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LA GUESTION AGRAÏR PARIS, ALCAN^ 1910
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LA
QUESTION AGRAIRE
EN ITALIE
LE LATIFUNDIUM ROMAIN
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LA
QUESTION AGRAIRE
EN ITALIE
LE LATIFUNDIUM ROMAIN
PAR
PAUL ROUX
PARIS FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
LIBRAIRIES FÉLIX ALCAN ET GUILLAUMIN RÉUNIES
108, IlOULEVARD SAINT- GERMA IN, 1 0 S
1910
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.
LA
QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
LE LATIFUNDIUM ROMAIN
AVANT-PROPOS
La question agraire se pose de nos jours dans bien des pays. Il semblait qu'au xx* siècle l'ère des jacqueries fût close et voici que chaque jour, ici ou là, les masses rurales s'agitent et menacent l'ordre établi. Tantôt c'est en Russie, tantôt en Roumanie ; d'autres fois en Hongrie ou en Po- logne. Toujours c'est l'Irlande qui souffre, qui gémit et qui se dépeuple au profit du Nouveau- Monde. En France même les vignerons se sou- lèvent et le sang coule dans le Midi. Mais surtout c'est en Italie où, depuis dix ans, les grèves agri- coles se succèdent en se faisant remarquer par leur durée et l'énergie avec laquelle elles sont conduites qui n'a d'égale que la vigueur de la défense de la part des propriétaires. Du Nord au Midi les populations rurales crient la misère et Roux. 4
2 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
s'ébranlent pour faire cesser leurs souffrances et améliorer leur sort. La crise agraire devient de l'autre côté des Alpes la préoccupation dominante des hommes d'Etat et du public. Ses répercus- sions dépassent même les frontières du royaume puisque c'est à elle qu'est due l'émigration qui peuple d'ouvriers italiens les chantiers de France, de Suisse, d'Allemagne et des Etats-Unis, et qui fonde dans la République Argentine comme une autre nation italienne.
La question agraire a sans doute, suivant les pays, des causes immédiates bien différentes, et bien diverses sont aussi les solutions apparentes qui peuvent y être apportées ; cependant on est en droit de soupçonner, sous ces aspects multiples, une cause générale et profonde.
Tout d'abord, on cherche, dans tous les pays, le remède à la crise agraire dans une modification du régime foncier ; on accuse la forme de pro- priété en vigueur de ne pas être adaptée aux conditions économiques et sociales du lieu et de l'époque. La crise agraire résulterait donc d'un défaut d'adaplation : retenons cela.
Remarquons en outre que les peuples qui souffrent le plus profondément et le plus fréquem- ment de troubles agraires sont des peuples appar- tenant à des degrés divers, à la même formation sociale : la formation comnmnautaire .
Au lieu de chercher à résoudre le problème de l'existence par l'énergie individuelle et l'initiative privée, ces populations s'appuient de préférence sur la collectivité, sur la communauté soit du tra- vail, soit de la propriété, soit de la famille, soit
AYANT-PROPOS 3
du clan, de la cité ou de lÉtat'. L'individu est comme noyé dans le groupe, dans la ..commu- nauté: il doit se plier à sa discipline, toute pas- sive d'ailleurs, mais il attend d'elle protection, secours et assistance dans toutes les circonstances de la vie. Le communautaire est donc doué de résignation et de passivité, mais il manque d'éner- gie et d'initiative. Il redoute l'effort intense et prolongé et ne se plie à un travail pénible que sous l'empire d'une contrainte extérieure. Il est égalitaire et exclusif : tous les membres de la communauté ont les mêmes droits, mais hors de la communauté point de salut. Le trait dominant de son caractère est peut-être le manque de pré- voyance : il n'a pas cette énergie morale qui fait donner un long effort en vue d'un résultat loin- tain; la communauté ne doit-elle pas subvenir à tous ses besoins ? Il s'en suit que son agriculture est arriérée et superficielle, ses méthodes de tra- vail simplistes et routinières. Insouciant du len- demain, il ignore l'épargne persévérante et par suite n'arrive pas à constituer la richesse ; dé- pourvu d'initiative et d'énergie, il est la victime désignée des exploiteurs si l'appui de sa com-mu- nauté vient à lui manquer. Habituellement com- primé dans son groupe, il peut devenir un révolté si la contrainte extérieure se relâche : c'est pour- quoi les peuples communautaires sont souvent si difficiles à gouverner et sont parfois des pépinières
l. Cf. Edmond Demolins, Comment la route crée le type social, Firmin-Didot. On trouvera dans cet ouvrage la description des principaux types sociaux et l'explication de leurs caractères dis- tinctifs.
4 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
d'anarchistes ; mais il ignore la discipline volon- taire et n'a ni l'esprit d'organisation, ni le sens de la responsabilité. Il ne sait pas résoudre par l'initiative personnelle et l'association libre les difficultés de la vie ; par indolence ou incapacité il recourt sans cesse à la communauté et sollicite l'intervention de l'Etat pour régler par voie d'au- torité même les affaires privées. Or ces interven- tions sont inefficaces et nuisibles, nous aurons occasion de le constater.
L'observation des sociétés et l'étude des lois sociales démontrent, en effet, que chaque organe social a sa fonction propre et que, non seulement il ne peut pas suppléer l'organe voisin, mais encore qu'il n'en saurait sans dommage usurper la fonction. Les pouvoirs publics ne font pas ex- ception à cette règle : ils ont à remplir certaines fonctions bien déterminées correspondant à cer- tains besoins de la vie collective. Ces besoins varient évidemment suivant les temps et les lieux, aussi le rôle des pouvoirs publics peut-il varier dans certaines limites. Mais que la commune, la province ou l'jitat franchissent ces limites ou manquent à leur fonction propre, il y a malaise.
Ainsi, par exemple, c'est bien aux pouvoirs pu- blics à constater le droit de propriété et à le pro- téger en vue de maintenir l'ordre, mais ils ne sauraient en aucune façon régler arbitrairement la forme et le régime de la propriété qui sont conditionnés par le mode de travail. Nous en trou- verons un exemple bien net dans la province de Home où la propriété privée existe en droit et n'existe pas en fait parce que le sol est soumis au
AVANT-PROPOS S
pâturage, travail de simple récolte, et à une culture rudimentaire qui n'exigent pas une appro- priation permanente du sol. Des méthodes de tra- vail dans lesquelles l'action de l'homme est peu de chose comparée à l'influence de la nature s'ac- commodent lort bien de la propriété collective : c'est d'ailleurs ce qui favorise l'existen-je et la conservation des communautés. La propriété s'or- ganise donc en vue du travail ; mais cette adap- tation n'est pas toujours parfaite ni instantanée surtout à notre époque d'évolution et de transfor- mations rapides : les formes juridiques et les rapports sociaux peuvent être en retard sur les méthodes techniques. C'est de là que provient la crise agraire qui se manifeste d'autant plus in- tense que l'adaptation est plus lente ou plus diffi- cile.
Or, les communautaires ne songent pas ou du moins ne réussissent pas à réaliser cette adapta- tion par l'initiative privée ; ils recourent à la com- munauté d'Etat dont les interventions sont forcément lentes et rigides. Il n'est donc pas surprenant que, chez les peuples appartenant à un type social aussi peu souple, l'adaptation soit malaisée et la crise agraire presque permanente.
C'est précisément pourquoi l'Italie offre à l'ob- servateur un merveilleux champ d'étude puisque la crise y est endémique et y revêt des formes multiples. En Italie même, le territoire romain présente un intérêt particulier car la question agraire y apparaît à l'aube môme de l'histoire.
La première loi agraire qui ait été promulguée à Rome date de l'an 486 avant Jésus-Christ ; la
6 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
dernière est de 1908. Entre le consulat de Spu- rius Cassius et le ministère de M. Giolitti, les lois agraires se sont succédé presque sans interrup- tion aussi bien sous la République que sous l'Empire, sous le régime pontifical que sous le gouvernement actuel. Cette fécondité législa- tive à propos de la propriété foncière est l'indice d'un malaise évident, puisque l'intervention des pouvoirs publics a été jugée fréquemment néces- saire pour régler l'usage du sol, et le grand nombre des lois prouve surabondamment qu'au- cune d'elles n'a jusqu'ici mis un terme à ce ma- laise. Actuellement une commission travaille à en élaborer une nouvelle, qui sera la sixième ou la septième promulguée depuis vingt-cinq ans.
La crise agraire existe donc dans les environs de Rome depuis près de 2 oOO ans. Elle ne se manifeste pas seulement par l'élaboration des lois. Les anciens Romains ont vu l'émeute gron- der sur le Forum et la guerre civile éclater entre les partis : les Gracques en furent victimes. De nos jours, on lit fréquemment dans les journaux que les paysans d'un village ont envahi la pro- priété voisine et s'en sont partagé les terres pour les ensemencer ; si le propriétaire résiste et si la force publique intervient, le conflit devient facile- ment meurtrier.
Il y a donc encore actuellement dans la pro- vince de Rome une crise agraire. Quelles en sont les causes? Quel en pourrait être le remède? Telles sont les questions qui se posent tout natu- rellement et auxquelles nous voudrions essayer de répondre.
AVANT-PROPOS 7
La crise agraire se manifeste ici par la lutte pour la terre ; il s'agit de savoir pourquoi la terre de ce pays ne nourrit pas les hommes qui le peuplent. C'est seulement par une analyse aussi exacte que possible de l'organisation de la propriété que nous pourrons espérer découvrir les causes du malaise, en examinant attentivement si cette organisation est en harmonie avec les con- ditions du travail, l'état social de la population et les besoins de la société moderne.
Lorsque nous aurons déterminé les causes de la crise agraire, nous verrons quels remèdes y ont été proposés ; nous constaterons que l'interven- tion des pouvoirs publics est actuellement néces- saire, mais que cette intervention a des limites bien précises et qu'elle est par elle-même ineffi- cace si elle n'est pas secondée par l'action éner- gique et persévérante des initiatives privées.
Nous serons amenés à conclure par cette affir- mation devenue banale que la valeur propre de l'homme, résultat de la formation sociale et de l'éducation familiale, est le facteur dominant dans les problèmes qui se posent devant l'observateur des sociétés humaines. La prospérité, la supério- rité sociales appartiennent aux individus et aux peuples qui savent le mieux s'adapter aux condi- tions du lieu et du temps pour maîtriser les forces naturelles et en tirer les moyens d'exis- tence les plus abondants pour favoriser l'essor de la race.
Une étude monographique comme celle qu'on va lire n'a d'autre but que de déterminer, par une observation limitée mais .minutieuse, et par une
8 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
analyse détaillée et méthodique, les conditions de la prospérité sociale dans une région donnée et les causes qui y font obstacle, afin de permettre à l'homme de la réaliser par les moyens que l'ex- péri;mce reconnaît efficaces.
La science sociale n'a de raison d'être que si elle permet, par la connaissance des lois sociales, d'augmenter le bien-être des sociétés, d'atténuer leurs souffrances et de les rendre prospères.
CHAPITRE PREMIER
LA QUESTION AGRAIRE ET LE LATIFUNDIUM
Etat de la propriété dans la province de Rome. — Les paysans de la province de Rome récla- ment des terres à travailler et, si on ne leur en donne pas, ils envahissent et labourent celles des grands propriétaires. C'est là un premier fait que nous constatons par la lecture des journaux ; il en est un second que nous pouvons observer de la portière d'un wagon : c'est que la campagne est fort peu et fort mal cultivée, que les villages y sont clairsemés, et même dans les environs de Rome, dans la Campagne romaine proprement dite, on n'aperçoit plus ni cultures, ni villages. Ces deux observations rapides et superticielles nous amènent à faire l'hypothèse que la petite propriété doit être relativement peu développée dans la région et que le paysan non seulement ne peut pas aisément devenir propriétaire, mais trouve difficilement à employer ses bras. C'est bien, en effet, ce que va nous confirmer l'étude de l'organisation de la propriété" dans la province de Rome.
Consultons les statistiques de l'Enquête agraire ;
10 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
elles ont été publiées vers 1883, mais, de l'aveu des personnes compétentes, elles sont encore exactes en ce qui concerne l'objet de notre étude. La province de Rome a une superficie de 1 200000 hectares, soit l'étendue de deux de nos départe- ments français. La propriété foncière y présente les caractéristiques suivantes :
NOMBRE
VALEUR des propriétés, des propriétaires.
Ensemble de la
propriété. . . 226 millions 111678 172 941
Grande propriété
(supérieure à
1 000 hectares). 105 — 188 249
Ces chiffres font ressortir l'importance et la concentration de la grande propriété qui repré- sente près de la moitié de la valeur totale de la propriété rurale et est aux mains d'un très petit nombre de personnes. Dans l'arrondissement de Rome, la concentration est encore plus accentuée puisque Ha propriétés supérieures à 1 000 hec- tares valent plus de 83 millions, tandis que 47 427 propriétés inférieures à 1 000 hectares ne valent que 57 millions. A Civitavccchia, 14 pro- priétés valent 6 millions, les 1 432 autres attei- gnent seulement la valeur de 3 millions et demi. Si, avec l'auteur de l'enquête agraire, nous réser- vons le nom de latifundia aux propriétés de plus de 5 000 hectares, nous constatons qu'ils valent 62 700 000 francs, c'est-à-dire qu'ils représentent, en valeur, plus de la moitié de la grande pro- priété et 36 pour 100 de l'ensemble de la pro- priété rurale dans la province de Rome. Il faut
LA QUESTION AGRAIRE ET LE LATIFUNDIUM il
remarquer en outre que si la statistique, au lieu d'indiquer la valeur des diverses catégories de proprie'tés, indiquait leur étendue globale, les chiflPres relatifs à la grande propriété seraient beaucoup plus élevés, caries vignes, par exemple, qui sont très morcelées et comptent dans la petite propriété, ont une valeur bien plus grande que les pâturages et les bois.
On voit par les chiffres cités plus haut que la petite propriété occupe cependant une place honorable dans la province de Rome'. Mais il faut remarquer que la petite propriété est loca- lisée dans les montagnes et dans les régions viti- colcs comme les monts Albains et les faubourgs de Rome. Dans ces régions-là, la question agraire ne se pose pas puisque le sol est soumis à une culture aussi intensive que le permettent les conditions du lieu, et que les paysans y sont propriétaires. Elle se pose au contraire dans la partie nord de la province où des paysans prolé- taires se trouvent en face d'immenses domaines
1. Nombre des propriétaires fonciers:
Au-dessus de 1000 hectares 249
De 1 000 à 500 hectares 228
— .500 à 251 — 422
— 2.50 à 101 — 850
— 100 à ol — 1329
— 50 à 26 — 2 42.=»
— 25 à 11 — 5544
— 10 à 1 — 61 297
— 100 ares à 51 ares 31 084
— 50 — à 26 — 28031
Au-dessous de 25 ares 41482
On voit combien est développée la très petite propriété puis- que, dans un pays où les enfants sont très nombreux, sur 1 142000 habitants on compte 172 941 propriétaires.
12 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
soumis à une exploitation extensive. Elle se pose dans la Campagne romaine dont les solitudes semblent vouloir isoler la Ville éternelle du reste du monde, et oii des milliers d'hectares ne sont peuplf^s que de quelques bergers. Là, c'est bien le lalifundmm qui domine et qui caracté- rise le régime foncier. Par latifundium nous de- vons entendre la gran le propriété soumise à une exploitation extensive^ quel qu'en soit d'ailleurs le possesseur : communes, œuvres pies ou parti- culiers.
Les biens communaux dans la province de Rome atteignent une valeur cadastrale de 13 millions de francs. Les communes de Nettuno, Terracine, Sermoneta,Garpineto, Segni et Fileltino possèdent chacune plus de 5 000 hectares ; trente antres communes ont un patrimoine de 1 000 à 5 000 hectares.
Les œuvres pies (hôpitaux, paroisses, confra- ternités) ont un revenu foncier d'environ 1 200 000 francs. L'hôpital San Spirito de Rome est un des grands propriétaires de l'Agro romano. Jadis les biens ecclésiastiques étaient beaucoup plus éten- dus qu'aujourd'hui, car une grande partie en a été vendue depuis une quarantaine d'années.
Parmi les particuliers, les propriétaires les plus importants sont les princes romains, les Chigi, les Ruspoli, les Rospigliosi, les Borghèse qui ont IT) 000 hectares dans la Campagne romaine, les Caëtani qui en possèdent plus de 30 000 dans les Marais Pontins. D'autres propriétaires moins illustres et parfois d'origine récente ont aussi de vastes possessions.
LA QUESTION AGRAIRE ET LE LATIFUNDIUM 13
Origine du latifundium. — Cela n'est pas un fait récent que la prédominance de la grande pro- piiété à culture exlensive dans les environs de Rome. Les lois agraires Je la République romaine avaient précisément pour but de fixer une limite raaxiiiia aux possessions des familles patriciennes et aux troupeaux qu'elles envoyaient sur les pâ- turages publics. Dès les premiers siècles de Rome, c'était une tendance des citoyens riches d'accapa- rer à leur profit le territoire de ÏAger pubiicus et les terres conquises sur l'ennemi. Si la question agraire est presque aussi vieille que Rome, le latifundium Test autant qu'elle. Cependant c'est vers la fin de la République que les latifundia prirent une extension considérable, lorsque Rome, devenue puissante, eut abandonné l'agriculture pour l'art militaire, lorsque les tributs des peu- ples vaincus vinrent entretenir l'oisiveté des maî- ties du monde, et lorsque le blé de Sicile et d'Egypte assura la nourriture des citoyens- men- diants qui formaient alors le peuple-roi.
La plèbe s'entasse alors à Rome, mais la cam- pagne n'est pas déserte ; elle est seulement peu- plée d'esclaves. Les champs sont transformés en jardins et les fermes font place aux villas. Le Ro- main ne va plus à la campagne pour y travailler, mais pour s'y reposer; il n'y produit plus rien, mais il y dépense beaucoup. C'est alors, et non sans raison, que Pline reproche aux latifundia de causer la perte de l'Italie : Latifundia peraidere Italiam.
Mais le latifundium a survécu à la ruine de l'Italie. Les tributs des nations conquises et le
14 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
blé d'Egypte prirent un jour la roule de Byzance bientôt suivis des principales familles de l'aristo- cratie, mais les latifundia ne furent pas morcelés. Les Barbares vinrent qui ravagèrent le pays, in- cendièrent les villas, détruisirent les aqueducs ; après leur passage, le latifundium régnait comme jadis sans partage sur la Campagne romaine.
Et pourtant ce fut une époque critique pour Rome qui, privée des contributions des provinces de l'empire, ne recevait pas encore les offrandes et les aumônes qui bientôt allaient affluer vers la capitale de la chrétienté et permettre à ses habitants de reprendre leurs habitudes de vie oi- sive et insouciante comme au temps des Césars.
Il y eut là quelques siècles assez durs à passer, si durs même qu'on fut parfois contraint de pren- dre la charrue et la pioche. Du vi* au vm*^ siècle, on signale quelques essais de culture. Les papes Zacharie et Hadrien, qui vivaient vers 750, fon- dèrent même dans la campagne trois ou quatre villages de cultivateurs appelés domuscultuœ. Ces" villages disparurent bien vite et, aujourd'hui, c'est à peine si on en peut indiquer l'emplace- ment.
Au cours des siècles, les papes multiplièrent les tentatives pour favoriser le peuplement de la Campagne romaine et y développer l'agriculture. Ce fut toujours en vain et, actuellement, cette région est certainement moins peuplée et moins cultivée qu'il y a deux mille ans.
Les circonstances politiques ont bien pu, en effet, amener la formation des latifundia, mais grâce seulement aux conditions favorables du
LA QUESTION AGRAIRE ET LE LATIFUNDIUM 15
lieu. Par sa constitution géologique, la partie de la province de Rome, qui s'étend du lac de Bol- sena jusqu'à Terracine, est très riche en eaux souterraines peu profondes qui entretiennent dans le sol une humidité favorahle à la croissance de l'herbe et qui donnent naissance à un grand nombre de petites sources. Au printemps, il tombe des pluies abondantes qui prolongent la végéta- tion assez avant dans l'été, et, en octobre, de nouvelles pluies font reverdir les prairies qui, en raison de la douceur du climat, n'ont pas à redou- ter la gelée. Ce pays est donc très favorable au pâturage et en particulier au pâturage d'hiver, ce qui supprime la difficulté de l'hivernage. Ici, la nécessité de nourrir les animaux à l'étable pen- dant la mauvaise saison ne vient pas contraindre le pasteur à faire de la culture, ni même à récol- ter et à emmagasiner des fourrages. Quant à la sécheresse de Tété, il y échappe par la transhu- mance dans les Apennins.
C'est un fait bien connu que, chez les Romains, le bétail avait une grande importance. Les au- teurs latins qui ont écrit sur l'agriculture indi- quent toujours le bétail comme une des branches de l'économie rurale qui donne le plus de profits. Les patriciens possédaient d'immenses troupeaux; il n'est pas étonnant qu'ils se soient enrichis cha- que jour davantage, et qu'ils aient pu constituer peu à peu les grands domaines latifundistes'.
1. De nos jours, l'art pastoral est une source d'enrichissement et un moyen d'ascension. La plupart des fortunes de la bour- geoisie romaine actuelle ont une origine pastorale.
16 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Pline décrivant la route qui conduit de Rome à sa villa de Laurentium, dit qu'elle traverse de vastes pâturages oij paissent de nombreux trou- peaux de moutons, de chevaux et de bœufs.
Od conçoit bien comment l'art pastoral favo- rise le latifundium à exploitation extensive ; il faut, en effet, de grands espaces pour le parcours des animaux dont la garde par ailleurs n'occupe qu'un petit nombre de personnes. C'est ce qui explique que la culture ait été abandonnée peu à peu, et que la campagne se soit dépeuplée.
La situation ne s'est pas sensiblement modifiée au cours des siècles, malgré les changements nombreux et profonds qui ont affecté la vie poli- tique et économique de Rome. C'est que la ma- laria, en rendant la campagne inhabitable au moins pendant l'été, a contribué à conserver le pâturage extensif et le latifundium. Nous avons vu que le sol de la province de Rome est riche en eaux. Ces eaux sourdent à la surface et for- ment des marécages si leur écoulement n'est pas assuré. Or la main de l'homme s'est retirée de la Campagne romaine le jour où l'art pastoral y eut établi son empire exclusif. Rien d'étonnant donc si on rencontre à chaque pas des eaux stagnantes et de petites mares provenant des dernières pluies. C'est dans ces mares que se développent les larves des moustiques qui, par leur piqûre, propagent le germe de la malaria. Cette maladie qui se manifeste par des fièvres périodiques, est due à un parasite qui vit dans le sang. Les mala- riques sont anémiés, incapables d'un travail éner- gique, et atteignent rarement à la vieillesse ; sou-
LA QUESTION AGRAIRE ET LE LATIFUNDIUM 17
vent d'ailleurs ils meurent d'un accès de fièvre.
On conçoit que là où règne une pareille maladie la culture soit à peu près impossible, et l'on voit d'ici les conséquences que cela peut avoir sur l'état social ; des auteurs anglais ont été jusqu'à attribuer à la malaria la décadence de la Grèce et de Rome. Sans nous attarder plus longtemps sur cette question que nous étudierons plus tard en détail a propos de la colonisation de la Campagne romaine, remarquons que, si le latifundium, en supprimant la culture, a favorisé le développe- ment de la malaria, la malaria à son tour, en rendant la culture impossible, a contribué à maintiMiir le latifundium. Malaria et latifundium sont deux alliés. Jusqu'ici leur alliance les a rendu invincibles. Nous verrons au cours de cette étude que l'une est déjà vaincue et que l'autre est fortement menacé.
En résumé, si l'expansion militaire de Rome a été la cause occasionnelle du développement du latifundium, celui-ci a été favorisé et conservé •par les conditions naturelles du lieu, par le pâtu- rage et la malaria.
Voici donc deux faits : la question agraire et le latifundium dont nous constatons la coexistence dans la mf"^me région depuis des siècles. Som- mes-nous en droit de dire que celui-ci est cause de celle-là? Pas encore. Pour pouvoir formuler légitimement une pareille conclusion, nous de- vons analyser minutieusement les caractères du latifundium et déterminer aussi rigoureusement que possible les conséquences qu'il peut avoir sur toute l'organisation sociale du pays.
Roux. 2
18 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Dans la province de Rome, le latifundium se présente sous des aspects différents, suivant qu'on le considère dans la Campagne romaine où n'existe pas de population stable, ou dans la partie sep- tentrionale de la province où se trouvent des vil- lages clairsemés mais souvent importants. Il sem- ble à première vue que les mêmes problèmes ne se posent pas dans les deux régions : dans l'Agro romano l'attention des particuliers et des pou- voirs publics se porte surtout sur l'assainisse- ment et la mise en culture, sur ce qu'on appelle la bonification ; dans le Vitcrbois on se préoccupe surtout des usages publics et des conflits entre propriétaires et paysans. En réalité, nous verrons qu'en dépit des apparences, le problème est bien le môme partout : Comment augmenter la prO' ducticité du sol pour nourrir des bouches chaque année plus nombreuses. La question agraire est ici avant tout et surtout une question de patronage rural, de direction du travail agricole.
Cependant, comme la présence ou l'absence de population stable est un tait qui n'est pas indiffé- rent et qui donne aux deux régions une physio- nomie bien distincte ; comme, d'autre part, il importe d'éviter toute confusion, nous étudierons successivement le latifundium dans la Campagne romaine et le latifundium dans la région de Vi- terbe.
CHAPITRE II LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO
Le lieu. — Les auteurs ne sont pas tous d'ac- cord sur la délimitation delà Campagne romaine; on doit entendre par là les environs de Rome, la banlieue. Pratiquement on emploie aujourd'iiui indifféremment les expressions Campagne de Rome et Agro romano pour désigner le territoire de la commune de Rome, qui s'étend sur 200 000 hectares. On oppose aussi la Campagne ou l'Agro au Suburhio qui est la zone cultivée, située aux portes mêmes de la ville, oii se trouvent des vi- gnes et des oliviers et oii la propriété est très mor- celée.
L'Agro romano s'étend au Nord presque jus- qu'au lac de Bracciano, au Sud au delà d'Anzio, à l'Ouest jusqu'à la mer et à l'Est jusqu'aux envi-
1. Cf. Werner Sombart, La Campagna romana, traduction ita- lienne par Jacobi, Turin, Lœscher, 1891 ; Ghino Valenti, La Campagna romana e il suo avvenire economico e sociale (Giornale degli Economisti, 1893, vol. VI). — Il est peu de pays sur les- quels on ait autant écrit que sur la Campagne romaine. Cf. De Cupis, Saggio bibliografico degli scritti e dclle leggi suU'Agro ro- mano, Rome, 1903.
ÎO LA QUESTION AGRAIRE EN ITALffi
rons de Mentana et de Tivoli ; les monts Albains avec Frascati et Albano n'en font pas partie.
La Campagne de Rome n'est pas une plaine; quoique son aspect varie un peu suivant les ré- gions, elle présente dans l'ensemble un grand nombre de petites collines de 40 à 130 mètres d'altitude, disposées sans ordre et séparées par des ravins, de petites vallées aux pentes rapides. On estime qu'un cinquième seulement de l'Agro romano est en plaine : vallées du Tibre et del'A- nio et littoral de la mer. Tout ce pays est de for- mation géologique récente : le sous-sol est consti- tué par des sédiments pliocènes qui affleurent çà et là. notamment au Monte Mario et au Vatican, mais qui presque partout onl été recouverts par les éruptions volcaniques des monts Sabatini, et plus tard par celles des monts Albains. Les pro- duits volcaniques qui constituent le sol actuel de l'Agro romano portent le nom générique de tufs et se composent de scories, de cendres et de con- glomérats sableux irrégulièrement disposés et présentant une structure très variable. Quoique la composition de ces terrains varie d'un point à un autre, ils sont en général assez bien pourvus d'acide phosphorique et d'azote, mais ce qui nuit à leur fertilité dans bien des cas, c'est leur faible profondeur. Dans les vallées et les dépressions le sol arable atteint jusqu'à un mètre, mais sur le sommet des collines l'érosion a réduit souvent son épaisseur à quelques centimètres; parfois même la roche est mise à nu par les pluies, lors- que les labours ont ameubli le sol pendant plu- sieurs années. Aussi une étendue considérable de
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 21
la Campagne romaine doit-elle rationnellement rester en pâturage gazonné sous peine d'iêtre ré- duite à l'état de roche ïitérilc. Le gazon ne suffit même pas à retenir la terre sur les pentes trop rapides des collines et des ravins ; le sol désagrégé par le pied des animaux est entraîné à la pre- mière pluie ; dans ces cas-là on préconise le reboi- sement.
La connaissance de la nature des terrains nous permet déjà de supposer que la Campagne ro- maine est favorable au ;)dmy«^^ ; le régime des eaux et le climat viennent encore renforcer cette aptitude à la production de l'herbe. Il n'y a qu'un seul grand fleuve, le Tibre et son affluent l'Anio, l'un et l'autre sujets à des crues fortes et rapides. Ce sont les limons déposés par eux qui rendent leurs vallées si fertiles; ce sont aussi les détritus charriés par eux et déposés par le Tibre à son em- bouchure qui ont provoqué la formation des étangs littoraux de Maccarese et d'Ostie. Mais il y a dans l'Agro romano un nombre infini de petits cours d'eau qui s'enflent démesurément à l'époque des pluies et qui ont cette particularité de n'être jamais à sec. Enfin, partout on trouve des sources, des puits, des suintements d'eau. Le terrain très poreux de sa nature forme éponge et absorbe une grande quantité d'eau pendant la saison plu- vieuse. On attribue d'ailleurs la richesse en eaux de la Campagne romaine à des inliltrations pro- venant des lacs de Braccianoet d'Albano qui sont situés à une altitude assez élevée. Cette humidité est aussi entretenue par des pluies abondantes et fréquentes en automne, en hiver et au printemps;
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malgré la chaleur de l'été, la sécheresse ne se fait pas sentir avant le mois de juillet et dès la tin de septembre l'herbe commence à reverdir. Comme, d'autre part, la température est très douce et que les fortes gelées sont rares, la végé- tation, quoique ralentie, n'est pas arrêtée pendant l'hiver. Ce sont là des conditions très favorables au pâturage.
Malheureusement l'abondance des eaux est aussi une cause d'insalubrité, car elles s'accumu- lent et séjournent dans les fonds et les dépres- sions d'oii elles ne peuvent pas s'écouler naturelle- ment, faute d'une pente générale dans le relief du sol. Elles forment donc des flaques et des mares qui, en été et en automne surtout, sont des foyers de malaria. Cette insalubrité est un obsta- cle au peuplement et par suite à la culture.
Bien qu'il existe des forêts très étendues sur le littoral et que les plantes les plus variées, depuis les céréales jusqu'à la vigne et l'olivier, puissent réussir dans la Campagne romaine, celle-ci, dans son état actuel, peut être considérée comme une steppe, steppe longtemps intransformable à cause de la malaria, mais qui aujourd'hui, grâce au progrès de la médecine, peut être transformée.
L'intransformabilité du lieu a été la cause pre- m,ière de la. crise agraire dans la Campagne de Home : une grande ville se trouve entourée d'une ban- lieue incapable de subvenir à ses besoins; un vaste territoire reste impropre à la culture et au peuplement au pied de montagnes surpeuplées dont les habitants n'ont chez eux que des moyens d'existence insuffisants et doivent passer les mers
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pour gagner leur vie. Mais la crise est devenue plus aiguë, le malaise plus grand et l^s protes- tations se sont fait entendre plus vives et plus amères du jour oii la transformation est devenue possible et ne s'est pas faite. Pourquoi ne s'est- elle pas faite encore ? Quels sont les maux contre lesquels on proteste? C'est ce que l'étude des do- maines de l'Agro romano va nous apprendre.
Le « MERCANTE Di CAMPAGNA » . — Nous avous in- diqué comment le pâturage et la malaria étaient les véritables causes de l'existence du latifundium. Kn fait, les 200 000 hectares de la Campagne de Rome appartiennent à quatre cents propriétaires ; mais parmi ceux-ci il en est un certain nombre dont les domaines s'étendent sur plusieurs mil- liers d'hectares.
D'après Sombart\ huit latifundistes se parta- gent à eux seuls la moitié du pays, soit plus de 100000 hectares. « De ces huit propriétaires, quatre possèdent plus de 10 000 hectares chacun et occupent une superficie de 72 000 hectares. 11 y a en outre treize propriétés de 2 000 à 5 000 hectares qui couvrent une superficie de 40 416 hectares. » Ainsi donc vingt et un propriétaires se partagent les trois quarts de l'Agro romano. A cet égard la situation n'a pas changé depuis le milieu du xvn* siècle, ainsi qu'en fait foi le plus ancien cadastre qui ait été dressé pour la Campa- gne romaine, en 1660. Cette stabilité s'explique
i. Op. cit., p. 69.
24 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
par la qualité des propriétaires : en 1873, la pro- priété foncière se répartissait ainsi :
• Biens de l'Église 22 pour 100
Œuvres pies 8 —
Majorais 30 —
Propriétés libres 40 —
Depuis l'aliénation des biens ecclésiastiques, la mainmorte est réduite aux biens des œuvres pies, et depuis l'abolition des fidéicommis la propriété privée est complètement libre. Cependant ce sont encore les princes romains qui sont les princi- paux propriétaires de l'Agro romano. Ils sont peu nombreux et tous apparentés entre eux; si une famille s'éteint, c'est un parent qui hérite de ses biens et en relève le nom. En réalité, ces familles princières, presque toutes d'origine népotique, forment une sorte de communauté dans laquelle restent les propriétés. A Rome on attache d'ail- leurs un grand prix aux immenses possessions terriennes qui, outre les satisfactions de la vanité, procurent des revenus élevés et sûrs. Aussi les ventes de domaines sont-elles extrêmement rares et la valeur de la terre est-elle presque impossi- ble à déterminer.
On suppose bien que ces propriélaires sont ah- senléistes. Pendant cinq mois de l'année, la fièvre rend la campagne inhabitable pour tous ceux que la nécessité de gagner leur pain quotidien n'oblige pas à affronter la malaria. Aussi le propriétaire romain ne séjourne-t-il jamais sur ses terres, même en villégiature ; ses villas sont aux portes de Rome ou dans les monts Albains. C'est d'ail- leurs un urbain qui n'entend rien à l'agriculture,
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n'a aucun goût pour la vie rurale et visite rare- ment ses propriétés. Il est même étrange 'de voir cette indifférence pour les choses de la campagne s'allier à l'amour des vastes possessions terriennes. Jadis, au xviii* siècle, les grands propriétaires faisaient valoir leurs biens par l'intermédiaire d'un administrateur; plus tard, lorsqu'au com- mencement du XIX* siècle la culture du blé, de- venue très rémunératrice, se développa davantage, le fermage devint la règle générale.
« Les ancêtres des « mercanti di campagna » actuels étaient de simples pasteurs qui descen- daient des montagnes avec leurs troupeaux pour hiverner dans la Campagne romaine, suppor- tant toutes les fatigues et toutes les peines de la vie nomade. Certains richards qui aujourd'hui parcourent le Corso et font stationner leurs voitures devant les portes de Montecitorio ne pourraient suspendre aux murs de leurs salons trois ou quatre portraits d'ancêtres sans retrouver le pasteur, sans évoquer le souvenir de la vie bu- colique de l'aïeul guidant un troupeau entre les Abruzzes et la Campagne romaine...
« Le riche fermier d'aujourd'hui veut paraître civilisé à tout prix; il a voyagé, autant du moins que cela est nécessaire pour dire qu'il a vu le monde ; il parle péniblement une ou deux langues étrangères et introduit dans le dialogue des mots français ; il orne sa demeure avec un luxe pom- peux et voyant, sans réussir à y créer le confort et sans arriver à la rendre commodément habi- table. 11 a des chevaux de course et promène dans les rues de Home les plus beaux équipages ; il
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donne de temps en temps de grandes fêtes, passe Tété dans une ville d'eaux à la mode (jamais sur sa ferme), s'occupe ou prétend s'occuper de poli- tique, se fait élire au Parlement ou au conseil municipal ; en un mot, il mène la vie du « signore » italien ^ »
On voit que ce fermier semble s'occuper fort peu d'agriculture. En effet ce n'est pas un fer- mier-cultivateur, c'est un raercante di campagna, un marchand de campagne, un fermier général, un commerçant beaucoup plus qu'un cultivateur. Souvent d'ailleurs il afferme plusieurs domaines et, à cet égard, on a pu noter, au cours du xix'' siècle, une concentration très marquée du fer- mage. Sombart estime que, vers 1890, une di- zaine de fermiers se partageaient la moitié de l'Agro romano et que leur nombre total ne dé- passait pas une centaine. Souvent même le fer- mage des immeubles ruraux n'est qu'une partie de leurs affaires ; certains ont des entreprises de toute nature et s'occupent d'opérations de Bourse. Les aptitudes commerciales leur sont beaucoup plus nécessaires que les capacités techniques.
Voici, en effet, de quelle façon le fermier mène son exploitation. S'il y a des bois sur le domaine, il vend les coupes sur pied à un fabricant de charbon ou à un marchand de bois ; il afferme à tant par tête à des bergers venus de la montagne le pâturage sous les arbres. Il vend de même le foin sur pied à des marchands de fourrages qui se chargent de clore le terrain qui leur est réservé
1. W. Sombart, LaCampagna romana, p. 85.
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et de faire récolter l'herbe avant la Saint-Jean ; à partir de cette date, le terrain doit êlîe rendu au libre parcours des pasteurs. Ceux-ci afferment le pâturage pour une année, sur une étendue dé- terminée, au mercante di campagna, qui n'a qu'à encaisser le prix convenu. Le fermier ne s'occupe pas non plus directement de la culture ; il traite avec un sous-entrepreneur qui doit lui fournir la main-d'œuvre constituée par des journaliers em- ployés et payés à la journée et par des colons qui reçoivent une certaine étendue de terres à semer en céréales contre redevance du tiers ou de la moitié du produit. Les travaux de culture s'exé- cutent sous la direction d'un préposé du patron, \q fattore^, tandis que le capoccia est chargé des bœufs de labour. Lorsqu'il y a des animaux d'éle- vage, ceux-ei sont confiés à un employé spécial relevant, comme les autres, directement du pa- tron ou de son représentant. On voit que la di- rection technique est ici réduite à son minimum : les méthodes sont traditionnelles et primitives, et chaque branche de l'exploitation est autonome. Il importe beaucoup plus au fermier de bien se faire payer ses sous-locations et de bien vendre ses produits que d'augmenter et d'améliorer sa production : le nom de mercante di campagna est donc bien trouvé.
Il faut d'ailletirs noter que ce type de grand fermier général a aujourd'hui à peu près disparu
i. Ce fattore n'est {^uère qu'un contremaître, à la différence du fattore toscan qui est un vrai régisseur dont l'autorité s'étend sur toute l'exploitation du domaine.
28 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
par suite de l'extension du pâturage transhumant aux dépens de la culture et de l'élevage des bo- vidés, et par suite de la concentration des trou- peaux. Le propriétaire loue ses terres directement aux pasteurs transhumants.
1. — L'ART PASTORAL Le PATURAGE ET LES BERGERS TRANSHUMANTS.
Jadis, on élevait sur chaque domaine des bœufs et des chevaux qui paissaient toute Tannée dans la Campagne de Rome. Mais aujourd'hui les infati- gables petits chevaux romains et les bœufs à grandes cornes ont disparu devant les brebis des- cendues des Apennins. Tandis qu'en beaucoup de pays, le nombre des moutons est en décroissance et que les bêtes à laine cèdent souvent la place au gros bétail, le contraire se produit ici. 11 ne faudrait pas en conclure à une régression de l'agriculture. Bœufs et chevaux vivent à l'état libre, uniquement du pâturage comme les brebis: c'est de l'élevage extensif dans l'un et l'autre cas. Il est assez naturel que ce soit l'animal qui s'ac- commode le mieux de cette méthode d'exploita- tion qui élimine les autres ; c'est précisément le cas de la brebis qui est élevée ici, non en vue de la boucherie, mais pour la production du lait. La brebis a d'ailleurs sur le bœuf l'avantage de pou- voir fuir, par la transbumance, la brûlante séche- resse de l'été qui cause parfois une grande mor- talité parmi les animaux qui restent dans l'Agro romano où la nourriture peut venir à manquer
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complètement. De tout temps la transhumance a existé entre la province de Rome et les montagnes de l'Apennin, mais c'est seulement à la fin du xix* siècle qu'elle a pris son développement actuel. On se rappelle encore le temps oii les bergers de rOmbrie et des Marches n'osaient pas dépas- ser le pied du Soracte, d'oii ils contemplaient avec effroi la Maremme, pays de la fièvre et de la mort. Un jour vint cependant oii il leur fallut affronter ce pays redoutable lorsque les progrès de la culture dans les Marches et en Ombrie eu- rent fait disparaître dans ces provinces les jachères et les pâturages d'hiver. Ce furent les bergers de Visso, dans l'Apennin ombrien, qui, sous l'empire de la nécessité, envahirent les premiers la rive droite du Tibre en offrant pour le pâturage des prix de location si avantageux que les fermiers réduisirent, puis supprimèrent le gros bétail. Les Abruzziens firent de même sur la rive gauche et la brebis prit ainsi possession de toute la Cam- pagne romaine jusqu'au littoral de la mer.
Pourquoi les pasteurs peuvent-ils offrir des prix de ferme qu'on n'aurait pas osé espérer jadis? Ici nous relevons une répercussion assez inatten- due (Je l'émigration sur l'art pastoral. Nous sa- vons que la brebis est exploitée pour son lait qui sert à fabriquer un fromage dénommé pecorino (de ppcora, brebis) de saveur très piquante, qui est très apprécié des Italiens. C'est un fromage qui se conserve bien; aussi peut-il supporter les longs voyages, et c'est pourquoi il est 1res demandé en Amérique oii, comme on sait, il y a de nom- breux émigrants italiens. Ces émigrants sont pré-
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cisément originaires des montagnes de l'Italie centrale d'où descendent les pasteurs ; ils passent les mers parce que leur pays est trop pauvre pour les nourrir. On peut donc dire sans paradoxe que la prospérité actuelle de l'art pastoral transhumant est due à la pauvreté du lieu où il s'exerce pen- dant l'été. La misère d'aujourd'hui peut être une cause de richesse pour demain ; nous avons pu constater, en effet, que l'émigration en Amérique a pour résultat non seulement la prospérité ma- térielle, mais le relèvement social de certaines populations. La livre de pecorino a passé en dix ans de 1 fr. 50 à 3 francs ; ceci nous explique que les fermages aient doublé, que le pâturage appa- raisse comme le meilleur mode d'exploitation de l'Agro romano et que les propriétaires qui voient augmenter leurs revenus sans se donner de peine, nient la nécessité et l'opportunité de modifier leur système et de faire des améliorations coûteuses et aléatoires. Ce raisonnement ne manque pas de justesse et on ne saurait l'écarter sans examen.
On comprend que, devant les profits que donne le pâturage à brebis, les cultures se soient beau- coup réduites ; on constate môme que certains domaines sont aujourd'hui exclusivement en pâ- turage. Dans ces conditions, le mercante di cam- pagna devenait un rouage inutile ; aussi a-t-il disparu, comme tous les organes inutiles, bien que nous soyons ici dans un milieu très tradition- nel, peut-être même routinier, ce qui est une preuve plus forte de la rigueur des lois sociales. Il est, en effet, très simple et plus avantageux pour le propriétaire de traiter directement avec
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un pasteur qui lui loue toute sa ferme pour plu- sieurs années. L'opération est encore simplifiée par la concentration des troupeaux. Autrefois beaucoup de montagnards posséilaient cent, deux cents brebis ; ils s'associaient pour louer un pâ- turage, mais ne pouvaient cependant afferuier qu'une étendue restreinte ; en outre, ils n'étaient pas toujours très solvables ; le fermier général jouait donc le rôle d'intermédiaire utile en répar- tissant le terrain du domaine entre les bergers, en les choisissant et en prenant à son compte tous les risques vis-à-vis du propriétaire. Mais il s'est produit de la sorte une sélection entre les petits pasteurs ; beaucoup se sont endettés et ont été peu à peu expropriés par le mercante di cam- pagna qui a réuni en sa possession tous ces petits troupeaux et en a constitué une ïnasseria de 2 000 à 5 000 tètes qu'il a vendue ou bien qu'il a exploi- tée en régie au moyen de salariés ; il est alors devenu pasteur, propriétaire de brebis, mais a cessé d'exister en tant que véritable mercante di campar/na. D'autres petits pasteurs n'ont pas été évincés de la propriété de leurs troupeaux ; au contraire, ils se sont enrichis, ont augmenté leur branco qui, avec le temps, est devenu une 7nasse- ria qu'ils exploitent en alYermant des domaines en pâturage. Eu somme, les vingt dernières années ont marqué une simpli/îcatio7i dans le travail et une tendance très nette vers la spérÀalisalion dans l'art pastoral transhumant en vue de la production du fromage. Au point de vue économique et finan- cier, il y a certainement progrès sur l'âge précé- dent.
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Ce phénomène de concentration a eu les mêmes conséquences que dans l'industrie : il a diminué le nombre des patrons indépendants et a augmenté celui des salariés ; mais il semble qu'il ait été favorable à ces derniers. Les bergers qui, autre- fois, outre la nourriture, touchaient 8 francs de salaire mensuel, en reçoivent aujourd'hui 24. Le grand atelier, en augmentant les bénéfices du patron, a permis une amélioration du sort des ouvriers. De tous les travailleurs de TAgro ro- mano les bergers sont les plus indépendants et les mieux traités ; ils n'ont pas le souci du lendemain, puisqu'ils sont engagés à Tannée et qu'en fait ils restent souvent au service du même patron jus- qu'à leur mort. Pour nous rendre compte de leur existence il nous faut les visiter dans leur princi- pal atelier de travail qui esl la Campagne romaine, puis observer ensuite l'organisalion de leur foyer familial et de leur propriété dans le village de montagne d'où ils sont originaires.
Un dimanche matin, nous prenons le train pour Lunghezza, domaine du duc Grazioli, situé sur la ligne de Tivoli, à une quinzaine de kilo- mètres de Rome, dans le voisinage de l'ancienne Collalia. A la station débarque une légion de chasseurs d'alouettes ; la chasse est une des pas- sions du Romain, elle est libre dans toute la cam- pagne*. Bientôt nous rencontrons les moutons.
1 . Pour soustraire ses terres à la chasse banale, il faut les clore d'un mur ou d'un treillage de 2 mètres de haut : il n'y a que les réserves royales de Castel Porziano qui soient dans ce cas. Lors des dernières élections, en mars 190a, le duc Caëtani, grand propriétaire mais candidat, a déclaré qu'il n'accorderait pas
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Cet hiver ils sont en piteux état, car il fait froid depuis plusieurs semaines, l'herbe a gelé et la saison est en retard : bien que nous soyons à la fin de février, le pâturage ne commence pas en- core à reverdir. On distribue bien aux brebis un peu de foin, mais avec parcimonie, car il est rare et fort cher ; aussi constate-t-on partout une grande mortalité dans les troupeaux.
Plus loin nous apercevons la cabane des ber- gers : c'est une grande hutte circulaire de 10 à 12 mètres de diamètre, de 15 mètres de hauteur, coiffée d'un toit pointu ; la charpente est en bois, les parois et la couverture sont de paille et de ro- seaux. D'un côté s'étend un parc clos où se fait la traite; il communique avec la cabane par une porte faisant face à l'entrée. Aux abords de la hutte se trouvent les charrettes qui servent aux transports, les caisses pour les fromages et les barils pour l'eau ; à peu de distance paissent les chevaux et les mulets. La cabane est construite par les bergers; il leur faut une quinzaine de jours pour installer complètement leur campe- ment et ils sont obligés de recommencer tous les automnes s'ils ne reviennent pas sur le même
ime minute de son attention à tout projet de loi qui tendrait ;i restreindre la liberté de la chasse dans la Campagne romaine. Le dimanche, tout Romain qui franchit les murs a son fusil en bandoulière. Sur le littoral, lors du passa.L'e des cailles, lu chasse est assez fructueuse ; on trouve aussi des bécasses dans les bois et du gibier d'eau dans les étangs et les marais. Ce tra- vail de simple récolte fournit des moyens d'existence à toute la population de certains villages de montagne, dont les hommes passent huit mois de l'année dans les plaines basses du littoral où ils vivent exclusivement de la chasse. Le gibier acheté et cen- tralisé par des courtiers est expédié à Rome et à l'étranger. Roux. 3
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domaine. Au centre de la cabane un trou entouré de pierres constitue le foyer au-dessus duquel pend une immense crémaillère tournante fixée à l'arbre central de l'édifice qui sert à faire chauffer le lait dans un grand chaudron ; la fumée s'échappe à travers les roseaux de la toiture. Tout autour sont rangés les coffres où chaque homme serre ses vêtements et ses objets personnels ; le long des parois sont installées deux rangées de couchettes, trente-six en tout ; c'est là que dorment les ber- gers étendus sur la paille et couverts de peaux de moutons. La peau de mouton leur sert ausbi à se confectionner des pelisses et des cuissards qui leur protègent les jambes contre la pluie, quand ils sont à cheval, et contre les épines et les ronces lorsqu'ils ont à traverser une haie ou un fourré. Une ou deux tables, des seaux et quelques chaises sculptées au couteau pendant les moments de loisir, complètent l'ameublement.
Lorsque nous entrons, cinq ou six hommes très proprement vêtus, car c'est aujourd'hui dimanche, sont assis sur des caisses, autour de la cendre chaude du foyer. Ils nous accueillent avec aisance et cordialité et nous offrent du pain et de la ri- cotta, sorte de fromage blanc cuit qu'on obtient avec les résidus de la fabrication du pecorino. Ces hommes sont les butteri, c'est-à-dire ceux qui sont chargés des transports et qui conduisent les charrettes. Il vont deux fois la semaine porter le fromage à Home, vont chercher le bois et l'eau qui sont parfois très éloignés, etc.. Il y a toute une hiérarchie parmi les bergers : à leur lête est placé le vergaro qui représente le propriétaire de
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la masseria, lequel habite Rome, et qui est res- ponsable du troupeau. En ce moment, il est ma- lade et est allé se soigner dans son village, à Gap- padocia dans les Abruzzes ; il est suppléé par son neveu, jeune homme alerte et intelligent, qui nous fait les honneurs du campement. La masse- ria, de 3 700 têtes, est divisée en plusieurs bran- chi de 2o0 brebis chacun qui vont séparément au pâturage, sous la conduite d'un berger; le soir, tout le troupeau est réuni dans un parc en filets de cordage oiî il passe la nuit sous la garde des chiens et d'un berger qui couche dans une petite roulotte. Outre les bergers et les butleri dont nous avons déjà parlé, de jeunes garçons sont employés aux menus travaux et servent d'aides en attendant d'être promus bergers. Trente hommes vivent ainsi dans la même cabane, sous l'autorité du vergaro ; on se croirait dans une fa- mille patriarcale si l'absence des femmes ne fai- .sait de cette communauté un simple groupement de travail. Les bergers sont nourris parle putron, ils vivent de laitage et reçoivent du pain, de l'huile, des oignons, du vinaigre, quelques herbes et, aux grandes fêtes, du vin et de la viande ; ils n'hésitent pas d'ailleurs à manger les animaux qui meurent même de maladie conta- gieuse. Je ne les connais pas sulfisamment pour émettre un jugement sur leurs sentiments et leur mentalité, mais, d'après les apparences, ce sont de braves gens, simples, dignes et hospitaliers, pas riches assurément, mais pas misérables d'as- pect, courtois mais pas obséquieux. Us semblent être assez religieux, car ils nous disent qu'ils oc-
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cupent leurs soirées à réciter le chapelet en com- mun, et ils demandent au franciscain qui vient dire la messe à Lunghezza d'en avancer l'heure pour leur permettre d'y assister tous avant de conduire les brebis au pâturage.
