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University of Toronto
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LA
ROMANCE DE L'HOMME
ŒUVRES DU MÊME AUTEUR
Dans la BIBLIOTHEQUE -CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume.
Le Carnaval des Enfants, pièce en trois actes .... 1 vol. Le roi sans couronne, pièce en cinq actes, suivie
d'une lettre à Catulle Mendès 1 vol.
Les Passions de l'Amour 1 vol.
Julia ou les relations amoureuses 1 vol.
Histoire de Lucie, fille perdue et criminelle .... 1 vol.
Les Chants de la vie ardente, poésies 1 vol.
La Tragédie du Nouveau Christ i vol.
La Route noire - 1 vol.
Eglé ou les Concerts-champêtres, poésies 1 vol.
La Tragédie royale, pièce en 3 actes [Eug. Fasquelle). 1 vol.
Chant d'apothéose pour Victor Hugo (Eug. Fasquellei. 1 br.
Les Éléments d'une Renaissance française (La Plume . 1 vol. L'Hiver en méditation, suivi dun opuscule sur Hugo,
Wagner et Zola (Le Mercure) 1 vol.
Discours sur la mort de Narcisse (Vanier) 1 vol.
La Vie héroïque des Aventuriers, des Poètes, des
Rois et des Artisans (Vanier^ 2 vol.
La Résurrection des Dieux Vanier; 1 vol.
La Révolution en marche (Stock) 1 vol.
L'Annonciation {épuisé;.
Choix de pages, précédé d'une introduction de M. Camille Lemonnier (Arthur Herbert, Bruges). . . 1 vol.
A PARAITRE '■
Les Esclaves, drame.
Gustave Charpentier et l'avenir de la musique.
IL A ETE TIRÉ DU PRÉSENT OUVRAGE
yO exemplaires numérotés sur papier du Japon.
J'J':«
1972
SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER
LA
ROMANCE DE L'HOMME
— POÉSIES —
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 11, RUE DE ( ; R E N E L L E , Il
1912
Tous droits réservés.
^
-^1
.4 G. DE PA WLO W S K 1
fai un plaisir tout spécial à inscrire ici votre nom, mon cher ami. Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, nous étions bien jeunes encore et vous êtes de ceux dont la vie n'a pas tué les puis- sances de rêve, ce qui, peut-être, n'est pas si commun quil semble. Il m'est donc très agréable de vous dire publiquement combien j'aime votre idéalisme — cet idéalisme qui vous a fait écrire Polochon et le Voyage au Pays de la Quatrième Dimension, — cet idéalisme qui tantôt s'affirme en des pages d'une très haute pensée et tantôt se déguise d'une façon comique si plaisante. Vous dédier un volume comme celui-ci, — U7i volume dépure sentimentalité, — à première vue, il semble que ce soit bien étrange de ma part. Car ne vous êtes-vous pas fait une réputation d'humoriste? Et quant à ces poèmes, sont-ils autre chose que de simples romances! Mais V Esprit se joue des apparences et, — n'est-ce pas? — nous savons, l'un et l'autre, ce qui se cache sous les mots.
UO LUE LIER.
LE VAGABOND MALHEUR
LE VAGABOND MALHEUR
A Francis Casadesus,
Du fond d'un noir chemin bordé de rocs sans fleur, J'ai vu venir vers- moi le vagabond Malheur...
Se dressant, morne et dur, sur le seuil de ma porte. Il m'a fait un grand signe avec des feuilles mortes.
Mais j'ai ri de le voir derrière mon carreau Et je me suis moqué du jeu de ses tarots...
Alors, il nia crié d'ouvrir, d'une voix telle Que mon cœur a frémi d'une frayeur mortelle...
Le vagabond Malheur étant ensuite entré,
J'ni pris son sac de toile et son bâton pourpré...
LA ROMANCE DE L HOMME.
Il faisait une nuit pleine de sortilèges,
Dans mes veines glissaient des écumes de neige.
Le vagabond Malheur, m'a donné son manteau, Des Jys de mort se soiit levés hors des cristaux...
De grands rêves pâlis dans la vapeur des vitres Avaient des airs de spectres fous qui récalciirent...
J'ai fait le vœu de fuir, mais je nen ai rien dit, Sentant la lâcheté dont fêtais étourdi...
Le vagabond Malheur s'est donc mis à ma place, Et l'ombre avec sa roue a broyé de la glace. .
Et soudain ma chandelle a tremblé sous le vent; Le monde s'est couvert de ténèbres crevant.
Alors, il m'a paru que c'était l heure ultime Et que les orgues d'or tonriaient sur les abîmes.
J'ai frissonné. Mon hôte enfin m'a pris la main^ Je me suis dit : voici mon dernier jour humain!...
L K V A (1 A B 0 N D M A L H E U R .
Et, sous le triste chant des cloches funéraires, Toi vu des anges (/ris tourner dans la bruyère...
Mais, sans de plus de raison, froid fantôme gui fuit, L'étrange visiteur a disparu sans bruit...
Et je suis resté seul, tandis que, sur la route, Traînaient les -perles d'eau d'une aube qui s'égoutte.
I
EXISTENCES
A Léon Dier
DES HOMMES
Ils longent les vieux murs roses, les palissades Qui regardent fleurir les grands arbres malades... Parmi le bruit des hôtels borgnes, des bazars, Ils sont ceux-là qui vont au-devant des hasards... Ils voient par les carreaux des misères couchées, Ils entendent gémir des morts dans les tranchées. Ils écoutent le cri moqueur du rossignol... Sur leur tête s'abat la cloche de l'alcool, Lourde et morne et couleur de la neurasthénie... Ils vont où les appelle un bizarre génie... La gloire du héros pâle qu'il deviendra Hante l'un et lui met des flammes dans les bras... Et cet autre court au malheur dans une danse Étrange, d'un pas sur de force et d'impudence... Et le long du trottoir, voyagent tous ces gens... Je vois des profils fous dans la brume nageant.
LA ROMANCE DE L HOMME.
Et dans la rue éclate un hymne de victoire
Et, parmi des flonflons d'orchestre, luit la noire
Étoile : — le soleil qui vibre sur les morts!...
Et ces hommes s'en vont, comme dans un remords. . .
Les pas se hâtent vers des buts que Ton ignore,
Vers des destins que nul ne peut prévoir encore :
Vers des crimes futurs commis sur des grabats,
Et vers des camps d'orgueil et d'or et des combats
Sauvages, et de gris repos, loin de l'Armée
Des Séraphins, gardiens de nos bonnes journées...
Ils sont les condamnés qui n'éviteront rien...
Ils suivent le destin blême et plutonien...
On entend dans le vent le glaive de la guigne
Qui les frappe! Et l'Amour mystique leur fait signe
Par le geste humblement repenti et croisé
Dune femme en manteau triste qu'on voit passer !...
Et tous ma^-chent d'un pas de honte ou de conquête,
Et l'on dirait qu'en chacun d'eux une âme quête,
Avec des larmes, du bonheur pour ici-bas...
Et dans l'air trouble et mou, des voix parlent tout bas...
Ah! le mystère de ces gens suivant la ligne
laflexible que leur étoile leur assigne !...
EXISTENCES. H
Ils uni l'air de rôder, pâles, grisés de rhum
Ou de sang, et les yeux baignés par le vélum
Nocturne, et leur esprit arrêté à ces rampes
Des maisons où le soir fait scintiller des lampes...
Mais au bout du chemin, peut-être sentent-ils
L'inévitable sort dont ils portent le fil...
De l'un des pôles, le démon de la tempête
Nous épie et de l'autre, un Ange blanc nous guette,
Prêt à lutter dans les ténèbres, franc et prompt...
Des couronnes et des crachats sont sur les fronts...
Et nous sommes l'enjeu et nous sommes la proie.
Kt l'on ne connaît rien du Mal ni de la Joie
Future, ni du jour qui doit s'ouvrir là-haut
Ni de la palme fleurissant le noir tombeau...
Au long des chemins gris où pleurent les hospices, Au long des boulevards que des cafés tapissent De zincs vierges luisant de livides cristaux, Au long des macadams où chantent les autos, Ils s'en vont, comme hallucinés par des délires... Ils ont l'air d'écouter, dans l'espace, des lyres... Autour d'eux les maisons humbles mendient un peu. Et les fatalités chargent ces malheureux...
12
LA ROMANCE DE L HOMME.
La Chance se suspend sur ces têtes hantées... Par le Temps, la jeunesse est déjà dévastée... Et l'enfant rose à qui la mère tend le sein Reconnaît en tremblant le bras de l'assassin... Et l'autre a peur de l'hôpital où sa vieillesse Ëchouera dans un lit de cendre et de détresse... La vie est grise et triste : on sombre comme au port Un bateau naufragé qui ne porte qu'un mort... On dirait qu'une force aimante au loin les âmes Et chacun file à son butin d'ombre ou de flamme... Dans le chaos de fer et de plâtre, on s'en va, Sous l'éclair bleu des becs de gaz et les gravats De l'orage soufflant du haut des cheminées... Et l'on marche, pendant des mois et des années, Sans rien voir à cùté de soi, comme isolé, Comme perdu dans le désert, enveloppé D'un mystère tissé d'étoiles et d'étranges Présages, et du chant sinistre de l'Archange, Et des tonnerres du destin crevant là haut Parmi de noirs fracas de trompettes et d'eaux... Et le but de ces pas qui tâtonnent sans trêve Peut-être n'est-ce enfin que le rêve d'un rêve!...
EXISTENCES. 13
LES VAGABOxXDS
Vagabonds qui passez, pliant sous le bagage, Avec vos seuls bâtons pour soutenir vos pas, De quel secret pays gardez-vous le mirage. Quels royaumes se sont offerts à vos yeux las?
— Nous sommes les errants du chemin, nous allons Sans fin, du sud au nord; nous rôdons par le monde; Des kilomètres fous ont fui sous nos talons, Parmi des fièvres d'herbe et des tumultes d'onde !
Tourmentés de l'espoir toujours vain d'un refuge. Nous nous sommes traînés sous des azurs changeants, Mais les midis trop bleus aux torpeurs de déluge Ne nous charment pas plus que les pôles d'argent.
U LA ROMANCE DE I, HOMME.
A l'heure où crient de peur les vieux soleils crevés, Quand on voit s'effacer les gens dans la nuit brune, Des glaciers devant nous, pâles, se sont levés, Avec Tair de vouloir nous porter dans la lune...
Et souvent nous avons campé parmi les neiges... Autour de nous chantaient d'invisibles pianos, On eût dit que la Mort avait mis là le siège... Ohl ces pics flagellés par des vents infernaux'....
Le Sort insidieux qui volait sur nos fronts
Agitait sans parler des ombres de couronnes...
Des reflets d'étendards tremblaient sur l'horizon...
Des anges bleus flottaient dans des brouillards d'automne.
Et nous somnjes allés vers les villes où luisent, Sur l'ardoise des toits, des troupes de pigeons. Nous avons respiré dans le souffle des brises Des parfums d'hôpital tristes et de poisons...
Dans la ville où Ton voit des quais roses, les bars Semblaient nous inviter doucement à des haltes... Mais des sirènes d'or qui parlaient de départs Réveillaient dans nos cœurs des songes qui s'exaltent...
EXISTENCES
De grands bateaux dormant sous la flamme des mâts Nous soufflaient des espoirs divins de promenades. Et nous partions, épris soudain d'autres climats, Sans cesse hallucinés par des gloires nomades!...
Nous avons vu parmi des mers phosphorescentes,
Des îles sciant l'eau de leurs côtes en fleurs,
Et nous avons été rêver au creux des sentes
Et nous avons caché, loin des hommes, nos pleurs...
Les trains rauques s'enrouent à gémir sur les rails. . . Les paquebots sont fatigués de tant d'écumes... Nous avons parcouru des forêts de corail, Et des châteaux se sont profilés dans des brumes!...
Enivrés des liqueurs subtiles du pétrole Des autos, et du sel pénétrant de la mer, Tour à tour nous avons cherché d'une âme folle Le silence et la paix à nos âmes si chers !
Mais les villes où bout l'émeute, ni les ports
Où, bercés par un flot qui sent la pourriture.
Les grands bateaux captifs s'endorment sans remords
En attendant d'aller danser dans la nature,
16 LA ROMANCE DE L HOMME.
Les hameaux accrochés au flanc des pentes bleues Des collines, les bois pleins de cors déchirants, Les campagnes qu'on voit s'étendre sur des lieues Avec tous leurs carrés gras et rouges, en rang,
Les sables chauds criblant l'espace de leurs plombs, Et les grottes d'azur où les vagues s'étalent, Les granges ronronnant sous leur frais chapeau blond. Les hospices, ni les palais des capitales,
Nul pays, nul recoin du monde, nulle terre, N'a reposé nos cœurs de la course sans fin. Nous avons dû partout traîner notre mystère, Nous n'avons pu calmer notre insatiable faim I
Les villes et les champs ont passé devant nous Sans ressembler jamais à l'étrange patrie Vers laquelle toujours soupirent nos cœurs fous Et nous sommes restés pleins de songes qui prient...
Nous nous sommes blessés d'une fatigue amère, 0 Seigneur, à chercher sur le front des passants L'àme du compagnon, du père ou de la mère Que réclamaient nos vains désirs d'adolescents...
EXISTENCES.
Parfois nous avons vu tomber sur le chemin
L'un de ceux qui, naguère, avec nous voyageaient...
Le Découragement l'avait pris par la main...
Il avait vu les sœurs du soir, couleur de crai^!...
Mais nous qui dédaignons les asiles trop mornes, Nous les avons laissé se coller par les pieds... Des voix, toujours plus loin, se font entendre et cornent, Que nous importe à nous, tous les estropiés!...
Or, cependant. Seigneur, nous voici tout meurtris, Car nous n'avons jamais connu le camarade Qui pouvait avec nous dormir loin des abris, Et nous voguons dans la tempête, hors des rades î...
0 Seigneur, faut-il donc s'en aller, solitaires, Et toujours assoiffé d'un horizon nouveau, Devons-nous donc rouler et rôder par la terre. Sans pouvoir contenter l'ardeur de nos cerveaux?...
Ah! Seigneur, sommes-nous marqués par le guignon. Couverts par votre main d'une aile de ténèbres! Seigneur! Et se peut-il que nos seuls compagnons Ne soient guère formés que de spectres funèbres!
18 LA ROMANCE DE l'hOMME.
Est-ce notre destin d'errer par les villages Sans y trouver jamais l'asile où reposer ? Sommes-nous condamnés à suivre un noir sillage Comme l'oiseau des mers qui cherche à se poser?...
— C'est ainsi que pleuraient les lointains vagabonds, J'entendais dans le vent pâle passer leurs plaintes.. Sur leurs têtes tombaient des soleils de charbon, Ils agitaient les bras vers d'obscures étreintes...
Saisis par le démon magique des voyages, Ils ne se doutaient pas que je les écoutais... Leur groupe a disparu dans un frisson d'orage, Sous l'étendard du Songe et de rÉternité!...
II
LES POÈTES DAMiNÉS
LES POÈTES DAMNES
A Madame Jane CatuUe-Mendès.
A l'heure où, retombant de la céleste hampe,
Luit l'Étendard du Soir, Quand, le long des maisons on voit fleurir les lampes
Roses, — parmi du noir,
Quand la ville frémit sous les cris de l'armée
Des ténèbres, quand, seul, Le poète amoureux de la rue embrumée
Sort, traînant son linceul,
Et que, rêveur douteux, sans gourde ni pécune.
Par les trottoirs déteints, 11 semble un orphelin qu'allaitera la lune
Et que maintes câlins
22 LA R03IANCE DE L HOMME.
Berceront sur des draps misérables d'alcôves
Tristes, dans des hôtels,... Alors, moi, je m'en vais rêver, comme on se sauve
Du malheur éternel I...
Je pense aux cœurs maudits de nos âges de prose,
A ceux que le guignon Traque, à ces prisonniers pleins de songes moroses,
Vous, les chers compagnons
De mon âme : — Villiers, grand banni qui s'affame
Entre_ses quatre murs. Comme un malheureux fou parqué pour son infâme
Appétit de l'azur!
Baudelaire, attardant, par des quais sans lanternes.
Son ardeur de départs Pathétiques vers des pays enfin moins ternes
Et de plus chauds hasards !
LES POÈTES DAMNÉS.
Et, cénobite blanc qui joue un air étrange,
Stéphane Mallarmé ! Mallarmé que visite en sa cellule l'ange
Du matin parfumé î
Mallarmé, l'écouteur des silences, l'insigne
Musicien de Dieuî Mallarmé dont le chant sur la plume des cygnes
Monte, mélodieux!...
Et songeant à ceux-là qui, collés aux fenêtres
De la seule prison, Sont morts de leur désir, sans avoir pu connaître
Un plus riche horizon,
Songeant à ces damnés, à ces déments qu'emmure
Un destin de bourreau, Je vous envie, ardents éveilleurs d'aventures,
Capricieux héros,
Superbes conquérants qui, las des rêveries. Voulez vivre! — et sans goût
Pour la tranquillité fade de nos latries. Vous dressez là, debout!
24 LA ROMANCE DE L HOMME.
Poètes dédaigneux des cris et des morsures, 3
Qui partez, sans souci Des mornes préjugés, faiseurs de moisissures,
Et, filant hors d'ici,
Lâchez tout ! — Toi. Verlaine, âme naïve et sainte !
Cœur fauve d'animal ! Toi qui hrûlais ta vie aux flammes de l'absinthe
Pour oublier ton mal.
Et qui. poussé peut-être aux célestes revanches
Par l'horreur de l'alcool Et du crime et du spleen, baisais la plume blanche
De l'Ange dans son vol
Vers l'azur, et roulais ta tête dans la robe
De la Vierge et, rêvant De douceur, t'endormais sous les hymnes d'une aube
Qu'ignorent les vivants!...
Et toi, Rimbaud! Rimbaud, voyageur sans patrie!
Chercheur d'or! Émigrant Farouche qui, là-bas, perdu dans la furie
Des mers, nargue le franc
LES POETES DAMNÉS.
