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Henry Tresawna Qerrans

Fellow of Worcester Collège^ Oxford 1882-1921

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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Les réformes financières en Indochine de 1897 à 1900. Paris,

Rousseau, 1900. Les colonies françaises. Encyclopédie Petit. Paris. Larousse, 1900.

L'administration indo-chinoise. Les finances indo-chinoises. Cours à l'École coloniale, 1904-1905. Paris. Le système fiscal et l'état social en Indochine. Cours à l'Union

coloniale. Paris, 1898-1900. Le progrès mutualiste. Les unions et les fédérations. Auxerre.

imprimerie du « Bourguignon ». 1909. Les troupes coloniales. Répertoire du droit administratif, Béquet,

Laferrière, Dislère. Paris, Dupont. 1909. La Commission européenne du Danube. Larousse mensuel illustré.

Paris, mai 1910. Les enfants assistés et la mutualité. Bulletin des Sociétés de secours

mutuels. Paris, mai 1906. La question sanitaire en Roumanie iLe service sanitaire à Sulina).

Galatz. Schenk et Burbea, 1909. La question du Danube. Cours libre à la Faculté de droit de Paris,

1911. La question du Danube. Préface de M. L. Renault, membre de l'Ins- titut Paris. Larose et Tenin. 1911-1916. Les réformes et l'enseignement administratif en Perse, avec

cartes et textes persan et français. Téhéran, 1913. Imprimerie Pharos. Les tribus du Fars et du Sud de la Perse. « Revue du Monde

musulman ». vol. XXII et XXIII. mars et juin 1913. Texte persan,

Imprimerie Impériale. Téhéran et imprimerie Pharos, Téhéran, 1913.

Essai sur l'Administration de la Perse. Leçons faites à la Classe

périale et à l'Ecole des Sciences politiques de Téhéran. 1912-1913.

Paris. Ernest Leroux, 1913. Text*1 persan, imprimerie Impériale.

Téhéran, 1913. Les Institutions de la Police en Perse. Leçons faites à l'Institut

polytechnique de Téhéran. 1913-1914. Paris, Leroux, 1914. Texte

persan. Téhéran, Imprimerie Impériale, 1914. Les Institutions financières en Perse. Paris, Leroux. 1915. Texte

persan. Imprimerie nationale, Téhéran, 1914. Les Méthodes tureo-aliemandes en Perse. Revue de Paris. Ie* mars

1915. La Question persane et la guerre. Revue politique et parlementaire.

LO juillet 1915. Danube et Balkans. Revue politique et parlementaire, 10 novembre

1915. La Perse en 1916. Larousse mensuel illustré. Paris, novembre 1915.

BAR-LE-DUC IMPRIMERIE «ONT ANT-I.AGUERRÉ.

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%

G. DEMORGNY

Ancien secrétaire général de la Commission européenne du Danube

Jurisconsulte du Gouvernement Persan

Professeur à l'Ecole des Sciences politiques de Téhéran

LA

QUESTION PERSANE

ET LA GUERRE

La Rivalité Anglo-Russe eu Perse. L'Effort alternant1 La Politique persane. L'Influence française

Préface de M. Lucien Hubert, Sénateur

LIBRAIRIE

DE LA SOCIÉTÉ DU

RECUEIL SIRET

Anne M$on LAROSE ET FORCEL

LÉON TEMIN, Directeur

23, rue Sauf flot, PARIS,

1916

Droits de traduction réserves.

315

04

PRÉFACE

Ceci est une comédie, parfois un drame diplo- matique. — Personnages : deux anciennes rivales réconciliées, l'Angleterre et la Russie ; une char- mante personne, insouciante et désintéressée, la France ; d'astucieux et souples Persans qui mécon- naissent trop souvent les sages et honnêtes pres- criptions de leur Khalife Ali ; une lourde figure de profiteuse, la Turquie allemande.

En 18 tableaux, nous voyons se dérouler de subtiles et déconcertantes intrigues : la ruse persane, le cynisme allemand, les intermittentes énergies russes et les prudentes résistances de l'Angleterre. La France fait de la conciliation pour le plus grand profit de tous, sans aucune réciprocité pour elle.

L'action est simple : les peuples et les gouverne- ments d'Orient ont toujours joué de la division des

VI PREFACE.

grandes Puissances. Ce principe régit particuliè- rement les affaires et la politique persane qui peuvent se résumer ainsi :

En Perse, on se croit prémuni contre toutes les mauvaises chances parles sympathies de la Russie et de l'Angleterre agissant les unes dans un sens, les autres dans un autre; de telle sorte qu'elles doivent se faire contre-poids dans les pires éven- tualités. Trop longtemps, les Russes et les Anglais ont facilité ce jeu par un attachement irréfléchi au compromis caduc de 1907.

L'Allemagne, de tout temps et particulièrement depuis l'entrevue de Potsdam de novembre 1910, a pensé et pense encore que « les conflits d'inté- rêts qui existent entre l'Angleterre et la Russie en Asie, offrent certainement la possibilité de gêner ou même de contrecarrer les actions com- munes de ses adversaires ».

Pour la diplomatie française, la Perse est un ermitage. 11 est entendu qu'on s'en désintéressera. Et cependant, par l'Iran, passe le point de conver- gence et de concentration des lignes transcauca- sienne, transcaspienne et transpersane qui met- tront en communication par une ligne ininter- rompue l'Europe et l'Asie.

PRÉFACE. TII

Pour les Allemands au contraire, la Perse est un champ de bataille et en effet, nous voyons à l'heure actuelle la guerre déborder le continent asiatique au delà des frontières de l'empire ottoman. Par la fatalité des choses « la pénombre de la grande lutte européenne couvre lentement l'empire immobile des Chahs ».

Et pendant ce temps, les sympathies françaises en Perse s'étonnent de l'abandon nous les laissons, quand elles subissent l'assaut répété et tenace des influences germaniques.

C'est entendu, la Perse est chasse réservée aux influences russe et anglaise. Quel sera le sort de l'Iran après la guerre? Une note du 1er novembre 1915 du Gouvernement russe a fait prévoir au Gouvernement de Téhéran que « si les bruits d'un accord spécial entre la Perse, l'Allemagne et la Turquie recevaient confirmation, la conven- tion anglo-russe de 1907, basée sur le principe de la conservation de l'intégralité et de l'indépen- dance de la Perse, n'aurait incessamment plus aucun effet ».

Il semble que le Gouvernement du Chah se le soit tenu pour dit. Mais les tribus et la force armée organisée par des officiers suédois, désavoués du

VIII PRÉFACE.

reste par le Gouvernement de Stockholm, sont en pleine révolte et ont joint leurs efforts à ceux des officiers allemands et turcs qui veulent une rupture des négociations entre la Perse, la Russie et l'An- gleterre et l'ouverture définitive d'un nouveau théâtre de la guerre.

Quadviendra-t-il des destinées de l'Iran? Quoi qu'il en soit, les puissances de la Quadruple Entente ne doivent pas oublier un seul instant qu'elles poursuivent une guerre de libération et d'affranchissement et que le drapeau des alliés doit porter vraiment dans ses plis la liberté du monde.

L'Allemagne a bien su profiter, tout récemment encore, des conflits d'intérêts qui se sont mani- festés à propos d'une solution, inconsidérément avouée, de la question des détroits et de Stam- boul. Elle guette l'occasion d'exploiter encore ces mêmes rivalités dans le golfe Persique elle espère toujours créer une source de compli- cations et de conflits entre les deux empires alliés. N'y a-t-il pas une riposte à lui opposer ? « Quoi de plus grandiose que la pensée de relier par un chemin de fer international le Bosphore au golfe Persique, de ressusciter par la vie économique la

PREFACE. IX

fécondité de ces plaines, de ces vallées et de ces plateaux ont fleuri les civilisations les plus colossales et les plus charmantes à la fois du monde ancien? »

Aujourd'hui, la guerre a simplifié les combi- naisons diplomatiques, l'essentiel est de maintenir l'entreprise du chemin de fer indo-européen à l'abri des tentatives turco-germaniques contre tout essai de monopolisation et d'exploitation du pan- germanisme sur les grandes routes de l'activité humaine. 11 faut assurer la sauvegarde interna- tionale des deux grandes voies du monde : Berlin Salonique; Berlin golfe Persique.

Telle est la pensée directrice et libérale de ce livre. A ce seul titre, il se recommande à l'opinion, qui, désormais en France, ne peut, ne doit plus, sous peine de déchéance se désintéresser des questions qui jusqu'ici lui ont paru trop longtemps lointaines.

Qu'on le sache bien en France : Danube, Stamboul, les détroits bloc ou équilibre balka- nique, chemins de fer de Bagdad et transiranien sont questions connexes et interdépendantes. C'est pour avoir méconnu ces principes élémentaires que notre politique extérieure s'est révélée fragile et précaire.

X PRÉFACE.

La question persane est actuelle ; demain à l'heure du règlement de comptes, elle retiendra toute l'attention de la diplomatie. Aujourd'hui toute l'action turco-allemande dans l'Empire des chahs repose sur la communication du Bagdad qui relie Stamboul à Ispahan et le grand effort que va diriger Von der Goltz en Mésopotamie sera dirigé vers la Perse.

Ce livre se recommande encore par le patrio- tisme ardent de son auteur. M. Demorgny est un Français profondément averti des contingences nécessaires qui s'imposent à la direction de notre action diplomatique, mais il veut que demain dans le monde renouvelé, la France joue un rôle digne d'elle. Il revendique dans les ententes futures toute notre personnalité et toute notre liberté. Et c'est un programme que les circonstances ren- dent digne d'unir tous les Français.

Paris, 1916.

Lucien Hubert, Sénateur des Ar dermes.

LA

QUESTION PERSANE

La question persane.

La série des faits et événements auxquels la rivalité anglo-russe en Perse, la politique indi- gène et les menées turco-allemandes ont donné lieu, depuis la révolution persane et la convention anglo-russe de 1907 jusqu'à ce jour, constitue une page intéressante de l'histoire diplomatique contemporaine et de la politique musulmane.

Dans son excellent livre : La rivalité anglo- russe au xixc siècle en Asie, le docteur Rouire a consciencieusement étudié les origines, l'histoire et le développement de cette rivalité ; il a donné un tableau exact de la situation respective de l'Angleterre et de la Russie dans les pays limi- trophes du Turkestan russe et de l'Inde anglaise, il a exposé les considérations qui ont amené

Demorgny. 1

Z LA QUESTION PERSANE.

les deux puissances rivales à l'entente provisoire du 30 août 1907.

Mais, il ne paraît pas, d'après les résultats obte- nus à ce jour, qu'il y ait lieu de se montrer aussi optimiste que le Dr Rouire, tant au point de vue des intérêts spéciaux en cause, qu'au point de vue de l'avenir. Bien loin de penser et de croire que la convention du 30 août 1907, en ce qui concerne la Perse, ait réglé la situation respective de l'An- gleterre et de la Russie, nous estimons qu'elle n'a été qu'un armistice temporaire que la diplomatie a été obligée d'insérer en son temps pour ménager les transitions, pour éviter une solution radicale et pour fixer les positions réciproques.

On verra par la suite que la lutte entre les deux puissances s'est poursuivie depuis, souvent avec âpreté et que les points de conflits se sont multi- pliés entre les deux gouvernements avec les causes de tensions, de difficultés et de dépenses, et avec les antagonismes nés aussi de la politique indigène, ou provoqués par les menées allemandes1.

La convention russo-anglaise de 1907 n'a été qu'un compromis, une formule équivoque et tran- sitoire, et le Gouvernement britannique se plaint

1 V. Revue de Paris, 1er mars 1915. Mon article sur les méthodes turco-allemandes en Perse.

LA QUESTION PERSANE. 3

que la Russie en ait profité pour se tailler en Perse la part du lion1.

De son côté, le Gouvernementftranien, suivant ses anciens errements, se figure qu'une situation aussi tendue peut et doit s'éterniser. Il continue entre les Russes, les Anglais et les Allemands, cette politique, nous ne dirons pas d'équilibre, mais de faux poids et de fausse mesure, que Victor Bérard a décrite avec tant de sévère exactitude dans son livre Des révolutions de la Perse2. On ne peut d'ailleur s^as trop reprocher aux Persans cette politique, puisqu'elle leur parait être leur seule défense.

Quoi qu'il en soit, les affaires de Perse sont loin

1 V. Livre Bleu publié par le Gouvernement anglais, 1913, 1, pièce 335, 25 septembre 1912. Sir Ed. Grey à Sir Buchanan : « I had some conversation with M. Sazonof to day on the subject of Persia and pointed out on the map how large the Russian sphère was as compared with the British. I said that what people hère felt was that the changes since the Anglo-Russian convention had been to our desadvantage... ». V. aussi Livre Bleu publié par le Gou- vernement anglais, 1913, 1, pièce 464, 11 décembre 1912, Mémorandum by Mr Shipley, on the Events at Tabriz... With référence to the Pamphlet compiled by Prof essor E. G. Browne.

3 La mise au point de cette politique indigène nous paraît avoir été donnée par Louis Bertrand dans le Mirage oriental et M. Le Ghatelier en a formulé une théorie dans son exposé de la Politique générale musulmane, Paris, 1910. Publica- tions de la Revue du monde musulman.

4 LA QUESTION PERSANE.

d'être réglées. Elles ne le sont pas en ce qui con- cerne la Perse elle-même, lamentablement entre- tenue dans un état de décomposition morale et matérielle sous un régime mal défini, qui ne peut lui donner ni routes, ni voies ferrées, ni écoles, ni travaux d'irrigation, ni administration régu- lière, ni ordre, ni sécurité, ni aucune ressource d'une vie nationale ou autre. Elles ne sont pas non plus réglées au point de vue de la situation et des intérêts respectifs de la Russie et de l'An- gleterre1; enfin, elles ont permis aux Turcs et aux Allemands d'employer tous les moyens pour tenter d'entraîner les Persans dans leur aventure.

La Perse, qui sépare la Russie asiatique de l'Inde anglaise, fournit aux rivalités des deux Puissances un terrain toujours plus accidenté et toujours plus dangereux. Les faits et les évé- nements de la guerre actuelle auront demain de graves conséquences pour l'Iran, dont le sort va se décider ; ses destinées sont à la veille d'occuper un

1 L'optimisme de M. E. Driault (La France et la guerre, Paris, Cerf, 1915), ne me persuade pas plus que celui de M. le Dr Rouire. Je n'ai pas vu en Perse que les Conventions anglo-russes de 1907 aient « assuré le règlement amiable de tous les malentendus ». M. Isvolsky, l'auteur desdits traités, reconnaît lui-même qu'ils ont été mal appliqués en Perse.

LA QUESTION PERSANE. O

rang important dans les préoccupations de la politique européenne.

Petit à petit, la guerre étend sa tache d'huile monstrueuse et sanglante. Elle déborde mainte- nant le continent asiatique au delà des frontières de l'empire ottoman. Les Turcs ont envahi la pro- vince persane de l'Azerbeïdjan et de Kermanhah au cours de l'hiver, et même durant quelques jours, ils ont occupé Tahriz, sa capitale, grande ville de 200.000 habitants. Chassés par les troupes russes, ils ont étendu le réseau de leurs intrigues avec l'aide d'agents germaniques jusqu'au cœur de la Perse, dont le gouvernement, dépourvu d'armée, est impuissant. Une agitation musul- mane a grandi, elle aurait pu devenir mena- çante.

Aussi les Russes ont-ils été mis dans l'obliga- tion d'élargir en ces régions leur théâtre d'action. Ils se sont d'abord emparés de Van, situé sur la rive orientale du lac du même nom; puis, descen- dant vers le sud de l'Azerbeïdjan, ils ont atteint et dépassé le vaste lac d'Ourmiah. ils sont entrés à Miandouab, à 150 kilomètres de Tabriz. En même temps, au nord, des troupes avec de l'artillerie ont été débarquées à Enzeli, port de la Caspienne, et marchent sur Kasvin, route de Téhéran.

O LA QUESTION PERSANE.

D'autre part, les Anglais, installés à Bassorah et au Chat-el-Arab, sont engagés dans une série d'opérations contre les Turcs qui habitent les vallées persanes duKarounet duKerkha, affluents du Tigre.

Ainsi, par la fatalité des choses, la pénombre de la grande lutte européenne couvre lentement l'empire immobile des chahs '.

L'attention de la diplomatie va se trouver portée à l'heure du règlement des comptes de la guerre sur les questions soulevées par l'exécution d'une importante partie de la convention anglo-russe de 1907, car, au contact brutal des réalités et des faits, cette fiction diplomatique semble avoir fait son temps en Perse.

La rivalité anglo-russe en Perse.

La convention anglo- russe du 30 août 1907 n'est pas spéciale à la Perse ; elle concerne aussi la situation respective de l'Angleterre et de la Russie au Thibet et en Afghanistan. Avant le traité, des deux puissances en lutte, c'était l'An-

1 V. l'article du commandant de Civrieux, Le Matin, mai 1905.

LA RIVALITE ANGLO-RUSSE EN PERSE. 7

gleterre et non la Russie qui, depuis un siècle, avait déployé le plus d'efïorts pour s'assurer l'hé- gémonie et pour accaparer le plus de peuples et de royaumes en Asie.

Au Thibet, l'Angleterre avait partie gagnée; elle s'était fait sa part dans le commerce local et avait exclu de ce commerce toute autre puissance. En Afghanistan, l'influence anglaise était prépon- dérante, exclusive, et cette situation privilégiée était reconnue et acceptée en fait et en droit à la fois par les souverains afghans et par la Russie.

De son côté, en Perse, la Russie, descendue du Caucase, s'était incorporé la Géorgie, avait soumis les Tcherkesses et autres peuplades mahométanes; elle avait conquis l'Arménie persane, pris Kars et Batoum. En 1797, Agha Mohammed devait céder à la Russie la partie du Daghestan au nord du Kour. En 1813, parle traité duGulistan, Fath AH Chah perdait le reste du Daghestan et le Chirvan. En 1828, par le traité de Tourkmantchaï, l'Erivan et le Nakhitchevan étaient également enlevés à la Perse; le même traité stipulait pour les bateaux de guerre russes le monopole de la Caspienne.

Après chaque guerre, le Chah se trouvait de moins en moins maître d'orienter sa politique dans un sens défavorable aux intérêts russes qui se trouvèrent imposés jusqu'à l'Ararat et l'Araxe.

8

LA QUESTION PERSANE.

La Russie s'était ainsi créé une province de Trans- caucasie, mais elle avait s'arrêter de ce côté, à plus de 1.000 kilomètres de la frontière de l'Inde. De l'autre côté de la Caspienne, les progrès des Russes avaient été plus marqués. Par bonds successifs, ils s'étaient portés, au cours du xix° siècle, de l'Oural à la frontière de Chine, occupant ainsi tout le bassin du Syr Daria, la rive droite de l'Amou Daria et la rive gauche de ce fleuve jusqu'au cours de l'Attrek.

La majeure partie de cette Transcaspie, de ce Turkestan russe, n'est d'ailleurs que steppes et déserts, sauf les hautes vallées de Ferganah et de Samarcande et quelques oasis comme celles de Khiva et de Merv.

Cependant l'Angleterre, non contente d'avoir transformé le Belouchistan, l'Afghanistan et le Thibeten autant de glacis de la frontière de l'Inde, avait fait du golfe Persique un lac anglais : sur la côte arabique, elle avait fait accepter son pro- tectorat à la petite république de Koweit ; occupé plus au sud les îles Bahrein. Elle tenait sous sa dépendance l'État d'Oman dont elle pensionnait le sultan. A l'embouchure du Chat-el-Arab, l'An- gleterre avait imposé sa tutelle au Cheikh de Mohammerah. Sur la rive persane, elle s'était installée à Gualior, elle avait mis une garnison de

LA RIVALITE ANGLO-RUSSE EN PERSE. V

cipayes de llnde à Djask, à l'entrée du détroit d'Ormuz. Pour surveiller le commerce, et pour assurer la domination de l'Angleterre, cinq rési- dents politiques étaient fixés à Mascate, Koweït, Bender Abbas, Bahrein, Bouchire. Le plus élevé d'entre eux, celui de Bouchire, vrai maître de ces parages, est appelé le roi du golfe Persique par les riverains.

En novembre 1814, les Anglais signaient enfin à Téhéran avec le gouvernement de la Perse une alliance défensive qui promettait les secours et les subsides de Londres en cas d'invasion russe, pourvu que le Chah ne fût pas l'agres- seur1.

Mais les entreprises de Napoléon avaient fait comprendre à l'Angleterre le danger que pouvait faire courir à l'Empire des Indes une attaque par voie terrestre à travers les régions qui s'étendent de l'Euphrate à l'Indus2. Débarrassée de ce souci du côté de la France après la chute du premier Empire, l'Angleterre se trouva en présence d'un rival plus redoutable encore, la Bussie, qui, par son voisinage et par les forces et les ressources

1 Ce traité de Téhéran est resté jusqu'à la guerre de 1857 le code des relations anglo-persanes.

8 L'entreprise allemande du Bagdad a fait renaître ce danger. V. plus loin, p. 48 et suiv.

/

10 LA QUESTION PERSANE.

dont elle dispose, peut exercer une action éner- gique sur la Perse.

Les luttes entre la Russie et la Perse étaient fréquentes et celle-ci devait payer chaque fois, comme on vient de le voir, les frais de la guerre par des pertes de territoire et des contributions d'argent. Il était donc à craindre que la Perse ne tombât complètement sous l'influence ou la domi- nation russe, que ne retenaient plus les victoires de la France révolutionnaire et napoléonienne, quand l'Angleterre réussit à conclure en 1834 avec la Russie un accord par lequel les deux puissances contractantes s'engageaient à maintenir la Perse comme Etat indépendant.

C'est à partir de ce moment que le Gouverne- ment britannique, tranquillisé et rassuré pour un temps, se mit à entreprendre l'organisation écono- mique du pays, en faisant porter ses efforts surtout sur les régions de la Perse qui étaient le plus accessibles à son action et dont la possession impor- tait le plus à la défense de l'Inde, c'est-à-dire sur la Perse méridionale qui touche au golfe Persique et à la mer d'Oman.

De 1834 à 1855 l'Angleterre monopolisa rapi- dement les opérations financières, les moyens de communications maritimes et terrestres, les mines et les routes, le commerce et la navigation.

LA RIVALITÉ ANGLO-RUSSE EN PERSE. 11

On pouvait même croire à une prochaine absorp- tion économique de l'empire des Chahs par la Grande-Bretagne qui aurait pu, au lendemain de la guerre de Crimée, profiter de l'affaiblissement delà Russie, pour porteries dépendances de l'Inde de la rivière Dacht à l'Euphrate, du Belouchistan à la Mésopotamie et clore ainsi à son profit la question du golfe Persique.

Mais l'occasion, qui ne devait plus se retrouver depuis, fut perdue, parce que l'école de Man- chester, hostile à toute extension coloniale, consi- dérée comme pouvant causer plus d'ennuis que rapporter de profits, faisait à cette époque autorité au Foreign Office.

Modifiant alors sa tactique, la Russie mit pour un temps la manière forte de côté et lui subs- titua la méthode de pénétration pacifique qui avait si bien réussi à sa rivale. Le Gouvernement russe allait étreindre le Gouvernement persan d'une telle sollicitude que celui-ci ne pourrait bientôt plus rien lui refuser.

L'Angleterre s'efforça aussitôt de parer le coup, et c'est à cette époque que l'histoire peut commen- cer à enregistrer les nombreux et curieux épisodes de cette lutte d'influences qui se disputent le pla- teau de l'Iran.

12 LA QUESTION PERSANE.

Les associés rivaux étaient définitivement intro- duits en Perse. De 1872 à 1915, à ce jour, on peut diviser l'histoire de la Perse en quatre périodes : la période anglo-kadjiare (1872-1898); la période russo-kadjiare de 1898 à 1907; la période qui s'étend entre les accords anglo-russes de 1907 et les extraordinaires et bien inattendus accords russo-allemands de 1910 à Potsdam. Enfin la période 1910-1915 qui comprend les évé- nements de 1911 et pendant laquelle les intrigues lurco-germaniques se donnent libre carrière en Perse. On peut regretter à l'heure actuelle que les Gouvernants de l'Iran ne comprennent pas assez que les intérêts du pays s'identifient avec ceux de l'Angleterre et de la Russie1. Une simple déclara- tion de neutralité, sans grande conviction peut- être, n'est pas suffisante. Le Gouvernement du Chah a tout intérêt à soutenir ces deux puis- sances dans leur tâche et à les aider à arrêter les intrigues turco-germaniques.

«Jusqu'en 1860, le Turc kadjiar qui règne sur

1 C'est ainsi que le 10 juin 1915 le Gouvernement persan a cru devoir démentir l'existence d'une convention russo- persane du 17 novembre 1913 en vertu de laquelle le Nord du Royaume serait occupé par les troupes russes pour protéger le pays contre les incursions chroniques des soldats otto- mans.

LA RIVALITÉ ANGLO-RUSSE EN PERSE. 13

l'Iran depuis 1796, fut un chah fortuné1. Mal- gré ses prodigalités, malgré le gâchage de sa Cour, malgré sa traditionnelle manie de donner des vil- lages, des bourgs, des districts entiers à tel ou tel de ses flatteurs, le Kadjiar fut riche, tant qu'il mena dans son empire la vie semi-nomade, allant de résidence en résidence manger sur place les revenus de ses domaines et se faire entretenir par ses fermiers de dîmes et par ses peuples. Toutes ses dépenses journalières étaient couvertes par les pichkechs (cadeaux). Les impôts liquides lui pro- curaient son argent de poche et comme il s'était déchargé de tous les frais du gouvernement, il lui restait au bout de l'an un assez joli bénéfice.

» Il commença de sentir le besoin, quand sa vie de déplacements abandonnée, il s'installa à l'eu- ropéenne dans sa capitale de Téhéran ou dans ses palais de la proche banlieue. Il lui fallut alors un supplément de revenus ».

Le besoin devint de la gêne quand le roi, quit- tant son empire, se mit à fréquenter l'Europe. Les voyages successifs des Chahs mangèrent d'avance les revenus de plusieurs années et peu à peu rui- nèrent le crédit du roi. A partir de cette époque, le Chah allait se débattre dans les embarras finan-

1 V. Les révolutions de la Perse, op. cit., Victor Bérard.

14 LA QUESTION PERSANE.

ciers, cherchant à Londres et à Saint-Pétersbourg un prêteur complaisant1.

La période anglo-kadjiare 1872-1898, fut mar- quée d'abord en 1873 par « le plus extraordinaire et complet abandon de toutes les ressources indus- trielles d'un État entre les mains de l'étranger »2. Le projet de contrat anglo-persan comprenait : le monopole absolu des lignes ferrées, tramways à construire pendant soixante-dix ans; la conces- sion de toutes les mines ; le monopole des forêts domaniales et de toutes les terres en friche ; le privilège de tous les travaux d'irrigation ; le droit de préférence pour toutes installations de banque d'État, de routes et de télégraphes ; la ferme des douanes pour vingt-cinq ans, etc. Ce projet trop vaste, qui nécessitait un apport initial de 150 mil- lions, ne put être réalisé. D'ailleurs, la diplomatie russe sut exciter contre le concessionnaire, baron de Reuter, les défiances de la Cour : Nasr-ed-Dine retira brusquement ses promesses. En 1889, nou- veau projet d'association anglaise : le chah concéda aux Anglais le monopole du tabac moyennant

1 V. B. Payne, L'Angleterre, la Russie et la Perse, esquisse historique, politique et prophétique formant le résumé de trois lettres adressées au Globe, journal quotidien de Londres. Imprimé, pour circulation privée, en français et en anglais, 1872.

2 G. Gurzon, Persia, p. 180.

LA RIVALITÉ ANGLO-RUSSE EN PERSE. 15

pickech1 initial et redevance annuelle. De nou- veaux troubles furent suscités par la diplomatie russe contre cette concession. Dès lors, il fut facile de prévoir2 quelle conséquence fatale à la royauté absolue auraient ces contrats entre le roi et les étrangers. La Perse allait être rapidement con- duite à la révolution. En 1892 Nasr-ed-Dine dut retirer au concessionnaire le monopole des tabacs et donner aux Anglais une indemnité de 12 millions de francs. Ce fut une brouille dans l'association anglo-kadjiare et l'affaire des tabacs manquée marque un déclin de l'influence anglaise.

AvecMozaffer-ed-Dine et son grand vizir Amir- es-Soltan, 1898-1903, commence le régime de l'association russo-kadjiare. Le chah ayant toujours besoin d'argent, la Russie se montre de composition plus facile que l'Angleterre. La banque russe d'escompte demande moins de garanties que la banque impériale anglaise. A cette tentative de mainmise sur les finances, le gouvernement russe ajoute la mainmise sur l'ar- mée. Il s'occupe d'assurer à la dynastie régnante la sécurité nécessaire au moyen d'une brigade de

1 Cadeau.

2 Dr. Feuvrier, Trois années en Perse.

16 LA QUESTION PERSANE.

gardes cosaques instruite par des officiers russes1. Des routes, concédées à des ingénieurs et à des péagers russes, assurent au roi la prompte arrivée des troupes moscovites de secours dans les trois capitales, religieuse, royale et princière du Nord : Meched, Téhéran et Tauris.

A ce moment, profitant des embarras anglais de la guerre sud-africaine, l'éternelle poussée des Russes vers la mer libre, avait percé la Mand- chourie et atteint Port-Arthur (1896-1898). Péters- bourg, croyant en avoir fini avec l'extrême Orient, voulut pousser ses forces vers le golfe Persique et les mers chaudes, vers Bouchir et Bender Abbas. Un service régulier de navires fut créé entre Odessa et Bouchir; des agents consulaires furent établis dans les ports persans du Sud et notam- ment un consul général fut installé à Bouchir, à côté du roi anglais du golfe Persique.

Déjà, depuis 1891, un traité russo-persan de commerce, très avantageux pour les affaires russes, avait relégué au second plan le commerce anglais qui se trouva menacé jusque dans la région du Sud.

La guerre russo-japonaise arrêta cette poli-

1 En juillet 1915, l'Allemagne, la Turquie et l' Autriche- Hongrie ont opposé à cette brigade la création de gardes turques, kurdes, etc., pour l'ambassade ottomane et pour les légations germaniques.

LES CAUSES DE LA RÉVOLUTION DE LA PERSE. 17

tique envahissante, en ramenant la force russe en Extrême-Orient. Profitant à son tour de l'état de choses nouveau à la veille d'être créé par le traité de Portsmouth, l'Angleterre conclut en hâte avec le Japon, le 12 août 1905, un traité offensif et défensif, aux termes duquel toute l'armée japo- naise peut être appelée, le cas échéant, à coopérer avec les troupes anglaises, pour Ja protection de la frontière nord-ouest des Indes, y compris la Perse l.

Les causes de la révolution de la Perse.

Nous avons vu que l'abandon des ressources nationales, négocié par le Chah au profit des

1 Ce traité d'alliance ne limite pas les obligations des signataires à l'Asie et à l'Extrême-Orient. Le sens général de leur engagement implique que si l'une des parties contrac- tantes se trouve en état de guerre pour la défense de ses intérêts, l'autre partie se portera au secours de son alliée au titre de belligérante et ne signera la paix que d'accord avec celle-ci. C'est en vertu de cette interprétation que, après avoir concerté son action avec Londres et d'accord avec Paris et Pétrograd, le Mikado a adressé le 14 août 1914 un ultimatum à l'Allemagne et qu'il s'est rangé aux côtés delà Triple-Entente. Cette collaboration paraît du reste entrer dans une phase nouvelle d'activité. V. YOsaka Asahi, grand journal du Japon. La Russie elle-même songe à faire étendre le traité d'alliance et à s'adjoindre le Japon sur le front orien* tal. Juillet 1915.

Demobqny. 2

18

LA QUESTION PERSANE.

étrangers, devait avoir des conséquences fatales pour la royauté absolue et que la Perse allait être rapidement conduite à la révolution.

La révolution persane n'a pas été un assaut des soldats contre la théocratie comme en Turquie; elle n'a pas été non plus une révolte des idées modernes contre la tradition. Elle a eu, dit Victor Bérard, pour cause principale une querelle sur- venue entre le roi et le parasitisme persan, quand le roi, ne trouvant plus sa part suffisante, a voulu l'agrandir aux dépens de ses anciens associés, en substituant au vieux système iranien une fiscalité européenne, afin de subvenir à ses dépenses per- sonnelles.

Victor Bérard considère même cette cause comme unique. Eugène Aubin1 reconnaît, avec l'éminent auteur des Révolutions de la Pw, que les voyages royaux, et les besoins d'emprunter qui en furent les conséquences, ont contribué au mouvement révolutionnaire. Mais Eugène Aubin trouve dans l'évolution même de la religion chiite, dans la pénétration des idées européennes en Perse, dans la fermentation des idées nouvelles parmi les grou- pements persans de la Russie, de l'Egypte et de l'Inde, ainsi que dans la guerre russo-japonaise,

1 E. Aubin, La Perse d'aujourd'hui. E. Aubin, sous son nom véritable A. Descos, ancien ministre de France à Téhéran.

LES CAUSES DE LA RÉVOLUTION DE LA PERSE. 19

dans la révolution russe et dans les rivalités anglo- russes elles-mêmes les causes déterminantes de la révolution persane.

De l'avis d'Eugène Aubin, c'est l'évolution même du chiïsme qui a donné l'impulsion initiale.

Sans vouloir donner à cette évolution l'esprit philosophique appliqué pour le bonheur de l'hu- manité à la science politique, qui a caractérise le mouvement intellectuel de l'Occident au xvme siècle, on ne peut nier en effet le caractère nettement démocratique de la communauté musul- mane, ni la souplesse, ni l'aptitude au progrès des confréries et écoles chiites de philosophie.

Quoi qu'il en soit, et en supposant que le besoin d'emprunter et la nécessité de fournir une garantie aux prêteurs aient obligé le gouvernement persan à essayer d'introduire de la régularité dans quelques-unes de ses administrations, c'était déjà un résultat.

Mais les voyages de Nasr-ed-Dine et de Mozaffer- ed-Dine eurent d'autres conséquences pour la pénétration des idées européennes. Chaque dépla- cement du chah fut accompagné de suites nom- breuses, si bien, que « la domesticité royale put entrer en contact avec une société nouvelle, qui lui révéla des habitudes inconnues d'indépendance

20 LA QUESTION PERSANE.

et de liberté. Il semble que le séjour de Paris fit sur eux l'impression la plus vive; les espoirs de régénération de la Perse s'échauffèrent au souvenir de notre Révolution ».

Au surplus, Nasr-ed-Dine Chah envoya s'édu- quer en France deux groupes d'étudiants, qui se dispersèrent dans les diverses écoles. L'intention du roi était d'utiliser pour la Perse les connais- sances acquises par ces jeunes gens et d'éviter ainsi la dépense de conseillers européens. Cette intention ne fut pas réalisée.

Sous le règne de Mozaffer-ed-Dine, la jeunesse persane prit librement son essor vers l'Europe, ceux de l'Azerbaïdjan allèrent de préférence en Russie, ceux du Sud aux Indes. « Quelques grands seigneurs de Téhéran envoyèrent leurs enfants dans la réactionnaire Allemagne. Ceux qui aspi- raient aux honneurs partagèrent prudemment leur progéniture entre l'Angleterre et la Russie. De beaucoup le plus grand nombre gagna les contrées de langue française ».

D'autre part, la fermentation des idées nouvelles parmi les groupements persans de la Russie, de l'Egypte et de l'Inde, provoqua l'apparition simul- tanée de journaux, qui secrètement pénétrèrent en Perse, y critiquèrent l'état de choses établi et pré- conisèrent les avantages de la liberté. UHabl-oul-

LES CAUSES DE LA RÉVOLUTION DE LA PERSE. 21

Matin (l'aide puissante) fut le journal le plus influent de l'époque ; il eut pour fondateur un Seyed (descendant du prophète) de Kachan, exilé à Cal- cutta. Il faut citer en outre le Mouayyad, journal d'Egypte, et quelques organes du parti jeune-turc.

Enfin la guerre russo-japonaise, 1903-1905, et la poussée révolutionnaire russe franchissant le Cau- case, déterminèrent le mouvement révolutionnaire persan, qu'avait initié l'évolution du chiïsme et que le contact de l'Europe avait amené à maturité. Les fedais, ou révolutionnaires russes, Arméniens, Géorgiens du Caucase, installés à Tauris, déci- dèrent la ville à se révolter.

La révolution persane n'a donc pas été seule- ment une manœuvre des parasites persans contre le chah qui les avait privés de certains bénéfices. L'insouciance des Persans et l'apathie asiatique permettent difficilement d'admettre qu'une simple crise financière ait pu provoquer une action déci- sive. Il n'est pas exact non plus d'attribuer exclu- sivement le mouvement révolutionnaire aux impé- rialistes anglais de l'Inde. Tout au plus le libéra- lisme persan profita-t-il des convenances de l'Angleterre qui, accommodant ses traditions au mieux de ses intérêts pour la défense de l'Inde, soutint les aspirations de la jeune Perse. D'ailleurs, la politique impériale britannique a trop souvent

22 LA QUESTION PERSANE.

paru oublier qu'elle dut jadis sa sécurité à l'esprit libéral de ses rapports avec les indigènes1.

Si la Perse a subir dans sa propre histoire l'anarchie des tribus et des villes pour arriver au xix° siècle à l'opprobre des Mignons et à l'écroulement de la monarchie pourrie, il ne faut pas oublier que ce pays a mis dans l'histoire de l'Islam un beau rayonnement d'art et d'intellec- tualité et qu'il a été un des plus riches et des plus délicats domaines de la civilisation humaine.

La connaissance du mouvement philosophique et religieux est indispensable pour la compréhen- sion de l'évolution des idées qui a fait passer depuis quelques années le régime gouverne- mental absolu des chahs à la Constitution, par l'intermédiaire de la révolution. Il faut supposer en effet que la Perse a gardé, malgré le despo- tisme, le germe délicat de sa pensée ancienne, entre les nobles prédications du cheikhisme, du pirisme, du zikrisme, du babisme, du chiïsme intégral et de ses schismes ; entre les exalta- tions commémoratives en l'honneur des saints martyrs et le culte de la liberté enseigné par la

1 C'est ainsi que le Gouvernement britannique dédaigne de se servir de l'instruction publique comme moyen de péné- tration et d'influence en Perse.

LES CAUSES DE LA RÉVOLUTION DE LA PERSE. 23

Révolution française. Et c'est qu'il faut trouver la genèse de la révolution persane, au milieu des proclamations des andjumans, des prédica- tions des mollahs et des exemples des fedais. Malheureusement cette révolution, qui aurait être l'élan de renaissance du chiïsme, se trans- formant pour revivre, fut moins nationale qu'hos- tile aux étrangers, moins libertaire qu'hostile à la tyrannie. Elle ne sut pas sortir de l'anarchie et ce fut l'esprit de chimères et d'illusions qui la perdit.

Il faut juger des choses persanes à la mode persane, ou plutôt à la mode musulmane. Tout d'abord on ne conçoit pas chez les musulmans les idées de patriotisme et de nationalisme comme en Occident; ensuite, le musulman se croit en général très au-dessus de toute autre variété de l'espèce humaine; enfin, une fois les rites de prières et de louanges au prophète accomplis, le musulman a une préoccupation générale et dominante : celle du profit.

En premier lieu, les concepts d'États, de na- tions, d'empires sont autres pour la civilisation musulmane que pour la civilisation occidentale. Tout musulman est chez lui en chaque point de la terre d'Islam et le lien religieux islamique subsiste partout et toujours. L'esprit national se

24 LA QUESTION PERSANE.

confond avec l'esprit musulman et le pays musulman ne s'isole pas comme le pays euro- péen *. Dans l'ensemble de l'humanité, le monde musulman représente une civilisation, dispersée géographiquement, mais relativement et sociale- ment unie sur toute la surface du globe, malgré les divergences doctrinaires du chiïsme et du sunnisme, les haines de schismes et les sépara- tions d'écoles '. Cette conception est d'ordre numériquement et géographiquement supérieur à la notion de pays, d'État, de nation et d'empire. C'est une solidarité plus étendue que la classifi- cation nationale et la loi musulmane prescrit la défense collective du territoire musulman, qui n'appartient pas en particulier au pays ou à la nation qui le détient, mais à toute la commu- nauté par une forme supérieure du droit de pos- session 2. On conçoit donc les difficultés que doit

1 Le Chatelier, La politique musulmane (Revue du monde mu- sulman), septembre 1910, essaie de démontrer comment cette solidarité religieuse se transforme actuellement et peu à peu en solidarité économique. Dans une brochure récente, Pour ou contre l'Islam, mon excellent condisciple et ami, le séna- teur Lucien Hubert a repris cette idée.

2 Le mot patrie pour un Osmanli ne signifie pas la contrée l'on est né, mais le pays musulman que l'on habite, qui vous nourrit et qui satisfait à tous les besoins matériels et moraux (Ali Suavi, A propos de l'Herzégovine, Paris, 1875, Maisonneuve et Gie).

LES CAUSES DE LA RÉVOLUTION DE LA PERSE. 25

éprouver le mouvement de réformes à l'euro- péenne en pays musulman, puisque ce mouve- ment tend à le diviser politiquement, à séparer ses régions géographiques, à les rendre étrangères Tune à l'autre dans l'ordre gouvernemental et administratif.

Ce n'est pas tout; non seulement, la commu- nauté musulmane n'est pas enfermée rigoureuse- ment dans le cadre de la race, du peuple, des frontières, de l'État, mais le type social de l'État musulman est beaucoup plus celui d'un noyau organique, autour duquel s'étend un développe- ment de plus en plus diffus, que celui d'une structure générale et complète.

En Perse, par exemple, il existe en principe une autorité centrale, mais cette autorité ne s'exerce, ne se transmet qu'inégalement. Hors d'une certaine zone, elle devient vague et incertaine.

« La Perse n'est ni un État, ni une nation. C'est l'étrange combinaison d'une anarchie féodale et d'une fiscalité centralisée. C'est une mêlée de peuples, Bakhtyaris, Chaldéens, Loures, Kurdes, Arméniens, Turcs, Géorgiens, Turcomans^ Arabes, Tadjiks, Taliches, Chasevens, Karapapaks, etc. C'est l'instable mélange de tribus nomades et de cultivateurs à peine fixés au sol. C'est une fédéra- tion monarchique, un agrégat de peuples ambu-

26 LA QUESTION PERSANE.

lants, d'où émergent quelques îles de sédentaires, ici des bourgs et des villages déshabités la moitié de l'année, de loin en loin quelque ville, qui, dense fourmilière aujourd'hui, ne sera demain que ruines abandonnées »*.

« Il semblerait que l'on ne pût réunir collection plus nombreuse et plus bigarrée de peuples et de tribus de langues et de patois et d'humanités plus discordantes. Pourtant cette diversité recouvre une certaine ressemblance de vie quotidienne, d'habitudes sociales et politiques : métissés ou presque purs, sémitisés, mongolisés, turquifiés ou passés au noir, à toutes ces populations de l'Iran, il reste en commun avec la vie religieuse, la vie semi-nomade du pasteur.

» L'histoire sociale du pays n'est que l'éternelle transhumance des hommes et des troupeaux. Il en résulte une perpétuelle alternative de paix et de batailles civiles, de pactes et de brigandages, la guerre permanente entre sédentaires et nomades et la révolte endémique des uns et des autres contre le chef de la tribu qui s'érige en maître de J'empire et qui s'intitule : Roi des Rois, Chah in Chah »2.

1 V. Victor Bérard, op. cit.

2 Voir Revue du monde musulman, vol. 22 et 23, mars et

LES CAUSES DE LA RÉVOLUTION DE LA PERSE. 27

Nous avons dit que le musulman se croit en général très au-dessus de toute autre variété de l'espèce humaine. Les musulmans se font en effet illusion sur leur sort; ils ne pensent qu'à leurs gloires passées, ils ne savent que s'admirer dans ce qu'ils ont fait jadis, et ne comprennent pas que la situation n'est plus la même. En outre, il ne faut pas croire que dans le monde musulman, la masse populaire soit éblouie par les beautés de la civilisation européenne1. En réalité, tous ces gens, que ni leurs traditions, ni leurs mœurs, ni leurs climats ne prédisposent à vivre selon notre idéal social, répugnent à subir la contrainte de n'im- porte quel gouvernement régulier, si juste et si honnête soit-il. En face de la plus anarchique et de la plus vexatoire des tyrannies, ils ont toujours quelque espérance d'échapper aux gendarmes. Au contraire, ce qui leur est le plus insupportable, c'est l'ordre qui règle la vie de l'Occidental. Ces races ne conçoivent point ce que nous entendons

juin 1913, mon article sur les tribus du Fars et du sud de la Perse. Voir aussi nia brochure : Essai de réformes et d'enseignement administratifs en Perse, 1911-1914. Paris, Leroux, 1915.

1 La guerre actuelle, produit de la kultur germanique, semble démontrer qu'il n'y a vraiment pas de quoi être ébloui.

28 LA QUESTION PERSANE.

par exactitude et l'idée d'un règlement quelconque n'entre point dans leur esprit1.

L'idée du panislamisme a été surtout développée de notre temps par un Persan. Ce Persan, Seyed Djemal-ed-Dine, Assad-Abadi auteur de la Réfu- tation des matérialistes2 et de discussions célèbres avec Renan au sujet de V Islam et la Science, a provoqué dans tous les pays d'Orient il a passé un important mouvement de réformes3. Il a jeté dans l'esprit des penseurs les germes d'une révo- lution intellectuelle.

La théorie dupanislamismepeutse résumer ainsi: « Les gouvernements chrétiens donnent comme prétexte aux attaques et aux humiliations qu'ils infligent aux États musulmans leur état arriéré et barbare . D'autre part, ils étouffent par des milliers de moyens et même par la guerre tous les mouvements

1 V. Louis Bertrand, Le mirage oriental, op. cit.

2 La réfutation des matérialistes, en langue persane : Radd Neit cherry é; et en arabe : Ar-Raddo 'ala' d-dahriyyin.

3 Les Anglais, par des moyens multiples, ont poursuivi son œuvre et fait suspendre ses publications à Londres. V. G. Browne, The Persian Révolution. Il ne faut pas con- fondre ce Djemal-ed-Dine Assad Abadi avec Djemal-ed-Dine Vahez qui fut également un grand orateur libéral et qui fut assassiné près de Hamadan par les réactionnaires, pendant la révolution, sous le règne de Mohamed Ali Chah.

LES CAUSES DE LA REVOLUTION DE LA PERSE.

29

de réveil et de réforme tentés dans les pays musul- mans. De là, la nécessité d'une alliance défensive entre les musulmans du monde entier pour sauve- garder leur indépendance, acquérir les éléments du progrès et les moyens de la force européenne »*.

Un groupe de « jeunes-persans » travaillait à Constantinople sous les ordres de Seyed Djemal- ed-Dine et envoyait des notes et des observa- tions à Nedjeff et à Téhéran, en vue de faire de la propagande parmi les ulémas chiites et les personnages influents de la Perse. Mirza Reza Ker- mani, le meurtrier de Nasr-ed-Dine Chah, certains princes et quelques ministres persans en disgrâce faisaient partie de ce groupe.

Avant Djemal-ed-Dine, Nadir Chah, le grand roi conquérant de la Perse, précurseur de ces idées panislamistes, voulait une confédération dans laquelle tous les États musulmans, mettant leurs forces en commun et songeant à créer des idées et un sentiment de solidarité solide entre musulmans, aurait mis fin aux querelles religieuses des sun-

1 C'est cette théorie que la Turquie avec l'Allemagne a essayé et essaie de mettre en application en de persévérantes tenta- tives pour agiter l'Islam. Elle a même lancé en 1915 par ses organes officieux la fausse nouvelle de l'alliance des trois seuls Etats musulmans encore indépendants : l'Empire ottoman, l'Afghanistan et la Perse.

30 LA QUESTION PERSANE.

nites et des chiites, si aiguës depuis Suleiman et les rois Séfévis.

C'est ainsi que les premiers pas vers la civilisa- tion occidentale furent faits sous la poussée d'une réaction aveugle et brutale, tant il est vrai que bon nombre d'idées lancées dans la circulation ont, sous l'influence des événements, donné des résul- tats totalement contraires à ceux qu'attendaient les promoteurs du moment1.

D'autre part, si une certaine minorité éclairée de musulmans peut jusqu'à un certain point être considérée comme exempte de fanatisme, il y a encore à ce point de vue un abîme, surtout en Perse, entre cette minorité et la masse ignorante qui n'a en rien diminué son zèle religieux. Ce zèle religieux empêche les musulmans d'accueillir la science et les philosophies étrangères, et le peuple est d'accord avec le clergé pour résister à l'envahissement des idées européennes. D'ail- leurs, depuis des siècles, les musulmans sont habi- tués à considérer le savoir comme une vertu ser- vile. « Bon pour des chrétiens et des juifs de s'exténuer sur des livres! Ces êtres rampants ne sauraient se pousser à la fortune et aux emplois

1 Panislamisme et panturquisme, Revue du monde musul- man, mars 1913.

LES CAUSES DE LA RÉVOLUTION DE LA PERSE. 31

par un autre moyen! Mais eux, qu'ont-ils besoin de cela? Ne sont-ils pas les maîtres souverains? » Une paresse aussi fortement enracinée peut bien être secouée par les arguments des novateurs, elle en est à peine ébranlée et elle reste un gros obs- tacle aux progrès de la culture moderne.

Reste encore la patience, l'extraordinaire et invraisemblable patience musulmane, qui n'est qu'une forme du fatalisme et du déterminisme, une sorte de résignation confiante en la volonté de Dieu. C'est cette patience qui permet aux musul- mans de supporter sans révolte toutes les exac- tions et toutes les tyrannies; qui leur a permis jusqu'ici de résister aux guerres et aux famines les plus meurtrières. Avec une pareille force de résistance, on vient à bout de toutes les épreuves, on défie les hommes et la durée. On arrive à se rendre, non seulement tolérable, mais bonne tout de même, la vie la plus dure, la plus ingrate ou la plus fastidieuse1.

1 Tous les musulmans croient d'ailleurs que les moindres circonstances de la vie de chaque homme sont écrites de toute éternité dans un livre déposé au ciel, suivant le texte même d'El Bedaoui, célèbre commentateur, elles sont décrétées et écrites sur une table conservée avant son exis- tence.

32 LA QUESTION PERSANE.

Nous avons dit enfin qu'après son zèle reli- gieux, le musulman a une préoccupation générale et dominante : celle du profit.

Jusqu'à la révolution de 1905, l'organisation politique de l'Iran se résume en quelques mots : en haut, le roi et sa Cour; en bas, les paysans; dans l'intervalle, trois degrés de parasites : le marchand, le clerc, l'aristocrate; à côté, le nomade. Les paysans se désintéressent à peu près complète- ment des luttes de partis. Au contraire, les trois degrés de parasites donnent le mouvement à la vie politique du pays. Parmi eux, les principaux fonc- tionnaires sont d'anciens serviteurs du gouverne- ment absolu; c'est-à-dire qu'ils présentent souvent peu de garanties de capacité et d'intégrité1. En outre, les questions d'intérêt jouent un grand rôle dans la formation des partis et les hommes poli- tiques étant rarement désintéressés, il en résulte que, tandis que les fonctionnaires en charge sont pour le gouvernement et travaillent pour lui, tous ceux qui ont été privés de leurs emplois se joignent à l'opposition, et, moyennant la promesse d'être rappelés à l'activité, font tous leurs efforts

i V. mon essai sur l'Administration de la Perse, Paris, Leroux, 1913. V. aussi mon étude sur les institutions de la police en Perse. Collection de la Revue du monde musul- man, Paris, Leroux, 1914.

ESSAI D'UNE CONSTITUTION PERSANE. 33

pour hâter ia chute des hommes au pouvoir. Dis- posant de tout leur temps, ils peuvent agir effica- cement en faveur de leurs protecteurs.

Par voie de conséquence, il y a lieu de regretter que le régime constitutionnel en Perse se fasse surtout remarquer par un favoritisme sans limites des dirigeants politiques, qui oublient les principes pour ne s'occuper que de leurs intérêts. L'indiffé- rence du peuple, qui se désintéresse complète- ment des affaires publiques et qui ignore même le gouvernement, donne beau jeu à celui-ci. Ce n'est pas avec la promesse de réaliser telle réforme ou de suivre tel programme, mais avec celle d'accorder des gratifications, des titres, de l'avancement et des emplois, que les partis et les hommes politiques arrivent au pouvoir.

Essai d'une Constitution persane.

La première démonstration révolutionnaire a éclaté en Perse en décembre 1905 et les constitu- tionnels avaient espéré que l'appui de l'Angleterre ne leur manquerait pas. A Téhéran, comme dans les provinces, c'est sur le territoire anglais des résidences diplomatiques et consulaires ou des

Demorgny. 3

34 LA QUESTION PERSANE.

bureaux de télégraphe que les premières manifes- tations à la mode persane purent se produire. Le ministre et les consuls de Sa Majesté britannique avaient d'ailleurs accueilli sinon fomenté ces mani- festations : refuge des manifestants (bast), en des asiles inviolables, dans l'enceinte des mosquées, autour des saints sépulcres et autres lieux saints, dans les jardins des légations, des bureaux des télégraphes et des consulats étrangers ; fermeture des boutiques, grèves des bazars et des muj- teheds1, etc.

La période révolutionnaire a duré quarante mois environ jusqu'à la victoire des constitutionnels sur le roi (décembre 1905 à juillet 1909).

Il est facile de dire ce que devait faire le pre- mier parlement persan ; il est plus difficile de se rendre compte de ce qu'il pouvait faire.

En réalité, toute la population des campagnes, c'est-à-dire l'immense majorité du pays, échappe aux idées nouvelles ; le désir des réformes a seule- ment pénétré dans les grandes villes : Téhéran, Tauris, Recht, Ghiraz, Ispahan, Kermanchah et Hamadan. On peut dire que la révolution persane n'a pas eu de caractère général : elle s'est décom- posée en une succession de mouvements locaux.

1 Grands prêtres.

ESSAI D'UNE CONSTITUTION PERSANE. 35

Peu songeaient à une chambre des députés de la nation entière, et le Sardar Assad, lui-même, le héros de la révolution à Téhéran, voulait de la méthode et ne rêvait qu'une installation progres- sive du régime constitutionnel en Perse. Quel vote conférer en effet à des nomades et à des villageois à peine civilisés?

Les mollahs (prêtres) de Téhéran réclamèrent d'abord des réformes administratives et la création d'un conseil, pour contrôler les dépenses du palais et du gouvernement. Mozafïer-ed-Dine admit le principe d'un conseil national, librement élu, et le chargea par décret, non seulement du contrôle du gouvernement, mais encore de la préparation des lois. C'était une charte considérable.

Le 18 août 1906, dans les « quatre piliers de la constitution persane », le roi, « pour la paix et la tranquillité des peuples de l'Iran, le renforcement et la consolidation des bases de l'État et les réformes devenues nécessaires en plusieurs points de l'empire », convoque, sur le modèle de nos anciens États généraux, une assemblée de trois cents membres, choisis parmi les princes, les doc- teurs de la loi, les kadjiars, les propriétaires et les marchands. Cette assemblée élabora une loi électorale, qui fut publiée au mois de septembre.

Les règles du vote, le nombre et le partage des

36 LA QUESTION PERSANE.

délégués entre les différentes classes sociales et les différentes villes et provinces, les conditions d'élec- torat et d'éligibilité furent minutieusement réglés.

Le 8 octobre 1906, le parlement persan fut inauguré dans l'orangerie du palais. Malgré la gravité de son état, Mozaffer-ed-Dine tint à lire lui-même le discours du trône. Deux cents députés devaient être nommés pour tout le pays, il ne se présenta que les élus de la capitale : le parlement n'était encore qu'un conseil municipal de Téhéran. Les provinces attendaient les événements.

Peu à peu, au fur et à mesure de l'extension du mouvement constitutionnel contre la réaction des princes, on vit arriver à Téhéran par petits paquets, un jour, les délégués de Tauris, quelques semaines après, ceux de Hamadan, etc. Les chefs de tribus s'abstinrent encore, craignant pour leursdomaines.

Le 8 janvier 1907 marqua l'apogée de la nou- velle institution : Mohamed Ali Chah, qui succédait à Mozaffer-ed-Dine, signa le décret complétant les lois constitutionnelles, et fixant le règlement et les prérogatives de l'assemblée. Le medjliss en profita pour vouloir être à la fois une assemblée consti- tuante, législative, un conseil d'État et une haute Cour. Deux partis se formèrent : les modérés, dirigés par le président lui-même, Sani-ed-Dowley; les radicaux, ayant comme chef Saad-ed-Dowley,

ESSAI D'UNE CONSTITUTION PERSANE. 37

qui avait été envoyé en exil à Yezd à cause de ses idées libérales1.

Le parlement avait à accomplir une triple beso- gne : assurer dans tout le pays l'expansion du sys- tème constitutionnel; aborder les réformes organi- ques; accentuer la personnalité des élus du peuple au regard de la couronne. Il se trouva tout de suite aux prises avec l'anarchie qu'avait fomentée depuis des générations le despotisme corrompu des chahs et de leurs mignons. Il ne put en quelques mois abolir les traces, les effets de cette décomposition et de cette anarchie, et dut encore faire face aux ingérences de la Russie et de l'Angleterre, qui craignaient pour leurs intérêts économiques.

Mohammed Ali Chah, qui avait voulu d'abord se faire passer pour un monarque libéral, acquis à la pratique du système constitutionnel, ne tarda pas à s'apercevoir qu'il était atteint dans ses pouvoirs. Les intrigues de la Cour et des princes, encouragées par les conseillers du nouveau chah, lui-même réactionnaire impénitent; l'intervention d'Abdul Hamid sur les frontières turco-persanes de l'Azer- baïdjan, entravèrent bientôt tout essai de réforme.

1 Ce personnage est devenu depuis un anticonstitutionnel ardent, nous le retrouverons par la suite. V. p. 165. Quant à Sani-ed-Dowley il a été assassiné pendant la période révolutionnaire.

38 LA QUESTION PERSANE.

Les tentatives d'intimidation se multiplièrent contre le parlement. En réponse et dès le mois d'octobre 1907, l'assemblée imposa au roi un « supplément aux lois fondamentales » ; c'était en réalité une véritable constitution, substituée à la charte de Mozaffer-ed-Dine. Toute transaction était supprimée entre la couronne et la représen- tation populaire. L'assemblée n'acceptait plus du roi la délégation de quelques pouvoirs, elle se reconnaissait souveraine et ne consentait plus qu'à associer le monarque à sa souveraineté.

De même, aucune transition n'était ménagée entre les traditions héritées du passé et l'esprit nouveau. Le supplément aux lois fondamentales du mois d'octobre 1907 est une véritable philoso- phie et une réorganisation systématique de tout le gouvernement. Les plus beaux principes y sont proclamés : la garantie de la liberté individuelle, l'inviolabilité du domicile, la liberté de l'ensei- gnement, de la presse, etc., la séparation des pouvoirs, la responsabilité ministérielle, l'admi- nistration et la représentation provinciales.

Un cabinet parlementaire fut formé le 28 oc- tobre 1907, présidé par Nasr-el-Molk qui fut plus tard Régent de l'Empire1. Le premier budget de

1 La régence de l'Empire a pris fin le 21 juillet 1914 avec le couronnement de S. M., le Chah actuel de la Perse, Ahmad.

ESSAI D'UNE CONSTITUTION PERSANE. 39

la Perse fut établi, sans nouvelles taxes; et les recettes purent équilibrer les dépenses, grâce à des économies, des suppressions de faveurs, de pensions et de sinécures et par une équitable unification des cotes1.

Dès le mois de décembre 1907, Mohammed Ali Chah congédia ce ministère libéral, préparant ainsi son premier coup d'État contre le Medjliss. Il ne réussit pas et dut prêter un nouveau serment à la Constitution.

Quelques mois après, en février 1908, un attentat fut dirigé contre le Chah; au mois de mai, celui-ci riposta en bombardant le Medjliss, qui fut aussitôt dissous.

Réapparurent alors les révolutionnaires du Caucase qui, installés à Tauris, organisèrent une nouvelle révolution (juillet 1908-juillet 1909). Entre temps, le Chah proposait la création d'un Conseil d'Etat à la mode napoléonienne, ou un conseil d'empire à la russe, dont il aurait nommé la plupart des membres et dont le rôle eût été purement consultatif2. Recht suivit alors

i Voir mon étude sur les institutions financières de la Perse, collection de la Revue du monde musulman. Paris, Leroux, 1915.

s Les deux projets ont été repris en mai et en juin 1914, mais à la mode française, par une commission de législation.

40 LA QUESTION PERSANE.

l'exemple de Tauris avec Tspahan et les Baklityaris; et les grands Moujteheds (grands prêtres) de Nedjef et de Kerbela publièrent leur adhésion au programme constitutionnel. Mohammed Ali Mirza fut détrôné et fut remplacé par son fils Ahmad Chah, âgé de douze ou treize ans, sous la tutelle du régent Azadel Molk.

Ce régent mourut en 1910 et fut remplacé par Nasr-el-Molk qui avait présidé le premier cabinet libéral de Mohammed Ali Mirza. Nasr-el-Molk prit le titre de Naibos-Saltaneh, qu'il a gardé jusqu'au couronnement dujeune souverain le 21 juillet 1914.

