'inspiration s'élance, s'élève... puis de nouveau, elle se calme, redescend, et la période expire largement sur le vers final, porté, lui aussi, à l'infini, comme ceux du début.

A ce poète, les mots importent moins par leur sens défini que par leur nombre indéterminé et suggestif. Et si son pro- cédé, sans doute 'involontaire, simplement génial, lui permet de nous communiquer plus justes et plus complètes ses émo- tions, et plus sûrement que lui-même ou tout autre ne pourrait le faire par la recherche du terme précis ou de la rime riche, la critique ne serait-elle pas mal venue à se plaindre du charmeur triomphant }

Le reste est un mystère ignoré de fa foule Comme celui des flots, de la nuit et des bois 1

Connaissez-vous la Visite merveilleuse de l'humoriste Wels r Un ange, égaré dans notre ciel, fut blessé par le coup de feu d'un savant, collectionneur d'oiseaux rares. Les ailes lumi- neuses s'éteignent d'abord, puis s'atrophient. Ce qui en reste,

172 PROSE DE JEAN AICAED

de pauvres moignons ridicules, un tailleur l'emprisonne dans une redingote, et cela, sous le drap du vêtement, fait une manière de bosse. L'ange exilé un peu ridicule, doit désor- mais vivre de la vie terrestre et même de la vie mondaine.

Un soir dans un salon, il avise un violon, oublié là, sur une table. Il le prend, il en joue, et tous écoutent ravis d'extase... Mais, dès qu'il a fini, on lui présente une partition : « Jouez- nous donc cela, monsieur Ange. Qu'est-ce que cela > Des notes donc ! de la musique écrite ! Musique écrite r Notes }... Connais pas !... » Alors, les critiques méprisèrent M. Ange, qui ne savait pas la musique!

M. Ange, c'est un peu le divin Musset, ange devenu ter- restre, dédaigneux des solfèges, ange d'autant plus!... si « ange » que les poètes de haute lignée, mais moins divins, moins inspirés d'au delà, ont pu parfois le traiter comme un étranger !

Et que le marbre de Mercié se soit assoupli jusqu'à évo- quer l'idée d'un dédoublement pathologique à la fois et méta- physique ; que le sculpteur ait trouvé d'harmonieuses lignes fuyantes qui nous suggèrent un souvenir des beaux nombres d'Alfred de Musset, toute la misère et toute la gloire du poète c'est merveille !

Ce marbre, véritablement, est une évocation pathétique. 1906.

Leconte de Lisle.

Celui-ci est un dieu, à qui l'Académie confère aujourd'hui le titre honorifique qui n'ajoute rien au talent, et qui ajoute peu de chose à la popularité : le voici Immortel.

Nommer Immortel un homme qui hait la vie, chante la mort, aspire au néant, ceci a bien un peu l'air d'une malice académique, mais quoi! la malice est française, et les dieux, habitués à nos blasphèmes, qui sont des actes de foi, ne s'émeuvent pas pour si peu.

PORTRAITS LITTÉRAIRES 178

Celui-ci est un dieu. Affirmerai-je que je suis un des prêtres de son temple > Ce serait mentir. Pourquoi donc, monsieur Périvier, m'avez-vous demandé, à moi, une « étude » sur Leconte de Lisler Peut-être vous êtes-vous dit, avec un sourire, que les poètes en g-énéral se nient volontiers les uns les autres, occultement il est vrai, et qu'il serait piquant de voir un des plus humbles, suffisamment obscur, aux prises avec un poète peu connu mais très grand, à qui l'Académie accorde solonnellement, d'une manière d'autant plus éclatante qu'elle est tardive, la quantité de célébrité dont elle dispose.

Eh bien ! quoique je n'aie jamais servi dans le temple du dieu, du moins je n'y saurais entrer sans me découvrir avec un respect qui tient bien un peu de la pitié, car si aucun poète ne peut être à lui seul toute la poésie, tout vrai poète du moins la représente tout entière.

Depuis lahvèh jusqu'à Zeus et à Prometheus, homme et dieu, à la fois, celui-là! toute grandeur assurément doit être blasphémée, et il n'est pas mauvais qu'un insulteur bruyant suive le char des triomphateurs, pour leur rappeler qu'ils ne sont que cendre et poussière, mais de quel « rien » parlerions-nous à cehii-ci, dont il n'ait mesuré la profondeur et chanté l'infini r Rappeler son néant à l'évocateur du néant, ne serait-ce pas souffler dans le vent ? Voilà bien, à défaut d'autres, une raison suffisante pour arrêter la critique, si elle était disposée à se manifester...

Toute forme ne contient pas une idée, mais toute forme, même vide, inspire une idée.

Je veux essayer d'apprécier, dans l'œuvre de Leconte de Lisle, deux choses : d'un côté sa forme poétique, ses qua- lités techniques, qui aff"ectent en moi l'artiste, et en même temps l'idée que son art fait naître en moi ; d'autre part l'idée qu'il veut exprimer, communiquer, et qui atteint en moi l'homme.

174 LA PROSE DE JEAN AICARD

I

Quant à la forme de Leconte de Lisle, oh ! je suis bien à mon aise! Empruntant à Victor Hugo le mot central de son étude sur Shakespeare, je peux m'écrier, moi aussi : «j'admire tout comme une brute! » tellement qu'il a pu m'arriver d'affirmer que Leconte de Lisle a plus de talent que Victor Hugo.

Dans cet ordre d'idées, Théodore de Banville, l'étince- lant jongleur de rythmes bien vivants, et Théophile Gautier, le parfait ciseleur de camées, ont plus de talent que Lamar- tine et Alfred de Musset.

Que Leconte de Lisle ait plus de talent que Victor Hugo, cela n'est pas vrai ; il en a autant, ce qui est déjà bien joli, avec moins de mélodie, moins de sentiment, moins de pensée, moins d'émotion, et, par conséquent, moins de fécondité, mais n'oublions pas que telle est sa volonté souveraine : comme artiste, il se refuse à l'expression des passions qu'il regrette d'avoir à éprouver comme homme ; il aspire, cet immortel, à n'être pas, ou du moins à n'être plus... hélas ! les dieux sont faits à notre image, et pleins de contradictions.

Alors, direz-vous, pourquoi faire des vers> N'est-ce pas plus d'action qu'il ne convient à un bouddhiste qui sait l'ina- nité de toute chose ? Dire, à grand'peine, en beau langage durable, la vanité de tout, n'est-ce pas une vanité plus vaine que toutes les autres, quelque chose comme l'ombre d'une ombre? Leconte de Lisle, qui est un sincère, se pose sou- vent à lui-même cette question : je la lui ai entendu formuler sous les galeries de l'Odéon en 1867. Mais, hélas ! si les formes d'art peuvent être parfaites, il n'en va point de même des philosophies, dont aucune n'atteint encore l'absolu. On n'est pas absolument sûr du néant tant qu'on n'est pas anéanti, c'est-à-dire hors d'état de s'en apercevoir ! et dans la salle d'attente du néant, que nous appelons en grec : Kosmos,

POHTRAITS LITTÉRAIRES 176

il faut bien s'amuser à quelque chose, pour tuer le temps : Khronos ; et faire des vers descriptifs est une façon de jouer au < Lotos »... C'est ce que fait Leconte de Lisle, au pied de l'Himalaya, au bord du Gange divin !

Les calembours, « c'est la fiente de l'esprit qui vole », a dit N'ictor Hugo, qui ne les dédaignait pas... Mais redevenons sérieux. Aussi bien le sujet le commande à tous égards ; et qu'on ne s'y trompe pas si je me permets de badiner un instant, c'est uniquement pour tâcher de me faire lire, sachant qu'on ne lit pas son journal du matin comme on relirait k soir la Henn'ade : pour appeler le sommeil.

Nul poète français, à aucune époque, n'a fait mieux les vers que Leconte de Lisle.

Théodore de Banville y a plus de dextérité et se joue dans des combinaisons plus variées de rj'thme : il les a toutes épuisées : , mais les qualités de métrique pure, dans l'alexandrin, sont de même valeur chez ces deux maîtres. Seulement, la Muse de Banville me rappelle, pour la .grâce, l'adresse, et pour le pailleté de l'habit, l'arlequin de Saint-Marceau, bien campé sur ses jambes écartées, les reins souples et tout le corps frémissant ; la Muse de Leconte de Lisle tient du Sphinx roide et massif, qui, souriant avec un mépris inquiétant, rêve et aspire à Rien, assis dans la durée lamentable, au fond des déserts, qui s'ennuie.

Leconte de Lisle n'est pas un homme ; c'est une école.

Quelle école? Appelons-la le parnassistne ou Vimpassibi- lisme, le mot importe peu ; il suffit d'un signe qui serve à la désigner, à la faire distinguer des autres.

Appelons Romantisme l'école de Victor Hugo, lequel a de beaucoup dépassé le titre de chef d'école, ayant été simple- ment un faiseur de libertés, qui a usé pour son compte, à sa manière, des libertés par lui proclamées.

Sainte-Beuve n'a-t-il pas constaté que toute école renie la précédente, pour la défense de sa naissante existence, mais se rattache volontiers à une école plus antérieure ?

Il n'y a pas à le nier, surtout depuis que, Victor Hugo

176 LA PEOSE DE JEAN AICARD

étant mort, on n'est plus arrêté par des considérations de respect personnel, le parnassisme a renié le romantisme.

Le romantisme avait pour marques l'abandon au souffle, dans le lyrisme créé par lui; un entraînement d'éloquence; un certain oubli de mot propre, pourvu que la mélodie des syllabes aidât l'évocation des choses à montrer ou des sentiments à transmettre ; le négligé de la passion pressée de de se communiquer; le dédain, peut-être plus philosophique que les dégoûts de vivre soigneusement exprimés en beau langage, le dédain de la recherche, grâce à laquelle le poète nous trouble par la prétention constamment affichée de trouver sa parole plus précieuse que son émotion; une abondance souvent nuisible à la fermeté de la composition ; bref, un goût de l'agitation, de la vie dans l'art.

L'inspiration romantique < charriait > de tout, du soleil, des épaves et des écumes, comme un fleuve débordé sous un ciel éclatant.

Tous ces éléments, l'école nouvelle les a reniés, et même conspués, à bon droit ! si l'on songe à son légitime désir de vivre d'une vie propre, et de ne refaire aucun chef-d'œuvre,

Plutôt faire un moindre chef-d'œuvre que d'en refaire un grand ; c'est le droit, c'est le devoir de l'artiste.

Alors, les nouveaux venus se sont rattachés à la fois aux jongleurs de rimes de la Pléiade, et, il faut bien le dire, c'est chose bizarre ! à la queue des classiques, à l'abbé Delille, par exemple... Qu'on ne croie pas à un frivole désir de faire un calembour avec des noms propres ?

Théodore de Banville, espiègle et charmant, s'est souvenu de Ronsard. Leconte de Lisle a pensé, je le répète, à l'abbé; puis, d'autre part, chavirant le vers d'André Chénier, il s'est dit :

Sur d'antiques pensers faisons des vers nouveaux,

Nouveaux > oui et non. Des vers qui ont un air de nouveauté particulier, grâce surtout à l'étrangeté des choses exotiques et archaïques dont ils parlent, et grâce encore à des

PORTRAITS LITTERAIRES I77

bizarreries d'orthographe. Il est évidemment plus nouveau d'écrire Kaïn que Caïn, et si on remplace le K par un Q, l'illusion est complète. Qaïn avec un Q est le dernier mot du moderne !

Non, dans Leconte de Lisle, la tournure du vers n'est pas infailliblement moderne, bien que notre poète soit merveil- leusement enrichi des ressources de langue créées par Victor Hugo qui a lâché le mot propre et mis au rancart la périphrase.

Ceci est, bien entendu, une caractéristique générale, car çà et langue et prosodie sonneront ensemble le pur classique :

O belle Tyoné, Viens, et je bénirai le destin fortuné Qui, loin de la Phocide et du toit de mes pères. Au pasteur exilé gardait des jours prospères.

Et encore :

Déjà, sur la mer vaste, uue propice haleine Des bondissantes nefs gonfle la voile pleine...

Et encore :

Préviens des immortels la naissante colère !

Est-ce Leconte ou l'abbé) on ne sait trop, mais, notons bien que cet accent sonne rarement sur la lyre du maître parnassien. Elle n'a que des cordes de fer, cette lyre mysté- rieuse ; aucun boyau ; nulle corde lâche ; et il faut mettre le microscope sur l'éléphant pour découvrir les cirons sous les replis de la puissante peau. Il y faut l'œil malin du critique ou, que Zeus me pardonne! du confrère!

Ce qu'il faut dire, en dépouillant les mauvais sentiments naturels à tout critique, c'est que le procédé suprême de Leconte de Lisle, dans son travail de constitution d'un art la poétique classico-romantique et la couleur purement roman- tique sont admirablement assemblées, a été celui-ci :

Ne faire que de beaux vers classiques ; garder tout l'éclat

8.

178 LA PROSE DE JEAN AICARD

de la langue romantique en se refusant à l'exubérance, à la fougue romantiques ! Comme conception une forme poétique, rien de plus complet.

Et Leçon te de Lisle n'a fait que de beaux vers. De l'ad- miration absolue que lui vouent les initiés ; de là, en partie, l'éloignement que lui témoigne le vulgaire.

Je défie, en effet, qu'on puisse lire cinq cents beaux vers également beaux entre eux, car la beauté constamment tendue, implacablement soutenue, dans l'ensemble d'une composition littéraire, et, à la fois, dans chacun des détails, même dans la valeur de chaque mot, est une chose monstrueuse, et par fatigante. Les initiés seuls peuvent soutenir la vue du tabernacle ouvert. Il y a, dans une pareille monotonie de beauté, un mystère dont le rayonnement aveugle et fait se détourner les faces profanes.

Il nous vient, d'une telle perfection possédée, une satisfac- tion qui anéantit tout désir, en supprimant tout attrait.

Leconte de Lisle pourrait dire, avec le Moïse d'Alfred de Vigny :

Seigneur, vous m'avez fait puissant et solitaire !.., Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre !

II

Leconte de Lisle est aussi un traducteur, et prestigieux. Pourquoi prestigieux ? Parce qu'il est grand poète.

Je m'explique. [Le texte lui transmet l'impression que le poète original Homère par exemple a reçu des choses ; l'inspiration même qu'Homère eut en lui, non pas l'impression que peut transmettre le texte à n'importe quel hellénisant. Et, sur nouveaux frais, le poète visionnaire refait l'Iliade ou VOdyssée, inspiré par le texte qu'il commande en même temps qu'il en est commandé.

Ici, une observation capitale.

PORTRAITS LITTÉRAIRES 179

Ce que le poète ne peut pas nous rendre, c'est l'harmonie propre du grec, le nombre grec, la physionomie des mots grecs ; il y substitue une autre physionomie, un autre nombre, une autre harmonie, mais qui ne peuvent rien avoir de grec, et, de plus, il traduit des vers en prose ! Pourtant, le poème subsiste et se transmet! Et cela dans une prose simple, savamment fruste, qui, présentant comme par blocs les idées et les images, est plus évocatrice que si elle se préoccupait d'arrondir, d'harmoniser ses périodes !

N'en faut-il pas conclure qu'il y a dans l'art, autre chose que le nombre propre de chaque mot, autre chose que l'har- monie née de l'arrangement des vocables, de la prononciation, de l'accent spécial à la langue> —Si fait! Et quoi donc?... Un assemblage d'idées, une chaîne d'émotions qui est la com- position même, bref des qualités extérieures, matérielles pour ainsi dire, de l'œuvre écrite en langue rythmée.

Or, il se trouve que Leconte de Lisle, comme traducteur du simple, naïf et vivant Homère, se montre nécessairement poète, d'idées, d'émotions, de mouvement passionnel et d'action, lui, l'impassible! —et qu'il abandonne forcément dans le texte original, dont elles sont la propriété invio- lable, — les qualités de langue et de métrique qui le préoc- cupent exclusivement lorsqu'il chante, en vers français, pour compte I

Ainsi, quand il a fait son œuvre personnelle, il a tuer en lui, avec préméditation, certaines facultés maîtresses du poète qui sont en lui, puisqu'il est un très grand poète ! et la traduction lui est une occasion de les retrouver et de les prouver, sans doute malgré lui-même !

Traducteur, il s'est mis comme Homère, en face des choses telles que les voyait Homère; poète, pour compte il met tou- jours entre lui et les choses de la nature, une littérature quel- conque, française, grecque ou syriaque, oubliant que les grecs, ses maîtres, ne copiaient aucune forme mais inven- taient une forme, expression spontanée de leur émotion !

Qu'il ait voulu ne mettre dans son œuvre personnelle

l8o LA PEOSE DE JEAN AICARD

aucune émotion, oh! cela a lui coûter vraiment un merveil- leux effort.

Cette homme à la tête massive, olympienne, chevelu comme son Kheroub de Qaïn, cethomme vit pourtant! Il sent, tressaille, souffre! Il s'abandonne certainement quelquefois, en aépit de la philosophie, à l'illusion de vivre, qui est traî- tresse... Il marche, il remue enfin! Il n'a pas voulu que ces conditions inférieures de l'être apparussent dans son œuvre, et cela au profit de la beauté plastique qui, on le sait, est faite d'immobilité.

D'aucuns ont confondu quelquefois chez Leconte de Lisle l'absence d'idée et l'absence d'émotion. « Il ne pense pas! » se sont-ils écriés, et on a pu rappeler sévèrement et injuste- ment, à son sujet, ces magnifiques paroles de Lamartine.

« Les vers sont les formes transcendantes et comme divini- sées de la pensée humaine : les remplir de rien, c'est nous déshonorer ! »

Bien loin de ne pas penser, Leconte de Lisle a trop

pensé! Il est bien vrai qu'il n'a qu'une idée, une idée fixe, qui est : Rien, mais qui résume tout!

C'est ici que nous l'abandonnons, non pas comme artiste, mais comme homme.

Ajoutons, avant d'étudier la pensée de son œuvre, que, poète de mots, de sonorités superbes, de langue et de mé- trique incomparables, mais d'idée nihiliste, il |a (ce traduc- teur de l'émotion d'Homère!) rendu, grâce à l'absence d'émotion, son œuvre intraductible, et par cent fois moins extensible que toute autre dans l'espace et dans le temps !

III

Ce poète a parcouru toutes les philosophies ; il a feuilleté tous les âges ; il a interrogé tous les climats du globe ; il a passé la revue de toutes les manifestations de la souffrance et de la pensée humaines ; il a étudié dans leur tombe toutes les races ; (il en a ressuscité quelques-unes; et selon le mot

PORTRAITS LITTÉBAIBES l8l

de Jules Lemaître, « l'archéologie et l'anthropologie rendent seules possibles des résurrections pareilles ! » Tous les livres, il les a lus ; il les a condensés ; et le résumé de tout et la condensation de tout, il nous l'apporte dans un mot! rien!

Certes, il n'a pas commencé, mais il finit par le néant!... et il prêche l'immobilité, qui paraît en être la condition initiale !

Conclusion formidable!... non, je ne suis pas le prêtre de cette religion. Aisément, elle pourrait rendre sévère pour l'artiste, qui reste incomparable, jugez-en :

Et toi, divine mort, tout rentre et s'efface, Accueille tes enfants dans ton sein étoile ; Affranchis-nous du temps, du nombre et de l'espace, Et rends-nous le repos que la vie a troublé !

Ah ! que j'aime pourtant bien mieux l'inquiète souffrance égoïste, mais semblable à nos souffrances, de Musset, qui vit et qui chante ; la lamentation de Lamartine chrétien, qui sent et qui pleure sur tous ; la pensée libre de Hugo, qui, concluant à la pitié suprême, veut répandre sur le monde la joie d'un art étincelant, l'enchantement d'un art adorable.

Comment se résigner à n'être qu'un artiste, en cessant d'être un homme accessible aux tendresses, quand l'art est le moyen le plus sûr, s'il daigne se mêler à la vie, de charmer la vie et de la consoler }

Et si vous aimez assez votre art pour vous y livrer volon- tiers en dépit du Nirvana et du reste, faites un pas de plus vers les vanités de l'Illusion éternelle, et parlez parfois d'eux- mêmes à quelques-uns des dix millions de Français, agis- sants et pensants, qui se moquent un peu de Cakya-Mouni !

Il vit, ce peuple de France, sous la menace des avenirs assombris, il vit, ou du moins il essaye ! Dans l'agonie du siècle, nous sentons tous des approches de mort, mais nous ne voulons pas mourir ! Un seul mot de Michelet relu nous fait tressaillir encore !

lÔa LA PROSE DE JEAN AICARD

Et l'art aussi se déclare vivant, ou du moins aspirant à la vie ! Et puisque le seul désir du néant ne suffit pas à nous donner la paix, accommodons-nous à la destinée, et acceptons les lois inéluctables.

Tâchons surtout de ne pas ag^çraver l'horreur de notre destin,

La honte de penser et l'horreur d'être un homme.

et tenons en quelque estime les belles pensées et les beaux sentiments.

Puisque tout est mensonge également dans le songe de vivre, pourquoi ne pas préférer, aux vaines apparences tristes, les vaines apparences qui réjouissent les cœurs ?

On le voit, ce n'est pas à l'écrivain en vers, c'est au pen- seur que je prétends échapper, car c'est ici affaire de con- science, de religion.

Il ne s'aperçoit pas qu'en dépouillant le plus possible son œuvre de toute vie par l'absence d'émotion au point de vue moral, et d'aisance, de défaillance même, au point de vue de la forme ; par sa méprisante indiiférence de penseur et sa placide perfection d'artiste, il passe en transfuge, renégat d'humanité, du côté de ces dieux qui laissent la vie se tordre douloureuse au-dessous d'eux, sans daigner y prendre part, non pas même pour permettre une espérance !

Il pourrait, et combien puissamment avec un tel génie de versificateur ! mettre en ses vers un secours de joie et d'espérance pour ceux qui luttent et souffrent ; nous montrer du moins qu'il ne nous a pas abandonnés ; prêter une voix aux douleurs confuses, comme Sully; un cri qui soulage, aux âmes muettes... Non! il s'isole dans une impassibilité extra-humaine qui semble anti-humaine, qui paraît par moments une injure à notre faiblesse.

Est-il sûr d'ailleurs, scientifiquement, que son attitude soit bien celle du Bouddha, frère du Christ ? Est-il sûr que le Nirvana, c'est la doctrine isotérique, « ne recouvre pas les splendeurs d'une immortalité cent fois plus brillante

POBTBAITS LITTÉRAIRES l83

que celle de tous les cieux mythologiques, et d'une évolution spirituelle en harmonie avec toutes les lois de l'univers? »

(E. SCHURÉ.)

Son nihilisme, à lui, attriste les tristesses, blesse les bles- sures et légitime contre lui les mêmes indignations qu'il a contre les dieux indifférents !

Tu nous donnes enne... D'arrêter dans nos bras nos travaux généreux!

Nous planterions l'espoir sur l'univers détruit !

s'écrie SuUy-Prudhomme, cinglant d'un coup de fouet Alfred de Musset dont le scepticisme vivant a pourtant des allures d'enthousiasme !

Aux profondeurs plonge Leconte de Lisle, toute joie meurt... Qu'on me rende les pentes du vert Hélicon ! je veux m'ébattre à la surface des phénomènes. Si la vérité (qui est d'après vous une illusion comme le reste !) est triste, faisons, plus généreux que les dieux, de meilleurs mensonges !

Persuadé qu'il e.st le

Sublime puisatier du noir puits-vérité.

(c'est ici un vers, inédit, je crois, de Victor Hugo), Leconte de Lisle, remonté de l'abîme, en rapporte le miroir terrible celui qui se regarde ne se voit plus !

Il est absent de son œuvre. On n'y aperçoit que le spectre immobile d'un rêve pétrifié.

Oui, c'est étrange, il l'a marquée, son œuvre, d'un carac- tère de non-être, qui lui assure une existence immortelle ! L'immortalité assurée par la perfection de la forme, à l'expression du mépris pour l'effort, cette antinomie cons- terne ! Elle ne découragera pas si on veut bien songer à l'effort patient qu'un tel résultat a coûter I

1886.

l84 LA PROSE DE JEAN AICARD

SuUy-Prudhomme.

« Quand l'univers lecraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt ; et l'avantag-e que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien ».

Sully-Prudhomme est mort ; on le sait depuis trois jours et que la France a perdu un grand poète, profond et déli- cieux. C'est tout. Ce que le monde, je dis celui de l'intelli- gence et de la pensée, ignore tout comme l'univers maté- riel dont parle Pascal c'est de combien il est diminué par la mort de ce juste.

La noble humanité, celle que Pascal exalte, a perdu, sans le savoir, une des plus belles consciences qui l'aient jamais honorée. Comment pourrait-elle mesurer la perte qu'elle vient de faire) Cet être incomparable n'a pu révéler le meil- leur de lui-même qu'aux témoins de sa vie intime. La condi- tion de certaines beautés morales est d'exister dans l'ombre, et plus méritoires de n'être pas en lumière. Elles trouvent leur gloire à chercher l'obscurité. Nul orgueil ne les dépare. Elles rayonnent sans être admirées. Elles sont pour Dieu.

Nous parlons ici d'une Sagesse pure, adorable et vivifiante, qui, mieux que toute beauté d'art, mérite le nom de divine. Il faut avoir vu la conscience de Sully-Prudhomme pour croire qu'un idéal est réalisable. Elle demeure invraisem- blable dans un siècle de réalisme. Et, parce qu'elle était, elle a laissé, à ceux qui la virent en mouvement, l'impression du plus beau des spectacles possibles ; mais on conçoit qu'il fut donné seulement à ceux qui approchaient le poète dans l'inti- mité. De loin, le public entendait dire : « Beau caractère ; scrupuleux; grande élévation de sentiments... » Mots sans force, banals, usés, quelconques.

Et je dis que le monde ignore de combien l'a diminué le départ de cette homme simple.

Depuis ma première jeunesse, je l'aimais. J'ai aujourd'hui

PORTRAITS LITTÉRAIRES l85

le devoir de parler de lui, de le montrer tel qu'il m'apparaît. Lui vivant, je ne me serais pas risqué à faire l'éloge de son caractère. Le brutal éclat d'une apologie sincère eût blessé ses yeux faits pour une lumière élyséenne. La Grèce a immor- talisé sept sages. De nos jours, la sagesse seule, surtout modeste, ne confère plus l'immortalité, mais tous nous aurons dit, parce que c'est notre devoir, ce que fut cet homme-ci, et que le monde n'en sait rien.

Jules Simon, dans un article de journal, faisait un jour le tableau de la Cité idéale, et il terminait par ce trait : « SuUy- Prudhomme donnera des conseils à cette république. »

Cette cité-là n'est pas encore réalisée.

Pour nous, les amis du poète, lorsque la dure réalité moderne nous a fait désespérer des avenirs, que de fois nous sommes- nous écriés : < Et cependant, il y a au monde des êtres tels qu'un Sully Prudhomme! » Qu'il existât, cela seul nous rendait à l'espérance. Maintenant il n'est plus là, mais il y a été, et fortifiés par lui, nous répétons :

Nous planterions l'espoir sur l'univers détruit.

Seulement, pournous, ses intimes, il y a, depuis trois jours, dans l'indifférent univers, plus de solitude morale que n'en laisse ordinairement la mort même d'un ami. Une lumière s'est éteinte sur l'horizon de la pensée. SuUy-Prudhomme repré- sentait toute la grande humanité, celle qu'on rêve et qu'on veut affirmer quand même. Il le sentait bien, lorsqu'il disait humblement :

J'écoute en moi pleurer un étranger sublime. Qui ne m'a jamais dit sa patrie et son nom.

Voilà le sage. Quant au poète, pour en parler dignement, il nous faudrait plus de temps et surtout plus de tranquillité d'esprit. La critique est chose froide. J'écris ici une émotion.

l86 LA PROSE DE JEAX AICARD

Il convient cependant de signaler qu'on n'a pas dit sur lui ce que dira un jour, bientôt peut-être, puisqu'il est mort, la vraie critique, celle qui éclaire tous les fonds d'une œuvre, la révèle à qui ne la sent pas encore. Comme le sage qu'il fut, ce poète célèbre est resté, en quelque manière, un inconnu. Deviné, pressenti, entrevu, point vu encore, pas caractérisé pleinement et fortement. On le découvrira. Il aura son jour.

Sully Prudhomme poète, c'est le charme infini dans la parfaite précision.

Il penche à l'analyse ; il veut toujours se rendre compte de tout ; il opère ce miracle de nommer et de détailler les nuances de ses sentiments sans nous rien faire perdre de leur subtile essence. Quand il effeuille une fleur pour nous en dire le mystère, il la force à exhaler son plus pénétrant parfum.

Il a dit :

Heure de la tendresse exquise les respects sont des aveux

le cœur s'ouvre en éclatant Tout bas, comme un bouton de rose.

Et ailleurs :

Et encore

Tous les corps offrent des contours. Mais d'où vient la forme qui touche? Comment fais-tu les grands amours, Petite ligne de la bouche?

Je rêve à l'étoile suprême.

A celle qu'on n'aperçoit pas, Mais dont la lumière voyage Et doit venir jusqu'ici-bas Enchanter les yeux d'un autre âge.

Quand luira cette étoile un jour, La plus belle et la plus lointaine, Dites-lui qu'elle eut mon amour, O derniers de la race humaine !

POBTKAITS LITTÉRAIRES 187

Nous ne croyons pas à la perfection d'aucune œuvre d'art, c'est-à-dire à la beauté impeccable d'une forme défiant toute critique. Nous croyons que la beauté d'une œuvre réside surtout dans la puissance qu'elle a d'être suggestive. Plus elle fait naître l'idée de la Beauté suprême, à jamais insaisis- sable, plus elle vaut. C'est pourquoi Sully Prudhorame, si précis, si châtié, concis parfois jusqu'à la rigueur, est l'égal des plus grands poètes. Il éveille le désir et l'espérance, il les lance à l'infini, plus loin parfois que ne l'ont fait les plus lyriques, les plus envolés.

Les Étoiles, l'Agonie, les Yeux, combien d'autres encore de ses chefs-d'œuvre, sont des poèmes qu'on peut comparer aux pages les plus illustres des Hugo, des Lamartine et des Musset I

Et ce poète nous est nécessaire. Il tient, parmi les maîtres du Vers, une place que nul autre n'a occupée. Son œuvre répond aux besoins de nos esprits modernes, qui ne peuvent ni souffrir, ni douter, ni espérer, ni aimer, sans scruter les raisons de leurs peines ou de leurs joies.

Et le miracle, c'est (encore une fois) que ce travail du poète sur lui-même n'ait pas fait perdre à ses sentiments ni à ses idées la puissance d'envol qu'on demande aux stances et aux poèmes.

Cette douleur sacrée

Donne un si mâle espoir qu'on la souffre en chantant.

L'homme, le poète, le philosophe, tous trois, en Snlly- Prudhomme, sont en parfait accord. C'est un sceptique qui espère, un analyste qui condense et résume, une hésitation qui nous force à conclure, un doute qui fait croire ; écoutez-le :

Cette qualité, la beauté, à la fois objective et incomplè- tement définissable, éveille en moi, dans l'aspiration, une vague image d'une sorte de ciel qui me ravit, et se révèle à

l88 LA PROSE DE JEAN AICARD

titre d'idéal réalisé quelque part, je ne sais ni comment ; mais j'y ai foi. C'est ma religion.

« L'intelligence n'a qu'un horizon borné, clos par d'infran- chissables murailles. Quant à nous, après nous y être en vain heurtés le front en soupirant, nous attendons avec humilité la réponse de la tombe à notre anxieuse interrogation. » 1907.

Alphonse Karr.

A Saint-Raphaël, au bord de la mer, non loin de Maison- Close, sera inauguré dimanche prochain le monument élevé à Alphonse Karr par souscription publique.

Je suis le dernier jardinier, disait Alphonse Karr; il n'y a plus que des horticulteurs.

Les horticulteurs ne lui ont pas tenu rigueur de cette raillerie légère, ou plutôt, après lui, les horticulteurs sont redevenus jardiniers pour l'amour de lui, parce qu'il a inventé, dans le Midi, le commerce des « fleurs coupées » qui est aujourd'hui une des richesses du littoral.

Le monument d'Alphonse Karr aura été vraiement l'œuvre de la reconnaissance publique.

Lorsque Alphonse Karr arriva à Nice, dans les États sardes, en i852, il n'y trouva point de fleurs cultivées. Un habitant de Nice voulait-il, en ce temps là, avoir un bouquet, il le commandait à Gênes, d'où on lui envoyait « une sorte de table de fleurs serrées, entassées, comprimées, étoufl'ées, déformées, table lourde semblable à une mosaïque et [parais- sant faite plutôt en bois ou en pierre qu'en fleurs vivantes ».

Quand Alphonse Karr eut créé son jardin, à Nice, la Ville azurée eut pour elle des fleurs poussées chez elle. Elle ne tarda pas à expédier des bouquets en France, en Angleterre, en Allemagne et jusqu'en Russie.

Mes bouquets, dit-il, étaient assemblés avec une liberté

PORTRAITS LITTÉRAIRES 189

qui permettait aux fleurs de conserver leur forme, leur port, et d' « avoir l'air heureuses ».

Il sïngéra de cultiver aussi des légumes, car la culture maraîchère n'existait pas non plus à Nice; mais l'affaire fut moins biillante. Les domestiques ne pouvaient trouver à sa boutique des complices pour voler leurs maîtres d'après cette règle connue : « Un petit pain d'un sou, deux sous. » Pas de comptes faux, pas de remise que le marchand fait payer aux maîtres, etc. Les domestiques refusèrent net de s'appro- visionner chez lui... Karr renonça donc aux légumes; il ne se ruina plus que dans les fleurs : « J'arrivais à vendre 3o.ooo francs de fleurs par an... Seulement, j'y perdais chaque année 4 ou 5.000 francs, et pour plusieurs raisons... Je faisais de nombreux et gros crédits, pas toujours remboursés... J'ava/s toute l'année une douzaine d'employés dont je n'avais besoin que pendant quatre mois... » Il se ruina donc, mais patron modèle, il ne connut pas de grévistes.

Cette ingénieuse façon de comprendre les aff'aires lui valut de Lamartine une épître restée célèbre. Lamartine y nommait son commerce un « riant commerce » ; il y exaltait les titres de noblesse démocratique de l'écrivain, il lui rappelait leurs luttes de 1848, leurs enthousiasmes généreux, les conseils politiques qu'il avait reçus, lui, Lamartine, de l'auteur des Guêpes. Il lui disait :

J'appris à te juger non au vain poids d'un livre,

Mais au poids d"un grand cœur qui sait mourir et nvre.

L'esprit d'Alphonse Karr lançait des traits d'or. Ce clas- sique a frappé, telles des médailles, des aphorismes de belle venue ! chose rare ! le simple bon sens est avec lui spirituel, gai, séduisant. Karr n'a jamais de prétentions. Ce qu'il sait le mieux, c'est qu'on ne sait rien. Les faux savants le font bien rire. Quand un vrai savant prononce, courageusement un «Je ne sais pas», il exulte. Molière certainement s'égaye à ses franches saillies. L'auteur d'Alceste aime la clarté de style de Karr: il applaudit à sa sympathie pour les sincères.

igo LA PROSE DE JEAN AICARD

les simples, les populaires au sens salubre du mot, Karr, c'est la raison française, qui ne veut pas s'inquiéter de l'incon- naissable. Quand on lui demandait ses idées sur le mystère de vivre, il répondait invariablement :

Je n'y pense qu'une fois par an, j'y ai pensé hier, repassez l'année prochaine.

Mais sa haute raison se sait dominée par la grandeur de l'inintelligible, et c'est ce qui rend son esprit si mesuré, si profondément humain, si fier et si modeste à la fois, et si secourable.

Car il fut un secourable, en tout temps.

Jules Claretie, qui prononça un discours à la cérémonie d'inauguration parce qu'il a toujours aimé l'auteur des Guêpes, citait naguère un trait sentimental du rude polémiste et pré- voyait qu'on serait surpris de le voir si tendre... Mais le rude polémiste n'eut jamais d'âcreté. C'est sans le paraître et sans phrases qu'il était doux et bon, à la manière des puissants.

Comme il tirait sa coupe, un jour, en pleine Marne, un escadron de cuirassiers arrive à la baignade. L'escadron esbroufeur nargue le nageur solitaire, le civil au bain 1... Mais voilà qu'un soldat se rapproche un peu trop du bour- geois aventureux... Un cri de détresse!... Le soldat est en train de se noyer sous les yeux de ses camarades inutiles et terrifiés... Karr le sauve en riant... Sauver un cuirassier n'était qu'un jeu pour notre athlétique homme d'esprit... Ce joyeux exploit lui valut la médaille des sauveteurs. Il sauva un autre homme plus tard, mais sans rire cette fois. Cet homme, c'était Frédéric Sauvage, l'inventeur de l'hélice.

Cela se passait en 1843.

Sur les eaux paisibles de l'Océan, au détour de la Hève, un beau navire évoluait par une claire matinée ; c'était le Napoléon, le premier bateau à hélice. A bord du Napoléon, le « constructeur >, le préfet maritime, beaucoup de grands personnages se congratulaient.

Or, pendant ce temps, était Frédéric Sauvage, l'inven- teur de l'hélice ? Sauvage, qui pendant treize ans avait lutté

PORTRAITS LITTERAIRES IQl

contre l'incrédulité, Tenvie, la malveillance, et « contre la pauvreté l'avaient jeté ses recherches » ! était-il } Il était en prison, à la maison d'arrêt du Havre, en prison pour dettes contractées dans l'intérêt de son invention... « Je ressentis alors, dit Alphonse Karr, une des impressions les plus tristes, une des indignations les plus vives que j'aie res- senties de ma vie ! Eh quoi ! on regarde avec fierté évoluer le Napoléon et personne, excepté moi, ne pense à l'inventeur! » D'un élan il écrivit le lendemain dans les journaux du Havre, puis dans les Guêpes : * Quoi ! le Ministre de la Marine! quoi! le Roi des Français laissent Sauvage en prison depuis deux mois > C'est une tache pour un pays, c'est une tache pour une époque, c'est une tache pour un règne ! » En quelques heures, dit-il plus lard dans le Livre de bord, avec le secours de quelques amis plus riches que moi (ce qui n'était pas difficile), la somme, une misérable somme, était réunie... »

Et il délivra Sauvage.

Le piquant de l'affaire, c'est que, de la fenêtre de sa prison, l'inventeur avait pu voir et calculer la marche du premier navire à hélice ; qu'il n'en était pas satisfait et que, méditant sur son invention, il était déjà en train de l'améliorer... si bien que, lorsque Alphonse Karr entra dans son cachot :

Merci ! merci ! me voilà donc libre, merci ! Mais je vous prie de vouloir bien me laisser encore ici jusqu'à demain... aujourd'hui j'ai à travailler !

Il faut lire dans le Livre de bord d'Alphonse Karr l'his- toire de son amitié avec l'inventeur qu'il hébergea longtemps. Il l'avait tiré de prison, il le sauva du déshonneur en retrou- vant, perdu dans un chaos de paperasses, le double du traité qui garantissait les droits de F. Sauvage sur son invention, dont les constructeurs du Napoléon l'eussent dépouillé sans l'intervention violente du polémiste toujours prompt aux colères généreuses. Ah ! le beau Don Quichotte sensé que cet Alphonse Karr !

Tout a été dit sur Karr l'écrivain, sur l'auteur des Guêpes,

iga LA PBOSË DE J£AN AICABD

de Soué les tilleuls et de la Pénélope normande ; mais Karr ami et protecteur de Sauvage n'est pas assez connu.

Un jour, à Saint-Raphaël, les mécaniciens de la flotte de la Méditerranée apportèrent à Alphonse Karr un portrait de Frédéric Sauvage. Au bas du portrait, un passage des Guêpes ; sur le bord supérieur, une plaque de cuivre avec cette inscription :

LES MÉCANICIENS DE LA FLOTTE

A ALPHONSE KARR

AMI DE F. SAUVAGE

Karr avait beaucoup de décorations. Il préférait à toutes sa médaille de sauvetage et ce portrait de l'inventeur offert par des travailleurs populaires, par des gens au cœur simple qui ont su se souvenir. Aujourd'hui, Sauvage a sa statue, sur les bords de la Seine. Sur quel point précis de la Ville? Devant le Palais de Justice ! sous des fenêtres de prison ! L'ironie de Karr ne pouvait désirer pour la statue de son ami un plus convenable emplacement.

Et nous. Comité Alphonse Karr, nous, jardiniers du littoral italien et français, nous tous gens de lettres, nous tous ses amis, nous donnons au monument d'Alphonse Karr un des plus beaux emplacements du monde, au bord de la mer qu'il aimait tant, à deux pas de sa « Maison-Close », si voisine de la Grande Bleue qu'il a pu dire sans hyperbole : « J'attache mon bateau à un arbre de mon jardin. » Nous dresserons son visage de bronze tout au bord de l'azur chantant sur lequel il poussait chaque jour sa barque, le bon pêcheur de mots et d'idées que vénéraient et admiraient les plus rudes d'entre les pêcheurs de poissons, parce' qu'il était vaillant et simple comme l'un d'entre eux.

L'autre nuit, j'ai assisté, dans les ateliers de M. Alexis Rudier (qui a fondu le Penseur de notre cher Rodin), à la coulée du buste d'Alphonse Karr, œuvre d'un jeune sculpteur de talent, M. Louis Maubert.

PORTRAITS LITTÉRAIBES I9S

Quel émouvant spectacle! Dans un trou profond, pareil aux fosses funèbres, le moule est là, comprimé par les ferrures d'une énorme caisse qui suggère l'idée d'un cercueil... Les ouvriers ardents, en sueur, protégés par leurs épais tabliers mouillés, accourent portant saisis dans leurs longues pinces de fer les creusets chauffés à blanc se meut lour- dement le bronze liquide, rose, rouge et pâle, aux flambées bleues, vertes, fuyantes... * Versez! » Et ils versent le feu... Cinq cents kilogrammes de bronze liquide s'accumulent dans l'entonnoir carré que, brusquement, deux hommes débouchent !

Et tout ce feu, qui pourrait tuer l'ouvrier maladroit ou mal- chanceux, descend au cœur du moule mystérieux... Il va s'y figer en y prenant les formes de la vie... Tout ceque l'homme peut donner de durée à une figure, à un nom, ces ouvriers, les fondeurs, obéissant au statuaire, le donnent en ce moment à l'ami de Frédéric Sauvage :

Le buste Survit à la cité.

Et du trou noir, du fond de la fosse funéraire, il jaillira demain vivant d'une vie suprême, et il se dressera bientôt pour un « toujours » humain, en pleine lumière du soleil, devant la mer latine.

... Quand nous avons quitté les vieilles rues du Marais, vers quatre heures du matin, par une nuit de neige, nous avons dû, pour regagner le Luxembourg, passer devant la statue de Frédéric Sauvage.

Le hasard a parfois des attentions gentilles. 1906.

Maison à Vendre.

Quelle maison? Maison-Close, l'habitation au bord de la mer Alphonse Karr a vécu vingt-trois ans, il est mort, le 20 septembre 1890.

9

ïqIi la prose de JEAN AICARD

Cloué en travers du poteau, l'écriteau, à côté de la porte, par-dessus le mur du jardin, se dresse en plein bleu du ciel... C'est la croix funèbre des foyers morts : Maison à vendre.

Je viens d'arriver comme tous les ans à pareille époque, au seuil de cette maison familière. Elle me sourit encore d'un air ami, et je pourrais croire que l'hôte célèbre et simple va m'y accueillir, je croirais que la vie de l'an passé l'habite égale et paisible sans l'écriteau banal, plus triste, que la croix des cimetières : Maison à vendre.

Non, certes, elle n'était pas faite pour subir l'affront de cette vulgaire enseigne, la douce demeure, enclose dans le jardin tout plein de plantes rares, et si pareil cependant à un lieu sauvage.

C'est un poème, cette demeure d'un poète; et les paroles de l'écriteau jurent cruellement avec le charme qui flotte dans le jardin... Autant dire : t Murmures d'eau et nids de fauvettes, soleil d'hiver et printemps à vendre ! »

Tout le monde la connaît, la maison d'Alphonse Karr, les uns, et des plus illustres, pour l'avoir visitée; les autres pour en avoir vu le « portrait », photographie ou gravure.

Il est d'une grâce rêveuse et fruste, le seuil, tout au bord de la mer, dont il est séparé seulement par la largeur du chemin qui, déroulé en ruban blanc, suit les courbes calmes de la plage. Le portail étroit, à plein cintre, s'ouvre dans la muraille basse en pierres sèches, surchagée de lierre sombre, de pâles buis marins, et toute dentelée avec ses agaves d'un gris doux, d'un vert cendré, que l'embrun éclabousse.

Juste en face, les barques de pêche, halées à terre, sur la plage déclive, devant un petit môle, sont là, en bordure au chemin, sous deux pins d'Alep et sous deux tamaris au tronc noueux, dont le feuillage en fleur, si léger, semble une bouffée de brume transparente, opaline, teintée de rose...

Sur le bordage de trois bateaux, les trois noms des petits enfants du bon grand-père, qui fut un vigoureux marin, un véritable.

Elle s'ouvrait difficilement la porte de Maison-Close.

PORTRAITS LITTÉBAIRES igÔ

Fatigué de célébrité, le vieux bon maître voulait qu'on mon- trât patte blanche ; qu'on parlât, pour ainsi dire, à travers les ais mal jointes, d'une voix connue, amie.

Oh ! ce détail des jointures béantes de la porte de Maison- Close, il m'a toujours ravi comme un des traits les plus char- mants du poème de son jardin. De cette entrée, facile à l'amitié, ce qui, dès la première fois, m'avait frappé, c'était cet engageant, cet aimable détail. Elle ne s'ajuste pas du tout, cette porte, si bien qu'entre elle et le mur le lierre du dedans tend au dehors un bout de feuillage. La guêpe et l'abeille en maraude entrent par comme à la ruche, à travers les feuilles du lierre qui les attire. Le rossignol de muraille lui-même peut y passer, et aussi le regard du passant curieux.

Horace et Virgile, et André Chénier auraient souri à cette porte fermée et pourtant toute souriante :

Faune, nyinpharum fugientum amator, Per meos fines et aprica rura Lenis incedas.

En approchant les yeux de ces fentes festonnées, on ne voit rien, que le mystère du jardin en fouillis, et, à travers l'emmêlement vierge des plantes grasses, des mimosas, un perron rustique, cinq ou six marches ravinées par les eaux du ciel, un seuil de rêverie, une vignette d'autrefois, du temps des Célestin Nanteuil.

Lorsque, du dedans, on regarde la porte ouverte, elle encadre un morceau d'azur, bleu-de-ciel, bleu-de-mer, un bateau au large, un îlot : le Lion de mer...

En dépit du génie des maîtres, quel plus beau tableau que ce trou dans cette muraille, ouvert sur un infini joyeux.

On apercevait quelquefois le beau vieillard, sur ce seuil, accompagnant un visiteur, ou sortant pour aller à la mer. La

196 PROSE DE JEÀX À.ICÀRD

tète nue, cheveux en brosse, la barbe longue d'un ermite, larges épaules, rien autre, dessus, que la légère chemise bleue d'où se dégageait, libre, l'encolure puissante, hâlée d'un marin.

Et quel bon sourire ! Qui donc a parlé de son « amertume » r' Amer, lui > Oh, que non !

La plume en main, il retrouvait c'est entendu, des verdeurs de polémiste...

Dame! on a ses idées... Mais comme il pardonnait sans peine qu'on en eût de tout autres que les siennes... Je le sais bien, moi !

L'enseignement, la beauté de la fin de sa vie, c'a été au contraire l'oubli des luttes misérables, le goût sincère de la retraite, près, tout près de la nature. Il a su aimer, vivant, ce charme de la mort qu'exhale éternellement la vie des choses... Amer, ce sage contemplateur !

Ah ! les pauvres gens, ceux qui sont célèbres !

Les pêcheurs, tous les travailleurs de Saint-Raphaël ne le calomniaient pas, eux ; ils l'aimaient bien, et du plus loin qu'ils l'apercevaient, au seuil de Maison-Close : « Bonjour, monsieur Alphonse Karr ! » Alors, en toute hâte, les touristes classiques qui rôdaient par tiraient leur album... Encore!... Lui, bien vite, se dérobait, filait en mer, les avirons en main, ou regagnait, sous les lauriers-roses, le banc familier...

Oui, vraiment, cela console et repose de tout, aussi bien que la mort, la beauté placide, l'éternité des choses, la mer, les arbres, le soleil.

Regardez, c'est sur ce seuil, qu'avant le départ pour le cimetière, nous avons déposé le cercueil, recouvert de fleurs, de couronnes amoncelées.

Le portail grand ouvert, tout chargé de lierre, encadrait ce deuil fleuri... Et c'était consolant à force d'être beau, d'une beauté simple... Et maintenant, au-dessus de cette porte, l'écriteau : Maison à vendre.

C'est qu'il le faut. La vie a ses exigences et ne souffre pas qu'on les discute. Un seul mot répond à tout : Il faut.

POETBÀITS LITTÉRAIRES I97

Mais il n'était donc pas riche, cet Alphonse Karr à qui Lamartine écrivait :

Je vends ma grappe en fruit comme tu vends ta fleur >

Riche r mon Dieu, non. Il pouvait concevoir, comme Balzac, de bonnes idées d'affaires mais qui, à la pratique, entre ses mains du moins, devenaient chimériques.

Il a inventé à Nice, et sur tout le littoral, le « riant com- merce » des fleurs. Les fleuristes l'ont dit, l'ont écrit chez leurs journaux. Mais il est mort pauvre. Voilà le fait. Avec toutes ses belles idées il en a enrichi d'autres. C'est le destin des abeilles; et cela ne déplaît pas. La pauvreté, au fond, est une vertu. Seulement, aujourd'hui, il faut vendre.

Ah I comme ses petits-enfants la regretteront, la maison aimée, et cette plage, et ce petit port, et le jardin surtout, du jardinier illustre. Mais il faut vendre, abandonner le lieu familier, le jardin fantaisiste, irrégulier, imprévu, chaque fleur avait son recoin à elle, faisait, au détour d'un sentier, son harmonie, son poème à elle, celui de sa race, de ses variétés, de toutes ses couleurs.