Tolui-boliu d'un maëlstrom de vagues rouges
Crachant à gros bouillons Sur le vaisseau penché qui s'époumonne et bouge
De tous ses pavillons!...
Et toi, Mendès! Rêveur plein de grâces royales!
Subtil magicien. Guerrier qui déployais sous la jeune rafale
Tes drapeaux anciens !
Toi dont c'était l'esprit d'errer dans l'imprudence
Et la témérité. Semblable au funambule adorable qui danse
Sur l'arc-en-ciel d'été !
Toi dont la fantaisie était l'àme bizarre,
Et le plan sans pareil. Et qui, pour allumer seulement ton cigare,
Aurais pris le soleil!
0 maître aérien! Toi qui. pour la musique
D'un accord inouï. Aurais fait sous tes doigts riches et magnétiques
Vibrer les infinis!
3
26 LA ROMANCE DE L HOMME.
Sorcier des rimes d'or! Beau poète fantasque,
0 grand cœur ingénu Que lamour amusait de ses multiples masques
Et qui cherchais Vénus!
Toi qui cherchais Vénus et qui l'avais trouvée^..
Belle comme la nuit, Elle t'aimait d'avoir dans l'étreinte sacrée
Endormi son ennui!,..
Toi qui t'es ri de tout, toi, l'éternel transfuge.
L'éternel insoumis. Le moqueur qui se joue et que jamais ne gruge
Le repos ennemi !
Toi quon rêve insensible au milieu de l'orage, Un œillet rouge aux dents,
Promenant làpre archet des tziganes sauvages Sur ton indifférent
Violon et par jeu. tirant tant de fusées
D'étoiles, sous de bleus Balcons, puis loin des yeux où fleurit ta pensée T'en allanl. oublieux... !
LES POETtS DAMNES. 2T
Frivole artificier ! Héros du divin rire!
Prince aux vœux ondoyants ! Toi pour qui l'univers était comme une lyre
Au dos du mendiant!
Ah! je te vois encor. beau comme le caprice,
Te moquant des subtils Règlements, amoureux de l'étoile, complice
Des démons, semblait-il...
Sans jamais te laisser prendre à nos gabegies
Étroites, tn vivais Comme l'enchanteur pur dont les rares magies
Font les mondes rêvés...
Et quand, le soir, campant sous le plafond des tenter
Avec les vagabonds. Tu regardais tomber dans la nue éclatante
Le soleil moribond,
0 beau roi sans souci ! Gloire bohémienne
De tous les bateleurs. Df'S baladins dansants et des physiciennes
Aux chapeaux de couleurs,
28 LA P. OMAN CE DE L HOMME
Si quelque lâche ennui, siie regret des haltes Pourtant prenait ton cœur,
Au matin retrouvant l'audace qui t'exalte, Et ta sainte vigueur,
Tu repartais, au chant de l'ardente fanfare
Qui tonnait dans l'azur. Et comme raffermi, d'un cœur que rien n'effare.
Lavé de tout impur
Remords, tu t'en allais, laissant là nos refuges
De misère où, happés Par la peur, nous gisons dans l'effroi du grahuge
Énorme, — et dans la paixi...
Ah î Seigneur, puisqu'il est des hommes qui s'évadent
De nos mornes prisons. Bénissez-les, Seigneur! Et rendez-nous nomades.
Seigneur, comme ils le sont !
LES POÈTES DAMNÉS. 29
Donnez-nous le courage électrique de vivre Comme eux! Faites-nous forts!
Et versez-nous avec l'appel blanc de vos cuivres Votre sain réconfort !
Afin que soit en nous cet héroïsme, en somme. De montrer nos cœurs saouls.
Nos désirs sans pudeur, toutes nos fièvres d'hommes, Tous nos délires, tous
Nos millions de vœux vagues et prophétiques
Et nos songes brûlants, Et nos orgueils tendant nos âmes élastiques,
Vers l'azur, d'un élan!
Car poètes en qui palpitent les futures
Puissances, amants fous De la vie, agités des vents de la nature.
Nous crevons de dégoût!...
Nous ne traînerons plus par des pavés sans lampe
Des regrets sans espoir, Mais à l'heure où la Mort déploie au bout des hampes
Ses flottants drapeaux noirs,
3.
30 LA ROMANCE DE L HOMME.
Nous voulons, tout grisés du vin d'or des tempêtes.
Nous parer de haillons De songe, et s'il nous plait, comme au sein d'une fête/
Danser sur des rayons î
Car notre âme brisée aspire à des fortunes I
Et, s'il faut, pour le front De la seule exilée, une fleur de la lune,
D'un bond nous monterons
Dans la lune et, parmi des glaces infernales,
Nous irons la chercher, Cette fleur, papillon de cristal, anormale
Couronne d'un pêcher
De rêve!... — Dussions-nous rouler de ces folies
Au gouffre, dussions-nous Retombe^ sur la terre en des mélancolies
Qui nous cassent le cou î...
Dussions-nous, comme on flle en de lugubres chutes,
Dans des cauchemars verts, Couler sans fin parmi des camps d'ombres en luttp.
Sous'des cieux entr'ouverts.
LES l'OtTES DAMNÉS. 31
Sous des cieux tout Iroués de flammes et de glaives
Qu'agiteraient les vents, Et puis nous perdre alors dans l'écume des rêves,
Enfin loin des vivants I...
III
PARMI LES JOURS PASSÉS
JEUiNESSE
A M. L.
Réveils lâches plombant la peau et les paupières,
Pas malades qui font grincer l'herbe et les pierres,
Repos sans fin, projets inutilement fous,
Douceur de croire et de partir on ne sait où,
Longs silences à deux sous la lune blafarde,
Et les rêves, le soir, veillant dans les mansardes!...
Je songe à tout cela, à cela qui m'est cher!
A tous ces faux beaux jours, à tous ces jours d'hier!
Je les revois! (C'était à l'époque où s'étalent
De frais drapeaux sur tous les toits des capitales!)
J'allais poiiant ma foi comme une lance au poing...
(Mes espoirs, mes espoirs, comme vous êtes loin!)
— Il faisait beau ; partout, dans de bonnes tempêtes,
Luisaient les gloires d'or des triomphales fêtes!
36 LA ROMANCE DE l'hOMME.
(Ah! désirs, fiers désirs qui nous tenez aux reins Comme un os de solide amour sûr et serein.) Qu'êtes-vous devenus? Et comme elles sont mortes, Maintenant, les candeurs d'une àme tendre et forte î
— Je songe et j'aperçois, dans des brumes, quelqu'un Quelqu'un de pur, qui semble, aujourd'hui, bien défunt^j C'était un dur enfant, c'était un enfant pâle. Un enfant triste et doux qui narguait les rafales... Parmi les linges blancs d'un très humble grabat Une femme pleurait en étendant les bras... Et puis, je vois, dans les opales d'une aurore Glacée, un froid carreau que le vent décolore, Et derrière ce froid carreau, un être fait Un geste et puis un cri faiblement étouffé M'arrive et l'on entend voler dans l'air un ange... (Ah! ces images qui s'éclairent! c'est étrange Tout ce qui monte en moi, maintenant, d'oubUé! Et comme ce vieux temps revient en moi crier!...)
— La ville! Tous les bruits de la ville me chantent A l'oreille, — des voix me parlent et me hantent!... Et je songe à la rue où le tendre bistro Bénissait d'une odeur d'absinthe le troupeau Des pauvres gens traînant leurs pas dans les fumées
I
PARMI LES JOURS PASSÉS. 37
nue la lune propage en ces nuits enbrumées:... Et puis je me souviens des longs chemins de fei- Qui passaient sous le pont pour aller vers la mer... El j'évoque en rêvant les vieux soirs dans la neige : Sur le canal tous les bateaux ont mis le siège, Les cafés snr les quais clignotent dans la nuit, Une lanterne a l'air de lâcher son ennui, Et l'on s'en va tandis que le vent froid vous cloue Dans la peau ses couteaux teints de sang et de boue... Et je vous vois passer, reines roses des soirs, Belles aux colliers d'or, sorcières des miroirs, Sœurs pâles des rêveurs et saintes de décembre!.
— Autour d'elles, flottaient de vagues relents d'ambre Et des œillets dormant au creux des caracos Jetaient leur poivre au vent des nuits pleines d"échos., Des bracelets de verre et des boucles d'oreille S'agitaient dans un bruit de musique vermeille...
Et dans de l'ombre, au loin, pleurait Tâme d'un mor Exhalant sans pitié pour nos mornes remords. Par la gueule de cuivre âpre d'un gramophone. Sa romance, parmi la rue humide et jaune...
— Ah! Souvenirs!... Jeunesse éteinte! Souvenirs! Tout cela qui n'est plus et ne peut revenir!
38 LA ROMANCE DE L HOMME.
Fraîcheur des mains! Parfum dans la chaleur des nai
Promenades 1 Soupirs ! Blessures écarlates
Des lèvres! Faux colliers de verre autour des cous...
Et les départs vers les hôtels borgnes si doux !...
Et les chaudes beautés dont l'élégance fringue...
Et dans le fond des nuits mystiques, les bastringues
Lançant languissamment sous le ciel délicat
Les vacarmes de fer de leur harmonica...
— Tout cela, tout cela que remâche mon âme,
Ce sont les souvenirs d'une jeunesse en flamme!
PARMI LES JOURS PASSÉS. ''■*
EXFANGE
Au fond de mon passé, — de mon morne passé : — Je vois l'hiver, j'entends l'appel d'un trépassé...
Des glaces bougent, — l'hiver blanc sculpte le fleuve! La terre dort sous un brouillard couleur de veuve...
Il fait froid dans mon àme, il fait triste, il fait gris : Ah! tous les vieux regrets d'un co^ur endolori...
: *
Au fond de mon enfance, — au bout des heures, — sourd Un soupir; — et voici la naissance du jour!...
LA ROMANCE DE L HOMME.
Laube comme un oiseau puérilement zézaie Tandis qu'au loin zigzague un tonnerre de craie...
Au fond des temps, — dans le lointain de ces jours-là !- Une petite fille a des yeux de Hlas...
Ses doigts, ses doigts de lait font chanter le piano. Et ce sont les plaisirs des jours dominicaux!
Et les après-midi, quand les brises pullulent, L'âme rêveuse fuit sur l'aile d'or des bulles!...
L'eau sent la vase et s'électrise de poissons Translucides qu'on aperçoit de la maison.
Le soir, comme un rôdeur, un orage câlin Ronronne dans de l'ombre, autour du chaud jardin.
PARMI LES JOURS PASSÉS. 41
Kt soudain, dégainant tous ses éclairs, éclate L'orage blanc et noir sur la rivirre plate.
Ft tous les deux, nous nous serrons, pauvres petits, Près de la vitre où la tempête retentit...
^
^ *
Une rose exhalant des parfums fait des ronds Dans la fluidité de l'air qui se corrompt...
A l'église du bourg, en haut de la colline, — L'angélus tourne au son de ses voix argentines...
La lune sur les prés met la nappe I — 0 lapins, Venez au bleu banquet des menthes, sous les pins!
L"herbe luit haut, ma sœur, — par-dessus nous, ma so.ur El puis, nous naviguons dans ces chaudes rousseurs...
4.
LA RO.MA-NCE DE L HOMME.
L'herbe a la fièvre. Il fait brûlant dans le bois rouge, Dans le bois rouge où pas une feuille ne bouge...
J'ai peur! Je ne sais pas très bien de quoi j'ai peur! — As-tu vu ces grands spectres fous dans la vapeur ?...
Au fond de mon enfance, — au fond de mon passé, .Je vois la berge blême où la mort a passé...
Un secret rossignol perce lazur de verre... Un lointain rossignol pleure dans du mystère...
El la nuit, sur les eaux, la lune avec les vents ■ Samuse à mille jeux vagues et décevants...
I
PARMI l>i:s JOURS PASSÉS. *i
TRISTESSE DES AMANTS
Souvenirs qui rôdez autour du solitaire, N'allez- vous pas lâcher vos funéraires draps? Vous reverrai-je enfin, figures de mystère!... [ 0 voix que jamais plus mon àme n'entendra 1...
C'était voici des ansl — Ah! vie étrange et brrvo:,.. Un tzigane en chantant touche son violon, Un son rau<iue s'envole et passe comme un r'jve... Et puis c'est le silence, en un désert sans n«tm...
Voici des ans déjà que, par la fantaisie Ironique d'un dieu plein de pièges moqueurs. Je vous ai vue. Enfant aux traits de poésie... Et tout cela n'est plus qti'un souffle sur mon cœurî
44 LA- ROMANCE DE L HOMME.
C'était en un pays de cendre et de basalte, ... Les laves d'un volcan recouvraient le terrain... Ah! misérable amour, comme tu nous exaltes Et comme, cependant, tes mirages sont vains I...
Il faisait un jour gris et, par-dessus les roches, Roulaient languissamment des nuages poudreux... Le vent pâle crevait dans des échos de cloches... Quel néant que le monde et comme tout est creux!
Avez-vous quelquefois vu jaillir ces fusées Élastiques dont l'ombre avale les feux d'or ! Elles n'ont lui si haut que pour tomber, brisées. L'instant de leur éclat est celui de leur mort...
C'est ainsi qu'ici-bas, créations d'une heure, Fantômes fugitifs, nous cherchons à briller... Un mobile jet d'eau qui dans l'espace pleure A moins d'inconsistance et de fragilité î...
Jours enfuis ! Je voudrais vous tirer des ténèbres. Mais vous vous enfoncez dans un lâche brouillard. Comme rongé des vers, le vieux Passé funèbre N'est qu'un pauvre oublié qu'emporte un corbillard,
PARMI LES JOURS PASSÉS.
Ou'est-ce que vos serments de tendresse éternelle, Tristes amanls perdus, mystérieux humains! Vous errez au hasard, épaves solennelles, Ignorant le destin que vous suivrez demain!...
Je l'appelais dans lomhre et la nommais : mon âme !... Des mots plus grands que nous nous échappaient du cœur. Mais lorsque l'infini nous couche dans sa lame Toute énergie expire aux coups de ce vainqueur!...
Comme nous nous aimions quand, le long des terrasses, Sous la pluie et le vent, nous allions tous les deux! Mais ses yeux de douceur et sa face de grâce, A peine seulement si je me souviens d'eux!
Ah! malheureux amanls qui, lorsque la folie
Nous prend, jurons d'aimer sans réserve et sans fin,
Nous devrions penser à la mélancolie
De ce monde où tout change, ou rien n'est qu'incertain!
Car tandis que, les doigts aux doigts de nos maîtresses, Nous nous grisions chacun de notre éternité, La mort déjà, la mort aux ohscures caresses Travaille, comme un rat morne, à nous dévaster !...
LA ROMANCE DE L HOMME.
Et c'est l'horreur, liélas 1 dont ce monde halète, Seigneur, que lorsqu'ils croient s'unir dans un baiser^ Les macabres amants qui heurtent leurs squelettes f Sentent soudain leur corps et leur cœur se briser...
1907.
P A U -M l L [•: S J 0 L' H s PASSES,
LE CAVALIER
I Mon cœur, — oh ! mon cœur ! — Tenlends-tu passer I Ce beau cavalier qui vient du Passé!...
i
1 Tout tremble au galop de son blanc cheval...
\ Mon àme! Il accourt à travers le val ! ...
Ce beau cavalier, ce fort cavalier, Il porte répée et le bouclier. . .
I 11 a le front noir sous un masque d'or. Ce haut cavalier qui nargue la mort...
^ 0 mon cœur, mon cœur ! — te rappelles-tu ''omme il bataillait, tout de fer vêtu!...
LA ROMANCE DE L HOMME.
Comme, sous des rocs dépouvantement, Il gardait ses yeux de dur diamant!
Et comme, n'ayant pour tous compagnons Que le clair Courage et que le Guignon,
Il allait, sans peur et sans peine, droit,
Très pauvre pourtant, mais fier comme un roi!..
0 mon cœur, mon cœur, l'entends-lu passer, Ce franc cavalier qui vient du Passé !
Il a ton visage amer et moqueur, 11 a ta vaillance, il a ta langueur...
Les gens qui le voient, les gens qui, des seuils, L'aperçoivent, crient que voici le Deuil,
Que voici la Peste et le Navrement Et la Nostalgie au regard dément!...
Et pourtant, mon Dieu, vous devez savoir Quel bon désespoir est son désespoir!
PAR>[I LES JOURS PASSÉS. ^-^
Et VOUS connaissez, Seigneur, ce qui luit De secret soleil sous cet air de nuit!...
Ah 1 doux cavalier ! Cavalier serré Dans du fer, hélas I mais mal cuirassé,
Où t'en vas-tu donc, Songe d'autrefois ! Vieux spectre des jours de gloire et de foi?...
Mon cœur, — oh ! mon cœur ! — Tentends-lu passer, i Ce grand cavalier qui vient du Passé 1...
IV LE VOYAGE EN AUTOMOBILE
LE VOYAGE EX AUTOMOBILE
A Madame Georgette Leblanc.
A nous les bois, la côte et, tout trempés de'mûres Les taillis, et la pourpre en remous des labours, La fondrière bumide errant sous la ramure Et les balages gras qui mènent vers les bourgs !. .
— Du fond mouvant des borizons voici que_viennent Vers nous, comme à l'appel surbumain de nos'cœurs, Tous les cbemins multipliés au long des plaines Avec leurs palmes d'or et leurs cbants de vigueur.
Et désormais, narguant les cbutes où cbavirent Tour à tour les poteaux fantastiques et blonds, Les bosquets ravagés de guêpes en délire Et les enclos multicolores, — sous les plombs
5.
^ii LA ROMA>CE DE L HOMME.
Du rouge été qui tombe en brûlantes rosées Et nous roule en sa flamme ainsi qu'en un drapeau, Nous allons, fous de fièvre et les tempes glacées. D'un mouvement interminable, sans repos...
Nous allons, saouls de brise et d'écumes, d'arômes De pétroles, de fleurs, de sables, de vins sûrs, Et l'ivresse qui met des flammes à nos paumes Nous précipite aux picç levés vers les azurs.
Mais la cime soudain se renverse, — l'abîme Se creuse et tourne, empli- de brumes fermentant. Nous glissons dans l'angoisse âpre qui nous opprime. Comme soumis à l'influence d'un aimant.