La traite a lieu le matin à quatre heures et le soir à cinq heures ; l'opération demande deux heures chaque fois. Les bergers sont assis sous un petit toit, où il y a dix-huit places, avec leur seau entre les jambes ; les brebis sont réunies derrière eux. Par un dispositif ingénieux, la brebis qui va être traite entre dans un passage étroit oîj elle est arrêtée par les épaules au moyen d'une sorte de fourche de bois que l'homme lui passe sur le cou: elle est alors bien placée, l'arrière-train face au berger qui n'a qu'à prendre les trayons : lors- qu'elle a donné son lait, on enlève le collier de bois, elle part et est aussitôt remplacée par une autre. La traite se fait ainsi très rapidement. On passe ensuite à la fabrication du fromage, qui prend environ trois heures, matin et soir.
Les brebis arrivent dans TAgro romano, en oc- tobre, lorsque les premières pluies ont fait rever- dir Therbe; elles y restent jusqu'à la fin de juin. C'est alors qu'on prépare le départ: pour être sûrs de ne rien oublier , les bergers ont coutume d'aller camper pendant deux ou trois nuits à quelques centaines de mètres de leur cabane avant de se mettre en route. La longueur du voyage est très variable; les bergers de Lunghezza se rendent dans les pâturages de Cappadocia, entre Subiaco et Avezzano, à trois jours de marche, mais d'autres qui vont dans l'Apennin des Marches ou de
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l'Ombrie, oat un voyage de douze à quinze jours. C'est le sort, par exemple, des bergers de Testa di Lèpre, propriété du prince Doria à 23 kilo- mètres de Rome, sur la via Aurélia. Le fermier, qui est propriétaire de la masseria, possède aussi des terres en Ombrie; comme beaucoup de ses semblables, c'est à l'art pastoral qu'il doit sa for- tune, grâce à laquelle il a pu prendre à ferme plu- sieurs domaines dansl'Agro romano et en acheter dans son pays d'origine auquel il reste très atta- ché. C'est donc ilans la montagne que la Cam- pagne romaine recrute non seulement ses bergers et ses ouvriers mais aussi ses patrons agricoles. Ceux-ci font d'assez bonnes affaires, quoique les fermages aient beaucoup augmenté : ainsi, pour le domaine en question, le prix de ferme était, il y a neuf ans, de 56 francs par rubbio (1 hectare 84) ; il est actuellement de 70 francs et le fermier renonce à renouveler son bail parce qu'un concur- rent a offert 100 francs. Les bonnes années, on peut réaliser un bénéfice de 3o à 40 francs par hec- tare; il est vrai qu'il y a à Testa di Lèpre, dans la vallée de l'Arrone, des terres dulluvion d'une grande fertilité qui, sans fumure, rendent, m'a- t-on dit, jusqu'à trente pour un.
Les villages de pasteurs. — Quoique le pasteur de brebis passe huit mois de l'année dans la Cam- pagne romaine et qu'il y revienne tous les ans pendant toute sa vie, il n'a aucune attache avec le pays ; il y est toujours comme un étranger, comme un nomade; il ne sait souvent pas oii il campera l'hiver prochain puisque beaucoup de
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locations se font pour l'année seulement; il ne prend pas racine dans le sol, il ne fait qu'y pas- ser comme ses brebis. Son vrai pays, c'est la montagne, c'est le petit village où vit sa famille et où il possède sa maison et son champ. Mais il en jouit bien peu de son champ et de sa mai- son, et la vie de famille n'a jamais pour lui qu'une durée éphémère. C'est aussi dans la montagne que l'élevage des brebis a pris naissance, il est une conséquence des conditions du lieu et de la nature des pâturages.
Pour étudier les villages de montagne qui en- voient des émigrants dans la Campagne romaine, nous allons établir notre quartier général à Su- biaco, à l'Est de Rome, dans la vallée supérieure de l'Anio. Le Sublaquois est situé sur les confins de la Sabine et de la Ciociaria'. Les femmes y portaient jadis un riche costume qui a disparu, mais elles affectionnent toujours les couleurs '• vives, portent encore sur le corsage des corsets rouges, bleus ou noirs, ont au cou des colliers de corail, et de longues boucles d'oreilles en or leur pendent sur les épaules même pendant la semaine. Elles se mettent sur la tète un chàle ou une étoffe blanche pliée en carré et tombant sur la nuque ; c'est la coiffure classique des Italiennes représentées par les peintres. L'œil curieux de pit- toresque reçoit ici pleine satisfaction, mais le voyageur désireux de confortable n'en éprouve
1. C'est sons ce nom qu'on désigne le pays dont Frosinone est le centre et dont les habitants portent comme chaussures les ciocie, sortes de sandales en cuir souple retenues par des cour- roies enroulées autour de la jambe.
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aucune. Il est impossible de trouver un gîte dans les villages du pays ; tout au plus, dans de misé- rables cabarets, peut-on avoir des œufs, du pain et du fromage : fort heureusement les personnes à qui nous étions adressé ont bien voulu nous accueillir avec la plus cordiale hospitalité. Même à Subiaco, petite ville d'une dizaine de raille âmes, la principale auberge est des plus médiocres ; pourtant le pays, très pittoresque, est visité par des touristes attirés parles célèbres couvents fondés par saint Benoit qui s'était retiré dans une gorge sauvage tout proche de Subiaco. La ville s'étage sur un rocher escarpé aux flancs duquel s'accro- chent les maisons serrées les unes contre les au- tres : il n'y a qu'une seule rue oii puissent passer les voitures, les autres sont des escaliers ou des montées rapides et glissantes oii circulent à grand'- peine des ânes et où le piéton lui-môme doit prendre quelque précaution s'il ne veut pas s'al- longer sur le pavé. Nous sommes ici dans une ré- gion 011 presque tous les transports se font encore par animaux de bât. Le chemin de fer s'arrête à Subiaco et la route suit la vallée; en dehors de \h il n'y a que des sentiers étroits et montueux.
C'est un de ces sentiers que nous prenons poui' nous rendre à Cervara. Ce sentier suit d'ailleurs l'itinéraire le plus fantastique ; il prend plaisir à gravir les crêtes les plus escarpées et à plonger tout à coup au fond des ravins ; tour à tour on patauge dans une boue fangeuse et bientôt après on se meurtrit les pieds contre les pierres. En quittant la ville, nous traversons des champs plantés de vignes et d'arbres fruitiers au milieu
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desquels sont disséminées des métairies, puis nous cheminons ensuite à travers les rochers ; çà et là, un petit champ suspendu au flanc de la montagne, des broussailles qui ont la prétention d'être des bois ; enfin, après quatre heures de marche, nous atteignons Cervara, qui est bien dans la si- tuation la plus sévèrement pittoresque qui se puisse imaginer. Le village est dominé parles ruines d'un vieux château au pied duquel s'accrochent les maisons comme un essaim d'abeilles ; elles se prolongent d'un côté en se serrant les unes contre les autres comme pour s'abriter du vent ou se ré- chauff"er mutuellement. Outre le chemin muletier que nous venons de suivre, un sentier descend en zigzag dans le fond de la vallée vers la station d'Agosta, d'oii trois ou quatre fois par jour le sif- flet de la locomotive monte comme un rappel de la civilisation vers ce village isolé sur son roc. C'est un chaos bien singulier que l'intérieur de ce village: fouillis de ruelles tortueuses qui se cou- pent et s'entre-croisent, descendent et remontent en escaliers contournés, passent sous des arcs qui contre-butent deux maisons voisines, s'engagent sous des voûtes qui se prolongent en tunnels et ménagent au promeneur toute une série de déni- vellations. Pour croiser un passant il faut s'écra- ser contre les murs, et si l'on rencontre un âne, il n'y d'autre ressource que d'entrer dans une mai- son tellement les rues sont étroites. Enfin, après de longs détours, après des escalades essoufflantes et des descentes glissantes, nous arrivons chez le médecin à qui nous sommes adressé.
Chaque commune a son médecin comme elle a
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son maire et son curé. C'est une sorte de fonc- tionnaire, payé plus ou moins grassement sur les fonds communaux, qui doit gratuitement ses soins aux liabitants qui ne paient pas d'impôts, en réa- lité à tout le monde. Les malades doivent payer les médicaments, mais, en fait, il faut bien les don- ner aux indigents sous peine de rendre l'assistance- médicale inefficace. 11 ne semble pas que ce soit une existence bien enviable que d'être médecin à Cervara ; les ressources locales, intellectuelles ou matérielles, sont nulles, et on est à quatre heures de marche deSubiaco par un sentier mule- tier. On doit mener là une vie tranqudle et somno- lente de marmotte hivernante. Le service n'est heureusement pas trop pénible, car tous les habi- tants sont groupés au village ; il n'y a que quel- ques rares maisons isolées. Le médecin a un mois de congé pendant lequel il est remplacé aux frais delà commune; il peut naturellement se faire payer ses soius par les personnes aisées, mais dans les pays de montagne c'est là une ressource illu- soire et il faut se contenter des 2 000 francs alloués par la commune.
C'est de Cervara qu'est originaire le propriétaire de la maaseria que nous avons vue à Lunghezza, c'est là aussi qu'il recrute une partie de ses ber- gers, les autres sont de Cappadocia, sur le versant oriental de la montagne. Cervara compte 308 fa- milles formant un total de 1 631 habitants ; il y a une cinquantaine de naissances pour 2o à 30 décès» cependant la population n'augmente plus sensi- blement, car dans ces dernières années beaucoup déjeunes hommes se sont fixés à Rome ou dans
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les Castelli (Tivoli, Frascati, Albano, etc..) où ils sont employés dans les vacheries. C'est là un effet du développement de la production laitière dans les environs de Rome dû à l'accroissement de la population de la capitale et à l'intensification de l'agriculture en quelques endroits : l'émigra- tion devient définitive et fournit une population stable. Mais c'est encore Témigration périodique qui domine de beaucoup ; les trois quarts des hommes sont bergers, les autres descendent aussi dans l'Agro romano pour la tonte des brebis, pour les foins et la moisson, de sorte qu'^n mai et juin il ne reste au village que les artisans, d'ailleurs assez nombreux : on compte quinze cordonniers et une dizaine de tailleurs. Je veux bien qu'on use beaucoup de chaussures dans les rochers du pays, mais comme on marche souvent pieds nus et qu'on porte volontiers des vêtements rapiécés, j'imagine qu'être tailleur ou cordonnier, c'est un peu une façon de vivre de ses rentes sans passer pour un bourgeois. Il y a aussi des menuisiers et des ma- çons qui vont chercher du travail au dehors.
Cette émigration prouve surabondamment que les moyens d'existence font défaut à la popula- tion. Cela tient, d'une part, à la nature du sol où les rochers tiennent une large place, et au climat qui ne permet pas aux cultures arborescentes de prendre une grande extension'. Dans le fond de la vallée on voit des vignes et des oliviers en cul- ture mixte avec les céréales ■ ; sur le plateau au-
i. Cervara est à plus de 1000 mètres d'altitude.
2. La culture mixte (coltura promiscua) est d'un usage général
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dessus du village se trouvent les champs à blé et les pâturages'. Les pâturages et les bois commu- naux couvrent environ 2 000 hectares', mais la commune a droit de pâturage sur les terres en jachère qui sont ainsi soumises à la vaine pâture. De ce fait le droit de propriété subit une restric- tion, car on ne peut ensemencer les terres qu'une année sur deux; cependant la population s'étant beaucoup accrue, la commune a autorisé les pro- priétaires à semer sur leurs propres terres des lentilles, des haricots ou des pommes de terre pendant l'année jadis consacrée à la jachère. Il en est résulté une diminution de la surface laissée libre pour le pâturage, une diminution correspon- dante du nombre des brebis qui viennent estiver et une augmentation de la taxe de pâturage pré- levée par la commune : cetle redevance, jadis de 20 centimes par tête, a été portée à 1 franc pour les brebis étrangères, et à 60 centimes pour les brebis des habitants. Autrefois il est venu jusqu'à 18000 brebis à Cervara; actuellement il n'en vient plus que 7 000, qui séjournent do la mi-juin jus- qu'en octobre-novembre.
Nous enregistrons ici une répercussion très nette du mode de travail sur le régime de la propriété. L'art pastoral domine et le droit de propriété
dans toute l'Italie centrale. Elle consiste à associer dans le même champ une plante annuelle (céréale ou fourrage) avec une plante vivace (vigne, olivier, mûrier). Le même sol porte ainsi deux récoltes simultanées.
1. En 1908, on a récolté à Cervara 3 600 hectolitres de froment sur 600 hectares, 1 200 hectolitres de vin sur 200 hectares en culture mixte ; en 1907, 300 hectolitres de maïs sur 100 hectares ; en 1908-1909, 200 hectolitres d'huilf.
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s'adapte à ses exigences : en fait, le droit de pro- priété privée ne s'exerce que pendant le temps né- cessaire à la culture. La culture elle-même était jadis limitée pour laisser le champ libre à l'art pastoral et elle ne s'est étendue que sous l'empire de la contrainte exercée par la surabondance du la population ; avec elle s'est prolongée l'appro- priation privée du sol qui est d'ailleurs absolue pour les champs de la vallée plantés de vignes et d'oliviers. Nous trouvons donc bien ici la confir- mation de cette loi sociale que V appropriation du sol a lieu dans la mesure imposée par la nature du travail, et qu'elle est d'autant plus accentuée que le travail doit être plus productif.
k. Cervara les femmes sont reines ; c'est à elles qu'incombent tous les travaux, mais elles régnent dans la maison et dirigent l'éducation des enfants. C'est tout au plus si, pendant l'hiver, les hommes reviennent passer trois ou quatre semaines chez eux pour faire certains travaux pénibles ; en éh', si le troupeau n'est pas trop loin, ils rentrent le soir coucher à la maison.
La pjropriété est très morcelée, car, à la mort du père, les enfants se partagent les biens également. En général, chaque famille possède un âne et parfois quelques bétes à cornes, mais les petits troupeaux de brebis sont devenus rares. Malgré l'exiguïté de leurs domaines les pasteurs de Cer- vara sont prospères si on les compare à leurs voi- sins, les émigranls agricoles, car ils peuvent épargner à peu près tout leur salaire ; le territoire fournit assez de blé et les impôts communaux sont peu élevés, grâce aux revenus des bois et des pâ-
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMAND 4o
turages. La nourriture se compose de pain de fro- ment remplacé parfois par la polenta dé maïs, de viande de porc, de légumes, de haricots, d'huile, etc.. On hoit habituellement du petit vin. Nous verrons plus loin comment se nourrissent les ou- vriers de l'Agro romano.
Dans cet intéressant pays de Subiaco il n'y a pas deux villages qui se ressemblent. Tous en- voient des émigrants dans la Campagne romaine, mais chacun a sa spécialité : Saracinesco dont le nom révèle l'origine sarrasine, fournit de modèles les ateliers de Rome ; Camerata Nuova peuple de ses chasseurs les forêts du littoral ; Canterano, où nous irons tout à l'heure, envoie des journaliers, et Rocca Canterano des familles de colons, sur les fermes de l'Agro romano. Il n'est pas jus- qu'aux villages de pasteurs qui n'aient chacun leur physionomie propre : ainsi Jenne diffère net- tement de Cervara.
Au sortir de Subiaco nous passons au pied de la falaise où sont incrustés les trois couvents do Sainte-Scolaslique et nous suivons, au fond de la gorge sauvage où mugit l'Anio torrentueux, un sentier de mulet qui conduit à Filettino, autre village de pasteurs situé à l'extrémité de la vallée. Mais nous n'irons pas jusque-là et, au bout de deux heures de marche, après avoir croisé de nombreux groupes de paysans qui se rendent à Subiaco pour la fête de saint Benoit, nous arri- vons à un sentier en lacets qui, sur la gauche, escalade la montagne. Encore une heure d'ascen- sion sous un soleil de mars déjà ardent et nous arrivons sur la grande place de Jenne où s'élève
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l'église, banal monument du xvii*^ siècle. L'an- cienne église à demi-ruinée dresse son campanile à l'autre extrémité du village, à pic sur la vallée \
On ne voit partout que des rochers au milieu desquels quelques moutons cherchent leur vie, mais, sur le plateau, on trouve les champs et les pâturages qui appartiennent soit aux particuliers soit à la commune. Les propriétés privées sont soumises à la vaine pâture, ce qui oblige à un asso- lement invariable : on cultive le maïs, puis le fro- ment et on laisse le sol en jachère pendant deux ans. Pour que la vaine pâture ne soit pas un droit illusoire, il faut que l'ordre de succession des cultures soit le même pour tous les champs d'un même quartier. On voit Lien encore ici les restric- tions que l'art pastoral apporte au droit de pro- priété.
Il y a, à Jenne, des propriétaires libres et des emphytéotes à trois générations relevant du cou- vent de Sainte-Scolastique qui possédait jadis presque tout le Sublaquois. La mense paroissiale possède aussi 23 hectares cédés en emphytéose. Cette forme de tenure subit une crise, car la loi ne permet plus la constitution d'emphytéose pour trois générations : toute emphytéose est aujour- d'hui rachetable ; il s'ensuit que beaucoup de propriétaires se refusent à en constituer dans la crainte de voir une parcelle située au milieu de
1. C'est un caractère des Apennins d'avoir un profil très ac- centué et des pentes très abruptes ; cela tient à l'âge géologique récent de ces montagnes qui, datant de l'époque tertiaire, sou- vent même du pliocène, n'ont pas encore subi une longue éro- sion.
LE LATIFUiNDlUM DANS L'AGRO ROMANO 47
leurs biens s'affranchir et former une enclave in- dépendante. 11 semble bien que la réforme intio- duite par le code civil soit discutable si on consi- dère l'intérêt du paysan qui, par Femphyléose, est assuré de profiter de son travail et des amélio- rations qu'il fait, et jouit pratiquement de tous les droits du propriétaire sans avoir à débourser de capital d'achat. On trouve à Jenne quelques habitants aisés qui se sont enrichis dans le com- merce du bétail, des peaux ou des laines. La com- mune possède des biens estimés 800 000 francs ; ce sont des bois très étendus et des terrains à pâturag^e qui sont cultivés une année sur deux, moyennant une redevance égale au quart du pro- duit ; c'est un fermier général qui touche ces re- devances et paie une somme fixe à la commune.
La culture des terrains à pâturage est évidem ment due à l'accroissement de la population qui. en 1871, comptait 1 o67 habitants répartis en 323 feux et qui, en 1908, en comptait 2 147 en 460 fa- milles. Il en résulte un morcellement croissant de la propriété, car le partage égal est ici la règle. Les filles sont ordinairement réduites à leur dot s'il y a un contrat de mariage en ce sens, sinon elles viennent aussi à succession. Le testament est d'un usage courant; les époux se donnent ré- ciproquement l'usufruit de leurs biens; le partage n'a donc lieu qu'à la mort du survivant et le fils qui a pris soin des vieux parents reçoit générale- ment un avantage. 11 y a quelques exemples d'in- division entre frères parmi les pasteurs.
L'émigration est une nécessité pour les habi- tants de Jenne qui ne trouveraient pas sur le
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territoire de leur commune des moyens d'existence suflBsants. On estime que les émigrants forment la moitié de la population. Les quatre cinquièmes d'entre eux sont des propriétaires de juments et de vaches qui vont hiverner avec toute leur fa- mille dans les environs de Nettuno sur le littoral. Ces « carapagnoli », comme on les appelle, possè- dent de 30 à 40 hêtes. Lorsque ces familles sont dans la Campagne romaine, certains de leurs membres gardent les animaux, les autres cher- chent du travail dans le voisinage ; pendant ce temps, leurs maisons de Jeune sont fermées et les champs sont cultivés par des parents ou des voisins, avec lesquels intervient un arrangement. Certains campagnoli sont possesseurs de 300 à 500 brebis ; ils s'associent entre eux pour louer dans l'Agro romano une « réserve », c'est-à-dire une certaine étendue de pâturage dans un domaine.
On voit la différence qui existe entre les pas- teurs de Jeune et ceux de Cervara ; les premiers représentent encore l'ancien type du petit proprié- taire de bétail, patron indépendant qui s'enrichit quelquefois par l'élevage et le commerce : les se- conds, par suite de la concentration des trou- peaux, sont devenus de simples salariés. Dans le premier cas le foyer suit l'atelier de travail, mais la famille reste groupée ; dans le second cas il y a séparation très nette et permanente entre le foyer familial et l'atelier de travail des hommes : la famille est divisée. Cette différence de l'état so- cial à Jcnne et Cervara tient sans doute à la diffé- rence du genre de bétail élevé : à Jeune ce sont des chevaux et des vaches, dont l'élevage n'a pas
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subi la même concentration que celui de la brebis. Nous avons lieu de croire que la situation était jadis à Cervara ce qu'elle est aujourd'hui à Jenne et que Jenne finira par ressembler à Cervara par suite de la sélection qui s'opère entre les petits propriétaires de bétail, à moins que d'ici là les conditions agricoles de l'Agro romano ne soient modifiées. Déjà à Jenne, le nombre des bergers salariés tend à décroître, car beaucoup de ceux-ci cherchent à se fixer à Rome ou aux environs comme gardes, vachers et même employés.
L'émigration pastorale n'est pas la seule que nous constations à Jenne ; un certain nombre d'hommes vont travailler aux vignes à Frascati où ils prennent des habitudes différentes de celles de leur pays dorigine. En mai, partent aussi de Jenne des tondeurs de brebis et des femmes qui vont épamprer les vignes dans les Castelli ro- mani.
On voit, par ce que nous venons de dire, que la crise agraire ne se fait pas sentir sur les pasteurs transhumants qui s'accommodent fort bien du pâ- turage extensif et du latifundium. Tout au con- traire, c'est parce que l'exploitation des brebis a pris une grande extension et est très avantageuse qu'ils trouvent facilement des moyens d'existence et que leurs salaires ont triplé en dix ou quinze ans. Ces salaires, qu'ils peuvent épargner en tota- lité, augmentent les ressources que la famille tire de son petit domaine de la montagne et lui per- mettent parfois de s'élever. Parmi les salariés agricoles de l'Italie, le berger de l'Agro romano occupe certainement une situation enviable. Si, Roux. 4
50 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
parmi les pasteurs transhumants, le nombre des petits patrons indépendants a diminué, le latifun- dium n'y est pour rien : c'est un résultat de la sélection naturelle qui est plus rapide et plus ac- centuée à notre époque, par suite du développe- ment des transports et du commerce.
Cependant rien n'est immuable et pour les pas- teurs eux-mêmes on peut voir se dessiner la crise. Leur population s'accroît et le nombre des places de bergers est limité, comme aussi le nombre des brebis que peuvent nourrir les pâturages extensifs de l'Agro romano. Les moyens d'exis- tence menacent d'être un jour insulfisants. Mais la crise se trouve être .conjurée avant même d'avoir éclaté par le développement de l'industrie laitière aux environs de Rome : un certain nombre d'émi- grants trouvent actuellement dans les vacheries des emplois permanents qui leur assurent des moyens d'existence stables. Nous avons là en raccourci toute la question agraire dans la Cam- pagne romaine et sa solution naturelle par la transformation des méthodes de travail et l'exploi- tation intensive du sol.
II. - LA CULTURE
L'émigration temporaire. — Si la situation des bergers transhumants est à peu près satisfaisante, on n'en saurait dire autant des émigranls culti- vateurs.
Il y a vers la province de Rome un courant mi- gratoire très intense qui se présente sous plusieurs
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO SI
aspects'. On peut distinguer une émigration d'hi- ver de longue durée et deux émigrations d'été et d'automne courtes, mais abondantes. Ces diverses catégories d'émigrants ne se recrutent pas dans les mf^mes pays. En octobre, novembre surtout, arrivent des journaliers, embrigadés pour la plu- part par des entrepreneurs de main-d'œuvre appe- lés caporaux, et originaires des Marches et de rOmbrie. Les Abruzzes, la Ciociaria, la Sabine fournissent aussi un grand nombre d'ouvriers de cette sorte, mais il y a parmi eux une plus forte proportion de travailleurs indépendants et de femmes. Les émigrants des régions les plus rap- prochées : Ombrie, Sabine et Ciociaria, vont et viennent plusieurs fois, durant l'hiver, entre leur pays et la Campagne romaine. On estime à plus de 30 000 les émigrants qui passent ainsi Ihiver dans la province de Rome; parmi eux, 20 000 sé- journent dans l'Agro romano et se divisent en ouvriers agricoles (13 000), pasteurs (4 000), bû- cherons (1 oOO) ; les autres trouvent du travail dans les vignes des Gastelli romani, de Tivoli et de Monterotondo.
En mai, les habitants des Marches, des Abruzzes et de la Campanie commencent à retourner chez eux et sont remplacés par des gens de TOmbrie, de la Sabine, de la Ciociaria et du Yiterbois. La zone de l'émigration se restreint et se rapproche; mais, dans cette zone, l'intensité du mouvement migratoire s'accentue; on estime, en effet, que les
1. Cf. Le correnti periodiche di migrazione inlerna in lialia du- rante il 1905. Roma, 1907, publié par l'OflBce du travail.
o2 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
montagnes de la province de Rome fournissent 08 pour 100 des émigrants d'été, TOmbrie 29 pour 100 et les autres régions 13 pour 100 seulement. Gela s'explique par la nature des travaux qui sont de faible durée, mais exigent une main-d'œuvre abondante : d'abord le sarclage des vignes qui oc- cupe beaucoup de femmes, puis la fauchaison et la moisson. Les statistiques évaluent à 3o 000 le nombre des émigrants qui, en mai, juin et juillet, s'ajoutent aux 26000 ouvriers présents au 30 avril, mais il faut tenir compte de nombreux départs : en mai et juin, les pasteurs, bûcherons et char- bonniers regagnent tous leurs montagnes et sont remplacés par les faucheurs qui seraient 13 000, soit 22 pour 100 des émigrants, les moissonneurs qui seraient au nombre de 30 000, soit 49 pour 100. Il y aurait en outre 6 000 personnes occupées dans les vignes et 11000 employées à des travaux di- vers. Quant aux femmes, elles représenteraient 18,9 pour 100 du total des émigrants, mais pour les travaux des vignes cette proportion s'élèverait à 37 pour 100 et, si on tient compte seulement des émigrants originaires des montagnes de la province, elles constitueraient plus de la moitié du contingent de l'émigration, oi pour 100. Il faut remarquer que, pendant l'été, les travailleurs engagés par les caporaux sont deux fois plus nom- breux que les travailleurs libres; pour la moisson, les ouvriers embrigadés représentent même les six septièmes du total. Ceci encore s'explique par la nature des travaux.
Dès que la moisson est faite et les battages ter- minés, tout le monde fuit la malaria et regagne
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 33
la montagne, mais en octobre, outre les émigrants d'hiver, descendent de la Sabine et de la Giocia- ria des vendangeurs et des cueilleurs d'olives qui, après un court séjour dans les pays viticoles, re- tournent chez eux. Il y a, en somme, un inces- sant va-et-vient entre les montagnes de la pro- vince de Rome, d'une part, l'Agro romano et les régions à cultures arborescentes, d'autre part.
Le fait de l'émigration a une importance capi- tale pour l'étude de la question agraire dans la Campagne romaine. Il prouve que l'Agro romano. bien que soumis à une exploitation des plus ex- tensives, a besoin d'une main-d'œuvre assez con- sidérable, et ce besoin augmenterait beaucoup si la culture devenait intensive; il prouve aussi qu'il y a en Italie une foule de pays dont la po- pulation surabondante, ou égard aux ressources locales, doit chercher ailleurs des moyens d'exis- tence*. Par suite des conditions de la propriété ces émigrants ne peuvent pas se fixer dans la Campagne romaine ; leur existence reste précaire et incertaine. C'est là proprement ce qui constitue ici la crise agraire.
Pour étudier comme il le mérite, le phénomène de l'émigration, il faudrait observer chacun des pays qui envoient es démigrants dans la Campa- gne de Rome, en analyser les conditions sociales, voir quels problèmes se posent devant les popu- lations, comment et dans quelle mesure l'émigra-
1. C'est ce qu'établit fort bien la publication de l'Office du tra- vail citée plus haut. Les courants migratoires ne se limitent pas à la province de Rome, mais s'étendent, suivant la saison, à la Capitanate, à la Lombardie, à la Basilicate, à la Sicile, etc.
34 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
tion y apporte une solution, et quelles répercus- sions elle a sur les conditions locales. Un tel travail nous entraînerait trop loin ; d'ailleurs nous n'avions pas la possibilité matérielle d'éten- dre nos observations depuis Rimini jusqu'à Ca- serte ; il fallait nous limiter et nous nous sommes borné à faire porter notre enquête sur une des régions montagneuses qui, avoisinant la Campa- gne romaine, ont avec elle des rapports inces- sants et étroits.
A Cervara et à Jenne, outre les pasteurs, nous avons déjà trouvé des éraigrants qui prennent part aux travaux de culture, soit dans TAgro pour les moissons, soit dans le Castelli pour les vi- gnes. A Canterano nous allons trouver des émi- grants d'hiver. Ce village se dresse sur une hau- teur à quelques kilomètres à l'Ouest de Subiaco. On y accède par une route carrossable, construite aux frais de treize communes réunies en syndicat. Cependant les voitures ne peuvent pas entrer dans le village dont les ruelles sont trop étroites et trop montueuses. C'est ici le même chaos de maisons qu'à Cervara. Sur une place de quelques mètres de large nous trouvons à côté de l'église la maison de l'instituteur à qui nous sommes adressé. C'est un indigène du pays qui compte un cardinal dans sa famille; il a un frère prolesseur à Rome, un autre médecin dans le voisinage, un troisième est maire de Canterano. C'est un nota- ble : son habitation est vaste, il possède des terres et un moulin à olives, il fait aussi le commerce des noix. C'est dans sa propre maison qu'il a installé la salle d'école oii il instruit une quaran-
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 55
laine de garçons : les petites filles sont confiées à une institutrice. Il me dit qu'il s'inquiète peu des programmes et des horaires officiels, mais qu'il cherche à adapter son enseignement à la vie et aux besoins des paysans : lorsqu'il pleut, il pro- longe les heures de classes; si le temps est beau, il les abrège ; en été, il fait l'école de 6 heures à 8 heures du matin, car les parents ont besoin des enfants pour garder les porcs et les chèvres, et dans un pays où l'assiduité scolaire n'est qu'un mot inscrit dans la loi, il faut s'ingénier pour instruire les enfants. L'instituteur de Canterano qui me semble avoir une culture supérieure à celle de ses semblables, joue bien ici le rôle d'au- torité sociale. Sa situation de famille renforce sa qualité d'instituteur et il exerce une certaine in- fluence sur les paysans auxquels il est dévoué: il a organisé pour eux des prêts de livres et un dé- pôt de journaux.
Ce qui distingue Canterano de Cervara et de Jenne, c'est qu'il n'y a pas de pâturages et que les cultures arborescentes y sont au contraire assez développées. Dans le fond de la vallée, on cultive le maïs chaque année sur le même sol et les champs sont complantés de vignes. Un peu plus haut, on trouve des oliviers entre lesquels on sème du maïs, puis du froment et ensuite des légumineuses. Tous les travaux se font à la main ; on travaille la terre au moyen d'une lourde pio- che {zappone)\ la bêche ne s'emploie que dans les terrains fertiles. Quant à la charrue, elle est pour ainsi dire inconnue. En fait d'animaux on ne trouve que quelques vaches, des moutons et
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des chèvres. La plupart des paysans vendent leui' vendange aux cabaretiers qui sont naieux outillés qu'eux pour la fabrication et la conservation du vin ; les noix assez abondantes sont achetées par des courtiers; il en est de même de Fhuile.
La propriété est extrêmement morcelée sur- tout aux abords du village. Les oliviers sont entre les mains des principaux propriétaires qui les exploitent directement, car ces arbres représen- tent un capital important dont il faut prendre soin, mais qui rapporte beaucoup tout en exi- geant peu de travail. Le sol arable est souvent donné à moitié à un colon qui y cultive des cé- réales. Quant aux terrains en culture mixte avec la vigne, ils sont presque toujours possédés par les paysans en emphytéose avec redevance égale au quart ou au cinquième du produit et paiement proportionnel des impôts. Faute d'argent, les paysans n'affranchissent pas ces emphytéoses ; ils n'ont d'ailleurs aucun intérêt à le faire puisqu'ils jouissent pratiquement de tous les avantages de la propriété.
La communauté familiale se maintient pendant toute la vie des parents : les filles reçoivent une dot en terre; les garçons restent dans la famille et travaillent pour elle ; s'il survient quelque désac- cord, ils s'établissent à part, cultivent la dot de leur femme et cherchent du travail au dehors. A la mort des parents il y a partage égal et en nature : les maisons elles-mêmes sont partagées et il arrive que certaines chambres sont grevées d'un droit de passage au profit d'un voisin. Nous sommes loin du home anglo-saxon ; cet état de
LE LATIFUxNDlUM DANS L'AGRO ROMAXO 57
choses fait naturellement le bonheur et la fortune des hommes de loi.
Cent soixante familles se pressent dans les mai- sons de l'étroit village dont le territoire ne suffit pas à nourrir la population qui compte aujour- d'hui un millier d'âmes. L'émigration est donc une nécessité, mais comme le paysan est retenu au pays par ses instincts communautaires et par son petit lopin de terre, fruit du morcellement et du partage égal, il n'émigre ni définitivement ni très loin. Il va seulement jusque dans la Campa- gne romaine passer quelques mois d'hiver et gagner de quoi compléter les ressources que la famille tire de son domaine. A Canterano, il n'y a même que les jeunes gens et les jeunes filles qui émigrent, mais cela n'en représente pas moins près de la moitié de la population. Cette année, il y en a près de 300 sur une ferme en voie d'amélioration située un peu au Nord de Rome où ils vont volontiers, car ils y trouvent des logements convenables. Très rares sont les ménages qui émigrent avec leurs enfants. C'est au contraire la règle dans le village voisin de Rocca Canterano où la population est beaucoup plus nombreuse (2 400 hab.) et plus pauvre. Des familles entières vont s'établir pendant dix mois de l'année dans les cabanes de l'Agro romano où elles cultivent le maïs et le froment en colo- nage. Les salaires des émigrants, ou du moins ce qui en reste à leur retour est versé dans la caisse de la communauté et sert aux besoins de la famille et au paiement des impôts. On est frappé, quand on cause avec un paysan italien,
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de l'importance qu'a pour lui la question des im- pôts : c'est une sorte de cauchemar obsédant. Les taxes sont en effet 1res élevées, eu égard à la ri- chesse de la population rurale ; de plus, il faut les payer en argent, or si le paysan arrive à vivre, assez mal d'ailleurs, en se nourrissant chiche- ment des produits de son domaine, il lui est beau- coup plus difficile de se procurer du numéraire, d'abord parce que ces produits sont souvent in- suffisants pour Tentretien de sa famille, ensuite parce que, dès qu'il s'agit de vendre, il est en général exploité par les courtiers: son incapacité éclate ici au grand jour et toute sa finesse, sa mé- fiance et sa ruse n'arrivent pas à en atténuer les conséquences. C'est aussi à son incapacité et à son imprévoyance qu'est due cette institution dé- plorable qui s'appelle le caporalat et dont nous verrons bientôt le fonctionnement et les abus.
Avant de descendre avec nos émigrants dans la Campagne romaine et de les observer dans leur • atelier de travail temporaire, faisons une dernière excursion dans la montagne de Frosinone, aux confins de la province de Rome et de celle de Ca- serte. Nous pourrons observer à 3]onte San Gio- vanni la crise de l'émigration périodique due à la réduction des cultures au profit du pâturage dans l'Agro romano et le développement corrélatif de l'émigration temporaire en Amérique.
Monte San Giovanni est situé sur les derniers contreforts des monts Erniques, à 4o0 mètres d'altitude, dans la zone des cultures arborescentes; ce n'est pas un village de montagne, quoique les pentes soient assez rapides et le sol parfois
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 39
rocheux. Toute la région de Frosinone est large- ment pourvue de bonnes routes, ce qui n'est pas le cas général dans la province de Rome. Les métairies sont disséminées dans la campagne où on aperçoit partout la vigne et Tolivier ; dans de petits hameaux on remarque souvent des mai- sons neuves, conséquence de l'émigration en Amérique.
La culture mixte règne ici sans partage : le maïs, le froment, les fèves sont cultivées au milieu des vignes et des oliviers. 11 existe des paysans propriétaires, mais la plupart sont colons a miglioria. Ce contrat, qui a des analogies avec le domaine congéable de la Bretagne, est carac- térisé par les clauses suivantes : le propriétaire donne sa terre à un colon qui lui doit la moitié des produits et qui s'engage à faire des planta- tions et des améliorations (d'où le nom donné au contrat). Chacun des contractants a le droit de rompre le contrat chaque année ; le proprié- taire doit alors rembourser au colon la moitié de la valeur à dire d'expert des améliorations faites par lui. Si le terrain est peu fertile, la rede- vance est seulement du tiers de la récolte et l'in- demnité éventuelle ne s'élève alors qu'au tiers de la valeur des améliorations. En fait, la durée du contrat est indéfinie'. Les produits du bétail sont partagés par moitié si le bétail est à cheptel, sinon on partage les fourrages, car lorsque le colon cultive les terres de plusieurs propriétaires,
1. Dans certaines communes, sa durée est fixée à une géné- ration.
«0 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
il est presque impossible que le bétail soit à cheptel \ Il arrive, en effet, que les colonats sont partagés entre les enfants à la mort du père et se réduisent ainsi à 1 ou 2 hectares, ce qui est insuf- fisant pour l'entretien d'une famille puisqu'on estime qu'il faut 1 hectare par personne en âge de travailler ; le colon cherche alors d'autres terres et cultive ainsi des parcelles appartenant à des propriétaires différents.
Ici, comme à Cervara, nous constatons que l'accroissement de la population fait reculer l'art pastoral. La commune de Monte San Giovanni possède des terrains qui étaientjadis en pâturage; elle les a progressivement concédés a miglioria et une sorte de propriété privée, du moins quant à l'usage, a ainsi pris la place de la propriété col- lective, tant il est vrai que celle-ci n'est guère compatible avec la culture intensive, même chez les peuples les plus communautaires. Il reste cependant des pâturages communaux, dont les habitants jouissent moyennant redevance et qui ne peuvent pas être mis en culture, car ils sont grevés d'un droit d'usage au profit d'une com- mune voisine. C'est là un de ces dédoublements et de ces enchevêtrements des droits de propriété que nous étudierons plus longuement à propos des « usi civici ».
1. 11 y aurait bien des observations à faire au sujet du contrat a miglioria qui est certainement favorable à la mise en valeur du sol et à la stabilité de la famille paysanne, mais qui tient li" propriétaire à l'écart de la direction des améliorations et qui semble moins avantageux pour le colon que le métayage ou l'em- phytéose.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO Gi
La mise en culture des terrains communaux a été une solution partielle et provisoire dé la ques- tion agraire à Monte San Giovanni, mais la popu- lation, qui a continué à s'accroître, ne trouve plus sur le territoire de la commune des moyens d'existence suftisants ; il n'y a, en effet, que 7 000 hectares pour 8 000 habitants. C'est à l'émigra- tion que les paysans de Monte San Giovanni ont recours pour s'assurer des ressources : il existe une centaine de familles de prolétaires qui n'ont pour toul bien que leurs bras, et parmi les familles de colons, beaucoup sont à l'étroit et dans la i!;ène et doivent envoyer quelques-uns de leurs membres chercher du travail au dehors. Jusqu'à ce jour ils en trouvaient dans l'xVgro romano et dans les Marais Pontins ; c'est vers l'Amérique qu'ils se dirigent aujourd'hui. INous savons, en elïet, que dans la Campagne romaine le pâturage s'étend de plus en plus au dépens des cultures ; il en résulte que, la demande de main- d'œuvre diminuant progressivement chaque année, les salaires s'y maintiennent à un niveau assez bas et les montagnards y trouvent plus diffi- cilement du travail. Ils ont dû en chercher plus loin et vont en Amérique depuis une dizaine d'années. Cotte émigration s'est ralentie en 1907 par suite de la crise qui a sévi aux Etats-Unis, mais elle a repris de nouveau. Celte année, il y a 400 départs, co qui portera à un millier le nombre des indigènes de Monte San Giovanni actuelle- ment en Amérique oii ils travaillent surtout à la construction des chemins de fer. Ils s'attirent mutuellement entre parents et amis, mais très
62 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
souvent aussi, c'est un caporal qui les enrôle, leur procure une adresse de travail et remplit pour eux les formalités du départ. Les hommes seulement émigrcnt outremer et restent absents parfois cinq ou six ans.
Au point de vue des résultats matéiiels et moraux, il y a une grosse différence entre l'émi- gration dans la campagne romaine et l'émigra- tion en Amérique. Les émigrants de l'Agro romano ne sont occupés qu'une partie de l'an- née et gagnent des salaires faibles : ils ne peuvent faire aucune économie et n'ont aucun moyen de s'élever. Ils n'acquièrent d'ailleurs aucune initia- tive, car ils restent encadrés dans leur groupement originaire et sont dominés par les caporaux ; ils ne prennent donc presque aucun contact avec le monde extérieur et n'en subissent pas les influen- ces. Les « Américains » travaillent au contraire toute l'année et gagnent de gros salaires; ils envoient de l'argent à leur famille et, à leur retour, ils réparent leur maison ou en construi- sent une neuve et achètent de la terre à des prix fabuleux, si bien que les propriétaires ont actuellement intérêt à vendre. Ces émigrants s'élè- vent non seulement matériellement, mais aussi socialement ; ils subissent très hcureusemeni l'influence de la race américaine. A son contact, ils acquièrent de l'iniliative et comprennent l'importance de l'instruction, de la propreté et de la bonne tenue de la maison. « Envoyez les enfants à l'école et apprenez-leur à être propres» : tels sont, paraît-il, les conseils que répèlent les émisfranls dans leurs lettres.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 6.1
Il semble donc qu'ici rémigration en Amérique ait d'heureux effets. Elle engendre une certaine prospérilé matérielle et favorise le développement moral et l'ascension sociale de la population par rintluence d'une race étrangère actuellement supé- rieure dans son ensemble.
La main-d'œuvre et la culture. — Le moment est venu d'étudier l'organisation de la culture et de la main-d'œuvre agricole dans la Campagne romaine. Quoique l'étendue des champs cultivés se réduise d'année en année, il y a encore plu- sieurs milliers d'hectares consacrés au froment et il y en avait bien davantage autrefois. D'autre part, la culture intensive qui fait des progrès sur certains points réclame une main-d'œuvre abon- dante. L'agriculture romaine se trouve actuelle- ment dans une période de transition où des influences contraires luttent et tendent à se faire équilibre ; il en résulte des oscillations telles que ce qui est vrai une année ne l'est plus l'année suivante. C'est une des raisons pour lesquelles il est impossible d'indiquer par un chiffre même approximatif l'étendue des cultures et le nombre des ouvriers qui y sont employés.
Parmi ceux ci nous devons distinguer les sim- ples journaliers ou guiiii qui sont des isolés, môme s'ils sont embrigadés par un caporal, et les co/o;/.s qui viennent en famille et cultivent, moyen- nant redevance, une portion de terrain pour leur propre compte. Les premiers sont de purs sala- riés, les seconds semblent être à un degré plus haut dans la hiérarchie sociale, mais il ne faut
64 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
pas se laisser prendre aux apparences et opposer un individu à une famille, mais bien famille à famille. Or, il arrive souvent que les giiitti sont des jeunes ^ens, ou quelques membres d'une fa- mille de petits paysans propriétaires de la monta- gne ; ils sont venus chercher dans l'Agro romano seulement un supplément de ressources. Les fa- milles de colons au contraire ont émigré au com- plet parce qu'elles ne possèdent rien dans leur pays; elles viennent chercher dans la Campagne romaine tous leurs moijens cV existence . Nous avons vu que Canterano fournit surtout des émigrants du premier type, parce qu'il y a une certaine ai- sance dans la commune, tandis que Rocca Cante- rano, dont les habitants sont plus pauvres, en- voie surtout des émigrants du second type. A Monte San Giovanni les familles de journaliers prolétaires viennent cultiver en colonage les ter- rains de l'Agro ou des Marais Ponlins, tandis que les familles de colons envoient seulement quel- ques-uns de leurs membres.
Au point de vue des résultats, il y a une grande différence entre l'émigration d'ouvriers isolés et l'émigration de familles entières Les familles qui envoient des émigrants se maintiennent, prospè- rent même et peuvent quelquefois s'élever; les familles qui émigrent tout entières restent mi- sérables et si elles ne déchoient pas, c'est que toute déchéance leur est impossible. Les émi- grants isolés ont, en effet, un but bien précis: compléter les lessourcesde la famille, lui permet- tre d'acquitter ses impôts, d'éteindre une dette, de réparer la maison ou d'acheter un champ ; ils
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 65
ne vivent pas dans le vide; ils sont incités à l'é- pargne. Les familles émigrantes, au contraire, n'ont pas d'abord le stimulant de la propi iété : si elles émigrent, ce n'est pas pour améliorer leur situation, c'est uniquement pour ne pas mourir de faim; pour elles, la question du pain quotidien est tellement pressante qu'elles ne voient pas au delà : « Lavoramo e mangiamo e basta. Nous tra- vaillons et nous mangeons, et cela suffit, » me disait une femme. Tout ce qui dépasse la sa- tisfaction, au moins partielle, des besoins élémen- taires de l'homme paraît à ces gens tellement inaccessible qu'ils n'y songent pas. Ce sont des sages, dira-t-on ; mais des sages misérables et déprimés, des sages par force, dont la sagesse tout extérieure n'est d'aucun profit ni pour eux- mêmes ni pour l'humanité. Ils auraient besoin d'un patronage énergique et bienveillant; nous verrons comment ils sont patronnés.
Il ne faudrait pas cependant établir entre colons et journaliers une distinction trop tran- chée. Il y a des familles d'ouvriers dont tous les membres travaillent à la journée, et les colons s'emploient souvent comme journaliers. En réa- lité, voici comment les choses se passent sur un grand domaine.
Jusqu'à présent, on a fait dans l'Agro romano de la culture nomade : on cultive les céréales sur certaines parties du domaine pendant deux, trois, quatre ans au plus, suivant la fertilité du sol, puis on défriche une autre partie des pâturages, et ainsi de suite. Il n'y a pas d'assolement ; la cul- ture ne revient sur le môme terrain que de loin Roux. 5
66 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
en loin au bout d'un temps variable ; on la conti- nue pendant plusieurs années sur les terres d'al- luvion fertiles dans les fonds de vallée, tandis qu'on l'abandonne au bout d'un an ou deux sur les collines ; certains propriétaires Tinterdisent même sur les mamelons et les pentes oii elle est nuisible, car, en ameublissant le sol, elle favorise l'érosion, le rocher reste à nu et le pâturage ne peut se rétablir; or, le pâturage est la vraie ri- chesse. C'est pour éviter l'appauvrissement du sol par une culture trop prolongée et trop étendue que les baux obligent les fermiers à laisser en pâ- turage toutes les terres pendant les deux derniè- res années de jouissance. Cette mesure apporte le plus grande trouble dans l'organisation de la main-d'œuvre. J'ai vu plusieurs domaines sur les- quels, les années précédentes, vivaient et travail- laient jusqu'à 400 personnes et qui, lors de ma visite, n'occupaient plus aucun ouvrier de culture. Toute rotation rationnelle est naturellement in- connue : sur le défrichement on sème du maïs, puis vient du blé ou de l'avoine pendant un an ou deux. Le fumier de ferme n'est pas plus employé que les engrais chirpiques ; c'est bien à propre- ment parler une culture vampire que celle de l'Agro romano. Les méthodes y sont aussi des plus primitives : la charrue qui ne s'est pasmodi- tiée depuis les Etrusques laboure peu profondé- ment et sans retourner le sol ; dans les meilleurs terrains, c'est encore la bêche et la pioche qui ont la préférence.
La culture se fait en régie sous la direction du fattore, employé du fermier spécialement chargé
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 67
de ce service. Mais après les labours et les se- mailles, il y a un arrêt dans les travaux; les ou- vriers n'ont aucune raison de rester sur le domaine et au printemps il faudra s'inquiéter d'en trouver d'autres ; si d'ailleurs on a pendant Ihiver quel- ques travaux imprévus à faire exécuter, on man- quera totalement de main-d'œuvre, car il ne faut pas oublier que la Campagne romaine ne possède pas de population stable. On a paré très heu- reusement à ces inconvénients par le colonag-e: on donne à chaque ouvrier qui le demande une cer- taine étendue de terrain qu'il défriche et qu'il sème en maïs, puis en blé. Il a généralement la jouissance du même lot pendant trois ans. Cela lui permet de faire venir sa famille, qui fait ces cul- tures pendant que lui-même est employé par le fattore. Après les semailles du blé, pendant l'hi- ver, il s'occupe à défricher le sol pour le maïs qu'on sème en avril. Sur le domaine dePantano, par exemple, nous trouvons 103 hectares de blé et 47 hectares d'avoine cultivés en régie, tandis que 53 hectares de blé et 208 hectares d'avoine sont donnés en colonage pour le tiers du produit et 107 hectares de blé et 62 hectares de maïs pour la moitié de la récolte. La différence des taux de redevance est due à la différence de fertilité des terrains. Il y a là 54 familles formant un village de près de 500 personnes qui cultivent les cé- réales en colonage et qui fournissent aussi des journaliers au fermier. A la Cervelletta toute la culture du froment est faite à moitié fruit par cinq familles de colons qui travaillent chacune 10 hectares. Le fermier trouve à ce système
08 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
l'avantage de stabiliser la main-d'œuvre qu'il garde ainsi à sa disposition en cas de besoin ; il touche la moitié ou le tiers du produit sans courir aucun risque, ni faire d'autre avance que celle de la semence qu'on lui rend largement à la récolte'. L'ouvrier de son côté, se procure sur place la
l. Voici le texte d'un contrat de colonage publié par l'/n- chiesla afjraria :
« Pour satisfaire un vif désir de beaucoup de journaliers de- mandant de la terre à moitié pour la semer en mais et en blé, toujours travaillant à la bêche, l'administration de M... donnera la terre bonne pour cet usage aux conditions suivantes :
« l" On ne donnera le terrain qu'à une société représentée par un individu qui devra signer le présent contrat en se portant garant pour ladite société, laquelle, pour avoir une étendue de terre raisonnable, devra être composée d'au moins seize per- sonnes ;
« 2" Le bêcbage doit commencer le 10 décembre et être ter- miné le 10 mars. On ne doit pas travailler par temps de pluie ou de gelée ;
« 3' Le maïs sera partagé à moitié. La semence fournie par l'ad- ministration àrnesure rase sera rendue à mesure comble(Cette aug- mentation peut se justifier par le fait que le grain de semence nettoyé et trié a une valeur marchande plus considérable que le grain ordinaire);
« 4° La société doit battre le maïs sur une aire faite par elle à l'endroit désigné, mais qui sera à proximité des champs;
« .j» Si, pour la préparation du sol et pour les travaux de se- mailles du blé, la société ne fait pas les opérations voulues, elles seront exécutées à ses frais par l'administration ;
« G» Le transport du blé est à la charge de l'administration ;
« 7" Le personnel de la batteuse, sauf le chaufTcur et l'engrai- neur, est fourni par la société qui paie en nature, sur sa part, 4 pour KX» du produit total pour l'usage de la batteuse ;
« 8" Le blé est partagé à moitié. La semence est rendue à l'ad- ministration avec l'augmentation usuelle ;
« y» L'administration peut faire semer un grain spécial, à son choix, en échangeant à la société sa part [)our du grain ordi- naire ;
« 10» Ce contrat est valable pour les deux récoltes successives, maïs et blé. »
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 69
nourriture de sa famille et trouve à s'occuper lui et les siens pendant qu'il n'est pas employé ailleurs; il y a pour lui plus de sécurité dans l'existence.