Là, dans les petits bassins, espacés, inattendus, il y avait le pays des lotus ; ici, la patrie des roses ; ailleurs, le royaume des lilas... Oh I cette fête des lilas que nous don- nait ici, précocement. Avril, prince et magicien, comme elle éclatait somptueuse et délicate sur les verdures jeunes ! Et puis, dans le jardin, il y a chose rare sur nos collines une pièce d'eau dort parmi les nénuphars un bateau mignon, amarré à un laurier-rose. .\h ! Violette, Alphonse, Suzanne, comme nous la regretterons, la petite mare, du bord de laquelle jaillissent, bien nourris d'eau, les lilas, les lauriers-roses, les peupliers sveltes. Comme il semblait qu'on pût aller loin, en détachant le bateau endormi là, sur cette

igS PROSE DE JEAir AICÀBD

mare étroite. Je crois bien ! On partait pour arriver au banc en fouillis sous les lauriers-roses un vrai bois sacré ; on partait pour la découverte d'une libellule bleu-sombre, ou d'un papillon, ou d'un scarabée ; on partait pour le rêve et l'on y arrivait, ma foi, au rêve du poète, réalisé dans ce jardin d'un hectare, au rêve flottant dans les feuilles épaisses, épars dans toutes les mousses, dans tous les brins d'herbe, chantant avec tous les nids.

Maison à vendre!... Qu'en diront les rossignols, dites, Suzanne et Violette V les respectera-t-on, comme au^temps du grand-père, quand Maison-Close sera à d'autres >

Pourvu que pieusement on y conserve le souvenir de l'ermite légendaire de Saint-Raphaël ! Pourvu qu'ils gardent à ce jardin, les hôtes nouveaux, un peu au moins du charme qui lui venait d'appartenir à un poète ! Pourvu qu'ils n'y bâtissent point un hôtel éclairé à la lumière électrique. Pourvu, bon Dieu ! qu'ils soient des gens d'esprit et de cœur!... Nous le saurons très vite. Les rossignols nous le diront.

S'ils ne viennent plus chanter là, c'est qu'ils ne seront pas dignes, les acheteurs, d'avoir à eux la maison virgilienne de cet homme de tant d'esprit que, devenu très vieux, il voulait être avant tout un bon grand-père à l'âme sereine, un simple ami des fleurs, des nids.

Je ne peux pas m'empêcher de songer à ce grand Lamar- tine, dont on vient de fêter le centenaire et qui a écrit à Alphonse Karr, jardinier, la lettre que je citais tout à l'heure, il y disait :

Tu me parlais d'histoire, un Tacite à la main,

Tu regardais la mort sans peur, en homme libre,

Et ta haute raison rendait plus d'équilibre

A mon esprit, frappé de tes grands à-propos...

... J'appris à t'estimer, non au vain poids d'un livre

Mais au poids d'un grand cœur qui sait mourir et vivre.

PORTRAITS LITTÉRAIRES 199

Le souvenir d'Alphonse Karr et celui de Lamartine sont indissolublement liés dans mon souvenir.

J'avais en effet, tout petit écolier, entendu le grand poète, dans son château de Monceaux, près de Mâcon, lire à des visiteurs la Lettre à Alphonse Karr. Bien avant de connaître Alphonse Karr, je l'aimais au nom de Lamartine. Puis, en Quatrième, je me rais à aimer sa prose claire, une des pre- mières proses modernes que nous avons connues.

Notre professeur nous lisait de temps en temps un chapitre de la Famille Alain ; c'était une grande récompense. Comme on écoutait bien, les cous tendus, les yeux écarquillés !

Et voilà qu'aujourd'hui ces mots : Maison à vendre, de nouveau évoquent en moi, à propos de Maison-Close^ le souvenir du poète des tendresses, qui fut forcé, lui, de vendre Saint-Point, ses bois et ses champs de vigne, et la maison de sa mère, Milly.

Savez-vous qu'elles pleurent, les maisons qu'on abandonne > Sous l'appui des fenêtres, sous le rebord des toits, dit Lamartine, le vent d'automne, qui se lamente, vient essuyer ces noires traces de la pluie, ces sillons sombres, pareils, sur le visage des demeures abandonnés,

Aux longs sillons par l'on pleure, Que les veuves ont sous les yeux !

A qui sera Maison-Close >

Question douloureuse à nos cœurs ! Comme on regrette en ces moments de n'être pas assez riche pour acquérir, aimer et protéger un tel souvenir, vivant de la vie immortelle des plantes, des eaux et des bois !

On élèvera à Saint-Raphaël un monument à Alphonse Karr. Il aura devant la mer son buste sur une stèle enguirlandée de feuillages qui ombrageront une vasque l'oiseau viendra boire... Mais le vrai souvenir d'Alphonse Karr à Saint-

aoo LA PE08B DE JEAN AICAED

Raphaël, son vrai monument, c'est Maison-Close... Maison à vendre!... Elle est pourtant assez triste comme cela, notre vie d'hommes modernes, l.es esprits, en vérité, tourmentent assez les esprits... Est-ce que les choses vont se mettre à s'attrister avec nous } x\lors quoi> Maison à vendre... 1890.

Lamartine et Alphonse Karr.

SOUVENIRS

A ses amis. J'aimais beaucoup, beau- coup Alphonse Karr.

Quoique je sois ici dans mon pays et que je fusse de ses voisins, je l'ai connu fort tard; voici sept ou huit ans à peine.

Le nom de son habitation m'arrêtait : Maison-Close. Ce mot me paraissait un avis aux passants. Je m'y soumis.

Et c'était bien cela. La célébrité est souvent importune. Être visité par les touristes comme une pierre druidique ou comme un Chêne des Fées, c'est beaucoup d'honneur, mais, à la longue, beaucoup d'ennuis. Lorsque Alphonse Karr quitta Nice et vint se fixer à Saint-Raphaël, Saint-Raphaël n avait alors ni librairie ni théâtre. Après avoir été l'Alphonse Karr des Guêpes et le jardinier niçois, il rêvait d'être enfin un peu oublié, assez pour goûter quelque repos dans la vraie solitude. Mais le choix qu'il avait fait de cette résidence dési- gna tout le pays à l'attention du public, et les Anglais, un carnet à la main, ne cessaient de rôder autour de la maison du pêcheur qui était la sienne... Ce n'était pas toujours amusant.

D'une taille et d'une force peu communes, il avait besoin d'activité physique. C'était un vrai marin, un pêcheur pour de bon.

« Amateur de canotage, » disait un chroniqueur l'autre jour. Ce n'est pas du tout sur ce ton qu'il faut parler du vigoureux

PORTBAITS LITTERAIRES aOI

amour que ce colosse avait pour la mer. Il tenait un aviron comme un inscrit maritime. Il avait, par de g^ros temps, fait des tours de force de pilote... « Je plaindrais encore, nous disait-il, le jeune homme qui s'attirerait un coup de ce poing-là.»

La chose très caractéristique, c'est qu'il ne mettait nulle pose à se dire pêcheur et jardinier. Il aimait la mer pour elle- même, et aussi, pour elles-mêmes, les fleurs. 11 regardait pousser les plantes. Il y avait, dans son jardin de Saint- Raphaël, des bancs qui semblaient perdus sous les feuilles. Une fois assis, on découvrait, par une trouée dans les branches et les feuillages, la grande ligne bleue de la mer. Le vieux philosophe venait s'asseoir là, oubliant tout, sans doute, de la vie sociale, artificielle des hommes, l'esprit mêlé au calme des choses qui, elles, vivent, sans passions, de la vie monotone de l'éternité... « Voilà pourtant, me disait- il un jour, ce qui m'a sauvé de tout ! » Il me montrait à ses pieds un brin d'herbe.

En réalité, est la beauté et l'enseignement de la fin de sa vie. Il semble qu'on ne l'ait pas assez dit, parmi tant de choses écrites à propos de sa mort. Ce vieux littérateur, le rude jouteur des Guêpes, le romancier de Sous les 7 illeuls, avait connu toutes les fièvres de la bataille, toutes les âpres joies de la grande renommée. Il y avait eu aussi, je crois, à la façon de Balzac, un rêve de fortune qui le faisait sourire à la fin, car (il avait fini par comprendre) il n'était qu'un poète, un artiste incapable de soutenir, par des habiletés commer- ciales, la réalisation d'une heureuse affaire. Et il avait su, après tout cela, demander à la bonne nature une paix unie, profonde, et il avait goûté, vivant, quelque chose déjà du repos qu'elle donne aux morts, ses bien-aimés.

Véritablement, il y a quelque chose de simplement beau et de touchant.

Un jour, il y a quelque huit ans, je frappais, pour la première fois, à la porte de Maison Close. Une circonstance, dont j'étais ravi, m'y obligeait enfin.

302 LA PROSE DE JEAN AICARD

Il faut dire que Maison Close était en réalité bien mal fermée ! La porte seule du jardin, donnant sur le chemin public, était close... mais si mal ! Nuit et jour, par tous les temps, la porte de la maison qu'il habitait seul restait ouverte.

A voir, pour la première fois, le vieux Maître, j'eus une profonde émotion, étant de ceux, pour qui l'amour des lettres aura été le grand amour. Au lycée, nous étions déjà de ceux qui regrettaient d'être « venus trop tard dans un siècle trop vieux », c'est-à-dire de n'avoir pas assisté à la belle lutte de i83o. Notre cœur battait bien fort aux noms de Victor Hugo, de Lamartine, de Dumas, de Vigny, de Musset et de tous ceux de l'éblouissante pléiade. Alphonse Karr était de cette grande génération littéraire avec ses amis Théophile Gautier, Gérard de Nerval et Arsène Houssaye.

Dans son cabinet de travail, tout de suite, à quelques pas des paniers de pêche, mes yeux avaient remarqué, sous la vitre d'un vaste cadre, les portraits et les autographes des illustres, ses camarades de combat. Oui, j'éprouvai une pro- fonde émotion à connaître ainsi, en voisin, un homme qu'on m'avait fait admirer à l'école, et à qui Lamartine avait adressé des vers !

Oh! v< i s pouvez sourire... Puissé-je éprouver jusqu'à la fin les émotions que donnent l'amour de l'art et le respect des grands aînés!

Il était bien étrange, pour un œil de parisien, cet intérieur de Maison Close. Que les intérieurs à bibelots, rendus banals par le Louvre et le Bon Marché, étaient loin d'ici !

Dans le vestibule, à terre, les engins de pêche, paniers et filets. Accrochés au mur, des mâts de rechange, des voiles, des avirons.

Entrez!

La portière soulevée, on était dans le cabinet, au plafond peint, rayé de longues bandes alternativement blanches et vertes, comme une toile de tente. Deux fenêtres qui s'ouvraient en glissant sur des coulisseaux. Des portraits, des autographes sous verre. Des gravures, des dessins d'amis. Des armes. Et

PORTRAITS LITTÉRAIRES ao3

deux jeunes Alphonse Karr regardant le vieux, et reconnaissant le même sourire, le même œil clair, tout pétillant d'une arrière- malice.

Le vieil ermite, à longue barbe blanche, est assis devant la fenêtre, à côté d'une table disparaît l'encrier sous le flot des paperasses, des notes, des livres entr'ouverts. Il me tend la main.

Je vous attendais depuis longtemps. Comment n'êtes- vous pas venu plus tôt > Que faites-vous }

Je m'expliquai. Je lui dis ce que je venais d'éprouver en entrant. La conversation se prolongea.

La première fois, disais-je, que j'ai entendu prononcer votre nom, c'était à Monceaux, chez Lamartine. J'étais, au lycée de Mâcon, un petit élève de Huitième, et j'avais le mal du pays. Assez souvent j'allais à Monceaux, les jeudis ou les dimanches.

On nous dictait du Lamartine au lycée. Un jour, ce fut La mort du chevreuil ; un autre jour, cette autre histoire, vous savez, des petites harpes éoliennes faites avec de blonds cheveux d'enfants, puis avec les cheveux blancs de la grand' mère qui, plus tristement, chantent à la brise... Les écoliers ont pour les poètes dont ils apprennent la prose ou les vers des vénérations inexprimables. Virgile, La Fontaine leur paraissent des êtres fabuleux, presque des dieux. M. de Lamar- tine m'inspirait une sorte de terreur sacrée. Je savais que c'était un roi détrôné et un poète triomphant.

Mais il y avait, à Monceaux, des chiens, et les chiens m'apprivoisaient. Il y avait des levrettes fines, élégantes, et puis un énorme épagneul, borgne, docile, qui se laissait monter comme un âne. On pouvait jouer avec lui du matin au soir.

Le soir, dans le salon, la conversation réunissait tout le monde. Le plus souvent, il y avait autour de M"* de Lamar- tine, M""* de Cessia, M"' de Pierreclos, M. Charles Alexandre, qui fut le secrétaire, puis l'ami, et plus tard l'historien de Lamartine ; il y avait des visiteurs, je ne savais qui... J'écoutais.

2o4 LA PROSE DE JEAN AIOARD

plein d'étonnement, des choses. La haute stature de Lamar- tine m'imposait. Je revois très bien ce buste élancé, ce cou fier, ce port de tête à face relevée. Ses paroles tombaient de haut... Je me disais : Voilà pourtant l'homme qui a écrit La mort du chevreuil! Et j'étais surpris. Cequi m'étonnait, c'était d'être là, si près du dieu, et de n'en être pas foudroyé !

Un soir, Lamartine lut des vers. Oh! je m'en souviens très bien. Je les aimais déjà les paroles rythmées, les vers chan- tants.

Que lisait donc Lamartine >

La Lettre à Alphonse Karr jardinier..

... Ami, vite un peu d'ombre! Nous avons trop hâlé notre front et nos mains Aux soleils, aux roulis des océans humains! Échappés tous les deux d'un naufrage semblable, Faisons-nous sur la plage un oreiller de sable, Et qu'insensiblement, flot à flot, pli sur pli, La marée en montant nous submerge d'oubli !

Je vends ma grappe en fruits comme tu vends ta fleur.

C'était un autre siècle, et pourtant c'est hier ; Aristippe masqué du front d'Alcibiade... Prompt à tout, prêt à tout, à la mort, à l'exil.. Le front pâle et pourtant illuminé d'histoire. Tu me parlais de Rome un Tacite à la main, Des victoires d'hier, des dangers de demain ; Tu regardais la peur en face, en homme libre. Et ta haute raison rendait plus d'équilibre A mon esprit frappé de tes grands à-propos !

J'appris à t'estimer, non au vain poids d'un livre.

Mais au poids d'un grand cœur qui sait mourir et vivre!

Un jardin qu'en cent pas l'homme peut parcourir, Va, c'est assez pour vivre, et môme pour mourir.

Ainsi chantait le héros. Alors, tout de suite, je me pris à

PORTRAITS LITTÉRAIRES ao5

admirer confusément cet autre poète qui cultivait des fleurs, là-bas, sous le soleil et qui méritait de Lamartine une si belle lettre en vers, qu'on nous dicterait peut-être au lycée un jour.

Ce soir-là, il ne fut question, à Monceaux, que d'Alphonse Karr. Quand le grand poète nous accompagna jusqu'à la voiture, dans la nuit, il parlait encore des Guêpes avec beaucoup de passion, de gestes... Je revois tout, très distinctement, dans mon souvenir... Lamartine s'arrêtait par instants dans l'avenue des peupliers, et il me paraissait svelte, grand comme l'un d'entre eux. Un bâton de vigne pendait à son poignet par une courroie, et il boutonnait et déboutonnait machinalement, dans le feu du discours, sa veste de bure grise... Dans ma tête d'enfant, tout cela prit une importance extraordinaire, et ne s'est plus effacé.

Je contai donc ces souvenirs à Alphonse Karr la première fois que je le vis ; mais plus tard, à mesure qu'il me devint ami, le côté littéraire des choses prit moins d'importance entre nous. Des pensées hautes, profondes, celles qui sont la raison d'être et le fond même de l'art, faisaient de moi son auditeur dans ce cabinet de Maison-Close j'arrivais tous les ans.

J'appris à t'estimer non au vain poids dun livre,

Mais au poids d'un grand cœur qui sait mourir et vivre.

La vie qu'il étudiait sans cesse, lui inspirait, au cours de la conversation, des formules de sagesse, concises, nettes, définitives. Ce n'étaient plus les Guêpes, mais les abeilles de Platon qui voltigeaient autour de lui. Je ne pouvais le regarder sans songer aux vieillards d'Homère, assis aux Scées, et discourant sans fin, comme la cigale, en courtes phrases bien rythmées. Comme eux, quand passait Hélène, l'étemelle beauté, il avait dans les yeux le rayon divin.

Il y a vingt jours, il tombe malade. On m'appelle... Je pars. Il va mieux, me dit-on. J'arrive, cherchant, sur le seuil, un prétexte à ma visite inattendue. J'entre, prêt à sourire, à

ao6 LA PROSE DE JEAN AICAED

plaisanter... Mes yeux voient sur le lit des branches vertes, des fleurs ; le grand-père était mort.

Et c'est, malgré son si grand âge, un profond chagrin. Oui, certes, il faut bien, toujours, devant la loi, s'incliner. La seule piété, c'est l'acceptation des nécessités... N'importe, quel que soit le mort et son âge, on ne comprend jamais bien. Quoi ! il était là, il n'y est plus ! Il ne voit plus cette lumière que nous voyons, la lumière ! Il ne s'en réjouira plus !... Au fond, les vieillards aimés nous ont habitués plus que les jeunes gens à l'idée qu'ils sont à nous, qu'ils nous resteront longtemps, toujours plus longtemps.

... Quelques amis étaient là, ceux qui me demandent aujourd'hui de fixer le souvenir de cette nuit nous l'avons veillé mort, de ce jour nous l'avons donné à la terre, car les détails qui entourent le dernier départ prennent pour tous ceux qui aiment une importance étrange. Rappelez-vous Brizeux.

Quand Louise mourut, dans sa seizième année,

Tous les oiseaux chantaient sur le bord de leurs nids.

Nuit de singulière douceur, en octobre. Le grand lit avait été, depuis quelque temps, placé dans le cabinet de travail. En sorte que le vieux combattant littéraire était là, endormi, au milieu de tous les souvenirs, de toutes les images de sa vie intellectuelle... Les fenêtres étaient ouvertes sur la mer, sur la nuit. Ses deux énormes chiens fauves, pareils à des lionceaux, couchés sur le tapis. La flamme des bougies brûlait immobile. Il dormait, le grand-père, sous les branches de mimosas, d'eucalyptus et de rosiers.

Quand l'engourdissement prenait l'un de nous, on sortait deux par deux. Et voici le souvenir que veulent garder ses amis de cette nuit d'adieux.

Dès le seuil, on était au bord de la mer. Pas d'étoiles. Du ciel blanc, voilé légèrement, mais également, tombait la clarté nocturne, très pâle, uniforme, qui donnait à toutes

PORTRAITS LITTÉRAIRES 207

choses un air de songe morne et doux. Les hauts lauriers- roses du jardin, aperçus du chemin, ne remuaient pas, ni les tamaris du rivage. Et nous nous disions : « C'est ici le pays des ombres, les Champs-Elysées ! »

La mort est la grande évocatrice ; elle fait revoir aux sur- vivants tout le passé, elle jette un éclair dans tous les fonds, elle fait prévoir aussi. Si on écoutait la mort, on saurait tout, et surtout l'amour ; on consolerait la vie.

Quant un hasard rassurant met la couleur du temps en harmonie avec le caractère de ceux qui viennent de mourir, ceux qui les regrettent éprouvent quelque joie. Il leur semble, malgré tout, que les choses ne sont point si indifférentes, et, bien qu'ils sachent la vanité d'une telle chimère, elle leur sourit pourtant. Et c'est un des spectres de l'espérance.

Il volait en silence autour de nous, ce spectre, l'autre nuit, tandis que je revoyais, pour ma part, les chers morts que depuis un an j'ai, de mes mains, mis au cercueil. Les fenêtres de Maison Close brillaient par-dessus le mur hérissé de cactus et d'aloès. Entre les deux fenêtres, on voyait distinctement, au-dessous du toit large et bas, le style du cadran solaire. Mais c'était le jour sans soleil, la nuit sans ténèbres. Il n'y avait plus d'heure. Les choses baignaient comme la pensée dans des limbes tranquilles. Et nous croyions voir, je vous dis, le pays les sages ',devisent encore des choses de la vie, devenues vagues et lointaines. La mer, devant nous, s'étendait plate, respirant à peine, se perdait vite dans un infini terne, très rapproché. Le charme de la mort flottait partout.

Que pensez-vous, monsieur Alphonse Karr, de l'im- mortalité de l'âme } lui demandait un jour quelqu'un devant moi.

Oh ! c'est un grave sujet, auquel je pense sérieusement une fois par an...

Ehbien>...

Eh bien !... j'y ai pensé hier 1

Ainsi, comme Littré, mais avec le sourire que vous voyez,

ao8 LA PROSE DE JEAN AICAHD

il réservait la question de l'inconnaissable. La nature des choses étant impénétrable, il s'arrêtait, comme les Grecs, aux couleurs, aux contours du Divin. La rose, chère à Cythéréc, la mer bleue, chère à Astarté, c'était le double enchantement de cette belle vieillesse.

Et ce qu'il aimait le plus, cet Athénien de Paris, il l'a eu sous les yeux jusqu'à sa mort : sa fenêtre, qui s'ouvrait sur la mer, était encadrée de roses.

... Le jour étant venu, radieux, la porte de Maison-Close s'est ouverte sur le chemin blanc qui longe la mer. De la route, le cercueil de sapin, posé sur la terre, dans le jardin, apparaissait, encadré par la porte, entouré de plantes vivaces, des arbres familiers qui étendaient, au-dessus, leurs branches.

Des couronnes de fleurs suspendues aux troncs, amoncelées sur le cercueil, accrochées aux agaves de chaque côté du portail, faisaient de cette halte funéraire un tableau souriant. A dix pas, en face, de l'autre côté du chemin, les bateaux de Maison-Close, tirés à terre, répétaient au grand-père les noms de ses petits-enfants écrits sur le bordage. Le charme de la vie couvrait la mort.

Par pitié pour nous-mêmes, pour tous ceux qui pleurent, il faut jeter toujours sur la mort le voile frémissant de la vie, tout pailleté d'étincelles, tout brodé de fleurs.

Le char s'est mis en marche, fleuri, le long de ce chemin qui suit les festons de la plage. Le mot que fait dire Tolstoï à son Mourant me revenait au cœur : « Comme c'est simple ! » Des pêcheurs suivaient, plusieurs en pleurant. Les douaniers de la côte, les inscrits maritimes, au grand col bleu, suivaient. La mer, azur merveilleux, était riante.

Très pieusement, j'écris ces lignes. Ce n'est point mentir qu'embellir la mort. C'est devancer le travail certain de la vie. Les apparences de la destruction n'ont pas de durée. Tout redevient beauté.

C'est bien pourquoi il a demandé, notre ami, un cercueil de bois léger, vite détruit, et dans la terre une fosse très profonde.

PORTRAITS LITTERAIRES 209

Elle est très profonde, la fosse, et la terre du cimetière nouveau de Saint-Raphaël, il était allé dormir le premier» seul encore, est vierge de poussière humaine. Quand on l'a creusée pour lui, la pioche et le pic ont rencontré les racines de trois vieux arbres qu'on a laissés debout dans ce champ des morts. Ce sont des chênes au pied desquels n^us avons entassé des roses, un monceau de roses. Ce cimetière n'est pas encore une ville de morts. C'est encore un morceau de la colline sauvage. Notre ami est couché sous cette terre, dans la partie la plus haute du cimetière, et, de là, tout le pays, un immense horizon de plaines, puis de collines échelonnées et fondues dans les ors et les violets lointains du ciel, apparaît... On ne voit pas la mer, mais on sait que toutes les hautes collines de là-bas la regardent et la respirent...

Souvenir de Maison>Close.

En mai, Alphonse Karr répétait : « Voici la fête des lilas et j'y suis particulièrement invité ».

Qu'il y fût particulièrement invité, je le crois bien. Il y avait, il y a encore dans son jardin respecté par le nouveau propriétaire, un bois de lilas, à côté d'un bois de lauriers- roses, deux merveilles !

Le jardin est limité, à l'est, par le lit d'un ruisseau. A trente pas de la mer ce ravin s'élargit et se creuse en bassin naturel ; une barque romantique, amarrée à un laurier-rose, invite au départ pour des pays imaginaires; les enfants exploraient en tous sens cette mare, dont on fait le tour en comptant une centaine de pas; mais quelle étendue pour le rêve ! Les lauriers-roses et les lilas des rives sont si drus, si touffus, que, là, on peut se croire perdu dans la forêt du Petit Poucet. Quelques arbres, même en très petit nombre, pour\'u qu'ils nous cachent les horizons, peuvent répandre autour d'eux autant de mystère que la forêt hercinienne. Mais ici le mystère, quoique infini, est charmant; l'horreur

aiô LA PROSE DE JEAN AICARD

sacrée est caressante, parfumée ; elle sourit ; la forêt est un bosquet de lilas.

Voici avril. La fête commence. Je le crois bien, qu'il j- était particulièrement invité, le vieil ami, le fort lutteur au repos, le magicien des Guêpes, le Stéphen de Sous les tilleuls, puisqu'il était ici chez lui, tout en laissant croire à la nature qu'elle était chez elle !

Sous les lilas, on ne passait qu'en se courbant.

Comme tous les arbustes du jardin de Maison-Close, ces lilas étaient libres. Je ne suis pas sûr qu'on leur dérobât jamais rien. Du moins, il n'y paraissait pas. Le jardinier, avant de leur ravir une branchette, demandait leur avis, les regardait longtemps, prenait conseil de leur attitude, d'un mouvement de leur tête odorante, et n'en faisait qu'à leur gré. L'humidité du ruisseau voisin les enivrait; un vieux mur croulant les abritait du mistral ; la profondeur du ravin leur était un asile; ils se dressaient abondants, gorgés de sève, protégés les uns par les autres, pas trop serrés cepen- dant, admirés, respectés, aimés, puis, un beau jour, par grap- pes, les menus boutons violets commençaient à paraître et bientôt, tout à coup, ouvrant et secouant leurs mignonnes cassolettes, les touffes exquises, par centaines, par milliers, légères comme des plumes, éclataient en bouquets de joie, dans un balancement de valse rêveuse, au son d'une fine musique d'Ariel qu'elles faisaient elles-mêmes, et c'était la fête, la suave fête des Lilas.

Hélas ! de même que les paroles les plus expressives, les plus belles choses valent plutôt par les beautés dont elles suggèrent l'idée, que par elles-mêmes. De quelle vision s'em- plissait l'âme de Stéphen, au temps des lilas, sous les lilas de Maison-Close? Tous les printemps de sa vie passaient à la fois autour de lui dans chaque bouffée d'air printanier qui secouait les parfums subtils... Il y avait un banc au bord de la mare ; il s'y asseyait durant des heures ; et la fête enchantée était bien plus dans son âme que dans toutes les fleurs du jardin.

PORTRAITS LITTERAIRES 211

Ici-bas, tous les lilas meurent...

Je songe aux printemps qui demeurent

Toujours.

Rien n'est plus fragile que la gloire des lilas. Les branches ne secouaient bientôt plus que des fleurs déteintes... C'était fini, la fête !

A quoi pensez-vous, grand-père >

Il pensait à ses petits-enfants, il eût voulu leur faire des chemins de fleurs, avec des lilas impérissables.

La douleur est une condition de la vie, me disait-il, je suis donc bien sûr qu'un jour ou l'autre ils souff'riront quand je ne serai plus là. Et c'est ma pensée la plus lourde.

Cet écrivain de combat avait une âme tendre, et, dirai-je, maternelle.

Tendre, il le fut sans mièvrerie avec une grâce virile : il a dit : « Les vieillards sont des amis qui nous quittent; il faut les reconduire avec un peu de tendre politesse ».

La Maison-Close était ouverte jour et nuit, comme celle de Mît Myriel, évêque de D.

Je crois bien qu'elle n'était gardée qne par son nom, gravé sur une petite plaque de marbre blanc, un peu voilée par les lierres qui retombent au dehors, du haut des murailles.

Derrière le mur qui longe le chemin, on aperçoit à peine le faite anguleux de la Maison, un cadran solaire eff"acé sur le rebord du toit. On sent que la demeure se tapit, qu'elle s'écrase le plus possible contre terre, s'elTorce de disparaître sous les verdures. C'est bien la retraite d'un ami des hommes mais qui, les ayant « assez vus » comme on dit couramment chez nous, leur préfère les fleurs sauvages.

A l'intérieur, un peu partout, dans le corridor, le vestibule, dans la chambre à coucher, des engins de pêche, des avirons, des bouées. Dans le cabinet de travail, dont le plafond, rayé de bandes peintes alternativement bleues et blanches, sem- blait une toile de tente, c'était la sarabande des livres anciens et nouveaux, l'entassement des paperasses... Alphonse Karr, disait : « Il y a eu l'âge d'or; nous sommes à l'âge du

a 12 LA PROSE DE JEAX AICARD

papier. » Il avait eu cette vision apocalyptique^: le monde finissant sous la pluie, sous le déluge des gazettes tombant sans fin, sans fin, d'une chute continue, inexorable, par millions, par milliards, vomies par ce Stromboli : la Rotative.

Il n'avait pas pour les livres le respect du bibliophile. Ce n'étaient pour lui que des instruments de travail, mais qu'on ne ménage pas. Il n'était pas rare qu'au lieu de copier une citation dans un livre, fùt-il précieux, il déchirât la page qui l'intéressait-

11 avait deux grands chiens du Saint-Bernard, à la démarche puissante et onduleuse, aux attitudes léonines. Il aima tou- jours les chiens.

« * *

Mon chien et moi, nous fûmes ses hôtes à plusieurs reprises. Mistress Flora était une Saint-Germain d'une très grande beauté; aussi dédaigneuse que belle, elle justifiait le proverbe espagnol : « c'est à son dédain que tu reconnaîtras la belle femme. »

Un soir, je dis tout à coup à Alphonse Karr: « Et mon chien }... il était tout à l'heure... j'ai le sentiment qu'il s'est perdu ! » Je sortis vivement, j'appelai. Un aboiement de détresse, lointain, me répondit. Trompé par les échos, par les bruits de la mer, je ne pris pas la bonne direction. J'appelais toujours. Flora répondit longtemps... je compris, tout à coup que je faisais fausse route. Je rebroussai chemin, je courus jusqu'à la ville. Plus rien. Ce fut une triste nuit. Le lende- main matin, mon enquête m'apprit qu'un chemineau avait été aperçu entraînant mon chien d'une corde. Je télégraphiai aux diverses communes environnantes et nous attendîmes.

Le troisième jour, une dépêche m'annonça que mon chien, ayant au cou un bout de corde rompue, était retrouvé. Il était au Muy, à six lieues de Maison-Close et la dépêche m'arrivait à dix heures du soir ! Mon chien étant en sûreté, je pouvais sans doute attendre au lendemain pour l'aller quérir. Faire

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atteler sur le champ, c'était un peu toute une affaire ! arriver à minuit et demie dans un village, réveiller un garde-cham- pêtre dont on ignore l'adresse, repartir sans dételer, rentrer chez ses hôtes et troubler leur sommeil à trois heures du matin, c'est bien des histoires pour le plaisir d'embrasser un chien quelques heures plus tôt. J'en éprouvais pourtant un grand, un invincible désir. J'allai dire à Alphonse Karr, avec une certaine timidité : « ... Je crois que je vais y aller... tout de suite... chercher mon chien }... » Il y avait dans le ton dont je prononçai ces mots, comme dans mon attitude, une hésita- tion volontaire. Je pensais : c S'il trouve que je suis d'une sentimentalité exagérée, je le verrai bien à sa réponse... » Elle ne se fit pas attendre, la réponse. Alphonse Karr leva vers moi un regard sévère... Eh ! quoi ! avais-je douté de lui>... Il prononça simplement : « Si vous n'y alliez pas tout de suite... je vous mépriserais. » Avec cet homme-là, on savait à quoi s'en tenir.

La villa qu'habitaient ses enfants et ses petits-enfants était à l'autre extrémité du jardin.

Par les soirs d'hiver, dès qu'il entendait la cloche qui appe- lait au dîner, il allumait sa lanterne. Chaussé de gros sabots et la lanterne en main, il avait l'air de chercher un homme ; et, au fait, il n'a pas fait autre chose toute sa vie durant. Il convenait du reste en avoir rencontré au moins un : et ce n'était que Lamartine.

La cloche ayant sonné, sa lanterne au poing, il descendait les quatre marches rustiques de son seuil, lequel était encadré de la plus étrange et de la plus délicieuse tonnelle qui fut jamais... Sous les rosiers grimpants, enchevêtrés, dans des terre-pleins soutenus de « murettes » la lueur de sa lanterne faisait reluire au passage les feuilles solides et sombres des camélias. Nous voici dans le jardin. Les branches amies nous caressent au passage... voici le perron de Vilh-marine nous attend le repas...

ai4 LA PROSE DE JEAN AICABD

Un soir, le vieil athlète, que j'accompagnais, buta, en dépit de sa lanterne, contre la première marche du perron. Je crus qu'il allait être précipité sur l'angle des marches, et, d'un mouvement instinctif aussitôt réprimé, j'avais étendu les mains... Fausse alerte. Il avait déjà repris son aplomb et, moi, j'avais mis mes mains dans mes poches, ne m'étant aperçu de rien, comme l'exigeaient mon respect et mon affection.

Mais ne croyez pas qu'avec un tel personnage on pût dissi- muler même un honnête sentiment. Le vieux maître, redressé de toute sa taille, élevait sa lanterne au niveau de mon visage. Je le regardai d'un œil que je tâchai de rendre innocent. Je devais avoir l'air d'un chien qui s'efforce de mentir, dont les yeux essaient de refléter autre chose que la pensée qu'il s'agit de dissimuler. Avec le rayonnement de la lanterne, le regard de l'homme me pénétra : « Eh ! eh ! dit-il, vous croyez que je ne vous ai pas vu, vous ? Vous avez vos mains dans vos poches, hein > vous avez rentré votre geste > Quand vous avez été sûr que j'avais rattrapé mon faux pas, que votre secours était inutile, vous vous êtes dit : « Ne lui laissons « pas deviner que j'ai eu peur pour lui et que je sais qu'il est c vieux. Laissons-lui le mérite de s'être relevé tout seul ! » C'est bien ça hein > Apprenez donc qu'il n'y a rien de plus poli, de plus gentil que ce que vous avez fait !... oui, oui, c'est gentil, ça ! »

Et nous montâmes le perron, moi très ému. Et je le suis encore en rapportant ce souvenir. On dit que le respect pour les vieux est aboli. C'est regrettable. Les jeunes y perdront le charme quasi-divin de se sentir longtemps remerciés par des âmes en allées... Je ne crois pas qu'aucun mot de femme m'ait jamais pénétré de plus de tendresse que le mot de ce vieillard debout au seuil de la mort, et tourné vers moi, tenant haut dans la nuit sa lanterne chercheuse d'âmes...

PORTRAITS LITTÉRAIRES 2l5

Maintenant, il dort sous les chênes-lièges du cimetière de Saint-Raphaël. Les petits enfants sont devenus de grandes personnes. L'un d'eux, M"e V. Bouyer-Karr, vient de faire ses débuts littéraires. Elle a publié sous ce titre : Cœur Rebelle, un livre qui contient un roman et plusieurs nouvelles d'une belle couleur provençale. Il ne m'appartient pas d'en parler ici plus longuement. Ce que je peux dire, c'est que j'ai aimé ce livre comme il l'eût aimé, lui... « Ici-bas tous les lilas meurent... » oui, mais tous les lilas refleurissent.

Avec joie aussi j'ai vu le projet du monument d'Alphonse Karr salué à Paris comme en Provence par la sympathie publique. Le monument sera inauguré au mois de janvier 1906. Ce sera un buste de bronze mesurant im.jo de hauteur, posé sur un bloc de porphyre brut, haut de 3"» . 80. Au pied de ce socle, qui déjà est debout, là-bas, au bord de la mer, sur le chemin qui mène à Maison-Close on verra le filet du pêcheur, l'arrosoir du jardinier et, parmi des fleurs coupées, les livres du maître écrivain. A côté de ces livres, j'avais demandé au sculpteur de poser, réelle et symbolique, une lanterne... Tout le monde eût compris (je le croyais du moins), que cela voudrait dire : « Celui-ci chercha des hommes. » Et à nous, les familiers, ce détail eût rappelé les traversées nocturnes, dans le jardin, l'hiver... Or, je suis allé voir la maquette du monument, l'autre jour... La lanterne était là, sur les gros volumes épars au milieu d'une jonchée de fleurs... mais j'eus l'impression qu'elle ne s'expliquait pas. Et puis, au pied de ce bloc énorme de porphyre brut elle avait l'air d'un joujou perdu... d'un enfantillage... Alors, nous l'avons enlevée... Il le fallait, mais je la regrette : Vous savez pourquoi.

3 mai içoS.

l6 LA PROSE DE JEAN AICARD

Pierre Loti.

A Sullx-Prudhomme.

Nous parlions, l'autre soir, de Pierre Loti, et comme je vous disais que je ne tarderais pas à le voir à bord du Formi- dable, vous m'avez chargé, mon cher SuUy-Prudhomme, de vos meilleures amitiés pour lui.

Pourquoi lui faire attendre cette joie, quand le journal est là, qui rejoindra l'escadre, d'un coup d'aile assuré, et plus tôt, mieux peut-être que la parole, portera à cette âme de douleur le doux salut de votre âme douloureuse >

Oui, entre vos deux esprits, si différents, je vois des ressemblances profondes, dignes d'être notées.

Vous êtes, entre tous, Pierre Loti et vous, mon doux maître ami, deux orphelins de Dieu inconsolés; vous, catholique; lui, protestant.

Quand le temple huguenot, aux murs nus, froidement nus, est vide de Dieu, quelle entière solitude! Les yeux mêmes n'ont plus se prendre ! La vision du Dieu une fois abolie, le temple apparaît tel qu'il est : sans parure, sans parfum, sans vie. On dirait une tombe vaste, qui attend et qui appelle.

Au contraire, quand Dieu certain n'habite plus l'église catholique, tout l'idéal humain y palpite encore dans la sonorité des dalles et des voûtes, y flamboie avec les rosaces multicolores, s'y épanouit avec la gloire des Rubens et des Raphaël.

Le Dieu mort a partout, ici, laissé la trace vivante des désirs merveilleux qu'il a inspirés. Tout, à jamais, est ici, plein de son souvenir, et la réalité de pierre porte les traces de la beauté qu'on lui rêvait. L'église, déserte, l'affirme toujours.

Ainsi l'âme incroyante, qui fut catholique, ne se trouve pas dévastée. Elle est ornée et consolée, amusée encore par les vestiges indestructibles de son rêve nuptique.

PORTRAITS LITTERAIRES 217

Saisi par la négation ambiante, Loti, ce protestant, élevé dans la croyance rigoureuse de ses pères, a senti tout à coup l'idée de Justice éternelle se dissoudre en lui comme un rêve d'enfant, et son âme a connu la solitude entière, le vide sans nom, sans forme, sans couleur, les limbes du Moi !

Certes, cette aventure, la perte de la foi, est commune à beaucoup d'autres. Comment donc se fait-il qu'elle ait déterminé chez celui-ci cette permanence de désolation >

Il faut bien voir que nous avons sous les yeux une âme organisée merveilleusement pour la douleur, une âme, en son essence, semblable à la vôtre, à celle des écoliers martyrs dont parle votre Première Solitude :

On voit dans les sombres écoles Des petits qui pleurent toujours...

Je connais un iris tigré qui est une fleur d'avril, mais qui, de par sa nature vitale, est triste à voir comme la mort : il naît et vit en deuil, un deuil gris mille fois plus triste que le noir, et, quand l'immortelle d'or l'aperçoit, elle se dit, par comparaison : « Ne suis-je pas la joie elle-même ? »

Le désespoir de Loti, c'est le vôtre, à vous qui avez dit :

J'ai beau crier: « Seigneur! Seigneur ! êtes-vous Je ne sens rien du tout devant moi... C'est horrible !

Ce désespoir, vous le faites comprendre même à qui n'en connaît rien, parce qu'il n'apparaît chez vous que par inter- valles et qu'alors vous l'analysez avec précision. Ce qu'on en comprend moins chez Loti, c'est la permanence, sous l'expres- sion flottante.

Ce qui n'est, pour d'autres, que la vision vite évanouie d'une nuit mauvaise, c'est son cauchemar fidèle. Devant l'abîme de Pascal, il a beau déployer l'univers entier comme un écran opaque brodé de fleurs, de rayons, de figures

10

ai8 LA PROSE DE JEAN AICABD

de femmes son regard, lucide effroyablement, passe au travers de toute la matière, et, obstiné à son vertige, il voit toujours, sans cesse, partout, ces espaces d'infini silence qui effrayaient Pascal, le lieu du néant, le vide !... il n'y a pas de justice, pas de raison d'être... il y a : Rien !

Vous deviez, vous, Sully-Prudhomme, vous rapprocher de ce grand triste, votre frère en douleur, dont l'œuvre a saisi mystérieusement tant d'âmes, parce qu'elle est, en secret, l'expression du désespoir transcendant qui fait le fond com- mun de la douleur des modernes.

Quand vous avez fait ce poème lucrétien : la Justice, vous avez conclu par un appel de noyé aux énergies obscures, mais certaines, de la conscience. Vous avez hésité, je le sais; mais, enfin, vous avez poussé ce cri ! Quand vous avez terminé les Destinées, vous avez reposé votre esprit dans ce vers ambigu :

Je m'abandonne en proie aux lois de l'univers.

» En proie » veut dire que vous croyez à la férocité des lois du monde, mais « je m'abandonne » marque je ne sais quelle détente de votre âme dans une vague et suprême con- fiance.

Votre négation, à vous, catholique, n'est qu'une forme du doute ; votre doute n'est qu'une colère de l'espérance impuis- sante à se prouver à elle-même sa légitimité. Si fort vous indi- gne l'injustice que vous donnez, par votre indignation même, la plus haute idée possible de la justice. Dans votre église privée de Dieu, tout est divin. La prière y sanglote encore au pied des autels dépouillés, et l'idéal humain, sorti de votre cerveau, est la réalisation commencée d'un dieu qui s'ignore.

C'est lui, c'est Loti que je plains. Il habite partout sa tombe ; elle le suit.

Convenez, mon ami, que ce n'est pas matière à conversa- tions mondaines. Et même parmi les plus intellectuels, com- bien peu s'intéressent à ces mélancolies de cloître, qui dorment en eux pourtant, mais qu'ils veulent, avant tout, ne pas réveiller.

PORTRAITS LITTERAIRES 219

Ni VOUS, ni Pierre Loti, vous n'avez, pas même une heure, cette gaîté un peu railleuse d'elle-même. Vous êtes irrémédia- blement des tristes, par nature, comme l'iris tigré. Vous tramez tous les deux, selon votre expression, « l'incurable envie de quelque paradis lointain ».

Vous, sédentaire, mais actif contre vous-même, vous deman- dez à l'analyse de vos doutes, éternellement, d'aboutir à une affirmation. Alchimiste de votre âme, vous la jetez au creuset dévorant, avec l'espoir, incertain mais tenace, de trouver, au fond de l'éprouvette, un diamant. Et votre travail d'analyse éveille en nous, qui y assistons, un goût d'énergie, un désir, toujours renouvelé, d'espérer.

Loti, lui, debout sur la passerelle de son navire, actif par profession, mais l'âme inerte, sans nulle foi dans l'effort, regarde, d'un œil vague, flotter autour de lui le spectacle changeant de l'illusion étemelle.

Le bouddhiste qui rêve croit, lui, du moins, que la succes- sion des formes périssables est l'échelle nécessaire qui mène l'infini des êtres à l'unité finale, à la conscience unifiée. Mais cette âme-ci a tout perdu. Rien n'est. Rien ne sera

Et alors, les soirs en mer lui racontent sans cesse reff"royable lutte des êtres qui. néant elle-même, fait du néant La mer qui, des amoureux, fait d'éternels absents, lui évoque l'océan sans bords, sans fond, du temps et de l'espace, de la vie sans conscience ni justice. Les soleils couchants, sur tous les horizons, saignent pour lui le sang intarissable des éter- nels martyrs de vivre ! Le bateau craque, cercueil immense, qui flotte... Et, sous la quille, il y a des profondeurs qu'on ignore, entrevues à travers des transparences glauques... C'est là-dedans, voilée de ces transparences mortelles, que je crois voir errer son âme noyée, aux yeux ouverts, immobiles. Beau regard, plein d'infini, plein d'ignoré et qui n'appelle même plus ! il parle, pourtant, et ce qu'il dit, c'est la dernière des paroles de mort : « La pitié même est inutile. »

Il vente 1 C'est le vent de la mer qui nous tourmente !

320 LA PROSE DE JEAN AICARD

Je ne sais pas de douleur si grande, je n'en sais pas de plus noble, de plus digne de vous, mon cher Sully-Prudhomme.

Avez-vous lu Viande de boucherie? Le sanglot humain jamais ne fut si déchirant. Un bœuf va mourir. Il n'y a plus que deux bœufs à bord. Et celui qui voit partir l'autre pour regorgement, ayant vaguement compris, lui meugle un adieu de frère... Alors un matelot s'approche et, pendant qu'on égorge l'animal, il prend sur sa poitrine la grosse tête de celui qui doit survivre quelques jours encore... xMais comment résumer ce chef-d'œuvre de trois pages, incomparables !... Caresse inutile !... Tous les bœufs seront mangés. On n'arrête pas un navire en marche pour sauver une bête. On ne prive pas de viande fraîche tout un équipage, parce qu'un cœur d'homme a entrevu l'amour... La pitié même est inutile.

Ainsi, la pitié, notre seul recours contre les insécurités de la vie, qui est livrée aux forces inconnues, devient sur- croît de douleur quand celui-ci y touche ! vous sentez cela affreusement, vous le poète des Vaines tendresses I

Ames désolées, tant assoiffées d'éternel que le bien d'une heure ne suffit pas à vos existences d'un jour 1 Retirez-la donc de l'existence si brève, cette seconde si vaine, et dites-nous ce qui reste d'une vie que le désir et le regret tour à tour de cette seconde font trouver si savoureuse 1...

Douloureux et cher Loti ! Aimer la pitié, la pratiquer et la croire inefficace !

Sait-on rien de touchant comme l'action chrétienne de ce rêveur qui, par la puissance de la sympathie, par un effort de cette pitié qu'il juge inutile, a tenté d'élever jusqu'à lui un humble : Mon frère Yves... Hélas ! encore, il a conclu, ou presque, à l'inutilité de l'effort ! Yves n'est pas sauvé : il restera un damné de l'ivresse. A quoi bon, alors, la descente de l'esprit sauveur jusqu'aux pauvres âmes obscures ? Tire- toi de là, chrétien, si vraiment ta pitié est fille du Ciel !... Oui,

POETRAITS LITTER AIRES 221

certes, elle lest : elle change en purgatoires les enfers, en paradis les purgatoires. Par elle, il n'y a plus de « toujours » puisque, par elle, il y a « répit », ne fût-ce qu'une seconde. Si la continuité de la douleur est rompue, il n'y a donc plus de vrais damnés.

La pitié qu'on donne n'apaise pas seulement, pour un instant, ceux qu'elle visite : elle console, pour toujours, ceux de qui elle vient. Elle affirme en eux, pour eux, la solidarité humaine contre les nuisances universelles. Elle crée la sécurité, pre- mier élément du repos.

C'est par elle, parce qu'il a su être le frère des simples, que Pierre Loti nous donnera encore quelque admirable livre, digne d'être comparé à ces deux chefs-d'œuvre : Pêcheurs d'Islande et le Mariage de Loti.

Parce qu'elle est protestante, son âme incroyante est dévas- tée. Parce qu'elle est chétienne, elle sera consolée, et elle deviendra consolatrice.

Il ne sait pas lui-même tout le bien qu'il a fait déjà. De plus prés qu'autrefois, grâce à lui, ne les aimons-nous pas mainte- nant, ces matelots et ces pêcheurs, que si fort tourmente le vent de la mer ! Et chose étrange ! un lien subtil comme un fil de la Vierge ne rattache-t-il pas nos cœurs au cœur de ces femmes lointaines, de races diverses, dont il nous a conté les brèves, mélancoliques amours, toujours au bord d'un départ !

Grâce à Aziyadé, est-ce que l'Orientale aux sourcils peints, avec ses deux grands anneaux d'or aux oreilles, n'a pas cessé d'être pour nous la banale esclave des contes } Combien Rarahu nous semble touchante ! Et la petite Mousmée elle- même (qui n'a pas beaucoup d'âme) ne l'aimons nous pas, malgré tout, comme une créature humaine >... Aucune de ces filles des hommes n'est plus pour nous la sauvage inconnue. Elles nous sont devenues des sœurs d'exil et de regret. Bien

2a a LA PROSE DE JEAN AICARD

véritablement notre tendre Loti a élargi pour tous l'horizon de la sympathie commence la charité.

Disons-lui cette chose heureuse, à ce désolé. S'il vient à croire à l'efficacité de la pitié, combien s'allégera son coeur ! Quel chant apaisé nous chantera-t-il }

Un esprit tel que le vôtre peut lui communiquer peut-être un peu de la foi qui sauve, car vous avez dit :

Une heure de soleil fait bénir tout le jour 1

Je voudrais lui voir aimer, pour cette heure-là, la douleur même!

Des sages tels que vous mon cher Sully-Prudhomme, sont, de l'aveu commun, l'honneur d'une époque. Votre sympathie attentive et raisonnée va visiter, comme un bienfait, ce morne rêveur... Rien n'est, en vérité, énergique et fortifiant comme la douceur tendre... Et lorsque, l'autre soir, après m'avoir parlé de lui si longtemps et si tendrement, vous m'avez chargé de lui répéter vos paroles, il m'a semblé que j'allais porter à une âme de Dante un salut de Virgile. i8qi.

Il y a quelque vingt-cinq ans, je me trouvais, à Toulon, chez un de mes amis marins, qui était en train de boucler ses malles pour un voyage en lointain pays. Nous étions plu- sieurs; nous bavardions, la cigarette aux doigts. Quelqu'un frappa à la porte... « Entrez ! Tiens, c'est vous, Viaud? Bonjour, Viaud ! » Présentations.

Dans M. Viaud, pas un instant je ne devinai Pierre Loti. M. Viaud me parut sympathique, sans que la littérature y fût pour rien. II était entré avec un visage un peu fermé, froid. Cinq minutes après, il souriait, à la française, de tout un peu ; la conversation, dans laquelle il jetait de temps en temps une parole narquoise, pétillait. Dans cette chambre, flottait cependant une mélancolie d'adieux, on était vraiment gai.