Et déjà quelque gouffre, encore au loin, nous happe...'. Seigneur ! où tombons-nous, Seigneur, — un bleu gla(* D'eaux miroite et s'étale en une longue nappe! Puis plus rien ! — D'un seul bond nous voilà hors d'icf
Entre de longs talus de broussaille et de boue. Tandis que se rebrousse un blé daube lavé, Filons donc ! Et heurtons à ces rochers nos roues Heurtons-les! Puis roulons, pantelants et crevés...
,E VOYAGE EN ALIU.MUIULE.
Mais soudain le chemin se redresse et nous porte Et, ravis du plaisir de délivrer nus Ireins, Nous montons dans un cri d'espérance plus forte Vers des hérissements lumineux de terrains...
Ah ! délice I Pouvoir, enûn, parmi des lignes Régulières de carrés d'herbes et d étangs, Sentir venir à soi sans que le regard cligne, Comme en chantant tous les courants calmes du temp
Luzernes et gazons, comme Ion vous possède! «lomme à notre caprice on vous voit frissonner, Vous, vaporeux coteaux que scie une pinède Et vous encor. volcans de laves couronnés!
Sans regret ni désir des choses disparues, Nous fuyons, bousculés de rythmes calioteurs. La Mort court avec nous sur le pavé des rues. Des Anges vont pleurer dans les tristes hauteurs.
Mais (jue nous font à nous ces gestes de ténèbres, Et les signes d'elfroi de quelques vains limons! Lequel peut nous toucher de ces soupirs funèbres, Quand ce rauque ouragan nous secoue aux poumons!,
56
LA ROMANCE DE L HOMME.
Les arbres sont couchés sous la rafale et crient! Contre Thorizon noir fleuri de draps brûlants Voilà que des tambours exaltant nos furies Nous mènent, démontés et dans le vent, hurlants.
Environnés d'un bruit d'ailes d'or et de cloches, Nous tournons nos destins vers les néants amers. Et les pressentiments qu'éveille notre approche Se lèvent sur les monts et la plaine et la mer.
La terre bout. Le vent semble un rude élastique. L'horizon avec des décharges de gravats Nous accueille et, poids bleu que notre élan fabrique, L'énorme azur pend en blocs pâles sur nos bras...
Mais qu'importe 1 — Aiguisez vos couteaux, feux des troml Sur moi, foudre! Éclatez, tempêtes de cailloux! Effleurant les rochers que des soleils surplombent, Sans faiblir, déroulons les kilomètres fous!
Sans trembler ni frémir, risquant tous les vertiges. Sous des crépitements de blancs grêlons glacés. Dévalons et passons, de prestige en presilge. Dussions-nous, tels des pots d'écarlate, casser!...
LE VOYAGE EN AUTOMOBILE.
Dussions-nous, tout à coup, lancés là-haut d'un bond Fabuleux, nous trouver parmi les rouges laves De ce soleil qui nous rôtit de ses charbons Ou pâles, atterrir en ces lunes qu'on brave 1
Dussions-nous atterrir en ces lunes de mort Et, désormais perdus, voyager sous vos glaces, Froids enfers, et souffrir tous nos mornes remords Et rêver dans l'horreur blême de ces espaces I...
— Activons! Activons encore! — A nous sans trêve,
Les prés roses, le val et les landes d'ajoncs,
La colline où s'égoutte une aurore de rêve
Et la pente, et ce versant vert où nous plongeons...
190:3
!
■1
I
V AMOUR
HYMNE
0 mon cœur, est-ce donc l'espoir de vous revoir? Je palpite et je ris sous le feuillage noir...
Le feuillage luisant d'un saule flotte et fume...
Un ange en pleurs se plaint dans un vent d'amertume..
0 mon amour, mon cher amour, le sentez-vous,
C'est vous qu'attend dans ces ténèbres mon cœur fou!..
La lune bleue a fait neiger de la fumée... Je vous cherche à tâtons, ma pauvre bien-aiméel...
Je voudrais vous étreindro, ù mon charmant tourment! Ah! la tristesse, hélas! d'un tel enchantement!...
6
fi2 LA ROMANCE DE L HOMME.
Le soir m'apporte un chaud parfum dans la verdure. Parfum de chair, parfum huileux de chevelure...
Et ce parfum, ce parfum âpre et délicat M'arrive dans l'écho doux d'un harmonica...
Est-ce qu'on chante? Et qui donc joue? 0 la musique Bizarre! Et^cet envol de notes pathétiques 1...
Est-ce vous, douce fille, est-ce donc vous, ma sœur? Voilà que sur mon cœur je sens votre douceur!...
Voilà que sur mon cœur s'ahat comme un ora.ue Le Ilot de vos cheveux où l'âme fait naufrage
Et s'enfonce en criant, blême de volupté, Comme un noyé tombé dans des éternités... 1
Et je vous presse dans mes bras comme une épave... J'ai faim de vous et de votre âme et je m'en gave...
Et voilà qu'en vos yeux tendres, — ù mon petit. Tout mon amour près de ton rêve se blottit...
!(
I
AMOUR. 63
ïi[ dans l'air on entend des cloches de rosée, Des clocbes sonnant clair sur des cimes baisées
D'étoiles, sur des monts magiques où l'Amour Danse comme un enfant que couronne le jour...
01
LA ROMANCE DE L HOMME.
ROMANCE
Pourquoi c'est vous que j'aime encore, ô mon amour' 0 mon si simple amour, pourquoi, malgré les jours Et les jours, c'est vers vous que, jamais fatiguée, Revient fidèlement ma tendresse plus gaie Et plus sûre sans cesse et plus vaillante encor Et qui quête de vous comme une aumône d'or Le regard clair mettant sur des nuits de naufrage Son étoile, pour vous guider hors des orages?... Pourquoi vous m'êtes chère, ô mon âme, pourquoi J'aime à vous regarder, humble et me tenant coi, Tandis que, sous l'éclair pâle d'un soleil d'ambre, Vous allez et venez dans cette étroite chambre Dont vous faites pourtant le meilleur des châteaux, Et qui me fut si douce en des temps si brutaux, Quand les Ennuis et les Chagrins mettaient le siège
II
A M O f R . 6:i
A ma porte, et campaient sans fin parmi les neiges
Polaires d'une immense indifférence et, là,
Me cernaient de leurs feux, d'un effort jamais las?...
Pourquoi c'est encor vous que j'aime et dont s'étonne
Mon cœur toujours sensible à tout ce qui rayonne
De secrète beauté sur un visage humain?
Pourquoi vous m'êtes chère et le sefez demain?
Pourquoi vous êtes celle encore qui m'importe,
0 ma petite enfant si fragile et si forte,
Et si fière et toujours disposée au combat
Pour la sainte pensée étrange du soldat
Que je suis et que, sans faiblesse ni traîtrise,
Je voudrais demeurer, — trouant la brume grise
De ce monde, étouffé dans sa médiocrité,
De mes rouges drapeaux d'amour et de fierté,
Et, sans souci de rien jamais que de la vie
Immense offerte à l'àme effrénée et ravie.
Ne désirant que ses royaumes obtenus,
Ses royaumes pleins de mystères ingénus?...
Pourquoi c'est vous mon cœur? pourquoi c'est vous mon âme
Pourquoi m'unit toujours à vous ce lien de flamme?
Pourquoi je ne saurais me détacher de vous?
Pourquoi la vie, hélas 1 parmi mille remous
66 LA ROMANCE D i: L HOMME.
Amers, peut me lancer, comme dans des abîmes. Sans me faire lâcher ce vaisseau que nous prîmes Autrefois, tous les deux, aux heures du matin, Et qui nous a portés sans fin dans l'incertain Et rindécis et le flottant souci de vivre, Au milieu de tohu-bohu dont je suis ivre?... Ah! mon amour, ah! mon amour, si vous voulez Le savoir, il vous faut vraiment le demander A votre âme et rien qu'à votre âme pure et sûre. Elle qui m'a pansé, guéri de mes blessures. Soutenu et rendu plus ferme, et gardé droit, Et défendu dans l'ombre et la guerre et le froid Cruel, et la tristesse âpre des jours féroces, En m'escortant d'un hymne héroïque de noces!..,
A M 0 U 15 . ^'"î
REMINISCENCES
Est-ce vos yeux. — vos yeux! — qui me font mal encor? Ils m'ont percé le cœur comme un grand glaive dor...
Voici des ans, mon Dieu! voici, déjà, des ans!... Jen porte encor la plaie en un souci cuisant...
C'était près de la mer, — une mer au flot noir, Oii le vent s'étirait dans un grand nonchaloir,
Une mer où glissaient, livides et nacreux,
Des frissons précurseurs de houles, dans des creux
Salés, dans des remous troués de vos éclairs, élastiques poissons qui filez, frais et clairs!
68 LA ROMANCE DE L HOMME.
C'était près de la mer! — o les puérilités Des premières amours et leurs témérités!
Elle était douce avec des gestes pétulants
Et je ne lui parlais qu'en mots vagues et lents...
C'était au temps béni des flammes, quand vous mord Un désir qui s'avoue, hélas! en un remords...
Souvent, je la blessais sans même le vouloir... C'était près de la mer, — une mer au flot noir...
0 mon cœur! — Je voyais ses yeux me regarder Et plein de transes, je tremblais, intimidé...
Quelquefois, je risquais de lui prendre la main Et nous marchions un peu parmi de faux chemins
Dans les roches, ou bien sur le sable, dans l'eau Tiède encor du soleil fuyant sur ses radeaux...
Vous en souvenez-vous? C'était en la saison
De l'été, quand les nuits sont chaudes des tisons
AMOUR. 69
Invisibles que traîne à l'horizon le vent,
Et qu'on vit dans l'odeur d'œillets pourpres crevant...
0 mon cœur! — 0 mon cœur! — Vous les rappelez-vous, Ces instants d'autrefois, si riches et si doux!...
C'était près de la mer! — J'en ai le souvenir Qui me brûle toujours et ne veut pas finir...
LA ROMANCE DE L HOMME.
LA MALADE
J'aime ta tête ainsi, ta tète sur ce bleu Coussin où la bougie agonisante pleut. J'aime ta tête ainsi, rose et toute meurtrie D'une angoisse que seul ton regard triste crie Et qui parle dans l'ombre, ù mon âme, de mort, Et d'automnes pleurant dans la plainte des cors... Ah! mon amour, mon pauvre amour, as-tu la fièvre Qu'il traîne tant d'odeurs de cendre sur ta lèvre? Est-ce donc son frisson, mon chéri, qui te prend Et qui met dans ton être un tremblement si grand Et qui, dans cet air jaune et tendre de l'alcôve. Fait flotter des relents d'ivresse folle et fauve!... 0 mon amour, mon doux amour, vas-tu trembler. Parce que je regarde à présent le remblai
A M(» i i;.
Deliors, le remblai long que frùle avec des haches De bruit le train cruel qui passe sans relâche... Aurais-tu peur vraiment que je parte? Mon cœur, Tu sais bien que je veille icil Quelle rancœur T'énerve? Quelle crainte obscure te tourmente? 0 mon petit enfant, ô ma reine charmante, Pourquoi frissonnes-tu? Qu'est-ce donc que te fait Le monde? Quel présage en un gesle étouffé Te hante? Ah! dis, pourquoi, quand je tourne la tète. Gémis-tu, tout ton cœur battant dans la tempête?... ■ Je suis là, tu vois bien, mon ange! là, tout près... Je tiens même ta main, mon amour... Mais c'est vrai Qu'au dehors on entend comme un pas lent qui monte Kt dans tes yeux la peur se mêle à de la honte, A des transes, à du remords, à du chagrin... On dirait que ce pas t'effraie et que tu crains Quelque chose? Crois-tu que ce soit la funèbre Attendue?... Oh! la Mort montant dans ces ténèbres! La Mort qui vient pour notre orgueil et nos péchés! Dévastez-moi, mon Dieu, mais cependant lâchez Votre étreinte et laissez celle qui, dans l'étrange Misère de ce lit, cherche déjà votre Ange Des yeux et se prépare au voyage sans fin!...
72 LA ROMANCE DE L HOMME. î
Le bruit s'est tu. Mon pauvre amour, n'as-tu pas faim'
N'as-tu pas soif? dis, que veux-tu que je te donne .*
Ne fais plus ces yeux-là î 11 ne monte personne...
Ah! maintenant, pourtant, le bruit revient dehors,
Quelqu'un passe, dehors, dans le grand corridor...
Il est certain que quelqu'un rôde et c'est bizarre
Ce bruit fugace et qui s'étouffe et qui s'égare...
Mais ce n'est rien; peut-être un chat nocturne vient.
Un chat souple, subtil, noir et plutonien...
Tu vois que tu pouvais dormir sans nulle crainte.
Allonge-toi, ta tête ainsi, ta tête peinte
De poudre et tes beaux yeux paisiblement fermés!
Dors, mon petit, mon enfant tendre et bien-aimé!
Dors, mon cœur, dors, enfin tranquille, avec ta rose
A la lèvre, sur ces coussins trop bleus qu'arrosent
Tes cheveux et tandis qu'on voit dans le lointain
Une blême fusée étoiler 1« matin.
Et que filent, là-bas, les trains teintés d'aurore,
Dors, et ne songe plus au mal qui te dévore...
Reste ainsi, sans bouger. Reste et ne prends souci
De rien, puisque je veille et que je suis ici!...
Ne tremble plus. Sois sage. Oh! surtout ne regarde
Ni la froide fenêtre où de l'ombre s'attarde
AMOUR. T.i
Kttcore, ni la porte ouverte où luit la clé, La porte où tu pourrais voir une main trembler A la clé, — une main longue et mystérieuse Fleurir d'éti*anges doigts la clé silencieuse...
f
LA ROMANCE DE L HOMME.
POEME D'AUTOMNE
Seuls tous deux, — tous les deux, nous allions, solitaires. Nous nous tenions la main : — c'était dans la saison De l'automne, quand meurt la beauté de la terre Et qu'un souffle inconnu roule ses sourds poisons...
Nous nous tenions la main sans nous parler; ta joue Contre ma joue était toute chaude de pleurs... Et l'ombre autour de nous tournait comme une ijouo... Et des appels semblaient gémir dans les hauteurs...
0 mon cœur, — ô mon cœur! — la peur te faisait batlK Et tu ne parlais pas, parce que tu tremblais. Nous nous sentions perdus dans cette nuit verdâtre, Un vent de désespoir sanglotait sur les blés..
AMOUR.
Et oost alors, — alors, tu t'en souviens, mon âme! Une Voix — on eût dit un écho d'au-delà! — l'iu' Voix tout à coup dans cette ombre de flamme, Dans ces ténèbres de tourmente nous parla
<« Va! » Tu l'as entendu, ce mot. Tu l'as, sans doute, Entendu, mon amour, cet invincible mot?... « Va ton chemin, me dit la Voix, sans peur, ni doute! Et que le Rêve soit pour toi l'oubli des maux!... •
Le Rêve nous a pris. Et j"ai vu luire une aile
Sur toi. Nous avancions parmi de noirs rochers.
On entendait flotter des choses éternelles.
Le doigt d'un dieu semblait vaguement nous toucher.,
0 mon ange, est-il vrai que chancelle la brume Au bout de l'horizon lugubre de ces monts? Et qu'au loin, quelque part, une lampe s'allume, Lampe d'accueil pour le repos que nous aimons!
Où sommes-nous? — Là-bas, cette lueur qui tremble Sur la vague, l'aperçois-tu, cette clarté? 0 mon amour, est-ce le jour? Dis, que t'en semble? Est-ce le frais matin clair et diarnanté!...
LA ROMANCE DE L H0M3IE.
0 toi, ma seule étoile, o mon enfant, mon ange. Entends-tu celte voix qui dans Tombre reprend! Elle dit qu'aux esprits dégoûtés de la fange Le Rêve seul est bon, le Rêve seul est grand.
Alors, dis? Délivrons nos âmes! Qu'elles jouent Avec l'éclair, le vent, la tempête et la nuit! Qu'elles aillent d'un vol planer hors de ces boues Où nous a trop longtemps englués notre ennui...
Ahl se peut-il, se pourrait-il, pauvre cœur tendre. Se pourrait-il que, pris dans ce monde étouffant. Nous nous traînions sans fin, sous un ciel gris de cendre, Comme en une prison qu'aucun soleil ne fend...
Faut-il que, talonnant dans ces mornes ténèbres. Seuls tous deux — tous les deux plus seuls que des proscri. Nous ne levions jamais que des linges funèbres Et n'exhalions jamais que de sinistres cris!
Est-ce vrai, mon amour, est-ce vrai que les cloches Sonneront sans répit sous les célestes draps Et que, suivant toujours le dur chemin des roches. Leur chant sera le seul que notre àme entendra!...
A M 0 u n
— Elle ne disait rien. Nous marchions cote à côte. On voyait dans le vent rôder des spectres noirs
Et le cruel ennui, semblable au mauvais hôte,
Nous suivait comme une ombre en pleurant dans le soir
« Û mon enfant I » disait, tout bas, la Voix fidèle,
— Et cette voix c'était comme un chuchotement, Et cette voix faisait bouger l'ombre autour d'elle, Autour d'elle tremblaient de légers battements...
« 0 mon enfant, mon pauvre enfant, sache que crève,
Devant Celui qui voit, le ciel intérieur!
Toute âme se délivre en volant vers le rêve.
Le rêve te rendra tous tes instants meilleurs... »
Et c'est ainsi qu'errant par cette triste terre, Seuls tous deux, — tous les deux vêtus en vagabonds! Nous allions dans le vent embaumé de mystère, — Tâtonnant sans espoir sous des cieux de charbon...
C'était, — je m'en souviens comme d'une heure étrange! - C4'était — voici des temps! — quand l'automnese meurt... Pourtant des signes blancs agités par les anges Volaient bizarrement devant nos yeux en pleurs!...
7.
78
LA ROM ANGE DE L HOMME.