Tels furent les difficiles débuts du parlement persan de 1905 à 1909. Il est facile d'affirmer, dans les conditions si défavorables il s'est trouvé, que le conseil national s'est montré plus apte aux vagues discussions de la politique qu'à la précision des réformes administratives. La jeune Perse a manqué évidemment d'expérience, elle n'a su ménager ni les transactions, ni les tran- sitions; mais elle a été, il faut le reconnaître, peu favorisée par les circonstances et la pratique des compensations européennes ne lui a permis de trouver entre les compétiteurs russes, turcs, allemands et anglais, ni ami, ni conseiller sin- cère.

L'organisation sociale et le manque de prépa-

ESSAI D'UNE CONSTITUTION PERSANE. 41

ration d'un peuple, dont la quasi-totalité est étrangère à l'idée de la liberté, furent aussi des éléments d'insuccès. Le despotisme en effet était devenu le principe suprême de l'État : principe de vie, car il avait fait subsister la nation; prin- cipe de mort, car une fois qu'il a été ébranlé, tout a croulé avec lui. Enfin, du fait que les négocia- tions anglaises de 1907 avec les Russes dépen- daient de la rapidité de la révolution persane, celle-ci perdit beaucoup au développement trop brusque que lui imposèrent la politique et les convenances britanniques.

Il est résulté de tout cela que le parlement persan n'a pu faire cesser ni les troubles et les souffrances des provinces, ni l'insécurité des routes et des villes et que l'on a pu dire que rien n'a été changé en Perse par les mots creux de la Constitution1.

1 Certains Persans sincèrement convertis aux idées démocratiques et libérales paraissent aujourd'hui revenus de leurs illusions sur le régime constitutionnel et sur ses forces réformatrices. D'après eux, suivant la pittoresque formule de Talleyrand, « la Révolution a désossé la Perse ». Ils souhaitent le retour du « bon tyran » qui mettrait son prestige dynastique et son pouvoir absolu au service de la cause du progrès.

42 LA QUESTION PERSANE.

Les diverses méthodes

d'expansion coloniale en Angleterre

et en Russie.

A la fin du mois de septembre 1907, les cons- titutionnels de la Perse apprirent la conclusion de la nouvelle convention anglo-russe que les politiques annonçaient d'ailleurs depuis deux années déjà.

Quelles considérations ont motivé cet accord?

Ces considérations doivent être d'abord appré- ciées avec les idées et les théories qui ont eu cours à lépoque en Angleterre et en Russie, en matière d'expansion coloniale et de politique impérialiste.

A ce premier point de vue, en Angleterre, il faut distinguer l'école de Manchester et la politique traditionnelle de la défense de l'Inde.

L'école de Manchester, ou des libéraux, dont Gladstone fut un des principaux représentants, cherche avant tout à favoriser le développe- ment économique et commercial de la métro- pole. Elle ne prise une colonie qu'en raison des bénéfices que sa possession assure au

EXPANSION COLONIALE EN ANGLETERRE ET EN RUSSIE. 43

commerce. Elle ne veut pas entendre parler d'an- nexions coloniales coûteuses en hommes et en argent. L'école de Manchester se demande avant tout quelle source d'ennuis peut résulter pour le gouvernement de l'annexion de territoires nou veaux. Dans quelles complications se trouvera- t-on entraîné? Nesera-t-on pas obligé d'intervenir dans les querelles des populations de l'intérieur, de pénétrer toujours plus avant, d'être engagé dans des guerres sans fin? Ne sera-t-on pas amené par la force des choses à abandonner les procédés tout pacifiques qui doivent présider à la direction des affaires coloniales, à leur substituer une politique de violences, d'agressions et de conquêtes? Il faut éviter à tout prix tout surcroît d'obligations militaires pour la métropole, toutes dépenses pour les finances de l'État.

Exercer sur les peuples à coloniser une sorte de suzeraineté morale, recueillir les bénéfices de relations historiques et amicales, se réserver la suprématie commerciale, employer tous les moyens nécessaires à la poursuite d'une œuvre de pénétration pacifique, telle est la devise de l'école de Manchester '. En un mot, cette méthode

1 V. Dr Rouire, La rivalité anglo-russe en Asie, op. cit. V. Bérard, L'Angleterre et l'impérialisme.

44 LA QUESTION PERSANE.

consiste à ménager souverains et peuples indi- gènes; à s'efforcer de gagner les bonnes grâces des premiers par des subsides et à s'assurer l'atta- chement des autres par des mesures d'ordre et de pacification; à obtenir tous les résultats de l'an- nexion sans les inconvénients et les charges de la conquête ; à réaliser enfin un maximum de profits avec un minimum de dépenses de domination.

La meilleure condition de stabilité d'un empire colonial doit, d'après cette école, reposer, non sur l'extension du protectorat britannique, mais sur la reconnaissance et l'affection que les indigènes donnent en récompense des services rendus. Les possessions territoriales importent peu, pourvu qu'elles aient la porte ouverte et qu'elles offrent un minimum de sécurité pour les choses et pour les personnes.

Sans doute les doctrines de l'école de Manchester sont bonnes et l'on n'a rien trouvé de mieux en matière de politique coloniale. Encore faut-il ne point se dérober aux responsabilités qu'entraîne l'application de ces principes, sinon on risque d'aller à l'encontre du but visé et de faire naître les difficultés que l'on avait précisément voulu éviter.

Nous avons déjà vu au lendemain de la guerre de Crimée une application malheureuse de ces théories idéales, faire perdre à la Grande-Bretagne

EXPANSION COLONIALE EN ANGLETERRE ET EN RUSSIE. 45

une belle occasion de clore à son profit la question du golfe Persique.

A l'opposé et contrairement aux doctrines de l'école de Manchester, le système de l'école impé- rialiste, qui est appliqué par la politique tradition- nelle de la défense de l'Inde et qui compte Lord Curzon et de nombreux conservateurs parmi ses principaux représentants, consiste, pour dominer un pays, à appuyer une diplomatie brutale sur une politique de force et de coercition ; c'est la politique d'aventures et de conquêtes. L'impérialisme préco- nise l'emploi de la force comme le meilleur moyen de consolidation de l'empire ; l'évolution pacifique est remplacée par l'expansion agressive.

L'impérialisme n'est pas pratiqué exclusivement par le gouvernement de l'Inde, c'est un système cher à la Russie1, et qui a été amplement formulé dans le testament de Pierre le Grand. Le gouver- nement de Saint-Pétersbourg l'a employé en Perse jusqu'en 1897; il l'a repris en 1911. Dans l'inter- valle et depuis, la Russie a utilisé tour à tour, avec un heureux opportunisme, la manière forte et la méthode pacifique pour mieux combattre l'in- fluence anglaise.

1 Ce système est encore bien plus cher à l'Allemagne.

46 LA QUESTION PERSANE.

L'Impérialisme est la méthode énergiquement survie par les consuls russes, soutenus par le parti militaire, par la section de l'Orient au ministère des Affaires étrangères et par l'école de Boukhara.

Les diplomates et les légations des deux puis- sances sont plus pacifiques et plus modérés que les consuls, malgré des préoccupations surannées de prestige et d'influence1. Aussi y a-t-il souvent luttes et conflits entre les consulats et les légations : il y a lieu de remarquer d'ailleurs que les circons- tances critiques par lesquelles sont passées les relations anglo-russes en Asie centrale, ont presque toujours été provoquées par des consuls subal- ternes, atteints de cette fur or cotisularis qu'on retrouve chez bon nombre de fonctionnaires dans

i V. p. 66 et 67. « Pétrification datant des époques depuis longtemps disparues, cette diplomatie, anachronisme, fait dans notre époque la même figure que le guérisseur d'une tribu indienne ferait dans un de nos hôpitaux.... Depuis des siècles déjà, l'abbé de Saint-Pierre dans son Essai sur la paix perpétuelle, Rousseau et Kant et d'innombrables sociologues ont recherché une organisation des Etats modernes qui rende superflue l'activité de la diplomatie telle qu'on l'a comprise jusqu'à présent.... Alors, on pourra mettre au rancart la vieille diplomatie et en instituer une nouvelle qui réponde aux idées actuelles, qui n'ait besoin ni d'artifices secrets, ni d'intrigues de palais et de couloirs pour remplir son utile mission ». V. J'accuse, Paris, Payot et Gie, 1915. Ouvrage attribué à un avocat berlinois : Richard Drelling.

EXPANSION COLONIALE EN ANGLETERRE ET EN RUSSIE. 47

les terres lointaines. Cette fur or consularis se ressent infailliblement en Perse de la mentalité spéciale que développent la pression des circons- tances locales et la conscience de figurer aux avant- postes d'une rivalité militante1.

Dès les premiers essais du régime constitutionnel en Perse, le parti de l'impérialisme russe provoqua la création d'une commission spéciale, chargée de suivre attentivement les affaires de Perse. Cette commission fut composée de la manière suivante2 : le président du Conseil des ministres, les ministres des Affaires étrangères, des Finances, de la Guerre, de la Marine; le chef d'état-major de la Guerre, le chef d'état-major de la Marine ; le sous-secré-

1 V. E. Aubin, La Perse d'aujourd'hui, op. cit. M. Isvolsky, un des principaux auteurs des accords russo-anglais de 1907, faisait récemment remarquer que ces accords avaient du bon, mais qu'ils avaient été déplorablement appliqués par des agents trop zélés, ou plus ou moins bien intentionnés. Pour ces motifs il a rappeler un certain nombre de ministres et consuls de Pétrograd en Perse. Tout dernièrement, en avril 1915, MM. Korostovetz et Townley ont été remplacés par M. d'Etter et Sir Marling.

8 Livre orange, publié en 6 fascicules par le ministère russe des Affaires étrangères sur les affaires de Perse, 1906- 1909, Saint-Pétersbourg, 1911. 1er fascicule, 1906-1908. Résumé historique, p. 7 : « Considérant que la situation politique de la Perse met en cause les intérêts essentiels et les principes mômes de la politique russe dans ce pays... ».

48 LA QUESTION PERSANE.

taire d'Etat au ministère des Affaires étrangères et le directeur de la section de l'Orient au ministère des Affaires étrangères. En outre, le vice-roi du Caucase, les ambassadeurs à Londres et à Constan- tinople, le ministre de Russie à Téhéran et le consul général de Sa Majesté Impériale à Tauris sont appelés à assister aux séances de la commis- sion, quand ils sont présents à Saint-Pétersbourg. C'est au sein de cette commission que furent pré- parées les principales stipulations russes de la con- vention de 1907.

Les doctrines des impérialismes russe et indien et les théories de l'école pacifique de Manchester doivent être ensuite envisagées dans leur applica- tion en Perse, en tenant compte des nécessités de la politique étrangère générale du moment. En 1907, au moment de la conclusion de la conven- tion anglo-russe, quelles étaient ces nécessités en Europe, en Asie et plus particulièrement en Perse?

Les efforts allemands en Orient1.

En 1900-1901, The fortnightly fieview insinua

1 Voir Revue politique et parlementaire, 10 juillet 1915, mon étude sur la question persane et la guerre.

LES EFFORTS ALLEMANDS EN ORIENT. 49

pour la première fois la possibilité d'un accord de l'Angleterre avec la Russie. Après la guerre russo-japonaise, le Tsar indiqua qu'il désirait établir des relations amicales avec l'Angleterre; Sir Ch. Hardinge reçut à Petrograd un accueil particulièrement flatteur. Le 24 mai 1906, Sir Ed. Grey exprima de son côté le désir de discuter à l'amiable toutes les questions litigieuses avec la Russie. En mars 1907, l'escadre russe fut reçue solennellement dans les ports anglais et le mois d'août suivant vit commencer la discussion des accords relatifs à la Perse, à l'Afghanistan et au Thibet.

Mais dès l'année 1898, le Kaiser élaborait son plan du chemin de fer de Bagdad et de mainmise sur le monde musulman. 11 commença par une intervention en faveur des pèlerins chrétiens de Jérusalem pour lesquels il obtint certaines concessions du Sultan. En même temps, il engagea avec ce dernier quelques conversations au sujet du chemin de fer projeté et arracha même une promesse à Abdul Hamid : un massacre d'Armé- niens et de Macédoniens suivit d'ailleurs et l'Eu- rope protesta, sans résultats, bien entendu1. C'est

1 L'Allemagne est largement responsable des atrocités turques et des massacres des Arméniens pendant la guerre actuelle. C'est le comble de la barbarie de la Kultur. Demorgny. 4

50 LA QUESTION PERSANE.

à partir de cette époque, que Guillaume H, re prenant la politique de Frédéric le Grand, se déclara l'ami et le protecteur de la Turquie. On peut dire que, dès l'année 1897, Stamboul et Berlin, suivant une politique solidaire, les puis- sances européennes devinrent impuissantes à ré- primer les atrocités d'Abdul Hamid. Pour prix de sa trahison, «Hadji Mohamed Gitillioun»1 reçut la concession du Bagdad et en 1902 le Sultan rouge autorisa l'entreprise par un firman spécial. En 1902, le Kaiser songea à intéresser la Grande-Bretagne à son plan. C'est le Spectator qui l'annonça en premier. M. Balfour s'en défendit. Mais en 1903, le général Von der Goltz fit à la Société de géographie de Rœnigsberg une com- munication, au cours de laquelle il déclara que le syndicat du Bagdad avait obtenu une extension de la concession jusqu'à Koweit sur le golfe Per- sique, grâce à d'heureuses négociations avec l'Angleterre. Von der Goltz pacha annonça en même temps que désormais le courrier anglais pour l'Inde prendrait la \oie : Vienne, Constanti- nople, Bagdad et Koweit. Il devenait évident que le commerce anglais dans le golfe Persique, notam-

1 Guillaume II, le Pèlerin de la Mecque (Hadji), se fait appeler ainsi en Turquie. Ce pèlerin musulman est devenu depuis le « Messie » des juifs de Pologne (juillet 1915).

LES EFFORTS ALLEMANDS EN ORIENT. 51

ment à Bassorah, serait largement détourné vers cette voie, surtout si, comme on l'envisageait déjà, elle devait êlre reliée aux lignes européennes par un tunnel sous le Bosphore. On voyait même déjà les communications assurées entre Ostende et Anvers jusqu'au golfe Persique avec des consé- quences fort graves pour les intérêts maritimes anglais1.

Le docteur Rohrbach2, dans un organe : La

1 II n'est rien de plus triste, de plus humiliant pour le monde moderne que de constater comment l'admirable entre- prise des chemins de fer d'Asie est paralysée, faussée par la mesquinerie des antagonismes nationaux. Il n'y a rien de plus grandiose que la pensée de relier le Bosphore au golfe Persique, de ressusciter par la vie économique, la fécondité de ces plaines, de ces vallées et de ces plateaux ont fleuri les civilisations les plus colossales et les plus char- mantes à la fois du monde ancien et il semble que tous les peuples civilisés devraient s'entendre pour mener à bien cette œuvre. Mais ils se jalousent, se suspectent, chacun cher- chant à tirer au profit de ses groupes de finance ou de ses influences politiques exclusives tout le bénéfice de l'opéra- tion. L'ensemble de l'affaire est ainsi retardé, compliqué et faussé. V. Jaurès, Discussion du budget des Affaires étrangères, exercice 1911. Compte rendu des débats à la Chambre. Séance du 13 janvier 1911. Journ. off. du 14 janvier 1911, p. 33 et suiv. V. plus loin la lettre du colonel Yate sur le Transiranien.

2 Le docteur Rohrbach avait entrepris en Mésopotamie un voyage d'études théologiques ; il est curieux de noter que ces études se transformèrent en études militaires et stratégiques

52 LA QUESTION PERSANE.

Bagdadbahn, publia en 1902 les conséquences militaires et politiques du projet. 11 ne valait pas la peine, à son avis, de dépenser un pfennig pour une Turquie faible; mais pour une Turquie forte, on devait sans hésiter et sans compter dépenser des millions de marks. C'est le Bagdad qui seul pouvait faire la Turquie rêvée. Rohrbach démontra que le chemin de fer projeté permet- trait le transport rapide vers le Bosphore des troupes d'Anatolie, alors qu'on avait vu en 1877, pendant la guerre russo-turque, les troupes de Mésopotamie mettre sept mois pour arriver au front. La nouvelle ligne doublerait donc la force militaire de l'Empire ottoman. En outre, la prospérité de la Mésopotamie et de l'Asie Mineure en renaîtrait, grâce à l'immigration bien comprise de bon nombre de colons germains. Ainsi, au double point de vue financier et militaire, la Turquie deviendrait capable de résister à sa redou- table ennemie, la Russie. Le docteur Rohrbach affirmait que l'accord était fait sur ce point avec la France et la Grande-Bretagne.

En réalité, l'Angleterre pensa un moment, et Sir William Welcoks put considérer que le chemin de fer de Bagdad pourrait faciliter la solu- tion de la question de l'irrigation en Mésopotamie. Mais l'attitude inamicale du Gouvernement de

LES EFFORTS ALLEMANDS EN ORIENT.

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Berlin fut telle que la Grande-Bretagne se mit à étudier avec la plus discrète attention le projet allemand. D'une part, l'ambassadeur d'Allemagne à Constantinople, baron Marshall de Bilberstein, était ouvertement hostile à la Grande-Bretagne. D'autre part, si l'Angleterre avait aidé à la réali- sation du projet du Bagdad, elle aurait été repré- sentée comme l'ennemie de la Russie. Enfin, l'opposition anglaise au projet était attribuée à l'influence russe par un article d'un rédacteur allemand dans le Nineteenth Century and after de 1909. Le mieux était donc de laisser l'Alle- magne chercher toute seule les capitaux néces- saires et de ne pas se mêler aux intrigues et aux complications germaniques. En ce qui concerne la prolongation du chemin de fer jusqu'au golfe Persique, le projet devait rencontrer l'oppo- sition très nette de la Grande-Bretagne, car il s'agissait d'empêcher que les Turcs et les Alle- mands pussent envoyer rapidement des troupes sur la frontière de Perse, vers l'Inde anglaise.

De 1908 à 1910, l'Allemagne et l'Autriche-Hon- grie affirment leur contrôle politique sur les Bal- kans et sur l'Asie Mineure : c'est en 1908 que l'Au- triche annexe la Bosnie. A ce moment, le mou- vement jeune Turc se fait contre l'influence allemande ; mais les intrigues du baron Marshall

54 LA QUESTION PERSANE.

lui donnent une nouvelle vigueur et c'est vraiment depuis le mois d'avril 1909 que les jeunes Turcs se sont faits les créatures et les âmes damnées de Berlin.

A cette époque aussi le Gouvernement de Londres comprend que le projet du Badgad menace sérieusement le commerce britannique dans le golfe Persique et l'opposition devient sérieuse contre le projet de pénétration germa- nique.

Koweit, le point terminus du Badgad sur le golfe, était alors la capitale d'un Cheikh indépen- dant, que l'Angleterre soutint énergiquement contre Abdul Hamid. En 1911, Sir Ed. Grey demanda que le Bagdad, s'il devait être prolongé jusqu'au golfe Persique, n'eût qu'un caractère purement commercial, suivant ainsi la politique de Lord Landsdowne qui ne pouvait admettre aucune puissance prenant une position navale dans le golfe Persique, sur le flanc de la frontière des Indes.

Au surplus, les précautions de l'Angleterre étaient justifiées par le récent accord de l'Alle- magne et de la Russie. En 1910, en effet, l'entrevue du Kaiser et du Tsar à Potsdam avait causé quelque surprise, surtout que les relations avaient été plutôt tendues entre les deux empereurs pendant

LES EFFORTS ALLEMANDS EN ORIENT. 55

l'hiver 1908-1909 en raison de l'affaire de Bosnie '. On pensa à Londres que le Tsar s'était bien faci- lement résigné à son échec et qu'il se rappro- chait un peu rapidement des Allemands2. A vrai

1 V. mon étude snr La question du Danube, Paris, Larose, 1911.

2 On trouvera d'intéressantes réponses à cette question dans l'important travail d'Alexinsky, La Russie et la Guerre, et dans la Revue des questions diplomatiques et coloniales des 1er février 1911 et 16 avril 1912 : Le malaise de la Triple Entente (de Thomasson). L'opinion française et la politique russe (de Thomasson). Paris, Colin, 1915.

« Le baron de Rosen, ancien collaborateur de M. Witte, a publié en 1913, sur l'accord russo-allemand un mémoire confidentiel dont les exemplaires furent retirés de la circu- lation par ordre du Gouvernement. Ce mémoire contient un germanisme atavique ». M. Alexinsky rappelle aussi « la peur de la victoire », parmi les socialistes et révolution- naires russes, peur qui se confondait avec celle du triomphe de l'autocratie. L'auteur considère enfin que l'explication la plus plausible de la faiblesse relative que fit paraître l'état-major du généralissime, grand-duc Nicolas, se trouve probablement dans les intrigues du parti allemand de Pétro- grad. Il n'y a rien d'impossible à ce que le grand état-major allemand ait été secrètement informé du fort et du faible des positions de nos alliés, de la répartition de ses effectifs et de ses projets. C'est évidemment à ces faits de haute trahison que le chancelier allemand de Bethmann-Hollweg a fait allusion dans son discours d'ouverture à la séance du 19 août 1915 du Reichstag, quand il a parlé des « succès fabuleux » des armées allemandes en Russie. Ces faits se trouvent, d'ailleurs, confirmés par les récentes exécutions de

56 LA QUESTION PERSANE.

dire, l'entrevue de Potsdam causa un réel émoi à Londres et à Paris. On crut un moment à la rupture de la Triple Entente et la mort d'Edouard VII vint encore aggraver la situa- tion.

Le Gouvernement de Berlin publia le compte rendu suivant : « La Russie accepte de ne pas faire d'opposition au projet du Bagdad; elle s'engage même à relier la ligne aux lignes russo- persanes et reconnaît à l'Allemagne des droits égaux en Perse en matière commerciale. De son côté, l'Allemagne reconnaît les intérêts spé- ciaux de la Russie dans le nord de la Perse pour

Miassaiedoff, colonel de gendarmerie, attaché au quartier général du grand-duc Nicolas et de Freiberg médecin de la compagnie de navigation de Libau, son complice, deux ger- manisés de la haute administration russe, corrompus par le service d'espionnage deBerlin. Miassaiedoff trahissait, depuis dix ans, la confiance du Gouvernement russe au profit du grand état-major allemand. La guerre n'avait pas arrêté sa trahison et il trouvait moyen de faire parvenir aux généraux allemands des indications sur les mouvements des armées russes. V. le Rietch de Petrograd, 12 septembre 1915. Quoi qu'il en soit, à l'heure actuelle, la Russie meurtrie et frappée se détache définitivement de son séculaire cousinage politique et conservateur avec l'Allemagne. Le mouve- ment réformateur devient avant tout un mouvement contre l'envahisseur et comme l'a dit M. Rodzianzko, le président de la Douma : « Le peuple russe est fermement résolu à briser à jamais les odieuses chaînes allemandes ».

LES EFFORTS ALLEMANDS EN ORIENT. 57

la construction des chemins de fer, des routes et des télégraphes ».

Ainsi donc le Kaiser disait au Tsar : « Aide-moi à prolonger le chemin de fer de Bagdad et je te laisserai les mains libres dans le nord de la Perse ». Il y avait plus encore : les gouvernements de Berlin et de Saint-Pétersbourg se donnaient de mutuelles assurances de n'entrer dans aucune combinaison qui pourrait être hostile à l'un ou à l'autre. L'entrevue de Potsdam a donc été un triomphe pour la diplomatie allemande; elle a conjuré le danger russe après la crise de Bosnie et elle a permis la réalisation du Bagdad au point de devenir une véritable menace germanique contre le Caucase russe. La diplomatie de Berlin ne s'en est pas tenue là; cyniquement elle a dit au diplo- mate russe : « Maintenant que je vous ai vaincu, je vous propose de traiter avec moi. Partageons la Perse entre nous et excluons l'Angleterre et, pendant que nous y sommes, faisons un traité d'alliance générale. Laissez-moi tranquille et je ne vous gênerai nulle part ».

Cela se passait en 1910, mais c'est toujours la politique du bluff cynique germain depuis Bis- marck. Elle a eu pour conséquence immédiate l'attitude véhémente du parti militaire allemand au moment de l'affaire d'Agadir. Ce parti

58 LA QUESTION PERSANE.

escomptait, en effet, la concession arrachée à la Turquie au sujet du port d' Alexandre tte pour en faire un port allemand et la concession également obtenue de Stamboul d'une importante ligne de chemin de fer vers Damas passant à l'Est de la mer Morte et de la presqu'île de Sinaï vers la Mecque, pour menacer l'Egypte en supprimant le canal de Suez. Ces conséquences doivent faire réfléchir ceux qui, en France, se refusent à envi- sager la nécessité du développement de notre influence et de notre action politique en Syrie1. Au surplus, le Dr Rohrbach, dans la dernière édition de son étude en 1911, a formulé nettement les intentions germaniques contre l'Egypte, c'est- à-dire contre l'Angleterre et contre le monde entier : « La perte de l'Egypte serait pour la Grande-Bretagne non seulement la fin de sa domi- nation sur le canal de Suez et de ses communi- cations avec l'Inde et l'Orient, mais encore elle

1 V. en ce sens : Victor Bérard, passim, et Keirallah, Autour de la question sociale et scolaire en Syrie, Alexandrie, 1906. V. en sens contraire : Flandin, Groupe sénatorial pour la défense des intérêts français à l'étranger, Rapport sur la Syrie et la Palestine, Paris, 1915. Comte Cressaty, Les intérêts de la France en Syrie, Paris, 1913. V. aussi dans les procès-verbaux des séances de la Commission des affaires extérieures à la Chambre des députés de Paris, la défense des intérêts français en Syrie par Georges Leygues.

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entraînerait pour elle la perte de ses possessions dans le Centre et à l'Est de l'Afrique. La conquête de l'Egypte par une puissance musulmane comme la Turquie mettrait en péril l'empire de la Grande- Bretagne sur ses 60 millions de sujets mahométans de l'Inde : elle l'abaisserait aux yeux des Afghans et des Persans.

» Mais la Turquie ne peut songer à reprendre l'Egypte tant qu'elle ne sera pas maîtresse d'un système de chemins de fer développé en Syrie1 et en Asie Mineure et tant qu'elle ne sera pas en état de repousser une attaque de l'Angleterre en Mésopotamie au moyen d'un chemin de fer d'Anatolie s'étendant jusqu'à Bagdad. C'est pour acquérir l'Egypte que la Turquie se rangera du côté de l'Allemagne dans une guerre contre la Grande-Bretagne, et la politique de l'Alle- magne en faveur de la Turquie n'a pas d'autre but que de s'assurer une garantie, une assurance contre une guerre avec l'Angleterre » 2.

1 Voilà un nouvel argument qui se passe de commentaires en faveur de notre activité en Syrie.

2 Cette politique décrite par le Dr Rohrbach est rigoureu- sement suivie dans la guerre actuelle. Il y revient d'ailleurs dans la revue La plus grande Allemagne fondée depuis le début de la guerre : « Si les Français, les Anglais et les Russes réassissent au Bosphore et aux Dardanelles à nous couper de l'Orient, ce sera la fin de notre politique mondiale.

GO LA QUESTION PERSANE.

Ainsi donc1, le projet du chemin de fer de Bagdad à la Mecque a pour but de faire renaître et revivre la puissance musulmane. L'or et les instructeurs militaires germains devaient as- surer un rôle important à la Turquie dans un conflit entre l'Allemagne et l'Angleterre et la Russie. Les événements actuels de la guerre, les manœuvres du Gœôen et du Breslau et la manière forte allemande à Stamboul ne sont que la suite logique de la politique allemande en Orient. Si le Kaiser et ses ministres ont combattu les ré- formes en Turquie, c'est qu'ils soutenaient ainsi le Sultan et les jeunes Turcs dont ils se faisaient des alliés contre le Tsar; c'est qu'ils voulaient porter un coup mortel à l'Angleterre dans les parties vitales et essentielles de son Empire.

Holland Rose, l'historien anglais, qui a longue- ment exposé, développé et expliqué dans son livre récent sur les origines de la guerre actuelle les intrigues allemandes en Orient, conclut en ces termes : « Le Kaiser et le Sultan veulent attaquer l'Egypte et se figurent qu'ils établiront par leurs communications entre Berlin et la presqu'île du Sinaï. Il est évident que si

Nous serons retranchés du monde des Grands Peuples ». Septembre 1915.

1 V. Holland Rose, The origins ofthe War, Cambridge, 1915.

LES EFFORTS ALLEMANDS EN ORIENT. 61

l'affaire des Balkans avait bien tourné pour les Allemands, l'Autriche se réservait le contrôle du Bagdad jusqu'à Stamboul pour envoyer des troupes en Syrie et menacer le canal de Suez. Mais l'affaire des Balkans est manquée1 et il y a lieu de supposer qu'à la fin, les Balkaniques ne conser- veront pas la neutralité passive que l'Allemagne prétend leur imposer. Ils ont déjà affaibli la Turquie et ont empêché le projet de chemin de fer d'aboutir en Syrie. Par ont échoué les plans du moderne Alexandre le Grand ».

On sait comment ces plans ont été repris : « Puissance mondiale ou décadence, tel est le mot d'ordre qui nous est imposé par notre évolution historique. 11 n'y a pas de milieu », dit F. von Bernhardi, l'élève de Treischke, qui a exprimé la pensée du maître dans sa retentissante brochure intitulée Notre Avenir-. Et plus loin, il ajoute,

1 La question est rouverte à l'heure actuelle par la trahison de la Bulgarie au profit des Empires de proie et par l'attitude hésitante de la Grèce et de la Roumanie. Le débarquement des troupes alliées à Salonique le 5 octobre 1915 est un commencement de solution. Le succès militaire compensera sans doute l'échec diplomatique de la Quadruple Entente.

8 V. F. von Bernhardi, Notre Avenir, Les ambitions alle- mandes et la guerre, traduction Simonet, Berlin, 1912, Paris, 1915. V. aussi de Bulow, La politique allemande, traduction Herbette, Paris, 1914. V. également The origins

62 LA QUESTION PERSANE.

résumant les ambitions allemandes dans la guerre actuelle : « A ce groupe de puissances (la Triple Entente)1, qui, malgré l'antagonisme de leurs nombreux intérêts, surtout dans les Balkans et en Asie sont unies seulement par leur hostilité contre l'Allemagne, s'oppose tout d'abord notre pays joint à l'Autriche.... De plus, les conflits d'intérêts qui existent entre les Puissances de la Triple Entente, offrent certainement la possi- bilité de gêner ou même de contrecarrer les actions communes de nos adversaires ».

L'arrangement anglo-russe.

C'est dans ces conditions, qu'au moment fut signé le traité anglo-japonais du 30 août 1905, auquel nous avons déjà fait allusion, Lord Lands- downe adressait à Sir Charles Hardinge une lettre imprimée et rendue publique en même temps que le traité. Dans sa lettre, Lord Landsdowne s'atta- chait à dissiper les inquiétudes de ceux qui, parmi

of the War, by Holland Rose, litt. D. Cambridge University Press, Fetter Lane, E. C, op. cit.

1 La Quadruple Entente depuis l'intervention de l'Italie en mai 1915.

L ARRANGEMENT ANGLO-RUSSE.

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les Russes, voyaient dans cette alliance une menace et qui déclaraient que c'en était fait de l'entente escomptée entre l'Angleterre et la Russie. Cette invitation fut comprise à Saint-Pétersbourg. Quelque temps après, àAlgésiras, dans l'intervalle des séances de la conférence, une conversation, que favorisaient discrètement nos plénipotentiaires, s'engageait entre les représentants de l'Angleterre et de la Russie : Sir Arthur Nicholson, Sir Donald Mackenzie Wallace et le comte Cassini. Conti- nuées à Saint-Pétersbourg et à Londres, ces négo- ciations ont, après une durée d'un an, abouti à la convention du 30 août 1907, qui a voulu régler les futures relations anglo-russes dans tous les pays limitrophes de l'Inde et des possessions russes en Asie. La convention vise la Perse, l'Afghanistan et le Thibet et une lettre annexée de Sir Ed. Grey à Sir Arthur Nicholson, ambassadeur de Londres à Saint-Pétersbourg, est relative au golfe Per- sique.

En Asie, c'est-à-dire dans les contrées qui séparent la Russie asiatique de l'Inde anglaise, LordCurzona, le 30 mars 1904, défini la politique du Gouvernement britannique: « L'Inde est comme une forteresse, avec l'océan comme fossé des deux côtés et des montagnes de l'autre. Au delà de cette muraille, on trouve un glacis d'étendue variable.

64 LA QUESTION PERSANE.

Nous ne demandons pas à l'occuper, mais nous ne pouvons le voir occuper par un rival. Nous sommes très contents de le voir rester aux mains d'alliés et d'amis ; mais si des influences non amicales s'insinuent et pénètrent sous nos murs, nous serons contraints d'intervenir; c'est tout le secret de toute la situation en Arabie, en Perse, en Afghanistan, au Siam, au Thibet ».

Longtemps concentrée sur le terrain diploma- tique et politique, la rivalité anglo-russe, née de cette formule, s'est portée en ces derniers temps sur le terrain des intérêts commerciaux. Sur ce terrain, l'ardeur du Gouvernement des Indes n'a eu d'égale que l'activité prodigieuse déployée de son côté par la Russie. Nous avons vu cependant que l'Angle- terre a eu partie gagnée en Arabie, au Thibet et en Afghanistan.

En Perse, l'influence russe dominait dans le Nord, le commerce anglais dans le Sud. Sur la terre ferme, comme dans les eaux du golfe Per- sique, les politiques anglais suivaient avec une croissante préoccupation l'ombre grandissante projetée par les combinaisons des hommes d'ac- tion de Saint-Pétersbourg. Il était du plus haut intérêt pour eux de ne pas laisser attacher aux flancs de leur empire anglo-indien un formidable avant-poste russe et la question capitale pour

l'arrangement anglo-russe. 65

l'Angleterre est toujours de conserver la haute main sur les communications terrestres de l'Inde avec l'Europe par le plateau de l'Iran, tout autant que de rester maîtresse de l'océan Indien. Les récents progrès de la pénétration russe en Perse avaient éveillé les inquiétudes et les appréhen- sions britanniques sur le sort des futures voies de communications transpersanes. On se deman- dait à Londres si la bataille engagée par la Russie sur le terrain économique ne serait pas le pré- lude d'une annexion ou d'un protectorat officiel. La question se posait de savoir qui dominerait en Perse et dans le golfe Persique, de l'Angleterre ou de la Russie.

L'impérialisme anglo- indien refusait toute concession, tout condominium, tout arrangement de nature à limiter la suprématie anglaise dans le voisinage de l'empire des Indes.

Au contraire, l'école de Manchester jugeait avec raison qu'une tentative d'absorption totale de la Perse ne ferait qu'augmenter l'antagonisme avec la Russie et que celle-ci notamment s'accommo- derait fort mal de voir l'influence anglaise dominer exclusivement à la Cour de Téhéran. L'école de Manchester rappela à ce propos les arrangements internationaux de 1834 et de 1889 aux termes desquels l'Angleterre et la Russie

Demorgny. 5

66 LA QUESTION PERSANE.

s'étaient engagées à respecter l'indépendance de la Perse et la liberté de commerce dans ce pays.

« Il faut, disait Lord Cranborne, dans une séance du parlement, qu'on se rende compte que nous n'avons pas le monopole du prestige en Asie et qu'au fur et à mesure que d'autres pays doués de ressources importantes, d'une grande énergie et de grandes facultés administratives continuent à développer leurs intérêts en Asie, la situation de la Grande-Bretagne vis-à-vis de ces pays doit fatalement subir des modifications. Il n'y a pas de honte à l'avouer ».

La méthode pacifique l'emporta donc une fois de plus en Angleterre. D'ailleurs, était-il bien opportun en 1907 pour la Russie et pour l'Angle- terre de paralyser leur action diplomatique en Europe, en s'obligeant à entretenir de gros effec- tifs dans leurs territoires d'Asie? Des événements pouvaient se produire, des éventualités étaient à craindre. Il fallait une entente et une coopéra- tion amicales des deux puissances intéressées à ce que l'équilibre européen ne fût pas troublé à leur détriment. La Russie se rappelait qu'elle avait dû, pendant la guerre russo-japonaise, retenir en Transcaucasie et dans la Transcas- pie des armées qui lui auraient été plus utiles

l'arrangement anglo-russe. 67

en Mandchourie. De son côté, le Gouvernement britannique se voyait déjà et non sans inquié- tude obligé d'élaborer un nouveau plan d'or- ganisation et d'entraînement de l'armée des Indes.

C'est dans ces conditions que naquit l'idée de procéder à une délimitation des sphères d'in- fluence économique et politique dans la Perse. L'Angleterre garda son droit de priorité au Sud et la Russie conserva son droit de priorité dans le Nord. Tel fut le principe fondamental du traité de 1907. L'application a manqué le but; c'est ainsi que tout dernièrement le 5 avril 4915, on nous écrivait de Téhéran : « Nous attendons avec impatience l'arrivée des nouveaux ministres de Russie et d'Angleterre1, avec l'espoir qu'ils s'en- tendront mieux que les ministres actuels, dont les différends sont très nuisibles au prestige des alliés. Si les nouveaux ministres ne peuvent neutraliser les efforts turco-allemands, il est à prévoir que dans trois mois, la Perse sera plongée dans une anarchie complète très dangereuse pour tout le monde ».

1 V. plus haut, p. 46 et 47.

68 LA QUESTION PERSANE.

Les principes de la convention de 1907 et la constitution persane.

L'accord anglo- russe, en ce qui concerne la Perse, débute par une promesse solennelle : « Les gouvernements de la Grande-Bretagne et de la Russie s'engagent mutuellement à respecter l'in- tégrité et l'indépendance de la Perse et désirent sincèrement l'établissement de l'ordre dans toute l'étendue de ce pays et son développement paci- fique, aussi bien que l'établissement permanent d'avantages égaux pour le commerce et pour l'in- dustrie des autres nations ».

Puis, considérant que les deux puissances con- tractantes ont chacune, pour des raisons géogra- phiques et économiques, un intérêt spécial au maintien de la paix dans certaines provinces per- sanes, voisines de la frontière russe d'une part, de la frontière de l'Afghanistan et du Bélouchistan de l'autre, il est dit que : « les deux parties déci- dent, pour ce qui est de la Grande-Bretagne, qu'elle n'appuiera pas pour elle-même et n'appuiera pas, au profit de sujets britanniques ou de sujets d'une tierce puissance, des demandes de conces-

LES PRINCIPES DE LA CONVENTION DE 1907. 69

sions politiques ou commerciales (chemins de fer, banques, télégraphes, routes, transports, assu- rances), au Nord d'une ligne reliant Kasri- Chirin, Ispahan, Yezd, Ralkh, et aboutissant à la jonction des frontières de la Perse, de la Russie et de l'Afghanistan1 et qu'elle ne s'opposera pas aux demandes de concessions faites dans cette région avec l'appui du Gouvernement russe.

La Russie fournit un engagement correspondant, en ce qui concerne la région au Sud d'une ligne s'étendant de la frontière afghane à Ghazik, Birdjan, Kerman et Bender Abbas. Entre ces deux régions ainsi réservées à l'influence anglaise et à l'influence russe, une troisième zone reste neutre, la Russie et la Grande-Bretagne s'engagent à ne pas s'opposer sans entente préalable, à l'octroi de concessions à leurs sujets.

Des articles spéciaux sont réservés à l'affectation du revenu des douanes du Nord et du Sud, au ser- vice des emprunts et à l'organisation d'un contrôle des garanties financières affectées aux emprunts, si le besoin s'en fait sentir. Ces mesures doivent être prises d'un commun accord.

1 V. la carte très claire : Persia, Afghanistan and Balu- chistan, Philips' New Séries of Impérial Maps for tourists and travellers. The London Geographical Institute. V. la carte à la fin du volume.

70 LA QUESTION PERSANE.

Enfin, pour le golfe Persique, il est spécifié dans la lettre de Sir Ed. Grey à Sir Arthur Nicholson, annexée à la convention de 1907, « que le Gouver- nement russe, au cours des négociations qui ont préparé et amené la conclusion de cet arrange- ment, a déclaré explicitement qu'il ne niait pas les intérêts spéciaux de la Grande-Bretagne dans le golfe Persique ». Le Gouvernement britannique a formellement pris note de cette déclaration, esti- mant « qu'il est désirable de confirmer à nouveau d'une façon générale, les déclarations antérieures relatives aux intérêts britanniques dans le golfe Persique et d'affirmer une fois de plus l'impor- tance qu'il y a à maintenir ces intérêts, qui sont le résultat de l'action britannique dans ces eaux depuis plus de cent ans ».

Les principes qui se dégagent de ce texte sont : le maintien de l'intégrité et de l'indépendance de la Perse; le principe de la porte ouverte; la création d'une zone neutre entre les deux zones d'influences anglaise et russe.

Quid de ces principes, dans leur application par les deux puissances contractantes au regard de leurs intérêts respectifs et au regard des autres nations? Quid de ces mêmes principes pour l'avenir de l'Iran?

Un premier point retient l'attention : la Perse

LES PRINCIPES DE LA CONVENTION DE 1907. 71

pouvait-elle se trouver engagée par des décisions prises sans sa participation? Un gouvernement, encore regardé comme indépendant, devait-il con- sidérer ces décisions comme obligatoires pour lui1? On peut soutenir la négative; mais enfin dans l'espèce, les principes consacrés en 1907 étaient plutôt favorables à la Perse. C'est pourquoi, d'ailleurs, les constitutionnels persans se crurent autorisés à l'époque à continuer leur œuvre de réformes et de progrès, d'autant plus qu'un nouveau protocole russo-anglais du 25 août 1909, réglant la situation de l'ex-chah Mohammed Ali Mirza, déposé le 16 juillet 1909 (27 Djamadi-a-Akher 1327), établissait formellement le principe de la

1 La même question s'est posée pour la Roumanie, au moment de la conférence de Londres de 1883 et le professeur allemand Geffken a conclu que l'acte de Londres était resté lettre morte pour la Roumanie, qui ne pouvait se trouver en- gagée par des décisions prises sans sa participation. V. mon étude sur La question du Danube, Paris, Larose et Tenin, 1911 et 1915. En Perse, la question n'a été résolue qu'en 1912, parce que l'Allemagne s'étant efforcée de détourner le Gouvernement Iranien d'une adhésion raisonnable aux dispositions des traités de 1907, les deux puissances russe et anglaise se trouvèrent dans l'obligation de se faire donner une adhésion formelle du Gouvernement de Téhéran. V. plus loin la même question pour l'application du protocole de 1909 à l'ex-chah de Perse Mohammed Ali, la théorie anglaise et l'adhésion de la Perse aux accords de 1907.

72 LA QUESTION PERSANE.

non-intervention de la Russie et de l'Angleterre dans les affaires de la Perse. Ces mêmes cons- titutionnels étaient aussi encouragés par l'An- gleterre, qui, mécontente au fond de l'arran- gement asiatique de 1907, essayait de lutter encore contre l'influence toujours grandissante de la Russie, en s'appuyant sur le parti des réformes.

L'Angleterre a d'ailleurs des raisons de n'être pas satisfaite, en ce qui concerne la Perse, des stipulations contenues dans cette convention. Nous avons vu que la délimitation des sphères d'in- fluence russe est en effet de beaucoup la plus étendue ; elle comprend à peu près toute la Perse septentrionale et elle contient les parties les plus riches du pays : l'Azerbaïdjan et le Khoraçan, Téhéran, le siège du gouvernement et les villes les plus importantes : Tauris, Ispahan, Yezd, Recht, Meched.

La zone d'influence anglaise ne comprend au contraire que l'angle Sud-Est du territoire persan, d'une étendue deux fois moins considérable que celle de la zone d'influence russe. En outre, cette faible étendue de pays, réservée à l'Angleterre, comprend en majeure partie le désert de Lout1.

1 V. Livre Bleu, 1913, op. cit., pièce 335 déjà citée.

LES PRINCIPES DE LA CONVENTION DE 1907. 73

D'autre part, la Russie est toute-puissante à la Cour de Téhéran; de plus elle possédait presque, à un moment donné, un monopole financier qu'elle cherchait à faire régir par les agents de la mission belge1. Elle avait su imposer un tarif douanier très favorable à son commerce. Enfin, la méthode impérialiste a été jusqu'en ces derniers temps et pendant la guerre actuelle, d'autant plus en honneur à la section de l'Orient du ministère des Affaires étrangères à Pétrograd que le Gouverne- ment russe a poursuivre, par suite des menées turco-allemandes dans l'Azerbaïdjan et dans le Khoraçan, une politique active de pénétration.

1 Les difficultés de la mission belge chargée d'organiser les finances persanes sont toutes venues des tentatives russes pour établir un protectorat financier sur la Perse. Avant l'installation des Belges à la Trésorerie générale de Téhéran, la mission américaine Shuster avait éprouvé les mêmes difficultés, mais en sens contraire, parce qu'elle paraissait préparer un protectorat financier anglais sur le pays. Les Belges à leur tour bénéficièrent un moment de la faveur britannique, puis ils se heurtèrent à la fois aux deux légations russe et anglaise. Enfin les intrigues turco- allemandes achevèrent la mission financière belge qui n'existe pour ainsi dire plus à l'heure actuelle. La trésorerie générale de la Perse, ravalée au rang de bureau du ministre des Finances, recueillie, au refus de tous les Belges démission- naires par un outcast belge à l'index de ses compatriotes et en rébellion avec sa légation, est aujourd'hui complète- ment dépendante des caprices d'un Emir Nézam quelconque.

74 LA QUESTION PERSANE.

En ce qui concerne la création d'une zone neutre entre Ja zone d'influence russe et la zone d'in- fluence anglaise, elle a donné lieu à des négocia- tions spéciales qui n'ont pas été communiquées au public. Mais il semble résulter de la façon dont cette neutralité est interprétée par la Grande- Bretagne à l'heure actuelle, qu'elle a trouvé dans la zone en question une certaine compensation des avantages obtenus par la Russie dans le Nord.

Quoi qu'il en soit, cette zone neutre vient ren- forcer la zone d'influence anglaise et former une sorte de tampon en avant de la frontière ouest de l'Inde. L'Angleterre exerce dans cette zone neutre une action politique et économique très éner- gique, qui a eu pour résultats une importante concession de pétroles récemment consentie par le Gouvernement persan.

Ainsi donc l'arrangement de 1907, quant à la Perse, n'a satisfait personne : ni la Russie, qui supporte avec peine de voir sa politique d'expan- sion limitée vis-à-vis de sa petite voisine asiatique; ni l'Angleterre, qui s'est crue lésée dans ses droits et ses intérêts et qui sait bien que la Russie ne renoncera pas à l'accès vers la mer libre et les eaux chaudes1; ni la Perse, qui comptait sur son

1 II est de plus en plus démontré par la guerre actuelle

LES PRINCIPES DE LA CONVENTION DE 1907. 75

intégrité, et qui espérait, sous la garantie bienveil- lante des deux puissances amies, travailler, dans

que la question de la mer libre est une question de vie ou de mort pour la Russie. V. La Guerre sociale du 24 sep- tembre 1915 : XXX, « Vers la liquidation turque ». « En deçà du Taurus », interview d'un ambassadeur russe à Constantinople en 1912.... « Il déplorait l'impossibilité d'une entente avec les Turcs, à tant d'égards sympathiques; la question des détroits, disait-il, creusait entre eux et les Russes un abime.

» Mais, lui dis-je, certains bons esprits parmi les Turcs sont très enclins à accepter une solution analogue à celle qui a été excellemment réglée, la question du canal de Suez; et cette idée a fait du chemin à Stamboul.

» Oh! dit M. B..., en souriant, nous ne nous con- tenterons jamais d'une ouverture des détroits, sur le papier.

» Et qu'appelez-vous une ouverture des détroits sur le papier?

» Toute manière d'ouverture qui n'en mettrait pas la clef dans notre poche ».

Ce qui était, en 1912, l'aspiration idéale, l'objectif théo- rique de quelques panslavistes exaltés est devenu, en 1915, l'objectif concret, précis, passionnément attirant de tout le peuple russe. Le bonheur ne se conçoit que sous la forme du possible. Il y a quelque douze mois, la possession des détroits se présentait, à Petrograd et à Moscou, comme une de ces félicités dont on imagine la douceur sans que la privation en trouble, tellement on la sent lointaine et inac- cessible. La folie d'Enver et de ses camarades, en précipi- tant la Turquie dans la mêlée européenne aux côtés des Allemands, contre la Russie et ses alliés de Belgique, d'An- gleterre et de France a soudain donné au rêve pur le carac-

76 LA QUESTION PERSANE.

l'ordre et dans la paix, au développement de ses ressources et de ses richesses économiques.

Dans ce conflit d'intérêts formidables, l'Iran pouvait-il conserver l'équilibre? Peut-on d'autre

tère d'une possibilité prochaine, et dès lors le désir en a surgi impérieux, brûlant, exacerbé, d'ailleurs, par la cruelle souffrance et le danger extrême que provoqua, dans la Russie en guerre, la fermeture des Dardanelles. Les Russes, aujourd'hui, expliquent leurs sentiments par une comparaison frappante; ils disent : « Les détroits, c'est notre Alsace-Lorraine! » Les correspondants de guerre anglais ont signalé à plus d'une reprise l'existence de cette idée- force chez les plus humbles moujiks transformés en soldats. Ils se battent pour mettre dans la poche de la Russie la clef des détroits, comme nos soldats se battent pour faire flotter le drapeau tricolore au-dessus de Metz et de Strasbourg. C'est un fait psychologique très considérable, capital, et que rien ne permet plus d'écarter des considérations diverses que peut suggérer la question turque : il en est devenu le pivot. Le régime de Constantinople, celui des détroits, les blocs et l'équilibre balkaniques sont questions connexes et à l'ordre du jour. Les empires austro-allemands courent à la curée et au pillage par deux voies à travers le monde : de Berlin à Salonique, de Berlin au golfe Persique. Il est intéressant d'envisager dès à présent les moyens de pré- venir après la guerre le rétablissement du pangermanisme sur les grandes routes de l'activité humaine. Il ne faut pas que le chemin de fer du Bagdad reste entreprise allemande. Il faut aussi envisager une entente latino-slave à opposer au boulevard germano-austro-bulgaro-turc de Berlin à Salonique. V. La Roumanie contemporaine, Constantin Ma- crodin, préface de Lacour-Gayet, Paris, Pion, 1916.

LES PRINCIPES DE LA CONVENTION DE 1907. 77

part concevoir la souveraineté d'un empire, dans lequel les voisins s'attribuent, pour des raisons d'ordre géographique et économique, un intérêt spécial au maintien de l'ordre et de la paix dans la plupart des provinces? 11 était facile de prévoir que le gouvernement persan, tiraillé entre les partisans de l'autocratie, soutenus par l'impéria- lisme russe, et les constitutionnels appuyés par l'Angleterre, serait mis dans l'impossibilité de rem- plir consciencieusement ses obligations politiques, de faire régner l'ordre et de mettre en valeur les vastes territoires du pays. Il ne pouvait d'ail- leurs, ce gouvernement, dompter aussi vite qu'on paraissait le vouloir l'anarchie qu'avait fomentée depuis des générations le despotisme corrompu des chahs. Et parce qu'il ne put en quelques mois abolir les traces, les effets de cette décomposition et de cette anarchie, l'Angleterre et la Russie en prirent texte pour intervenir dans les affaires du pays et pour y exercer leurs grandes influences dirigeantes.

Depuis, et comme conséquences des intrigues turco-allemandes dans le pays, cette intervention s'est faite de plus en plus étroite,, de plus en plus pressante. La Perse n'est plus qu'un vaste échi- quier, un terrain vague, les intérêts rivaux s'introduisent par tous les moyens possibles,

78 LA QUESTION PERSANE.

enchevêtrant leurs avant-postes et leurs routes de pénétration.

La rivalité anglo-russe fait peser sur tous les orga- nes du Gouvernement persan un système anglais et un système russe égalementénergiques, profitant de la moindre circonstance pour arracher des conces- sions nouvelles à l'impuissance persane, pour poser de nouveaux jalons et attaquer la situation con- traire. D'ailleurs, depuis que l'ingénieux système des compensations appliqué à Potsdam a laissé les mains libres à la Russie en 1911, la Perse s'est accoutumée elle-même à la lutte des trois influences. A commencer par le Gouvernement, tout ce qui compte dans le pays s'enrôle dans les clientèles russe, allemande ou anglaise. Sous cette triple impulsion, les autorités provinciales se débattent en un perpétuel tourbillon; une influence les chasse, l'autre les ramène. Si le point d'appui habituel se révèle insuffisant, elles en sont quittes pour réapparaître, ayant sollicité le pardon de l'influence trop négligée. Cet état de choses prolonge dans le pays une anarchie peu propice au progrès de la civilisation1.

Nous avons dit que la Perse avait, dans l'arran-

1 Dans ces conditions, en Perse, le terme de « neutralité » est un mot officiel qui n'a répondu et qui ne répond, pendant la guerre actuelle, que très peu à la réalité de la situation.

LES PRINCIPES DE LA CONVENTION DE 1907. 79

gement de 1907, conservé une zone neutre. La lettre même de l'accord nous apprend que dans cette zone neutre, la Russie et l'Angleterre s'en- gagent simplement à ne pas s'opposer, sans entente préalable, à l'octroi de concessions à leurs sujets. L'Allemagne s'est plainte que le principe de la porte ouverte ait été de la sorte détruit en Perse et que le pays ne puisse plus avoir que diffici- lement des relations politiques et même commer- ciales avec une nation autre que la Russie et l'Angleterre. Tout s'y oppose depuis 1907, dit le Gouvernement de Berlin, qui s'est cependant engagé en 1911 à laisser en Perse les mains libres à la Russie dans des conditions que nous avons exposées1. L'interdiction du transita travers la Russie, le traité commercial russo-persan de 1901, la réduction des tarifs de transport, la con- cession de primes d'importation, réservent le monopole des voies d'accès par le nord de la Perse à l'importation russe. Dans le Sud, le golfe Per- sique rentre tout entier dans le domaine britan- nique. La navigation en est presque exclusi- vement anglaise; le commerce anglais y prend ses voies d'accès vers l'Iran : à Bender Abbas pour Kerman et Meched; à Lingah pour le

1 V. p. 54 et suiv.

80 LA QUESTION PERSANE.

Laristan; à Bouchir et à Mohammerah pour les provinces du Centre ; à Bassorah par Bagdad pour celles de l'Ouest. Les commerçants arméniens et guèbres, les tribus elles-mêmes relèvent la plupart de l'influence britannique. Le médecin de la résidence anglaise a mis la main sur tout le service sanitaire du golfe et en dirige les postes.

Au point de vue politique comme au point de vue commercial, nulle grande puissance ne peut désormais s'immiscer à un titre quelconque dans le gouvernement ou l'administration des affaires de la Perse. Nulle grande puissance étrangère ne peut y envoyer des agents officiels ou des per- sonnes privées pour s'y occuper de la conduite des affaires1. Nulle puissance étrangère, en fait, ne peut obtenir l'autorisation de construire des routes, des chemins de fer, des télégraphes, etc.

Ces récriminations intéressées sont le résultat de formules diplomatiques mal définies. On a inventé, sous la menace des interventions allemandes, toute une catégorie de formules

1 Conf. The Strangling of Persia, de Morgan Schuster, Ex- Treasurer General of Persia. New York, 1912. V. aussi Une mission française en Perse : Essai d'enseignement et de réformes administratifs, rapport de M.Lacour-Gayet, membre de l'Institut, à l'Académie des sciences morales et politiques, 24 avril 1915, Paris.

LES PRINCIPES DE LA CONVENTION DE 1907. 81

destinées à dissimuler la subordination des grandes Puissances de l'Europe aux exigences germaniques1. C'était en face d'un adversaire sans foi ni loi comme l'Allemagne s'exposer à toutes sortes de revendications. Et ces revendications n'ont pas manqué de se produire hardies et sans scrupules contre des systèmes vagues et équi- voques de Protectorats financiers, de zones d'in- fluence, de politiques de mains libres sous réserve de portes ouvertes, etc. Les difficultés que la Perse a éprouvées proviennent beaucoup plus de ces formules et des intrigues allemandes qu'elles ont provoquées, que de la rivalité anglo-russe elle-même. Elles font ressortir les graves inconvé- nients de ces attitudes sans prestige qui encoura- gent toutes les concurrences les plus déloyales2.

1 V. dans La question du Danube, op. cit., le Patriotisme européen de la Russie. C'est en vertu de ces formules équi- voques, que la France en Roumanie comme en Perse se borne à faire œuvre de conciliation entre les Puissances qui tirent de cette œuvre le plus grand profit sans aucune réciprocité pour nous.

2 L'Angleterre, uniquement préoccupée des approches de l'Inde, a surtout usé de ces formules indéfinies. C'est elle qui a organisé toute cette série de « terres interdites, de protectorats négatifs, de zones réservées qui depuis le plus haut Yantzè jusqu'aux rives de la mer d'Ouran, enceint et couvre de loin son Empire indien ».

Demorgny. 6

82 LA QUESTION PERSANE.

Nous ne devrons pas oublier cet exemple, au moment du règlement des comptes de la guerre actuelle. S'il s'agit de nous rendre à l'appel des Syriens par exemple, et d'établir dans leur pays le régime de progrès qu'ils sollicitent, il ne faut pas que ce régime soit une zone d'influence; cette zone nous la possédons déjà en fait. Il ne faut pas que les Syriens comme les Persans soient tiraillés et déprimés entre des intérêts rivaux. Il ne faut pas que des impulsions contraires entravent dans ce pays l'œuvre de la civilisation et de la culture française1.

Nouvelle forme de la rivalité anglo-russe

en Perse. L'intérêt dynastique

et la Constitution.

La Constitution persane, que nous avons laissée, au moment Nasr-el-Molk prenait la régence de l'empire en 1910, devait être désormais régie par les « quatre piliers » et par les lois fonda- mentales des 29 Chaban et 14 Zighadeh 1325 de l'Hégire , combinés avec les dispositions de la

1 On peut encore discuter à ce point de vue la formule de n otre occupation au Maroc.

l'intérêt dynastique et la constitution. 83

convention anglo-russe de 1907 et avec celles du protocole de 1909. C'est cette étrange macédoine de nouveautés occidentales que l'Angleterre allait tenter d'opposer désormais aux empiétements de sa rivale. De son côté, la Russie allait être amenée à seconder contre le régime constitutionnel, c'est- à-dire contre la Grande-Bretagne, toutes les ten- tatives de restauration de l'ancien régime. Quant à l'Allemagne, nous la verrons utiliser tour à tour au mieux de ses intérêts les partisans de la Constitution et ceux de la Restauration1. Elle les opposera les uns aux autres, répandant à la Cour de Téhéran le bruit que la dynastie n'a pas d'en- nemi plus terrible que la Constitution, alors que cette Constitution devrait être à l'heure actuelle le bouclier de la souveraineté et de l'indépendance de la Perse.

Du côté de l'Angleterre, l'administration directe de la zone d'influence qui lui a été attribuée en 1907, augmentée des territoires et des populations de la zone neutre qu'il lui faudrait également annexer, demanderait un déploiement de forces

1 Le prince de Reuss, ministre d'Allemagne à Téhéran, a cyniquement prétendu que le gouvernement de Berlin n'était jamais intervenu et qu'il n'interviendrait pas dans les affaires intérieures du pays. V. La Nouvelle Époque de Téhé- ran, n06 31 du 26 avril et du 7 septembre 1915.

84 LA QUESTION PERSANE.

considérables et le maintien d'une véritable armée pour faire régner l'ordre dans les tribus1.

Dans toute cette partie de la Perse, en effet, l'organisation d'un pouvoir centralisateur n'existe pas; il n'y a ni unité, ni permanence. Des cen- taines de tribus s'y partagent le sol, et leurs chefs entendent vivre chacun à sa guise ; ils sont prêts, en temps de guerre, à passer, sans scrupules, d'un service à un autre. Ces tribus sont, de plus, belli- queuses, indisciplinées, rapaces et pillardes; elles interceptent les sentiers des montagnes, infestent les passes et rançonnent les caravanes. Elles sont, en outre, en état d'hostilité perpétuelle les unes contre les autres. L'entretien d'une armée anglaise dans ces régions exigerait donc des dépenses annuelles énormes, ne fût-ce que pour assurer les ravitaillements à des distances loin- taines, au milieu des innombrables difficultés pro- voquées par les indigènes. Le gouvernement anglo-indien serait, en outre, amené, par l'admi- nistration directe, à une immixtion incessante dans les affaires intérieures des tribus; il devrait assurer la tâche ingrate et difficile de discipliner ces races incultes et indépendantes.

1 V. la Revue du monde musulman, n08 22 et 23, mars et juin 1913, mon étude sur la Réforme administrative des provinces et des tribus du Sud de la Perse.

l'intérêt dynastique et la constitution. 85

Aussi à l'Angleterre, qui possède une longue habitude des arrangements asiatiques, parut-il plus avantageux de laisser le pouvoir nominal à certaines administrations dûment éprouvées tout en gardant pour elle l'autorité réelle1. De cette façon, le Gouvernement anglais espérait recueillir, avec la moindre responsa- bilité, les avantages de la situation.