Le caporal. — Comment se fait le recrutement de ces giiitti et de ces colons qui viennent de loin et que le fermier ne connaît pas, qu'il ne connaî- tra même jamais'* Ici nous touchons à une des plaies de l'Agro romano, à un des vices graves de l'organisation du travail sur les latifundia ; mais si le latifundium lui permet de se manifester dans toute sa hideur, il a son origine dans l'incapacité et l'imprévoyance des populations qui envoient des émigrants dans la Campagne romaine. Je veux parler du caporalat (caporalatd). Le patron qui a besoin d'ouvriers s'adresse à un caporal entrepre- neur de main-d'œuvre qui s'engage à lui fournir un certain nombre d'hommes à un prix déterminé. Le caporal reçoit une rémunération fixe par tète d'ouvrier fourni par lui, soit cinq ou dix centimes par jour; il prélève une somme équivalenle sur le salaire des ouvriers et si le patron a l'impru- dence de verser ce salaire entre ses mains, il y opère parfois des retenues énormes. Un Piémon- tais, fermier dans les Marais Pontins, me disait qu'en causant avec ses ouvriers (ce que ne font pas les « mercanti di campagna », qui vivent à Rome), il s'était aperçu que ceux-ci ne recevaient que 2 francs sur les 2 fr. 50 qu'il versait au capo- ral comme salaire convenu. Le caporal touche aussi un salaire personnel car il doit surveiller les ouvriers et c'est un spectacle assez choquant de voir des escouades d'iiommes, de fruimes et
70 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
d'enfants courbés sur le sol et suivis du caporal qui, appuyé sur un bâton, dont je ne jurerais pas qu il ne fasse jamais usage, surveille le travail, presse et gourmande les ouvriers. Cependant cette surveillance est ici indispensable et ceux mêmes qui ont réussi à supprimer le caporal sur leurs fermes sont obligés de mettre leurs équipes sous les ordres d'un contremaître; or, il est certain que le caporal jouit d'une autorité beaucoup plus considérable parce qu'il détient absolument les moyens d'existence de ses ouvriers. L'Italie est le pays rêvé des courtiers, des accapareurs de toutes sortes parce que rares sont ceux qui ont l'initia- tive entreprenante et l'aptitude aux affaires; le même phénomène constaté sur le marcbé commer- cial s'observe aussi sur le marché du travail, parce que les travailleurs en général manquent d'initiative, sont apathiques et imprévoyants et que les patrons n'ont aucune idée de leurs devoirs. Aussi beaucoup de gens, tout en blâmant certains procédés des caporaux, reconnaissent-ils qu'ils sont des intermédiaires utiles et indispensables; d'autres affirment qu'ils rendent service aux ou- vriers en leur procurant du travail et, en etfet, ceux-ci semblent prendre leur parti de l'exploita- tion dont ils sont parfois victimes et restent en général fidèles au caporal.
Celui-ci a d'ailleurs des moyens très efficaces de s'assurer la fidélité des ouvriers qu'il engage: il leur fait des avances pendant leur séjour dans la montagne ; il en fait aussi à la famille pendant le séjour des hommes dans l'Agro romano, de sorte qu'à la fin de la campagne le malheureux
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROM A NO 71
ouvrier est souvent débiteur du caporal ce qui l'oblige à s'engager pour la saison suivante*. I! faut donc quelque argent pour être caporal ; il en résulte que ces entrepreneurs sont le produit d'une sélection; parfois ils sont fils de caporaux; sou- vent ce sont d'anciens journaliers intelligents qui ont réussi cà mettre un petit capital de côté et à acquérir la confiance de quelque fermier qui les charge de recruter des ouvriers dans leur pays natal. Le fermier leur fait aussi des avances de fonds, s'il est nécessaire; à cet égard il y a partie liée entre eux.
J'ai vu à Monte San Giovanni un caporal, qui sait tout juste lire, signer et compter. Resté orphe- lin à trois ans, il a d'abord travaillé comme ou- vrier, puis est devenu entrepreneur de main- d'œuvre. Chaque année il fournissait à une grande ferme de Conca, près d'Anzio, le personnel néces- saire pour la culture et la moisson ; c'était une entreprise importante puisqu'il devait engager jusqu'à 1 600 ouvriers à l'époque de la récolte. Aussi certaine année, a t-il perdu plus de 30 000 francs en quinze jours; il avait avec le fermier un contrat fixant le salaire journalier, mais par suite de la concurrence d'un autre caporal, d'une direction dilférente prise par l'émigration, etc., il a dû payer ses ouvriers 40 francs au lieu de 25 francs, prix prévu; bienenlendu, la différence est restée à sa charge. 11 a perdu aussi plus de 20 000 francs d'avances qu'il avait faites à des gens in- solvables qui sont morts ou qui ont quitté le pays.
1. Cf. W. Sombarl, Ln Campagna romana, p. 93,
72 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Pour qu'un caporal puisse supporter de pareilles pertes, il faut qu'il fasse en temps normal des gains considérables ; aussi notre homme, après avoir travaillé pendant trente-six ans, est-il devenu un des propriétaires les plus importants de son village. Il a maintenant cinquante-quatre ans ; retiré des affaires depuis quelques anné(^s, il a acheté des terres qu'il améliore et qu'il plante en oliviers. Il y a en lui l'étoffe d'un petit patron. Il jouit de la considération générale et est conseiller municipal.
Bien entendu, un caporal qui engage 1 600 ou- vriers, l'effectif d'un régiment, a besoin d'aides et de sous-ordres ; ce sont les caporaletti ou fatto- retti qui, sur ses indications, pour son compte et avec son appui financier, engagent des hommes dans les villages voisins, les mettent en route, les installent sur l'atelier de travail, les dirigent et les surveillent. Ils sont rémunérés par le capo- ral, mais ne se font pas faute, s'ils le peuvent, de prélever une dîme sur les ouvriers.
Non seulement il y a de gros et de petits caporaux, mais il faut aussi faire la différence entre les capo- raux qui fouinissent des journaliers et ceux qui fournissent des colons. Les premiers sont astreints^ à la résidence dans l'Agro pendant tout le temps (les travaux; ils doivent toujours être présents pour recevoir les ordres du fattore, guider et surveiller leur bande; les seconds vont installer les familles des colons sur le tènement qui leur est affecté, répartissent le terrain entre elles, leur distribuent les semences et les avances en grain nécessaires pour leur nourriture, puis ils retour-
LE LATlFUXDimi DANS L'AGRO ROMANO 73^
nent chez eux et, sauf de courtes apparitions, ne reviennent qu'au moment de la récolte pour pré- lever la part du fermier, les avances qu'ils ont faites, les redevances qui leur sont dues et celles qu'ils s'adjugent ; ordinairement, ils font cultiver gratuitement par les colons un lot de terrain dont ils se réservent tout le produit.
Pour être impartial, je dois dire que, d'après les renseignements que j'ai recueillis, tous les caporaux ne se ressemblent pas ; il y en a qui sont de véritables forbans, de vrais marchands d'esclaves pour qui la traite des blancs est une source de profits scandaleux ; d'autres sont hon- nêtes et humains et n'exploitent les ouvriers que dans les limites admises par l'usage. 11 faut re- marquer aussi que les personnes qui s'élèvent avec le plus d'indignation contre les caporaux sont les étrangers, en particulier les fermiers de la Haute-Italie installés récemment dans l'Agro romano, et les urbains ignorants des questions rurales ; les notables des villages de montagnes d'où sont originaires émigrants et caporaux, tout en blâmant certains excès, sont plus modérés dans leur indignation et plus réservés dans leurs jugements. Quant aux ouvriers, ils subissent sans doute le joug du caporal sans enthousiasme, mais, n'étant pas capables de s'y soustraire, ils l'acceptent sans révolte, se résignent et môme considèrent un peu le caporal comme le bon Dieu qui leur procure leur pain quotidien et à qui ils doivent un peu de reconnaissance.
Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que le capo- ral, par ses prélèvemej[ils légitimes ou illégitimes,.
74 LA QUESTION AGIIAIRE EN ITALIE
ne diminue le salaire déjà faible que reçoivent les ouvriers de l'Agro romano ' ; il fait en outre souvent des bénéfices scandaleux sur la nourri- ture qu'il leur fournit ou qu'il leur vend. En somme, le caporal vit et prospère aux dépens de l'émijçrant qui est, vis à-vis de lui, dans une dé- pendance voisine de l'esclavage. Aussi beaucoup de gens soubaitenl-ils la disparition des caporaux. 1 Mais si ces derniers existent, c'est qu'ils rendent certains services ; la question est donc de savoir si on peut se passer de ces services ou si ces services peuvent être rendus par d'autres organismes moins parasitaires et moins nuisibles.
Pour répondre à cette question, nous avons recherché s'il y avait, dans la Campagne romaine, <les agriculteurs qui ne fissent pas appel aux ca- poraux. Nous en avons trouvé. Nous avons alors
1. D'après la publication précitée'de l'Office du travail sur les migrations internes, les salaires seraient (1905) :
Ouvriers adventices. Ouvriers fixes. Femmes.
Janvier. . . 1,50 1,83 »
Février. . . 2 » 1,83 . 1,20
Mars. . . . 2,20 1,90 1,15
Avril. . . . 2,2:> 2 » 1,25
Mai. ... 2,00 2,35 1,25 — !,.•«>
.Juin. ... .3 » 2,40 1,75
Juillet. . . 4 » 2,50 2,50
Septembre. . 1,.')0 — 2,.''J0 2 » 1,50
Octobre.. . 1,20-1,75 1,90 1,10 — 1,25
Novembre. . 1,20 — 1,75 1,90 1,10
Décembre. . Id. Id. M.
La statisliifuc n'indique pas ce qu'elle entend exactement par ouvriers fixes et ouvriers adventices. Ces sal.iircs sont plus éle- vés que ceux des |)ays d'émigration, mais j'ai lieu de croire que les salaires réellement touchés par les ouvriers sont souvent in- férieurs aux chiiïics cités |)lus haut.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 7fi
observé les moyens qu'ils emploient pour se pas- ser de leur concours. Voici le résultat, de cette <Miquôte.
Les Romains, ceux mêmes qui déplorent le plus les abus du caporalat, ne croient pas qu'on puisse supprimer cette institution. Les « mercunli di <*;impagna » tiennent les caporaux pour indispen- sables et, à leur point de vue personnel, ils ont parfaitement raison : il est bien plus commode de s'adresser à un caporal et de lui commander pour telle date, tant d'hommes à tel prix, pour tant de temps, que de traiter individuellement avec cinquante, cent, trois cents ouvriers, qu'il faudrait aller enrôler chez eux, payer un à un, surveiller de très près, etc.. Il est clair qu'un ^rand fermier a autre chose à faire, mais on peut parfaitement concevoir une coopérative ou un syndicat d'ouvriers agricoles, faisant avec un pa- Iron un contrat collectif de travail au lieu et place <lu caporal. Ces syndicats seraient d'autant plus faciles à organiser que les émigrants viennent presque toujours groupés par village d'origine. Ces syndicats de village pourraient se fédérer et se prêter mutuellement des ouvriers quand l'un d'eux aurait à en fournir un nombre dépassant celui de ses membres. Certaines personnes ont déjà songé à fonder des coopératives de ce genre ; mais la grosse dithculté à surmonter vient de l'inaptitude des émigrants à s'associer et surtout à s'organiser '. Nous savons que le communau-
1. Un prêtre belge, professeur dans un séminaire romain, avait voulu syndiquer les ouvrières d'un village qui, travaillant à do-
76 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
taire ne possède ni Tesprit de discipline, ni l'es- prit d'organisation. Il subit Tautorité, parfois à un degré déconcertant, mais il est incapable de la constituer. Des syndicats ou des coopératives d'émigrants auraient besoin de chefs capables, prévoyants, actifs et doués d'initiative ; or, si de tels hommes se rencontraient dans les villages, en dehors des courtiers actuels, il est possible qu'en raison de la passivité de leurs camarades, ils fassent du syndicat leur chose et que quel- ques-uns des abus qu'on reproche aux caporaux se reproduisent. J'imagine d'ailleurs que les ca- poraux sauraient se mettre à la tète des syndicats et en prendre la direction à leur profit'.
L'Otïice du travail estime que « la lutte contre les intermédiaires exploiteurs ne peut s'engtiger sur le terrain de la suppression, car ils représen- tent un progrès par rapport aux mouvements chaotiques, et ils remplissent une fonction éco- nomique importante. Leur élimination doit pro- venir d'un système meilleur et plus économique de médiation qui, par la force de la concurrence, se substitue à eux par un processus que l'expé- rience de l'étranger montre lent et difficile, mais sûr- )). Dans ce but, le ministre de l'Agriculture,
micile, gasmaient des salaires dérisoires. 11 croyait avoir réussi lorsque ces femmes s'imaginèrent que, si elles obtenaient une augmentation de salaires, elles verraient aussi leurs impôts aug- menter. 11 n'y eut plus rien à faire.
1. Dans une caisse mutuelle d'épargne et de prêts de Rome, on découvrit un jour qu'un des membres empruntait de l'argent pour le prêter ensuite à un taux usuraire à ses camarades qui n'avaient pas idée de s'adresser directement à leur caisse.
2. Cf. htiliizionc di Uffici interreyionuli di coliocaniento nei la-
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 77
de l'Industrie et du Commerce a déposé, le 28 no- vembre 1907, un projet de loi instituant des offices de placement interrégionaux pour les travaux agricoles et les travaux publics. D'après le projet qui n'est pas encore voté, ces offices auraient pour buts principaux de fournir des informations rela- tives au marché du travail, et à établir des con- trats de travail entre employeurs et émigrants. L'Etat prend ici une initiative qui reviendrait nor- malement à des organisations ouvrières si celles- ci existaient et fonctionnaient d'une façon active et efficace.
Toutefois il n'est pas nécessaire d'attendre la constitution de syndicats d'émigrants et la fonda- tion des offices de placement pour supprimer les caporaux dans la province de Rome. L'exemple de certains agriculteurs le prouve.
Les Lombards qui ont pris la ferme de la Cer- velletta ont eu recours aux caporaux pendant les premières années, puis ils ont supprimé ces in- termédiaires. Le domaine étant actuellement sou- mis à la culture intensive occupe en permanence un personnel assez nombreux, ce qui diminue les besoins de main-d'œuvre étrangère et temporaire. La culture du blé est coniiée à cinq familles de colons qui viennent tous les ans et ne s'en retour- nent qu'en août et septembre après les battages ; le fermier songe à les fixer définitivement en les occu[)ant pendant ces deux mois à divers travaux, comme il le fait pendant le reste de Tannée lors-
oori arjricoU e nei Invori pubblici, Rome, 1907, p. 14 (Supplément au Bulletin de l'Office du travail).
78 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
que la culture du blé ne les absorbe pas. Si on a besoin, à certains moments, d'ouvriers supplé- mentaires on traite directement avec eux. On voil. par cet exemple, que la culture intensive a pour effet de supprimer les entrepreneurs de main- d'œuvre en fixant au sol une population stable qui suffit à peu près à tous les travaux. Mais il faut remarquer qu'ici le fermier, le patron, réside sur le domaine, qu'il en dirige personnellement l'exploitation et qu'il est en contact direct avec tous ses employés et ouvriers : en un mot, il remplit son rôle de patron.
Cela ne suffît pas toujours. Bien que plusieurs autres agriculteurs lombards ou piémontais aient réussi à se passer de l'intermédiaire des caporaux, certains n'y sont pas encore parvenus. C'est le cas des fermiers de Panfano. Il y a sur ce domaine cinquante-quatre familles qui cultivent le blé en colonage et qui fournissent des journaliers. Au début, les fermiers, qui sont Lombards, ont voulu supprimer les intermédiaires, mais ils n'ont plus trouvé d'ouvriers. Ceux-ci qui étaient, probable- ment à cause de dettes antérieures ou par crainte de se trouver un jour sans travail, sous la dépen- dance des caporaux, les ont suivis ailleurs et ne sont pas revenus sur le domaine. Les fermiers ont dû de nouveau s'adresser à des caporaux. On ne peut pas imputer cet échec aux patrons qui ont la même formation sociale que ceux que j'ai cités plus haut, qui ont les mêmes idées, poursui- vent le même but et emploient les mêmes mé- thodes. Il en faut rechercher la cause dans ce fait que la mise en valeur do Pantano est moins avan-
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 79-
cée que celle de la Cervelletta, que par conséquent le mode de culture se rapproche davantage du système ancien et qu'ainsi les besoins de main- d'œuvre y sont irréguliers et momentanés. En outre, le domaine est beaucoup plus étendu*, ce qui exige un personnel plus nombreux ; il est donc plus diflicile au fermier d'avoir des rapports étroits avec ses gens, de les connaître et de les di- riger personnellement ; il lui est aussi plus diffi- cile de trouver cinquante familles capables de se conduire elles-mêmes et de secouer le joug des caporaux que d'en trouver cinq. On voit que le très grand atelier soulèvejdes difficultés qui n'exis- tent pas dans un atelier restreint et qu'il exige des capacités plus grandes non seulement de la part du patron, mais aussi de la part du personnel ouvrier.
C'est bien, croyons-nous, l'étendue exagérée de l'exploitation plus encore que la culture extensive qui est favorable à l'institution du caporalat, car nous avons pu constater sa disparition sur un domaine de 350 hectares, situé dans les Marais Pontins, près de Terracine, affermé en 1907 par un Piémontais. Plus encore qu'à Pantano, les transformations sont ici à leurs débuts. Cepen- dant, dès la première année, le fermier a congédié ses caporaux parce qu'en causant avec ses ouvriers il a constaté que ceux-ci étaient frustrés de 20 pour 100 sur leurs salaires en dehors des retenues consenties. Les ouvriers se trouvant en présence d'un homme qui les connaissait personnellement
1. Plus de 1 200 hectares au lieu de 3io.
80 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
^t pouvait leur assurer des moyens d'existence ont lâché le caporal, c'est-à-dire le patron artifi-, <;iel, pour le vrai patron. Tel est le résultat avan- tageux pour les deux parties du patronage intelli- gemment compris et loyalement pratiqué. Il semble que la suppression des caporaux eût dû être difficile pour les Abruzziens qui viennent faire les travaux d'assainissement : cependant le fermier a eu le même succès, il a fait la connais- sance personnelle de tous ses terrassiers, s'e>t in- téressé à eux et les a protégés contre les exploita- tions ; lorsqu'il a besoin d'eux, il leur écrit et les engage sans intermédiaire.
J'ai cité les exemples que j'ai pu observer per- sonnellement, mais on en pourrait citer d'autres. Que conclure? sinon que les caporaux n'ont pas d'adversaires plus redoutables que les fermiers de la Haute-Italie qui viennent coloniser la Gara pagne romaine en y introduisant la culture intensive qui stabilise la population. Ces fermiers sont des capitalistes et des chefs d'atelier exigeant certai- nement plus de travail et de discipline que les « mercanti di campagna », et pourtant leur pré- sence et leur action se manifestent non seulement par une augmentation de la productivité du sol, par un accroissement de la richesse publique, mais aussi par une amélioration du sort matériel et moral de la population ouvrière, et celle-ci s'en rend compte. En définitive, la question de l'émi- gration temporaire et du caporalat sera résolue tout naturellement dans un sens favorable aux travailleurs par la mise en culture intensive de l'Agro romano.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRÛ r.O.MAXO 81
Le mode d'existence des émigrams dans la cam- pagne ROMAINE. — Du même coup seraient modi- fiées aussi les conditions d'existence des ouvriers agricoles qui sont actuellement déplorables. Le professeur Celli, député et directeur de l'Inslitut d'hygiène de Rome, a décritd'une façon émouvante la vie de ces malheureux émigrants^
C'est le maïs préparé en polenta qui fait le fond de la nourriture du paysan. Mais les familles qui cultivent des terres en colonage ne mangent pres- que jamais leur propre maïs, mais celui que le caporal leur a avancé, qui est souvent de qualité inférieure et qu'il se fait rendre avec usure en re- prenant parfois 23 à 50 pour 100 de plus qu'il n'a donné. Aux grandes fêtes, il distribue aussi du lard, du fromage et du vin, qu'il yo fait rembour- ser largement. Pendant la période des foins et des moissons, les ouvriers reçoivent : i''5',360 de pain, 2 litres de vin. 85 grammes de fromage ou de lard, du vinaigre, de l'huile et des oignons. En fait, que le salaire soit payé en totalité en ar- gent ou en partie en nourriture, c'est presque tou- jours le caporal qui fournit les aliments à l'ou- vrier. C'est une source d'abus criants : l'ouvrier est trompé sur le poids, le prix et la qualité, le plus souvent détestable. 11 lui est impossible d'échapper à cette exploitation parce qu'il se brouillerait avec le caporal qui ne l'emploierait plus, et parce qu'il lui est pratiquement impossible de se fournir ailleurs. La Campagne romaine est
l. Cf. Aiipelo Celli, Corne vive il Campagnolu tleWAgro romano, Rome, Società éditrice nazionale, 190().
PiOLX. 6
8i LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
une sorte de désert où quelques latifundistes ont le monopole de la possession du sol ; il en résulte qu'aucune auberge, aucune boutique ne peut s'éta- blir sans l'autorisation du propriétaire ; il n'y a donc pas de concurrence possible. Sur chaque do- maine existe une cantine appelée dispensa, où Ton vend du vin et des aliments. Le tenancier de la dispensa verse une redevance assez élevée au pro- priétaire ou au fermier : on m'en a cité un qui paie oOO francs par mois. On remarque que les dispensieri font fortune assez rapidement et on les accuse, non sans apparence de raison, de voler honteusement les ouvriers et de leur fournir des vivres de mauvaise qualité. Les fermiers qui au- torisent de pareils agissements et en profitent directement sont les premiers coupables. Les pro- priétaires qui les tolèrent et en profitent indirec- tement ne le sont pas moins ; ils pourraient atté- nuer les abus en facilitant l'établissement de boutiques concurrentes, en ne leur demandant qu'un loyer normal et en organisant, s'il le faut, un contrôle sérieux sur la qualité des aliments. Ils le peuvent puisqu'ils sont maîtres chez eux, mais ils ne savent que déplorer l'exploitation dont sont victimes les travailleurs de la terre, et leur sympathie pour eux ne va pas jusqu'à aviser aux moyens pratiques de la faire cesser. Il y a dans leur cas un peu d'égoïsme et surtout beaucoup d'insouciance. C'est à cette insouciance caracté- ristique de la race que sont dus ces abus dont pro- filent les plus intelligents et les plus avisés, sinon ^ les plus honnêtes ; le paysan accepte sans proies- t| tories aliments avariés qu'on lui donne, les paie
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 83
le prix qu'on en exige et se laisse voler sur le poids. Il se rend compte de tout cela et eh souffre, mais ne fait pas effort pour y remédier. Toute organisation de coopérative est d'ailleurs ditficilc entre ouvriers presque nomades qui ne sont pas assurés de revenir deux années de suite sur le même domaine. L'anarchie semble être l'état nor- mal actuel de FAgro romano.
Je connais un fermier lombard qui a voulu sup- primer les abus de la dispensa; il l'administre en régie et n'en tire que le bénéfice normal des com- merçants de détail. Il a établi et afïiché un tarif et il distribue aux ouvriers des carnets de bons qui servent aux achats, afin d'empêcher le plus possible les tripotages d'argent ; les aliments sont de bonne qualité. Malgré cela, les ouvriers, tout en reconnaissant les bonnes intentions du patron, se plaignent vivement de la dispensa et surtout du préposé qui fait fortune, disent-ils. Il est pos- sible qu'il y ait un peu de parti pris chez eux, car une longue expérience leurfait considérer tout dispensipre comme un voleur, mais il est possible aussi que le préposé, ne pouvant tromper ni sur les prix, ni sur la qualité, se rattrape sur le poids, fasse passer une qualité pour une autre et opère des détournements, etc. Les ouvriers se mon- trant incapables de se défendre eux-mêmes, il fau- drait de la part du patron une surveillance de tous les instants, autant dire qu'il devrait faire lui- même le service du comptoir. Il est des cas oî> le patronage ne saurait pratiquement suppléer à l'incapacité de l'ouvrier.
En somme, la nourriture de l'émigrant dans
84 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
la Campagne romaine est plus que médiocre, sou- vent insuffisante, toujours très chère et parfois malsaine : la faim pousse souvent le paysan à manger les animaux morts de maladie.
L'habitation laisse à désirer autant que la nour- riture. En 1881, on comptait dans TAgro romano 556 maisons ; en 1900, ce nombre avait plutôt diminué, tandis que la population fixe et tempo- raire avait certainement augmenté. Lorsqu'on parcourt la Campagne romaine, on rencontre des villages de huttes construites en paille, en roseaux et en herbes sèches. C'est là qu'habitent les émi- grants depuis octobre jusqu'en juillet. S'ils re- viennent l'année suivante sur le même domaine, ils retrouvent leur cabane, sinon ils la démolis- sent pour aller la reconstruire ailleurs, car chaque famille est propriétaire de sa cabane, souvent même elle paie un loyer pour le sol occupé par elle et le jardinet attenant.
Le village de Lunghezza est bien réduit cette année, car la culture des céréales ayant cessé à cause du prochain départ du fermier, sur qua- rante familles il n'en est resté que neuf employées à des travaux spéciaux: fossés, clôtures, etc.. Par une porte basse nous entrons dans une des cabanes qui mesure 4 mètres de long sur 3 de large ; au milieu, quelques pierres marquent l'em- placement du foyer, dont la fumée s'échappe parles interstices des roseaux ; au fond se trouvent deux lits montés sur des planches, et deux bancs com- plètent l'ameublement. Au toit sont suspendus des jambons ; je félicite la mère de famille sur cette abondance, mais elle m'explique qiie ces jambons
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 8.j
appartiennent au fatlore qui les a mis là pour les faire fumer; elle espère qu'il lui en laissera un. Cette femme est en habits de dimanche très propres avec un collier de corail au cou ; elle vit dans cette cabane avec son mari et ses enfants pendant dix mois de l'année et ne semble pas aigrie contre le sort. « Nous travaillons et nous mangeons, » me dit-elle en riant. En face de la porte un mi- nuscule jardin est défendu par des fag'ots d'épines €ontre les poules qui errent à l'enlour. Au bas de la pente se trouvent la fontaine et l'abreuvoir. A €ent mètres de ce village de huttes, on voit une maison vaste dont les murs sont en bon état, qui pourrait loger une quinzaine de familles si on n'en avait pas enlevé le toit pour employer la charpente et les tuiles à couvrir un fenil.
Du côté d'Oslie on trouve, paraît-il, d'immen- ses cabanes où vivent en commun plusieurs fa- milles et où s'abritent jusqu'à ioO personnes ; on y voit plusieurs rangs de couchettes et, au milieu, une longue file de foyers. J'ai vu ailleurs une sorte de grange où étaient installées cinq ou six familles séparées par des cloisons de roseaux ot de paille, mais, comme il n'y avait qu'une porte, il existait forcément des servittules de pas- sage et l'unique fenêtre dépourvue de carreaux laissait pénétrer librement le vent et la pluie. En certains endroits les émigrants s'installent dans les ruines ou dans les grottes creusées dans le tuf pour l'extraction de la pouzzolane. Partout c'est l'entassement et la piomiscuité. En été, les raois- fîOnneurs dorment en plein champ, à peine abrités par une couverture tendue sur des piquets.
86 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Etant donné la façon dont sont nourris et logés les ouvriers de la Campagne romaine, il n est pas étonnant que les maladies fassent parmi eux de nombreuses victimes. En été, c'est la malaria, mais nous verrons quelle est actuellement victorieuse- ment combattue; en hiver, c'est la pneumonie^ car les cabanes abritent mal de la pluie et du vent, et la garde-robe est souvent insuffisante pour lutter efficacement contre le froid et la tramontane.
A Rome, on compare volontiers les villages d'émigiants à des campements de nègres africains et on n'est pas très fier de ces huttes aux portes de la capitale. L'Agro romano n'en a cependant pas le monopole en Europe : j'en ai trouvé de toutes semblables dans les tourbières de l'Alle- magne et dans la région sablonneuse de la Frise. Mais dans la Plaine saxonne la hutte est le pre- mier abri du paysan qui se fixe au sol et qui y plonge de fortes et vivantes racines, tandis que dansl'Agro romano, c'est le gîte toujours provisoire d'un ouvrier nomade condamné à une vie toujours errante. En Allemagne et en Hollande, une maison solide et confortable remplace au bout de quel- ques années la hutte misérable; dans la Cam- pagne romaine, la hutte succède à la hutte. C'est à peine si aujourd'hui, sur quelques domaines trans- formés, on arrive à abriter les ouvriers tempo- raires; mais sur ces domaines la population stable du moins est logée convenablement et peut se nourrir de façon satisfaisante.
Le mode d'existence des émigrants temporaires de l'Agro romano nous révèle combien sont insuf- fisants la capacité de l'ouvrier et le patronage du
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 87
propriétaire et du fermier; ce patronage est même le plus souvent inexistant. La famille ouvrière vit donc au jour le jour, sans épargne, et ne peut compter sur aucun appui; aus^i est-elle complè- tement abattue par les accidents, les maladies et les calamités de tous genres qui peuvent fondre sur elle. Elle n'a pas alors d'autre ressource que la charité publique et elle est même souvent inca- pable de faire valoir ses droits. On me cite le cas d'un ouvrier victime d\m accident: le caporal se fait verser pour lui par le patron une somme de 500 francs, mais il ne la lui remet pasetJa garde pour soi. Où l'ouvrier aurait-il appris qu'il avait droit à une indemnité? D'où lui viendrait l'éner- gie suffisante pour obtenir justice? Qui lui don- nerait un concours efficace pour cela, si ce n'est peut-être l'homme de loi dont l'intervention absor- berait le plus clair de l'indemnité?
Yis-à-vis de l'assistance publique même, ces émigrants de l'Agro romano sont dans une situa- tion très défavorable. N'étant pas domiciliés dans la commune de Rome, ils n'ont droit à aucun se- cours; en fait, on ne les leur refuse pas, mais, s'ils sont admis dans les hôpitaux de Rome, ceux-ci s'adressent à leur commune d'origine qui doit payer les frais d'hospitalisation ; cette commune de montagne qui n'est pas riche, exerce son re- cours «tonlre la famille si celle-ci possède quebjue bien, et parfois ce bien est vendu. Quand on dit que les ouvriers de l'Agro romano vivent comme des bêtes et sont traités en esclaves, on exagère à. peine.
Nous venons d'examiner les répercussions d'une
88 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
certaine organisation de la propriété, du latifun- dium, sur les faits de la vie privée. Si le latifun- dium est favorisé par la nature du sol très propre au pàturag-e, il est aussi à son tour très favorable au maintien de l'art pastoral, mode de travail qui exige le minimum de transformation du sol et le minimum de capitaux fonciers, dont l'outillage est très rudimentaire, dont les opérations simples, peu pénibles, ne demandent qu'une capacité et une prévoyance limitées et peuvent être exécutées par un personnel peu nombreux; en définitive, tra- vail de simple récolte qui a pour corollaire une occupation du sol assez faible, quoique le droit légal de propriété soit absolu et que l'absence de population stable permette au propriétaire de le maintenir tel sans contestation.
L'étendue des latifundia ne permet pas aux pro- priétaires de conserver la direction effective de l'atelier agricole; d'autres causes d'ailleurs les en détournent ; aussi le fermage est-il la règle, mais il faut remarquer qu'il est très favorisé par le mode de travail qui exige peu ou pas de capitaux in- corporés au sol.
Le latifundium à culture extensive, en s'oppo- sant à l'établissement d'une population stable dans l'Agro romano, tend à avilir les salaires : 1° parce qu'il met en concurrence des ouvriers venus d'un grand nombre de régions pauvres où font défaut les moyens d'existence; 2" parce qu'il oblige le fermier à recourir à des entrepreneurs de main-d'œuvre qui prélèvent une part très large sur les salaires ; 3° parce qu'il oblige les ouvriers à accepter en fait un salaire en nature
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 89
sur lequel ils sont frustrés ; 4° parce qu'il rend très difficile l'organisation ouvrière. De telle sorte que, dans un pays où la maia-d'œuvn! semble manquer totalement, les salaires sont très bas. Il en résulte que l'épargne est presque impossible et qu'ainsi tout moyen d'ascension fait défaut à la population ouvrière.
Quant à la famille, elle liuhit des influencer désorganisatrices : l" parce qu'une partie de ses membre-, souvent même son chef, sont éloignés d'elle chaque année, pendant de longs mois ; 2° parce que, si elle reste groupée, elle vit loin de son propre foyer oii elle ne séjourne que deux ou trois mois, et qui se trouve tout à fait séparé et éloigné de son atelier de travail. Il s'ensuit qu'elle perd l'appui de la communauté sans apprendre à développer son énergie et son initia- tive puisqu'elle émigré temporairement, en terri- toire non peuplé, et en compagnie d'autres familles de même formation sociale et subissant les mêmes influences. Cette famille déprimée se résigne à un mode d'existence déplorable, sans dignité, sans respectabilité, sans confort et sans hygiène ; elle subit aussi sans résistance toutes les calamités qui viennent à l'assaillir.
Elle aurait besoin d'un patron attentif, bien- veillant et énergique ; mais le propriétaire lati- fundiste est trop loin, trop insouciant, et trop nombreux sont les ouvriers qui travaillent sur ses terres. Le fermier ne s'intéresse pas à des ouvriers temporaires et nomades. Ceux-ci n'ont qu'un patron etfectif, c'est le caporal ; or, nous avons vu les défectuosités de ce patronage.
90 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
II nous reste maintenant à étudier les effets que peut avoir le latifundium sur l'organisation de la vie publique.
III. — LA VIE COLLECTIVE
Rappelons que nous sommes ici dans un pay& où la population stable est pour ainsi dire nulle.
D'après le recensement de 1881, il n'y avait que 764 personnes domiciliées dans les fermes de la Campagne romaine, réparties comme suit :
Fattori et agents 151
Paysans, bouviers, ouvriers fixes. . . . 613
soit 0,264 habitant par kilomètre carré. Telle exploitation de 15 000 bectares est conduite avec un personnel de quinze à vingt hommes'. Ces chiffres ont certainement augmenté par suite de la mise en culture de certaines propriétés, mais sur les domaines non transformés, qui sont l'im- mense majorité, le nombre des employés fixes a plutôt décru à cause de la diminution des cultu- res. Quant à la population émigrante, elle ne s'élève, en somme, qu'à quelques milliers d'indi- vidus campés temporairement sur le sol. Ce sol est entièrement concentré en quelques mains; il en résulte un monopole foncier bien accentué en faveur des latifundistes.
Voisinage ET ASSOCIATIONS. — Comme dans tous
1. Cf. W. Sombart, op. cit., p. 111-121.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 9f
les pays à population clairsemée, le voisinage s'étend fort loin. A Testa di Lèpre, j'ai vu distri- buer le pain aux bergers ; ce pain venait de Brac- ciano, distant de 40 kilomètres ; Rome est plus rapprochée, mais on trouve le pain de Bracciana meilleur. Comme les habitants sont peu nom- breux. ils se connaissent facilement presque tous: il suffit de causer quelques instants avec un campagnol pour s'en convaincre. Leurs faits et gestes sont toujours signalés et connus: il y a peu de passants sur les routes, les auberges y sont rares : ceux qui se déplacent, ont les plus grandes chances de se rencontrer et ils sont sûrs d'être vus et reconnus. Ainsi s'explique la rapidité avec laquelle se répandent les nouvelles dans la Cam- pagne. Les moyens de communication étant rares, pour ne pas dire nuls, on ne voyage qu'en voiture ou à cheval, et cela vous met en contact avec les auberges et les passants beaucoup plus que le tramway et le chemin de fer. Les laitiers qui, chaque jour, vont chercher le lait jusqu'à 20 et 25 kilomètres de Rome, jouent un rôle important dans les relations entre la ville et la campagne : ils répandent les nouvelles, font les commissions, transportent les gens qui ont à se rendre quelque part sur leur route. On voit qu'en dépit des apparences, l'habitant de la Campagne romaine est moins isolé que l'habitant de Rome : il a un cercle de relations beaucoup plus étendu. 11 n'eu est pas de même des émigrants, et il est intéressant d'observer que ceux-ci transportent dans l'Agro romano leurs habitudes de voisinage telles qu'elles existent dans leur pays de mon-
92 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
tagne. Ils viennent en bandes originaires du même village et conservent ce mode de groupe- ment, qu'il s'agisse des colons ou des giiitti ; par ailleurs, ils n'ont presque aucun contact avec la population stable. Ils restent bien des exilés quoi- qu'ils soient la majorité.
Lesémigrants temporaires doivent à lenr for- mation communautaire une inaptitude presque absolue à constituer des associations libres. S'il est un pays où elles sciaient nécessaires, c'est bien l'Agro romano, oii les ouvriers auraient ;"i s'affranchir de l'oppression des caporaux et de l'exploitation des cantines; cependant, je n'ai pas eu l'occasion de rencontrer de coopératives.
Ce sont les pasteurs qui s'associent le plus volontiers pour mettre en commun leurs trou- peaux et louer ensemble un domaine ou une por- tion de domaine. Il existe aussi des associations temporaires entre paysans en vue de la culture d'un champ pendant un an ou deux ; nous avons reproduit un contrat où l'une des parties est une société de seize paysans ^ C'est bien là une sorte de fermage collectif ; cependant ce mode de loca- tion est rare dans l'Agro romano et il n'est pas organisé comme en Lombardie, en Sicile ou dans les Romagnes^ A ma connaissance, il n'existe qu'une coopérative agricole de production, c'est celle d'Uslie. Les travaux d'assainissement du marais d'Ostie ont été exécutés par une associa-
i. V. supra, p. 68. 2. Cf. Le affilanze coUeUive in Italia, Piaccu/,;i, 1906. (Enquête de la Fédération des Syndicats agricoles).
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 93
tion d'ouvriers romagnoles qui se sont fixés dans le pays assaini en obtenant de l'Etat des conces- sions de lerres ; ils étaient une centaine formant trente familles. Les travaux d'aménagement et de défrichement du sol sont exécutés par la société, ainsi que le battage. Tous les trois ans, il y a une répartition du sol entre les familles ; les bœufs de travail appartiennent à la société. Cette coopéra- tive ne bat que d'une aile, car la région ne semble pas encore susceptible de culture pay- sanne ; elle serait môme dissoute si le roi Hum- bert ne lui avait fourni des subsides.
Nous verrons plus loin qu'il existe des domai- nes collectifs sur le pourtour de l'Agro romano, mais ce sont des exemples de culture et de pro- priété communautaires qui se distinguent nette- ment des associations librement constituées dans un but spécial et déterminé. Les syndicats hydrau- liques obligatoires entre propriétaires pour l'amé- nagement des eaux et l'entretien des fossés et des canaux sont une institution administrative sou- mise à un contrôle étroit des pouvoirs publics et qui ne peut pas être considérée comme une mani- festation de solidarité privée.
Les services communaux. — Au point de vue ad- ministratif, l'Agro romano fait partie de la com- mune de Home qui, avec ses 208 000 hectares, est plus étendue que certaines provinces. Cette situa- lion n'est pas sans inconvénient, car une grande ville comme Rome a des besoins très spéciaux et très différents de ceux de la campagne qui l'en- toure. 11 en résulte que celle-ci est un peu sacri-
"94 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
liée, d'autant plus que sa qualilé de capitale impose à Rome des charges qui ne sont pfis en rapport avec ses ressources ni avec ses bi soins réels : le con ortable y est quelquefois sacrifié au luxe, le nécessaire au superflu.
En 1900, les recettes de la commune s'élevaient à 28 millions de francs et les dépenses à 27 mil- lions ; en 1 909, les recettes atteignent 40 millions, mais les dépenses sont montées à 49 millions*. L'Agro romano figure pour 930 000 francs dans les recettes et pour 720 000 francs dans les dépen- ses ; on réalise donc près de 210 000 francs d'éco- nomies sur la campagne, qui pourtant a de grands besoins ^ Si elle n'est pas sacrifiée davantage,
1. Messagero du I" mars 1909.
2. Voici le budget sommaire de l'Agro romano :
Recettes.
Impôt foncier 603073 francs.
Ta.xe sur le bétail (486246 têtes) 273000 —
Remboursements pour le transport des malades
non indigents 1000 —
Remboursements par les propriétaires de la
quinine distribuée gratuitement 49000 —
Total 720 513 francs.
Dépenses.
Voirie 200000 francs.
Service sanitaire 293 300 —
Police 36 440 —
Instruction publique 147 420 —
Prix aux agriculteurs 20000 —
Bonification (assainissement, etc.) 23333 —
Total 930 U73 francs.
Économies : 930 078 — 720 313 = 209 360 francs. En 1883, les recettes de l'Agro étaient de 900000 francs et les dépenses de 234 000 francs: bénéfice au profit de la ville =
LE LATlFUNDimi DANS L'AGRO ROMANO 95
elle le doit à la bienveillance du conseil commu- nal, car, presque déserte ou peuplée d,'étrangers non électeurs, comment pourrait-elle faire enten- dre sa voix? Il est d'ailleurs question de réunir toute l'administration de l'Agro romano dans les mains d'un adjoint spécial, et de lui accorder une certaine autonomie.
Nous ne dirons rien de la police qui fonctionne de façon satisfaisante. En dépit des anciennes légendes, la Campagne romaine est aujourd'hui aussi sûre que tout autre pays. Mais il nous faut nous arrêter un instant sur la voirie, l'instruction publique et le service sanitaire.
L'Agro romano est extraordinairement pauvre en voies de communication^ 11 existe un certain nombre de grandes routes qui partent de Rome, ce sont les anciennes voies romaines : mais elles ne sont pas reliées entre elles, de sorte qu'il est impossible de faire le tour de la ville à une cer-
^66 000 francs ; en 190i, les recettes s'élevaient à 793000 francs : €t les dépenses à369 000 francs : bénéfice de la ville =: 426 000 francs. On voit que la situation de la Campagne s'est améliorée puis- qu'elle n'est plus frustrée que de 209 360 francs.
4. En 1901, on répartissait ainsi les voies de communication ■dans l'Agro romano .
Routes provinciales 180 kilomètres.
— syndicales 7 —
— communales 221 —
— vicinales 144 —
Total 332 kilomètres.
soit, pour une superficie de 2 080 kilomètres carrés, une propor- tion de 267 mètres par kilomètre carré. Dans la province de Cré- mone, il existe 1 289 mètres de routes par kilomètre carré (Cf. 'Cadolini, // bonificamento dell' Agro romano. Rome 1901).
96 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
taine distance des murs ; les rares chemins trans- versaux qui existent sont de vraies fondrières. Aussi la construction de routes s'impose-t-elle d'une façon urgente, si on veut faciliter la mise en culture de l'Agro romano. Actuellement, les denrées agricoles de certains domaines arrivent à Rome grevées de frais de transports considérables à cause du mauvais état des chemins. La muni- cipalité semble avoir maintenant compris ses de- voirs à cet égard, puisque 200 000 francs sont prévus au budget de cette année pour la construc- tion de routes.
La rareté des voies de communication dans la Campagne romaine est une conséquence du lati- fundium et de son mode d'exploitation ; cela se comprend aisément. On prétend aussi que les propriétaires ne désirent pas toujours faciliter l'accès de leurs terres au public et ne voient pas avec plaisir leurs domaines coupés par des routes. Certains d'entre eux tout au moins ne mettent aucune bonne volonté à favoriser l'organisation des services publics. Ainsi ils demandent parfois des prix de loyer excessifs pour le logement des médecins qui, faute de centres habités, doivent forcément s'installer dans les fermes. On me cite le cas d'un propriétaire qui deraatide 1 400 francs de loyer pour une ancienne auberge composée d'un rez-de-chaussée, de trois pièces au premier, d'une écurie et d'un petit jardin ; le prix normal serait de 500 à 600 francs ; il réclame en outre le remboursement des réparations indispensables pour l'installation du médecin. Un des quatre vé- térinaires de l'x^gro romano n'a pas encore pu
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 97
être installé, dans l'impossibilité où on est de lui trouver un logement. Les propriétaires se refusent énergiquement à vendre la moindre parcelle de leurs terres; aussi est-on souvent obligé de recou- rir à l'expropriation, de payer le terrain 50 centi- mes le mètre et de construire une maison pour le médecin et Técole.
Car le Latifundium opjiose à l'organisatioîi de l'instruction publique les mêmes obstacles qu'à l'organisation sanitaire. Les écoles sont rares et le plus souvent installées fort mal, faute de locaux convenables, dans une salle de ferme louée fort cher. Il y a actuellement dans TAgro romano 27 écoles mixtes donnant l'instruction à 1 250 en- fants ; 210 élèves fréquentent les écoles du soir et 225 les écoles du dimanche. Tous ces chiffres in- diquent un progrès sensible sur les années précé- dentes. Il faut remarquer d'ailleurs que les paysans semblent peu à peu comprendre l'utilité de l'in- struction ; c'est surtout vrai de ceux qui ont des parents ou des amis émigrés en Amérique. Ces derniers leur prêchent la nécessité de la propreté et de l'instruction pour les enfants. Les institu- teurs débutent avec un traitement de 1 800 francs et peuvent arriver à 3 100 francs au bout de trente ans de service ; ils ont droit à une retraite et sont mis sur le même pied que les instituteurs de Rome. Le budget de l'instruction publique qui s'élève à 150 000 francs environ, est appelé à s'augmenter, car on projette la construction d'éco- les avec jardins et logements pour l'instituteur et le médecin.
11 y a toute une population qui échappe à l'in- Roux. 7
98 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
struclion, ce sont les émigrants qui sont souvent campés fort loin des écoles ; d'ailleurs, faute de locaux, l'obligation scolaire reste lettre morte. La municipalité songe à créer quatre écoles ambu- lantes qui, munies d'un matériel facilement trans- porlable, pourront se déplacer chaque année de façon à s'installer dans les endroits où la popula- tion nomade attirée par les cultures sera la plus nombreuse. En attendant que la commune ait institué ses écoles ambulantes, l'initiative privée a déjà pris les devants. En 4904, la section ro- maine de Y Union féminine nationale ouvrait à Lunghezza, dans le local de l'école communale, la première école du dimanche*. En 1907-1908, sept écoles fonctionnèrent au profit de 340 élèves des deux sexes : on a aussi organisé quelques cours du soir. Les maîtres sont presque tous des insti- tuteurs des écoles de Rome qui font preuve d'un grand dévouement en sacrifiant leur dimanche pour aller fort loin et par des chemins souvent peu praticables instruire les enfants abandonnés des familles de guitti ; la rétribution qu'on leur alloue couvre à peine les frais de voyage et de nourri- ture. Ces écoles libres, dont la dépense annuelle s'élève pour chacune à 900 francs environ, reçoi- vent des subventions de l'Etat, et des communes et des dons particuliers '. Elles se heurtent par-
i. Le comité directeur est composé de MM. le Prof. Angelo Celli, Giovanni Cena et de M'"« Anna Geili et Sibilla Aleramo. II est ^ à noter qu'aucune de ces quatre personnes n'est romaine d'ori- gine.
2. Cf. Le scuole festive dell'Agro romano. Rome, 1908. Unione, cooperativa éditrice.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 99
fois au mauvais vouloir des propriétaires ou des fermiers qui leur refusent le local nécessaire.; les paysans doivent alors construire une cabane de roseaux qui sert de classe; mais, même dans ce cas, le propriétaire qui est maître chez lui peut interdire la tenue de Fécole : cela s'est vu et ne devrait soulever aucune protestation si le latifun- dium ne constituait pas un monopole foncier qui ainsi entrave la liberté dautrui.
Les maîtres se plaignent aussi parfois d'être en butte à l'hostilité du clergé, et j'ai pu constater, en effet, que celui-ci a peu de sympathie pour ces écoles. Il serait téméraire de ma part de juger si ces plaintes sont fondées et si cette défiance est justifiée, mais il est assez surprenant que jus- qu'ici le clergé n'ait presque rien fait pour lins- truction dans l'x^gro romano. A Rome, vingt raille enfants fréquentent les écoles congréganis- tes; il n'y a, dans toute la Campagne romaine, qu'une seule école de ce genre tenue par des reli- gieuses, à Pratica di Mare^ Cependant il est cer- tain que beaucoup des grands latifundistes ro- mains auraient plus de sympathie pour les écoles organisées par le clergé que pour d'autres.
Le culte. — L'insouciance du clergé romain à l'égard des écoles apparaîtra toute naturelle quand on saura de quelle façon est organisé le service du culte dans la Campagne romaine. On recon-
1. On peut mentionner aussi l'école dcsTrois-Fontaines, fondée et entretenue par les Trappistes, mais dont les maîtresses sont laïques. Il y a aussi sept curés qui, faute de locaux, sont char- gés par la commune de tenir l'école publique.
100 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
naîtra là aussi les fâcheux effets du latifundium et de la malaria.
Faute de population permanente etdense, il n'y a pas de clergé stable dans TAgro romane. On y compte à peine quelques paroisses dont la juridic- tion ne dépasse pas les limites du domaine sur le- quel elles se trouvent'. Presque tout le reste du ter- ritoire est re'parti, au point de vue ecclésiastique, entre certaines paroisses de Rome ou des diocè- ses environnants: Tivoli, Frascati, Albano, etc.. La juridiction du curé de Saint-Laurent-hors-les- Murs, par exemple, s'étend jusque près de Bagni, à vingt kilomètres de son église ; ce cas n'est pas isolé. Il en résulte qu'au point de vue religieux, TAgro romano est dans l'abandon. Pour y remé- dier, Pie IX avait chargé un hospice de vieux prêtres d'organiser le service du culte aux envi- rons de Rome; mais c'est seulement en 1897 que quelques prêtres zélés aidés de laïcs dévoués ont organisé le service religieux dans "la Campagne romaine d'une façon effective. Chaque dimanche 43 prêtres vont dire la messe dans les chapelles qui existent sur beaucoup de domaines : Tune d'elles est à 53 kilomètres de Rome. Comme les chemins de fer ne mènent pas partout, la plupart des prêtres vont en voiture ou à cheval ; le direc- teur de l'œuvre que j'ai accompagné un jour fait 23 kilomètres en cabriolet avant d'arriver à la
1. Castel di Guido, par exemple, est une des douze paroisses de l'évêché suburbicaire de Porto. Le territoire de cette paroisse se confond avec celui du domaine qui appartient à l'hôpital du Saint-Esprit ; sa population stable ne s'élève peut-être pas à vingt personnes.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMAND 101
chapelle qu'il dessert. Le manque de logement ne permet pas d'avoir des prêtres à demeure : c'est une conséquence du latifundium. 11 est assez piquant de trouver un vrai pays de missions aux portes de Rome, capitale de la chrétienté, où surabondent moines et prêtres.