CHANT D'AMOUR
0 Vous, soleil noir De mon désespoir.
Vous, par qui je meurs D'un cuisant bonheur,
0 mon triste amour, Ombre de mon jour,
Délice et chagrin , Dont je suis étreint,
Faut-il que, gisant. Je perde mon sang,
AMOUR.
Quand d un glaive d'or Vous percez mon corps ?
Oh 1 Amour, amour, Mon co?ur se sent lourd I
Prenez garde enfin ! Car voici le lin
Tissé et le trou
Que j'ai fait pour vous 1...
Prince Amour, que hait Mon être accablé,
Vos enchantements M'ont tenu longtemps.
Mais voici la Mort Et sa faulx oncor !...
— Ah! tonnez, tambours, La mort de l'amour!
SO LA ROI AN CE DE l' HOMME.
Ronflez dans le vent. Orgues d'eau crevant L
Je mènerai seul V L'amour en linceul,
... Sous des azurs verts Tout brûlés d'éclairs,
Je porte au tombeau Cet amour si beau...
AMOUR.
Si
FEERIE DANS L'OMBRE
La lampe éclaire à peine. On dirait qu'elle a peur
D'atteindre dans la chambre un être de vapeur,
On dirait qu'elle craint de faire fuir une àme,
Tant elle met de soin à retenir sa flamme...
^ous sommes tous deux seuls 1 Personne autre. Et pourtant !,
Tu ne dis rien, je te regarde, je t'entends
Qui vas et viens d'un pas qu'étouffent tes savates.
Tu ranges dans l'armoire en longues piles plates
Le linge pauvre et blanc lessivé du matin,
Le linge qu'ont fleuri la rosée et le thym...
Et toute à ton^souci de bien faire ta tâche
Tu ne regardes rien que ce linge sans tache...
Pas un bruit. Pas un mot ne s'élève, pas un
Soupir ne vient du fond du jour déjà défunt.
Et seulement un souffle étrange met dans l'ombre
LA ROMANCE DE L HOMME.
Un battement imperceptible... Tout est sombre Autour de toi et lair semble lissé de fils... Tes yeux, tes yeux si beaux, quelle mer bercent-ils? Quels flots phosphorescents y roulent? Quel abîme Plein d'étoiles y fait chanter son souffle ultime?...
Tu ranges... A présent, voici que le balai Rythmique chasse un peu des cendres du parquet... Et je n'aperçois plus ton visage. Il me semble Que dans cette ombre un clair plumage flotte et tremble. Tout ton corps engoncé dans cette ombre a frémi, J'en suis sûr! J'ai senti comme un frisson parmi Ce gris relent de nuit qui traîne par la chambre... Et lu m"as regardé, peut-être ? Une odeur d'ambre Se répand. Et ce sont tes nocturnes cheveux Qui déroulent leur gros amas d'orage bleu, Leur taillis électrique et triste de ténèbres... i Ahl mon dieu, vas-tu pas m'envelopper, funèbre Et brûlante, et baigner mon rêve en tes courants, En tes fauves courants d'aromates errants!...
Tu souris, pâle à peine, un doigt contre la tempo, Tu parais écouter la chanson de la lampe.
AMOUR. 83
Un dirait que la lampe innocente te dit Des mots qu'on ne comprend qu'au jour du paradis... Tu souris. A qui donc sourit ta bouche rouge? A qui va cet éclair qui sur ta lèvre bouge?... Pas à moi... et dehors, c'est le silence encor... Et l'ombre autour de nous rôde comme la mort... Et la lampe avec l'air de s'éteindre palpite, Elle palpite comme un cœur qui bat trop vite... Ah! quel pressentiment me parle dans le soir? Qu'est-ce qui fait ce soir si bizarre et si noir? Et ce miroir derrière toi? Sa glace bleue, Pourquoi donc traine-t-elle, au hasard de ses lieues Sans nombre, tout ton songe égaré, semble-t-il !...
Toujours l'ombre. Toujours ce battement subtile D'une aile qu'on ignore, invisible, et qui crève Le silence d'un long remuement, comme un rêve... On dirait que quelqu'un dans cette chambre va... Quelqu'un! Se pourrait il que quelqu'un soit donc là? Tes yeux dardent leurs feux dans l'ombre qu'ils étoilenl Tes yeux pleins de l'ardeur sauvage des étoiles! \-A ton front blanc, ton front si farouche, ton front, Jn dirait qu'un rayon ineffable le fond,
8i LA ROMANCS DE L HOMME.
Et maintenant voici derrière ton épaule, Comme en une vapeur, cet ange qui nous frôle Depuis ce soir, parmi ce silence embrumé 1 Et je vois sa grande aile étrange se fermer Sur toi, pour te bénir de ton amour, mon âme I Pour te bénir et te baiser dans une flamme!...
VI PAYSAGES ET INTÉRIEURS
.1 Gustave A'alni.
ILE
Une odeur vient dans l'ombre, on ne sait d'où, — d'une île,
Peut-être? de quelque île invisible oi^i rutilent,
Parmi de grands rochers rouges, des paradis
Exhalant leurs bouquets sous Tazur de midi!...
Cette odeur, elle a l'air d'un étrange message,
On dirait quelle veut nous parler de voyage,
Elle semble arriver sur la plume des vents
Comme l'appel d'amour d'un monde au loin vivant'....
11 fait très doux, le soir sur les bassins bascule
Avec ses grands reflets roses de crépuscule...
Nous sommes tous les deux paisibles sur le quai.
Des ponts de paquebots bercent les embarqués
Et Tàme des charbons lance dans la fumée
Sa légère prière opaque et parfumée...
Ah î partir! S'en aller par des mers d'ouragan,
Et lâcher tout pour des tumultes capricantsl...
LA ROMANCE DE L HOMME.
S'embarquer! Et voguer au gré de ces mâtures, Et se laisser happer par la grande nature!... Ne veux-tu pas que, las de cette amère paix, Xous filions ! — Démarrons loin de ces parapets Et, pour toujours, quittons celte écœurante ville !
— Ville noire el lugubre aux misères serviles!... Ville où le rêve meurt derrière des barreaux,
Oii les quatre murs verts sinistres des bureaux Vous tombent sur le dos de toutes leurs clôtures Et vous mettent comme en prison, pour des tortures
— Ah! l'existence ici me fatigue, à la fm!
Ce macadam vous colle aux pieds comme un destin Tenace, et nous crevons de tout ce terre-à-terre!...
— D'au loin, me vient toujours ce parfum délétère, Cet étrange parfum de poivre et de coco
Que traîne jusqu'ici quelque chaud siroco...
— Ah! oui, là-bas, peut-être on voit paraître une île. Une île où des palmiers font des ombres subtiles. Et cette île, je lui suppose maints décors...
Cette île, elle doit être immobile dans Tor...
Elle a des bois couleur de corail écarlate,
Et dans ces bois, des oiseaux bleus jouent et s'ébattenl :
Ah! celte lie, c'est le séjour immaculé!
PAYSAGES ET 1 NIE R 1 E U li S. 89
. A
Elle n'est que douceur et que virginité :
Partout s'offrent des coins de calme, partout s'ouvrent
Des grottes de cristal que des pampres recouvrent...
Et puis ce sont des pics mordant le tendre azur
De leurs pointes de roc et de leurs glaciers durs
Et là, hors de l'atteinte infernale des boues,
Sans souci de ce monde où le sort vil nous voue,
Inaccessible, lier et libre, désormais,
L'Esprit pur peut enfin planer sur les sommois!..
— Ah) cette îie, cette île d'or et de silence,
Cette île de fraîcheur, de force et de vaillance,
Quand donc la verrons-nous se levant tout au bout
De la mer, comme un sûr asile à nos vœux fous !...
LA ROM A > CE DL L HOMME.
MYSTICITÉ
Voici la lunel— 0 lune aérienne et molle!...
Un train file. Un corbeau dans l'orage somnole...
Au loin, le long du mur, tremble du linge et c'est
Comme si, dans la lune, un ange lessivait...
il lait très doux. Quelquun s'amuse sur les branches
A faire tout à coup luire des perles blanches...
Sur le chemin qui mène au pont triste, on ne voit
Personne et dans le vent traîne un écho de voix...
On dirait qu'un dieu parle et Ton entend la foire
Rouge et noire agitant ses vieux tambours de gloire...
Sur le talus roucoule un couple vagabond...
Des présages légers passent dans les charbons
Et des fantômes sont assis devant des portes...
Cependant, le chat gris dort dans des feuilles mortes..,
Et, derrière le carreau trouble du café.
On voit songer des gens, de nimbes d'or coiffés...
i
l' A Y s A G E s E T INTERIEURS.
FILLES PRES DES GARES
Des plumages de corbillard sur leur chapeau, Elles s'en vont le long des murs monumentaux De la gare; — on les voit rôder près de la gare, — Et la gare où les trains lancent leurs cris bizarres, Se clôt — pour elles! — lourdement de portes d'or. De mille portes d'or qui cachent des trésors !...
Elles ont l'air de piétiner devant des portes.
Elles attendent là, sans fin, que quelqu'un sorte...
Elles épient les gens, la nuit et le hasard...
Autour d'elles, la rue embusque ses bazars,
— De grands bazars couleur de viande et de massacre,
Et l'étalage sort des couteaux et des nacres,
Des couronnes de métal blanc, des carafons...
Le zinc des bars brille de pots et de siphons.
92 LA HOMANCE DE L HOMME.
Les magasins masqués rient sous leur devanture; On voit se profiler sur de roses tentures, Sous le lustre amical des salles à manger, Des groupes de laniille ayant l'air de songer... Et les cafés ouverls encensent la nuit sainte Des morbides parfums qu'exhalent les absinthes. Et, voix morne du vieil amour enseveli, Perdu dans quelque coin de misère et d'oubli, Un phonographe lance an loin sa chanson fade... La rue a sur son cœur le soir comme un malade.. 11 fait un triste temps plein de pâles vapeurs. Des gens passent, des gens empâtés de torpeur, Des gens qu'attire au loin vers des buts de folie, Comme un aimant, le lucre ou la mélancolie! Et chacun marche sans savoir, vers son destin... Et tous, comme à l'affût, parlent pour des butins I,
Autour des portes de la gare et des sorties
Les filles vont, dans l'ombre électrique, blotties..,
Sur leurs lèvres somnole un faux relent de sang, Et leurs yeux palpent, l'on dirait, chaque passant. Il semble qu'elles vont attendre à l'arrivée
PAYSAGKS ET INTÉRIEURS. 93
Quelqu'émigrant d'une île inconnue et rêvée... Elles ont l'air de croire aussi qu'il va venir Un Christ blême avec de doux gestes de bénir, Un Christ vêtu comme un voleur de grandes routes Et dont les mots feront se dissiper les doutes...
— :Âh ! quoi, mondieu ! vraiment, toujours, permettrez-vous Que dure celte attente en ce tumulte fou?...)
— Elles fouillent la brume où les trains s'époumonent : (Ah ! Seigneur, est-il vrai qu'il ne viendra personne?)
— Une atmosphère triste enveloppe les murs, Les femmes traînent dans un bruit de rires durs... Et les sirènes d'or des trains dans la nuit noire Leur parlent tour à tour de douleur et de gloire... Ah ! Seigneur, se peut- il que parmi tous ces gens Ne se trouve jamais l'homme aux bras indulgents, L'amant surnaturel, le chercheur d'or, le prince, Le capitaine fier de ses lingots qui grinc&«t^
Le roi des îles d'or fantastiques où luit
Sur la case en bambou l'oriflamme des nuits?...
— Seigneur, Seigneur, est-ce possible, cette attente. Et tous ces pas, sous le ciel clos comme une tente, Sous le ciel qui leur met son opaque horizon
Sur le dos, comme un mur lugubre de prison!...
'*4 LA ROMANCE UE l" 110. M ME.
De porte en poi le, elles s'en vont le long des gares. Des gares pleines d'or, de sifllets et de phares... Elles s'en vont rôder le long des grands pans gris Des gares, sans jamais, de leurs doux yeux meurtris, Percer l'ombre de terre et de brume qui bloque Leur allée et venue et leur songe équivoque... Elles s'en vont, les pauvres âmes, comme si Le monde n'étalait partout que du souci. Comme si, frissonnant toujours dans cette transe Et cette fièvre, elles marchaient sans espérance...
PAYS-AdKS ET l N T E R I K f R S.
SOIR
A A. de Rosa.
Gestes las de reimiii dormant dans les rideaux...
— Fatigues et rancœurs I — lourds passages d'autos Qui font dans le cristal embrumé des boutiques Voyager en chantant leurs flammes élastiques,
— Voix qui tombent, voix (ju'on étouffe sur le pas Des portes, voix de gens que l'on n'aperçoit pas!... Odeurs des trains, gras courants d'huiles des fritures El léthargique paix des rouges devantures!...
C'est le soir, — le soir trouble et triste qui revient,
Le soir de fièvre plein de cris musiciens,
Le soir qui fait vibrer les salles de bastringue
Et qui, sous son drapeau dastres dont les plis fringuent,
Promène en languissant, par les mornes trottoirs.
Son troupeau rose el blanc de femmes, — dans du noir!
C'est le soir — le vieux soir malade qui s'évoque...
nfi L A R 0 M A N C E D E L H O 31 M E .
De derrière les murs d'une gare, de rauques Soupirs vous font penser à des retours de trains... Quelque chose d'humain dans le vent vous élreintl... Des conciles de chats pleurent dans des ardoises, Le long des magasins des misères se croisent, Les étages ont allumé tous leurs carreaux. On voit des oiseaux d'or filer vers des chàleaux... D'insidieux appels partent du fond des chambres... Sous les bleus becs de gaz, des attentes se cambrent.
C'est le soir — ah! le soir lugubre! C'est le soir Qui fait sortir avec leurs fards et leurs miroirs Les petites catins misérables des bouges, Des bouges à l'affût sous les lanternes rouges...
I^AV>ACiKS Kl INTÉRIEURS. 97
LUPANAR
Elles sont trois, — ab ! tristes âmes! — Trois soupirs Montent vers des désirs de vivre et de partir. Et l'on entend leur souffle et l'on voit sous la lampe Des gesles de regret et des doigts à la tempe. Dans le couloir, quelqu'un parle, quelqu'un s'en va : A peine si les fronts se tournent, d'un air las... Elles sont trois dans le salon lugubre et rouge. Un chat passe. A la porte, une tenture bouge. Et dehors, des appels qui traînent par le port Vous font rêver de paquebots tout bondés d'or...
Elles sont trois. — La grande a dans ses yeux nocturnes
Le remords de sa vie obscure et taciturne.
Elle a l'air de guetter dans les cartes son sort.
Elle voit se lever des rois couronnés d'or,
Des reines, des valets, des trèfles, cent présages!
98 LA ROMANCE DE L HOMME.
Et le malheur se montre avec son dur visage...
L'autre bâille! Elle a pris son miroir. Elle sait
Que la mort luit déjà dans son regard blessé!
Une romance geint sur ses lèvres malades.
Il flotte des relents de musc et de pommade.
Lorsque ses cheveux noirs lui roulent sur les reins
L'atmosphère s'emplit de parfums africains.
Cette femme vautrée a des colliers qui tintent,
Des bijoux de corail à ses oreilles peintes,
Elle a l'air de dormir dans le profond sofa.
Elle songe à l'amour divin de son calfat... "
Et la troisième se déhanche comme on danse.
Elle marche d'un air de sauvage indolence,
Ses pieds font gazouiller de roses bracelets,
Des huiles ont graissé ses cheveux violets.
Son corps souple et furtif subtilement rutile,^
A ses poignets l'on voit des rangs blancs de coquilles
Elle porte en ses yeux des délires de rhum,
Elle laisse parmi l'eau de l'aquarium
Tremper nonchalamment sa bague de topaze
Faux, vers des poissons d'Or qui sautent dans
Et c'est ainsi. Le soir nage au fond des miroirs.
Sur les miroirs passent des vents de désespoir.
dans la vase..* liroirs. %
PAYSAGES ET INTERIEURS.
Et dans le salon rouge un ne voit rien f|ui bouge Que les poissons, — les électriques poissons rouges...
Le poêle ronfle, et l'air est lourd de noncbaloir... A la porte on entend gratter... Dans le couloir Quel<iu'un se tient... Peut-être est-ce quelqu'un pour elles. \ La guigne et le bonheur rôdent dans un bruit d'ailes... Des voix chucbotent. Les pas tournent. Puis plus rien... Et c'est encor le vieil Ennui qui va et vient...
Elles rêvent de fiers départs pour des voyages
Pathétiques, parmi les mers, vers des rivages
Où de grands cocotiers tendent leurs larges troncs
Sous le souffle des vents que chargent des goudrons...
Elles rêvent de continents d'oi^i l'on rapporte,
Par gros lingots, de l'or couleur de feuille morte...
Ah! pays, beaux pays, quand donc vous verra-t-on,
Pays des coutelas, des perles, des cotons
Impalpables, des tabacs doux, des confitures
Et des longues torpeurs (jue berce la nalurel...
Elles rêvent de s'en aller et puis, soudain,
11 leur revient des souvenirs du temps lointain. . .
Elles revoient les jours des enfances rosées,
• . BIBLIOTHECA
100 LA ROMANCE DE l' HOMME.
Quand on a l'âme encor luisante de rosée... Elles rêvent peut-être aussi des vieux parents Et de la grange où tremble un étal de harengs!... Il faisait doux, des nids plein le ciel gazouillaient, La lessive mettait ses pudeurs sur les haies, On entendait partout vibrer les angélus, Et des châteaux montaient de l'herbe des talus... Ah! Jeunesse! Passé! Les adieux dans les gares! Et le bruit déchirant du wagon qui démarre Tandis que, sous le toit gris d'ardoise, une main Agite des blancheurs sur l'ombre du chemin... Les rails luisent, les rails où la fuite s'agrafe!... Et les trains font sur les fils bleus du télégraphe Danser au vent du soir des troupes de moineaux... Et puis l'on file, au long des routes, des canaux. De bourgs jaunes et blancs et des grands paysages Qui s'étendent, tout rapiécés de labourages... Et la ville est au bout, — la ville aux longs faubourgs, La ville rauque avec ses cris et ses tambours. Ses casernes, ses ponts, ses bâtisses qui saignent. Et ses glauques bassins nauséabonds où geignent, Gesticulant de tous leurs mâts, les vieux steamers, Les vieux steamers lassés de rôder par les mers!...