PORTRAITS LITTÉRAIRES 223

Puis, tout à coup, la figure de ce M. Viaud me parut se fermer de nouveau... Le visiteur n'était plus là. Son corps astral sans doute l'avait quitté. Sur un mot de l'un de nous, qui avait évoqué un paysage de Stamboul ou du Caire, M. Viaud s'était élancé subitement, comme sur un tapis magique, et il s'en était allé, sans avertir personne. Nous n'avions plus avec nous qu'un M. Viaud, lieutenant de vaisseau en uniforme, et qui paraissait éprouver de l'ennui... sans impolitesse, puisqu'il était visible que nous n'en étions point cause.

M. Viaud était ailleurs... Et M. Viaud, de fait, se retira bientôt à la recherche sans doute de son double.

Il n'était plus depuis longtemps, et l'on avait parlé de beaucoup de choses encore, quand je fus interpellé par le maître du lieu :

Dites donc, que pensez-vous de Loti, vous t

Je pense que c'est un écrivain doué par les dieux. Ou plutôt, ce n'est pas un écrivain, c'est un magicien qui écrit sous la dictée de quelque fée... Voilà ce que j'en pense.

Bon I c'est entendu ! mais de sa personne que dites-vous :

Moi > ce que j'en dis ? je ne l'ai jamais vu.

Quelle plaisanterie ! c'est lui qui vient de sortir.

Ah bah?... Eh bien ! cela ne m'étonne pas. Seulement, lui, Loti, je ne l'ai pas vu. Loti n'est pas venu ici. Il ne nous a pas parlé. Il était absent de M. Viaud, et, dès qu'il a appelé M. Viaud, M. Viaud est parti, pour causer avec Loti, sans nous : voilà ce que je pense de Viaud-Loti.

Ma réplique fit rire ; elle fut trouvée fantaisiste, elle a été juste ; et je crois bien que beaucoup de personnes croient avoir vu Pierre Loti, avoir causé avec Pierre Loti, diné avec Pierre Loti, connaître enfin Pierre Loti, lorsqu'elles ne connaissent qu'un certain M. Viaud, toujours un peu ennuyé d'être séparé de Pierre Loti. J'entends dire parfois : « J'ai vu Loti : il a l'air glacial. » Ou bien « A-t-il l'air dédaigneux, ce Loti ! A dîner, hier, il n'a pas proféré une syllabe... Il m'a paru plein de lui-même, comme gonflé de sa gloire Eh !

224 LA PROSE DE JEAN AICARD

bonnes gens, pas du tout ! Vous n'avez vu que M. Viaud, et M. Viaud absent de lui-même, vous dis-je, à la recherche de Loti, qui court éternellement les deux mondes et même (et peut-être : surtout) l'autre monde.

Quand, il y a vingt ans, Julien Viaud se maria, à Bordeaux, je me rendis auprès de lui. Le soir, à la fin du repas de famille, François Coppée se leva et, portant la santé des nouveaux époux, il fit l'éloge de Pierre Loti. Du joli discours de Coppée je n'ai retenu, mais pour toujours, que ce mot saisissant : « Pierre Loti, cet enfant... qui n'a que du génie». En effet, il n'a pas autre chose. Et qu'est-ce que ce mot veut dire ? Il veut dire que les qualités du métier d'écrivain, celles qu'on peut acquérir à force de travail et de volonté, la maîtrise qui se crée elle-même, lentement, se rend compte de ses procédés, les discipline et les dirige à sa guise, rien de tout cela n'a le moindre rapport avec Pierre Loti. Loti écrit, comme un médium, sous la dictée de l'Invisible. Les poètes, qui ont tout dit, ont su dire cela : « Je dictais, Homère écrivait » A Loti, mieux qu'à aucun autre, s'appliquent ces beaux vers de SuUy-Prudhomme :

J'écoute en moi pleurer un étranger sublime Qui ne m'a jamais dit sa patrie et son nom.

C'est sans doute pour chercher sa patrie terrestre essen- tielle que Loti se fit marin et fut un si grand voyageur. Il est surtout oriental, et c'est peut-être par que je me sens si près de lui, mais c'est un oriental d'hypogée, évocateur de ténèbres dans la lumière et de lumière dans la ténèbre.

Sa puissance d'évocation est singulière; sa faculté de transformation personnelle n'est pas moins étrange. Il lui est arrivé de m'envoyer, pour un bal costumé, une valise conte- nant un habillement complet de Maure ou d'Indien, car il possède une collection de beaux costumes exotiques. Revêtu

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de la somptueuse robe d'un prince oriental, je ne me sentais pas moins, je l'avoue, un Provençal qui croit, il est vrai, tenir de ses ancêtres lointains quelque chose de l'âme d'Orient mais enfm, je me sentais moi-même déguisé. Rien de sem- blable pour Loti. Il a le don de revivre, à volonté, ses vies antérieures d'Égyptien ou d'Hindou ; et, subitement, le cos- tume achève de lui donner le sentiment de la réalité que devient son rêve.

Un bal costumé n'est pas pour lui l'amusement, la distrac- tion d'une nuit : c'est la transformation de tout l'être, c'est une vie réelle vécue ; et la nuit rêvée prend pour lui la durée des ans vite enfuis ; il y rencontre les figures, les peuples, les rois, dont il a adopté le vêtement pour un soir. Il est chaque fois un autre, car c'est sa nature propre d'être innom- brable consciemment, lorsque les êtres du vulgaire ne sont innombrables que dans le subconscient.

Et voilà ce qui explique ses musées, ses maisons machinées de Rochefort, se rencontrent une salle gothique, un palais arabe, un temple bouddhique dans lequel, sans cesse, veillent des lampes sacrées... Amusette> A coup sûr, aux yeux du public. Originalité voulue > Assurément, aux yeux des scep- tiques, ou plutôt de ceux qui sont incapables de comprendre que le surnaturel n'est pas le « hors naturel » mais bien le mystère dans l'homme, le divin.

En réalité. Loti a un habitacle pour chacune de ses âmes, ou plutôt pour quelques-unes d'entre elles. Et ceux mêmes qui ne comprennent pas, n'ont qu'à saluer bien bas, car c'est à la nature infiniment multiple de Pierre Loti, à cette âme qui exige diverses demeures et des temples divers, que nous devons les bonheurs infiniment variés et merveilleux qu'il nous a donnés.

Quand l'Académie française m'a fait la très grande joie de désigner Loti pour répondre à mon discours de réception, je reçus de lui ce mot significatif, nullement mystérieux : « Je

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mentends à faire de la critique comme un ours à ciianter des romances. » Cher grand ami ! quelle corvée on lui a imposée ! Mais soyez tranquilles ! A propos de Coppée ou même de moi, l'Invisible lui dictera sur la mort, sur les effrois de l'in- connaissable, des paroles qui vaudront mieux que toutes les théories critiques imaginables !

Vous rappelez-vous la Visite merveilleuse de Wells: C'est l'histoire d'un ange, personnage ailé, qui s'est aventuré dans l'atmosphère terrestre. Ne pouvant plus rentrer dans son ciel, l'ange doit, par un enchaînement de circonstances inévitables, se résigner à vivre parmi les hommes, et même parmi les bourgeois enfin « dans les salons! » L'ange a une redin- gote, il a un habit, il met des gants, et il va en soirée... Un soir, après un dîner dans le monde, il aperçoit, sur une table, un objet qui, vous le savez, se rencontre aussi chez les anges : un violon. Cela lui rappelle le paradis. Aussitôt, sans rien dire, il se saisit de l'instrument, de l'archet, et il en joue; et « le monde » est en extase, subjugué. Lorsque le personnage énigmatique pose enfin l'archet, une bonne dame vient à lui, et, lui présentant une partition toute ouverte : * Oh! please, dear Sir, doplay that, do! » L'ange prend le cahier, qu'il tient à l'envers, le tourne et le retourne, sans comprendre, et murmure : « Qu'est-ce que c'est que ça? » Cet ange adorable ne savait pas la musique. Et c'est justement ce que pourrait répondre M. Viaud, quand on l'interroge en croyant parler à Loti.

Il n'y a jamais que vingt-quatre lettres dans l'alphabet. Comment les arrange-t-il pour écrire Pécheurs d'Islande. Aziyadé ou Fantôme d'Orient? Soyez sûrs qu'il n'en sait rien lui-même. Une seule personne connaît ce secret. Elle est à Bologne. C'est la Sainte-Cécile.

L'arrangement des mots quelconques qu'il emploie est tout naturel, et il s'en dégage du complexe et même du surnaturel, de l'infini. Par le rapprochement inattendu de deux mots tout simples, il fait jaillir une lueur électrique qui éclaire des fonds de songe, de ciel ou d'abîme. Si vous parvenez à

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expliquer comment cela s'opère, si surtout vous pouvez repro- duire quelque chose de ce miracle, alors seulement je con- viendrai qu'il y a du métier, de l'art, et je proclamerai que la critique est unepythonisse... Mais je suis bien calme : vous n'expliquerez rien, vous ne pourrez parodier de Loti qu'une phrase, comme on peut imiter de loin une fleur, en tortillan du papier de soie bleu ou rose; vous ne reproduirez ni le charme, ni le parfum, ni surtout la suggestion.

Loti me fait l'effet de voir la vie par delà toutes les appa- rences; le spectacle des choses est peint sur un paravent, opaque pour nous, derrière lequel il voit, lui, au travers des phénomènes vulgaires, un autre monde qui est de ténèbres, mais des éclairs brefs lui montrent de rapides tableaux luttent ensemble l'amour transcendant et la mort infinie; se lamentent des voix, et l'écho de ces plaintes sonne dans toute l'œuvre de Loti.

Loti voyageur, en nous donnant la description des pays qu'il a vus, la colore des tons de ce mystère dans lequel vague son âme en quête des dieux, à la recherche de cette clef qui serait l'explication des Choses, et que le Centaure de Maurice de Guérin nous dit avoir été cachée, à l'heure des origines, sous une pierre perdue. est-elle, la pierre sacrée ? En tous les pays du monde. Loti, infatigablement, l'a cherchée. Comme Chateaubriand, il a interrogé les déserts, les forêts, les montagnes et les mers. L'accent de l'interro- gation accompagne sa moindre phrase, la plus banale en apparence. Et ceux-là mêmes que l'énigme de vivre laisse indifférents à l'ordinaire, sont, malgré eux et sans comprendre pourquoi, dominés par ce qu'il y a de sacré dans cette litté- rature d'abîme.

... Mais revenons à la surface des phénomènes et dans la vie sociale. Me voici à table, à côté de Loti, chez des amis. Il y a d'autres invités. Croient-ils devoir paraître solennels r font-ils les importants:- parlent-ils avec pompe de tout ce qui

230 LA PEOSE DE JEAN AICARD

est vain entre les vanités du monde > Alors je regarde Loti. Il est g-rave comme un Bouddha,.. Mais, tout à coup, sur son épaule et sur le col de son irréprochable habit ; je vois apparaître un petit lutin, pas plus haut que le doigt, et qui rit, et fait une gambade. Pourtant Loti demeure grave plus que jamais. Je m'explique qu'on le croie tout plein de son importance ! Or, qu'est-ce que ce petit diablotin qui vient de m'apparaître, visible pour moi seul, et qui semble lui sortir du crâne > C'est, mon bon monsieur, sa pensée de derrière la tête, qu'il veut bien me montrer, et qui s'amuse mélancoli- quement. Sans un mouvement de sa personne rigide, les lèvres à peine décloses, Loti murmure un mot drôle que je devine plutôt que je ne l'entends. C'est une gouaillerie fine, fine, imperceptible...

Et voilà que le petit lutin, un homonculus très gai, très terrestre, très français, que Henri Heine eût adoré, voilà que le petit diable, vêtu par badinage comme un Méphisto d'opéra, se met à bondir en cabriolant par-dessus toutes les assiettes de tous les convives, fait une humble révérence au plus spi- rituel, une grimace au plus sot, une courbette ironique devant la plus laide, envoie un baiser à la plus jolie, et enfin, la tête la première, plonge dans une coupe de Champagne, il se noie parmi une écume pétillante comme de l'esprit.

«Mon Dieu! >, dit mon voisin «que M. Loti est donc grave et solennel « Eh ' mon Dieu, oui, cher monsieur. » Et de nouveau, je regarde Loti curieusement. Oh ! oh ! qu'est ceci > Le petit lutin qui était sa pensée de derrière la tête vient à peine de se noyer dans la liqueur française que Loti, à mes yeux du moins, est devenu tout pâle... Il ne s'agit que d'une pensée folâtre qui meurt, et dans du Champagne encore !... C'est égal, l'idée de la mort vient d'entrer dans Ta salle, de s'asseoir au banquet, et tous les convives, pour Loti, sont aussitôt devenus des spectres...

Et voici que j'aperçois distinctement derrière lui, non plus un petit lutin pourpre et sautillant, comme tout à l'heure, mais une figure de ténèbres qui, lentement, grandit. Elle est

PORTRAITS LITTERAIRES SiQ

immobile et debout, c'est une momie dont le masque, à peine déformé par des siècles de mort, ressemble étrangement au masque de Loti impassible. Qu'est-ce que cela? Les deux profils, si on les superposait, coïncideraient. La momie spectrale semble copier le convive bien vivant. La face du vivant convive reproduit celle de la formidable momie... Que vient donc faire ici Sésostris en personne > Pourquoi cette ressemblance criante entre l'hôte des hypogées qui bordent l'avenue des siècles, et le convive de cette jolie salle à manger parisienne r Quelles affinités innommées ont attiré ici le royal fantôme ? Pourquoi celui qui, avec des mots inenten- dus jusqu'à nous, parle si bien de ce qui se lamente au fond des sépulcres, ressemble-t-il si fort à ce Maître des sépulcres silencieux >

« J'ai dîné hier à côté de Pierre Loti. Le croiriez-vous ! Il n'a pas dit un mot ! Il ne paraissait pas s'intéresser le moins du monde à ma conversation.

Eh ! cher monsieur, je le crois bien. Vous étiez à côté de Loti, mais derrière lui, voyez-vous, il y avait Sésostris, et ça lui donnait des distractions. »

Décembre 1909.

Chantecler

d'Edmond Rostand.

CE QUE j'ai vu sous LES PLUMES.

La page que voici n'est point œuvre de critique. Je n'ai même pas le droit d'usurper ici le rôle d'un juge. Charmé, je dirai pourquoi je le fus.

Le Chantecler d'Edmond Rostand incame le Poète, dont il nous explique les aspirations, les illusions, les rêves soli- taires et l'utilité sociale.

Chantecler, c'est le poète, le chanteur, l'artiste, mais c'est l'artiste, le chanteur, le poète de France.

a3o PROSE DE JEAN AICARU

Dans cette épopée dialoguée que nous donne aujourd'hui l'auteur de Cyrano, le Coq, dès son apparition, lance un hymne en l'honneur de la symbolique lumière, clarté d'esprit et clarté de langage.

Sans la lumière, point d'art et point de joie :

O soleil, toi sans qui les choses Ne seraient que ce qu'elles sont!

Les choses, sans la lumière, ne seraient que des corps, de la matière relevant de la seule analyse, et dépouillées de tout charme. Pour l'artiste qui a le vrai sens de la vie, elles sont au contraire ce qu'elles paraissent être. L'illusion brillante est plus belle que la sombre réalité, et correspond sans doute à la Vérité cachée. L'intelligence des simples a raison contre l'esprit des raisonneurs orgueilleux, abstracteurs de quintes- sence.

Et tout de suite la vérité morale s'affirme :

Mouche active et sonore, je t'aime!

Regardez-la : son vol n'est qu'un don d'elle-même.

Le Merle, un merle qui a sans doute vécu longtemps dans quelque jardin de Paris ou de banlieue, blague, en faux Gavroche, toutes les générosités du coq ; c'est le persifleur qui ne croit à rien.

Bien entendu, Chantecler, Gaulois d'ancienne race, n'est pas féministe. Au milieu de sa basse-cour, il régne. Il est de l'avis de tous ses congénères, Molière en tête :

La poule ne doit pas chanter devant le coq!

Son sérail, chose miraculeuse ! se tait quand il l'ordonne. Dès qu'il parle, plus de caquetages. Et c'est le même silence impressionnant quand tout à coup tombe sur son peuple l'ombre de l'épervier qui rode là-haut. Alors, d'un mouve- ment instinctif qui est un hommage unanime, poulettes, jeunes coqs, poules et poussins, se pressent autour de lui, tout

PORTRAITS LITTÉRAIRES 33 1

contre lui, implorant la protection du chef unique, du Maître aux redoutables ergots.

Moment d'amour égoïste, mais confiant, qui éveille au cœur du spectateur les lointaines émotions de l'enfance :

Cet instinct de vivre blottis

Dure encore à l'âge nous sommes.

murmure le suave Sully-Prudhorame.

Le danger passé, la vie reprend, vulgaire, indifférente et ingrate ; mais à lui seul le coq suffit pour nous assurer la permanence des amours héroïques, latents et toujours prêts.

Pourquoi faut-il qu'une étrangère aux criardes élégances vienne troubler cette vie régulière, conforme aux lois natu- relles et à l'antique idéal r

La poule faisane, qu'un chasseur poursuit, arrive à plein vol, par-dessus les murs de l'enclos et le troublera, apportant du dehors les instincts, les vanités, les légèretés, les perfi- dies d'une tout autre race. A ce moment, le merle n'a pas tort d'être ironique. 11 n'est plus à ce moment le titi du pou. lailler, mais le Méphistophélès de la basse-cour : il pressent la déchéance du grand artiste et s'en réjouit avec son imper- tinence diabolique, justifiée désormais.

Le chien, bonne bête humaine, donne asile dans sa niche à l'étrangère, à la faisane. Hélas ! sa pitié sera funeste à son ami le coq. Méfions-nous de la pitié ! Voici, grâce à elle, que l'ennemi est au cœur de la place. Ah ! bonnes poules de France, chères petites poules paysannes que Jeanne d'Arc a connues et aimées, que ne vous révoltez-vous, cette fois, pour défendre l'intégrité, la gloire de votre race, gallines de Gaule r

Or, l'oiseau adorateur de la lumière n'a pas seulement pour ennemi le merle persifleur, qui le poursuit de sa gouail- lerie acharnée, comme les insulteurs à gages suivaient les triomphateurs romains ; le chantre de la lumière a naturelle- ment contre soi tous les oiseaux nocturnes, hiboux, chats- huants, orfraies et grands-ducs rapaces.

aSa LA PROSE DE JEAN AICARD

Le merle assiste au sinistre conciliabule de ces envieux ; il est de leur complot, le merle. Ah ! quel affreux merle! Le genre d'hommes qu'il représente déshonorerait son espèce si d'innocents oiseaux pouvaient être déshonorés par l'homme. Chantecler, du reste, dira son fait à ce merle indigne du nom de merle ; il lui prouvera que, lorsqu'il lui plaît, le génie loyal peut condescendre à donner la réplique décisive, et dans leur langage, aux titis malfaisants : le véritable esprit parisien, lui dit Chantecler, ce n'est pas toi, vilain merle; c'est le moineau franc. Toi, tu n'es que son plagiaire men- teur :

Il faut savoir mourir pour s'appeler Gavroche.

Or, le merle a surpris le secret de la force de Chantecler- Samson, ce secret que tâchera de dérober aussi la faisane- Dalila.

Quel est-il, ce secret >

Le voici : c'est Chantecler (il le croit, du moins) qui donne des ordres au Soleil obéissant... Mais oui : le soleil ne se lève sur le monde que lorsque le chant du coq l'y contraint. Et pour accomplir tous les jours sa haute mission d'éveilleur d'aurores, Chantecler a chaque fois un grand, un terrible effort à faire. Il faut qu'il travaille et se travaille; il doit gratter le sol de ses griffes, afin de se « planter » à la juste place il sera en contact direct avec la terre pleine de germes, gonflée de devenirs, d'aspirations obscures en mou- vement vers la lumière ; et son chant, mieux que le vol de l'insecte, est un véritable don de lui-même :

, Ce chant

N'est pas un de ces chants qu'on chante en les cherchant, Mais qu'on reçoit du sol natal, comme une sève!

C'est le cri merveilleux de la terre muette.

Jamais la fonction réelle du poète digne de ce nom n'a été plus glorieusement expliquée ; ni, non plus, hélas ! jamais ne nous est apparu si nettement l'abîme d'illusions l'orgueil jette les poètes : celui-ci, non content d'être l'humble appel

PORTRAITS LirTÉRAIEES 333

des choses vers la lumière, croit être le verbe créateur qui la fait jaillir, resplendissante, sur l'horizon.

Hélas ! il avait pourtant assez de tourments d'esprit, et qu'il nous a contés d'une façon bien touchante ! Oui, il a, ce coq si fier, ses heures de doute et de découragement; il con- naît des minutes de détresse il se demande si la vertu qui est en lui ne l'aura pas abandonné demain.

Retrouvera-t-il tout son génie à l'heure il lui sera nécessaire) Aura-t-il alors la force et la vaillance de pousser son cri, pour le bonheur des hommes, assez net, assez haut, assez hardi > Sera-t-il longtemps encore égal à lui-même, ou... jamais plus? Souffrances de l'artiste, indifférentes à la plupart des hommes ou ignorées d'eux. Et c'est pour eux cependant, pour leur joie, que ces tortures sont souffertes.

Donc Chantecler s'imagine qu'il fait lever le soleil et que sans lui toutes les pauvres créatures seraient privées à jamais de revoir la douce lumière.

Il pouvait se contenter d'avoir l'orgueil poétique ; il est tombé à la vanité littéraire. C'est ce qui le perdra.

Le merle, dont l'âme est aussi noire que l'habit, a com- ^-;ploté bassement au risque d'être croqué par eux avec 'les oiseaux de nuit : les conjurés ont décidé la mort du coq. La perfidie du merle, leur complice, poussera Chantecler à combattre un dangereux coq étranger. Chantecler-Cyrano, le brave coq gaulois, court au périlleux rendez-vous. Chez la pintade, il rencontrera et provoquera le bretteur : on y voit, reçus avec tous les honneurs dûs à leurs titres, les coqs les plus hétéroclites, les plus inattendus, produits artificiels de l'aviculture, aux noms excentriques, aux plumages incohé- rents...

Notre coq au simple costume, au parler net et clair, au cœur de paysan, bafoue tous ces étrangers baroques et pré- tentieux. Le bretteur se fâche. Le duel a lieu. Celui qu'on appelle le Coq tout court, notre coq, celui qui a sa statuette au sommet de tous les clochers de France, sera-t-il vaincu? Non, certes. C'est son ridicule ennemi qui tombe à demi mou-

234 LA PROSE DE JEAN AICARD

rant dune blessure qu'il s'est faite « lui-même » avec ses ergots artificiels. On dirait qu'il s'agit de quelque poète déliquescent qui s'enferre dans ses propres théories et qui mourra sans gloire, pour n'avoir pas été assez simple.

Maintenant, c'est le duo de Chantecler et de la faisane, par une belle nuit, dans la forêt s'ébattent les lapins, tra- vaille le pivert, de l'Académie française, file l'araignée, le rossignol répète son éternelle mélodie.

Pendant que Philomèle chante, les crapauds bavent au pied de son arbre. Leurs vilains sentiments d'homme, qu'ils avouent, déshonoreraient leur espèce, si l'innocent crapaud pouvait être déshonoré par les hommes, mais on sait aujour- d'hui que le seul tort du crapaud est d'être laid. En réalité, ses mœurs sont pures ; il est fidèle à sa crapaude, il jette des cris d'amour qui ressemblent à des sons de flûte, et remar- quable père de famille, il promène tout comme l'araignée, avec amour, ses petits sur son pauvre dos pustuleux.

Hélas ! Chantecler dans la forêt s'oublie à prendre un lise- ron pour un cornet téléphonique. C'est une faute qui achèvera de le perdre. Il s'est éloigné de la nature ! il a donné dans le modernisme industriel : tandis qu'il parle au téléphone, la faisane surprend son secret ; et, femelle perfide, elle en abuse aussitôt contre lui ; savante en agaceries hypocrites, elle trouble Chantecler et lui fait oublier l'heure son devoir est d'appeler l'aurore.

Et l'aurore s'est levée sans l'ordre du coq !

La femme, l'horrible étrangère, a donc -commis ce crime d'arracher son illusion vitale, essentielle, à l'artiste, au poète, au créateur dont l'illusion faisait toute la force !

Mais voici que justement le rossignol, que Chantecler savait admirer sans jalousie le sentant son vrai frère d'âme vient de tomber sous le coup de fusil d'un homme, chasseur imbécile ! Chantecler a vu aussitôt un autre rossi- gnol remplacer le mort... Il y a par le monde des milliers et des milliers de rossignols, il n'y a qu'un chant de rossignol. L'illusion à peine morte au cœur de Chantecler, celui-ci

PORTRAITS LITTÉRAIRES 335

retrouvera aussitôt dans une conception \k la fois juste et mystérieuse des réalités, une raison nouvelle de répéter son chant toujours le même. Cette raison, c'est que ce chant, quand la lumière est absente, supplée à la lumière, la crée vraiment au cœur des créatures ! Et, reprenant son devoir, il devient d'autant plus héroïque qu'il n'est plus l'inspiré de ses illusions et de sa foi premières.

A travers ce grand poème, qui exalte la splendeur du soleil et toutes les clartés des esprits et des cœurs, l'amitié du chien de garde pour le coq ajoute un doux rayonnement.

A elle seule elle explique la portée de l'œuvre qui nous dit : « Soyez bons et vaillants ; soyez clairs, aimants et simples ! »

Chantecler nous avait paru blessé à mort par un amour perfide, mais voilà que tout à coup, enseigné et grandi au contraire par son affreuse déception, consolé par l'amitié, il est retourné avec attendrissement vers ses amours paysannes. Ainsi, il revient de l'idéal chimérique au juste idéal qu'il incarne. Cet idéaliste raisonnable marche avec des pattes sur la terre ferme, mais il sait qu'elle est pleine de germes mys- térieux, et des ailes et de la voix il s'efforce, comme eux. vers la lumière. 1910.

VI

ESSAIS

Bonté et Politesse'.

Messieurs,

Je suppose que si l'honneur de vous présider échoit aujour- d'hui à un poète qui s'est toute sa vie réclamé du titre d'idéaliste, c'est que (sachant bien qu'il ne pourrait vous quitter sans vous adresser quelques paroles) vous avez désiré qu'un instant il vînt vous parler des choses que vous aimez avec lui.

On dit beaucoup que notre époque est réfractaire à tout idéalisme. On dit que la bonté est partout mise en oubli par des générations qui, pressées de conquérir toutes les satis- factions matérielles, se bousculent et s'entr'écrasent sans prendre la peine de s'en excuser; on dit que la politesse ne se rencontre depuis longtemps ni dans les wagons, ni dans les autobus. Elle ne court pas les rues.

Si tout cela est vrai, il devient opportun de parler bien haut d'idéal, de bonté et de politesse, entre nous qui aimons encore ces choses surannées.

Messieurs, ne laissons pas affirmer par les sceptiques que

I. Allocution adressée aux Élèves du Collège Stanislas le 21 mars 1909.

2^8 LA PROSE DE JEAN AICARD

l'idéal c'est ce qui n'existe pas et ne pourra jamais se réaliser dans la pauvre nature humaine, considérée comme à tout jamais méprisable.

Ceux qui parlent ainsi ne s'aperçoivent pas que leur mépris ne peut exister qu'en vertu d'une comparaison tacite mais idéaliste entre l'humanité qu'ils condamnent et une humanité meilleure qu'ils rêvent en dépit d'eux-mêmes.

Aussi est-on quelquefois idéaliste inconsciemment, et c'est la moins bonne manière.

Constatons d'abord que la vie est idéaliste dans son essence.

L'éternel désir, l'éternelle espérance d'un « mieux » hypo- thétique la renouvellent sans cesse. ,Les esprits les plus matérialistes affirment que telle est la loi de l'évolution phy- sique des êtres.

Il serait étrange de voir les mêmes esprits contester à la vie consciente le privilège de concevoir un idéal et de s'em- bellir peu à peu de son rêve, comme on voit passagèrement le regard humain s'embellir tout à coup d'une pure émotion de l'âme.

Qu'est-ce donc que l'idéal r Ce qui n'est encore que dans l'idée, un devenir possible; et il y a de faux, de mauvais idéals mais quand nous disons l'idéal tout court, nous entendons, n'est-ce pas r celui qui dépasse encore et toujours la plus noble vie humaine.

On accuse cet idéal lui-même de bien des méfaits. La vision de beautés imaginaires, plus ou moins réalisables, détourne fâcheusement, dit-on, l'idéaliste des vulgaires besognes quo- tidiennes, le rend inapte à la vie commune, à la banale action nécessaire, le conduit à l'impuissance par le dégoût de ce qu'il voit, et par l'orgueil qu'il éprouve d'être le créateur solitaire des plus chimériques beautés.

Un idéal qui peut entraîner l'égoïsme à de telles erreurs, n'a pas été revu et corrigé par le cœur ni par la raison ; il n'a pour lui qu'une beauté païenne; il a oublié de se tremper aux sources délicieuses de la sympathie humaine ou évangé- lique.

ESSAIS 289

L'idéal vrai n'entraîne point l'honinie, non pas même l'artiste, non pas même le savant de génie, à un isolement stérile. Il impose au contraire le sentiment profond de l'unité de la vie universelle, c'est-à-dire de la solidarité ; il impose la pitié, la charité, la bonté... et même la politesse. Rappe- lez-vous ce cri de Sully Prudhomme :

Un Songe.

Le laboureur ma dit en songe : >< Fais ton pain. Je ne te nourris plus ; gratte la terre et sème. •> Le tisserand m'a dit : <■ Fais tes habits toi-même » Et le maçon m'a dit : « Prends la truelle en main. »

Et seul, abandonné de tout le genre humain Dont je traînais partout l'implacable anathème, Quand j'implorais du ciel une pitié suprême Je trouvais des lions debout dans mon chemin.

J'ouvris les yeux, doutant si l'aube était réelle : De hardis compagnons sifflaient sur leur échelle, Les métiers bourdonnaient, les champs étaient semés.

Je connus mon bonheur et qu'au monde nous sommes Nul ne se peut vanter de se passer des hommes : Et depuis ce jour-là je les ai tous aimés.

L'idéal bien compris relève, aux yeux des travailleurs, leur tâche quotidienne. Il leur apprend que servir, rendre des ser- vices, est une dignité. Il leur montre les nobles responsabilités que comportent toutes les besognes humaines, car toutes se relient entre elles, chacune étant nécessaire à toutes les autres. Le poète dont je viens de vous citer le beau sonnet devenu populaire, disait fréquemment : « chacun de nous a un moyen bien simple d'assurer la grandeur de la patrie, et c'est d'exé- cuter pour le mieux, chacun de son côté, notre métier quel qu'il soit. »

Aussi, la plus humble des tâches est une contribution à cet idéal : la grandeur, la gloire d'un pays.

Faute d'idéal, les civilisations les plus scientifiques, à leur

24o LA PROSE DE JEAN AICARD

apogée même, ne sont que des barbares perfectionnées, plus redoutables et moins estimables que la sauvagerie préhis- torique.

Que si l'idéaliste vient à se montrer orgueilleux de lui-même, il est facile de le réduire à l'humilité. Disons-lui bien vite qu'un beau désir d'être sage ne suffit pas, à nous donner la sagesse. En vérité ce serait trop commode. Nul n'a prétendu qu'être idéaliste fût un mérite; ce n'est qu'une aspiration, une tendance, et le mérite ne commence qu'au moment la tendance et l'aspiration réagissent contre les instincts par un effort vraiment actif, sincère et soutenu.

L'idéaliste, le rêveur de chimères, si haut qu'il ait placé son rêve, n'est qu'un homme, et rien d'humain ne lui est, hélas 1 étranger. C'est même la raison pourquoi il a conçu l'idéal. Il s'est regardé dans son humanité faible, instinctive, misérable et c'est par mépris de ce qui en lui est trouble et obscur qu'il a rêvé beau, rayonnant et pur; mais son rêve ne saurait le transformer d'un coup comme par miracle ; l'étoile ne peut que le diriger dans la nuit tant d'autres cheminent au hasard; il va du moins, lui, vers une clarté.

Rappelez-vous le magnifique vers du père des poètes modernes, Victor-Hugo :

Du fond de l'idéal c'est Dieu qui nous fait signe.

C'est surtout à la bonté que l'idéal nous convie; mais prenons biengarde que e toutesls bontés ne sont point égale- ment recommandables.

La bonté naturelle, purement instinctive, peut être vaine ou même dangereuse, parce qu'il lui arrive de contrarier, ou même d'empêcher la justice ; elle est suspecte.

L'idéale bonté exige l'éducation de la bonté naturelle. Savoir ne pas se laisser emporter au hasard par la bonté impulsive, c'est-à-dire égoïste, par le plaisir qu'on éprouve à plaindre et à soulager en soi la souffrance d'autrui, voilà la bonté utile, surveillée qu'elle est par l'intelligence et la raison. Et peut-être n'y a-t-il de bonté estimable que celle qui sait s'allier à la justice dont elle humanise les arrêts sans y mettre

ESSAIS 24 I

obstacle. Savoir même ne point paraître bon, afin d'être juste, c'est le chef-d'œuvre de la bonté éclairée, son sacrifice divin, car c'est ainsi que, plus douloureuse, elle se tranfigure en idéal générateur de bien.

Bonté juste, pitié efficace, êtes-vous des idéals de tous points réalisables? Non, certes; mais n'est-il pas admirable que cette innombrable humanité, si imparfaite, puisse con- cevoir un rêve utile d'irréalisable perfection ?

Messieurs, il faut être idéalistes ; il faut essayer d'être bons et (c'est encore un idéal) il faut être polis.

Politesse, urbanité, civilité, qu'est cela } sinon civilisa- tion, c'est à dire réalisation partielle de l'idéal social >

N'oublions pas que politesse signifie, au fond, domination de soi, effort de bienveillance quand même, respect des autres, de leurs opinions, de leur conscience, de leur noble valeur, parfois au contraire de leur misère morale, et toujours et partout, tout simplement, respect de la figure humaine.

La politesse revêt parfois, en les rendant plus mordantes, la malice, l'ironie, la cruauté même des méchants; mais du moins le masque qu'elle leur impose rappelle à tous et à eux- mêmes qu'il est mieux d'être bienveillants et aimables.

La politesse peut devenir la forme expressive d'une habi- tuelle bonté, qui pudiquement répugne à dévoiler ses trop vifs attendrissements; elle prête aussi parfois une allure enjouée aux plus magnifiques héroïsmes. Elle est une gloire chevaleresque, bien française... Nous avons ici le droit et le devoir de saluer au passage le panache de Cyrano.

Avouons cependant, messieurs que ce n'est plus le temps aujourd'hui et je le déplore d'aimer avec excès la politesse : £lle est devenue un idéal trop périlleux. Une anecdote va vous expliquer ma pensée sur ce point.

Avant le règne de l'auto, on a pu voir un jour ceci. Un vieillard, d'ailleurs illustre, dans un omnibus parisien se trouvait assis à côté d'une voyageuse d'un certain âge et qui lui était inconnue.

Quand elle fut pour descendre, l'homme de génie se leva,

11

2^2 LA PROSE DE JEAN AlCAUD

descendit avant elle du lourd véhicule, et piétinant dans la boue de la rue, il tendit à la dame sa main courtoise. Il comptait bien, et sans même y songer, que le conducteur très poli lui donnerait, par égard pour ses beaux cheveux qui étaient tout blancs, le temps de remonter en voiture. Vous devinez qu'il n'en fut rien. Tandis qu'il saluait très bas, les chevaux repartirent au grand trot et le pauvre grand homme, c'était M. Michelet, regarda piteusement s'éloigner l'omnibus pas une seule personne ne put imaginer une seconde qu'il était la victime naïve de sa courtoisie. Il y a, en effet, à notre époque, des choses tout à fait invraisemblables... Eh bien soyons polis quand même, le plus longtemps possible, mes- sieurs, dussions-nous quelquefois rentrer chez nous à pied. Il ne faut pas tout concéder au siècle de l'arrivisme, ah ! mais, non !

Messieurs,

... Un de vos maîtres a bien voulu me demander de ne pas vous quitter sans vous avoir cité une vingtaine de vers j'ai tenté d'exprimer quelque chose de nos communes aspirations :

Les voici

Un pour tous.

Et ne dis pas : « Seul pour le nombre, Quel bien fera mon humble amour? » Que chacun soit flambeau dans l'ombre : Les ténèbres verront le jour.

Ce matin, dans la fourmilière, La pluie a fait l'éboulement ; La tribu des fourmis entière S'est mise à l'œuvre bravement.

Et chaque fourmi sohtaire Ayant, sans hâte et sans délais, Porté dehors son grain de terre, Tout fut sauvé dans leur palais,

EBSÂIS 243

Que chaque homme console un homme, Fasse un bien, donne une pitié... Ne t'occupe pas de la somme : Le pain sera multiplié.

Le pain ? L'homme vit d'autre chose ! Le pain qui manque, c'est l'amour... Que le geindre dorme, s'il l'ose ; Toi, dans la nuit, chauffe ton four !

Laisse ton siècle le temps coule S'égayer, sceptique et moqueur... Un seul mot nourrit une foule : A tous les cœurs suffit uii cœur !

Un seul mot pour terminer, chers jeunes hommes. Le poète vous remercie de votre accueil cordial. 11 est de ceux qui pensent que la première des gloires, la gloire idéale n'est pas d'être admiré, fût-ce exagérément, mais d'être aimé, ne fût-ce qu'un peu...

Je vous remercie profondément des sympathies que vous m'avez témoignées, et dont le souvenir réconfortant restera dans mon cœur.

Jésus.

PRÉFACE *

L'humanité, c'est la grande orpheline. Quoi qu'on puisse penser des révélations rapportées par les Écritures, on est /éduit, pour affirmer l'existence d'une Justice, d'une Protec- tion, d'une Tendresse infinies, à faire appel au témoignage du passé mort, à invoquer les Testaments. Jamais les fils d'aujourd'hui n'ont vu, de leurs yeux, le Père.

S'il n'y a point de Royaume de Dieu, il ne semble pas que la pensée humaine puisse être consolée, car elle cherche en

1 Inédite.

244 i^J^ PEOSK DE JEAN Air;^RD

vain la Justice sur la terre. Les investigations de la science nous montrent la loi du plus fort comme la loi de vie. Et c'est tout.

Dans cette détresse, une petite flamme vacillante veille au fond de nos propres ténèbres, apparaît dans notre nuit inté- rieure. C'est le sentiment de pitié, de tendresse, qui pousse l'homme à protéger l'homme contre les forces naturelles et contre les siennes propres.

Seulement, par un inconcevable mystère, cette pensée humaine qui juge tout, qui va partout et qui partout croit voir le règne de l'injustice, a soif en même temps d'une pureté rêvée, supérieure à la justice même ; et quand elle a constaté, au cœur de l'homme, l'existence de la pitié, voilà que, dans son gotit mystérieux ponr un désintéressement supra-humain, elle accuse cette pitié de prendre son origine dans l'égoïsme !

Singulière antinomie. Considérer l'égoïsme comme la loi inéluctable, et le poursuivre comme infâme jusque dans ses plus nobles créations ! Mais cette sévérité de jugement n'est- elle pas la plus belle réaction possible contre l'égoïsme r Ne témoigne-t-elle pas d'une merveilleuse puissance d'aspiration vers l'idéal amour > Et qu'est-ce que cette aspiration, sinon la force même qui, lentement, finit par créer l'objet du désir r

L'argument négatif est celui-ci : « La pitié se fait en nous de l'effroi que nous inspire la douleur! » En d'autres termes, ce sont nos maux reconnus dans les autres que nous conso- lons chez les autres, dans l'espoir évident d'être à notre tour consolés. C'est un calcul!... calcul divin.

L'argument du sceptique n'est qu'une bonne formule, la plus acceptable du monde et qui ne déshonore rien ni per- sonne.

En vérité, y a-t-il de quoi gémir sur la vilenie des plus purs sentiments î II est reconnu que moins un homme a souffert, moins il est sensible aux maux d'autrui parce que difficilement il s'en fait l'idée. Je ne peux me faire aucune idée de ce qui m'est absolument étranger. Accuser la pitié de comporter en son origine la crainte pour soi des maux que

ESSAIS 2 4 5

l'on soulage, c'est vouloir éteindre le feu par le feu, la cause par la raison d'être, et, ici, le bien par le bien. Besogne de néant, coupable besogne s'il en fut !

Ce qui est plus doux à songer, c'est que l'admirable puis- sance, créatrice et protectrice de vie, qui est la pitié, pousse tels êtres sublimes, qui pourraient vivre dans l'oubli de la plupart des misères humaines, à les rassembler au contraire dans leur cœur, à les souffrir pour savoir les consoler. Et la récompense merveilleuse, tout intellectuelle, toute d'âme, des êtres de pitié, c'est la foi qui leur vient, en retour, dans une Pitié immanente, ne fût-elle qu'humaine ! Ils ne peuvent douter que ce pouvoir, vivant en eux, de consoler autrui, existe chez les autres ; et, par la seule existence ainsi prouvée de la Tendresse humaine, ces âmes de sympathie se trouvent con- solées. L'âme orpheline a une mère.

Dans l'actuelle obscurité que la parole scientifique répand sur le monde, en nous annonçant la double mort de la justice de Dieu, et de la justice dans le monde périssable, il n'y a donc plus qu'une seule lueur rassurante. Mortes les étoiles au ciel, mortes les flammes sur la terre, mais la petite phos- phorescence se traîne en nous, suprême espérance, contre laquelle s'acharnent les souffles sceptiques. Protégeons-la. Abritons-la du cœur et de l'esprit.

Et chantons pour elle le chant du soir comme d'autres, au matin des jours, célébrèrent l'espérance humaine, la naissance du feu.

Ce poème est un chant d'adoration en l'honneur de la Pitié, en l'honneur de la Tendresse qui est la pitié pré- ventive.

En nos cœurs des siècles d'atavisme ont imprimé des milliers de fois la figure du Christ, cette noble figure, la plus belle de toutes les faces créées à l'image de Dieu, demeure ineffaçable. Et elle reste la plus expressive, la plus propre à faire concevoir tout ce qui est de l'homme doulou- reux. Seulement le chrétien qui a cru autrefois le Verbe divin incamé dans son Christ, à son tour, involontairement.

a 46 LA PROSE DE JEAN AIGARD

incarne en ce Christ ses pensées humaines, transformées par le siècle. Et pourvu qu'elles demeurent hautes, à la fois tristes et consolantes, il ne croit pas faire déchoir le Dieu qui fut un homme en lui mettant sous le front les troubles de la présente humanité et dans le cœur toutes les détresses de l'inconsolable Orpheline.

Jérusalem tête de ligne.

Le 24 de ce présent mois de septembre a été solennellement inauguré le chemin de fer de Jaffa à Jérusalem.

La petite caravane des invités s'est divisée en deux brigades.

La première, composée du président de la Compagnie, M. Collas, de deux des administrateurs, MM. F. Barrot et le comte de Foucault, de M. Magnard fils, de M. de Combes et de M. Chervillon, a quitté Marseille le 10 septembre. Une escale de deux jours à Alexandrie aura permis à ces mes- sieurs d'aller, sur les bourriquots que l'Exposition a fait connaître à Paris, saluer les Pyramides.

La seconde brigade s'est embarquée à Brindisi, le 18. Elle est composée de M. l'ingénieur Villard, de M. Albert Tissan- dier, de M. Sauvage, ingénieur des mines ; de M. Geiser, directeur de l'École polytechnique de Zurich, et d'un citoyen romain, M. le baron Lazzaroni.

La seconde brigade de la caravane pour Jaffa y est arrivée le 23.

Mes renseignements sont précis, voici pourquoi : j'avais le bonheur d'être au nombre des invités, mon passeport était prêt...

Les longs voyages me font peur, et cependant j'avais accueilli avec joie l'idée de celui-ci. Un motif impérieux m'a retenu : je ne lui en veux pas. Aussi bien, le moment était mal choisi pour moi de quitter le champ du travail, et comme, à moins d'être infirme ou d'être mort, je ne tarderai guère à aller voir les Pyramides et même l'Himalaya, je me console.

ESSAIS 247

tout en regrettant beaucoup les compagnons de choix qu'une grande bienveillance m'avait spontanément offerts, de ne pas voir Jérusalem en ce jour singulier le premier train inau- gurera la voie ferrée qui va désormais de Jaff a... au Calvaire!

Quel effet bizarre, celui de ces mots rapprochés : Voie ferrée Calvaire !

Les mamelons pierreux que traverse aujourd'hui le train ont vu de loin, courbé sous le poids de son gibet qu'il porta lui-même, se traîner le Juste. Alors fut créée la « Voie » dou- loureuse où les Stations étaientdes prolongements mystérieux du fécond martyre... Jérusalem ^Mjfe/.'... Josaphat, tout le monde descend!

J'ai cherché à noter mes impressions... de voyage, depuis le moment j'ai pris mon passeport, jusqu'à l'instant j'écris ces lignes, sans avoir quitté ma chambre. La fièvre est un des motifs qui m'ont enchaîné au rivage.

D'abord, à ne m'y pas tromper, ont été remués en moi, d'une grande secousse, les vieux fonds chrétiens qui sont en nous tous.

Les Pyramides } Oui, en passant, ou bien au retour, j'aurais été tout à elles ; car elle émeut aussi comme une terre natale, cette contrée de magie les morts durables sont devenus l'immortalité même d'une race, tous, ils racontent leur histoire, leurs intimités, leurs amours et leurs haines; elle émeut comme un lieu d'énigme originaire, mais le Calvaire trouble comme le lieu l'Explication, mal comprise encore, a été donnée pourtant'défînitive et, à voix retentissante, dans un mot : « Aimez-vous. »

Et, pourtant, nous sommes chrétiens, tous ! Le musulman lui-même est chrétien, puisqu'il vénère comme un prophète Jésus, qu'il nomme Aïssa. Tout est chrétien, qui est civilisé. Tout est d'aspiration chrétienne. Cette formidable civilisation

2^48 LA PROSE DE JEAN AICABD

qui, à toute heure, prépare les guerres, est chrétienne, puis- qu'elle les redoute et les retarde, à force d'avoir pitié d'elle- même!

Lorsque Jésus descendit aux enfers, il y retrouva l'âme du roi Xercès, et il éteig-nit à jamais les feux diaboliques avec les quelques larmes que ce grand païen a versées à l'heure où, devant le défilé de ses armées innombrables, il se prit à songer que, de tant de milliers d'hommes, beaux et jeunes, si peu reverraient leurs foyers ! . . . L'esprit du monde est chrétien. Nous le sommes. Nous ne l'avons jamais été si profondément que depuis la mort, en nous, de l'espérance et de la foi !

La voilà bien, la douleur du siècle ! C'est toujours et encore la lamentation de RoUa... Plus chrétiens que jamais, c'est-à-dire plus humains que jamais, plus universels que jamais avec le chemin de fer comme moyen d'expansion, d'échange, de propagation des idées, de fusion des races et, en même temps plus étonnés que jamais de ne pas retrouver tout entier en nous le Christ vivant, celui de jadis, celui de la petite enfance.

Notre attachement passionné à la douce, à l'idéale Figure, blonde, comme la lumière, comment sera-t-il récompensé > On trouvera la Parole décisive, grâce à laquelle la seule charité, l'amour au sens chrétien, sera multipliée assez pour nourrir les âmes vides de foi et vides d'espérance, les âmes modernes, les âmes scientifiques, naturalistes, réalistes, expérimentales et cependant humaines, c'est-à-dire affamées d'amour I

Il m'est arrivé de songer parfois que toute douleur n'est jamais, au fond, que l'épouvante, consciente ou non, en face des infinis inexpliqués et menaçants. Si cela est, quelque chose de constaté est en nous : l'amour, qui peut rassurer l'humanité par elle-même, lui donner le royaume du Ciel promis par Jésus, cet apaisement tout simple que l'enfant connaît, quand la mère l'endort dans son amour, pourtant terrestre.

Mais voici l'antinomie. Cette sympathie humaine, qui est le

ESSAIS 2&9

moyen et le but de tous, à toute heure nous la blasphémons, nous la foulons aux pieds, nous la nions ! sont, en vérité, les paroles de charité réelle ? Dans les gouvernements ? Dans les diplomaties? Dans nos articles de journaux > Dans nos conversations > Dans nos rapports sociaux: Dans nos livres >.. Oui, certes, par boutades, on les entend, juste assez heureusement ! pour prouver que le germe en existe ; mais sont-elles quelque part la loi de vie, la règle quoti- dienne à laquelle nous ne manquons que par exception r Non. Et pourtant, la quantité de bonheur possible à l'Homme est là, dans la pitié de lui-même pour lui-même. Jésusalem ! Buj^et !. . . Tout le monde descend.

J'ai été visité dun songe véritablement bien bizarre, œgri somnia durant cet accès de fièvre qui a été un des obstacles à mon voyage en Terre-Sainte. Il se pourrait que ce songe eût un sens. Je ne lui en vois aucun : voici.

J'arrivais en Palestine sur une galère à dix-huit étages de rameurs, avec le président de la Compagnie du chemin de fer de Jaffa, avec M. Magnard et les autres personnes que j'ai nommées plus haut. Notre galère, fantastique, était immense. A la proue, sommeillait, les pattes étendues au-dessus des eaux, le grand sphinx d'Egypte en personne, celui dont Hugo a dit:

Ce n'est pas d'encensoirs que le sphinx est camus !

En regardant bien, je reconnus à bord, dans une grande foule de Parisiens, celle des vernissages, M. Zola, qui reve- nait de Lourdes, et M. Renan, qui revenait de tout. Pierre Loti, sur la passerelle, en grande tenue d'amiral aux brode- ries d'un vert déplorable, commandait. M. Eiffel faisait le point. M. Sarcey, retenu à Paris par la première représenta- tion — enfin ! de mon Othello à la Comédie-Française, y était resté à seule fin de me faire un bon article, bien chari'

11.

25o LA PROSE DE JEAN AICARD

table ; mais mon ami Henry Becque était là, avec M. Dreyfus.

Entrés non sans peine dans l'absurde rade de Jaffa, nous fûmes admis aussitôt à la libre pratique... parce que la peste régnait en maîtresse sur la Syrie et l'Arabie, et nous nous aperçûmes alors, d'ailleurs sans surprise aucune, que tous, peu ou prou, nous avions nous-mêmes la peste. Nous étions hâves, maigres, couverts de taches livides. A peine débarqués, nous dûmes nous laisser tomber à terre, dans des positions variées, avec le sentiment ridicule de ressembler aux pestiférés de Jaffa, tels qu'on les représente en peinture, au moment Bonaparte les passe en revue.