En 1 91 1 , ce fut d'abord le trésorier général amé- ricain Shuster, à qui le Gouvernement britannique avait voulu confier ses intérêts en Perse. Shuster aurait eu, pour remplir sa mission, l'appui sans réserve de la Banque impériale britannique de Téhéran, qui lui fournit d'ailleurs les subsides nécessaires pour organiser le parti démocrate cons- titutionnel dans la capitale et une gendarmerie du trésor dans les provinces. Malheureusement cet homme d'affaires fut un piètre diplomate2; il ne

1 La mission suédoise qui put passer au début pour être au service des intérêts anglais, et qui fut accusée ensuite de servir les intérêts allemands n'est qu'une mission de gen- darmerie et de police municipales et rurales sur les routes de commerce étranger. Elle n'a que l'obligation de réprimer le brigandage sur les routes. V. mon article dans la Revue de Paris, sur les Méthodes turco-allemandcs en Perse, 1er mars 1915. La gendarmerie suédoise, non payée, est actuellement en pleine désorganisation. Il en est de même de la police qui reste des mois sans être payée.

2 Conf. Livre bleu sur les affaires de Perse publié par le

80 LA QUESTION PERSANE.

comprit rien à la situation, rêva d'être chah de Perse et obtint les honneurs d'un ultimatum russe. Il dut quitter Téhéran le 11 janvier 1912, laissant le parti démocrate en piteuse posture, un embryon de gendarmerie du trésor et un livre amer contre la Perse, la Russie, l'Angleterre et l'Allemagne, qu'il rendait ensemble et à la fois responsables de tous ses malheurs1, sans oublier la France, qu'il appelle assez ironiquement la « Grande République ». De l'embryon de gendarmerie du trésor est sortie la mission suédoise, chargée d'organiser la gendarmerie gouvernementale de l'empire.

Depuis, et jusqu'à ces derniers temps, la gendar- merie suédoise, la Banque impériale, les services financiers de l'Inde, l'ancien Régent, quelques ministres, certains gouverneurs généraux à Chiraz 2,

Gouvernement britannique, 1912, n°3, pièce 239, 11 juillet

1911. Le ministre anglais à Téhéran à Sir Ed. Grey : « One must admire the pluck and energy with wich he has at one thrown himself into the struggïe for reform, but at the same time one cannot hâve but some misgivings as to the results of his headlong progress and of lus go ahead method » .

1 V. The strangling of Persia, by Morgand Shuster, New- York, 1912.

8 Conf. Livre bleu, sur les affaires de Perse, publié par le Gouvernement britannique, 1913, 1, pièce 416, 29 octobre

1912. Le ministre anglais à Téhéran à Sir Ed. Grey : « It will be seen that Mukhber-es-Saltaneh (le gouverneur de Chiraz)

l'intérêt dynastique et la constitution. 87

ont été chargés de conserver la fiction de Constitu- tion, à laquelle le Gouvernement britannique1 s'est attaché avec beaucoup de ténacité.

Grâce à ce modus operandi, l'Angleterre a fait de 1 907 à 1 91 1 de grands progrès en Perse et malgré de sérieux efforts, la Russie n'a pu maintenir, ni ramener à Téhéran le kadjiar Mohammed Ali Chah, dont elle aurait voulu faire un vice-roi pour le compte de Saint-Pétersbourg. L'Angleterre avait échoué, il est vrai, de son côté dans ses tenta- tives pour élever le prince Zill-es-Soltan2 au trône

has a difficult task and that our strong support would appear to be his only chance of success. Financial assistance seems to be clearly indicated as expected if not anticipated... Idis- cussed the question with the treasurer gênerai in order to ascertain how this could best be done without wounding the very sensitive susceptibilités of the Persian Government » . La question s'est posée alors de savoir comment le Gouver- nement russe pouvait accepter cette interprétation anglaise de la convention de 1907 dans la zone neutre.

1 Conf. Livre bleu anglais, sur les affaires de Perse, 1913, 1, pièce 527. Sir Ed. Grey à Sir W. Townley, ministre de la Grande-Bretagne à Téhéran, 11 janvier 1913 : « I do not think there is sufficient ground at présent for giving up hope of maintiining the indépendance of Persia. It would, I think, be more in accordance both with our interests as well as with the undertakings which hâve been given, to direct ail our efforts towards establishing a strong government in Persia an^ assistingthe gendarmerie to perforai its dutiesin a really efficient manner ».

2 Zill-es-Soltan est le grand-oncle du Chah actuel.

88 LA QUESTION PERSANE.

des Chahs; mais la nomination de Nasr-el-Molk comme régent de l'Empire persan fut considérée généralement comme un nouveau et grand succès pour la politique anglaise. Nasr-el-Molk, à Hamadanen 1858, ancien élève de Balliol- Collège, à Oxford, condisciple de Sir Ed. Grey, ami de Lord Curzon, se trouvait en effet également réclamé, comme régent, par les patriotes persans, par les villes, et par les partisans à Téhéran d'un régime parlementaire sur le modèle anglais. Le régent n'accepta d'ailleurs les charges du pouvoir qu'après de nombreuses et longues hésitations1, parce qu'il connaissait bien les défauts de ses compatriotes et parce qu'il prévoyait toutes les défaillances du régime constitutionnel en Perse, au milieu des complications étrangères et des diffi- cultés intérieures.

En effet, la Russie ne ménageait pas ses ripostes. La situation générale du pays était déplorable : au Nord, le gouvernement constitutionnel sou- tenait contre les tentatives de l'ancien Chah Mohammed Ali, dont les Russes avaient facilité la

1 V. les télégrammes publiés et adressés de Londres par le régent de la Perse à la Chambre et au Conseil des ministres les 12 octobre et 16 décembre 1910. V. aussi son discours de prestation de serment le 4 mars 1911.

l'intérêt dynastique et la constitution. 89

rentrée en Perse, la dure campagne du Mazcn- déran. Dans le Guilan, à Recht, les gouverneurs envoyés de Téhéran étaient successivement chassés et désarmés par les Chahs-Seven et les Taléchis, amis de l'ancien chah. Le consul russe Nékrasoff entretenait soigneusement l'agitation contre les gouverneurs du Guilan1.

Dans la région d'Astrabad et à l'Est dans le Khoraçan, les Turkomans recevaient avec enthou- siasme Mohammed Ali, débarqué le 17 juillet 1911 à Gumech Tappé, accompagné de son frère Choa-es-Saltaneh, de Amir Bahadour, et de son grand vizir Saad-ed-Dowley.

Quelques tribus et de grosses bandes armées, sous la conduite de brigands fameux comme Nayeb Hossein, sans compter les agents de l'ex-chah comme Rachidos Soltan et consorts, organisaient le pillage et des troubles dans toute la région. Les habitants, las de souffrir, se fai- saient sujets russes en grand nombre; le gouver- nement de Saint-Pétersbourg installait ses cosa- ques à Gaudan et à Koutchan, pendant que l'ex-chah multipliait ses proclamations dans toute la région du Khoraçan, promettant l'amnistie aux

1 Les conflits de ce consul avec le ministre de Russie à Téhéran Poklewski Koziell sont restés célèbres en Perse.

90 LA QUESTION PERSANE.

uns, menaçant les autres. Les autorités religieuses de Méched elles-mêmes protestaient contre les réclamations des constitutionnels anglais. Bref, l'insurrection était générale dans le Nord et dans l'Est et toute en faveur de l'ex Chah Mohammed Ali.

Le Khoraçan1 était d'ailleurs considéré comme une dépendance commerciale et économique de l'Empire russe. Il est, en effet, limitrophe de la province transcaspienne, dont la capitale Askabad, sur le Transcaspian railway, est à 170 milles seulement de Méched. La « pénétration pacifique » de la Russie dans la région a contenté, paraît-il, nomades et sédentaires et il n'est personne au Kho- raçan qui n'ait eu à se louer de la fréquentation russe. Même les intérêts religieux et les gens de religion ont été servis par les succès de l'infidèle.

A l'Ouest, dans l' Azerbaïdjan, à Tauris, la tribu des Chahs-Seven, avec Rahim Khan, menait la même campagne en faveur de la restauration de F ex-chah. Rahim Khan se faisait assister d'offi- ciers russes et se faisait photographier en leur compagnie. Le prince Salar-ed-Dowley, frère de Mohammed Ali Mirza, assisté de Modjallalos Soltan, excitait les Kurdes de Souldouz, leur promettant l'appui des Turcs. Les routes étaient

1 V. V. Bérard, Les révolutions de la Perse, op. cit.

l'intérêt dynastique et la constitution. 91

coupées entre Mianeh et Ardébil; partout, des meurtres et des pillages, jusqu'aux portes mêmes de Tauris. Le gouvernement constitutionnel ne pouvait réprimer les troubles, et la Russie en profi- tait pour renforcer ses troupes dansTAzerbaïdjan.

A Hamadan, dans le Kermanchahan, la tribu des Kalors ayant pour ilkhani (chef) Davoud Khan; et les Sinjabis, ayant à leur tête Samsam-ol-Ma- malek étaient opposées les unes aux autres. Deux partis politiques, l'un réactionnaire, ayant à sa tête Moïnol Raya, l'autre constitutionnel sous les ordres de Hadji Rostam Bey, puis du démocrate Yar Mohammed Khan, se disputaient l'influence dans la région.

Au Sud, les agissements russes étaient moins vigoureux, mais les tribus du Fars, connaissant l'impuissance du gouvernement constitutionnel, s'en donnaient à cœur joie. Les tribus Bakhtyaris, Ghasghaïs, Khamseh, Kuhgeluis Lors-Potche- kouhis, etc., manifestaient leurs rivalités aux dépens du commerce indo-anglais. Une anarchie com- plète désolait la région, les brigands fermaient les routes, pillaient les caravanes, rançonnaient et maltraitaient les voyageurs1.

1 V. Revue du monde musulman, nrs 22 et 23, La ques- tion des tribus du Sud de la Perse, op. cit.

92 LA QUESTION PERSANE.

On le voit, les essais de restauration du gou- vernement de Saint-Pétersbourg: répondaient vigoureusement et non sans succès, aux efforts constitutionnels anglais. Cela n'empêchait du reste pas Sir Bucbanan, ambassadeur de Lon- dres en Russie, d'adresser à Sir Ed. Grey, le 11 fé- vrier 1911, à l'occasion de l'arrivée du régent de la Perse à Téhéran le télégramme suivant :

« M. Poklewsky, ministre de Russie à Téhéran, a reçu des instructions pour aviser le régent, qu'à l'occasion de sa réception officielle, les troupes russes seront retirées de Kasvin. Le ministre doit exprimer en même temps à Nasr-el- Molk le désir que cette manifestation de sympathie soit considérée comme une preuve des bonnes dispositions du Gouvernement du tsar et l'espoir qu'à l'avenir la Perse observera dans ses relations avec la Russie une altitude plus conciliante et plus amicale »*.

Et en attendant, la Cour de Téhéran, tous les grands propriétaires et les riches personnages, me- nacés par les réformes dans leurs biens et dans leurs privilèges, et assistés par la Banque d'escompte russe se chargeaient de la sauvegarde des intérêts russes en Perse2.

1 Livre bleu, 1912, pièce 23.

2 La mission belge, chargée des réformes financières en

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 93

Les événements de 1911.

C'est en 1911 et à l'occasion des événements de cette époque, que la rivalité anglo-russe en Perse se manifeste de la façon la plus vive. Voici quel- ques exemples :

Les tentatives de restauration de Mohammed Ali. L'ex-chah Mohammed Ali, déposé le 16 juillet 1909 (vendredi 27 de Djamadi-al- Akher 1327) et exilé le 8 septembre suivant, revint en Perse à Goumech-Tappé, le 19 juillet

Perse après la mission américaine Shuster, a été longtemps considérée comme un ferme soutien des intérêts russes. En réalité elle n'a été qu'une mission de collecteurs d'impôts pour le service des emprunts persans à Londres et à Pétrograd. Le système européen des compensations et l'interven- tion énergique de l'Allemagne dans toutes les questions mondiales, ont rendu les impérialismes beaucoup moins intransigeants. Le contrôle des finances de l'État pour lequel on veut agir est devenu une nouvelle formule de protectorat déguisé, très à la mode à l'heure actuelle. V. Les contrôles financiers internationaux et la souveraineté de l'État, Deville, Paris, 1912. C'est cette formule que la Russie voulait charger la mission belge d'appliquer en Perse. V. le Livre orange russe sur les affaires de Perse, p. 193 et suiv.; le télégramme du ministre de Russie à Téhéran au ministre des Affaires étrangères à Saint-Pétersbourg.

94 LA QUESTION PERSANE.

1911. Gomment revint-il? Sur ce point, le Gou- vernement persan, la légation de Russie et la légation d'Angleterre à Téhéran, ne sont pas d'accord.

Le Gouvernement persan dit que, conformé- ment aux articles 9, 10 et 11 du protocole du 25 août 1909, réglant la situation de Mohammed Ali, il avait avisé à temps les deux Gouverne- ments russe et britannique des projets de l'ex-chah contre la Constitution et de ses préparatifs de retour sur le territoire persan.

L'article 11 du protocole anglo-russe-persan du 25 août 1909 est ainsi conçu :

« Les Gouvernements russe et anglais doivent donner des ordres sévères à l'ex-chah pour qu'il s'abstienne par-dessus tout de toute menée poli- tique contre la Perse. Des mesures effectives doivent être prises pour empêcher Mohammed Ali Mirza de provoquer la moindre agitation ».

La pension annuelle de Mohammed Ali avait été fixée à 500.000 francs, mais il demeurait entendu qu'à la première preuve d'intrigues entre lui et le parti réactionnaire, cette pension pourrait être supprimée.

Aux Anglais, les Persans dirent :

« Vous n'avez pas observé les dispositions de ce protocole, car vous ne nous avez donné aucun

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 95

appui moral auprès du Gouvernement russe pour arrêter les menées et les tentatives de Mohammed Ali Mirza ».

Aux Russes, les Persans dirent :

« Vous avez violé les dispositions du protocole de 1909, car vous avez encouragé et favorisé contre le Gouvernement constitutionnel une ten- tative de restauration de l'ancien chah ».

Telle était la position de la question.

Les réponses, qui sont exposées tout au long dans le Livre bleu publié en 1912 par le Gouver- nement de la Grande-Bretagne, dénotent de la part de chacune des deux grandes puissances une diplomatie subtile, abondante en nuances décon- certantes.

Tout d'abord, l'Angleterre essaya de rappeler à la Russie qu'effectivement elles avaient signé toutes deux le protocole de 1909 : elle insinua que sa responsabilité et la dignité de sa conscience étaient engagées; que la Russie dans cette ques- tion de morale internationale était solidaire avec elle des engagements pris en 1909 par Sir Barclay pour l'Angleterre et par M. Sabline pour la Russie.

« Il faut agir, concluait Sir Grey, il faut suppri- mer la pension de l'ex-chah, il faut l'empêcher d'avancer plus loin sur le territoire de la Perse ».

La Russie répondit :

96 LA QUESTION PERSANE.

« Nous ne savons pas ce que tout cela veut dire, Mohammed Ali Mirza était à Odessa, il a quitté cette ville pour Marienbad, pour Paris, pour Vienne ; puis nous l'avons perdu de vue et, un beau jour, nous avons appris avec la plus grande surprise que l'ex-chah avait pu, avec un faux passeport, sous un déguisement, traverser le terri- toire russe et s'embarquer incognito avec armes et bagages et toute sa suite à Bacou, port russe, sur un navire russe. A diverses reprises, d'ailleurs, avisés en effet des projets de Mohammed Ali, nous lui avons adressé de sévères avertissements. Notre responsabilité est donc dégagée et nous sommes obligés comme vous Anglais de nous incliner devant le fait acquis; l'ex-chah Moham- med Ali est actuellement en Perse, en dépit des stipulations du protocole de 1909.

» Quant à intervenir maintenant dans la lutte ouverte entre le Gouvernement constitutionnel et l'ex-chah, nous ne pouvons le faire, parce que

ca serait nous mettre en contradiction avec le

*

principe de la non-intervention, tel qu'il a été établi par l'accord anglo-russe de 1907. Nous ne pouvons que nous borner à reconnaître avec vous que Mohammed Ali s'est mis dans le cas de perdre tout droit à une pension ».

Le Gouvernement persan s'adressa alors de

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 97

nouveau à l'Angleterre et la pria d'intervenir directement auprès de Mohammed Ali et de Salar-ed-Dowley, son frère, pour les rappeler au respect des prescriptions contenues dans le proto- cole de 1909. 11 insistait beaucoup sur l'effet moral et sur la portée possible de cette intervention.

Le Gouvernement anglais répondit que Mohammed Ali n'avait jamais donné sa libre adhésion audit protocole et que, dans ces condi- tions, le Gouvernement constitutionnel persan ne devait pas s'exagérer l'utilité d'une démarche de ce genre1. Le ministre de la Grande-Bre- tagne ne manqua pas, d'ailleurs, d'invoquer le principe de non-intervention qui venait de lui être rappelé par la Russie avec un à-propos si impi- toyable. Il exprima au Gouvernement persan ses plus sincères condoléances au sujet de la guerre civile, allumée dans le pays, et son profond regret de voir le régent arrêté dans son œuvre de réformes pacifiques.

Cependant, les deux légations russe et anglaise à Téhéran continuaient leurs échanges de vues, suivant les instructions de leurs gouvernements. L'Angleterre faisait observer à la Russie, qu'en somme, celle-ci avait contribué à établir le régime

1 V. p. 71 la note.

Df.mgrgnv. 7

98 LA QUESTION PERSANE.

constitutionnel, en n'empêchant pas la déposition de Mohammed Ali et qu'elle avait, en conséquence, contracté une sorte d'obligation morale vis-à-vis du gouvernement actuel et du régent de la Perse. Sur ce point, M. Nératoff répondit à Sir Ed. Grey, qu'effectivement, le Gouvernement russe ne s'était pas montré hostile à l'organisation du régime constitutionnel dans le pays, et cela pour bien faire voir son empressement à suivre la politique d'entente avec l'Angleterre inaugurée par l'accord de 1907. Mais M. Nératoff ajoutait que son gou- vernement avait encouru, de ce chef, les critiques de l'opinion publique en Russie, qui lui repro- chait d'avoir subordonné en Perse les intérêts russes aux intérêts britanniques. Au surplus, concluait M. Nératoff, de même qu'en reconnais- sant et soutenant Mohammed Ali Chah pendant son règne, la Russie n'avait pris, vis-à-vis de lui, aucun engagement de le maintenir au trône ; de même en reconnaissant le gouvernement constitutionnel, elle ne s'était nullement engagée pour l'avenir vis-à-vis de lui1.

En présence de ces interprétations savantes du protocole de 1909 et de la convention de 1907, interprétations qui déroutaient sa subtilité natu-

1 Livre bleu 1912, pièce 218, 24 juillet 1911.

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 99

relie pourtant proverbiale, le Gouvernement persan essaya de décliner toute responsabilité dans les événements qui allaient se produire. Une note du 23 juillet 1911, émanée du ministère des Affaires étrangères, résuma la question et les griefs portés contre les Gouvernements russe et anglais. Elle annonçait, en même temps, l'intention for- melle de prendre toutes les mesures énergiques nécessaires contre Mohammed Ali et ses par- tisans, mais en même temps elle dégageait le Gouvernement persan de toute responsabilité concernant les dommages que la guerre civile allait certainement causer.

Aussitôt les deux légations ripostèrent en rap- pelant au Gouvernement persan que le principe de la non-intervention, consacré par l'accord russo- anglais de 1907, comportait une exception capi- tale, dès que les intérêts russes ou anglais se trou- vaient menacés dans leur zone d'influence res- pective.

Le Gouvernement russe se montra même plus tranchant et le 3 août 1911, le Gouvernement persan reçut la note comminatoire suivante :

« Le Gouvernement impérial ne saurait s'abs- tenir d'observer que pendant les deux ans qui se sont passés depuis le départ de Mohammed Ali, il n'a été presque rien fait par le Gouvernement

100 LA QUESTION PERSANE.

persan pour le rétablissement de la paix et de l'ordre dans le pays. De constantes crises minis- térielles , une déplorable lutte des partis et le travail généralement improductif du medjliss, qui caractérisent cette période de deux ans, ont incontestablement contribué à préparer le ter- rain pour les intrigues de l'ex-chah et pour son retour.

» Dans ces conditions, le Gouvernement impé- rial ne trouve pas possible de décharger le Gou- vernement persan des responsabilités pour les dommages qui peuvent être causés aux sujets russes par suite de l'apparition de Mohammed Ali Chah et continuera à le tenir pour responsable pour tout dommage que les désordres intérieurs de la Perse auront causés aux intérêts russes, tant publics que privés ».

Cette note était peu indulgente et peu com- patissante pour les infortunes du régime consti- tutionnel en Perse. Elle marquait la reprise de la manière forte contre le parti constitutionnel.

A ce moment, la Perse effrayée se tourna désespérément vers les Anglais et ce geste faillit troubler l'entente russo-anglaise. De son côté l'Américain financier Shuster s'était déjà chargé de compromettre gravement la cause constitu- tionnelle anglo-persane.

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 101

Les incidents Shuster. La loi de Josas. Nous avons vu que le Gouvernement britannique aurait voulu confier à l'Américain Shuster le soin et la garde de ses intérêts en Perse. Non seule- ment le trésorier pouvait compter sur l'aide de la Banque impériale, mais encore un discret appui auprès du Parlement persan lui permit d'obtenir de cette assemblée les pouvoirs les plus absolus, les plus extraordinaires et les plus exorbitants. Une première loi du 30 mai 1911 donna à Shus- ter le contrôle général des opérations de l'em- prunt de 1.250.000 £ contracté par la Perse à la Banque anglaise suivant les dispositions de la loi du 5 avril. La même loi lui donna le contrôle et la surveillance de toutes les dépenses engagées et à engager sur ce fonds d'emprunt.

D'ailleurs, le Parlement persan affichait le plus grand enthousiasme pour le nouveau tréso- rier. Shuster, en effet, était arrivé au moment psychologique : le premier ministre Cépadhar menaçait de se retirer et d'abandonner son cabinet, le régent refusait les pouvoirs dictato- riaux qui lui étaient offerts et qu'il jugeait incons- titutionnels et assez dangereux. Enfin le Medjliss (Parlement) était lui-même aux abois.

Une seconde loi du 13 juin 1911 fut aussitôt votée, en douze articles, préparée par le trésorier

102 LA QUESTION PERSANE.

général lui-même1 et portant fixation de ses attributions. Voici le texte de cette loi qui a été abrogée le 11 mars 1915 :

Préambule. Le but de cette loi est facile à voir; il suffit d'un court examen pour comprendre son objet : à l'heure actuelle la situation financière du gouverne- ment est absolument déplorable et, si nous voulons nous tirer de ce péril, nous devons prendre des mesures radicales et courageuses. Le medjliss a déjà, par la loi du 2 sefer 1329 (2 février 1911), décidé l'engagement d'un trésorier général pour l'Empire, et le gouverne- ment, se conformant aux vues du parlement, a engagé un citoyen américain pour lui confier la surveillance et le contrôle généraux des recettes et des dépenses de l'Etat. Il est évident que la personnalité à laquelle nous confions une telle entreprise doit avoir les pou- voirs utiles pour la mener à bonne fin. Qu'il s'agisse d'affaires publiques ou privées, quiconque endosse une lourde responsabilité, sans se faire donner les moyens et l'autorité nécessaires, est un fou ou un malhonnête homme.

Depuis longtemps, les finances de la Perse ont été conduites sans méthode par toutes sortes de fonction- naires. Chacun d'eux s'est vu confier pendant quel- ques mois d'importants services, qui, d'après les prin- cipes fondamentaux, nouvellement reconnus et adoptés

1 Le chargé d'affaires de la légation anglaise suivit avec la plus grande attention la préparation de cette loi au ministère persan des Finances. V. Livre bleu sur les affaires de Perse, 1912, pièce 153.

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 103

dans le pays, intéressent le peuple persan tout entier.

Sans vouloir critiquer l'œuvre de ces fonctionnaires, ni rappeler les divergences de vue et les conflits qui les ont malheureusement mis aux prises, il est bien certain que les pénibles conséquences de cet état de choses ont profondément atteint le gouvernement et la nation1.

Le désordre dans les administrations, l'absence de tout contrôle dans les finances du pays, l'impossibilité de procéder à aucune réforme sérieuse, la difficulté de déterminer les responsabilités réelles mènent fatale- ment et irréparablement le pays à sa ruine. Si nous voulons nous tirer de celte périlleuse situation, nous devons entrer dans la voie des réformes et prendre les mesures que les circonstances imposent. « Ce n'est pas avec un canif qu'on peut débroussailler une forêt ». Les finances de l'État ont ce caractère particulier qu'on ne peut les traiter, provisoirement, par des considéra- tions de personnes ou d'intérêts politiques.

En conséquence, et dans le but d'introduire dans les affaires financières et économiques de la Perse une réforme définitive, la loi suivante, dont les disposi- tions ont été l'objet d'une étude sérieuse et attentive, a été votée d'urgence par le medjliss :

Article premier. Le trésorier général de l'empire

1 II est intéressant de rapprocher ce préambule de la loi portant organisation du régime financier de la Perse, de la réponse de l'ancien Régent au Cepadhar et de son adresse au Parlement au moment de son départ de Téhéran. V. plus loin : Le Régent et le Cepadhar. V. aussi mon étude sur les institutions financières de la Perse, op. cit.

104 LA QUESTION PERSANE.

de Perse est chargé du contrôle direct et effectif de toutes les opérations financières et fiscales du gouver- nement impérial, en y comprenant la perception de tous les revenus à quelque catégorie qu'ils appartien- nent, ainsi que le contrôle et la comptabilité de toutes les dépenses.

Art. 2. Le trésorier général organisera le minis- tère des Finances de la manière suivante. Il y aura :

Un service pour la perception de l'impôt direct (foncier), des taxes et de tous les revenus de l'empire actuellement existant ou à créer ;

Un service d'inspection et de contrôle de toutes les recettes, de toutes les dépenses et de la comptabilité ;

Un service pour les opérations de trésorerie. Seront effectuées par ce service : toutes les affaires du gouvernement persan avec les banques, toutes les questions de monnaie et les opérations de charge et d'emprunts : intérêts, amortissements, conversions, concessions et accords financiers productifs de revenus ou d'obligations pour l'État.

Art. 3. Les trois services ci-dessus désignés seront divisés en autant de sections et de sous-sec- tions que le trésorier général le jugera nécessaire.

Art. 4. Quand l'organisation centrale du minis- tère des finances sera faite, le trésorier général procé- dera, au moment opportun, à l'établissement des services qu'il jugera essentiels pour l'organisation financière des diverses provinces de l'empire.

Art. 5. Le trésorier général aura la garde du Trésor public et aucun paiement ou dépense du Gou- vernement impérial ne sera fait ou autorisé autrement que par sa signature ou son approbation expresse.

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 105

Art. 6. Le trésorier général préparera tous les règlements qu'il jugera nécessaires pour l'exécution des réformes sus-indiquées. Ces règlements auront force de lois après avoir été visés et publiés.

Art. 7. Un crédit de 60.000 tomans (300.000 francs environ) sera accordé au trésorier général pour la création d'un corps spécial d'inspection. Dans le cas de nouveaux fonctionnaires devraient être engagés à cet effet, leurs contrats devront être, comme les précédents, soumis à l'approbation du gouvernement.

Art. 8. Le trésorier général préparera le budget du Gouvernement impérial pour qu'il soit soumis au parlement. Il est enjoint à tous les ministres et à tous les fonctionnaires du gouvernement de lui prêter leur concours et de lui fournir sans aucun délai tous les renseignements qu'il leur demandera.

Art. 9. Le trésorier général fera toutes les éco- nomies possibles dans les dépenses du gouvernement et prendra pour cela toutes les mesures convenables. C'est d'ailleurs une de ses attributions essen- tielles.

Art. 10. Tous les trois mois, la trésorerie générale soumettra au gouvernement un rapport détaillé sur la situation financière de l'État.

Art. 11 . Le trésorier général fera les études néces- saires pour améliorer les lois financières existantes et pour créer de nouvelles sources de revenus qui devront au moment voulu être proposées par le gouvernement au parlement.

Art. 12. Le trésorier général aura l'autorité sur tout le personnel des services placés sous son contrôle par la présente loi.

106 LA QUESTION PERSANE.

Ainsi des pouvoirs véritablement absolus ve- naient d'être pris par M. Shuster et l'Angleterre espérait bien les exploiter à son profit; mais le tré- sorier ne devait pas les garder bien longtemps1. Sur ces entrefaites, le premier ministre Cépadhar, sous la pression de l'opinion qui lui reprochait ses attaches russes et qui l'accusait d'apporter la plus grande inertie dans les préparatifs de résis- tance contre les tentatives de restauration de l'ancien chah, dut donner sa démission. Le pre- mier ministre se retira àZerguendeh aux environs de Téhéran près de la légation de Russie2. La poli- tique anglaise continuait ses progrès à Téhéran : Le Cabinet du Cépadhar fut remplacé par le Cabinet Bakhtyari présidé par l'ancien Ilkhani lui-même, Samsam-es-Saltaneh, et comprenant les membres, influents à l'époque, du parti démocrate : Vous- sough-ed-Dowley, au ministère des Affaires étran-

1 V. Livre orange russe sur les affaires de Perse, t. VI, p. 159. Dépêche du ministre de Saint - Pétersbourg à Téhéran au ministre des Affaires étrangères : « De cette façon, le chef des fonctionnaires américains jouira de droits non seulement supérieurs à ceux du minis- tre des Finances, mais encore à ceux du Cabinet tout entier ».

2 Zerguendeh est concession russe de même que le village de Gulaheck est établie la résidence d'été de la légation britannique, est concession anglaise.

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 107

gères; son frère Ghavam-es-Saltaneh, à l'Inté- rieur; Hakim-ol-Molk, aux Finances; Mouehir-ed- Dowley, à la Justice; Dabir-ol-Molk, puis Moazed- es-Saltaneh , au ministère des Postes ; Ala-es- Saltaneh à l'Instruction publique.

Incidents Mornard et Shuster. Tout de suite la guerre éclata, violente et sans merci, entre l'Américain Shuster, trésorier absolu de la Perse que les Russes craignaient de voir incliner de plus en plus \ers la politique anglaise et M. Mor- nard, chef de la mission belge, administrateur général des douanes persanes que les Russes semblaient vouloir accaparer1. Un incident, sans grande importance, prit rapidement les plus grandes proportions : S'appuyant sur les disposi- tions de la loi du 13 juin 1911, article 5 : « Aucune dépense ne peut être engagée sans l'assentiment et la signature du trésorier général », Shuster voulut retirer à l'administrateur général des douanes, qui l'avait eue jusqu'ici, la signature des pièces de dépenses en général, et en particulier des pièces de dépenses concernant le service des

i Livre orange russe, op. cit., p. 178 : « Les Américains ont énergiquement commencé à user des droits que leur a conférés le medjliss. Ils tentent de mettre la main sur l'admi- nistration des douanes ».

108 LA QUESTION PERSANE.

douanes. Il donna en outre des instructions à la Banque anglaise et à la Banque russe de Téhéran pour que les recettes des douanes du Nord et du Sud fussent versées à son crédit dans les caisses de ces deux banques.

Naturellement M. Mornard protesta de toutes ses forces et refusa d'être placé sous les ordres de Shuster. La légation de Belgique intervint, elle rappela au Gouvernement persan que le Gouver- nement royal de la Belgique n'avait consenti à céder des fonctionnaires qu'au Gouvernement persan, c'est-à-dire au grand vizir et au ministre des Finances et que le contrat Mornard n'autori- sait ni la subordination de l'administrateur général des douanes au trésorier général, ni le contrôle des fonctionnaires belges par des fonctionnaires étrangers. Le chargé d'affaires de Belgique mena- çait même de faire rappeler tous les fonctionnaires belges, si satisfaction n'était pas donnée à M. Mor- nard.

Pendant quelque temps, les légations russe et anglaise observèrent le conflit, cependant que le Régent essayait de trouver un modus vivendi entre MM. Mornard et Shuster.

Conformément aux instructions du Gouverne- ment britannique, Sir Barclay, ministre de Londres à Téhéran, conseillait à son collègue de Russie,

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 109

Poklewsky-Koziell, d'attendre les événements. Mais très catégoriquement, la Russie, oubliant toute comitas gentiwn, lui répondit qu'il interviendrait quand il le jugerait à propos et dès que les intérêts de son gouvernement lui sembleraient menacés.

Sur les instances du Gouvernement persan, une entrevue eut lieu entre MM. Mornard et Shuster; on ne sait trop quel en fut le résultat : cependant, si l'on n'obtint pas la réconciliation des deux adver- saires, le statu quo, réclamé par la Russie, paraît avoir été maintenu *. La légation anglaise, pressen- tant que l'impétueux Shuster allait accumuler les fautes lourdes, prépara tout doucement son lâchage2.

Le trésorier américain réservait d'ailleurs d'autres manifestations de « his go-aheadMethods ».

1 Livre orange russe sur les affaires de Perse, 1912, t. VI, p. 193 et suiv. Dépêche de M. Poklewsky-Koziell, ministre de Russie à Téhéran, au ministre des Affaires étrangères à Saint-Pétersbourg : « Sir Barclay (ministre de Londres à Téhéran) préfère rester neutre dans le conflit Mornard- Shuster,pour éviter d'être accusé d'avoir pris parti contre les Américains ; mais ces Américains peuvent bientôt partir {sic), et, me basant sur nos relations traditionnelles avec les Belges, j'ai chaudement défendu M. Mornard auprès du Gouvernement persan, à qui j'ai donné à entendre qu'en cas de départ des Belges, je solliciterais de mon gouver- nement, leur remplacement par des fonctionnaires russes ».

2 Livre bleu anglais sur les affaires de Perse, 1912, pièce 239 déjà citée.

110 LA QUESTION PERSANE.

V affaire Stokes. M. Shuster eut l'idée d'avoir à sa disposition une gendarmerie du trésor pour assurer, dans les provinces et dans les villes, la perception de l'impôt et le recouvrement des taxes et perceptions diverses du Gouvernement persan et il choisit, en qualité de commandant de cette gendarmerie, un major anglais de l'armée des Indes, attaché à la légation britannique à Téhéran, M. Stokes.

Dès qu'il fut connu qu'une gendarmerie com- mandée par un officier anglais et, qui plus est, de l'armée des Indes, allait s'occuper de mettre de l'ordre dans les finances et dans la politique du Nord et du Sud de la Perse, une émotion considérable secoua, à Saint-Pétersbourg, les par- tisans de l'impérialisme russe.

La furor comularis ne connut plus de bornes, la section de l'Orient au ministère des Affaires étrangères russe se dressa tout entière derrière son chef, M. Klem. Le parti militaire et l'école anglophobe de Boukhara firent chorus avec les Nuvoié-Vrétnia et toute la presse nationaliste de Saint-Pétersbourg. Les intrigues anglaises furent violemment dénoncées; l'accord de 1907 fut mis en cause. Une correspondance aigre-douce s'é- changea entre les chancelleries de Londres et de Saint-Pétersbourg : « Dites à Nératof »,

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 111

écrivait, le 16 août 1911, Sir Ed. Grey à son ambas- sadeur, Sir Buchanan, à Londres, « que je n'ai pas fait tant d'histoires au sujet de l'envoi dans le Sud de la Perse de cosaques persans, instruits à la russe par des officiers russes à Téhéran, et que je me suis employé de mon mieux, ces dernières années, à calmer l'opinion publique anglaise, excitée par la présence continuelle des troupes russes dans le Nord de la Perse et par les agisse- ments du colonel Liakhoff » (Livre bleu, 1912, pièce 286).

Les légations de Russie et d'Angleterre, à Téhéran, s'efforçaient de faire comprendre la situation à Shuster, à Stokes et au Gouvernement persan. Un grand dîner eut lieu, le 12 août, à la légation d'Angleterre le trésorier général fut invité et savamment cuisiné par les deux ministres. Malheureusement, Shuster avait mauvais estomac et persista dans son entêtement à placer Stokes à la tête de la gendarmerie financière.

De son côté, le Gouvernement persan invoquait le principe de l'indépendance de la Perse, inscrit au préambule de l'accord de 1907, et la nécessité d'assurer l'ordre sur le territoire. On lui fit alors des propositions qu'il ne pouvait accepter : le major Stokes commanderait la gendarmerie finan- cière dans le Sud, et des officiers russes comman-

112 LA QUESTION PERSANE.

deraient cette même gendarmerie dans le Nord; on le menaça, si Stokes marchait contre Mohammed Ali Chah, d'opérer des mouvements de troupes russes contre lui.

Émus par toutes ces clameurs, la légation et le Gouvernement anglais s'efforçaient de se dis- culper : « Ce n'est pas ma faute, disait Sir Barclay, si Stokes a donné sa démission de l'armée des Indes et s'il a accepté un poste au service du Gou- vernement persan ».

« Vraiment! ripostaient aigrement les Novoié- Vrémia, ne pouvez-vous refuser la démission d'un officier de l'armée britannique sans avoir peur de froisser les susceptibilités de quelques Molk, Ma- maleck et Saltaneh de la Perse ? Nous en avons usé bien autrement, nous, dans des circons- tances semblables, quand nous avons arrêté et emprisonné, comme déserteur, le prince Sharukh Darab-Mirza, qui avait abandonné sa sotnia de co- saques pour marcher à la tête d'un parti politique » .

Cependant, la légation britannique, impres- sionnée, affectait de peser de toutes ses forces sur le Gouvernement persan pour lui faire aban- donner le projet d'engager le major Stokes. Celui-ci finit par se retirer et un autre projet d'engagement d'officiers d'une petite puissance neutre mit d'accord les deux ministres d'Angle-

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 113

terre et de Russie, qui décidèrent en même temps d'appliquer rigoureusement les dispositions de la convention de 1907, excluant désormais de toutes les fonctions importantes en Perse les citoyens d'une grande puissance1.

Affaire Choa-es-Saltaneh. Premier ultimatum de la Russie à la Perse. Un autre incident allait bientôt surgir; le 4 octobre 1911, le Conseil des ministres, à Téhéran, donna au trésorier général Shuster l'ordre de confisquer et de saisir au profit du Trésor persan les biens et les pro- priétés des princes Choa-es-Saltaneh et Salar-ed- Dowley, frères de Mohammed Ali Chah, en rébel- lion ouverte contre le gouvernement constitution- nel2. Shuster et Taghi Zadeh, leaders du parti démocrate, prétendent que l'ordre de saisie et de confiscation fut notifié aux légations russe et anglaise, avec avis que les droits des sujets étrangers seraient sauvegardés au cas échéant. Les deux ministres n'auraient formulé aucune objection, c'est l'ex-trésorier général qui l'affirme

1 Cette décision explique les difficultés que l'organisation en Perse de la mission française de jurisconsultes a sou- levées. V. plus loin l'influence française en Perse.

3 V. The Strangling of Persia, op. cit., par Morgan Shuster, p. 136 et suiv. V. aussi Le Siècle, du 23 novembre 1911. Dbmorgny. 8

114 LA QUESTION PERSANE.

encore. Mais, d'après Taghi Zadeh, le ministre de Russie aurait seulement fait observer qu'on devait tenir compte aussi des créances hypothécaires de la Banque russe.

Bref, deux jours plus tard, un employé de la trésorerie, avec cinq gendarmes, se rendit dans la propriété de l'un des princes. 11 commença l'inventaire; mais deux fonctionnaires russes, MM. Pétroff et Trépoff, survinrent avec dix cosa- ques russes et arrêtèrent l'opération. Aux protes- tations de l'employé, ils répondirent en faisant charger les fusils de leurs hommes.

De nouvelles communications furent échangées entre la trésorerie et la légation de Russie, et l'accord sembla se faire. En effet, l'inventaire eut lieu dans la propriété on l'avait d'abord empêché. Mais le lendemain, quand les gendarmes de la trésorerie vinrent dans deux autres domaines, ils furent désarmés, arrêtés et maltraités par seize cosaques russes, commandés par MM. Pétroff1 et Trépoff.

« A la suite de ces faits, le Gouvernement persan demanda le rappel des deux fonctionnaires russes.

1 Le Livre orange, publié par le Gouvernement russe sur les affaires de Perse, remplace le nom de Pétroff par celui de Guildebrand. V. ce Livre orange, op. cit., t. VII, p. 183 et suiv.

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 115

La Russie, de son côté, réclama des excuses. Le Cabinet persan ayant démissionné, la légation russe affirma qu'elle attendrait la formation d'un nouveau ministère. Puis, avant que ce ministère ait été formé, elle annonça tout à coup la rupture des relations diplomatiques et l'envoi de troupes. C'est dans ces conditions que la Perse sollicita les bons offices de l'Angleterre et qu'elle se déclara prête à se rendre devant la Cour de La Haye.

La commission spéciale chargée à Saint-Péters- bourg de suivre attentivement les affaires de Perse1, la section centre-orientale au ministère russe des Affaires étrangères, la fur or consularis du consul général Pakitonof et les Novoié-Vrémia s'émurent aussitôt. La conduite de Shuster et du Gouvernement persan fut qualifiée « d'exigence la plus inqualifiable et d'opiniâtre témérité »2. Des ordres sévères furent donnés de Saint- Pétersbourg au ministre Poklewsky-Koziell qui essayait mais en vain de calmer le consul général Pakitonof. Des menaces de rupture furent si- gnifiées au Gouvernement persan. Celui-ci, tout comme la légation anglaise, prépara le « lâchage » de Shuster. Voussough-ed-Dowley déclara tout

1 V. plus haut, p. 47.

2 Livre orange, télégramme du chef de la section de l'Orient au ministre russe à Téhéran, 8 octobre 1911.

116 LA QUESTION PERSANE.

net à Poklewsky-KozieJl que le Cabinet persan n'approuvait nullement son trésorier général américain et qu'il désirait bien profiter de la pre- mière bonne occasion pour « lui mettre une bride »*.

Voussough-ed-Dowley ajoutait que le Gouver- nement impérial russe devait comprendre la situa- tion et qu'il ne fallait pas trop hâter la réponse à ses réclamations pour ne pas accroître en faveur de Shuster une popularité que des politiciens malfaisants et déséquilibrés (sic) avaient déjà créée. La section de l'Orient à Saint-Pétersbourg ne se contentant pas de ce semblant de soumis- sion, le Gouvernement persan refusa toutes excuses avant d'avoir ouvert une enquête appro- fondie et complète sur l'incident Choa-es-Sal- taneh. Le ministre de Saint-Pétersbourg à Téhéran reçut alors l'ordre de rompre toute rela- tion avec le Gouvernement persan et le vice-roi du Caucase dut porter à 4.000 hommes l'effectif des troupes russes à Kasvin. La section de l'Orient rédigea à cet effet un communiqué officiel très détaillé, 30 octobre 1911 \

Le 18 novembre 1911, dans l'après-midi, le

1 Livre orange russe sur les affaires de Perse , t. VII, p. 205.

2 Livre orange, t. VII, p. 224 et suiv.

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911 . 117

drogman de la légation de Russie se rendit au ministère persan des Affaires étrangères et informa le chef de la section des affaires russes à ce minis- tère que les rapports diplomatiques étaient rompus entre la légation de Russie et le ministère persan des Affaires étrangères. Il ajouta que des troupes russes avaient reçu l'ordre de pénétrer sur le ter- ritoire de la Perse.

Aussitôt Voussough-ed-Dowley avisa Sir G. Bar- clay, ministre de Londres à Téhéran, et le supplia de faire appel à la médiation du Gouvernement britannique. 11 demandait notamment une suspen- sion des opérations militaires russes jusqu'à la for- mation d'un cabinet. Les ministres persans avaient, en effet, cru bon de démissionner pour retarder la réponse à l'ultimatum russe. Le message néces- saire fut envoyé à Londres par les soins de Sir Barclay pendant que les troupes russes s'avançaient sur la route de Kasvin.

A partir de ce moment, les événements allaient se précipiter.

Le pamphlet de Shuster et le deuxième ultima- tum, — Toute satisfaction fut donnée cependant à ce premier ultimatum russe : le major Stokes renonça à prendre le commandement de la gendar- merie du trésor et le ministre persan des Affaires

118 LA QUESTION PERSANE.

étrangères Voussougb-ed-Dowley, en grand uni- forme, exprima au ministre de Russie à Téhéran les excuses de son gouvernement au sujet de l'inci- dent Choa-es-Saltaneh1. Il semblait que l'entente russo-anglaise allait reprendre plus paisiblement le cours de ses destinées, quand un nouveau fléau fondit sur la Perse.

Shuster fit traduire en persan et distribuer à Téhéran une longue lettre ouverte qu'il avait adressée au Times le 21 octobre 1911 sur l'oppo- sition de la Russie aux réformes de la Perse et sur la coopération de l'Angleterre à cette opposition. Bien que le Gouvernement anglais fût dans cette lettre ouverte tout aussi durement critiqué que la Russie, la section de l'Orient à Saint-Pétersbourg se considéra comme personnellement et particu- lièrement offensée par ce manifeste qu'elle inter- préta comme un pamphlet contre le Gouvernement russe.

A la suite de ce pamphlet, et sous ce prétexte, la Russie adressa le 29 novembre 1911 un nouvel ultimatum à la Perse. Cet ultimatum portait sur quatre points : le trésorier Shuster devait être immédiatement congédié; le Gouvernement

1 C'est le procédé diplomatique courant. 11 a été renouvelé en mai 1915 à l'occasion de l'assassinat du vice-consul russe, directeur de la Banque d'escompte à Ispahan.

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 119

persan devait désormais prendre conseil du Gou- vernement russe pour le choix de ses conseillers étrangers; les frais d'occupation des villes per- sanes par les troupes russes devaient être payés par le Gouvernement persan; le Gouvernement persan devait s'engager à comprendre et à res- pecter les intérêts spéciaux de la Russie et de l'An- gleterre.

Ce dernier point de l'ultimatum préparait l'adhé- sion officielle de la Perse à l'accord anglo-russe de 1907.

Sir Ed. Grey, questionné sur ce nouvel ulti- matum de la Russie à la Perse, répondit à la Chambre des communes dans les termes sui- vants :

« Il n'y a eu aucun arrangement définitif entre la Russie et nous. Le Gouvernement persan ayant attendu pour répondre aux sommations que les troupes russes fussent arrivées en territoire persan et M. Shuster ayant, dans l'intervalle, mis en cir- culation en Perse un pamphlet attaquant la Russie, le Gouvernement russe a déclaré qu'il était obligé de formuler certaines nouvelles demandes et qu'il ne retirera pas ses troupes avant que satisfaction lui ait été donnée.

» Le Gouvernement russe nous informe que ces mesures militaires sont d'un caractère purement

120 LA QUESTION PERSANE.

provisoire et qu'il n'a pas l'intention de faire quoi que ce soit de contraire aux principes régissant la convention anglo-russe de 1907 ».

En réalité la partie constitutionnelle était déjà très compromise. Les incidents Shuster, Mornard, Stokes, Choa-es-Saltaneh, le pamphlet, etc., ne furent que des prétextes pour l'impérialisme russe. Mais d'autre part, la loi de Josas, en donnant les pouvoirs dictatoriaux au trésorier Shuster, lui avait laissé la lihre disposition des concessions à accorder, elle lui permettait de contracter les emprunts persans hon lui semblait. L'Améri- cain en avait profité pour tenter un emprunt de 200 millions à la banque Seligman et Cie, de Londres, et pour donner à la Banque impériale anglaise, de Téhéran, le monopole de l'importa- tion des lingots d'or et d'argent en Perse pour une durée de six années.

L'émotion ressentie par la Banque d'escompte russe fut grande et les intérêts commerciaux de la Russie furent considérés comme sérieusement atteints. D'un autre côté, l'essai de mainmise sur l'administration des douanes et la tentative de dénonciation par Shuster du contrat intervenu entre la Banque russe et le Gouvernement persan; les atteintes au prestige de la protection russe vis- à-vis des Persans qui y avaient recours; l'envoi de

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 121

fonctionnaires anglais dans la zone d'influence russe malgré les dispositions de l'accord de 1907 avaient secoué l'opinion à Saint-Pétersbourg.

Le Livre orange russe sur les affaires de Perse (t. VII, p. 243 et suiv.) exprime tous les griefs, toutes les rancœurs et toutes les désillu- sions de la section de l'Orient et du parti impéria- liste : «Alors même que le Gouvernement persan nous donnerait satisfaction sur tous les points des deux ultimatums, nous devons profiter de la marche en avant de nos troupes pour garantir nos intérêts d'avenir dans nos relations futures avec la Perse. Le medjliss et le régime actuel, par leur opposi- tion au projet d'emprunt en Russie, déjà réglé diplomatiquement; parleur mauvais vouloir; par leurs refus de régler les affaires pendantes entre les deux gouvernements, ne nous laissent aucun espoir. D'ailleurs le mouvement de nos troupes remplit de joie tous les ennemis de ce régime dis- crédité et le renvoi du sieur Shuster doit être accompagné d'un changement de gouvernement. Il nous faut après cela un gouvernement ami et disposé à régler favorablement pour nos inté- rêts tous les litiges en cours » (Télégramme de M. Poklewsky-Koziell, ministre de Russie à Téhé- ran, au ministre des Affaires étrangères à Saint- Pétersbourg. Extrait).

122 LA QUESTION PERSANE.

A la même date, le directeur de la section de l'Orient au ministère russe des Affaires étrangères adressait à l'ambassadeur de Londres à Saint- Pétersbourg un long mémorandum [Livre orange, t. Vil, cité) dont voici le sens général et les principaux extraits : « Le conflit actuel entre la Russie et la Perse doit être considéré comme la conséquence de toute une série d'événements qui ont violemment mécontenté la Russie et qui tous proviennent de la mauvaise volonté du parti démocrate constitutionnel persan et des actes arbitraires de ce parti et de M. Shuster....

» Au surplus, le Gouvernement russe en agissant comme il agit, n'a en vue que la sauvegarde de ses intérêts en Perse et notamment dans la zone d'influence que lui a assignée l'accord de 1907. Son action n'est nullement contraire aux stipula- tions de cette convention, puisqu'elle ne poursuit aucune tentative contre l'intégrité et l'indépen- dance de la Perse. Les mesures militaires prises n'ont qu'un caractère provisoire, elles n'atteignent en rien les conventions russo-anglaises relatives à ce pavs ».

A partir de ce moment, la politique anglaise, purement défensive, ne chercha plus à sauver le régime constitutionnel qui semblait perdu en Perse. Tous ses efforts se bornèrent à obtenir la soumis-

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 123

sion provisoire du Gouvernement persan aux exi- gences russes : l'adhésion officielle h l'accord de 1907, le retrait le plus rapide possible du plus grand nombre possible de troupes russes et le départ définitif et sans esprit de retour de l'ex-chah Mohammed Ali. Renonçant pour l'instant à la Constitution en Perse, le Gouvernement britan- nique employa tour à tour prières et menaces pour que la Russie renonçât de son côté à tout projet de restauration de Mohammed Ali Chah dans le pays.

Le Livre bleu et le Livre blanc anglais sur les affaires de Perse, du mois d'octobre 1911 au mois de mars 1912, résument tous les efforts cette diplomatie.

Dans le Livre bleu, on voit que depuis le 10 oc- tobre 1911, date à laquelle la Russie commença à exprimer son intention de prendre des mesures sévères contre la Perse, l'Angleterre n'a cessé de faire ressortir auxyeux du Gouvernement de Saint- Pétersbourg le dangereux effet d'une occupation militaire du pays sur l'opinion anglaise. Elle a invité M. Nératof à faire connaître ses véritables intentions. A Sir Ed. Grey qui déclarait ne pas comprendre le motif d'une intervention armée en Perse, Nératof répondit qu'il ne compre- nait pas davantage la mainmise de Shuster sur le Gouvernement du pays. L'ambassadeur de

124 LA QUESTION PERSANE.

Londres à Saint-Pétersbourg eut enfin recours aux sentiments de générosité du ministre russe des Affaires étrangères : « la Perse ne peut raison- nablement répondre en quarante-huit heures aux ultimata qui lui sont adressés : il lui faut au moins un délai de grâce d'une semaine ». Après une vive résistance, la Russie consentit une pro- longation de quarante-huit heures, mais elle aug- menta ses prétentions et ses revendications1.

Le 16 novembre 1911, Sir Ed. Grey rappela à Sir Buchanan à Saint-Pétersbourg que l'occupa- tion de Téhéran par les troupes russes, aurait une grande répercussion dans l'Inde anglaise si les sujets mahométans s'imaginaient que le Gouver- nement britannique ne s'était pas opposé à cette occupation2. Sir Buchanan insista sur ce point auprès du Gouvernement russe.

Le Livre orange russe est plus détaillé : un télégramme de Saint-Pétersbourg du ministre des Affaires étrangères à l'ambassadeur russe à Londres développe le point de vue indo-anglais3 : « L'am- bassadeur britannique m'a fait connaître aujour-

1 Livre bleu, 4, 1912, pièce 112, 19novembre 1911, télé- gramme de Saint-Pétersbourg de M. 0. Beirne à Sir Ed. Grey.

3 V. plus loin les incidents de Meched.

3 Livre orange, t. VU, p. 239 et suiv.

LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 125

d'hui (5 novembre) les vues de Sir Ed. Grey sur le conflit russo-persan. Il reconnaît le bien-fondé de nos réclamations, mais il craint tout pour les bonnes relations de l'Angleterre et de la Russie de l'envoi de troupes russes à Téhéran. Sir Ed. Grey attache le plus grand prix à la conservation des bonnes relations entre son gouvernement et le Gouvernement russe et il a toujours fait tous ses efforts pour cela en Perse et en Angleterre. Les deux gouvernements marchent la main dans la main pour assurer la paix générale; il ne faudrait pas que la question persane devînt une cause d'inimitié entre les deux puissances1. 11 faut tenir compte de la susceptibilité de l'opinion en Angle- terre. L'envoi des troupes russes en Perse la surex- citera d'autant plus que le conflit russo-persan coïncide avec le voyage du roi Georges en Inde. Il faut craindre que l'élément musulman hindou ne profite de la circonstance pour manifester son mé- contentement contre le Gouvernement anglais2, qui se trouverait ainsi placé dans une situation difficile.

1 V. plus haut p. 62. Von Bernhardi escomptait bien cette inimitié. V. aussi p. 59. La question Persane a peut- être été une des causes déterminantes des accords russo- allemands de Potsdam.

8 Cette crainte s'est d'ailleurs réalisée. On se rappelle l'attentat commis pendant ce voyage.

126 LA QUESTION PERSANE.

Sir Buchanan a demandé de préciser nos in- tentions en envoyant des troupes en Perse : il a déclaré que le retour de Mohammed Ali Chah au trône, rencontrerait une désapprobation générale en Angleterre et que le Gouvernement britannique ne le reconnaîtrait pas ».

M. Nératof ajoutait, d'après un télégramme de Sir Buchanan à Sir Ed. Grey1, que « la Constitu- tion persane allait tout de travers (sic), que le medj- liss s'était emparé du pouvoir exécutif, qu'il fallait le ramener à son véritable rôle et que pour cela il était indispensable de placer un sénat auprès de lui ». Or, d'après la loi constitutionnelle du 14 Zighadeh 1325, trente sénateurs devaient être nommés par le roi; c'était donc la moitié de la haute assemblée acquise d'avance à la politique russe2. D'habiles élections auraient fait le reste; c'était aussi le medjliss mis dans l'impossibilité de servir l'influence anglaise.

L'Angleterre se borna à répondre qu'elle étu- dierait avec la Russie un nouveau modus vivendi plus favorable aux intérêts russes en Perse ; puis elle insista de nouveau pour le retrait des troupes de Recht et de Kasvin. Sir Buchanan, au nom de

1 Livre bleu, 4, 1912, pièce 152, 21 novembre 1911

2 V. plus haut p. 39.

l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 127

Sir Ed. Grey, exprima à M. Nératof l'espoir que le Gouvernement russe ne voudrait pas augmenter les embarras du Gouvernement anglais devant la Chambre des communes au moment des interpel- lations sur la politique extérieure1.

L'adhésion de la Perse aux accords de 1907.

Le ministre russe des Affaires étrangères fit alors connaître l'avis du Conseil des ministres à Saint-Pétersbourg : « le moment était venu d'ob- tenir l'adhésion officielle de la Perse à la conven- tion de 1907 ». Sir Buchanan formula sur ce point des réserves que le Gouvernement russe trancha brusquement et nettement, en disant qu'il était prêt à réclamer seul cette adhésion et sous sa propre responsabilité 2. L'Angleterre fit remar-

1 Livre bleu, 1912, 4, pièce 166, 24 novembre 1911.

2 V. l'article de P. Baudin, dans Le Siècle, du 13 mars 1912 : La Perse et l'entente anglo-russe. Comme le Dr Rouire, op. cit., M. P. Baudin s'est montré optimiste sur les consé- quences politiques de l'adhésion de la Perse, l'accord anglo- russe de 1907. Tout ce qu'on peut dire, je crois, c'est qu'ayant adhéré à ces accords, la Perse aurait pendant la guerre actuelle préférer à une attitude de neutralité sans grande conviction, une attitude plus conforme aux obliga- tions politiques que lui imposait cette adhésion.

128 LA QUESTION PERSANE.

quer que la Perse ne considérerait jamais son adhé- sion comme libre et valable, pour avoir été donnée sous la menace d'un ultimatum. Ici la théorie anglaise se rapproche de la thèse allemande que j'ai exposée plus haut1. Les événements de la guerre actuelle semblent avoir malheureusement donné raison à la théorie anglaise et à la thèse allemande. La diplomatie persane a eu beau jeu.

L'insistance anglaise et la résistance russe prirent bientôt un ton plus vif (pièce 180, Livre oleuy op. cit.). Sir Ed. Grey dit à l'ambassadeur de Saint-Pétersbourg, qu'après tout, le conflit russo- persan ne le regardait pas, mais que les consé- quences de l'action russe ne manqueraient pas d'être très graves à Londres. Ce à quoi l'ambas- sadeur répondit que l'opinion russe était très surexcitée et quun nouvel arrangement s'imposait en Perse2. M. Klem et la section de l'Orient au ministère russe des Affaires étrangères commen- çaient, d'ailleurs, à s'impatienter et à trouver toutes ces discussions diplomatiques bien longues et bien oiseuses. Ils pressaient le Gouvernement de Saint- Pétersbourg d'agir vite et d'une manière définitive.

Dès les premiers jours de décembre, on com- mença à parler de la dissolution du medjliss et de

1 V. p. 69 et suiv.

2 On dit que cet arrangement nouveau est déjà pris.

l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 129

l'occupation de Téhéran : « La vérité, écrivait Sir Buchanan à Sir Ed. Grey', c'est que les Russes voudraient, à leur arrivée à Téhéran, ne plus trouver de gouvernement régulier, pour y installer l'ex-chah Mohammed Ali Mirza ».

Le 2 décembre (pièce 208), Sir Ed. Grey faisait demander à M. Nératoff, une « assurance catégo- rique », que le Gouvernement russe ne se pro- posait pas de violer l'indépendance ni l'intégrité de la Perse, que les mesures militaires n'auraient qu'un caractère provisoire et qu'il n'avait pas l'intention de porter atteinte aux principes de la convention anglo-russe de 1907, relatifs à la Perse.

M. Nératoff se borna à répondre par la note sui- vante : « Dans le cas le Gouvernement russe jugerait nécessaire de formuler d'autres revendi- cations et réclamations contre le Gouvernement persan, elles ne pourraient porter que sur des questions d'intérêt russe, exclusivement et dans sa zone d'influence. Elles ne concerneraient pas les questions de politique et d'intérêts géné- raux ».

Pendant que ces négociations diplomatiques se poursuivaient, les troupes russes faisaient la navette entre Recht et Kasvin, avançant et recu-

1 Livre bleu, 4, 1912, pièce 198, 1er décembre 1911.

Demorgny. 9

130 LA QUESTION PERSANE.

lant, menaçant toujours Téhéran, le ministre de Russie agissait énergiquement sur les ministres persans, pour obtenir satisfaction sur les quatre points du second ultimatum inspiré par la section de l'Orient. Le Gouvernement persan, sérieuse- ment effrayé, se décida à céder, le 22 décembre 1911.

La mission des financiers américains fut con- gédiée ; une série de notes savamment rédigées permit à la Perse d'accepter l'obligation de ne plus engager désormais de fonctionnaires étrangers sans consulter l'Angleterre et la Russie1 ; la ques- tion de l'indemnité de guerre fut classée et le Gou- vernement persan se prépara à adhérer officielle- ment aux stipulations de la convention anglo- russe de 1907.

Quant au retrait des troupes russes, l'Angle- terre n'obtint qu'une promesse subordonnée au rétablissement général de l'ordre dans le pays et plus spécialement dans le Nord de la Perse.

La dissolution du Medjllss. Cependant le par- lement persan avait longuement résisté aux ulti- matums russes. De son côté, l'Angleterre avait

1 V. plus loin l'engagement de jurisconsultes-professeurs français.

l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 131

déclaré qu'elle s'opposerait à toute tentative de restauration de Mohammed Ali Mirza.