PAYSAGES ET INTÉUIEUllS. 101
Elles sont trois. — Dehors, personne.— Le vent chanle.
On dirait que du lait de lune filtre aux fentes
Des volets et le soir somnole sur la mer
Où les grands paquebots mettent leur poids de fei...
Une sirène au loin lâche en pleurant sa plainte...
Dans le couloir la lampe ultime s'est_éteinte...
Et pauvres âmes sans amour, elles sont là,
Dans l'ombre où leur destin morne les exila...
Et c'est la vie et sa tristesse d'agonie...
Et c'est la vie et son attente indéfinie...
102 • LA ROMANCE DE L HOMME.
EULALIE
Dans de l'ombre où circule un parfum rose et vert Son corps fardé miroite en son peignoir ouvert. Un chat noir, à ses pieds, ronronne, son échine Vibrante, les yeux clos, comme un bouddha de Chine. Elle appuie à sa main, sur d'étranges coussins, Sa gorge où s'est planté le couteau assassin. Un lourd caillot de sang fige une pierrerie Près du cou : sa chair peinte en est toute fleurie... On dirait qu'elle dort. Rien ne bouge. On entend Le souffle fort d'un homme, à côté, haletant...
l'AYSAGES I:T INTÉRIEURS. 103
SOLEIL COUCHANT
Voici le vieux soleil qui meurt, comme un cyclone De feu, comme un soupir de trompe grave et jaune. Au ras de la foret et du remblai du train Qui file, et dont la fuite en trombe nous étreint Le cœur et nous remplit Tàme de ces fumées, Il traîne des relents de terres parfumées... Le soleil triste part comme un pas qui décroît. L'ortie et le tilleul respirent dans l'air froid. J'entends monter du fond d'un bastringue la plainte D'un orgue avec sa voix de misère et d'absinthe... Du gris tombe, des gens nasillent sur le pas Des portes, quelqu'un rit que l'on n'aperçoit pas. Et, derrière la paix rouge des devantures, Des ombres vont, portant vers des salles obscures Des lampes dont la flamme a l'air d'être un œillet... 11 fait tiède et le soir frissonne de volets
1
104 LA ROMANCE DE L HOMME.
Etranges et de bruits d'ailes et de nuances
Où la Mort au Souci de vivre se fiance...
Au loin, la sentinelle arpente le talus...
Et moi, je songe aux temps qui ne reviendront plus.
Je regarde à travers les feuillages atones
Le dernier rayon vert de ce couchant d'automne...
Et c'est ainsi qu'il faut s'en aller!... Oh! l'Ennui
Qui vous happe et vous pousse en avant, dans la nuit!
VII NOSTALGIES
A Edmond Rostand.
INQUIÉTUDE
0 mon àme, écoute, écoule ! Un pas tremble sur la route...
J'appelle et nul ne répond Et le flot va sous le pont...
Des cloches, dans les ténèbres, Font des musiques funèbres...
Roses d'or et lierres noirs, Je vous vois dans les miroirs'..
Quel parfum soudain se lève Comme du fin fond d'un rêve!
lÛS LA ROMANCE DE L HOMME.
J'entends un cri, tout à coup, Un cri de mort, un cri fou...
Des chaleurs traînant dans Tombre Déchargent des éclairs sombres...
Et là-bas, lugubre et lourd, C'est un corbillard qui court!...
NOSTALGIES. 109
INTIME
Ne bouge pas, ne tremble pas, pauvre cœur fou !
Dehors le crépuscule avance. Fermons tout...
A travers le carreau regarde comme il tombe
De la brume : on dirait des larmes de colombe...
Quelqu'un sans doute aussi se sent trop à l'étroit
Dans ce monde où la nuit toute blême s'accroît.
Prends garde, as-tu bien tout fermé? Vois, à la porte.
On cogne! on a cogné. C'est l'Ombre de la mortel
L'Ombre blanche de mon amour qui vient encor.
Je t'assure qu'elle a cogné... Mais non, tout dort.
Je suis seul. Seul avec mon âme. Ah! mon pauvre ange,
Que crains-tu? Ne crains rien, mon ange! Dans la fange
De la rue on entend là-bas rôder des pas?
C'est la prostituée errante des soirs las,
La princesse du pauvre avec son fard aux joues.
Ses colliers, ses bijoux de fer qui là s'échoue...
10
110 LA ROMANCE DE L HOMME.
C'est elle 1 ... Cest peut-être Elle? Quoi? Qu'en sais-tu? Peut-être Elle? 0 lointain souvenir éperdu!... Du fond de mon passé, le vieux péché remonte Avec ses grands couteaux de remords et de honte... Elle, peut-être?... Elle est dehors, j'entends que vient Mon amour I Mon premier amour musicien 1... Il était beau, et plein des ruses de l'enfance, Il m'a percé le cœur des pointes de sa lance... Je le revois... C'était au temps où, vagabond, J'aimais à respirer dans l'azur le charbon Des trains et des bateaux énormes qui rutilent. Faisant avec leurs mâts des signes vers les îles... Les lourds bateaux aux coques d'or ventripotents Que halent lair marin et l'ardeur des autans!... Ma jeunesse en haillons, la voilà qui m'appelle! Ma jeunesse! 0 ces jours passés! Ombre fidèle, Un amour aux beaux yeux alors m'accompagnait!... On a cogné ! Dehors encore, on a cogné Terriblement contre le carreau de ma chambre. Et regarde : un reflet ironique s'y cambre!... Tu ne vois pas? Tu ne veux pas, probablement. Dans ton angoisse pire et ton entêtement, Voir ce muet fantôme exilé qui se moque
NOSTALGIES. 111
J)e loi, de ta maigreur sinistre et de tes loques I... Il rôde dans la rue avec le vent bourru Et peut-être, adoptant cet aspect de déchu, 0 misère! est-ce toi, mon amour des temps d'aube, Est-ce toi, promenant de la mort dans ta robe, Est-ce toi? Oui, peut-être est-ce toi, par hasard? ... Mais non, rien! Tout se tait. Le soir lugubre épars Roule son eau verdâlre avec ses feux d'étoiles. Devant, clignote un vieux bec de gaz qui se voile. Et moi, je rêve et je suis seul comme un défunt... Je suis seul, je ne vois personne. Si quelqu'un Venait, il me verrait, taciturne à ma table, Regardant par le froid carreau, la lamentable Ombre errante qui passe et repasse, foulant D'un pied funèbrement mélancolique et lent, Le bitume, le bleu bitume de septembre... Oh! mon Dieu! quel silence étrange en cette chambre!.
112 LA ROMANCE DE L HOMME,
JAGINTHIE
— Pourquoi ne fais-tu pas, pauvre âme? Quelle ivress
Étrange t'a livrée à ce dieu sans remords?
Quel vin noir t'a versé la dure enchanteresse?
Que fais-tu dans cette ombre où l'Amour vaut la Mort? [
N'as-tu donc pas déjà senti le couteau d'or
Dans ton flanc?... — Ah! Chagrin, ténébreuse Détresse]
Morne Mélancolie! Ennui qui ronge et mord!
Mes seuls hutes! Amis que maintenant je presse!...
Sachez bien que, si gris que soit pour moi ce monde h Où je n'ai pu te joindre, ô misérable Amour! %
Je ne proscrirai pas son ombre de mon jour!...
Car pour rendre à mes yeux que les larmes inonderi Un peu de flamme encore, il me sufGt de voir Ce reflet rose errer dans ce banal miroir...
NOSTALGIES.
113
FOIRE
Bercez-moi, bercez-moi, rumeurs d'or et de fer Des orphéons ronflant sur les rouges estrades! Musiques dont le cri monte comme une mer Et me déchire et me fait l'âme si malade !...
Et vous, les pitres blancs sous les becs de gaz verts, Tandis que dans Fazur tremblent des pétarades D'étoiles et que flambe au vent lalcool des chairs, Laissez tomber sur moi vos gloires de parade 1...
Déchirez-moi, montez en moi, folles musiques! Tordez-moi sur la roue en feu des carrousels ! Orchestres! Déroulez vos rythmes électriques!...
Crevez, caissons! Sonnez, trompettes et trombones! Ainsi nous oublierons et laverons nos fiels Parmi les flots de cette foire noire et jaune!
10.
11
LA ROMANCE DE L HOMME.
SPLEEN SENTIMENTAL
Elle est belle, m'a dit l'Amour... Ahl c'est un fer De lance qui me plante au flanc son frisson vert!...
Elle est belle!... Mon Dieu! Que me sert de connaître Sa beauté ! Que fait donc cette femme à mon être !...
Elle est douce, ma dit l'Amour!... Et puis voilà Qu'un désespoir sans fond m'a rendu lâche, hélas !i..
Elle est très belle et puis très douce... Sur ma vie Flotte le froid de la tristesse et de l'envie...
Car elle est dure aussi... Pourquoi m'aimerait-elle , D'ailleurs?... J'entends trembler la fuite, au loin, d'une aile^'
NOSTALGIES. Hj
Elle ne m'aime pasi... Xh'. ruisselez, grands flots Des larmes! Et prenez mes songes inéclos !...
Levez-vous et roulez, vents railleurs de l'orage I Emportez-moi là-haut! que j'échappe au naufrage!
<jue, délivré du poids mugissant dune mer ( Kl chavire mon âme en un roulis amer,
.le voie enfin s'ouvrir un monde frais et tendre, O Misère, et qui ne soit pas couvert de cendre
Et d'écumes, comme ici-bas et qui, vraiment, S'étale en plein azur, librement, saintement!...
Cest ainsi que je vais, plein de mélancolie Et tout hanté de mort, de trouble et de folie...
L'Amour à mon oreille en secret parle bas... Et mon àme gémit et soupire et combat...
116
LA ROMANCE DE L HOMME.
LE SOxNGE
Quand, fatigués de vivre en des torpeurs sans nom, Le cœur lourd et les yeux tout pleins de l'hébétude Que procure l'Ennui, ce puissant compagnon, Nous cherchons à sortir de notre solitude,
Quand, pour nous évader des serres du guignon, Vieux prisonniers humains chus de tant d'altitudes, Enfoncés et reclus dans l'ombre où nous tournons, Nous appelons le Songe à notre aide^ il vient, rude
Et fort, et s'abattant d'un seul coup sur nos têtes, Comme un Ange qui se secoue et qui halète D'avoir, de son plumage aigu, troué Tazur,
Il te verse, ô rêveur avide, son feu pur.
Plus grisant que le vin pourpre et plus riche encore,
Et t'emporte, éperdu, dans un monde d'aurore ..
NOSTALGIES.
ÉLÉGIE D'AUTOMNE
Un jour cruel et gris, plein de brumes touffues, Souffle à travers mon cœur,
Et je songe et je traîne en accablant la nue De mes vœux sans vigueur.
J'aspire aux heures d'or de 1 été, quand l'air tonne
D'un crépitement chaud. Et cependant voici le funéraire automne
Avec ses orgues d'eau 1
Avec ses cris d'orage et ses perçantes pluies
Et ses rumeurs de mort, 11 vient dans ma misère et ma mélancolie.
Ma peine et mes remords!...
H8 LA ROM AXE DE L HOMME.
Seigneur, que j"aimerais, loin de ces lieux moroses
Me griser de couleurs ! Qu'il serait doux pour moi de respirer les roses
Qu'apportent les chaleurs !
Pouvoir fuir cet asphalte humide, — et, hors des houei
De ces sales charhons!... — Semblable à l'émigrant, je vous cherche et vous loS
Grands bateaux vagabonds !...
Partir! — Ah 1 s'en aller! — Jaloux des équipages
Des Océans heureux. Je voudrais avec eux me vautrer sur des plages,
Dans les suds sulfureux!
Je rêve de brasiers de sable et d'herbe infuse
D'éclairs de papillons, Et de tous ces geysers de soufre et d'or qui fusent
Parmi des tourbillons.
NOSTALGIES. ll'.l
Je me peins des pays où le corail s'enlace
A la fleur du varech, Oùr.solfalares vifs, éclatent dans l'espace
Des parfums, en jets secs!
Sur des arbres en Heur, rutilant d'aube blanche,
Dorment des perroquets. Et Tarc-en-ciel tendu contre l'azur épanche
Le feu de ses bouquets.
Oh ! les voir ! Et pâmer devant ces paysages
Soudainement éclos 1 — Entends, mon àme, entends qui t'invite au voyage
L'appel des matelots!...
Embarquons! embarquons! Nous passerons la rade,
Bercé par des steamers. Gonllez, voiles! ronflez, machines! et, nomades,
Fendons le flot des mers !
La cote fuit, enfin, voguons! Que se déroule
L'azur des équateurs ! Bientôt se lèveront en dansant sur des houles
Des îles de senteurs...
120 LA ROMANCE DE L HOMME.
Voici que, fous, s'en vont les vaisseaux sans mâture
Démontés, en haillons, Proue et poupe tournant sur place, à l'aventure.
Sur de glauques bouillons ! f
I
Mais qu'importe ! Sans peur des écueils ni des trombes,
Des gouffres, des ressacs, Filons ! Et que la pluie ou le tonnerre tombent,
Nous tiendrons le tillac !
Tournés vers des reflets d'insaisissables cotes,
Dans ces mouvants remous, Tandis que cracheront sur nous les vagnes hautes,
Nous resterons, debout!...
Ne sens-tu pas déjà que vient des terres rouges, La chaleur d'un volcan?... i
Regarde au loin, comme un autre bateau qui bouge. Cet îlot capricant!...
i
NOSTALGIES. ^-^
* *
Mais non I J'avais rêvé. J évoque en vain la roue
De l'hélice et le frein, i:t la ligne des rocs, et l'espace où se joue
Un ouragan marin...
En vain je m'imagine aspirer l'amertume Des algues, des courants...
Ici tout n'est qu'odeur de plomb et de bitume, Souffles d'hospice, errants!...
Ici tout n'est que spleen et que neurasthénie
Et que spectres falots! Nous ne vous verrons pas, ô régions bénies î
Pars sans moi, matelot!
Misérable captif qu'enserre l'habitude Plus rude qu'un bourreau,
Il me faut demeurer parmi la solitude Sinistre d'un bureau!...
11
122 LA ROMANCE DE L HOMME.
Dehors, un froid soleil qu'étouffent des fumées Se couche au vent roussi...
Sur un arbre qui meurt, j'entends dans la ramée L'oiseau de mon souci.
Et seuls, on voit, tanguant entre les mornes rues,
Passer des corbillards, Des corbillards tirés par des chevaux qui ruent
Hagards, dans du brouillard...
190^
1!
NOSTALGIES. 123
PLUIE NOCTURNE
Un faux soleil d'octobre au bord du toit s'ennuie.
On le voit qui s'enfonce en des courants de pluie.
( m dirait que le ciel roule sur nous ses flots
Ei ma fenêtre a l'air à présent d'un hublot.
.le regarde. — Oh I mon âme, allons-nous lever l'ancre?
Dans cette ombre où circule, avec des reflets d'encre,
La pluie hâve collant des gouttes aux carreaux,
Voguons-nous! Vais-je, enfin, vous frôler, froids coraux,
Algues jaunes des mers, banquises de glaçons,
Klectriques éclairs de ces rouges poissons
Qui passez, remuant du rythme de vos queues,
De fluides reflets de pierres et d'eaux bleue!...
— Je regarde et je vois, dehors, des gens passer,
Des gens pâles avec des mines de noyés...
1^4 LA ROMANCE DE l'hOMME.
Des réverbères bleus nagent dans des fumées. — Une àme pleure, au fond des vitres renfermée... Et les autos ont dans leurs globes chauds et verts Des angoisses de vaisseaux fous roulant les mers.,
NOSTALGIES. 12";
PASSANT
En habit de corbeau, il a froid, déambule... Pâle et souple, il a Tair du Mal ou de la Mort... Un noir soleil descend vers lui comme un remords... Il marche dans son rêve ainsi qu'un somnambule...
U tristesse de ce ciel faux, pour noctambule!... Musiques de l'automne, orgues lointaines, cors!... Pourquoi vivre et pourquoi lutter dans ce décor?... Le monde, c'est plus vide et plus creux qu'une bulle.
.\h 1 l'homme, cependant, n'est pas le vieux rôdeur Que l'on pense!... Le front blafard, les lèvres lasses. Le vin brûlant qui met dans 1 ame tant d'odeurs
De fièvre et de folie et de boue et de fiel : Rien ne compte de tout cela!... — Voici que passe Le compagnon béni des Anges blancs du ciel...
11.
VIII VILLES ET CAMPAGNES
A Camille Lemonnier.
REDEMPTION
La maison humble avec ses fenêtres fermées... Dans les rideaux la lampe a l'air dune fumée- Vieille maison, maison qui tremble comme si Palpitait dans son cœur un étrange souci... Pauvre maison que veille un tilleul dans la rue, Un tilleul dépouillé d'automne, branches nues, Étirant dans la paix lamentable du soir Le froid décharnement de son squelette noir... Cette maison tapie au fond de ces ténèbres Semble avoir peur d'on ne sait quoi de très funèbre, Et le toit qui grelotte a l'air lourd d'un fardeau De péchés, le voici qui plie un triste dos, Chargé d'humilité pacifique et de peine'.... Et de pâles remords par les carreaux se traînent, Et le vieux bec de gaz fouille l'ombre et la mord Et l'on dirait une veilleuse pour un mort...
i-iH LA ROMANCE DE L HOMME.
Et déjà je me mets à frissonner, la boue Du trottoir se répand en crachats sur ma joue... Le tilleul tremble auprès de la porte couleur De rose, et la clé bleue y luit comme une fleur.. Là-haut, la cheminée exhale vers les anges Sa prière, — vapeur légère! — et c'est étrange, Ce soupir gris qui va vers de doux séraphins!... On dirait qu'elle attend, cette maison, qu'enfin, De la grotte nocturne où dorment tant d'étoiles. Descende le Sauveur cachant sous de la toile Misérable et de blancs haillons de vagabond, La Lumière, — cadeau divin de son pardon!...