Il arriva enfin à cheval. Qui ça > Bonaparte > assurément non... Son cheval, par moments, nous paraissait un âne, et le cavalier, alors, ressemblait beaucoup à Jésus-Christ. M. de Vogué, qui était des nôtres, soutenait que c'était Tolstoï. Il nous touchait comme un Tsar en visite dans un hospice, et, à l'endroit précis nous étions touchés, quelque chose de doux ineffablement s'éclairait en nous-mêmes. Un docteur militaire suivait, son carnet en main, et notait, à côté de cha- cun de nos noms, la nuance de peste qu'il croyait reconnaître. On l'entendait murmurer : «Pessimisme raisonné, égoïsme purulent, ironie chronique, haine aiguë, esprit d'analyse, loustiquerie d'habitude, orgueil exaspéré, indifférence croupis- sante », et mille autres vocables parfaitement incompréhensi- bles mais funestes, dont je donne le sens plutôt que la lettre et le son.

Tout à coup, nous entendîmes crier : « Les voyageurs pour Jérusalem, en voiture ! En voiture, messieurs les voyageurs Nous montâmes sur une immense plate-forme roulante, classe unique, décorée de pavillons italiens, russes, allemands, fran- çais et anglais. Et cette espèce de radeau de la Méduse sur roulettes nous amena, avec la promptitude du tapis enchanté des Mille et une Nuits, à Jérusalem.

Tous les temples avaient disparu. Plus de maisons. Plus de murailles. Seul, le Calvaire pierreux, tout nu, se profilait, humble monticule, sur la limpidité du ciel d'Orient.

ESBATB j5«

Une antique croix rugueuse y était plantée, bien droite. Nous vîmes alors tout à coup que la courbe du pauvre Gol- gotha, c'était la grande courbe de la sphère terrestre, que nous regardions d'une autre planète ; et des bras de la croix qui était toute petite, tombait une ombre portée immense, infini embrassement qui, étreignant le monde, le dépassait, s'allongeait plus loin encore, sautait d'un astre à l'autre, les enveloppant tous, un à un ; et à mesure qu'il arrivait vers nous, nous nous mettions à comprendre le sens intransmissible, et qui nous paraissait tout nouveau, de la tant vieille parole : « Aimez-vous... » Nous étions guéris. Les univers étaient heureux.

Et M. Eiffel, en homme d'équipe, allait partout criant : « Jérusalem! tête de ligne ! » 1892.

La Bêtise est immortelle.

Il faut qu'elle soit robuste, notre foi dans la liberté, dans le progrès social, pour qu'elle ne succombe pas aux rudes négations de l'expérience.

Il est difficile, par moments, de se défendre contre le découragement définitif de tout effort. Le monde apparaît parfois comme une vaste agglomération de Bouvards et de Pécuchets voués avec confiance à des besognes vaines et, d'ailleurs, ineptes. Et l'on s'étonne alors de voir, derrière ces deux ahuris de la science et de la civilisation, apparaître la tête de Bruno le fileur ou de Jacques Bonhomme qui, les croyant heureux, les envient ou les menacent, et les égorgent un peu, pour avoir « leur secret ».

Alors, on relit Gustave Flaubert avec une admiration rajeunie par l'indignation et le désespoir; alors on se demande si la bêtise humaine n'est pas immortelle, si elle pourra être détruite, si l'espérance n'est pas une folie, si le progrès humain n'est pas un faux dieu, si celui-là n'a pas

202 LA PH08K DE JEAN ArCARD

raison qui s'isole dans un mépris insolent de tout et de tous, si l'impassibilité harmonieuse d'un Leconte de Lisle n'est pas la plus belle des attitudes, si même le silence absolu ne vaut pas mieux encore, ce silence du Loup qui, plus fier que les hommes,

...vit et meurt sans parler.

Rassurez-vous, ceci n'est qu'une boutade, et nous sommes de ceux « qui planteraient l'espoir sur l'univers détruit », mais cette boutade nous est inspirée par un fait assez triste pour qu'elle paraisse excusable.

Les écoles primaires m'inspirent un intérêt plein d'émotion. Je suis de ceux qui, volontiers, répètent cette parole de Spencer : « Si nous nous emparions vraiment de l'âme des enfants, nous renouvellerions le monde. »

Or, je traversais, il y a quelques jours, un village du Var en compagnie d'un brave vigneron du pays et de sa fillette. Je remarquai sur le seuil d'une humble boutique, une enfant du même âge à peu près que la nôtre, et qui, en nous voyant, pré- cipitamment se détourna ; puis, quittant la chaise elle lisait, elle rentra dans la maison d'un air digne... La rue était solitaire.

Tiens, dis-je, voilà une enfant timide, à qui les étran- gers font peur.

Oh ! non. Monsieur, ce n'est pas cela dit l'autre.

Et qu'est-ce donc, petite >

Je pressentais un ragot de village, mais je ne m'attendais pas, non certes ! à la réponse que j'obtins.

Cette jeune fille. Monsieur, ne veut plus me saluer depuis que nous sommes sorties toutes les deux de l'école pri- maire du village, parce que moi, Monsieur, j'ai pris un métier, tandis qu'elle va entrer à l'école supérieure « en ville 1 »

Il m'est impossible de dire la véritable douleur dont je me sentis pénétré.

L'année d'avant, le père de celle qui me parlait était venu me consulter sur la question de savoir s'il devait faire apprendre un bon métier à sa fille ou l'envoyer encore aux écoles.

ESSAIS 253

Et j'avais répondu ;

Un bon métier, l'ami, un bon métier honnête, de ceux qui, donnant du pain assuré, valent mieux qu'une dot, un métier qui attirera chez vous un travailleur pareil à vous, dont vous ferez le mari de la petite... Si le pays donne à tous de l'instruction, ça n'est pas pour faire déserter les ateliers par tous ceux qui savent b, a, ba, écrire et calculer... On leur apprend tout cela, à nos chers enfants, pour les aider, au contraire, à mieux exercer leur métier ; à l'exercer en con- naissance de cause ; à faire eux-mêmes leurs comptes ; à écrire leurs lettres d'affaires, sans qu'ils aient besoin de per- sonne ; à écrire aussi les consolantes lettres d'amitié à leurs parents, quand il devient nécessaire de vivre séparés. Il y a assez, aujourd'hui, d'instituteurs et d'institutrices ; alors, comme il n'y a pas de place pour tout le monde, que voulez- vous que deviennent ceux et celles qui ont appris pour avoir une place et qui n'en trouvent pas? Ils ont trop d'orgueil bête pour retourner aux travaux de la campagne et même aux métiers des villes. Et ça fait des malheureux, des jaloux, des envieux ; ils trouvent qu'après leur avoir promis quelque chose, on a menti à la promesse. Et quand il y a beaucoup de ces mécontents, quand ils sont des centaines, des milliers, quand on s'attriste à les compter sans avoir les moyens d'en diminuer le nombre, tout ça fait un pays de misère et de cha- grin, un pays malheureux. Lorsqu'un enfant a du talent, comme vous dites vous autres, eh bien, il sort de l'atelier par la seule force de son mérite, comme en sont sortis deux hommes de ma connaissance, pour ne citer que ceux-là : M. Franklin et M. Michelet... Il est bon que le génie soit exalté par l'obstacle.

J'avais ainsi parlé ou à peu près. Et l'homme m'avait cru. Et maintenant voilà qu'on ne saluait plus sa fille, parce qu'elle avait un métier ! Je le regardai avec un peu d'inquiétude. Il souriait.

Oh! ça ne fait rien, répondit-il à mon regard, après un long silence, je crois tout de même que nous avons eu raison.

Et pourquoi croyez-vous que nous avons eu raison !

254 LA PROSE DE JEAN AICARD

Parce que, Monsieur, les choses étant ainsi, peut-être bien que ma fille, si elle avait été plus instruite, ne voudrait plus reconnaître ni père ni mère.

Il ajouta, song-eur ; « Les livres, pourtant, ça n'est pas tout ! »

Certes, non ! ça n'est pas tout ! C'est ce qu'il y a de pire, quand ça n'est pas ce qu'il y a de meilleur.

Je commence à croire que ce ne sont pas les idées qui divisent les hommes. Ce sont les qualités des cœurs et des caractères. Je connais de beaux messieurs qui valent, pour le cœur, le paysan dont je parle. Il y a, dans le monde, d'un côté, les braves gens, et, de l'autre,... les autres; il y aici les gens d'intelligence et là-bas les imbéciles. Des imbéciles, on en voit qui savent lire. De ceux-là, on en voit même beaucoup plus aujourd'hui qu'hier.

Et voilà que, tout à coup, je songe à l'effort anarchiste. Et ce qui m'en frappe, dans cette minute, c'est beaucoup plus que la cruauté atroce, la stupidité inutile. A voir avec quelle précipitation la fille d'un bouvier devient méprisante et mauvaise, je me dis que l'anarchie n'a pas fini de fabriquer des bombes si elle en destine une à chaque imbécile nouveau- né. Ce n'est plus au bourgeois qu'il faut s'en prendre. C'est aux enfants du pauvre bougre, sans sou ni maille, mais qui méprise son père parce que son père, qui ne sait pas lire, travaille de ses mains... Faux plébéien et faux bourgeois, aristocrate en sabots !

Par ma foi! ce n'est pas mon arrogante villageoise qui aurait tendu sa main à Caserio. Elle eût trouvé le personnage trop mal vêtu !

O anarchiste naïf ! regarde un peu le simple et généreux Carnot pressant la main de l'homme qui va le tuer tout à l'heure ; puis regarde la jeune paysanne qui refuse de saluer sa compagne moins instruite, et dis-moi de quel côté tu recon- nais le bourgeois détesté, l'aristocrate parvenu, la bête mal- faisante } Crois-moi, tu ne viendras pas à bout de ta besogne, je te dis, si tu veux supprimer tous les sots. La graine en est féconde et cachée.

ESSAIB 265

Pour une plante que tu arraches, il en sortira cent mille. Il en sortira toujours plus qu'il n'y aura de bras pour les extirper... Si tu n'as pas le moyen de faire sauter d'un seul coup la boule du monde, tout le reste, crois-moi, est du temps perdu.

Et toi, toi, paysan, mon frère aux mains rugueuses, ne quitte pas la terre : elle est meilleure aux hommes que le pavé des villes, et apprends à connaître ton bonheur. Personne n'est parfaitement heureux, en ce monde. Mais ta part a son prLx, et l'outil qu'on appelle plume est bien souvent, tu me l'as dit toi-même, plus lourd que ta lourde pioche. Non, non, ne quitte pas la terre. N'oublie pas de te réjouir des beaux soleils utiles, qui tôt ou tard suivent les jours mauvais. Envoie ta fille aux écoles, mais méfie-toi des chapeaux fleuris de la sous-maîtresse. C'est souvent pour ces chapeaux-là que nos filles sont prises d'un si beau désir d'enseigner à leur tour les enfants des autres. Ceux qui ont quelque chose dans la tête et dans le cœur, ceux-là t'aiment, ô paysan, et ils te respectent, parce que tu es le bon nourricier, l'ouvrier pa'" excellence. Tu es l'homme de la terre, de cette terre par qui tout germe et recommence, et par laquelle tout finit, même les orgueilleux. C'est là, je le sais bien, la pensée qui te console. 1894.

Le Financier et le Savetier.

Le financier, d'abord.

Pessimisme, réalisme, idéalisme, on causait de tout cela. Quelqu'un fit le procès des journaux, répéta les phrases- clichés sur la presse routinière : « Elle pourrait faire beau- coup de bien et n'en a cure. » « Le livre et le journal sont d'accord pour nous conter les crimes, nous dénoncer les vilenies, nous dépeindre les caractères qui déshonorent l'humanité en général, la patrie française en particulier. »

a 56 LA PROSE DE JEÀX AICARD

Pourquoi ne pas créer dans tous les journaux une rubrique : Faits divers du bien ?

Ça serait ennuyeux comme un discours d'académicien sur les prix de vertu !

Et cette plaisanterie toute neuve égaya fortement les gens d'esprit que nous étions. Alors on parla du cas de M. Baïhaut. Serait-il gracié ■■

Chose curieuse, d'un bond la conversation s'éleva. Les gouailleurs ne riaient plus. Les regards vifs s'éteignirent, prirent du vague. On regardait plus loin, en dedans, sans doute, dans l'âme, dans cette âme à laquelle personne ne croit plus, dans le « moi » supérieur, qui si rarement se prouve, qui tient si peu de place en nous plus sensible à de certains regards affinés par la solitude, à des regards chargés d'on ne sait quels rayons X, pénétrant l'invisible, l'inconnu, l'impalpable.

Quelqu'un parlait maintenant. On ne savait pas qui. Comme il n'était plus question d'avoir beaucoup d'esprit, on ne se regardait même pas ; on écoutait la parole sans s'occuper du discoureur. La voix prononçait :

« Ayons la modestie et le courage de le dire : cet homme à l'heure qu'il est vaut mieux que nous tous. Sa décla- ration devant la Cour d'assises a la simplicité, la douceur, l'énergie et l'humble fierté que l'on rêve. Vous cherchez de l'idéal? en voilà. Ne remarquez-vous pas qu'autour de ces paroles il s'est fait une soudaine attitude de respect ? Le vacarme de nos querelles s'est tu une seconde, leur a fait comme un chemin de silence, afin qu'on entendît mieux cette conscience se révéler, et marcher droit devant elle. Tout ce que l'on nie s'est affirmé brusquement par elle, écouté au nom du malheur. Les mêmes choses, dites par le livre, par l'article de journal, accusables d'être littéraires, seraient devenues aussitôt matière à critique. Ici, il a bien fallu croire, parce que ce n'était pas un esprit qui affirmait la conscience, mais une conscience qui s'affirmait hautement elle-même, au nom de la douleur. Quand la faute devient

ESSAIS a 57

douleur, non point par le seul châtiment subi, mais par le remords et le sentiment profond de l'expiation, elle élève le coupable au-dessus de l'innocent heureux sans conscience, pur sans mérite!

» Écoutez celui-ci : « J'éprouve le besoin de le dire : au fur et à mesure que je souffrais davantage, j'avais en moi le sentiment que j'étais plus complètement absous par une plus dure expiation. »

» La portée d'une telle parole, en une telle heure au milieu des ironies, des rancunes, des dénonciations, des mal- versations, des hontes peut être incalculable. Une seule affirmation d'une seule conscience peut suffire à régénérer un monde, comme une étincelle peut devenir le départ d'un grand feu. Je sens ici le pouvoir mystérieux de la Victime expia- toire. Elle rassemble en elle tous les traits épars de la faute générale. En cessant d'être dispersés, ils nous frappent davantage. Le miroir synthétique explique et fait tout com- prendre. Et au grand cri d'une seule victime répond, dans le secret de tous les cœurs, le cri de la conscience unifiée. Or, celui-ci s'est lui-même dévoué par l'Aveu. Mais à présent qu'il a rendu témoignage, c'est assez, c'est fini, nous ne devons plus le laisser souffrir... Je vous le dis, en vérité, cet homme vaut mieux en ce moment précis que nous tous ; car vous et moi, qui cependant n'avons pas commis sa faute, nous n'avons eu ni le pouvoir, ni le droit, d'être utiles comme lui, secourables comme il vient de l'être...

» A son cri de douleur une digne réponse a été faite : c'est le cri de pitié de l'admirable pétition de M. Charles Couyba, signée par la députation de la Haute-Saône. Si la grâce effec- tive n'arrivait pas, on ne comprendrait plus. Oui, la grâce éclatante donnera aux paroles et à l'attitude de M. Baihaut tout son sens, le définitif caractère d'un haut exemple. Il nous la faut donc. A cela, comment pourrait-on se dérober r Accor- der cette grâce, c'est, aujourd'hui, un devoir de conscience française, un devoir de civilisation, un beau devoir d'âme humaine... »

258 LA PROSE DE JEAN AICAED

La voix se tut. Il y eut un long silence. Quand nous revînmes à nous-mêmes, c'est-à-dire aux futilités coutu- mières : « Qui donc a parlé? » dis-je à mon plus proche voisin. On était assez nombreux ; nous nous regardions à présent les uns les autres. « Qui a parlé?... je ne sais pas... » Nous venions tous de penser, en même temps, les mêmes choses...

Allons! allons ! reprenons pied, dit brusquement l'un de nous. Nous le pouvons, sans quitter les nobles pensées. Connaissez-vous le savetier Jacques? Son histoire aussi est un « trait d'époque », et qui, si un journal la contait au public, aux jeunes écrivains en particulier, pourrait bien avoir son efficacité réelle.

Personne ne connaissait le savetier Jacques, sans doute parce qu'il est en même temps poète, le poète Jacques Le Lorrain.

« Elle n'est pas gaie, son histoire, j'en conviens; mais elle montre un tel courage, une si énergique belle humeur, qu'elle n'entraîne nulle mélancolie. Elle éveille, au contraire, l'amour de l'action. Elle est un exemple de persévérance... inutile, qui, au lieu de conduire son homme au désespoir, l'amène à changer de voie, non sans ironie peut-être, mais sans arrière- pensée, gaillardement.

« A Bergerac, en i858, il naquit savetier, fils de savetier, Jacques Le Lorrain. Dès qu'il fut assez grandelet pour tenir droite sa colonne vertébrale, on l'assit sur le tabouret de cuir, au milieu des alênes, des tire-points, des tranchets et des bottes crevées apportées au ressemeleur. Il y resta jusqu'à l'âge de seize ans et demi, battant sur les semelles les clous étoiles... Quelque homme d'esprit, en bottes éculées, vint un jour tel Corneille chez le savetier de Bergerac, causa avec l'enfant, le trouva plein d'esprit, et conseilla le séminaire, les Jésuites de Sarlat... Fut-ce un bonheur? Ques- tion. Ce client, homme d'esprit, semble avoir pris une

ESSAIS 269

terrible responsabilité, mais nous lui devons les beaux vers de Le Lorrain, lequel se serait passé, peut-être, d'acquérir une âme moderne maladive, inquiète de tout et de rien, endo- lorie par le contraste des réalités décevantes et des vagues idéals, plus décevants encore parce qu'irréalisables, une âme sensibilisée à l'excès, finement amenuisée, selon l'expres- sion même de Jacques, par l'analyse, pour la souffrance...

« Bachelier à vingt ans au sortir du collège de Bergerac, élève brillant de la Faculté de Nancy, à la veille dépasser sa licence ès-lettres, le savetier éprouva l'impérieuse envie d'exprimer quelque chose de son âme tourmentée; il voulut nous montrer les orchidées de sa serre, nous emporter sur les ondulations spumantes de la mer », dans un coup d'aile d'albatros ; puis, sur les trottoirs de Paris, nous inquiéter de ses rêves sous la lanterne de Nerval; et aussi en vers inattendus, savoureusement personnels, sonnant le nouveau comme un exotisme qui serait purement d'âme nous dire le néant horrible, le vide vertigineux reconnu tout à coup sous le beau front de telles femmes qui ignorent la pensée et le rêve, la tendresse même, tout le bel idéal qui est création

d'homme :

Oh ! vous êtes pauvre, madame, Malgré vos diamants et vos colliers de perles !...

Descendez de votre voiture, Tendez votre sébile, afin que j'y dépose Le charitable sou pour votre âme en guenilles !

« Voilà comme il chantait et faisait l'aumône aux riches. A moins que, pur classique par tous les détails de la forme, mais très personnel toujours par la rudesse franche du trait, il n'écrivît le pâtre, ou le boucher, avec sa main de savetier :

Parmi les vendeurs grouillants qu'il bouscule.

La voix éraillée, il marche portant

La moitié d'un bœuf sur ses reins d'hercule.

« Ou encore il s'écriait :

Non ! ne demande rien à la vie insultante !

26o LA PROSE DE JEAN AICARD

« Il ne lui demandait pas grand'chose : deux sous de pain. Elle les lui refusa. En revanche, Théodore de Banville disait volontiers : « Celui-ci est un poète, un vrai. » Jean Richepin écrivait une belle et bonne préface pour un livre de Jacques. Francisque Sarcey, dans un grand article sur un roman de Le Lorrain, déclarait sans connaître l'auteur : « Voici un écrivain d'avenir. » Et Jacques espérait... Quoir Les deux sous de pain... peut-être un peu de beurre avec. Il n'eut ni beurre, ni pain. La dure misère noire. Et il travaillait, avec acharnement, encore et toujours, empilait manuscrits sur manuscrits, les portait aux éditeurs, aux directeurs de revues. Mais Jacques n'était pas aidé par le mot du camarade arrivé, du monsieur rencontré dans le monde, ami des puissants... Et l'échiné tou- jours raide, comme sa frileuse: « Votre buste érigé s'écartait du dossier », il fit peut-être l'effet d'un « trop fier ». Avait-il le droit, vraiment, de ne s'abaisser point aux mendicités littéraires, aux flatteries habiles?... Il travaillait et attendait. Cela dura quinze ans, pendant lesquels il étudia avec passion, en Bénédictin bohème, l'ethnographie, la sociologie, les sciences naturelles, la biologie, la psychologie, s. V. p. ! la bicyclette et l'épée. Il a fait deux mille kilomètres à pied, pour se reposer de penser, et quatre mille à bicyclette, dans la même intention... »

On interrompit celui qui parlait : Tu nous impatientes. Tout le monde a essayé d'être un grand homme de lettres et de faire fortune. C'est un raté, ton Le Lorrain... Eh bien, quoi? il vient de se brûler la cervelle, n'est-ce pas> de se pendre au réverbère? Il y en a tant d'autres... '

Qui aient son talent? que nennil... Qui aient conclu comme lui ? que non pas !

Qu'a-t-il donc fait ?

Il a, très simplement, repris en main le marteau du savetier, l'outil de son enfance. Le même marteau que Tolstoï manie en moraliste, voici qu'il le tient, lui, en homme noble- ment décidé après quinze ans de patience, de travaux, d'inutiles efforts littéraires à demander au travail manuel

ESSAIE iGl

le pain quotidien. Entendez bien que ce n'est ici ni une pose, ni un moyen de réclame. Le Lorrain n'espère plus rien de ses livres. Il signe : « Jacques le Savetier » son appel aux clients du quartier Latin. 11 ne demande point d'articles critiques, il voudrait seulement des clients, fussent-ils lettrés, qui lui apportent des bottes à ressemeler, à son échoppe du 25 de la rue du Sommerard. N'avais-je pas raison de dire qu'une telle résolution aurait sa place dans une chronique du bien et du bon } Voyons, qui est-ce qui va écrire sur ce noble, et mora- lisant, et curieux fait contemporain, un article de journal, en lieu sonore r J'essayerai...

1896.

Jeanne d'Arc.

L'histoire de Jeanne d'Arc n'est pas celle d'héroïsme ; c'est l'histoire d'une infamie.

Je regardai mon interlocuteur avec quelque étonnement. C'était un poète de nos amis. Il a cinquante ans. Il n'a jamais rien publié, et peut-être à cause de cela il n'a partout « que des svmpathies ». Les critiques eux-mêmes ne le trouvent pas gênant. On s'accorde à lui prêter du génie... et même de la facilité. Pourtant, notre poète ayant, l'année dernière, annoncé qu'il est prêt à doter enfin la France d'un poème sur Jeanne d'Arc, auquel il a travaillé toute sa vie et qui sera son œuvre unique, les gazettes, d'un commun accord, l'ont baptisé : le nouveau Chapelain. « Voilà une œuvre, pensai-je, condamnée d'avance. Nous pouvons dormir tranquille : la France n'aura pas son poème épique. »

Et je regardai avec surprise ce bon t Chapelain ». Com- ment ! lui ! le nouvel Homère de la Pucelle ! il parlait ainsi !

A l'interrogation de mon regard, il répondait :

Écoutez... je la connais à fond cette horrible histoire

262 LA PROSE DB JE AN AICARD

avec laquelle je vis depuis ma rhétorique. Eh bien, jamais personne n'en fera un bon poème. » il ajouta en riant : « Pas même moi ! »

Le grand Chapelain, comme nous l'appelons entre nous, m'inquiétait. Je crus qu'il devenait fou. Il m'entraîna chez lui, dans le vaste atelier de peintre il lit, écrit et rature, entouré de toutes les images de Jeanne d'Arc qu'ont produites la peinture, la sculpture, et de toutes les Jeanne d'Arc des historiens et des dramaturges. Un grand poêle ronflait au milieu de l'atelier ; cette mémorable conversation avait lieu l'hiver passé. Il m'ofi'rit un cigare et, soupirant avec douleur :

Oui, mon cher, dit-il, oui ! je viens cette nuit même, en relisant le livre du grand Michelet et les deux volumes de Joseph Fabre, je viens de découvrir brusquement qu'un poème sur Jeanne d'Arc est chose impossible... Cette infamie ne relève que de l'histoire. Les procès-verbaux répugnent à la poésie. J'ai manqué ma vie !

Nerveusement le pauvre garçon fourragea dans le poêle pour activer le feu, qui ronflait pourtant de son mieux, et il reprit avec une émotion très simple :

Pauvre petite ! j'ai vécu ma vie avec elle. Je la vois encore tous les jours. Je la connais, cette enfant. Je l'aime avec passion, dans tous les âges de sa vie. Il n'y a rien pour moi d'inexplicable ni même de surprenant dans le merveilleux de son aventure... C'est une bergerette. La fille des paysans lorrains défend parfois ses moutons contre le loup, à coups de bâton, de houlette si vous voulez. Et déjà elle a l'air de tenir la hampe d'un étendard. Les léopards anglais rongent la France tombée. Elle le sait. Les garçons des villages jouent à la petite guerre, s'invectivant entre eux : Arma- gnacs ! Bourguignons ! A la veillée, les parents s'entre- tiennent de ces choses, de leurs espérances, de leurs craintes, et de ce pauvre Dauphin, du gentil Dauphin. La petite s'émeut, silencieusement. Dans leurs batailles à coup de

EBSÀIS 263

fronde, les garçonnets de Domrémy l'appellent parfois au secours, sous la grêle des pierres : A nous, Jeannette ! Par saint Denis ! mon frère est blessé ! Elle brandit le bâton qui, hier encore, dans sa main hardie, a menacé messire le loup. Tiens bon ! j'y vais, mon Jacques 1 Et elle les disperse, en les surprenant... Tu es vaillante. Jeannette, comme le chevalier saint Michel qui est si beau en peinture, au vitrail de notre église ! Et elle en rêve, la nuit, de ces batailles elle est ardente. Elle y songe, le jour, sous l'Arbre des fées, plein de grands murmures. Et Monseigneur saint Michel lui apparaît maintenant, durant le jour, dans ses rêves. Le vieux chêne de France est secoué par l'orage jusque dans ses racines, et la terre en est ébranlée.— Jeanne! petite Jeanne ! à moi! Les léopards d'Angleterre me mangent le cœur ! Elle relève la tête : Suis-je folle, ô sainte Vierge, ma mie ! qui donc m'appelle r C'est moi. Jeannette ! au secours ! Toi ! et qui donc es-tu >— Ton pays, bonne paysanne! je suis ton pays de France. Les loups anglais boivent mon sang ! Jamais loups ne me firent peur. Je chasserai ceux-ci comme les autres. A moi ! grands saints du paradis ! Et les saints de lui appa- raître, car ils étaient dans son cœur.

» Elle sait par cœur, notre Jeanne, les chansons simples et les sentences si bien sont représentés avec des mots qui font couleur, saint Michel et le Dragon, et Monseigneur Jésus (bon berger, lui aussi) sous son « petit chapeau de blanches épines ». Elle connaît le Grimoire des bergers, si délicieu- sement il est dit :

France est le paradis du monde Paradis, la France du ciel !

1^1 Et la voici grandelette et toujours rêvant aux mêmes choses, car rien autour d'elle n'a changé. On ne lui connaît point d'amour, et comme elle est à l'âge il faut aimer, elle aimera, quoi donc r Son rêve. Il s'anime de plus en plus, et

a64 l'A PROSE UK JEAN AKAUU

s'empare de son âme entière. Son sein bat vitement parfois, tout gonflé, et elle se sent prête à mourir d'on ne sait quelle espérance. Toute sa vie jeune se concentre sur son idée qui prend corps, et comme dans le mystère de la Nativité, voici que la Vierge a conçu... Elle porte en elle un fruit mysté- rieux : son sublime projet. Elle le nourrit, comme Marie son Jésus. Et de même que ce Jésus a voulu mourir par pitié pour le monde, elle veut bien aff"ronter la mort dans les batailles, par pitié pour le royaume de France... Elle ira voir Monseigneur le Dauphin. Elle part. Rien ne la retient plus.

» Et Baudricourt dit la première affreuse parole : « Ren- » voyez-la à son père, bien souffletée ! » Mais il se laisse con- vaincre et aussitôt commence une magnifique histoire de guerre. C'est Orléans puis Reims... Oh! s'il s'arrêtait là, le drame, quelle joie ! La guerrière, fidèle à la pitié de Jésus, a sauvé la patrie sans avoir versé de sa main une seule goutte de sang, non pas même de sang anglais, symbolisant ainsi, sans la consacrer, la nécessité des guerres, patriote pour le présent, humaine pour l'avenir. Elle a gardé, sans cesse et partout, l'épée au fourreau. Elle a vu un jour un Français qui, rageusement, frappait un Anglais gisant à terre : « Méchant Français ! » lui a-t-elle crié, et elle l'a souffleté du plat de son glaive. Maintenant, le Roi est sacré. La France est sauvée. La patrie commence. Un sentiment nou- veau est d'une vierge. Voilà le miracle ! L'amour pour la patrie généreuse pourra s'agrandir lentement en sympathie universelle. La France sera le Christ des nations. Honneur à l'étendard qui présage si noble avenir !... Certes, il a été à la peine; qu'il soit à l'éternel honneur !... Oh! si le récit, vous dis-je, pouvait finir ! Mais non, l'histoire inexorable nous impose la captivité de Jeanne, le procès, le bûcher ! C'est horrible, d'une horreur sans nom ! Il faut laisser cela à l'histoire, qui est le charnier des hontes. Le poème ne peut consacrer cela. C'est horrible à ce point, parce que c'est inu- tile. Jeanne est un Christ, dit-on. Nullement. Elle n'est un

ESSAiis a 65

Jésus ni un Socrate. Elle n'est pas un penseur, un docteur, une volonté consciente. Elle n'est qu'une passive, elle n'est que naïve, elle ne sait pas. Elle ne sait qu'aimer

» Elle n'apportait pas un Evangile qui eût besoin d'être consacré par la persécution. A l'idée qu'elle incarne il suffi- sait de la mort glorieuse, sous l'étendard. Elle comptait n'affronter que celle-là. Et voici donc qu'elle défaille et pleure. Elle est prise sous un filet d'arguties. Une enfant ! une enfant ! oh I l'ignoble, la basse, l'inutile infamie ! que de lâchetés réu- nies ! Et, avant la mort libératrice, oh ! ces visites d'Anglais dans la geôle ! ces convoitises de soudards, ces équivoques, ces aréopages de matrones que surveille un œil de gentil- homme par un trou de serrure ! Ce procès ! ce long procès, qui prend toute la place, qui n'en finit plus, qui multiplie les formalités, qui tisse des ruses de mots, qui aiguise en poi- gnard la lettre des dogmes, qui met comme un poison de crachats dans le calice de la communiante ! Oh ! l'appareil, la pompe de l'audience ! la tribune sur la place ! les dames aux fenêtres ! les simarres des juges ! les chapes des prélats ! les armures des chevaliers 1 la hauteur du bûcher calculée soigneusement, imposante ! Quand on a bien lu, bien compris cette histoire, on ne peut plus rien voir, plus rien, que la lâcheté et la malice humaines, et la sottise ; et il faut, d'avance, se résigner à tout, car on sait que tout est possible. C'est l'abomination des abominations, un sujet de narration à don- ner en concours aux plus désolés pessimistes, aux plus déter- minés nihilistes, à tous ceux qui nient tout... et qui ont rai- son... C'est un mauvais rêve, un odieux cauchemar. Élevez donc à Jeanne d'Arc vos statues tardives, accumulez des bibliothèques en son honneur... Vains simulacres, vaines déclamations que tout cela ! toutes les cataractes du ciel ruisselleraient en déluge pour laver la tache sanglante que cette mort a laissée sur le manteau de la justice, sur la tunique de l'Église, sur la robe de la Patrie, qu'elles ne par- viendraient pas à l'effacer !... Lorsque Socrate meurt dans la sérénité, c'est qu'il veut faire de sa mort un argument... mais

12

266 LA PROSE DE JEAN AICARD

celle-ci, la pauvre petite i^orante, elle s'arrachait les cheveux ! Se peut-il, gémissait-elle, que mon corps, si » net en son entier, soit consumé et rendu en cendres !... Ha! » ha ! j'aimerais mieux être décapitée sept fois ! » Et ils l'ont brûlée ! brûlée vive ! il me semble que cela s'est passé hier et vos statues me paraissent les monuments les plus frap- pants de la majestueuse hypocrisie humaine!... La patrie > le peuple > les rois? vous croyez à ça, vous, après avoir lu l'histoire de Jeanne ! Et vous la faites lire à vos fils de pay- sans } Mais c'est à leur donner à tout jamais l'horreur de tout dévouement ! Cachez ça, croyez-moi. Arrachez-la de l'histoire, cette page décourageante. Au feu ! au feu ! Et si elle est écrite sur le bronze, au feu encore ! elle y fondra. Qu'elle soit brûlée... comme Jeanne !... « Jésus ! » cria- t-elle au milieu des flammes. Et elle poussa un grand cri... Elle n'avait pas vingt ans, monsieur ! »

Le malheureux exalté fondit en larmes. Il s'était levé, et, saisissant sur une table un gros manuscrit, il m'en lut le premier vers :

Une grande pitié du royaume de France...

Puis, avant que j'aie pu prévenir son mouvement, il préci- pita son poème, l'œuvre de sa vie, dans le feu exaspéré... Machinalement il s'était appuyé au socle d'une grande repro- duction en bronze de l'admirable Jeanne d'Arc de Paul Dubois. Et il sanglota longtemps, image désespérée d'une génération qui, n'ayant plus l'espérance en Dieu, n'a plus de force ni de courage devant les inexplicables triomphes de l'intrigue et de l'injustice.

1896

BSaAJS 267

Simple Histoire d'un Petit Enfant.

Je suis à Rome et l'envie me prend de vous conter une histoire vraie qui a l'accent d'une ballade poétique.

Il y a dix-neuf siècles vivait à Rome un petit enfant. Il avait cinq ou six ans, sa mère lui parlait matin et soir du dieu Jésus, qui aimait les tout petits, et qui, du geste, ordonnait aux foules de s'écarter pour laisser les innocents arriver auprès de lui. « Quand ils étaient près de lui, disait-elle, il caressait leurs beaux cheveux ainsi...» Et la mère cares- sait les cheveux de son fils avec la tendresse d'un dieu Jésus. Cette tendresse était un sentiment tout nouveau que les Romains ne comprenaient pas encore et dont ils se méfiaient. Les Romains aimaient la force et la beauté, la force surtout. Ils pensaient qu'elle prime la justice. Jésus était venu dire au monde non pas que la justice prime la force, mais, bien plus ! que l'amour véritable (la tendresse faite de douce pitié pour l'humaine misère) était meilleur que tout, plus fort que la force, plus beau que la beauté, plus juste même que la justice.

Aujourd'hui, après dix-neuf cents ans, le monde semble parfois revenir à la dure pensée romaine. On croit la voir renaître, abstraite dans les cerveaux ou vivante dans les g-estes, mais toujours diminuée de la qualité suprême qui, aux temps antiques, la rendait attrayante et qu'on nomme la beauté. Beaucoup d'hommes, aujourd'hui, adorent la luxure, l'avarice, la force brutale, mais ils ignorent les Grâces et Vénus, et Plutus et Hercule ; ils ont des vices sans art ; ils nous font regretter à la fois la superbe forme païenne (vis superbae formae) et l'âme délicieuse de l'Évangile toutes deux déchues... Le monde est triste. Heureux ceux qui furent aimés par les femmes, à l'heure se levait, toute nouvelle dans les cœurs et fraîche comme une aube, la tendresse chrétienne î

Or, la mère dont je parle était de ces patriciennes de Rome que la poésie de Virgile avait préparées à celle du Christ Jésus. Et son petit enfant savait répéter déjà de beaux vers

a 68 LA PROSE DE JEAN AICARD

d'églogue qui parlaient du chant des cigales, du miel des abeilles, du susurrement desjruisseaux et il savait aussi réciter de belles proses qui demandaient au Dieu nouveau à Dieu le Père le pain quotidien et le pardon des offenses. Il disait volontiers, quand on le lui demandait :

Qui legitis flores et humi nascentia fraga, O pueri, fugite hinc, latet anguis in herba.

Et c'était sa langue maternelle.

Et il disait soir et matin, en joignant ses mains mignonnes, captives dans celles de sa mère : « Pater noster, qui es in cœlis, adveniat regnum tuum, fiât voluntas tua... »

Hélas ! le petit enfant tomba malade. Il cessa de courir dans les jardins. Il garda la maison. Et, assis sur des tapis épais, il jouait avec des figurines d'hommes et d'animaux que son père achetait pour lui dans les boutiques. Mais l'enfant, comme il arrive, les dédaignait, ayant une préférence marquée pour trois objets sans valeur : un morceau de serpentine, débris de quelque dallage, et deux billes d'agathe. Il aimait aussi beaucoup un petit fragment de pierre dure oîi un habile ouvrier avait gravé la figure d'un génie douteux, ange ou amour, et trois fleurs à trois pétales qui semblaient tomber du ciel.

Et le bel enfant, hier encore si joyeux, quand il eut bien souffert, mourut. Le père et la mère se regardèrent en pleurant sans rien dire. On enveloppa le petit chrétien dans un linceul et on le porta dans la basilique souterraine. Le petit mort fut placé au milieu du temple. Les hommes se rangèrent d'un côté, les femmes de l'autre. Le prêtre officia. Puis les chrétiens suivirent, dans les étroits couloirs de la catacombe, le cercueil dormait l'espoir terrestre des parents.

Les murs semblaient des parois de ruche, tout creusés d'alvéoles. Ruches, en effet, entraient ces larves : les corps, et d'où s'envolaient ces abeilles : les âmes chargées du miel de leurs bonnes œuvres.

Et dans une de ces alvéoles, la plus petite, on déposa le

ESSAIS 269

petit corps enveloppé de lin. Hélas! II ne jouera plus, l'enfant, avec les jouets préférés ! Il dort pour toujours : il ne deman- dera plus à Dieu le pain quotidien :

< Miserere mei, Domine! Fiat voluntas tua. Et Pax in terra hominibus bonœ voluntatis. »

On ferma, dans la paroi du mur, le trou noir. On le ferma d'une plaque de marbre de la longueur du lit d'un enfant de cinq ans, et les bords de la plaque furent scellés, aux quatre côtés du trou carré, par le ciment romain dont le secret est perdu.

En cet instant, on entendit un sang-lot dans l'assistance de ces résignés. C'était la mère. Elle croyait son enfant heureux d'être mort puisque la mort, c'était, en ce temps-là, le retour vers Dieu, un Dieu qui était le Père ! Elle pleurait pourtant malgré elle, avec sa chair, parce que son enfant ne jouerait plus, assis sur des tapis aux belles couleurs, avec les billes d'agathe et le morceau de dalle cassée.

Le morceau de marbre et les deux billes, elle les avait apportés. Ils brillaient entre ses mains à la lueur des lampes d'argile qu'on abaissait vers les maçons agenouillés car le petit sépulcre était au ras du sol.

Et la mère pria les maçons de sceller, avec leur bon ciment, dans l'encadrement de la tombe, les deux billes d'agathe et le pauvre morceau de marbre ébréché, ce qu'ils firent avec soin. C'était un signe l'on reconnaîtrait plus facilement la tombe chérie, et puis, qui sait, le petit corps serait content d'avoir près de lui les humbles jouets favoris, pendant que l'âme jouerait dans le ciel sur les tapis de nuage du bon Dieu... Les mères ont de ces pensées qui peuvent sembler sacrilèges, mais qui font sourire les anges.

A ce moment, on entendit encore un sanglot plus fort. C'était le père. Il avait, lui, apporté le petit génie incertain, amour ou ange, gravé dans la pierre dure. Il avait fait emplir d'un bel or reluisant le creux de la pierre incisée, et il la fit sceller au fronton de la tombe, sous la protection d'une vitre bien transparente; puis l'assemblée chrétienne se retira...

Et, pendant dix-neuf cents ans, les deux billes d'agathe, le

270 LA PR06K UE JEAK AICARD

morceau de serpentine et le petit génie incertain aux trois fleurs mystérieuses devaient reluire dans l'ombre, sous les seuls regards de Dieu l'Inconnu, pour affirmer obscurément, mais obstinément, l'immortalité de l'amour, du seul amour vrai, celui qui accompagne les morts.

Or, hier, je suis entré dans la catacorabe, assez nouvelle- ment explorée. La curiosité des historiens, des savants, des artistes y a profané déjà toutes les tombes. Presque toutes sont éventrées, livrant le secret des poussières moisies et des ossements verdissants, mais la petite tombe de l'enfant est toujours close hermétiquement.

Vous ne l'ouvrirez pas, j espère> ai-je demandé à l'ingé- nieur.

Elle ne sera pas ouverte, me fut-il répondu.

Et j'eus envie, agenouillé comme j'étais, pour mieux voir, de baiser ce marbre, ces agathes, cette vitre.

Et, ce matin, j'ai eu l'honneur insigne d'être reçu par une reine, dans son palais magnifique qui s'appelle le Quirinal. La reine d'Italie daigna me demander quelles étaient mes admirations à Rome, et ce qui m'avait touché le plus parmi tant de merveilles. Et je n'ai pu m'empêcher de répondre: « Majesté, c'est la tombe d'un petit enfant, mort depuis dix-neuf cents ans. » Et la mort de l'enfant de cinq ans, du petit enfant âgé de dix-neuf siècles a touché la reine. Et tandis que, selon la règle du palais, les laquais en livrée rouge, dans la galerie par s'en allait l'étranger, se rangeaient en bel ordre sur son passage l'âme du visiteur, au sortir de la somptueuse demeure, retournait dans la catacorabe, s'enfonçait sous l'humide poussière des siècles, et là, parmi les osse- ments verdâtres, elle baisait, agenouillée dans la nuit, le petit génie incertain, amour ou ange, qui brille au fronton de la petite tombe chrétienne, avec ses trois fleurs mystérieuses, tout près des deux billes d'agathe et du morceau de dalle cassée...

Éternels débris ! 1899.

S86ÀIS a~, I

L'Ame Arabe *.

A PIERRE LOTI.

Ce que j'ai fait en Algérie, ô Loti, c'est à vous que je le veux conter, parce que vous avez une âme, une âme qui va loin sous les choses, qui lit le verbe entre les lignes; parce que dans vos yeux vagues, la vie même incomprise se reflète approfondie et conçue; parce que vous êtes un poète et que moi, n'ayant rien à vous apprendre, je suis sûr d'être deviné

par vous.

* *

Je suis allé dans ce pays qui vous charme, d'abord pour changer de place; pour monter à cheval en quittant un bateau; pour voir d'autres visages que celui de nos concierges pari- siens ; pour acheter, à Biskra, d'un marchand toulonnais, une musette en poil de chameau et un faux poignard touaregs que m'ont volés, à Biskra même, des garçons de café parfaitement européens; pour m'affubler d'un chapeau de palme grand comme un parasol et brodé de laine rouge; pour inaugurer un chemin de fer; pour offrir à Tunis la première conférence française qui y ait été faite : pour voir Barka danser, un peu niaisement, la danse du ventre, qui ne vaut pas la danse du sabre dansée par des hommes ; pour causer, au bord du désert avec trois ministres et quelque cent députés ; pour trouver vilaines les juives boursouflées de Tunis, et magnifique l'hos- pitalité des Tunisiens ; pour effrayer dans Tunis, une Améri- caine qui m'a pris pour un Américain ; pour y entendre, à minuit, dans un cabaret, pleurer tout à coup un rieur sceptique qui m'a avoué un cœur exquis ; pour entendre deux cents personnes me demander tour à tour, en une heure, devant les gorges du Rummel, à Constantine, si ce t paysage m'inspi-

I. Extrait de la Préface de .4m Bord du Désert.

372 liA PROSE DE JEAN AICARD

rait » ; pour m'entendre dire par les mêmes, tous les jours cent fois, un mois durant, cet assommant beau vers d'Alfred de Musset :

Poète prend ton luth... et me donne un baiser.

que les femmes n'achèvent jamais ! pour acheter un bracelet d'esclave à un homme libre qui voulait me le vendre six fois sa valeur, mais j'ai dit, prévenu par un interprète : « Prends ta balance, et pèse et il a répondu, cet Arabe : « Je vois

que tu la connais »

Après cela, j'ai repris le bateau « pour France » ; j'ai quitté, non sans tritesse, des amis nouveaux; j'ai vu le grand continent s'enfoncer et disparaître dans le lointain entre ciel et mer, l'apparition d'Alger, teinté de bleu de ciel et de blan- cheur d'écume, fondre lentement sous le ciel et l'eau... La nuit est venue, sans étoiles, mais des étoiles bleuâtres se sont allumées le long du bord, dans les écumes phosphores- centes. J'ai regardé longtemps cet éventail blanc qu'ouvre devant lui l'éperon du bateau ; la route étincelante qu'il laisse sur l'eau derrière lui, chemin de gloire bientôt effacé, et le sillage de fumée bientôt éparpillé dans l'air... Le capitaine m'a, au matin, désigné la terre, invisible pour moi dans les brumes dorées. Puis, Marseille a surgi ; les horizons connus ont reparu ; les douaniers, vainement, ont essayé de troubler la douce émotion de mon cœur... Et me voici chez moi, à la cam- pagne, dans ce cabinet de travail que vous connaissez, en train de vous écrire entre deux étagères algériennes et trois pots de Tunis, un peu sot du retour, si je n'avais à vous dire que j'ai rapporté de là-bas quelque chose de l'âme arabe.

Il y a six mois que les lignes précédentes ont été écrites, Loti, dans ma retraite de Provence.

ESSAIS 273

Je reprends ces pages à Paris, comme une lettre qu'on a un moment interrompue.

Ce qui m'a interrompu, c'a été, ô Loti, un projet, une idée bizarres : l'idée, le projet, de faire jouer au Théâtre-Français une pièce en quatre actes, en vers.

Fatale idée, Loti, projet fatal ! Puisse le Bouddha cher à Chrysanthème vous garder à tout jamais du projet, de l'idée bizarres qui pourraient vous venir, comme à moi, ô Loti, de faire marcher sur un théâtre vos rêves en habits de réalité !

Le théâtre, ô Loti, est un endroit redoutable, les rêves des rêveurs prennent des corps, des voix, pour injurier et frapper leurs pères.

Au théâtre, votre frère Yves vous dirait que vous ne savez pas ce que vous faites, votre petite Chrysanthème vous affir- merait que vous ne savez pas ce que vous dites, et Azyadée que vous êtes un sot.

Dès qu'on apprendrait que vos propres amoureuses, vos pro- pres frères et enfants, n'ont pour vous aucun respect, le bruit se répandrait que vous êtes plus bête encore qu'ils n'osent le dire, et les gazettes l'imprimeraient !

Elles l'imprimeraient, Loti. Il se trouverait des confrères pour annoncera tout l'univers que votre oeuvre, encore incon- nue, votre œuvre encore vôtre, est indigne d'être et de paraî- tre.

Ils ne s'apercevraient point qu'il y a, dans un procédé pareil injustice et cruauté. Ceux mêmes qui demandent des œuvres dramatiques nouvelles, des efforts nouveaux, qui crient : « Place aux jeunes ! » c'est-à-dire aux auteurs sans autorité, ne s'apercevraient point qu'ils font du découragement, du désespoir peut-être, qu'ils ruinent d'avance l'avenir sur lequel comptait un travailleur. Ils ne diraient pas, ô Loti ! qu'ils sont pareils à la grêle qui tue la moisson à peine germée.

12.

374 LA PROSE DE JEAN AICARD

Et le public, indifférent, croirait, sur la foi des gazettes, que l'œuvre, inconnue de tous, a été condamnée par tout le monde, —au moment même vous, l'auteur, vous déniez à l'expérience des maîtres eux-mêmes, et sur leur conseil, le droit de dire à l'avance : « Ceci fera de l'effet, ceci n'en fera

pas. »

* * *

Car, ô Loti ! l'art du théâtre est par excellence l'art sans formule. Au théâtre, tout le monde vous conseille, personne ne sait quoi. C'est un lieu magique on perd toutes les illu- sions. L'effet y prime le sentiment, la pensée, l'émotion. Tout le monde cherche donc l'effet, mais personne ne sait il est. La grosse affaire est d'affirmer que l'auteur le sait moins que personne. Quelquefois tout le monde croit le savoir... «C'est ici ! » Quelle erreur !... c'est là-bas, tout au contraire, qu'il se produit alors au mépris des prévisions. Et le critique triomphalement de s'écrier : « Ça, c'est du théâtre ! » juste quand le succès le lui fait croire.

Qu'il y ait un art dramatique l'émotion naîtrait des situations et des paroles, sans effet, ce qui serait d'un très grand effet, je suis de ceux qui le pensent, mais les critiques enseignent le contraire, les directeurs affirment le contraire, parce qu'ils se font un devoir de chercher le succès d'argent, non le succès d'art, et le public, qui a bien d'autres affaires, passe condamnation. Il va au cirque, que j'aime beaucoup, et vous aussi, ô Loti.

Après les Burgraves, Victor Hugo, ceci, je crois, n'a jamais été raconté, s'écria : « Le théâtre m'ennuie ; les

ESSAIS 27»

comédiens m'ennuient ; les répétitions m'ennuient ; les direc- teurs m'ennuient; les ministres m'ennuient; la censure m'ennuie; les rois, les empereurs m'ennuient... je ne ferai plus de théâtre!... »

Découragé, il employa « ce qu'il avait de talent » à faire la Légende des Siècles.

Ne faites pas de théâtre, ô Loti. Moi, je n'ai plus qu'une vingtaine de comédies et de drames à écrire et je jure de n'en plus faire aussitôt après.

Pour le moment, impatienté, j'ai préféré revenir à l'âme arabe que « faire du théâtre ». Je retournerai dans quelque temps à la Comédie-Française. Je vous y convierai. Vous n'y viendrez pas. Vous ne devez pas aimer ça.

A mon retour d'Algérie, Loti, au sortir des grands hori- zons de désert et de mer, on ne saurait croire quel effet lamentable m'ont produit la scène et les décors d'un théâtre ! Je ne comprenais plus. Le joujou de carton était trop petit ; l'action, trop compliquée et trop rapide... C'est que j'étais habitué aux simplicités, aux grandeurs, à la patience... j'étais arabisé.

L'âme arabe, ô Loti, est simple, grande, patiente, et n'a rien à voir aux discussions de théâtre.