Les députés persans, dont le mandat était expiré depuis le 15 novembre 1911, émirent la prétention de prolonger un « long parlement » jusqu'à l'arrivée à Téhéran de la moitié des députés issus des nouvelles élections. Les assemblées pro- vinciales furent consultées, à ce sujet, par télé- grammes. On chercha dans leurs réponses favo- rables une prolongation possible des pouvoirs des députés de la législature expirée. On voulut modi- fier, à cet effet, les articles 4, 5, 6 et 49 de la Constitution de décembre 1906. On invoqua les dangers de l'heure présente et la nécessité impé- rieuse de surveiller le gouvernement dans des conjonctures aussi angoissantes. Un vote eut lieu qui assura une majorité de 46 voix aux partisans de la prolongation. Une loi fut votée séance tenante, décidant cette prolongation. Ce fut en vain. Le gouvernement constitutionnel Bakhtyari dut pro- poser, le 24 décembre 1911, au régent, de prendre un décret pour dissoudre le second parlement persan. Le rapport du conseil des ministres, reproduit in extenso au Livre blanc anglais sur les affaires de Perse, pièce 92, est particulièrement intéressant. Il contient le procès en règle du medjliss et du parti démocrate. Par contre, le

132 LA QUESTION PERSANE.

Gouvernement persan y donne de longues expli- cations sur sa politique pendant les événements de 1911 et à l'occasion de ces événements. Le rapport est signé par tous les membres du cabinet : Nedjef Kuli Bakhtyari Samsam-es-Saltaneb, pre- mier ministre ; Voussough-ed-Dovvley, ministre des Affaires étrangères; Ghavam-es-Saltaneh, ministre de l'Intérieur; Gholam Hussein Bakhtyari Sardar Muhtashem , ministre de la Guerre ; Hakim-ol- Molk , ministre des Finances ; Zoka-ol-Molk, ministre de la Justice; Moazed-es-Saltaneh, mi- nistre des Postes et Télégraphes.

Voici quelques-uns des principaux passages de ce rapport au régent : « Le cabinet comprenant les divergences de vues de la chambre et les empié- tements du pouvoir législatif, a suivi les directions de Votre Altesse sur la nécessité d'une action com- mune des pouvoirs législatif et exécutif pour la bonne marche des affaires publiques.

» Si le parlement avait écouté le cabinet au moment du premier ultimatum russe, le deuxième ultimatum n'aurait pas été lancé, et les événements de Tauris ne se seraient pas produits1. Malheureu- sement, la Chambre ne s'est pas contentée de laisser le gouvernement dans un état de délaisse-

1 V. plus loin.

l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 133

ment sans pareil1, un certain nombre de députés et notamment tout le parti démocrate se sont appli- qués à affoler la population provinciale par des communications tendancieuses. Ils l'ont soulevée contre le gouvernement, exaspérant ses sentiments de xénophobie et de russophobie, rendant ainsi impossible la tâche du gouvernement.

» Le cabinet a eu beau proposer toutes les solu- tions possibles du conflit russo-persan, toutes ses propositions ont échoué devant l'opposition absurde et intéressée du parlement.

» Pendant ce temps, les événements précipitaient leur course; déjà les bataillons russes étaient à Recht, à Tauris, à Kasvin et au Khoraçan ; les députés sortirent alors de leur torpeur coupable et se décidèrent à accepter la note russe. Il était trop tard pour éviter les nouvelles exigences de la puis- sance voisine.

» De tout ce qui précède il résulte que tous les événements et les ultimatums de 1911 doivent être imputés à la faute du parlement et aux meneurs d'une opposition sans scrupule, qui ont fait perdre au gouvernement tout le prestige et toute l'activité dont il avait besoin.

» C'est la Chambre qui doit être rendue respon-

1 Traduction littérale du texte persan.

134 LA QUESTION PERSANE.

sable de la paralysie qui a frappé le gouvernement et de l'anarchie qui désole le pays. Et c'est en raison de cette opposition qui menace de continuer et des dangers qu'elle accumule sur le pays, que le Conseil des ministres propose à Votre Altesse de dissoudre la Chambre. Il est bien certain que, d'après le texte de la Constitution persane, le droit de dissolution n'appartient pas au gouvernement. Mais il est tout aussi illégal de consacrer la prolon- gation d'un parlement qui, au mépris de la Consti- tution elle-même, s'entête à rester en fonctions après l'expiration de ses pouvoirs ».

Au bas de ce rapport, Abul Kassem, Nasr-el- Molk, Naïb-es-Saltaneh, le régent de l'empire écrivit la formule exécutoire suivante : « La pro- position du Conseil des ministres est approuvée. Le projet de décret relatif aux nouvelles élections devra être préparé et publié sans délai » *.

La retraite de Mohammed Ali Chah. L'An- gleterre voulut prendre sa revanche et parer aux dangers d'une restauration de Mohammed Ali Chah. Les négociations ne durèrent pas moins de trois mois. Elles s'engagèrent sur les néces-

1 Le troisième parlement de la Perse n'a rouvert ses portes que le 1er novembre 1914.

l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 135

sites : de donner à la crise persane une solution conforme aux principes de l'accord de 1907; de trouver pour la Perse un gouvernement également favorable aux intérêts respectifs des deux puissances. Les propositions anglaises écartaient toute solution qui comporterait le retour de l'ancien chah. Toute proposition russe en faveur de Mohammed Ali Mirza était consi- dérée d'avance comme contraire à la dignité de l'Angleterre. Il s'agissait en outre de donner un successeur au trésorier américain, et de mettre le gouvernement persan (celui qui serait reconnu) en demeure de rétablir l'ordre dans le pays. A ce dernier point de vue, l'Angleterre estimait qu'il fallait décharger ledit gouvernement de toute con- tribution de guerre et qu'il convenait même de lui consentir un gros emprunt. En outre, le Gouver- nement anglais insistait toujours pour le retrait des troupes russes du territoire persan.

M. Nératof répondit que tout citoyen d'une grande puissance devait être exclu de la succession du trésorier américain et que le successeur de M. Shuster ne devait plus être investi de pouvoirs dictatoriaux. Quant à la contribution de guerre, des réserves furent faites, laissant cependant quelque espérance de conciliation possible. Le retrait des troupes russes devait être fait dans des

136 LA QUESTION PERSANE.

conditions telles que la Perse ne pût l'interpréter comme un acte de faiblesse.

En ce qui concerne l'ancien chah, le Gouverne- ment de Saint-Pétersbourg formula de prudentes insinuations : « Tant que les troupes russes seraient sur le territoire persan, il pouvait garantir que Mohammed Ali Chah ne recommencerait pas ses tentatives de restauration. Mais, si dans quelques années, un mouvement populaire se décidait en sa faveur, il faudrait bien le reconnaître. D'ailleurs, ajoutait M. Nératof, non sans ironie, n'avait-on pas remarqué au cours des événements actuels, les Bakhtyaris eux-mêmes, au pouvoir et chers à l'An- gleterre, manifester contre le trésorier américain en faveur de Mohammed Ali Mirza1? N'y avait-il pas de quoi faire réfléchir le Gouvernement anglais sur les inconvénients d'une politique trop absolue à l'égard de l'ex-chah?

Ces réticences furent mal accueillies par l'opi- nion à Londres2. Par bonheur, M. Sazonof fit à ce moment un voyage en France. Les bons offices ne manquèrent pas et le ministre russe des Affaires

1 Allusion aux manifestations équivoques à Hamadan de certains chefs bakhtyaris comme Amir Mufakham, Sardar Yang, Moinol Humayum, etc.

2 Voir The persian crisis of december 1911 . By Ed. Browne, University Press, Cambridge, New- York, 1912.

l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 137

étrangères put affirmer à Sir F. Bertie, ambassa- deur de Londres à Paris, « qu'il ne youlait pas que Ja question persane pût avoir un contre-coup sur les bonnes relations des deux puissances. 11 ne fallait pas se montrer nerveux et la Russie ne nourrissait aucun mauvais dessein ni contre l'indé- pendance ni contre l'intégrité de la Perse ».

Il ne restait plus qu'à régler la question du départ de Mohammed Ali. Sa pension, sa résidence, la forme de l'engagement qu'on lui imposa de ne plus revenir en Perse firent l'objet d'interminables discussions. Et tout cet édifice diplomatique faillit-il s'écrouler encore sous la poussée des con- suls à Recht et à Tauris.

Recht et Tauris étaient en effet les centres cons- titutionnels et populaires les plus importants et les consuls russes savaient bien que c'était qu'il fallait frapper les grands coups. A la suite de rixes entre soldats persans, fedais et cosaques russes, de violents désordres éclatèrent dans le Guilan, leMazendéran et l' Azerbaïdjan. De sévères répressions furent exercées. Tout allait être remis en cause, quand l'Angleterre imagina de disjoindre les questions de Recht et de Tauris de la question la plus urgente, le départ de l'ex-chah. Les consuls russes furent invités à mettre une sourdine à leur « furor ». Us procédèrent alors à une installation

138 LA QUESTION PERSANE.

plus discrète mais plus complète à Tauris, Enzeli, Recht, Kasvin et Méched, ils s'emparèrent du gouvernement et de l'administration sous le pré- texte d'y rétablir l'ordre. Les pourparlers reprirent pour assurer le départ de Mohammed Ali Mirza, ils se terminèrent le 12 mars 1912 et l'ex-chah partit enfin pour Bakou, non sans avoir formulé de sérieuses réserves et confié ses intérêts et les intérêts du parti dynastique aux bons soins de sa famille et de ses amis représentés par Chuja- ed-Dowley, Salar-ed-Dowley et le prince Farman Farma, dans F Azerbaïdjan, à Kermanchah et à Hamadan.

Le 24 décembre 1911 marque donc la fin de la seconde période du régime constitutionnel en Perse et le 12 mars 1912 fut supposé marquer la fin des tentatives de restauration de Mohammed Ali Mirza.

V accord russo- anglo-persan de 1942. A ce nouvel état de choses devait correspondre un nouvel arrangement. Il fut élaboré dans des conférences à Londres, qui eurent pour but de régler le sort de la Perse et ses relations avec les deux puissances voisines : comme la Roumanie en 18831, la Perse de 1912 demanda à prendre part

1 V. p. 70 et suiv.

l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 139

aux travaux de ces conférences, son existence même devait être discutée.

Il lui fut répondu qu'une des conditions essen- tielles du départ de l'ex-chah avait été l'engage- ment de principe pris par le Gouvernement persan de se conformer aux stipulations de l'accord anglo-russe de 1907. Moyennant quoi les deux puissances envisageaient la possibilité de lui venir en aide par des avances sur un gros em- prunt en perspective.

Le 18 février 1912, les légations russe et anglaise à Téhéran adressèrent au Gouvernement persan une note collective ainsi conçue :

« L'Angleterre et la Russie avanceront à la Perse une somme de £ 200.000 à 7 0/0 l'an, garantie par les excédents des recettes douanières du Nord et du Sud et devant être remboursée sur le premier emprunt que conclura le Gouverne- ment persan.

» Cette somme devra être employée, sous le contrôle du trésorier général, d'accord avec le Conseil des ministres et avec l'approbation des deux légations.

» Elle devra servir avant tout à organiser la gendarmerie gouvernementale avec le con- cours des officiers suédois déjà engagés par la Perse.

140 LA QUESTION PERSANE.

» En retour, la Perse se soumettra aux condi- tions suivantes :

» Elle prendra pour base de sa politique r entente anglo-russe de 1901 ;

» Aussitôt après le départ de l'ex-chah Mohammed Ali et de son frère Salar-ed-Dowley, elle licenciera les troupes irrégulières qui combat- tent actuellement pour le Gouvernement persan;

» La Perse entrera en pourparlers avec les représentants de l'Angleterre et de la Russie pour l'organisation d'une armée persane peu nom- breuse ;

» Elle accordera l'amnistie aux partisans de l'ex-chah ».

L'adhésion à la convention de 1907 et l'accep- tation des termes de la note du 18 février 1912 furent signées par tous les ministres et approu- vées par le régent à la date du 20 mars 1912. Voici le texte de ce document :

M. le Ministre de S. M. britannique, à Téhéran.

En réponse à la note collective de S. E. le ministre de Russie, en date du 29 Safar, 18 février dernier, j'ai l'honneur de porter à votre connaissance que le Gou- vernement de Sa Majesté impériale le Chah, très touché des bonnes intentions des deux puissances voisines, accueille avec plaisir le vif désir des deux

l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 141

gouvernements, exprimé dans la note précitée, de res- serrer les liens de confiante amitié entre la Perse, la Grande-Bretagne et la Russie.

A. Avance de £ 200.000. Sur la question du crédit de £ 200.000 que les banques impériale et d'escompte ouvriront au profit du Gouvernement persan, à titre d'avance, sur l'emprunt dont les deux puissances ont promis la conclusion, mon gouverne- ment consent à ce que cette somme soit remboursée par le premier produit dudit emprunt. Jusqu'alors les intérêts seront calculés à raison de 7 0/0 par an, et les excédents des recettes douanières du Nord et du Sud seront affectés au paiement de l'amortissement et des intérêts jusqu'à concurrence de la somme équi- valente au service de ladite avance.

Pour assurer l'emploi intégral de cette avance aux dépenses déjà fixées par le Gouvernement persan et connues des deux légations, le gérant de la trésorerie générale sera chargé par le gouvernement de contrôler les dépenses engagées sur ce crédit. Il est entendu qu'une partie considérable de l'avance sera affectée à l'organisation de la Gendarmerie confiée aux officiers suédois.

B. Conditions. En ce qui concerne les quatre points de la partie in fine de la note collec- tive :

Préambule et principes de la convention de 1907. En vue de déterminer son vif désir d'établir sur une base solide d'amitié et de confiance les rela- tions entre la Perse, la Grande-Bretagne et la Russie,

142 LA QUESTION PERSANE.

le gouvernement impérial sera soucieux de conformer sa politique aux principes de la convention de 1907, et il prend acte officiellement des assurances contenues dans le préambule de ladite convention.

Licenciement des fedais. Conformément à ce qui a été arrêté dans le programme de mon gouverne- ment, après que Mohammed Al i Mirza et Salar-ed-Dowley auront quitté la Perse, les mudjahids seront licenciés et les autres forces irrégulières disciplinées et incorpo- rées dans le cadre des forces régulières, au fur et à mesure du développement de l'organisation militaire, de sorte que les forces existantes seront progressive- ment remplacées par des troupes organisées.

Organisation militaire. En vue du maintien de l'ordre et de la sécurité dans le pays, l'organisation d'une armée constitue un des points fondamentaux du programme ministériel. Il est évident que l'effectif de cette armée sera proportionné aux besoins du pays et à ses ressources financières.

Le gouvernement portera à la connaissance des deux légations le programme d'organisation de cette armée, afin qu'un échange de vue ait lieu sur les points nécessaires.

Le Gouvernement persan entrera en pourparlers avec les deux légations pour l'engagement des officiers de l'armée régulière. Ces officiers seront demandés à des puissances de second ordre.

En ce qui concerne l'achat des armes et approvi- sionnements le Gouvernement persan espère que les deux gouvernements voisins voudront bien lui accorder d'urgence les facilités nécessaires.

Départ de Mohammed Ali Mirza et amnistie

l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 143

générale de ses partisans. En ce qui concerne le départ de Mohammed Ali Mirz a et l'octroi d'une pension en sa faveur : par déférence pour les propositions des Gouvernements de la Grande-Bretagne et de Russie, conformément à l'accord déjà intervenu à ce sujet et qui fait l'objet d'une note à part, le gouvernement impérial fera tout ce qui est en son pouvoir pour obtenir une solution favorable.

Pour enlever tout obstacle à l'apaisement du pays et au rétablissement de l'ordre, et pour assurer l'effi- cacité des mesures prises par l'État pour le maintien de la sécurité publique, le Gouvernement persan a le ferme espoir que les deux puissances voisines ne man- queront pas de lui prêter tout leur concours, de façon à écarter tout danger d'une nouvelle tentative de ren- trée en Perse par l'ex-chah.

Désirant donner suite à la proposition formulée par les deux Gouvernements de la Grande-Bretagne et de Russie, le gouvernement impérial accordera une amnistie générale aux partisans de Mohammed Ali Mirza.

Cette mesure de clémence ne concernera bien entendu que les faits et agissements antérieurs et ne pourra être étendue aux faits postérieurs à la date de la pro- clamation de l'amnistie.

G. Desiderata du Gouvernement persan. Afin

que les bonnes intentions et les visées amicales des deux puissances puissent être réalisées, et pour mettre la Perse à même d'exécuter l'ensemble des engagements pris dans cette note, mon gouvernement considère qu'il est indispensable que le concours effi-

144 LA QUESTION PERSANE.

cace des deux puissances amies lui soit accordé sur les deux points suivants :

L'emprunt. Pour la conclusion urgente de l'emprunt promis et nécessaire à la réalisation des réformes et pour la fixation des conditions concernant exclusivement le taux d'intérêt, l'amortissement et la garantie.

Évacuation du territoire par* les troupes étran- gères. — Pour l'établissement d'un accord favorable aux désirs du Gouvernement persan, en ce qui con- cerne l'évacuation de son territoire par les troupes étrangères.

S. S. le khalife Ali, Amirol Momenine, chef de la religion chiite, cousin et gendre de Maho- met, révéré des Persans, a laissé un remarqua- ble traité de morale politique1 et administra- tive. Sur le respect aux traités internationaux, le khalife a multiplié les meilleurs conseils : « Quand tu as passé un traité avec l'ennemi, sois toujours fidèle à tes engagements, n'essaie jamais de le tromper. La bonne foi dans les traités est un coin d'asile le Seigneur a voulu placer le faible auprès du fort. Ne te livre jamais à des interpré-

1 V. mon Essai sur V administration persane, Paris, Leroux, 1914. V. aussi mon Étude sur les institutions de la police et les institutions financières, Paris, 1915. Vraiment la Perse a eu les meilleurs conseillers. Elle n'avait qu'à choisir parmi ses prophètes, ses philosophes et ses poètes.

l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 145

tations tendancieuses ou à des commentaires fan- taisistes des engagements que tu as signés. N'use pas de phrases et de mots à double entente. Une interprétation aussi déloyale déplaît à Dieu. Exé- cute tes engagemenis tels qu'ils sont et souffre patiemment les conséquences douloureuses ou fâcheuses qui peuvent en résulter. Le respect de tes engagements et de ta signature te concilieront et t'attireront les cœurs les plus durs ».

Les Persans connaissent tous ces admirables maximes, mais ils les appliquent peu. C'est ainsi qu'on peut se montrer surpris de la facilité avec laquelle certains gouvernants de la Perse se sont laissé séduire et duper par le bluff germanique. On peut se demander également si, à l'occasion de l'ouverture du troisième Parlement persan, le 1er novembre 1914, le Gouvernement de Téhéran a été bien inspiré politiquement en proclamant la neutralité du royaume, sans posséder les moyens suffisants pour la faire respecter.

Le sardar Assad, le héros bakhtyari de la révo- lution persane, aimait à raconter comment ses compatriotes avaient interprété les clauses du traité de Turkmantchaï : « En ce temps-là les Russes ayant remporté la victoire et exigé une forte contri- bution de guerre avec la concession du monopole

Demorgny. 10

146 LA QUESTION PERSANE.

de la navigation sur la mer Caspienne, le grand vizir Hadji Mirza Aghaci voulut défendre le pres- tige de son roi Fath Ali Chah devant le peuple. A l'occasion d'un grand Salaam royal il fit donc ouvrir toutes grandes les portes du Darhar (palais) et le peuple se répandit dans les jardins. On le rassembla devant les fenêtres du roi et là, en pré- sence du prince héritier et du grand prêtre, le grand vizir s'exprima en ces termes :

« S. M. vous fait savoir que le peuple persan a rem- porté une grande victoire sur les Russes : en ce moment leurs troupes fuient en désordre vers leur pays. Leur fuite était si lamentable que S. A. R. le prince héritier, qui assistait aux dernières victoires de S. M., eut grand pitié des pauvres Russes et qu'il décida, pour soulager leur infortune, de leur accorder un secours en argent. Il leur concéda même le libre passage sur la mer Cas- pienne pour s'en retourner chez eux. Aujourd'hui, moi, grand vizir de l'empire, je viens supplier Sa Très Haute Majesté d'approuver la grande générosité du cœur de S. A. et d'autoriser le trésor à payer le secours promis aux pauvres Russes ». Alors le Chah in Chah, se levant, simula une grande colère et dit : « J'apprécie comme il convient la générosité du cœur du prince héritier, mais je ne puis approuver qu'il ait disposé de l'argent de mon peuple bien aimé pour distribuer des secours aux ennemis de notre pays, écrasés par nos glorieuses armées. Je crains d'ailleurs qu'une généro-

LA QUESTION DE l'aZERBAIDJAxN. 147

site semblable ne soit pas approuvée par les docteurs de notre sainte religion ».

A ces mots, le grand prêtre se leva et joignit ses supplications à celles du prince héritier et du grand vizir; des voix s'élevèrent dans la foule pour invoquer la clémence du roi. S. M. fît semblant de céder devant tant d'objurgations. Et voilà comment fut payée l'indemnité de la guerre de 1828 et comment :

« L'eau salée de la mer Caspienne fut concédée aux pauvres Russes ».

La question de PAzerbaïdjan.

L'Azerbaïdjan est une haute plaine close située au Nord-Ouest de la Perse. Elle est bornée au Nord par le Caucase russe, à l'Ouest par l'Arménie et la frontière turque, à l'Est par le Guilan, au Sud par le Kurdistan. Les trois quarts de la plaine de l'Azerbaïdjan sont occupés par les eaux salées ou les boues salines du lac d'Ourmiah. Tauris, le chef-lieu de la province, a été à la fois, chose curieuse, la résidence du prince héritier de la

148 LA QUESTION PERSANE.

Perse et le centre constitutionnel et populaire le plus important. La population de la ville est évaluée de 3 à 500.000 habitants.

La frontière russe, depuis 1828, par le traité de Tourkmantchai, a rattaché à Tiflis une partie de l'Azerbaïdjan, et du pays au delà de l'Araxe. De même la frontière turque a retranché de la pro- vince par une série de traités de 1639 à 1869 une partie du Kurdistan de l'Ouest. Les habitants, montagnards du Nord, se divisent en Taliches sédentaires et Taliches nomades. Le Sud de l'Azer- baïdjan est occupé parles puissantes tribus kurdes.

C'est dans l'Azerbaïdjan, vaste et riche, que les consuls développèrent, après les événements de 1911 et l'accord anglo-russo-persan de 1912, la pénétration russe.

La méthode, suivant la règle et le principe que j'ai déjà indiqués1, a consisté à opposer dans la région les intérêts dynastiques à la cause consti- tutionnelle.

En quittant la Perse, le 12 mars 1912, Mohammed Ali Chah avait formulé les plus expresses réserves; il avait confié ses intérêts aux bons soins de Chuja- ed-Dowley et Mujallal-es-Saltaneh2 dans l'Azer-

1 V. p. 78 et sniv.

2 II y a lieu de remarquer que chaque fois que le gouverne- ment persan a voulu agir contre ces rebelles, en demandant

LA QUESTION DE l'aZERBAIDJAN. 149

baïdjan et aux bons soins de Salar-ed-Dowley et de Farman Farma dans le Kurdistan et dans les régions de Kermanchah et Hamadan.

Chuja-ed-Dowley et Zia-ed-Douiley. Pendant les événements de 1911, Chuja-ed-Dowley, ancien chef des écuries de Mohammed Ali Chah, s'était employé de son mieux, aux environs de Tauris, contre le parti constitutionnel, abandonné sans secours par le gouvernement de Téhéran. 11 avait investi et affamé la ville, ne laissant passer les approvisionnements et les marchands que pour les piller ensuite. On connaît les événements qui, à cette époque, ensanglantèrent Tauris. Des con- flits se produisirent entre les fedais, la police locale et les soldats russes. Sous un prétexte futile mais prémédité : la réparation d'un poste téléphonique par quelques cosaques sur le toit d'un bureau de la police persane, une mêlée générale mit aux prises les agents de police, les fedais et les patrouilles russes. Cinq cent cin- quante cosaques, qui étaient déjà venus d'Ardebil

à la Russie soit leur extradition, soit leur éloignement, l'An- gleterre lui a toujours conseillé de n'en rien faire. Voir Livre bleu, pièce 227 du 9 juillet 1912 et pièce 372 d'octobre 1912 : « ... I considérée! their inclusion in such apaper very bad diplomacy ».

150 LA QUESTION PERSANE.

pour la protection des étrangers, bombardèrent la citadelle de Tauris, s'étaient réfugiés 200 fedais.

L'opinion publique fut alors soigneusement excitée à Saint-Pétersbourg par les Novoié- Vrémia et par une grande partie de la presse russe, contre une population, qui, cependant, était demeurée neutre et calme pendant les événements1. C'était précisément le moment le Gouvernement persan venait de donner satisfaction aux deux ultimatums russes et l'Angleterre négociait avec tant de peine le retrait des troupes étrangères du territoire persan. Le Gouvernement britan- nique réussit dans une certaine mesure à obtenir la disjonction des deux questions : le retrait des troupes et les événements de Tauris.

Cependant le parti constitutionnel perdait visi- blement pied dans la région; les révolutionnaires, abandonnés par la population, étaient traqués de tous côtés; le gouverneur général de la pro- vince de Tauris, Zia-ed-Dowley, se réfugiait au consulat anglais2. Cinq ou six mille hommes de troupes russes avec dix-huit canons occupaient la ville, Chuja-ed-Dowley fit bientôt son entrée

1 V. Livre blanc anglais sur les affaires de Perse, 5, 1912, pièce 2, 25 décembre 1911.

2 V. Livre orange russe sur les affaires de Perse, 7, 4911, p. 421 et suiv.

LA QUESTION DE ^AZERBAÏDJAN. 151

et il fut reconnu comme gouverneur de fait par le consul de Russie. Le succès obtenu, ce dernier se défendit de vouloir administrer lui- même la région; il dit que Chuja-ed-Dowley était entré, appelé par une population lasse du désordre et des troubles et qu'il lui appartenait désormais de rétablir Tordre et la sécurité.

L'opinion générale fut que Chuja-ed-Dowley venait annoncer le prochain retour de Mohammed Ali Chah. Mais le Gouvernement britannique, tout en reconnaissant qu'il était bien obligé d'ac- cepter provisoirement le fait acquis et Chuja-ed- Dowley comme gouverneur de Tauris, ne cessa pas de le considérer comme rebelle au Gouver- nement constitutionnel de Téhéran. Il exprima l'espoir que le Gouvernement de Saint-Péters- bourg ne permettrait pas à Chuja-ed-Dowley de proclamer à Tauris le prochain retour de Mo- hammed Ali Chah.

Par contre, le Gouvernement constitutionnel de Téhéran, sous le prétexte d'éviter de nouveaux troubles, engagea de son côté la population à entrer en composition avec son nouveau gouver- neur et à faire l'union de tous les Persans pour le salut de la patrie et de la religion.

La Russie n'eut pas le triomphe généreux : Zia-ed-Dowley, l'ancien gouverneur de Tauris,

152 LA QUESTION PERSANE.

avait été l'âme de la résistance. Il s'était réfugié au consulat anglais. Celui-ci avait demandé un sauf-conduit pour son protégé jusqu'à Téhéran. Il lui fut répondu sur un ton si peu aimable1 par le Gouvernement russe, qu'il ne songea plus qu'à se dégager de toute responsabilité concernant la vie et la liberté de Zia-ed-Dowley. Le malheu- reux, se sentant abandonné et perdu, se suicida au consulat anglais le 6 février 19122.

1 V. Livre blanc, 5, 1912, pièce 104, 18 janvier 1912. Sir Barclay, ministre d'Angleterre à Téhéran, à Sir F. Grey : « The tone of the reply of the Russian Government shows some annoyance with me, and they threaten to cancel the safe conduct already accorded to the Basti if I persist in my attitude ».

2 V. le Livre orange russe, VU, 1912, p. 398, 425, 428 et 436. Le ministre de Russie à Téhéran s'est montré assez conciliant et humain dans la circonstance, mais le consul russe de Tauris, Miller, fut plus impitoyable et sut faire partager sa manière de voir à la section de l'Orient du ministère des Affaires étrangères à Saint-Pétersbourg. M. Poklewski Koziell ne demandait qu'une suspension de fonctions pour Zia-ed-Dowley, il favorisait même son départ pour l'Europe. Le consul Miller et la section de l'Orient exi- gèrent un châtiment beaucoup plus sévère :

« La prétention du Gouvernement du Chah de maintenir à Tauris Zia-ed-Dowlev, chef des fedais et dont l'audace est allée jusqu'à calomnier la noble armée russe, est de nature à aggraver les pires complications » (télégramme du consul Miller à Saint-Pétersbourg). « Nous jugeons que Zia-ed-Dowley doit subir un châtiment plus sévère que celui que vous

LA QUESTION DE L AZERBAÏDJAN.

153

Ce fut une faute du Gouvernement britan- nique, car il ne lui resta désormais plus rien de sérieux à opposer à Chuja-ed-Dowley à Tauris. Cependant il essaya de se servir du Cépadhar.

Chuja-ed-Dowley et le Cépadhar. Le Cépa- dhar, ancien généralissime de l'antichambre de Mohammed Ali Mirza, marchait encore en 1908 à la tête des troup es royales contre la révolution. Les Re- chtis l'inventèrent comme constitutionnel en 1910.

Exploitant son mécontentement, le Gouverne- ment de Londres voulut en faire son agent à Tauris, ou du moins s'en servir pour trou- bler la paisible jouissance de Chuja-ed-Dowley. Naturellement le Gouvernement russe résista : il fit ressortir que le Cépadhar, violent et capri- cieux, serait, escorté de ses fedais et de ses Arméniens, un élément de trouble et de désordre dans la région, que sa personnalité était en- combrante, remuante et agitée, que Chuja-ed- Dowley, au contraire, était sérieux, qu'il avait de l'autorité sur les tribus, qu'il était ami de l'ordre et qu'avec lui on pouvait « répondre des directions de la politique russe à Tauris ». D'ailleurs, disaient les Russes, le Cépadhar ne

proposez vous-même » (télégramme de Saint-Pétersbourg au ministre de Russie à Téhéran).

154 LA QUESTION PERSANE.

pourrait administrer la province qu'avec l'aide et l'appui de Chuja-ed-Dowley, qui disposait d'une véritable influence dans la région. Le Gouverne- ment persan suivit alors la politique de l'Angle- terre et soutint le Gépadhar; il protesta contre le maintien de Chuja-ed-Dowley comme gouverneur généra] de Tauris. Il l'accusa, très justement du reste, de soulever les populations en faveur de l'ex- chah avec l'aide de ses lieutenants Rachid-el-Molk et Rafî-ed-Dowley, qui, par leurs rapines, étaient « la malédiction et le désespoir des Azerbaïdjanis».

En attendant, Chuja-ed-Dowley organisait la province à sa guise et à son profit ; il nommait le khan de Maku, réactionnaire fanatique, gouver- neur de Khoi, Ourmiah et Salmaz.

Une proposition transactionnelle fut faite : le Cépadhar serait nommé gouverneur général de l'Azerbaïdjan, mais Chuja-ed-Dowley demeure- rait gouverneur de Maragha1, à la condition de ne plus faire aucune propagande en faveur de Mohammed Ali Mirza. Au mois d'avril 1912, le Cé- padhar annonça son départ de Téhéran pour Tauris.

On peut assister, à partir de ce moment, à une très curieuse incidence à Téhéran des fluctua-

1 V. Livre orange sur les affaires de Perse, VII, p. 396 et suiv. Maragha est une des importantes subdivisions admi- nistratives de l'Azerbaïdjan.

LA QUESTION DE ^AZERBAÏDJAN. 155

tions de la politique de Londres et de Saint-Pé- tersbourg. Suivant les succès et les revers des in- fluences anglaises auprès du Gouvernement russe, suivant les succès et les revers de la fur or cousu- laris à la section de l'Orient, suivant les progrès et les reculs de la manière forte au ministère russe des Affaires étrangères, le Cépadhar quittait la capitale et s'avançait de quelques verstes dans la direction de Tauris; ou bien rétrogradait et rentrait même à Téhéran.

Cependant, le Gouvernement anglais insistait pour obtenir le départ de Chuja-ed-Dowley qu'il accusait de favoriser le mouvement séparatiste de r Azerbaïdjan. M. Sazonof répondit évasivement que le Gouvernement russe ne prendrait en mains l'administration de la province que si les événe- ments l'y obligeaient, qu'il était probable que la présence de Chuja à Tauris permettrait d'éviter cette extrémité et que, dans ce sens, le Gouverne- ment anglais ferait bien d'accorder son appui au- dit Chuja-ed-Dowley.

De son côté, le Cépadhar, qui commençait à s'ennuyer fort du rôle qu'on lui faisait jouer et qui, le 3 avril 1912, venait, dans une lettre ouverte au régent de l'empire1, de publier les plus

1 V. plus loin le Cépadhar et le Régent.

156 LA QUESTION PERSANE.

amères critiques contre le régime constitutionnel, ne pouvait plus résister à ses désirs d'intrigues. Il conspirait ouvertement à Téhéran contre le gouvernement, qui le choisit alors pour rem- placer Chuja-ed-Dowley. L'Angleterre jouait de malheur; il ne s'agissait désormais plus pour elle, en pressant l'envoi du Cépadhar à Tauris, de s'assurer un partisan dans l'Azerbaïdjan, mais de débarrasser le gouvernement constitutionnel à Téhéran d'un agitateur dangereux, autour de qui commençaient à se grouper les partisans les plus actifs de l'ex-chah. Le Gouvernement russe, voyant cela, accentua son opposition et c'est alors que l'Angleterre exhala sa plainte et qu'elle reprocha à la Russie de ne lui avoir fait signer en 1907 qu'un compromis équivoque pour se tailler en Perse la part du lion *.

Pendant ce temps, les troupes russes procédaient, dans l'Azerbaïdjan, à la destruction et à l'anéan- tissement de la tribu des Chah Sevens; ils occu- paient la citadelle d'Ardebil et emprisonnaient l'agent persan du ministère des Affaires étrangères, qui avait offert ses bons offices entre les Chah Sevens et le consul de Tauris.

Le 2 juillet 1912, le Cépadhar partit cependant

1 V. plus haut, p. 3, la note.

LA QUESTION DE l'aZERBAIDJAN. 157

pour Tauris. Les Russes consentirent à le recevoir, mais ils demandèrent, comme compensation au Gouvernement persan, la création d'une nouvelle brigade de cosaques dans l'Azerbaïdjan commandée par des officiers russes. Cette brigade devait servir à assurer la perception des impôts dans la pro- vince et sa création ne devait, en aucune façon, empêcher l'augmentation de l'effectif déjà prévue pour la brigade de cosaques de Téhéran1.

La situation devenait particulièrement grave pour la Perse et pour l'Angleterre.

Il ne faut pas oublier, en effet, que d'après la convention anglo-russe de 4907, la zone d'influence russe comprend non seulement l'Azerbaïdjan, mais encore le Kurdistan, toutes les régions de Kermanchah, d'Hamadan, de Nehavend et de Bouroudjird qui composent actuellement l'Avalât de Gharb (ouest), le pays de Zendjan et même une partie du Luristan, l'autre partie étant indé- pendante sous l'autorité du vali de Pust-Kuh. Non seulement la Russie avait installé Chuja-ed- Dowley dans l'Azerbaïdjan, ce qui équivalait à une occupation effective de cette province, mais elle avait exigé du Gouvernement de Téhéran,

1 V. Livre bleu anglais sur les affaires de Perse, 1, 1913, pièce 178, 1er juillet 1912.

158 LA QUESTION PERSANE.

pour y préparer la pénétration russe, la réunion des territoires de Hamadan, de Kermanchah, Tucer Khan, Nehavend et Dowlet Abad sous l'au- torité du prince Farman Farma, Abdol Hossein Mirza, gendre de Mozaffer-ed-Dine, petit-fils de Fath AH Chah, beau-frère de Salar-ed-Dowley et dont la fidélité à la Constitution pouvait être discutée1. La Russie avait encore installé àZendjan Sardar Moayyed, frère de Chuja-ed-Dowley. C'était une savante et vaste organisation, dont le but certain était de préparer le retour de Mohammed Ali Chah. Le Gouvernement de Saint-Pétersbourg espérait, en outre, que le Guilan, le Mazendéran et le Khoraçan suivraient le mouvement. De cette façon, c'était toute la zone d'influence russe, c'est- à-dire plus d'un bon tiers de la Perse tout prêt à former un État à part sous le sceptre de Mohammed Ali Chah rappelé, ou, à défaut, sous l'autorité de son frère Salar-ed-Dowley en disponibilité dans le Kurdistan et éventuellement reconnu par la fac- tion kadjiar2.

1 Ce Farman Farma, assisté de ses fils et notamment du jeune Firouz Mirza, s'est fait particulièrement remarquer pendant la guerre actuelle par ses menées et ses intrigues contre les Puissances de la Quadruple Entente.

2 L'Angleterre aurait reçu l'autorisation de restaurer l'au- torité de Zill-es-Soltan sur la région d'Ispahan.

LA QUESTION DE L AZERBAÏDJAN. 159

En vain, le Gouvernement de Londres invoquait les dispositions du protocole de 1909 4, et le prin- cipe de la non-intervention dans les affaires inté- rieures de la Perse reconnu par l'accord de 1907. La pénétration et l'occupation russes avançaient rapidement d'étape en étape, si bien que l'Angle- terre dut bientôt se borner à demander des garanties « pour le reste de la Perse » et notam- ment pour son commerce dans la zone neutre à.

1 V. plus haut, p. 93 et suiv.

2 V. Livre bleu anglais sur les affaires de Perse, 1, 1913, pièce 335, 25 septembre 1912. Sir Grey à Sir Buchanan : « 1 had some conversation with M. Sazonof to day on the subject of Persia, and pointed out on the map how large the Russian sphère was as compared with the British.

» I said that people hère felt was that the changes since the Anglo-Russian Convention had been to our disadvantage. Russia was now in military occupation of some portions of northern Persia; her shadow was thereby thrown right across the north, that inevitably made her influence prédo- minant at Tehran, and ours correspondingly less; and ail this made it more than ever essential that we should be quite sure as regards the rest of Persia, and especially with regard to our commercial interests in the neutral zone ; that Persian gobernors should be supported by the Central Government in protecting thèse interests; and that the Russian Minister at Tehran should never work against them. As long as M. Poklewsky was there we were sure this would be safe.

» M. Sazonof said that whatever Russian Minister was there, his instructions would always be the same, to act as M. Poklewsky had done in this respect ».

160 LA QUESTION PERSANE.

Cependant, les intrigues continuaient de plus belle dans l'Azerbaïdjan entre Chuja-ed-Dowley et le Cépadhar. Le 28 juillet, sous le prétexte de réglementer l'exportation des tapis teints à l'ani- line1, Chuja-ed-Dowley réunit les marchands et les prêtres de Tauris. Tous déclarèrent solennelle- ment qu'ils entendaient conserver Chuja à la tête de l'administration et du gouvernement général de l'Azerbaïdjan. Un télégramme fut rédigé séance tenante, invitant le Gouvernement de Téhéran à maintenir Chuja-ed-Dowley à Tauris et à ne pas laisser le Cépadhar rejoindre son poste. Les prê- tres firent retentir les mosquées de discours vio- lents contre les constitutionnels et contre tous ceux qu'ils accusaient de la nomination du Cépa- dhar. De nombreux meetings s'organisèrent en faveur du retour de Mohammed Ali Mirza, les bazars furent fermés ; on put craindre même de plus violentes manifestations.

Le Gouvernement de Téhéran s'émut, le Cépa-

1 Cette question de l'aniline employée pour la confection des tapis a été mise à l'ordre du jour, par l'ancien trésorier général de la Perse, au double point de vue de la protection de l'industrie des tapis en Perse et des recettes du budget. V. plus loin aux méthodes turco-allemandes le désastre causé à cette industrie par l'introduction dans le pays des camelotes chimiques allemandes.

LA QUESTION DE L 'AZERBAÏDJAN. 1G1

dhar annonçait qu'il allait se retirer dans ses pro- priétés du Mazendéran et Chuja-ed-Dowley, main- tenu, par ce fait même, à la tête du gouvernement général de F Azerbaïdjan menaçait de se rendre indépendant et de séparer la province du reste de l'empire1. Le ministère, qui avait déjà accepté la création d'une brigade russe de cosaques à Tauris pour obtenir la nomination du Gépadhar, déclara ne pouvoir rester si ce dernier ne rejoignait son poste sans délai.

Bien que toutes ces manifestations aient eu pour principal auteur Chuja-ed-Dowley, agissant pour le compte de la Russie, il n'en est pas moins vrai que l'esprit réactionnaire avait déjà fait de grands progrès à Tauris. La population, composée en majeure partie de marchands, avait en effet beau- coup souffert des désordres qui avaient discrédité les premiers essais de régime constitutionnel. Le reste, fonctionnaires, gens à professions libérales, quartiers riches, etc., comprenait bien quelques théoriciens de la Constitution, mais pas un n'au- rait osé exposer ses théories devant l'ombre de l'ex- Chah. Aucun n'était capable de faire un chef. Tous les anciens leaders du parti étaient morts ou en

1 II n'y a pas eu que ce mouvement séparatiste ; le Khora- çan, l' Azerbaïdjan, le Mazendéran et le Guilan ont manifesté à la même époque l'intention de suivre ce mouvement. Dkmokqny. il

162 LA QUESTION PERSANE.

fuite, les militants se cachaient. Chuja-ed-Dowley était bien maître de la place. Aussi les marchands, qui avaient conservé de Mohammed Ali Mirza le souvenir d'un seigneur rude, mais capable de main- tenir l'ordre, estimaient-ils avec opportunité que l'établissement de la Constitution en Perse avait été prématuré. Ils plaçaient du reste dans une res- tauration de l'ancien régime l'espoir de retrouver la paix, le calme et de recouvrer leurs biens perdus.

Au mois d'octobre 1912, le professeur E. G. Browne publia à Londres un assez violent pamphlet contre la Russie au sujet de son attitude dans l'Azerbaïdjan. Il n'est pas sans intérêt de remarquer que l'ancien consul britannique à Tauris, M. Shipley, crut devoir y répondre pour démontrer que la plus parfaite neutralité avait été observée par le gouvernement de Saint-Péters- bourg dans les désordres de 1911. Le Livre bleu publia cette réponse1, les responsabilités du Gouvernement persan furent sévèrement établies. L'opinion à Londres paraît d'ailleurs avoir été médiocrement persuadée. 11 est bien certain cepen- dant que l'inertie du Gouvernement de Téhéran et surtout son impuissance ont eu à Tauris les

1 Pièce 464, 11 décembre 1912, Livre bleu, 1, 1913.

LA QUESTION DE l'aZERBAIDJAN. 163

plus déplorables résultats. Mais cette impuissance et cette inertie n'étaient-elles pas escomptées d'avance?

En décembre 1911, quand Chuja-ed-Dowley fit sa première apparition sous les murs de Tauris, le consul russe garda, paraît-il, une attitude assez neutre, se bornant à conserver la responsabilité de Tordre dans la ville. Grâce à cette neutralité, écrit Sir Shipley, Tauris put résister quatre mois à Cbuja-ed-Dowley et à ses partisans. Mais aucun secours, aucune intervention ne vinrent de Té- héran pour soutenir la cause constitutionnelle contre le parti de l'ex-chah.

Le conflit survenu au début de 1912 entre les troupes russes et les fedais et la police locale à Tauris est attribué par le consul Shipley en grande partie à la faiblesse et à la nullité de l'ad- ministration persane. L'ancien gouverneur Zia-ed- Dowley n'aurait été qu'un pantin, entre les mains des fedais et des révolutionnaires partisans de Sattar Khan et de Baghar Khan1, qui s'étaient emparés de la police de la ville et qui ne laissaient s'organiser aucune administration, ni aucun gou- vernement réguliers.

1 Sattar Khan et Baghar Khan ont été depuis ramenés à Téhéran ils sont actuellement placés sous la surveillance russe et pensionnés par le gouvernement persan.

164 LA QUESTION PERSANE.

« Les pratiques odieuses de l'ancien régime con- tinuaient; la population était terrorisée; des pro- vocations étaient lancées chaque jour contre les autorités et les troupes russes par des révolution- naires venus du Caucase pour se joindre aux fedais. Ceux-ci étaient loin d'être considérés par la popu- lation locale comme des libérateurs de l'oppression étrangère. Bien au contraire, et après leur défaite, elle aida avec joie à leur désarmement, tandis que le gouvernement de Téhéran n'avait rien fait pour la délivrer de la tyrannie de ces terroristes et que Zia-ed-Dowley, avouant son incapacité et son im- puissance, s'était réfugié au consulat anglais ».

Dans ces conditions, conclut le consul Shipley, l'intervention russe et le succès de Chuja-ed-Dowley étaient dans la suite logique des choses.

Mais ce qui devait être aussi dans la suite natu- relle des choses et ce que la légation anglaise de Téhéran aurait bien prévoir, c'est que le Cépadhar, qui était arrivé à Tauris le 2 septembre 1912, ne tarda pas à faire cause commune avec Chuja-ed-Dowley. Ce sont choses de la politique persane. Dès qu'il eut rejoint son poste, le nou- veau gouverneur général entreprit une violente campagne entre le cabinet bakhtyari au pouvoir, en faveur d'un certain personnage, très à l'or- dre du jour à l'heure actuelle encore, Saad-ed-

LA QUESTION DE ^AZERBAÏDJAN. 165

Dowley1, que la Russie cherchait à imposer à l'Angleterre comme premier ministre et même comme régent de l'Empire de Perse. Chuja-ed- Dowley, le Cépadhar et Saad-ed-Dowley organisè- rent de nombreux meetings contre les Bakhtyaris, contre le cabinet au pouvoir, contre le régent Nasr- el-Molk, et l'on put croire un moment au triomphe définitif de la politique russe à Téhéran et à l'avè- nement de Saad-ed-Dowley.

Mais le Gouvernement de Londres, bien qu'un peu tard, se ressaisit et repoussa la candidature de Saad-ed-Dowley. Il n'était plus temps de sauver le gouvernementbakhtyari, mais Sir E. Grey intervint énergiquement auprès de M. Sazonof et lui signala une fois de plus la gravité de la situation en Perse. Il insista sur la nécessité absolue d'une coopération loyale des deux Gouvernements russe et anglais pour le maintien de l'intégrité et de l'indépen- dance de la Perse. Sazonof se montra très pessi- miste : « Il n'y avait pas à proprement parler de gouvernement à Téhéran; la question des chemins de fer n'avançait pas; les représentants des syndi-

1 Saad-ed-Dowley fut, autrefois, un libéral et un constitu- tionnel notoire et réputé. 11 mérita, paraît-il, le surnom de « père de la nation ». On dit qu'il devint réactionnaire après avoir été obligé de quitter la présidence du premier medjliss. V. p. 36.

166

LA QUESTION PERSANE.

cats ne savaient à qui s'adresser. Les affaires du pays devaient être soumises à un contrôle sévère; le retrait des troupes russes du territoire persan ne pouvait être envisagé pour l'instant, l'anarchie générale ne le permettait pas ».

Cependant, à la suite de l'intervention de Sir E. Grey, le Cépadhar, Chuja-ed-Dowley et Saad- ed-Dowley reçurent des instructions pour cesser leurs intrigues. Aussi bien, les trois personnages, unis dans un commun sentiment de profonde xénophobie, commençaient à diriger de sérieuses attaques contre la mission belge. A l'époque, cette campagne n'était pas au goût russe. Saad-ed-Dowley cessa pour un temps de faire parler de lui, le Cépa- dhar obtint un congé pour se rendre en Europe et Chuja-ed-Dowley conserva l'intérim du gouver- nement général de l 'Azerbaïdjan.

Telle était la situation au moment l'Angle- terre, poursuivant l'idée d'un gouvernement « fort » à Téhéran, c'est-à-dire d'un gouverne- ment anglophile, parut réussir à constituer le 19 janvier 1913 « le grand ministère national de la Perse », quelque chose comme le grand Cabinet français de janvier 1912.

Le grand ministère national persan de 1913 ne dura guère plus que le grand Cabinet français de 1912. Il était composé comme suit : Ala-os-Sal-

LA QUESTION DE ^AZERBAÏDJAN. 167

taneh, président du Conseil, sans portefeuille; prince Ein-ed-Dowley, ministre de l'Intérieur; Vossough-ed-Dowley, ministre des Affaires étran- gères; Ghavamos-Saltaneh, ministre des Finances; Montaz-ed-Dowley, ministre de la Justice; Mos- tachar-ed-Dowley, ministre des Travaux publics, des Postes et Télégraphes; Moetamen-el-Moik, ministre du Commerce; Mouchir-ed-Dowley, mi- nistre de l'Instruction publique; Moustofi-el-Ma- malek, ministre de la Guerre.

Le personnage principal était Moetamen-el- Molk, ancien président du second medjliss, intel- lectuel et « jeune Persan » de bonne réputation. Ce personnage, fort distingué d'ailleurs, semble, toutes proportions gardées, jouer à Téhéran lerôle de Léon Bourgeois à Paris. Le programme du nouveau Ca- binet comprenait d'abord les mesures nécessaires pour calmer l'effervescence dans l'Azerbaïdjan. Constitutionnellement, Moetamen-el-Molk voulait subordonner la concession du chemin de fer Djulfa-Ourmiah-Tauris-Téhéran demandée par les Russes à l'assentiment du futur medjliss. Tout au moins voulait-il que le gros emprunt de 150 ou 200 millions de francs, à l'étude depuis 1911 et déjà promis en échange de l'adhésion en 1912 de la Perse à l'accord anglo-russe de 1907, fût l'objet d'engagements fermes de la part des deux

168 LA QUESTION PERSANE.

Gouvernements russe et anglais. Il n'entendait accorder à une nouvelle avance de 12 à 15 mil- lions que les garanties provenant des augmen- tations de recettes prévues et annoncées par le trésorier général belge dans sa note du 31 août 1912 sur la situation financière de la Perse pen- dant l'année Sitchghan-il1. Ce programme, très sage, était en outre conforme au principe de la porte ouverte proclamé dans la convention anglo- russe de 1907. Quant aux scrupules consti- tutionnels de Moetamen-el-Molk, la Russie n'y attacha pas autrement d'importance. Toutefois, elle intrigua de telles façons, que celui-ci dut se retirer du grand ministère. La concession du chemin de fer Djulfa-Tauris-Ourmiah-Téhéran fut accordée le 24 janvier-6 février 1913 (29 Safar 1331), à la banque d'escompte russe à Téhéran, moyennant une maigre avance de un million de tomans qui ne fut payée, avec beaucoup de rete- nues, que le lendemain de la signature du contrat.

1 V. Livre bleu anglais sur les affaires de Perse, n°l, 1913, pièce 327, enclosure, 31 août 1912. V. aussi mon cours à l'institut polytechnique de Téhéran, 2e semestre, 1913-1914, Les institutions financières de la Perse.

LE CÉPADHAR ET LE RÉGENT. 169

Le cépadhar et le régent.

L'accord nouveau de 1912 ne laissa subsister en Perse que le pouvoir religieux et une oligar- chie d'une demi-douzaine de ministres sans con- trôle et sans responsabilité.

Les ultimatums de la Russie avaient amené le Medjliss persan à décider, dans une séance secrète, d'adresser à tous les parlements européens, à la Douma, à la presse mondiale une protestation contre les agissements du Gouvernement de Saint- Pétersbourg1. De plus, le clergé de Téhéran avait de son côté avisé les ulémas et grands mujteheds de Nedjef et de Kerbela à Bagdad et dans les prin- cipaux collèges musulmans.

M. Nératof avait immédiatement riposté en fai- sant notifier au Gouvernement de la Sublime Porte qu'il devait empêcher sur le territoire turc toute agitation contre la Russie, et surveiller tout particulièrement les agissements du caïmacan de Nedjef.

1 L'Europe financière est d'ailleurs restée complètement indifférente devant le conflit russo-persan.

170 LA QUESTION PERSANE.

En même temps, le consul général russe à Bagdad recevait de sévères instructions pour faire comprendre aux mujteheds qu'ils ne devaient pas exciter le peuple contre la Russie1. Tout acte ina- mical aurait des conséquences déplorables pour la Perse. 11 était spécifié d'ailleurs que l'envoi de troupes russes sur le territoire persan n'avait qu'un caractère provisoire et qu'il n'avait pour but que de mettre un terme aux agissements de l'agitateur étranger Shuster qui, systématiquement, avait détruit les bonnes relations du Gouvernement de Téhéran avec Saint-Pétersbourg2. Le consul général de Bagdad devait protester contre toute intention prêtée à son gouvernement d'occuper la Perse; il devait faire connaître hautement que la Russie n'avait pour objectif que de rétablir avec la Perse ses bonnes relations amicales et tradi- tionnelles. Ce résultat atteint, les troupes russes quitteraient aussitôt le territoire persan.

Malheureusement ni le Gouvernement ottoman, ni le caïmacan de Nedjef ne se montrèrent per- suadés de ces bonnes intentions. Le vali de Bagdad témoigna de sa bonne volonté et de son vif désir

1 Livre orange, t. VII, p. 274, télégramme do 20 novembre 1911 de Nératof à son ambassadeur à Constantinople.

2 Livre orange, t. VII, p. 275, télégramme de la section de l'Orient au consul général de Bagdad.

LE CEPADHAR ET LE REGENT.

171

de calmer l'effervescence du caïmacan de Nedjef, mais il se déclara impuissant à le faire. Le caï- macan multiplia ses « fetvas » et ses manifestes contre les Russes et le Gouvernement de la Sublime Porte se borna à répondre à Saint-Pétersbourg qu'il ne fallait pas attacher trop d'importance à ces manifestations isolées et que toute mesure répressive contre le caïmacan de Nedjef provo- querait des troubles dans tout le valayat de Bagdad1.

Des troubles se produisirent à Meched quel- ques réactionnaires partisans de l'ex-chah, qui s'étaient réfugiés dans le sanctuaire de Meched, durent en être expulsés par la force2.

Cependant dans les hautes sphères gouverne- mentales à Téhéran, le cépadhar et le régent

1 Livre orange, t. VII, p. 282, télégramme de l'ambassade de Russie à Constantinople à Nératof.

9 Meched, dont le nom signifie « la Tombe d'un Martyr », est ainsi appelé parce qu'il renferme le tombeau du huitième imam, Aly, fils de Mouça, et surnommé Réza « le favori de Dieu ». L'imam Réza, qui mourut à Senabad de Thous, empoisonné par ordre du khalife Mamoum Abbaci, à qui il causait de vives inquiétudes en l'an 203 de l'hégire, est le plus célèbre des douze imams, et les Persans et les chiites ont pour lui une vénération toute particulière. Aussi ce saint sépulcre est-il après la Mecque le sanctuaire le plus visité de l'Asie et le nombre des pèlerins qu'il attire chaque année dans ses murs peut être évalué en moyenne à 150.000.

172 LA QUESTION PERSANE.

engagèrent au sujet des événements de 1911 une polémique assez vive sous forme de lettres ou- vertes destinées évidemment à l'histoire.

La plainte du Cépadhar. Le cépadhar1, « gardien de l'armée », Mohammed Vali Khan, ancien Nasr-ol-Saltaneh, c'est-à-dire l'auxiliaire du royaume, natif de Toune Kaboun, est un grand propriétaire d'immenses domaines dans les riches provinces du Guilan et du Mazendé- ran. Ancien généralissime de l'antichambre de Mohammed Ali Mirza, le cépadhar, qui s'était enrichi dans les fermes d'impôts, les gouverne- ments de provinces, la fabrication des mon- naies, la direction des douanes, etc., etc., avait continué de 1906 à 1908 le service royal et sa propre fortune dans les concessions pétroli- fères, le gouvernement du Guilan et les fourni- tures de l'armée. En avril 1908, il marchait encore à la tête des troupes royales contre la révolution. Mais en février 1910, les Rechtis, qui venaient de tuer leur gouverneur, en firent un sauveur de la patrie, le collègue du sardar Assad dans les conseils du nouveau régime cons- titutionnel2.

1 V. plus haut, p. 1H3 et suiv.

2 V. Victor Bérard, op. cit., Les révolutions de la Perse.

LA PLAINTE DU CÉPADHAR. 173

C'est ce personnage qui écrivit le 3 avril 1912 la lettre suivante au régent de la Perse :

Je porte plainte contre Votre Altesse, car je compte partir pour l'Azerbaïdjan dans quelques jours et je n'es- père pas vivre assez pour avoir l'honneur de vous revoir.

Il y a trois ans, nous sommes entrés victorieux à Téhéran; nous avons, avec six divisions armées, vaincu et détrôné un roi; nous en avons couronné un autre; nous avons nommé un régent et établi un medjliss.

Nous avons pu exécuter la loi constitutionnelle et faire respecter les lois de liberté sans avoir recours à un emprunt étranger.

Pendant dix mois, nous avons assuré la sécurité sur toutes les routes; nous avons envoyé plusieurs corps d'armée dans le Khorassan, dans le Louristan, à Asterabad, dans l'Azerbaïdjan; partout la victoire a souri à nos efforts.

Les administrations du gouvernement, bien que mal organisées, ont fonctionné partout; des impôts indirects ont été perçus dans toutes les provinces et la force du gouvernement était telle que l'impôt du sel, illégal et impopulaire, a cependant pu durer pen- dant quelques mois. Les autres impôts dans toutes les provinces rentraient régulièrement; une armée considérable existait dans la capitale et dans ses envi- rons. Dix mois après, vous étiez présent à Téhéran. On m'a renvoyé et l'on a formé le cabinet dit éner- gique. Puis Votre Altesse est partie pour l'Europe et l'ancien régent s'en est allé reposer sous la bénédiction sainte de la p:iix divine.

174 LA QUESTION PERSANE.

Votre Altesse fut alors appelée à occuper le haut poste de régent. Et voilà maintenant dix-neuf mois que vous occupez ces fonctions et toute la nation s'inclinait devant vous et avait placé en vous toutes ses espérances.

Malheureusement, depuis votre régence nous ne fai- sons que subir et pâtir.

Au Sud, quelle effusion de sang ! Chiraz, l'Ara- bistan, le Kousistan, Ispahan n'appartiennent plus au gouvernement. Les chefs bakhtyaris se sont emparés du pouvoir et se sont rendus indépendants.

A l'Ouest, toutes les tribus du Louristan, de Ker- manchah, de Bouroudjird, tout le Kurdistan et l'Irak Adjemi sont livrés au pillage, au meurtre et au viol ; partout les paysans sont en révolte et les propriétaires ont disparu.

Au Nord depuis l'Araxe jusqu'à Sarakhs, jusqu'au Seïstan, partout c'est l'occupation russe, c'est la ré- volte, c'est le pillage.

Les choses en sont arrivées à ce point que le sanc- tuaire de Méched, objet de l'adoration de tous les Persans, a été démoli, rasé par les canons (qui démo- lissent les montagnes). Et nous, Persans, nous n'enten- dons plus que les lamentations dans les familles, nous ne voyons plus que les pleurs des orphelins.

La faiblesse de l'autorité de Votre Altesse est de- venue notoire ; le peuple n'a plus l'ombre d'un espoir en votre personne.

Vous savez vous-même et vous l'avouez que vous êtes faible et que vous ne pouvez rien pour réparer la ruine du pays.

Le roi n'a pas l'âge légal , il est mineur ; le

LA PLAINTE DU CÉPADHAH. 175

Medjliss a été dissous et fermé; l'argent emprunté et les armes achetées à l'étranger ainsi que les revenus du pays ont été jetés au vent. Les dépenses auxquelles le nouvel emprunt est consacré sont encore inconnues de tout le monde. Ni le peuple ni le gouvernement n'en savent rien. Je vais plus loin; le désespoir du peuple ne lui permet pas d'entrevoir un état meilleur et il est convaincu que si tout l'argent, et « tout ce qui se trouve de frais ou de sec en Perse », si tout cela tombe entre les mains des membres actuels du gouver- nement, ce sera pour être dépensé pour leur unique profit.

Le gouvernement envoie des troupes n'importe à tort et à travers sans utilité et sans résultat. Évidem- ment tout le monde sait bien qu'une armée composée de la lie de la populace et des hommes des tribus n'est bonne que pour le pillage et le viol : on l'a vu et nous l'avons vu et je pense qu'on en a bien assez.

Maintenant, vous dites que vous allez faire un voyage en Europe. Un grand nombre de prêtres, de négociants et des gens des autres classes sont venus chez moi. Ils voulaient demander à Votre Altesse ce que vous avez fait pour le peuple pendant les dix-neuf mois de votre régence; ils voulaient vous demander aussi ce que vous faites h présent pour le pays et à qui vous le confierez.

Je vous ai décrit la situation pendant votre pré- sence. Et maintenant que les troubles et les révoltes sont partout, que la famine et la disette désolent le pays, vous voulez vous en aller. Avec quelle cons- cience le ferez-vous et quels seront vos adieux? J'ai promis à tous ces gens de vous faire connaître leurs

176 LA QUESTION PERSANE.

désirs et je les ai invités au calme; puis j'ai préféré vous écrire.

Si vous me donnez une réponse raisonnable, je la leur communiquerai. Et après, advienne que pourra.

En ce qui me concerne, je ne puis que donner mon triste témoignage que pendant toute cette période les crimes les plus extraordinaires ont été commis.

Le pays s'en va, la prospérité s'en va, l'intégrité et l'indépendance s'en vont, les armes ont disparu, l'ar- gent est parti, les habitations sont en ruines et le sang des musulmans est partout versé. Plus que cela encore, un tel attentat vient d'être perpétré contre l'Islam que notre religion elle-même s'en est allée.

Je n'en dis pas plus sur les plaintes de l'opinion, sur les calamités morales et matérielles tant à l'inté- térieur qu'à l'extérieur.

La réponse du Régent. A cette lettre, le lieu- tenant et régent de l'empire Naïb-es-Saltaneh répondit dans les termes suivants :

Téhéran, 5 avril 1912.

Le régent de V Empire de Perse à S. E. te Cépadhar.

Excellence,

J'ai bien reçu votre lettre du 3 courant, certainement inspirée des meilleures intentions. Je voudrais seule- ment y relever certaines erreurs qu'il importe de faire disparaître.