VILLES KT CAMPAG >ES. i:;i
PROVINCE
Ce paysage tout blême — Ah! sonnez, voix du départ ! - Semble son ombre elle-même Qui rude au pied du rempart...
On dirait que s'évapore Le fleuve, — ô silence blanc! — Et qu'à travers cette aurore Glissent des bateaux tremblants..
Comme des reflets qui fuient Dans un miroir, ils ont l'air De fantômes ! — Qu'on s'ennuie ! Et ce monde, quel désert!...
132 LA ROMANCE DE L HOMME.
Je me traîne par la berge... — Ah! les soldats qui, là-haul, Tournent sous le feu de cierge De ce soleil de tombeau!...
Allez-vous souffler, fanfares Militaires qui, crevant Ce brouillard où je m'égare, Pouvez me rendre aux vivants ! ..
Mais l'eau qui file et qui fume Dans un creux, sous des remous, Ne promène par la brume Que des spectres gris et mous...
Et l'on n'entend rien qui tinte Sauf ce roulis sous un pont... Toute vie a l'air éteinte... La Mort seule vous répond...
VILLES ET CAMPAGNES. 133
PERSPECTIVES
A Michel Abadie.
La vieille auberge au bout de la route rosée A l'air de nous attendre, bumblement reposée. Les pas font sur le sable un bruit doux de cristal. Un noyer à l'affût veille au bord du canal. Par la porte, en passant près de l'auberge blanche, Un voit dans l'ombre une figure qui se penche. Les murs de lait sont tout enfumés de tabac... Chaleur: — J'entends le pouls de l'air pâle qui bat..
II
C'est l'été. Des chaleurs vous suffoquent. Je vois Sur un chemin tendu qui monte vers un bois,
12
134 LA ROMANCE DE L HOMME.
L'omnibus. 11 est noir et jaune. Un cheval rouge
Grignote le pavé sans que la caisse bouge.
L'espoir chanteur d'un bon repos parmi les foins
Circule dans l'odeur fade qu'il flaire au loin.
Et tout là-haut, voici, sous son chapeau d'ardoises,
L'éghse du village où fleurent des framboises...
Et peut-être la paix d'une auberge de chaux
Attend-elle les voyageurs qui ont trop chaud...
Mais on n'avance pas. Le kilomètre dure.
Un bourdon ronfle. 11 pleut du feu sur les verdures...
111
Je marche. Un lourd nuage au bout du boulevard, Charge un marronnier d'or d'un masque de brouillard. 11 va pleuvoir. Un éclair vert comme un serpent Sort du ciel sulfureux et sur les feuilles pend... Dans de l'ombre^ on entend comme un bruit de tambour Le tonnerre bat du tambour à grands coups sourds. . Et comme si, soudain, se cassaient des carreaux, Tout le ciel tombe et se disloque en poudres d'eau...
VILLES ET CAMPAGNES. l^^
EMEUTE
Une rue! — Un drapeau rouge pend dun balcon.
Un cavalier galope, on entend des clairons
Métalliques vibrer derrière des furnées,
Et c'est le remuement, dans Tombre, d'une armée...
Un jour malade meurt sur lardoise d'un toit.
Une charge secoue et troue un azur froid.
Et puis voici qu'au loin, soudainement, crépite
Un bruit de plomb tombant sur des hommes en fuite.
Des gens courent sous la mitraille noir et or.
Il fait un vent léger. On voit passer la mort.
Des chevaux, balançant des soldats rouges, ruent,
Et contre des hangars, dans la brumeuse rue,
Des fers de lance font partout des éclats secs...
Sur un arbre, un pigeon se caresse du bec.
136
LA ROMANCE DE L HOMME.
On entend dans le soir chanter des feux de bombes. L'épouvante circule en un rythme de trombe. Et des pas fous se multiplient par les pavés... Et sur un toit, voici les chats qui vont rêver..
VILLES ET CAMPAGNES. 137
SAISONS
C'est l'hiver, — Thiver blanc, — l'hiver sculpteur de boues Et de fleuves, l'hiver qui met dans les poumons De la neige! — et qui, las de voir là-bas des monts, Leur applique des tas de brume sur la joue...
Aux pentes du coteau, l'église calme voue Sa flèche à ces azurs blêmes que nous aimons Et, roulant dans son flot des chaos de limon, Voici s'enfler le fleuve où des arbres échouent...
C'est l'hiver ravageur, — le temps morne ! — le fleuve Opaque et pudibond qu'encroûtent les glaçons En trimballe Tamas parmi la plaine veuve.
13s LA ROMA>CE DE L HOMME.
Or, de tout le pays que le pôle submerge, Seuls jaillissent, toujours maîtres de Thorizon, Les mâts désemparés des saules de la berge...
II
Hors des brouillards de neige et de soufre — et des zones Où le vent rugissant fait crépiter les airs, Un dur petit soleil a chassé les hivers, Autour de lui rutile et bout l'horizon jaune.
Là, sur son bloc de nue étincelante, il trône.
Et les bois, criblés d'or et d'éclairs, chantent vers
Des diaphanéités futures d'azurs verts,
Tandis qu'il pleut des pollens roses, en cyclone!...
0 nature, o nature, à présent tu luis sous
Le blanc baiser de ce soleil qui te ravage, ;
Et tu trembles, le cœur battant et l'esprit saoul 1
Et, comme pour bercer ton. beau songe inéclos, 0 nature, tu tends tes arc-en-ciel sauvages, Comme des harpes d'or aux belles cordes d'eau I...
VILLES ET CAMPAGNES. l!!»
III
Du fond du temps, du fond rouge et noir de l'automne, Hache au poing, au galop des nuages, le vent! Le vent qui court dans un murmure monotone : Trompes d'or, sourds tambours, chocs de brume crevant
Dans la forêt et sur la plaine, rien. Personne. Mais, plantant là soudain son pavillon flottant, La foudre avec des cris de rage et de cyclone, Des cieux pourprés fuligineux tombe et s'étend...
Nuit. La lune semblable à la mort passe et pleure. Il fait froid. Sur le roc, affûte tes couteaux, Triste étoile! — Et voici se lever des châteaux !...
Le vague automne est plein de roses et de leurres Et seul tremble dans l'air qu'imbibe son parfum Ce feuillage, ultime drapeau du bois défunt !...
140 LA ROMANCE DE L HOMME.
FORET D'AUTOMNE
A M. de T.
Au loin, dans la forêt roug'e, Un camp de trompettes bouge...
Un éclair vert 1 — Le tonnerre Meurt, superbe et débonnaire...
Des cliasseurs, — dans quelle trombe! Passent! — Chasseurs, la nuit tombe...
Et parmi la forêt morne Traîne une rumeur de corne.
Est-ce la triste Espérance
Qui pleure, seule, en des transes
VILLES ET CAMPAGNES. lil
Sans fin, et comme perdue?... Est-ce la Mort attendue?...
— Ah! Chasseurs! — Est-ce donc elle^ Dont la chanson nous appelle?...
Dans la forêt, plus personne... El toujours, la plainte sonne...
142 LA ROMANCE DE L HOMME.
SIMULTANEITES
Sur le pont, — le gros pont qui de sonjriple bond
Saute le fleuve, — un vieux mendiant, l'air moribond...
Une auto lui met dans les yeux, comme des lances,
Ses feux d'or, — et puis elle part dans une^danse...
Une lointaine étoile aiguise au parapet
Ses rayons. — Sur le fleuve où dort un air de'paix,
Une péniche peinte accouche d'une forme
Obèse qui balance une lanterne énorme...
Un rossignol au bord d'un toit s'égosillant
Répand dans l'air tous les trésors de l'orient...
Et sur le quai paisible, une maison semble être
Aux aguets et surveille, au loin, de ses fenêtres,
On ne sait qui, — peut-être vous?... peut-êtrejmoi?,
Et toute l'ombre autour a l'air pleine d'émoi...
VILLES ET CA.Ml'Air.NKS. 143
GARE
Ah I la gare et ses murs mangés par les brouillards
De charbon et ses quais qu'on devine criards!
Les diaphanéités poudreuses des vitrages!
Les départs, les retours, les pas et les garages!...
Et les adieux muets agitant des mouchoirs!
Le va-et-vient des émigrants du désespoir!...
— Un disque sort de l'ombre avec un bruit de cliaînes. Les sémaphores verts dans le vent se démènent, Entre les quais un train repose comme au port,
Et la locomotive.exhale ses cris d'or!... On voit s'ouvrir sur du mystère des portières. Des bagages font un bruit mou dans la poussière. Les quais tremblent de tant de pas multipliés, Des gens filent d'un air qu'on dirait ennuyé...
— Et dehors, sous la noire étoile taciturne,
Vont et viennent sans fin les rôdeuses nocturnes...
Ii4 LA ROMANCE DE L HOMME.
BATEAUX
A Louis Dumoulin.
Blocs des berges, roseaux et les ponts de couleur. Maisons humbles mirant leurs tuiles qui rutilent.. Chalands ventrus que tire un robuste haleur...
Un moulin frappe l'air d'une aile couleur d'huile.. Et, dominant des prés où dorment des troupeaux Au loin, sur un coteau bleuâtre, c'est la ville...
Cependant, vers l'écluse arrive avec ses pots Peints en rouge, son ancre énorme et ses cordage; Une péniche obèse éprise de repos...
Et tandis que, lassé de son trop long voyage, Le hâleur lâche un peu la corde, on voit crever L'ombre ventripotente éparse en des sillages...
VII. [.ES ET CAMPAGNES. 14:j
Et l'on dirait que le bateau chargé, gavé De ballots et de gens, somnole en ce refuge Taciturne, où les mâts ne veulent que rêver...
Il fait un temps de calme, ennemi du grabuge... Rien ne va plus, le corbeau plane sur le champ... Et seule à l'horizon, la force centrifuge
Du soleil qui proclame en l'azur, par des chants De cor rouge, son rude appel autoritaire, Dans un ultime éclat de poarpre se couchant...
Et fatigué d'aller et d'errer par la terre.
Le chaland^ cependant, sent passer dans ce chant
Toute l'ivresse des départs vers des mystères...
13
146 LA ROMANCE DE l'hO.MME.
TRAIN, AU PETIT JOUR
Sur la colline, au loin, un nuage, — dormanl... Des peupliers font un bruit doux; un lièvre rose Détale; — et puis voici, déchiré et morose, Un champ de solitude et de délabrement...
Une corneille crie. Un chaume luit parmi Des verdures qu'un jet d'acidité pénètre... Cn pot de réséda parfume une fenêtre... Un chien de flamme joue au milieu des semis...
Au bout, poudroie^ entre des feuilles, sous des feux Indécis, un morceau de mer que des écumes Griffent d'or et l'on voit, voguant dans de la brume, Un fier bateau planté comme un étendard bleu, ..
VILLES ET CAMPAGNES. 1^"
Kt puis ce sont, soudain, d'étroits villages peints
Sur le revers d'une colline trop boisée :
Une église là-haut luisante de rosée
Fait entendre un appel de cloches, sous des pins...
Sur la voie, un signal élève au ciel couvert
Un geste noir et blanc pour des présages tristes...
Et nous glissons par une interminable piste
Droit vers la mer, entre des prés houleux et verts...
0 mer, masse d'argent, lames vives et fraîches,
Voici que je vous flaire, océan éternel,
Musique de cristal, flot de glace et de sel,
Vous dont les forts parfums comme un couteau m'ébrèchentî
Mais l'élan tout à coup nous jette dans de l'ombre, Le train semble un foret pour trouer le rocher, Et tandis que s'exalte en moi mon cœur touché Nous roulons dans un bruit de fer et de décombres...
Soleil que je devine au bout du tunnel morne, Beau soleil, fier soleil qui campe à l'horizon. Quand vas-tu revenir, prince de la saison, ' Chasseur qui fais trembler les arbres, sous ta corne I
LA ROMANCE DE L HOMME.
Vers l'aube encor parmi de la brume inhumée, Et débusquant les spleens qui rôdaient dans la nuit Le train file, béni par l'aile de TEnnui, Et tout couvert déjà de perles de fumée...
Et sur la plaine on voit s'allumer les grains roses Des bruyères! Le jour très faiblement trempé Pique, et dans l'air il pleut des fanfares de paix Et des gouttes d'argent vaporisent les choses!...
Ahl Lumière qui porte un étendard superbe, Est-ce toi? — Que la vie a de brûlants baisers! Qu'il fait bon de rouler par ces prés arrosés De ces fraîcheurs qu'épand l'aurore parmi l'herbe!...
1
IX DESTIXÉES
.4 Paul Forl.
13,
I
LES AMANTS
C'est le soir, — un soir faux, plein d'odeurs de sirop
Et de pipe... Une étoile accroche à des carreaux
Son regard doux... Le long des fenêtres, des roses
Fleurissent les rideaux, dans les lampes écloses...
Il lait très froid, ce soir. Ahl mon dieu I comme l'air
Vous pénètre ! On dirait déjà venu l'hiver...
Pourtant l'on n'est encor qu'en septembre, — en septembre!
Le temps si doux ! béni des soleils couleur d'ambrel —
Il fait bien froid! je me sens froid... — Écoute un peu...
Là-bas, tu n'entends pas? là-bas, près du mur bleu,
On dirait qu'une voix triste se fait entendre?...
Et le soir nous répand sur l'épaule sa cendre...
Le soir pleure sur nous en étirant les bras,
Le pauvre soir a l'air d'un mort tramant ses draps...
— Omon cœur, dites-moi, mon cœur, qu'est-ce que crie,
lo2 LA KO 31 AN CE D p: L H 0 31 ME.
Dans l'ombre, cette voix lamentable et meurtrie? Celle voix, dites-moi, qu'est-ce donc qu'elle veut? Cette voix! Cette voix étrange, est-ce un aveu? Est-ce un soupir qui vient trahir l'appel d'une âme? Est-ce le lent sanglot amoureux d'une femme?... Oui, peut-être est-ce bien cela?... Ah! c'est cela, Sans doute : une âme triste erre évidemment là... Je me sens froid, ce soir de septembre me glace. Je pense à d'autres soirs, d'autres soirs prennent place Devant moi, dans un rêve obscur, et par ces soirs Blafards, j'entends passer des voix de désespoir Et je vois sur des lits blêmes, dans des alcôves Sans lampe, où seule tremble une* volupté fauve, Des formes se mouvant mornes, lugubrement, De vagues formes ressemblant à des amants... Ah! vieille vie! Anciens regrets! Ivresses mortes!... J'ai bien froid maintenant, Seigneur! Et d'une porte, De derrière une porte, une voix sort. — Un cri M'arrive en frissonnant du fond de ce soir gris, Du lin fond de ce soir misérable... 0 la chère Étoile, la très chère étoile que, naguère, J'adorais et qui fut la reine de mon cœur. Peut-être qu'elle aussi; sur un lit de langueur,
\
DCSTINKES. 153
Elle pleure?... — 0 mon âme, entends ces voix plus forte;
Ces voix plus fortes s'appelant contre la porto :
Indubitablement deux amants fous sont là,
Deux amants accouplés geignent sur un grabat,
Kt ces deux malheureux s'étreignent sous de rouges
Rideaux, dans un désert de ténèbres qui bougent...
Ah ! cris trop étouffés, longues plaintes, remords,
Comme vous me bercez, voix d'amour et de mort!
Comme vous êtes doux, soupirs pleins de mystère !
Comme vous me prenez, tristesse de la terre!...
Mon humble cœur, sois fort et sois ferme, voyons!...
Ne sens-tu pas, là-bas, dans l'ombre, des rayons.
Ne vois-tu pas vraiment qu'une lumière glisse
On ne sait d'où et qu'elle vient sur ce mur lisse!
Et c'est comme un baiser de lune sur ce mur...
On dirait un baiser d'au-delà... Un très pur
Baiser que donnerait un ange... iMais, peut-être.
Est-ce un ange qui passe auprès de la fenêtre,
En effet? Ah! les voix se taisent, maintenant!...
Dans l'ombre une blancheur fait comme un remuement.
Une aile a l'air de sétaler devant la porte...
Et cette aile vous garde, âmes tristes qu'emporte
Le désir; — fiers amants lamentables, vautrés
ii:>i
LA ROMANCE DE L HOMME.
r
Dans l'ombre et qui souffrez et qui vous adorez Et que protège seul en cette solitude L'Amour, le pur Amour tombé des Altitudes Ineffables, des sphères d'or de l'Infini, Et plein de grâce el dont le geste vous bénit!...
DKSTIN 1:1: S
RUi:, AVANT l/AUBE
A l'aiil Lombard.
Sur le pavé ronfle un remous de foule drue,
Des tambours crient en un bruit rauque d'ouragan.
Et, parmi des iohu-bohu là-bas claquant,
Luisent des jets de pourpre aux hampes : — c'est la rue î
La rue en marche avec ses rythmes de colère, Ses milliers de bras, de pas et de haillons, Ses saccades courant parmi des tourbillons D'ombres, — dans le jour faux du ciel patibulaire.
Du bout des faubourgs saouls, du fond des gares, comme Vers un soleil futur s'en vont les migrateurs. Dans un fort mouvement qu'on devine aux pâleurs De cette aube, voici, pleins de songes, ces hommes'.
15G LA ROMANCE DE L HOMME.
Tandis que rôde encor la blafarde fumée
Eux, vomis des maisons ténébreuses, avec
Des torches d'or qui font dans les murs des trous secs,
Ils fourmillent parmi cette rue embrumée
Et tourbe obscure, ayant des faces d'incendie, Ils passent tourmentés par de lâches guignons. Sur eux fulgure l'étendard des compagnons... L'aube grelotte avec un air d'être engourdie...
Des fabriques aux murs couleurs de viande sale. Vers les hôtels de pierre et de fer, ils s'en vont. L'asphalte bout sous les éclairs de leurs talons, Ils dévalent dans une course colossale...
Ils roulent, — foule en fièvre! — et c'est une furie, Dans l'air trouble, de poings brandis, de fronts levés, Comme un taillis enchevêtré sur le pavé De gestes noirs vers des deslins de boucheries...