J'ai écrit aujourd'hui les derniers vers de mon livre.

Laissez-moi vous conter comme il a été joyeusement bap- tisé, à vous qui aimez les jeux de la vie, du hasard, et de la fantaisie.

Moi qui nai pu assister à Rochefort à votre fête moyen âge, » je compte aller voir samedi prochain le bal offert aux Parisiens par M. Cernuschi. Je rêve un costume d'Othello, et j'essayais chez moi une robe blanche, de lin et de soie, quand

276 LA PROSK DE JEAN ATCAED

des amis, à l'improviste, ont frappé à ma porte. C'était ce soir même : « Ah ! vous voilà ! vous allez baptiser mon livre ! » Nous éclairâmes a giorno. Le hasard, qui m'habillait en Oriental, fit entrer chez moi, à ce moment, un jeune Arabe qui fut mon compagnon de voyage de Tunis à Alger. Quand il eut entendu la Pétition de l'Arabe, la dernière pièce de ce livre, mon hôte, touché, ôta de son doigt une bague, et me tint, très gracieusement, ce discours, non sans quelque solennité : « Ceci est un talisman. Douze lignes du Koran sont gravées sur la pierre de cette bague, grande comme l'ongle du petit doigt, et qui a été rapportée de la Mecque. Je vous donne cette bague en souvenir du jour vous avez achevé ce livre, qui défend, d'une manière si touchante pour moi, la race arabe.

« Cette bague est un souvenir légué à mon père par le Kashnadar (ministre de Tunis avant le protectorat), le même à qui M. Thiers écrivait : « La Tunisie est pour vous un trop petit champ d'action ; vous êtes vraiment un homme d'État. »

« Je tiens beaucoup à ce talisman, le ministre notre ami l'a . porté trente-sept ans. J'aurais « le cœur fendu » s'il était porté à l'avenir par un autre que vous ; je vous l'offre comme un remercîment des Arabes. »

L'émotion d'un Arabe, le jour même j'ai écrit la dernière ligne de mon livre, voilà, Loti, un souvenir émouvant pour moi. Je vous le conte, persuadé qu'il vous touchera aussi.

Cette bague, c'est le signe de mon alliance avec l'âme arabe. Pendant que je la glissais à mon doigt j'évoquais une forme entrevue dans la villa mauresque, à la grille d'une fenêtre, une tête fine, curieuse, aux grands yeux doux, bien noirs et luisants d'une vive étincelle, et je nommais en mon souvenir la Kheïra du poète Bib-el-Thebib, et je me croyais son fiancé, dans l'étincelante demeure du Rêve, les jours

ESSAIS «77

sont des nuits constellées de flambeaux, embaumées de fleurs, pleines de chansons.

« Les étoiles m'illuminent, les fleurs m'embaument, les chansons me bercent. »

Sur l'or de cette bague, je ferai graver une date, celle d'au- jourd'hui : i6 mai 1888.

L'âme arabe dit :

Tu ne seras vraiment charitable et pieux Qu'après avoir donné ce qui te plait le mieux.

Elle a dit :

Un nom obscur, mais pur, est glorieux dans l'ombre,

Elle a dit :

Se servir du poignard, c'est, fût-on le vainqueur, - Lui donner pour fourreau, demain, son propre cœur.

Elle a dit :

Poète, parle à tous avec force et douceur, Et ni juge ni roi, sois un avertisseur.

Aucune sagesse n'a pensé plus haut. C'est la parole chré- tienne. L'âme arabe, ô Loti, est simple, grande, patiente. Elle accepte la vie et elle accepte la mort.

Parmi les procédés d'art et de critique, il y en a deux, très opposés, et qui sont symétriques :

L'un consiste à voir dans la nature qu'il s'agit dexprimer, ou dans l'œuvre qu'il faut qualifier, uniquement les choses

378 PROSE DE JEAX AICARD

mauvaises, déplaisantes, le mal et l'erreur. Dans ce système, quand le bien, l'agréable, sont constatés, ils prennent l'arrière- plan ; ils sont subordonnés, niés presque, sinon tout à fait.

L'autre consiste à ne voir ou à ne montrer que le bon et le bien. Le mauvais et le mal sont alors sinon niés, du moins subordonnés, relégués à l 'arrière-plan... Des deux systèmes, quel est le meilleure

Pour moi, qui ne me permettrai jamais de trancher aucune question, et qui ne reconnais aux critiques et aux chefs d'école que le droit d'affirmer les préférences de leur nature propre, mais non de proclamer des règles, je préfère l'art qui met au-dessus de tout, comme le fait la nature elle-même, les rayons, les nettetés, l'éclat, la vie, l'épuration perpé- tuelle, universelle.

Je ne suis pas de ceux qui reprochent aux corbeaux de manger de la viande corrompue : je les remercie d'être des nettoyeurs. Les charognes, dans la nature, tiennent peu de place, et, vite, sont éliminées, disparaissent sous les fleurs et les verdures.

Je ne dis pas aux roses : « Fi ! vous naissez du fumier ! » je suis tenté de dire au fumier : « Gloire à toi qui nourris les roses ! »

O Loti, le réel social, que l'on confond trop souvent avec la nature, est quelquefois abject parce qu'il se modèle impar- faitement sur la nature divine... J'appelle divin tout ce qui échappe à l'homme, se passe de lui, et l'emporte.

La terre n'est pas ignoble ; elle absorbe toute ignominie et en fait de la vie, éternellement; la mer n'est jamais salie : elle lave tout ce qu'elle touche, les rochers du rivage et le pont de votre navire ; le ciel est la source de pureté, eau et feu. La vie est propre et glorieuse. La mort, immortellement, est absorbée et rendue vivante. Il n'y a de naturalisme, d'art, de politique, de philosophie viables, que ceux qui, copiant la nature même, simplifient tout, purifient par la simplification

ESSAIS 279'

qui rapporte chaque élément à sa source particulière, lavent, éclairent, et font grermer, c'est-à-dire monter vers la lumière. L'esthétique est une morale.

J'ai lu sur les Arabes, ô Loti, différents ouvrages, tous les défauts de la race sont signalés avec un soin méticuleux. Voleurs, menteurs et pouilleux, voilà les aménités naturalistes dont couramment on les gratifie.

J'estime que les Français orgueilleux qui parlent ainsi d'un peuple vaincu, le traitent injustement et maladroitement en ennemi armé et debout.

L'Arabe ne nous hait point. Il hait le juif, non le chrétien. Aïssa ou Jésus est pour lui un prophète vénérable. En outre, cette race guerrière, chevaleresque, a le respect d'une Force à qui Dieu a permis le triomphe.

Elle a le respect du vainqueur. Si tu as vaincu, c'est que Dieu l'a voulu. De plus, trop fière pour rabaisser ses ennemis, elle les estime, les admire d'être ses vainqueurs, et demeure prête si le vainqueur n'essaie pas de dominer sa conscience, n'offense pas sa religion à le servir comme un noble et bon maître, le désigné de Dieu.

Avec de telles dispositions d'âme, TArabe, manié par une autorité éclairée, énergique et subtile à la fois, aussi polie que ferme, deviendrait une force française incomparable, très supérieure, par entraînement religieux et physiologique, à l'élément européen, fatigué, lui, par l'esprit sceptique, ana- lyste et positif, par un rationalisme de décadence qui est la mort de tout enthousiasme et, par conséquent, de toute gran- deur, de tout dévouement, de toute patrie, comme de toute famille et de toute religion.

Il va sans dire qu'il ne me vient pas à l'esprit d'opposer la société arabe à nos sociétés européennes. C'est de Vdme

a8o LA PROSE DE JEAX AICARD

arabe que je parle uniquement, de l'individualité morale de l'Arabe, de sa conception de la vie; je parle de ce qu'il y a d'essentiellement beau dans le génie de cette race, qui n'a rien à fonder, puisqu'elle a placé son intérêt d'être, son âme, bien plus haut que ce monde, et qui aurait le droit en somme de vivre à sa guise, si nous n'étions pas encore aux temps de deuil la Guerre prétend fonder le Droit.

On a impolitiquement fait à l'Arabe la mortelle offense d'accorder aux Israélites d'Algérie des privilèges qu'il n'a pas ; on l'a, de fait, déclaré inférieur à la race qu'il abomine. Faute énorme I grosse de périls ! La France de l'égalité doit aux Arabes, sans tenir compte de leur intolérance, plus de respect véritable.

Au lieu de respecter la foi de l'Arabe, on la brave. Au lieu de traiter l'Arabe en noble chevalier vaincu, on le traite en indigne ; il est en face de nous, sans moyens d'action, sans députés indigènes, sans autre défense que l'insurrection. On en abuse.

En ceci, la France oublie qu'elle est l'apôtre de tous les affranchissements.

Nous ruinons, nous abîmons une grande race qui nous est fraternelle et demeure prête pour nous au dévouement des martyrs : l'Arabe l'a prouvé en 70.

Les colons supprimeraient volontiers, d'un seul coup, tout l'élément arabe.

Eh bien I la France qui pense ne peut pas être, en 1889, la France qui exploite.

Les Arabes demandent quoi } Plus de respect de l'âme française pour l'âme arabe, pour la dignité arabe, pour les mœurs, la religion, la foi arabes, peut-être pour la pro- priété arabe.

ESSAIS 381

Ce qui en eux réclame, ce n'est pas l'épargne, c'est la géné- rosité, c'est la dignité... J'ai promis à un certain nombre de cheiks d'écrire cette revendication, le cri de leur cœur. J'ai tenu, je tiens ma promesse... Vous trouverez, Loti, à la fin de ce livre, la Pétition de l'Arabe, dont chaque trait m'a été fourni par un de mes hôtes d'un jour, autour du couscoussou national.

Hélas ! il faudrait que quelques-uns au moins de nos admi- nistrateurs fussent animés d'un esprit d'apôtres. Il faudrait que leur mission ne leur apparût pas seulement comme une fonction lucrative ; il faudrait qu'une forte éducation natio- nale eût appris à ces serviteurs la connaissance des âmes, des religions, des intérêts supérieurs, et comment l'intérêt privé, légitime, s'élève en servant celui des peuples.

Il faudrait, ô Loti, que nous eussions de la grandeur, un idéal politique, national, humain, le goût de l'unité, l'horreur de la division, beaucoup de choses, ô Loti, dont on ne parle même plus...

Comment la France respecterait-elle l'Arabe? Nous ne nous respectons plus nous-mêmes. La liberté, qui nous semble encore le principe de la dignité humaine, est en train de tuer la politesse française! Les lettres donnent souvent l'exemple. L'art n'est plus la fleur par excellence d'une nation policée et polie. La grâce hellène, si bien mariée à l'esprit français d'autrefois, se cache, honteuse, devant des lourdeurs vraiment tudesques, des violences américaines et des mer- cantilismes anglais...

Reprenez la mer, ô Loti. C'est elle qui vous a enseigné la simplicité et la grandeur, qui vous a donné votre génie, le mépris, l'oubli plutôt, des bassesses et des jalousies, la patience, l'acceptation de la vie et de la mort.

La mer enseigne les mêmes choses que le désert.

282 Li. PROSE DB JEAN AICÀRD

L'âme arabe, comme le désert, est simple et grande.

Il y a, dans ce livre, Loti, une ou deux pièces, où, donnant la parole à l'Arabe, je lui prête des idées ou des sentiments plus compliqués ' que les siens propres (le Marcheur du Désert, par exemple). L'expression seule de certains sen- timents, fussent-ils ceux de l'Arabe, est déjà par elle-même une complication dont il est incapable. Mais, Loti, comme vous l'avez dit vous-même du Japon, dans votre livre japonais, je dirai à mon tour : Un des principaux personnages de ce livre est l'Effet que me fit ce pays.

Ce que raconte chaque voyageur, c'est ceci : comment il a été, personnellement, impressionné par les pays qu'il a par- courus.

Sans cela, il y a beau temps qu'on ne parlerait plus ni de la terre, ni de la mer, ni du ciel, ni des fleurs, ni de l'amour, et ce serait vraiment dommage, ô Loti.

Simple et grande, l'àme de r.\rabe! comme l'éternel spec- tacle du lever et du coucher des soleils dans le désert.

Ici, il y a Dieu et l'homme. Dieu est grand... Moi si petit, si perdu ! Et l'homme s'incline, grand par le sentiment cons- tant de son rapport avec l'infinie immensité.

L'Arabe étant assuré dans sa foi, la mort ne lui est rien qu'une délivrance. A toute seconde, il est prêt à se montrer héroïque. Quand Mahomet ne serait qu'un politique, il reste- rait un grand prophète.

La foi est un levier perdu, celui qui soulevait les mon- tagnes. Nous qui n'avons plus la nôtre, servons-nous de celle-ci en l'honorant. Ce sera plus noble d'abord, plus poli- tique en même temps que de la susciter contre nous.

HtSÀi.H a83

L'Arabe est patient, la monotonie des jours dans l'horizon uniforme lui a appris la patience. Et surtout il la tient de sa foi, patient... parce qu'il se sait immortel.

On m'a cité l'exemple d'un Arabe qui arrive dans une gare au moment précis le train un train unique par vingt- quatre heures siffle et s'éloigne.

L'Arabe le regarde partir, curieux, charmé de voir cette puissance étrange activer sa vitesse; puis, lentement, le fils du désert s'assied, tire quelques dattes du capuchon de son burnous, et, vingt-quatre heures durant, attend le train qui doit suivre.

La patience aussi est une force. Pourquoi la mettre contre nous?

Voilà, ô Loti, les réflexions que je vous dédie, à vous qui êtes un poète, incompris d'ailleurs au point de vue philo- sophique, malgré l'admiration générale qu'ont soulevée vos livres, à vous qui vous êtes fait l'éducateur d'un simple, « mon frère Yves », d'un nomade du désert d'eau que, lentement et à force d'aff"ection et de génie, vous avez élevé au rang de frère.

Cette action-là, ô Loti, c'est l'action future, sacrée, de l'es- prit de liberté sur les masses inférieures. A défaut d'autre religion, nous aurons celle de la pitié, la vénération de la douleur, le respect de la misère, l'amour des faibles, des vaincus, sans autre réponse que la joie de se donner, de créer, de faire œuvre d'hommes-dieux.

C'est l'essence du génie chrétien, qui refleurira à la cime de la civilisation universelle.

Un de mes frères à moi m'écrivait il y a quelques jours : « Proclame (pour faire ton devoir de poète) les devoirs du riche et les droits du pauvre ; c'est tout l'Évangile. » Oui,

aS4 LA PROSE DE JEAN AICABD

quoi que cela puisse coûter, c'est cela, ô Loti, qui est la vérité. Elle paraît encore gênante à beaucoup des nôtres, je le sais. Mais elle est impérieuse et s'imposera, ou bien ce sera la fin du vieil Occident.

Oui, il faut que ceux qui savent, proclament les droits de l'ignorant ; que les forts proclament le droit des faibles, les riches le droit des pauvres, le vainqueur les droits du vaincu.

Alors seulement il sera permis aux puissants de ce monde de parler, avec noblesse, de soumission et de devoir, aux ignorants, aux faibles, aux pauvres, aux vaincus.

est la Révolution, ou elle n'est qu'un mensonge. est la France.

Paris, le i6 mai 1888.

Pour l'Arabe^

<■ Nous sommes déjà morts. Si vous voulez nous ressusciter, cela dépend de vous. »

(Cour d'assises de l'Hérault : Parole d'un accusé à ses juges. Audience du 4 février.)

On causait. La conversation vint à tomber sur l'affaire des révoltés de Margueritte, qui connaîtront leur sort à l'heure paraîtront ces lignes.

Nous étions entre amis. Il y avait là, outre une vieille barbe de philosophe, un ancien officier qui a longtemps vécu en Afrique et un peintre ami des choses de l'Algérie...

Parbleu ! dit le peintre (que nous appelons entre nous l'Orientaliste), quand j'ai lu, il y a quelques jours, dans le Figaroles, lumineux comptes rendus de M. H. Varennes, très naïvement je me suis dit : Enfin ! la misère de l'Arabe est

I. Figaro dimanche 8 février 1903.

ESBAitJ a85

dénoncée comme elle ne le fut jamais I... L'esprit de justice étant l'essence même de notre démocratie, il aura suffi qu'on ait révélé un état de choses essentiellement contraire à la justice... Mille champions vont se dresser en faveur de l'Arabe qui, vaincu d'une république, se réclame des Droits de l'Homme.

Déclamation ! monsieur, vaine déclamation ! dit le vieux philosophe. La Révolution, monsieur? on en a soupe!

Nous voyant interloqués :

Le mot n'est pas de moi, dit-il. Il est d'un républicain du dernier bateau... Et je veux dire en le citant qu'il n'y a nulle part au monde, nulle part entendez-vous, ni justice ni pitié effectives dans l'âme des heureux ou des vainqueurs, quels qu'ils soient. Tout ce qui se fait de juste, de pitoyable, ou plutôt d'ainsi nommé, se fait sous la menace des malheu- reux et des vaincus en révolte, et cela uniquement, bien entendu, lorsque la menace mérite d'être prise en sérieuse considération. C'est, hélas! l'idée fondamentale de la théorie anarchique. Les misérables n'ont de partisans déterminés et par conséquent utiles que les misérables. Et les révolutions, qui seraient si belles, venues d'en haut, ne viennent jamais que d'en bas. C'est bien la pensée du grand iMichelet lorsqu'il fait dire à la sorcière présidente des réunions anarchiques qui, sous le nom de sabbats, préparèrent les jacqueries : « Esprit d'en bas, sois béni ! » On n'a pour l'heure rien à craindre des Arabes : on ne fera rien pour l'Arabe.

Vous êtes plutôt consolant, m'écriai-je. Mais en vérité croyez-vous possible que le cœur de la France ne s'émeuve pas à relire la plaidoirie de M* Ladmiral devant la Cour d'assises de Montpellier > Il ne déclame pas ; il cite des faits, celui-là. Il vous apprend que dans certaines exploitations l'Arabe est battu comme un cerf I ». Oui, il y a, en Algérie, des amateurs de cet odieux moyen de gouvernement, le bâton, qu'on nomme là-bas la matraque. De cette parole inouïe de certains témoins, à la Cour d'assises de l'Hérault : « Quand nous avons vu qu'on chargeait à coups de bâton les Arabes

a86 LA PllORK DE JEAN AICARD

assemblés, nous avons pensé que le feu avait pris quelque part et qu'on venait les chercher pour porter secours ! »

Et quel est le Français, dit placidement le philosophe, qui ne serait prêt à mourir, en dépit de tous les scepticismes, plutôt que d'admettre, dans le plus ignorant des villages de France, cette façon d'organiser les secours en cas d'incendie?

L'avocat, repris-je, expliquait encore que l'administra- teur, en vertu du Code spécial de l'indigénat, a le droit d'in- fliger à l'Arabe cinq jours de prison et quinze francs d'amende. La peine est immédiatement exécutoire. C'est là, dit-il fort bien, une arme de chantage et de concussion. » Notez que, de la part d'un Arabe, toute plainte mal fondée contre l'admi- nistrateur est rudement punie... Et vous devinez qu'une plainte d'Arabe est toujours mal fondée !

Le philosophe rêva un moment :

Soyons sincères, républicains et humanitaires, dit-il : un peuple de vaincus qui se sou lèverait tout entier et qui mourrait pour échapper à une telle oppression ferait l'admi- ration... platonique... de tous les peuples !

Ici l'orientaliste tira de son portefeuille quelques « petits papiers » et lut. Voici comment les jurys algériens sont appré- ciés par ceux qui les connaissent : « L'indigène a la conviction que ces jurés qui vont le juger sont ses ennemis, et il faut bien reconnaître que sa suspicion devient légitime lorsque le crime a été commis ati préjudice d'un Européen. En pareil cas, l'expérience démontre que la condamnation est certaine et souvent dépasse la mesure. » Qui parle ainsi? M. Foumez, procureur général. (Voyez : Procès-Verbaux delà sous-com- mission d'études de la législation civile en Algérie, page i3.) On pourrait citer à l'infini les histoires authentiques qui prouvent que les Arabes, en Algérie, sont traqués comme les mulots dans un champ de betteraves français. Q'est un vrai martyrologe. (Voir Pages libres, 8, rue de la Sorbonne, numéro du i3 Décembre 1902.) Les décrets des 29 mars et 29 mai 1902, qui instituent des tribunaux répressifs, ont empiré la situation de l'Arabe. En voici deux articles suggestifs :

K8SAIS 287

« Art. 10 : Le tribunal peut autoriser l'accusé à se faire assister d'un parent ou d'un membre de sa tribu.

Art. II : La faculté d'appel appartient au condamné lorsque le jugement prononce un emprisonnement de plus de six mois, etc. »

Or, ces décrets, qui consacrent une conception fausse du droit, sont, en outre, illégaux.

La Cour de cassation, par arrêt de sa Chambre criminelle en date du 22 mars 1878, a défini la valeur des décrets : « ... Les lois françaises en vigueur en Algérie, dit-elle, ne peuvent être modifiées que par une loi nouvelle votée par les deux Chambres et régulièrement promulguée. »

En résumé, pas d'instruction, pas de défense, pas d'appel!... Tout cela est odieux, soit dit au nom de la justice et au nom de l'Arabe vaincu, battu, spolié, taquiné, empri- sonné, bravé, dédaigné, humilié, bâillonné, et finalement exaspéré! Tout cela est dangereux, soit dit au nom de la politique française.

Ce qu'il faut bien voir, dis-je à mon tour, c'est que de tels errements administratifs, positifs, amènent, d'une façon nécessaire, d'étranges rapports moraux entre l'indigène et l'Européen. Comment serait-on porté à traiter en homme, en frère, un être que la loi traite en créature déchue r Tout voyageur indépendant est frappé, en Algérie, par l'allure méprisante du Français pour l'indigène, pour YArti. Mal redoutable. La conquête matérielle n'est pas assurée quand la conquête morale n'est pas même commencée.

A ce mot, je regardai le colonel... Il dévorait sa moustache. Le peintre roula entre ses doigts une cigarette de blond tabac d'Orient, et conta :

Je visitais une ville d'Algérie en compagnie d'un jeune musulman de distinction, suivi de son domestique arabe, serviteur dans sa maison, une manière de gouverneur. Nous regardions nos tasses fumantes, au fond d'un café maure. J'allai serrer la main à un jeune administrateur de ma connaissance, assis non loin de nous et que je rencon-

j88 la TROSE de JEAN AICARD

trais par hasard. Un vieux cheik entra, beau sous le bur- nous aux grands plis, blanc comme sa barbe vénérable... Ayant à parler au fonctionnaire, le cheik s'avança vers lui. Le jeune homme un républicain ! tendit sa main la paume en dessous, les doigts retombant, à la façon des évêques... Il n'y avait pas à s'y tromper: il fallait baiser cette main... Le vieux chef coula vers mon ami arabe un regard de tristesse impuissante, de rage humiliée, d'orgueil vaincu, et il baisa la main française. Mes amis sortirent précipitamment : je les suivis, et aussitôt le jeune seigneur me dit :

« C'est trop ! Cela fait venir de mauvaises pensées.

« Oui, tuer ! laissa échapper le chaouch.

« Je crus du moins entendre ce mot qui fut comme écrasé entre ses dents. Son maître voulut l'excuser :

« Songez donc à ce que vous éprouveriez si, vous Fran- çais, vous étiez forcé de baiser la main d'un... Anglais.... installé en France ! »

Il y eut un silence pendant lequel on entendit tousser le colonel. Le philosophe marmotta :

Guillaume Tell et Jeanne d'Arc, dans le meilleur coin du paradis, ce coin privilégié que le Grimoire des bergers appelle « la France du ciel », doivent se demander si la loi des vainqueurs est demeurée aussi barbare que de leur temps. Théroigne de Méricourt peut se poser des questions analogues dans le ciel apothéotique la placent M. Hervieu et Sarah Bernhardt !... Vous ne dites plus rien > interro- gea-t-il encore en se tournant vers moi : je croyais que vous aviez des amis arabes r

Certes ! et des amis excellents ! m'écriai-je. Et savez- vous comment j'en ai conquis quelques-uns? Voici. Dans un banquet officiel, au moment du café, l'impertinence d'un valet s'amusait à ne pas servir à leur rang six ou sept cheiks, d'ailleurs somptueux sous le burnous rouge de cérémonie orné de la Légion d'honneur étincelante. J'offris ma tasse tout naturellement à l'un d'eux. Ses veux brillèrent aussitôt

ESSAIS 289

d'une flamme de sympathie heureuse, de fierté apaisée... Je compris, et je servis alors de même tous les autres. A la sortie du banquet, c'était à qui m'offrirait en échange, avec des mots afiectueux, parties de chasse, courses à cheval, séjours sous la tente...

« Puisque tu nous aimes, me dit l'un d'eux, fais quelque chose pour nous... un jour !...

« Que peut faire un poète, sinon des vers } C'est ainsi que j'écrivis une certaine Pétition de l'Arabe... Et ceci se passait bien avant que l'humanisme fût inventé, V/iumanisme, dont Victor Hugo, mort trop tôt, n'entendit jamais parler !... Bien des années après ces petites choses, durant l'Exposition de 89, un Arabe inconnu est introduit chez moi, à Paris. II s'avance, salue en touchant son front, puis son cœur et, sans autre préambule, il se met à me réciter, du premier vers au dernier, la Pétition Je l'Arabe. Il faut croire que les bonnes paroles vont parfois à leur adresse, par delà les grandes eaux bleues...

« C'est au sujet de cette « pétition » que le vieil interprète Roche, un des combattants des guerres d'Algérie au temps d'Abd-el-Kader, m'écrivit: « Aimez bien ce peuple : il est « généreux, chevaleresque ; qui cherchera son cœur trouvera « son cœur... » Ne connaissant rien à ce moment-là du vieil interprète Roche, l'auteur de Trente Ans en Islam, je pris la liberté un jour de le nommer devant S. A. R. le duc d'Au- male:

« Rocher ah 1 le brave, le vaillant homme! Sur les Arabes, vous pouvez croire qu'il sait ce qu'il dit, et qu'il dit la vérité ! »

L'orientaliste reprit la parole :

-- II y a quelque deux ou trois ans, un littérateur de ma connaissance écrivit à M. Jonnart, gouverneur de l'Algérie, pour lui recommander un de ses amis indigènes. « Je souhaite, répondit le gouverneur, vous inspirer une sym- pathie comme celle que vous montrez pour le cheik... » Ce mot, tout à fait inusité de la part d'un administrateur

13

a^ LA PROSE DE JEAN AIGARD

parce qu'il met à égalité, sur le terrain des sentiments, un Arabe et un Français, alla au cœur arabe comme il était venu du cœur français... Avec beaucoup de mots pareils, on commencerait la définitive conquête de l'Algérie... Eh bien, mon colonel, que dites-vous de tout ça >

Moi, dit le vieil officier, j'ai vu les Arabes se battre pour la France, à mes côtés, en 70, comme des lions. Vaincus par elle, ils se sont fait vaincre pour elle... Et ils sont prêts à recommencer... Ça vaudrait bien un peu de justice!

Messieurs, conclut le philosophe en prenant son cha- peau, le mot du colonel résume tout. Je désire pourtant conclure. Il serait digne de la France d'appeler sur les bancs de l'assemblée nationale un représentant musulman (un vrai), non pas, bien entendu, pour qu'il votât les lois françaises, mais pour qu'il eût au moins le droit de doléance et de remontrance au nom des vaincus d'Algérie, en toute occasion les concernant. Tant que cela ne sera pas, la République, en contradiction avec ses principes essentiels, manquera à un grand devoir. Or, soyez tranquille, elle y manquera long- temps, car la générosité, les sentiments chevaleresques ne sont plus même articles de littérature. On n'en veut plus ni dans la vie, ni au théâtre, ni chez l'éditeur. Le public a peur d'avoir pitié ; cela troublerait ses digestions. Il ne veut donc entendre parler ni de douleur ni de mort. Rosserie ou vaude- ville, c'est le mot d'ordre. Mais peut-être finira-t-on par s'apercevoir qu'en Algérie comme ailleurs toute compression extrême et continue est une imprudence. Que voulez-vous ! on ne fera triompher l'idée de fraternité qu'en montrant que c'est encore la meilleure des politiques.

ESëAJbi 39 1

Le Pape'.

Il est six heures du matin. Deux ou trois coups frappés à la porte de ma chambre d'hôtel m'éveillent brusquement.

Qui est }

Vaticano!

C'est une invitation à nous rendre au Vatican, le matin même. A sept heures et demie, Léon XIII officiera dans la capella Paolina.

L'envoyé s'excuse d'arriver à une heure si matinale. Il s'est présenté déjà la veille au soir en notre absence. Son devoir est de remettre l'invitation en mains propres. 11 recommande « l'habit noir » et s'en va.

Plus que je ne peux dire, je suis heureux d'être admis à approcher cette noble figure de Léon XIII. Ce grand Pape a une politique d'éternité. Il a proclamé la légitimité des pou- voirs modernes, et, en quelque sorte, le droit divin des évolutions et des républiques. On peut supposer à cet acte les mobiles qu'on voudra, les plus « temporels » (et, aux yeux des hommes d'Etat, il n'en est pas d'autres), nous restons libres de rêver que le successeur de saint Pierre a eu, lui, en vue, dans les profondeurs de sa conscience, un moyen mystérieux d'appeler, à travers les siècles futurs, l'unité morale, c'est-à-dire la catholicité du monde, le vrai règne de Dieu.

La proclamation par le Pape de la légitimité des pouvoirs populaires est un acte d'une portée infinie. La gloire de l'homme qui l'a accompli sera grande un jour. Elle lui est due précisément à cause de la certitude qu'il avait de ren- contrer, dans les âmes même dont il est le roi, une résis- tance déterminée. Il savait que cette résistance serait longue, mais que, pour la détruire dans l'avenir, il fallait la soulever et la heurter dans le présent. Nous aimons à imaginer qu'il croit peut-être, dans le secret de lui-même, à la possibilité

I. Figaro, samedi 2q juillet iSçr».

293 LA PROSE DE JEAN AICAED

d'une transformation lente, presque insensible, des moyens du Pouvoir spirituel chrétien sur le monde. Peut-être le veut-il durable à ce prix seulement... Et quel rêve : une àme-reine, arbitre de paix, seule au-dessus d'une fédération de républiques ! un idéal moral Dieu faisant l'unité de tous les peuples d'Europe !

Quoi qu'il en soit, infaillible sur les points de doctrine, et libre de s'isoler dans l'orgueil de cette infaillibilité sacerdo- tale, le Saint-Père a eu l'incomparable courage humain de se faire discuter, de se mêler aux hommes, de leur permettre l'examen mot condamné avec la Réforme, enfin de risquer délibérément quelque chose de son prestige pontifical, aux yeux mêmes de ses fidèles, en leur conseillant une attitude poli- tique contraire à leurs traditions cléricales, mais plus con- forme au sens (resté secret pour eux) de l'Évangile. Approuver hautement l'idée de République, c'est, pour un Pape, affirmer que le roi Jésus, en abandonnant les délices de son royaume céleste, a voulu faire honte aux rois qui ne partagent pas la misère de leurs peuples. Jésus n'est pas venu sur la terre pour y faire des princes; il y est venu consoler les misérables. Et le Prêtre est un héros historique, qui, étant souverain des âmes, affirme cela aux autres souverains, à ceux du monde, non plus par le sermon banal, mais par des actes d'une poli- tique toute nouvelle.

Cet infaillible, me disait hier un Italien, homme consi- dérable, et qui a plus d'une fois causé avec le Pape, cet infaillible appelle la contradiction, il s'en montre charmé, Elle l'éclairé. Vraiment, Léon XIII n'aime pas les interlocu- teurs qui sont toujours et a priori d'une opinion sur toutes choses conforme à la sienne. C'est un grand esprit libre. On ne se doute pas de la largeur de sa pensée. Elle mériterait d'être mieux connue, et peut-être vos hommes d'Etat répu- blicains ont-ils tort de ne pas lui rendre assez hommage. Il y aurait quelque chose de gagné pour tous, si vos républicains illustres, quand ils traversent Rome, rendaient visite au Vati- can. Seulement ils ont peur de passer pour cléricaux, et

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c'est misérable. Le Tsar n'est pas républicain pour être allé saluer chez elle la République de France. Vous ne savez pas donner au Pape la monnaie de sa pièce d'or.

... Nous voici dans la capella Paolina. Deux cents personnes environ attendent l'entrée du Saint-Père; un assez grand nombre de prêtres, quelques hommes en habit; les femmes en noir, une mantille sur la tête. Le passage du milieu, qui va de la porte à l'autel, est maintenu libre, occupé ça et par des hallebardiers et des huissiers aux costumes extraor- dinaires, jaunes, verts, écarlates et cramoisis.

Tout à coup, un mouvement se fait à la porte. Les officiers de la garde du Pape, casque reluisant, épée nue, entrent, se rangeant sur les côtés. La piété, la foi, la curiosité s'émeu- vent dans l'assistance. Toutes les têtes se tendent vers l'entrée... Il apparaît, suivi de cardinaux et d'évêques. C'est Lui, le Prêtre vêtu de blanc... Il a, sur le seuil, un arrêt d'un instant, et les yeux et les cœurs ne voient malgré les ors et les pourpres dont elle est environnée, que cette forme blanche, svelte, un peu inclinée d'abord qui tout de suite se redresse... La main s'est élevée en même temps, pater- nelle; et légère, transparente, elle semble flotter dans l'air elle esquisse le geste de bénédiction. C'est très beau... et c'est charmant. Il s'avance regardant avec douceur à droite, à gauche, la main toujours levée et bénissante, voltigeante comme une main de semeur. Il est là, à deux pas ; son visage amaigri, fin et doux, d'homme très âgé, est éclairé d'une bonté qui pense. L'esprit, qui éclate dans les yeux, se montre aussi dans toute la ligne ner^'euse du corps et dans la démarche prompte, comme envolée, du vieillard blanc.

Ce vieillard blanc, suavement blanc de la tête aux pieds, marche sur l'extrême bord du tombeau avec sa grâce souriante de roi des croyants, en bénissant de sa main qui meurt l'universelle vie.

Les fresques de la capella Paolina sont de la vieillesse de

3^4 LA PROSE DE JEAN AICARD

Michel-Ange. Voici saint Paul terrassé, sur le chemin de Damas, par la lumière qui, tombant de la main de Dieu, s'élargit et s'abaissant vers la terre...

Maintenant le pape officie. Il élève l'hostie sacrée, blanche au centre d'un soleil d'or. Les officiers font le salut de l'épée. Les cardinaux écrasent sur les dalles l'orgueil de la pourpre.

Le Pape prie à voix haute. Jamais je n'oublierai cette voix.

Aucune monotonie d'inflexion, rien de « déjà entendu » ne vient détruire l'idée que l'on se fait d'un pontife souverain parlant au nom de sa fille, l'humanité. Le Père est vraiment ici en prière pour les enfants. Il est chargé d'années et chargé de douleurs, des douleurs du monde. Sa voix, simplement et vraiment humaine, sort d'un cœur profond. C'est un soupir et c'est un sanglot, très personnels, à la fois lassés, expirants et indomptables, qui ont parfois de grands sursauts, et qui seraient reconnaissables entre tous les sanglots et tous les soupirs de la terre. Ce qu'on entend, ce sont les cris d'une douleur d'homme, d'un homme dont le cœur s'élargit jusqu'à être paternel au monde entier. Ame blanche, prêtre tout blanc, blanche vieillesse, candeur de la foi, voilà ce qui parle et ce qui prie. Oh ! la plaintive humanité, et que chaque élancement de douleur se change en élan de prière I II est impossible d'avoir entendu cette parole gémissante, ce sanglot, ce cri, cet appel, cette supplication, et de l'oublier. Ce qu'on éprouve, c'est la pitié pour celui qui prie, car on croit deviner qu'à ce moment il souffre surtout de l'impuissance de sa propre pitié à faire le bien parmi les hommes ! « Sans vous, ô mon Dieu, ma royauté trop humaine ne servira à personne ! mes appels, comme mon silence, demeureront incompris I Domine, exaudi nos ! Mise- rere I miserere ! »

La messe du Pape est dite. Il a prié pour tous. On va prier pour lui. A son tour il entend la messe.

Et le voici maintenant au milieu du chœur, sur son trône de soie et d'or.

U ne s'y repose qu'un instant. Il l'a bientôt c^uitté ; il

ESSAIS 296

sagenouille. Agenouillé, il se courbe, il prosterne sa vieillesse et sa grandeur aux pieds de la croix. Et le voilà qu'ainsi prosterné, les bras jetés sur le prie-Dieu, la face ensevelie parmi la blancheur des manches, il se fige dans une absolue immobilité. La marmoréenne et svelte figure va demeurer ainsi, indéfiniment immobile. Elle a prié par le cri et par le sanglot tout à l'heure. Elle prie maintenant par l'immobilité et le silence, qui sont plus près de l'Éternité.

On dirait un de ces pontifes de marbre à genoux sur leur propre tombe, dans les plis roides du carrare diaphane. Nous nous levons ; Il reste immobile. Nous nous asseyons ; Il reste immobile. L'assistance exécute tous les mouvements que commande la clochette d'argent au timbre léger, véritable filigrane de sons cristallins; Il reste immobile. Il est, en effet, mort au monde... s'en va cette .'ime, monte-t-elle, descend-elle, en ce moment tout à fait solennel?... L'hostie s'élève, rayonnante. Va-t-il se courber plus bas? Non, Il demeure immobile. Découvrira-t-il son front devant le nimbe de Dieu > non ; ce n'est plus l'heure il peut, libre à demi des adorations de l'âme, faire un geste physique d'adoration ; Il demeure immobile devant la gloire de son Dieu... Alors un prêtre s'avance, étend la main au-dessus du Pontife, et la découvre.

Le Pape est immobile.

Il est seul devant Dieu à qui il apporte en silence le cri du monde universel, l'universel Miserere :

« Ayez pitié, Seigneur! Seigneur, pitié pour tous, sans dis- tinction de races, de croyances, de philosophies, de religions! Pitié pour tout ce qui souffre; pitié pour l'innocence et pitié aussi pour le crime ; pour l'endurcissement comme pour le remords! Pitié pour tous, justice et pitié, ô Dieu qui avez été un accusé devant des juges, un prisonnier devant les voleurs, un flagellé, souillé du crachat des impurs ; ô Dieu, qui avez été le supplicié d'un supplice infamant; justice et pitié pour tous, ô Dieu qui avez voulu être un homme afin de créer parmi les hommes la justice et la pitié, la pitié et la justice! »

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Sainte Russie.

Il n'y a pas moins de vingt-cinq ans, j'ai lu pour la première fois un livre russe. Il m'avait été signalé par un officier de marine. C'était les A7nes Mortes, de Gogol. Je lus ensuite Taras Boulba. J'eus l'impression d'une réalité d'art plus concentrée que la réalité des choses, arrivant à communi- quer le sentiment intense de la vie par la force môme de cette concentration artificielle, et tout cela enveloppé d'une magie de description qui est de la poésie.

Peu de temps après, je lus les Récits d'un Chasseur, le livre illustre d'Ivan Tourgueneff. C'était bien la suite de la même impression. L'art était différent, mais l'âme était la même, préoccupée de la nature et attirée par la douleur humaine en général, par les misères du servage en particulier. Je voyais une âme douce, généreuse et puissante, sur qui pesaient des fatalités étranges... Elle aurait pu, étant très énergique, les secouer d'un coup, comme des épaules de por- tefaix pourraient secouer le fardeau accepté. Mais non, cette âme, l'âme russe, préférait s'interroger sur la nature même de ce qui l'écrasait, et, cela, peu à peu, le dissoudre. Il y avait, dans cette œuvre, une insinuante grâce, un charme inévitable qui attachait la pensée et la sympathie du lecteur sur des êtres très humbles, très pauvres, déshérités, dédaignés, sur des serfs. D'une lumière douce, très douce, voilà qu'ils étaient éclairés dans leur obscurité ; « Voyez, regardez bien ; à cette souffrance-ci, àcettedouleur-lâ, vous reconnaîtrez des hommes, des hommes tout pareils à vous et à moi, et plus résignés, plus touchants... ils n'ont pas de défense! » Et le maître écrivain semblait copier leur si touchante résignation. On ne pouvait pas ne pas être ému avec lui ou par lui. On le suivait, on l'approuvait, on l'aimait. Et, ainsi, tout simplement, tout len- tement, il poursuivait à lui seul une révolution sociale dans les fonds de l'âme russe. Il déplaçait l'intérêt qui jusqu'ici

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ne s'attachait qu'aux grands de la terre et le portait sur les plus humbles qu'il faisait aimer...

Cela est donc si nouveau > Certes ! La patrie de l'écrivain n'était point habituée à entendre pareil langage. Et, d'ailleurs, ne voyez-vous pas que cela serait nouveau, même en France, un pays prétendu révolutionnaire. mais qui n'a pas su encore trouver des mœurs de fraternité profonde, un ensei- gnement moral qui adoucirait les rapports entre gens de classes différentes, les baignerait pour ainsi dire d'une sym- pathie devenue instinctive par l'éducation...

... Ne croyez pas que je parle au hasard. Voyez notre théâtre. Est-ce que le drame bourgeois ou le drame ouvrier y sont communément en honneur? Est-ce que la scène n'y est pas réservée à M. le comte et à M'"^ la duchesse > Et, même, est-ce que la littérature qui dira l'âme vraie du peuple, du peuple intelligent, fort, doux, patient, est créée r Est-ce que, pour nos plus puissants maîtres, pour les Guy de Mau- passant, pour les Zola, un paysan est autre chose qu'une brute ! Et pourtant, le paysan de France est émancipé par la Révolution, et notre égal !... En Russie, il appartient, la littérature a trouvé et exalté son âme, l'âme du moujick, l'âme de la vieille et sainte Russie.

On ne peut pourtant pas l'accuser de violence, le bon et vigoureux Tourgueneff, lui qui trouvait des notes comme celle-ci : « La voix métallique de la fauvette révèle son insou- ciance légère, et sa légèreté s'accorde tien avec le parfum du muguet. >

Or, écoutez encore : il raconte quelque part qu'un enfant, le fils du maître, a les habitudes un peu insolentes d'un sei- gneur mal élevé. Un jour, le gamin entre, sans frapper, dans la chambre d'un vieux domestique un peu ridicule, et dont il riait à l'ordinaire : « Barine, mon petit père, dit doucement le valet, dans cette chambre-ci je ne t'appartiens plus. . . je suis à moi-même... Une autre fois, barine, il faudra frapper ».

Qui ne sent que l'homme, en Russie, est en train de se faire plus fier, plus vraiment libre dans les mœurs sociales, plus

13.

agS LA PROSE DE JEAN ATCaRD

libre dans les profondeurs de l'âme, que nous ne le sommes peut-être, malgré nos libertés politiques!

Voilà, il me semble, le point de vue intéressant à signaler aujourd'hui en France. C'est qu'il faut prendre l'âme russe.

Et ce n'est point ici un épisode isolé. Toute la moderne littérature russe n'est autre chose qu'un hymne à la liberté intime, à la dignité individuelle, à l'émancipation de l'âme.

Tolstoï, dans un livre dont le titre m'échappe (on me par- donnera, je ne l'ai pas sous la main), nous montre un chan- teur ambulant arrêté sur une petite place, dans une ville d'eaux. Le soir tombe, paisible et charmant. L'homme chante et sa voix est si belle que, peu à peu, tous les oisifs à la promenade, s'arrêtent pour l'écouter. Cet homme a faim, et, quand il a cessé de chanter, timidement il demande qu'on le secoure, en tendant son chapeau. Mais l'égoïsme riche et distrait de son public ne l'écoute déjà plus. Les couples d'amoureux même, que sa chanson a charmés un moment, ne pensent déjà plus à lui, qui demeure là, triste, seul et stupéfait.

Alors, l'auteur s'indigne et il trouve, pour exprimer son indignation, des paroles inentendues jusqu'ici, et à peu près semblables à celles-ci : « L'histoire enregistre des faits plus bruyants... Elle dit par exemple qu'en l'année 1789, il y a eu en France un grand mouvement populaire qui s'est appelé la Révolution française, mais elle ne signalera pas ce fait inouï, monstrueux, et cependant fréquent : tel jour, à telle heure, dans telle ville, de riches oisifs ont écouté avec joie la chan- son d'un malheureux artiste... ils ont accepté que cet homme, épuisé de jeûnes, se fatiguât pour eux, et ils ont commis ce crime de ne pas lui donner le juste salaire de sa peine et de leur plaisir! »

... Je ne sais si l'expression paraît bien claire, quand je dis que la Russie est en train de créer un Droit chrétien ; je m'entends du moins très bien. Elle est en train, la Sainte Russie, de trouver, en exprimant tout simplement son âme, les Droits de l'homme tels que les a intrinsèquement pro- clamés l'Évangile. Les puissants n'ont pas le choix entre la

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domination dure et la domination tendre et paternelle. Si le fort ne s'attendrit pas, invinciblement le faible lui apprendra qu'il a un droit positif et un droit transcendant à la part qu'autrefois on ne manquait jamais de réserver pour lui, au repas de Noël.

Bref, l'humilité et la résignation chrétiennes semblent, pour l'âme russe, des moyens transitoires (que deux mille ans ont usés}, d'imposer l'amour au monde. Maintenant tout change. Le serf sent sa dignité d'homme et il se relève. Il dit douce- ment mais fermement : « J'ai droit à ta pitié, j'ai droit à ton amour. Fais-moi place, petit père ; je m'assiérai prés de toi... et nous vivrons dans la paix de Dieu. »

Ce n'est pas par hasard que la sainte Russie est l'amie de la France. A regarder de près malgré les formes politiques qui, je le répète, ne sont qu'apparence dans les fonds intimes, dans les replis secrets de l'âme russe, l'instinct humanitaire vit comme dans l'âme française.

3oO LA PROSE DE JEAX AICARD

La Galégeade.

Elle est plus facile à peindre qu'à bien définir, la Provence joyeuse. Qu'est-ce qui la fait le plus rire, d'un rire qui n'est qu'à elle> c'est la galégeade.

C'est une certaine gouaillerie, très artiste, très imagée, une plaisanterie qui a l'aspect d'une bêtise énorme mais qui, çà et là, se hérisse de fines malices, pas toujours visibles. Vous ne les voyez pas d'abord? c'est très amusant ; vous les apercevez enfin tout à coup> c'est encore plus drôle.

Quand elle est bien topique, la galégeade n'est comparable ni à un trait d'humour ni à une gauloiserie, l'une étant à fond de spleen, l'autre à fond de grossièreté. Elle peut être salée, et fortement, mais de quels jolis cristaux ! autant de prismes que de grains de sels! donc est l'esprit essentiel de cette drôlerie? Partout et nulle part, comme une atmosphère.

La galégeade est une mise en action, en gestes, en images et en mouvement, d'une idée, d'un mot, le tout démesu- rément grossi. C'est « du théâtre » au premier chef. La Farce de maître Pathelin est une galégeade.

Il y a deux siècles, le président du Parlement d'Aix en Provence était un galégeaïré qui s'appelait non pas Maurin mais Marin.

Ceci est de l'histoire... Marin n'aime pas son Parlement. Comment s'y prendra-t-il pour le lui dire? oh! bien simple- ment : De sa fenêtre, il tire un coup de pistolet sur un âne. L'âne en meurt. Procès. Marin se lève et gravement dit : « Je soutiens, messieurs du Parlement, que vous ne pouvez pas connaître de cette cause, étant tous plus ou moins parents de la victime l »

Voilà jusqu'où l'esprit de galégeade pouvait {avant la Révo- lution) conduire un magistrat!... Mais Marin avait offensé le goût classique, confondu les genres, le tragique et le comique. On le déposa.

ESSAIS 3oi

C'est Louis Mérj- qui, le premier, donna à la galégeade droit de cité dans la littérature française et la révéla aux Parisiens. Jusque-là, elle était restée chez elle. Méry vint et nous donna la Chasse au chastre! En poursuivant d'arbre en arbre le chastre qu'il ne parvient jamais à tirer, un chasseur marseillais se réveille un matin à Rome ! Marseille, qui compte plus de chasseurs que d'habitants, relit encore cette histoire, et Marseille pouffe.

Après Méry, Daudet parut, qui nous donna Tartarin. Les Tarasconnais, quoi qu'on ait pu dire, pouffèrent les premiers. Je fus chargé par eux d'annoncer à Daudet que Tarascon rêvait de lui offrir une grande fête. Il n'avait qu'à leur envoyer un mot pour faire savoir son jour... Il eut d'autres lettres à écrire. On pouffa sans lui.

Alphonse Daudet, qui avait l'accent du Midi d'une manière jolie, estompée et musicale, me dit un jour : « C'est drôle, tu n'as pas beaucoup d'accent? » Je répondis : « A force d'avoir habité le Nord... à Nimes!... je l'ai un peu perdu! » Il répliqua vivement : « Ah r moi au contraire, c'est à Paris que je l'ai pris, à force d'en faire la charge ! »

Paul Arène a manié la galégeade en maître. Rappelez-vous son mot à un débutant de lettres : « Vous n'êtes pas du Midi, monsieur r alors, qu'est-ce que vous venez faire à Paris > »

Un autre Arène (Emmanuel) la connaît aussi bien qu'homme du monde, la galégeade; il en a écrit de délicieuses. 11 y en a qui ont des siècles (voir plus haut); ce sont souvent les meilleures.

On en sait plus d'une qui contient à elle seule vingt vaudevilles... au moinss fïtWo, autre est assez pareille à tout un jeu de ces boîtes chinoises qui rentrent toutes l'une dans l'autre. La plus grande de ces boîtes a l'air de faire des petits. La dernière, la plus tard visible, est la plus jolie.

Au commencement d'un méchant hiver, un Marseillais écrit à son ami le Parisien : « Venez vite chez nous, car comme l'a dit notre immortel Méry l'été passera tout l'hiver à Marseille. » Le Parisien se laisse séduire ; le Parisien, si vous

.^^02 LA PROSK I)E JEAX AIOATin

voulez, ce sera vous... c'est vous; vous arriverez donc à Marseille... par un froid de Sibérie ! Tout est gelé. Dans le port, la mer est prise ! Vous êtes vexé et vous exprimez votre étonnement; le Marseillais vous répond : * Voyez-vous, mon çer, l'eau, ici, elle est si frileuse, qu'un rien y nous la zèle/ » Et vous riez, un peu (convenez-en) aux dépens de votre interlocuteur; vous pensez : « Ces xMarseillais, quels hâbleurs ! ils exagèrent toujours ! » Seulement, vous n'avez pas deviné que le Marseillais, de son côté, s'est dit : t Attends un peu, mon petit parisot !... Ah I tu as l'habitude, à Paris, de te ficher de moi dans les journaux de la localité, parce que, dis- tu, j'ai dans le sang la manie de l'exagération?... Vl'an!... Et tu croiras qu'elle m'est naturelle, nigaud ! » Voilà ce que s'est dit le xMarseillais; et notez ce point, qui est admirable; il n'a pas besoin que vous deviniez la qualité supérieure de sa malice. Vous pouvez le prendre si cela vous plaît, pour un grotesque, il n'en a cure. Il se sacrifie, payé par la joie de se sentir moins bête que vous, bien au fond. « Ah! tu me prends pour un monsieur tout en dehors?... Tu es refait, mon bon : j'ai un secret Et il laisse fermée hermétiquement la der- nière boîte du jeu de boîtes vous savez, la plus mignonne... Que si vous arrivez à l'ouvrir tout seul, vous n'y trouverez jamais l'ironie cruelle, mon ton ! il n'en sortira jamais qu'une mouche à miel.