Vous dites que vous et le sardar x\ssad, vous êtes

LA RÉPONSE DU RÉGENT. 177

entrés par la force à Téhéran ; que vous avez rétabli la Constitution et que vous avez pris en mains les rênes du gouvernement. Personne ne peut le nier, en effet, et j'ai été le premier à le reconnaître. J'ai fait même plus; spontanément je vous ai offert le concours le plus sin- cère et vous avez partagé ma manière de voir. Vous avez été en parfait accord avec moi sur les prévisions de l'avenir.

Vous dites que vous avez détrôné un roi et que vous avez donné la couronne à un autre, que vous avez rétabli la Constitution et que vous avez exécuté la loi organique. Je suis persuadé que vous avez agi en con- naissance de cause et que vous connaissiez bien la signification de la Constitution, c'est-à-dire la suppres- sion du pouvoir personnel absolu et la trahsmision du pouvoir à l'assemblée nationale et à un Cabinet respon- sable devant cette assemblée. Certainement vous n'avez pas voulu remplacer un autocrate par un autre.

Vous parlez de la force du Cabinet que vous avez présidé et vous faites allusion, pendant la durée de ce Cabinet, aux administrations mal composées, mal- faisantes et malavisées qui ont fonctionné; vous faites aussi allusion à certains impôts indirects qui ont été établis à cette époque.

« La force du Gouvernement » , dites-vous « était telle que l'impôt sur le sel, bien qu'illégal et impopu- laire, a pu être établi. Et cela jusqu'au moment mon Cabinet a été remplacé par le Cabinet démocrate appelé Cabinet énergique ». Ici, je vous pose une question et votre réponse sera certainement aussi la réponse déci- sive auxobservations que vous m'avez présentées : Vous aviez légalement en mains les pouvoirs du gouver- Demorgny. 12

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LA QUESTION PERSANE.

nement; vous étiez l'associé du sardar Assad qui faisait partie de votre Cabinet ; or, vous avouez que les admi- nistrations étaient mal faites et que l'impôt du sel était illégal. J'avais prévu d'ailleurs moi-même que cet état de choses serait impopulaire et qu'il aurait de mauvais résultats. Quelle force irrésistible vous pous- sait donc, en dépit de votre autorité, à prendre contre votre conviction des mesures que vous estimiez con- traires aux intérêts du pays?

Mais laissons cela.

Après tous les services que vous aviez rendus et malgré le pouvoir que vous aviez entre les mains, quelle force irrésistible a donc entraîné votre lamen- table chute et vous a obligé à prendre votre retraite ? Quelle force vous a donc empêché de réprimer l'agita- tion qui a causé votre chute et qui a mis en cause la sécurité même de votre vie ?

A cette époque, n'avez-vous pas voulu suspendre la publication d'un journal? Quelle force vous a donc obligé, devant l'agitation provoquée par votre décision, à revenir sur cette décision ?

Je passe au deuxième cabinet que vous avez présidé.

A cette époque, vous avez pu compter sur tout mon concours et sur l'appui de la majorité du Medjliss. Quelle force vous a donc empêché de mettre fin au ter- rorisme qui désolait le pays ?

Pourtant, dès le premier jour, j'étais d'accord avec vous sur la nécessité d'organiser une force armée. Quelle force vous a donc empêché de mettre ce projet à exécution ?

Enfin, quelle force a pu contraindre un personnage de votre importance, alors que vous étiez président du

LA REPONSE DU REGENT.

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Conseil, à se condamner lui-même à l'exil et à quitter brusquement la capitale pour s'en aller à Recht? Et quand vous êtes revenu de Recht et que vous avez repris la direction des affaires, pourquoi donc n'avez- vous pu la garder que quelques jours ?

Vous n'ignorez pas les dispositions de la loi orga- nique. De plus, vous avez été deux fois premier ministre. Vous savez donc très bien que le régent ne gouverne pas et qu'il n'intervient pas directement dans les actes du gouvernement. C'est vous qui aviez ce pouvoir et qui en étiez responsable. Vous saviez très bien que vous n'agissiez pas sous les ordres du régent. Je veux bien que vous ayez ressenti les effets de cette force d'obstruction à laquelle je faisais allusion tout à l'heure. Mais vous n'ignorez pas, je le répète, que la loi organique ne me permet pas de m'immiscer en quoi que ce soit dans les affaires du gouvernement. Alors en vertu de quel droit m'interpellez-vous ?

Est-ce qu'avant de venir à Téhéran, je n'ai pas envoyé des télégrammes détaillés je faisais ressortir tout le dommage que l'animosité de partis dirigée contre la régence devait causer dans les affaires du pays? Depuis mon retour, n'ai-je pas insisté à maintes reprises sur le même sujet? N'avez-vous pas été celui qui, avant même que j'aie pu obtenir de réponse à met observations, m'a poussé à aller prêter serment devant le Medjliss?

Et je n'ai pas besoin de vous répéter ce que j'ai dit à ce sujet dans mon discours du 4 mars 1911 à l'occa- sion de ma prestation de serment, j'ai défini nette- ment les attributions de la régence en insistant sur les dangers que lui feraient courir des attaques intéressées

180 LA QUESTION PERSANE.

et malveillantes. Eh bien ! non seulement je n'ai pu prendre aucune part au gouvernement, mais encore les conseils que j'ai donnés ont été ignorés et même déna- turés.

Youlez-vous un exemple? Rappelez-vous à Recht, vous aviez exigé comme condition de votre retour que le pouvoir absolu fût donné au régent. Or, moi, j'étais partisan d'un gouvernement fort et respecté; mais je voulais et j'ai insisté pour que le pouvoir absolu que vous désiriez fût donné au Cabinet et non pas à la régence irresponsable.

Malgré cela, de mauvais esprits ont dénaturé votre proposition et, ce qui est pis encore, ma décision qui était tout à fait légale.

On dit que d'accord avec moi vous vouliez supprimer la Constitution et renvoyer Shuster pour avoir les fonds de l'État entre les mains.

Vous dites que tout le monde s'incline devant mes ordres, mais je ne suis pas un autocrate et le gouver- nement n'est pas entre mes mains pour qu'on s'incline devant moi. Je veux bien admettre que la majorité du peuple a beaucoup d'affection pour moi, je le reconnais même; mais j'ai le regret de dire que la force d'obs- truction qui a empêché tout gouvernement jusqu'ici a eu le dessus et que l'on ne s'est occupé que de provoquer des agitations, des calomnies et des attaques.

Vous parlez du mauvais état de la région du Sud, mais vous savez très bien que les causes sont anté- rieures à mon arrivée à Téhéran et que dès cette époque les troubles étaient tels qu'ils ont failli provoquer une intervention étrangère. 11 faut savoir à qui revient la faute.

LA REPONSE DU REGENT.

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Vous dites que les chefs bakhtyaris, partout ils sont, se montrent indépendants du gouvernement central. Mais ces chefs sont avec vous les fondateurs de la Constitution. Veuillez ne pas oublier qu'après mon arrivée à la régence, Samsam-es-Saltaneh a pris après vous la présidence du Conseil. Je n'ai donc rappelé au pouvoir que les fondateurs de la Consti- tution.

Vous dites que les forces irrégulières du gouverne- ment sont composées avec la lie de la population et des tribus et qu'elles ne sont bonnes que pour le pillage et le viol, mais il faudrait savoir qui a empêché la réor- ganisation d'une armée disciplinée et quelle force, sous prétexte de réformes, a réalisé l'anéantissement de l'armée ancienne.

Vous parlez des événements qui se sont déroulés à Kermanshah et au Kurdistan. Chacun sait que ces événements étaient les précurseurs des événements d'Asterabad.Mais lespremiers symptômes s'étaient déjà manifestés lors de la formation de votre Cabinet. C'est deux mois après la constitution de ce cabinet que Salar-ed-Dowley a fait son apparition. Quelle force a empêché vous et votre cabinet de faire le nécessaire pour conjurer les événements?

Vous parlez des événements de l' Azerbaïdjan. Or, l'esprit d'insubordination et d'agitation qui règne dans la région s'est manifesté aussitôt après le rétablis- sement de la Constitution sous l'inspiration du soi- disant et fameux directoire. C'est d'ailleurs ce même esprit d'insubordination qui a entraîné le désastre final.

Vous me parlez du gaspillage des fonds gouver-

182 LA QUESTION PERSANE.

nementaux, mais à qui la faute? Chacun sait bien que le troisième jour de mon arrivée à Téhéran, le 4 mars 1911, j'ai adressé au parlement un message dans lequel je n'ai fait que demander instamment la réorganisation des finances du pays. Ce devait être à mon avis la raison d'être même du gouvernement et la seule con- dition du progrès.

J'ai dit qu'il fallait élaborer un budget des recettes et des dépenses, en assurer autant que possible l'équi- libre et en réaliser l'exécution sous un contrôle rigou- reux. J'ai fait remarquer qu'un pays ne peut éternel- lement avoir recours à l'emprunt; mes conseils ont été vains.

Évidemment l'état actuel des choses ne s'est pas pro- duit spontanément, c'est la conséquence logique et naturelle d'une série de fautes qui sévissent depuis longtemps.

Je regrette que ces conséquences se soient produites précisément pendant ma régence, mais je n'y puis rien, pas plus que je n'ai pu empêcher la peste de faire son apparition à Bouchir.

J'ai la conscience d'avoir fait humainement tout ce qu'il m'était possible de faire pour que les choses n'en arrivent pas là. Mais tous mes efforts ont été vains.

Tous ceux qui voulaient le bien du pays prévoyaient depuis longtemps que la négligence du gouvernement, incapable d'assurer la tranquillité publique, de réorga- niser la finance et la justice et qui laissait le peuple opprimé sous des mesures fiscales maladroites, dans la plus complète insécurité, entraînerait la désaffection et le désordre généraux. Ne nous étonnons donc pas de

LA RÉPONSE DU RÉGENT. 183

subir aujourd'hui les conséquences des fautes passées.

Relisez mon message au parlement en date du 12 août 1911 et vous y verrez combien j'ai insisté sur la nécessité de pourvoir à la sécurité du pays, de ramener la tranquillité dans les esprits et de soulager la population. J'ai insisté sur l'adoption d'une ligne de conduite sage et conforme aux intérêts du pays au double point de vue de la politique intérieure et de la politique extérieure. Ne vous ai-je pas prédit que si l'on ne se hâtait pas de changer de méthode, on s'en repentirait plus tard? Au lieu d'accueillir ces bons con- seils, de mauvais esprits les ont dénaturés, et je n'en veux pour preuve que la publication d'une petite bro- chure hectographiée, intitulée « Bonnes relations » et dans laquelle on transformait ma pensée pour por- ter contre moi les calomnies les plus basses et les plus viles; on dénaturait naturellement surtout ce que j'avais dit de la nécessité de conserver nos bonnes relations avec les puissances qui entretiennent des rapports avec nous. Et je ne parle pas ici de tant d'autres publications et bruits tendancieux répandus à profusion.

Vous me reprochez la faiblesse de mon autorité, faiblesse que vous déclarez notoire, mais de quelle autorité parlez-vous? Faut-il vous répéter encore que la domination et l'autorité d'un seul n'ont pas de place dans la Constitution? Je reconnais que le gouvernement est faible, mais qu'est-ce donc que le gouvernement? C'est le pouvoir exécutif dont le cabinet est investi, et si vous voulez connaître la cause de sa faiblesse, elle est tout entière dans la division, dans les dissen- sions et dans l'animosité qui existent entre les soi-

184 LA QUESTION PERSANE.

disant partisans de la Constitution. C'est précisément contre cet état de choses que je me suis toujours élevé. Louis XIV disait bien autrefois : « L'État, c'est moi » , mais de telles formules ont disparu avec le régime du pouvoir personnel absolu. Je ne suis pas le gouvernement et sa faiblesse ne peut m'être im- putée.

D'ailleurs, quelle que soit la forme du gouvernement, il est bien cerlain que l'autorité est indispensable au pouvoir exécutif. Sous un régime constitutionnel, cette autorité et ce pouvoir sont confiés, non pas au roi, mais au Cabinet des ministres. C'est ce que j'ai dit au Medjliss, et j'avais obtenu, pour vous, pour votre Cabi- net et pour le Cabinet de Samsam-es-Saltaneh, les pou- voirs les plus étendus ; qui vous a empêchés d'en faire profiter le pays?

Vous me dites que tout l'espoir qu'on avait en moi a disparu; mais ainsi que je l'ai dit dans mon discours de prestation de serment et, que je vous le répète en- core, ce n'est pas de moi seul que vous deviez attendre la transformation du pays; c'est sur le Medjliss et sur le Cabinet que repose la responsabilité du pouvoir, et c'est sur eux que vous deviez surtout fonder vos espé- rances.

Vous me parlez de mon projet de voyage : A cela je vous répondrai qu'il ne s'agit que d'un congé de courte durée pour ma santé et que le médecin a jugé ce congé nécessaire. J'ajoute même que cette absence sera favorable au pays, en amenant une trêve dans les attaques passionnées qui sont dirigées contre moi et qui sont autant de causes de trouble. Ce ne sont d'ailleurs pas choses nouvelles et l'on se rappelle

LA REPONSE DU REGENT.

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fort bien que, fatigué de ces attaques et de ces agita- tions mauvaises si nuisibles au pays et si préjudi- ciables à ma santé, j'ai adressé ma démission dans un message au Medjliss : ce n'est qu'après de nom- breux pourparlers et devant l'insistance générale que j'ai consenti à me contenter d'un simple congé.

Vous prétendez être l'interprète du plus grand nombre et de l'opinion, pour me demander ce que j'ai fait depuis que je suis ici, et à qui je vais confier le pays pendant mon absence.

Ce que j'ai fait, c'est clair : j'ai agi suivant la loi et je me suis acquitté des devoirs que la loi m'impose. Quant au reste, c'est au gouvernement, c'est-à-dire au pouvoir exécutif, que la loi confie les affaires du pays, et il en est de même que je sois absent ou présent.

Vous me dites : « Partez-vous avec la conscience légère et quels seront vos adieux au pays? » Oui, certes, je pars avec la conscience légère, car j'ai pour moi l'opinion des gens sensés et des bons esprits qui se rendent compte des efforts surhumains que je n'ai pas cessé de faire. Et puis, si l'on affecte de l'ignorer ici, tous les hommes politiques du monde entier appré- cieront que je n'ai fait qu'agir d'après la loi; ils reconnaîtront que j'ai épuisé tous les efforts possibles, et que si le résultat n'est pas conforme à mes vœux, je n'encours ni blâme ni reproche. Quant à mes adieux, ils consisteront simplement à prier le Tout- Puissant de faire disparaître les rivalités et les luttes fratricides qui ruinent le pays et de me donner la force nécessaire, partout je serai, pour servir l'intérêt de la patrie.

Je sais bien que je n'avais pas à vous donner tous

186 LA QUESTION PERSANE.

ces détails et que légalement vous auriez adresser votre interpellation aux ministres.

Je la leur ai d'ailleurs transmise, et je n'ai pas manqué de leur conseiller de se mettre en rapports avec vous et de vous associer à leurs conseils et à leurs discussions dans le but de trouver une améliora- tion de l'état de choses actuel. Si c'est au nom de l'opi- nion publique que vous m'interpellez, il appartient à cette opinion de s'en prendre au gouvernement, au pouvoir exécutif, aux ministres. Mais j'ai pris la peine de vous donner ces explications, parce que vous avez établi, ou voulu établir, un rapport de causalité entre les événements actuels et ma régence. Je crois vous avoir suffisamment démontré que, légalement, je ne suis pour rien dans tout cela, mais enfin si vraiment vous croyez qu'un changement dans la régence peut être utile au pays, je m'associerai très volontairement et de bon cœur à cette manière de voir.

Vous évoquez les agitations et les troubles que ces interpellations vont provoquer dans l'opinion, mais que vous cherchiez par à réaliser des améliorations dans l'état du pays ou à provoquer un changement dans la régence, je ne vois pas la nécessité d'aggraver encore les calamités publiques en augmentant le trouble et l'agitation.

Enfin et pour conclure, si l'on veut que je prenne en mains les rênes du gouvernement comme dictateur ou autocrate, je considère cela comme contraire à la Constitution et comme une violation de mon serment : c'est donc radicalement impossible. C'est au nom de la loi organique que j'ai été élu; si je la mets de côté, de quel droit occuperai-je mon poste? Et comment, vous

LE DÉPART DU RÉGENT. LE MESSAGE. 187

le fondateur de la Constitution, pouvez-vous me pro- poser pareille chose ?

J'espère et je souhaite donc, que vous preniez part aux discussions et aux Conseils des ministres dans le but d'améliorer l'état du pays; j'espère aussi que vous et les autres qui passez pour les fondateurs de la Cons- titution, et qui êtes tous en bonne santé et présents, vous n'aurez pas de difficultés pour résoudre les ques- tions actuelles.

Le départ du régent. Le message.

A la suite de cet échange de correspondance, et malgré l'insistance polie des ministres de Russie et de Grande-Bretagne, le régent fixa son départ de Téhéran au mois de mai 1912 1 . Avant ce départ, il envoya de Chai Arz, sa résidence d'été, une adresse au président du Conseil et au Conseil des ministres. Voici les principaux extraits de cet intéressant document :

Au moment de quitter la Perse pour me rendre en Europe, je crois de mon devoir de vous laisser quelques instructions concernant l'expédition des affaires pen- dant mon absence, et de vous renouveler les conseils que je n'ai jamais cessé de donner au pays et aux

1 II ne quitta la Perse que le 15 juin.

188 LA QUESTION PERSANE.

gouvernements régulièrement et constitutionnellement investis du pouvoir et des responsabilités.

Bien que ces conseils ne soient en quelque sorte qu'une répétition de choses déjà maintes fois dites, je crois utile de vous les donner encore et de vous rappeler qu'ils sont formulés dans le but unique d'assurer dans le pays, le seul fonctionnement possible et normal du régime constitutionnel.

L'opinion semble attendre beaucoup de résultats pour le pays de mon voyage en Europe. Certainement ces résultats seront possibles, mais il faut alors envi- sager la réalisation de trois conditions essentielles : le rétablissement de l'ordre à l'intérieur du pays, par les soins du gouvernement responsable; l'établisse- ment d'un programme de gouvernement, il faut en effet que les puissances étrangères sachent la ligne de conduite que le Gouvernement persan entend suivre; pour toute démarche officielle que je serai chargé de faire auprès d'un gouvernement étranger, je dois, constitutionnellement, être assisté d'un ministre res- ponsable, délégué par le gouvernement.

C'est dans ces conditions et dans ces conditions-là seulement que je pourrai travailler utilement au cas échéant pour la Perse auprès de l'étranger.

J'en arrive maintenant aux conseils que je crois devoir vous renouveler ici. Je serai bref. J'examinerai à la fois les raisons qui ont empêché la Constitution de réussir en Perse, et ce qu'il faudrait faire pour lui assurer un fonctionnement normal.

Les programmes de gouvernement élaborés jus- qu'ici n'ont jamais présenté un caractère sérieux de

LE DÉPART DU RÉGENT. LE MESSAGE. 189

réalisation pratique. L'utopie, la confusion des attri- butions, les rivalités et les dissensions s'y mêlent et s'y heurtent à chaque ligne.

Tout au contraire, un programme, pour être pra- tique, doit : comporter la solution des questions immédiates et à l'ordre du jour du pays; pré- parer l'avenir.

La confusion des pouvoirs caractérise les gouverne- ments autocratiques. Au contraire, le régime constitu- tionnel comporte essentiellement l'effort individuel de tous les citoyens et les sujets qui composent la nation, unis entre eux et représentés par un gouvernement dont les divers organes ont des fonctions nettement déterminées, mais solidaires les unes des autres. Le principe constitutionnel de la « séparation des pou- voirs » ne peut se concevoir et s'appliquer sans son corollaire; solidarité complète entre elles des diverses parties de la machine gouvernementale : parlement, ministres, régence et couronne. C'est l'an- tagonisme, c'est l'opposition entre ces organes de la nation qui a paralysé d'avance tout le système cons- titutionnel.

La Constitution consacre l'irresponsabilité du chef de l'État et cette irresponsabilité le met à l'abri de toute atteinte. Cette règle a été méconnue.

Tout en s'abstenant de s'immiscer et de s'ingérer dans les attributions du pouvoir exécutif, le pouvoir législatif, le parlement, devait donnerai! gouvernement tout son appui moral et la plus large assistance pos- sible. Il a préféré l'abaisser et l'annihiler sous un contrôle mal compris, inspiré de méfiance et de malveillance. Ce n'était pas le moyen de donner au

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pouvoir exécutif le sentiment et le courage de sa responsabilité. Or, le gouvernement est tout près de la nation; il en est la vie même; c'est lui qui est chargé de donner satisfaction aux nécessités et aux besoins de la vie nationale quotidienne. Ce rôle a été méconnu.

Quant au pouvoir judiciaire, je n'entre pas dans la question théorique de savoir s'il constitue un troisième pouvoir spécial dans l'État; il me paraît certain, et cela est démontré par l'institution même du parquet, que la justice n'est qu'une attribution du pouvoir exécutif. Mais ce qui est hors de doute c'est que la raison d'être même, la justification du pouvoir judiciaire résident tout entières dans sa compétence et dans sa probité. Cette compétence et cette probité seules doivent assurer à la justice l'indépendance qui lui est nécessaire et la haute dignité que comporte sa mission. Or, dans un pays il n'y a pas de code, il n'y a pas de juges instruits ni expérimentés; les jugements ne s'ins- pirent d'aucun principe d'équité; ils ne consti- tuent, en quelque sorte, que l'opinion personnelle d'un juge sans contrôle; donner à ces jugements une force quelconque, ce n'est pas consacrer l'existence du pou- voir judiciaire, c'est instituer une tyrannie intolé- rable.

Ce sont des notions élémentaires qu'il ne m'est pas possible de supposer ignorées par les membres du gouvernement. Malheureusement, les rivalités et les dissensions qui les ont divisés ne leur ont pas permis d'appliquer ces principes fondamentaux du régime constitutionnel. Si, maintenant, les ministres veulent

LE DÉPART DU RÉGENT. LE MESSAGE. 191

bien y réfléchir, et s'ils sont résolument décidés à mettre un terme à ces errements et à ces abus, ce sera le premier pas fait vers un état de choses meilleur. Mais il faut que les ministres prennent cette résolution et surtout qu'ils la réalisent, s'ils veulent arracher le pays à l'exploitation indigne d'une poignée de meneurs et à l'anarchie qui le désole.

Pour arriver au but désiré, pour sauver le pays et la Constitution, il est à mon avis un certain nombre de points de direction sur lesquels j'appelle tout particu- lièrement l'attention du Conseil des ministres et des ministres eux-mêmes :

Rendre aux principes de notre sainte religion, à nos traditions et à nos lois, le respect qui leur est dû.

Mettre un terme aux dissensions intestines et aux rivalités fratricides qui mènent le pays à sa perte et qui sont la cause première de toutes les calamités qui l'ont si cruellement atteint. Il faut, par tous les moyens, créer la solidarité et l'union en Perse et dans le gouvernement persan.

Préparer les élections et assurer la liberté des opérations électorales, de façon à ce que la prochaine chambre réalise vraiment les vœux du pays et qu'elle réponde bien à ses aspirations. Éviter à tout prix que les élections ne soient que l'œuvre d'une clique de fac- tieux.

En ce qui concerne l'ordre et la sécurité, c'est le premier devoir du gouvernement de les assurer par tous les moyens dont il dispose et dont il disposera. Le commerce local et général du pays, ses relations d'af-

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faires avec les puissances voisines et avec toutes les autres puissances, doivent faire l'objet de la sollici- tude particulièrement vigilante des pouvoirs publics.

La Perse ne doit plus connaître les périodes de disette et de famine qu'elle vient de traverser1. C'est au gouvernement qu'il appartient d'empêcher le retour de semblables calamités en assurant l'approvisionne- ment régulier des grandes agglomérations et en pre- nant des mesures énergiques contre tous les affameurs du pays. Par ces moyens, vous rendrez aux Persans la tranquillité morale et si vous leur donnez une impres- sion de stabilité et de solidarité, vous leur inspirerez confiance. Vous ramènerez dans les esprits le calme si nécessaire à la vie de la nation. Les citoyens se senti- ront protégés dans leur personne, dans leurs biens, et leur reconnaissance et leur appui vous récompenseront de la sollicitude que vous leur aurez ainsi manifestée au mieux des intérêts généraux et des intérêts parti- culiers de la nation.

Pas un seul instant depuis la Constitution vous n'avez songé à l'organisation rationnelle des finances du pays. Nul n'a connu encore en Perse un budget régulier de recettes, ni un budget de dépenses2. Il n'y a à proprement parler ni comptabilité, ni contrôle des finances publiques; on a vécu au hasard des recettes éventuelles plus ou moins réalisées, d'expédients et l'on a dépensé à tort et à travers.

1 Voir mon Étude sur les institutions financières de la Perse, Paris, Leroux, 1915.

2 Voir mon Étude sur les institutions de la police en Perse, Paris, Leroux, 1914.

LE DÉPART DU RÉGENT. LE MESSAGE. 193

Le gouvernement doit donc commencer la réorgani- sation financière du pays en préparant le budget des recettes de l'État; il faut que la Perse sache de quelles ressources elle dispose. Le premier budget dès dépenses nationales devra être établi sur les bases du budget des recettes et dans les limites des ressources dispo- nibles.

Le gouvernement doit considérer comme un prin- cipe essentiel qu'un pays ne doit recourir à l'emprunt qu'en cas de nécessité absolue, et que s'il doit en arriver là, il faut que le gouvernement crée, assoie et affirme le crédit national.

Il a également pour devoir de réaliser la perception équitable de l'impôt et de faciliter la centralisation des recettes par la Trésorerie générale. La comptabilité et le contrôle des finances de l'État doivent être rigou- reusement assurés. En fin de gestion, tous les comp- tables des deniers publics doivent être astreints à une reddition des comptes. Les contribuables doivent être pourvus d'un recours possible pour la sauvegarde de leurs droits.

La principale garantie des droits individuels est entre les mains du pouvoir judiciaire. Le régime constitutionnel qui est basé essentiellement sur la déclaration et sur la garantie de ces droits, ne peut donc fonctionner en Perse sans une réorganisation complète du service de la justice. Or, il n'y a pas de justice en Perse et le peuple s'en plaint amèrement. Préparez cette réforme fondamentale avec un esprit de profonde et sincère équité.

Aidez, de tous vos efforts, les officiers suédois dans l'œuvre qu'ils ont entreprise pour la réorganisa-

Demorgny. 13

194 LA QUESTION PERSANE.

tion des forces de la gendarmerie gouvernementale, par cela même, vous réaliserez l'ordre et la sécurité dans le pays.

Dans le même ordre d'idées, préparez la réorgani- sation de l'armée; qu'elle soit bien équipée et bien disci- plinée; qu'elle soit commandée par des officiers fidèles. Enfin qu'elle soit nationale et non à la solde d'un parti ou d'une faction. Rappelez-vous qu'un gouver- nement sans force n'existe pas.

Constituez, sans tarder, le conseil supérieur admi- nistratif et financier qui vous est indispensable pour mener à bien l'œuvre de réformes générales que je viens de vous tracer. Composez ce conseil de citoyens Persans intègres et compétents, bien au courant des aspirations et des traditions iraniennes. Joignez à ces personnalités les conseillers étrangers dont le Gouver- nement persan s'est entouré. Ce haut conseil prépa- rera l'œuvre législative qui sera soumise au prochain medjliss. N'oubliez pas en effet que le régime consti- tutionnel est basé sur la loi, et que c'est ce qui le différencie de l'autocratie. C'est par la loi que sont consacrés les droits individuels et que sont définis les rapports entre les citoyens et l'État.

Le gouvernement ne peut faire sentir et ne peut exercer son autorité dans un pays étendu comme la Perse et qui ne dispose pas de moyens suffisants de communication, si l'administration n'est pas forte- ment organisée au centre et dans les provinces. Non seulement, l'administration doit être réorganisée, mais encore et surtout, elle doit être disciplinée, de façon à ne pas être ravalée au rang d'un simple organe de parti ou de coterie politique. C'est au sein du conseil

LE DÉPART DU RÉGENT. LE MESSAGE. 195

supérieur administratif que vous pourrez établir les règlements administratifs nécessaires '.

Je me résume. Suppression des abus et de la licence; solidarité au sein du gouvernement; union, ordre et sécurité dans le pays ; élections, organi- sation des finances et de la force publique, réformes de la justice et de l'administration, pour la sauve- garde des libertés individuelles et pour le dévelop- pement de la conscience publique; telles sont les grandes lignes du programme gouvernemental que je vous laisse.

Les abus que nous avons à déplorer à l'heure actuelle sont le résultat de vos fautes et vous en êtes pleinement responsables. Vous avez méconnu les principes essentiels de la solidarité gouverne- mentale et vous êtes les auteurs de votre propre fai- blesse. En laissant la régence exposée aux attaques des partis, en vous désintéressant de ces attaques, en ne sachant pas réprimer les factions, vous avez révélé au pays que vous n'aviez pas le courage de votre responsabilité.

Pour remédier à l'état de choses que vous avez ainsi créé, il est urgent que vous adoptiez la ligne de conduite que je vous trace. Au surplus, ce pro- gramme est à la portée de toutes les formes de gou-

1 V. le Livre vert des réformes administratives eu Perse et le compte rendu de M. Bouvat, Revue du monde musulman, 22, 1913. V. aussi mon Essai sur l'administration en Perse. Paris, Leroux, 1913.

196 LA QUESTION PERSANE.

vernements, quels qu'ils soient. Il indique les condi- tions essentielles d'une œuvre de réforme et de progrès. Tous les partis sans distinction, s'ils ont en vue le bien du pays, peuvent y trouver un terrain d'entente et de travail en commun pour l'avenir de la Perse. Ce sont en effet des vérités élémentaires que celles qui établissent ou qui ont pour but d'établir dans un pays le règne de la loi par l'ordre et la sécurité, par un gouvernement fort, par une admi- nistration compétente, instruite, fidèle et disciplinée.

o

Le couronnement de S. M. Ahmad Chah et la réouverture du Parlement.

De 1912-1914, la rivalité anglo-russe se poursuit en Perse toujours sous les mêmes formes : Le jeune chah serait-il couronné? C'était la ques- tion dynastique et russe. Le Parlement rouvri- rait-il ses portes? C'était la question constitution- nelle anglaise.

Le Régent revint à Téhéran dans le courant de l'année 1913; la régence allait prendre fin. Nasr- el-Molk tint à couronner son souverain, mais il voulut aussi laisser une dernière preuve de son loyalisme constitutionnel. La procédure des élec- tions fut engagée; de nombreuses commissions en furent chargées. Une commission de législation

LE COURONNEMENT.

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dont firent partie les jurisconsultes français étudia la création et l'organisation d'un Conseil d'État. Elle étudia aussi la procédure des élections au Sénat persan.

De leur côté, les grands prêtres et la Cour cher- chèrent dans les lois de l'Islam à découvrir la véri- table date de la majorité royale. La date religieuse correspondait-elle à la date constitutionnelle? Grave question : pendant de longs mois, les doc- teurs de la loi s'épuisèrent en controverses. Enfin le jour du couronnement fut fixé au 21 juillet 1914. Le Parlement eut moins de chance ; il ne rou- vrit ses portes qu'au mois de novembre suivant.

Ahmad Chah Kadj iar , Roi des Rois, a été couronné le 21 juillet 1914 à Téhéran. On sait qu'il occu- pait déjà le trône depuis 1909. Fils de Mohammed Ali Chah, il succédait alors à son père qui venait d'abdiquer; mais il était trop jeune pour prendre le pouvoir et le gouvernement fut exercé en son nom par Abou'l Kassem Khan, Nassir-el-Mulk, ancien élève de notre École des sciences politiques.

Ahmad Chah est à Tabriz le 21 juillet 1898; il a été couronné le jour de sa majorité, que les lois persanes fixèrent à l'âge de seize ans. Le pro- gramme des cérémonies a été réglé de la manière suivante :

198 LA QUESTION PERSANE.

A 9 heures 1/2 du matin, Sa Majesté a quitté le palais en tenue de gala pour se rendre à la Chambre dans un carrosse de glaces traîné par huit chevaux. Elle était escortée par des détache- ments de police, des bakhtiaris, des gendarmes et des cosaques. Un rideau fut tiré, et Ahmad Chah pénétra dans la salle l'attendaient les parlemen- taires, les ministres et le régent. Celui-ci déclara la séance ouverte et l'empereur lut la formule du serment constitutionnel :

« Sur Dieu, sur le Coran, sur tout ce qui est le plus respecté par Dieu, je jure de maintenir l'indépendance et l'intégrité du territoire persan, de sauvegarder les droits des citoyens, les limites de l'Empire, en obser- vant la Constitution, en promulguant les lois votées par le Parlement et en propageant la religion et la secte chiïte. Pour arriver à la prospérité et au progrès du peuple persan, seuls buts de toutes mes actions, je prie le Seigneur et le prophète de me prêter une large assistance et m'aider dans la lourde tâche qui m'in- combe ».

Cette première cérémonie accomplie, Sa Majesté s'est rendue à la mosquée du Cépah-Salar, voisine du Medjliss, pour faire ses dévotions; de elle est allée au palais du Gulistan, le couronne- ment proprement dit a eu lieu dans la salle du Musée, vers cinq heures de l'après-midi, en pré-

LE COURONNEMENT. 199

sence de la famille impériale, des princes, du clergé, des ministres, des hauts dignitaires de l'État, du corps diplomatique et des principaux représentants des diverses classes de la société persane.

Sa Majesté a pris place sur le trône préparé à cet effet. Des mains de S. A. le régent, Elle a reçu la tiare. Un grand prêtre lui a remis le sabre et S. A. le ministre de la cour l'a revêtue du man- teau impérial. Les muhjteheds et les mollahs réci- tèrent les prières que le Chah écouta assis sur son trône. Enfin, S. A. le régent lui enleva la tiare et la remplaça par le kola plus léger à grande aigrette de diamant.

Sa Majesté quitta alors la salle du Musée pour se rendre dans la salle des Miroirs, Elle reçut les félicitations du corps diplomatique.

Le régent fit ses adieux aux représentants des puissances étrangères, et le Chah annonça son couronnement aux souverains amis par télé- grammes officiels.

Le 22 juillet, un grand « Salam » populaire a été tenu par le nouveau souverain dans la cour du Gulistan, dite Cour du trône de marbre. Le soir, la capitale, Téhéran, a été brillamment pavoisée et illuminée, et de grandes réjouissances publiques ont eu lieu. Enfin le 23, un dîner de plus

200 LA QUESTION PERSANE.

de cent couverts, suivi de soirée et de souper, a été offert à toutes les notabilités persanes et euro- péennes présentes, dans le magnifique palais de Sultanatabad, admirablement décoré et pavoisé. Un grand feu d'artifice a été tiré dans le parc, et les innombrables bassins du palais ont été illu- minés.

L'influence française en Perse.

« Sachons ce que nous voulons1..., que vou- lons-nous? En bonne foi, pour l'étranger impar- tial, l'examen de nos paroles et de nos actes sem- ble démontrer que nous voulons à peu près tout et même des choses contradictoires. A notre insu cela va sans dire ! nous ne savions pas être si gour- mands! mais c'est fort naturel, on commence toujours par demander tout. Pourquoi pas? Ce n'est qu'après qu'on se réduit. La vie nous limite à ce qui est raisonnable, c'est-à-dire à la mesure de nos forces. L'enfant tend la main vers le soleil, réclame la lune. La vie le rend plus sage, le Français ne paraît pas encore très sage et il nous arrive souvent de réclamer la lune.

(1) V. Marcel Sembat, Faites un roi, sinon faites la paix, p. 132 et suiv.

l'influence française en perse. 201

» Nos droits ! certainement ! nous avons des droits partout! Car nous sommes une vieille nation.... C'est fort honorable et c'est fort périlleux. Il est flat- teur d'avoir derrière soi un long passé.... Mais c'est dangereux. Appliquons-nous donc à ne pas gaspiller nos forces en les éparpillant. Des droits? A quoi nous servira d'avoir des droits partout, quand nous n'aurons plus de forces nulle part? Donc limiter ses désirs et choisir ».

« Nous sommes en outre restés au fond tels que nous étions au xvin6 siècle, le plus courtois, le plus souriant, le plus aimable des peuples.... Le Français n'a pas cessé d'être aimable, car il n'a pas cessé de vouloir être aimé. Etre aimé ? Mais nous en rions nous-mêmes parfois avec une parfaite bonne grâce de notre manie de nous croire aimés par toute la terre ! Et en revanche, nous sommes si prêts à aimer les autres, à nous engouer d'eux ! » ' .

Mais s'il ne convient plus de nous gargariser avec nos droits séculaires, s'il convient de retenir nos effusions, il ne faut pas tomber dans l'excès contraire2.

La France vientde donner une trop grande preuve

(1) Surtout quand il s'agit d'exotisme.

(2) V. Jaurès, Discussion du budget des Affaires étran- gères, exercice 1911. Débats à la Chambre, séance du 13 jan- vier 1911, Journ. off. du 14 janvier 1911.

202 LA QUESTION PERSANE.

de sa force et de sa vitalité pour accepter désormais une situation subalterne.

Il ne faut plus que la France ait une diploma- tie à la suite ; elle doit affirmer sa volonté, sa per- sonnalité et sa juste fierté : elle a le droit d'être traitée comme une grande personne. Nous ne sommes plus, nous ne serons plus les vaincus d'il y a quarante ans et d'ailleurs il n'y a de vaincus que les peuples qui renoncent à leurs idées. Déjà beaucoup trop en 1911 dans les négociations relatives à la Perse a éclaté la dépendance de notre pays.

Si nous voulons demain dans le monde renou- velé jouer un rôle digne de nous, il faut d'abord revendiquer dans les ententes futures notre per- sonnalité et notre liberté. Il est une autre con- dition enfin, c'est que plus jamais notre politique étrangère ne soit à la merci d'influences finan- cières occultes.

Nos droits séculaires en Perse. Nos droits séculaires en Perse ont été retracés par un Persan animé de bonnes intentions, qui a signé sur ce sujet dans la Revue, un article intéressant : c'est le Prince Nasser Eddin Kadjiar.

De tout temps, l'influence de la France et des idées françaises a été prépondérante en Perse, et des relations amicales ont toujours existé entre

l'influence française en perse. 203

ces deux pays. Sous le règne de Louis XIV, des traités de commerce furent conclus. Jusqu'au pre- mier empire, nos relaîions ne furent que de simples rapports de commerce et d'amitié. Mais, sous l'Empire, nos relations devinrent diploma- tiques. Napoléon 1er, voulant réaliser sa gigan- tesque conception d'une politique orientale pré- pondérante pour la France, désirait avoir aussi des alliés en Asie. 11 fallait menacer les Anglais dans leurs possessions des Indes et contenir la Russie. Il comprit de suite l'importance de la situation géographique de la Perse. Le prince régnant de Géorgie, Héraclius, s'était mis sous la protection russe en 1783. Dès sa mort, les cosa- ques occupèrent le Caucase. Le Chah protesta et refusa de reconnaître ce nouvel agrandissement de la Russie; il prévoyait, avec beaucoup de rai- son, le danger qui menaçait son empire, ayant cru cependant, jusqu'alors, que le Caucase était une barrière infranchissable pour ses ambitieux voisins. Et fatalement, la lutte fut ouverte entre la Russie et la Perse. La Géorgie fut envahie par Mohammed Khan '; Héraclius fut vaincu; la mort de Cathe- rine II, en 1796, empêcha les Russes de le venger. En 1803, le tsar Alexandre 1er résolut d'occuper

1 Le fondateur de la famille régnante des Kadjiarsen 1796.

204 LA QUESTION PERSANE.

solidement la Géorgie, mais la troisième coalition le rappela contre Napoléon.

L'infériorité de l'armée persane ne permit point au nouveau Chah Feth-Ali1 de profiter des circons- tances. Feth-Ali adressa donc un appel à l'Empe- reur des Français dont les victoires étaient con- nues de l'univers entier. En décembre 1804, il lui écrivait :

Le Tsar de Russie n'a pas réfléchi qu'un moineau ne saurait établir sa demeure dans le nid d'un faucon, et que la tanière du lion ne peut pas être une retraite paisible pour une gazelle? De grandes batailles, ajoutait-il, ont été engagées; nos braves troupes pour lesquelles la victoire est une habitude, sont tombées sur l'ennemi avec le sabre, l'épée, le poignard et la lance.

Mais Napoléon attendait de la Perse des ser- vices plus grands et plus durables. Le Chah se trouvait dans un extrême embarras : il avait besoin de Napoléon, et il avait fondé des espérances sur l'amitié du grand conquérant : Feth-Ali comptait, avec l'aide de Napoléon, reprendre la Géorgie aux Russes. Avant de répondre nettement aux avances du Chah, l'empereur envoya en Perse des missions successives. Amédée Jaubert et l'adjudant com-

1 Feth-Ali était le neveu de Mohammed Khan.

l'influence française en perse. 205

mandant Romieu partirent dès 1805. Jaubert ap- portait avec lui une lettre de l'empereur pour Feth-Ali Chah :

J'ai partout des agents qui m'informent de tout ce qu'il m'importe de connaître. Par eux, je sais en quels lieux et dans quel temps je puis envoyer aux princes, aux peuples que j'affectionne, les conseils de mon amitié et les secours de ma puissance.

La renommée, qui publie tout, t'a fait savoir qui je suis, ce que j'ai fait, comment j'ai élevé la France au- dessus de tous les peuples de l'Occident, par quelles marques éclatantes j'ai montré aux rois de l'Orient l'intérêt que je leur porte, et quels motifs m'ont détourné de poursuivre, il y a cinq ans, le cours des projets que j'avais conçus pour leur gloire et la félicité de leurs peuples.

Je désire apprendre de toi-même ce que tu as fait, et ce que tu te proposes de faire pour assurer la grandeur et la durée de ton empire. La Perse est une noble contrée que le ciel a comblée de ses dons ; elle est habitée par des hommes spirituels et intrépides qui méritent d'être bien gouvernés, et il faut que, depuis un siècle, le plus grand nombre de tes prédé- cesseurs n'aient pas été dignes de commander à ce peuple, puisqu'ils l'ont laissé se tourmenter et se détruire dans les fureurs des dissensions civiles.

Nadir Chah fut un grand guerrier; il sut conquérir un grand pouvoir; il se rendit terrible aux séditieux et redoutable à ses voisins, il triompha de ses ennemis et régna avec gloire; mais il n'eut pas cette sagesse qui

206 LA QUESTION PERSANE.

pense à la fois au présent et à l'avenir ; sa postérité ne lui a pas succédé. Le seul Mohammed Chah, ton oncle, me paraît avoir vécu en prince, et a réuni sous sa domination, la plus grande partie de la Perse, et ensuite, il t'a transmis sa souveraine autorité qu'il avait acquise par ses victoires.

Tu imiteras, tu surpasseras les exemples qu'il t'a laissés; comme lui, tu te défieras des conseils d'une nation de marchands qui, dans l'Inde, trafique de la vie et des couronnes des souverains, et tu opposeras la valeur de ton peuple aux incursions que la Russie tente et renouvelle souvent sur la partie de ton empire qui est voisine de son territoire.

Je t'envoie un de mes serviteurs qui remplit auprès de moi une place importante et de toute confiance. Je le charge de t'exprimer mes sentiments et de me rapporter ce que tu lui diras. Je lui ordonne de passer à Gons- tantinople, je sais qu'un de tes sujets, Joseph Was- silovitch, est arrivé, se disant envoyé par toi pour me porter en ton nom des propositions d'amitié. Mon ser- viteur Jaubert vérifiera la mission de ce Persan ; de là, il ira à Bagdad, Rousseau, un de mes fidèles agents lui donnera les directions et les recommandations nécessaires pour parvenir à la Cour. La marche de ces communications une fois tracée, rien n'empêche qu'elle soit établie d'une manière durable.

Tous les peuples ont besoin les uns des autres; les hommes de l'Orient ont du courage et du génie; mais l'ignorance de certains arts et la négligence d'une cer- taine discipline qui multiplie la force et l'activité des armées, leur donnent un grand désavantage dans la guerre contre les hommes du Nord et de l'Occident. Le

l'influence française en perse. 207

puissant empire de la Chine a été conquis trois fois et est aujourd'hui gouverné par un peuple septentrional, et tu vois, sous tes yeux, comme l'Angleterre, une nation d'Occident, qui parmi nous est au nombre de celles dont la population est la moins nombreuse et le territoire le moins étendu, fait cependant trembler toutes les puissances de l'Inde.

Tu me feras connaître ce que tu désires, et nous renouvellerons les rapports d'amitié et de commerce qui, autrefois, ont existé entre ton empire et le mien.

Nous travaillerons de concert à rendre nos peuples plus puissants, plus riches et plus heureux!

Je te prie de bien veiller sur le serviteur fidèle que je t'envoie, et je te souhaite les bénédictions du Ciel, un règne long et glorieux et une fin heureuse.

Écrit en mon palais des Tuileries à Paris, le 27 plu- viôse an XIII (16 févr. 1805) et de mon règne le Ier.

Napoléon.

Le ministre des relations extérieures} Le secrétaire d'État, Talleyrand. Hugues Maret.

Jaubert tomba malade et Feth-Ali le renvoya en France.

Il rapporta à l'empereur les témoignages d'amitié du Chah à son égard et pour la France.

Tout ce qui touche aux intérêts du grand Bona- parte est dès ce moment le premier intérêt de Feth-Ali

208 LA. QUESTION PERSANE.

Chah. L'héritier du trône de Khosroès, son peuple et son armée ont les yeux fixés sur lui, comme l'Arabe des déserts sur l'étoile qui annonce l'arrivée du jour.

Le Chah envoya bientôt son ambassadeur extra- ordinaire, Mirza-Reza Khan en Pologne, trouva l'empereur disposé à une alliance formelle avec la Perse. Napoléon accueillit chaleureusement l'ambassadeur persan, et un traité fut signé à Finkenstein, le 4 mai 1807. En voici les articles principaux :

Napoléon garantit l'intégrité du territoire actuel de la Perse, reconnaît la Géorgie comme lui appar- tenant, s'engage à faire tous ses efforts pour obliger la Russie à l'évacuation de cette province, et pour l'ob- tenir dans le traité de paix à intervenir. La France fournira autant de canons de campagne, de fusils avec baïonnettes, enverra autant d'officiers d'artillerie, du génie et d'infanterie que l'empereur de Perse en de- mandera pour fortifier ces places et organiser l'ar- tillerie et l'infanterie persanes selon les principes de l'art militaire en Europe. L'empereur de Perse inter- rompra toutes communications politiques et com- merciales avec les Anglais, leur déclarera la guerre, saisira leurs marchandises dans ses ports, entrera, lui aussi, dans le système du blocus continental. Il emploiera toute son influence pour déterminer les Afghans et les autres peuples du Candahar à s'armer contre l'Angleterre, et passant sur leur territoire, il fera marcher une armée sur les possessions anglaises

l'influence française en perse. 209

de l'Inde. Si une escadre française aborde dans les ports du golfe Persique, elle y trouvera toutes les facilités et tous les secours dont elle aura besoin. Si l'empereur Napoléon envoie une armée contre l'Inde par terre, elle aura passage en Perse, et une conven- tion spéciale indiquera les routes à suivre, les subsis- tances et les moyens de transport à fournir et les troupes auxiliaires que l'empereur de Perse y joindra. Un traité de commerce sera négocié à Téhéran. Les ratifications du présent traité seront échangées à Téhéran dans le délai de quatre mois1.

L'empereur pensait plutôt à menacer les An- glais dans les Indes qu'à arrêter les progrès des Russes au Caucase. Mais Feth-Ali voulait s'assurer la Géorgie et marcher ensuite contre les Anglais. Ce fut le principe d'un malentendu qui se mani- festa bientôt.

Le 5 mai, Napoléon écrivait à Feth-Ali Chah pour lui annoncer l'heureuse conclusion de ce traité.

Le Chah répondit à l'empereur :

On dirait que chaque caractère écrit sur ces nobles feuilles est une goutte d'ambre sur du camphre pur, ou des cheveux bouclés et odorants sur les joues roses d'une amante au sein de lys. L'odeur ambrée de cet écrit aimable a embaumé l'alcôve de notre âme sen-

1 Driault, La politique orientale de Napoléon, 1904. Dkmorgny. 14

210 LA QUESTION PERSANE.

sible à l'amitié et parfumé de musc le cabinet de notre cœur plein de constance et de droiture.

Et il continuait à exprimer son admiration pour l'empereur.

Merveille de nos jours, souverain sur qui veille l'étoile de Saturne, dont Jupiter est l'arc, Mars le champ de bataille, dont le Soleil est l'œil, Vénus est la voix et Mercure le génie, à qui la lune sert de couronne, Prince qui a arboré l'étendard de la grandeur et qui s'est assis sur le trône de la puissance suprême, lion des forêts de la valeur et de l'héroïsme, baleine de l'océan de la science et de la sagesse, cloche de dignité qui répand à grand bruit sa haute renommée ou, le plus grand des empereurs, chef absolu des Etats de la sublime France, roi d'Italie, etc.

L'empereur résolut d'envoyer une ambassade à la cour du Chah. 11 mit à la tête de l'ambassade le général Gardane. Le départ fut retardé par la négociation du traité de Finkenstein. Les instruc- tions nécessaires pour sa mission furent remises au général Gardane le 10 mai. Il devait presser l'offensive des Persans contre la Russie, obtenir la promesse de ne faire aucune paix séparée avec les Russes.

Aussi, écrivait-il, le général Gardane ne doit pas perdre de vue que notre objectif est d'établir une triple alliance entre la France, la Porte et la Perse et de nous frayer un chemin jusqu'aux Indes.

l'influence française en perse. 211

Le 4 décembre, l'ambassade fit son entrée dans la capitale.

L'ambassade fut chaleureusement accueillie; le général Gardane fut reçu en audience solen- nelle par Feth-Ali Chah. Le 15 août fut célébrée en grande pompe la fête de l'empereur Napoléon. Il y eut de brillantes manœuvres des troupes nouvellement organisées; il y eut des salves d'ar- tillerie :

Grâce au Dieu sublime et très saint, écrivait le Chah à Napoléon, toutes les affaires de la Perse coulent au gré des souhaits de notre cœur affectueux, et la coupe des intentions de l'amitié contient à pleins bords le nectar du succès.

Cette ambassade était composée d'officiers de valeur qui restèrent en Perse et organisèrent l'armée persane à la française. En très peu de temps, ils obtinrent des résultats remarquables et firent même construire à Ispahan des fonderies de canons.

Un Français, M. Toucoigne, qui, grâce à l'acti- vité de ses compatriotes, put voir réaliser cette œuvre qu'il croyait devoir servir un jour à l'indé- pendance de la Perse, disait en voyant le camp du prince héritier : « On pourrait se croire trans- porté dans un camp français ». Et il ajoutait : « C'est grâce aux idées généreuses du prince

212 LA QUESTION PERSANE.

Abbas-Mirza et au zèle de M. Yerdier, que la Perse aura bientôt une infanterie qui mettra les armées persanes à même de lutter avec avantage contre ses ennemis, et c'est à M. Lamy, qui vient de fonder une sorte d'école polytechnique, que l'on devra l'éducation des officiers du génie ». L'alliance franco- persane ne devait donner aucun résultat; elle n'écarta même pas de la Perse les tentatives de la Russie, dont l'empereur se rap- procha après le traité de Tilsitt. Il était absorbé par les affaires d'Espagne et surveillait l'Autriche. Les problèmes européens qui se compliquaient de plus en plus, enlevèrent tout espoir à l'empe- reur de pouvoir marcher vers l'Inde et de suivre ainsi les traces d'Alexandre le Grand.

L'Angleterre promit de l'or à l'entourage du Chah et fit des intrigues pour chasser le général Gardane et sa suite de la cour de Perse. Elle vou- lait effacer ces souvenirs de l'alliance française.

Le général Gardane ne reçut plus d'instruc- tions de son gouvernement; il apprit que sir Jones Harford allait débarquer sur la côte du golfe Persique sous prétexte d'apporter « 500.000 tonnes de présents pour le Chah ». Gardane se résigna donc à quitter la cour du Chah dès l'arrivée de l'ambassade anglaise. Feith-Ali, toujours fidèle aux promesses de l'empereur Napoléon, chargea

l'influence française en perse. 213

le gouverneur de Chiraz, lsmaïl Bey, d'empêcher sir Harford de débarquer.

Celui-ci fut repoussé de Bender Bouchir. La présence de Gardane à la cour de Perse put em- pêcher les premières tentatives des Anglais, mais non l'attaque des Russes. La mission française devait fatalement échouer ; Gardane quitta la Perse le 13 janvier, en laissant pour quelque temps MM. Gavanin et de Nerciat.

Feth-Ali, tourmenté, écrivit le 14 une lettre des plus éloquentes à l'empereur :

Dès les premiers jours du printemps naquit notre alliance, notre cœur avait fait son plus doux plaisir de cultiver les bouquets et les vergers de l'amitié, d'en- tretenir dans la plus grande fraîcheur le rosier de l'union en l'arrosant des ondes qui, découlant de la plaine, serpentent dans les canaux de la correspon- dance; le cœur enfin avait formé sa volupté la plus grande de voir les envoyés des deux cours, semblables à des rossignols, moduler d'harmonieux accents de fidélité et de bonne intelligence.

Et le Chah continuait fièrement sa lettre en racontant ses dernières victoires remportées sur les Russes :

Car les roses du jardin de notre empire n'ont jamais à redouter les ouragans de l'automne. Ainsi la hache

214 LA QUESTION PERSANE.

dévastatrice a tranché jusqu'aux racines l'arbre de la perfidie que la Russie nourrissait dans son cœur, et les champs de son âme ambitieuse, dans lesquels cette puissance avait semé des graines de trahison, ne lui ont offert pour moisson que l'ivraie de l'opprobre et du désespoir.

L'empereur, indigné de la conduite du général Gardane, écrivit, le 20 août 1809, à Champigny :

Faites connaître à M. de Gardane que sa lettre du 17 août a été mise sous mes yeux et que je l'ai trouvée pleine de fautes et d'ignorance de ses devoirs. De même qu'un ambassadeur ne peut partir sans ordre, de même il ne peut revenir sans ordre, surtout quand cet ambassadeur quitte une ambassade qui coûte annuellement plus d'un million et compromet des relations si précieuses sous tous les points de vue. Ainsi, dans tous les cas, son retour en France, sans un ordre positif de moi, serait un crime; mais puisque notre lettre du 17 juillet qu'il cite, contenait l'ordre de rester à son poste aussi longtemps que possible, c'était lui dire qu'il devait rester jusqu'à ce que le Chah de Perse le chassât; eh bien, au contraire de l'avoir chassé, la cour a été désespérée de son départ et a fait son possible pour le retenir. Je ne saurais voir dans cette conduite que peu de zèle pour mon service et une infraction manifeste de ses devoirs. Au reste, il y a tant de décousu dans toutes ses dépêches, qu'il me paraît qu'il y a quelque chose de dérangé dans sa tête.

Faites-moi un rapport qui me fasse connaître les Français qui restent actuellement en Perse et ceux qui

l'influence française en perse. 215

y sont allés avec M. de Gardane. Je vous renvoie la lettre de l'empereur de Perse. Faites une réponse que vous enverrez par la courte voie. Vous lui direz que j'ai blâmé et disgracié le général Gardane pour avoir quitté sa cour; que je donne des ordres à mon chargé d'affaires dans sa capitale et que je lui enverrai inces- samment un autre ambassadeur, que je vois par sa lettre qu'il a bien compris la situation je me trouve comme j'ai bien compris les raisons qui l'ont obligé à reprendre des relations momentanées et apparentes avec les Anglais.

Quoi qu'il pût dire ou faire, la route de l'Orient était désormais complètement fermée à l'em- pereur !

Notre patrimoine moral et notre influence intel- lectuelle. — Nous arrivons ainsi à la seconde période des relations franco-persanes et à la nou- velle forme prise par l'influence française dans le pays. Nous abandonnons l'action politique, mais nous y conservons un patrimoine moral, et nous continuons à y exercer une grande influence scien- tifique et intellectuelle.

Sous Charles X et Mohammed Mirza, le colonel français Colambari réorganise l'armée persane. Son œuvre dure quinze années.

A partir de 1842, des médecins français sont attachés à la cour de Perse.

216 LA QUESTION PERSANE.

En 1848 sous le règne de Nasser-ed-Dine, l'ac- tion politique de la France reprend une nouvelle vigueur. Le Chah remarqua à cette époque les services pacifiques et militaires que la Turquie du Tanzimat tirait de la collaboration française. 11 entendit les échos de la canonnade napoléonienne en Crimée et chercha en France contre l'ennemi russe et contre l'ami anglais un troisième intermé- diaire. Nasser-ed-Dine fit du français la langue officielle de l'enseignement laïque en Perse. Il créa l'École polytechnique de Téhéran et il en fit une pépinière de candidats à toutes les charges. Les docteurs Cloquet, Tholozan, Feuvier, Schneider et Coppin se succédèrent auprès de Sa Majesté. Nasser-ed-Dine envoya également en France un grand nombre de jeunes gens des meilleures familles à l'École de Saint-Cyr, à l'École polytech- nique, dans les Facultés de droit et de médecine, à l'École des Beaux- Arts. Il fit construire, par des ingénieurs français, des ponts et des routes modernes.

Son fils Mouzaffer-ed-Dine qui lui succéda rendit plus étroites encore les relations de la France avec la Perse. Il séjourna à plusieurs reprises dans notre pays et conserva auprès de lui le docteur Schneider qui créa le conseil de santé en Perse. Plusieurs essais d'établissement de manufactures

l'influence française en perse. 217

furent tentés, toujours avec le concours d'ingé- nieurs français.

En 1901, sur les conseils du docteur Schneider, Mouzafter-ed-Dine consentit à tenter une réorga- nisation de l'instruction publique. Les écoles indi- gènes donnèrent à la fois leur enseignement en persan et en français.

En province également, le mouvement se ré- pandit. A Tauris, l'école Loghmanieh fut ouverte grâce à Loghman-el-Momalek, docteur particulier du prince héritier. Comme langue étrangère, on n'enseignait que le français.

De leur côté, des lazaristes français créèrent des établissements particuliers à Téhéran et dans les grandes villes de la Perse. En peu de temps, l'ins- truction publique fit des progrès sensibles'.

Le vice-consul anglais de Recht écrivait en 1903 :

On croit volontiers en Europe que l'instruction popu- laire est entièrement négligée en Perse. Rien n'est plus faux. Ici, il n'est presque pas de petite fille ni de petit garçon qui n'aille à l'école apprendre à lire et à écrire ou à réciter au moins quelques versets du Coran. L'intelligence naturelle de ces enfants est telle que tout jeunes encore, ils savent tenir leur place parmi les adultes, de façon à faire l'étonnement des Euro-

1 Les écoles de l'Alliance française se sont installées à la suite.

218 LA QUESTION PERSANE.

péens. Recht a d'ailleurs des écoles élémentaires qui sont très fréquentées et une école secondaire sont enseignés le persan, l'arabe, le français, le russe, et tout le programme des écoles européennes. On y passe des examens auxquels j'ai assisté; j'ai été frappé de l'extraordinaire facilité de ces jeunes enfants qui écri- vaient en bon français après une période incroyable- ment courte d'enseignement1.

A partir de 1907, nous nous retirons de plus en plus de la Perse, et en 1910-1911 à Potsdam, les Allemands tentent de nous en éliminer tout à fait. Il est spécifié dans les accords russo-anglo- germano-persans de 1907, 1911 et 1912, que l'Alle- magne s'abstenant en Perse, tout citoyen d'une grande puissance ne pourra plus être investi de pouvoirs quelconques en Perse et que le Gou- vernement de Téhéran ne devra plus engager de fonctionnaires et de conseillers étrangers sans consulter l'Angleterre et la Russie. A la première séance de la Chambre des députés le 14 juin 1912,

1 Je suis loin de partager l'optimisme du vice-consul anglais de Recht. En réalité, l'instruction primaire en Perse con- siste pour les enfants à ânonner pendant des heures et sans les comprendre les versets du Coran. L'enseignement secon- daire n'existe pas. Il y a deux œuvres d'organisation extrêmement belles à tenter en Perse. 11 appartient à la France de prendre en mains cette organisation.

l'influence française en perse. 219

M. P. Bluysen, député de l'Inde, à la tribune exprima ses regrets du passé dans les termes sui- vants1 :

... Il s'agit de notre situation en Perse, qui est bien la route de l'Inde. Il y a dix ans à peine, les liens de la Perse et de la France paraissaient cordiaux et solides ; ils avaient un caractère en quelque sorte sentimental et pratique. Ils procédaient de tout un passé de glo- rieuses ambassades échangées, de sympathies histo- riques, littéraires, artistiques même. D'autre part, ils nous assuraient une légitime influence dans l'équilibre d'intérêts qui peuvent résulter de la situation de ce pays, chemin des invasions et des grands trafics inter- nationaux. — Ils tenaient à l'écart, sans heurt, la prédominance allemande qui cherchait tous motifs de nous supplanter. Brusquement, vers 1908 (au len- demain des accords anglo-russes de 1907) cette poli- tique traditionnelle et opportune fut abandonnée. En 1911 2, sur le terrain diplomatique, l'Allemagne rem- porta sa grande victoire par le traité de Potsdam et obtint de peser de tout son poids sur les destinées du pays. De leur côté, l'Angleterre et la Russie négo- ciaient sans qu'il apparût que la France comptât encore pour quelque chose dans ces accords passés ou pré- parés. Ne pourrions-nous donc reprendre pied? Ce serait, semble-t-il, possible. En Perse, les regards

i V. Journ. off. du 15 juin 1912, Débats à la Chambre, p. 1473 et suiv.