\^ Opéra per l'assistenza religiosa e civile deW Agro romano tire ses ressources des contributions des propriétaires, des subventions de l'Hospice des Cent Prêtres et de sermons et concerts de charité. C'est une œuvre privée qui ne reçoit au- cun subside de l'autorité ecclésiastique. Elle ne borne pas son activité à la célébration du culte et à l'enseignement du catéchisme ; elle vient aussi en aide matériellement aux paysans en leur distribuant des vêtements, des couvertures, en leur prêtant assistance pour les formalités qu'ils peuvent avoir à remplir, en les faisant admettre à l'hôpital, etc. On voudrait aussi organiser des caisses d'épargne, créer des associations pour supprimer les caporaux et s'opposer à l'exploita- tion des ouvriers. Ce sont encore là des projets. Le dernier est très louable, mais semble voué à un échec certain, car l'Œuvre tire ses principales ressources des propriétaires et des fermiers ; or, vouloir organiser les ouvriers c'est probablement s'aliéner les patrons, du moins les patrons de l'Agro romano. On a aussi essayé d'ouvrir une ou deux écoles dominicales, mais ces tentatives à peine ébauchées n'ont pas eu de suite : on pro- fite seulement du catéchisme pour apprendre à lire aux enfants. C'est peu, et il faut bien recon- naître que rien de sérieux n'a élé fait jusqu'à ce
i02 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
jour par la société pour rinstruction. Grâce à cette organisation, les habitants temporaires de l'Agro romano ne sont pas privés de tout secours religieux; les chefs de gare, les régisseurs, les médecins sont chargés par la société de lui télé- graphier toutes les fois que la présence d'un prê- tre est nécessaire.
Mais il y a mieux à faire ; c'est de fonder des paroisses dans la Campagne romaine. Cette ini- tiative a été prise par un prêtre belge, M""" le cha- noine Bodau, à qui ses relations avec les direc- teurs de la société belge du tramway de Rome à Tivoli et de l'établissement thermal de Bagni, ont donné l'idée de construire une église dans cette dernière localité. En dehors de la station et de l'établissement il n'y avait là que quelques masures, mais Bagni s'est développé et peut de- venir un jour un centre important. La nouvelle paroisse compte près de 1 500 habitants, répartis pour la plupart dans ces misérables hameaux de cabanes que nous avons appris à connaître. L'é- glise est aujourd'hui suffisamment avancée pour servir au culte. C'est grâce aux subsides de ses amis de Belgique et de France que M^' Bodau a pu réaliser son œuvre*; Au début, tout au moins, les Romains étaient assez sceptiques sur l'issue de son entreprise, mais le succès lui a donné rai- son et il projette d'ajouter à son église une école et un hôpitaP. En attendant la pleine réalisation
1. Ce sont des dames françaises qui viennent de Rome tous les dimanches faire le catéchisme aux enfants de la paroisse.
2. II y a à Bagni une petite colonie de cultivateurs d'asper-
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 103
de son plan, son initiative a porté ses fruits, puis- qu'elle a démontré qu'il était non seulement pos- sible mais nécessaire et urgent d'organiser des paroisses dans l'Agro romano. Son exemple a en- traîné l'autorité ecclésiastique, qui a décidé la création de sept paroisses rurales : l'une d'elles est à la veille de fonctionner. Mais là encore se révèlent les inconvénients du latifundium : les propriétaires se font tirer l'oreille pour vendre leur terrain ; ils permettraient bien de construire les églises, mais ils ne voudraient pas se dessaisir du sol. Avec juste raison l'administration diocésaine veut être maîtresse chez elle ; de là des négocia- tions difficiles et de longs retards. Ces mêmes difficultés, l'œuvre d'assistance religieuse les ren- contre pour faire entretenir, restaurer ou agran- dir les chapelles appartenant aux propriétaires.
On voit, par les exem.ples que nous venons de citer, quels obstacles apporte le latifundium à la bonne organisation des services publics. Ces ob- stacles ne sont pas insurmontables car il reste aux pouvoirs publics la ressource de l'expropriation, mais cette procédure est une source de complica- tions, de dépenses et une cause de retards; d'au- tre part, l'initiative des particuliers est souvent paralysée, car ils ne peuvent trouver un endroit 011 poser le pied librement. A vrai dire, toute la vie sociale dépend du bon plaisir des latifundis- tes ; ils pourraient faire le vide dans la Campagne
ges auxquelles les eaux chaudes sulfureuses sont très favorables. Le cnré belge de Bagni s'intéresse très vivement à cette culture : sous sa conduite les maraîchers ont planté une aspergerie dans les jardins du Vatican.
104 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
romaine et alors à quoi bon des routes, des éco- les, des églises, des médecins. Ceci n'est pas une • pure hypothèse puisque nous savons que le pâtu- rage tend à devenir exclusif et que nous avons pu constater sur certains domaines une dépopu- lation presque totale par suite de l'abandon de la culture. Jusqu'ici on s'est peu occupé des émi- grants temporaires, de ces étrangers qui ne sont pas de la commune, qui changent de résidence presque chaque année, et on les a laissés dépour- vus de tout- ce que la civilisation met aujourd'hui à la portée des hommes. 11 faut bien reconnaître que les latifundistes ont ici gravement manqué à leurs devoirs de patrons, et c'est ce qui les fait considérer par certains, comme des obstacles ab- solus au progrès et au bon ordre social, obstacles qu'il faut supprimer de gré ou de force.
Par lui-même le latifundium n'engendre pas l'anarchie. On le rencontre dans l'Allemagne orientale et les services publics fonctionnent nor- malement, mais là le patron ne se dérobe pas à ses charges : il existe des biens qui constituent à eux seuls des communes fermées dont les pro- priétaires possédant tout le sol sont revêtus de l'autorité publique communale, mais doivent subvenir à tous les services publics communaux : voirie, enseignement, culte, etc.. C'est l'ancien système féodal, c'est le fonctionnement normal du régime latifundiste, qui est le régime du grand patron patriarcal. Les latifundistes romains ne conçoivent pas leur rôle de la même façon; ils n'ont aucune idée de leurs devoirs de grands pro- priétaires ruraux, et du fait qu'ils ne remplissent
LE LATIFUxNDlCM DANS L'AGRO ROMANO 103^
pas leur fonction, tous les autres rouages de l'or- ganisation sociale se trouvent faussés. Leur uti- lité apparaît nulle et ceci est un grave danger pour eux, car tous les organes inutiles disparais- sent par atrophie ou par suppression violente.
Pour caractériser en deux mots les conséquen- ces du latifundium dans l'Agro roraano, il semble que nous puissions dire qu'il aboutit au régime de l'anarchie. Le propriétaire ne remplit pas son rôle de patron, un peu par sa faute, un peu par la faute du latifundium ; la famille ouvrière exi- lée de son foyer pendant dix mois de l'année mène une existence misérable, précaire et pres- que nomade, elle subit des influences désorgani- satrices et est la victime d'une foule d'intermé- diaires qui, dans une société saine, contribueraient au contraire à lui faciliter l'existence ; enfin les- organismes de la vie collective sont inexistants ou insuffisants.
C'est de cet état d'anarchie que dérive la ques- tion agraire. Par suite d'une direction patronale insuffisante ou inintelligente, d'immenses espaces restent dépeuplés, n'offrant que des moyens d'existence insuffisants et précaires aux popula- tions surabondantes des confins qui ne font qu'er- rer dans la Campagne romaine sans pouvoir s'y fixer. Le latifundium n'est pas seul responsable de la situation de l'Agro romano, mais il est ac- tuellement un obstacle aux transformations né- cessaires.
CHAPITRE m
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS
Le lieu. — Nous venons d'étudier le latifun- dium dans une région où les conditions du lieu n'ont pas permis jusqu'ici le développement d'une population stable. Mais le latifundium n'est pas un produit exclusif de la Campagne romaine ; on le retrouve dans d'autres parties de la province de Rome. Il est donc intéressant de l'étudier maintenant dans une région où existe une popu- lation fixe groupée en villages. Pour cela nous ferons porter notre enquête sur le Yiterbois, c'est- à-dire sur la partie septentrionale de la province qui, à l'exclusion du littoral, s'étend des confins de la Toscane jusqu'à 20 kilomètres au Nord de Rome. Au centre du pays se trouve Viterbe à peu près à égale distance entre les deux grands lacs de Bracciano et de Bolsena.
L'altitude de cette région varie de 150 à 500 mètres ; une ligne de hauteurs allant du lac de Bracciano au lac de Bolsena, en passant par les monts Cimini dont un sommet s'élève jusqu'à 905 mètres, sépare le versant du Tibre du versant tyrrhénien. Tandis que l'Agro romano est une.
J
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 107
sorte de plaine basse coupée de ravins et bosselée de mamelons, où l'eau peut facilement stagner, le Vilerbois est une région élevée présentant des pentes générales suffisantes pour permettre l'écou- lement facile des eaux et l'assainissement naturel du pays. La malaria existe bien dans nombre de villages, surtout par l'incurie des habitants qui laissent s'établir des mares et des flaques d'eau, mais en raison de l'altitude et de l'absence de ma- récages elle n'a jamais été un obstacle absolu au peuplement du pays.
C'est là la grande diff'érence qui existe entre le latifundium du Viterbois et le latifundium de l'Agro romano : ia présence d'une population stable groupée en villages. C'est l'action de ce facteur nouveau sur l'organisation du travail et de la pro- priété qu'il s'agit d'étudier, Nous n'aurons rien de particulier à signaler au sujet des services pu- blics, puisque ces villages forment des communes régulièrement constituées, ce qui prouve bien que la crise des services publics dans l'Agro romano n'a pas pour cause exclusive le latifundium en soi.
Dans le "Viterbois, comme dans la Campagne romaine, le pâturage est de beaucoup le mode d'exploitation dominant; on constate que, depuis quelques années, il gagne chaque jour du terrain aux dépens de la culture. Mais celle-ci résiste mieux que dans l'Agro romano, à cause de la pré- sence de la population qui a besoin de céréales pour se nourrir : c'est même là la principale cause du conflit entre propriétaires et paysans, c'est le nœud de la question agraire. Cette culture est d'ailleurs
108 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
extensive comme l'est le pâturage lui-même. Il en résulte qu'en dépit des apparences l'appro- priation du sol est incomplète, le droit de pro- priété incertain ou limité par des usages publics, et que des contestations et des conflits au sujet de la terre surgissent entre latifundistes et villa- geois.
I. — LES USAGES PUBLICS
La culture extensive et les « USI CIVICI ». ' — Nous sortons de Rome par la Porte du Peuple et nous nous engageons sur la via Cassia que nous quittons à la hauteur d'Isola Farnese, bâti sur l'emplacement de l'antique Veies, pour nous di- riger à droite sur Formello. Ce village, qui se trouve à 23 kilomètres de Rome, est situé sur les dernières pentes de la région, d'où la vue s'étend sur toute la Campagne jusqu'à la mer qu'on voit briller au loin. Il occupe une sorte de promontoire sur lequel s'allonge l'unique rue en cul-de-sac, trop étroite pour le passage des voi- tures et bordée de maisons serrées les unes contre les autres ; il n'y a qu'une entrée située sous le palais Chigi. Les habitants se tiennent sur le pas de leurs portes et bavardent. Les hommes flânent assis sur les parapets et les marches ; nous de- mandons si c'est un jour de fête et on nous ré- pond que, comme il a plu la veille, on ne peut pas travailler. Cette réponse indiquerait que les paysans manquent de travail ou qu'ils sont peu la- borieux. Cette seconde explication paraît la bonne, car à la campagne, ne trouve-t-on pas toujours
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 109
quelque chose à faire quand on a le désir de s'oc- cuper? J'apprends d'ailleurs que la main-d'œuvre salariée est ici fournie par des étrangers venus des Marches et des Abruzzes ; ce sont aussi les seuls qui prospèrent et qui habitent des maisons convenables. Les indigènes croiraient déroger, me dit-on, en travaillant à la journée ; il sont peu désireux d'améliorer leur mode d'existence, car des maisons remises à neuf restent sans loca- taires, sous prétexte qu'elles sont à 200 mètres du village. On a bien l'impression d'être là en pré- sence de communautaires déprimés.
J'emprunte à un mémoire judiciaire l'état de la propriété sur le territoire de Formello :
« Le territoire et le castrum de Formello étaient un fief des Orsini et faisaient partie du duché de Bracciano. Mais la maison Orsini subit de grands désastres financiers et, en 1661, fut contrainte de vendre presque tous ses biens. Formello fit partie d'une vente qui comprit aussi le territoire de Campagnano, de Gesano et de Scrofano et fut acquis par la famille Chigi.
« Le territoire de Formello, dont le village oc- cupe le centre, a une superficie de 2 2o0 hectares environ. 528 hectares sont biens patrimoniaux de la commune; 1600 hectares appartiennent au prince Chigi, la plus grande partie en pleine pro- priété et une petite partie en emphytéose. Le reste appartient à des particuliers ou à des per- sonnes morales.
« Des terrains, quelques-uns sont clos (ris- tretti) et en culture intensive ; ils appartiennent soit au prince, soit à des particuliers, mais près-
110 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
que tous sont emphytéotiques ou paient des rede- vances au prince.
« Les autres terrains sont des bois appartenant en majeure partie à la commune, et puis des ter- rains à pâturage et à céréales non clos {quarti aperti). »
Voyons de quelle façon le propriétaire jouit de son domaine. Celui-ci se divise en ristreiti (ter- rains clos) et en quartz aperti (terrains non clos). Dans les ristretti le droit de propriété est absolu ; ce sont des terrains plantés en oliviers qui sont exploités en régie directe au moyen d'ouvriers ve- nus des Abruzzes, caries gens de Formello ne tra- vaillent guère comme journaliers. Le pâturage d'hiver sous les oliviers est loué à des pasteurs des Abruzzes. A partir du 15 mars, on laisse pous- ser l'herbe qui est convertie en foin pour les be- soins de la maison du prince.
Les quarti aperti, les terrains non clos, sont soumis à une rotation quadriennale. A partir du IS février, on prépare les terres pour du maïs qui est semé en avril et suivi, en octobre, d'un blé qui occupe le sol jusqu'au mois de juillet suivant ; puis le terrain est laissé en pâturage pendant trois hivers et deux étés. Le pâturage s'étend donc sur les trois quarts des quarti aperti pendant l'hiver et sur la moitié pendant l'été. Le pâturage d'hiver appartient au propriétaire qui l'aflerme à des pas- teurs transhumants, tandis que le pâturage d'été, du 8 mai au 30 septembre, appartient aux habi- tants de Formello. Je crois d'ailleurs que ce rè- glement est le résultat d'un accord intervenu entre les parties pour délimiter leurs droits réciproques.
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 111
Ce qu'il importe de retenir c'est l'usage du pâtu- rage existant sur les terres du propriétaire au profit des habitants. Cette servitude ne s'explique que par l'exploitation très extensive du sol, et elle a d'ailleurs pour conséquence d'interdire tout pro- grès agricole, car le propriétaire ne pourrait pas changer son mode de culture rudimentaire sans restreindre le droit de pâturage des habitants. Re- marquons d'ailleurs que, dans ces conditions, le pâturage de jachère est assez maigre.
Comment se fait donc la culture des céréales ? Jadis le propriétaire ou son fermier distribuait les terres à cultiver entre tous les habitants qui en faisaient la demande ; pour éviter les discussions, on procédait souvent au tirage au sort pour assi- gner à chacun sa part. Les colons payaient une redevance de un rubbio et demi (32.j kilogrammes) par rubbio de terraia (l''%8i) pour le maggesf (culture sur jachère), et un rubbio (217 kilogram- mes) seulement pour le coUo (culture de deuxième année). En somme, jusqu'en 1905, la culture se faisait par contrats individuels écrits ou tacites. En 1903, sous l'influence des socialistes, les paysans prétendirent avoir le droit de cultiver les terres sans contrat et en ne payant plus qu'un rubbio ; ils basent leur prétention sur l'usage im- mémorial, mais on leur répond que l'usage est aussi de payer un rubbio et demi pour le mag- gese. Depuis lors, chaque année, ils envahissent les terres et se les partagent pour la culture ; chaque année un notaire dresse un procès-verbal de l'invasion et rédige une protestation. En 1909, la commission d'arbitrage pour les usages publics,
112 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
4ont nous verrons plus loin les attributions, saisie de la question, s'est tirée d'affaire en décidant que le propriétaire ne pouvait pas refuser des terres aux habitants de Formello, mais que ceux-ci de- vaient en faire la demande individuellement et que la redevance serait de un rubbio un quart. C'est tin jug-ementde Salomon, qui n'est que provisoire, mais qui aura du moins pour résultat d atténuer momentanément le conflit, en attendant la fin du procès pendant devant la cour d'Ancône. Car le propriétaire est en litig-e avec les habitants de For- mello depuis le 28 janvier 1883 à propos des ser- vitudes dont il veut affranchir ses terres. Il a d'abord fallu fixer les indemnités à payer pour les droits de pâturage et d'affouage qui ne sont pas contestés ; puis la question du droit d'ensemence- ment qui est contesté a amené les parties devant la cour de cassation qui a cassé un arrêt de la cour de Rome admettant le droit des Formellois et a renvoyé l'affaire devant la cour d'Ancône.
Il existe aussi à Formello des bois appartenant aux Chigi et qui sont grevés d'un droit d'usage au profit des habitants. Ceux-ci l'exercent d'une façon si anarchique que ces bois sont réduits à l'état de misérable brousse.
De la description que nous venons de donner de Formello il faut retenir que le latifundium est le mode de propriété dominant puisque, sur 2 250 hectares, 422 environ seulement appartiennent à •de petits propriétaires ; qu'une très faible partie du sol est soumise à une culture intensive, tout le reste étant exploité d'une façon très exlensive par le pâturage transhumant et par la culture
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 113
des céréales avec jachère prolongée ; que l'action patronale du propriétaire se réduit à un minimum puisque, en dehors de l'exploitation des olivettes, il se contente de toucher les redevances féodales existant encore sur certains terrains, les redevances des colons partiaires et les fermages pour le pâ- turage d'hiver. En un mot, l'homme ne tire pas du sol les produits qu'il en pourrait obtenir. Cette culture sommaire a pour conséquence un droit de propriété incertain et contesté: ces incertitudes dans l'appropriation du sol se manifestent par les usages publics de pâturage, d'afiouage et de se- mailles; les contestations aboutissent à des procès et à l'invasion des terres par les paysans. Les usages publics n'existent ici que par suite de la présence d'une population stable ; ils donnent à la question agraire dans cette région son caractère propre ; il nous faut donc les étudier en détail.
On désignait jadis ces usages publics sous le nom de servitudes ; actuellement ils sont qualifiés officiellement « usi-civici » et certains auteurs, les socialistes notamment, emploient l'expression droits publics (diritti civici) pour affirmer que ce sont bien des droits de copropriété. Ce sont là questions de mots qui n'affectent pas le fond des choses. Il faut prendre les usages publics pour ce qu'ils sont en réalité, des droits d'user de certaines teiTes en vue du pâturage, des semailles et de i affouage dans des conditions déterminées par des titres ou par la coutume ; l'existence de ces droits modifie naturellement le caractère du droit de pro- priété et apporte à son exercice des entraves et une limitation. Roux.
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114 LA QUESTION AGRAIflE EN ITALIE
J'ai dit que les usages publics avaient pour cause première une exploitation peu intelligente et peu intensive du sol. Cela est si vrai que les contesta- tions à leur sujet ont éclaté précisément à la fin du xix" siècle lorsque les propriétaires ou les fer- miers ont cherché à tirer meilleur parti de leurs terres, soit par la culture, soit par la location du pâturage à des pasteurs transhumants. Nous en verrons un exemple bien net à Mentana oii le dé- frichement opéré par un fermier a provoqué un conflit avec la population en restreignant l'étendue des pâturages. La culture rationnelle et intensive implique, en effet, la disposition exclusive du sol ; mais, par contre, une population qui s'accroît et qui n'est pas habituée à augmenter ses moyens d'exis- tence par un travail plus intense et plus productif ou par la fabrication, revendique plus âprement des droits d'usage qui sont sa seule ressource, et cherche à leur donner la plus grande extension possible. Tout concourt donc aujourd'hui à rendre le conflit inévitable et souvent violent.
Origiise et historique des usages publics'. — Il ne faut pas oublier que nous sommes ici dans un pays où l'évolution de la propriété collective vers la propriété particulière ne s'est pas faite complè-i tementni définitivement. Les deux formes de pro- priété sont ici en présence et parfois en lutte, l'une ou l'autre prenant le dessus suivant les temps et les circonstances.
1. Cf. Carlo Calisse, GU iisi crvici nella provincia di Roma. Prato, GiaclieUi, 1906. — Ettore Ciolfi, / Demani popotari e le leggi agrarie. Roina, Unione cooperativa éditrice, 1906.
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 113
A l'époque romaine, il y avait plusieurs caté- gories de terres publiques. Les unes étaient afîec- tées à un service public: bois pour les édifices, pâturage pour les milices, etc.. ; elles étaient inaliénables et ne pouvaient être détournées de leur affectation. D'autres étaient utilisées directe- ment par les habitants, c'étaient des pâturages et des bois ; elles n'étaient pas inaliénables et pou- vaient être affermées. Enfin il y avait des terres qui appartenaient à un groupe de citoyens ; les agrimensores les qualifient aussi de publiques.
Aux derniers temps de TEmpire et lors des in- vasions des Barbares, la culture subit un recul, et par une conséquence naturelle le pâturage et l'usage commun du sol prirent la prépondérance. Les troupeaux deviennent alors la grande richesse pour tout le monde. Pour les nourrir on a : 1° les terres publiques appartenant au fisc, au roi, aux ducs et aux comtes. Ce sont les anciennes terres impériales, des terres conquises ou confisquées, elles sont très étendues ; on y acquiert le droit de pâturage moyennant le paiement d'une taxe ; le prince accordait parfois ce droit gratuitement, par faveur ; 2" les terres communes appartenant aux habitants du lieu qui ont sur elles un droit ab- solu, quoique l'exercice de ce droit soit ordinaire- ment soumis au paiement d'une taxe de la part des individus au profit de la collectivité.
Les historiens font remarquer que les Barbares n'ont pas dépossédé les habitants, et que les Lom- bards n'ont pas fait d'établissement durable dans la province de Rome où la propriété est restée romaine. Les familles patriciennes n'avaient pas
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toutes perdu leur patrimoine ; ce sont elles qui constituèrent la féodalité militaire lorsque les troubles de la fm du vm* siècle et les incursions des Sarrasins obligèrent les habitants à organiser la défense. Le seigneur féodal n'est pas ici un conquérant étranger comme dans le royaume de Naples. Les défenseurs des droits de la propriété privée insistent sur ce point. Le féodal romain est un grand propriétaire revêtu d'une autorité publique sur un certain territoire ; sauf titre ou usage contraire, ses terres privées sont donc libres ; le féodal napolitain est au contraire un conquérant qui s'est attribué toutes les terres^ mais qui, par là même, doit tolérer sur lesdites terres Texercice des usages publics de la part de la population expropriée qui sans cela mourrait de faim ; de là le dicton : ove feudi, ivi usi civici^ pas de fief sans usages publics.
Les jurisconsultes napolitains, considérant donc que les usages publics sont une conséquence ; naturelle du droit à la vie, enseignent qu'ils , sont une dette de celui qui détient le pouvoir envers les personnes sujettes. Basant Icsiisicivici j sur le droit naturel, ils concluent logiquement qu'ils sont imprescriptibles et inaliénables. Ce serait très juste si l'humanité était figée dan&j l'immobilité et si, au xx" siècle, il n'y avait pas' d'autres moyens d'existence qu'au x^ siècle. D'ail- leurs, dès l'époque romaine, on trouve des usages publics en faveur de tous les habitants riches et pauvres, et les riches en profitent plus que les pauvres, puisqu'ils ont plus de bétail; en outre, les usagers pouvaient affermer leurs terres,
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS il7
îes donner en emphytéose et même les vendre. La théorie ne cadre donc pas ici avec les faits. Si le droit de vivre est absolu, les moyens de vivre sont variés à l'infini, suivant les lieux et les temps ; vouloir les maintenir immuables, c'est condamner l'humanité à ne faire aucun progrès, c'est nier l'évolution des sociétés.
La question des itsi civici a été étudiée surtout par des légistes qui se placent au point de vue uniquement juridique et cherchent à édifier des théories et à formuler des principes. C'est de là que vient tout le mal ; on aboutit alors à une intransigeance inacceptable. Prétendre que les usages publics sont imprescriptibles et inalié- nables, c'est croire un peu trop à la vertu des mots. La prescription semble au contraire être une des grandes lois de l'humanité; elle est à la fois une conséquence et une condition de l'évolu- tion sociale; et une chose ne reste inaliénable que tant que son propriétaire est assez puissant pour la conserver. Prétendre ne reconnaître que les usages publics basés sur un titre ou sur une jouissance incontestée, immémoriale et toujours identique à elle-même dans son étendue et ses caractères, c'est oublier que la terre doit nourrir tous les hommes, que le degré d'appropriation du sol dépend de la nature et de l'intensité de la cul- ture et que l'exercice des usages publics, comme du droit de propriété lui-même, est parfois sou- mis à des influences passagères qui peuvent, momentanément, le dénaturer ou le supprimer.
Il est hors de doute que les usages publics dans la province de Rome ont subi de nombreuses
118 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
vicissitudes et que, dans bien des cas, il est impossible de produire un titre légal. A certaines époques ils ont pris une grande extension et, d'autres fois, ils ont été réduits ou mutilés par les usurpations des seigneurs féodaux qui se sont arrogé sur les terres communes des droits qu'ils n'avaient pas, ce qui a pu les conduire dans cer- tains cas. à s'en déclarer propriétaires. Il faut noter aussi que la jouissance des usages publics a subi une déformation due au"' développement des communes qui ont remplacé peu à peu les anciennes communautés. La commune s'est attri- bué le droit de réglementer et souvent de res- treindre les usages publics, soit pour assurer la conservation des pâturages et des bois, soit pour favoriser la culture par la propriété privée. Elle en est arrivée à considérer les biens communs comme propriété particulière delà commune : elle' a établi des taxes pour leur usage, les a affermés même à des étrangers et parfois les a cédés moyennant redevance fixe à des associations pri- vées. Ces taxes et ces redevances allègent le bud- get communal alimenté par les contributions des fiabitants aisés qui détiennent l'administration municipale, mais elles restreignent le droit d'usage direct des terres communes, d'cîi opposi- tion d'intérêts entre la masse de la population et la municipalité. Au début du xix" siècle, l'Etat ordonna aux communes obérées de vendre leurs biens. Mais, comme les usages publics s'exer- çaient sur ces biens, les habitants réclamèrent, et Pie VII, par son motu proprio du 7 novembre 1820, ordonna que, dans les ventes, les droits
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LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS H9
d'usage des habitants fussent réservés. Les terres vendues étaient donc grevées d'une servitude dont les acquéreurs désiraient s'affranchir ; ce fut une source de difficultés. 11 advint aussi que des communes, pour payer leurs dettes, vendirent leurs î(si civici à des personnes autres que celles qui possédaient ou acquéraient les terres sur les- quelles ils s'exerçaient : nouvelles difficultés et complications inextricables.
On voit qu'il est presque impossible de démê- ler exactement les droits réciproques originaires des usagers et des propriétaires. Le législateur qui voudra résoudre la question des usages publics devra abandonner le terrain des principes pour s'en tenir aux solutions pratiques dérivant des situations de fait et variables suivant les cas: c'est ce qui fait la difficulté de son œuvre. La question des usi civici n'est pas simplement une question juridique qu'il soit possible de résoudre avec un texte législatif ; elle est dominée par les réalités économiques : c'est une question vitale pour les populations de la province de Rome et qui trouve son explication dans leur état social. Ici la formation communautaire originaire a été maintenue et favorisée par le mode de travail adapté aux conditions da lieu, c'est-à-dire par le pâturage et la culture extensive. Il en est résulté une appropriation imparfaite du sol, une incerti- tude dans le droit de propriété et un enchevêtre- ment des divers droits en présence. Les usages publics soîit une forme atténuée de la propriété collective.
i20 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
II. — LA LUTTE POUR LA TERRE
Le conflit entre propriétaires et paysans. — L'état incertain du droit de propriété a forcément amené de tout temps des contestations entre les latifundistes et les usagers. Ces contestations se réglaient alors par la force ou par des transac- tions ; mais, en déiinitive, chacun s'accommodait d'un état de choses qui était en somme compa- tible avec le mode d'exploitation des terres. Le propriétaire jouissait du pâturage conjointement avec les usagers et plus largement qu'eux, car il possédait plus de bétail ; il trouvait encore assez de bois pour son usage après que les paysans en avaient pris pour le leur ; les redevances qu'on lui payait pour la culture des céréales étaient pour lui un revenu fixe et assuré. Le droit d'ensemen- cement qui est actuellement très discuté, est très rarement mentionné dans les anciens actes ; cela s'explique bien, car les paysans n'avaient pas besoin de réclamer ce droit et, par suite, le pro- priétaire ne songeait pas à le contester : le pro- priétaire, en effet, pour la culture de ses terres devait faire appel à la main-d'œuvre locale* et on comprend très bien que,pour simplifier son admi- nistration, il ait adopté le colonal partiaire ou le fermage en nature ; que, n'ayant aucune raison
I. En 172.3, le prince Gliigi intenta une action aux habitants de Formel lo pour les obliger à cultiver ses terres moyennant la redevance d'usage : il fut débouté de sa demande. Aujourd'hui, ce sont les habitants qui réclament le droit de cultiver les terres.
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défavoriser les uns aux dépens des autres, il ait donné des terres à tous ceux qui lui en deman- daient, et qu'il ait employé souvent le tirage au sort pour effectuer la répartition. La situation de fait donnant satisfaction aux deux parties, aucune des deux ne songeait à discuter la question de droit. Aussi est-il très difficile aujourd'hui de dis- tinguer exactement les terres sur lesquelles existe réellement le droit de semailles. Il n'en est pas de même pour les droits de pâturage et d'affouage qui, n'impliquant aucune prestation de la part de l'usager, s'affirment bien plus nettement comme droits et, par suite, sont souvent reconnus expli- citement par des titres. Les contestations ne surgissent guère qu'au sujet de leur étendue.
Nous touchons la à une des raisons qui ont, de nos jours, rendu aigu le conflit latent entre lati- fundistes et paysans. Les usages publics sont sou- vent mal définis, toujours indéterminés et très élastiques. Si la population est peu nombreuse et le bétail rare, les droits d'affouage et de pâturage grèvent légèrement les terres du propriétaire ; si, au contraire, les habitants sont nombreux et pos- sèdent beaucoup d'animaux, le bois est ravagé et il n'y a plus place au pâturage pour le bétail du propiiétaire ^ On comprend donc comment les usages publics sont devenus pour le latifundiste une servitude plus lourde à notre époque oij la population s'est accrue beaucoup-.
1. On me cite un bois de 200 hectares, vendu 3 000 francs, à cause des usages publics dont il est grevé.
2. Si on admet la théorie de la copropriété entre usagers et propriétaire nominal, la situation de fait est la même; ce dernier
i22 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Ils sont aussi devenus une servitude plus g-ênantc à une époque où les progrès de la technique agri- cole et le développement des transports permettent une meilleure utilisation du sol. L'usage d'ense- mencement s'oppose à l'extension du pâturage. dont le revenu actuel est élevé ; les propriétaires reprochent aussi aux paysans de faire une culture vampire et désordonnée qui ruine la terre et ne donne que de faibles rendements. Les iisagespii- blics soîit do7ic lui obstacle à l'intensification de la culture. Nous en avons une démonstration à For- raello oii seuls les terrains affranchis sont livrés à la culture arborescente des oliviers ; l'herbe elle- même y est utilisée de façon plus intensive, puis- qu'on en fait du foin. Dans les quarti aperti, au contraire, on ne peut pas changer le mode de culture sans léser les droits des usagers. C'est là une excuse que ne manquent pas d'alléguer les propriétaires à qui on reproche la mauvaise ex- ploitation de leurs domaines. On tourne ainsi dans un cercle vicieux : la culture extensive a rendu l'appropriation du sol imparfaite et l'appropriation imparfaite du sol rend impossible la culture in- tensive. Il semble donc que la question soit jugée et qu'on doive affranchir les terres de toute servi- tude, de tout usage public.
Mais alors les paysans prennent la parole et font remarquer que tout le sol de leur village étant monopolisé par un ou deux propriétaires, il leur est impossible de vivre s'ils n'ont pas le droit de
se trouve réduit à la portion congrue. C'est d'ailleurs ce carac- tère d'élasticité des usages publics qui en rend l'affranchisse- ment si difficile.
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 123
profiter au moins partiellement de ce sol par pâ- lurage ou par culture. Cet argument ne peut man- ([uer de paraître juste. Ainsi, à Ischia di Castro, il y a 3000 habitants et tout le territoire de la commune appartient à des latifundistes qui trou- vent plus avantageux et plus commode de louer le pâturage que de faire de la culture. Ils aban- donnent quelques centaines d'hectares aux paysans pour semer des céréales, mais l'étendue de ces terres diminue chaque année à cause de l'exten- sion du pâturage et la population affamée, ralliée autour du drapeau rouge, prend possession des terres par la force. .
Nous voyons donc aujourd'hui le conflit s'affir- mer nettement entre propriétaires et paysans : les premiers assurent que les usages publics leur ren- dent tout progrès agricole impossible ; les seconds protestent qu'ils n'ont pas d'autres moyens d'exis- tence que les iisicivici. Ce sont là des faits qui ne sont pas niables et dont il faut bien tenir compte ; nous verrons plus loin s'il n'y a pas un moyen de résoudre cet antagonisme.
Le conflit est aggravé par des facteurs d'ordre psychologique. Les propriétaires ont aujourd'hui une conception plus absolue et plus intransigeante du droit de propriété privée ; ils la doivent à l'in- fluence des pays du Nord et surtout aux doctrines du libéralisme économique qui, à la fin du xvui® siècle et au commencement du xix®, ont fait beau- coup de mal en Italie, parce qu'elles y ont trouvé des gouvernements « éclairés » qui les ont appli- quées avec zèle et enthousiasme, mais sans se de- mander si elles étaient bien en rapport avec l'état
124 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
social du pays. Une fois de plus l'homme est ici dupe d'un moi ; on se demande quel étrang-e droit de propriété est celui qui est limité par des droits de pâturage, d'affouage et de semailles, mais on ne s'est jamais demandé si le droit de propriété devait être nécessairement le même dans la pro- vince de Rome qu'en Allemagne, en UoUande, en France et en Angleterre, s'il n'y avait pas entre les méthodes de culture dans ces divers pays, entre les populations elles-mêmes, des différences expliquant et justifiant une différence dans la con- ception du droit de propriété.
Tandis que les propriétaires tendaient à réaliser intégralement leur droit de propriété, les paysans, de leur côté, devenaient plus conscients de leurs droits et plus intransigeants sous l'influence des socialistes. Le spectacle des terres incultes qui entourent les villages où ils souffrent de la faim est bien fait pour les révolter. Ils voient les brebis errer dans des champs qu'ils pourraient travailler et se nourrir sur des terres qui, par la volonté des propriétaires, ne portent plus les moissons qui feraient vivre les hommes. Condamnés à l'oisiveté et à l'inaction, ils sentent plus vivement leurs souff"rances et sont bien préparés à écouter et à applaudir ceux qui viennent leur dire qu'ils ont droit à la vie par le travail et que la terre doit appartenir au paysan capable do la féconder par son labeur et non au riche latifundiste qui, insou- ciant du sort des populations, ne demande à la terre que d'entretenir son luxe et son oisiveté.
Les ligues de paysans et le parti socialiste. —
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 125
C'est le parti socialiste qui a pris la défense des paysans en conflit avec leurs patrons naturels. Ce sont les légistes socialistes qui ont étudié les usa- ges publics avec d'autant plus d'enthousiasme qu'ils croient y trouver un vestige du collectivisme primitif et qu'ils y voient le germe du collecti- visme futur ; ce sont eux qui ont exhumé les vieilles chartes, dénoncé les usurpations et pro- curé aux paysans des armes pour défendre leurs droits et les faire triompher ; ce sont les orateurs socialistes qui ont parcouru les campagnes, agi- tant les populations en leur parlant du droit à l'existence, en leur montrant des terres incultes qui n'attendent que la bêche pour donner de belles récoltes, en leur démontrant qu'elles ont le droit de cultiver ces terres et en les exhortant à les en- vahir et à les défricher si on leur dénie ce droit. Ces exhortations n'ont pas tardé à porter leurs fruits et à convaincre les paysans misérables et affamés ; c'est sous leur influence que le conflit est devenu aigu depuis une dizaine d'années et que des troubles se renouvellent périodiquement par- fois accompagnés de meurtres.
Voici ce qu'on peut lire dans le Messaggero du 23 mars 19U9 : « Avec le plus grand calme, ac- compagnés ou mieux gardés par deux carabiniers, environ cinq cents paysans de Bassano di Sutri (au Nord du lac de Bracciano) se sont rendus avant-hier en masse compacte dans le terroir dé- nommé Ponticciano appartenant au prince Odes- calchi, se sont pacifiquement partagé les terres et ont commencé immédiatement à les travailler pour y semer du maïs.
126 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
« Le fait en lui-même ne représente qu'une invasion à ajouter à tant d'autres qui ont eu lieu, ou qui auront lieu, pour la revendication des droits des pauvres paysans de la province de Rome. Mais à Bassano il y a plus que Texercice d'un droit. C'est l'amour-propre offensé des paysans qui les a, en un instant, unis et convaincus que désormais, pour obtenir ce qui est juste, il faut recourir aux invasions.
« L'invasion devait avoir lieu en janvier der- nier, mais ces pauvres paysans en furent dissuadés et on leur promit que le prince Odescalchi leur donnerait de la terre pour le mais. En effet, la terre a été concédée et régulièrement divisée ; mais quelle terre ! la plus mauvaise, la plus stérile, celle en un mot qui produit de tout sauf du maïs !
« Ajoutez à cela que, pendant que ces pauvres paysans allaient prendre possession de celte mau- vaise terre, dans le terroir voisin de Ponticciano. quelques habitants de Capranica se partageaient des terres très fertiles, concédées à eux par le fer- mier, et chansonnaient même les habitants do Bassano parce que Ponticciano fait partie du ter- ritoire de Bassano.
« Alors la patience des pauvres paysans do Bassano est venue à bout et, en une seule soirée, ils se sont mis d'accord environ cinq cents qui. au son retentissant d'une bêche, se sont trouvés prêts pour l'invasion.
« Maintenant que l'invasion a eu lieu, que le prince Odescalchi reconnaisse donc le fait accom- pli et ne se laisse pas entraîner à intenter un procès! En fin de compte, les paysans veulent
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payer les redevances comme leurs compagnons étrangers et même mieux qu'eux ; donc qu'il les laisse travailler, et il aura bien mérité de cette la- borieuse population !
« Si, au contraire, il veut les contraindre à sortir des terres envahies pour faire travailler celles-ci par des habitants de Capranica, il pourra arriver de grands malheurs, parce que les gens de Bassano sont bien décidés à ne pas permettre que le sol de leur territoire soit travaillé par d'autres. »
Le lenderaam, le même journal donnait la nou- velle suivante : « Il faut ajouter qu'un autre mo- tif de l'invasion a été le fait que, dans la réparti- tion faite par l'administration Odescalchi par tirage au sort, n'étaient pas comprises toutes les familles dépendant de la maison Odescalchi : les gardes, les jardiniers, le chapelain et jusqu'au curé reçurent un lot de terres meilleur et plus étendu que celui concédé à chaque paysan.
« On dit que le prince reconnaîtra le fait ac- compli et qu'il donne-ra la permission de semer le maïs, moyennant une juste redevance. »
J'ai reproduit ce récit parce qu'il est typique : la force armée spectatrice et d'ailleurs impuis- sante ; occupation et répartition des terres par des paysans pacifiques s'ils ne trouvent pas d'opposi- tion, mais résolus à tout s'ils rencontrent un obs- tacle ; des terres de qualité médiocre assignées aux paysans usagers ou prétendus tels ; hostilité et exclusivisme à l'égard des étrangers même voisins, ce qui est une marque d'esprit communautaire non moins que la passion de l'égalité et la jalousie à l'égard des frères du village; enfin le propriétaire
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cédant à la force et reconnaissant ce qu'il ne peut empêcher. Cela est peut-être pacifique, mais res- semble terriblement à l'anarchie : abdication du pa- tron qui ne dirige plus l'exploitation du sol ; abdi- cation des pouvoirs publics qui, par les tribunaux, doivent dire le droit, et, par la force armée, doivent le faire respecter. Il est vrai qu'à l'heure actuelle on ne sait guère où est le droit et, en dépit des principes dimprescriptibilité ou d'inaliénabilité, il est en train de se constituer par la force.
On loue le ministère actuel de faire intervenir moins fréquemment les soldats en faveur des propriétaires. Cette modération qui est due à l'in- décision oià on se trouve le plus souvent à l'égard du droit, a pour résultat de diminuer le nombre des conflits sanglants, mais cependant les rixes et les meurtres ayant pour cause les usages pu- blics ne sont pas rares.
A Altigliano, par exemple, une lutte sauvage s'engage entre un fermier et des paysans qui veu- lent faire du bois ; il y a deux blessés et deux morts : le président et le secrétaire de la Ligue des paysans restent sur le carreau, le fermier a une main coupée et le crâne fendu.
« Depuis quatre ans, Attigliano, précédant tous les autres pays de la région, a commencé la lutte pour ses revendications; l'ignorance du législa- teur, la faiblesse de l'autorité ont permis à cette lutte de se prolonger en devenant chaque jour plus acharnée, et de se répandre comme une épidémie dans tous les pays voisins... Cette agitation, sacro- sainte dans son origine, aboutit maintenant à l'anarchie, semant partout la haine.
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 129
« Pourquoi vivre Irislement dans l'oisiveté et la misère quand d'immenses étendues de terres, patrimoine d'une seule famille inconnue des paysans, sollicitent au travail et quand le peuple a sur ces terres des droits indiscutables ? Pourquoi rester transis de froid quand il y a à proximité des bois sur lesquels la coutume et la loi font pe- ser des servitudes publiques irréfutables ?,..
« Je dois observer que la résurrection écono- mique et morale de certains pays qui jouissent des bénéfices de l'invasion a été admirable. Les habitants commencent à jouir d'un peu de bien- être, ils trouvent le nécessaire pour vivre, la vie apparaît plus gaie, l'émigration cesse. Mais, d'un autre côté, c'est au dépens de l'agriculture : le propriétaire ne se soucie plus de ses terres, dé- soruiais à la merci de tous ; de magnifiques ten- tatives d'amélioration courent de graves périls.
« En attendant, des avocats de métier cher- chent à tirer profit du conflit actuel ; ils sont prêts à raviver les contestations; fermiers et administra- teurs font obstacle de toute manière à une conci- liation entre les parties, car ce serait leur ruine'.»
Je pourrais multiplier les exemples de ce genre : à Formello, une certaine année, la com- mune s'est arrogé le droit de vendre les coupes dans les bois du prince Chigi sur lesquels existe une servitude d'affouage au profit des habitants.
Les troubles agraires se sont aujourd'hui géné- ralisés, grâce à la propagande du parti socialiste et à l'organisation des Ligues de paysans qui est
l. Giomale d'Iialia, 31 janvier 1909.
Roux. 9
130 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
son œuvre. Il existe actuellement, dans la pro- vince de Rome, 36 ligues comptant 20 000 adhé- rents affiliés à la Chambre du travail {Caméra ciel Lavoro), et à la Confédération du travail. C'est seulement à partir de 1900 que les Ligues de paysans ont été organisées et généralisées, car jusqu'au ministère Zanardelli-Giolilti la liberté d'association et de grève inscrite dans la loi n'existait guère en fait'. 11 y aussi une quinzaine de ligues qui ne sont pas adhérentes à la Chambre du travail. Dans la province de Rome, les ligues ont surtout pour but la revendication des usages publics, la constitution des « universités agraires » et des domaines collectifs ; ce sont des ligues de paysans proprement dits, car les ouvriers agri- coles sont rares, du moins dans la région peuplée, et jusqu'à prés€?iit l'organisation socialiste a laissé complètement de côté les ouvriers temporaires de la Campagne romaine '.
1. De 1892 à 1900, la Chambre du travail de Rome a été dis- soute quatre fois sous divers prétextes.
2. Voici, d'après les statuts-types des Ligues de paysans, les buts qu'elles poursuivent:
1° Amélioration matérielle et morale du sort des travailleurs par l'action collective et l'afDrmation de leurs droits ;
2" Élévation des salaires et respect des tarifs ;
3» Revendication des uù civici et constitution des universitù agrarie ;
4» Fermage collectif et coopératives de production et de con- sommation ;
o» Diffusion des sociétés de secours mutuels.
Devoirs des membres des Ligues :
1» S'employer pour le bien de la Ligue et des adhérents ;
2" Être cou/tois pour tous, éviter l'ivresse et ne pas abuser du hien d'autrui ;
3» Respecter les statuts, les ordres du Conseil et du Président-
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 131
Ainsi se trouve vérifiée, dans la provirtce de Rome, cette observation que, lorsque le patron naturel fait défaut ou ne remplit pas sa fonction, il est remplacé par un patron artificiel ; mais g-é- néralement celui-ci ne patronne qu'en vue d'un but étranger au patronage lui-même, par prosély- tisme religieux, ou bien en raison d'un intérêt politique ou d'un idéal social. Ceci nous explique pourquoi le patronage artificiel du parti socialiste s'est développé jusqu'ici exclusivement dans la région peuplée. La population stable prête à l'or- ganisation d'un parti politique et l'existence des usages publics permet de tendre à la réalisation de l'idéal collectiviste. Rien de semblable n'est possible actuellement dans l'Agro romano où l'in- stabilité de la population émigrante est un obstacle sérieux à toute tentative d'organisation. Aussi les socialistes portent-ils tous leurs efforts dans les communes oii existe un conflit entre les paysans et les latifundistes, et là le terrain leur est très favorable. J'ai pu m'en convaincre en accompa- gnant un candidat socialiste pendant la période électorale, en mars 1909 ; les orateurs ne tou- chaient pas d'autres questions que la question agraire et aux acclamations enthousiastes qui les saluaient, on sentait bien que c'est là pour le peuple des campagnes une question vitale et que loute sa sympathie est acquise à ceux qui la ré- soudront en sa faveur. Si le parti socialiste n'ob- lient pas plus de succès aux élections législatives dans la province de Rome, cela tient à l'analpha- bétisme : pour être électeur, il faut, en efTet, sa- voir lire et écrire ; or, bien rares sont encore les
132 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
paysans qui en sont capables. C'est pourquoi les socialistes réclament le suffrage universel inté- gral : « On vous trouve bons pour être soldats et pour payer les impôts, disent-ils aux paysans, on doit vous trouver bons pour être électeurs. »
On reproche souvent aux Ligues de paysans d'être un instrument de désordre et une cause de troubles, d'avoir des tendances et des procédés révolutionnaires. On leur reproche aussi de servir quelquefois les intérêts et les rancunes de leurs chefs. Tout ceci est en partie vrai, mais tout mouvement amène des agitations et cause quel- que trouble, et les Ligues ont fait cesser bien des abus. Dans certains villages, le tarif des salaires a été relevé ; ailleurs les habitants ont obtenu la reconnaissance de leurs droits ou ont pu tout au moins formuler leurs revendications. Parmi celles-ci il y en a d'exagérées et d'injustifiées, mais d'autres sont légitimes et triompheront par l'orga- nisation des paysans ; l'éducation sociale de ces der- niers n'est pas encore faite ; il n'est donc pas sur- prenant qu'ils se laissent aller quelquefois à des excès et à des violences mais l'expérience et le temps les assagiront. En tout cas, le résultat le plus évident de la constitution des Ligues et de leur action, surtout peut-être dans ce qu'elle a d'excessif, de révolutionnaire, c'est d'attirer l'at- tention de l'opinion et des pouvoirs publics sur la question agraire et de montrer qu'il est urgent dans l'intérêt de tous, paysans et propriétaires, d'y apporter une solution.
iNous disions que l'Agro romano était sous le régime de Tanarchie ; on en peut dire autant du
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Yiterbois. L'anarchie y est même plus manifeste. Les troubles agraires y ont pour cause les incer- titudes du droit de propriété, conséquence du mode de travail, de l'exploitation rndimentairc etexten- sive du sol, qui ainsi ne suffit pas à nourrir la population. La crise provient, en effet, d'un man- que d'équilibre entre les besoins des habitants qui deviennent chaque jour plus nombreux et la productivité du soi qui reste faible, par suite d'un travail peu intelligent et mal adapté aux né- cessités actuelles. Les patrons insouciants ne son- gent pas à donner au travail agricole une meil- leure direction et les paysans mal patronnés et incapables, par leur formation communautaiie, de se patronner eux-mêmes cherchent un remède à leurs souffrances, non dans une meilleure organi- sation de leur travail, mais dans des revendications agraires aboutissant à des désordres et à des jac- queries. De notre excursion dans le Viterbois nous pouvons tirer deux enseignements: le premier, c'est que le droit de propriété fermement établi a sa base dans le travail intelligent et productif; le second, c'est que le privilège du propriétaire fon- cier ne se justifie que par la direction opportune et efficace qu'il donne au travail agricole dans le but de faire participer les populations rurales aux avantages de la propriété.