Cela est tellement vrai que si un hypocondre vient à se fâcher contre le plaisantin, la galerie aussitôt s'écriera : « Vous ne voyez donc pas qu'il galège ! » Et alors >...

Alors, il n'y a rien ! Au bon galégeaïré il faut tout per- mettre avant, parce qu'on serait forcé de tout pardonner après.

La galégeade, c'est la critique aimable, amicale, l'ironie généreuse ! M. Henry Roujon la pratique mieux que per- sonne. Lisez dans sa Galerie des bustes le portrait de San- terre, ceux d'Antoine Cros, de Villiers de L'Isle-Adam, de Mallarmé. L'esprit de galégeade y court partout entre les lignes. Le Midi, vovez-vous, c'est aussi Athènes.

ESSAIS 3o3

Mais... je brûle de vous conter ma « Poule verte ». Un paysan, qui n'a jamais vu de perroquet, blesse d'un coup de fusil un Vert- Vert échappé: « ! une poule verte! » Il ramasse l'oiseau, le soupèse, l'examine et s'écrie : « ! qu'il est mègre! » Le perroquet agonisant ouvre l'oeil et pro- nonce, en français de Mocotie, cette phrase apprise autrefois : < Ze suis été un peu malade ! » Saisi d'une terreur supersti- tieuse, le pa^'san laisse tomber le perroquet à terre et, ôtant son chapeau ! < Oh! pardon, mossieu, ze vous avais pris pour un oiso! » Arrière-pensée : L'électeur rural, faiseur de députés, prend quelquefois un oison pour un homme.

Le suffrage universel est plus rudement atteint par l'histoire suivante. Devinez par qui je l'ai entendu conter, autrefois, avec un timbre de voix sans pareil, délicieusement teinté d'ac- cent? Par un grand orateur, l'éloquence même: M. Emile Ollivier.

Un paysan qui ne sait pas lire s'en va voter un beau dimanche. « Quel billet t'a-t-on donné là>.. ce n'est pas le bon Et le bourgeois qui l'apostrophe ainsi ajoute : « Des bons, j'en ai plein ma poche ; tiens en voici un. » Au retour du vote, le même bourgeois dit à notre homme : « Tu as mis le bon billet, au moins? Montre-moi l'autre... que j'aurais garder, crainte d'erreur de ta part! » « L'autre billet? réplique l'électeur, je ne Tai plus pardi! Figurez-vous que j'ai rencontré à la mairie cette canaille d'Untel qui ne sait pas plus lire que moi. Alors, je le lui ai donné parce que je me suis pensé : « Té! le mauvais, c'est toi qui le met- tras, imbécile! ».

La galégcade, c'est, je vous dis, l'ironie caressante. Quand elle vous pince, il semble qu'elle vous chatouille. Et de rire!

A un grand chasseur que je connais bien et pour cause, j'ai dit un jour, par raillerie parisienne : « Vous avez chas- ser le lion, maître Maurin des Maures? » Un autre, « un du Nord », se serait fâché peut-être. Mais chez nous (notez ceci) un galégeaïré de race s'appelle aussi, en bonne part, « un ridicule », comme vous diriez ici « un comique ». A

3o4 LA PROSE DE JEAN AICARD

Paris, « un ridicule » c'est un sac à main. A Pézenas, c'est

xMolière ! Or Maurin des Maures me répondit gravement : ~ Pardi! vous voulez pas que z'ai cassé le lion, un homme

comme moi !

Contez-moi ça,

C'était, dit Maurin, en Afrique. Ze me posai près d'une source, en plein dézert ! avec une cèvre attacée à n'un arbre, et z'attendis. On m'avait dit qu'il y avait du lion par là... Tout à coup...

Ici, Maurin des iVlaures prit un temps tout comme mon ami Mounet-Sully qui est à la fois de la Comédie-Française et de Berg-erac... Je palpitais de curiosité.

Tout à coup... continua Maurin (un peu pâle à ce souvenir), tout à coup je sens qu'on me frappe sur l'épole. Ze me retourne. C'était un garde çampêtre qui me montre du doigt un écrito cloué à n'un arbre et que ze n'avais pas encore aperçu. Sur l'écriteau, il y avait :

LA CASSE AU LION ELLE EST LNTERDITE DANS CETTE PROPRIÉTÉ

J'étais refait. . . et il y avait, hélas 1 des témoins.

Maître Maurin me désignant à eux d'un index méprisant leur dit : Ze vous l'ai débrouté, hein r >

Débrouter un perdreau, à la chasse, c'est lui casser tout juste le fin bout de l'aile. . , ce qui ne l'empêchera pas de se sauver ensuite, mais avec ses pattes.

Mon Maurin ajouta, poursuivant sa métaphore : » Ze vous l'ai mis à pied ! »

J'étais battu et content. O galégeade !

Et voilà comment rit la Provence joyeuse.

En somme tout cela est bien français, et Figaro, le narquois, peut donner la main à Maurin des xMaures. 1908.

ESSAIS 3o5

Les Fêtes de Pâques

à Bord des Navires.

Un réveil de printemps, auquel est mêlée, dans une fraî- cheur de lumière nouvelle, la mélancolie d'un désir migra- teur — et, traversant le ciel doux et léger, la plaintcnnfinie des cloches chrétiennes... Voilà l'impression que donnent ces mots : Fêtes de Pâques.

Elle me suit depuis l'enfance, cette impression. Ainsi pour beaucoup d'entre nous, car les fêtes de Pâques appellent l'idée des vacances, de liberté promise, de départ vers la maison, de retour au foyer... Quelque chose de la force mys- térieuse qui oblige l'hirondelle à reprendre la route bleue précise dans l'espace sans limites, nous tourmente, nous aussi, les hommes. Le rythme des saisons ramène ce trouble, ce mouvement, au fond de nos âmes, d'une aile mystérieuse, prête à s'ouvrir.

veux-tu donc t'envoler, âme troublée r Vers l'amour, comme vers l'ancien nid l'oiseau fidèle ; mais aussi vers tout l'Inconnu, vers tout l'Inconnaissable, que mes pères appe- laient Dieu.

Quand Faust, vieux et tout près de rajeunir, promène autour de lui, dans son laboratoire sinistre, ses regards pleins de détresse, alors, tout à coup, les cloches, par la fenêtre entrouverte, lui apportent le souvenir de ses joies d'enfance... « Ah oui! dit-il, je n'y songeais plus; c'est Pâques, demain! » Et des rires de jeunes filles montent vers lui, que toute la douleur de ne plus croire traverse, et il s'imagine boire encore à la coupe des Aïeux, communier, par delà les passions humaines dans l'universel Amour!

Men,'eilleux symbole ce Faust de tous les hommes vieillis, comme de tous les siècles finissants... Un souvenir suffit à les rajeunir une heure, un souvenir d'amour et de foi.

Ne les exilons pas à jamais, les cloches hier parties pour

3o6 LA PEOSE DE JEAN AICARD

Rome. Laissons-les revenir. Laissons les petits enfants bretons courir sur la falaise pour les chercher du regard le jour du départ ou du retour, au fond des ciels clairs ou nuageux et laissons le siècle moribond en écouter dans l'espace la note mourante... * Ah! oui, c'est Pâques demain, dit-il, je l'avais oublié!... » Comme nous étions jeunes alors, au temps dans la chapelle de l'école, les jeunes filles de la ville venaient répondre avec leurs voix frêles à nos chants d'écoliers captifs. Comme l'encens mystique, doré d'un rayon de printemps traversait bien, à la façon d'un nuage miraculeux, l'artificiel bosquet d'orangers et de lauriers disposé autour de l'autel ! Comme elle éclatait en joie dans nos âmes d'enfants la résurrection divine...

O filii et filiaî, Rex ccelestis, rex gloria? Morte surrexit hodie Alléluia !

Sur la grande rade bleu-de-saphir et cerclée par les rives couleur d'émeraude l'escadre immobile, dort comme un archipel.

C'est le Vendredi-Saint. Tous les pavillons sont en berne, hissés à mi-mât. Les vergues en pantenne, tristement obli- quées, d'une pointe semblent montrer la mer, la grande tombe de l'autre, le ciel, la grande espérance. Christ est mort. Le Sacrifié sur la croix a souffert tout son martyre, pour nous apprendre la tendresse et le dévouement. Jean, l'Amitié, et Magdeleine, la Femme, et Marie, la Mère, l'ont mis au tombeau en baisant ses pieds morts, en appuyant contre leur poitrine, sa tête qui pend... Et le souvenir de la plus grande des Tragédies qui aient ensanglanté et affligé la terre, de la plus féconde par la beauté convaincante de l'exemple, s'est perpétué à travers les horreurs de l'histoire, et plane encore, inexpliqué et souverain, sur la mêlée affreuse

ESSAIS 3o7

des passions et des intérêts... Christ est mort. Et voilà pourquoi, sur la vaste rade bleue, ces effrayants cuirassés, créés pour la bataille et les épouvantements, pour la mort, ont mis leurs vergues en pantenne et leurs pavillons en berne.

Les hommes à bord aujourd'hui ne font rien. Pas d'exer- cices. Repos militaire en l'honneur de l'amour des hommes !... A l'aurore, vingt-et-un coups de canon ont salué le souvenir sacré. D'heure en heure, un coup de canon le rappelle aux coeurs inattentifs. Au soir, vingt-et-un coups de canon por- teront encore au loin, dans l'écho, ce cri profond : « Christ est mort il se prolonge dans les vallées ; il flotte sur les eaux.

C'est la réplique perpétuée au cri du monde païen : < Pan est mort! » qui retentit voici deux mille ans, au pied du Golgotha romain, quand le dernier soupir s'exhala des lèvres du Juste.

Mais, dès le lendemain, que diront les cloches r

Elles clameront, lancées à toute volée : « Christ est ressus- cité !... » et les pavillons, hissés à bloc, flottent dans l'air bleu... les vergues se redressent horizontales... Christ est ressuscité I

Laissons au marin de Bretagne cette consolation et cette joie de voir que l'âme de sa petite patrie bretonne le suit au service, sur ce pont de navire qui est un morceau de sa grande patrie française...

Regardez celui-ci qui pleure. Il est, depuis peu de temps, au service de l'État, et son père, un vieux maître, vient de mourir au Tonkin, laissant six enfants. Celui-ci est l'aîné. L'inscrit paye sa dette. Il s'est même engagé, à dix-sept ans, pour envoyer à la mère « sa délègue »... Nul ne dira ce que, dans cette âme confuse, met de rêverie consolante cette par- ticipation publique, solennelle, de la Marine, à la douleur des croyants, le jour du Vendredi Saint. A quelle heure, dites-moi, les officiers rapprocheront-ils de cette âme leur

3o8 LA PROSE DE JEAN AICARD

âme toute différente r avec quelle parole la consoleraient-ils ? Et même n'y a-t-il pas je ne sais quelle règle de convenances disciplinaires qui interdit à ces deux catég-ories sociales de se rapprocher dans une tendresse > Quel blâme ou quelle raillerie suivrait l'officier qui viendrait dire à ce pauvre diable : « Frère Yves, ou frère Yân, ne pleure plus, mon gas... Nous sommes des frères, je te dis..., ou si tu veux pleurer encore, mets un instant ta tète sur mon épaule, mon frère, comme Jean fit à Jésus... > Oh! non, en vérité, ce n'est pas un langage à tenir!... Personne ne peut y songer... Per- sonne ne comprendrait... Tout le monde en sourirait... Mais il y a un jour la grande voix redoutable des pièces de quatorze dit cependant des paroles semblables ; les vergues s'inclinent, dans un geste de commisération émouvante; le pavillon se replie et parle : « xMon matelot, dit-il, il y a pour toi, dans les choses, même dans les choses terribles préparées pour la guerre, un cœur tendre et bon, une âme fraternelle et émue. Les sens-tu qui communient avec ta peine> C'est l'âme et le cœur de ta patrie. »

La pensée religieuse n'est-elle pas bien cela> Elle rem- place l'irréalisable communion des individus sociaux par une fraternité éparse dans les symboles... « Toutes les puni- tions sont levées, matelots!... » C'est-à-dire: « Quelque chose vous aime et vous suit, loin de vos foyers, sur la grande mer... »

Et voilà pourquoi, peut-être, au jour du naufrage ou à l'heure du combat, le pauvre matelot reconnaissant distinc- tement verra derrière les cruautés de la guerre et celles du destin, quelque chose à sauver, qui s'appelle « France » c'est-à-dire « humanité... »

Sonnez, cloches chrétiennes! Les humbles vous com- prennent, eux qui ne comprendraient pas les discours des savants. Et c'est pourquoi les poètes vous vénèrent.

i

fcssAis 3o9

Sonnez, cloches chrétiennes! Le vieux siècle, agonisant mais près de rajeunir, lève, pareil à Faust, la coupe symbo- lique en l'honneur de la foi et de l'amour, pendant que les cloches, à leur retour, sonnent à toute volée... Des chansons de jeunes filles montent, de la rue, par la fenêtre entr'ouverte, tandis qu'en tournoyant autour du clocher sonore, les marti- nets et les hirondelles poussent leurs cris légers, le cri du désir migrateur, dans la lumière renouvelée... 1899.

vu

IDÉES LITTÉRAIRES

Auguste Sabatier, critique littéraire.

Par M. Henry Dartigue.

PRÉFACE

Dans les chemins du « champ de la littérature » il est rare qu'on rencontre la critique vraiment bienveillante, au sens humain de ce mot.

Je ne sais pas exactement pourquoi je suis entré dans la vie avec des idées si fausses sur toutes choses, si fausses que j'imaginais notamment la république des lettres comme la plus aimable des républiques.

J'étais persuadé que, là, l'émulation remplaçait l'envie. Le tendre Fénelon me semblait l'éducateur triomphant de tous les lettrés : dans ses fables Virgiliennes, c'est le mot « policé » qui me frappait le plus. La culture intellectuelle me parais- sait avoir pour résultat assuré non seulement l'élégance des manières, mais je ne sais quelle délicatesse de cœur atten- tive aux peines des hommes en général, aussi bien des égaux que des créatures inférieures, y compris bien entendu, les bêtes, nos frères d'en bas. Cette conception naïve fut bientôt un peu démentie pour moi, dès mon entrée au collège, par l'attitude rogue des maîtres. N'importe, mon optimisme tenait bon. 11 devait résister à de bien autres déceptions, jus- qu'aux dernières années de ma vie...

3l2 LA PROSE DE JEAN AICAED

Quelle jolie mission ce serait pourtant, celle du « critique bienveillant » dont toute l'attitude habituelle serait un encouragement aux faibles et dirait : « La vie est dure et l'art difficile. Ils sont aimés des dieux, ceux-là qui tentent, même sans y réussir, de donner aux hommes un rêve de beauté. Leur moindre effort est touchant. Il faut les aider. Il faut, avant tout, les mettre en garde contre le décourage- ment. Ils n'y sont que trop disposés par leur nature toujours inquiète, éprise qu'elle est d'un inaccessible idéal. Je suis celui qui voit les lignes de la beauté pressentie, même quand elles se perdent sous les gaucheries de l'ébauche. J'aime tous les artistes sincères, même les vaincus, surtout les vaincus peut-être. Courage, vous tous qui courez vers la palme. Je suis le témoin d'Olympie. Tous n'ont pas la victoire, mais j'ai vu, moi, avant leur chute, le bel élan harmo- nieux des vainqueurs tombés en route, une main tendue vers la palme, l'autre posée sur leur cœur brisé... Courage, amis ! »

Il me semble que bien rarement j'ai entendu langage pareil. On voit que les plus grands et les meilleurs d'entre les écrivains se détestent souvent entre eux jusqu'à se nier les uns les autres. Et vous n'ignorez pas qu'au théâtre, un soir de première, on vient, comme au cirque, dans l'espoir devoir tomber la bête, je veux dire l'auteur. On dit rarement : Quel noble et bel effort vers la beauté! » On dit presque toujours : « Quelle prétention impertinente ! » En réalité, plutôt qu'à un taureau dans le cirque, l'auteur débutant est comparable à un accusé devant la cour dassises. Et, ce qui est plus grave, à un accusé qui, contrairement à l'équité, est présumé coupable et traité d'avance comme un coupable. Coupable de quoi > d'avoir eu l'audace d'espérer qu'une œuvre sortie de lui le mettrait au-dessus de toute critique. Admirer, n'est-ce pas affirmer qu'on se trouve, au moins dans l'instant que dure l'admiration, inférieur à l'artiste qu'on admirer Pareille idée, sans doute inconsciente, change en adversaire le créateur au regard des critiques. L'auteur est

ib££8 LITTEBAIKËS 3l3

un fat qui prétend les réduire au silence, ou, ce qui estjpire, à l'approbation... On connaît l'anecdote :

On ne vous voit jamais au théâtre?

Que voulez-vous > Quand la pièce est un four, je m'ennuie; quand c'est un succès, ça m'ennuie.

J'ai voulu mettre cette critique de la critique en face de l'éloge qne j'ai à faire d'Auguste Sabatier et du témoignage de reconnaissance que je lui dois.

Il fut pour moi le c critique bienveillant » par excellence. L'indulgence, la bonté humaine, étaient répandues dans sa critique. 11 ne croyait pas qu'elles fussent des qualités anti- littéraires. Elles sont partout des forces fécondes et bénies. Il les possédait au plus haut degré.

Les pages qu'il écrivit sur mes ouvrages, je les ai conser- vées pieusement, sous une reliure durable, à côté d'un article d'Henri Chantavoine et de quelques lettres d'Emile Augier et de Sully-Prudhomme.

Sabatier me fut consolant en des heures difficiles de ma vie, et par sa critique imprimée, et par ses conversations, par le charme apaisant qui émanait de sa personne, de sa vie laborieuse et sereine, de sa confiance profonde et raisonnée dans la fin des choses, dans les grands Inconnus.

Ce que Sabatier avait cru apercevoir en mes essais, ce fut ce qu'il appelait : « l'intelligence sympathique des âmes populaires ». J'ai, en effet, à plusieurs reprises, tenté de dire ce que je crois avoir senti d'humanité tendre dans les natures populaires les plus frustes. Besogne ingrate. Cela ne peut pas encore arriver jusqu'au peuple, grand lecteur de romans à intrigue et à effet, et cela inspire quelque éloignement aux « gens distingués ». Mais l'âme profonde, pénétrée d'Evan- gile, de notre ami Sabatier, s'intéressa à certains de mes héros qui sont gens vulgaires d'apparence jusqu'au jour ils laissent éclater la belle lumière de sympathie humaine qui veillait au fond de leur être...

Ces humbles personnages, Sabatier les aima et les fit aimer

14

âl4 ïiA PBO»£ DE JEAN AICARD

à ses lecteurs du Journal de Genève. Et j'ai l'idée que ceci se passait en dehors de toute littérature. Nos rapports étaient un fait d'humanité et de pensée pure. Il me donnait à croire fortement qu'avec un roman, l'écrivain peut secourir une âme lointaine et douloureuse... Je croyais cela avec lui. C'était bon. Quelle force jeune il me communiquait ! Comme on irait loin et haut, excité, entraîné par de tels critiques !...

Sabatier était de ceux qui nous réconfortent toujours, à toute heure, souvent même à leur insu, parce que leur vie même est une affirmation constante. Comment ne pas croire à la bonté, lorsqu'on les voit si naturellement bons !

De tels hommes ne seront pas remplacés. La force de gar- der leur force, leur volonté d'espérer, ils la tiraient, je le crains, d'une foi à laquelle tout le mouvement de la pensée moderne devient chaque jour plus hostile. L'homme qui dominera le monde de demain aura des muscles d'acier, un accumulateur pour cerveau, et il écrasera, sur tous les che- mins du globe, ce qui restera de chair humaine... Et pourquoi ? pour aller toujours plus vite... Il ne sait pas !

La bonté de Sabatier m'a souvent empêché de désespérer. Son souvenir m'aide encore, par moments, à espérer un peu... je ne sais quoi... que j'ai tant aimé !

mÉEB LITTERAIIIES 3l5

Le Vers dans les Pièces Modernes'.

«... Nous rêvions de ressusciter le héros, mais dans son milieu mauvais, même trivial, avec ses faiblesses, ses travers, et d'autant plus grand à l'heure de l'action généreuse et noble, qu'il s'est montré, à l'ordinaire plus semblable aux autres hommes. Ainsi, sans flatter l'esprit du temps ni lui faire vio- lence, sans parti-pris d'action ou de réaction littéraire, mais seulement parce que nous sommes fils de notre époque, nous aurions, au nom de la poésie, poursuivi la réa/î7é jusque dans les réalisations... de l'idéal, rares si l'on veut, mais dûment constatées.

« Aussi loin de la pompe tragique que des magnificences lyriques, deux choses que le double esprit sceptique et positif de notre époque ne semble pas appeler, le poète pourrait retrouver une langue directe, comme spontanée quoique en vers, sobre de métaphores, ayant il'allure même de la parole venue librement dans la vie ; dont le mérite poé- tique serait dans la force de pénétration que donne le vers, dans l'élan particulier, incomparable, que communiquent au mouvement général de la parole, le rythme, la rime, \si puissance propre du vers.

« Il faut avoir quelque courage pour être simple absolument surtout en vers, car aux yeux d'une critique inattentive ou de parti-pris, la simplicité paraîtra aisément vulgarité ou plati- tude. Quelle noblesse pourtant peut respirer le style simple ! Les modèles d'une telle langue existent dans le passé, avec les marques, il est vrai, de leur époque : c'est la langue du Misanthrope et de Tartuffe, celle de La Fontaine et de Mathurin Régnier. Tout près de nous, Musset l'a parlée, dans la Soirée perdue notamment.,. C'est le langage même du théâtre en vers, dans un temps où, si elle s'obstinait aux

1 . Extrait des considérations qui suivent le Père LetonnarJ.

3l6 LA PIIOSE DE JEAN AICARD

diiveloppements imagés, aux abondantes métaphores, aux variations lyriques, la poésie dramatique ne serait peut-être pas tolérée dans une pièce moderne. » (J. A. Préface du Théâtre Libre. Dentu, éditeur. 1890.)

Victor Hugo, lassé de la pompe littéraire classique, y substitua ce que j'appellerai un langage lyrique d'allure natu- relle; bien plus, il osa des expressions communes.

< On entendit un roi dire : « Quelle heure est-il? » écrit Victor Hugo, faisant allusion à un vers de Cromwell.

« Quelle heure est-il ! > en vers ! Cela ne se pouvait souffrir ! pas plus que mouchoir dans Othello !

Après Hugo, on nous passe « quelle heure est-il, » mais que de choses encore paraissent trop < vulgaires » pour être dites en vers !

Du même Victor Hugo : « Il s'agit de savoir quelle quantité de prose on peut introduire dans le vers dramatique. »

Ce serait donc une question de dosage.

Examinons le problème; il en vaut la peine, car si la comédie moderne en vers était à jamais déclarée inacceptable, peut-être la littérature y perdrait-elle une forme de théâtre, qui, selon moi, a son prix.

Notons, en passant, qu'un débat similaire s'est produit chez les peintres. La laideur des habits noirs les a repoussés long- temps. Un haut de forme, quoi de moins pittoresque r Cepen- dant tel chef-d'œuvre de Fantin-Latour nous le montre sur la tête de son modèle. Et ce détail étant caractéristique d'une époque, n'a-t-il pas le droit de se montrer dans l'œuvre d'art >

Le triomphe d'un peintre de modernités ne sera-t-il pas de les rendre acceptables, en les subordonnant à la valeur des tons et à l'expression générale de son tableau > Tout est là.

Il est vrai que les peintres d'histoire n'admettent que la peinture historique. Nous ne sommes point si exclusifs.

Dans le Père Lebonnard, un vers, entre autres, parut tout particulièrement digne de dédain aux critiques de grand style. Ce vers incriminé, le voici :

IDÉES LITTÉRAIRES 817

Je veux du bœuf saignant et des œufs à la coque !

Je conviens que ce vers n'exprime pas un sentiment noble ni une idée lyrique. On l'a comparé à un autre vers, plus fameux :

Léon, je te défends de brosser ton chapeau ?

Et je dis que la comparaison, pour séduisante qu'elle paraisse, n'est pas équitable. Il eût été mieux de le justifier en citant celui-ci :

Je vis de bonne soupe et non de beau langage.

mais c'eût été moins drôle.

Pourquoi Lebonnard s'écrie-t-il : « Je veux du bœuf sai- gnant et des œufs à la coque >... » Parce qu'on lui conteste, à lui, qui fut toujours timide et craintif, le droit de donner à sa chère fille convalescente, une nourriture salutaire. Alors, il s'emporte et jette ce cri de revendication domestique, au premier acte, comme il jettera, au troisième acte, le cri de sa révolte définitive : « bâtard 1 ».

Il s'agit donc d'un trait de caractère et d'un trait de tendresse paternelle. A mes yeux, le sentiment intérieur du bonhomme et le mouvement de sa colère qui sont nobles, relèvent la trivialité de l'expression. Et le public ne s'y trompe pas.

Un principe qui me paraît essentiel à établir, c'est ce que j'appellerai la divisibilité des éléments qui constituent le sujet poétique, c'est-à-dire des éléments qui donnent à l'auteur le droit et même lui imposent le devoir de traiter un sujet en vers.

En d'autres termes, ce qui fait qu'un sujet est essentielle- ment poétique, c'est un ensemble de conditions qui doivent se trouver toutes réunies dans le drame lyrique ou dans l'œu- vre tragique, mais qui ne sont pas inséparables les unes des autres. Il suffira à la comédie ou au drame d'en garder quel- ques-unes pour que le poète ait le droit d'écrire en vers sa comédie ou son drame.

La qualité poétique permanente du sujet, c'est-à dire sen-

^l8 LA PBOSE DE JEAX AICARD

sible dans chaque vers, paraît à d'aucuns la condition essen- tielle. Je le nie. Il suffît que le sentiment ou l'idée poétique apparaisse çà et là, assez souvent pour se dégager de l'ensemble.

Certains personnages, par leur nature même, sont à la fois et poétiques et prosaïques. Telle se présentait à moi la figure du père Lebonnard si bien que, dans une comédie en prose, il détonnerait parfois, semblerait déclamatoire, en exprimant des idées et des sentiments au-dessus de sa condition et au-dessus de la prose : et de même, ou par contre, dans la comédie en vers il exprime le plus souvent des idées et des sentiments moyens, qui ne semblent pas dignes du « langage des dieux ».

Il fallait donc choisir. Ou ennoblir les allures extérieures d'un personnage qui porte en lui la lumière d'une grande âme; ou refuser à l'expression de sa haute personnalité morale, dans les moments elle éclate, le secours et l'hon- neur que lui apportent la rime et le rythme.

J'ai balancé longtemps. J'ai fini par me décider pour le langage rythmé.

Remarquez bien que je n'aurais pas eu à m'interroger sur le choix des moyens d'expression si nous admettions en France qu'une pièce fût composée alternativement de scènes en vers et de scènes en prose, comme les drames de Shakespeare.

Chez nous, l'on n'y est pas habitué, ce mélange de prose et de vers ne pourrait que faire ressortir davantage le dés- accord entre les deux tons du personnage. Dans les nombreux passages le vers n'exprime que l'action courante, du moins les éléments purement prosodiques et pour ainsi dire mécaniques du vers nous servent-ils de transition heureuse pour arriver aux passages de pensée plus haute. Et cette transition, semble-t-il, aide l'esprit aussi bien que l'oreille. Donc, théoriquement du moins, l'œuvre y gagne en beauté.

Pourquoi résister à cet argument ?

On répondra sans doute : « Parce que l'art des vers est réservé au grand drame lyrique ou à la grande tragédie. »

IDÉE8 LITTÉRAIRES 3l9

Pourquoi « réservé > » Faut-il abolir la chanson, parce que chanter est un empiétement sur les imposants privilèges de l'Académie royale de musique-' Il y a là, au fond, un retour singulier de l'esprit critique vers l'adoration puérile du t style noble ». Rien n'est plus étrange à notre époque de liberté. Nous déshonorons le vers sur les planches, dit-on, en l'incli- nant au naturel et au moderne. Pourquoi ne pas dire que nous honorons le moderne et le naturel, en les mettant en vers, lorsque la qualité d'âme des personnages en veston ou en habit noir le permet et même le commande >

Rassurons-nous. Les musiciens viennent de conquérir des privilèges qu'on voudrait ne plus accorder aux poètes et, tandis qu'on nous impose sur le scène le pourpoint ou la toge, on les autorise à y faire chanter la redingote, le veston et même la blouse. O profanation !

Il me paraît opportun de citer en terminant quelques vers de iMolière que nous savons tous par cœur et dont cependant on oublie, semble-t-il, la portée littéraire :

Ce style figuré dont on fait vanité Sort du bon caractère et de la vérité...

La rime n'est pas riche et le style en est vieux. Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux Que ces colifichets dont le bon sens murmure Et que la passion parle, là, toute pure ?

Il n'y a pas à s'y tromper, le Maître lui-même parle ici par la bouche d'Alceste, puisque toute son œuvre est conforme au goût littéraire de l'homme aux rubans verts. Ce vers entraînant :

Et que la passion parle, là, toute pure !

contient la leçon du génie. Le grand ancêtre affirme ici que le mouvement de la passion, au théâtre, prime tout et qu'il ennoblit le style un peu vieux et la rime pauvre. Au théâtre (Shakespeare est de cet avis), le mot trivial ne l'est plus, dès qu'il sert les caractères et exprime la passion. Il est même alors le mot nécessairç.

320 LA PROSE DE. JEAN AICARD

Il est vraiment singulier, je le répète et j'y insiste avec énergie, que ce soit précisément à notre époque de réalisme que l'on conteste à l'écrivain dramatique le droit d'être simple et vrai en vers, d'être trivial au besoin, quand la trivialité est nécessaire au drame. Je crois bien qu'en lui interdisant de servir le naturel avec les moyens de son art, le rythme et la rime, on voudrait le condamner à la mort sans phrases, c'est-à-dire abolir le drame en vers.

En effet, s'il s'y montrait exclusivement poétique et lyrique, comme on le lui conseille avec malice, on se hâterait de le déclarer en contradiction formelle avec le sens commun, avec l'esprit sceptique et positif du siècle.

La détente du rythme lance, comme celle d'un arc, le mot de situation ; quant à la rime, tantôt elle le fait espérer, tantôt elle le rappelle. Il y a une force, pour ainsi dire mécanique, qui accroît l'élan du verbe ; et, en vérité, tant que la noble forme du vers n'est pas déshonorée par des inanités ou trivialités inutiles à la portée finale d'un ouvrage dramatique, on ne voit pas pourquoi à seule fin de complaire aux modernes ennemis des poètes, on se priverait des forces indéfinies mais réelles de la parole scandée.

L'acteur admirable qui s'appelle Silvain comprend profon- dément toutes ces considérations, lui qui, avant que je les lui eusse présentées, me disait : « En prose, je n'aurais pas con- senti à jouer le Père Lebonnard. Tous les effets s'y trouve- raient diminués. »

Cette énergique déclaration du grand comédien suffit à établir du moins à mes yeux, la valeur de ma théorie sur le théâtre moderne en vers.

En vérité, les genres ne sont pas abolis et la lyre a plus d'une corde. Il y a de belles odes qui s'envolent à cheval sur Pégase ; il y a de bonnes chansons qui vont à pied.

JUÉR8 LITTÉRAIRES 3a I

L'art et la Vie Populaire'.

II a paru à l'auteur qu'un sujet neuf en poésie était le paysan moderne, vu directement dans la vie, non plus dans les belles traditions de \'irgile et de Théocrite, poètes qui, directement, s'inspiraient de la vie.

Le paysan, fils des temps nouveaux sans les connaître, affranchi par une idée qu'il ne saurait expliquer, patient conquérant du sol, être passionné et simple, de race saine et toujours jeune comme la nature même, le paysan moderne est une figure aux grandes lignes qu'a dessinée déjà la noble prose de George Sand, mais qui n'est pas entrée encore, semble-t-il, dans un projet poétique.

Avec le paysan arrive la poésie qui l'entoure, l'horizon sans cesse varié, et les seuls poèmes qu'il connaisse, admi- rables d'ailleurs, objets d'une étude et d'un mouvement litté- raires nouveaux en France, les chansons populaires.

J'avais cherché, pour la mettre en œuvre dans Miette et Xoré, une chanson populaire qui exprimât toute l'âme du paysan. Elle existe :

Le pauvre laboureur Est tout décourtisan ; Est habillé de toile Comme un moulin à vent. Le pauvre laboureur Est toujours méprisé... Passe devant sa porte Un gros riche sergent Il crie à haute tête : Apporte mon argent !

Faut prendre patience O pauvre laboureur Si ta misère est grande, C'est pour te faire honneur.

Extrait de la Préface de Miette et Noré.

14.

32 2 LA PROSE DE JEAN AICARD

N'y a ni roi ni prince, Ni curé ni seigneur, Qui vivent sans la peine Du pauvre laboureur.

Mais cette complainte vient du Nord. Jamais elle ne sera chantée par nos hommes du Midi. Malgré la pensée finale, le ton en est bien trop lamentable. La lumière, c'est la joie, et, je prie qu'on ne l'oublie pas, j'ai voulu peindre les hommes d'un pays de lumière. La féodalité et le gothique chez nous perdent leurs caractères propres, le sombre, le mystérieux, le fatal. De tout cela le soleil se moque un peu. Notre paysan, de par la nature, est libre et joyeux. Même dans la condition du serf, il devait échapper, j'imagine, aux sentiments de terreur et d'humilité, sentant bien que s'il avait contre lui le « sergent », il avait pour lui le soleil!

Cette nature, qui ne l'irrite ni par l'avarice du sol (elle produit la vigne et l'olivier avec une demi-culture), ni par les intempéries de l'hiver, lui permet de vivre au dehors, mal vêtu, frugal, pauvre et content. Au dehors, il n'est plus l'hôte de la cabane ; il est, comme un seigneur, l'hôte de la forêt, des pinèdes et de l'azur. Aussi n'est-il pas essentiellement envieux, ni haineux, ni cauteleux, ni traître, ni humble. Il n'a point les défauts que donne l'habitude de la lutte ; peut-être aussi n'a-t-il pas toutes les qualités qu'elle maintient. Il est fin sans être madré, il manque souvent de persistance, mais il est impétueux, et capable d'héroïsme dans un élan.

Même dans sa maison, il vit avec l'extérieur, car il vit à porte ouverte, l'œil toujours sur le ciel, la montagne et la mer dont il parle à tout instant. Ne soyez pas surpris de l'entendre vous « décrire » les moindres accidents du chemin par il a passé ; il a tout vu, ce buisson, -ce chêne, ce carré de vigne ; il les a d'autant mieux retenus qu'ils étaient plus variés. Nulle monotonie dans nos paysages ; chacun a sa figure propre. Ne savez-vous pas quels sont les tableaux accrochés aux murs de votre cabinet ? Le chez lui de mon héros, c'est ce paysage du Midi, large et toujours cependant proportionné

IDÉES LITTÉRAIBER SaS

à la taille de l'homme, limité par des collines aux belles formes. Les déserts, comme la Camargue ou la Crau, sont terres d'exception, habitées par le pâtre et le « gardian ». Le paysan de Provence vit dans un horizon défini, achevé. L'infini est par-dessus. La Méditerranée elle-même est humaine, et s'entend fort bien avec les rivages heureux. C'est selon le mode grec. Le paysage terrestre n'écrase point l'homme, ne l'épouvante pas; l'homme ne le fuit ni ne l'oublie. La lumière intense ne lui permet pas d'être visionnaire, craintif pour une ombre. Elle précise les formes; elle découpe finement la silhouette d'un pin parasol debout sur la colline, à deux lieues d'ici. L'homme est roi, connaît son domaine et l'aime. Son pays, c'est lui. Voilà pourquoi ce poème reste humain quand il est descriptif: il montre le tableau de la lumineuse nature tel que tout bon Provençal l'a dans la tête.

Peut-être, si j'avais eu à montrer le paysan dans sa lutte sociale avec le citadin possesseur de la terre, m'eût-il révélé d'autres faces, moins nobles, de son caractère ; mais tel n'a pas été mon souci. Je l'ai montré vis-à-vis de lui-même et de la nature, dans mon pays.

La poésie est devenue, sous les doigts d'ouvriers admi- rables, un art de raffinés.

Pourquoi la délaisse-t-on? peut-être parce qu'elle délaisse tout le monde, je veux dire les sentiments universels et l'ex- pression simple. Sans rien dénier de leur beauté mers'eilleuse aux œuvres des maîtres impeccables, il est devenu néces- saire que le poète tente l'expression spontanée abondante; peut-être en aura-t-il les charmes naturels et vivants qu'un artiste constamment ciseleur remplace par la belle idée qu'il a et donne de son art ! Combien de nos modernes Cellini ont exécuté des coupes si admirables que personne ne songe à y boire ! Vite un ruisselet courant dans l'herbe et le gravier, ou sinon nous mourrons de soif I la source est : la chanson populaire. Mais, chose singulière ! il va falloir de l'audace au poète pour y puiser, pour chanter comme elle coule, pour raconter tout bonnement son cœur, et « parler tout droit

324 LA PROSE DE JEAN AICABD

comme on parle cheux nous », selon l'expression de Molière! Et cependant il faut qu'il ose, car la Jouvence de la poésie n'est pas ailleurs.

Par ces mots « l'expression spontanée », il faut entendre non pas celle qui se présente la première à l'esprit de l'au- teur, mais celle qui, entre toutes, a l'air d'avoir été tout naturellement trouvée. Elle sera parfois la dernière à s'offrir, après bien des tâtonnements, car la tradition littéraire offre d'abord à l'écrivain de métier une foule de « formes conve- nues », d'expressions, de tournures de phrases qu'il a déjà vues écrites, toutes consacrées par les belles-lettres et les rhétoriques, mais qui épouvantent le naturel et mettent la vie en fuite.

L'expression spontanée ne se présentera donc souvent qu'après avoir chassé devant elle et écarté d'un effort la végétation parasite des « termes de livre ». Et avec des mots tout simples, combinés dans un ordre simple, il s'agira de produire à la fois une impression de vie et de poésie. De vie, cela va de soi. Mais d'où viendra l'impression poétique, puisque, pris isolément, chaque hémistiche du vers ou chaque membre de la phrase sera de nature à pouvoir être trouvé et prononcé spontanément par un simple, en dehors de l'art, dans la vie même> Ehl l'impression poétique, viendra du poète d'abord qui a en lui la poésie pour la répandre, le don d'envelopper les choses dans une lumière créée par lui, et de les garder vraies en les transfigurant; elle viendra, l'im- pression poétique, du soin qu'aura mis le poète à n'accepter le tour simple et naturel que dépouillé de l'expression vul- gaire ou seulement banale ; elle viendra du .nombre et de la CO.MP0SITI0X. Voyez La Fontaine. Chaque mot, pris à part, est de la famille des mots les plus ordinaires ; le tour de phrase qui les met en ordre est évangéliquement simple ; et les Fables sont des chefs-d'œuvre !

Au théâtre, chez la plupart de nos modernes, ce style n'est pas plus dans le dialogue qu'il n'est dans la composition des pièces je dirai que l'effet dramatique est remplacé par Veffet

IDÉES LITTÉRAIRES 3^5

tiléâtral. Nous avons plus souvent des pièces dans un décor, pour des comédiens et des spectateurs, que des drames dans la nature et la passion, pour des hommes.

Le monosyllabe imitatif se retrouve souvent au courant du poème, parce qu'il est selon le génie du récit populaire il n'arrive guère qu'un personnage heurte à une porte, sans que le conteur dise : « toc, toc !

Les gros savants y reviendront. Mais chaque mot lui sort de l'fme. . .

Ainsi chante le peuple qui ne se pique pas d'être écrivain. Sa poésie, directement, monte de son cœur à ses lèvres, et la poésie littéraire n'arrive que par l'effort à se donner cette allure de parole venue aux lèvres, ailée et vivante, qui est justement le caractère essentiel de la poésie populaire. Il semble donc que la savante ait à gagner quelque chose si elle prend leçon de l'ignorante. Il n'y a rien ici de nouveau. C'est l'enthousiasme d'Alceste pour la Chanson du roi Henri.

Le poème de Miette et Noré a tenté un langage et une composition simplifiés d'après les modèles populaires, et, dans cette forme, il apporte l'hommage au travail du labou- reur, — l'ouvrier que nul progrès ne supprime.

Ce n'est pas seulement un poème d'accent populaire, c'est aussi un poème d'accent provençal. Quand nos paysans s'expriment en français, ils traduisent les images, les allures, le tour même, et si l'on peut dire le goût du patois provençal. J'ai essayé de parler, en vers, un français qui laissât, à leur manière, deviner par transparence le génie des idiomes locaux, heureux si quelques-uns de nos idiotismes, débris des patois en dissolution, paraissent dignes de rester au français.

J'avais songé d'abord à mettre entre guillemets les incor- rections qui sont des provençalismes : « de suite » pour « tout de suite »; « des fois » pour « quelque fois », etc.. J'y ai renoncé, persuadé que nul ne pourrait loyalement m'imputer à négligence ce qui si visiblement est volonté.

3a6 LA PROSE DE JEAN AICARD

Les patois provençaux s'en vont. J'ai (modelé un peu ma phrase sur la façon de dire de nos Provençaux de race quand ils parlent français. Lorsque les seigneurs, dans les chansons populaires, courtisent les bergères, ils s'expriment ainsi dans un provençal francisé. Il m'a semblé que c'était la langue naturelle d'un poème qui veut raconter la Provence moderne. Ma pensée est moderne, ma langue devait être française, car de plus en plus les caractères particuliers des provinces se fondent dans la grande unité nationale. Le pittoresque y perd sans doute; mais, poètes, nous ne sommes pas pour arrêter la marche de la vapeur. Nous sommes pour essayer de donner la durée des œuvres d'art aux formes que détruisent le temps et les forces nouvelles, et pour annoncer les forces de l'avenir. Fixons donc les choses provinciales qui s'en vont, dans la langue qui doit leur survivre. N'était-ce pas la volonté de Brizeux? Ce sera demain celle de Gabriel Vicaire qui nous chantera la Bresse. Gabriel Marc nous dira l'Auvergne, et Charles Grandmougin la Franche-Comté. Et nous aurons, un jour, vous verrez! une représentation poétique par provinces de toute la belle France.

Quant aux patois, ils sont et c'est tout simple, impuis- sants à rendre les idées nouvelles. Le provençal est un idiome mort qui correspond admirablement aux choses mortes, à la légende et à la foi ; il ne peut pas exprimer la pensée, qui est chose neuve. Dites en provençal ces mots : l'humanité, le BEAU, LE VRAI, VOUS patoiserez du français et vous prononcerez des vocables incompréhensibles pour qui ne sait que le pro- vençal. — « Va, va, je te le donne pour l'amour de l'huma- nité », dit le don Juan de Molière, et la critique philoso- phique signale dans ces paroles une conception, un sentiment nouveaux! Il y a trois cents ans de cela, et le provençal d'aujourd'hui est encore impuissant à traduire ce verbe sublime.

On trouvera dans Miette et Isoré deux chansons proven- çales, l'Aubade et le petit mousse. Les chansons de Provence appartiennent en définitive à la France qui ne les comprend

IDÉKS LITTKRAIRKS 827

pas! Pièces d'or du trésor français, elles n'ont pas cours au- dessus d'Avignon ! Miette voudrait offrir celles-ci à la litté- rature française. Dans diverses provinces, l'Aubade se retrouve sous des formes moins heureuses qu'en Provence, et sous des titres différents : la Poursuite, les Transformations. Mistral, que j'admire sans le suivre, en a fait sa chanson de Magali. Ma version française est tirée de quelque soixante couplets que chantent les femmes de Provence, surtout les vieilles, car les jeunes se mettent à l'oublier!

Mgr Miollis, qui fut évêque de Digne, est une figure populaire en Provence, et les paysans de Basses-Alpes racontent encore bien des traits de sa vie évangélique. Mgr Miollis a seni de modèle à Victor Hugo quand le maître a tracé, dans les Misérables, la figure de Mg^ Myriel, évêque de D...

Ce n'est pas d'hier que j'ai résolu d'écrire en français un poème de la Provence. En 1867, j'annonçai formellement ce dessein à un ami. Déjà je me disais que le récit serait simple comme une chanson populaire et que le rossignol, l'oiseau favori des chansons populaires, et l'âne et le bœuf, héros des noëls, y joueraient leur rôle. J'ai choisi le drame de la fille abandonnée, parce que c'est l'un des drames par excellence des chansons populaires. Les complications du récit eussent fait rentrer le poème dans l'anecdote et le roman.

J'ai trouvé dans un livre remarquable {Histoire du Lied, par Edouard Schuré), une page de profonde critique, critique de poète, vivifiante. Quand je la lus pour la première fois, c'était dans un moment de doute. Elle m'encouragea au tra- vail entrepris. Voici cette belle leçon :

« La poésie littéraire devrait se rapprocher de la vraie « poésie populaire, pour y chercher ce qui lui manque trop * souvent à elle-même : la sincérité de la pensée, la sobriété « de la forme et le tour musical. Plagier serait folie, mais « non s'inspirer. Brizeux l'a fait pour la Bretagne...// ne s'a^t7 « pas de renoncer au trésor d'idées et de sentiments que nous « devons à une éducation supérieure pour descendre au niveau

3a8 LA PEOSE DE JEAN AICAUl)

« des paysans, ce serait la pire des affectations, mais de sur- « prendre dans les chants populaires la manifestation spon- « tanée du sentiment. Car cette faculté existe toujours en « nous, quoi qu'on fasse pour l'étouffer. Partout oii il y a un « sentiment vrai et individuel, lamanifestationprimcsautière, * qui est toujours la plus poétique, est possible, pourvu que « l'Iwmme ait le courage d'exprimer son mouvement intérieur. « Malheureusement on s'en laisse imposer de moins simples « et de moins fidèles par la tradition littéraire, on s'y habitue, t et l'on finit par ignorer sa propre nature. Mais la vue du « vrai, du naïf, nous saisit malg-ré nous, avec une puissance « magique, et nous aide à retrouver notre originalité « perdue. »

Qui dit paysans dit païens {pagani), du moins dans le Midi. Miette se laisse enlever par un païen véritable, l'insou- cieux Noré. J'ai rêvé l'image même de la Provence qui échappe à l'influence noire du gothique par la puissance de la lumière. Maître Pierre Jacques André est une sorte de philo- sophe sans le savoir, bien moderne. J'ai connu ses pareils. Il transforme inconsciemment charité en humanité. Il convertit à l'humanité moderne son fils Noré. Et le poème finit en joie, en lumière, en espérance, car dans nos pays les fêtes funèbres elles-mêmes, dénoCiments suprêmes, ne parviennent pas à s'attrister.

Chacun des Chants du poème est précédé d'un Prélude. Je ne sache pas que cette forme générale ait jamais été employée. Le Chant est un fragment du récit ; c'est l'action; c'est la poésie se dégageant directement elle-même des héros et des choses qui les entourent. Le Prélude c'est la poésie lyrique motivée par le Chant, qu'elle annonce, dont elle donne l'idée essentielle; c'est encore la pensée philosophique, parfois mère du chant, parfois née de lui ; c'est la poésie dans le poète. Pour donner à un récit (pour la première fois peut- être) des paysans parlent en vers une langue autre que celle de la tradition littéraire, pour donner ù ce récit le gotit de la vérité, il fallait ne pas l'interrompre trop souvent par des cris

IDÉES LITTÉRAIBES 839

poétiques dun autre ton. Quant à étouffer le cri poétique, c'eût été mentir à la conception d'un poème.

Le Prélude est comme une ouverture musicale avant le lever du rideau. Le Chajit, c'est le drame chantant, rideau levé ; la pensée du Prélude l'accompagne.

L'ensemble des Préludes doit former comme un poème d'un sentiment plus général que le poème en récit, dont il se dégage, qu'il enveloppe et même qu'il explique.

Un soir il m'était donné d'écouter notre illustre et bien- aimé maître, Victor Hugo, j'osai toucher un sujet difficile. Je parlais du vers alexandrin. « Grâce à vous, maître, il est devenu... » t Un orchestre », dit Victor Hugo.

Cela est vrai. Aussi, désormais, l'on peut oser faire de longs poèmes, et voici qu'on ose entreprendre d'en lire. En effet, dans un poème les morceaux explicatifs, les transitions nécessaires, les passages qui ne sont ni dramatiques ni lyriques étaient la monotonie et l'ennui même avant que le vers non pas brisé comme on croit, mais articulé, permît les flexions, les arrêts, les rapidités, les surprises, le mouve- ment qui est la vie.

Et beaucoup de vers qui paraissent faux aux lecteurs des prosodies surannées sont justes. Un des plus communs est l'alexandrin ternaire :

L'âne allait seul, | suivi de loin | par le bon prêtre.

En des occasions dont le poète est juge (sauf erreur), le ternaire peut s'employer aussi dans la forme suivante : Il a compris, | le joli mousse, | il rit aux anges I

Et ne dites pas que la césure coupe par le milieu le mot joli/ Vous avez ici non pas une, mais deux césures! Vous avez trois hémistiches de quatre pieds et non deux de six, et l'idée de no.mbre se trouve entièrement satisfaite, car trois fois quatre font... un alexandrin symétrique, aussi rigou- reusement que deux fois six !

Je ne parlerai que de ces deux formes de vers ternaire. I V en a d'autres.

33o LA PROSE DE JEAN AICARD

Les diverses coupes du vers alexandrin sont infiniment variées. Ce n'est pas ici le lieu de développer cette question complexe, qui paraît pouvoir se résumer dans la formule suivante :

Un alexandrin est juste toutes les fois que les césures le subdivisent en petits vers blancs, égaux ou libres, assemblés suivant un rythme juste^.