2 V. Journ. off. du 15 juin 1912, Débats à la Chambre, lre séance du 14 juin 1912, p. 1475 et suiv.

220 LA QUESTION PERSANE.

d'une partie de la population instruite n'ont cessé de se tourner vers nous l. Le ministre de Perse à Paris S. E. Samad Khan, Montaz-os-Saltaneh comprend qu'une certaine association des intérêts des deux nations leur serait profitable autant qu'à l'harmonie européenne. Il agit autant qu'il peut pour ramener à Téhéran et dans d'autres grandes villes des éléments pondérateurs et civilisateurs français. La prudence de notre action diplomatique est à cet égard au moins surpre- nante. Alors que nous pourrions comme précédemment poursuivre notre œuvre de coopération à l'ordre et à la prospérité en Perse, nous demeurons indifférents en apparence ou même nous cédons à des craintes chimériques : Au conseiller financier français fut substitué un trésorier américain. Notre médecin offi- ciel auprès du Chah reçut congé. De même en partie nos professeurs. Nos commerçants se découragèrent et quittèrent presque tous la Perse. L'an dernier (1911) le Gouvernement persan avait fait entrevoir que l'expé- rience des services du trésorier américain et de ses agents lui ayant suffi, il serait satisfait de recourir de nouveau aux services des Français. On ouvrit des pour- parlers. Notre département des Affaires étrangères consentit d'abord à choisir des conseillers qui travail- leraient à la reconstitution de l'enseignement supé- rieur du droit, de l'Administration, etc. Ils furent désignés, mais au moment ils gagnaient leur poste, ils furent avisés d'une modification de leur titre effectuée au quai d'Orsay. Ils n'étaient plus officielle-

1 M. Bluysen est un bon Français. Il nous croit aimés en Perse.

l'influence française en perse. 221

ment des conseillers : ils devenaient des professeurs consultants. Cette nuance subtile révélait les craintes qui s'étaient fait jour. On ne voulait pas mécontenter nos rivaux allemands qui, eux, avaient créé librement une école de leur nationalité ils étaient obligés d'enseigner le français, mais qui portait l'étiquette germanique. Nous n'étions admis à Téhéran qu'à titre consultatif; les autres avaient leur plein droit.

En effet, la mission française1 de jurisconsultes à Téhéran a été annoncée par le communiqué officiel suivant du quai d'Orsay le 13 juillet 1911 : « Le Gouvernement persan, par l'intermédiaire de son ministre à Paris S. E. Samad Khan, vient d'engager deux professeurs de droit pour l'Ecole des sciences politiques de Téhéran. L'un de ces professeurs enseignera les matières du droit admi- nistratif. L'autre traitera de l'organisation judi- ciaire. Ces deux professeurs pourront donner aux administrations et au Gouvernement persan des consultations sur les matières de leur compé- tence technique ».

Les contrats ont été passés entre le ministre de

1 C'est à M. S. Pichon que revient le mérite de la création de cette mission. L'initiative en revient à S. E. Samad Khan, ministre de Perse à Paris. Elle a été bien soutenue par M. Goût, sous-directeur d'Asie au ministère des Affaires étrangères.

222 LA QUESTION PERSANE.

Perse à Paris et les intéressés. Leurs dispositions ont été arrêtées au ministère des Affaires étran- gères (S. Direction d'Asie). Les pourparlers avec le Gouvernement persan ont duré onze mois. Les bonnes volontés de nos amis et alliés les Russes et les Anglais, aussitôt arrêtées que manifestées, fail- lirent plusieurs fois les rompre, par crainte d'une intervention allemande. L'Allemagne ne voyait pas en effet sans jalousie ni sans inquiétude l'œuvre nouvelle d'une mission française en Perse. Il venait d'ailleurs d'être convenu entre Berlin et Pétrograd que nulle autre puissance que la Russie ne serait admise dans les affaires du pays. Le 42 avril 1911, les conseillers juridique et administratif proposés furent même invités à renoncer à leur candidature. Ils le firent sans hésitation et très patriotique- ment.

Les pourparlers reprirent quelque temps après et les deux Gouvernements français et persan se mirent enfin d'accord sur Je titre de professeur jurisconsulte qui fut donné aux fonctionnaires recommandés par le Gouvernement de la Répu- blique auprès des ministres persans de l'Intérieur et de la Justice.

La mission dura trois années 1911-1914. Elle se renferma dans les domaines purement admi- nistratif et judiciaire et n'affecta jamais un carac-

l'influence française en perse. 223

tère politique '. Devant l'évidence des résultats obtenus par les deux jurisconsultes pour la cause de l'ordre, de la régularité judiciaire et de la probité administrative dans le pays, le Gouver- nement persan n'osa pas ne pas renouveler leurs contrats. Cependant la question se heurta aux influences allemandes et aux agitations intérieures qui menaçaient le Gouvernement du Chah.

Peut-on dire que nos jurisconsultes furent très aidés, très soutenus par nos amis et alliés et par la légation de France à Téhéran?

Nous voudrions, écrit M. Le Chatelier2 d'abord et avant tout que la mission scientifique française évitât par une méthode plus sûre, de donner le spec- tacle de trop de désaccords intimes. Nous souhaiterions aussi qu'à l'exemple de celle d'Egypte, elle conçût d'autres perspectives de grandeur que la fouille du pays, et qu'elle ne s'interdît pas la curiosité du présent afin que notre nation ait, par sa mission de Perse, tout ce qu'elle peut en avoir : et d'abord une situation intel- lectuelle et morale prépondérante.

Nous voudrions, avec la même préoccupation, qu'un souci vigilant des intérêts du personnel enseignant,

1 V. Compte rendu des séances et travaux de l'Académie, juin 1915, Rapport de M. Lacour-Gayet, membre de l'Ins- titut.

2 Revue du Monde musulman, XII, 9 septembre 1910.

224 LA QUESTION PERSANE.

qui représente la mission éducatrice de la France, permît d'en accroître le nombre et d'en sélectionner le recrutement, afin d'éviter les discordes et tout ce qui nuit. Mais ici, par condition d'éloignement, de disper- sion, l'œuvre de gouvernement à accomplir ne peut être que celle d'un ministre de France disposé par ses habitudes de travail, par son instruction, et par ses habitudes de carrière, à marquer son passage en Perse autrement que par son départ ou que par un scepti- cisme aigri. Au représentant de la France, un ministre des Affaires étrangères pourrait confier la plus belle des missions en lui disant :

« Notre politique générale étant liée à celle de l'Angleterre et de la Russie, votre rôle politique vous laissera des loisirs. Profitez-en pour établir votre autorité incontestée sur toutes les œuvres qui person- nifient la France en Perse.

» Adressez- vous d'abord, dans ce but, aux repré- sentants de notre corps consulaire. Encouragez-les par des témoignages d'intérêt non douteux, à faire de leurs consulats des centres d'activité intellectuelle. Marquez-leur que le département leur saura gré de réunir autour d'eux les plus qualifiés des lettrés ou des artistes persans, afin de les faire mieux connaître en France. Prouvez-leur que la Légation, au nom du gouvernement, attache un prix particulier aux travaux personnels de ses agents. Que la Légation, en un mot, et les consulats donnent l'exemple d'une renaissance française en Perse1.

1 II ne faut pas oublier non plus que pour sauvegarder le monopole des administrations centrales et autres en France,

l'influence française en perse. 225

» Dans d'autres régions, plus proches de la métro- pole, nous nous sommes entendus avec le ministère de l'Instruction publique, pour que son action, plus directe, sur ses agents les incite à plus d'activité. Ici, réciproquement, l'instruction publique confie tout ce qui dépend d'elle aux Affaires étrangères. Vous exer- cerez donc, vous-même, une autorité pleine et entière, avec une responsabilité effective sur la mission de Perse, qui relèvera de vous et de vous seul. Usez de votre suprématie au mieux de l'intérêt national qui se confond avec celui de la science large et productive.

» Tous les professeurs, tous les maîtres qui sont envoyés en Perse deviennent, pour ainsi dire, à ce titre des fonctionnaires de votre légation. Ils relèvent

toute mission d'un Français à l'étranger ou dans nos colonies est quelque peu considérée comme un bon moyen d'éloigner un fâcheux. Quelques avantages fort contestables d'ailleurs et toujours précaires servent de piège pour éloigner l'impru- dent qui se laisse séduire. Très difficilement, il retrouvera sa place en France. Que l'on compare cet ostracisme rigou- reusement exécuté par notre bureaucratie avec la conception des Allemands en vertu de laquelle le dernier commis- voyageur a derrière lui toute l'Allemagne pour le soutenir; on comprendra alors pourquoi la qualité de nos agents des services extérieurs est si faible. La difficulté du recrutement est d'ailleurs de plus en plus grande. S'en ressentent vive- ment bien entendu la propagande, l'action et le progrès de la France à l'étranger, car avec de pareilles conceptions, nous n'aurons bientôt plus le moyen d'envoyer à l'étranger et dans nos colonies des Français pour porter au loin le génie et l'activité de la France. V. Le Temps, du 12 sep- tembre 1915.

Drmorgny. 15

226 LA QUESTION PERSANE.

de vous. Que votre autorité sur eux soit libéralement bienveillante. Donnez aux besoins de dévouement, aux nécessités d'effort, qui sont en eux, toute satisfaction, par vos conseils, vos directions, et par l'attention constante que vous aurez de les associer à votre œuvre. » Nous n'avons rien à ajouter. Vous avez compris que dans cette Perse dont la civilisation va rayonner sur une partie de l'Asie, du Caucase à la Chine et aux Indes, la politique de la France doit être de se faire aimer, respecter, écouter : politique de conseils ami- caux, d'enseignement et de sollicitude ».

Quand la guerre actuelle éclata, les professeurs, jurisconsultes, médecins, etc., détachés au service de la Perse, furent rappelés en France par la mobi- lisation, des négociations furent poursuivies sur la demande du ministère des Affaires étrangères (cabinet et S. Direction d'Asie) par le ministre de la République à Téhéran pour obtenir du Gou- vernement persan une décision réglant la situation de nos professeurs, jurisconsultes et médecins, pendant et après la guerre. Cette décision fut prise le 12 avril 1915. Elle a disposé que les con- trats ne seront pas suspendus pendant la guerre et que les jurisconsultes et professeurs auront seule- ment la faculté à la fin des hostilités, si leurs con- trats n'ont pas expiré, de rentrer en Perse pour les y terminer. Il est évident que les intrigues allemandes ont cette fois obtenu plein succès à

L INFLUENCE FRANÇAISE EN PERSE.

227

Téhéran. Au surplus, le ministre de la République à Téhéran, M. R. Lecomte, estimait lui-même le 15 juillet 1915 que « moins encore que la Répu- blique de 1793, la Perse n'a besoin de savants ».

Les Turco-Germains ne se sont pas contentés de compromettre l'existence de nos missions fran- çaises d'enseignement du droit1 et de la médecine à Téhéran. Ils ont mené une campagne acharnée pour faire retirer de la France, de l'Angleterre et de la Belgique les étudiants et les élèves persans. A cette campagne néfaste autant à la France qu'à la Perse, rien n'a été opposé.

Pourtant cette œuvre des étudiants persans en France, due tout entière à l'initiative du ministre de Perse à Paris, était digne du plus sérieux intérêt.

Avant la guerre actuelle, le nombre des jeunes Persans envoyés en France a dépassé 300.

1 Au début de l'année 1914, au moment du renouvellement du contrat du jurisconsulte français du ministère Persan de la justice, la Légation allemande déploya la plus grande activité pour le faire remplacer par un conseiller allemand. Une violente campagne de presse fut dirigée contre notre compatriote. En octobre 1915 les mêmes tentatives furent dirigées contre le secrétaire français du bureau de l'organisation de la gendarmerie gouvernementale. Il s'agis- sait de le remplacer par un officier allemand, le nommé Haase.

228 LA QUESTION PERSANE.

Une année avant Jes hostilités et pour la pre- mière fois dans l'histoire intellectuelle de l'Iran, une importante promotion de plusieurs dizaines de jeunes gens diplômés de nos écoles supérieures militaires et civiles a pu retourner en Perse. Ils y ont déjà formé une élite de dirigeants pour la cause de la démocratie dans le pays. D'autres ont vu fléchir devant eux les règlements sévères qui veillent aux portes de nos grandes administrations : quelques-uns ont été admis au stage du minis- tère des Finances. Quarante boursiers, la plupart agréés par le Medjliss avaient été envoyés en France. Ils ont tous été rappelés de France en Perse en octobre 1915. Nous sommes heureux de reconnaître d'ailleurs que certains jeunes Persans, sortis de nos établissements supérieurs, n'ont pas oublié leur seconde patrie, puisqu'ils se sont volontairement battus pour elle. Quelques- uns, cités à l'ordre du jour, décorés de la Légion d'honneur, forment déjà une élite de héros. Parmi ces derniers, il faut citer le fils du ministre actuel des Affaires étrangères, Mohtashem-ed-Saltaneh qui se trouve actuellement dans un camp de pri- sonniers en Allemagne.

Il faut regretter, par contre, avec M. le député Bluysen, que l'opposition de la légation de France à Téhéran n'ait pas permis de répondre à l'invita-

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 229

tion qui nous avait été faite en 1912 de créer à Téhé- ran une grande Université qui, selon le vœu de la majeure partie des Persans éclairés, aurait eu un statut français. M. Bienvenu-Martin et la mission laïque n'ont pu triompher de cette incompréhen- sible opposition1.

On verra plus loin comment notre situation éco- nomique en Perse a été diminuée et que nous ne devons pas nous désintéresser de l'entreprise du Transiranien.

0

C- 8

Les méthodes turco-germaniques en Perse.

L'Allemagne n'a pas manqué d'exploiter à son profit le caractère transitoire du compromis anglo-

1 V. à ce sujet l'intervention de M. le sénateur Debierre, Sénat, 2e séance jdu 26 mai 1913. Cependant, à l'heure ac- tuelle, l'Allemagne obtient en Turquie la suppression du poste de premier conseiller légiste à la Porte qui était occupé jusqu'ici par un Français, le Comte Ostrorog. Friedrich Hoffmann, professeur d'économie politique à l'Université de Kiel, est nommé professeur d'économie politique à Constan- tinople et conseiller privé du sultan. Quatorze professeurs ont été engagés pour enseigner la psychologie, la botanique, la géologie et la chimie. L'enseignement de la langue alle- mande est organisé en Pologne, en Turquie, dans les Bal- kans; la propagande germanique est effrénée partout. Une

230 LA QUESTION PERSANE.

russe, les difficultés intérieures de la Perse et les dangereuses convulsions au milieu desquelles elle a fait son essai de régime constitutionnel. L'ac- cord russo-allemand de 1911, comme les autres traités signés par l'Allemagne, n'a jamais été qu'un « chiffon de papier » pour les Bethmann- Hollweg et pour les Jagow, et les menées austro- turco-allemandes se sont manifestées en Perse sous les formes les plus variées : essais de propa- gande intellectuelle tentatives de mainmise écono- mique, essai de domination politique, et par les moyens les plus actifs : combinaisons ingénieuses du pangermanisme et du panturquisme, violation de neutralité, guerre sainte, réaction et révolu- tion.

La poussée allemande en Perse est bien anté- rieure à la déclaration de guerre de la Turquie aux alliés. Elle date du moment l'Angleterre et la Russie, pressentant des dangers nouveaux, voulurent mettre un terme à une rivalité séculaire et, par la convention du 30 août 1907, réglèrent leurs relations dans les pays limitrophes à la fois de l'Inde, de la Caucasie et du Turkestan.

La presse germanique entreprit de démontrer

nouvelle société pour la propagande allemande à l'étranger «'est constituée le 13 septembre 1915.

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 231

le caractère agressif de ces accords. Elle s'efforça d'y voir un effort pour isoler l'Allemagne, parce que ces ententes avaient été conclues en dehors d'elle :

L'Allemagne disait la Deutsche Tageszeitung n'a nul lieu d'être satisfaite de voir aplanir, entre deux autres nations, certaines difficultés qui, dans des cir- constances données, auraient pu lui être utiles.

Le Gouvernement allemand insinua au Gouver- nement de Téhéran que ces accords ne pouvaient l'engager.

Le 18 octobre 1910, las d'adresser à Téhéran d'inefficaces protestations sur la situation de jour en jour plus mauvaise des provinces méridio- nales de la Perse, le Foreign Office fit remettre au Gouvernement persan une note lui donnant un délai de trois mois pour y rétablir l'ordre. Cette décision, que justifiait l'état anarchique des provinces du Fars, du Kerman et du Me- kran et qui fut prise d'un commun accord avec la Russie, suscita une émotion disproportionnée à Berlin, à Vienne et, par delà les Balkans, à Cons- tantinople. La Gazette de Voss, la Gazette de la Croix, la Nouvelle Presse libre, la Gazette de l'Allemagne du Nord et la Gazette de Cologne menèrent une violente campagne, au nom de

232 LA QUESTION PERSANE.

l'indépendance et de l'intégrité des pays protégés par des nations étrangères et au nom du principe de la porte ouverte et de la libre concurrence. L'Allemagne et l'Autriche s'adjoignirent la Tur- quie et se posèrent en défenseurs de l'indépen- dance de tous les pays musulmans.

La Porte répondit avec empressement aux invites austro- allemandes; elle prétexta, pour intervenir, la question des frontières turco-per- sanes. Ce litige est pendant entre l'empire otto- man et l'Iran depuis 1843 ; une conférence de Constantinople avait bien abouti à un certain arrangement provisoire en 1869, mais depuis quarante-quatre ans l'affaire en était restée là. A la fin du mois de septembre 1910, Hakki Pacha adressa à Mahmoud Chefket Pacha la note sui- vante :

Les événements de Perse entraîneront probable- ment des complications avec la Russie et l'Angleterre complications que nous devons suivre pas à pas, afin d'être prêts en cas de besoin à défendre nos droits en comptant sur notre force armée. Comme le succès de notre diplomatie dépend surtout de la force de nos troupes sur la frontière persane, je vous prie de prendre sur-le-champ les mesures propres à augmenter nos contingents le plus possible. Je vous communique ceci après une conversation avec l'ambassadeur d'une puissance étrangère.

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 233

Cet ambassadeur ne pouvait être que le repré- sentant de l'Allemagne.

Sous prétexte de protéger ses nationaux et de renforcer la garde de ses consulats, la Turquie envoya donc à la frontière turco-persane de forts détachements du 6e corps. Le Gouvernement persan formula de vives protestations; par contre, certaine presse nationaliste du pays appela de tous ses vœux des relations étroites entre la Turquie et l'Allemagne. Mais c'était à la veille de l'entrevue de Potsdam entre Guillaume II et Nicolas II ; la diplomatie prussienne courtise volontiers l'isla- misme, cependant elle ne veut pas que ce jeu devienne dangereux. Les bruyantes manifestations musulmanes de novembre 1910 inquiétèrent MM. de Kiderlen-Waechter et de Bethmann- Hollweg qui ne désiraient alors que conserver en Perse une porte ouverte à leur influence et à leurs intérêts : les dirigeants de la Wilhelmstrasse allaient justement s'en assurer le maintien à Potsdam. Les Turcs et les Persans feront bien de méditer cette leçon : l'honnête courtier allemand est toujours fertile en combinaisons dont ses clients risquent de faire les frais.

Le combat gigantesque qui se livre en ce moment pour le droit et la civilisation s'étend de la mer du Nord jusqu'aux confins de la Perse.

234 LA QUESTION PERSANE.

Aucun des fronts de bataille n'est indifférent pour le succès final ; chaque victoire, si éloignée qu'elle soit de nos frontières, constitue une étape sur la route de la paix complète et réparatrice. C'est pourquoi il est intéressant d'exposer à grands traits comment l'Allemagne cherche à étendre à la Perse la domination dont elle menace tous les peuples; comment, après avoir essayé de placer l'Iran sous son entière dépendance économique, elle s'efforce de réaliser son asservissement poli- tique avec la complicité du Gouvernement de Constantinople.

L'Allemagne a essayé d'introduire en Perse sa fameuse « Kultur ». Il y a quelques années, elle a ouvert un collège à Téhéran, qui compte de 250 à 400 élèves de huit à douze ans. Cette école fonctionne avec plein succès et nous avons en- tendu des ministres persans de l'instruction pu- blique en faire un pompeux éloge. L'un d'eux a exprimé le désir que les instituteurs primaires fussent uniquement recrutés dans cette institution. Les professeurs attachés à cette école ne sont pas de simples instituteurs; ce sont de véritables Professoren, chargés, sous le prétexte de pousser les élèves jusqu'aux grades secondaires de la cul-

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 235

ture allemande, de répandre la doctrine politique du pangermanisme. Le directeur, Rich Draeger, docteur en philosophie, ayant protesté de ses hon- nêtes intentions d'éducateur, s'est récemment attiré une ironique réponse de la presse lo- cale.

M. Draeger et ses collaborateurs ne seraient venus en Perse que pour faire de l'enseignement et S. M. l'Empereur d'Allemagne ne paierait la forte somme que pour le plaisir de nous instruire! Nous n'accusons certes pas l'aimable directeur de l'école allemande d'être venu faire ici de la politique militante, mais ne pense- t-il pas que la propagation de la langue allemande est le moyen le plus efficace et le plus sûr pour créer et développer les liens économiques entre l'Allemagne et les pays sa langue est propagée? N'est-ce pas faire de la politique? N'est-ce pas même la meilleure politique ?

Certes, nous profitons de la politique intelligente de S. M. l'Empereur d'Allemagne, puisque sa grosse subvention (50 à 80.000 francs) permet à quelques jeunes gens persans de s'instruire (en payant d'ailleurs une mensualité comme dans toutes les autres écoles). Mais nous serions infiniment heureux que les autres gouvernements qui ont ici des écoles, comme le Gouvernement français par exemple, se montrassent aussi politiques que le Gouvernement allemand. Nous en profiterions et l'influence française aussi, sans doute.

236 LA QUESTION PERSANE.

Les tentatives de germanisation de la Perse ont été plus haut : c'est ainsi que pendant la minorité de S. M. Ahmad Chah, la cour et la classe impé- riales1 furent encombrées de chambellans et d'ins- tructeurs chargés d'inspirer au futur souverain un respect enthousiaste de la puissance allemande.

La France a bien organisé en 1911, sur la demande du Gouvernement persan et d'accord avec la Russie et l'Angleterre, une mission de jurisconsultes professeurs, chargés de l'enseigne- ment du droit à Téhéran et des réformes judi- ciaires et administratives; mais, pour éviter l'envoi en Perse d'instructeurs militaires allemands, les pouvoirs et les attributions de nos jurisconsultes

1 V. mon étude sur V Administration de la Perse, Paris, Leroux, 1913, p. 7 et suiv. Ahmad, Chah de Perse, le 27 chaban 1314 (1896), successeur de son père Mohammed Ali Mirza depuis le 16 juillet 1909, couronné le 21 juillet 1914 à Téhéran. En 1909, pour son instruction, fut créée la classe impériale. L'école fut ouverte au jeune souverain lui-même, au Valiadh (prince héritier), au frère consanguin d' Ahmad Chah, à son oncle, et à une dizaine de jeunes gens, tous fils de personnages importants des différentes classes de la société persane. J'ai été désigné, sur la propo- sition de Son Altesse le Régent, pour enseigner au jeune Chah l'instruction civique et des éléments de droit admi- nistratif et j'ai lutté de mon mieux contre les intrigues des Chambellans germanophiles soutenus par tout le personnel de l'Enderoun (Harem).

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 237

ont été réduits à l'extrême. Cette mission a cepen- dant obtenu de véritables résultats en ce qui con- cerne l'enseignementdudroitadministratif adapté1. L'Allemagne a institué encore à Téhéran un Hôpital impérial qui sert de réclame aux produits pharmaceutiques allemands ; les soins y sont don- nés par deux médecins militaires. Cet hôpital, bien construit et administré, est très fré- quenté et jouit d'une grande popularité. Il est très soutenu par le Gouvernement persan ; de son côté le Gouvernement allemand lui donne tout l'appui matériel et toute l'assistance morale néces- saire. Les cours de médecine organisés par le Gouvernement français à Téhéran ne jouissent pas d'un traitement aussi favorable; l'hôpital russe est peu populaire. Quant à l'Angleterre, elle a peut-être le tort de ne s'occuper en Perse ni d'enseignement, ni d'assistance.

Pour mettre l'Iran en coupe réglée, suivant ses méthodes ordinaires d'exploitation et de domina-

1 V. Comptes rendus des séances de l'Académie. Juin 1915. Rapport de M. Lacour-Gayet, membre de l'Institut. En pré- sence de ces résultats, le Gouvernement persan a envisagé la création éventuelle d'une Ecole de droit à Téhéran. Espérons qu'elle sera française.

238 LA QUESTION PERSANE.

tion, l'Allemagne a fait étudier la Perse par ses géographes, par ses prospecteurs et par ses finan- ciers.

En 1910, la Perse était déjà devenue, du fait de l'Allemagne, le théâtre d'une nouvelle question internationale. A cette époque, les affaires de Perse se trouvaient dominées par des difficultés finan- cières qui empêchaient d'établir l'ordre dans ce pays troublé et de créer les services publics dont il a besoin1.

A ces difficultés, il était proposé de faire face en attendant une réorganisation des impôts, par un emprunt de 10 millions de livres, contracté auprès de l'Angleterre et de la Russie. A vrai dire le Medjliss (Parlement), très hostile envers l'étran- ger, comme le sont tous les corps politiques de l'Orient, restait défiant. Et le 9 avril 1910, le gouvernement avisait les légations d'Angleterre et Russie qu'il ne pouvait accepter cet emprunt, étant donné les conditions que voulaient imposer les deux puissances. Ces conditions, qui compre- naient un droit d'option sur les futurs chemins de fer, avaient pour but d'empêcher de dépenser sans utilité les fonds de l'emprunt.

1 V. mon étude sur les Institutions financières de la Perse, Paris, Leroux, 1915, et Revue du Monde musulman.

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 239

Lorsque le refus du prêt anglo-russe fut an- noncé, on connaissait déjà et l'on commentait fort le voyage fait en Perse par un représentant de Ja Deutsche Bank. Le 30 mars en effet, la Gazette de Voss publiait un télégramme, daté de Téhéran et disant :

La présence ici d'un représentant de la Deutsche Bank de Berlin et ses études, comme ses négociations avec les autorités persanes, ont fait naître de grandes espérances, d'après lesquelles le monde financier alle- mand ne serait pas éloigné de l'idée de venir en aide à l'État persan dans le besoin il se trouve, si des garanties adéquates étaient accordées.

Le délégué de la Deutsche Bank était M. Seyed Ruette, fils d'un Allemand et d'une femme de grande famille zanzibarite. Plusieurs de ces agents allemands dans les pays islamiques ont des ori- gines analogues.

Le voyage de M. Seyed Ruette avait d'autant plus attiré l'attention, que personne n'ignorait les liens qui unissent la Deutsche Bank à la Compagnie du Bagdad Bahn. Dès l'année 1908, d'ailleurs, la Deutsche Bank avait obtenu le droit d'ouvrir une succursale à Téhéran, et si elle n'avait pas jugé alors expédient d'en user immédiatement, elle en avait du moins parlé de manière à planter un jalon pour l'avenir. M. Seyed Ruette avait en outre reçu

240 LA QUESTION PERSANE.

mission de reconnaître la ligne Téhéran-Kanikin- Kermanchah-Bagdad pour y établir un rameau persan du Bagdad Bahn.

Ainsi s'affirmait le droit pour les Allemands d'exploiter le champ d'activité que réserve la Perse. La Gazette de Voss, dans une comparaison sugges- tive, a rappelé à cette époque la politique de l'Allemagne au Maroc.

De quel droit, a-t-elle écrit, l'Angleterre et la Russie pourraient-elles empêcher un emprunt allemand en Perse, s'il était réellement projeté? Le fait que la Russie et la Grande-Bretagne ont convenu de considérer le Nord et le Sud de la Perse, comme leurs sphères respec- tives d'intérêt, ne saurait le moins du monde imposer aux tierces puissances l'obligation de s'abstenir de toute opération commerciale dans ces régions. Et même, si on laissait passer cette monstrueuse prétention, la partie centrale de la Perse reste libre, même d'après l'accord anglo-russe.

La National Zeitung a montré, de son côté, la nécessité, pour empêcher « l'Allemagne de reculer de cinq siècles dans l'esprit des populations turques et persanes », de ne pas permettre à l'Angleterre de s'affirmer comme la puissance économique prépondérante dans le golfe Persique. Elle ajou- tait, après avoir présenté l'Allemagne comme la protectrice de l'indépendance de la Perse menacée

LES MÉTHODES TURCO-GERMA NIQUES EN PERSE. 241

par la Russie, que cette puissance et l'Angleterre « n'ont pas le moindre droit de considérer les concessions de chemins de fer faites à d'autres puissances comme un empiétement sur leurs propres intérêts ». C'est tout à fait le langage que nous avons entendu nous-mêmes au Maroc.

Dès le 29 mars 1909, la définition donnée par M. de Bûlow des intérêts germaniques en Perse avait autorisé et encouragé cette indépendance de l'initiative privée allemande :

Notre situation en Perse ne s'est en rien modifiée. Nous ne poursuivons dans ce pays aucune visée poli- tique; nous nous y consacrons seulement aux tâches économiques fixées par le traité de commerce que nous avons conclu avec la Perse * et qui reste en dehors des accords de tierces puissances auxquels nous n'avons pas participé.

Ni en Angleterre ni en Russie, on ne s'est mon- tré satisfait de l'entreprise de la Deutsche Bank. Le Novoie Vremia a donné même un avertissement général à la politique allemande en disant :

La diplomatie allemande met sans cesse en relief sa loyauté, son amour pour la paix et le respect qu'elle

1 Traité du 11 juin 1873. V. le Recueil des Traités de l'Empire fersan avec les pays étrangers, Téhéran, 1908, par Motamem-el-Molk. V. également le Recueil des archives diplo- m atiques de L. Renault.

Demor«ny. 16

242 LA QUESTION PERSANE.

a pour le droit de ses voisins. Nous pouvons donc espérer qu'elle s'opposera aux menées de ses capita- listes, cherchant à aviver les discordes politiques régnant en Perse et dont souffrent les intérêts russes.

L'énergique résistance anglo-russe fit ajourner l'entreprise dessinée en Perse par la Deutsche Bank, entreprise à laquelle il serait bien naïf de croire que la Chancellerie impériale soit restée étrangère. L'Allemagne est d'ailleurs toujours prête à maintenir ou à retirer discrètement sa mise, selon l'aspect de la partie. Puis elle sait bien qu'une puissance très forte, lorsqu'elle se rend encombrante quelque part, acquiert des objets d'échange et se fait payer son désistement.

En Perse comme ailleurs, les échecs ne rebutent pas le Germain. Il a installé dans toutes les prin- cipales villes de la Perse des succursales nom- breuses ' de la Persische Teppische Geselischaft de Téhéran, s'efforeant de détruire par l'introduction de la camelote une des plus belles industries natio- nales de l'Iran, celle des tapis. Un commis-voya- geur allemand, le docteur Pujin2, répand à pro-

1 Le 1er février dernier, par ordre de l'autorité militaire, les troupes russes ont occupé à Tauris la manufacture de tapis allemands; les entrepôts de cette manufacture ont été mis sous séquestre.

2 On attribue aux intrigues de ce commis-voyageur promu,

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 243

fusion dans le pays les couleurs d'aniline, les alizarines, les érythrines, les hématoxylines, et substitue de lourdes falsifications aux délicats dessins et aux admirables tons des tapis persans1. Un autre commis-voyageur, Schlutter, de la maison de commission Undeutsch, de Brème, inonde la Perse comme l'Amérique du Sud de tous les produits de la Germanie. Les magnifiques jardins et les somptueux bassins du Gulistan impérial sont déshonorés par une quantité de petits bonshommes de bois aux couleurs criardes, por- tant des flambeaux ou des lanternes, disséminés dans les bosquets et jusque sous les jets d'eau.

D'admirables et riches forêts occupent en Perse les rivages de la mer Caspienne, dans les provinces et régions de Toune-Kaboun, de Koudjour, de Mazanderan et d'Astrabad. Il s'agit d'immenses territoires boisés des plus belles essences, dont l'exploitation intéresse à la fois l'avenir écono- mique et l'avenir politique de la zone d'influence russe. Il est bien certain, d'ailleurs, que la guerre

paraît-il, consul général d'Allemagne, le mouvement anti- anglais qui a entraîné le bombardement de Bouchir et les manifestations xénophobes du Tinguestan.

1 V. sur l'accaparement allemand de l'industrie des produits chimiques, l'intéressant article de M. A. Stœling, Bulletin 3 du Comité Michelet, Paris, 9 décembre 1914.

244 LA QUESTION PERSANE.

actuelle a déjà fait naître et fera naître encore sur le marché des besoins nouveaux que les réserves de bois de la Russie ne pourront satisfaire.

Les Austro-Hongrois n'ont pas attendu les évé- nements de l'heure présente pour se rendre compte de l'intérêt qu'il y aurait à s'emparer des forets persanes. Du reste, chez eux aussi, les réserves de la Croatie -Slavonie s'épuisent. Par divers contrats, des hommes d'affaires et des spécialistes de Vienne, soutenus par de hauts personnages de la cour dûment intéressés, ont essayé d'arracher aux propriétaires indigènes les grands terrains boisés des rives persanes de la Caspienne. Mais aucune exploitation n'a encore suivi, les contrats ont réservé des options et des préférences, qui ne se sont pas réalisées et qui ont été reprises par un protégé allemand, M. Stump1. Mais, M. Stump ne disposait pas des moyens nécessaires pour com- mencer l'exploitation.

Le 7 mai 1914, un sujet autrichien, M. Reichardt,

1 M. Stump avait la représentation du Saint-Synode pour l'achat des cires vierges destinées au cuite russe. Un groupe étranger aurait obtenu la fourniture de ces cires. Naturellement, les maisons françaises ont été exclues et cependant Madagascar et la Tunisie en produisent d'excel- lentes et en grande quantité. Les cires des colonies alle- mandes d'Afrique sont de qualité inférieure et ne répondent pas aux besoins du Saint-Synode.

LES MÉTHODES TURGO-GERMANIQUES EN PERSE. 245

a obtenu l'assentiment de la Banque d'escompte russe pour se faire céder par le prince Mohammed Vali Khan Cépadhar Azam, le plus grand pro- priétaire foncier de la Perse, possesseur des forêts de la Caspienne, la totalité du bois de chêne (plus d'un million d'arbres) susceptible d'être exploité pendant cinquante ans sur ses pro- priétés. Le contrat prévoit en outre, en faveur de M. Reichardt, le droit de conclure avec le Cépadhar d'autres contrats pour l'achat de toutes espèces sur les mêmes terrains.

La Banque d'escompte russe à Téhéran s'est bien fait rétrocéder par un acte du 25 mai 1 914 les droits du concessionnaire, mais sous réserve et à la condition de conserver le sujet autrichien à la tête et comme directeur de la future société d'étude et d'exploitation. M. Reichardt en a profité pour écarter énergiquement le concours des capitaux français. Or M. Bark, ministre des Finances russe, a déclaré, le 6 février dernier, que le marché russe demeurera désormais fermé aux Austro-Allemands, que la bataille économique sera contre eux sans merci et que sur ce terrain comme sur le champ de bataille, l'union et la solidarité des alliés seront toujours plus étroites1.

1 J'ai saisi de ces deux intéressantes questions la commis-

246 LA QUESTION PERSANE.

Les importations allemandes (armes, automo- biles, etc.) augmentent chaque année1. Les Alle- mands ont même envoyé des ingénieurs, chargés de préparer l'accaparement des moyens de transport pour les voyageurs, les céréales et les colis postaux.

Le tableau général du commerce de la Perse avec les pays étrangers pendant l'année Sitch- kan-il (21 mars 1912-20 mars 1913) permet de préciser l'étendue de ces progrès. Les comptes spéciaux par pays de provenance et de destination révèlent que les principaux clients et fournisseurs de la Perse peuvent être classés dans l'ordre sui- vant : la Russie, l'Angleterre, la Turquie, l'Alle- magne, la France et l'Italie. Viennent ensuite l'Au- triche-Hongrie, l'Oman, la Belgique, les États- Unis, l'Afghanistan, la Chine, les Pays-Bas, l'Egypte et la Suisse.

Le trafic russo-persan. Le commerce général russo-persan en Sitchkan-il a atteint

sion Méline, Barbier, etc., des relations commerciales franco- russes. J'en ai saisi également l'adjoint de M. Raffalovitch, correspondant de l'Institut : M. Apostol. V. Giraud, Le com- merce extérieur de la Russie, Paris, 1915.

1 V. mon étude sur les Institutions financières de la Perse. Les détails qui suivent sont tirés du tableau général du commerce de l'empire avec les pays étrangers (1912-1913) publié par l'administration belge des douanes persanes. Bruxelles, Etablissements généraux d'imprimerie, 1913.

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 247

628.857.900 krans1 avec une augmentation de 14 0/0 sur Tannée Tangouz-il. Ces chiffres mon- trent que la Russie est le meilleur client de la Perse et en même temps son plus important four- nisseur. La valeur des marchandises vendues par la Perse et la Russie représente en effet 69 0/0 du total des exportations persanes, tandis que les im- portations russes en Perse atteignent près de 58 0/0 de la valeur de tout le commerce d'im- portation. Quant au trafic russo-persan, impor- tations et exportations réunies, il représente 62,7 0/0 du commerce général extérieur de la Perse.

Ces chiffres ne donnent pas toutefois une idée exacte de l'importance des transactions russo-per- sanes. Il est certain qu'une bonne partie des mar- chandises voyageant sous l'étiquette russe sont de provenance germanique. Il est non moins avéré qu'une notable proportion des articles déclarés à destination de la Russie, sont en réalité destinés à d'autres pays plus éloignés; c'est le cas notam- ment pour les fruits secs (les raisins de la région d'Ourmiah) et pour les tapis. Même réduite ainsi, l'énorme prépondérance du commerce russe reste encore incontestable. Elle s'explique par la proxi-

1 La valeur moyenne du kran est évaluée à 0 fr. 4545.

248 LA QUESTION PERSANE.

mité des deux pays, les provinces les plus riches de la Perse étant précisément celles qui sont voi- sines de la Russie. Elle s'explique aussi par diverses mesures prises par le Gouvernement russe, comme la suppression du libre transit de marchandises par le territoire russe (sauf en ce qui concerne les colis postaux et le thé expédiés par la voie Batoum-Bakou) et comme l'octroi de ristournes importantes à l'exportation de nom- breuses marchandises.

Le trafic anglo-persan. Le trafic anglo- persan présente un caractère différent. En effet, tandis que la valeur des importations de Russie en Perse est généralement égale à celle des expor- tations de Perse en Russie, pour le trafic anglo- persan la balance est nettement défavorable à la Perse. Les importations anglaises sont générale- ment de deux ou trois fois supérieures aux expor- tations persanes à destination de l'Empire britan- nique.

Cette situation s'explique par le fait que les pro- vinces du Sud, celles qui sont en relations com- merciales avec l'Angleterre et les Indes, sont les plus pauvres et les moins peuplées de la Perse. Si Ton ajoute aux céréales et aux dattes de l'Ara- bistan les tapis de Kerman qui s'exportent par Bender-Abbas, quelques gommes, les perles fines

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 249

de la côte de Lingah, l'opium et le tabac de Yezd et de Kennan1, on a tout ce qui peut faire l'objet d'un trafic entre les provinces méridionales de la Perse et l'Empire britannique. On trouve, il est vrai, dans le Sud, du plomb, du porphyre, du cuivre, du nickel, de la houille, du bitume, du fer, etc. ; mais ces richesses minières ne sont pas encore exploitées.

Les importations de l'Empire britannique en Perse, représentent en Sitchkan-il 25 0/0 du total des importations persanes, tandis que les expor- tations de la Perse vers l'Empire britannique ne représentent que 13 0/0 du total des exportations persanes.

Par rapport à l'année précédente, les importa- tions britanniques ont diminué de 4 0/0.

Trafic turco-pp.rsan. Si l'on s'en tient aux chiffres donnés par les déclarations en douane, la Turquie, en 1912-1913, occupe le troisième rang pour l'importance des transactions commerciales de la Perse avec les pays étrangers, en augmenta- tion sur l'année précédente (1911-1912) de 9 0/0 pour les entrées, et de 0,11 0/0 pour les sorties.

1 Les statistiques de l'administration des douanes ne par- lent pas du tabac de Chiraz, qui cependant donne lieu à un important mouvement d'exportation. Il faut aussi men- tionner les citrons et le jus de citron.

250 LA QUESTION PERSANE.

Toutefois, les réserves formulées sur l'impor- tance réelle du trafic russo-persan sont plus nécessaires encore en ce qui concerne le trafic turco-persan. En effet, Constantinople sert de lieu de transit pour de nombreuses marchandises de provenance européenne à destination de la Perse, et comme, avant d'être réexpédiées par la voie de Trébizonde-Erzéroum, ces marchandises subis- sent un changement d'emballage et qu'elles sont accompagnées de factures délivrées par les com- missionnaires de Constantinople, la douane per- sane est forcée de les considérer comme marchan- dises de provenance turque. C'est ainsi que les tissus de coton, les teintures, les merceries enre- gistrées comme provenant de Turquie sont en réalité, pour la majeure partie, originaires d'Alle- magne et d'Autriche-Hongrie, tandis qu'à l'ex- portation, une partie considérable des tapis décla- rés pour la Turquie sont en réalité simplement déposés à Constantinople pour être, de là, réexpé- diés dans tous les pa^s du monde, notamment en Angleterre et aux États-Unis.

Si au lieu d'être une statistique d'échanges inter- nationaux, la statistique persane était une statisti- que de production et de consommation, la Turquie n'occuperait pas le troisième rang, elle viendrait après l'Allemagne, peut-être même après la France.

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 251

Trafic g ermano -persan. L'Allemagne occupe le quatrième rang dans la liste des pays qui entre- tiennent avec la Perse des relations commerciales suivies.

Son trafic a atteint, l'année dernière, 24.316.252 krans, dont 2.928.421 krans seulement pour les exportations.

Les importations ont sur l'année précédente augmenté de 4.761.437 krans. D'ailleurs, ainsi qu'il a été dit à propos des relations commerciales turco-persanes, le total des importations allemandes doit être sensiblement augmenté à raison du fait que de notables quantités de tissus de coton, de tissus de laine pure, de tissus de laine mélangés de coton, de teintures et de merceries, déclarés à l'entrée en Perse comme originaires de Turquie, proviennent d'Allemagne.

Aux exportations, il y a eu progression cons- tante jusqu'en Tangouz-il, mais comme les céréales de l'Arabistan formaient la part la plus importante de ce trafic, les chifïres devaient inévi- tablement être sujets à de grandes variations suivant l'état des récoltes. Celles-ci ayant été défi- citaires en Sitchkan-il, les exportations vers l'Al- lemagne ont marqué une considérable dimi- nution. Les chiffres de Sitchkan-il marquent en effet, par rapport à ceux de l'année précé-

252 LA QUESTION PERSANE.

dente, une diminution de 1 .996.936 krans ou 68 0/0.

Trafic franco-persan. La France, après avoir longtemps occupé en Perse le quatrième rang parmi les pays importateurs et exportateurs, a été depuis quelques années dépassée par l'Al- lemagne, en ce qui concerne les importations, et par l'Italie, les États-Unis d'Amérique et la côte d'Oman, en ce qui concerne les exportations.

Pour l'importation, cette régression est due en très grande partie à la diminution des ventes du sucre en pains. En effet, après avoir atteint 4.825.090 batmans1 pour une valeur de 17.770.597 krans en Yount-il (1906-1907), les importations de ces marchandises sont tombées en Tangouz-il à 1.449.076 batmans, pour une valeur de 4.688 494 krans. De même pour les tissus de soie pure, dont les importations sont tombées de 18.375 batmans et 2.649 866 krans en Bars-il(1902-1903) et à 294 bat- mans et 97.766 krans en Tangouz-il, à 305 bat- mans et 106.083 krans en Sitchkan-il.

Au total, les importations ont atteint en Sitch- kan-il 11.031.452 krans contre 11.489.145 krans en Tangouz-il, présentant ainsi une diminution de près de 4 0/0.

* Le batman vaut en moyenne 3 kilogrammes.

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 253

Quant au commerce d'exportation de la Perse vers la France, il a subi au cours des dernières années, une diminution relativement bien plus considérable, de 12.244.022 krans de marchan- dises en It-il (1910-1911) à 2.590.590 en Tan- gouz-il et à 4.828.744 en Sitchkan-il.

Les causes de cette situation sont faciles à expliquer, car la diminution ne porte que sur un seul article, les cocons, et tout ce qui a été perdu par la France a été gagné par l'Italie.

Trafic italo -persan. En Tangouz-il, les importations d'Italie en Perse atteignaient 2.152.291 krans. En Sitchkan-il, elles se sont élevées à 2.737.923 krans, accusant ainsi une augmentation de 27 0/0.

Aux exportations, on constate, au contraire, une diminution de près de 23 0/0, 10.382.742 à 8.003.720 krans.

Cette situation est due uniquement à la dimi- nution de la production des cocons. Il y a lieu de remarquer à ce sujet que l'Italie est devenue le principal acheteur des cocons persans. Par une série d'habiles mesures prises par le gouverne- ment, les municipalités et les industriels italiens, Milan est devenu au détriment de Marseille le principal marché des cocons.

254 LA QUESTION PERSANE.

De cet exposé rapide du commerce de la Perse avec les pays étrangers, il faut retenir ici qu'en falsifiant les statistiques, les étiquettes et les indi- cations de provenance, Turcs et Allemands s'ef- forcent de s'emparer du marché iranien.

Ainsi on peut dire que tous les chiffres qui con- cernent les provenances russe, anglaise et turque, sont sujets à caution et que, parmi les marchan- dises cataloguées sous une de ces trois étiquettes, il s'en trouve une grande quantité qui proviennent en réalité d'Allemagne et d'Autriche. Sont ainsi attribués à la Russie et à l'Angleterre non seule- ment des produits allemands simplement transi- taires, mais ces mêmes produits, made in Ger- many, admis sur leur territoire et revendus par des négociants à la Perse ainsi que d'autres pro- duits encore, qui, fabriqués en Russie et en Angle- terre, l'ont été avec des matières premières venant d'Allemagne et d'Autriche.

9

Le chemin de fer transpersan. Toutes ces ten- tatives d'exploitation et de domination économiques ne sont que secondaires à côté de la « kolossalle » entreprise du chemin de fer de Bagdad et de ses

LES MÉTHODES TURGO-GERMANIQUES EN PERSE. 255

annexes en Perse, combinée avec la création, depuis 1906, d'une ligne de navigation desservie par la H amour 'g -America dans le golfe Persique, pour préparer la pénétration allemande à la fois au Nord-Ouest par Hanekin et au Sud par Bassorah et Koweït.

Les derniers événements de la guerre nous invitent à chercher une solution acceptable de la question du chemin de fer de Bagdad. Cette œuvre doit s'accomplir et s'accomplir avec notre con- cours. La tractation russo-allemande de Potsdam est désormais caduque et la Russie et l'Angleterre doivent désirer notre collaboration. Notre gou- vernement n'aura plus de raison de refuser des autorisations nécessaires aux financiers attachés à obtenir l'émission sur le marché français d'em- prunts pour cette entreprise. C'est un fait dont il convient de tenir compte en présence des influen- ces qui ne manqueront pas d'exercer leur pres- sion sur nos pouvoirs publics. Pour ne rien aban- donner au moment voulu de la défense de nos intérêts; pour mieux les sauvegarder même à l'ins- tant décisif, il est donc nécessaire que prenant la situation telle qu'elle sera, notre pays arrête une politique en ce qui concerne le Bagdad et l'en- semble des chemins de fer de l'ex-Empire ottoman.

Déjà nous avons à obtenir la restauration du

256 LA QUESTION PERSANE.

réseau français amputé du Nord de la Syrie. Mais ce n'est pas assez; il faudra que les Français soient appelés à la place à laquelle ils ont droit sur le « réajustement » des projets de chemins de fer de Turquie. Aux Allemands de restituer ce qu'ils ont enlevé aux Français; nos amis et alliés doivent agir sur ce point en accord complet avec nous. Il importe que dans cette question notre gouverne- ment s'inspire des intérêts permanents et tradi- tionnels du pays et non pas de telle ou telle com- binaison occulte qui donnerait lieu à un bénéfice immédiat et temporaire de pure finance. 11 faudra se garder d'autre part d'une politique de subordi- nation autant que d'une politique de surenchère. L'Allemagne ne manquera pas en effet d'essayer à ce moment-là de disloquer le bloc russo-franco- anglais qui s'est déjà constitué autrefois en face de l'entreprise du Bagdad. Nos alliés ne devront pas oublier la loyauté que nous avons gardée pour la sauvegarde de leurs intérêts1.

Les négociations qui s'engageront au sujet du chemin de fer de Bagdad et de l'Asie Mineure toucheront à tout l'ensemble des rapports inter- nationaux et elles auront les plus vastes et les

1 V. Questions diplomatiques et coloniales, 1er mars 1911. La question du Bagdad après Potsdam, Robert de Caix.

LES MÉTHODES TURCOGERMANIQUES EN PERSE. 257

plus sérieuses répercussions sur la question de la Perse.

La question des chemins de fer persans est en effet intimement liée à celle du chemin de fer de Bagdad. C'est en 1872 qu'il fut pour la pre- mière fois question d'établir une voie ferrée entre l'Europe et les Indes. Ce fut le plan d'un finan- cier anglais, le baron Jules de Reuter, fondateur de la grande agence d'informations télégraphi- ques. La voie qu'il voulait construire devait relier tout d'abord le littoral de la Caspienne à la capi- tale Téhéran. Elle devait être ensuite poussée jusqu'au golfe Persique, suivant un tracé à déter- miner sur place par les ingénieurs. Ce projet fit l'objet d'une concession accordée le 25 juillet 1872 par S. M. Nasr-ed-Dine Chah au baron de Reuter. Le projet n'aboutit pas, Nasr-ed-Dine Chah ayant révoqué sa concession.

C'est après cet échec que l'Angleterre se préoc- cupa de relier les Indes avec l'Europe par une ligne de chemin de fer allant du golfe Persique au littoral méditerranéen. On retrouve la trace de cette préoccupation dans certaines observations présentées à la Chambre des communes posté- rieurement à 1872. Le plan ne fut malheureuse- ment pas poursuivi avec ténacité. Le Gouverne- ment britannique avait pourtant la partie belle;

Dbmorgny. 17

258 LA QUESTION PERSANE.

il manqua de prévision et de continuité dans ses visées. Ses fautes ont laissé le champ libre à l'Allemagne qui cherche à récolter aujourd'hui les fruits de l'entreprise.

De son côté, la Russie, dès 1874, obtint de Nasr- ed-Dine Chah la concession d'un chemin de fer de Djulfa sur l'Araxe à Tauris. En 4878, la banque Alléon reçut à son tour un firman, l'au- torisant à construire et à exploiter une voie ferrée de Recht à Téhéran. Ces concessions n'eurent pas de suite non plus.

En 1880, la Russie ferma le Caucase au transit des marchandises européennes et s'assura en fait le monopole des voies ferrées partant de la Caspienne ou des frontières de l'Azerbaïdjan vers le centre de la Perse. De 1889 à 1910, la Perse, pour contracter des emprunts en Russie, s'engagea à n'accorder aucune concession de voie ferrée dans le Nord sans l'assentiment du Gouvernement russe.

A partir de cette époque, la question des che- mins de fer persans se présente sous trois aspects : les chemins de fer de la zone russe; ,2° les chemins de fer de la zone anglaise; les projets de transiranien. Sous ces trois aspects, elle a pro- voqué les convoitises allemandes.

En 1912, conformément aux termes de l'adhé-

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 259

sion de la Perse à la convention anglo-russe de 1907, un gros emprunt de 150 millions de francs fut demandé par le Gouvernement de Téhéran à l'Angleterre et à la Russie. Les prêteurs se mon- trèrent récalcitrants. Les garanties indiquées par le trésorier général de la Perse furent soumises à une critique sévère. On discuta avec le régent la question de la réforme judiciaire, la possibilité et le droit pour les étrangers d'acquérir des immeu- bles et des droits immobiliers en Perse; l'acquisi- tion de ces droits aurait pu être acceptée comme garantie de l'emprunt projeté. Le régent fit observer que la réforme de la justice, afin d'amé- liorer la procédure et d'assurer l'exécution des jugements, était doublement désirable et possible et qu'il ne manquerait pas d'appeler toute la solli- citude du Gouvernement persan sur la question. Quant aux droits de propriété immobilière à concéder aux étrangers, le régent fit remarquer qu'un Européen, devenant propriétaire en Perse, serait soustrait en sa qualité d'Européen au pouvoir et à la juridiction du Gouvernement persan, non seulement quant aux biens acquis, mais encore quant au personnel employé sur la propriété concédée. La question fut donc réservée et le Gou- vernement persan, ainsi que le trésorier général multiplièrent leurs démonstrations sur le crédit

260 LA QUESTION PERSANE.

réel et sur le crédit personnel du pays. Le 31 août 1912 et pour l'année 1912-1913, un nouvel état de prévisions de recettes comprenant un maxi- mum et un minimum fut établi par l'administra- tion du Trésor :

Il résultait de ces prévisions qu'après l'emprunt et le remboursement de toutes les dettes flottantes, le gouvernement devait disposer encore d'un excédent minimum de 125 millions de krans, ce qui était largement suffisant pour assurer les réformes urgentes pendant deux ans.

Les prêteurs persistèrent à trouver insuffisantes les garanties offertes par le trésorier général. Ils firent observer que il n'y a ni budget, ni statistique, ni comptes, il est très difficile de se faire une opinion sur la situation financière de l'État.

Le Gouvernement de Téhéran ajourna donc son projet de gros emprunt et en septembre 1912, il adressa aux deux légations de Russie et d'Angle- terre un mémorandum tendant à obtenir une petite avance de 200.000 livres, dont la moitié était demandée au Gouvernement britannique et l'autre moitié au Gouvernement impérial de Russie. A la suite de ce mémorandum, le Gouver- nement de Petrograd fit connaître qu'il subor- donnait toute avance nouvelle à la concession de

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 261

la ligne de chemin de fer Djulfa-Tauris-Ourmiah. De son côté, le Gouvernement anglais fit étudier par un syndicat la construction des chemins de fer :

à) De Mohammerah ou Khor Moussa à Khorre- mabadou Bouroudjird;

b) De Bender-Abbas à Kerman;

c) De Bender-Abbas à Ghiraz;

d) De Bender-Abbas à Mohammerah.

Les pourparlers furent longs et difficiles; la question était en effet complexe, elle intéressait à la fois la politique persane et la politique interna- tionale. Les Persans ne voulaient pas que les concessions de chemins de fer fussent demandées comme conditions de l'avance de un million de tomans qu'ils sollicitaient. Ils voulaient traiter la question à part. D'autre part, au point de vue du droit international, depuis 1912, l'accord russo- anglo-persan a consacré, comme on l'a vu, l'éta- blissement de zones d'influence et l'adhésion de la Perse à l'accord anglo-russe de 1907. Or, les lignes de chemins de fer du projet anglais s'étendaient jusqu'à Bouroudjird qui est situé dans la zone économique russe et pénétraient dans la zone neutre de Bender-Abbas à Chiraz et de Bender- Abbas à Mohammerah. De là, de graves difficultés possibles.

262 LA QUESTION PERSANE.

En troisième lieu, il était aussi fortement ques- tion d'un grand chemin de fer transpersan. Ce sont les articles 1 et 2 de l'arrangement de 1907 concernant la Perse qui ont ouvert la porte aux projets de voie ferrée. Sur ce terrain, la rivalité anglo-russe savamment entretenue par le Gou- vernement persan a été exploitée avec habileté par l'Allemagne. Sur ce terrain aussi, les inté- rêts de la France ont été subordonnés jusqu'ici aux combinaisons occultes de quelques groupes financiers. En 1910, au mois de novembre, un groupe de financiers, d'hommes politiques russes et de représentants des principales industries engagea des pourparlers à Londres et à Berlin pour consti- tuer une société internationale en vue de la cons- truction d'un chemin de fer du Caucase au Belou- chistan. La compagnie devait être internationale et la ligne devait suivre la route la plus directe de Calais à Calcutta. On accueillerait avec plaisir la participation de groupes français, allemands et autres 1. Interrogé à Londres en décembre 1910 par un représentant de l'agence Reuter, M. Timiriazef, un des membres du groupe russe, a fait les déclarations suivantes :

1 Un consortium de nos grandes banques a été constitué pour étudier le Transpersan sous la présidence de M. Rain- dre, ancien ambassadeur.

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 263

La sympathie avec laquelle l'idée d'un transpersan a été accueillie en Angleterre et en Russie est grande- ment satisfaisante. Cette démonstration de sympathie est en elle-même importante, mais je crois que ce pro- jet est un de ceux pour lesquels la hâte n'est pas néces- saire — je dirai même nuisible. Le temps n'est pas venu d'en discuter les détails. Il faut attendre. Il semble peu probcble que les ministres anglais puissent s'occuper de cette question avant février prochain au plus tôt. Si le projet est approuvé dans ses grandes lignes par l'opinion publique et si éventuellement on reçoit des assurances précises des gouvernements intéressés, la première chose à faire sera de constituer un comité chargé d'étudier la question en détail. Le projet en vue est conparable aux canaux de Panama et de Suez, ou au Transsibérien, mais comme il a été imaginé après de patents et honnêtes efforts, je ne pense pas que l'argen; nécessaire fasse défaut. Mais il est prématuré de parer finances. Il ne serait pas suffisant d'avoir un groupement purement anglo-russe et je ne vois pas pourqioi la France, l'Allemagne et d'autres puissances ne seraient pas intéressées. C'est seulement après la formaion d'un comité et un examen détaillé des ques- tions oie l'on pourrait dire si le moment est venu de forme] nécessairement une grande compagnie interna- tionale

Des renseignements, forcément approximatifs, ont éé publiés sur la longueur et le coût de ce nouveiu transiranien. Du Caucase à la vallée de l'Indu, il y a environ 1.600 milles; les dépenses

264 LA QUESTION PERSANE.

ont été évaluées à 21 millions de livres sterling et le temps nécessaire à la construction a été estimé à quatre ans. La durée du trajet de Londres à Bombay ne sera plus que de sept jours la dis- tance entre ces deux villes est de 5.700 milles et le prix du billet de 1.000 francs, 2 0/0 moins cher que par Brindisi. Les sections construites dans la zone d'influence anglaise et russe seront sous le contrôle exclusif de chacun de ces pays; le tronçon persan serait établi et surveillé par une compagnie internationale. Tant qu'au tracé, le colonel A. C. Yate, qui a servi pendant long- temps à la frontière nord-ouest de l'Inde et qui connaît par conséquent la partie du pays le transpersan doit se joindre au réseau indien, en a donné un projet détaillé à une récente réunion de la Central Asian Society de Londres. La nou- velle ligne partirait de Bakou, longerait les lords de la Caspienne jusqu'à Recht, suivrait la vallée du Sefid-Roud, traverserait les monts Elbmrz, passerait à Kazvin, gagnerait de lspahanj soit par Hamadan, soit par Téhéran, pour se eonti- nuer par Yezd et Kirman jusqu'aux chemus de fer nord-ouest de l'Inde.

Dans une lettre ouverte à l'éditeur de la levue anglaise « Le Spectator » le colonel Yate indiquait le développement auquel était appelé le transpersan.

LES MÉTHODES TURCO -GERMANIQUES EN PERSE. 265

Un aussi grand chemin de fer, écrivait-il, doit évi- demment avoir des embranchements. Le plus impor- tant — et celui qu'en échange d'autres concessions, la Russie aurait promis à l'Allemagne à Potsdam est Téhéran, Hamadan, Kermanchah, Khanikin, destiné à rejoindre un jour venu le Bagdad allemand. Puis un autre irait de Téhéran à Meched par Askabad, d'où par le Transcaspien, il aboutirait à Krasnovodsk, encer- clant ainsi tous les bords sud de la Caspienne.

Les Anglais enfin ne devront pas oublier selon le colonel1 qu'étant maîtres de l'Inde, ils doivent y conserver des forces suffisantes et des communications avec les principaux ports du golfe Persique, Pasni et Chahbar entre autres. Le colonel Yate terminait ainsi sa lettre2 :

Depuis soixante-dix ans, les cerveaux européens ont médité sur cette entreprise de chemin de fer indo- européen. La politique et l'argent, la rivalité et la jalousie internationales ont toujours été de plus grands obstacles que la montagne, le désert et les fleuves. Je me hasarde à penser que toutes ces diffi- cultés sont sur le point d'être surmontées et que dans dix ou onze ans d'ici, le Caucase et la vallée de l'Indus,

1 V. Questions diplomatiques et coloniales, 16 avril 1911. M. Sauvé, Le Transiranien.

2 Rapprocher ce passage de la lettre du colonel Yate des réflexions de Jaurès sur l'entreprise des chemins de fer d'Asie.