On voit qu'en définitive, si la crise agraire est plus aiguiï et plus apparente dans le Viterbois, elle provient des mêmes causes que dans la Cam- pagne romaine. Dans le premier cas, en face du latifundiuu) inculte ou soumis à une faible cul-
i34 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
ture extensivo réduite chaque année par le déve- loppement croissant du pâturage, se dresse une population chaque année plus nombreuse, mais toujours misérable, à laquelle font défaut et la propriété du sol et les occasions de travail; pour vivre, elle réclame ces terres qui restent in- culles. Dans le second cas, autour du latifundium à pâturage extensif, se presse la population mon- tagnarde des confins qui déborde de ses misérables villages dont le territoire trop restreint et trop pauvre est incapable de la nourrir ; si elle n'en- vaJiit pas les terres du latifundium, c'est qu'il est trop loin de son village, de sa communauté pri- mitive Et qu'elle n'a pas le sentiment d'avoir des droits sur ces terres, mais elle en a certainement besoin pour vivre. Dans Tune et l'autre région de la province de Rome, le problème se pose dans les mêmes termes : af<surer des moyens d'existence abondants à une population nombreuse sur tin soi jusqu'ici peu productif. 1
Il me semble que l'étude que nous venons de faire de l'organisation actuelle du travail et de la pro- priété dans la province de Rome nous permet de conclure que c'est bien le latifundium qui y est la cause principale de la crise agraire, j'entends le latifundium à exploitation extensive tel que nous l'avons décrit. Si, dans ce pays, la terre ne nourrit pas ses habitants, c'est parce qu'on n'y applique pas un travail énergique sous une direc- tion intelligente et prévoyante ; c'est parce que ceux qui ont le monopole du sol se dérobent à leurs devoirs de patrons et n'en remplissent pas la fonction. La population ouvrière, composée de
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communautaires désorganisés, ou du moins forte- ment ébranlés, est incapable de se patronner elle- même ; elle a besoin d'un patronage d'autant plus efficace, et ce patronage lui fait défaut ; elle a be- soin d'une forte éducation professionnelle par l'exemple de cultivateurs habiles, et cet exemple lui fait défaut; incapable de s'organiser avec force et avec ordre, elle aurait besoin, pour ne pas tomber dans l'anarchie, d'une direction énergique et clairvoyante, et cette direction lui fait défaut. En un mot, la question agraire dans la province de Rome est ime questiori de patronage rural.
En soi, le latifundium n'est pas un obstacle au patronage, Texempie d'autres pays en fait foi. Mais, à Rome, il monopolise le sol et soppose ainsi à l'ascension des paysans et à la sélection pro- gressive de patrons capables. Or, les latifundistes actuels sont des patrons ruraux foncièrement in- capables ; ils doivent cette incapacité à leur ori- gine, à leur éducation et à leurs habitudes de vie urbaine. Ce n'est donc pas d'eux qu'on peut attendre des initiatives hardies et des transfor- mations fécondes. Le latifundium, en immobili- sant tout le sol entre leurs mains, ne permet pas non plus à ces transformations de se réaliser par des initiatives étrangères. C'est le danger de tous les monopoles de supprimer la concurrence et d'amener l'immobilité et la léthargie. Un jour vient cependant où le désaccord apparaît trop cho- quant entre les procédés du monopole et les né- cessités sociales : le monopole est alors balayé. Nous sommes à la veille de ce jour pour le lati-
136 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
fundium romain. Pour lui, se pose désormais ce dilemme : se transformer ou disparaître.
C'est une évolution de la propriété foncière qui se prépare dans la province de Rome. Il nous reste à examiner dans quel sens s'orientera cette évolution, vers le collectivisme ou vers la propriété privée, et quels remèdes elle peut apporter à lo crise agraire.
CHAPITRE IV
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS
Il y a longtemps qu'à Rome la plèbe réclame- des terres et que l'aristocratie réussit à maintenir son monopole foncier. Cette situation de la pro- priété a été une cause d'agitations et de troubles dès le temps de la République romaine; il n'est donc pas étonnant que l'État ait songé à interve- nir par voie législative pour remédier à la crise. Ceci nous explique le grand nombre de lois agrai- res qui ont été promulguées à Rome. Cette fécon- dité législative ne s'est pas atténuée à notre épo- que, car les conditions géographiques et sociales du pays ont frappé d'inefiûcacité toutes les lois sorties du cerveau du législateur. L'échec de ce dernier tient essentiellement à ceci qu'il n'a vu que le côté extérieur de la question agraire et qu'il n'en a pas pénétré la raison profonde. Du moins, c'est seulement dans ces dernières années qu'il semble l'avoir soupçonnée et qu'il en a tenu compte en modifiant ses procédés d'interventiork à propos de la mise en valeur de l'Agro romano.
Nous savons que, dans le Viterbois, la cris(' agraire se manifeste surtout par les troubles eau-
138 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
ses par l'exercice des usages publics : c'est une affaire de police et une question juridique rele- vant directement des pouvoirs publics qui ont promulgué des lois agraires ayant pour but de mettre un terme au conflit entre latifundistes et paysans. Le législateur s'est proposé de faire ces- ser les incertitudes relatives au droit de propriété, pensant que c'était là la cause de la crise agraire, alors qu'en réalité cela n'en est qu'une manifes- tation.
Deux tendances se sont succédé dans la légis- lation relative aux usi civici; deux conceptions répondant l'une aux principes individualistes de l'économie politique orthodoxe, l'autre à l'idéal collectiviste de l'école socialiste, ont inspiré suc- cessivement les réformateurs. Ils ont d'abord cherché à affranchir complètement les terres des servitudes publiques, au profit des propriétaires nominaux, moyennant le paiement d'une indem- nité aux usagers; plus tard, ils ont cherché à fa- voriser la constitution de domaines collectifs en groupant les usagers en universités agraires.
L — L'AFFRANCHISSEMENT DES PROPRIÉTÉS
La Législation. — La notification pontificale dUj ^9 décembre 1849 marqua le premier pas vers l'affranchissement des propriétés privées. A vraij dire, elle ne décrète ni l'abolition des usages pu-i blics ni le partage des domaines communaux, mais elle sanctionne le droit des propriétaires de libérer leurs terres des servitudes en observant.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 139
certaines règles d'ailleurs assez dispendieuses et assez difficiles à mettre en pratique, si bien que la situation ne fut guère modifiée à la suite de cette loi, et que la nouvelle administration ita- lienne trouva le problème des usages publics en- core entier.
C'est la loi du 24 juin 1888, complétée par celle du 2 juillet 4891, avec laquelle elle a été réunie en un texte unique par le décret du 3 août 1891, qui règle actuellement la matière'.
L'article premier déclare abolies « dans l'ex- tension et la mesure de la dernière possession de fait », toutes les servitudes exercées sous une forme quelconque, avec ou sans redevance, par les habitants eux-mêmes ou par les communes, tant sur les terres communales que sur les terres des personnes morales et des particuliers.
L'article 2 impose aux propriétaires des terres alfranchies l'obligation de donner aux usagers une indemnité consistant soit en terrains soit en une redevance annuelle, correspondant à la va- leur de la servitude ou du droit existant sur le fonds affranchi.
D'après l'article 3, l'indemnité doit consister en une cession de terrains si les usages publics sont exercés en nature par les habitants d'un vil- lage ou par les membres d'une université ou dune association ^
i. Cependant l'exécution de ceUe loi est suspendue dans ses parties les plus importantes par la loi du 8 mars 1908.
2. Nous verrons plus loin ce que sont ces universités et ces as- sociations d'agricuUeurs.
140 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
L'indemnité consiste au contraire en une rede- vance annuelle calculée sur la moyenne des dix dernières années et toujours rachetable : 1° quand les usages publics ne consistent pas dans la jouis- sance en nature, mais dans la perception de reve- nus provenant de la vente de l'herbe, du fermage du pâturage ou de taxes de pâturage; 2° quand la partie du fonds à attribuer aux usagers ne sur- passe pas 4 hectares dans les régions de monta- gne et 10 hectares dans les autres (art. 5).
L'article 9 autorise l'affranchissement en faveur des usagers moyennant redevance annuelle à payer au propriétaire lorsque l'exercice des usa- ges publics est reconnu indispensable à la vie de la population et que le terrain à assigner aux usagers en vertu de l'article 3 est jugé insuffisant pour les besoins de la population.
Les biens revenant aux usagers sont attribués aux associations et aux communautés qui jouis- saient des usages publics; dans certains cas, ce peut être la commune (art. 46).
L'application de la loi est confiée à une com- mission d'arbitrage composée d'un juge-président désigné par le président de la cour d'appel, et de deux arbitres nommés pour deux ans, l'un par le président du tribunal, l'autre par le préfet (art. 8).
La commission d'arbitrage {giunla d'arbiti^î) est chargée : 1° de reconnaître et d'identifier les terrains soumis aux servitudes ; 2" de fixer et d'attribuer les indemnités dues aux ayants droit; 3" de résoudre toutes les difficultés relatives aux servitudes (art. 9). Ses décisions sont sans appel.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 141
sauf en cas de contestation sur l'existence, l'éten- due et la nature des servitudes ; les intéressés peuvent alors se pourvoir devant la cour d'appel (art. 11), ce qui entrave complètement le travail de la commission.
A première vue, cette loi semble devoir attein- dre son but tout en respectant les divers intérêts en présence. Elle a certainement eu quelques bons effets en précisant certains droits et en met- tant fin à d'anciens litiges. Cependant, dans l'en- semble, les résultats espérés n'ont pas été obte- nus : de nombreux procès ont surgi ; de vieilles quei-elles ont été envenimées et le bien-être des populations n'en a pas été accru. Le malaise est même devenu tel que le gouvernement a dû sus- pendre l'exécution de la loi et faire étudier les mo- difications qu'il serait nécessaire de lui apporter. On se trouve donc actuellement dans une période de transition, sous une législation provisoire.
Quels sont donc les reproches qu'on adresse à la loi de 1888?
Les uns sont dus à sa rédaction. Par exemple, elle n'a pas défini ce qu'il fallait entendre par « dernière possession de fait », et cela a donné lieu à des discussions interminables entre parti- sans et adversaires de l'imprescriptibilité des usages publics. Elle ne fait non plus aucune dis- tinction entre les divers ?m civici. On peut aussi critiquer la façon dont sont composées les com- missions d'arbitrage et souhaiter d'y voir figurer des représentants des parties intéressées. Enfin, la loi détruit ce qu'elle a édifié en déclarant les décisions arbitrales définitives, sauf en cas de
142 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
contestation sur l'existence, l'étendue ou la na- ture des usages publics, ce qui est précisément l'essentiel de la qi^estion.
On peut aussi reprocher à la loi de ne pas tenir compte de l'état social. Nous sommes ici en pré- sence de paysans communautaires qui ignorent la culture intensive et sont habitués à vivre des usages publics. L'affranchissement limite leurs droits ou tout au moins restreint l'espace sur le- quel ils s'exercent. Souvent même, les usages pu- blics sont complètement supprimés et remplacés par une indemnité en argent : il est loisible, en etTet. aux propriétaires d'affranchir leurs terres tèncment par tènement de façon que ta part à as- signer aux usagers soit inférieure à 40 ou à 4 hec- tares (art. o). Ajoutons que l'affranchissement en faveur des usagers est présenté par la loi comme une exception et, en fait, sur 1977 affranchisse- ments qui ont eu lieu dans la province de Rome de 1889 à 1904, il n'y a eu que 37 attributions de terrains aux usagers'. II en résulte que ceux-ci se trouvent souvent dépouillés très légalement de leurs moyens d'existence, car les sommes qui tombent dans la caisse de leurs associations ou de la commune ne leur sont d'aucun secours pour vivre. Les paysans ont donc le sentiment très net et très vif d'être spoliés, et ceci suflit à expliquer les agitations et les troubles agraires qui, bien
l. Cf. Belazione sttU'andamento dei dominii coUettivi présentée au Parlement par le ministre Luii.'i Rava. Roma, 1906. — On y voit des afïrancliissements donnant lieu à une redevance de un centime ! On se rend compte par là combien le travail de la com- mission est minutieux et ingrat.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 143^^
loin de décroître, n'ont fait que se multiplier de- puis l'application de la loi de 1888.
En outre, les usages publics sont maintenant définis, déterminés et limités à certains terrains, et ceci est une grave modification, car ils étaient jadis essentiellement vagues et leur étendue va- riait avec le nombre des habitants; c'étaient des moyens d'existence très élastiques. Les indemni- tés en argent ou en terrains sont calculées d'après l'étendue de l'usage tel qu'il s'exerce au moment de l'atlranchissement, en fonction, par consé- quent, de la population. En supposant que les terres attribuées aux usagers soient aujourd'hui suffisantes, elles peuvent ne plus l'être demain quand la population aura augmenté : c'est ce dont se rendent très bien compte les paysans. De là des réclamations qui seront encore plus nom- breuses et plus âpres dans l'avenir puisque « la loi a sacrifié l'intérêt des générations futures ». En réalité, la loi a surtout oublié que l'exploita- tion extensive du sol exige bien moins une ap- propriation parfaite qu'une superficie considéra- ble, et qu'à vouloir réduire cette superficie, on risque de condamner les gens à mourir de faim. Le législateur a oublié que la propriété se consti- tue en vue du travail et que vouloir modifier le droit de propriété sans que le mode de travail se soit transformé, c'est faire œuvre vaine.
Les défauts de la loi ont été encore aggravés par l'application qui en a été très défectueuse, de l'avis du ministre lui-même'. Les autorités^
1. Ibid.
144 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
communales ont souvent péché par ignorance ou passion ; les autorités supérieures n'ont souvent «xercé qu'un contrôle indolent et insouciant. Les commissions d'arbitrage ont pu parfois donner à la loi une interprétation fausse ou inexacte. Quel- quefois, pour se tirer d'une difficulté, elles adop- tent une solution mixte qui ne satisfait ni le droit ni les plaideurs ; elles sont d'ailleurs souvent suspectes aux deux parties. On constate aussi que les propriétaires privés sont plus aptes à se dé- fendre qu'une collectivité d'usagers ; ceci n'est pas pour nous surprendre, c'est une supériorité <le la propriété particulière. Les usagers sont par- fois représentés par les administrateurs de la commune dont les intérêts sont différents des leurs. Enfin, on se plaint de la longueur des pro- cédures et de l'incertitude de la jurisprudence. A vrai dire, le concept juridique des iisi civici n'a été ni clair ni constant : les uns y ont vu de sim- ples servitudes, d'autres un droit de propriété, et ces opinions diverses ont triomphé tour à tour. Les tribunaux n'ont rien fait pour éclairer les obscurités de la loi et ils ont émis des jugements pleins de déviations et de contradictions. La Cour de cassation elle-même ne semble pas encore avoir fixé sa jurisprudence, et il y a vingt ans que la loi est votée et s'applique.
Les résultats. — Beaucoup de propriétés ont été affranchies des usages publics à la suite de la loi de 1888. Le rapport du ministre de l'Agri- culture sur les domaines collectifs, publié en 1906, indique, pour la province de Rome, 106 900 hec-
I
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 143
tares affranchis, dont 16 000 ont été attribués en indemnité aux usagers auxquels ont été aussi as- signés 170 800 francs de redevances, tandis que 41 900 francs sont à payer annuellement aux pro- priétaires pour les cas où l'affranchissement a eu lieu en faveur des usagers. Il resterait encore plus de 60 000 hectares à affranchir*.
Il semblerait donc que le but de la loi d'affran- chissement soit en passe d'être atteint, mais le ministre reconnaît lui-même que son application a multiplié les troubles agraires : « La loi pour l'affranchissement des servitudes publiques ren- contre maintenant un milieu de lutte et de dé- fiance réciproque, et son application, au lieu de s'effectuer avec cet esprit d'ordre et de respect pour les droits d'autrui nécessaire pour assurer les fins d'une loi quelconque, et spécialement de celles qui ont un caractère social, a servi au con- traire à préparer le champ de bataille et, dans beaucoup de cas. à fournir des aimes pour d'âpres conflits qui ont souvent dégénéré en dé- sordres et en actes de violence. » Il n'en pouvait être autrement, car le principe môme de la loi est une cause de trouble et de gêne pour les popula-
l. On remarquera que l'étendue relative des terrains attribués aux usagers est proportionnellement plus élevée (16800 hectares sur 106 900) que le nombre des attributions (37 sur 1977. V. su- pra, p. 142j. Cette différence s'explique par ce fait que quelques attributions ont eu pour objet des étendues considérables : Far- nèse, 2 327 hectares ; Corneto Tarquinia, 3 4o7 hectares ; Morlupo, 1080 hectares ; Manziana, 1230 hectares. Ces grosses attributions ont porté presque exclusivement sur des pàtura^'cs ou des bois dont le propriétaire nominal était une personne morale ou un latifundiste.
Houx. 40
146 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
lions dont la manière de vivre a été bouleversée. Les indemnités en argent ou en terrain ne sau- raient compenser les avantages de la jouissance directe, à cause de l'élasticité de cette jouissance, de ses abus mêmes et des produits secondaires que pouvait fournir le sol aux usagers. « La somme des utilités que les usagers retiraient de l'exer- cice des droits de servitude était en fait plus grande que celle qu'ils pouvaient démontrer d'en retirer et qui devait servir de base à l'atTranchis- sement. » Le droit des usagers est donc restreint dans son étendue matérielle, et il ne gagne pas en intensité puisque les terrains donnés en in- demnité sont attribués soit à la commune, soit à une association qui joue alors vis-à-vis dos paysans le rôle que jouait auparavant le propriétaire. En définitive, le droit des usagers en tant qu'individus ne s'est pas modifié, il s'exerce seulement sur une surface moindre. Les paysans ne peuvent donc pas compenser par une culture plus inten- sive la diminution du territoire d'oii ils tiraient leurs moyens d'existence. C'est là le vice du sys- tème dû à la méconnaissance de cette loi sociale que la propriété s'organise en vue du travail et que, si l'on veut modifier la forme de la propriété, il faut d'abord changer le mode de travail ; or, la population n'y semble pas disposée et la loi est inefficace en pareille malicre.
On peut donc affirmer que l'affranchissement des terres par C abolition des usages publics n'est pas une solution de la question agraire. Le légis- lateur s'en est bien rendu compte, puisque la loi du 8 mars 1908 a suspendu l'application de la loi
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 147
de 1888. Actuellement les commissions, d'arbi- trage ne peuvent prendre aucune décision relative à raffranchissement des servitudes ; elles doivent se borner, à la requête des intéressés : 1" à recon- naître l'existence, la nature et les limites des usages publics ; 2° à statuer provisoirement sur les difficultés surgissant de l'exercice de fait des usages publics.
On a donc renoncé pour le moment à modifier par voie d'autorité l'organisation de la propriété ; on se contente de prendre les mesures propres à sauvegarder l'ordre public par voie d'arbitrage.
II. — LES DOMAINES COLLECTIFS
Puisque l'abolition des usages publics et le can- tonnement des usagers sur une étendue de terres restreinte est une cause de trouble, de gêne et de souffrance pour la population, on a entrevu la so- lution de la question agraire dans l'affranchisse- ment des usages publics au profit des usagers, c'est-à-dire dans l'expropriation avec indemnité des propriétaires nominaux et la constitution de domaines collectifs. Le législateur, n'ayant pas réussi dans sa tentative en faveur de la propriété privée libre et absolue, a pensé être plus heureux en essayant de constituer légalement la propriété collective. Cette solution n'a pas seulement la fa- veur des socialistes, mais bon nombre de conser- vateurs en sont aussi partisans. Il est cependant peu probable quelle soit adoptée intégralement dans la nouvelle loi actuellement à l'étude ; il
148 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
nous paraît également doulcux que la crise agraire y trouve un remède radical. Toutefois, le domaine collectif n'est ni une utopie ni une hypothèse : il existe, et pour savoir s'il peut apporter à la question agraire une solution, il faut l'étudier dans sa constitution, dans son fonctionnement cl dans ses résultats.
Les « UNIVERSITÉS agraires ». — L'article 16 delà loi de 1891 ordonne de remettre les biens attribués aux usagers à la suite de ralîranchissement des servitudes aux associations et aux communautés qui jouissaient des usages publics. Certaines do ces associations avaient une existence juridique remontant même à un temps très ancien, mais le plus souvent la communauté n'avait qu'une exis- tence de fait, et c'est alors la commune qui se présentait pour recevoir les terrains ou toucher les indemnités. Cela n'était pas sans inconvénient en raison de l'oiganisalion municipale. Iteaucoup de communes sont fort étendues et fort peuplées ; leur chef-lieu est souvent une sorte de petite ville où sont nombreux les artisans, les petits rentiers qui y forment une aristocratie. En raison de la loi électorale et des conditions politiques du pays, c'est cette oligarchie qui détient l'administration communale ; comme c'est elle aussi qui paie la plus grande part des impôts, elle a intérêt à ce que le patrimoine de la commune soit le plus riche possible pour augmenter les revenus du budget. Les paysans, au contraire, ont intérêt à jouir directement des biens colh^ctifs, ce qui est absolument indill'érent aux habitants du bourg
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 149
qui ne possèdent pas de bétail ou ne sont pas a2:riculteurs. II en résulte un conllil d'intérêts 1res net et parfois très aigu entre la classe des usagers qui sont agriculteurs et la municipalité composée d'urbains; ce conllit d'intérêts se traduit généralement par l'oppression des paysans pau- vres et ignorants, oppression qui a pour consé- «{uence des agitations et des troubles.
C'est pour mettre (in à ces contîits que la loi «lu 4 août 1894 a constitué les usagers en asso- i'iations ayant la personnalité juridique et a insti- tué les domaines collectifs formés avec les biens <le ces associations et ceux qui pourraient leur échoir à la suite d'alTranchissements'. Les uni- versités agraires peuvent se constituer même quand l'indemnité consiste en une redevance annuelle, et cela afin que celle-ci profite aux vérita- bles usagers et non à la commune. Elles élaborent leur règlement qui doit être approuvé par l'auto- rité provinciale. Lorsqu'il n'existe pas d'associa- tion, c'est le maire (|ui doit réunir les usagers en vue de la constitution d'une université agraire. Heaucoup de maires affectent la plus grande négligence à cet égard : certains d'entre eux s'op- posent même à la formation des associations -.
Il existait en 1906, dans les dix provinces aux- quelles s'applique la loi de 1894% ol3 domaines
1. La loi a spécifié que l'affrancliissement aurait lieu de plein <lroit en faveur des usaijers lorsque la propriété des biens à af- franchir appartient à des personnes morales: communes, hôpi- taux, églises, etc..
2. Cf. Relazione suU'andamenlo dei dominii colleltivi, p. 30.
3. Ancône, Ascoli Piceno, Bolojine, Ferrare, Macerata, Modène, Parme, Pérouse, Pesaro Urbino, Rome.
150 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
collectifs dont 333 antérieurs à la loi d'affran- chissement de 1888. La loi de 1894 n'a donc fait que confirmer un état de choses déjà ancien et rendre obligatoire l'organisation juridique de ces propriétés collectives. Dans la province de Rome, il existait à la même date 23 anciens domaines collectifs et 46 nouveaux constitués légalement à la suite de la loi de 1888. Ces 69 domaines s'éten- dent sur une superficie de 33199 hectares: ils ont une valeur de 10 millions 700 000 francs et sont possédés par 19 218 participants chefs de famille '.
Les anciens domaines, tout en se conformant à la loi de 1894, conservent presque toujours leur ancienne organisation : la jouissance du patri- moine collectif est limitée aux familles origi- naires de la commune ou de la section qui en jouissent de temps immémorial, ou encore à une classe déterminée d'agriculteurs, les boattieri (possesseurs de bétail) par exemple. Pour les domaines nouvellement constitués, la jouissance est ordinairement étendue à tous les habitants; il arrive cependant qu'elle soit restreinte aux seules familles pauvres, ou, au contraire, aux familles possédant une maison ; parfois les étrangers sont admis dans l'association après un certain nombre d'années de résidence et leur admission peut être subordonnée au paiement d'une taxe.
Les terrains constituant les domaines colleclifs sont surtout des bois et des pâturages (24 r»32 hectares dans la province de Rome) ; mais il y a
1. Cf. Relazione sull'andamento dei dominii colletUvi.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 131
aussi des terres arables (8 666 hectares). L'impor- tance des domaines collectifs est très variable ; ainsi l'université agraire d'AUumiere, près de Civitavecchia, qui comprend 82 familles, possède plusde 4 000 hectares, valant un million de francs; celle de Filacciano ne possède au contraire que M hectares de broussailles.
Ces domaines sont administrés par l'assemblée générale des usagers et par un conseil d'adminis- tration. Il arrive souvent qu'un ou deux mem- bres du conseil sont désignés par la municipa- lité ; il existe même encore des domaines collectifs administrés par la commune dont le budget pro- file ainsi des revenus de ces propriétés.
Quant au mode de jouissance des usagers, il est déterminé par le règlement de chaque univer- sité. Quelquefois la répartition est faite pour une longue période, afin de favoriser l'amélioration du sol et la mise en culture intensive ; d'autres fois, elle est faite seulement pour un an ou deux, pour la culture des céréales. Le pâturage et l'affouage sont exercés suivant les anciennes coutumes. Le meilleur moyen de nous rendre compte de l'or- ganisation des domaines collectifs est d'observer le fonctionnement d'une ou deux universités agraires. Nous étudierons celles de Frascati et de Mentana.
Frascati, petite ville de 12 000 habitants, est située aune vingtaine de kilomètres de Rome, au pied des monts Albains. Son territoire est couvert de vignes généralement cultivées en faire-valoir par les propriétaires : les principaux d'entre eux possèdent seuls des olivettes, car ici l'olivier est
I j2 la question agraire en ITALIE
ime culture moins intensive que la vigne, et les propriétés sont en général peu étendues.
Il existe à Frascati une Università delV arte agraria, qui est très ancienne et semble s'être constituée légalement à la fin du xvi* siècle ou au début du xvu% à la suite de la concession faite aux agriculteurs de Frascati par la Chambre apostolique des terrains qu'elle possédait dans le voisinage*. La dernière rédaction des anciens statuts de la société remonte au 26 novembre 1730 -. On y voit que peuvent être admis au nombre des associés tous ceux qui ont leur domi- cile à Frascati depuis dix ans et qui y ont acheté des biens et y ont fixé leur résidence, ou y ont pris femme et y ont acheté des bœufs ; sont exclus ceux qui exercent les métiers déclarés infâmes (?) par la loi ou des arts mécaniques déclarés peu honorables (?) par la loi. Il est interdit de tenir plus de 30 bœufs sur les terrains de l'Université, plus d'une jeune bête par charrue de quatre bœufs et plus de cinq chevaux, mulets ou ânes. L'Université est donc une société exclusivement agricole et légèrement aristocratique.
Les statuts actuels, rédigés en conformité de la loi de 1894, datent du 15 août 4893. Peuvent être associés tous les citoyens de Frascati siii juris, hommes ou femmes, possesseurs d'au moins un bœuf, ayant leur domicile légal depuis
1. La Chambre apostolique était le fisc pontifical.
2. « Statut! délia nobil' Arte dell' Agricoltura dell' Università dei buattieri délia città di Frascati. » Les buattieri ou bovat- tieri ou bontlieri sont les possesseurs de gros bétail et plus spé- cialement de bœufs de travail.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS io3
dix ans et leur résidence habituelle la plus grande partie de l'année dans la commune. Une cinquantaine de familles font partie de la société; la liste en est revisée tous les ans au mois de septembre. L'Université est administrée par l'as- semblée générale et par un conseil composé d'un président nommé pour trois ans par le préfet sur une liste de trois personnes désignées par l'as- semblée générale, et de quatre membres élus par moitié pour deux ans ; deux d'entre eux sont nommés par le conseil municipal. Latutelle admi- nistrative s'exerce donc sur ces sociétés ; certains de leurs actes doivent être approuvés et le con- seil d'administration peut être, dans certains cas, dissous par l'autorité supérieure. Il en résulte souvent des conflits (je ne parle pas ici de Fras- cati) et comme le pouvoir central ne peut pas complètement se substituer à l'assemblée géné- rale, il s'ensuit un arrêt dans le fonctionnement de la machine. C'est ce qui explique en partie que, en 1906, douze ans après la promulgation de la loi sur les domaines collectifs, beaucoup de ceux ci ne fussent pas encore constitués, pai' suite soit de l'indolence des intéressés, soit des entraves apportées par les communes, soit de désaccords au sujet des statuts entre les usagers et l'autorité publique, v Donner et retenir ne vaut, » dit un adage juridique : on ne peut pas à la fois créer une association autonome et la maintenir sous l'autorité du pouvoir central.
En 189o, la propriété de l'Université agraire de Frascati se composait de 266 hectares de terres arables et de pâturages et d'un certain nombre de
k
lo4 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
redevances en argent. Jadis la société devait à un propriétaire une rente qu'elle a rachetée au prix de 180 000 francs. Les associés jouissent directe- ment du pâturage et de Therbe moyennant une taxe fixée par le conseil ; ils jouissent du même lot de terres arables deux ans de suite pour y cul- tiver le maïs et le froment, et ils donnent le cin- quième de la récolte à la société. Il est interdit aux associés d'entretenir plus de six bœufs sur les terres de l'Université. Celle-ci achète chaque année six veaux qu'elle donne en cheptel à trois habitants sans bétail et à trois associés ne possé- dant qu'un bœuf.
Il existe à Frascati une autre association ; le cas est assez rare. C'est la Consociazione agraria com- prenant tons les citoyens, hommes et femmes, ayant capacité juridique et ayant leur domicile légal depuis quinze ans et leur résidence habi- tuelle à Frascati. Cette association comprend 436 familles ; elle s'est constituée à la suite de la loi de 1888 sur l'affranchissement des usi civicit car l'ensemble de la population de F'rascati possé^ dait des droits d'usage sur les biens de l'Univer- sité agraire. La Consociazione s'est formée poui revendiquer ces droits et en régler l'exercice La commission d'arbitrage a décidé que l'Université concéderait chaque année à la Consociazione une superficie de douze rubbia et demi (23 hectares) pour la culture des céréales moyennant une rede- vance de 40 francs par rubbio*. Cette superficie est répartie par parcelles de 1/2 hectare. Mais ac-
1. Le rubbio = 1 hectare 84.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 11^
tuellement ce droit de la Consociazione ne peut plus s'exercer faute de terres, car le domaine de l'Université a fondu petit à petit et se trouve ré- duit maintenant à une cinquantaine d'hectares de pâturage. Le reste a été cédé en emphytéose à des habitants de Frascati qui y ont planté de la vigne et paient des redevances. Ceci est absolument contraire à la loi, mais l'autorité supérieure a dû accepter le fait accompli, car ce sont les habitants eux-mêmes qui ont demandé à l'Université ces concessions. On voit qu ici sunm terrain favoratde à la culture intensive, le domaine collectif évolue vers la propriété particulière et ne se maintient que pour les pâturages. Cette évolution n'est pas un phénomène récent, car, d'après les anciens documents, l'Université de Frascati possédait au xvn* siècle près de 1 000 hectares qui ont élé peu à peu concédés en emphytéose. Depuis cette épo- que le nombre des boattieri a augmenté ; mais leur richesse respective en bétail a diminué, puis- que le maximum de bœufs qu'ils sont autorisés à entretenir a passé de cinquante à six; nouvelle preuve de l'évolution qu'a subie le mode de tra- vail et avec lui la constitution de la propriété.
Actuellement, à part les terrains en pacages, la fortune de lUniversité agraire de Frascati est ex- clusivement constituée par des redevances em- phytéotiques. Quel emploi est-il fait des fonds provenant de ces redevances ? ?sous avons vu qu'une certaine somme est consacrée à des achats de jeunes bètes confiées à cheptel à des paysans peu fortunés ; mais la plus grande partie des res- sources sert à aflermer des terrains qui sont en-
156 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
suite répartis entre les associés au prorata du nombre de leurs bœufs, moyennant redevance du cinquième de la récolte. Comme la dernière loca- tion a laissé un déficit important par suite d'in- tempéries et de mauvaise gestion, elle n'a pas été renouvelée, et, depuis quatre ans, TUniversité em- ploie ses revenus à payer ses dettes. L'année pro- chaine, tout passif aura disparu et la société affermera un nouveau domaine ; c'est sur ces terres louées qu'elle donne les 23 hectares aux- quels a droit la Consociazione.
Le cas de Frascati est intéressant, car il nous offre l'exemple d'une très ancienne association à recrutement limité (par la possession du bétail), à côté d'une association récente représentant la communauté des habitants, cette dernière possé- dant des droits d'usage sur les terrains de la pre- mière, qui, de son côté, en possédait sur les terres d'un particulier. On voit ici l'entremèlement des droits de propriété ; on en voit aussi la variété, puisque nous trouvons une propriété communau- taire illimitée : celle de la Consociazione ; une propriété communautaire restreinte : celle de l'Université; et enfin la propriété particulière em- phytéotique ou absolue. Le mode de jouissance de ces diverses propriétés varie avec la nature du travail qui s'applique au sol : les pâturages restent soumis à l'usage commun ; les terres à céréales sont appropriées individuellement, mais pour un court terme, le temps de lever deux récoltes suc- cessives ; les terres à vigne au contraire sont com- plètement appropriées, car l'empliytéose équivaut pratiquement à la propriété. La culture intensive
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 137
ne s'accommode pas en effet dune propriété in- certaine etprécaiie, aussi avons-nous constaté que les lois e'conomiques ont eu ici raison des lois ci- viles. Enfin il faut observer que la constitution de la petite propriété par concession emphytéotique, bien loin de nuire aux générations actuelles et futures, leur est favorable puisque la productivité du sol est augmentée par la culture intensive et que les redevances payées par les emphytéotes permettent à l'Université agraire d'affermer des terres qui sont ensuite concédées à des conditions modérées aux associés et aux habitants.
LX'niversité disposant ainsi de quelques capi- taux peut jouer efficacement le rôle de caution à l'égard de ses membres et de fermier général vis- à-vis du propriétaire qui, sachant ses fermages assurés et payés en bloc, peut consentir un bail plus avantageux que s'il affermait séparément chaque parcelle. Elle joue aussi le rôle d'assureur vis-à-vis des associés en cas de mauvaise récolte ; ceux-ci savent qu'ils ne seront ni expulsés ni sai- sis puisqu'ils paient une redevance en nature pro- portionnelle au produit. A l'égard de ses membres, l'Université agraire patronne le travail puisqu'elle leur fournit du travail et qu'elle exerce une cer- taine direction ; elle les fait aussi jouir de la pro- priété et facilite ainsi leur ascension sociale. Elle est assez semblable à un syndicat ou à une coopé- rative ; son eliicacité et son action patronnante dépendent beaucoup de ses dirigeants, et elle n'est pas à l'abri d'une mauvaise gestion de leur part.
A Mentana, nous assistons à la naissance d'une Université agraire. Ce village, célèbre dans
158 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
l'histoire, est peuplé actuellement de 2 000 habi- tants répartis entre 30U familles. Le territoire, qui s'étend sur 2 300 hectares, était jadis un fief des Orsini, il passa ensuite aux Borghèse, et est main- tenant propriété de la Banque de Naples. La famille Borg-hèse n'a conservé que le palais et ses droits sur les terrains concédés en emphytéose.Il est à noter que les maisons du village elles-mêmes lui appartiennent ou lui appartenaientily a encore peu d'années ; le paysan était donc ici dans une situation précaire ; il est vrai que cette situation durait depuis des siècles. Il existe sur le domaine des droits de pâturage, d'affouage et d'ensemence- ment au profit de la population qui jadis possé- dait un nombreux bétail. Un vieillard médit que son père entretenait plus de cent vaches sans compter les chevaux et les brebis. Ce bétail allait pacager sur les terres du domaine qui étaient pour ainsi dire incultes, souvent même envahies par les broussailles.
Vers 4830, le domaine fut alTermé aux Ferri, célèbres mercanti di campagna qui entreprirent d'améliorer l'exploitation et d'augmenler les cul- tures. Le parcours se trouva réduit et le bétail di- minua; la population supporta cette pci'te, car elle trouva une compensation dans le travail que lui offrait la culture des céréales. La main-d'œuvre locale fut bientôt insuffisante (Mentana ne comp- tait à cette époque que 400 habitants) ; il vint alors des émigrants temporaires qui prirent à colonage la culture des céréales moyennant redevance de la moitié ou du tiers du produit, suivant la ferti- lité du sol ; en même temps, les fermiers transfor-
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 1j9
nièrent la redevance proportionnelle des habitants <le Mentana (un quart du produit) en une rede- vance fixe. C'est aussi à la même e'poque que les vignes prirent de l'extension sur des terrains cé- dés en emphytéose ; elles occupent aujourd'hui 180 hectares, et certains vignerons ont affranchi leurs parcelles et sont devenus propriétaires ab- solus.
Il semble donc que par la culture de la vigne en emphytéose, par la culture plus étendue et plus intensive des céréales avec redevance fixe, les habitants de Mentana se trouvaient dans de bonnes conditions pour prospérer et s'élever. Mais l'exis- tence des usi civici sur le territoire du village avait attiré à Mentana une centaine de familles étrangères qui s'y étaient établies à demeure ; la population s'accrut de la sorte plus vite que les moyens d'existence, et les habitants commencèrent à se plaindre que leur droit de pâturage fût ré- duit par l'extension des cultures, que leur droit de semailles eût été diminué ou au moins moflifié par l'établissement d'une redevance fixe. En 1902, une agitation commença pour ol)tenir le rétablis- sement complet des usages publics dans leur état ancien et l'expulsion des émigrants temporaires qui venaient travailler sur les terres du domaine. On retrouve ici l'esprit d'exclusivisme et les ten- dances monopolistes d'une population communau- taire qui cherche les remèdes à une crise, non dans un travail plus intense ou plus intelligent, mais dans la suppression de la concurrence exté- rieure.
En 1907, on constitua l'Université agraire qui
160 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
englobe tous les habitants, car ils sont tous agri- culteurs. Le budget est alimenté par une taxe de pâturage et par des redevances dues par les usa- gers pour la culture des terres. Les dépenses s'élè- vent à 12 500 francs; ce sont surtout des dépenses d'administration et des frais de justice, car la so- ciété est en procès avec la Banque de Naples à propos des usages publics. L'Université agraire voudrait racheter au propriétaire tout le territoire du village qui, en tenant compte des impôts, des dépenses d'administration, des charges provenant surtout des usages publics, ne vaudrait, dit-on, guère plus de 80 000 francs. Mais la Banque do xNaples n'accepte pas ce chiffre en raison même de l'incertitude des droits contestés.
En fait, l'Université agraire exerce les usages publics et en règle l'exercice entre ses membres. Les terres arables sont cultivées pendant deux ans en céréales et restent deux ans en jachère pâtu- rée en commun. Les lots sont tirés au sort et res- tent affectés aux mêmes usagers pendant deux ans ; lors de la première répartition, on a attribué un lot à chaque personne majeure ; la seconde fois, en 1908, on a divisé le terrain par familles en donnant aux lots une étendue proportionnée au nombre des enfants, ce qui est plus pratique et plus juste. Le mesurage et la répartition des terres sont une cause de dépenses qui se renou- vellent chaque année. Il va falloir aussi faire des travaux d'intérêt général tel que des fossés pour l'écoulement des eaux et cela aux frais de la so- ciété, car on ne peut compter sur des usagers d'un ou deux ans pour les exécuter. On pourrait pro-
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 161
céder par corvées, mais ce serait une source de difficultés, les travailleurs non payés étant d'une docilité et d'une application discutables. Ces in- convénients n'échappent pas aux administrateurs de l'Université agraire qui se rendent compte aussi qu'une répartitioa bisannuelle des terres n'est pas favorable à une bonne culture ; aussi entrevoient- ils la possibilité de donner les terres en location pour trente, soixante et même quatre-vingt-dix ans. Ils écartent l'emphytéose, car elle est rache- table et peut alors aboutir à la pleine propriété, mais un bail de soixante ou quatre-vingt-dix ans. et même de trente ans, n'équivaut-il pas pratique- ment à la propriété, surtout si le fermier a droit à une indemnité ou à un renouvellement de ferme pour les améliorations permanentes réalisées par lui, ce qu'on ne manquerait pas de stipuler pour favoriser la culture intensive. On songe aussi à régler l'exercice du droit de pâturage et du droit d'affouage pour éviter les déprédations. Pour échapper à l'afflux des étrangers, on a également l'intention d'exiger, pour l'admission dans l'Uni- versité, une résidence de trente ans. Mais il est impossible de faire un règlement définitif avant que le procès pendant ne soit terminé et, en vertu de la loi de 1908, il ne peut pas l'être tant que la nouvelle loi en préparation sur les usages publics ne sera pas promulguée.
J'ai demandé si les bons travailleurs ne récla- maient pas le partage définitif des terres. On m'a répondu que c'était, au contraire, les paresseux qui demandaient ce partage afin de pouvoir vendre leur lot. L'idéal des habitants semble être le main- Roux. 11
162 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
lien de la propriété collective pour que toute la population actuelle et future ait toujours de quoi manger ; ils sont hantés par la crainte de voir la grande propriété se reconstituer. Cependant leur situation ne paraît pas s'être beaucoup modifiée : ils exercent les droits de pâturage et d'affouage, comme autrefois, et sèment le blé à peu près dans les mêmes conditions. Pour eux, la propriété n'est ni plus ni moins collective qu'auparavant et la manière dont ils en usent est la même ; l'ancien propriétaire unique, auquel ils avaient affaire, est remplacé par l'Université agraire. Mais ce chan- gement de patron n'est pas négligeable : les paysans y ont gagné la paix et la sécurité. Plus de conflits incessants entre les usagers et le propriétaire ou ses représentants ; plus de crainte de voir tout à coup les moyens d'existence manquer par un ca- price du fermier qui veut interdire le pacage ou employer d'autres ouvriers. N'auraienl-ils gagné que cela à la constitution des Universités agraires que les paysans auraient gagné beaucoup. Mais les résultats obtenus sont plutôt le fait de l'organisa- tion, de l'association, de la coopération que d'un changement dans la forme de la propriété; d'ail- leurs, à Mentana, cette forme n'a pas encore changé. Si, jadis, la situation des paysans était mauvaise, il en faut rechercher la cause moins dans la grande propriété privée que dans l'indiffé- rence et l'insouciance du propriétaire qui, même animé de bonnes intentions, méconnaissait ses de- voirs de patron ou ne savait pas les remplir, en organisant le travail de façon à assurer des moyens d'existence à tous ceux qui vivaient sur ses terres.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 163
Les domaines collectifs et la petite propriété. — 11 est à remarquer qu'en Italie les pouvoirs publics organisent les domaines coUeclifs, déjà existant en fait d'ailleurs, à l'époque où, dans d'autres pays, disparaissent les derniers restes de la propriété communautaire. En Hollande et en Allemagne, la mark a commencé à être partagée dès les premières années du xix* siècle, et actuel- lement c'est à peiue si on en peut signaler çà et là quelques lambeaux : la propriété privée paysanne s'est développée à ses dépens avec l'approbation de tous et pour le grand profit de la collectivité puisque des territoires autrefois incultes sont au- jourd'hui en plein rapport. Evidemment, l'idéal poursuivi n'est pas le même. Remaïquons d'ail- leurs que, dans la plaine saxonne, les droits d'usago de la mark étaient attachés à la possession d'un domaine, tandis qu'en Italie les usi civici sont des droits attachés à la résidence. Comment en serait-il autrement? Le paysan de la province de Rome n'est généralement pas propriétaire ; il ne possède souvent même pas sa maison, tandis que le paysan saxon confond sa famille avec son foyer et son domaine ^ Plus le domaine sera productif et ri- che, plus nombreuse et plus prospère pourra être la famille, plus forte et meilleure pourra être l'éducation donnée aux enfants, plus efficace l'as-
i. On objectera peufr-êti*e que, sous le régime féodal, le paysan saxon n'avait pas la pleine propriété de son domaine. C'est vrai, mais il avait sur sa tenure des droits réels dont il ne pouvait pas être privé arbitrairement. A défaut de la pleine propriété juridique il avait le domaine utile, et au point de vue social, c'est l'essentiel. Le paysan romain, au contraire, n'est pas fixé au sol, il est seulement attaclié au groupe.
16i LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
sistance matérielle qui leur permettra de tenter leur établissement au dehors, car ils ne resteront pas tous sur le domaine*. A Rome, au contraire, personne ne veut quitter le village natal, la mi- sère seule pousse à émigrer pendant quelques mois, au plus pendant quelques années ; si on a passé l'Océan et travaillé en Amérique, on ne dé- sire qu'une chose, revenir au pays. Mais comment vivre au pays puisque la famille n'y possède rien? On ne peut pas compter sur elle ; on ne peut compter que sur les droits que possède chaque habitant comme membre de la communauté. Aussi considère-t-on les usages publics comme le moyen d'existence primordial; la vie ne serait pas possible sans eux, c'est pourquoi on veut en ré- server le bénéfice à ses enfants. Or, si le domaine collectif, qui en dérive, était partagé, le droit sur la terre n'existerait plus au profit de tout homme qui naît, mais il en faudrait hériter de son père, et cet héritage pourrait faire défaut si le père avait aliéné son domaine. La propriété collective jj est donc une assurance en faveur des générations futures contre l'imprévoyance et la mauvaise ges- tion de la génération présente. Reste à savoir si la prime à payer n'est pas trop élevée.
Il est difficile de prévoir ce que donneront les domaines collectifs ; leur institution est encore trop récente. Il est bien vrai que la plupart d'entre eux en Italie remontent à une époque fort an- cienne, mais ils consistaient ordinairement en
1. Cf. Paul Roux, Le Bauer de la Lande du Lunebourg {Science sociale, 23« fasc, 1906).
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 163
pâturages et en bois, et les terres arables ne' sont uiière cultivées qu'une année sur deux : le pâtu- rage reste en somme le mode de travail dominant. Ur, nous savons qu'on re})roche précisément, el avec raison, aux latifundistes de tout sacrifier av» pâturage et de ne pas faire de cultures nourri- cières ; c'est pour favoriser la culture intensive que les partisans des domaines collectifs en ont préconisé l'organisation et les voudraient voir constitués avec l'étendue totale des latifundia sur lesquels existent des usages publics. « Il n'y a pas d'économiste, écrit Ciolfi \ qui ne comprenne que la propriété collective des latifundia dans les mains des agriculteurs soit la seule qui favoi ise une agri- culture intensive complète et florissante, et la ré- surrection morale, hygiénique et économique des plèbes rurales. » Si la culture dans la province de Rome doit rester dans Tétat où elle est, il est inu- tile d'affranchir les terres aussi bien au profit des usagers que des propriétaires nominaux ; une mo- dification de l'organisation actuelle de la propriété ne se peut justifier que par un progrès dans lu technique agricole et par une augmentation des rendements. Nous ne pouvons pas, à cet égard, apprécier les résultats que donneront les domaines collectifs qui ne sont pas sortis de la période d'or- ganisation et qui sont souvent encore engagés dans des procès longs, coûteux et incertains. Il faut leur faire crédit de quelques années, mais nous pouvons du moins enregistrer ici quelques observations auxquelles ont donné lieu leur
1. Cf. I demani popolari. Rome, 1906, p. 53.
166 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
constitution et leur fonctionnement depuis 1894.
Le but de la loi du 4 août 1894 était « de con- server en vie, en leur donnant des raisons de vivre, les universités et communautés agraires préexistantes, d'infuser de la vie à la masse inor- ganique de ceux qui, avant la loi de 1888, exer- çaient les droits d'usage sur les terres et, après In loi, en échange de ces droits, eurent la propriét»' d'une partie ou de la totalité des terres... » ; « d<' conserver les collectivités en les adaptant au pro- grès des temps, à l'orientation nouvelle ^e l'agri- culture, à de nouvelles formes juridiques, à dr nouveaux buts sociaux ». De telles collectivités « auraient dû greffer le principe moderne de la coopération sur le tronc vieilli des communautés écloses au moyen âge* ». Or il semble que la pen- sée du législateur n'ait pas été bien comprise, ou du moins que ses intentions n'aient pas été res- pectées par la population car on peut noter des indices très nets d'individualisme dans le fonc- tionnement des domaines collectifs.
Jadis les usagers trouvaient en face d'eux, dans l'exercice de leurs droits, le propriétaire qui s'opposait à l'exploitation abusive du fonds ; cet obstacle a disparu lorsque le propriétaire privé a été remplacé par une association collective « el la cupidité des particuliers s'est manifestée sous toutes les formes, toujours aux dépens de l'asso- ciation à laquelle personne ne se sent appartenir, et de la chose commune que chacun considère comme la sienne propre et prétend exploiter à
. Relazione suW andamento dei domhùi colleUivi,p. 21.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 167
son propre avantage en excluant autrui ' ». Les professeurs d'agriculture se plaignent du mauvais état dans lequel se trouvent les biens communs par suite d'une exploitation abusive etanarchique. et la plupart de ceux que j'ai vus considèrent les domaines collectifs comme un obstacle au pro- grès agricole et au développement de la richesse publique.
11 arrive souvent que les universités agraires n'observent pas leurs règlements et que leurs membres se partagent amiablement les biens de l'association. Certains règlements admettent d'ail- leurs la concession emphytéotique, le partage et la vente des terres -, et parfois ces règlements ont été approuvés par les commissions provin- ciales, en violation formelle de la loi, ce qui dé- note une complète ignorance ou une singulière insouciance tant de la part des administrateurs des universités que de la part de l'autorité chargée de les contrôler, à moins que cela ne soit la consé- quence de nécessités économiques plus fortes que les prescriptions législatives, ou l'indice d'aspira- tions à la petite propriété de la part des paysans.
Nous avons déjà signalé la mauvaise volonté apportée par les syndics à l'exécution de la loi et l'opposition qu'y font les municipalités. L'in- tervention des administrateurs communaux n';i pas peu contribué à faire dévier les dispositions législatives parce que, « au lieu de s'employei' dans l'intérêt exclusif des usagers qu'ils doivent
1. Ibid., p. -21.
2. Frascati, Toirealûna, Montelibretti.
168 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
représenter, ils sont amenés soit par ignorance, soit par d'autres motifs moins excusables, à adr dans l'intérêt de la commune qui, en bien des cas, se confond avec celui de ses administrateurs et aussi parfois avec l'intérêt des propriétaires des terrains soumis aux servitudes, entravant, faus- sant et dénaturant l'application et le but de la loi elle-même ». On s'explique ainsi que les habi- tants réclament souvent contre les sentences d'af- franchissement et se prétendent lésés : « En plu- sieurs communes, les désordres de caractère agraire sont précisément causés par la résistance qu'opposent les syndics aux légitimes requêtes des usagers qui réclament la cession des terres qui leur ont été assignées par la commission d'ar- ' bitrage et qui demandent à être convoqués pour constituer l'association colleclive'. «L'admission par les règlements de représentants des com- i munes dans les conseils d'administration des j universités agraires est aussi une cause de trou- bles dans le fonctionnement de ces associations. Les plus grandes ditTérences existent dans les résultats que donnent les universités agraires. Les unes se contentent de répartir leurs terres entre leurs membres, qui continuent la culture et l'ex- ploitation d'après l'ancienne routine. D'autres, au contraire, instituent des caisses de subvention pour acheter du bétail, des semences, des engrais ; elles introduisent la culture intensive et organi- sent des encouragements pour les cultivateurs, elles sont malheureusement encore l'exception.
i. Cf. Relazionc sull'audutnenlo dei dominii colletthi, p. 30.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 160
Ce qui est souvent un obstacle à la prospérité des universités agraires, c'est TinsutÉsance de leur patrimoine et le manque de capitaux et de chefs capables de diriger lassocialion avec fer- meté et intelligence. Il est des cas où le domaine collectif est ridiculement exigu. On me cite le cas d'une université qui avait o3 hectares à répartir entre 800 ou 900 familles. Le professeur d'agri- culture a fait accepter par le ministère l'exclu- sion de tous les usagers qui ne sont pas cultiva- teurs manuels et il a fait approuver un règlement cultural sévère qui permet l'exclusion de tous ceux qui ne cultivent pas bien. Il a pris ces me- sures pour réduire le nombre des usagers et opé- rer une sélection, mais il fait remarquer que ces mesures ne sont pas légales.