Quand la justesse a été sentie, elle se peut toujours /)rou ver, car l'idée de nombre est double : harmonie, calcul.

C'est affaire au poète d'employer les diverses formes du grand vers en temps utile, et de réserver le grand alexandrin à deux hémistiches pour les moments la pensée, après avoir voleté et volé, plane.

Dans l'alexandrin dit classique, la césure du milieu n'empê- chait pas d'autres césures accessoires (officieuses), qui sau- vaient de trop de monotonie.

Dans l'hexamètre latin, la césure indispensable si elle était unique, ne proscrivait pas l'emploi des autres, qui même, au nombre de deux, pouvaient la suppléer.

Il y a dans le rapprochement de certains mots des hiatus qu'il faut aimer.

Quoi de plus doux que le prétendu hiatus -.Il y a. Date lilia, dit Virgile. C'est le son même d'alliance. »

On peut dire de Victor Hugo qu'il est le père de la litté- rature moderne.

On pourra le lui donner longtemps ce beau nom de Père, que lui décerne Emile Augier.

Victor Hugo, dont Alfred de Vigny fut le Précurseur, a engendré le romantisme, qui engendra la liberté, qui engen- drera l'avenir. Par nos petits-neveux eux-mêmes seront

I. A la vérité, il n'est pas de césures proprement dites. Il n'y a que des accents toniques qui doivent être placés comme nous venons de le dire pour les prétendues césures... De combien de règles pué riles les poètes devraient se délivrer ! car les prosodies n'y peuvent rien. Il faut créer contre les règles absurdes de bons exemples qui s'imposent;

IDÉEB LITTERAIKË8 33 1

lils du romantisme. Grâce à Victor Hugo, qui a donné des

modèles dans tous les genres sans exception, il est enfin permis même de faire simple. L'instrument qui nous est légué est parfait, et loin que la poésie n'ait plus de sujets, tout est toujours à faire et sera toujours à faire.

Quant à continuer le romantisme proprement dit en ce qui constitue ses caractères essentiels, généraux, qui pourrait y penser > Le romantisme est l'envers du classicisme, deux for- mules littéraires qui ont donné toute leur mesure. Si le roman- tisme n'existait pas, il faudrait l'inventer, afin qu'il offrit au monde son œuvre prodigieuse. Mais cette œuvre existe. Nous ne pouvons pas vivre dans l'admiration stérile ou dans l'imi- tation de ce passé (n'est-ce pas hier>). En art, rien ne se doit recommencer, les chefs-d'œuvre moins que le reste, car des chefs-d'œuvre contrefaits sont des rapsodies. Notre-Dame est bâtie : allons-nous construire sur ce modèle sublime toutes nos humbles maisons !

donc sera notre art nouveau, car nous en voulons un ; est notre avenir ? Dans l'inspiration directement tirée de tout ce qui est la nature. Les anciens imitaient la nature ; nos classiques ont cru surpendre le secret de l'art antique, en imitant non pas la nature, mais les œuvres des anciens 1 Imitons, nous, la nature comme faisaient les anciens, avec nos façons modernes de voir et de penser, comme les anciens selon les leurs.

Et dire que ce procédé antique peut encore paraîre nou- veau !

On peut dire de la rime riche qu'elle est trop souvent la rime prévue. En ce cas je l'ai souvent effacée, lui préférant cent fois une rime suffisante, mais inattendue. Les rimes tnén- tables ont engendré l'horreur qu'on a des rimeurs. Du reste, richesse des rimes, coupes des vers, allure du style, tout cela se modifie selon l'intention du poème, le sujet et le genre.

Le même peintre traitera-t-il de même sorte la miniature, les grandes toiles et la fresque ?

Enfin une théorie critique ne peut que renseigner sur la

333 LA PROSE DE JEAN AICARD

manière générale d'un auteur, sur sa conception de l'art, sa volonté et son effort, et sur la tendance d'une époque.

L'art n'a pas d'autre but que d'émouvoir avec le beau. Le beau n'est pas le moyen sublime, et nécessaire, de l'art. Combien d'artistes en font leur but, en sorte que leurs œuvres ne toucheront jamais les hommes, quoique destinées à faire toujours l'admiration des artistes. Créer une œuvre qui montre comme elle était difficile à faire, c'est être plutôt critique qu'inventeur. Quand l'art est parfait, de la vie il vous jette dans une vie idéale il se fait oublier.

En somme, dans notre art, tout devient aisément puéril» qui n'est pas aisément, pensée, et composition.

Hélas! comme c'est éphémère, la grâce, la nuance, le nombre même des mots! Comme nous les aimons, comme nous les recherchons, ces formes dont le sens intime ne se révèle qu'à demi aux étrangers, et constitue le génie de la langue nationale ! Et cependant, ce qui peut, par la traduc- tion, se transmettre d'un pays et d'un âge à un autre, voilà l'essentiel, la vraie création!

L'art a horreur du convenu, du banal, du trivial, mais l'esprit de notre époque ne s'accommode guère du chimérique. Préoccupée de la seule réalité, la poésie se tue elle-même; envolée dans le rêve pur, on ne saurait la suivre. Le problème est donc ainsi posé pour le poète sincère, homme de son temps: il faut tâcher d'être vrai sans bassesse, chercher le beau dans le réel, la noblesse dans la simplicité. Rien de plus ancien que cette formule, neuve en apparence parce que beaucoup d'autres l'ont fait oublier.

Dans la nature, le laid n'est qu'un accident dont elle se délivre au plus vite ; rien n'est laid de ce qui demeure sous la belle lumière; la dépouille des animaux morts est enlevée par les épurateurs ; les parties basses ne sont pas en évidence (os homini sublime...); les entrailles sont cachées. Les Grecs louaient la cigale de ne point laisser voir, môme morte et ouverte, ses entrailles; on la peut louer encore, morte, de ne point tomber en pourriture, mais en poussière. La société

IDEES LITTÉRAIRES 333

cache ses égoûts. L'utile et scientifique anatomie est un art, ce n'est point l'Art, lequel, comme la Nature, fait la vie, même avec la mort.

Si j'étale au soleil, au premier plan de mon tableau, les laideurs cachées de la Nature, je n'agis pas d'après ses leçons, je ne suis pas vraiment naturiste.

Entre les sujets vulgaires et les sujets populaires, il y a un abime. Il faut fuir le sujet vulgaire qui conviendrait à bien des gens, aux médiocres, et chercher, sans renoncer à de plus rares, les sujets populaires qui peuvent toucher tous les hommes.

Le Vulgaire n'est qu'une catégorie : ce n'est pas ce « Tout le monde » qui a plus d'esprit que Voltaire et plus de cœur que d'esprit.

L'art est libre. Il n'y a pas de théorie qui l'enferme tout entier, qui puisse devenir la règle commune, qui soit toute la Vérité. Il n'y a que des points de vue personnels; encore, pour être justes, doivent-ils tenir compte des ten- dances diverses dont l'ensemble met la variété et la grandeur dans TArt. Je cherche une face nouvelle ; je n'oublie pas le

TOUT.

.Ve rien dire qui ne soit vrai, c'est une tendance nouvelle de notre art, qui ajoute : Ne pas dire tout le vrai.

Dans l'œuvre qui montre le Réel, l'Idéal apparaissant tou- jours comme le ciel au-dessus des rues ou à travers les bois, voilà mon naturisme.

Il faut chercher des vers qui, transmis par la voix, outre l'influence mystérieuse du rj'thme, aient encore sur les hommes tout l'effet d'une parole venue spontanément et comme dans la vie.

En même temps, il faut fuir avec passion l'effet vulgaire, facile, sorti du rapprochement forcé de certains mots, ou de leur sonorité vide, ou du sens déterminé qu'y attachent les passions du moment.

11 faut poursuivre l'effet vivant-dramatique, non l'effet oratoire-théitral.

334 LA PttOSE DE JEAN ÂICAHD

L'effet facile est indigne de l'art oratoire ; à plus forte raison l'est-il de l'art poétique qui ne doit pas flatter son auditoire pour le persuader, mais le conquérir par sa magie propre.

Dire mes vers devant des auditoires nombreux a été une école pour moi, j'ai définitivement appris l'amour du simple et du populaire. J'y ai appris encore que la Parole, ce grand moyen vital de la démocratie, peut donner à la poésie qu'on délaisse un souffle d'existence renouvelée.

Assurer qu'il faut écrire comme on parle, c'est la sottise de M. Joseph Prudhomme ; mais prétendre que les choses écrites et fixées dans l'art par la composition gagnent à avoir néanmoins l'allure de la parole venue spontanément, cela me paraît une vérité simple.

Laissons l'immobilité de la pierre à la statuaire; l'immu- tabilité d'un moment déterminé à la peinture. La gloire de la pensée écrite, c'est le mouvement et la succession des mouvements.

Le sculpteur a l'argile ; le peintre a la couleur. Leur rêve à tous deux est de les animer. Et nous qui avons en notre pou- voir la parole, matière fluide et subtile, les mots.

Nés de l'air qui fait vivre et des lèvres humaines,

quelle folie serait-ce à nous de les vouloir figer, immobiliser, pétrifier !

Avec le souffle poétique on ne fait pas Galatée en marbre ; on l'anime.

La fleur n'est pas née pour l'herbier: la parole n'est pas née pour le livre.

L'écriture n'a été inventée que pour fixer la parole et peu à peu elle l'a transformée, lui ôtant la vie. On n'a plus été un orateur, ni un poète, un trouveur, mais un chercheur et un écrivain. On a écrit pour écrire, oui vraiment, à seule fin d'être imprimé, d'exister sous forme de livre.

Le mo3'en de transmission, le livre, le lieu du dépôt, est devenu comme le fover, comme le trésor même. Puis les

IDÉES LITTÉBÂIRIS 335

livres se sont inspirés des livres, non plus de la vie : les poè- tes se sont inspirés des poèmes : on a cru être classique en imitant Homère, qui n'imitait pas Homère, lui, mais la Nature et comme il faut connaître toute une tradition savante pour goûter tels vers modernes dont la beauté est en grande partie dans les souvenirs littéraires qu'ils évoquent, les lecteurs pour ces verslà ne sont pas nombreux : car les hommes s'intéres- sent avant tout à la vie passionnée, et l'Art poétique ne corres- pond plus assez à la Vie, beaucoup trop aux formes d'art qui l'ont précédé.

Si la poésie veut être comptée au nombre des arts vivants, elle parlera ; si elle veut conquérir les hommes modernes par la parole, selon le mode antique, elle se verra forcée d'exprimer des sentiments éternels, universels, dans une action moderne; car l'érudition n'intéresse que les érudits. Elle procédera, dis-je, comme la poésie d'autrefois. Elle racontera la vérité vivante, non la tradition morte. Comme la musique, elle ne fera pas son destin d'être écrite, mais d'être chantée. Alors elle vivra vraiment, avant de se conserver par le livre d'où elle pourra sortir avec toute sa gloire dans une série infinie de résurrections. Alors parlée, écoutée, aimée, nécessaire, elle rentrera dans ce grand mouvement d'activité, de bruit, de travail, que fait notre siècle.

... Je la vois, mêlant chaque jour sa voix au grand bourdon- nement de la vie sociale ; chantant les joies et les douleurs de la patrie, acclamant un héros, une belle action, saluant les tombes, préparant les gloires, prouvant à la science qu'elle la comprend, à la démocratie qu'elle l'aime, à la patrie qu'elle est un de ses honneurs, aux siècles des forces mécaniques qu'elle est une force ressuscitée vivante, éternelle.

Telles sont les considérations principales que l'auteur a mêlées à la lecture de son poème, soit chez Mme Edmond Adam, soit dans les conférences faites peu de temps après en Belgique et en Suisse.

â36 LA PBÔSE DE J£AN AlCABt)

Poésie Populaire'.

Mesdames, Messieurs,

J'ai quelques minutes seulement une soixantaine tout au plus pour vous dire quelque chose. Soixante minutes, ce serait assez, trop, peut-être, si je n'avais qu'à improviser ; mais l'Université des Annales m'a demandé surtout de vous lire des vers. La part donnée à la causerie sera donc réduite à quinze minutes, tout au plus. Et, cependant, je ne pouvais pas me résoudre à vous dire purement et simplement quel- ques-uns de mes vers déjà parus. L'élémentaire courtoisie exige que j'apporte ici, aujourd'hui, un peu d'inédit et ce sera, si vous le voulez bien, la critique générale des morceaux que je dois citer, ma philosophie de la poésie populaire, la théorie de l'une des formes je me suis essayé.

Voilà mon sujet. Il pourrait, vous le sentez, comporter un long développement. Je m'en tiendrai à une très sommaire explication.

Nous savons tous quels sont les merveilleux raffi- nements et les magnifiques élévations de la poésie littéraire au XIX* siècle, de Victor Hugo à Banville et à José-Maria de Heredia. Cette poésie a recours, avant tout, à la puissance, à la magie du mot. Elle se complaît dans le mot. Vous enten- dez bien, dans le mot pris en lui-même, ayant en lui autre chose encore que la signification que lui attribue le diction- naire, dans le mot évocateur de longues traditions écrites.

Victor Hugo dit admirablement :

Car le mot, qu'on le sache, est un être vivant. Le prestigieux Banville dit :

La rime, c'est le mot magique, le mot fée.

I. Conférence faite à l'Université des Annales, le 7 Mai 1909.

IDÉES LITTÉRAIBKS 337

Verlaine, pour nier la valeur artiste du mouvement dans la période, de l'élan qui entraîne :

Prends l'éloquence et tords-lui le cou.

Il dit encore :

La nuance ! rien que la nuance.

José-Maria de Heredia est un incomparable et divin cise- leur et sertisseur de mots.

Notre admiration pour tous ces poètes est absolue.

Mais n'y a-t-il pas une autre conception, plus humble peut- être, respectable elle aussi, de la forme poétique? Je l'ai toujours cru.

Cherchons donc les caractères essentiels de la forme poé- tique dans la chanson populaire.

Dans la poésie populaire, le mot ne paraît pas avoir de valeur traditionnelle. Cela se comprend : le poète populaire ne sait ni latin ni grec ; il ne sait pas lire.

J'ai entendu, par parenthèse, nier qu'il y ait eu des poètes populaires, c'est-à-dire des illettrés qui aient composé des chefs-d'œuvre. Eh bieni j'ai connu un vieux paysan, devenu aveugle, qui chantait des couplets improvisés. Le jour je lis sa connaissance, il se racontait en vers la catastrophe du Magenta, incendié et sautant dans la rade de Toulon. Cet événement s'était passé la veille. Je surpris ainsi une chanson populaire à son origine : le bon vieux ne savait pas lire.

La valeur traditionnelle d'un mot, c'est, en quelque sorte, son histoire à travers les livres. Cette valeur naît et s'accroît au souvenir des divers emplois qui ont été faits du mot par les poètes de littérature écrite. Tel mot est devenu plus char- mant, ou plus profond, ou plus énergique, toujours plus suggestif pour nous, parce que nous nous rappelons les

15

338 LA PROSE DE JEAN AICARD

nuances qu'il a exprimées dans l'œuvre de tel ou tel de nos illustres écrivains. Cette conception du mot très précieuse et dont, pour ma part, vous n'en doutez pas, je sais jouir infiniment n'a rien de populaire. Quand le divin Chénier dit, en parlant de la cigale :

... Ainsi la cigale innocente Sur un arbuste assise, et se console et chante,

le mot assise nous ravit, parce qu'au moment s'élève en nous l'objection que la cigale ne peut pas s'asseoir, pas plus qu'un lézard ne s'assied, je me dis aussitôt :

Comme cela est latin I Que cela est donc joli de rappeler le latin! Sedet. En disant assise en français, l'auteur, loin d'avoir commis une faute d'entomologiste, a dit tout simple- ment en latin que la cigale est stationnaire, immobile sur l'arbuste. Le poète populaire n'a pas de ces bénéfices.

Alors } Qu'est-ce donc qui donne sa vraie valeur d'art au poème populaire > Cette valeur n'est ni dans la préciosité du mot ni dans la richesse et l'inattendu des rimes, car, vous le savez, la plupart du temps la poésie populaire s'est contentée d'assonances.

La qualité artiste du poème populaire est dans la ligne de composition. En poésie populaire, il y a toujours une « com- position » ; souvent un petit drame dialogué. Le poète popu- laire ignore l'art de suspendre sa rêverie à des mots imprécis et de se balancer sur des images vaporeuses. La composition populaire est simple, sans ornements inutiles, sans digressions surtout. Elle ne connaît pas cette abondance d'images souvent disparates qui est regardée comme un mérite par nos lyriques, mais grâce à quoi le rimeur trouve plus de facilité pour amener des rimes surprenantes, puisqu'il échappe, selon sa fantaisie, à la nécessité de serrer son sujet de près. Il est aussi plus prompt à obéir nonchalamment aux suggestions de la rime ; elle commande, il la suit... Il reviendra au sujet plus tard.

Le poète populaire, au contraire, n'abandonne pas une

IDÉES l lïTÉRAIRES oSg

seconde son sujet qui l'occupe seul. II va droit au but, par le chemin le plus court. Il tend tout son effort vers l'effet à produire, pleurs ou rires, vers Xémotion, en un mot, qui est le but unique, suprême, purement humain, tandis que le poète de littérature écrite a trop souvent pour but, avouons- le, de paraître original, de faire autrement que d'autres, de forcer l'admiration, de conquérir l'hommage, d'être consacré écrivain supérieur, inattendu, nouveau, étonnant.

Le caractère principal, essentiel, de la poétique populaire, c'est donc le « serré » de la composition dont l'unité est, pour ainsi dire, condensée. La plupart du temps, les personnages, s'il y a dialogue, ne sont ni nommés ni décrits ; leurs paroles les révèlent sans les peindre; les explications sur leurs gestes sont absentes. La composition, en courant, indique d'un trait bref l'ambiance, le paysage. Point d'attitudes. Si on dit ceci ou cela, c'est à vous de voir pourquoi et de quel air on le dit. Ce que le poète désire seulement, c'est que vous soyez ému comme si vous surpreniez dans la vie le dialogue des protago- nistes. Cela est dramatique au premier chef. Pas d'ornement; aucun. Le mot n'appelle pas l'admiration, jamais; il n'est que le transmetteur de l'idée générale. Et remarquez bien qu'en procédant ainsi, le poète populaire néglige précisément ce qui est de mode littéraire, par conséquent caduc, périssable, le sens éphémère d'une expression. Il ne retient que ce qui est éternel, universel, puisque cela pourra, sans grand dom- mage, passer dans toutes les langues.

Entendez bien, j'y insiste, que la littérature proprement dite, c'est l'apogée même de l'art de dire, du plus glorieux des arts peut-être, surtout quand il parvient à transmettre en des formes savantes, claires, définitives, de hautes pensées, de grands sentiments bien humains... On nous permet cepen- dant, n'est-ce pas > d'aimer non seulement toutes les littéra- tures : la classique, la romantique, la parnassienne ou

34o PROSE DK JBAN AICAAD

l'impassible, et même la décadente, mais d'aimer encore la bonne poésie des simples dont semblent s'être plus ou moins réclamés, pour ne citer que les morts, les Molière, les Mathurin Régnier, les Brizeux et (bien que musical et romantique à ses heures; l'exquis Alfred de Musset. II me semble que je peux ajouter à ces beaux noms celui de François Coppée, ce populaire de Paris, qui est allé au coeur des simples, parce qu'il a parlé simplement.

Tout le monde ne se complaît pas aux recherches trou- blantes dun Baudelaire ou d'un Verlaine. Il y a d'humbles amis du vers français qui ont droit au pain et au vin de la

poésie, et à qui plaît encore la Chanson de ma Mie, chère à

notre Molière :

Si le roi m'avait donné

Paris, sa grand'ville, Et qu'il m'eût fallu quitter

L'amour de ma mie, Je dirais au roi Henri ; i< Reprenez votre Paris ! J'aime mieux ma mie, ô gué.

J'aime mieux ma mie. "

La rime n'est pas riche et le style en est vieux ; Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux Que ces colifichets dont le bon sens murmure, Et que la passion parle, là, toute pure ?

Prenons un autre exemple de chanson populaire. Connaissez-vous la Mariée Bretonne ? Oui, sans doute. Répétons-la en suivant attentivement la courbe gracieuse de la composition.

Premier couplet ; tradition courtoise :

Nous somm's venus vous voir Du fond de not' village, Pour souhaiter ce soir Un heureux mariage, A Monsieur votre époux Aussi bien comme à vous.

IDÉES LITTÉRAIRES 84 1

Deuxième couplet ; malice populaire :

Vous n'irez plus au bal. Madame la mariée, Danser sous le fanal Dans les jeux d'assemblée : Vous gard'rez la maison Pendant que nous irons.

Troisième couplet ; gravité du "sacrement, acceptation de la vie :

Avez-vous écouté

Ce que vous dit le prêtre r

A dit la vérité

Et comme il vous faut être :

Fidèle à votre époux

Et l'aimer plus que vous.

Quatrième couplet ; retour de malice ; espiègle taquinerie ; on fait au plus fort son procès; c'est... l'aube du féminisme:

Quand on dit son époux On dit souvent son maître ; Ils ne sont pas si doux Comme ils ont promis d'être... Il faut leur conseiller De se mieux rappeler.

Cinquième couplet ; retour à la gravité ; l'avenir est chose

sérieuse :

Quand vous aurez chez vous, Des enfants à conduire, Il faudra leur montrer, Et bien souvent leur dire, Ou vous seriez tous deux Coupables devant Dieu.

Sixième couplet ; passage de la douce tendresse des parents pour leurs petits à l'amour apitoyé pour toutes les créatures :

Si vous avez, Bretons. Des boeufs dans vos herbages, Des brebis, des moutons, Des oisillons sauvages, Songez, soir et matin. Qu'à leur tour ils ont faim.

042 LA PROBE DE JEAN AICARD

Septième couplet; retour final à la courtoisie du début, à la mise en scène du couplet premier. Le cercle de la compo- sition revient à son point de départ et se ferme :

Acceptez ce bouquet

Que nous venons vous tendre;

II est fait de genêt

Pour vous faire comprendre

Que tous les vains honneurs

Passent comme des fleurs.

Tout y est : c'est un chef-d'œuvre. Vous pourrez faire entrer cela, avec un long travail d'art savant, dans la littéra- ture proprement dite; les vers, alors, seraient, sans doute, des vers mieux rimes, mieux rythmés; vous g-arderez stricte- ment le sens de chaque couplet; mais la beauté artificielle littérairement supérieure que vous y adjoindrez éteindra toujours quelque chose de cette grâce spontanée toute natu- relle. Vos fleurs de rhétorique jureront à côté de ces fleurs sauvages comme le plus beau diamant à côté d'une goutte de rosée vibrante, le matin, au cœur d'une pâquerette ou d'un bleuet. Il existe une fleur qui s'appelle le désespoir du peintre. Le désespoir du poète, c'est la vraie chanson populaire.

Est-ce à dire que, sans prétendre retrouver de telles inspirations, on ne puisse prendre quelque chose à ces modèles >

Je ne l'ai jamais pensé. On peut leur demander le secret de la composition à la fois flexible et serrée, la simplicité et la mise en ordre naturel des paroles, le dédain voulu des ornements et des digressions. Le problème serait d'être populaire sans donner prise à de graves reproches de la part des parfaits littérateurs.

Certes ! nous serions tous bien fâchés si l'on retirait un beau vers au trésor glorieux de notre littérature poétique. Pour celui qui s'explique librement aujourd'hui, devant un public ami, il n'a jamais été question que de suivre librement ses goûts personnels, en les raisonnant toutefois, et de faire de l'art à sa guise.

IDÉES LITTÉRAIEES 343

Vous me permettrez, maintenant, d'obéir au désir qui m'a été exprimé, en vous citant un de mes essais; j'emprunterai quelques passages à Miette et Noté, ouvrage que j'ai construit tout entier d'après la poétique que je viens d'esquisser.

En voici presque tout un chant, précédé de son prélude. Le prélude est intitulé : « Les Chants du Peuple. » Le chant est le premier de la troisième partie.

LES CHANTS DU PEUPLE

Nous pouvons faire des chansons, Poètes d'étude et de plume, Et les chansons que nous faisons Les faire aligner en volume ;

Nous pouvons, gravement assis. Trouver, en nous creusant la tète, Rimes riches et mots précis : Le peuple est le maître poète !

Nous pouvons rimer du français Ou du provençal de parade, Nous pouvons avoir du succès : Le peuple a le prix de l'aubade.

Il dit, sans se gratter le front. Le bon pain, les vins, ou la femme; Les gros savants y répondront. Mais chaque mot lui sort de l'àme.

Triste ou gai, quelquefois moqueur, Il ne signe point de grimoire, Car c'est pour soulager son cœur Qu'il chante! et non pas pour la gloire.

Et ce n'est pas en rien faisant Qu'il fait ces chants que nul ne signe, C'est en forgeant, c'est en semant. En faisant les blés et la vigne !

Voici le chant qui suit ce prélude :

Oh ! pourquoi ne viens-tu qu'une fois en dix ans, Neige au voile brodé de diamants luisants >...

344 LA PROSE DE JEAK" AIOARD

Il neige, c'est la Noël, le vieil oncle revient au pays pour prendre sa part du souper de la Noél.

... « C'est Noël dans huit jours J'entends payer chez vous le repas des retours. Invitez des amis : j'éventre la futaille, Beau-père ! haut le coude ! et bataille ! bataille ! » Et, pour Noèl, de voir fumer le pauvre toit, Les gens disaient : « Ici, l'on va bien, ça se voit! » Et, le soir de Noèl, on était douze à table.

« Ce que faisaient nos vieux c'est chose respectable, Dit le marin François. Or çà! voyons un peu,

Le plus vieux de nous tous, qu'il bénisse le feu !

« C'est toi ! C'est moi 1 tant mieux, ça rappelle l'enfance ; Enfant, je l'ai béni, mais n'ai plus souvenance

De la prière. Eh bien ! j'inventerai les mots :

Le Dieu qui fait le feu comprend même les sots. »

Et sa main qui tremblait s'étendit vers la flamme :

« O bon feu, chauffe bien la pauvre vieille femme, Le vieil homme malade et les blancs pieds d'enfant; Feu du pauvre, vivant trésor, feu bien chauffant, Ris toujours dans les yeux avec tes étincelles.

Feu ! luis dans le soleil sur les moissons nouvelles. Mûris la vigne et puis viens brûler dans mon four Et passe dans mon sang, feu du ciel, feu du jour... J'ai vu des gens mourir par la neige et la glace, D'autres par l'incendie : ô feu! reste en ta place; Ne nous fais point de mal, joie et soutien des corps. Et ne nous quitte enfin que quand nous serons morts. » Il jette du vin cuit sur le feu qui pétille.

Et la table est en train

Jamais Mîon n'a vu chez elle tant de joie...

« Chante dit un voisin, une chanson nouvelle. »

« Non, fit l'oncle, un vieux chant, un vieux air du pays. Ces chants qui nous berçaient, ce sont de vieux amis. Croyez-moi; ça s'apprend, voyez-vous, par l'absence : Quand on est loin, perdu dans le monde, en souffrance, Qu'on a beau regarder les choses d'alentour,

Les gens; que tout vous est inconnu, sans amour.

Alors qu'une chanson du pays se réveille

Dans votre souvenir, la chanson la plus vieille,

La plus simple, il vous monte un trouble qui vous prend

IO:éES I/ITTÉBArRES 3»5

Tout le cœur, et l'on pleure, et le plaisir est grand, Chante I On sentira mieux le bonheur d'être ensemble : » Et tous se font muets quand, d'une voix qui tremble : « Et qu'est-ce, oncle François, que je vous chanterai? L'Aubade? » « Eh! dit François, fais, Miette, à ton gré. »

Que chante-t-elle > Elle chante cette aubade qui est une de nos plus vieilles chansons populaires de Provence, et qui est bien plus vieille que la Provence elle-même, attendu qu'on en retrouve quelque chose dans les antiques poètes de la Grèce. Vous remarquerez que, dans cette aubade, aucun personnage n'est nommé ; et cependant, on les voit. Vous la connaissez : la Mireille du grand Mistral l'a popularisée, et la musique de Gounod également. Voici l'une des formes de ce chant exquis, car il y a toujours d'innombrables versions de tout chant populaire. C'est ici une des variantes les plus connues en Provence que j'ai fait passer de mon mieux dans notre langue française :

Je sonne, Marguerite,

Cette aubade pour toi.

Le tambourin palpite,

Ma mie, écoute-moi !

L'aubade m'est connue. C'est toujours le même air'. Si cela continue.

Je me jette à la mer,

Si ma belle sauvage Croit m'échapper ainsi. Je me jette à la nage. Je la ramène ici.

Tu crois tenir la fille. Mon beau nageur; mais vois, Je me suis faite anguille :

Je glisse entre tes doigts.

Anguille, qui t'empêche I Glisse aux doigts du nageur ; Mais le pêcheur te pêche.

Et c'est moi le pêcheur.

M.

346 LA PROSE DE JEAN AICARD

Alors, je suis l'eau vive, Dans ce jardin si beau !

Et moi je suis la rive, Ou le lit du ruisseau.

Alors, rose vermeille, Je fleuris au jardin !

Je serai donc l'abeille Pour dormir sur ton sein.

Eh bien, je suis l'étoile !

Et moi, nuage aux cieux. Je flotte comme un voile Sur ta bouche et tes yeux.

Si tu te fais nuage. Me voici, maintenant, La nonne la plus sage Enfermée au couvent.

Oh ! va, tu peux te mettre Dans le couvent sacré : Je me ferai le prêtre. Je te confesserai !

Sois le prêtre, qu'importe I Vois-tu pâlir mon front?

Je suis la pauvre morte, Les nonnes pleureront.

Morte, il faudra te taire ! Les nonnes ont pleuré ; Mais, moi, je suis la terre. Et morte je t'aurai!

Je ne peux pas, cependant, passer la conclusion sous silence. Elle nous ramène adorablement à la réalité amoureuse après cette longue escapade dans le pays des fées et des métamor- phoses :

Ton aubade me touche, Je veux ce que tu veux. Tiens donc, baise ma bouche Et sois mon amoureux 1

IDÉES LITTÉBAIEES '6^^

Voilà donc un exemple de poésie populaire, purement et simplement traduite du patois provençal.

Voici, maintenant, un exemple de critique populaire. Vous allez voir que la critique peut affecter, elle aussi, une forme simple, énergique, éviter les analyses et les complications pour la plus grande joie des poètes à qui s'adresse son éloge.

Il y a quarante ans, je lus en public, pour la première fois, un de mes Poèmes de Provence ; c'était, je m'en souviens très bien, la Ferrade, dans un dîner qui portait ce nom joyeux : Dîner des Vilains Bonshommes. Nous avions été, jeunes poètes d'alors, affublés de ce titre désobligeant par un critique grincheux et nous nous en étions fait une parure. Coppée, Verlaine, Richepin, Valade, Mérat, ont été des vilains bons- hommes. Je leur lus donc un soir la Ferrade, écrite de la veille. Le bourru et bon Paul Arène, poète exquis, exquis prosateur. Provençal de vieille roche, était présent. Quand j'eus finis ma lecture, et comme j'attendais avec anxiété le jugement de mes aînés, j'entendis le bruit d'un formidable coup de poing donné sur la table, qui tressaillit; et Paul Arène, qui avait frappé ce coup magistral, s'écria avec le fort accent du Midi qu'il n'a jamais perdu :

Nom de... Zeus ! Eh bé!... Nous sommes un peuple !

Le formidable éclat de rire de tous les vilains bonshommes (le Parnasse entier, s'il vous plaît !) lui répondit, pendant que la joie d'un premier succès inondait mon cœur, et je ne crois pas que jamais critique littéraire, subtile et raffinée, m'ait donné plaisir pareil.

848 LA PROSE DE JEAN AICAED

Othello.

Il existe, contre les ouvrages du genre de celui-ci, un pré- jugé bien fait pour décourager les poètes.

Traduction) Adaptation! Copie 1 Imitation > Ah! les vilains mots ! Traducteur ! Adaptateur ! Copiste ! Imitateur 1 qui voudrait être ainsi nommé? Les poètes ne s'en soucient guère, et ce noble travail par lequel on tente d'accroître la littérature nationale des œuvres du génie étranger, est, en général, abandonné aux efforts de ceux qui ne peuvent rien créer par eux-mêmes, ou aux loisirs des amateurs.

Or, idéalement, ce travail demanderait les facultés mal- tresses du poète, du trouveur original. Je ne vois ni comment ni pourquoi on retrouverait l'esprit et l'expression de Shakespeare, si l'on est incapable de traduire la nature.

Si les traductions en général étaient des ouvrages faciles, on f>ourrait avoir autant de bonnes traductions que de gens sachant deux langues. Il ne s'agit pas de donner le sens des mots (ce que fait très bien le dictionnaire), le sens des phra- ses, — besogne d'écolier, mais de retrouver cette expres- sion, ce mouvement, cet ordre naturel, vivant, passionné, que précisément perdent les mots en passant d'une langue à une autre.

On pourrait distinguer entre la traduction savante et la vivante : l'une destinée à donner une idée, la plus exacte possible, du texte étranger, l'autre destinée à produire l'im- pression même de l'original en le faisant oublier.

Celle-ci est évidemment la traduction dramatique. Shakes- peare ne veut pas qu'on pense à Shakespeare.

Traduire rigoureusement une œuvre, c'est la présenter elle-même, mais morte, offrir la fleur dans l'herbier. La paraphraser, c'est la trahir. En vérité, il faudrait la retrou- ver ! vis-à-vis de Shakespeare, il faudrait se placer en face de la nature, et l'exprimer!

IDÉES LITTÉRAIRES 3^9

C'est ce que j'ai tenté de faire, entraîné et soutenu par une ardente admiration pour Shakespeare et pour l'OthelIo :

Un soir, venant de relire Othello, j'en relus sur-le-champ le cinquième acte, l'entrée du More dans la chambre de Desdemone endormie :

Avez-vous, Desdemone, prié Dieu ce soir?

et le meurtre, et les terreurs d'Othello, et son désespoir quand Émilia lui révèle toute la vérité, l'innocence de cette Desdemone dont Shakespeare pourrait dire, tant sa mort est touchante, l'inverse de ce qu'il dit, parlant d'Imogène dans Cymbeline :

« O lys coupé, très beau, très pur, plus gracieux encore que lorsque tu te soutenais toi-même ! »

... Elle est magnifique, cette scène d'Émilia. La femme d'Iago, la suivante, se redresse, grandit, devient héroïne. Desdemone est morte, mais là, au fond de la scène, elle est couchée sur le grand lit comme sur un autel. Et tant que vit Othello, dans la passion d'Othello, elle vit encore, elle occupe la scène et soutient le drame.

Le More a frappé la douce créature dont le dernier soupir fut un pardon d'amour pour son noir époux : il faut que la vérité le frappe à son tour; il faut qu'il meure, tué par l'innocence de celle qu'il a tuée.

Émilia s'écrie :

... La vérité veut sortir... Elle sorti Librement, librement comme le vent du Nord Je parle!...

Ainsi, à tout instant, c'est Shakespeare, une grande échappée sur l'infinie nature...

L'enthousiasme me tenait. J'écrivis la scène d'entraînement, d'admiration, d'élan, comme un peintre l'eût esquissée, pour mieux la revoir, la pénétrer, pour la posséder.

Le lendemain, j'allai la lire au Directeur de la Comédie- Française, à M. Perrin. Il en fut content, très content « Tl

35o LA PROSE DE -JEAN AICARD

faut achever... » Je suis autorisé à dire que si l'ouvrage attend encore aujourd'hui la représentation au Théâtre-Fran- çais, cela tient à des motifs tout à fait étrangers à l'opinion de M. Emile Perrin sur mon Othello ; au sujet duquel il s'est toujours et en toute occasion exprimé on ne peut plus favo- rablement.

Après ma première visite à M. Perrin, j'allai m'enfermer dans ma retraite de Provence, et je me mis à l'ouvrage, admi- rant toujours davantage l'œuvre de Shakespeare à mesure que je la regardais de plus près.

Othello est peut-être le modèle par excellence du drame sans complications extérieures pourtant le mouvement toujours accru prend l'âme, l'entraine, l'emporte, la heurte aux effrois et la pousse jusqu'au dénouement en lui faisant tra- verser sans halte un infmi de sentiments divers !

Rien de plus savamment composé que ce drame la force généreuse, la noblesse et les violences d'Othello, à côté des tortueuses habiletés d'Iago, s'opposent à la grâce naïve et fragile, éplorée, de Desdemone.

Le premier acte est très clair et majestueux.

Le deuxième montre, après une tempête sur la mer, le grand calme dans l'âme du héros, et la joie, le bonheur absolus de celui qui doit devenir tout à l'heure un des plus malheureux héros de l'amour. La fin de ce deuxième acte le fait voir s'irritant à propos d'une question militaire et nous donne à penser quels seront ses emportements quand on tou- chera à son amour.

C'est la fin de l'exposition.

Le troisième acte est le chef-d'œuvre du théâtre universel. C'est de la psychologie révélée par des mots dramatiques, vivant un mouvement qui n'est que dans l'âme et qui devient extérieur par la puissance du génie. Ici le génie contempteur des mots leur commande en souverain.

A partir de ce moment (quatrième et cinquième actes), le torrent, dans l'abîme, se précipite comme du cœur d'un mont et court au dénouement comme un fleuve à la mer.

IDÉES LITTÉRAIRES 35 1

II

Naturellement, je n'avais pas songé à la prose. Le vers, c'est toute la parole, plus le rythme.

Mais n'avais-je pas des prédécesseurs > et, parmi eux, un poète de profonde inspiration, Alfred de Vigny > Ne pouvait- on pas considérer VOthello d'Alfred de Vigny comme appar- tenant au répertoire du Théâtre-Français } Pourquoi recom- mencer la tentative d'un tel rival >

En 1829, époque de la représentation de VOthello d'Alfred de Vigny, le romantisme était en travail de la liberté littéraire et poétique. Cette liberté n'était pas. Le mot « mouchoir » suffisait encore à rendre une pièce insupportable. Le drame français à cette époque, allait naître. On ne connaissait encore que la tragédie et son langage emprunté. On n'avait que le vers tragique, qui a ses beautés ; mais le vers dramatique a les mêmes, et d'autres encore.

Alfred de Vigny, génie initiateur en poésie, ne le fut point en poétique. En 1829, pour traduire Shakespeare, il eût fallu créer une forme. De Vigny était en présence d'un drame, et tout en s'efforçant à la hardiesse, il n'aboutit qu'à une sorte de tragédie. L'instrument lui avait manqué.

Aujourd'hui l'art est libre. Saluons Victor Hugo, le père de nos libertés. Il a écrit dans une de ses lettres aux poètes de la nouvelle génération : « Nous avons eu la lutte, vous aurez le triomphe. » On sourit > La vérité est qu'il a eu la lutte acharnée ; le triomphe immense, mais son triomphe, étant celui de la liberté, appartient à tous ceux qui viendront.

Quel est le caractère dominant de la parole dans Shakes- peare } Elle est directe, comme le cri de la nature, Shakes- peare n'est pas un littérateur, c'est un vivant ; ce n'est pas un homme de lettres, c'est un homme. Il parle, il chante, il crie, il pleure. Cela se trouve en ardente prose, en vers ardents. Mais il n'écrit pas pour écrire, il dit pour toucher. On conçoit que le vers classique, convention, périphrase, inversion, etc.,

35a LA PROSE DE JEAK AICARD

était le contraire du génie shakespearien. Ainsi, il y a cin- quante ans, était-il impossible d'avoir du Shakespeare en vers français.

Lorsque je travaillais à VOthello, quelqu'un m'offrit obligeamment pour ma traduction un vers et demi qu'il venait de faire :

Avez-vous adressé votre prière à Dieu, Desdemone ce soir ?

le texte dit :

Avez-vous prié Dieu ce soir? Je m'indignai. Comment traduisez-vous donc celar —Je

dirai, répondis-je :

Avez-vous prié Dieu ce soir.

Mais est le vers> Comment sera le vers? Voilà ce qui m'inquiète peu! " Avez-vous prié Dieu ce soir " c'est de la langue de Shakespeare, directe, naturelle, sans circonlocu- tion ; je ne sais pas comment je ferai le vers, mais l'alexan- drin moderne, le vers brisé est assez souple, assez indépen- dant, assez riche en combinaisons pour permettre de dire quoi que ce soit, comme on le veut.

Cette question d'Othello si nette, si forte, si simple et si connue, ne doit être modifiée en rien.

La langue poétique de ce siècle, infiniment assouplie, peut désormais être jetée sur une œuvre étrangère, et en mouler tous les mouvements.

Le vers brisé moderne, soit dit en passant, est par excel- lence le vers épique et dramatique, la poésie lyrique demandant toujours au vers un rythme plus soutenu et plus tendu que varié...

Or qu'est-ce qu'un drame r C'est une action en marche par diverses voies, à travers des scènes capitales qui semblent devoir l'arrêter, vers un dénouement tout se rencontre, éclate et se résume.

IDÉES LITTÉRAIRES 85S

Admettons que les lignes de marche et les points de halte doivent se présenter sous le même aspect, dans le même style > En ce cas les détails, les préparations nécessaires, les précautions, les éclaircissements, tout cela prendra l'impor- tance fastidieuse que leur a donnée la tragédie classique?

Le drame ne s'élève pas toujours. Il marche, il rampe : comme l'oiseau même il se traîne parfois, blessé languissant, puis prend essor et chante, s'étendant à loisir sur un grand mouvement de passions ou d'idées.

L'alexandrin moderne peut suivre toutes les allures du drame. Il est articulé et se meut, se ploie, joue, va, vient, bondit, se relève de cent façons comme l'oiseau qui, s'il le veut, étend aussi deux ailes égales pour se soutenir en pla- nant. L'alexandrin désormais libre, tellement libre qu'il est contraint d'être naturel, à volonté marche et rampe comme le drame, mais toujours, tel que Mercure, il porte aux pieds des ailes ouvertes.

Que le drame lui offre un espace, il s'envolera jusqu'au lyrisme s'il le faut.

Shakespeare passait d'une scène en prose à une scène en vers quand il le jugeait convenable.

Devons-nous lui envier cette liberté? Le passage de nos vers, toujours rimes, à la prose pure et simple, ne serait jamais, semble-t-il, d'un très bon effet. Mais qu'avons-nous besoin de mêler au vers la prose proprement dite, si l'on nous permet d'introduire dans les vers, selon l'expression de Victor Hugo, « la quantité de prose nécessaire au drame », nécessaire à la vie? Et d'autant mieux arriverons-nous aux scènes de haut rythme si le vers familier, pedestris (où jamais le naturel ne devrait amener la vulgarité) est demeuré un vers, n'ayant pas cessé d'avoir aux pieds les ailes du Dieu et à son bâton les ailes du caducée.

Othello recommande à Desdemone le mouchoir qu'il lui a donné. C'était un mouchoir précieux, « que son père avait eu de sa mère ». Il lui dit : « Conservez-le aussi précieusement que la prunelle de vos yeux » : ce qui, en bon français,

854 LA PROSE DE JEAN AICARD

s'exprime par une locution toute faite : « soignez-le comme la prunelle de vos yeux >. C'est donc cette locution qu'il faut conserver à tout prix dans une « francisation » du drame anglais. Mais l'ancienne prosodie ne permettait pas de garder en vers, telle qu'elle, cette phrase, immuable pourtant puis- qu'elle est une locution proverbiale populaire, et l'on était amené à dire :

Prenez soin du mouchoir précieux

Comme de la prunelle ardente de vos yeux !

A. DE Vigny.

Adieu la vie, l'expression directe ! adieu Shakespeare.

Or était-il besoin de faire ici ce qu'on appelle un vers, un vers tenu, un vers étendu, tragique, classique ou lyrique) Assurément non; à ce moment, le vers n'importe ni à l'action qui est la vie, ni à Shakespeare qui est l'art vivant. Alors?... Alors, parlez en prose, ou dites dans un vers tout simple :

Soignez-le comme la prunelle de vos yeux.

Il y a dans cette ligne la quantité de prose nécessaire à la vérité, la quantité de rythme nécessaire au vers... et vous arriverez un peu plus loin, sans étonner l'oreille, à cette poésie farouche de l'oriental Othello :

La sibylle avait vu le soleil deux cents ans

Qui fila cette soie en ses enchantements,

Et la tissa | dans ses fureurs | de prophétesse.

J'ai à dessein marqué les deux césures de ce dernier vers. C'est le ternaire, mais le ternaire usité, qui ne coupe point un mot sur le sixième pied. Le ternaire coupant un mot à la césure, après le sixième, est pourtant légitime au même titre que celui qui vient d'être cité. En voici un exemple...

Je sais une Vénitienne

Qui, pour que de sa lèvre il effleurât la sienne, Serait allée en Palestine les pieds nus !

IDÉES LITTÉRAIRES 355

L'accent ou le temps fort étant sur la syllabe TI du mot Palestine, la muette de ce mot appartient à la troisième partie du vers * Comment cela ! Par la même raison que dans un alexandrin féminin la muette finale ne fait pas un treizième

pied elle est à l'espace Ici la muette appartient à la

troisième partie du vers : le vers est juste. Si l'effet voulait être étendu, le vers aurait beau être juste, la chanson serait fausse. Il faut que le ternaire, comme toutautre type de vers, soit mis en son lieu.

Un vers terminal sera en général l'alexandrin à hémistiches ég-aux de sonorité unie, et taillé droit comme une pierre d'assise :

Le tragi | que fardeau | dont ce lit est chargé!

Voilà quelques humbles exemples des combinaisons infinies du vers moderne. Les écoliers en connaissent presque tous aujourd'hui le mécanisme compliqué, ignoré des maîtres d'autrefois. Il suffit du reste que le poète applique d'instinct les lois prosodiques...

Pour moi, j'aurais voulu seulement faire entendre que la poétique moderne peut soumettre le vers, assoupli et varié, à la traduction d'un texte fixe. J'aurais voulu prouver la possibilité nouvelle de traductions fidèles et originales. Je serais heureux d'avoir montré au moins que mon eff"ort, opportun et légitime, hardi si l'on veut, n'est point présomp- tueux à l'heure littéraire nous sommes.

I. Sans doute la plupart des lecteurs n'admettent pas encore ce type de vers. Je les prierai de considérer que j'en ai fait l'emploi le plus rare. En même temps ils me permettront de leur signaler qu'à plusieurs reprises j'ai cru pouvoir faire rimer un pluriel avec un singulier. Le vers dramatique est celui qui le premier doit prendre ces libertés utiles à la « vie ». On tolère que le poète, par un artifice puéril, fasse rimer le toi et le tu vois en supprimant l's. J'ai imprimé Vs fatal : On m'assure que l'Olympe va trembler. On me reprochera aussi des hiatus épouvantables; mais je dois dire que je ne lésai pas faits exprès sans réflexion. J'ajoute que je parle de ces choses avec toute la gravité que comporte un pareil sujet.

356 LA PE08E DE JEAN AIOARD

III

Voilà donc l'ouvrier devant Shakespeare, en volonté de tailler dans le bloc du langage français une copie qui res- semble au modèle et qui en donne la sensation. Nous connais- sons l'outil dont il se servira. Cherchons sa théorie de « copiste », son système de « traducteur ».

Il veut travailler pour le théâtre moderne, pour la scène et les habitudes française. Il voudrait, en devenant bien français et moderne, donner l'impression générale, humaine, d'une œuvre conçue par le Grand Anglais du xvi' siècle.

Ayant affaire au génie, il est sûr de lui trouver des traits qui sont de tous les temps. C'est ce qu'il tâchera de saisir d'abord. Ayant affaire au génie du drame, le drame étant le mouvement, c'est le mouvement qu'il doit traduire avant tout, la passion et la vie.

Il pense encore que souvent, pour donner l'effet du texte, il faut le modifier ! Oui, il pense qu'il y a des piétés sacri- lèges. Aux traductions savantes, qui, à bon droit, chcréhent la précision, toujours froide, il laissera ce qu'on pourrait appeler l'exactitude matérielle. Oui, il modifiera l'image pour en traduire l'effet ; il modifiera les mots pour en traduire l'âme.

Ah! les mots!... C'est un des traits les plus caractéristiques de Shakespeare que son mépris des mots. Ne l'oublie pas. ouvrier !

« Des mots ! des mots ! » dit Hamlet en riant de son rire philosophique.

« Les mots sont des mots, dit Brabantio, et je n'ai jamais entendu dire qu'on arrivât par l'oreille au cœur brisé! »

Et Othello : « Il faut bien que cela soit vrai ! Ce ne sont pas des mots, un bruit vide, qui pourrait à ce point troubler en moi la nature ! »

Certes, une pensée qui revient souvent dans Shakespeare

LDÉES LITTÉRAIRES 867

n'appartient pas à ses héros seulement. Elle est sienne. Ce serait lui faire injure que de ne pas priser son génie immortel, passion et mouvement de ses drames, au-dessus des termes qu'il met à leur service. Non point, grands dieux, qu'il méprise la forme ! mais il n'attache pas d'importance exagérée à ce qui en a moins que le fond et moins que l'ensemble à tel mot, à tel détail, à telle phrase. Il veut toucher, frapper, entraîner avant tout.

Aussi le traducteur retouchera-t-il, ici une de ces expres- sions violemment ordurières auxquelles n'est pas encore accoutumée la scène française, un mot ou toute une phrase qui lui semblaient retarder le mouvement, et par conséquent, l'effet à produire sur des spectateurs modernes habitués aux actions rapides.

Exemples :

« Gonfle-toi, mon cœur, dit Othello, sous l'horrible car- gaison que tu portes, car elle est composée de langues d'aspic ! » N'est-il pas évident que traduire avec fidélité cette image, c'est être infidèle à Shakespeare qui veut donner une impression d'horreur douloureuse ? J'ai cherché une image équivalente, ne voulant pas de celle de Shakespeare, car la « langue d'aspic » est une denrée du siècle l'on croyait que la langue de l'aspic était un dard venimeux, et le mot « cargaison » était pour plaire aux matelots qui formaient le parterre de Shakespeare... J'ai dit, insuffisamment peut-être : « Je porte ici tout un nœud de vipères I »

Ailleurs, Othello, caché, écoute Cassio qui parle de sa maîtresse Bianca. Othello croit qu'il est question de Desde- mone. Sa rage bout, mais il veut se contenir pour mieux savoir, et pour mieux venger l'outrage.