Car voici qu'ils ont vu dans cette aube malade, Formidable et dansant, l'Ange aux ailes d'été, L'Ange qui te ressemble, ô sainte Liberté! Quand, d'un souffle, tu fais surgir des barricades!...
DESTINÉES. i.-il
L'Ange dont le regard éveille des délires
Dans l'àme, plus puissants encor que ceux du rhum...
L'Ange de l'Avenir portant le Labarum
Invincible, béni des peuples de l'Empire!...
Entendez-vous ce bruit de plumes qui halète!... — La rue ondule avec un piétinement sourd... Un tinlamare s'exaspère en des tambours... Et le soleil perce la nuit de ses trompettes...
Et comme si, là-bas, les hospices, les bouges.
Les usines, les bars accouchaient tout à coup,
Des bandes sortent, sans répit, d'on ne sait où.
Avec des chants, des revolvers, des drapeaux rouges...
Ah! vieux Rêve des temps d'ombre et de servitude, Sauvage Liberté, Espérance de feu, Comme vous les poussez, ces hommes malheureux, Comme ils ont, grâce à vous, le goût des Altitudes!
Vers quel monde encor vierge et quelle informe aurore S'en vont-ils^ décimés par les hasards moqueurs? Sera-t-il satisfait, le désir de leur cœur? Verront-ils s'accomplir le vœu qui les dévore?
14
lo8 LA ROMA>CE DE l'hOMME.
Mais qu'importe, après tout, ce qui, parmi ces brumes Se cache de bonheur comme un futur cadeau ! La vieille humanité peut redresser le dos, Et crier sa détresse et pleurer Famertume
i
De ses mille et mille ans de honte et de misère, Et courir vers le jour qui lui tend ses tisons Et chercher à quitter ses affreuses prisons Où l'invincible Mal de ce monde l'enserre !...
La vieille humanité peut clamer sa colère Et sa rude révolte et son écœurement! Elle ne verra pas la fin de ses tourments Car il n'est pas de terme au malheur de la terre
Mais qu'importe ! — Ronflez, musiques des batailles 1 Et, grisés par le chant des trompes, des tambours, Marchez, peuples! Armez vos bras, grands pauvres gour Misérables humains que l'on broie et qu'on taille!...
De vos repaires de vaillance et d'impudence, De vos grabats de boue et de gloire, sortez!... Même si le bonheur la fuit, l'Humanité Trouve du réconfort à courir à la danse
I
DESTINÉES. l-^i>
A la danse sauvage, à la danse insensée Des combats, sous le plomb qui chante dans le vent, A la danse qui met debout tous les vivants Comme au printemps les bataillons des épousées !..
Ah! fière Liberté, Illusion si chère! Mène le branle étrange, ô déesse des cœurs Souffrants! Ame de l'homme et mère des vigueurs! Fuyante Liberté,' Rêve de la Lumière!...
Et que, toujours, tandis que le Sort la piétine, La vieille humanité en entendant Jon cri, Lâche, pour un moment, sa tâche^^et son|]outil Et cherche dans la nuit la grande aube divine !..
100 LA ROMANCE DE L HOMME.
L'HOMME QUI MARCHE
Dans le lointain, — du fond rose et vert de l'automne, Voici l'homme I — J'entends son pas de fer qui sonne 11 vient, cet homme gourd et lourd ! Il est celui Qu'un dieu désigne pour ouvrir de nouveaux puits.. Là-haut, sur la colline en pierre sèche et bleue, Sa silhouette rampe avec le poids des lieues... Son gros soulier traînant s'englue à des limons Rouges, — là-bas un coq nous crache ses poumons Dans Taurore, un coq morne étrangement nous troue De son cri comme d'un grand glaive, hors des boues ! — Et l'homme va. Son pas le mène vers des fins Qu'on ignore, des fins de misère sans fini... Et cet homme qui marche avec d'humbles sourires A l'air de voir s'ouvrir devant lui des empires... Et cet homme que nul accueil en des maisons Paisibles n'a jamais garé des horizons v,j
i
I
DESTINÉES. ICI
Obsesseurs ni des froids sommeils aux bord des routes,
Et cet homme qui n a que sa détresse écoute
Dans l'azur on ne sait quelles subtiles voix...
Et ce pauvre homme a l'air d'être quelqu'un qui voit
Et peut-être, en effet, qu'il voit, ce vieux pauvre homme,
Car il semble entrer droit dans un divin royaume
Et, tout le long du chemin gris, de grands poteaux
Dansent, pleins d'anges blancs qui volent du coteau!...
Et l'homme étrange va vers le val d'égiantines,
L'homme doux, en haillons, se berce de divines
Chansons, car, déroulant sur lui de neigeux draps,
Une Main luit, la Main forte qui s'étendra
Dans les jours de furie et de réveil céleste,
Quand elle agitera l'espace de son geste,
La Main mystérieuse et lucide, — la Main
Dont la paume étoilée épanche des matins...
Et sur ce pauvre ainsi qui va, c'est une sphère
De musiques tombant de là-haut, sur la terre...
14.
X IMAGES
n
GRUCHET SAINT-SIMEON
A M. 3/.
J'aime à me rappeler ces canicules d'août.
Ces jours d'or, où je prends le chemin de chez vous :
De grands champs vagabonds roulent de lieue en lieue,
Sans fin, plantés de choux, d'avoine folle et bleue,
De betterave énorme au lourd feuillage épais,
Ou d'épis qu'en passant la vapeur a trempés...
Çà et là, brille un tas de plâtreuses chaumières :
On contourne des murs teints de roses trémièros
Puis l'on retrouve encor les espaces houleux,
Et l'on marche, tandis que la lumière pleut...
i<!6 LA ROMANCE DE l'iiOMME.
J'évoque les oiseaux qui sur le toit, d'un bec
Aiguisé, au soleil, picorent (Tu grain sec...
Les lilas font tomber une ombre humide et sûre...
Un vol de guêpes luit, dont les pattes pressurent
De chauds pollens de lys, de trèfles et d'œillets... ,^
L'air brûle et dans l'allée, il flotte, violet... ' ''/
De la sève s'amasse en gommes d'or opaques,
Et les longs peupliers tels des palmes de Pâques
Balancent leur feuillage élancé, si touffus
Que même le vent rauque y meurt en'cris confus...
Je ne saurais vous peindre, abri frais que parfume L'air marin tout salé d'une errante amertume, Puits où stagne une eau verte et polie, espaliers Tendant le long du mur vos branchages plies, Parterre de soucis où bruit la rose abeille Ivre encor de résine et du suc des corbeilles,
i
MAGES.
Beaux fruits enflés de fièvre et déjà tout fendus, Ni vous, enfin, gazons, ni vous, prés étendus (Jui semblez réfléchir le mouvement du monde, Tant votre courbe à l'horizon est molle et ronde
190^
1C8 LA ROMANCE DE L HOMME.
A MADEMOISELLE VERA SERGINE
Voix de flamme et de fer, Voix rouge, Voix qui troue Et brûle, Voix qui fait s'enfuir tous ces brouillards Où l'homme prisonnier rode, pris dans des boues Sans nom, sous un ciel noir sinistrement épars...
Voix de songe et d'amour, Voix loyale dont joue Seule votre âme forte et grave, en des départs De fanfares fuyant ces ombres où nous cloue Le Sort, comme un soldat qui garde les remparts..
Voix dhéroisme et de douceur, — ah ! déchirez Ces ténèbres, où nous errons dans l'éternelle Solitude, veillés par d'âpres sentinelles!...
I.MAGKS. 169
Et, réveillant les cœurs lassés, désemparés
Et luurbus de toujours souffrir loin de l'Aurore,
Ouvrez-nous, rendez-nous des mondes qu'elle dore
1911.
15
no LA ROMANCE DE L H0M3IE.
ANTHEOR
A Gustave Charpentier.
Le long des rocs du bord où l'âpre écume éclate Et que des pins crêtes d'aiguilles couronnaient, Longtemps j'avais marché dans du sable écarlate, Tout grisé d'un parfum de sel et de genêts.
Le soleil luisait haut sur la mer bleue et plate Et, de chaleur fendus les vieux rochers tonnaient. Les caps vers l'horizon tendaient leurs blocs que batten Dun innombrable élan les vastes flots épais.
J'étais las de la course et du vent lorsqu'enfin
Je vous vis : — vous veniez, juvénile et serein,
Et vous m'apparaissiez, plein d'une àme nouvelle. . }
1
IMAGES. ni
Or, en vous regardant parmi ce site roux,
Il me semblait déjà surprendre autour de vous,
Des musiques naissant pour la Vie éternelle !
1904.
1"2 LA ROMANCE DE l'uOMME.
IN MEMORIAM
Pour Albert Fleury.
0 mon vieux compagnon, toi que la nostalgie, Même vivant, chargeait du costume des morts, Camarade enivré de mes chastes orgies, Ame d'un âge où brille un soleil sans remords!
Ombre de ma jeunesse errante qui, d'un fort Élan, savais si bien faire, en nos tabagies, Danser des arc -en-ciel parmi des plafonds d'or Et luire en frissonnant des mondes de magie!..
0 cher cœur de ces temps lointains et révolus. Toi que j'ai vu souvent marcher sous les huées Sans rien entendre que, toujours, des angélus
MAGES. \i:\
Ineffables, sansrien écouter que, là-liaut,
L'ange des émigrants et des prostitués
Dont l'aile'couvre enlin maintenant Ion tombeau!
l'4 LA R03IANCE DE l'hOMME.
A MADAME SEGOND-WEBER
A l'heure de la lune et des présages, quand Des brasiers d'astres bleus brûlent dans la nuit vaste L'ombre errante des morts que le regret dévaste Monte en vous et gémit d'un soupir éloquent...
Alors, le cœur chargé d'un sang lourd de volcan, Ardente, et dans le vent portant d'un air de faste La coupe, le poignard ou la torche d'or chaste, Vous passez, avec de grands rythmes d'ouragan !
A vos talons geignent la Haine et la Folie. Mais, parmi les héros tragiques, l'on vous voit Passer, pâle du deuil de la race abolie.
MAGES.
Palais! Temples! Tombeaux! Paysages funèbroj Pierre à pierre, tout s'harmonise à votre voix, 0 Musique de l'Ame, ô Reine des ténèbres!...
1903.
l'G LA ROMANCE DE L HOMME.
A MADAME SARAH BERNHARDT
Or, tandis qu'ici-bas se vautrait sans gaieté, Dans la vile torpeur et la bouffonnerie Factice, la cupide et triste humanité, Vous nous avez rendu la céleste Patrie!
Messagère du songe et voix de la furie
Des âmes, appelant partout la liberté
Pour les êtres parqués dans cette fange où crie.
Comme un vieux prisonnier, leur faim de la beauté.
Vous avez, sous le fard et le déguisement, Sans trêve et d'une voix d'or et de diamant. Proclamé qu'en l'Art seul ce monde obscur s'achève.
i
IMAGES. ni
Car, prêtresse du vers et des enchantements,
Madame, vous savez que la vie est un rêve,
Et qu'à part la Chimère, ici-bas, tout nous meut.,
XI TRAGÉDIE INCONNUE
A Christian Beck.
TRAGEDIE INCONNUE
... Faites-le taire! Il faut le faire taire un peu!
Ce chien, ce vieux chien rouge avec ses mauvais yeux!..
Ah ! mais, ce chien, il va les éveiller?...
Qu'ils viennent Je ne crains pas pour moi!...
L'ombre est musicienne, Le bois lointain me met ses soupirs sur le cœur, On dirait que du feu traîne dans des langueurs... Oh! Madame, oui, je vous aime, je l'avoue... La pudibonde aurore émergeant de vos joues, Plus que l'éclat léger des matins de pigeons Où des ailes d'azur frêles font des plongeons, Me fait rêver, Madame, et sur votre encolure Lorsque bouge l'odeur de votre chevelure, La fauve odeur de musc et de rose qui sort De votre chevelure où luit le peigne d'or,
16
182 LA ROMANCE DE L HOMME.
Je sens que je me meurs d'amour et que pour vivre Près de vous, seulement le moment d'en être ivre, Je serais prêt... Quelqu'un a frappé? Oui, quelqu'un A frappé 1...
... Vous croyez? Peut-être que c'est un Domestique? Écoutez, Madame, j'ai des choses Étranges à vous dire, encore... Si l'on ose Entrer... Je vous déclare à présent, Rosalba...
... Que dirais-tu si je me tuais sous ces yeux-là?... Dis, mon ange, que dirais-tu si, tout mon rêve Se dissipant soudain comme un brouillard qui crève, Je préférais la mort à ce monde?...
.. . Ah! pardon! J'ai parlé haut? Plus haut qu'un humble vagabond Ne le doit? Et voilà que retombe à la fange L'enfant doux que je suis, né pour ce sort étrange De vous aimer, Madame, et de chercher partout Votre empreinte ! — Ohl pardon, Madame, oui, je vous Outrage, par l'aveu que je vous fais... Maudite Ivresse ! J'étais fou, je vais partir. . .
...Vous dites? Vous voulez que je reste à présent? Oh! vraiment,
TRAGEDIE INCON.NLE 183
Madame, vous daignez m'accepter pour amant?
Non, non! pas pour amant, bien entendu, Madame!..-
Mais enfin... je respire! Oh ! chère àme, chère âme!
Je m'approche de vous, je vois vos yeux si beaux !
Je vais toucher vos mains î... Écartez ces rideaux
De pourpre, — ces rideaux dont la pourpre ensanglante
La fenêtre et me cache à demi mon amante !...
Écartez ces rideaux, je vous dis! Oui, c'est vous,
C'est vous que j'interpelle à présent !... A genoux
Je vous parlais tantôt et maintenant je hausse
La voix!... Car je mentais, ma modestie est fausse,
Je ne suis pas le frère ingénu des filous.
Je m'étais^déguisé pour venir jusqu'à vous,
Je n'ai pas partagé le lit de feuilles sèches
Des mendiants ! Je n'ai pas reposé dans leurs «rèches!...
Je porte un sang royal dans mes veines. Un sang
D'étoiles coule en moi. Madame! Je descends
De quelqu'un dont vous-même...
...Oh! Rosalba, peut-être As-tu raison : personne ici ne peut paraître. Près de toi, qu'un enfant perdu... Dans ces bas-fonds Où, tous, nous nous traînons, où tous nous étouffons, Vous avez l'air, Madame, étrangement lointaine...
184 LA ROMANCE DE l' H O.MME.
On dirait que de vous, seul, un peu d'ombre traîne
Ici-bas et qu'errant, là-haut, parmi l'aruz,
Vous ne nous laissiez voir de votre corps trop pur
Que ce reflet qui glisse et se perd dans nos brumes...
Et c'est pour ce vain rêve épars que se consume
Mon âme et que je meurs et que tout mon cœur bat
Et que je souffre ainsi, Rosalba ! Rosalbal...
C'est pour vous, sombre et chaste, et de fleurs couronné'
Et toute l'âme enfin vers le's songes tournée,
Pour vous qui me semblez hors du monde, pour toi,
Rosalba! — C'est pour toi que j'ai quitté le toit
De mon père, — pour toi que j'ai, loin des asiles
Heureux, cherché l'étoile où mon ange m"exile...
Et c'est pour toi que j'ai risqué...
Non, rien, vois-tu, Rosalba! Le destin ne m'a pas abattu... Je ne regrette rien... Je suis prêt à refaire Ce que j'ai fait... Je n'ai pas de regret... La terre Est belle où je te» vois, Rosalba... L'air du soir Que parfume l'odeur de tes lourds cheveux noirs Me grise, et l'ombre, enfin quand tes yeux d'or l'étoilent L'ombre a plus de clartés, la nuit a moins de voiles Que le jour!...
i
TRAGÉDIE INCONNUE. 18."j
... Loin de vous, Rosalba?... Vous voulez Que je parte?... Pourquoi?... Rosalba! Ce palais S'éveille, vous avez entendu? C'est la porte D'en bas qu'on vient d'ouvrir... Rosalba, soyez forte! Lâchez-le donc, ce lieu malheureux, Rosalba! Suivez-moi!... Rosalba, oui, je parlerai bas... Je parle bas... Je vous demande de me suivre? Mais venez donc, vous voyez bien que je suis ivre! Ivre d'amour! Vous voyez bien! Je vais crier! Ne fermez pas cette fenêtre!...
... Ah! vous fuyez! Vous tremblez, car je suis entré... Vous êtes pâle... Oh! ne vous traînez pas à genoux sur ces dalles!... Mais vous avez raison de vouloir vous cacher ! Je vous égorgerai car je suis un boucher, Un bourreau!... J'éteindrai, d'un couteau de massacre, Ces roses rougeoyant sur cette peau de nacre : Vos seins nus, plus enflés de rage que d'effroi!... Ah! vous pleurez? je hais votre visage étroit... Pourquoi rire de moi, tout à l'heure? Vous êtes Suppliante! Voilà des nuits que je vous guette! Ah! sachez donc qu'en moi bout le sang des volcans ' Vos soupirs, oui, j'entends vos soupirs suffocants...
16.
186 LA R03IANCE DE L HOMME.
Vos noirs cheveux pendants me couvrent de ténèbres Vos yeux qui m'ont brûlé de leurs flammes funèbres Vont cesser de répandre en nos âmes la mort... Ah! Rosalba!... Oui, oui, je serai sans remords... Car vous-même...
... Voilà! tout est fini... Ils saignent, Ces beaux yeux!... Et ce fut un magnifique règne!..
Xll ODES HÉROÏQUES
A Alfred Bruneau.
SUR LA MOUT D'EMILE ZOLA
I
< I jours! dont le parfum pèse à mon cœur, automne!, niiand le bois déchiré pleure dans l'air atone
El répand sur le sable un rameau qui roussit,
Jt' me plains dans votre ombre et vos lâches soucis...
< .;ir toujours je revois vos étranges présages : • ■•■s nuages cendreux que tordait le passage
Dos vents, ces tisons d'or agitant leurs couteaux, r.t's catafalques fous roulant par les coteaux Au galop de chevaux trempés de pâle écume!.. Et tous ces souvenirs me percent d'amertume!...