266 LA QUESTION PERSANE.

la Méditerranée et le golfe Persique seront unis par des voies de fer; si le contrôle de ces lignes est juste- ment départagé entre Bretons. Slaves et Teutons, les intérêts de tous, y compris ceux de la Turquie et de la Perse, seront assurés sans que soit troublée la paix de l'Europe ou de l'Asie.

Dans une autre lettre au Times, le même colonel Yate écrivait sur les projets élaborés pen- dant ces soixante dernières années pour la commu- nication directe par chemin de fer entre l'Europe et les Indes :

Quand nous jetons un regard sur ces projets qui se sont traduits en lignes fantaisistes du canal de Suez et du golfe Persique au sud, à la Caspienne et à l'Hin- doukoush au nord, on ne peut que regarder avec le plus vif intérêt le développement du dernier né. Il pro- met d'être un rival sérieux à la ligne allemande Scutari- Bagdad.

-o'

Tel n'a pas été l'avis cependant de certains industriels russes qui, dans une réunion tenue le 23 novembre 1910 à Moscou, ont prétendu que le transpersan favoriserait la concurrence anglaise et que, avec la promesse de raccordement avec le Bagdad, la marchandise allemande amenée par les rails russes, tuerait non seulement les béné- fices russes, mais supplanterait complètement les

LES MÉTHODES TURCO-GERMAMQUES EN PERSE. 267

produits de l'industrie moscovite. En réalité, les industriels russes devront surtout lutter avec l'ha- bileté si grande du commis-voyageur allemand, qui étudie les marchés coloniaux avec son infati- gable énergie, toujours prête à se mouler aux exigences de l'acheteur, pour lui insinuer triom- phalement la vogue du Mode in Germany.

Quoi qu'il en soit, le Times, au lendemain de l'annonce du projet russe du tiansiranien écri- vait :

La coopération des capitaux anglais et russes, sous les communs auspices des gouvernements réciproques, constitue en même temps qu'une preuve tangible de bon vouloir envers la Perse, une garantie nouvelle pour la sécurité et la prospérité de l'empire des Chahs. Tôt ou tard également, la ligne devra être rattachée à tra- vers la Perse occidentale au chemin de fer de Bagdad, et encore pourront être trouvées l'occasion et la base d'un arrangement amical avec l'Allemagne.

Venant après l'entrevue de Potsdam, cette phrase du grand journal anglais valait d'être citée. De son côté, le Novoie Vremia trouvait un autre argu- ment en faveur de la construction d'un trans- persan, à savoir que ce chemin de fer aurait pour effet d'améliorer les relations entre la Russie et l'Allemagne.

268 LA QUESTION PERSANE.

Tant que nous tiendrons entre nos mains, disait-il, une section de l'artère qui transportera une partie des produits allemands, nous ne nous heurterons pas à une opposition décidée de l'Allemagne en Extrême-Orient, ni dans une partie quelconque de l'Orient. Il deviendra impossible de s'avancer contre nous, revêtu d'une armure éclatante, car ce serait la dislocation immédiate de toute l'industrie allemande.

Enfin si la Russie, l'Angleterre et les autres puissances européennes doivent tirer du trans- persan des bénéfices matériels et réciproques, la Perse elle-même y trouvera de grands avantages.

Il n'est personne en ce pays, déclarait le ministre de Perse à Paris, S. E. Samad-Khan-Momtazos-Saltaneh, à un représentant du New-York Herald, qui ne com- prenne la valeur économique, nationale, et si je puis dire, éducatrice de ces instruments si indispensables à tout peuple qui aspire au progrès. L'absence de moyens adéquats de communication dans toute la Perse est un des plus sérieux obstacles au maintien de l'ordre et à l'établissement d'un système convenable de gouverne- ment. La Perse ne sera ni stable, ni prospère jusqu'au jour l'influence civilisatrice des chemins de fer y aura été introduite.

L'Empire iranien, dont l'isolement au point de vue des communications internationales est presque complet, doit sortir de cet isolement. La France

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 269

doit être intéressée au même titre que les autres puissances de liberté à l'ouverture du transiranien qui fera du plateau de l'Iran le lieu de passage préféré des hommes d'Europe se rendant aux Indes. Par la Perse en effet, passe le chemin le plus direct qui va de Londres, de Vienne, de Paris, de Berlin et de Petrograd au golfe Persique et dans le bassin de l'Indus et du Gange. C'est sur le territoire persan que se trouve le point de convergence et de concentration des lignes trans- caucasienne, transcaspienne et transpersane qui mettront en communication par une ligne inin- terrompue l'Europe et l'Asie.

Sur le terrain politique, exploiter la rivalité anglo-russe contre la Perse elle-même, destinée à servir un jour ou l'autre de victime pour faciliter les règlements futurs, est le jeu tout indiqué de la duplicité germanique.

L'Allemagne, tout en déclarant s'abstenir de toute ingérence politique dans les affaires inté- rieures de la Perse, a tenté de prendre tour à tour à son service et d'exciter contre la Russie les partis constitutionnel et dynastique qui se disputent le gouvernement du pays.

270 LA QUESTION PERSANE.

Au mois d'août 1910, en pleine révolution per- sane, la presse russe, notamment le Novoie Vremia, a eu l'occasion de critiquer vivement le rôle du ministre d'Allemagne à Téhéran, le comte de Quadt, qui, « par hasard », avait été conduit à prendre le parti de la révolution et des chefs rebelles, notamment du fameux Sattar Khan, contre le gouvernement absolu de Mohammed Ali Chah.

Depuis et tout récemment encore, de nombreuses interventions allemandes se sont manifestées dans la politique intérieure de la Perse. C'est la fur or consularis du consul général allemand de Bouchir qui prend à tâche de compromettre les gouver- neurs généraux qui se succèdent dans la province du Fars. C'est la création d'un consulat général allemand à Tauris, dont le titulaire, un certain Litten, s'est efforcé, à peine installé, d'intervenir de la manière la plus agressive, au moment la Russie a obtenu la concession du chemin de fer Djulfa-Tauris, sous le prétexte que cette concession apportait des entraves aux ingé- nieurs allemands des mines dans leurs travaux de prospection de la région. Ce sont les agisse- ments du commis -voyageur « Doctor » Pujin1 à

i Le 9 février 1914, le Gouvernement du Chah a refusé

LES METHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE.

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Ispahan : il avait pris à ferme les propriétés de quelques persans d'Ispahan; de son côté, le prince Zil-os-Soltan, grand-oncle du Chah actuel, avait donné ses terres à ferme au représentant de la Banque russe clans la même ville. De vifs incidents furent provoqués entre les paysans des deux con- cessions : le commis-voyageur Pujin en fut l'insti- gateur, soutenu par la légation d'Allemagne, qui eut le cynisme d'intervenir, pour réclamer ensuite une enquête par la légation de Russie.

Dans le Sud, des attachés militaires allemands suivent et accompagnent les officiers de la mission de gendarmerie suédoise chargés d'organiser la police des routes, multipliant les obstacles et les intrigues sur leur passage. Ils s'efforcent de détruire l'œuvre de la gendarmerie en provoquant le désordre, pour rendre les Suédois suspects à la fois au Gouvernement persan qui les emploie ainsi qu'aux Russes et aux Anglais1.

Le plus regrettable, c'est que dans ces régions,

Yexequatur à ce commis-voyageur que Stamboul et Berlin avaient choisi comme consul à Ispahan.

* Le 25 janvier dernier, le correspondant du Temps à Petrograd a annoncé que les instructeurs suédois avaient reçu l'ordre de rentrer en Suède. Il s'agit en réalité du rappel des officiers de l'armée active : la mission militaire suédoise continue sous la direction d'officiers de réserve.

272 LA QUESTION PERSANE.

comme à Téhéran même, la louche politique de l'Allemagne a réussi à rallier des partisans impor- tants.

La stratégie de la diplomatie allemande pour- suit en Perse ses manœuvres traditionnelles : inquiéter, désunir et affaiblir en fomentant des troubles et des menées séparatistes. Au mois d'oc- tobre 1914, Salar-ed-Dowley et Choa-es-Saltaneh, frères du souverain déchu, en rébellion ouverte contre le Gouvernement constitutionnel persan, bénéficient officiellement de la protection du Gou- vernement de Berlin. Ils deviennent les plus uti- les instruments des intrigues et des ambitions germaniques. Choa-es-Saltaneh, venant de Petro- grad à Londres, est transporté de la frontière russo-allemande à Bruxelles dans des automobiles de luxe de l'armée du Kaiser, qui lui promet en outre les mêmes faveurs pour son retour triomphal à Téhéran et qui l'accompagne de ses recomman- dations particulières.

Mais la restauration de l'autocratie en Perse pré- sente peu de chances de succès. Le lernovembre,1 91 4, le troisième parlement de la Perse a rouvert ses por- tes et S. M. Ahmad-Chah a saisi cette occasion pour proclamer la neutralité de son royaume. Aussitôt la légation d'Allemagne et l'ambassade de Turquie à Téhéran annoncent bruyamment que ce succès du

LES MÉTHODES TURCOGERMAMQUES EN PERSE. 273

régime constitutionnel leur est exclusivement. Le 23 décembre une dépêche de Constantinople répandue par le bureau de la presse de Vienne, fait connaître qu'une mission dirigée par le prince Vassilitchikoffa été envoyée de Petrograd à Odessa dans le but d'informer l'ex-Chah Mohammed- Al i- Mirza que s'il veut rentrer en Perse, pour tra- vailler à la création d'un mouvement d'opinion contre le régime actuel, la Russie l'aidera à remonter sur le trône.

Le 24 décembre, une bombe destinée à détruire les ministres russe, français, belge et anglais fait explosion à Téhéran, mais le coup rate et la bombe tue l'un des associés du complot organisé par une bande germano-turque. La Légation alle- mande ne se décourage pas, elle enrôle un millier de bandits à raison de 90 francs par mois et leur distribue des armes. Ceux-ci s'empressent de vendre fusils et cartouches et de s'enfuir.

Au surplus, l'Allemagne se livre à l'heure actuelle à une propagande effrénée dans toute la Perse. Les Légations austro-allemandes et l'ambas- sade ottomane sont transformées en salles de con- férences et agences de fausses nouvelles. Le recul des Russes est savamment exploité par le groupe germanophile. Ces partisans de la barbarie font

DïMORGNY. 18

274 LA QUESTION PERSANE.

entrevoir aux autres Persans un avenir de grande puissance pour leur pays. Des volontaires sont engagés et armés; toute une garde consulaire com- posée de Turcs et de Kurdes initiés au « pas de Foie » par des instructeurs ottomans et germains est affectée au service des deux Légations allemande et autrichienne et de l'ambassade turque.

Il s'agit de parodier la brigade des cosaques per- sans instruits à la russe et la garde des cipayes pré- posés au service de la Légation britannique à Téhéran. En même temps, les intrigues turco-ger- maniques redoublent d'activité; les postes consu- laires allemands sont multipliés dans toute la Perse; le nombre des agents diplomatiques de Berlin est considérablement augmenté dans tous les centres de Tlran. Certaine presse du pays retentit des interviews sensationnelles du prince de Reuss, ministre d'Allemagne, et du comte Logothetti, ministre de Vienne à Téhéran. Elle est encombrée des avis et des proclamations de l'am- bassade ottomane.

Voici un extrait de ces interviews publié en langue persane dans la Nouvelle Époque de Téhéran, 31 du 26 avril 49151 :

1 Ces interviews ont été renouvelées le 7 septembre 1915 dans le même journal.

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I. Interview du ministre d'Allemagne.

S. A. S. Prince Henri XXXI de Reuss, ministre de l'empire d'Allemagne à Téhéran, a déjà fait un séjour d'une année et demie dans notre capitale. Le prince, après avoir représenté S. M. l'empereur d'Allemagne au couronnement de S. M. le Chah le 21 juillet dernier, a pris un congé de quelques mois. Son Altesse est récem- ment revenue en Perse par la voie de Bagdad.

Le prince est connu dans le milieu diplomatique comme un homme aimable et de bon sens. Il a bien voulu recevoir notre directeur à la Légation d'Alle- magne à Téhéran et lui faire le meilleur accueil.

Tout d'abord Son Altesse a exprimé toute sa grati- tude pour la manière dont il a été reçu depuis la fron- tière persane, jusqu'à Téhéran. Pendant son séjour en Europe, le prince n'est pas resté inactif; il a exposé comment il a collaboré aux œuvres de la Croix-Rouge, au milieu même des troupes, en Belgique et dans le nord de la France. Son Altesse a pu séjourner dans les pays conquis et se rendre personnellement compte que les habitants de ces pays sont très contents de leur situation actuelle. Ils ne considèrent pas les Allemands comme des étrangers, mais bien au contraire, ils ne laissent passer aucune occasion de manifester leurs bons sentiments à l'égard des blessés allemands dans les hôpitaux.

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S. M. l'empereur d'Allemagne a donné audience au prince de Reuss en France à Hirson. L'empereur était en automobile, et Sa Majesté a parlé avec beaucoup de bienveillance au prince de Reuss de la situation de la Perse. Le prince a été heureux de voir que Sa Majesté n'avait pas oublié notre pays, au milieu des événements tragiques qui l'absorbent pourtant. D'ailleurs l'em- pereur a manifesté au prince un intérêt sincère et une grande sollicitude à l'égard de notre Souverain et du peuple persan.

On a raconté, ajouta Son Altesse, que les vivres sont devenus rares en Allemagne; ces bruits sont tout à fait fantaisistes. Cette question n'est même pas envisagée à Berlin.

11 est vrai que le Gouvernement allemand a pris à sa charge la distribution du blé et de certaines autres denrées. Mais cette mesure a pour but d'empêcher l'ac- caparement et d'éviter la cherté des vivres. Le prince a pu constater lui-même que l'Allemagne est si bien approvisionnée que si la guerre devait durer plusieurs années, le peuple n'aurait aucunement à souffrir pour son ravitaillement.

C'est comme pour l'argent et le numéraire. S. A. le prince de Reuss a été frappée de l'abondance qui règne dans son pays. Il se l'explique par la raison bien simple que le commerce étant arrêté de tous côtés, l'argent reste dans le pays et s'emploie pour les besoins intérieurs. Les ressources en numéraire ont été telles, a dit le prince, que les banques ont elles-mêmes solli- cité l'honneur de faire des avances au Gouvernement de Berlin. Au surplus, a-t-il ajouté, vous savez avec quelle facilité l'emprunt allemand a été couvert.

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 277

Notre directeur a demandé à Son Altesse son opinion sur la neutralité de la Perse.

Le prince Henri XXXI de Reuss a répondu que les États belligérants avaient le devoir de respecter cette neutralité et qu'ils ne devaient pas profiter de la fai- blesse de la Perse pour l'exploiter à leur profit. Or, a fait remarquer Son Altesse, l'arrestation du consul d'Allemagne à Bouchir et les tentatives faites pour arrêter celui de Tebriz sont autant d'atteintes à la neu- tralité de la Perse; d'autant plus que, comme chacun le sait, M. Litten, le consul d'Allemagne à Tauris a demander asile à la colonie américaine, tandis que M. Leistmann, consul de Bouchir, a été purement et simplement arrêté par les Anglais, sans autre forme de procès, sous le prétexte d'intrigues contre les alliés. Si les Anglais, ajouta le prince, se croient autorisés à agir de la sorte dans un pays neutre, pourquoi n'empêchent- ils pas de leur côté leurs consuls de se livrer sur tous les points de la Perse à une campagne ouverte d'exci- tation contre l'Allemagne, l'Autriche et la Turquie? Nul n'ignore en effet les intrigues du consul de la Grande-Bretagne à Kermanchah, ses démarches auprès des tribus et l'argent qu'il leur prodigue1.

1 Des représailles n'ont pas tardé à être exercées de part et d'autre : le 27 août 1915, le vice-consul d'Allemagne, Schœnemann à la tête d'une bande armée a attaqué au point du jour à Kengavar les consuls de Russie et d'Angleterre, dont les escortes ont engagé une fusillade avec la bande. Les consuls ont se replier à Hamadan. Le 2 septembre, le consul général de Grande-Bretagne à Ispahan, M. Gra-

278 LA QUESTION PERSANE.

Son Altesse a exprimé encore la douloureuse sur- prise qu'il a éprouvée à Téhéran en présence des menées russo-anglaises pour provoquer un coup d'État à Téhéran. Le prince a été d'autant plus étonné qu'une bonne partie de ces tentatives provenaient des agisse- ments d'un représentant de la libérale Angleterre, qui, en Perse, est intervenue pour l'établissement et pour le maintien du régime constitutionnel.

Ce qu'il y a de particulièrement remarquable, ajouta Son Altesse, c'est qu'il a été question pour les Russes

hame, a été attaqué au moment il revenait de sa prome- nade quotidienne; il a été blessé légèrement. Un soldat indien de son escorte a été tué.

On attribue le meurtre récent de M. de Kaver, vice-consul de Russie à Ispahan, ainsi que les récentes attaques faites contre Bouchir par des tribus à l'instigation de l'Allemagne, au fait que le Gouvernement persan n'a pas su remplir son devoir de neutre.

Le consul allemand à Kermanchah exerce l'autorité mili- taire dans cette province. Le prince de Reuss a déclaré en effet qu'il avait besoin de Kermanchah comme de la seule voie par laquelle il pouvait communiquer avec la Turquie et Berlin.

De leur côté, les Russes ont envoyé au Caucase le consul turc de Recht convaincu d'espionnage et d'agitation dans la région.

Cependant les intrigues turco-allemandes devenant de plus en plus audacieuses dans la région d'Ispahan et cer- taine presse locale redoublant d'insolence à l'égard des alliés, la colonie européenne a se réfugier à Téhéran le 24 septembre 1915. On dit que cet exode a vivement impres- sionné les Persans qui redoutent, et non sans raison, les conséquences de ce lamentable état de choses (octobre 1915).

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 279

et pour les Anglais de suspendre le Parlement, de sup- primer la liberté de la Presse, etc.

De l'avis du prince de Reuss, le cabinet qui en Perse, veut gouverner, doit posséder la confiance de S. M. le Chah et celle de la Nation. C'est pourquoi le gouverne- ment actuel dirigé par le prince Eined Dowley lui paraît être le gouvernement fort qui convient à la Perse.

Un grand nombre de personnes ont demandé au prince de Reuss ce que doivent être l'attitude et la con- duite de la Perse à l'avenir. On connaît déjà la réponse de Son Altesse : le Gouvernement de Berlin n'a jamais poursuivi la réalisation d'agrandissements territoriaux dans le pays, et tous ses efforts ont tendu au dévelop- pement des relations économiques entre la Perse et l'Allemagne. Il s'est appliqué à éviter toute interven- tion directe ou indirecte dans les affaires du pays.

Le prince a ajouté que tous en Perse doivent savoir que les sentiments allemands à l'égard de la noble nation persane et de son Souverain ont toujours été sincèrement désintéressés. L'Allemagne, a conclu Son Altesse, est bien résolue à conserver ces mêmes senti- ments. Elle fait les vœux les plus ardents pour que le Gouvernement impérial de Téhéran puisse réussir à faire respecter sa neutralité et pour que la Perse, main- tenue dans sa dignité de nation existante, puisse retrouver au milieu des puissances d'aujourd'hui son ancien rang et tout le prestige de son glorieux passé.

280 LA QUESTION PERSANE.

II. Interview du ministre cTA utriche-Hongrie.

« La Nouvelle Époque » de Téhéran continue par l'interview du ministre d'Autriche-Hongrie.

Le ministre d'Autriche-Hongrie, S. E. comte Logo- thetti, a fait un séjour de deux années à Téhéran. II vient de rentrer de congé. Le comte parle le persan, l'arabe et le turc. Il connaît les trois capitales musul- manes : Gonstantinople, Le Caire et Téhéran. Ses sym- pathies pour l'Islam sont connues et Son Excellence n'a jamais laissé passer l'occasion d'encourager les divers éléments musulmans à sceller leur union.

Le comte Logothetti a bien voulu recevoir notre directeur. Avec la grande amabilité qui la caractérise, S. E. a d'abord exprimé la joie de son retour dans notre pays au milieu de ses amis persans.

Faisant allusion au calme qui règne en Perse, alors que l'Europe est en feu, le comte a souhaité que ce calme continuât. C'est facile à son avis. Le Gouverne- ment de Téhéran ayant proclamé la neutralité du pays, n'a qu'à faire respecter et durer cette neutralité.

Au surplus S. E. estime que les incursions turques à Kermanchah n'ont que l'importance d'un incident de frontière et que le Gouvernement persan saura bien arrêter ces incursions et obliger les troupes turques à rentrer chez elles.

Au contraire, les questions relatives à T Azerbaïdjan et à l'Arabistan lui apparaissent sous un autre aspect. Le ministre se rallie sur ces points à la récente déclara-

LES MÉTHODES TURCO-GERMAMQUES EN PERSE. 281

tion du Gouvernement de Stamboul, d'après laquelle les troupes turques n'ont eu pour but, en pénétrant dans ces régions, que d'occuper des points stratégiques contre les incursions des armées russes. L'arrivée des Turcs ne cache aucun mauvais dessein contre la Perse et les Iraniens, confiants dans les bonnes intentions de leurs frères musulmans, ne doivent pas craindre les visées ottomanes sur le territoire persan.

Le comte Logothetti préconise l'union de l'Islam comme le seul moyen de préserver les pays musulmans pendant la crise mondiale actuelle. Il cite comme exemple l'union actuelle des divers éléments ethniques qui composent l'Autriche-Hongrie. Ces éléments parais- saient irréductibles avant la guerre. Ils ont cependant oublié tous leurs différends depuis. Persans et Musul mans doivent en faire autant.

La devise de l'empire austro-hongrois est contenue dans ces mots latins : Viribus Unitis. Elle signifie : Soyons unis. Pendant la paix elle fut difficile à réa- liser, mais la guerre a fait l'Union Sacrée. S. E. a cité encore cette parole du poète persan : « L'ennemi peut devenir une cause de bonheur, si Dieu le veut ». Elle a ajouté que ce sont les ennemis qui ont fait l'union entre les Austro-Hongrois : c'est ainsi que les Hongrois arborent le drapeau autrichien noir et jaune; qu'ils chantent en allemand leur hymne national et qu'ils ont déchiré leur ancienne marche hongroise Kossuth, au son de laquelle ils réclamaient la sépara- tion de l'Autriche et de la Hongrie. De même, mainte- nant, les Allemands entonnent leurs chants guerriers en langue slave et les Slaves chantent en allemand. Voilà les services que nous ont rendus les ennemis!

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LA QUESTION PERSANE.

s'est écrié le comte Logothetti. Et S. E. a terminé en conseillant aux Persans de faire l'union entre eux et avec les autres Musulmans; de maintenir dans leur pays une neutralité réelle et non fictive. A ces deux seules conditions, la Perse pourra revivre son glorieux passé et faire bonne figure dans le concert des États d'aujourd'hui.

III. Déclaration de V Ambassade de Turquie à Téhéran (extrait).

Certains hommes dont on connaît l'état d'âme et qui ont reçu des encouragements directs ou indirects, ont exploité à leur profit les récents événements qui vien- nent de se produire à Kermanchah.

La déclaration faite par l'Ambassade ottomane le 15 avril 1915 et publiée dans toute la presse de Téhéran a réduit ces mauvais calculs à néant.

D'après cette déclaration, nos frères persans doivent bien comprendre que les Turcs n'ont d'autres soucis que de sauvegarder la paix, le prestige, la puissance et l'indépendance de la Perse. Les frontières turco-per- sanes sont celles qui ont été fixées d'un commun accord par les commissions compétentes nommées par les deux États voisins. Le Gouvernement turc n'a pas l'intention de s'approprier la moindre parcelle (pas même la largeur de la main) du territoire persan.

Des assurances formelles ont été données en ce sens par le Gouvernement de Stamboul dès le commence- ment de la guerre au Gouvernement de Téhéran.

Les gouvernements et les ambassadeurs turcs qui se

LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 283

sont succédé depuis, n'ont pas manqué de renouveler ces assurances de la façon la plus officielle.

Que la noble Nation persane le sache bien, ce sont ceux qui cherchent à lui faire croire le contraire, qui sont ses véritables ennemis.

Toute cette propagande prend d'autant mieux auprès de certains groupes, que les agences di- plomatiques allemandes ajoutent à la cynique complainte du prince de Reuss les insinuations les plus perfides et les plus viles contre les alliés.

De notre côté nous ne ripostons guère, le ministre de la République est seul et désire être seul à Téhéran. Tout le personnel de la Légation a été mobilisé. Il en est de même des profes- seurs, des jurisconsultes et médecins français qui ont été envoyés en mission dans le pays et qui ont été mis au service du Gouvernement persan. Alors que partout on s'efforce d'assurer l'envoi de missions de propagande et d'action dans tous les pays nous avons des intérêts matériels et moraux à conserver et à développer, ces missions sont laissées à l'abandon en Perse. Et cepen- dant n'aurait-il pas mieux valu utiliser davan- tage dans ce pays si bien préparé « nos muni- tions morales »? Les sympathies françaises en Perse s'étonnent de l'abandon nous les lais- sons quand elles subissent l'assaut répété et

284 LA QUESTION PERSANE.

tenace des influences germaniques. Il eût été préférable d'en\oyer dans le pays pendant la guerre beaucoup de Français éminents par les sciences, par les lettres et par les arts. Ils auraient fait passer un peu de l'âme vibrante de la France dans les cœurs irrésolus des Persans1.

La Perse et la guerre.

La Turquie devait évidemment suivre l'exemple de l'Allemagne.

Au mois d'octobre dernier, le Gouvernement de Stamboul exerça les provocations que l'on sait à l'égard des puissances de la Triple Entente : deux contre-torpilleurs et le croiseur turc Hamidieh, commandés par des officiers allemands, se livrè- rent dans la nuit du 28 au 29 à diverses attaques contre les ports russes de la mer Noire et contre un paquebot français.

Aussitôt après et dès le 4 novembre, les menées turco-allemandes se firent plus vivement sentir en Perse. Allemands et Turcs entreprirent une vigou-

1 V. Séance de la Chambre des députés. Paris, 3 novembre 1915. Interpellation Bokanowski.

LA PERSE ET LA GUERRE. 285

reuse campagne russophobe. Les muftis essayèrent de décider le clergé persan à proclamer la guerre sainte l contre nos alliés russes et anglais. Des tribus

1 La guerre sainte « made in germany » suivant l'expres- sion du grand orientaliste hollandais, M. Snouck Hurgronje, se ressent des méthodes allemandes qui consistent à mettre sur le front, en avant des troupes, des otages et d'innocentes victimes. Seulement ici, les otages sont remplacés par des emblèmes religieux.

La Gazette de Voss a publié en effet le 7 octobre 1915 l'information suivante :

« Le sultan a fait don, paraît-il, au corps d'invasion turc sur la frontière persane de Fépée d'Hassan et de l'étendard d'Abbas. Ces deux imans étant révérés par les Persans chiites, ceux-ci ne peuvent tirer sur leurs emblèmes sacrés, ni prolonger une résistance désormais sacrilège ».

L'iman Hossein, dont la Gazette de Voss écrit impropre- ment le nom et qu'elle appelle Hassan, est le fils de l'iman Ali et le petit-fils du prophète. Ali est le grand saint révéré des Persans et Hossein, son fils, a été assassiné par les sun- nites turcs, qui l'ont dépossédé de son khalifat au profit d'Abou-Bekr, l'usurpateur. C'est l'origine des guerres reli- gieuses entre sunnites et chiïtes, entre Turcs et Persans. Au début de la guerre actuelle, le sanctuaire d'Hossein, en terre ottomane, a été profané par les Turcs. Ces brigands sacri- lèges sont, de plus, des ignorants; il n'y a plus, en effet, d'épée d'Hossein. Le glaive à deux pointes dont il s'agit est l'arme de l'iman-khalife Ali lui-même. Ce glaive est transmis de père en fils jusqu'au douzième iman et sera ceint par ce douzième iman quand il viendra juger les hommes après « la Grande Absence ».

Quant à l'iman Abbas, il n'a jamais existé : un fils cadet du khalife Ali a bien porté ce nom, mais il s'est contenté

286 LA QUESTION PERSANE.

kurdes entamèrent des hostilités contre les troupes russes; des fedais répandirent des proclamations invitant la population à se soulever. Au surplus, la Turquie a peut-être vu un moyen de régler à

d'être le porte-étendard de son frère Hossein. Cet étendard ne constitue pas un emblème religieux.

Mais ce que les Turcs possèdent vraiment, c'est le poi- gnard de « Chimr », le sanglant et abominable tyran, qui de douze coups de son arme assassina l'iman Hossein, dont la haute intelligence et la grande morale étaient universelle- ment réputées et renommées au delà même des frontières de l'islamisme. L'arme du crime est digne des musées tra- giques de Stamboul elle a été soigneusement conservée.

Quel singulier retour de l'histoire des khalifes usurpateurs redonne aujourd'hui cette lueur sinistre au poignard de Chimr qui frappa l'iman Hossein chéri des Persans ! Par quelle aberration les Turcs obstrués de « Kultur » ont-ils été amenés à penser que les Persans chiïtes ont oublié leur his- toire? Comment peuvent-ils se figurer que des emblèmes de camelote allemande les empêcheront de défendre leurs terres et leurs croyances contre les hordes turco-allemandes ?

Que les sunnites se souviennent : L'iman Ali lui-même a déjà déjoué ces cyniques manœuvres. Lors de la guerre sainte de Mahravan (Arabie Heureuse], les Turcs Ommeyades, ennemis acharnés et mortels du grand saint iranien, ayant flairé la défaite, eurent la pensée d'attacher des exemplaires du Coran à la hampe de leurs lances. « Si le khalife Ali nous attaque quand même, disaient-ils, nous l'accuserons de sacrilège devant le peuple ». Ali n'hésita pas. Il était le vrai khalife; il était lui-même le « Coran vivant ». La ruse gros- sière des sunnites ne pouvait l'empêcher d'accomplir la mission qu'il avait reçue du ciel. La défaite des Turcs est restée célèbre.

LA PERSE ET LA GUERRE. 287

son profit la question de la frontière turco-persane. J'ai dit en effet que cette question était restée en litige depuis 1869. Ce n'est qu'à la fin de 1913 que des notes anglo-russes, adressées aux Gouverne- ments turc et persan les 8 août et 27 octobre, abou- tirent à l'accord du 17 novembre. Aux termes de cet accord, la nouvelle frontière turco-persane vers le nord est très favorable à la Perse1. Celle-ci con- serve tous les territoires contestés de Bariga, Tor- guever, Decht, Morguever, Vahuu et Zerivan. Il est entendu que le Gouvernement persan aura recours aux bons offices de l'Angleterre et de la Russie pour arriver à un arrangement satisfaisant en ce qui concerne les tribus migratrices sur la frontière turco-persane du district du Zohrab2.

Vers le Sud, aux termes du même traité, la navi- gation est internationale sur les eaux du Cbatt El- Arab; Mohammerah reste sous la juridiction de la Perse et le Cheikb de cette région conserve la pos- session de ses biens fonciers sur le territoire turc.

1 « Grâce à cette délimitation » a dit M. Goremykine, président du Conseil des ministres, à la réouverture de la Douma, le 9 février dernier, « nous avons conservé à la Perse un territoire litigieux de près de 20.000 verstes carrées qu'un parti turc avait envahi ».

2 II ne faudra oublier cette intervention au moment du règlement des comptes.

288 LA QUESTION PERSANE.

Une commission composée de délégués turcs, per- sans, russes et anglais devait se réunir le 15 dé- cembre 1913 à Mohammerah pour délimiter de façon précise la ligne de démarcation de la nou- velle frontière et pour assurer l'exécution de l'ac- cord turco-persan du 17 novembre1.

11 s'agissait donc de faire comprendre à la Perse que « pour un chiffon de papier » Enver Pacha n'allait pas contrarier les mesures stratégiques de l'Allemagne. Dès le 8 novembre, les Turcs lancèrent une partie des forces confiées à Liman Von San- ders et à Chukri Pacha dans l'Azerbaïdjan persan, vers le lac d'Ourmiah. En même temps, les troupes de Djemal Pacha attaquèrent sur les rives du Chatt El-Arab les troupes anglo-indiennes qui se trouvaient à la tête du golfe Persique, pour y assurer la sauvegarde des intérêts anglais. Le 15 novembre, une dépêche de Constantinople annonça « qu'une longue délibération avait lieu à Stamboul entre le grand vizir et l'ambassadeur de Perse et qu'Enver Pacha avait assisté à la conversation ».

Le grand vizir, s'e (forçant de convaincre l'am- bassadeur de la nécessité d'une collaboration mili- taire étroite entre la Perse et la Turquie, dit que

1 Les délégués russes et anglais auront une mission bien intéressante après la guerre.

LA. PERSE ET LA GUERRE. 289

« le Gouvernement de Téhéran ne devait pas hésiter un seul instant ». Enver Pacha prenant ensuite la parole, s'écria :

Aujourd'hui ou jamais! C'est le moment unique et particulièrement favorable pour la Perse de se libérer de la protection russe et anglaise, si périlleuse pour l'indépendance de l'Iran 1 !

Les 24 et 25 novembre 1914, on a signalé de nou- velles incursions turques dans la province persane de l'Azerbaïdjan et du côté du golfe Persique sur le territoire du Cheikh de Mohammerah. De son côté, le Gouvernement persan ne restait pas inactif; le 5 novembre, la Légation de Perse à Petrograd déclara qu'il n'existait aucune alliance entre Téhéran et Constantinople. Le 21 du même mois, S. M. le Chah fit notifier au Gouvernement de la Répu- blique française sa ferme résolution de rester neutre dans le conflit actuel. Le 22 décembre, Téhéran renouvela à Petrograd l'assurance de son entière et absolue neutralité ; le Gouvernement persan affirma de nouveau qu'il n'existait aucune alliance entre la Turquie et la Perse.

Le 3 janvier 1915, de nouvelles déprédations ayant été commises par les bandes turques au sud

1 Le même appel a été adressé par la Turquie à la Perse après les traités turco-buigare et germano-bulgare de 1915. DsMOsaNY. 19

290 LA QUESTION PERSANE.

du lacd'Ourmiah,le Gouvernement du Chah remit à l'ambassadeur de Turquie une note le prévenant que si les désordres continuaient dans la région, la Perse renoncerait à sa neutralité et qu'elle ferait marcher ses tribus armées contre les Turcs. La question de la neutralité de la Perse est déli- cate. Il était facile de prévoir, en effet, que les Allemands et les Turcs s'efforceraient de mettre le Gouvernement persan, qui ne dispose pas de forces suffisantes1, non seulement dans l'impossibilité de remplir consciencieusement ses obligations poli- tiques vis-à-vis de l'Angleterre et de la Russie, mais encore dans l'impossibilité de garder la stricte neutralité proclamée le l9r novembre 1914 par le Gouvernement du Chah :

Dieu est souverain. Nous, Sultan Ahmed Chah, Empereur et fils d'Empereur de Perse : En considération des hostilités malheureusement

1 Les chiffres « officiels » des effectifs de l'armée persane donnés par le correspondant du Temps le 19 janvier 1915, ne figurent que sur le papier. L'armée persane ne comprend que la brigade de cosaques organisée et instruite par des officiers russes et les troupes de gendarmerie gouvernemen- tale, instruites et dirigées par les officiers de la mission sué- doise. Quant aux tribus armées, elles sont le plus souvent indépendantes du Gouvernement de Téhéran ou en guerre avec lui (V. sur les tribus de la Perse, mon étude dans les n08 22 et 23 de mars et juin 1913 de la Revue du Monde musulman).

LA PERSE ET LA GUERRE. 291

commencées en ce moment en Europe ; envisageant le voisinage de nos frontières du théâtre de la guerre; vu les rapports d'amitié existant heureusement entre nous et les puissances belligérantes ; pour faire con- naître à notre peuple nos intentions sacrées de sauve- garder ces bons rapports avec les États en guerre, ordonnons à S. À. Mustofi-El-Mamalek, notre illustre président du conseil et ministre de l'Intérieur1, de porter ce décret impérial à la connaissance de tous les gouverneurs généraux, généraux et fonctionnaires de notre Empire et de les informer que notre gouverne- ment, dans les circonstances actuelles, a adopte la plus stricte neutralité. Il sera publié en outre que nous avons décidé de maintenir, comme par le passé, nos relations amicales avec les pays belligérants. Par con- séquent, il est rappelé aux fonctionnaires de notre gouvernement qu'il est de leur devoir de ne faire quoi que ce soit sur terre et sur mer ni pour ni contre les États belligérants. Il leur est enjoint de ne leur fournir ni armes ni munitions. Ils devront éviter de prendre parti pour les uns ou pour les autres des pays en guerre et seront tenus de faire respecter la plus stricte neutra- lité de la Perse. Nous nous réservons d'ordonner l'exé- cution d'autres mesures que notre gouvernement juge- rait nécessaire de nous proposer encore et qui seraient de nature à assurer le maintien de notre neutralité et de nos bons rapports avec tous les pays.

i Mustofi-El-Mamalek présidait le nouveau cabinet persan de septembre 1915, dont les membres subirent l'ascendant des influences religieuses et teutonnes contre les puissances de la quadruple Entente.

292 LA QUESTION PERSANE.

Cependant des troupes russes occupaientcertaines villes de l'Azerbaïdjan1 pour y maintenir l'ordre et la sécurité. L'ambassadeur de Turquie à Téhéran promit que son gouvernement reconnaîtrait et res- pecterait la neutralité de la Perse si les Persans ne donnaient pas passage aux troupes russes. Les Per- sans sont gens de ressource. Aux Russes, ils dirent : « Comment voulez-vous que les Turcs et les Alle- mands croient à notre neutralité, puisque vos trou- pes sont dans notre province de l'Azerbaïdjan sur la frontière turque? » Aux Turcs, ils répondirent que leurs incursions continuelles sur le territoire persan était la véritable cause de l'occupation russe.

Le dilemme devenait embarrassant. En atten- dant de le résoudre, les hostilités prirent de part et d'autre le caractère d'une guerre de partisans. Les tribus migratrices kurdes qui parcourent les régions de la frontière turco-persane sont en grande partie sunnites. Les Turcs y recrutèrent de nombreux adhérents à leur cause. Chuja ed Dowley, ancien gouverneur général de la province de l'Azerbaïdjan, qui disposait d'une certaine auto- rité et d'une réelle influence sur les tribus, marcha contre les Turcs avec ses partisans. Le 16 janvier 1915, Chuja-ed-Dowley, qui avait placé

1 V. p. 147 et suiv.

LA PERSE ET LA GUERRE. 293

1.500 hommes dans le fort de Miandoab, et 1.200 hommes dans un autre fort, engagea lui- même le combat contre les Turcs avec 400 cavaliers d'élite, mais, blessé, il s'enfuit à Tauris et à Djulfa et de se réfugia à Tiflis. Cela permit aux Turcs et à l'agence Wolf de publier de fausses nouvelles sur de prétendues défaites russes dans l'Azerbaïdjan.

A Tiflis, Chuja-ed-Dowley1 a affirmé avoir en sa possession les preuves que l'or allemand avait servi à acheter le clergé et les fonctionnaires pro- vinciaux, ce qui avait permis aux Turcs d'entrer assez facilement dans l'Azerbaïdjan par Miandoab et Maraga et d'y commettre quelques atrocités. Les gouverneurs de Saouj-Boulak et de Maraga furent en effet fusillés; un Arménien et deux sujets russes furent brûlés vifs.

La possibilité d'une entrée des Turcs dans l'Azer- baïdjan en cas de guerre avec la Russie avait été depuis longtemps prévue à Petrograd. Mais l'état- major général de l'armée russe du Caucase, dési- rant de son côté prouver qu'il voulait respecter la neutralité de la Perse, fit retirer ses troupes de Tauris vers le Nord,del'Ararat à Djulfa surl'Araxe.

Surpris par cette décision, le Gouvernement turc, mis en demeure d'évacuer l'Azerbaïdjan et

1 Ce Chuja-ed-Dowley est mort récemment en juillet 1915.

294 LA QUESTION PERSANE.

son chef-lieu Tauris, atermoya et posa des condi- tions. Il demanda, entre autres choses, que le Gou- vernement persan fît envoyer dans cette province les troupes dont il disposait (?) afin d'y maintenir l'ordre. Il demanda une garantie que les Russes ne l'occuperaient pas après le départ des troupes turques. En outre, une tradition constante veut que l'héritier du trône des Chahs réside à Tauris (Tehriz) et qu'il gouverne la province d'Azer- baïdjan. 11 y a plus d'un an déjà, au moment les grands prêtres et le Gouvernement de Téhéran fixaient la date du couronnement de S. M. Ahmad Chah au 21 juillet 1914, il avait été décidé que S. A. I. le Valiadh (prince héritier), Mohammed- Hassan-Mirza, prendrait à la même date posses- sion effective de son apanage. Les Turcs exigèrent l'exécution de cette décision.

Le 31 janvier 1915, le général Tchernozoubof rentra à Tauris après les brillantes victoires russes de Savalan. Les généraux turcs s'enfuirent dans la direction de Maragha, suivis par le consul d'Al- lemagne Litten et par Rahib Bey, consul de Turquie. Avant de quitter Tauris, le dit Litten fit habiller des soldats turcs avec des uniformes russes et ces bons musulmans, pour ameuter les populations contre nos alliés, incendièrent et détruisirent plusieurs mosquées et sanctuaires.

LA PERSE ET LA GUERRE. 295

Depuis, les intrigues suscitées par les Alle- mands et les Turcs ont réveillé les éléments anar- chiques dans le pays. On connaît les incidents de Kermanchah : Reouf Bey commandant des forces turques, fait fusiller trois chefs de la tribu persane des Kerendj sur la frontière ottomane, qui avaient refusé de favoriser l'invasion turque en Perse. Les Kerenj se soulèvent, d'autres tribus voisines se joignent à eux, le mouvement s'étend jusqu'à la ville de Kermanchah, dont la population se révolte contre les Turcs (août 1915).

2.000 Russes sont à Kasvin. Il y en a plu- sieurs centaines à Recht et à Enzeli. On signale également beaucoup de troupes russes sur la fron- tière du Turkestan et dans le Khoraçan. Par contre, les officiers allemands et les soldats autri- chiens sont nombreux, on en compte plus de 400 à Ispahan, des terroristes menacent de mort les fonctionnaires des banques et des consulats russe et anglais d'Ispahan Le 12 septembre 1915, des Russes, des Français et quelques Anglais, for- mant une caravane de 200 personnes, sont partis pour Téhéran, avec une escorte de 24 hommes1.

Le gérant du consulat russe et le directeur de la Banque russe ont traversé la ville avec le chef

1 V. page 278, la note.

296 LA QUESTION PERSANE.

de la gendarmerie, le major Chilander, dans sa calèche. La route était gardée par de fortes pa- trouilles et les terrasses des maisons étaient occu- pées par des gendarmes pour prévenir les attentats.

Le télégraphe anglais a annoncé qu'il cessait de recevoir les télégrammes privés.

A Chiraz, le vice-consul d'Angleterre qui avait été l'objet d'un attentat a succombé à ses blessures1.

Il n'y a plus de zones d'influences, Russes et Anglais passent maintenant les uns chez les autres pour donner la chasse aux Allemands. 300 cosaques viennent de quitter Meched à la poursuite de 4 officiers allemands et de 83 Bakhtyaris partis dernièrement de cette ville se dirigeant vers l'Afghanistan qu'ils veulent soulever. Le 5 sep- tembre 1915, 10.000 Mohmanas ont pris part au combat qui a eu lieu, le 5 septembre, près de Hafiz-Kor, frontière d'Afghanistan.

L'ennemi, qui a montré une grande audace, a été repoussé sur tous les points avec de grandes pertes ; du côté des troupes anglaises, on compte 12 tués, 56 blessés et 2 manquants; pour les troupes indiennes, les pertes ont été de 4 tués et 31 blessés.

Une note communiquée à la presse anglaise indique qu'il n'y a pas un mot de vrai dans le

1 10 septembre 1915.

LA PERSE ET LA GUERRE. 297

rapport allemand envoyé par radiotélégramme, d'après lequel les Anglais auraient perdu plus de 2.000 hommes, en essayant de s'emparer de Bouchir. Comme suite au meurtre de deux officiers anglais le 12 juillet, près de Bouchir, par des tribus, parmi lesquelles se trouvaient des Alle- mands, les Anglais ont occupé Bouchir le 8 août, sans opposition.

Cependant, en novembre 1915, le bruit s'est répandu qu'un accord spécial était intervenu entre la Perse, l'Allemagne et la Turquie. Le ministre de Russie à Téhéran fit aussitôt connaître au Gouvernement du Chah que si ce bruit rece- vait confirmation, les conventions anglo-russo- persanes de 1907 et de 1912, basées sur le prin- cipe de la conservation de l'intégralité et de l'in- dépendance de la Perse, n'auraient incessamment plus aucun effet1.

Le ministre russe ajouta que cette déclaration s'adressait non seulement au cabinet actuel, mais à tout Gouvernement persan, qui s'aviserait de lier le sort du pays avec celui des ennemis de la Russie et de l'Angleterre.

1 V. p. 128, la note 2.

298

LA QUESTION PERSANE.

Cet acte d'énergie fut survi d'effets : au Medjliss, Ja plupart des députés exprimèrent le vœu qu'un règlement amiable intervînt pour les relations russo-persanes. Entre temps, les troupes russes s'avancèrent à 65 verstes de Téhéran et les léga- tions d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie firent transporter leurs archives à la légation des États- Unis. Les partisans indigènes des Turco-Germains accompagnés de leurs leaders : Souleiman-Mirza et Suleiman-Khan se retirèrent par petits groupes discrets.

Le Chah et son gouvernement se préparèrent à gagner Ispahan, dans le cas, la Russie ne juge- rait pas satisfaisantes les propositions de la Perse.

Le Gouvernement russe insista secondé par le Gouvernement anglais. Les ministres de Russie et d'Angleterre déclarèrent au Gouvernement persan qu'ils considéraient toutes les négociations comme inutiles sans des mesures énergiques contre la propagande turco-germanique.

En même temps, la légation de Russie publia un manifeste au peuple persan disant que, vu l'inutilité des mesures prises contre l'or séducteur allemand et contre les agents provocateurs turco- germaniques, la Russie avait pris la résolution de mettre fin à ces agissements pour le bien des rapports cordiaux existant entre les deux pays.

LA PERSE ET LA GUERRE. 299

L'appel priait les Persans de croire que les troupes russes n'agiraient pas contre eux, leurs familles ou leurs biens, mais qu'elles seraient uniquement chargées de la défense de la population paisible et qu'elles paieraient tout ce qu'elles prendraient. Une note du 16 novembre 1915 précisa les intentions du Gouvernement russe :

En réalité, le cabinet persan n'a aucune autre réponse à nous donner que des actes. Nous avons de- mandé aux dirigeants de mettre un terme à l'anarchie qui règne dans l'Iran du fait des menées turco-alle- mandes et qui ne sont pas sans menacer nos intérêts. Nous avons expressément ajouté que si le Gouverne- ment persan n'était pas en état de le faire, nous nous en chargerions nous-mêmes sans qu'il fût dans nos intentions, bien entendu, de porter atteinte à la souve- raineté du Chah. Nous attendrons donc que le Gouver- nement persan prenne les décisions qu'il doit prendre sans tarder. S'il fait montre de bonne volonté et par- vient à rétablir l'ordre dans le pays, nous sommes tout prêts à causer avec lui de la façon la plus bienveil- lante. Dans le cas contraire, nous prendrons, et sans faiblesse, toutes les mesures que nous dictent nos inté- rêts et le prestige de la Russie et de l'Angleterre.

Cette note plus énergique encore parut rappeler à plus de réserve les agitateurs turco-allemands. On pouvait attendre ainsi du Gouvernement persan

300 LA QUESTION PERSANE.

qu'il procédât à l'internement des provocateurs notoires, au désarmement des fedais comme à l'interdiction aux Mollahs de prêcher l'agitation contre la Russie et l'Angleterre.

Après en avoir délibéré avec le Conseil des ministres, le Chah reçut les ministres de Russie et d'Angleterre, et se borna à leur faire connaître qu'il renonçait à quitter Téhéran. Suivant la tra- dition, il affirma ouvertement son amitié pour les deux puissances voisines et ne leur dissimula pas que les Allemands avaient fait de grands efforts pour pousser la Perse dans une guerre contre la Russie.

Le Gouvernement persan promit en outre qu'il satisferait autant que possible à toutes les exi- gences russes tendant au rétablissement du calme en Perse et à la cessation des menées turco-alle- mandes. Le prince Ein ed Dowley et Farman- Farma * furent appelés à faire partie du nouveau cabinet. Les légations de Perse démentirent la nouvelle d'après laquelle le Gouvernement de Téhéran aurait congédié ses fonctionnaires belges des douanes et des postes et les aurait remplacés par des Allemands.

Le 17 novembre, l'ambassadeur de Turquie et

1 V. p. 158. Ce Farman-Farma est le même qui s'était fait remarquer jusqu'ici par ses menées et ses intrigues contre la France, l'Angleterre et la Russie. Ce sontlà choses persanes.

LA PERSE ET LA GUERRE. 301

les ministres d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie quittèrent la capitale persane et le mouvement vers Téhéran des troupes russes cantonnées à Kasvin eut pour résultat de faire prendre la fuite à un grand nombre d'Allemands, de Turcs et d'Au- trichiens qui avaient été armés par leurs légations.

On eut bientôt l'assurance d'ailleurs que les troupes russes n'entreraient pas à Téhéran et le sous-secrétaire d'État anglais aux Affaires étran- gères put répondre à la Chambre des Communes que « des assurances formelles avaient été données au Gouvernement persan des intentions pacifiques des troupes russes, qui avaient pour seule tâche d'assurer la protection des colonies étrangères en cas de besoin ».

Le 20 novembre, le Gouvernement de Téhéran lança dans toutes les provinces une circulaire télé- graphique annonçant à la population et au clergé la décision du Chah de ne pas quitter la capitale à la suite du rétablissement des relations sincères et amicales avec la Russie. Le ministre d'Allemagne partit pour Ispahan.

On pouvait donc espérer au mois de novembre 1915 que l'énergique intervention de la Russie (tempérée et modérée par l'Angleterre) produirait à Téhéran l'effet que l'on peut toujours attendre en Orient des manifestations de la force.

302 LA QUESTION PERSANE.

Malheureusement, le 28 novembre 1915, la pénurie du Trésor persan fournit aux Allemands une occasion qu'ils ont su saisir avec leur promp- titude habituelle de décision. La gendarmerie per- sane, organisée par des officiers suédois, ne tou- chait pas sa solde. Le Prince de Reuss, ministre de Guillaume II qui avait installé à Koum son « Comité de la lutte pour l'Islam » s'est empressé d'engager à son service la seule force à peu près régulière dont disposait l'Empire. Des. officiers suédois, désavoués d'ailleurs par le gouvernement de Stockholm, ont accompagné leurs hommes et ont abandonné le Chah. Ils ont attaqué Hamadan ils sont entrés sans difficultés et Chiraz ils se sont emparés du consul britannique, du directeur des télégraphes européens et du personnel de la banque anglaise. L'encaisse de cette banque a servi à rémunérer leurs exploits.

Le Chah et ses ministres se trouvèrent débordés et Je gouvernement de Téhéran fut désemparé.

D'autre part, à Berlin, le ministre de Perse se livra à des écarts de langage. Hassan Gouli Khan s'exprima de telle sorte qu'il laissa entendre que si les Allemands arrivaient à constituer un bloc avec l'Orient, la Perse serait naturellement toute dis- posée à s'y joindre.

Aussitôt les Russes estimèrent qu'il était temps

LA PERSE ET LA 0 LIERRE.

303

d'opposer la force à la violence contre les plans germano-turcs. L'Angleterre exprima l'avis, au contraire, que les exploits de la gendarmerie se réduisaient à des actes de brigandage.

L'Allemagne va-t-elle encore profiter de ces conflits d'intérêts? En attendant, elle étend l'anar- chie sur tout le territoire de l'Iran dans le but d'inquiéter les Russes du côté du Caucase et les Anglais dans la région du Tigre et du golfe Per- sique.

Les troubles de Perse font partie du programme oriental des empires germaniques. Dans cette guerre, dont le théâtre s'agrandit sans cesse, tandis que les Allemands cherchent à assurer leurs com- munications avec Constantinople par une de leurs plus dures campagnes d'hiver, l'armée anglaise, marchant du golfe Persique sur Bagdad, s'efforce d'anéantir le noyau d'une future Allemagne en Mésopotamie, une des grandes pensées du règne de Guillaume II. Une bataille chaudement dis- putée est engagée entre Turcs et Anglais dans les environs d'Amara et de Bagdad. La campagne prendra certainement à un moment donné une importance considérable; elle aura un très grand retentissement.

Du côté russe, le 1 0 décembre 1 915, à mi-chemin de Téhéran et Hamadan, les troupes du Tzar ont

304 LA QUESTION PERSANE.

battu un détachement tureo-allemand, composé de quelques milliers de gendarmes persans révoltés et de bandes armées d'artillerie et de mitrailleuses. Les consuls d'Allemagne et de Turquie se sont enfuis d'Hamadan.

Malgré cela, les Allemands, bien loin de se décourager, poursuivent leurs audacieuses menées. Il y a lieu de remarquer que le comité de défense nationale qu'ils ont créé est déjà assez puissant pour mobiliser des effectifs capables de se mesurer avec les troupes régulières russes.

Mais l'Angleterre ne désespère pas des Persans; au cours de la séance du 7 décembre 1915 de la Chambre des Lords, Lord Crewe a déclaré : « Si les troupes russes ont approché de Téhéran et l'ont menacé, ça été pour aider le Gouvernement persan, qui voit que la présence des troupes russes et anglaises en Perse et le concours financier russo- britannique lui sont plus utiles que l'appui de l'Allemagne et de la Turquie.

» Nous devons être prêts à continuer notre con- cours financier à la Perse pour l'aider à se défendre au moyen de troupes plus sûres que la gendar- merie, si accessible aux intrigues étrangères.

» Il n'y a pas lieu de désespérer de l'avenir de la Perse, dont le souverain est appelé à régner à l'avenir sur un Etat oriental bien gouverné ».

ANNEXES

I. LA MISSION FRANÇAISE DE REFORMES ET D'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIFS EN PERSE.

II. RÉSUMÉ DO COMPTE GÉNÉRAL DES FINAN- CES PERSANES 1911-1912.

Demorgny. 20

ANNEXE I

I. La Mission française de réformes et d'enseignement administratifs en Perse.

L'expression « Administration » englobe toutes les fonctions du pouvoir exécutif, sauf la fonction judi- ciaire. Tous les services qui concourent à l'exécution des lois, les services de justice exceptés, sont des services administratifs. L'Administration est l'en- semble des services publics, envisagés dans leur or- ganisation, dans leurs attributions et dans leur fonctionnement. Les fonctions du gouvernement et les attributions des administrations publiques sont diverses et variées. Elles embrassent les intérêts généraux, régionaux, locaux et individuels du pays. Leurs organes sont ceux de la vie publique tout entière.

Le droit administratif analyse le mécanisme de la machine gouvernementale, il étudie comment elle travaille, comment fonctionne chacune de ses pièces. Son domaine est d'autant plus vaste que le Gouverne-

À LA QUESTION PERSANE.

ment et l'Administration ne se distinguent pas tou- jours avec une netteté absolue, et, qu'en fait, ils forment un ensemble indivisible.

Le droit administratif français s'est constitué presque intégralement depuis la Révolution; adapté à la forme moderne de la société, il est moderne dans presque toutes ses parties.

Le fondement de l'autorité administrative se trouve dans la Constitution; l'idée d'autorité est inhérente à la notion d'État et l'État, c'est la nation organisée, en pleine possession de sa souveraineté.

Le jurisconsulte arriva à Téhéran le 13 août 1911; les vacances scolaires firent d'abord ajourner l'ouver- ture du cours d'administration à l'école des sciences politiques.

Dès cette époque, les incidents de la mission du tré- sorier américain Shuster, qui allaient précipiter le con- flit russo-persan, ainsi que les tentatives de restau- ration de l'ex-Chah Mohammed Ali Mirza, ne permirent guère au Gouvernement persan de s'occuper de l'œuvre des réformes et de l'enseignement administratifs.

Les événements s'aggravèrent d'ailleurs bientôt, malgré les efforts de l'Angleterre, et les rapports diplo- matiques se tendirent de plus en plus entre la Légation de Russie et le ministère persan des Affaires étrangères. Le Gouvernement de la République française, par l'in- termédiaire de son ministre à Téhéran, recommanda au jurisconsulte de maintenir son caractère de profes- seur consultant et d'éviter celui d'un fonctionnaire du pouvoir exécutif. Il l'invita à observer la plus grande réserve dans ses rapports avec le Gouvernement persan

LA MISSION FRANÇAISE DE REFORMES EN PERSE. ô

avant l'ouverture des cours. Ce gouvernement, en effet, profitant de ce que la terminologie persane, ne fait pas de distinction entre les expressions : jurisconsulte, conseiller, consultant; et, revenant à ses premières intentions, affectait de donner au professeur juriscon- sulte qui lui avait été accordé, le titre et les moyens d'action d'un véritable fonctionnaire-conseiller. A l'ex- piration des vacances scolaires, au mois de novembre 4911, le jurisconsulte adressa en conséquence au ministre persan de l'Intérieur la lettre suivante :

«Conformément aux dispositions contenues dans mon contrat, j'ai l'honneur de vous faire connaître que je suis à votre disposition pour commencer le cours de droit administratif dont je suis chargé à l'École des sciences politiques de Théhéran ».

A la suite des deux ultimatum russes du mois de novembre, et, entre autres manifestations populaires, les écoles ayant été fermées, un arrêté du 24 décembre ouvrit le cours, mais sous forme de conférences pra- tiques d'administration au ministère de l'Intérieur, pour les fonctionnaires et employés de ce ministère et des administrations dépendantes, connaissant la langue française.

Ces conférences servirent d'ailleurs de préparation au cours qui devait s'ouvrir quelques mois plus tard à l'École des sciences politiques, quand l'accord russo- anglo-persan du 20 mars 1912 eut terminé le conflit russo-persan.

Jusqu'à la dissolution du Medjliss, le 14 décembre 4911 et en exécution du Firman impérial qui suivit, por- tant instructions pour de nouvelles élections, les prin-

4 LA QUESTION PERSANE.

cipes constitutionnels du droit administratif purent être enseignés.

Les fonctionnaires, employés et agents du ministère de l'Intérieur parurent accueillir suffisamment bien les conférences qui leur furent faites sur la probité profes- sionnelle, sur les obligations de la hiérarchie et sur les devoirs de la discipline. Ces conférences furent données sous la forme contradictoire; les auditeurs y prirent part et une certaine émulation ne tarda pas à s'établir entre eux. De nombreux travaux en résultèrent : c'est ainsi que purent être faites des traductions et adapta- tions des conseils et avis d'Ardechyr, de Chosrœs, de NassireddineTouci,etc; des instructions du khalife Ali et du Chah Abbas ; des règlements de Nassereddine Chah; des lois et décrets constitutionnels et adminis- tratifs des deux premiers Medjliss et du régent; des projets de réformes déjà établis par quelques grands vizirs comme Emined Dowley, Sanie-ed-Dowley, etc. De précieuses indications bibliographiques, des notes personnelles et inédites sur l'organisation de la Perse, sur ses coutumes locales, sur ses traditions fondamen- tales purent être recueillies pendant ces conférences. Ces travaux constituèrent la base du cours qui se pré- parait ainsi pour l'École des sciences politiques. Au sur- plus, les futurs élèves de ce cours ne manquèrent pas d'assister et de collaborer aux conférences du ministère de l'Intérieur.

Ainsi le professeur, les fonctionnaires et les étudiants apprirent à se connaître; ainsi le professeur fut mis à même d'orienter son enseignement en connaissance de cause, d'adapter les principes aux circonstances, de les mettre à la portée de ses auditeurs et d'éviter

LA MISSION FRANÇAISE DE RÉFORMES EN PERSE. 5

autant que possible les incompatibilités d'idées, de race et d'époque. Intelligents et doués de réelles facultés d'assimilation, les jeunes Persans s'instruisent vite et facilement. En ménageant leur amour-propre et certains préjugés locaux et religieux, on peut les intéresser et retenir leur attention. Ils sont d'ailleurs curieux et dési- rent s'instruire.

Les élèves de l'École des sciences politiques, qui assistaient aux conférences, parurent comprendre par- ticulièrement la nécessité de rechercher dans les doc- trines mêmes de l'Islamisme et dans les grands auteurs persans les principes oubliés ou méconnus d'une bonne administration, ainsi que les éléments de transition et d'évolution nécessaires entre l'idée ancienne de la souveraineté sans bornes, née en Perse du droit de conquête, et les idées modernes de la souveraineté légale, du droit individuel et de la Constitution. Les conférences du ministère de l'Intérieur semblèrent avoir acquis la sympathie du public, grâce aux choix d'idées et de principes progressifs, tirés du domaine de l'Islamisme et de l'histoir i et dont il fut fait la meil- leure application possible au profit du nouvel enseigne- ment.

Les événements qui marquèrent la fin du conflit russo-persan et qui suivirent l'accord du 20 mars 1912, eurent naturellement leur répercussion sur l'essai d'en- seignement administratif. En effet, après la dissolution du Medjliss; les tentatives de l'ex-Chah Mohammed Ali Mirza et de son frère Salar-ed-Dowley ; l'occupation de Tauris, Recht et Kazvin; à la suite des rivalités et des luttes des Ghasghais, des Bakhtyaris et des

D LA QUESTION PERSANE.