Ces patrimoines, déjà pauvres et restreints, sont souvent chargés de dettes provenant des pro- cès, des sentences d'affranchissement ou de rede- vances à payer pour les terrains attribués à l'as- sociation. Ces dettes sont parfois si élevées que les intéressés refusent de se constituer légalement en université. Le passif qui grève beaucoup de domaines collectifs est un obstacle à l'organisation du crédit qui leur serait si nécessaire pour réaliser les améliorations indispensables et intensifier la culture ; aussi propose-t-on de leur faire accorder par l'Etat de grandes facilités de crédit et un in- térêt de faveur.
Quant aux chefs, ils sont non moins nécessaires ; on comprend qu'ils soient rares dans un pays qui souffre précisément du manque de patrons. Pla- cés à la tète d'une association poursuivant un but
170 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
économique et moral, il leur faudrait toutes le? qualités du patron et quelques autres encore. On peut craindre que les questions personnelles et politiques n'interviennent dans l'élection des ad- ministrateurs ; mais on peut espérer que ceux-ci recevront leur leçon des faits eux-mêmes et qu'avec le temps ils acquerront l'expérience et l'autorité qui leur fait défaut au début. Les prési- dents d'universités agraires que j'ai vus m'ont paru être des hommes intelligents, prudents, sen- sés et avisés, se rendant compte des difficultés à résoudre et se faisant sur les domaines collectifs le minimum d'illusions. C'est une élite assuré- ment, mais qui peut devenir plus nombreuse avec le temps.
Tels sont les principaux reproches qu'on adresse aux domaines collectifs ; tels sont les principaux défauts qu'on leur reconnaît. Il semble que le plus o-rave soit de n'être pas complètement en rapport avec l'état social et la mentalité de la population. « Ni partage, ni emphytéose, ni location à long terme et pas même répartition périodique, toutes formes que l'expérience a condamnées comme sanctionnant la frustration des générations fu-j tures, et qui, avec la sotte illusion de généraliser la petite propriété individuelle, inocule dans les générations présentes le germe d'un nouveau chancre social : le chancre des propriétaires pau- vres condamnés dès leur naissance aux persécu- tions du fisc et à la charité spoliatrice des riches si l'année est mauvaise ou stérile ; formes, a cause de cela, capables seulement de reconcentrerj
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 171
dans les mains d'un petit nombre les propriétés rurales et de reconstituer un nouveau latifundium plus funeste que le latifundium actuel parce qu'il serait couvert du manteau de la légitimité. Ni partages donc, ni emphytéoses, ni locations, ni répartitions ; mais communautés constituées par communes ou groupes de communes d'après le nombre des associés et d'après l'étendue des terres, et disciplinées avec la forme de la coopé- ration ; communautés autonomes' » Tel est
l'idéal des promoteurs des domaines collectifs. Qu'est-ce que répondent les faits ?
Ils répondent qu'en plusieurs cas les intéressés ont préféré le partage définitif à la communauté ; que, d'autres fois, ils ont réclamé la concession emphytéotique des terres ; que toujours ils pro- cèdent à une répartition annuelle et que parfois ils songent, en vue de l'amélioration des terres et du progrès de l'agriculture intensive, à affer- mer les terrains pour un long terme ; que presque toujours ils ont accepté l'intervention de la com- mune dans leur conseil d'administration ; qu»' rares sont les universités qui se sont inspirées de l'idée coopérative pour patronner, soutenir et en- courager leurs membres dans la voie du progrès agricole. On a l'impression que le paysan aspire inconsciemment à la petite propriété ; s'il vante la propriété collective, c'est que c'est la seule dont il ait joui jusqu'à présent et qu'elle est en opposi- tion avec le latifundium dont il a horreur, nous .savons pourquoi. A ses yeux, le domaine collectif
1. Cf. Avv. Ettore Giolfi, / dcmani popolari. Rome, 190(), p. 54.
172 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
est le meilleur remède contre les abus du régime latifundiste ; mais il ne faudrait pas s'étonner que ce fût une étape vers la petite propriété. Cet état d'esprit et ces tendances du paysan de la province de Rome nous renseignent sur sa formation so- ciale et sont expliqués par elle. C'est un commu- nautaire, mais un communautaire fortement ébranlé pour ne pas dire désorganisé. Cet ébran- lement ne serait-il pas dû au régime même de la propriété dont la concentration entre quelques mains, en réduisant le paysan à la condition de prolétaire, a enlevé à la communauté patriarcale toute raison d'être'? La constitution des domaines collectifs peut-elle renforcer et restaurer la for- mation communautaire originaire de la race? .le ne le pense pas, car ces domaines collectifs ne s'adaptent pas à un cadre familial, mais à un cadre de voisinage : le village ; or, entre ces voi- sins, il y a déjà bien des intérêts divergents pour ne pas dire opposés. Il est bien peu probable que l'action législative arrive à comprimer la poussée individualiste qui, de nos jours, sous l'influence de causes diverses, se manifeste irrésistiblement partout où les communautés sont en voie de dé- sorganisation.
A l'heure présente, le principal avantage des domaines collectifs est d'assurer l'indépendance du paysan en le libérant de la servitude du latifun-
1. Nous avons observé qu'en Toscane la communauté se main- tient mieux chez les métayers qui cultivent un domaine indivi- sible que chez les paysans propriétaires qui pratiquent le par- tage égal. Cf. Les populations rurales de la Toscane (^Science sociale, uo» fasc, 1909).
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 173
<lium et de favoriser son éducation sociale en re- mettanl le sol entre ses mains et en l'obligeant à s'organiser pour gérer ses propres affaires. Ses aptitudes et sa capacité ne peuvent que s'accroître et, après une inévitable période d'inertie et de tâ- tonnements pendant laquelle, faute de patrons, il attend l'impulsion et subit la tutelle du pouvoir central, sauf à lui résister parfois, il apprendra sans doute à administrer librement ses associa- tions et à les rendre autonomes. C'est lui alors qui décidera souverainement entre la propriété collective et la petite propriété privée.
CHAPITRE V
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE
Nous venons de voir comment la loi a essayé (Je résoudre le problème agraire dans la province Je Rome. Trompé par les apparences delà « lutte pour la terre », le législateur a cru pouvoir remé- dier au mal en modifiant la forme de la propriété légale, en assurant l'indépendance absolue de la propriété privée et en consacrant et en renforçant à côté d'elle la propriété collective. Ces réformes n'ont pas donné les résultats qu'on en attendait parce qu'elles n'atteignent pas le mal dans sa racine. Nous savons que la forme de la propriété s'adapte au mode de travail : modifier lune sans transformer l'autre, c'est faire œuvre vaine ou tout au moins imparfaite. C'est ce que les faits ont démontré. La suppression des usages publics sur les latifundia n'a pas par elle-même amené la culture intensive et les paysans ne semblent pas, actuellement et sauf exception, exploiter les do- maines collectifs autrement qu'ils n'exploitaient les terres soumises aux servitudes publiques.
Or, puisque la crise agraire provient d'un man- ([ue d'équilibre entre le nombre des hommes à
LA BONIFICATION ET LA CULTURE LNTENSR'E 17a
nourrir et la production agricole nécessaire pour les nourrir, c'est à augmenter la production brute par la culture intensive que l'on doit viser. Cette culture nourricière intensive devra non seulement donner des produits abondants, mais absorber beaucoup de main-d'œuvre puisque celle-ci est en excès et qu'il y a un intérêt national à retenir dans le pays le plus grand nombre d'habitants. Les décrets des pouvoirs publics ne suffisent pas à introduire la culture intensive, nous en aurons la preuve tout à l'heure ; il faut pour cela des pa- trons capables et compétents ; or, nous savons que les latifundistes romains ne sont pas ces pa- trons-là. 11 faut aussi que ces patrons puissent disposer de capitaux abondants et qu'ils ne soient pas entravés dans leurs réformes techniques par des désordres civils ou de mauvaises conditions hygiéniques. Il en résulte que l'initiative privée a bien le rôle prépondérant dans la solution de la question agraire, mais que les pouvoirs publics ont aussi à intervenir pour lui préparer le terrain, ou du moins pour lever les obstacles qui pourrait la paralyser.
1. — LES INTERVENTIONS DES POUVOIRS PUBLICS
Les papes et l'agriculture'. — Tandis que, dans les régions peuplées de la province de Rome,
1. Cf. Cesare de Cupis, Per gli usi civici dell'Agro romano. Homa, 1906 ; Prof. L. A. Fraccliia, Le leggi agrarie suU'Agro romano (2« partie, Elà dei Papï). Rome, Pistolesi, 1907.
176 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
le législateur est intervenu presque uniquement •<lans le but de mettre un terme aux troubles agraires et aux conflits entre paysans et latifun- distes, dans la Campagne romaine, il a cherché depuis fort longtemps à développer la culture et à favoriser l'établissement d'une population fixe. A cet égard, le gouvernement italien n'a fait que ■«continuer le gouvernement pontifical.
J'ai déjà signalé la fondation des dommcul- fuae, au vni* siècle, par les papes Zacharie et Hadrien ; des fondations semblables se continuè- rent dans les siècles suivants'. Remarquons en passant que la domination temporelle des papes s'étendit sur la campagne bien avant d'être accep- tée parla ville, car elle a pour origine la propriété foncière de l'Eglise constituée à partir de Con- stantin. C'est aux xii* et xui* siècles, pendant les luttes des barons, et au xiv* siècle, pendant l'exil d'Avignon, que l'Agro romane se dépeupla défi- nitivement au profit de Rome et des villages for- tifiés des hauteurs environnantes : la culture fut alors complètement abandonnée et remplacée par le pâturage ^ Il résulte d'un rescrit de Boni- face IX, daté de 1402, que la transhumance était déjà organisée régulièrement entre les Abruzze? et la province de Rome. C'est donc à partir du XIV* siècle que la Campagne romaine a été ré- duite en l'état où elle se trouve actuellement ; depuis lors, la situation ne s'est guère modifiée.
1. La nécessité de pareilles fondations est une preuve de l'état peu florissant de l'agriculture.
2. Cf. Tomassetti, / ceH//« rt6<7a(t àella Campagna romnnn nrl Medioevo.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 177
Les premiers actes pontificaux attestés par des documents se rapportent à la Nobilis Universitas Bobactpnonim Urbis. La première mention de \Ars Bobacteriorum remonte à d088: c'était la corporation des agriculteurs de Rome, laquelle venait en tête de toutes les autres corporations. Les plus anciens statuts dont on ait connaissance datent de 1407; ils n'étaient d'ailleurs qu'une r.-vision de statuts antérieurs. Dans un des cha- pitres il est dit que chacun a le droit de travailler dans tous les domaines de l'Agro et d'y faire paî- tre ses bœufs de travail, plus loin il est dit qu'on no doit pas cultiver les domaines d'autrui avant d en avoir obtenu la permission du propriétaire On voit par là que les usages publics existaient alors dans la banlieue de Rome.
Les Statuta nobids artis Bobacteriorum Urbù furent réédités plusieurs fois aux xvi% xvn" et xviii« siècles sans changements notables, ce qui s.-mble bien indiquer que l'agriculture romaine est nst.-e stationnaire du xii" au xviii* siècle, car ces statuts sont non seulement un règlement de cor- poration, mais une sorte de manuel pratique de 1 agriculteur et un code rural.
Au xiv« et au xv<^ siècle, il y eut à Rome de fréquentes disettes. Pour y porter remède, bixte IV, par sa bulle du l''^ mars 147fi, tente do restaurer la culture. 11 décide qu'à l'avenir et perpétuellement il sera permis à quiconque vou- dra cultiver les campagnes du territoire de Rome du patrimoine de Saint-Pierre en Tuscie et à^l provmces de Marittima et Campagna, de rompre labourer et cultiver aux époques voulues et iiabi- Roux. 12
178 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
tuelles le tiers du domaine qu'il aura choisi dans ce but, que ce domaine appartienne à un monas- tère, à un chapitre, à une église, à une œuvre nie ou à un particulier de quelque état et condi- tion qu'il soit. Si le propriétaire ne donne pas la permission de cultiver ses terres, on peut passer outre avec l'autorisation de juges spécialement
institués. . , . .
Mais les barons, qui trouvaient le pâturage plus avantageux, obligeaient les cultivateurs a leur céder à vil prix le grain récolte qu ils reven- daient ensuite très cher en temps de disette et comme les routes n'existaient pas, ils s opposaient au passage des chariots sur leurs terres. Plusieurs fois Rome dut recourir au blé de Sic.le. Pour re- médier à cet état de choses, Jules II par uno constitution du 1" mars 1508, interdit a tout pro- priétaire, dans un rayon de 50 milles autour d. Rome, d'acheter du grain au delà des besoins dr sa consommation, et de mettre obstacle au trans- port des blés, le tout sous peine d'excommunica- tion d'interdit et même de coniiscaiion du he .
Sous Léon X, des lettres patentes renouvellent : la bulle de Sixte IV et fixent la redevance a payer , au propriétaire entre le cinquième et le dixième | de la récolte suivant la difficulté des transports etléloisjnementdeRome. ^^^'ément \ll, des la ; emière année de son pontificat 0^24-153 ) re-j produit les ordonnances de Sixte IVet de Jules II. : 11 constate que les propriétaires ont P\us d avan-^ lage à maintenir le pâturage et surtout 1 élevage, des vaches rouges, mais il proclame que la teri. doit nourrir l'homme plutôt que les animaux, a
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 179
x-qX effet, il interdit d'entretenir plus de 125 va- ches rouges par propriétaire ; il réserve aussi l'exercice de l'agriculture aux seuls Romains à l'exclusion des étrangers. Les propriétaires qui veulent cultiver eux-mêmes leurs terres doivent commencer les travaux en février et transporter àRorne tout le grain obtenu, sauf ce qui est né- cessaire à leur consommation. Si le propriétaire ne cultive pas, les redevances à payer par celui qui exerce le droit de semailles sont d'un cin- quième ou d'un septième du produit, suivant l'éloignement de la ville. Il est défendu à qui que ce soit, laïque ou ecclésiastique, de molester les travailleurs et d'accaparer le grain. Ces décrets pontificaux mécontentèrent naturellement les propriétaires qui trouvèrent un porte-parole dans Casali. Celui-ci soutint que de telles lois étaient despotiques et imposées par les gens qui voulaient s'enrichir en envahissant les terres de l'Église et des œuvres pies, à l'instar de ce qui se passait alors dans les pays où prévalait la Réforme.
En 1.566, Pie V renouvelle les édits de ses pré- décesseurs, accorde des exemptions de péage et prend diverses mesures pour favoriser l'approvi- sionnement de Rome. En 1388, Sixte-Quint affecte une somme de 200 000 écus à des prêts aux agriculteurs pauvres qui voudraient cultiver l'A- gro romano ; cette somme fut portée à 300 000 écus par Grégoire XIV en 1391.
Clément VIII, en 1397 et en 1600, rappelle tous les édits précédents, interdit puis autorise succes- sivement l'exportation des céréales, confirme que tout citoyen a le droit de semailles sur les terres
180 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
de l'Agro, ordonne d'élever le quart des veaux et fait défense aux bouchers d'abattre les bœufs dv travail ; enfin il prescrit à chaque propriétaire de planter un mûrier par rubbio de terre. Paul Y. par sa constitution du 19 octobre 1611, remémore les prescription de Clément YIII et ordonne en outre au Mont- de-Piété de donner aux agricul- teurs des subventions à 2 pour 100 d'intérêt jus- qu'à concurrence de mille écus.
Aux xvn*^ et xvni*^ siècles, un grand nombre de règlements de détail reproduisent tous les édits antérieurs, mais ont surtout pour but d'assurer Tapprovisionnement de Rome. Signalons cepen- dant les édits de 1631, 1659 et 1777 qui réglemen- tent l'industrie des caporaux et cherchent à en combattre les abus.
Pie VI, pdiT înotii proprio du 25 janvier 1783. examine les mesures ordonnées par ses prédéces- seurs et prescrit au préfet de l'Annone d'établir pour chaque domaine un cadastre avec plan dt culture obligatoire pour le propriétaire : « Ordon- nons que, le fermier ou le colon manquant à la- dite obligation en tout ou en partie, il soit permis à toute autre personne de quelque qualité, rang ou condition que ce soit, même étrangère et n'ha- bitant pas notre Etat, de labourer et semer ce quart ou cette portion de quart qui, devant être cultivé d'après le plan du cadastre, serait laissé en abandon, et cela sans payer aucune redevance ni en grain ni en argent, et que le propriétaire, fermier ou colon du domaine soit obligé de lui fournir gratis des greniers, des bâtiments et le pâturage nécessaire pour la culture du terrain, et
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 181
que, partout où aura été fait le maggese, et à la même personne qui l'aura fait, il soit permis, l'année suivante, de faire le colto sans payer au- cune redevance'. »
L'œuvre la plus durable du pontificat de Pie VI fut le cadastre de 1783, d'après lequel le terri- toire de l'Agro romano comprenait 204 43o hec- tares répartis entre 362 latifundia dont 234 (127 320 hectares) possédés par 113 particulier? et 128 (77 107 hectares) par 64 œuvres pies. Trois propriétaires possédaient plus du quart de la Campagne romaine, à savoir:
Le prince Borghèse 22 149 hectares.
Le chapitre de Saint-Pierre 20162 —
L'hôpital du Saint-Esprit 13310 —
D'après l'avis des experts, l'étendue à ense- mencer chaque année aurait été de 42 577 hec- tares ^
Pie YII, par motii proprioào. 4 novembre 1801, établit des amendes sur des terres arables laissées incultes et des primes pour les terrains cultivés. Dans le but de favoriser le peuplement par la culture intensive il frappe, le l-o septembre 1802, les terrains incultes d'une surtaxe qui cessera d'être appliquée seulement quand les terrains seront subdivisés par vente, emphytéose ou colo- nage, ou quand les propriétaires se détermineront à y introduire la culture des céréales ou des plantes arborescentes. Le produit de cette « taxe
1. Maggese : culture sur jaclière ; colto : culture sur terrain déjà cultivé l'année précédente.
2. Fracchia, op. cit., p. 76.
182 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
il'amélioration « doit être consacré à encourager les propriétaires qui amélioreraient leurs terres. Le même motu proprio prévoit des mesures à prendre pour assainir l'Agro romano, favoriser la construction de maisons pour les paysans et en courag-er les plantations.
Sous la domination française, de 1809 à 1814, un fait des essais de culture de coton, on décrète pour les propriétaires l'obligation de planter des arbres le long des chemins et de construire (dans le délai d'un an !) des maisons pour les cultiva- teurs, et on nomme une conimission pour recher- cher les movens d'assainir et de mettre en culture la Campagne romaine.
En 181S, Pie YII restauré institua une congré- uation économique dont le secrétaire futlN'icolaï, qui a publié plusieurs mémoires intéressants sur la question de l'Agro romano. Dans son rapport de 1818, il retient que les causes du mal sont: 1' le latifundium ; 2° le tempérament indolent des Romains ; 3° le manque de capitaux ; 4° Tinterdic- lion abusive et capricieuse du commerce des céréales; 5° Tinsalubrilé de l'air ; 6° l'avantage évident des propriétaires à conserver leurs do- maines en pâturage.
Sous les papes suivants, il n'y a à signaler que ([uelques règlements à propos des forêts et des plantations d'arbres fruitiers, et lanolilicalion du 29 décembre 1849 relative à l'affranchissement des servitudes publiques.
Toutes ces mesures gouvernementales, souvent très minutieuses, ont ceci de commun qu'elles tendent à opérer par contrainte, privilège ou par
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 183
prescriptions impératives, qu'elles visent surtout à assurer l'approvisionnement de Rome,, enfin qu'elles n'ont généralement pas été appliquées et surtout que le but poursuivi, la mise en culture de l'A^ro romano, n'a pas été atteint. Les innom- brables lois pontificales relatives à l'agriculture dans la Campagne romaine prouvent sans doute la sollicitude des papes pour la subsistance et le bien-être de leurs sujets, mais elles sont aussi une preuve éclatante de rinefticacité des interventions législatives pour résoudre les problèmes écono- miques.
La législation pontificale que nous venons de parcourir appelle une observation au sujet du droit accordé à tout citoyen de cultiver le tiers de tout domaine laissé inculte. On argue des décrets de Sixte IV et de ses successeurs, pour affirmer que les usages publics de pâturage et de semailles grèvent toutes les terres de l'Agro romano. Il semble bien, d'après les statuts de VArs bobacteriorimi, que les iisi civici ont dû exister au moyen âge, mais remarquons qu'à cette époque la Campagne romaine n'était pas com- plètement dépeuplée comme elle l'a été après le XIV* siècle. C'est évidemment en souvenir des anciennes coutumes et sous l'influence des idées communautaires que Sixte IV a proclamé le droit de cultiver les terres d'autrui, mais ce droit n'est pas un droit absolu comme le serait un droit d'usage public, il est subordonné à ce fait que le propriétaire laisse ses terres incultes. Cette dépos- session temporaire est décrétée contre lui dans l'intérêt public, pour assurer la nourriture des
i84 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
habitants de Rome. L'État ne fait ici que sanc- 1 tonner une loi sociale : à. savoir que l' appropria- tion du sol est en rapport avec l'intensité du tra- vail, et qu'elle n'a de raison d'être que la mise en production du sol. La société ne reconnaît et ne consacre la propriété privée, absolue et perpé- tuelle, (jue parce qu'elle y a intérêt pour favoriser l'exploilation intensive des richesses naturelles. .Mais l'observation démontre que les populations à formation communautaire urbaine ont peu d'aptitude et de goût pouj- la culture, aussi ne sommes-nous pas étonnés de voir que le droit, reconnu d'abord aux habitants de Rome, a dû être étendu plus tard à tous les sujets de l'Etat pontifical et même aux étrangers (ce qui est tout à fait contraire aux coutumes qui régissent les usages publics), sans d'ailleurs qu'il ait été exerc- d'une façon générale, du moins dans les derniers siècles. Actnellement, le droit de semailles est tombé depuis longtemps en désuétude, ce qui prouve qu'il est devenu inutile, et vouloir le res- taurer en vertu d'une conception spéciale du droit de propriété serait méconnaître l'évolution écono- mique, faire œuvre d'idéologue et entraver gran- dement les progrès agricoles et la mise en valeur de l'Agro romano.
Les lois de bonification du gouvernement italien'. — En 1873 fut décrétée la sécularisation et la
1. Nous traduisons par6o)u'^ca<ion lessynonymes italiens 6on»/i- ca, bonificazione, fcont/icamcHio qui si^'nifient assainissement, dessé- •'lienient, améiiorationmais aussi l'ensembledes moyens employés pour la mise en culture d'un territoire inculte ou marécageux.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 18-^
vente de îa plus grande partie des biens ecclésias- tiques de la province de Rome. Voici comment le député Celli apprécie les résultats de cette me- sure : « La loi de 1873 sur la sécularisation des biens ecclésiastiques, votée avec un enthousiasme si bruyant et si plein de promesses, avait deux articles qui pouvaient avoir de bons effets : Tun établissait la vente des latifundia en petits lots; l'autre permettait Temphytéose de quelques biens avec un contrat d'améliorations agricoles. Mais les domaines vendus en petits lots furent, grâce à d'habiles intrigues, achetés à prix avantageux par des mercanti di campagna et par des proprié- taires pour agrandir encore leurs trop vastes pos- sessions. Les fermiers emphytéotiques n'exécu- tèrent qu'en partie ou pas du loul les travaux qui leur étaient étrangement imposés; et ainsi, inutato nomine, les latifundia subsistèrent et furent même agrandis. Le revenu de la terre, que le proprié- taire ecclésiastique employait en partie en aumônes et en œuvres de bienfaisance, servit à accroître le luxe de quelques familles, et le pay- san a passé de la domination d'un patron débon- naire et collectif sous celle d'un spéculateur \ » La suppression de la mainmorte ecclésiastique n'a donc amené aucun changement ni dans la forme de la propriété, ni dans le mode d'ex- ploitation des terres, ni par suite dans la condi- tion des ouvriers agricoles et des populations rurales.
Cependant la question de l'Agro romano avait
I. Coirie vive il Campagnolo deU'Afjrn romano. Roma, 1900.
186 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
préoccupé le gouvernement italien dès son instal- lation à Rome, puisqu'un décret du 20 octobre 1870 nommait une commission chargée d'étudier les moyens d'assainir la Campagne romaine. Le nouveau gouvernement mettait une sorte de point d'honneur à transformer le désert qui entourait la nouvelle capitale, et à réussir dans une œuvre où avait échoué le gouvernement pontifical. Mais après trente-neuf ans d'efforts et de tentatives, la situation s'est à peine modifiée, et au xx* siècle le spectacle de la Campagne de Rome rappelle en- core les descriptions qu'en ont laissées les anciens voyageurs.
Les travaux de la commission aboutirent à la loi du 11 décembre 1878 qui ordonne :
1° le dessèchement des marais et notamment des étangs d'Ostie et de ^laccarese aux frais de l'État ;
2" la captation des sources et l'aménagement des eaux aux frais des propriétaires intéressés ;
3" la mise en cullui-e dune zone de 10 kilomè-; très de rayon à partir du milliaire d'or du Forum, j aux frais de l'État, avec contribution des proprié-] taires égale à la plus-value acquise.
En conséquence, il était institué des syndicat"- hydrauliques obligatoires entre les propriétaire- intéressés pour les travaux d'assainissement, et il était nommé une commission chargée d'étudier les moyens à adopter pour la mise en valeur de la zone des 10 kilomètres.
Cette commission tint seize séances du 5 avril au .'5 juillet 1880 ; elle proposa la création de vil- lages pouvant loger au début un millier d'habi-
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 187
lants dont on assurerait l'existence en obligeant les propriétaires voisins à leur ce'der, moyennant i-edevance, 600 heclares ; l'Etat exproprierait le lerrain destiné à l'emplacement des villages et lerait des avances pour la construction des mai- sons et le défrichement du sol. L'Etat devrait aussi imposer aux propriétaires de construire des loge- ments pour leurs ouvriers, interdire le pâturage et faire disparaître les bois et les roseaux dans les vallées humides.
Ces propositions ne furent pas adoptées ou du moins ne furent jamais appliquées ; constatons cependant la tendance de faire encore agir l'Etat par voie d'autorité et de contrainte. Les proprié- taires ne changèrent rien à leur mode d'exploita- lion, et comme la loi n'avait pas prévu de sanc- tion, elle resta lettre morte et on dut la réformer. D'après la loi du 8 juillet 1883, si un propriétaire n'exécute pas le plan d'amélioration qui lui est imposé, l'Etat a le droit de l'exproprier et de ven- dre les biens expropriés ou de les donner en em- phytéose sous condition, pour les acquéreurs, d'exécuter la bonification.
On a entrepris le dessèchement des grands étangs littoraux dans un but sanitaire, croyant qu'ils constituaient des foyers d'infection mala- rique. A celte époque régnait la théorie du palu- disme ; des études ultérieures ont démontré que ces grandes masses d'eau agitées parle vent avaient peu d'inconvénient au point de vue hygiénique. Mn a dépensé à Ostie et à Maccarese plusieurs millions et le but qu'on se proposait n'a pas été atteint : il paraît que la malaria y règne plus in-
Î88 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
tense qu'autrefois et la mise en culture des terrains desséchés offre de grandes difficultés, tandis que . l'élevage des buffles qui était d'un bon rapport a dû disparaître presque complètement par suite de la suppression des pâturages inondés. La première partie de l'œuvre d'assainissement visée par la loi de 1878 a donc abouti à un échec, mais on ne sau- rait en rendre responsable l'État, qui s'est laissé guider par les théories médicales d'alors et par l'exemple des polders hollandais.
Pour assurer l'assainissement intérieur, on a constitué entre les propriétaires intéressés 89 syn- dicats hydrauliques groupés en cinq arrondisse- ments correspondant à des bassins de cours d'eau. Quelques travaux ont été exécutés ; les autres sont encore en projet et leur utilité est contestée : on reproche au Génie civil de manquer d'unité de vues et d'imposer aux syndicats des travaux dis- pendieux qui ne correspondent pas aux nécessités locales. On estime aussi que ces syndicats sont, trop nombreux, ce qui augmente beaucoup les dé- penses d'administration * ; aussi les propriétaires mettent-ils des entraves à l'exécution des travaux et au fonctionnement des syndicats. On fait re- marquer que, dans l'ensemble, l'Agio romano n'est pas marécageux et que les travaux hydrauliques à exécuter sont peu nombreux, mais que le pays est malsain parce qu'il est inculte : l'eau des sour-
1. De 1883 ;ï 1899, quarante syndicats ont dépensé en travaux 876 449 francs, et en frais d'administration 393250 francs. Les dépenses annuelles d'entretien de 19 syndicats SÈ répartissent ainsi : 11370 francs pour les travaux et 8080 francs pour l'admi- nistration.
LA BONIFICATION ET LA GCLTURE INTENSUT: 18»
ces et des pluies séjourne dans les fonds, forme des mares et des flaques qu'on ne songe pas à faire disparaître puisqu'il n'y a aucune culture à laquelle puisse être préjudiciable cet excès d'eau. L'entretien des cours d'eau et des fossés existants et les travaux ordinaires de culture suffiraient, le plus généralement, à assainir la Campagne ro- maine. La bonification hydraulique se ramène donc en dernière analyse à la bonification agri- cole.
A ce point de vue là encore les lois de 1878 et 1883 ont abouti à un échec. Cette dernière loi éta- blissait comme sanction l'expropriation des do- maines dont les propriétaires n'exécuteraient pas les plans de bonification. Or, il n'y a eu jusquici que trois expropriations, deux en 1891 et une en 1898. La première fut celle du domaine de Bocca di Leone, situé à quelques kilomètres de Rome dans la basse vallée de l'Anio ; 129 hectares furent divisés en deux lots de 61 et 68 hectares. Achetée 248 000 francs, cette propriété fut revendue 271 376 francs ; nous verrons plus loin ce qu'elle est de- venue entre les mains des acquéreurs. La seconde fut celle du domaine de S. Alessio et Yigna Mu- rata, situé sur la via Ardeatina. Des 261 hectares qu'il comprenait, 80 furent affectés au champ d'ex- périences et le reste fut divisé en 14 lots de 7 à 52 hectares. Payée 269 012 francs et revendue 318 873 francs, cette propriété est aujourd'hui en pleine culture. La troisième expropriation fut celle de Grotta di Gregna (près de Boccaleone), achetée 224 700 francs et revendue 226843 francs: 216 hectares fuient divisés en cinq lots de 33 à 60 hec-
190 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
tares. En définitive, G07 hectares seulement ont été expropriés et revendus avec bénéfice. Les ac- quéreurs ont engagé, en cheptel et améliorations, des capitaux évalués en moyenne à 500 francs par hectare. Le revenu brut des deux premiers do- maines était de 27 000 francs; au bout de huit ans, il dépassait 94 000 francs et le revenu net était de beaucoup supérieur à l'ancien revenu brut. Ce- pendant les résultats obtenus sont très différent- suivant les lots ; ils dépendent des capitaux qui y ont pu être engagés et des qualités personnelles des acquéreurs. Plusieurs de ceux-ci ont dû re- vendre ; d'autres (7 sur 14 à S. Alessio) n'avaieni encore fait aucune amélioration au bout de neu! ans\
Toutefois, dans leur ensemble, ces trois domai- nes ont été mis en valeur et la loi paraît ici avoir atteint son but. Mais pourquoi son application a-t-elle été si restreinte alors que presque tout le reste de la zone restait inculte ? Cela tient en par- tie au manque de fonds. On fait remarquer, il est vrai, que les domaines expropriés ont été reven- dus avec bénéfice, mais c'est parce qu'ils étaient peu étendus, à proximité du Sitburbio, dans un»' situation exceptionnelle permettant un lotissemeni facile et tentant les acquéreurs. Les hauts prix obtenus sont dus au désir très vif de quelques per- sonnes de devenir propriétaires, mais il n'en se- rait plus de même si on appliquait l'expropriation
1. Cf. G. Cadolini, // honificamento deU'Agro romano. Rome, 1901 (Rapport à la commission d'enquête de la Société des Agri- griculteurs italiens).
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 191
à tous les domaines restés tians le statu quo, c'est- à-dire à toute la zone. Il faudrait des sommes considérables pour cette opération, et la vente aux enchères publiques de 28 000 hectares ne man- querait pas d'amener un effondrement des prix qui causerait de grosses pertes à l'Etat et favori- serait sans doute les manœuvres de quelques spé- culateurs. L'expropriation est donc une vaine menace qui n'a pas troublé les propriétaires, et si l'Etat n'en a fait qu'un usage si restreint, c'est qu'il en a reconnu Tinefficacité. D'autre part, il y a une arrière-pensée politique dans l'inaction du gouvernement. La plupart des biens de l'Agro romano appartenant à Taristocratie noire restée fidèle au Vatican, le gouvernement italien qui prétend achever l'unité nationale dans les esprits et y rallier tous les Italiens, ne veut pas paraître traiter les propriétaires romains en ennemis en usant de rigueur env'ers eux. Or, une loi sur l'Agro romano a facilement l'apparence d'une loi per- sonnelle en raison de la monopolisation du sol par quelques latifundistes.
On peut conclure sans exagération que les lois de 1878 et de 1883 n'ont atteint, au point de vue hydraulique et sanitaire, que des résultats partiels et qu'elles ont abouti, au point de vue économique et agricole, à un échec presque complet. Nous savons pourquoi la contrainte de l'État était con- damnée à être inefficace, mais nous pouvons en- core nous demander pourquoi les propriétaires n'ont pas répondu à l'invitation du gouvernement et à la pression de l'opinion publique.
La première raison est d'ordre financier. Les
192 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
propriétaires prétendent qu'ils n'ont aucun avan- tage pécuniaire à réaliser des améliorations, et ils citent l'exemple de quelques acquéreurs de biens expropriés qui ont fait faillite. Le ministre a lui-même reconnu que l'intérêt direct et immédiat des propriétaires était opposé à la bonification et il en a conclu à une organisation du crédit agricole à intérêt réduit'.
Ce sont, en effet, de grandes dépenses qui in- combent aux propriétaires et le bénéfice en est souvent douteux, car il faut transformer tout le système actuel de culture et on marche ainsi vers l'inconnu. Yoici, par exemple, les améliorations imposées au domaine de Grotta Perfetta, qui compte 240 hectares :
1° Assurer l'écoulement des eaux; creuser 6300 mètres de fossés de niveau {(jirapoggï) avec puits de retenue tous les 100 mètres ; recueillir les eaux de source ;
2° Aménager 60 hectares de prairies naturelles ou artificielles et 60 hectares de cultures en ro- tation divisés en champs de 4 hectares par des fossés boidés d'arbres et d'une longueur totale de 17 500 mètres ;
3" Faculté d'introduire quelques cultures irri- guées après avoir assuré l'écoulement ;
4° Clore le domaine et les divers tènements ;
5° Réparer le bâtiment existant, y aménager des logements et installer au rez-de-chaussée une éta- ble pour 26 bêtes bovines au moins ;
6° Construire une route principale de 2 kilomè-
1. Cf. Gadolini, op. cii.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSU'E 193
très avec empierrement, fossés et arbres, et des chemins de desserte de 3 mètres de large et bordés de fossés ;
1° Planter des peupliers ou des saules le long des cours d'eau, des vignes et des arbres fruitiers le long des fossés ; reboiser les pentes en essen- ces forestières ou en oliviers, suivant l'exposi- tion.
Ces travaux, évalués à 46 000 francs, devaient A'Are exécutés en cinq ans ; mais le propriétaire adresse une réclamation au ministre qui par dé- cision du 6 avril i885: a) réduit l'étendue des cultures de 60 à 40 hectares ; A) dispense le pro- priétaire de construire les chemins de desserte, à condition que la viabilité soit assurée ; c) limite retable au nombre de bètes nécessaires à la bonne culture des terres. Douze ans après, en 1897, pas une de ces prescriptions n'était exécutée '.
Voyant que le système de la contrainte ccliouait si piteusement devant la résistance des intérêts privés, l'Etat, par la loi du 13 décembre 1903, voulut diminuer les sacrihces immédiats qu'il exigeait des propriétaires dans un but hygiénique et social à échéance lointaine et essaya même de lendre l'intérêt privé solidaire de l'intérêt public. 11 voulut, par son intervention, créer une situa- tion telle que les propriétaires eussent avantage à mettre leurs terres en culture. A cet effet il édicla des exemptions d'impôt en faveur des do- maines améliorés, mit dos capitaux à la disposi- tion des propriétaires moyennant 2 1/2 pour 100
1. Cf. Cadolini, op. cil.
Houx. \'èt
194 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
d'intérêt, et rendit Fexpropriation plus facile et moins onéreuse pour le Trésor'. C'est bien tou- jours le régime de contrainte, mais atténué par les avantages olTerls par l'Etat.
D'autre part, les pouvoirs publics abordent une tâche qui est proprement la leur en construisant
l. Voici le résumé de la loi du 13 décembre 1903:
Article premier. — Exemption d'impôt foncier pendant dix ans pour les terrains situés dans la zone des 10 kilomètres, sur lesquels ont été exécutés les travaux d'amélioration prescrits par la loi de 1883. Idem pour les nouveaux bâtiments ruraux.
Art. 3. — Exemption pendant dix ans de la taxe communale ^ur le bétail pour les vaches laitières, animaux d'élevage, d'en- grais et de travail entretenus dans les nouvelles étables con- struites dans tout l'Agro romano.
Art. 4. — Prêts de faveur à 2 12 pour lÛO remboursables eu quarante-cinq annuités pour les travaux de bonification jusqn'u concurrence de deux millions par an.
Art. 6. — Les travaux de bonification doivent être exécutés dans un délai de cinq ans.
Art. 7. — Pour les expropriations éventuelles, le prix sera fixé par trois experts nommés par le premier président de la Cour de Cassation. On ne doit pas tenir compte de la valeur des terrains à bâtir, ni de l'existence de tuf, pouzzolane et matériaux de construction si la carrière n'est pas ouverte depuis un an au moins.
Art. 11. — Les acquéreurs de biens expropriés ont cinquante Hus pour se libérer par annuités.
Art. 15. — L'aménagement des eaux et des sources par les syndicats ou les particuliers donne droit à des subventions de l'État, de la province et de la commune égales aux trois dixiè- mes des dépenses approuvées.
Art. Iti. — Institution d'une commission de vigilance pour assurer l'exécution de la loi.
Art. 19. — Construction de routes à frais communs par l'État et la commune, cette dernière restant seule chargée de l'entre- tien.
Art. 22. — La commune doit installer 16 nouvelles station- sanitaires.
Art. 23. — La commune doit organiser des écoles dans tous les lieux où il y a au moins ai) enfants.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 19o
des routes et des écoles et en assurant l'hygiène générale : c'est dans le développement des ser- vices publics et dans leur adaptation aux condi- tions spéciales du milieu qu'ils doivent déployer toute leur activité. Or, il faut bien reconnaître qu'ils ont jusqu'ici négligé cette partie de leurs attributions pour se cantonner dans l'élaboration de lois et de règlements, par eux-mêmes ineffi- caces.
C'est donc un progrès sensible qu'a marqué la loi de 1903. Elle a, en outre, étendu au bassin de l'Anio la zone à bonifier qui se trouve portée à 51259 hectares, réduits à 43 803 si on en retran- che le Suburbio, les routes, chemins de fer, etc. Il y avait là, en 1908, 202 domaines, presque tous affermés, appartenant à 133 propriétaires et ren- fermant 4 000 tètes de gros bétail en pâturage libre, 300 000 brebis et 2 000 vaches laitières en stabulation.
Voici quels étaient les résultats atteints au 31 décembre 1908 : la commission de vigilance avait approuvé les plans de bonification pour 135 fermes de l'Agro couvrant 35 687 hectares et pour 14 fermes du Suburbio, comprenant 317 hec- tares.
Pour 18 domaines s'étendant sur 1 551 hec- lares, les plans ont été acceptés par les proprié- taires sans observation.
Pour 32 domaines (28 294 hectares), on est arrivé à un accord par l'intermédiaire du bureau di' conciliation'.
I. Il existe une conimission de vigilance pour assurer l'exécii-
196 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Pour 12 fermes (2 325 hectares), appel a été interjeté devant le Conseil supérieur de l'Agricul- ture qui a confirmé dans leur ensemble les plans de bonification.
Pour 9 fermes (2 167 hectares), les négociations sont en cours ; et le reste delà zone est à l'étude.
Par ses prescriptions la commission de vigi- lance cherche à obtenir :
1° La division des latifundia en unités culUi- rales ne dépassant pas 300 hectares ;
2° La construction de logements sains et convenables pour les ouvriers permanents et tem- poraires ;
3" La construction d'étables bien aménagées pour le bétail ;
4" Le respect du règlement, tout en laissant aux propriétaires et fermiers liberté complète pour le choix des cultures.
D'après les plans établis par la commission, il y aurait dans les domaines déjà étudiés :
Eu culture régulière 20937 hectares.
En reboisement 3000 —
Eu pâturage provisoire mais entretenu. . . . 9834 —
Dans les maisons dont la construction est pré- vue, il y aura logement pour 1 160 familles stables et 500 ouvriers temporaires ; dans les étables pourront trouver place 9 600 têtes de gros bétail.
Les dépenses actuellement prévues s'élèvent à
tion des lois de bonification et un bureau de conciliation pour examiner les réclamations des propriétaires et résoudre à l'a- miable les difficultés qui s'élèvent entre eux et la commission.
LA BONIFICATION ET LA GULTLUE INTI^NSIVE 197
8 millions. Sur les 4 millions immt'dialemçnt né- cessaires pour réaliser les plans de bonification la commission avait, au 31 décembre 1908, accordé des prêts de 2 1/2 pour 100 s'élevant à la somme de 2 766 37.0 francs pour 21 domaines. Les tra- vaux sont déjà entrepris presque partout et même çà et là terminés.
En ce qui concerne les routes publiques, 16 ki- lomètres et demi sont en construction, 19 sont en projet et 12 à l'étude. La commission a. en outre, ordonné la construction de 17.j kilomètres de chemins ruraux privés.
Enfin, pour stimuler les propriétaires, les em- phytéotes et lès cultivateurs, 228 200 francs sont affectés à des prix pour divers concours. Des bourses de séjour de deux ans accordées à des in- génieurs agricoles qui doivent demeurer sur un domaine en voie de transformation, ont pour but de former un personnel de direction instruit qui connaisse pratiquement TAgro romano.
Ce qui caractérise la loi de 1903 et ce qui explique son efficacité relative, c'est qu'elle est plus souple que les précédentes ; elle laisse plus de part à l'initiative des propriétaires et elle tend à établir une collaboration intime entre eux et les fonctionnaires delà bonification. C'est à ces der- niers surtout et à la façon dont ils appliquent la loi qu'il faut reporter le mérite des progrès réali- sés. Après une expérience de vingt-cinq années, ils ont compris que la manière forte n'aboutissait qu'à des échecs et ils ont entrepris d'agir par per- suasion, de tenir compte des objections et des desiderata des propriétaires et d'établir les plans
198 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
de bonification de concert avec eux. Ils ont cessi'' de commander pour conseiller et pour patronner ; c'était la voie à suivre en matière agricole, mais la nécessité de ce patronage des fonctionnaires prouve ^ combien sont insuffisants les patrons naturels.
Un des reproches qu'on fait le plus générale- ment à la loi de 1903, c'est d'avoir laissé l'évaluation des indemnités d'expropriation à l'estimation des experts. On prétend, à tort ou à raison, que ceux-ci ont tendance à évaluer trop haut et qu'ainsi les expropriations seraient rui- neuses pour l'Etat et avantageuses pour les pro- priétaires, de sorte que cette sanction reste, au- jourd'hui comme hier, vaine et inefficace. On propose de fixer le prix des domaines expropriés d'une façon malhémalique en se basant sur le re- venu cadastral, mais il est probable que ce pro- cédé aboutirait dans la pratique à des injustices criantes qui discréditeraient la loi et légitimeraient l'opposition que lui font certaines personnes.
11 ne faudrait pas croire, en effet, d'après cequt' nous venons de dire des résultats de la loi de 1903, que la zone de bonification soit aujourd'hui trans- formée et mise en culture : ce serait là uno erreur grossière. Quelques rares domaines sont déjà bo- nifiés, mais si presque parfont des travaux sont entrepris, il s'en faut qu'ils soient achevés ou môme poussés activement. C'est une tactique de certains propriétaires d'accepter les plans après des discussions plus ou moins longues et de com- mencer les travaux pour avoir la paix, mais avec l'arrière-pensée de les faire traîner en longueur et de les suspendre ensuite. C'est ce qui explique
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 19{»
que 21 propriétaires seulement aient eu recours au crédit de bonification ; ios autres ne ^e sou- <'ient pas d'augmenter le contrôle de l'Etat sur leurs domaines.
Enfin, si les propriétaires semblent aujourd'hui accepter plus volontiers l'application de la loi de bonification, c'est qu'ils ont sous les yeux des ■exemples de domaines transformés par l'initiative privée et qui ont donné de bons résultats écono- miqut^s. Ils ne redoutent donc plus autant la marche vers l'inconnu.
Inefficacité dp:s interventions de l'Etat. — -Nous avons dit que la loi de 1903 paraissait devoir ouvrir une ère nouvelle pour la bonification de la Campagne romaine, et nous avons enregistré les résultats déjà acquis. Nous avons attribué les succès obtenus à ce fait que l'Etat, tout en main- tenant le principe de la contrainte atlministrative, a, dans l'application, adopté les pratiques du pa- tronage, en donnant aux cultivateurs et aux pro- priétaires la direction de ses fonctionnaires tech- niques et en leur offrant l'appui de ses finances. L'avenir seul dira si la loi de 1903 appliquée avec ■cette méthode aura plus d'efficacité que les pré- cédentes. Il faut bien reconnaître, en effet, que les tentatives antérieures du gouvernement pon- tifical pendant les quatre derniers siôcles, et du gouvernement italien pendant les trente premières années de son fonctionnement à Rome, n'ont ■donné aucun résultat et ont été incapables de sti- «nuler l'initiative privée.
Si les interventions gouvernementales ont
200 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
échoué et n'ont pas réussi à transformer la Cam- pagne romaine, c'est que les pouvoirs public-^ n'ont pas compris quel était leur rôle en pareille matière et qu'ils ont cherché à engager les pro- priétaires dans une entreprise contraire aux con- ditions économiques du lieu et de l'époque. L'Agro romano n'a pas encore été mis en culture intensive parce que les propriétaires n'avaienl aucun intérêt à cette transformation '.
La plupart des propriétaires sont de riches la- tifundistes auxquels leurs immenses possessions fournissent des revenus suffisants pour subvenir aux besoins de leur vie élégante et mondaine. Ils ne sentent pas le besoin d'augmenter leurs reve- nus. Leur existence urbaine les rend étrangers à l'agriculture. Ni la nécessité ni leur goût ne les poussent donc à entreprendre des améliorations agricoles. Quant à ceux qui, moins riches ou obé- rés, souhaiteraient augmenter leurs revenus en transformant leurs domaines, ils sont arrêtés par le manque de capitaux et l'impossibilité de s'en procurer.
Il ne faut pas oublier en etTet, que la bonifica- tion est une opération coûteuse. 11 s'agit de con- struire des bâtiments et des chemins, de creu- ser des fossés et d'aménager les eaux, d'établir des clôtures, de constituer un cheptel, d'exécuter des défoncements et des travaux d'irrigation, di' faire des plantations, sans compter les dépenses- ordinaires d'une culture rationnelle. Or, Rome
1. Cf. Ghino Valenti, La Campagna romana e il suo avvenire economico e soc/o/e (Giornale degli Econoniisti, vol. VI, 1893).
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 20f
n'est pas, et, depuis l'époque romaine, n'a, jamais été une ville de commerce ; les capitaux y sont donc rares et chers. Les plus riches latifundistes n'ont souvent aucune fortune mobilière ; s'ils veulent faire des améliorations sur leurs terres, il leur faut les hypothéquer à un taux élevé et sans être sûrs de refrouver l'intérêt de leur argent. C'est pourquoi l'Etat a dû organiser un crédit agricole à condi- tions très douces pour favoriser la bonification.
Le système du fermage n'est pas non plus fa- vorable à la transformation de l'Agro romano. Les mercanti di campagna font de beaux béné- fices tout en engageant des capitaux peu impor- tants. Ils ne sont donc pas partisans des amélio- rations et, en tous cas, ils ne peuvent pas en faire sans la coopération du propriétaire. L'interven- tion financière de celui-ci se traduit naturelle- ment par une augmentation du prix de ferme et parfois le fermier aime mieux abandonner le do- maine que de subir cette augmentation : nouvel ennui pour le propriétaire.
L'exploitation extensive du sol a l'avantage d'immobiliser peu de capitaux tant de la part du propriétaire que de la part du fermier, d'être par conséquent très souple, car on passe aisément, suivant les fluctuations économiques, de la cul- ture au pâturage, et vice versa. Les propriétaires, voyant actuellement leurs revenus augmenter à chaque renouvellement de bail, ne sentent pas la nécessité de modifier leur système d'exploitation. Pour mettre un latifundium en culture intensive, il faut le subdiviser en plusieurs fermes, ce qui entraîne des dépenses de construction, complique
i202 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
l'administration, en augmente les frais g^énéraux et n'assure pas forcément un revenu net supé- rieur. En outre, l'organisation de Fatelier et du personnel sur le latifundium donne le minimum de soucis au fermier qui, au contraire, éprouve ■de grandes difficultés à recruter un personnel ca- pable pour la culture soignée car Touvrier agri-i cole de la province de Rome a encore à faire toutei son éducation professionnelle.
Enfin il faut tenir compte des conditions du liei qui sont très favorables au pâturage ; or, il semble qu'il n'y ait aucune raison d'abandonner le pàtu-j rage qui paie bien. Il convient d'ailleurs de remar- quer que, si les progrès de la culture faisaient dis-' paraître le pâturage transhumant, les populations montagnardes de l'Apennin seraient atteintes dans leur principal moyen d'existence '. Par-dessus tout il y a la malaria qui contribue à maintenir le lati- fundium et un mode d'exploitation permettant au travailleur d'abandonner la Campagne ro- maine à l'époque des fièvres. C'est bien là l'obs- tacle invincible qui dominait tous les autres et contre lequel se sont heurtées toutes les tenta- tives et toutes les contraintes gouvernementales. On voulait peupler la Campagne romaine, mais la malaria ne permettait de la peupler que de ca-
i. Cependant il faut ici distinguer les régions où l'altitude ou le dirait maintiennent le pâturage naturel à l'exclusion de la culture, des régions où le pacage a lieu sur jachère comme dans les montagnes du Subiaquois ; dans ce dernier cas, la population peut trouver des ressources dans une culture plus intensive. D'autre part, le peuplement de l'Agro romano aurait pour résul- tat de décongestionner les régions montagneuses en oflFrant un dé- J)ouché à l'émigration définitive.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 203
vlavres. C'est là qu'il faut chercher la raison der- nière de l'état inculte dans lequel est resté l'Agro romano. C'est aussi à la malaria qu'il faut attri- buer le manque de voies de communication et l'insuffisance des services publics qui rendent plus compliquée et plus onéreuse la mise en va- leur de cette région.