Il dit: A présent il lui conte comment elle l'a introduit dans sa chambre... Oh I je vois ton nez, mais non le chien auquel je le jetterai ! » Encore une fois, ne serait-ce pas trahir Shakespeare de la façon la plus malheureuse que de faire sourire quand il veut effrayer > Avec ce mot, il effrayait son public et il ferait sourire le nôtre. J'ai dit : « Va, va, je vois

â&8 PROSE DK JEAN AIUARD

ma main sur ta face maudite ! » Je n'ai pas traduit l'image; mais j'ai traduit le mouvement de la menace d'Othello qui, si vivement, rapproche la future exécution de sa vengeance du désir présent qu'il en éprouve. Autre exemple :

Othello croit à l'adultère; il voit rouge.

Othello. Oh ! oh ! du sang !

Iago. Patience, vous dis-je ; peut-être changerez-vous d'avis.

Othello. Jamais Iago!... Comme la mer du Pont dont les froids courants, la course en avant, ignorent le reflux et conti- nuent tout droit leur route vers la Propontide et l'Hellespont; ainsi mes pensées sanguinaires, dans leur ardente course, jamais ne retourneront en arriére vers l'amour vil; et elles iront s'engloutir dans une immense et profonde vengeance.

Evidemment, il y a une beauté particulière dans cette évocation de la sauvage mer Pontique ; le iMore Othello, le général navigateur, parle tout naturellement de la Propontide et de l'Hellespont qui lui sont familiers. Mais pour nous qu'est cela > de la géographie ancienne. Hellespont et Pro- pontide sont pour nous de vieux mots, très éloignés des habi- tudes de notre esprit, et j'ai craint que le spectateur ne fût une seconde détourné, par ces noms en désuétude, de la tou- jours jeune, de l'éternelle passion, des emportements de l'amour et de la jalousie. J'ai pensé que ces deux mots seraient aujourd'hui indifl'érents à Shakespeare, que ce qui lui importe avant tout, c'est le mouvement qu'il leur suppose, comparable à celui des pensées d'Othello, et j'ai dit :

Et telle qu'un grand fleuve en grondant fait sa course,

Vers la mer sans jamais remonter à sa source,

Vers l'humble amour perdu, que j'ai laissé là-bas

Ma pensée en fureur, ne retournera pas,

Mais, fatale, elle suit sa pente, et roule, et gronde

Jusqu'à la mer, jusqu'à la vengeance, profonde !

Au contraire, dans le discours d'Othello devant le Sénat, au premier acte, j'ai laissé apparaître l'ethnographie fantas- tique du siècle de Shakespeare:

IDÉES LITTÉRAIRES 869

Ces gens lointains, de taille herculéenne.

Dont l'épaule remonte au-dessus de leur front.

C'est qu'à ce moment dans cette scène, ces personnages, tout à fait bizarres pour nous, n'interrompent aucun mouve- ment, ne peuvent aucunement nous distraire du drame.

Je sais qu'il y a des fanatiques de Shakespeare. Je sais qu'il y a des maniaques de l'admiration. Je n'en suis pas. J'ai dit qu'il y a des piétés sacrilèges et j'entends souvent der- rière moi le rire amer d'Hamlet: « Des mots, des mots » I...

Le génie de Shakespeare n'est jamais dans un mot ; il est dans l'image et dans le sentiment, dans l'idée et le mouve- ment, et dans la force du cri passionné, dans ces images s puissamment « poussées » que poussées plus loin elles seraient folles, et qu'au point elles s'arrêtent elles marquent les confins du génie.,. Et tout cela, c'est ce qui peut passer dans toutes les langues. Le sublime d'une œuvre écrite n'appartient point à une langue. C'est, au contraire, ce qui aisément court dune littérature à une autre, a partout et en tout temps, son expression équivalente.

L'intraduisible, c'est un détail de sonorité, un charme de l'usage, un je ne sais quoi, vite effacé par la mode, et qui, d'ailleurs, a des similaires, sinon des équivalents dans tous les pays.

L'intraduisible, c'est ce sens mystérieux qui se surajoute au sens précis des mots, cette figure étrange qu'ils ont reçue des milieux, des climats et des races, comme aussi du temps et des traditions, de l'emploi qu'en ont fait les écrivains; c'est ce je ne sais quoi nommé le « génie propre » des langues.

iMais chacune a le sien ! Et la « traduction vivante » cherche précisément à fuir le « génie » de la langue traduite. Elle cherche à exprimer les idées et les sentiments du texte selon le « génie » de la langue qui traduit.

On connaît à présent le système du traducteur.

Voyons quel est son état d'esprit en présence du ch^f- d'œuvre qu'il va copier.

Cet état d'esprit me paraît semblable à celui d'un acteur

360 LA FU08E DE JKAN AIOABD

de la Comedia dell'arte, après une série de représentations au cours desquelles l'auteur a fixé le scénario, et fixé le mou- vement et le sens de toutes les répliques, mais non les mots eux-mêmes. L'acteur dont je parle est guidé, mais il doit inventer. Les phrases, dans sa mémoire, existent déjà, mais liquides ou flottantes. Pourtant çà et là, une expression s'est déjà imposée, essentielle, une image si saisissante qu'on n'y doit rien changer, et que, définitive, elle commandera autour d'elle les paroles accessoires et les entraînera dans son cercle.

Ainsi le traducteur connaît par cœur le sens, l'allure et la force de chaque réplique, le mouvement de chaque acte, celui du drame entier et les expressions qui s'imposent, les images immuables ce sont celles qui font l'éternité, l'universalité du génie de Shakespeare. Cela c'est lui, c'est son cri, son drame même, son action, sa pensée. Cela est anglais parce qu'il est en Angleterre, mais cela appartient au monde comme les grandes beautés, comme le sublime de Sophocle, d'Eschyle et d'Homère. Cela est universel. Le reste peut être moder- nisé, francisé. Shakespeare ne sera pas trahi.

IV

L'auteur a tenté de dire pourquoi il a entrepris sa tâche et^ comment il l'a comprise. Il ajoutera un dernier mot, dernier hommage à ce génie humain de Shakespeare, touffu et puis- sant comme la forêt l'on peut abattre des fourrés entiers sans qu'elle cesse d'être la forêt, dit Alfred de Musset. Le bruit court pourtant que la nature vient d'être tout récemment inventée. Mais relisez Shakespeare. Tout y est, même le mot sale. Seulement, il n'y tenait pas : « Des mots ! des mots ! » Ah I comme cela lui était égal I si haut était son génie !

La nature, il l'exprimait par la spontanéité de sa parole sans entrave, brutale comme son temps, mais directe comme un coup de ces bonnes épées si tôt tirées en son siècle de violence.

IDÉES LirriBÀIBKS 36 1

La nature, il la peig-nait d'un trait dans ses grands horizons, qui à chaque instant, traversent sa phrase, cieux, terre, forêt, montagnes, océans, décors prodigieux le peuple de ses créatures défile en ordre sous ses yeux profonds. La nature, il la voyait surtout dans l'âme multiple et immense, mobile comme l'onde, amoureuse, ambitieuse, jalouse de l'homme éternel.

Shakespeare et la nature!... l'un pas plus que l'autre n'étant une école, on peut aller étudier chez eux!

Ne cherche-t-on pas une langue poétique nouvelle? Si le poète moderne veut être de son temps, il dépouillera son vers de bien des ornements, de bien des épithètes, de toute convention, et il sera naturel sans croire inventer le mot ni la chose; il parlera « tout dret » comme la nature... et comme Shakespeare.

Ne cherche-t-on pas une formule nouvelle dans le drama- tique? Les moules de notre théâtre sont fatigués. Nul doute qu'on ne les renouvelle en renonçant aux complications d'intrigues pour s'en tenir au mouvement des caractères et de la passion. C'est ce qu'enseigne Shakespeare et ce qu'enseigne la nature.

Ce sont les raisons qui m'ont fait le plus vivement souhaiter l'avènement définitif de Shakespeare en France.

Quelle que doive être la destinée de cet ouvrage, j'aurai gagné cela d'avoir longuement et de près étudié le génie, bien heureux et bien fier si l'on m'appelait un jour l'un des précurseurs de la forme et de l'esprit ressuscité de Shakes- peare.

Shakespeare viendra. On s'apercevra alors qu'il est frère de Rabelais et de La Fontaine comme il est frère de Molière. On s'apercevra que la « modernité », cherchée en poésie par tant de vaillants esprits, n'est, dans le fond et dans la forme, que l'antique nature et le vieux naturel, seules choses que ne puisse atteindre et nier le double esprit sceptique et positif du siècle.

U

VIII

Discours de Réception

A

L'ACADÉMIE FRANÇAISE

(23 Décembre 1909)

Messieurs,

On n'a point coutume, lorsqu'on sollicite vos suffrages, de vous affirmer qu'on en est indig-ne... Mais, si la fonction du candidat n'est point d'être modeste, son devoir, dit-on, est de le devenir tout d'un coup, dès qu'il est bien assuré de son immortalité viagère. Eh bien, non, Messieurs, ce n'est pas à l'heure où, en m'accueillant comme l'un des vôtres, vous me prouvez la plus extrême bienveillance, que je me permettrai de vous la reprocher comme une injustice.

Sans doute, parmi les titres que j'ai pu invoquer en appe- lant sur moi votre faveur, le plus heureux fut d'avoir eu pour Muse la lumineuse Provence et je dois l'avouer ce mérite-là tient un peu au hasard de la naissance... Tel qu'il est pourtant, il m'impose l'obligation qui m'est douce, et que vous trouverez naturelle, de laisser paraître devant vous une fierté qui n'est pas uniquement la mienne ; comparable, en effet, à quelqu'un de ces hérauts d'armes d'autrefois qui parlaient au nom de leur prince, j'apporte ici la gratitude d'une région de France qui s'est joyeusement félicitée d'avoir

364 LA PB08E DB JEAN AICARD

au milieu de vous un représentant de ses traditions poétiques et de son vieux génie populaire.

C'est parce qu'il a simplement, lui aussi, exprimé l'âme de son peuple, celui de Paris, que François Coppée, char- mant et vaillant poète, a su conquérir l'originalité et le succès. Ce rapport lointain entre nos deux œuvres m'aidera, j'espère, à mieux comprendre et à mieux louer mon illustre prédécesseur.

Il était en 1842, de parents sans fortune, d'une mère très pieuse et d'un père monarchiste, dans une maison Charlet, leur voisin de palier, dessinait passionnément, du matin au soir, ses types de vieux grognards de l'Empire. Toute la destinée de Coppée tient en puissance dans ces quelques détails. Il restera fidèle à ses impressions premières ; il deviendra le plébéien aristocratique ; sa poésie sera de cœur chrétien, d'esprit militaire et chevaleresque ; et, en le recevant à l'Académie française, Victor Cherbuliez pourra lui adresser ces paroles, dont l'avenir de Coppée justifiera l'application: « Une opinion est bien peu de chose; c'est une grande chose que la fidélité ».

Coppée avait trois sœurs, dont une. M"* Annette, à laquelle il a dédié les Récits et Élégies, a été la compagne attentive de toute son existence laborieuse. La mort même ne les a pas séparés longtemps.

Autant qu'à sa vieille mère, c'est à cette sœur qu'il pensait assurément lorsqu'il a dit :

Qu'importe un peu de bruit autour de votre nom, Qu'importe le laurier bien souvent éphémère, Si quelque blanche épouse, ou quelque vieille mère, Ne doit pas de sa main le suspendre au foyer.

De bonne heure, Coppée, pour aider sa famille, se vit contraint d'interrompre ses études et d'accepter une place de commis chez un particulier : puis il entra comme expédition- naire au Ministère de la Guerre. Il avait vingt ans quand la mort de son père, depuis longtemps malade, fit de lui un chef de famille. Sa mère et ses trois sœurs attendaient tout

DlftCOURS D2 RÉCEPTIOISr S65

de ses énergies et de son travail, et lui, il espérait tout de la grande prometteuse qui trahit souvent ses plus passionnés amants, de la Poésie.

En 1866, il publiait Le Reliquaire et bientôt après Les Intimités, qui le laissèrent inconnu. En 1869, Coppée est l'auteur des Humbles et il donne Le Passant à l'Odéon. Il avait vingt-sept ans. La représentation du Passant fut un triomphe inouï:

Je sais faire glisser un bateau sur le lac

Et, pour placer la courbe exquise d'un hamac,

Choisir dans le jardin les branches les plus souples...

Tant de grâce dans une langue si ferme, si précise, si colorée, charmèrent public et critique. Le lendemain Coppée était célèbre.

A partir de ce moment, toujours fidèle au même idéal, et dans sa vie et dans son œuvre, il s'affirme chaque jour davan- tage comme le poète à la fois des plus simples réalités et des plus nobles visions.

En avril 1870, il donne Les Deux douleurs à la Comédie- Française: puis, durant la guerre, la Lettre d'un Mobile breton; puis en 1871, à l'Odéon, Fais ce que dois.

Un jour, il apprend que son maître Leconte de Lisle est dans une situation difficile : il abandonne aussitôt en faveur de son ami sa place de bibliothécaire au Sénat. Cet unique trait nous révèle à lui seul une générosité que plus d'un autre vint confirmer, à toutes les heures de son existence,

Cependant on représente toujours Le Passant. Coppée n'est plus seulement célèbre, il est déjà populaire. Point de salons l'on ne récite La Grève des Forgerons et ce court poème, d'une mise en scène si dramatique, qui s'appelle La Bénédiction.

Coppée fit jouer Le Luthier de Crémone en 1876. Il donne les Récits et Élégies en 1878. Parurent ensuite : Le Trésor et Madame de Maintenon. Severo Torelli, en i883, obtient un très grand succès. L'année suivante, Coppée vient siéger

366 LA PROSE DE JEAN AICARD

parmi vous. Il remplace Victor de Laprade, qui lui-même avait succédé à Alfred de Musset.

Dix ans plus tard, il fait représenter triomphalement, à rOdéon, les cinq actes de Pour la Couronne.

Enfin, en 1898, Coppée publie La Bonne Soujffrance. Il est, à ce moment, avec éclat, le Président de la Lig-ue de la Patrie française, c'est-à-dire qu'il est bien le Coppée qu'on pouvait prévoir, celui qu'il sera jusqu'au bout sans défaillance, devant la douleur et devant la mort... Et ici, pour rester dans la sereine région poétique, négligeant toutes contingences, nous nous rappellerons que nous n'avons pas à faire la critique de ses idées, mais seulement le juste éloge de la loyauté et de la crânerie chevaleresques qu'il mit à les servir.

Dans son nouveau rôle, Coppée ne cherche aucune satis- faction d'amour-propre ; il obéit à sa nature profonde, qui se découvre à lui plus nettement que jadis parce qu'il souffre et parce qu'il vieillit. Sa constance jusqu'à la fin, pour le plus grand honneur de son nom, nous rappellera sans cesse le mot de Cherbuliez : « C'est une grande chose que la fidé- lité ! » Son attitude dans sa longue agonie aura une beauté transcendante, car il s'était fait l'héroïque serviteur de cette mystique qui veut que nos souffrances, acceptées dans un esprit de sacrifice, ne soient pas vaines, mais rachètent d'autres douleurs humaines ; et quand on fermera ses pauvres yeux sur son lit de torture, il aura mérité que l'on dise de lui ce qu'il a dit ici même de son prédécesseur Victor de Laprade : « Quand la mort mit un terme à ses souffrances, ce chrétien qui les avait supportées avec tant de résignation, cet homme de foi eut la fin dont il était digne : il s'éteignit avec la sérénité d'un saint ».

Vraiment, c'est une force qui impose tous les respects, celle qui donne à l'agonie la plus effroyable la beauté du courage souriant. Si un chef-d'œuvre d'art, patiemment enfanté dans la joie et pour la joie, appelle notre admiration, que penserons-nous d'une telle mort, et que dire d'une des- tinée horrible, quand elle est subie toute fatale qu'elle

DTSCOtTES DE RÉCEPTIOX 067

soit dans un désir de sacrifice qui la transforme en œuvre de dévouement et comme en martyre volontaire ! Le peuple de Paris, que Coppée aimait tant, a reconnu qu'un tel effort vaut l'héroïsme du soldat qui se dévoue, et il fit à son poète de touchantes funérailles. On peut interroger aujourd'hui j'en ai fait l'épreuve les bourgeois, les boutiquiers, les ouvriers de nos faubourgs ; tous seront unanimes à répondre : « Celui-là fut un brave homme. »

François Coppée, Parisien de Paris, a par-dessus tout aimé « le petit monde » de la grand'ville. A l'origine de cet amour qu'il a servi au moyen d'un art achevé, on trouve deux sentiments vénérables : le goût naturel de tout homme pour le lieu de son origine, et une infinie pitié pour les souffrants et les miséreux.

Labeur quotidien acharné, récréations interdites, résigna- tion aux pires douleurs humaines aggravées par le manque de fortune, Coppée et sa famille avaient connu tout cela ; c'est lui qui nous l'a confié en des pages émouvantes. Devenu, du soir au lendemain, un poète célèbre, aussitôt choyé des éditeurs, il n'oublia jamais les compagnons des premières heures, qui avaient été les heures pénibles. La gloire de sa destinée, c'est d'avoir mis au service de ces humbles, qu'il avait coudoyés en son obscurité, une œuvre éclatante qui les fit mieux connaître et mieux aimer. Et, au début de sa car- rière, sous le feu des railleries faciles, il eut quelque courage à le tenter, mais il aima mieux laisser accuser injustement son goût qu'avec justice son cœur.

Ainsi, au moment même du triomphe incomparable du Passant, il se refusait à l'orgueil d'être un chanteur de chi- mères somptueuses ou de réalités dorées, pour nous faire descendre dans l'âme de ceux que la société nomme les petits, et qui cependant portent en eux, surtout aux heures trop fréquentes des sacrifices cachés, toute la grandeur de la destinée humaine.

On se rappelle le sujet du Passant, et comment et pourquoi la courtisane Silvia, après avoir rêvé un instant de retenir

368 LA PROSE DE JEAN AICABD

dans sa royale demeure le gentil chanteur florentin, l'oblige enfin à s'éloigner d'elle.

Dans la réalité, ce fut lui, ce fut le poète, c'est Coppée qui abandonna de gaîté de cœur la Muse courtisane, la favo- rite des riches, pour retourner vers les miséreux et non pas même vers ceux des chaumières que consolent les rayons et les fleurs, mais vers ceux des villes qui ne participent jamais à la vie heureuse des choses naturelles.

Il y a là, de la part d'un tel poète, une abdication momen- tanée de la royauté lyrique qu'il porte en lui, un abandon volontaire de sa libre et insouciante fantaisie transformée en pitié, il y a enfin une attitude littéraire qui sont véritable- ment méritoires, car le poète n'ignore pas qu'en essayant d'entraîner ses lecteurs dans les mansardes ou dans quelque triste boutique des faubourgs éloignés, il découragera tous ceux pour qui la poésie ne doit être qu'un luxe ajouté aux autres.

Ceux-là ne pardonneront pas à la Muse de Coppée la simplicité de sa mise. Cependant, quand les duchesses se font sœurs de charité et s'en vont visiter les maisons des pauvres, elles n'ont point coutume de se parer de tous leurs bijoux ; et au regard de nos cœurs, peut-être à nos yeux de chair, elles semblent alors embellies d'une grâce que ne leur donnent pas les plus précieuses toilettes... Et puis, nous savons bien qu'elles retrouveront, quand il conviendra, aux jours de fête ou de gloire, leurs diadèmes et tous leurs diamants.

.\insi la Muse de Coppée. Elle avait chez elle ses joyaux et sa couronne et, en se refusant à les porter tous les jours, elle acceptait noblement le risque de déplaire aux plus super- ficiels, c'est-à-dire aux plus influents peut-être d'entre les heureux du monde, à ceux qui ne jugent que sur l'éclat de leur parure les femmes et même les immortelles.

Messieurs,

Bien qu'il ait cru devoir dire tout à l'heure qu'il a, lui aussi, exalté l'âme populaire, le successeur de François

DISCOURS DB RÉCEPTION 869

Coppée ne peut prétendre à aucun des mérites du poète qui, pour écrire Les Humbles, a revivre en imagination l'exis- tence du pauvre des cités.

Les rustiques que j'ai chantés sont de libres paysans, ceux du Var, fils des Lig-ures, latins et grecs, qui vivent au soleil allègrement et qui d'ailleurs, en leur fierté restée païenne, n'accepteraient pas volontiers ce titre d' e humbles », cher à l'esprit évangélique. C'est même un des traits les plus frappants de leur caractère. Jules Michelet le signale quelque part, en ajoutant qu'il y a plusieurs midis, parfai- tement dissemblables. Le paysan du Var, lui, est silencieux et d'allure lente. Il a une dignité de chef arabe, une gravité habituelle dont il ne se départ que pour de rares éclats de fureur ; ou bien pour d'ironiques gaîtés auxquelles il ne veut de témoins que ses congénères. Ses retours de bon cœur ne sont pas moins rapides que ses colères. Hospitalier, il offre vite le peu qu'il possède, pourvu qu'on l'ait salué, en l'abor- dant, avec cette cordialité profondément humaine qui semble dire : « Qui que tu sois, je n'oublie pas que tu es mon égal devant la douleur et devant la mort. » Et, pauvre sans en souffrir, invité à l'indolence par la gaîté de ses hivers lumi- neux et verdoyants, à la contemplation par la splendeur azurée de ses horizons de terre et de mer, il se laisse vivre, en se répétant que les étoiles du ciel ne sont pas moins belles pour lui que pour ceux qu'il appelle les plus grands riches ».

Vous le voyez, il n'y a aucun mérite à descendre parmi des hommes d'une telle race, ou plutôt à ne les avoir jamais quittés, à parler avec eux le dialecte du Var et à les célébrer en français de France.

Or, ils savent, Messieurs, que vous écoutez en ce moment leur éloge, et j'éprouve une délicieuse émotion à vous dire, à vous apprendre peut-être, que le cœur d'un peuple rustique n'est pas insensible à l'honneur de votre attention. Il me semble qu'il y a quelque chose d'un peu nouveau et, en tout cas, d'émouvant, dans cette pensée que l'endroit nous

16.

$70 LA PROaE DE JEAN AICARD

sommes, ce palais de la vieille France, attire aujourd'hui les yeux de plus d'un paysan et d'un bûcheron de Provence. Plus d'un sait très bien que l'idiome qu'il parle est destiné à périr avant longtemps ; il n'ignore pas non plus que vous pouvez en retenir tel ou tel vocable pittoresque, que lui-même a déjà francisé à sa manière, et qui viendra peut-être un jour, grâce à vous, enrichir le trésor du langage français, dont vous avez le dépôt. Cette race artiste, qui accepte les transformations modernes, voudrait du moins sauver quelque chose de ses beautés anciennes, et elle comprend que votre mission est de servir la gloire de l'esprit français dans l'avenir, au moyen même de ses gloires passées.

François Coppée, dans sa recherche d'une poésie simple, mais non rustique, n'avait guère qu'un prédécesseur, le Sainte- Beuve de Joseph Delorme et des Consolations. En vérité, pour célébrer le petit monde urbain, pour dire en vers ses mœurs, ses travaux, ses amusements, l'auteur des Humbles dut inventer une forme littéraire, et il fallut, pour faire par- donner l'audace du projet, que cette forme fût impeccable.

1 out au contraire, à qui veut chanter le peuple des cam- pagnes, les devanciers ne manquent pas. La poésie buco- lique a ses chefs-d'œuvre dans les deux antiquités, et, en France, elle s'offre à nous avec ces chants populaires aimés du Misanthrope, et dans lesquels Molière voyait des modèles d'art simple et clair, d'expression et de mouvement pas- sionnés :

La belle aurait pu, loin d'ici, Manger ses fraises sans souci : Au bord d'une claire fontaine, Auprès d'un rude moissonneur Qui l'aurait prise sur son cœur, Elle aurait eu bien moins de peine!

Ces rimes de Pierre Dupont ne sont pas étincelantes, mais ne voyons-nous pas que la claire fontaine, le rude moisson- neur et un baiser qui sent la fraise, n'ont pas besoin d'épi- thètes rares, et suffisent, sans plus d'ornement, à notre goût

PISCOUHS DE EÉCEPTION 871

de vie et de beauté? Tous nous aimons ces choses, et elles peuvent venir à nous sans apprêt. Peut-être même trop de science dans l'expression leur ôterait un rien de leur charme, C'est un art encore que de n'en point trop montrer. Au contraire, si l'on écoute Coppée, lorsqu'il nous dit :

Je prends un chemin noir semé d'écailles d'huitres,

ou lorsqu'il va rêvant :-

D'un bout de Bièvre avec quelques champs oubliés. l'on tend une corde au tronc des peupliers, Pour y faire sécher la toile et la flanelle.

en ce cas n'a-t-on pas le droit de ne point partager tout à fait les goûts du poète? Il faudra donc qu'à lire ses vers nous trouvions un plaisir qui ne nous est pas donné tout d'abord par le sujet de son tableau. Ce qui nous plaît ici, c'est la jus- tesse et le relief du détail, c'est la ressemblance du portrait; et seules la force d'évocation, la magie de l'écrivain, les res- sources inattendues de son talent, nous captivent.

Cet art d'ajustage, de sertissage, cette habileté incompa- rable de l'ouvrier qui amenuise des bois légers ou entaille un dur métal et y pratique des mortaises imperceptibles aux- quelles s'adaptent, avec une précision d'horlogerie, d'invisibles tenons ; cette perfection de métier, grâce à quoi le versifica- teur, appelant à lui des rimes rares, imprévues, les accouple avec tant d'aisance qu'elles paraissent s'attirer d'elles-mêmes comme des colombes amoureuses : toute cette admirable façon d'écrire en vers, ce fut la loi du Parnasse, c'est l'art de François Coppée.

En i865 fut imprimé le premier Parnasse contemporain. Œuvre d'école ? Non. Les poètes du Parnasse, très divers d'âme, de caprice, de fantaisie, n'entendaient pas être une école; mais, sur quelques points précis, ils avaient, semble- t-il, une volonté commune : réagir contre le vers lâché ; contre la prétendue inspiration qui, les yeux au ciel, ne daigne pas contrôler le travail sur le papier ; contre l'estompe

37 î I A PROSE DE JRAX AICARD

qui triche, en noyant le dessin ; contre la rime insuffisante ; contre la composition romantique le désordre et l'abon- dance étaient quelquefois sans examen considérés comme les signes du génie. Toutes ces choses furent, par les Parnassiens, condamnées pêle-mêle sous le beau nom d'élo- quence prononcé avec mépris, ce qui était un blasphème, car l'éloquence, qui a ici des maîtres illustres, c'est le jaillis- sement spontané de l'expression émotive, c'est le mouve- ment vital essentiel que le poète doit conserver à la strophe ou à la période, tout en s'eflforçant de leur donner, avec la correction parfaite, la fermeté définitive.

L'idéal des poètes du Parnasse, c'était, au fond, la sobre, rigoureuse et indestructible ordonnance des constructions d'un Leconte de Lisle, opposée à l'œuvre ondoyante, tumul- tueuse, forêt ou océan, d'un Victor Hugo. On en voulait sur- tout à ce Brummel du style, à Alfred de Musset, mélancolique et délicieux dandy, qui ne comprenait pas que l'élégance vraie pût aller sans quelque dédaigneuse et jolie négligence, et qui avait pris avec la Muse, traitée en grisette, d'imper- tinentes libertés. On ne pardonnait pas à Lamartine, archange en exil, son divin mépris, hautainement avoué, pour l'art terrestre des vers, auquel il devait sa gloire. Par crainte et dégoût des imitations faciles, on rappelait le génie à l'ordre. Et si l'on saluait avec quelque respect M. Alfred de Vigny, c'était assurément parce que son émotion contenue, sa réserve de soldat grand seigneur, casqué et cuirassé, semblaient un solennel reproche à la débordante exaltation romantique. N'avait-il pas dit en effet : « Seul le silence est grand » r Mais cette maxime superbe ne peut faire que des sages : elle n'encourage ni les orateurs ni les poètes.

Aucune réaction n'allant sans excès, l'application de la théorie parnassienne risquait, chez quelques-uns, d'aboutir à de la roideur... Si, dans l'ensemble d'un ouvrage littéraire, il pouvait arriver que chaque détail prît la même valeur de beauté, il pourrait bien se faire aussi que le chef-d'œuvre y perdît tout naturel et en demeurât comme guindé. La perfec-

DISCOURS DE RiCBPTIOK 87S

tion soutenue, chère avec raison au sonnettiste, nécessaire aux joyaux de Cellini, est peut-être contraire à la libre gran- deur des athlètes d'un Michel-Ange comme à la souplesse des Galatées virgiliennes.

Et c'est, je pense, ce qu'a voulu dire Coppée, dans ce joli conte, véritable galégeade parisienne, il nous montre un sévère architecte de jardins acharné à détruire tous les passe- reaux, surtout les merles, qui troublent et déshonorent la magnifique symétrie de ses allées tirées au cordeau. Notre homme n'en laisse pas vivre un seul... Mais, de l'autre côté du mur mitoyen, veille un véritable poète qui, n'ayant pas la même esthétique, fait acheter chaque jour au marché quantité d'oiseaux, et infatigablement « remet des merles » dans les massifs de son désolé voisin... Il y a peut-être, comme cela, dans toutes les littératures, des œuvres imposantes jusqu'à paraître monotones et où, sournoisement, on aimerait à lâcher quelques merles, à mettre de petites taches heureuses, un peu de divin naturel.

L'auteur de cette fable symbolique, notre Coppée, était de ceux qui savent aimer et admirer partout. Il savait que la variété des tempéramments littéraires fait la grandeur d'une littérature. Si la poésie n'était pas une façon toute person- nelle de sentir et d'exprimer ce qu'on sent, un seul chanteur suffirait au monde entier, et ce serait vraiment dommage. Jean de La Fontaine et J.-M. de Heredia sont deux grands poètes qui n'ont rien de commun entre eux, rien, que l'admi- ration de tous les Français.

La théorie d'art du Parnasse n'a été appliquée par personne mieux que par François Coppée. A toutes les pages de son œuvre il nous fait admirer une incomparable maîtrise; et l'on peut observer que moins les sujets qu'il choisit ont par eux-mêmes d'agréables couleurs, plus il met de coquetterie à les broder méticuleusement sur la trame, sans qu'un fil dépasse le contour net du dessin. Un tel art fait accepter tous les motifs de l'artiste. Mais Coppée ne s'en tiendra pas aux tableautins modernes des Humbles et des Intimités. 11 lui

374 LA PROSE DE JEAN AICABD

plaira un jour de prendre le grand style épique, dramatique, lyrique ; et alors, bien qu'il s'en défende en certaines pages d'une spirituelle mais trop grande modestie, son alexan- drin somptueux saura flamboyer comme l'épée du héros, étinceler comme le diadème du Roi.

On a dit des Récits et Élégies qu'ils sont une petite Lé- gende des Siècles. Point si petite, sinon par la brièveté.

Dans cette série, il y a plus d'un chef-d'œuvre, par exemple Les Yeux de la Femme :

L'Éden resplendissait dans sa beauté première.

Eve, les yeux fermés encore à la lumière,

Venait d'être créée, et reposait parmi

L'herbe en fleur, avec l'homme auprès d'elle endormi

Et, pour le mal futur qu'en enfer le Rebelle

Méditait, elle était merveilleusement belle.

Son visage très pur, dans ses cheveux noyé.

S'appuyait mollement sur son bras replié

Qui montrait le duvet de son aisselle blanche ;

Et, du coude mignon à la robuste hanche.

Une ligne adorable, aux souples mouvements,

Descendait et glissait jusqu'à ses pieds charmants ;

Le Créateur était fier de sa créature.

Sa puissance avait pris tout ce que la nature

Dans l'exquis et le beau lui donne et lui soumet.

Afin d'en embellir la femme qui dormait.

Il avait pris, pour mieux parfumer son haleine,

La brise qui passait sur les lys de la plaine;

Pour faire palpiter ses seins jeunes et fiers.

Il avait pris le rythme harmonieux des mers ;

Elle parlait en songe, et, pour ce doux murmure,

Il avait pris les chants d'oiseaux sous la ramure ;

Et, pour ses longs cheveux d'or fluide et vermeil,

II avait pris l'éclat des rayons du soleil :

Et, pour sa chair superbe, il avait pris les roses.

Mais Eve s'éveillait...

Et sous ces cils baissés frémissait un rayon.

Alors, visible au fond du buisson tout en flamme,

Dieu voulut résumer les charmes de la femme

En un seul, mais qui fût le plus essentiel,

Et mit dans son regard tout l'infini du ciel.

DISCOURS DE RÉCEPTION 876

Dans le récit, voilà de quels beaux sons de lyre sut, quand il lui plaisait, s'accompagner l'auteur du Petit Épicier de Montrouge. Au théâtre, il atteignit souvent les mêmes beautés lyriques, surtout dans sa tragédie Pour la Couronne: Voyant son père tout près de trahir son pays, Constantin Brancomir a tué son père. Ainsi il a montré le stoïque patrio- tisme d'un païen. Mais, le meurtre à peine consommé, ce même Constantin, dont la conscience est chrétienne, ne ces- sera de se reprocher son parricide. Les remords le pour- suivent. Il appelle désespérément un éternel pardon qu'il est impuissant à s'accorder lui-même :

Oh! calme-toi, mon cœur! point de révolte impie! Il est bon que je meure, il est bon que j'expie, Jai frapper, je n'ai pas pu faire autrement. Mais j'ai tué mon père, il faut un châtiment !

Ce parricide digne de pitié et de respect, nous le verrons, dans une dernière scène qui est admirable, souffrir l'insulte publique au pied de la statue de bronze élevée à son père traître et honoré. Ce drame, oîi le double sentiment patrio- tique et chrétien se rencontre à un degré exemplaire, a donné à Coppée une belle place parmi les grands lyriques du Théâtre.

Dans toute l'œuvre de Coppée nous retrouverons ainsi à chaque pas le sentiment chrétien uni au sentiment patriotique ; partout, à côté de graves physionomies religieuses, nous apparaissent de belles figures de soldats, au-dessus desquelles frissonne le drapeau ailé.

Parmi ses poèmes militaires, nul n'est plus émouvant que celui qu'il a intitulé Pour le Drapeau. Nous sommes en Algérie. Un fort est attaqué par une nuée de bédouins. Les Français, n'étant pas en nombre, vont être écrasés... Des condamnés de France, gardés dans le fort, demandent au commandant des armes qu'ils rendront, assurent-ils, après l'affaire :

« Mon capitaine, on vient vous dire que nous sommes Cent condamnés, c'est vrai, cent forçats mais cent hommes.

876 LA PROSE DB JEAN AIOABD

Tous du faubourg Antoine et tous gars bien choisis... Nous savons que le fort est bondé de fusils : Armez-nous donc. Après avoir fait la besogne, On rendra les fusils, ma parole d'honneur ! »

On les leur prête; ils les rendent, en effet, après la victoire :

Alors ces condamnés, ainsi qu'ils avaient dit,

Tenant loyalement la parole jurée,

Rentrèrent dans le fort en colonne serrée.

Sans hésitation ils mirent en faisceaux,

Devant leur commandant, leurs fusils encor chauds :

Et le vieil officier, contenant mal ses larmes,

A ces soldats d'un jour qui déposaient les armes

Étreignait les deux mains à leur rougir la peau

Et disait rudement : <• Merci... pour le drapeau ! »

N'est-ii pas vrai qu'à la sollicitation du poète on accorde à ces héroïques forçats tous les pardons, les mêmes qui ouvrirent au bon larron les portes du ciel ?...

Il serait intéressant de suivre pas à pas, dès les débuts de Coppée, le fil jamais rompu qui, en tous temps, rattache fortement ses conceptions littéraires à la morale chrétienne. Le sentiment religieux pénètre chaque page de son œuvre poétique, même quand cela napparait point tout d'abord. Il n'est pas jusqu'au titre de son premier volume de vers nous ne retrouvions le mysticisme catholique qui brûle fidèlement au fond de son cœur. Dans ce livre, Le Reliquaire, Coppée se lamente ainsi :

Je ne puis même plus mettre mon âme à l'ombre Du grand geste de Christ qui plane et qui bénit

Et il ajoute :

Malgré ce cœur brisé sans espoir et sans foi, Sans cesse je retourne à mon passé riant...

Dans l'Exilée, il dit :

Mon rôve, par l'amour redevenu chrétien...

DISCOUBS DE EÉCSPTIOX 877

Les mille vers du poème Angélus ne sont qu'une longue prière... Qu'est-ce que le morceau célèbre intitulé La Béné- diction, sinon la glorification d'un héros religieux, dont l'odieux martyre est pour nous faire maudire la guerre ? Dans Severo Torelli, la pompe religieuse est un ressort essentiel en même temps qu'une beauté du drame. Le Luthier de Crémone est un hymne à la gloire du sacrifice qui sanc- tifie la plus déshéritée des créatures. La Silvia du Passant, qu'est-elle, sinon une sœur de Madeleine la pécheresse répandant l'huile embaumée sur les pieds de son Sauveur? Et qu'est-ce encore que le malheureux Olivier, sinon l'âme de cette même Silvia vivant et souffrant, cette fois, sous la figure d'un jeune homme r

Dans ce poème d'Olivier, Coppée disait déjà, en 1874 :

Quand m'accable par trop le spleen décourageant, Je retourne tout seul, à l'heure du couchant, Dans ce quartier paisible me menait mon père... Je songe à ce qu'il fit. cet homme de devoir... Et je sens remonter à mes lèvres surprises Les prières qu'il m'a, dans mon enfance, apprises. Et de nouveau je veux aimer, espérer, croire... Excusez, j'oubliais que je conte une histoire ; Mais en parlant de moi, lecteurs, j'en fais l'aveu. Je parle d'Olivier qui me ressemble un peu.

En vérité dans Olivier, le corrompu qui aspire à l'idéale pureté, on reconnaît un jeune frère de ce Rolla dont le blasphème était une prière. Au fond des cryptes de leur mémoire, on voit, toujours debout, l'image de la Madone immaculée « luire en sa châsse ardente, avec sa chape d'or ». Olivier lutte contre des scrupules qui sont, par excellence, religieux; visiblement, pour lui, l'amour est empoisonné aux sources ; c'est le péché d'origine ; et ce débauché, assoiffé de Dieu, ne sera plus régénéré, que par la douce absolution du prêtre, dans le secret du confessionnal le pécheur se frappe la poitrine en sanglotant... Comment est-il possible que l'École réaliste, invoquant la vérité de couleurs qui dis-

378 LA PRDoE DE JEAN AICARD

tingue les descriptions de Coppée, ait revendiqué un seul instant comme l'un des siens ce pur spiritualiste !

On n'en finirait pas de rechercher et de retrouver, dans son œuvre poétique, le sig-ne dont est marqué, par sa religion, l'auteur du Pater.

Son œuvre en prose, à ce point de vue, n'est pas moins significative. Avec quelle ardeur, dans son discours de récep- tion à l'Académie, ne s'indigne-t-il pas en rappelant qu'on a pu accuser de panthéisme M. Victor de Laprade ! « Jamais, s'écrie-t-il, jamais dans ses plus complètes extases, dans les heures il unit le plus intimement son âme à l'univers, il n'a oublié Celui qui en est l'auteur ! » Coppée, quelque temps, poursuit sur ce ton, et la défense est si vive, que Victor Cherbuliez réplique avec une aimable impatience : « Quand il aurait été un peu panthéiste en sa jeunesse, je n'y verrais pas grand mal ! Lucrèce ne croyait qu'aux atomes, Gœthe ne croyait pas au Dieu personnel, et il est presque impos- sible de savoir ce que Shakespeare croyait. La grande poésie n'est prisonnière d'aucune église, d'aucune école. » Ce dernier trait eût été des plus piquants, si notre Coppée n'eût pas été à la fois un esprit très religieux et de très large compréhension, comme en témoigne son œuvre tout entière. Ses poèmes, ses nouvelles, son roman si plein de pitié : La Coupable ; ses beaux discours sur les aveugles ; les quatre volumes intitulés Mon franc parler, nous révèlent la simple évolution d'une âme naturellement religieuse, qui, aux der- niers jours de la vie, ne fera que tenir, en toute liberté, la promesse des heures premières. Il est intéressant d'y insister, et il n'y a pas d'indiscrétion à le faire, parce que notre poète a lui-même parlé tant de fois de ce qu'on a im- proprement appelé sa conversion, qu'elle en était devenue quelque chose comme un événement parisien.

Qu'en aucun temps il n'ait été le captif d'une doctrine étroite, il est aisé de s'en convaincre. A la veille du jour il allait se proclamer soldat du Christ, le sentiment chrétien était en lui assez profond déjà, assez actif, pour faire glisser

DISCOUBS DE RÉCEPTION 879

ce monarchiste, par la pente de la charité, à des affirmations socialistes, voire un peu anarchiques. Écoutez-le, c'est bien lui qui parle : e Nous maintenons, dit-il, le droit du plus riche? Il ne vaut pas mieux que le droit du plus fort. » Et ailleurs : « J'en suis désolé pour ceux qui font de la pro- priété la troisième personne d'une trinité dont les deux pre- mières sont la religion et la famille; mais elle n'est pas impérissable et sainte... » Ainsi pense le Coppée de 1894, et il faut bien que ce soient des audaces, puisqu'il- est nécessaire d'ajouter qu'elles sont essentiellement chrétiennes et celles mêmes de Bourdaloue prêchant devant S. M. Louis XIV. Coppée s'écrie encore : « L'âme a des ailes, elle peut s'élever au-dessus des dogmes et des cultes, dans une sereine région lui apparaissent une justice et une vérité supérieures. » Là-dessus, on ne s'y attendait guère, il patronne l'impôt sur le revenu, prône l'union de toutes les Eglises, et l'on dirait d'une réplique souriante aux impa- tiences de M. Victor Cherbuliez.

Si ce sont des hérésies, elles sont d'un brave homme que Dieu n'aura pas le courage de damner; mais voici La Bonne Souffrance, et le poète sent remonter à ses lèvres la simple prière que lui apprit sa mère dans son berceau.

Il avait été sceptique sans réflexion, à la manière d'un boulevardier; il se retrouva croyant sans discussion, comme il convient. Sa foi première avait sommeillé en lui telle qu'elle lui avait été transmise; vieillissant, il la sentit se réveiller avec tous les autres souvenirs d'enfance, les plus doux et les plus lointains, que la mort bienfaitrice rapporte à la vie qui s'en va...

Logique est cette fin du poète, comme il est tout simple que dans un siècle l'on est si prompt à l'invective féroce et inconsidérée sa sincérité, la noblesse de ses aspirations de Français, la largeur de ses sentiments de chrétien, la générosité de son cœur d'homme, son caractère enfin, aient détourné de lui la rancune des partis qu'il a le plus vivement combattus. Il est de ceux dont la bonne foi est

^Bo LX PK08K DE JEAX AICAED

si limpide, que devant eux la haine désarme. Il pouvait avoir des adversaires, il ne peut pas avoir d'ennemis, celui qui a dit, dans un vers l'énergie du patriote est comme voilée de tendresse humaine :

La bonté, c'est le fond de toute âme française.

Certes, il savait que, s'ils veulent assurer leur triomphe, les principes de bonté doivent parfois se défendre avec une rigueur qui pourrait être leur propre négation; et il se méfiait du rêve humanitaire : il en a dénoncé le péril. Pour lui, cependant, la France, étant chrétienne et catholique, était nécessairement de charité universelle. Par là, sa pensée religieuse rejoignait, dans l'idéal, la pitié philosophique, qui se souvient de s'être trempée aux sources évangéliques. Et c'est ainsi que notre France à tous, c'est celle de Jeanne d'Arc, l'héroïne au grand cœur qui, vaincue ou victorieuse, pleure sur tous les blessés et sur tous les morts.

Messieurs,

Il y a trois ans à peine, il fut donné à quelques écrivains, philosophes, romanciers, poètes, d'assister à un bien touchant spectacle. Ce fut le jour où, François Coppée à notre tête, nous allâmes offrir à SuUy-Prudhomme une médaille commé- morative du vingt-cinquième anniversaire de son élection à l'Académie française.

Sans avoir jamais suivi Coppée en disciple, ni même l'avoir vu souvent, je l'ai toujours admiré, toujours aimé et je crois l'avoir compris. Avec Sully-Prudhomme, pour qui je n'avais point de secret, je suis resté pendant plus de quarante années en rapports d'étroite amitié, en conformité absolue de senti- ments et d'idées.

Coppée et Sully-Prudhomme étaient les poètes les plus brillants du Parnasse. Ainsi ce Parnasse, qui, disait-on, avait été le piédestal des Impassibles, a eu pour gloires dominantes

DISCOURS DE RÉCEPTION 38 1

deux hommes qui, par des moyens différents, sont des créateurs d'émotions, l'un en de beaux récits, en d'admirables drames impersonnels, l'autre en des stances se révèle la plus noble vie intérieure.

L'originalité de Coppée fut de prêter à d'humbles existences et à leurs douleurs muettes l'expression d'un art accompli. L'originalité de Sully-Prudhomme fut de découvrir, dans l'ancien domaine des rêveries vagues, d'y définir et d'y nommer la cause et le sens des plus subtiles impressions de notre âme repliée sur elle-même. Dans ses stances, la pensée précise s'accompagne toujours d'une atmosphère de songerie délicieuse. Il a inventé une analyse qui ne détruit pas le charme de l'objet qu'elle étudie. Bien nouveaux tous les deux, bien modernes, chacun à sa façon : Coppée, en donnant droit de cité, dans notre poésie nationale, au portrait moral et physique d'humbles Français de divers états; Sully-Prud- homme, en notant avec minutie les gammes et les nuances d'une psychologie chantante, en créant, dirai-je, l'analyse rêveuse, et en mettant aux mains de la science contemporaine la lyre même de Lucrèce.

La médaille commémorative que nous apportions à Sully- Prudhomme, c'est Coppée qui, en notre nom à tous, avait mission de la lui offrir.

Les deux poètes étaient tous deux à la veille de leur mort. Nous le savions et ils ne l'ignoraient pas ; et ce fut, sous nos yeux attentifs, une entrevue pathétique.

A eux deux, ils représentaient alors les plus hautes émo- tions de l'âme humaine, les plus heureuses et les plus poi- gnantes : l'un, la foi confiante qui se repose eo son Dieu; l'autre, la recherche obstinée qui se heurte à l'inconnais- sable ; la première, plus enviable, puisqu'elle est donnée par Celui qu'elle affirme et puisqu'elle est, à l'heure des pires agonies, le grand appui, la consolation sans égale ; la seconde, humainement plus admirable peut-être, si le mou- rant, dont elle accroît la détresse, montre la même sérénité à supporter sans secours les maux sans rémission.

382 LA PROSE DE JEAN AICARb

Pour écouter notre orateur, sur lequel il fixait ses beaux yeux rêvait son âme déjà lointaine, SuUy-Prudhonime dut rester assis, en son habituelle attitude de penseur lassé. Coppée, en évoquant l'époque de leurs premières ardeurs littéraires, eut, une fois encore, dans ses yeux clairs au regard droit, une flamme de jeunesse; et, pour affirmer son admiration à l'auteur des Vaines Tendresses, il retrouva quelque chose de ses belles énergies de combattant; mais cette fermeté n'était qu'apparente; on sentait que les deux poètes étaient, l'un par l'autre, également attendris...

Et moi, au moment de les quitter l'un et l'autre, compre- nant bien qu'ils ne devaient plus se revoir, je répétais en moi-même ce vers de Sully-Prudhomme, sa forte résigna- tion avoue une inquiétude :

Je m'abandonne en proie aux lois de lunivers...

puis ce vers de Coppée :

Je tâche de finir mon voyage en chrétien...

Qu'importent ces divergences } Bien au-dessus des vaines querelles, dans la région nos deux poètes avaient placé leur idéal, on ne rencontre que fières pensées et sentiments héroïques, ceux qui deviendront un jour, si la France demeure fidèle à sa mission, le patrimoine de tous les hommes. Et c'est, sans doute, ce que veut dire le naïf et charmant Gri- moire des Bergers, lorsqu'il nous assure qu'il y a aussi une France là-haut, dans le Ciel :

France est le Paradis du Monde, Va combattre, je te seconde, Puis tu viendras, je te le dis, Dans la France du Paradis.

TABLE DES MATIERES

Introduction.

I. Souvenirs Personnels.

Pervenches 19

Petits Fantômes 20

Pourquoi les Berceaux ont des rideaux 20

Grande Nature 22

La Grande Douleur 23

Le Nouveau 26

Peau de lapin 3o

Le Portrait de mon grand-père 3i

Je suis heureux 36

La Bonne École 4^

Une Histoire d'amour 44

II. Contes.

Mensonge de chien 47

Le Vase d'argile 53

Toute une Vie 56

Pastouré raconte l'histoire des « Merlates » qui

étaient des merles ^

Où, sans autre raison que le plaisir de rendre visite à un brave homme, l'auteur conduit le lecteur chez Victorien Pastouré, frère de Parlo-

Soulet 73

Comment Parlo-Soulet comprend les droits de l'homme et l'on verra qu'il ignorait les plus simples rouages de la machine sociale, bien qu'il eût figuré dans maintes réunions électorales et voté pour la sociale à la suite de son Roi ou, si

l'on veut, de son ami Maurin 79

Le Merle des fanfares 84

Le Marchand de larmes 89

III. Paysages de Provence.

Notre-Dame d'amour 97

Idylle pure io3

Les Saintes-Maries-de-la-Mer m

IV. Les Romans Idéalistes.

Charité rédemptrice. . i25

Les Grandes Pensées viennent du cœur i33

â84 TABLE DBS MATIÉBXS

V. Portraits littéraires.

Michelet i57

Edmond de Goncourt i6i

« Musset » de Mercié i68

Leconte de Lisle 172

Sully-Prudhomme 184

Alphonse Karr 188

Maison à vendre 193

Lamartine et Alphonse Karr (souvenirs > 200

Souvenir de Maison-Close 209

Pierre Loti 216

« Chantecler » d'Edmond Rostand 229

VI . Essais.

Bonté et politesse 23?

Jésus 243

Jérusalem tête de ligne 246

La Bêtise est immortelle 25 1

Le Financier et le savetier 255

Jeanne d'Arc 261

Simple Histoire d'un petit enfant 267

L'Ame arabe 271

Pour l'Arabe 284

Le Pape 291

Sainte Russie 296

La Galégeade 3oo

^ Les Fêtes de Pâques à bord des navires 3o5

vn. Idées littéraires.

Auguste Sabatier , 3n

Le Vers dans les pièces modernes 3i5

L'art et la vie populaire 321

Poésie populaire 336

Othello 348

VIII. Discours DE réception A l'Académie Française. . . 363

Imprimcri* àê V»aglr«rd. H.-L, Motti, Oii«ct*ttr. Attlian C- L«T*U«i«,

f£B 1 7 1975

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PO Aicard. Jean François Victor 2152 La prose de Jean Aicard A4A16 1910