Khamseh dans le Sud; et après le départ du régent, le désordre et l'anarchie sévirent dans toute la Perse. Une seule loi subsista, vestige assez curieux du régime constitutionnel, c'est la loi de Josas, 13 juin 4911 •*. Cette loi donnait un pouvoir discrétionnaire et absolu au trésorier général de la Perse sur toutes les adminis- trations de l'État.

La question se posa de savoir ce qu'il convenait d'en- seigner alors : le droit administratif russe, le droit administratif anglais, la théorie des zones d'influence, le droit divin, la monarchie absolue, le droit de la loi de Josas, le régime des protectorats financiers, ou le droit administratif constitutionnel?

Cependant, les écoles ayant rouvert leurs portes, un arrêté du 3 avril, signé par les trois ministres : de l'In- térieur, des Affaires étrangères et de l'Instruction publique, transféra les conférences et les cours d'admi- nistration pratique, du ministère de l'Intérieur à l'Ecole des sciences politiques de Téhéran. La nouvelle classe d'enseignement administratif fut solennellement inau- gurée le 4 avril 1912 (15 hamal 1330), par le ministre des Affaires étrangères, Vossough-ed-Dowley, par le ministre de l'Instruction publique, Hakimol Molk et par Mouchir-ed-Dowley, président du conseil d'admi- nistration de l'école, en présence d'une nombreuse assistance, composée des plus hautes personnalités de la Perse. Le procès-verbal d'inauguration fut transmis au ministre de France à Téhéran.

i Cette loi a été abrogée en mars 1915.

ESSAI D ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. /

Entre temps, le régent Nars-el-Molk et le ministre des Affaires étrangères, Vossough-ed-Dowley, prièrent le professeur d'administration à l'Ecole des sciences politiques de se charger de l'instruction civique de S. M. Ahmad Chah à la classe impériale. Les Légations de Russie, d'Angleterre et de France, consultées par ce professeur, ne firent pas d'objection et le cours d'ins- truction civique fut créé par arrêtés de janvier et de mars, dans des conditions déterminées par le conseil supérieur des études impériales, réuni sous la prési- dence du régent les 14 et 16 mars 1912.

I. Essai d'enseignement administratif (1911-1913).

L'objet du contrat du 27 juin 1911 a été défini plus haut. La question se posait donc de savoir comment, en ce qui concerne l'enseignement administratif, cet objet pourrait être rempli dans les circonstances et dans les conditions qui viennent d'être exposées. En d'autres termes, il s'agissait d'établir pour l'enseignement du droit administratif à l'Ecole des sciences politiques et pour l'instruction civique du jeune Chah à la classe impériale, un programme d'études, compatible d'une part avec les intérêts spéciaux de la Russie et de l'An- gleterre et, d'autre part, avec les nécessités de l'in- fluence et du prestige français. Il fallait, en outre, que ce programme fût adapté à la mentalité persane et ap- proprié aux circonstances; il ne devait pas trop

8 LA QUESTION PERSANE.

« désorientaliser » les jeunes Persans, ni en faire de mauvais Européens. Pour cela, il fallait les aider à évo- luer dans leur milieu, sans essayer de leur imposer pré- maturément nos errements administratifs. Il y a lieu de rappeler enfin que, si l'instruction primaire et l'ins- truction primaire supérieure sont données à Téhéran par l'école de l'Alliance française et par l'école de la mission des Lazaristes, l'enseignement secondaire n'y est pas encore organisé. Il en résulte que les Persans sont insuffisamment préparés à recevoir l'enseigne- ment supérieur.

A titre d'indication, voici, en tenant compte des considérations qui précèdent, un aperçu du cours d'ad- ministration pratique et comparée, qui fut adopté à l'Ecole des sciences politiques de Téhéran :

Les principes.

Les instructions du khalife Ali 1 contiennent les prin- cipes les plus sains, les plus libéraux, les plus démo- cratiques et les plus modernes. Que recommande Ali en effet? La justice, l'impartialité et le respect de l'opi- nion publique, « ce reflet de l'esprit de justice »; la défense du pauvre contre le riche, l'amour du peuple, « ce piédestal de la religion, cet élément essentiel du pouvoir », l'amour du peuple, qui est reconnaissant et

1 S. S. le khalife Ali Amirol Momenin, chef de la religion chiite, cousin et gendre de Mahomet, le plus grand saint révéré des Persans. Il a laissé entre autres œuvres, un remar- quable Traité de morale pratique et administrative.

ESSAI D ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. Il

dévoué et que l'on est sûr d'avoir pour soi, si on lui assure le bonheur et la tranquillité parla justice.

Les principales sources du droit administratif national en Perse.

Pour l'ancien régime, les instructions déjà citées du khalife Ali à Malek, gouverneur d'Egypte, excellent traité de morale et de pratique administratives.

LesDastourol Amal de Chah Abbas le Grand, qui contiennent, avec des avis détaillés sur la manière dont les gouverneurs doivent se comporter selon le milieu ils vivent et suivant les populations aux- quelles ils ont affaire, une description très complète des anciennes provinces. Plus près de nous, les règle- ments de Nasreddine Chah, et ceux notamment relatifs auxChourayé Tanzimat, sorte de conseils provinciaux. Le Fars Nameh de Hadji Mirza Fasa, recueil très complet sur la Perse du Sud et ses tribus, etc. Pour le régime constitutionnel : le livre du sardar Assad sur les Bachtyaris; la loi du 4 zighadeh 1325 sur l'admi- nistration provinciale; la loi de Rabios Sani sur les conseils provinciaux; les travaux de la Commission de la carte administrative et du budget provincial créée au ministère de l'Intérieur par le décret du 10 septembre 1911 (14ramazan 1329).

Les Ministres.

Comme dans les autres États constitutionnels, les ministres sont nommés par le gouvernement, en tenant compte de l'opinion de la majorité de la Cham-

10

LA QUESTION PERSANE.

bre, dont le président est consulté au préalable. Leur nombre est fixé par une loi, et, en tenant compte des circonstances. 11 est bon de rappeler, à ce propos, que dès 1896, la création d'un ministère spécial ou d'un conseil supérieur des tribus, présidé par une haute personnalité gouvernementale, avait été envisagée ; les raisons qui avaient fait proposer cette mesure par le grand vizir d'alors, Emîn-ed-Dowley, et le juriscon- sulte Hâkim Elâhi, ont conservé aujourd'hui, toute la valeur.

Théorie de la fonction publique.

La théorie de la fonction publique a été très nette- ment comprise par le khalife Ali. L'intelligence et le travail, dit-il en propres termes, doivent être les prin- cipales qualités et les seules recommandations. Les gouverneurs doivent être des hommes intègres, payés de manière à ne pas être tentés de commettre des exac- tions; ne tenant compte que de la légalité et de la jus- tice, lorsqu'ils ont à faire acte d'autorité; que des intérêts généraux de l'État, s'il s'agit d'un acte de gestion.

Le Conseil d'État.

Histoire. Le Conseil exécutif et consultatif dans la Perse ancienne. Le Conseil des grands de l'Empire sous les Achéménides; le Conseil féodal des Arsacides; le Conseil deBou Zardjomehr sous le règne de Khosroes le Juste; le Conseil militaire de Sephy I, le Conseil du Kechik Khane; le Conseil privé de l'Endéroun. Le livre du Conseil d'Etat ou des révolutions futures (Gareh Djamah) de Schah Sephy. Le Conseil du Tchehel Sotoun à Ispahan. Le Conseil de Nadir et le Conseil de

ESSAI D'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 11

la cour de Nasseddine Chah ou Chourayé Dabar et les Chourayé ïanzimat. Le projet de la restauration après la première dissolution du Medjliss; le projet de S. A. le Régent.

Période actuelle. De l'utilité d'un Conseil d'État en Perse. Le Gouvernement persan disposerait, après la création de ce conseil, d'un organe qui lui rendrait les plus grands services, en régularisant la procédure administrative dans un pays où, actuellement, les ministres, absorbés par les menus détails de leurs charges, ne peuvent prendre les initiatives nécessaires; en coordonnant les efforts des fonctionnaires euro- péens qui, faute d'une entente préalable, ne peuvent aboutir; et en fixant les attributions et les devoirs de chaque fonctionnaire; ce Conseil interviendrait de la façon la plus heureuse lors des crises ministérielles, si fréquentes et si longues. Sans lui, il ne peut y avoir de garanties des libertés individuelles consa- crées par la Constitution, puisqu'il n'existe pas d'autre voie de recours contre les excès de pouvoir. Sans lui enfin la situation reste la même, pour les citoyens, que sous l'ancien régime, les personnes lésées n'avaient d'autre ressource que de s'adresser au souverain ou au grand vizir, ou de se réfugier dans quelque sanctuaire. Bref, la création de ce Conseil est la condition sine qua non de la réorganisation financière, administrative et militaire de la Perse.

Attributions du Conseil. Le projet de S. A. le Régent, les cinq attributions; l'assimilation et l'ap- propriation dans les réformes administratives, la tradition et les lois nouvelles. Le projet d'Hakim Elahi et d'Emîn-ed-Dowley sur un Conseil des tribus. Le

12 LA QUESTION PERSANE.

Comité de législation du cabinet Cepadhar. Le décret de 1303 de Nassereddine Chah créant une section de l'instruction publique. La section des Affaires étran- gères prévue par le même décret. Les articles 135 et 436 de la loi du 4 zighadeh 1325 * sur l'administration provinciale et le Comité consultatif du contentieux au ministère de l'Intérieur. La commission supérieure d'études des réformes au ministère de l'Intérieur.

Le Conseil d'État est un conseiller.

Le Conseil d'État et le Parlement.

Sa composition. La nomination des conseillers2.

Les intérêts généraux, régionaux et locaux.

L'administration nationale et l'administration pro- vinciale.

L'Ayalat, le Valayat, le Bolouk.

Le Garieh et le Ketkhoda, le régime de la grande propriété.

Les grandes (Chahr) et les petites (Ghassabeh) villes.

Le statut, les privilèges et l'indépendance des grandes villes.

Les Houmehs ou banlieues. L'administration des tribus.

1 1325 de l'Hégire, soit en 1908 de l'ère chrétienne.

2 Une importante commission a élaboré en juin 1914 un projet de Conseil d'Etat. Ce projet ne répond en rien aux principes enseignés. C'est un travail de simple traduction des lois et décrets qui organisent le Conseil d'État en France. Il ne prévoit même pas l'administration des tribus.

ESSAI D'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 13

Les principes de l'administration provinciale.

La tutelle administrative. La centralisation, la décentralisation. La concentration et la déconcen- tration; pourquoi la loi de Rabios Sani 1325 sur les conseils élus de Valayats et Ayalats n'a pas donné de bons résultats en Perse. L'esprit de particularisme local et le régime des influences personnelles sont la négation même d'un principe national et de toute règle administrative.

Les subdivisions administratives.

Comment naît et se fait une carte administrative. Le territoire de chasse et de pêche, la commune et le groupement des communes. Apparition de l'organisme politique. Les anciennes divisions de la Perse. La Perse divisée en pays d'État et de domaine sous Sephy I. La carte des migrations des tribus. La carte des Tiyouls (fiefs) et des confiscations. La carte des influences personnelles. Étude critique de la loi du 4 zighadeh 1325, sur l'administration provinciale et notamment des art. 1, 2, 3, du chapitre iv et art. 195 du chapitre xm, sur la création temporaire d'Ayalats exceptionnels. Étude critique de la loi de Rabios Sani 1395, art. 115. Examen des travaux de la Commission de la carte administrative sur la province de Fars. La hiérarchie territoriale basée sur l'importance politique, ethnographique et statistique des différents Valayats, Bolouks, etc. La hiérarchie correspondante des gou- verneurs et admini strateurs.

14 LA QUESTION PERSANE.

Les attributions des gouverneurs et administrateurs. Les attributions militaires et de police.

Les gouverneurs des pays d'État et les intendants des pays de domaine. Les critiques d'Hakim Elahi sur l'administration provinciale. Distinction de ces attri- butions concernant l'armée, la police et la gendar- merie. Le règlement des Karasourans. Les décrets de Nassereddine Chah. La loi du 13 zighadeh 1325. Le règlement de la gendarmerie gouvernementale. Les projets des instructeurs suédois sur l'organisation de la police.

Les attributions concernant l'administration générale.

Le caractère démocratique et libéral des instructions de S. S. le khalife Ali. Le décret de Nassereddine Chah. Les gouverneurs et les Chourayé Tanzimât. La loi du 4 zighadeh 4325, articles 10, 13, 104, etc. La question des approvisionenments : instructions de S. S. le khalife Ali et sévérité des anciens Chahs de la Perse contre les accapareurs. La loi de zighadeh, articles 1, 6 et 41-46. Difficultés d'application en Perse. Opinion du trésorier général Shuster. opinion du trésorier général Mornard. Les manifestes des partis. Le projet du cabinet Sam- samos-Saltaneh. La vie chère.

Les pouvoirs à l'égard des fonctionnaires et des agents du Gouvernement.

Instructions de S. S. le khalife Ali sur le choix des fonctionnaires. Leurs traitements. Les examens. Contre l'absolutisme et la corruption. Décret de Nassereddine

ESSAI D'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 15

Chah. Le contrôle des gouverneurs par les Chourayé Tanzimât. Les conseils élus de la loi de Rabios Sani. La loi de zighadeh 1326. Distinction des services géné- raux et des services locaux. Réformes proposées. Le décret du Régent du 26 septembre 1911, les arrêtés des 24 décembre 1911, la circulaire du 2 mars, les arrêtés des 3 avril 1912 et 23 avril 1913, des ministres de l'In- térieur, des Affaires étrangères et de l'Instruction publique. Recrutement des fonctionnaires, employés et agents dans les services dirigés par des Européens. Le rapport de Motardjem-el-Molk et le projet de statut du personnel du ministère de l'Intérieur au livre vert des réformes.

Les pouvoirs relatifs à l'administration des finances,

Les conseils d'Ardéchyr et de Chosroes : « Pas d'ar- gent sans agriculture, pas d'agriculture sans justice. La vie même de l'Etat se résume dans sa situation financière ». Les conseils de Nassereddine Touci àHou- lagou. L'organisation sociale et politique de la Perse rend difficile l'application des conseils d'Ardéchyr, de Chosroes, d'Ali et de Nassereddine Touci. De l'emploi des caractères Siagh dans la comptabilité publique. Les comptabilités occultes et l'absence d'archives paralysent tout essai de contrôle. Le décret de Nasse- reddine Chah sur l'organisation financière provinciale. La loi du 4 zighadeh 1325, articles 51 à 60. Les conseils et les agents financiers. La loi de Rabios Sani 1325. Les prescriptions du Coran et d'Ali. Les conseils -d'Bbn-el-Arabi et d'Hakim Elahi. La devise constitu- tionnelle. Les principes occidentaux de l'administra- tion des finances et la loi de Josas. Les ministres et les

Demorgny. 21

16 LA QUESTION PERSANE.

gouverneurs ordonnateurs. Le trésorier et les agents financiers comptables.

Les mêmes sujets, mis à la portée de l'âge des élèves furent enseignés à la classe impériale d'instruction civique, suivant une méthode comportant la suppres- sion des détails et des faits de chronique inutiles.

Conformément à l'article 4 de l'arrêté du 24 décembre 1911, qui créa les conférences pratiques d'adminis- tration au ministère de l'Intérieur et à l'article 6 de l'arrêté du 3 avril 1912, qui ouvrit le cours d'admi- nistration pratique et comparée à l'école des Sciences politiques de Téhéran, des traductions en langue persane de ces conférences et de ces cours furent mises à la disposition du personnel administratif, des auditeurs, des étudiants et du public. Une publication en français a été également ordonnée par le Gouver- nement persan (livre gris : Essai sur V administra- tion persane, Paris, Leroux, 1913; livre rouge, texte persan, imprimerie impériale, Téhéran).

Les premiers examens qui sanctionnèrent le cours d'administration pratique et comparée à l'école des Sciences politiques eurent lieu le 7 juin 1913. Le procès- verbal spécial suivant donne la physionomie et le caractère de ces examens :

Procès-verbal des examens de 1913. Les exa- mens du cours d'administration pratique et comparée ont eu lieu à l'école Siassi conformément aux instruc- tions du directeur de l'école le 7 courant, à huit heures du matin.

ESSAI D'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 17

Les six questions suivantes ont été extraites du pro- gramme du cours :

Sources du droit administratif en Perse;

Étude d'un dossier; expédition d'une affaire;

Les instructions de S. S le khalife Ali concernant les conditions dans lesquelles les gouverneurs doivent accomplir les actes de gestion de leur compétence;

La tradition et les réformes en Perse ;

Comparer le Conseil d'État et le Parlement ;

De l'utilité des conseils de délibération en matière administrative ; la devise constitutionnelle.

Sur ces six questions, M. le Dr Waliollah Khan, directeur de l'école et des examens, a choisi les deux dernières. L'examen n'a comporté que des épreuves écrites et vingt-trois candidats ont pris part à l'examen. La correction des épreuves a été faite par MM. Seyed Mohammed Khan, ancien chef de section au ministère de l'Intérieur, ancien secrétaire et traducteur du cours ; Mirza Abbas Gholi Khan, interprète de première classe au ministère persan des Affaires étrangères et profes- seur de langue française à l'école des Sciences politi- ques et par le professeur du cours, jurisconsulte du ministère de l'Intérieur.

Les compositions ont été rédigées en langue persane. Deux candidats ont en outre fourni des traductions en langue française.

L'ensemble de l'examen fut satifaisant et donna de grands encouragements pour l'avenir.

A la classe impériale, les examens ont eu lieu le 2 juin 1913. Un procès-verbal a été également établi

18 LA QUESTION PERSANE.

pour l'ensemble des études de Sa Majesté. L'extrait ci- dessous est relatif aux cours d'instruction civique et de langue française.

Procès-verbal. A la date du 26 Djamadiol Sani 1331 (2 juin 1913), l'examen de la classe impériale a commencé à 9 heures du matin en présence des Ministres et des grands personnages.

Instruction civique et droit administratif élé- mentaire. — Le jurisconsulte professeur a demandé à Sa Majesté Impériale la devise constitutionnelle, les extraits des Dastoure Hokoumat de S. S. le khalife Ali sur la nécessité de délibérer avant d'agir ; les citations d'Ebn-el-Arabi sur le même sujet.

A Son Altesse le prince héritier, il a posé des ques- tions sur l'administration financière d'une province.

A S. A. Etezados Saltaneh (frère consanguin de Sa Majesté), il a demandé les conseils de Khadjeh Nasse- reddine Touci à Houlagou sur la classification des contribuables et sur le régime de l'impôt foncier en Perse.

A l'élève Gholam Ali Khan, il a demandé les réformes à apporter dans l'organisation des tribus.

A S. A. Nosrat-os-Saltaneh (oncle de Sa Majesté), il a demandé les devoirs des souverains entre eux.

Il a interrogé les autres élèves sur les attributions respectives des autorités judiciaires et administratives ; sur la nécessité et le rôle d'un Parlement en Perse; sur l'organisation judiciaire.

Les réponses ont été généralement bonnes.

Langue française. Sa Majesté Impériale, Son Altesse le prince héritier et les autres élèves ont été interrogés sur la langue française pendant une demi-

CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 19

heure et tous ont bien répondu. Particulièrement Sa Majesté Impériale et Son Altesse le prince héritier ont obtenu un grand succès dans l'épreuve de la dictée qu'ils ont écrite sans faute, ainsi que dans les exercices de traduction et de prononciation qui ont été dirigés par le jurisconsulte professeur.

II. Consultations sur les réformes administratives.

Les mêmes considérations, concernant l'objet du contrat du 27 juin 1911, les événements du conflit russo-persan, et les conséquences de l'accord russo- anglo-persan du 20 mars 4912, qui ont été exposés dans le présent ouvrage et à propos de l'essai d'ensei- gnement administratif à Téhéran, se retrouvent au sujet des consultations sur les projets de réformes administratives. Ces consultations, de par leur objet, doivent en effet porter sur la vie publique tout entière de la Perse, qui persiste, en dépit de toute évidence, à se considérer comme en pleine possession de sa souveraineté.

Le contrat du 27 juin 1911 prévoit même pour le jurisconsulte des attributions plus larges en matière de réformes qu'en matière d'enseignement. C'est ainsi qu'il doit, aux termes de l'article 2, non seulement collaborer aux projets de réformes du ministère de l'Intérieur, mais encore fournir des consultations de sa compétence aux diverses « institutions publiques

20 LA QUESTION PERSANE.

qui lui seront indiquées par le gouvernement impé- rial ».

Or, pendant les événements de 4911 et depuis l'adhésion en 1912, de la Perse à l'accord de 1907, la rivalité anglo-russe a fait peser sur tous les organes du Gouvernement persan un système anglais et un système russe également énergiques.

Les réformes administratives européennes en Perse, affecteraient également le Caucase et l'Inde, qui ris- queraient de subir l'excitation d'un aussi dangereux exemple. Aussi ne doivent-elles être proposées qu'avec la plus grande circonspection et les deux Gouverne- ments russe et anglais ont-ils pris soin d'exclure désormais les citoyens d'une grande puissance de toutes les fonctions importantes en Perse. On a vu plus haut, à propos de l'interprétation du contrat du 27 juin 1911, les difficultés auxquelles a donné lieu l'attribution d'un titre convenable au fonctionnaire français envoyé en mission dans ce pays réservé, il devait être quelque peu suspect, de porter sinon atteinte, du moins ombrage aux intérêts spéciaux en cause.

Toutes ces considérations sont un peu trop négligées par les Européens au service de la Perse. Il règne parmi ces Européens une conception trop générale malheu- reusement et très dangereuse pour les résultats de leurs efforts. Du fait que l'anarchie qui règne dans tout le pays donne l'impression que les Persans n'ont plus ni foi ni loi, il résulte qu'on ne croit plus à la civilisation iranienne; on n'étudie pas la législation indigène; on n'étudie pas non plus les traités internationaux qui règlent le statut extérieur du pays. Le comp-

CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 21

table, le douanier, le gendarme européen, employés par le Gouvernement persan, se laissent séduire et duper par une apparence de pleine liberté et par nne illusion de pleins pouvoirs, qui figurent dans quelques lois inapplicables comme la loi financière du 23 djo- sas.

Ces apparences et ces illusions sont d'ailleurs savam- ment entretenues par le Persan, habile à exploiter ces sentiments de mégalomanie et de rivalités occidentales. Dès que cette mégalomanie atteint du reste un certain degré, « les intérêts spéciaux » se plaignent d'être menacés. Ceux qui en ont la garde se croient obligés de réduire ou de supprimer l'Administration ou le ser- vice trop audacieux. Ils suppriment du même coup les quelques timides réformes qui pourraient enrayer ou retarder la course de la Perse vers l'inconnu.

L'œuvre des consultations sur les projets de réformes administratives n'est tolérée à Téhéran qu'à la condi- tion d'être théorique et inoffensive pour les intérêts spéciaux en cause.

La question se posa donc dès le début de concilier les larges dispositions de l'article 2 du contrat du 27juin 1911, relatives aux consultations sur les projets de réformes administratives, avec les recommanda- tions du gouvernement de la République au juriscon- sulte en mission, sur la réserve à garder vis-à-vis du Gouvernement persan.

Les consultations devaient être données, comme l'enseignement, avec le même souci : de contribuer au bon renom de l'influence française et de relever la dignité de la fonction, tout en ne portant pas aUeinte aux intérêts spéciaux de la Russie et de l'Angleterre ;

22 LA QUESTION PERSANE.

avec le même souci d'approprier les consultations aux circonstances et au milieu.

La bonne foi interprétative du contrat du 27 juin commandait aussi de ne pas négliger l'intérêt des Per- sans qui, somme toute, payent pour être servis.

Le plan et la méthode des consultations devaient être conçus de manière à faire appela leur intelligence, à provoquer chez eux le désir du progrès, à remonter enfin leur fatalisme déçu et découragé. Il fallait les intéresser à l'œuvre des réformes, en les appelant à collaborer eux-mêmes à cette œuvre; il convenait de leur redonner des illusions, en leur attribuant tout le mérite et tout le succès de l'entreprise. Ce plan et cette méthode furent réalisés par l'institution de commis- sions d'examens techniques et professionnels pour les fonctionnaires employés et agents de l'ordre adminis- tratif; par l'organisation d'un conseil d'administration au ministère de l'Intérieur et parla création d'une com- mission de la carte administrative et du budget provin- cial. Ces commissions et comités d'études furent com- posés des plus hauts fonctionnaires du ministère de l'Intérieur, auxquels s'adjoignirent un certain nombre de personnalités compétentes, ainsi que le juriscon- sulte, professeur de droit administratif; ce dernier avec voix purement consultative. Les séances eurent lieu très régulièrement et permirent l'établissement et la publication pendant l'année 1913 d'un Livre vert et d'un Livre blanc des réformes du ministère de l'Inté- rieur et de l'administration provinciale. Les travaux furent dirigés avec la plus grande prudence et les mem- bres persans apprirent au sein de ces commissions qu'ils ne devaient pas s'en tenir à la souveraineté his-

CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 23

torique et que, tout en observant le respect du passé, ils devaient faire appel à la raison, c'est-à-dire au pro- grès réfléchi et scientifique. Ils apprirent aussi à renoncer aux utopies et à se tenir sur le terrain des réalisations pratiques pour les progrès à tenter dans l'Administration.

Les concours et examens professionnels. La base et le fondement des réformes sont l'instruction générale et l'enseignement. En vertu de ce principe déjà consacré parles rédacteurs de la loi du 4zighadeh 1325 sur l'administration provinciale, un décret du Régent en date du 26 septembre 4911 disposa dans son article 5 que « nul ne peut être admis dans le per- sonnel du ministère de l'Intérieur, s'il n'a satisfait aux conditions des examens et concours réglementaires ». En conséquence, les arrêtés des 24 décembre et 8 avril 1912 firent de la présence et de l'assiduité aux confé- rences et cours d'administration, des obligations pro- fessionnelles pour les fonctionnaires, employés et agents des ministères de l'Intérieur et des Affaires étrangères. Un arrêté du 31 juillet 1912 institua au ministère de l'Intérieur une commission d'examens, composée du président de la Cour de cassation, d'anciens gouver- neurs, de Musjteheds, du directeur de l'École des Sciences politiques et des directeurs généraux de l'ad- ministration générale et de l'administration provin- ciale. Le jurisconsulte du Gouvernement persan au ministère de l'Intérieur assistait aux séances de la com- mission, qui fut chargée d'examiner les fonctionnaires, employés et agents de l'Administration proposés pour l'avancement et les candidats aux emplois admi- nistratifs.

24

LA QUESTION PERSANE.

Une série d'examens eut lieu du 13 août au 8 sep- tembre 1912. Un arrêté du 17 septembre nomma et avança six candidats admis par la Commission, sur dix-neuf qui s'étaient présentés devant elle.

Les questions posées par les examinateurs furent très simples et d'ordre essentiellement pratique. Ni les titulaires d'un emploi public, ni les candidats à ces emplois n'avaient le droit d'ignorer ces questions, qui furent toutes relatives à la Perse, à ses intérêts pré- sents et à venir. Voici à titre d'exemples et d'indica- tions quelques-unes de ces questions :

La création d'un ayalat1 exceptionnel comme celui de l'Ouest composé de Kermanchah, Hamadan, Malayer, Toucer Khan, Nehavend est-elle constitutionnelle et légale? A quelles nécessités politiques répond cette créa- tion? (affaire Salar-ed-Dowley). Avantages et inconvé- nients de cette création aux points de vue ethnogra- phique et administratif.

La situation politique et l'état des routes dans le Seistan.

Les principales routes du sud et la situation poli- tique des régions qu'elles desservent.

Dates et principales dispositions des traités du Gulistan et de Turkmantchai.

La question d'Ourmiah et de la frontière turco-per- sane.

Rôle et situation politiques du cheikh de Moham- merah.

Vues politiques de Kerim Kan le Zend, dit le « Député du Peuple » en 1757.

1 Grande région.

CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 25

Rapports du Char-iat et de l'orph. Les conseils d'administration de NassereddineChah. Sa proclamation en 1888 sur la liberté individuelle et sur le droit de propriété.

Comparer au double point de vue de l'origine et des effets, le droit d'asile prévu par le Char-iat et les prin- cipes de la liberté individuelle et de l'inviolabilité du domicile, sanctionnés par les articles 9 et 13 de la loi constitutionnelle du 29 Chaban 1325.

Quels sont les moyens à la disposition d'un gouver- nement pour faire valoir ses droits auprès des gou- vernements étrangers : la force armée, l'opinion publique.

La loi, la tradition et la coutume en Perse. Avantages politiques et économiques du chemin de fer transpersan.

Principales divisions de la tribu des Ghasghaïs dans le Sud, etc.

Quatre catégories de candidats se présentèrent à cette série d'examens : six rédacteurs de deuxième classe; deux expéditionnaires de deuxième classe pro- posés pour la première classe; six employés divers dont la situation devait être régularisée; et cinq can- didats nouveaux. La commission des examens décida que les fonctionnaires déjà en service et dont la situa- tion devait être régularisée, étant d'un grade relative- ment élevé et pouvant justifier d'une instruction supé- rieure, devaient être soumis à des épreuves particuliè- rement sévères sur les matières de leur compétence professionnelle. Les conclusions de la commission reproduites dans ses notes et dans les vœux qu'elle a émis [Livre vert, p. 95 et suiv.), ne sont ni opti-

26 LA QUESTION PERSANE.

mistes, ni pessimistes. Elle ne s'est pas dissimulé que les fonctionnaires ont beaucoup à apprendre et beau- coup à travailler.

Le conseil d'administration du ministère de V In- térieur. — Le conseil d'administration institué au ministère de l'Intérieur par arrêtésdes 17 et 30 septembre 1912, a été chargé de l'étude des questions relatives à l'organisation et au fonctionnement de ce ministère. Il a tenu ses séances régulièrement le lundi matin de chaque semaine, le jurisconsulte étant présent.

Le décret du 26 septembre, les arrêtés des 27 et 30 du même mois, l'arrêté du 2 janvier 1912 portant organisation au ministère de l'Intérieur du cabinet du ministre, du service de l'Inspection, de la Direction générale de l'administration centrale, de la Direction générale de l'administration provinciale divisée en sec- tions géographiques et ethnographiques, de la commis- sion de revision des grades, du conseil de discipline, des conseils d'enquête et de la commission du budget, sont dus à l'initiative du conseil d'administration. C'est lui qui a établi le premier budget régulier du ministère de l'Intérieur (administration centrale) (V. Livre vert, p. 18 et suiv.).

Le même conseil d'administration a proposé un projet de statut du personnel administratif au ministère et dans les provinces, réglant les conditions d'admissi- bilité, définissant les attributions, la hiérarchie et la discipline de ce personnel, réglementant les conditions de son avancement. Le conseil d'administration a admis le principe de l'assimilation et du roulement entre les fonctionnaires de l'administration centrale et les agents extérieurs. Il a admis également le principe

CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 27

d'une centralisation sévère et d'un cabinet fortement constitué, pour assurer au ministre une autorité indis- cutée.

La commission de la carte administrative et du budget provincial. La commission de la carte admi- nistrative et du budget provincial, instituée au minis- tère de l'Intérieur par décret du Régent en date du 10 septembre 1911, présente cette particularité intéres- sante que sa composition varie suivant les régions qu'elle est chargée d'étudier. Cette organisation lui permet de s'assurer la collaboration des personnalités les plus compétentes et les plus autorisées par leur origine ou par leurs connaissances spéciales, pour mener à bien l'œuvre des réformes administratives. C'est ainsi que sa composition a été successivement modifiée par l'arrêté du 27 février 1912 pour l'étude des régions de l'Est et du Nord, et par l'arrêté du 16 dalv 1330 pour l'étude de la région du Sud.

La Commission de la carte administrative, comme le conseil d'administration, a tenu régulièrement ses séances. Elles ont eu lieu deux fois par semaine, en présence du jurisconsulte assistant avec voix consulta- tive.

Elle a formulé d'intéressantes propositions touchant les changements à introduire dans le gouvernement des provinces.

La division du pays en grandes régions, ou ayalat, ayant à leur tête des gouverneurs généraux, farmân- farmâ, choisis non point d'après leurs aptitudes ou leur expérience des choses de l'Administration, mais d'après leur rang et leur influence personnelle, a des inconvénients qui sautent aux yeux ; de pareilles divi-

28

LA QUESTION PERSANE.

sions entretiennent l'esprit de particularisme; elles n'ont aucune fixité, et ne confèrent pas l'autorité à ceux qui sauraient le mieux l'exercer. Toutefois, la situation du pays oblige à conserver, pour un temps, cette organisation. Mais l'État devra régulariser la situa- tion des gouverneurs généraux, leur faisant prendre rang après le ministre et créant entre eux une hiérar- chie; deux d'entre eux, ceux de l'Azerbaïdjan et du Fars, seront de première classe; les autres, c'est-à-dire ceux du Khorassan et du Kerman, de deuxième classe. Au lieu des indemnités qui leur étaient allouées autre- fois d'une façon plus ou moins arbitraire, ils recevront désormais une somme fixe, seront tenus de justifier leurs dépenses, et le pouvoir central nommera leurs agents, que jusqu'ici, ils choisissaient à leur gré. Les sous-gouverneurs, mo'âven, sorte de secrétaires géné- raux pouvant remplacer éventuellement leurs chefs, seront considérés comme des gouverneurs de deuxième ou de troisième classe.

Deux services, l'un politique, et dirigé par le chef du cabinet, fonctionnaire assimilé aux chefs de bureau de première classe, l'autre économique, chargé de dresser l'état des ressources de la région et de recher- cher les moyens de l'améliorer, doivent être institués dans chaque gouvernement général.

Au-dessous de l'ayâlat existe une division administra- tive de moindre importance, le vilayet (ou valayat), dont le Guilan, vilayet de première classe, indépendant, c'est-à-dire n'étant rattaché à aucun ayâlat, présente le type. Son organisation montre qu'il est difficile de préciser la situation administrative de la Perse séden- taire, même en combinant les lois récentes avec la tra-

CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 29

dition. Il n'y a pas, dans cette organisation, de hiérar- chie uniforme. Toutefois, on peut dire qu'en règle générale, le vilayet se divise en bolouk ; les bolouk en karia (gros bourgs) et en deh (villages); mais le deh, subdivision inférieure à la karia, n'en est pas la frac- tion. On appelle enfin, khassabé(ou kasba), les centres importants dépopulation. Chaque vilayet a un gouver- neur, hâkem, assisté d'un conseil local, Andjouman, et secondé par des services administratifs locaux, distincts des fonctionnaires dépendant de l'administration cen- trale, qui agissent parallèlement, mais d'une manière indépendante. Cette organisation donne d'assez bons résultats, et le gouvernement peut la conserver, tout en la régularisant. Il y aurait quatre classes de vilayats administrées par des vali, hokmrân, hâkem de pre- mière et de deuxième classe, selon leur importance; deux classes de bolouk, ayant à leur tête des nâyeb- olhokoumé.

La commission a tracé dans le Livre vert (p. 32 et suiv.), le plan de réorganisation administrative de l'ayâlat de Kerman et des valayats du Guilan, de Mazen- deran et d'Ispahan. Cette réorganisation est basée sur les principes énoncés ci-dessus, elle est appuyée de cartes et de projets de budgets réguliers.

Le régime des tribus. La commission de la carte administrative et du budget provincial a entrepris au mois de janvier 4913 l'étude détaillée de la situation politique et administrative du Fars dans le but de rechercher les moyens d'apporter dans cette région, si importante au point de vue du commerce général de la Perse, les réformes administratives nécessaires.

Ces réformes doivent avoir pour but :

30 LA QUESTION PERSANE.

D'augmenter progressivement le nombre des tribus qui ont déjà adopté dans la région la vie et le régime sédentaires;

De seconder l'effort de la mission suédoise et de la gendarmerie gouvernementale, pour assurer sur les routes la sécurité du commerce et de la circulation ;

De placer les tribus, encore nomades, sous un régime politique et administratif tel, que leurs mouve- ments de migrations puissent s'effectuer sans qu'il en résulte de dommages pour les centres administratifs sédentaires qui se trouvent sur leur passage.

Un conseil des différentes tribus de la région du Fars les Ilkanis ou leurs représentants seraient appelés à siéger en compagnie et à côté des représen- tants des grandes familles et des personnages influents de la région, est un organisme administratif qui, de l'avis de tous les membres de la commission, doit être créé à Chiraz. L'histoire des relations des tribus entre elles pendant les trois dernières années démontre que les divers gouverneurs généraux qui se sont succédé dans le Fars, ont presque toujours réussi, quand ils l'ont bien voulu, à composer des ententes et des alliances pour appuyer leur autorité. Le but poursuivi n'était malheureusement pas toujours l'intérêt général, mais il suffirait de reprendre le procédé et le moyen en les perfectionnant, pour en faire un instrument, sinon parfait, du moins très précieux pour la pacification et la réorganisation administratives du Fars.

Les tribus étudiées sont les Ghasgaïs, les Khamseh, les tribus du Kouh Guilouyeh, celles du Mamassani, et les Arabes du sud. L'étude a été faite aux points de vue des origines, de la vie nomade, du régime des migrations,

CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 31

de l'organisation générale des tribus, du régime finan- cier et des subdivisions des tribus en sections et en sous-sections.

Un résumé des trois dernières années fait connaître la situation politique générale du Fars et les errements suivis jusqu'à ce jour pour l'administration des tribus. Sur ces données géographiques, ethnographiques, politiques, historiques et administratives, la commis- sion de la carte a formulé ses propositions de réformes à accomplir dans la région. Elle a conclu qu'il conve- nait de diviser le Fars en trois valayats de tribus : Kouh-Guilouyeh et Mamassani ; Ghasgaïs: Khamseh; en laissant à ces tribus dans leurs nouvelles divisions, un territoire suffisant pour leurs migrations d'hiver et d'été ; en ménageant entre elles de petits états-tampons, pour éviter autant que possible les points de contact, de frictions et de heurts.

Ces petits états-tampons, dans le projet de la com- mission sont des valayats politiques, dont les gouver- neurs doivent être des représentants directs et affirmés du gouvernement central de Téhéran. L'un de ces va- layats politiques, organisé au milieu même des tribus, constituera une sorte de coin, un poste avancé d'obser- vation et d'action politique du Gouvernement persan. Cinq autres valayats, disposés autour des régions de migrations des tribus, dessinent les deux branches d'une pince qui se refermeront sur elles, pour les main- tenir, sans les opprimer ni les comprimer, dans les limites de leurs migrations.

Ce plan de réorganisation administrative de la zone neutre en Perse a été présenté dans le Livre blanc. Il est accompagné de deux cartes, représentant, l'une Demoruny. 22

32 LA QUESTION PERSANE.

les mouvements de migrations des tribus; l'autre, le schéma des réformes proposées. Un budget très détaillé allant jusqu'aux Bolouks (arrondissements) de la ré- gion, complète cette publication1.

Tels ont été les essais de réformes et d'enseignement administratifs en Perse de septembre 1914 à juin 1913.

III. Essai d'enseignement administratif (1913-1914).

Le 12 octobre 1913 pour la nouvelle année sco- laire 1913-1914, les professeurs de Sa Majesté Impé- riale se sont réunis à Ghasré Abyaz sur la convocation et sous la présidence de Son Altesse le Régent de l'Empire.

En ce qui concerne l'instruction civique et le droit élémentaire administratif, S. A. Naïbos Saltaneh a exprimé le désir que ce cours fût « coordonné » avec les cours de philosophie, d'histoire, de géographie et de littérature persane également professés à la classe impériale.

Il a été d'avis que le jurisconsulte, chargé du cours de droit élémentaire, devait également donner à Sa Majesté quelques principes sur les origines et sur l'évo- lution des sociétés, sur l'idée de l'État; sur la notion du gouvernement et de ses différentes formes; sur les

1 V. Revue du Monde musulman, vol. 22 et 23, mars et juin 1913.

ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF 1913-1914. 33

droits et les devoirs des États et des souverains entre eux, etc.

Le Régent a l'intention de préparer ainsi Sa Majesté à comprendre la situation actuelle de la Perse et les obligations qui découlent de cette situation. Il veut que Sa Majesté puisse assister déjà aux séances du conseil des Ministres et suivre utilement ses délibéra- tions sur les affaires de l'Etat et sur la politique générale du pays, en vue de son prochain couronne- ment.

S. A. Naïbos Saltaneh a fait connaître à l'assemblée des professeurs qu'il avait l'intention d'assister lui- même de temps en temps aux leçons de Sa Majesté.

Le lendemain de cette réunion, le sous-secrétaire d'État au ministère des Affaires étrangères a adressé la lettre suivante au jurisconsulte :

J'ai l'honneur de vous faire connaître que la classe impé- riale reprendra ses cours à partir du 14 courant.

Vous êtes appelé à continuer vos leçons d'instruction civique et d'administration pratique auprès de Sa Majesté le mercredi matin de chaque semaine, indépendamment des répétitions et des exercices pratiques de langue fran- çaise que vous assurerez comme l'année précédente.

Le cours d'administration pratique et comparée qui prend de plus en plus d'importance, a été transféré à l'École du Darol Funun (Institut polytechnique de Téhéran) par arrêtés du 18 octobre 1913 du ministre de l'Intérieur et des sous-secrétaires d'État, aux mi- nistères des Affaires étrangères et de l'Instruction publique.

34

LA QUESTION PERSANE.

Le cours a été divisé en deux parties. Pendant le premier semestre, les leçons ont été faites sur les insti- tutions de la police. Les études du deuxième semestre ont porté sur les institutions financières.

PREMIÈRE PARTIE Les institutions de la police de la Perse.

Première et deuxième leçons. Les institutions de la police. Le droit de l'Etat et le droit individuel; leurs limites respectives ; égalité civile et liberté individuelle; leur définition. Libertés matérielles et morales, droits politiques. La déclaration des Droits de l'homme et les constitutions modernes; introductions en Perse du nou- veau régime.

Troisième leçon. La Police. Son but, ses moyens, limites de ses droits en théorie et en pratique. Droit écrit et coutume. Maintien de l'ordre et abus de pouvoir.

Quatrième et cinquième leçons. La loi et le règlement : la loi est nécessaire pour déterminer les principes, les règlements assurent son application. C'est le chef de l'État qui a le pouvoir de réglementer, en vertu de la constitution. La délégation des pouvoirs ; rôles des gouverneurs et de leurs subordonnés.

Sixième leçon. Ce que sont les institutions de la police en Perse. La Karié et le Ketkhoda. Ancien et nouveau régime. Objet du droit de police; son exercice; ses sources.

Septième leçon Ouvrages musulmans sur la matière. Il y a loin de la théorie à la pratique ; utilité

ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF 1913-1914. 35

du rôle des chefs de police, peu considérés cependant, d'ordinaire, dans les divers pays d'Islam.

Huitième leçon. La police des marchands aux différentes époques; mesures prises pour assurer la régularité des affaires commerciales Hisba et Mohtasib, inspection des marchés et des boutiques.

Neuvième leçon. La police des routes dans le Sud ; son organisation actuelle. Routes du commerce international en Perse. Organisation de la police en pays bakhtyari.

Dixième leçon. Valeur et portée de l'acte du 24 Redjeb 1330. Pouvoirs étendus des Ilkhanis en matière de nominations, de réglementations, de police et des finances. Ce pouvoir est irrégulier et abusif.

Onzième leçon. Organisation de la police dans les régions de Fars. Les tribus contenues par la gen- darmerie gouvernementale. Les rahdaris ou péages; les allafis ou droits de pâturage; leurs inconvénients. Mise aux enchères des routes.

Douzième leçon. Mesures prises par le gouver- neur général Mokhber os Saltaneh pour rétablir l'ordre dans le Fars. Subsides financiers qui lui sont accordés; grâce à eux, il peut donner suite à ses projets, en vue du rétablissement de l'ordre. Organisation de la gendar- merie; rivalité avec les Suédois. Suppression despéages.

Treizième leçon. Le plan d'organisation de la gendarmerie gouvernementale dans le Fars. Excellents résultats de cette création. Textes réglementant la police urbaine, et celle de Téhéran en particulier. Les forces de la police, son administration. Lacune dans l'orga- nisation actuelle de la police et de la gendarmerie, et conflits qui en résultent.

36 LA QUESTION PERSANE.

DEUXIÈME PARTIE Les institutions financières de la Perse.

Principes généraux sur les impôts, le budget et la comptabilité publique en Perse.

Notion de l'impôt en Europe et en Perse. Note historique sur l'impôt. L'impôt et l'Etat social en Perse et en Eu- rope. Définitions de l'impôt et du budget. Impôts directs et impôts indirects. L'impôt direct ne peut être perfectionné en

Perse avec l'organisation sociale actuelle. L'impôt indirect donnera-t-il de meilleurs résul- tats? Impôts indirects et douanes. Monopoles et concessions. Les dépenses et les emprunts. Situation et régime économiques de la Perse. Les projets de réforme de Motamem-el-Molk. Le projet d'emprunt de 33 millions de tomans (150.000.000 fr.).

Le droit de propriété immobilière pour les étrangers en Perse. Les garan- ] Les prévisions de recettes pour Sitchkan- ties de- < il 1912. mandées. \ Projet de contrôle européen.

Comparaison des tableaux de mars et d'avril 1912.

ANNÉE SCOLAIRE 1913-1914. 37

Le crédit réel et le crédit personnel de la Perse. Le mémorandum du Gouvernement persan de sep- tembre 1912.

Les chemins de fer.

La note du 9 octobre 1912 et la concession du 29safar 1331. Premiers essais de budget en Perse.

L'adresse du Régent au Gouvernement persan,

mai 1912. Le budget de Nasr-el-Molk 1907. Le budget de Sanied-Dowley 1910. Un peu d'histoire. Fondement du droit budgétaire. Le droit budgétaire et le régime despotique. Les difficultés de la comptabilité en Perse. L'œuvre révolutionnaire et les résultats finan- ciers en Perse. Les principes et les règles budgétaires dans le budget de Sanied-Dowley. La crise de 1914.

Le budget des recettes de Sanied-Dowley, 1910 (1328).

Le système fiscal et le mécanisme gouvernemental en Perse.

Le Ketabche et ses quatre chapitres. Les recettes. Les domaines. Les douanes.

Tableau du commerce général de la Perse en Sitch- kan-il.

Comptes spéciaux par pays de provenance et de destination.

38 LA QUESTION PERSANE.

Trafic Russo - Persan.

Anglo-

Turco-

Germano-

Franco-

Italo-

Le tarif et le règlement légal des douanes en Perse.

Le décret de Mozaffer-ed-Dine Chah. Les impôts indirects dansle budget de Sanied-Dowley. L'exposé des motifs. Opinions du Cepadhar et du Régent. Le régime financier de la Perse. La loi du 9 djoza 1329. Origines de la loi du 23 djoza. Exposé des motifs. Le texte. La loi de djoza et le principe de l'autorité absolue

en Perse. La loi de djoza et le trésorier général. Les comptes de la Trésorerie générale. Examens. Le couronnement de S. M. Ahmad Chah de Perse ayant eu lieu le 21 juillet 1914, il n'y a pas eu d'examens à la classe impériale. Cette classe est supprimée à l'heure actuelle.

A l'Ecole des sciences politiques, les examens du cours d'administration pratique et comparée ont eu lieu conformément aux instructions du directeur de l'école, le 20 juin 1914 (24 radjab, 30 djoza 1332) à neuf heures du matin :

Sur le programme du cours du jurisconsulte profes- seur, et parmi les six questions suivantes : Les droits de l'État et les droits individuels ;

ANNÉE SCOLAIRE 1913-1914. 39

La loi et le règlement;

Les attributions de la police, d'après le verset 100 de la sourate 3 du Coran;

Le rôle des conseillers étrangers en Perse dans l'ancien droit et à l'époque actuelle;

Les garanties demandées pour le projet d'emprunt persan de 150.000.000 de francs en 1912;

La loi de djoza 1329 sur le régime financier de la Perse et l'acte deradjab 1330 dans le pays Bakhtyari, M. le Dr Valiollah Khan, directeur de l'école et des examens a choisi les deux premières questions (1 et 2).

L'examen n'a comporté que des épreuves écrites. Trois heures ont été accordées aux candidats pour faire des compositions. Ces compositions ont été remises sans signature, avec un numéro d'ordre, permettant de retrouver l'auteur après les corrections.

Dix-neuf candidats ont pris part à l'examen. Ce sont ceux dont les noms figurent à l'article 2, § 3 de l'ar- rêté du 18 octobre 1913 (17 zighadeh 1331), portant transfert au Darol-Fonoun (École polytechnique de Téhéran) du cours d'administration pratique et com- parée, précédemment professé par le jurisconsulte, professeur à l'Ecole des sciences politiques. A ces can- didats, le directeur en a ajouté neuf autres.

La correction des épreuves, faite avec le plus grand soin par :

Mirza Abbas Gholi Kan, interprète de première classe au ministère des Affaires étrangères, professeur de français à l'École Siassi;

Mirza Seyed-Dine, ancien élève diplômé de l'École des sciences politiques , attaché au tribunal des Affaires étrangères à Téhéran ;

22*

40 LA QUESTION PERSANE.

Le jurisconsulte, professeur à la classe impériale à l'Ecole des sciences politiques et à l'École polytechnique de Téhéran, a été terminée le 23 juin 1914 (28 radjah 2 saratan 1332) .

La commission s'est adjoint comme secrétaires : MirzaSaïde Khan, rédacteur au ministère de l'Intérieur, qui a été l'un des traducteurs du cours ;

Mirza Ali Khan, rédacteur au ministère de l'Inté- rieur, qui a été chargé de diriger la publication du cours en langue persane.

L'ensemble de l'examen a été faible, il n'a été remis aucune composition en langue française. D'une manière générale, la première question a été mieux traitée que la seconde. La seule composition qui, à la rigueur, aurait pu être retenue, fut celle dun° 17. Ce candidat, M. Moha- med Hossein Khan, a présenté quelques idées origina- les et il a fait une comparaison assez heureuse des an- ciens errements administratifs avec le nouveau régime.

Première question. Les droits individuels et les droits de l'État.

Très peu de candidats ont parlé des termes équivo- ques employés par la loi constitutionnelle du 29 chaban au sujet de la liberté du travail.

Les systèmes de réglementation des droits individuels qui ont le caractère d'une fonction sociale, comme le droit d'enseigner et comme la liberté de la presse, par exemple, n'ont pas été compris.

Par contre, beaucoup ont fait ressortir avec assez de clarté la différence qui sépare l'égalité légale des iné- galités sociales.

Quelques-uns ont bien défini l'égalité et la propor- tionnalité de l'impôt.

CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 41

Deuxième question. La loi et le règlement.

Aucun candidat n'a donné de définition ni de la loi ni du règlement. Quelques-uns seulement ont indiqué les conditions nécessaires pour qu'un règlement soit valable. Beaucoup n'ont pas su faire la différence entre le décret du chef de l'État et les arrêtés que peuvent prendre les différentes autorités administratives : ministres, gouverneurs, Kedkhoda, etc.

Enfin les idées ne sont pas nettes sur le caractère de l'autorité administrative, ni sur la nature du pouvoir réglementaire.

En somme, la promotion de 4913-1914 (1331-1332), de l'École des sciences politiques de Téhéran pour le cours d'administration pratique et comparée, a beau- coup à faire pour atteindre le niveau et la valeur de la promotion 1912-1913 (1330-1331), en ce qui concerne les matières de cet enseignement. Téhéran, le 23 juin 1914.

Le Président de la commission des examens,

ABBAS GhOLI KHAtf.

IV. Consultations sur les réformes administratives.

Le conseil d'administration du ministère de l'Inté- rieur a également repris ses travaux pour l'année 1913- 1914. Il a étudié les relations des services de l'adminis- tration centrale, provinciale et municipale, avec la gen- darmerie et la police.

La commission de la carte administrative, dont la

42 LA QUESTION PERSANE.

composition a été remaniée par arrêté du 11 octobre der- nier, a étudié l'organisation administrative des régions de l'Ouest et du Sud-Ouest, Kurdistan et Louristan.

C'est dans les conditions qui viennent d'être expo- sées, que le contrat du 27 juin 1911 a pu être inter- prété et exécuté. Il ne prévoit rien, concernant l'exé- cution des projets de réformes, qui reste dans les attri- butions exclusives du Gouvernement persan. Le juris- consulte du ministère de l'Intérieur en effet n'a qu'un rôle purement consultatif; il ne doit, sous aucun pré- texte, conformément aux recommandations expresses du gouvernement de la République, revêtir le carac- tère d'un fonctionnaire de l'ordre exécutif.

Les deux parties du cours de l'année scolaire 1913- 4914 ont été publiées en langue persane par l'Impri- merie impériale à Téhéran 1914. Elles ont été publiées en langue française dans la collection de la Revue du Monde musulman, décembre 1914 et mars 1915.

ANNEXE II

RÉSUMÉ

du Compte général des finances de l'année Tangouz-il

(1911-1912)

(Compte définitif)

RÉSUMÉ DU COMPTE GENERAL DES FINANCES.

RECETTES

NATURE DES RECETTES

1. Recouvrements eitectués sur les produits de l'année précédente

(encaisse existant au commencement de l'exercice et arriérés perças en Tangouz-il) :

», i^ arects^at)) sr^":::::

&) Droits d'accise

c) Taxes d'abatage

d) Navaguel (taxes sur les véhicules)

e) Droits de douane (encaisse)

/) Amendes douanières. Fonds spécial (encaisse)

g) Recettes postales (encaisse)

h) Recettes télégraphiques (encaisse)

2. Recouvrements eiîectués sur les produits de l'année courante Tangouz-il) :

\ Impôts directs (maliat)( P™*™» de Téhéran <recette

a){ et produits des doJ nrovinrpa ' ' Vwrttè

maines (Khalesseh)/ ^eTte) P™ . (recette

&) Accise (recette brute)

c) Taxes d'abatage boyaux (recette brute)

d) Taxes sur le com merce des peaux d'agneaux (recette brute).

e) Navaguel (taxes sur les véhicules) recette brute

/) Droits et taxes douanières (recette brute)

g) Monnaie. Produits de la frappe (recette brute)

h) Taxes postales (recette brute)

i) Taxes télégraphiques (recette brute)

j) Passeports . Taxes pour la délivrance et le visa (recette

partielle)

k) Revenus divers

3. Fonds d'emprunts, encaissés en Tangouz-il :

a) Produit de la négociation de l'emprunt 1911 de £ 1.250.000 émisa 87 1/2 0/0, soit £ 1.093.750

&) Produits d'avances à court terme négociées en banques (comptes-courants)

c) Sommes prélevées sur les revenus de l'année suivante Sltchghan-il)

SOMMES

Kr.

835.747

95.411 95

281.853 45

194 55

24.155 10

4.613.927 15

106.881 35

114.803 60

720.574 80

3.903.991 50

4.259.590 75

3.936.371 70

236.314 75

674.007 95

659.298 50

42-970.548 20

3.793.830 40

3.422.243 55

4.610.191 35

1.398.428 10 2.862.780 55

►9. 062. 500 »

4.681.319 45

50.000 »

Total générai des recettes.

143.315.066 41

RÉSUMÉ DU COMPTE GÉNÉRAL DES FINANCES.

DÉPENSES

NATURE DES DEPENSES

1. Dépenses gouvernementales proprement dites (1) :

Dépenses de la Cour impériale

de la Régence

du Parlement

du Conseil des ministres

du ministère de la Guerre

de la brigade des Cosaques

du ministère de l'Intérieur

de la gendarmerie gouvernementale

du ministère de la Justice

de l'Instruction publique

partielles du ministère des Affaires étrangères . .

de l'administration des postes

de l'administration des télégraphes

du ministère des Finances

de l'administration de la monnaie

de l'administration des douanes

affectées à des constructions douanières

du service de la marine (douane)

Redevances pour les ports de Méchedlsser et Astara

Dépenses de la trésorerie :

Dépenses de l'administration centrale

de la gendarmerie de la trésorerie

du service des impôts ) provinces de Téhéran. . .

directs et domaines j autres provinces subsides.

du service des accises (y compris les frais d'achat

et de transport d'opium brûlé)

du service des boyaux (abatage)

du Nevaguel

des timbres

Frais de transfert de fonds ,

Dépenses extraordinaires d'Etat

|Rentes et pensions

i. Sommes affectées à l'amortissement de la dette :

Annuités des emprunts (dette consolidée)

Remboursement du capital de la dette 7 0/0 à la Ranque

Impériale de Perse

Apurement de dettes diverses (dette flottante)

SOMMES

Kr.

2.206.578 80

819.244 60

891.173 30

38.911 40

2.125.524 85 160.805 75 148.720 40 44.915 » 117.702 50

20.385.171 40

32.251.877 20 9.764.176 95

Total général des dépenses

Excédent de recettes : encaisse au lerHamal Sltchghan-il (détail au verso).

TOTAL

Kr.

3.334

1.219

1.161

142

21.482 3.941 8.317 1.209 1.037 1 526 3.146 3.750 3.790 1.962

618 4.915

251

245

.013 15 .900 » .806 50 .405 » .221 55 .275 » .398 70 .217 15 .868 75 .423 35 .674 90 .787 20 .353 80 .990 05 .077 80 .985 95 .136 9", .839 45 .000 »

6.553.576

1.407.532 05 2.840.360 50

73.518.004 40

(1)

62.401.225 55

135.919.229 95

7.395.836.45

143.315.066 40

(1) Dépenses afférentes à l'année précédente (It-il) 1.674. 055 »

courante (Tangouz-il). . 71.843.949 40

73.518.004 40

DETAIL DE L ENCAISSE.

Détail de l'encaisse de 7.395.836 kr. 45 existant au 1er Hamal Sitchghan-il, 21 mars 1912.

1. Encaisse des comptables de l'administration

des douanes

2. Encaisse de l'administration des postes

3. de l'administration des télégraphes.

4. de la Trésorerie générale :

u) Caisse du Trésor

b) Disponibilités en banques :

A la banque impériale (compte recettes des douanes). A la banque d'escompte (compte alteff)

- - ( - 1173)

- - ( - H31)

Chez Arbab Djemchid, à Téhéran

Chez Djéhanian, frères

c) Avances de caisse à récupérer ou h régulariser en

sitchghan-il : Avance à Mr. C. David (achat de céréales)

à Mr. Hadjian ( )

à Guive Chapoar (achat d'armes)

Débit de S. E. Seyed Sadegh, ex-directeur de la muni- cipalité

Avance au général Schindler (compte peusions)

à Mr. Varnet (compte automobiles)

au ministère des Finances à Bruxelles (frais de voyage)

5. Déficit de caisse

Total.

SOMMES

Kr.

96.739 »

79.222 30

49.879 20

8.449 65

45 . 000 »

361.911 45

101.977 65

153.625 » 10.000 » 26.000 »

71.561 50

20.000 jd

7.879 90

53.463 90

TOTAL

Kr. c.

(1)

5.614.495 15

244.201 70

444.641 05

1.085.709 55

7.389.047 45 6.789 »

7.395.836 45

(1) La presque totalité de ces fonds est en dépôt à la banque d'escompte de Perse et dans ses succursales.

OBSERVATIONS

L'année financière Tangouz-il a commencé le vingtième jour de rabiol awal, année 1329 de l'hégire (21 mars 1911) et fini le trentième jour de rabiol awal, année 1330 (20 mars 1912).

Jusqu'au vingt-troisième jour du troisième mois de Tangouz-il, l'adminislration des finances est restée sous la direction du ministre des Finances. A cette dernière date, le Parlement vola la loi dite du 23 djoza (13 juin 1911), en vertu de laquelle l'organi- sation et la haute direction des services financiers étaient confiées au trésorier géné- ral, chargé en même temps du contrôle des finances. M. Shuster, occupa les fonctions de trésorier général jusqu au 7 janvier 1912. A partir de cette dernière date, le poste de trésorier général fut géré par M. Mornard.

Le présent compte ne comprend pas les recettes encaissées par le ministère des Finances antérieurement au vote de la loi du 23 djoza, soit du 21 mars au 13 juin.

TABLE DES MATIÈRES

1. La question persane 1

II. La rivalité anglo-russe en Perse 6

III. Les causes de la Révolution en Perse. ... 17

IV. Essai d'une constitution persane 33

V. Les diverses méthodes d'expansion colo- niale en Angleterre et en Russie 42

VI. Les efforts allemands en Orient.

Potsdam 48

VII. L'arrangement anglo-russe 62

VIII. Les principes de la convention de 1907 et

la constitution persane 68

IX. L'intérêt dynastique et la Constitution.

Nouvelle forme de la rivalité anglo-russe. 82

X. Les événements de 1911 93

XI. L'adhésion en 1912 de la Perse aux accords

russo-anglais de 1907 127

XII. La question de l'Azerbaidjan. L'Ayalat

de l'Ouest 147

XIII. Le Cepadhar et le Régent de la Perse 169

XIV. Le départ du Régent. Le message 187

TABLE DES MATIERES.

XV. Le couronnement du Chah et la réouver- ture du Parlement. Juillet et novem- bre 1914 196

XVI. L'influence française en Perse 200

XVII. Les méthodes turco-germaniques 229

XVIII. La Perse et la guerre 284

Carte de la Perse.

Amnexes.

La mission française de réformes et d'enseignement administratifs en Perse 1-42

Résumé du compte général des finances persanes 1911 1912 1-3

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315 La question persane et

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