Nous venons de constater que l'intérêt écono- mique du propriétaire semble être ici en opposi- lion avec l'intérêt social de la nation. Le premier paraît exig-er le maintien de l'exploitation exten- sive et du pâturage transhumant, le second exige impérieusement la culture intensive à production brute abondante et le peuplement de ce pays dé- sert. Jusqu'ici la malaria a permis à l'intérêt privé de l'emporter sur l'intérêt social ; mais au fond l'opposition entre eux n'est qu'apparente. Nous le démontrerons par des exemples, mais nous fl'^vons faire remarquer aussi que la situation économique s'est modifiée. Une contrainte qui a échoué jadis peut donc être efficace aujourd'hui, mais elle devient presque inutile du moment qu'elle agit dans le sens des forces économiques.
Ce sont bien les forces économiques qui actuel- lement favorisent la transformation de la zone de bonification. L'accroissement de la population de Rome et le voisinage de la ville offrent de larges débouchés aux produits de laiterie et de jardinage. Les familles ouvrières trouvent aussi des facilités plus grandes dans la banlieue pour y fonder un établissement durable : il y a à proximité des res- sources de toutes sortes, tant morales que maté- rielles. En somme, dans la zone visée par la loi
20i LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
de 1878, la Lonification rencontre des conditions spécialement favorables au succès. On comprend aussi que le Suburbio se soit, depuis déjà long- temps, étendu progressivement aux dépens des terrains incultes voisins et qu'il se soit ainsi pro- duit spontanément sur les confins de l'Agro et du Suburbio une transformation agricole insensible et peu apparente, mais cependant réelle et dont ^ les progrès ont été en rapport avec le développe- | ment économique et démographique de Rome.
C'est donc aux conditions économiques locales que l'on doit attribuer l'immobilité du système agricole de l'Agro romano, malgré les efforts des gouvernements pour le modifier. Le latifundium ne peut être rendu responsable de la crise agraire que dans la mesure où il favorise le maintien de ces conditions défavorables et est un obstacle à leur modification. La transformation agricole a bien été plus aisée et plus prompte dans la zone de bonification parce que les domaines y sont d'étendue plus restreinte, mais il ne faut pas ou- blier que, malgré l'absence des latifundia, cette zone est restée inculte tant qu'un changement dans les conditions hygiéniques et économiques du lieu n'a pas favorisé son défrichement '.
1. Nombre et étendue des propriétés dans la zone de bonifica- tion déterminée par la loi de 1878 :
i» Dans le Suburbio : |
2» Dans l'Agro romano : |
||
Inférieures à 1 hectare. . |
83 |
Inférieures à 50 hectares. |
35 |
De 1 à 5 — . . |
.{21 |
De 50 à 100 — . |
27 |
De 5 à 20 — |
30λ |
De 100 à 200 — . |
2î) |
De 20 à oO — . . |
."iri |
De 200 à 400 - . |
28 |
.Supérieures à 50. . . . |
y |
Supérieures à 400. . . . |
8 |
Total. . . |
ië:; |
Total. . . |
127 |
LA BONIFICATION ET LA CULTURE LNTENSIVE 20o
Jusqu'à nos jours, Jes gouvernements n'ont songé qu'à agir par voie d'autorité sans se préoc- cuper de remplir leur fonction propre qui est d'assurer le fonctionnement des services publics de façon à provoquer et à aider les initiatives particulières. C'est là encore une des causes du marasme dans lequel est resté plongé l'Agro ro- mano. Pendant longtemps la sécurité y a fait dé- faut ; les moyens de communication y sont encore presque inexistants; l'outillage public, économique ou social, n'existe pas. Enfin, la malariaest un fléau qui, par sa nature, son ampleur, ses répercussions sur l'ensemble de la nation, les moyens à mettre en œuvre pour le combattre, légitime, appelle même l'intervention des pouvoirs publics. Or, il ne semble pas que, jusqu'en ces dernières années, ceux-ci aient rien entrepris de sérieux contre la malaria, mais ils ont pour excuse valable l'igno- rance dans laquelle on se trouvait sur les moyens de la combattre et de la prévenir.
Actuellement le problème de la bonification nous paraît se poser de la manière suivante : pour l'Etat, organiser les services publics et améliorer les conditions hygiéniques alin de permettre le peuplement ; pour les particuliers, trouver des capitaux et des patrons capables d'organiser la cul- ture intensive. Il va de soi que l'Etat et les parti- culiers ne doivent pas s'ignorer, encore moins se combattre, mais se prêter au contraire un mutuel appui et marcher la main dans la main.
Nous ne nous arrêterons pas sur l'organisation encore embryonnaire des services publics, mais avant de décrire les moyens employés et les ré-
206 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
siiltals obtenus dans l'œuvre de la bonification par riniliative privée, il nous faut étudier la ques- tion de la malaria, question préalable dont dépen- dent toutes les autres.
II. — LA MALARIA »
Les fièvres malariques. — La malaria est due à de petits parasites animaux vivant dans le sang et provoquant la fièvre tous les jours (fièvre quo- tidienne), tous les deux jours (lierce), tous les trois jours (quarte). Si on ne traite pas le malade parla quinine, les parasites restent dans le corps pen- dant plusieurs années, occasionnant de fréquents accès de fièvre, de l'anémie et un développe- ment exagéré de la rate qui peut occuper pres- que tout le ventre et atteindre le poids de 2 kilo- grammes et demi, alors que son poids normal est de 200 grammes. Ces parasites sont transportés d'homme à homme par une classe de moustiques, les anophidea dont les larves vivent dans les eaux stagnantes. Si un malade infecté de parasites ar- rive dans une localité oii abondent les mares el les anophèles, ces insectes s'infectent en piquant le malade et transportent les microbes qu'ils ont
1. Cf. Joncs. Ross. Ellett, La Malaria, un fattore trascuratu délia storia di Grecia e di Borna (traduction du D' Francesco Ge- novese). Naples, Detkeii et Hocholl, 1908. — Prof. A.Celli, Anda- mento periodico délie fehbri malariche negli Ospedali di Roma dni 1850 ad oggi (Extrait des Alti délia Socielà per ijli studi délia ma- laria, \ol. IX, Homo, 1908); L'opéra délia Socielà per gli sludi dellamalaria (1898-1008) (Extrait de Malaria, vol. I, fasc. I, Leip- sig Bartli., 1908).
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 207
sucés dans le sang des autres personnes qu'ils piquent. La malaria peut ainsi se répandre ino- pinément et rapidement, grâce à un seul malade et se transmettre de génération en génération. En 1866, l'île Maurice fut brusquement, et sans qu'on sut comment, envahie par la malaria qui y était jusqu'alors inconnue. L'hypothèse de la transmission de la malaria parles moustiques est déjà ancienne, mais elle a été vérifiée et confir- mée scientifiquement en 1897 et 1898 par Ross,, médecin de l'armée anglaise ; nous verrons toute l'importance de cette découverte pour la lutte contre la malaria. Cependant, d'après les obser- vations récentes, les anophèles qui hivernent gué- riraient ; il n'est donc pas absolument certain que ces moustiques transmettent l'épidémie d'une année à l'autre et s'infectent de mère à fille par hérédité. Il n'y a pas non plus relation directe entre l'intensité de l'épidémie malarique et le nombre des anophèles ; on n'a pas jusqu'ici, en Italie et en Algérie, trouvé plus de 4 pour 100 d'anophèles infectés, même dans les mois et dans les endroits où la malaria sévit avec le plus d'in- tensité. « Il se rencontre aussi dans le Nord de l'Europe, comme dans l'Italie septentrionale et centrale, de nombreuses localités renfermant des marais où abondent les anophèles, sans que, pour cela, la malaria s'y développe, même s'il ar- rive du dehors des raalariques ou s'il s'y manifeste quelque cas autochtone et sporadique de fièvre. Les causes de ce phénomène si intéressant qui, pour notre bonheur, peut aussi se vérifier en pleine Italie méridionale, ne sont pas encore con-
208 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
nues. Quelles qu'elles soient, il est certain que paludisme et anopliélisme peuvent exister sans malaria et peuvent persister quand la malaria s'atténue ou disparait. Cependant, Tanophélisme sans malaria peut »":'tre compromis toutes les fois qu'un ou plusieurs des facteurs directs de la ma- laria, comme le paludisme accentué, ou des fac- teurs indirects comme l'agglomération, la misère, les désordres de vie, etc., s'élèvent en puissance, tandis que, dans d'autres cas, il faut des facteurs étiologiques plus complexes et plus obscurs pour déterminer la réinfection du site '. »
Les larves d'anophèles peuvent hiverner sous la glace. De petites ilaques d'eau ont souvent plus d'importance pour le développement des mousti- ques que de grands marais. Les anophèles évitent en général les eaux putrides, salées et sulfu- reuses ^ Les rizières, non plus que les autres cul- tures irriguées, ne sont pas en elles-mêmes une cause de malaria ; les forêts en plaine marécageuse lui sont au contraire très favorables. Les mouve- ments de terre dans les chantiers de terrassement ne sont pas par eux-mêmes générateurs de malaria. Le nomadisme des ouvriers est un important fac-
1. Cf. A. Gelli, L'opéra délia Sorielà jut (jli studi délia malaria, p. 14.
2. Ce qui explique que la malaria n'existe pas à Bagni, qu'elle était moins développée à Ostie et à Maccarese avant le dessèche- ment des étangs littoraux, et enfin que le rouissage des plantes textiles n'est pas une cause de malaria, tout au contraire. Go- pendant les frères Sergent ont observé récemment en Algérie que certaines variétés de moustiques malarifèros [louvent vivre aussi dans les eaux salées et dans les eaux sulfureuses. Cf. A. Gelli, La malaria in Ilalia durante il 190S Roma, 1909.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 209
teur de dissémination, mais le vent ne semble pas pouvoir transporter à plus de deux kilomètres les anophèles qui par eux-mêmes ne volent pas à plus de 3o0 mètres.
L'influence du climat est encore mal détermi- née ; la chaleur précoce ne fait pas éclater plus tôt l'épidémie qui, à Rome, se manifeste régu- lièrement après la première décade de juillet, mais les chaleurs tardives de l'automne la prolongent.
« Les causes multiples qui vraiment et propre- ment prédisposent aux épidémies sont encore obscures. L'équation malarique peut donc s'écrire ainsi :
« Homme malarique -~ anophèles -+- x, y, 2=: épidémie de malaria. »
X, y y z désignant les facteurs favorables ou défa- vorables d'ordre biologique (oc), ou physique (y), ou social (;), dont, jusqu'à présent du moins, le mode d'action est inconnu, mais qui, sans doute possible, influent puissamment sur l'homme ou sur l'anophèle pour activer ou ralentir l'épidé- mie \ »
La fièvre malarique est caractérisée par une certaine périodicité et parl'hyperlrophie de la rate (splénomégalie). « Un cycle fébrile de périodicité tierce ou quarte est certainement malarique ; aucune autre infection ne présente ce type de pé- riodicité. Vous pouvez être sûr que, si un malade souflro de fièvres revenant toutes les 48 ou 72 heures, de quelque façon quo cela arrive, il
1. Cf. A. Gelli, L'opciii délia Socictô per yli sludi delta malarin, p. 18.
2i0 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
s'agit certainement d'infection malarique'. » Ce- pendant, par suite de double infection (parasite tierce et parasite quarte), la périodicité peut être différente, quotidienne, par exemple.
Un accès de malaria passe par trois stades : froid, chaleur, sueur.
4" stade. L'accès commence par un sentiment de fatigue, des douleurs de tète, des nausées et des vomissements. Le malade a des frissons et présente un abaissement de la température cuta- née, souvent combiné avec fièvre interne. Le pouls est fréquent et dur ; l'urine est augmentée.
2® stade. Le deuxième stade est marqué par la chaleur et la rougeur de la peau. Pouls plein et fort, soif intense et souvent délire.
3* stade. Sueur plus ou moins abondante, à la- quelle succède la chute de la lièvre tierce et par- fois le sommeil.
Il y a quatre espèces de parasites malariques : ceux de la fièvre quarte, de la fièvre bénigne, de la fièvre tierce grave ou maligne et de la lièvre quotidienne.
Quarte : fièvre qui dure en moyenne 9 beures tous les 3 jours.
Tierce bénigne : dure 11 heures tous les 2 jours.
Tierce grave : dure 40 heures ; monte lente- ment, oscille pendant quelques heures, décline un peu et de nouveau remonte plus haut et à la fin décline. Revient tous les deux jours.
Quotidienne : fièvre de 6 à 12 heures chaque! jour. Elle peut être produite : 1" par trois généra-
1. Patrick Manson, Lettres sur les maladies tropicales, p. 153.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 211
tions de parasites quartes ; 2" par deux généra- tions de parasites tierces; 3" par une génération de parasites quotidiens.
La semi-tierce ou pernicieuse est probablement une tierce grave double : fièvre continue avec exa- cerbations tierces. C'est la forme la plus dange- reuse, ordinairement mortelle.
La malaria n'a pas partout la même gravité. Dans la Haute-Italie et sur le versant adriatiqne de l'Italie moyenne, c'est la fièvre tierce bénigne qui domine ; dans l'Italie méridionale, ce sont, au con- traire, les parasites des fièvres graves qui sont domi- nants, et dans quelques localités de la province de Rome existe la malaria la plus grave qu'on con- naisse. Dans le Midi, les fièvres ont leur minimum en juin pour atteindre leur maximum en août et décroître lentement ou rapidement, suivant les conditions climatériques. Dans l'Italie du Nord, au contraire, l'épidémie qui a son minimum en février, se développe lentement au printemps, atteint son maximum en septembre et décroit brusquement.
Parmi les causes occasionnelles qui provoquent ou favorisent des récidives, il faut citer: alimen- tation insuffisante ou indigeste, troubles gastro- intestinaux, alcoolisme, travail pénible ou trop prolongé, fatigues nerveuses, refroidissements brusques, changements de climat et de pays, voyages de mer, opérations chirurgicales, gros- sesses, accouchements, saignées, infections mixtes (pulmonites, entérites, etc.). On voit que les ouvriers agricoles de l'Agro romano sont particu- lièrement exposés aux fièvres malariques par suite de leurs mauvaises conditions d'existence.
212 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
L'épidémie n'a pas tous les ans la même gra- vité. D'après les statistiques des hôpitaux civils et militaires de Rome, on peut noter depuis 48o0, un cycle épidémique périodique avec des oscilla- tions régulières tous les cinq ou six ans ; on a aussi pu enregistrer une recrudescence de la ma- laria de 1872 à 1881 ; le maximum a été atteint en 1879 avec 23 000 malariques soignés dans les hôpitaux de Rome au lieu de 7 000 en 1871 et 7 300 en 1882'.
Il semble hien que la malaria existait dans l'an- tiquité. D'après ce que disent certains auteurs grecs, Hippocrate en particulier, on peut inférer qu'il existait alors des fièvres tierces et quartes avec hypertrophie de la rate-.
De bonne heure on a connu à Rome le culte do la déesse de la Fièvre à laquelle le mois de fé- vrier fut consacré. Cependant, aux premiers temps de Rome, la campagne était probablement plus peuplée qu'elle ne l'est aujourd'hui, à en juger par les vestiges des villes étrusques et latines (Fi- dènes, Ardea). On trouve à Rome même et dans la Campagne et jusque dans les Marais Pontinsdes canaux souterrains servant à l'assainissement (cu- nicoli) ; les archéologues estiment que ces travaux sont antérieurs à l'époque romaine. Les plus an-
1. Les premiAres statistiques relatives à la malaria dans lesliô- jiitaux (le Rome ont été recueillies par deux médecins militaires français du corps d'occupation, le D'' Balley, Endémo-épidémie et météorologie de Rome (Paris, 1867), et le D" Léon Colin, Traité des (iî'vres intermittentes (Paris, 1870).
2. Eu IDO.'i, en Grèce, on estime que, sur deux millions et demi d'habitants, il y en eut un million atteint de malaria, et que six mille moururent.
LA BONIFICATiON ET LA CULTURE LNTENSIYE 213
i<îiens centres habités du Latium se trouvaient !,<lans des lieux aujourd'hui très malsains ; on en jconclut qu'à celte époque, il ne devait pas y avoir kde malaria forte. Mais elle sévit d'une façon in- ;tense dans la seconde période de la République: €icéron fait mention de lièvre tierce et quarte ; €aton parle de bile noire et de rate gonflée '.Tou- tefois, il n'y a pas de preuves péremptoires qu'elle ■existât à Rome au m^ siècle avant Jésus-Christ. Jones émet l'opinion qu'elle a dû être apportée •en Italie par les soldats d'Annibal ■. A l'époque ■d'Horace, la fièvre sévissait fortement dans la ville, d'où elle a disparu depuis ; il est vrai que i'impluvium de la maison romaine et les inonda- lions du Tibro étaient alors très favorables au dé- veloppement des moustiques. Au début de l'ère •chrétienne, d'après les auteurs, les environs de Rome étaient malariques et cependant Pline pas- sait avec délices l'été à sa villa de Laurentium ^ ; or, Paterno est aujourd'hui un endroit des plus malsains. Il y avait aussi, sous l'Empire, de nom- breuses villas sur le littoral d'Ostie et jusque dans les Marais Pontins oii la malaria sévit aujourd'hui <ivec intensité.
Devant ces témoignages, un peu contradictoires ^•n apparence, on peut admettre comme vraisem- blable l'opinion du Prof. Celli qui estime que la malaria a dû exister de tout temps dans la Cam- pagne romaine. D'après les statistiques actuelles,
1. « Et si atrabilis est et si lienes turgent » (De re rustica,
■'•II. CLVIl).
i. Cf. Jones, op. cit.
3. « Ha.'r jucunJitas ejiis hiemc, major estate. »
214 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
elle est soumise à des alternatives d'intensité ; il est donc possible qu'autrefois elle ait subi des at- ténuations de longue durée, suivies de reprises graves et longues, et que des lieux jadis très ma- lariques se soient assainis tandis que d'autres, d'abord sains, sont devenus des foyers d'infection.
On voit qu'il y a encore beaucoup d'inconnues dans le problème de la malaria. C'est seulement depuis quelques années que le processus de l'in- fection est suffisamment établi pour qu'on ait pu songer à combattre le mal méthodiquement de façon à le faire reculer et peut-être même dispa- raître, au lieu de se contenter de soigner simple- ment les fiévreux par la quinine.
La lutte méthodique contre la malaria implique deux choses : un traitement curatif des malades atteints, un traitement préventif des personnes vivant dans une zone malarique pour leur per- mettre de résister à l'infection. On comprend bien que la lutte contre une maladie infectieuse et épi- démique ne peut donner tous ses résultats que si elle est engagée sur un territoire assez étendu et avec des moyens d'action suffisants pour être efficaces. Pour faire disparaître les causes d'infec- tion, on ne peut pas s'en remettre uniquement aux particuliers : la négligence dun seul suffit à com- promettre l'œuvre commune. L'intervention des- pouvoirs publics est ici nécessaire et on doit re- connaître que l'Ktat italien a, en cette matière, fait tout son devoir ; aussi le succès a-t-il couronné ses efforts : il est d'ailleurs efficacement secondé dans l'Agro romano par l'initiative privée repré- sentée par la Croix-Rouge.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE SI.";
La lutte contre la malaria. — L'intervention des pouvoirs publics se manifeste d'abord par l'organisation du service sanitaire communal qui n'est pas spécial aux zones malariques, mais qui y prend une importance plus grande. Nous savons que chaque commune entretient au moins un médecin ; pour la (^ampagne de Rome, il y avait en 1907 un inspecteur et dix-huit médecins; lorsque la réorganisation du service sanitaire sera achevée, il y aura vingt-cinq médecins avec des suppléants et le budget de l'assistance sanitaire aura passé de 122000 francs à 273 000 francs*.
Les lois sur la bonification et les travaux hy- drauliques doivent exercer aussi une influence in- directe sur les conditions hygiéniques du pays en faisant flisparaître les eaux stagnantes où pullulent les moustiques. La culture intensive, en améliorant la situation matérielle des ouvriers agricoles, leur permettra aussi de mieux résister à la maladie.
C'est seulement depuis une dizaine d'années que 1 Etat a pris des mesures directes contre la malaria. Il y a été poussé par des hygiénistes en tête desquels il faut citer le Prof. A. Celli, député au Parlement et directeur de l'Institut d'hygiène de Rome. C'est à la Société pour les études de la malaria, dont il est un des fondateurs, qu'on doit, outre fies travaux 'scientifiques de haute valeur, l'initiative de la campagne antimalarique et l'in- tervention législative.
1. Les médecins sont logés et tonclient un traitement de 4300 francs. Les stations sanitaires sont reliées à Rome par télé- phone et deux automobiles sont affectées au transport des ma- lades.
216 L.\ QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
La quinine a toujours été le grand remède con- tre les fièvres périodiques : avant 1903, la con- sommation moyenne de lltalie était d'environ 15 000 kilogrammes par an. Pour beaucoup de pharmaciens, la vente de la quinine était une source de fortune, mais le prix assez élevé du médicament n'en permettait pas Tusage à ceux qui en avaient le plus besoin, les ouvriers et les paysans. Ceux-ci avaient d'ailleurs souvent con- tre la quinine une prévention accrue par la crainte de la dépense. Il fallait donc arriver à mettre la quinine à la portée de tous. Pour cela, M. Celli et ses amis tirent voter la loi du 13 dé- cembre 1900, qui autorise l'Etat à faire préparer et à vendre au public, par l'intermédiaire des pharmaciens et des débitants de tabac, la quinine à un prix très réduit'. Les bénéfice de la vente
1. La quinine est préparée par la pharmacie militaire cen- trale de Turin. 11 est alloue aux pharmaciens io pour 100 sur le prix de vente, mais les énormes bénéfices qu'ils réalisaient autrefois ainsi que les fabricants ont disparu ; aussi les attaques contre la loi de 1900 et ses auteurs ne cessent-elles pas. Pour déjouer les oppositions intéressées, les promoteurs de la loi la préparèrent en secret de concert avec le ministre, la présentè- rent à la Chambre sans avoir l'air d'y attacher d'importance et la firent voter sans bruit au milieu de l'indifférence générale. Les pliarmaeiens et les industriels ne connurent la loi que lors- qu'elle était déjà votée par la Chambre. Us clierchèrent aussitôt à en empêcher le vote par le Sénat, mais celui-ci n'étant pas élec- tif est moins accessible aux influences particulières et la loi fut approuvée et promulguée. Remarquons d'ailleurs que cette loi n'établit aucun monopole et que la préparation et la vente de la quinine restent libres comme auparavant. On ne peut même pas dire que la concurrence de l'État soit munopolisatrice puisque la vente de 2t3.")i kilogrammes de quinine en 1908 à laissé au Trésor un bénéfice net de 700 000 francs. L'industrie privée n'a donc pas été tuée, et, en fait, elle produit à peu près autant de
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 217
sont destinés exclusivement à combattre la ma- laria.
La loi du 2 novembre 1901 vint compléter l'œuvre de la précédente en ordonnant la fourni- ture gratuite à tous les ouvriers de la quinine par les soins de la commune, mais aux fiais des pa- trons (propriétaires, entrepi-eneurs, etc...)*. Les fenêtres des maisons de douaniers, cantonniers, employés de chemins de fer et de travaux pu- blics doivent être munies de réseaux métalliques pour empêcher la pénétration des moustiques, et il est alloué des primos aux propriétaires qui prendront les mêmes mesures. Les propriétaires doivent assurer l'écoulement des eaux et les en- trepreneurs de travaux publics doivent éviter de creuser des chambres d'emprunt en contre-bas.
La loi da 22 juin 1902, modifiée par celle du 19 mai 1904, ordonne la vente à prix réduit de la quinine de l'Etat aux communes, aux œuvres pies et à quiconque doit ou veut la distribuer î^ratuitement aux ouvriers. L'article 3 de la loi du 2o février 1903 range la quinine parmi les médicaments à fournir gratuitement aux pauvres par les communes ou les u'uvres pies.
La loi du 19 mai 1904 a établi le droit pour les ouvriers d'avoir la quinine gratuitement même
quinine qu'auparavant, mais le prix de vente en est plus modéré. L'État vend 40 centimes les dix cachets de 20 centigrammes d'ijy- droctilorate et de Liciilorhydrate, et 32 centimes ceux de sulfate et de bisulfate.
1. La dépense de la quinine distribuée aux ouvriers a^'ricoles est répartie entre les propriétaires au prorata de l'étendue de leurs terres ; la somme due par cliacun d'eux est recouvrée avec les impôts.
Î18 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
pour le traitement préventif. Ceci est une inno- vation importante qui correspond à un progrès de la science.
Pour éviter l'infection des personnes saines, on a d'abord songé à détruire les moustiques en ré- pandant du pétrole ou de l'huile de sctiiste sur les eaux stagnantes. Théoriquement le procédé est excellent, mais il n'est pas pratiquement ap- plicable dans un pays oii les marécages et les flaques d'eau sont innombrables. Les substances odorantes destinées à éloigner les anophèles n'ont donné aucun résultat appréciable. On a alors cherché à se protéger contre la piqûre des moustiques au moyen de gants et de masques complétant le vêlement. Ce procédé ne peut pas être employé par les ouvriers agricoles qui, par la grande chaleur, ont besoin de vêtements lar- gement ouverts et ne gênant pas le travail. Mais on peut du moins interdire l'accès des maisons aux insectes par des toiles métalliques placées aux fenêtres et aux portes. Appliqué aux bâti- ments des chemins de fer, ce système a donné d'excellents résultats, car c'est surtout après le coucher du soleil et la nuit que les moustiques entrent en mouvement et piquent, mais il est assez coûteux et exige une certaine éducation hy- giénique de la part de l'habitant*. On peut le con- sidérer comme inetficace ou insuffisant pour des maisons de paysans.
l. J'ai lu quelque part que certains agents laissaient ouvertes pendant la nuit les portes métalliques dans la crainte de voir disparaître la malaria et, avec elle, l'indemnité spéciale allouée aux employés dans les régions malariques.
LA BONiFiGATiON ET LA CULTURE INTENSIVE 219=
Après de longues études et de minutieuses ex- périences, on est venu à cette conclusion que le meilleur moyen pour éviter la fièvre malarique est le traitement préventif par la quinine absor- bée tous les jours pendant la saison des fièvres à la dose de 40 centigrammes pour les adultes et de 20 centigrammes pour les enfants ; pour en fa- ciliter l'absorption, on la donne sous forme de dragées ou de pastilles de chocolat. Les résultats sont probants, puisque parmi les personnes trai- tées 4 pour 100 seulement sont atteintes de fiè- vres, au lieu de oO pour 100 parmi les personnes non traitées. Dans l'armée, en 1901, la proportion des soldats atteints de malaria était de 49,94 pour 1 000 : en 1902, elle fut seulement de 36.52 pour 1 000. En 1903, on commence à appliquer le trai- tement préventif : le nombre des malariques tombe à 24,14 pour 1000, il décroît régulière- ment et n'est plus que de 8,04 pour 1 000 en 1908.
En 1901, il n'y eut que 1 176 personnes qui se soumirent au traitement préventif dans l'Agro romano; en 1906, il y en eut 42 726. ce qui prouve que les paysans en ont reconnu les bons ell'ets.
On a reproché à la quinine de provoquer des troubles dans l'orgaLiisine ; depuis huit ans que le traitement est en usage en Italie sur des milliers de personnes, la preuve est faite que ces repro- ches sont mal fondés, sauf cas exceptionnel^:•. L'absorption des doses prophylactiques ne rend pas non plus insensible aux doses thérapeutiques, si elles deviennent nécessaires. Enfin l'objection tirée du coût du traitement disparaît devant le
*220 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
prix de la quinine de l'Etat ; c'est une dépense de 3 à 4 francs par saison, soft la valeur d'une ou deux journées de travail qui ne sauraient entrer en balance avec les journées de chômage et de maladie auxquelles s'exposent les personnes non traitées. Le traitement préventif de la malaria <'st donc une bonne opération économique.
L'intervention législative a eu précisément pour eïïet de permettre le large emploi curatif et pré- ventif de la quinine et de faire multiplier par ordre ou par encouragement les moyens de dé- fense mécaniques contre les insectes. Les résul- tats obtenus donnent toute satisfaction à ceux qui ont pris l'initiative de ces interventions gouver- nementales.
Sur les chemins de fer du réseau de l'Adriati- <|ue, le nombre des cas de malaria a passé de 69 pour 100 avant 1902 à 15,79 pour 100 en 1908: sur les chemins de fer sardes il a passé de 40 pour 100 en 1897 à 7 pour 100 en 1907. Parmi les doua- niers, au lieu de Go malariques sur 100 en 1902, il n'y en a plus que 4,30 pour 100 en 1907. Dans une ferme, près de Vérone, le nombre des mala- riques passe de oo pour 100 en 1902 à 2 pour 100 en 1907. Dans la colonie pénale agricole de Cas- tiadas, en Sardaigne, les cas de malaria tombent de 92 pour 100 en 190i à 13 pour 100 en 1908.
En permettant aux hommes de vivre dans un milieu infesté de malaria, les mesures propbylac- tiques et curatives rendent possible l'exécution des travaux d'assainissement et l'organisation de la culture intensive, tandis qu'auparavant l'honnin' ne pouvait vivre sur la terre parce qu'elle était
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 22t
malarique et celle-ci ne pouvait être assainie parce que rhomme n'y pouvait pas vivre. C'est une aube de résurrection qui se lève aujourd'hui pour bien des régions désolées.
Enfin la santé publique a été améliorée et la mortalité par la malaria qui, en 1900, était de 15 863 personnes par an, est maintenant, en 1908, de 3 463 personnes. Dans l'Agro romano le nom- bre des malariques soignés par la Croix-Rouge est tombé de 3 731 en 1900 à 437 en 1908 ; celui des malariques soignés dans les hôpitaux de Rome a passé dans la même période de 6186 à 2 748. Les statistiques accusent donc très nettement les effets bienfaisants de la quinine de Tintât dont la consommation s'est élevée de 2 242 kilogrammes en 1903 à 24 331 kilogrammes en 1908, donnant un bénéfice net de 700 000 francs, qui est em- ployé à continuer et à activer la lutte contre la malaria'.
Certains propriétaires se plaignent, paraît-il, d'avoir à payer la quinine qui est distribuée gra- tuitement aux ouvriers agricoles. Qu'il y ait par- fois du gaspillage, c'est fort possible, mais la dé- pense est assez faible pour que les propriétaires la soldent sans murmurer : la commune de Romea distribué en 1908 pour 38 310 francs de quinine,
l. En 1908, la Grèce a adopté le système italien pour la lutte contre la malaria. Elle a acheté plus de 10000 kilogrammes de quinine à l'État italien. Il est question, paraît-il, de prendre des mesures analogues pour l'Algérie. — On doit regretter que l'État italien n'ait pas encore entrepris la fabrication de bonbons de chocolat au tîinnate do quinine pour les jeunes enfants dont la mortalité reste élevée parce qu'ils ne peuvent pas absorber les autres sels de quinine trop amers.
^22 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
ce qui, pour les 200000 hectares de l'Agro romano, représente un peu plus de 19 centimes par hectare. C'est un devoir du pHtron d'assurer à ses ouvriers une bonne hygiène du travail; en toute justice, c'est donc aux propriétaires de supporter les frais de quininisation, d'autant plus qu'ils profitent in- directement de l'amélioration de l'état sanitaire du pays. Les mesures prises par l'état sont évi- demment empreintes de paternalisme autoritaire, mais son intervention est ici nécessitée, d'une part, par l'inaptitude de la population rurale à prendre d'elle-même les soins hygiéniques qu'im- posent les circonstances, d'autre part, par l'insou- ciance et la négligence des patrons : focuon des pouvoirs publics se développe en 7'aison du défaut d'organisation privée et de l incapacité générale de la race.
L'initiative privée et la Croix-Rouge. — Les ré- sultats obtenus n'eussent pas été si brillants si les particuliers n'avaii-nt pas apporté à l'œuvre antimalarique un concours précieux. L'Etat peut bien vendre de la quinine» à bon marché et en faire distribuer gratuitement aux travailleurs, mais il faut des savants persévérants pour rechercher con- tinuellement de nouveaux moyens de lutte plus sûrs et plus efficaces, il faut des médecins dévoués pour soigner les malades et appliquer le traitement i préventif.
C'est à la Cervelletta, une ferme où nous revien- drons tout à l'heure, que la Société pour l'étude de la malaria installa en 1899 sa première station ex- périmentale ; c'est là que le Prof. Celli expérimenta
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 223
tout d'abord la protection mécanique coiitre les moustiques et le traitement préventif par la qui- nine. C'est de cette ferme devenue un modèle de bonification et d'hygiène que la campagne anti- malarique s'étendit peu à peu à tout l'Agro ro- mano. A celte campagne donnent leur concours le plus dévoué non seulement les médecins com- munaux, mais aussi des médecins volontaires et des étudiants qui viennent passer leurs vacances dans les stations sanitaires.
Ces efforts individuels ont été coordonnés par une puissante société privée, la Croix-Rouge ita- lienne, qui, de concert avec l'Etat et la commune de Rome, a assumé l'organisation de la campagne antimalarique dans l'Agro romano et dans les Marais Pontins. En 1V*06, les dépenses se sont éle- vées à 49481 francs; elles ont été couvertes par des subventions de l'Etat, de la commune (27 000 francs), des œuvres pies et par des souscriptions particulières assez rares d'ailleurs '. Dans l'Agro romano, sept ambulances on t fonctionné du 13 juin au 15 novembre avec des médf^cins. des infirmiers et des voitures de transport. Le service est assez dur pour le médecin qui visite chaque jour, ou au moins un jour sur deux, tous les campements de sa circonscription pour soigner les malades et as- surer la prophylaxie par la quinine. Le traitement préventif a été appliqué par la Ooix-Rouge, en 1906, à 16 820 personnes: il y a eu 376 cas de
1. A première vue on est étonné de voir peu de propriétaires figurer sur les listes de souscription, mais n'oublions pas qu'ils remboursent à la commune la quinine distribuée aux ouvriers qui travaillent sur leurs terres.
224 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
fièvre dont 129 cas primitifs et 447 récidives, soit en tout 3,4 pour 100 d'atteints ; les autres cas de maladies diverses se sont élevés à 733. La mala- ria est donc aujourd'hui extrêmement atténuée grâce aux mesures prises'. Cette même année, on installa dans les Marais Pontins, mais seulement à partir du 26 juillet jusqu'au 30 novembre, trois ambulances qui traitèrent préventivement 11465 personnes ; il y eut 1 294 cas de fièvre, soit 10,6 pour 100 et 686 cas de maladies diverses; en 1907, la proportion des malariques est tombée à 6,8 pour 100 et, en 1908, à 1,2 pour 100.
Tels sont les moyens employés pour lutter con- tre la malaria, et tels sont les résultats obtenus. Ils sont entièrement satisfaisants, et l'Italie peut être fiera de son œuvre ; elle a remporté une belle victoire sur le mal qui depuis tant de siècles dé- cimait ses enfants et condamnait tant de régions à une misère dont on ne prévoyait pas la tin. Il s'est trouvé des hommes de science et de cœur pour étudier le mal avec la ferme volonté de le détruire. Si leur but n'est pas encore pleinement atteint, il est en voie de l'être grâce à l'appui des
1. Voici les résnU;Us obtenus d'année en année :
Années. Cas de malaria.
Avant la campajrnn 1900 31 pour 100
Depuis la campagne 1901 26 —
— 1902 20 —
— 1903 11 —
— 1904 10 —
Extension de la prophylaxie 190.*> o,l —
— 1906 3,4 —
— 1907 3,2 —
— 1908 2 —
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 22.j
pouvoirs publics qui, en cette matière, ont parfai- tement compris leur rôle et rempli leur devoir, et grâce à la coopération dévouée du corps mé- dical, des associations charitables et de certains patrons intelligents et consciencieux. Une petite élite a ainsi mis en mouvement les organisations privées et publiques et a obtenu l'intervention du législateur, parce que le but qu'elle poursuit ré- pond à une nécessité vivement ressentie et que les moyens qu'elle préconise sont bien adaptés au but à atteindre et à l'état social du pays.
Le principal obstacle qui s'opposait à la mise en culture de la Campagne romaine est aujour- d'hui levé. Le lieu est devenu transformable. Sera- t-il transformé? Par qui et comment? Autrement dit, la question agraire sera-t-elle résolue dans TAgro romano? C'est ce qu'il nous faut examiner maintenant.
III. — LES PATRONS RURAUX
Nous avons vu que l'intervention des pouvoirs publics est nécessaire pour la mise en culture de la Campagne romaine ; nous avons vu aussi que cette intervention, après avoir jadis opéré par voie de contrainte irapérative, a transformé son mode d'action, qu'elle tend aujourd'hui à se bor- ner à assurer les services publics dans la mesure nécessaire au développement du pays, à lever les obstacles qui s'opposent à l'initiative des particu- liers et enfin à patronner ceux-ci par des conseils et des encouragements. C'est du moins dans cet Roux. \^'>
226 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
esprit que sont appliquées les dernières lois. L'Etat se cantonne ainsi à peu près dans son rôle normal, l'expérience du passé lui ayant démontré qu'il est inutile qu'il en sorte. Encore devons-nous remar- quer que ce patronage des pouvoirs publics n'est justifié que par l'incapacité des patrons naturels qui ne remplissent pas leur fonction ; il devient tout à fait inutile vis-à-vis de propriétaires ou de fermiers capables, et nous verrons plus loin que, dans ce cas, il ne trouve plus à s'exercer.
Améliorer les coHdilions hygiéniques du pays, assurer la police, aménager les eaux, construire des routes et des écoles sont des façons indirectes de transformer l'Agro romano ; mais la transfor- mation même, la culture intensive du sol ne peut être que l'œuvre des propriétaires. L'opposition d'intérêt entre les particuliers et la société n'est plus aujourd'hui qu'apparente; c'est un vieux pré- jugé qui subsiste encore dans certains esprits, mais qui ne répond pas à la réalité. L'exemple de quel- ques domaines aujourd'hui « bonifiés » le prouve. Il n'en est pas moins vrai que la plupart des pro- priétaires n'ont pas les capitaux nécessaires pour améliorer leurs terres. L'Etat y a pourvu en ac- cordant des prêts de faveur à 2 1/2 pour 100 d'in- térêt. Ce crédit, suffisant aujourd'hui où la boni- fication encore à ses débuts marche lentement, ne le sera plus demain si elle s'étend à tout l'Agro romano et se développe rapidement. Il faut donc trouver des capitaux. Mais il faut surtout trouver des hommes pour les mettre en œuvre, c'est-à-dire des patrons. Or, capitaux et patrons sont rares à Home. La vie urbaine et le luxe extérieur absor-
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 227
bent tous les revenus de Ja terre et toute Tactivité des propriétaires. Les mercanti di campagna sont devenus riches et veulent jouir en ville de leur fortune. Le latifundium à culture extensive ne permet pas la constitution d'une classe de paysans prospères dont l'élite pourrait périodiquement rajeunir les cadres des classes dirigeantes. Au- dessus d'une tourbe de prolétaires misérables et désorganisés, quelques rares propriétaires riches mais absentéistes et insouciants : ce sont là do mauvaises conditions pour le progrès agricole et la transformation de la Campagne romaine.
Cependant des domaines ont été transformés et mis en pleine valeur, mais grâce à des capitaux vei^"" '^n grande partie de la Haute-Italie et par riniticitive d'agriculteurs lombards ou piémontais. Les propriétaires romains ont consenti à hasarder l'entreprise et à y risquer des capitaux : étant donné le milieu où ils vivent et les idées régnantes au sujet des transformations agricoles dans l'Agro romano, celte hardiesse de leur part est tout à fait méritoire, digne de louanges et d'un excellent exemple, mais il faut reconnaître cependant que la plupart d'entre eux n'ont fait que subir et ac- cepter une impulsion venue du dehors et se prê- ter à une expérience dont ils n'ont pris ni l'initia- tive ni la direction.
Les domaines transformés. — C'est en visitant des domaines transformés et choisis dans des si- tuations et dans des conditions diverses que nous pourrons nous rendre compte de la façon dont peut être résolu le problème de l'Agro romano.
228 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Nous commencerons notre enquête par un des domaines les plus anciennement mis en valeur. Uabbaye des Trois-Fo7itaines est bien connue : si- tuée dans un petit vallon au Sud de Rome, à trois kilomètres au delà de Saint-Paul-hors-les-Murs, elle est signalée par les plantations d'eucalyptus qui l'entourent et qui l'ont rendue célèbre. On at- tribuait jadis à cet arbre des vertus merveilleuses contre le paludisme ; on prétendait que ses éma- nations a-sainissaient l'air. En réalité, l'eucalyptus n'a aucune action contre la malaria ; il favorise même, comme tous les arbres, la multiplication des moustiques, mais cependant par sa végétation, son feuillage permanent et sa croissance extraor- dinairement rapide, il évapore beaucoup d'eau et peut de cette façon assainir le sol. Quoi qu'il en soit, la légende de l'eucalyptus a vécu et personne n'en plante plus, si ce n'est comme arbre d'orne- ment, car son bois filandreux et tordu est détesta- ble et très difficile à fendre.
Les Trappistes français sont venus s'établir aux Trois-Fontaines en 1866; ils ne possédaient alors autour du couvent que le vol du chapon. Les terres voisines qui appartenaient à des religieuses du Saint-Sacrement furent confisquées par l'Etat italien vers 1873. Les Trappistes les prirent en emphytéose et au bout de trois ou quatre ans ra- chetèrent leur redevance et devinrent proprié- taires définitifs. Ils n'ont jamais accepté aucun plan de bonification élaboré par les commissions gouvernementales mais leur domaine n'en est pas moins en pleine valeu)'. Vers 1882, on fit aux Trois-Fontaines l'essai de la main-d'œuvre pénale
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 229
pour la culture; on dépensa 150 000 francs pour la construction d'un bagne qui sert aujourd'hui de magasin, car la malaria qui décimait forçats et gardiens, comme elle décimait les moines, obligea à renoncer à ce système. Aujourd'hui, avec les progrès de la culture, la malaria a dis- paru : seuls quelques ouvriers adventices sont parfois atteints, mais peu gravement ^
Le domaine compte 475 hectares dont la moi- tié est en culture intensive ; le reste est boisé ou en pâturage loué. Il y a 20 hectares de vignes et 30 hectares de tabac l Après la récolle du tabac on loue pour 300 francs l'hectare, de septembre à ma. 'a terrain à des jardiniers qui y cultivent des navets. Cette culture ne peut se faire natu- rellement que dans les fonds fertiles et bien fu- més. On loue de même des terrains pour la cul- ture des artichauts, des melons et d'autres légumes. On fait beaucoup de luzerne, car la vacherie compte 130 vaches suisses^ dont le lait (1 000 litres par jour) est vendu aux communau- tés religieuses de Rome. Peut-être la cnlture pourrait-elle être étendue davantage, mais elle est aussi intensive que possible : elle est caractérisée par les productions maraîchère et laitière, ce qui
1. En 1785, Mer Cacherano avait déjà proposé d'installer dans la Campagne romaine des condamnés « non pour crimes infa- mants, vols et autres délits atroces, mais pour blessures, meur- tres en ri.xe, ou pour cause de passion ou d'honneur, contre- bande, viol, séduction, etc.. ceux qui ont fui leurs créanciers ».
2. On estime que la culture du tabac rajiporte net COO francs l'iiectare.
3. Rendues aux Trois-Fontaines, elles reviennent en moyenne à 900 francs l'une.
230 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
s'explique facilement par le voisinage de Rome.
La main-d'œuvre comprend, outre les moines et les frères, 40 familles d'ouvriers permanents. qui sont réparties entre quatre ou cinq maisons disséminées sur la propriété, et reçoivent gratui- tement le logement, le bois et les médicaments. En été, on emploie une centaine d'ouvriers tem- poraires qui sont engagés à la semaine directe- ment par le premier commis sur la place Monta- nara à Rome. Ils sont logés dans un grand bâti- ment fermé où on installe un couchage de paille. A l'entrée de l'abbaye se trouve une école entrete- nue par les Trappistes et dirigée par deux institu- trices laïques qui font aussi office d'infirmières.
Si l'exploitation des Trois-Fontaines est un exemple intéressant au point de vue technique, c'est un exemple qui ne prouve rien au point de vue économique à cause du caractère spécial des propriétaires. Cependant les Trappistes ont été des initiateurs ; ils ont réussi à une époque où personne n'avait tenté de cultiver l'Agro romano. La malaria a fait parmi eux de nombreuses vic- times ; mais au prix de ces sacrifices ils ont dé- montré que la Campagne romaine pouvait être mise en valeur et assainie par la culture. C'est ce qui donne à leur œuvre de précurseurs une haute portée sociale et lui a imprimé le caractère d'une entreprise d'intérêt général. Fort heureu- sement les conditions sanitaires sont maintenant changées et, si les Trappistes ont été les premiers colonisateurs, ils ne sont plus les seuls.
Le do?7iaine de Bocca di Leone , situé dans un fond fertile à quelques kilomètres de Rome dans
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 231
la direction de Tivoli, appartenait jadis au' cardi- nal del Drago. Il fut exproprié en 1891 en vertu de la loi de 1883, et revendu ensuite aux enchères. Sa superficie était de 61 hectares, la mise à prix calculée d'après le prix d'achat fut fixée à 107 320 francs, soit 1 7o0 francs l'hectare, ce qui indique bien de quelle qualité sont les terres ; le prix d'adjudication monta à 130 000 francs. Les obligations imposées à l'acquéreur n'étant pas remplies, le domaine retourna à l'Etat qui, en 1896, le revendit 133 376 francs, soit 2 300 francs l'hectare. Le paiement est échelonné sur 28 aL ' ; pendant les quatre premières, l'ac- quéreur paie seulement un intérêt de 4 pour 100, puis ensuite des annuités de 6,4 pour 100. Les terrains sont fertiles et il y a des eaux souter- raines pouvant servir à l'irrigation.
Le plan de la commission de bonification im- pose les obligations suivantes :
1" Écoulement des eaux ; aménagement des sources ; creusement de fossés divisant le terrain en tènements de 2 hectares au plus ;
2" Culture de 20 hectares en prairies artifi- cielles et de 20 hectares en céréales et plantes sarclées ;
3° Réparation des chemins suivant des pres- criptions minutieuses ;
4" Restauration des bâtiments et aménagement d'étables, magasins et logements ;
0° Entretien de 20 bêtes bovines ; construction de fumières et de fosses à purin ;
6° Adduction d'eau potable ;
7° Plantation d'arbres forestiers et fruitiers.
2:î'2 la question AGRAIRE EN ITALIE
La propriété avait été achetée par une société dirigée par un Milanais ; à sa mort, en 1900, il y eut une liquidation et partage du domaine dont 33 hectares furent attribués à M. Gaetano Pre- sutti, originaire des environs dWquila dans les Abruzzes.
L'eau est bien une des richesses de cette ferme, mais elle donne beaucoup de soucis au proprié- taire. Par suite de la constitution géologique de l'Agro romano, il y a des sources qui jaillissent verticalement et qu'il faut drainer une à une à leur point de sortie : des fossés ou un drainage général ne suffisent pas. C'est donc là un travail difficile, long et coûteux et qui cause beaucoup de déboires. Tous les travaux de terrassement^ d'aménagement des eaux sont faits par des ou- vriers venus de la province d'Aquila.
Sur des terres irrigables à proximité d'une grande ville la production de fourrages en vue de la vente du lait est tout indiquée ; aussi est-ce la spécialisation adoptée par le propriétaire qui exploite lui-même avec l'aide d'un régisseur ; il habite Rome, mais vient chaque jour sur sa ferme. Grâce à la fertilité du sol et aux fumures abondantes, on obtient à l'hectare les rendements suivants : froment de 1 oOO à 2 oOO kilogrammes ; avoine : 2 800 à 3 000 kilogrammes ; maïs : Ij 000 kilogrammes ; betteraves à sucre : 30 000 kilogrammes en colline et 60 000 kilogrammes dans les fonds ; betteraves fourragères: 120 000 kilogrammes. On vise naturellement à obtenir des produits pouvant être consommés par les vaches laitières : outre les plantes sarclées, il y a des
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 233
inarcite (prairies irriguées en hiver d'après le système lombard) qui donnent dix coupes de 12 000 kilogrammes de fourrage vert chacune ; des luzernières donnant six coupes à loOOO ki- logrammes et des trèfles fournissant aussi six coupes à 14 000 kilogrammes de fourrage vert. En mai et juin, on fait du foin qui est conservé en silos. En hiver on obtient des fourrages avec de l'avoine, de Torge, des fèves, des raves, du trèfle incarnat.
Les premières vaches suisses furent atteintes- d'hématurie à cause de la nature marécag-euse des pâturages. M. Presutti les vendit toutes et en ra- cheta d'autres en Suisse et en Lombardie ; il fait aussi de l'élevage. En 1902, son élable comptait o8 bêtes dont 49 vaches ; elle renferme maintenant 60 laitières, une vingtaine de génisses et des bœufs de travail. Avec un mélange de foin et de fourrage vert il obtient en moyenne 2 900 litres de lait par tète et par an ; étant donné le climat» c'est un résultat des plus satisfaisants.
A Bocca di Leone on trouve la culture maraî- chère conduite d'après le même système qu'aux Trois-Fontaines. Le propriétaire prépare le terrain et le donne à des ouvriers qui font une culture et paient un prix de ferme déterminé. La nature du travail et du produit explique parfaitement ce mode d'exploitation : la culture des légumes exige beaucoup de main-d'œuvre et beaucoup de soins ; il est bon que l'ouvrier y soit directement inté- ressé ; d'autre part, la vente se fait au jour le jour et au détail ; il est difficile au chef d'une grande exploitation qui n'est pas spécialisé dans
234 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
cette production de s'en occuper et de contrôler ses vendeurs ; le fermage est alors la solution la plus simple. Le contrat ne dure que le temps d'une culture, car on ne pratique pas ici l'horti- culture intensive sur espace restreint comme dans les environs de Paris ou dans certains dis- tricts de la Hollande. Le jardinier a l'avantage de recevoir chaque fois un terrain frais, relativement reposé, et le propriétaire y trouve celui de faire donner à sa terre des façons multiples qui net- toient et ameublissent le sol. On voit aussi à Boc- caleone un enclos planté en vigne à la mode du Subarbio.
Jadis, un seul gardien demeurait sur le do- maine ; aujourd'hui, vingt chefs de famille y sont occupés toute l'année et y vivent avec leurs femmes et leurs enfants ; ceux-ci et celles-là ne sont pas sans apporter quelque trouble dans la ferme et sans causer parfois des embarras au propriétaire. Mais ce dernier peut choisir ses ouvriers, car le domaine est très recherché à cause de sa salu- brité, du voisinage de Rome et des commodités qu'il offre pour l'école et l'alimentation.
Il faut noter que le propriétaire qui travaille activement et constamment à l'amélioration de son domaine n'a pas suivi le plan qui lui était imposé, car, à l'usage, il a reconnu que l'applica- tion en était impossible, et l'exécution seule apprend quelles modifications sont nécessaires. C'est là le reproche le plus sérieux qu'on puisse adresser à ces plans administratifs dressés à l'avance par des fonctionnaires qui connaissent peut-être bien les conditions générales de l'Agro
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 23ë
romano, mais ne possèdent pas Texpérience et la pratique de chaque domaine en particulier. Qui la possède d'ailleurs? Assurément pas les proprié- taires, et pas davantage lesmercanti dicampagna.
11 faut rendre cette justice à la commission de vigilance, qu'elle est assez libérale dans l'exécu- tion et qu'elle ne tracasse pas les propriétaires qui bonifient réellement et intelligemment. En pareille matière, la fm justifie les moyens.
A quelque distance de Boccaleone se trouve le domaine de la Cervelletta. Ici, nous rencontrons non pas la contrainte et l'intervention des pou- voirs publics, mais une initiative lombarde com- prise, encouragée et soutenue par un propriétaire romain. Un agriculteur de Melegnano, M. Monti, trouvant qu'en Lombardie les prix de ferme étaient trop élevés et entendant parler de la boni- fication de l'Agro romano, fît un jour le voyage de Rome, visita la campagne et en particulier le domaine de la Cervelletta qui était à louer. Il pensa qu'il y avait là quelque chose à faire et pro- posa au propriétaire, le duc Salviati, de le lui affermer à condition d'y faire, à frais communs,
12 hectares de bonifîcation. Le résultat ayant été satisfaisant, le propriétaire accepta d'étendre les améliorations à toute la superficie transformable, c'est-à-dire à environ la moitié du domaine qui compte 315 hectares. Les travaux de bonification proprement dite ont été terminés en 1908. A l'époque oii les fermiers se sont installés il n'a- vait pas encore été établi de plan de bonification pour la Cervelletta ; aussi n'ont-ils eu à subir aucune influence administrative : leur exploita-
236 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
tion a, au contraire, servi de modèle. Elle est actuellement dirigée par les deux associés, M. Monti fils, qui a fait ses études d'agriculture et d'art vétérinaire à Milan et qui s'occupe plus spécialement du bétail, et M. Bonfichi qui dirige les cultures. Us paient 33 000 francs de ferme et n'estiment pas avoir fait une mauvaise affaire, quoique le bail de dix-huit ans soit trop court pour leur permettre de retirer pleinement le fruit de leur travail et des capitaux qu'ils ont engagés. La partie du domaine non transformée est sous- louée à un pasteur d'Aquila qui y entretient
I oOO brebis. Le reste est organisé en vue de la production du lait. La Cervelletta a été la pre- mière vacherie de l'Agro romano. Il y a 10 hec- tares de marcite irriguées avec de l'eau de source à 12°, ce qui favorise la végétation d'hiver et per- met de couper du fourrage vert même en janvier.
II y a aussi des prairies ordinaires naturelles et artificielles et des cultures sarclées : betteraves, raves, pommes de terre. Le propriétaire a exigé la plantation de 2 hectares de vigne, mais, comme les fermiers n'y entendent rien, ils en abandon- nent l'exploitation à des colons. C'est aussi à cinq familles de colons qu'est confiée la culture du blé moyennant redevance de la moitié du pro- duit. Quatre hectares environ sont consacrés à la culture maraîchère faite par des colons qui sont aussi chargés de vendre les légumes ; les fermiers contrôlent sommairement, ils ne se laissent pas détourner par ces détails de leur spéculation prin- cipale qui est la production du lait.
Il y avait jadis à la Cervelletta 30 tôles de gros
LA BONIFICATION ET LA CULTURE LNTENSIVE 237
bétail ; il y en a aujourd'hui 200, dont 150 vaches laitières produisant par jour, suivant la saison, de 600 à 1 200 litres de lait livré à un marchand en gros. En 1899, sur oO vaches, 25 périrent de la malaria ; sur les conseils du Prof. Celli, on tint les animaux enfermés à l'étahle à l'abri des moustiques et le reste du troupeau fut sauvé. On récolte à la Cervelletta un excédent de fourrages qui est actuellement vendu, mais qui, avec les produits de la culture plus abondants chaque année grâce aux engrais chimiques, permettrait de nourrir jusqu'à 300 vaches laitières ; aussi va- t-on construire deux nouvelles étables.
Le personnel fixe est composé de 7 vachers, 6 bouviers, 6 charretiers, 2 campieri \ 2 faucheurs ot 10 ouvriers pour les besoins divers. Il y a peu d'ouvriers temporaires et ils sont en rapport di- rect avec les patrons qui ont supprimé l'intermé- diaire des caporaux. En s'installant à la Cervel- letta, les fermiers ont amené avec eux 25 familles lombardes aujourd'hui réduites à une dizaine. A la tête des différents services sont des Lombards; pour les déterminer à venir ici il a fallu leur offrir des salaires assez élevés, mais ce sont des gens sûrs et travailleurs. Quelques-uns ont épousé des jeunes filles du pays et on remarque qu'ils dressent leurs femmes à l'ordre et à la propreté. Les salariés fixes sont payés au mois, logés dans des bâtiments neufs et ont la jouissance d'un petit jardin qu'ils cultivent bien. L'habitation est confortable, propre et bien tenue : c'est un étrange
1. Ouvriers chargés de régler les irrigations.
â38 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
contraste avec les huttes du voisinage dans les- quelles logent les familles de colons. En même temps qu'un personnel lombard, les fermiers ont aussi importé des méthodes de culture et des ins- truments en usage en Lombardie.
Les domaines que nous venons de visiter ont ceci de particulier qu'ils se trouvent dans le voi- sinage immédiat de Rome, dans la zone de boni- fication, et qu'ils sont d'une étendue relativement restreinte. Il nous faut aller plus loin pour obser- ver le cas de la mise en valeur d'un latifundium typique de l'xVgro romano.
Le domaine de Pantano qui occupe l'emplace- ment de l'ancien lac Régille, fameux dans l'his- toire par la victoire des Romains sur les Latins, est situé dans la commune de Monte Compatri', à 20 kilomètres de Rome, sur la via Casilina. Un matin de mars, nous partons des environs de Sainte-Marie-Majeure sur la voiture du laitier. C'est un mode de transport peu confortable, mais assez pittoresque. Le laitier est le grand commis- sionnaire sur les routes delà Campagne romaine ; aussi nous arrclons-nous à chaque porte tant que nous n'avons pas dépassé le Suburbio ; au delà nous ne rencontrons qu'une osteria et le casale de Torre Nnova'. La pluie qui se met à tomber nous fait déployer le grand parapluie dont est pourvue chaque voiture à Rome et, après avoir été caho- tés pendant trois heures, au petit trot de trois
1. Au point de vue administratif, et au sens étroit du mot, Pantano ne se trouve donc pas dans l'Agro romano qui corres- pond au territoire de la commune de Rome.
2. Osteria : auberge, cabaret ; casale : maison de ferme.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 239
mulets, sur les pavés de la via Casilina, nous arrivons à Pantano.
Le domaine dont le nom caractéristique signi- fie marais compte 2 000 hectares et appartient au prince Scipion Borghèse, le député et le sports- man bien connu. Celui-ci, voulant transformer sa propriété, chercha un fermier en Lombardie, il trouva les frères Gibelli qui constituèrent pour l'exploitation du domaine la Société agricole loiii- hardo-laliale en commandite simple au capital de 600 000 francs. C'est un cas assez fréquent dans la mise en valeur des latifundia que l'entrée en scène d'une société de capitalistes. Ainsi la Société latiale agricole a été fondée en juin 1906 au capi- tal de 1 200000 francs par des Milanais et des Ro- mains en vue de l'exploitation des domaines de Zambra et de Campo di Mare situés près de Palo sur la ligne de Civifavecchia et comptant ensemble un millier d'hectares : il y a à exécuter de grands travaux hydrauliques, h Istititto di Fondi rustici, société anonyme au capital de 2o millions, pos- sède dans la Maremme toscane et dans les pro- vinces méridionales d'immenses domaines qu'il met en culture.
Bien que Pantano soit en dehors de la zone de bonification, le propriétaire avait fait établir un plan d'améliorations d'après lequel les terrains étaient divisés en quatre catégories. Sur les ter- rains irrigables on devait faire des marcite ; sur les terres profondes mais non irrigables, des cul- tures et des prairies artificielles ; sur les collines à sol profond on devait faire des cultures arbo- rescentes et les collines à sol maigre devaient
■240 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
rester en pâturage. Les dépenses prévues s'éle- vaient à 433 905 francs '. Ici, comme ailleurs, si on a suivi les grandes lignes du plan, imposées du reste par le bons sens et les conditions du lieu, on en a complètement négligé les détails. Il est permis de se demander alors de quelle utilité ■sont les plans de bonitication ; la marche à suivre est indiquée par le but à atteindre, et un fermier intelligent et instruit saura aussi bien qu'un fonc- tionnaire dans quel sens il doit orienter son ■exploitation ; quant aux prescriptions de détail, «lies sont souvent inapplicables par suite de diffi- cultés imprévues que révèlent les travaux, et le cultivateur, aidé des conseils des techniciens, est le meilleur juge des moyens à employer pour y parer. Si, d'autre part, propriétaire et fermier veulent maintenir le statu quo, l'exjiérience a dé- montré que ce n'était pas l'existence d'un plan •de bonification qui pouvait triompher de leur inertie.
Le bail de Pantano a une durée de vingt ans. Les fermiers s'engagent à cultiver rationnellement, à fumer les terres et à entretenir 200 bêtes à cor- nes la première année, 300 la troisième et 600 la sixième. Le prix de ferme est fixé àl It) 000 francs. Les améliorations sont faites avec l'autorisation du propriétaire et à ses frais, mais d'après des prévisions générales acceptées par les deux par-
1. Assainissement et irrigations 76 700 francs.
Aménagement des bùtimcnts existants. . 2;{680 —
Nouvelles constructions 2:27 .^â.^i —
Constructions pour les vignes 61 100 —
Routes et clôtures 44900 —
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 241
ties. Le propriétaire donne la première année 58 000 francs pour constructions et aménagements de bâtiments et, chaque année suivante, il met 18 000 francs à la disposition des fermiers pour les améliorations et les constructions nécessaires. Si, à la fin du bail, les fermiers ont dépensé en améliorations plus de 382 000 francs le surplus ne leur sera remboursé que jusqu'à concurrence de 20 000 francs. Ils doivent faire pour 60 000 francs de plantations d'arbres fruitiers dont on ne leur remboursera que la moitié. Ils doivent aussi planter chaque année 4 000 arbres ou têtards le long des chemins et des fossés, et cela sans com- pensation. Pour les chemins, le propriétaire verse une contribution forfaitaire par mètre courant. Les fermiers s'obligent à planter 30 hectares de vignes et peuvent aller jusqu'à 80 hectares, mais n'ont droit à aucune indemnité. D'après l'article 31, ils « doivent traiter avec humanité et justice leurs subordonnés et tendre à leur amélioration morale et matérielle. Les dimanches et jours de fête, ils devront faire dire la messe à leurs frais dans l'église du domaine ».
Le bail lui-même subit dans son application quelques modifications ; il ne peut en être autre- ment quand il s'agit d'une entreprise toute nou- velle dont les gens les plus expérimentés ne sau- raient prévoir à l'avance tous les détails et toutes les difficultés. Si les fermiers doivent faire tous leurs efforts pour résoudre ces difficultés, les pro- priétaires doivent, de leur côté, en tenir compte afin de ne pas décourager les bonnes volontés hardies et les initiatives fécondes. Le fermage, Roux. 16
242 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
dans les conditions actuelles de l'Agro roraano, présente donc des caractères un peu particuliers. Quelle que soit la nature juridique du contrat, la force des choses impose une sorte de collabora- tion entre les propriétaires et les fermiers. Le contrat de fermage en lui-même n'est pas adapté à une transformation du sol aussi radicale que celle qui doit s'opérer dans la Campagne romaine. C'est l'incompétence seule des propriétaires qui les oblige à y avoir recours, mais les règles habi- tuelles du fermage, bien adaptées aux pays d'agri- culture ancienne et perfectionnée, ne trouvent plus ici leur application stricte et doivent se modifier suivant les conditions locales.
Les frères Gibelli sont arrivés à Pantano en 1903. Dès le début, ils ont entrepris l'assainis- sement du domaine au moyen de fossés et de drai- nages. Le lac de Gabiesqui comprend 80 hectares a été mis en culture en deux ans : les fossés sont bordés de saules taillés en têtards qui poussent avec une remarquable vigueur. Jusqu'à présent, la rotation adoptée est la suivante: maïs, froment, avoine, puis prairie artificielle. Il y a environ] 230 hectares de blé, autant d'avoine et une soixan-J taine d'hectares de maïs. Les céréales sont cul- tivées partie en régie, partie en colonage au tiers'j ou à la moitié, suivant la fertilité du sol. Le lacj Régille est déjà partiellement drainé : ici, comme à Bocca di Leone, on rencontre des sources verti-1 cales qui compliquent l'opération, mais le terrain] est frais et l'abondance des eaux permettra d'or- ganiser l'irrigation sur une partie du domaine.
Le bétail est donc appelé à jouer un rôle impor-j
L\ BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSUVE 243
tant dans l'exploitation. Actuellement, il y a 150 vaches suisses et hollandaises et une cinquan- taine de jeunes bctes, logées dans une vacherie neuve, très aérée, dont la construction légère est bien en rapport avec le climat du pays. La paille très abondante permet de fumer copieusement les terres à céréales. Outre les chevaux de service et les bœufs de travail, il y a encore 120 vaches de race romaine qui vivent au pâturage nuit et jour en toute saison. Les vaches suisses et hollandaises ne sortent que pendant le jour et sont nour- ries fortement à l'étable. Au moment de ma visite 80 vaches en lactation fournissaient 750 litres de lait vendu à un laitier en gros de Rome qui le fait prendre à la ferme deux fois par jour. Rappelons que Pantanoest à 20 kilomètres de la ville et qu'il n'y a ni chemin de fer, ni tramway; deux hommes et douze chevaux sont employés au transport du lait. Le fermier n'a donc pas à se déranger, mais il est un peu à la merci du laitier, et il est impos- sible à un client de Rome de se fournir directe- ment au producteur. On songe bien, paraît-il, à organiser une coopérative de vente, mais certaines personnes bien informées doutent qu'on réussisse. Le lait des vaches en stabulation est payé, pris sur place, 19 centimes en été et 23 centimes en hiver; celui des vaches romaines, moins abondant mais plus riche en matières grasses, est payé de 22 à 33 centimes ; le laitier fait des coupages. Ces prix sont très avantageux; ils indiquent bien dans quel sens il faut présentement orienter l'exploita- tion du bétail dans la Campagne do Rome. Les fermiers de Pantano n'ont pas amené d'où-
244 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
vriers lombards. Ils estiment que les gens du pays travaillent suffisamment bien et sont peut-êtro plus souples et plus respectueux. Une soixan- taine de salariés permanents sont logés dans des maisons et reçoivent un jardin s'ils le dési- rent. Ils le désirent rarement et faiblement: les jardins que je vois sont ^incultes et mal tenus: insouciance de la race. A proximité de la ferme on trouve im village de 54 cabanes oiî vivent en- viron SOO personnes. Ce sont des émigrants qui descendent de la montagne en octobre et y remon- tent après la moisson. Ils cultivent des céréales en colonage et travaillent aussi comme journa- liers. Il sont embrigadés par des caporaux. Les Gibelli ont voulu supprimer ceux-ci. mais ont dû y revenir, car il ne trouvaient plus d'ouvriers. Une ferme de l'importance de Pantano, isolée moins encore par les distances que par l'absence ou le mauvais état des chemins, doit se suffire à elle- même: aussi y trouvons-nous un forgeron, un charron, un sellier, etc. La population du domaine se procure des denrées alimentaires à la dispensa qui est exploitée en régie par les fermiers pour éviter les abus ; mais, au dire des ouvriers, on ne serait pas encore parvenu à les extirper com- plètement.
Lorsque les Gibelli sont venus s'installer avec leur famille sur la ferme de Pantano, ils ont passé pour fous aux yeux des gens du voisinage. On leur prédisait l'ennui certain et la mort pro- bable à brève échance. Or, depuis six ans qu'ils sont là, ils n'ont jamais été malades de la fiè- vre. Il est vrai que Pantano, jadis un des en-
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 24o
droits les plus malariques du pays, ne l'est plus guère grâce à l'assainissement et au traitement préventif par la quinine'. Parfois quelques ouvriers sont atteints, ordinairement après des libations excessives. Quant à Tennui, les hommes ont trop à faire pour l'éprouver, et les femmes habituées à vivre à la campagne savent se suffire à elles-mêmes. Une jeune fille consacre plusieurs heures chaque jour à faire la classe aux enfants ; aussi la tâche des instituteurs qui viennent le dimanche à Pantano est-elle très facilitée-. On a aussi organisé une école du soir, dotée d'une bibliothèque par un généreux donateur qui, par malheur, ne semble pas en avoir choisi très judicieusement les vo- lumes : la Divine Comédie, la Jérusalem délivrée, des ouvrages de Tolstoï et de philosophes alle- mands ! ^
Ce qui fait la supériorité et le succès des Lom- bards apparaît ici clairement : c'est l'aptitude à la vie rurale et à l^ isolement sur une ferme. Cela leur permet d'utiliser pleinement leur intelli- gence et leurs connaissances techniques ; ils ne craignent pas de se lancer dans une entreprise nouvelle, car ils la dirigent eux-mêmes, en sui- vent tous les détails et en restent maîtres. Tandis
1. Dans le contrat intervenu entre la commune de Monte Com- ^latri et ?on médecin Pantano est exclu du service de ce dernier parce que c'est un endroit éloigné et malarique ! A force d'in- stances, le médecin consent cependant à venir, mais il faut lui envoyer un cheval la veille et le reconduire. En été, on a heu- reusement à Torre Nuova une station de la Croix-Rouge dont le médecin vient tous les deux jours.
2. Pour l'école du dimanche, les fermiers ont construit une grande hutte à proximité du village de cabanes.
246 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
que le fermier romain cherche le mode d'exploi- tation qui exige le moins de surveillance de sa part, ils recherchent, au contraire, le mode d'ex- ploitation qui donne le plus de bénéfices ; peu importe si l'œil du maître est nécessaire : ils sont là pour veiller à tout.
Il est quelquefois impossible au fermier de ré- sider sur sa ferme faute de maison. C'est le cas du domaine de la Sega, situé dans les Marais Pontins, à 13 kilomètres au Nord de Terracine. C'est une propriété de 350 hectares appartenant à la commune. Ln Piémontais, M. Carlo Rossi, ayant fréquenté l'école d'agriculture de Pérouse. entreprit un voyage d'études dans la région ro- maine et eut l'idée d'y prendre une ferme. L'oc- casion qui s'offrait ici lui parut bonne ou du moins susceptible de le devenir : il signa un bail de douze ans. Les dépenses d'amélioration doi- vent être approuvées par la commune, ce qui né- cessite des négociations et une certaine diploma- tie, mais elles seront remboursées en fin de bail. Lorsque M. Rossi entra en jouissance, en novem- bre 1907, il trouva pour tout bâtiment une mau- vaise hutte de branchages ; force lui fut donc de se loger à ïerracine, mais cela encore est un problème assez compliqué, car les appartements sont rares et peu confortables : en mars 1909, il était encore campé mais non installé'. Il va tous
1. Le médecin cominunal, piémontais lui aussi, est depuis six ans logé provisoirement à l'Iiôtel avec sa famille : il a dû aména- ger à ses frais une cuisine et des water-closets. On voit les diflB- cultés tout à fait inattendues qu'on rencontre dans ces pays do vie ralentie. Sur la place de Terracine se dresse une grande mai-
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 247
les jours sur sa ferme où il a construit une con- fortable cabane en planches qui lui sert de bu- reau et où couche son régisseur; à Fentour il a planté des arbustes et dessiné un petit jardin d'agrément. On reconnaît là le vrai rural : jamais un mercante di campagna n'aurait eu cette pen- sée. 11 a aussi construit une maison renfermant trois logements pour ses ouvriers, et des cabanes pour les animaux. Dans l'immense plaine des Marais Pontins on a bien plus encore que dans l'Agro romano la sensation de la solitude. La Sega en est encore à la période du défrichement ; tous les champs labourés ont été semés en céréa- les. La rotation sera quadriennale : froment, avoine, et prairie artificielle pour fourrage puis pour graine. Lorsqu'on aura des fourrages, on entretiendra du bétail d'élevage et d'engrais, mais, pour le moment, il n'y a que des bœufs de travail. Les terrains non défrichés sont sous-loués à un pasteur de Filettino qui possède des che- vaux et des brebis. M. Rossi a un ouvrier lom- bard et un régisseur ombrien ; les autres salariés sont venus des environs. Les journaliers sont re- crutés àïerracine directement par le patron qui, après deux mois d'expérience, a remercié son caporal qui exploitait les ouvriers.
Tandis que les ouvriers piémontais et lombards cherchent du travail à l'étranger, et émigrent temporairement en France, en Suisse et en Aile-
son inachevée depuis vingt-cinq ans, et il y a pénurie de loge- ments ! Terracine pourrait être une station hivernale charmante s'il y avait un hôtel confortable.
248 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
magne, où ils trouvent des capitalistes et des in- dustriels qui ont besoin de bras et qui les font travailler, leurs compatriotes des classes aisées cherchent un emploi productif à leurs capitaux dans les entreprises agricoles de la province de Rome et fournissent des chefs à la colonisation de cette région. L'expansion de la race lombarde se fait donc dans des directions ditïérentes, sui- vant qu'elle cherche des débouchés à sa main- d'œuvre, ou à ses capitaux et à ses aptitudes pa- tronales.
C'est ainsi que peu à peu, grâce aux capitaux fournis par les régions industrielles et commer- çantes du Nord et grâce à l'initiative des Italiens de la plaine du Pô, la Campagne romaine sera mise en valeur. Ce qui paraissait un rêve irréali- sable aux Romains devient une réalité par l'œuvre des fermiers de la Haute-Italie. Grâce à leur for- mation agricole, à leur aptitude à la vie rurale, à l'esprit d'entreprise qu'ils doivent à leur milieu d'origine, ils n'hésitent pas à venir coloniser les solitudes de l'Agro romano et, en prenant leur large part des risques financiers, ils réussissent à entraîner les propriétaires romains ou au moins certains d'entre eux qui consentent à contribuer à la transformation de leurs domaines.
Nous avons vu que les nouvelles fermes sem- blent avoir tendance à se spécialiser dans la pro- duction maraîchère et la production laitière. Cette orientation de l'exploitation ne soufl're pas dis- cussion actuellement, étant donné le petit nom- bre des domaines en culture intensive. Mais on peut se demander si la transformation de tout
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 249
l'Agro romano peut se faire sur cette base. La question parait oiseuse ; car, avant que la Cam- pagne romaine soit mise en valeur, bien des fac- teurs inconnus peuvent modifier la situation économique et obliger les cultivateurs à chercher une autre voie. Les prévisions d'aujourd'hui ont donc les plus grandes chances de se trouver faus- ses dans dix ans '.
On objecte que la culture maraîchère ne peut pas prendre un plus grand développement à Rome à cause de la concurrence des jardiniers napolitains favorisés par un climat plus chaud. C'est possible, mais il n'est pas dit que les jar- dins de Naples suffisent toujours à alimenter Na- ples et Rome; certains légumes peuvent être obtenus plus avantageusement à Naples ; d'autres, au contraire, le seront à Rome.
La production du lait peut aussi un jour dé- passer les besoins de la consommation. Mais rien ne s'oppose à ce qu'on fasse du beurre, du fro- mage ou qu'on se livre à l'élevage ou à l'engrais- sement. D'ailleurs, lorsque toute la Campagne romaine sera en culture intensive, elle sera si différente de ce qu'elle est actuellement qu'il est difficile de prévoir de quelle façon devra s'orga- niser l'agriculture. Une chose est certaine, c'est qu'elle sera habitée par une population plus nom-
1. En 1883, C. Desideri, directeur de l'Ecole pratique d'agri- culture de la province de Rome, pronostiquait que l'entretien des brebis et la fabrication du fromage étaient destinés à ne plus être d'un l)on rapport (Bonificamento açfrario délia Cavtpagna ro- inana, p. 70), mais il ne prévoyait pas la reprise des cours sur les laines, ni l'émigration italienne en Argentine qui devait faire monter le prix du pecorino.
230 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
breuse et plus riche et que, par conséquent, la consommation locale sera plus considérable.
Les effets de la colonisation. — Nous venons lie voir par qui et comment s'opère la transfor- mation de l'Agro romano. Il nous faut mainte- nant passer en revue les effets sociaux de la co- lonisation.
Tout d'abord, le lieu est radicalement trans- formé : les eaux sont disciplinées et la steppe fait place aux cultures variées. La conséquence im- médiate" de cette transformation est un change- ment dans les conditions hygiéniques du pays : la malaria tend à disparaître.
Les modiiications apportées au travail sont pro- fondes et durables : l'art pastoral est remplacé par la culture intensive. Celle-ci, il est vrai, a pour but principal l'entretien du bétail, mais ce bétail n'est pas le même : la vache remplace la brebis et les moyens mis en œuvre pour son ex- ploitation diffèrent totalement de ceux qui sont en usage chez les pasteurs transhumants. Non seu- lement le mode de travail est changé et son objet modifié, mais Voutillage est devenu plus compli- qué et plus coûteux et son emploi exige des apti- tudes que les anciens guitti ne possèdent pas toujours ^ Quant à V atelier, il n'a pas subi de modification quoiqu'on puisse entrevoir une ten- dance à en réduire l'étendue. En fait, comme une
1. Un propriétaire me racontait qu'il avait acheté une charrue Sack, mais que ses ouvriers étaient incapables de s'en servir et qu'il n'avait pas pu le leur apprendre; ils s'obstinent à employer cette charrue perfectionnée comme leur ancien araire virgilien.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 251
partie du sol ne peut être mise en culture et reste en pâturage loué à des pasteurs, les exploitations sont moins grandes que les domaines. L'incon- vénient d'une étendue trop considérable est de rendre plus difficiles la direction et la surveillance du patron, qui sont d'autant plus nécessaires que le personnel est moins bien dressé. Les ouvriers actuels se recrutent, comme jadis, parmi les montagnards habitués à une culture routinière et peu soignée. Leurs capacités professionnelles sont donc nulles ; ce sont de simples manœuvres qui ne peuvent satisfaire aux exigences de la culture intensive qu'à la condition d'être encadrés ; c'est pourquoi certains fermiers jugent bon d'importer du dehors des chefs de service afin d'assurer la bonne exécution des opérations qui deviennent plus compliquées et plus variées. En somme, le travail se fait toujours en grand atelier, mais il est plus intense, plus difficile, exige une main- d'œuvre plus nombreuse et une direction plus habile.
La /^ro/j/'z'é-VÉf n'est jusqu'ici modifiée en rien par l'introduction de la culture intensive qui est par- faitement compatible avec la grande propriété '. On peut cependant constater une légère modifica- tion dans le mode de possession du sol : le fermage actuel implique au profit du fermier une appro- priation temporaire plus complète et des baux de plus longue durée. C'est une conséquance
1. 11 ne faut pas confondre grande propriété et latifundium. Nous avons défini le latifundium : très grande propriété à exploi- tation extensive.
232 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
nécessaire du travail intensif. Dans la composi- tions des biens les bâtiments et les plantations ont une importance relative plus grande. Cependant il ne faut pas oublier que nous sommes encore au début de la mise en culture de TAgro romano et que, en s'étendant et s'intensifiant, cette trans- formation peut exercer sur la constitution de la propriété des effets variables- suivant les régions €t qu'il n'est pas possible de prévoir exactement.
La culture intensive a sur le 5«/aire une influence heureuse en ce sens que, le personnel permanent des exploitations étant plus nombreux, le salaire devient plus stable. Si sa valeur nominale n'est pas accrue, son pouvoir effectif est augmenté, car il n'est plus, en général, réduit par les retenues des caporaux. Les moyens d'existence de la popula- tion ouvrière sont donc plus nombreux et plus réguliers.
La condition de la famille ouvrière est aussi notablement améliorée. En permettant le peuple- ment définitif de l'Agro romano, la culture inten- sive réduit et tend à supprimer cette émigration temporaire de longue durée qui sépare les enfants encore jeunes de leurs parents, et retient le père lui-même loin de sa famille pendant des mois entiers. Les facteurs de désorganisation de la fa- mille que nous avons signalés sont donc ici sup- primés ou atténués. La famille peut rester unie, car elle trouve son travail sur place et l'éducation des enfants en bénéficie, d'autant plus que la ré- sidence stable permet la fréqiientation des écoles.
Il est évident que le mode d'existence se ressent très directement de la culture intensive. Les res-
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 253
sources régulières permettent une alimentation meilleure et plus abondante, surtout si on cultive un jardin. L'habitation fournie par le fermier est très supérieure non seulement aux huttes de branchages, mais aussi aux sordides maisons de la montagne. Grâce à l'action combinée des pou- voirs publics et des patrons, l'hygiène s'améliore et est en voie de devenir satisfaisante.
La sécurité des moyens d'existence permet de traverser plus facilement les phases de l'existence. Certaines perturbations, normales autrefois, telles que maladies et chômages, tendent à devenir ex- ceptionnelles.
La situation de la population ouvrière est donc sensiblement améliorée. Il ne faut pas hésiter à attribuer cette amélioration au patronage des fer- miers-agriculteurs. Par une direction prévoyante du travail, ils assurent à leurs ouvriers des moyens d'existence suffisants et stables et ainsi les font jouir indirectement des avantages de la propriété et leur permettent de surmonter les crises de l'existence. Ces fermiers sont certaine- ment moins chnritables en apparence que bien des propriétaires romains, mais leur action sociale a une efficacité autrement grande pour l'amélio- ration du sort de leurs semblables. Ils jouent bien ici le rôle de grands patrons que leur abandon- nent les propriétaires : à l'anarchie qui caracté- rise l'Agro romano ils font succéder l'ordre et l'organisation. Leur intelligence directrice coor- donne les forces éparses ou antagonistes, et l'ou- tillage fourni par leurs capitaux donne à ces forces le maximum d'effet utile. Au gaspillage
234 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
des richesses naturelles succède une utilisation rationnelle et complète du sol. Une société orga- nique, productrice et prospère tend à succéder à une société anarchique, où le travail avait un rendement faible et où la misère était l'état nor- mal. L'Italie du Nord a fourni à la province de Rome les chefs qui lui manquaient.
Les patrons ruraux n'ont pas actuellement d'in- fluence directe sur la marche des services publics. Cependant on peut constater qu'ils favorisent le développement de l'instruction et le fonctionne- ment des écoles et du service sanitaire. Leur ac- tion est surtout indirecte : en augmentant la ri- chesse publique, ils accroissent les ressources budgétaires de l'Etat et de la Commune ; en pro- voquant le peuplement de la Campagne romaine, ils rendent le besoin des services publics plus sen- sible.
Enfin, par-dessus tout, ils exercent une influence éducatrice qui peut avoir pour l'avenir des répercus- sions lointaines. Aux classes dirigeantes romaines ils donnent l'exemple du travail et de l'esprit d'en- treprise ; à la population ouvrière ils off"rent l'exemple d'un type de patron inconnu ici jus- qu'alors, énergique, travailleur, qui s'intéresse efficacement à ses ouvriers, respecte leur dignité d'hommes et cherche à favoriser leur perfection- nement professionnel et moral. Nul doute que les aptitudes et la capacité des paysans de l'Agro romano n'augmentent progressivement sous l'in- fluence de leurs nouveaux patrons.
La colonisation et les usages publics. — C'est
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 2o.^
donc aux débuts d'une véritable colonisation qu'on assiste actuellement dans la Campagne romaine. C'est une colonisation en territoire vacant par deux races différentes et subordonnées l'une à l'autre. La classe supérieure et dirigeante est fournie, en général, par l'Italie du Nord ; la population ou- vrière et dirigée provient des montagnes de la Sabine et des Abruzzes. La première est plus dé- gagée que la seconde de la formation communau- taire ; elle a subi rinfluence du commerce et de l'industrie et a été en contact avec l'étranger. Elle possède l'esprit d'entreprise et l'aptitude aux affaires. Elle peut donc fournir aux montagnards du midi, sobres, travailleurs et dociles, les chefs qui leur manquent.
Quand je parle de territoire vacant, c'est plus exactement territoire Jion peuplé qu'il faudrait dire, car l'Agro romano est très nettement et complètement approprié, et cette appropriation n'est, en fait, contestée par personne. Ceci même est un avantage pour le colonisateur qui ne trouve devant lui que le propriétaire ayant sur le sol des droits bien affirmés et bien définis ; lorsqu'il est d'accord avec lui, il peut ensuite organiser son exploitation à sa guise en toute liberté sans être gêné par le voisinage ni par les usages locaux. Il taille en plein drap. Il règle la quantité de main-d'œuvre d'après ses besoins et choisit librement ses ouvriers. Toute une série de diffi- cultés ayjinl ordinairement pour cause la présence de la population locale se trouvent écartées,
11 n'en est pas ainsi dans toute la province de Rome. Nous savons que, dans le Viterbois, le
2o6 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
pays est parsemé de villages peuplés. Nous sa- vons aussi que les habitants y vivent en grande partie des usages publics grevant les terres des grands domaines. L'incertitude et le démembre- ment du droit de propriété qui en sont une consé- quence paraissent poser un obstacle très sérieux, sinon insurmontable, à la colonisation par des agriculteurs étrangers. Comme je demandais à un fermier lombard de la Campagne romaine s'il existait des usi civici sur son domaine : « Heureu- sement non, me répondit-il ; s'il y en avait eu, je ne l'aurais pas affermé, car avec les usi civici on n'est pas maître chez soi et il n'y a pas de cul- ture possible. » On comprend très bien que des étrangers n'aillent pas au-devant de difficultés épineuses, souvent imprévues, qu'ils comprennent mal, car elles dérivent d'un état social qui n'est pas le leur, et qu'ils ne veuillent pas entamer avec la population des luttes qui ménagent d'étranges surprises et qui tourneraient souvent à leur détriment à cause de leur inexpérience du pays, ce qui compromettrait irrémédiablement leur entreprise agricole.
La région peuplée de la province de Rome, qui semble de prime abord se trouver dans des conditions pins favorables que l'Agro romano, est donc en réalité dans une situation désavanta- geuse, puisque la présence d'une population stable soulève un problème que ne se soucie pas d'abor- der l'élément colonisateur de la Campagne ro- maine.
La question agraire restera-t-elle donc inso- luble pour le Viterbois ? Il est bien probable que,
LA BONIFICATION Et LA CULTURE INTENSIVE -257
dans celte région, la solution sera plus lente à venir que dans l'Agro romano, mais on peut en entrevoir plusieurs. D'abord, sur les ruines du latifundium peut se constituer le domaine collec- tif, qui restera tel ou évoluera vers la petite pro- priété, mais qui, de toute manière, amènera une augmentation de la production. L'affranchisse- ment peut aussi libérer le latifundium en tout ou en partie des usages publics. Lorsque la question du droit de propriété sera bien éclaircie et défini- tivement tranchée, la cause qui tient éloigné l'agriculteur lombard n'existant plus, il pourra venir transformer cette région et la mettre en culture intensive par les mêmes procédés qu'il emploie actuellement dans l'Agro romano. Cette transformation résoudrait la question agraire en offrant à la population des occasions de travail et on lui procurant des moyens d'existence suffisants par l'accroissement de la production agricole. Les paysans n'auraient donc aucun prétexte pour renouveler des revendications agraires préalable- ment jugées d'ailleurs. Propriétaires et fermiers seraient alors autorisés à invoquer la force pour protéger un droit de propriété nécessaire à l'exer- cice de la culture intensive : leur intérêt privé serait désormais d'accord avec l'intérêt social. Enfin il n'est même pas besoin de supposer l'im- migration lombarde pour opérer la mise en va- leur du Viterbois. On peut espérer que l'exemple des Italiens du Nord portera ses fruits et que les futures générations romaines effectueront leur retour à la terre. Les latifimdistes peuvent par- faitement, dans un avenir plus ou moins proche, Roux. 17
2o8 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
entreprendre directement ou indirectement la transformation de leurs terres et faire, avec des moyens appropriés aux conditions locales, ce que font aujourd'hui les agriculteurs étrangers dans la Campagne romaine.
Toutefois, dans les circonstances présentes, étant donné les difiBcultés spéciales que présente l'établissement en territoire peuplé des fermiers cisalpins dans la province de Rome, on peut con- sidérer que le territoire colonisable se réduit à l'Agro romano et aux Marais Pontins.
En résumé, la bonification qui se heurtait jadis à un préjugé, à de mauvaises conditions hygiéni- ques, au manque de capitaux et de patrons paraît aujourd'hui en bonne voie. Grâce à l'intervention des pouvoirs publics et au concours des initiatives privées, la malaria est victorieusement combattue et lorsque des patrons capables surviennent, des capitaux suffisants se trouvent soit avec l'aide de l'Etat, soit à Rome même, soit dans l'Italie sep- tentrionale et, du même coup, le préjugé que l'intérêt économique des propriétaires exige le maintien de l'ancien système d'exploitation dis- parait devant le succès des agriculteurs lombards. Ce qui manquait surtout à l'agriculture de la pro- vince de Rome, c'étaient des chefs ; ces chefs se sont trouvés, mais ils viennent d'un autre pays et appartiennent à une formation sociale différente.
CHAPITRE M
LA SOLUTION DE LA QUESTION AGRAIRE
Après avoir constat»' que la question agraire se pose dans la province de Rome depuis près de 2o00 ans. nous avons recherché les causes de la crise actuelle. Cette crisf est due à un manque d'équilibre entre les besoins de la population et les moyens d'existence qui lui sont offerts par l'agriculture, à une insuffisance de la production agricole provenant de mauvaises méthodes de travail. Nous avons pu considérer le latifundium à exploitation extensive comme la cause appa- rente et immédiate de cette crise parce qu'il est un obstacle aux transformations indispensables pour mettre l'organisation du travail et de la pro- priété en harmonie avec les nécessités actuelles. Cette crise se trouve aggravée par l'état social qui se présente à l'observateur dans une période de transition et par la formation sociale originaire de la race qui lui rend difficile l'adaptation à la vie moderne.
Nous assistons, en effet, dans les environs de Rome à la lutte entre la propriété collective basée sur le travail extensif des âges passés et la pro-
â60 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
priétc privée rendue nécessaire par le travail in- tensif qui s'impose pour l'avenir. Des conflits surgissent entre propriétaires et paysans parce que les uns et les autres ne suivent pas l'évolution sociale du même pas et ne s'y adaptent qu'impar- faitement. Les premiers subissent plus aisément et plus rapidement les influences étrangères el tendent à adopter l'organisation privée de la pro- priété mais dans ses apparences plutôt que dans ses réalités. Ils oublient que la propriété privée est conditionnée par l'exploitation intensive du sol, qui seule en justifie l'appropriation exclusive. Ils se réclament d'un droit, mais sans assumer complètement les devoirs qui en sont corrélatifs. Ils trouvent d'ailleurs un obstacle à la culture in- tensive dans l'attitude des paysans qui, plus fer- més aux influences du dehors, plus traditionnels et peut-être plus routiniers, entendent maintenir les anciennes méthodes de travail et, par réaction contre les prétentions des propriétaires, tendent à accentuer la forme de propriété collective. Ils s'y cramponnent désespérément parce que, de même que les latifundistes se montrent incapables de prendre énergiquement et efficacement l'initiative 'et la direction des transformations agricoles, ils sont, eux, incapables d'abandonner leurs vieilles habitudes et de se plier à un mode de travail in- tense et progressiste. Celle inaptitude à l'adaptation est la conséquence de la formation communau- taire qui étouffe les énergies individuelles et in- cline à la médiocrité insouciante ; elle a pour ré- sultat un malaise qui se manifeste par des troubles et des désordres.
LA SOLUTION DE LA QUESTION AGRAIRE ' 261
Cependant force est bien de sortir de la situation- actuelle qui amène des souffrances et qui, en se prolongeant, ne fait que s'aggraver. Il faut que les méthodes de travail s'intensifient et que l'or- ganisation de la propriété subisse les modifica- tions correspondantes. Pour cela, il faut que le type social se transforme. Cette transformation inéluctable ne saurait commencer par la masse qui, en raison même de ses origines communau-^ taires, est apathique et dépourvue d'initiative. Elle doit commencer par l'élite, plus accessible aux influences extérieures, plus facile à mettre en mouvement, et qui seule peut entreprendre et faire aboutir l'œuvre de réforme. Les patrons ru- raux ont l'intelligence et la science qui permettent de découvrir les causes du malaise actuel et de discerner les remèdes à appliquer et la voie à suivre pour opérer l'évolution nécessaire. C'est à eux qu'appartient la direction du travail qui leur donne le pouvoir de réaliser les transformations agricoles et ils disposent des capitaux qui les ren- dent possibles. Détenant en fait les moyens d'exis- tence de la population ils possèdent le vrai pou- voir social et sont maîtres de l'avenir. Leurs actes ont des répercussions lointaines dans le temps et dans l'espace ; leur responsabilité est immense comme leur influence, mais leur action n'est du- rable et bienfaisante que si elle s'adapte aux né- cessités sociales. Or l'élite seule des patrons ru- raux a conscience du présent et est capable de préparer l'avenir.
C'est pourquoi on peut prévoir l'élimination du type actuel du propriétaire romain qui devra se
2(12 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
transformer ou disparaître. Si les propriétaires ne savent pas prendre l'initiative de révolution, ils seront rendus responsables de la crise et suppri- més. Leur suppression pourra être légale par voie d'expropriation au profit des domaines collectifs, ou révolutionnaire par le soulèvement des prolé- taires ruraux. Elle pourra résulter aussi du simple jeu des lois économiques par suite de la concur- rence de patrons plus capables qui, mieux adaptés aux conditions actuelles, évinceront progressive- ment les anciens propriétaires. La question agraire trouverait ainsi sa solution dans l'initiative privée, tandis que, jusqu'à ce jour, les mesures violentes et les interventions des pouvoirs publics se sont montrées inefficaces.
Aussi croyons-nous que c'est dans ce sens que s'orientera l'évolution sociale dans la province de Rome. Nous avons déjà pu en noter les débuts sur les domaines colonisés par les agriculteurs lombards. Ceux-ci, se substituant à des patrons incapables ou insouciants, transforment les mé- thodes du travail, le rendent plus intensif et plus productif, assurent ainsi l'existence matérielle d'une population toujours plus nombreuse en même temps qu'ils font indirectement son éduca- tion professionnelle et qu'ils modifient progressi- vement sa formation sociale.
La question agraire se ramène ainsi aune ques- tion de patronage. Le malaise actuel est précisé- ment dû à ce que la race locale n'a pas pu produire de patrons capables. Aussi les pouvoirs publics ont-ils cru devoir intervenir, car leur intervention est toujours d'autant plus envahissante que les
LA SOLUTION DE LA QUESTION AGRAIRE 263
particuliers se montrent moins capables, mais elle ne saurait suppléer à l'incapacité de la population ouvrière et le patronage de l'Etat ne peut pas remplacer le patronage des particuliers. La preuve en est que. dans aucun des domaines transformés que nous avons visités, les plans de bonification n'ont été suivis et exécutés intégralement. Si l'agriculteur est capable, le plan est inutile et le patronage de l'Etat superflu ; s'il est incapable et insouciant, les améliorations prescrites ne sont pas réalisées et le patronage de l'Etat apparaît insuffisant et inefficace.
Pai' contre, l'action des pouvoirs publics porte tous ses effets lorsqu'elle s'exerce dans le domaine des services publics : dans un pays assaini, pourvu de moyens de communication, protégé contre les épidémies, les efforts des particuliers peuvent se développer avec le maximum d'intensité et d'effi- cacité. C'est dans cette voie que s'est engagé au- jourd'hui l'Etat italien et les résultats déjà obte- nus ne peuvent que l'encourager à y persévérer. Chacun des organes du corps social a sa fonction propre à remplir et ils ne peuvent pas se suppléer XxxnWnivQ: ad libitum. Notons que l'intervention de l'Etat s'est faite plus discrète précisément de- puis l'apparition de patrons étrangers de formation sociale supérieure attirés dans la Campagne de Rome par les bénéfices plus considérables qu'offre toujours l'exploitation d'un pays neuf.
Sous la direction de ces patrons d'un type nou- veau la population ouvrière paraît bien capable de s'adapter peu à peu à la culture intensive, du moins dans l'Agro romano, car la preuve n'en esf
S64 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
pas encore faite pour les régions déjà peuplées où régnent le latifundium et les usages publics, et nous savons que la colonisation y rencontre des difficultés spéciales. La population rurale est-elle également capable de passer d'elle-même à l'ex- ploitation intensive du sol? Il semble bien que oui dans les régions à cultures arborescentes puisque la petite propriété y domine. Mais nous n'avons pas encore d'exemple assez net de ce passage, de cette adaptation au travail intensif, dans les autres régions, pour pouvoir nous pro- noncer. Nous pensons toutefois qu'en dehors de la direction d'un patron capable, cette évolution sera lente et qu'elle ne se fera qu'appuyée sur la petite propriété privée. Notre opinion est basée sur les tendances qui se manifestent inconsciem- ment, mais assez nettement dans les universités agraires et les domaines collectifs.
Nous voyons donc la solution de la question agraire à Rome dans l'intensification du travail, dans l'adaptation de la forme de la propriété au nouveau mode de travail et dans l'évolution de l'état social, sous l'influence d'une immigration de patrons appartenant à une race supérieure.
L'étude du problème agraire dans la province de Rome apporte-t-elle quelques enseignements d'ordre général dont on puisse tirer profit dans d'autres pays?
Il semble bien que oui. Ainsi nous avons pu constater nettement que la crise provient d'un défaut d'adaptation aux conditions économiques etsociales du lieu et du temps. (Vest parce que les métbodes de travail ne sont plus en rapport
LA SOLUTION DE LA QUESTION AGRAIRE 26o
avec les progrès techniques de notre .époque et avec la nécessité d'une production nourricière abondante dansiin pays surpeuplé qu'il y a malaise et souffrances. C'est parce que le régime de la propriété n'est pas adapté aux exigences de la cul- ture intensive qu'éclatent contlits et troubles. C'est parce que la formation sociale de la race la rend peu capable d'adaptation et rétive aux trans- formations rapides de l'évolution moderne qu'ap- paraissent la désorganisation et l'anarchie. Or on peut constater les mêmes phénomènes en bien des pays autres que l'Italie.
C'est donc, en dernière analyse, l'éducation so- ciale du peuple entier qui est à faire. Mais une semblable entreprise n'est réalisable que si la classe patronale est résolue à la mener à bonne fin et à remplir les. devoirs que lui impose la pos- session du sol.
Le premier de ces devoirs c'est de donner au travail agricole une direction énergique et intelli- gente afin de le rendre plus productif et d'ac- croître par là les moyens d'existence de la popu- lation. Nous avons constaté que cette direction ne peut venir que des patrons naturels : proprié- taires et fermiers. Les tentatives répétées par riîltat, sous des formes multiples, pendant des siècles, n'ont abouti qu'à des échecs car le respect des lois sociales et économiques est la condition sine qua non du succès pour les entreprises des pouvoirs publics comme pour celles des particu- liers. 11 importe donc d'étudier ces lois et de les connaître pour pouvoir apporter un remède effi- cace aux crises agirai res.
266 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Une de ces lois qui nous est apparue avec le plus de netteté et qui domine tout le problème en question est celle de l'interdépendance du travail et de la propriété. S'il est vrai que certaines formes de propriété favorisent certaines formes de travail il est non moins vrai que certaines formes de travail exigent et entraînent certaines formes de propriété. Comme le travail a pour but de procurer à l'homme des moyens d'existence, né- cessité pressante, et qu'il est souvent dans la dé- pendance étroite des conditions du lieu, c'est donc en définitive la propriété qui doit s'organiser en fonction du travail. Il s'ensuit que le mode et le degré d'appropriation du sol présenteront des différences parfois considérables suivant les pays et les époques : ici encore apparaît la loi d'adap- tation.
C'est pour avoir méconnu cette loi que le lé- gislateur a si souvent fait œuvre inutile pour ne pas dire néfaste. Il en sera ainsi toujours et par- tout lorsque les lois civiles ne tiendront pas compte des lois sociales constatées par l'observation. Il en sera ainsi toutes les fois surtout que les pou- voirs publics violeront cette autre loi d'après la- quelle, dans les sociétés, chaque organe a sa fonc- tion propre. Or la leur est essentiellement, à l'intérieur, le maintien de la paix publique par la législation, la police et la justice. En dehors de là, les interventions de l'Etat ne se justifient que par l'incapacité des particuliers à satisfaire aux besoins collectifs par l'initiative privée et l'asso- ciation libre. C'est un fait d'observation que, toutes choses égales d'ailleurs, les attributions des
LA SOLUTION DE LA QUESTION AGRAIRE 267
pouvoirs publics sont d'autant moins' étendues que la valeur sociale des citoyens est plus grande. Mais dès qu'il s'agit de la vie privée, et les faits de travail et de propriété sont d'ordre privé, l'ac- tion de l'Etat, quelle que soit d'ailleurs, l'incapa- cité des individus, se montre inefficace ou mal- faisante. Son rôle doit se borner à lever les obstacles qui pourraient entraver les énergies par- ticulières, à susciter et à encourager les initiatives privées. C'est dire qu'il n'est pas toujours au pou- voir de l'Etat de résoudre la question agraire et qu'il est aussi injuste de lui reprocher les crises qui en dérivent, qu'il est inutile de solliciter son intervention pour y mettre fin.
TABLE DES MATIÈRES
Ayant-propos 1
Chapitre 1". — La question agraire et le latifundium.. . 9
État de la propriété dans la province de Rome. — Ori- gine du latifundium.
Chapitre II. — Le latifundium dans l'Agro romand.. . . 19 Le lieu. — Le « mercante di campagna ». — 1" L'art pastoral. — Le pâturage et les bergers transhumants.
— Les villages de pasteurs. — 2» La culture. — L'émi- gration temporaire. — La main-d'œuvre et la culture.
— Le caporal. — Le mode d'existence des émigrants dans la Campagne romaine. — 3» La vie collective. — Voisinage et associations. — Les services commu- naux. — Le culte.
Chapitre III. — Le latifundium dans le Viterbois. . . . 106 Le lieu. — 1" Les v.sages publics. — La culture exteu- sivc et les « usi civici ». — Origine et historique des usages publics. — 2» La lutte pour la terre. — Le con- * Ait entre propriétaires et paysans. — Les Ligues de paysans et le parti socialiste.
Chapitre IV. — Les lois agraires et les usages publics. . IM i° L'affranchissement des propriétés. — La législation.
— Les résultats. — 2» Les domaines collectifs. — Les universités agraires. — Les domaines collectifs et la petite propriété.
Chapitre V. — La bonification et la culture intensive. . 171 1" Les interventions des pouvoirs publics. — Les papes et l'agriculture. — Les lois de bonification du gouverne- ment italien. — Inellicacité des interventions de l'État. — 2° La malaria. — Les fièvres malariques.
— La lutte contre la malaria. — L'initiative privée et la Croi.x-Rouge. — 3° Les patrons ruraux. — Les do- maines transformés. — Les elfe ts de la colonisation.
— La colonisation et les usages ])ublics.
Chapitre VI. — La solution de la question agkaire. . . 259
CHARTRES. — IMPRlMEI'.li: lU UAND. RUE FULBERT.
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