II
Oh! prophète! soldat! faiseur de nobles livres, ici qu'excitait le cri des trompettes de cuivre,
190 LA ROMANCE DE L HOMME.
Toi que Ton vit pareil, par la taille, aux héros, Le sort t'a donc rompu les os, comme un bourreau! Et comme un roi tombé, comme un roi que la hache Abat, comme un vieux roi qui roule à terre et lâche Son sceptre, et qui vomit sur ses vêtements d'or Tout son sang, te voilà qui gémis dans la mort, 0 Poète 1 Et gisant, tu rends donc aux ténèbres Ta grandeur déguisée en figure funèbre I...
III
Mais qu'importent la mort et nos larmesl Qu'importe! — Que se calment ma peine et ma tristesse fortes! — Ton sombre cœur n'est pas changé en un rocher Car nous t'avons en vain dans le tombeau couché, La résurrection pour toi s'est accomplie, Et songeant à cela qu'aucune âme n'oublie, Nous te cherchons errants au long de ces jardins, De ces jardins rouges et or, incarnadins, Sous ces arbres qui font des cavernes de feuilles Où ton âme, voilée et grave, se recueille!...
ODES HÉROÏQUES. l'Jl
IV
Nous te cherchons, ù Maître, et l'on te voit paraître! Et c'est toi qu'on entend dans l'ombre des fenêtres Bucoliques, dans les buissons frais et tremblants. Et près de la maison qu'argenté un rosier blanc. Au bord du champ rayé qu'éventre la charrue, Et sur le fleuve triste où la tempête rue Son livide brouillard de foudre et de charbon ! Car ton ombre qui va semblable au vagabond Est partout. — Et partout les hommes de la terre T'appellent, désormai?, ù pâle solitaire!...
V
Mais voici que tu viens à nous des paysages Soulevés ou fumants de fièvre et, sous l'orage, Tout crevés, déroulant des herbages houleux I Tu te lèves d'entre les blés où l'azur pleut, Tu nous parles du fond des \illes do bitume, Et des gares tendant leurs trains parmi la brume I
192 LA R03JANCE DE L HOMME.
Et des lieux souterrains où de la houille bout, Tu sors parfois, fatal, et l'on te voit debout... Or, dans ta bouche amère, une menace tonne, 0 héros ! Et l'esprit des hommes en frissonne I
VI
i
Formidable^ sacré, sans bàlon ni besace,
Je t'aperçois, là-bas, comme un rôdeur, qui passe
Le long des murs, des ponts et des grèves de sel!...
Tu t'avances hanté de ton rêve éternel.
Et quand la Mort, d'un geste inévitable, pousse
La porte enluminée ou la clôture douce.
Tu dresses ton fantôme entre les noirs flambeaux!
L'ombre où tu marches se recule et, par lambeaux,
Se disperse, et ton cri qui fait trembler l'espace,
Jette au soleil le chœur vivant des jeunes races!
VII
Car c'est toi le prophète ingénu de ce monde! C'est loi qui fais sonner le lourd tocsin qui gronde
ODES HÉROÏQUES. ^'^'■
Quand la famine ameute au creux des carrefours Les peuples fous, parmi des cris et des tambours! Tu rentres les canons de guerre, ô Pacifique! Ton pur espoir de cœur en cœur se communique ! Et, terrible, ta voix, que l'âme seule entend, Prie et chante, lancée en accents éclatants!... Or ton ombre à tout être ici-bas est mêlée, Et l'homme la respire avec la vie ailée...
VIII
0 Héros! je t'appelle en cet automne triste! Écoute le sanglot qui tremble et qui persiste Et qui flotte épuisé sur ses bois périssants!... La plainte que j'écris chacun de nous la sent... Chacun de nous te pleure encore, ô tutélaire, Toi de qui tout naîtra, juste et fort. Père, ô Père!.. La strophe que j'assemble avec mes pauvres mots, D'autres l'ont exhalée à travers ces rameaux, Et la brise la chante et l'eau la balbutie... — Et la Terre sanglote en cherchant son Messie!...
1904
n
104 LA ROMANCE DE L HOMME.
MÉDITATION SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU 1
Las de mon vain repos, près de ces faux charbons^
Qui, naguère, ont fleuri, d'un reflet moribond
De roses, le mur gris tout trempé de l'orage,
J'ai repris ton beau livre, et je tourne les pages.
Et tranquille, enfermé en la tiède maison,
Tandis qu'au loin l'amas nébuleux des glaçons
Circule, et que, cruelle, au travers de la rue
Rode la bise armée, héroïque et bourrue,
Et qui, tapant à grands coups sourds sur ses tambours,
Fait un bruit de bataille autour de ce jour lourd.
Moi, lisant ces feuillets teints du divin grimoire,
J'admire ta montée amère vers la gloire!...
ODKS HÉROÏQUES. l^'
0 Rousseau! j'ai ton livre et je songe...
Le mot, A ta guise, me peint la sente ou le hameau, I/amoureux rossignol, le soleil qui se gèle Sur les glaces, le puits ceint d'une âpre margelle. Et je vois avec toi qui, d'un signe subtil, Les suscite, les blancs vergers du mois d'avril... Du papier, devenu fertile par magie, 11 me semble que sort, de cerises rougie, Une branche luisante enfin de cerisier... l'ne fontaine tinte au creux bleu des glaciers... Un jour se lève avec un murmure de cloches : Et ce sont les Rameaux et voici que s'approche. Légère en robe verte et jaune, et le pas fin, Par le passage étroit voisin de son jardin, Madame de Warens à la brûlante bouche... Et toi tu trembles, tout transi d'amour farouche... Mais, la page tournée ensuite, tu n'es plus. Hébergé des taillis et rùdeur de talus, Qu'un enfant vagabond sans gourde ni besace Qui lamentablement poursuit son rêve, et passe!... Et c'est la lande et les grands champs couverts d'ajoncs Et, toute roucoulante encore de pigeons,
196 LA ROMANCE DE l'hOMME.
La forêt, puis Venise, aimable, renversée, Qui se mire en ses eaux, d une pose lassée... Puis voici l'humble enclos de vignes et d'oeillets, Les Charmetles, Genève et les blés de juillet Et dans les chauds buissons de menthe et de cassis, Les abeilles, et sur le mont les pins qui scient, De leur crête piquante et glauque les azurs... Enfin, c'est l'Ermitage et tous les printemps sûrs . De Paris, les exils funèbres dans les neiges, J|
Et les lacs, dont le flot fuligineux t'assiège^ *
Les matins d'or pompeux, les nuits aux draps royaux, Piqués d'astres qui font un effet de joyaux, Et le silence fier des retraites fleuries. Et toute la nature avec ta songerie!...
Ah: Rousseau! Mon sauvage et doux Rousseau, qu'il est Adorable ton livre où luisent tes volets Peints en vert! Que l'on aime à cueillir tes pervenches! Et qu'il fait bon revivre avec toi ces dimanches Montagnards, quand la danse au son des violons ^
Tourne, et qu'on voit briller l'éclair blond des talons! ■ Comme l'espoir est grand! Comme ce que nous eûmes De vil se dissout vite à tremper dans l'écume
ODES HÉROÏQUES. 197
De tes eaux et s'épure à l'ombre de tes présl... 11 semble que suffise un spectacle pourpré D'églanlines pour qu'aussitôt se vaporise Toute cette amertume errante qui nous brise!... On dirait, du moment qu'on regarde le ciel, Qu'il n'y voyage plus que des parfums de miel !... Rt partout, ce ne sont que colombes rosées, Murmures faits d'un bruit de chutes de rosées, Lunes pâles au fond des horizons pointant. Et paysages doux de moutons au printemps!... Et les hommes, les gens eux-mêmes qui, semblables, Dans les champs, à des blocs de limon lamentables. Traînent leur pas pesants au long des mornes jours, Les voici qui, soudain, se réveillent, moins gourds! Et, le bras appuyé à la houe agricole, On les voit s'animer au chant de ta parole... Et parce que tu mets le malin bleu sur eux Il semble que, poussée à leur dos douloureux Une aile d'ange éprise d'aube soudain batte. Et, du site étendu dans la lumière mate. S'élève on ne sait quel édénique jardin Magnifique, tout rutilant d'incarnadins Rosiers et d'oiseaux fous envahi et sonore,
il.
19S LA ROMANCt: DE L HOMME.
Et tel que, tout rempli d'une éternelle aurore, Doré, rose; luisant, formidable, fleuri, 11 efl^ace tous les célestes paradis!...
0 rêveur! A l'égal du fils doux de Marie, Ta parabole est belle où l'épi se marie A la fleur ténébreuse et triste de la mort. A ta tempe il n'est pas de divin cercle d'or, Et tu t'en vas, semblable au mendiant des routes. Et nulle part, tu n"as de demeure, sans doute! Frère des comédiens errants et des bergers Sans houlette, des chemineaux, des étrangers Proscrits, et de tous ceux que marque la détresse, Tu marches dans la nuit, tu n'as pas de richesse, Dans les fossés fangeux tu fais ton lit de foin, Et, démuni de tout, l'on ne t'honore point! Et pourtant ta grandeur se déguise en ta honte, Ton rustique bâton vaut le sceptre qui dompte Et quiconque t'ignore ou t'humilie, en toi Outrage le héros et le maître des rois!... Ton esprit pour régner a-t-il besoin d'épée! Sans couronne ni pourpre épaisse déroulée, Par la seule puissance invisible du mot,
i
ODES IIÉROKJUES. j9^
Voici que, redresseur des crimes et des maux, ïu vas, prêchant la plaine et tissant dans la brise Tout ton mirage épars de joie et de justice. Et soudain, comme un feu qui monte au firmament Les despotismes fous flambent...
iMais non! Il ment, Ton rêve! Et c'est à tort qu'à lire je m'oublie... Tout à Iheure, j'avais, cette flamme abolie De ma lampe, suivi sur les feuillets divins, Ton histoire champêtre et tous tes songes vains. Mais, hélas à présent, du retour du voyage Illusoire, je vois cet hivernal orage. Et près de mon foyer misérable, j'ai froid, Et je sais que le leurre est fugace du droit. Il n'est pas sur la terre un paradis de roses Et les hommes sont bas et durs, et l'aube, éclose En ton âme, ne filtre pas sur nos chemins Et l'horreur est sans fm, peut-être, des humains! Et voici que, déjà, les pages refermées. Je tremble, enveloppé d'étouffantes fumées Et de cet écumeux brouillard et de ton bruit. Peuple des malheureux qui pleure dans la nuit!...
XIII
AUX COMPAGNONS DES A><CIE>S JOURS
AUX COMPAGNONS DES ANCIENS JOURS
Compagnons que déjà la fatigue de vivre Empoigne par le bras en criant : arrêtez 1 Voici qu'ayant perdu la force et la gai té Et vomi les alcools dont les vingt ans s'enivrent,
Voici que, tout fourbus des courses hors des rades, En pleine mer, dans l'ouragan, nous revenons, Comme des émigrants sans maison et sans nom, Et sans victoire, hélas! ô mes fiers camarades...
L'Espérance qui chante au fond des tabagies Où rêve la jeunesse aux yeux riches et doux, Nous ne là verrons plus s'asseoir auprès de nous. Nous sommes les déchus lugubres des orgies...
204 LA ROMANCE DE L HOMME.
Nous étions tous partis pour conquérir le monde, Nous ne devions jamais rentrer que triomphants, Ah ! Seigneur, que sont-ils devenus tes enfants, Et comme le destin vous broie et vous émonde !..
Et comme il gratte comme un chien de maladie, Dans les êtres, rongeant la chair entre les os, Et comme l'homme usé que laveront les eaux Funéraires a l'air d'être sa parodie
Quand, vidé de son sang de fièvre et de délire,
Il n'est plus rien qu'un corps qui saute sur deux pied?
Et qu'il n'a plus en lui cette sainte fierté
Qui vous met dans le cœur des musiques de lyre,
Et qui vous dresse, droits et fermes et vous campe Et vous plante et vous fait dédaigner le péril Et vous mène à l'assaut, splendides et virils, Comme de durs guerriers escaladant des rampes!...
Ah! beauté de ces temps où, narguant les déluges Du plomb rouge tombant sur nous, de toutes parts, Nous étions les soldats qui cernent les remparts, Les soldats énervés de gloire et de grabuge !...
AUX COMPAGNONS DES ANCIENS JOURS. 20o
Nous suivions une Idée, elle était belle et grande; Elle jetait de frais rayons sur nos haillons... Et nous marchions, couverts de son haut pavillon, Et dans nos yeux luisaient des rêves en offrande...
Compagnons, compagnons, serrés l'un contre l'autre, Comme lacés par l'amitié de notre cœur,- Ahl comme nous sentions en nous de la vigueur! Chacun de nous était pour l'autre un sûr apôtre !...
Ah ! bonheur de s'unir et d'être, en la marée Énorme des soucis gris et quotidiens, Sur un vaisseau d'amour solide où l'on se lient Face à la mort, l'âme jamais désemparée !...
Ah! la vie est trop morne et trop lâche et trop plate!. . Je vois des chasseurs noirs qui rôdent par la mer... Je regrette les vieux élans parmi d'amers Tohu-bohus où des tonnerres blancs éclatent!...
Compagnons! Compagnons! Pourquoi donc jeter l'ancre? Pourquoi chercher déjà le sommeil dans les ports?... Ètes-vous donc si las du risque et de l'effort?... Craignez-vous de courir les vagues noires d'encre
18
206 LA ROMANCE DE L HOMME.
Et les terres jamais encore visitées Et les cimes avec en haut leurs blancs châteaux Et ces pôles de neige et d'ors et de cristaux Et ces azurs bénis des âmes irritées?...
Compagnons I Compagnons ! ne voulez-vous plus vivre ? Il est temps de partir ! Levons-nous, compagnons ! Que nous importent donc le mal et le guignon, A nous autres qu'excite encor le cri du cuivre!...
Lorsque le ciel qui chante aux trompes de l'aurore Nous appelle et nous jette en les yeux d'éclatants Flambeaux et nous rend tels qu'aux jours de nos vingt an Ah I laissons-nous pousser aux batailles, encore !...
Que nous fait cette paix! Que nous font ces asiles Toujours prêts où l'esprit se berce de repos ! Et tout ce qui plaît tant, Seigneur, à ce troupeau D'êtres vagues vautrés dans des bonheurs faciles!...
Levons-nous et partons ! Replions notre tente Et marchons! Et lâchons à jamais les abris Oi^i Ton se perd ! Et ce faux^calme qui pourrit L'héroïque fraîcheurdes âmes imprudentes!...
M
AUX COMPAGNONS D K S ANCIENS JOLRS. 207
Qu'est-ce donc que le Temps, mon Dieu, pour qu'il mutile Ainsi les êtres forts que vous avez créés! Nous laisserons-nous donc abîmer et souiller ! Ahl retrouver l'ardeur de cet âge fébrile
Et si beau î lorsque nous étions les camarades D'Apollon, les enfants ingénus de l'orgueil 1 Quand nous avions en nous de quoi chasser les deuils Et de quoi pavoiser l'ombre de pétarades
De soleils, et de magnifiques oriflammes !... Quand nous allions à l'existence comme on court Au combat et quand nous étions si plein d'amour I... Quand sous nos humbles fronts fleurissaient tant de drames!,
Quand le monde, à nos yeux avides de conquête. Paraissait trop petit, alors qu'il est si grand!... Quand nous étions des vagabonds et des errants Et des bohèmes francs affolés de la fêle
Heureuse du printemps, de l'aube et des rosées Et des nuits allumant leurs guirlandes de feu, Et des brises posant partout des baisers bleus Et des forêts d'hiver couleur des épousées !...
208 LA R03IANCE DE L HOMME.
Ahl compagnons! Ah I compagnons que déjà bride L'insidieux regret d'une force qui fuit !... Compagnons! que corrode et tourmente l'ennui! Qu'est-ce que tout cela, compagnons trop timides!
Qu'est-ce que tout cela qui vous parle de halte Et de paix sous les toits endormeurs des maisons Et de désarmement et de calme horizon Et de refus d'aller aux choses dont s'exalte
Un cœur fier et dont nous faisions encor, naguère, Notre idéal, et dont nous étions si grisés!... Ah! dites que le Temps ne vous a pas brisés Et que vous êtes forts et que, pour vous, la guerre,
C'est la vie et que, s'il vous faut combattre encore, Fermes et purs, vous monterez sur le vaisseau. Sur le vaisseau d'amour solide que les eaux Porteront, rouleront dans la nuit et l'aurore!...
190:
XIV HALTES
18.
JE VOUS REVOIS..
Je vous revois, jours d'autrefois.. . — Ah! le passé, Le passé qui vous liante ainsi qu'un trépassé!... C'est un jardin de pluie où le chien pourpre joue Courant comme une flamme au milieu de la boue... Et puis, c'est l'île acide étalant ses fraîcheurs... Dans la plaine campaient des groupes de faucheurs... Le fleuve promenait parmi des ondes sûres De lourds chalands ventrus rongés de moisissures... Ah : le passé ! le cher passé qui me revient Et qui frappe mon cœur comme un musicien Et qui fait dans mon cœur chanter, d'un air étrange, Les souvenirs perdus que le regret mélange!.. Ah! comme je voudrais les revivre, ces jours! Vous ne saurez jamais quel était mon amour I*our vous, vieille maison du chemin de halage, Niche de l'épagneul, bateaux dont le sillage Roulait mon rêve errant dans ses écumes d'eau,
212 LA ROMANCE DE l'hOMME.
Et qui semblaient toujours m'apporter cent cadeaux!...
Ah ! Passé! Revenant à la douce figure,
Qu'est-ce que tu me dis? Quelles choses obscures
Oses-tu donc encor me chuchoter, ce soir?...
Il faisait bon, dans ce temps-là, c'était l'Espoir,
Alors, qui doucement me parlait par les lèvres
De la Vie, à cet âge exempt des folles fièvres
Qui depuis m'ont brûlé. Seigneur, et tourmenté
Et fait poursuivre, en vain et sans fin, la Beauté
Et dont je garde en moi le goût sale de cendre!...
L'Espoir fuit et voilà que je vais redescendre.
Redescendre vers on ne sait quels froids bas-fonds
Vers des abîmes d'or et de peine sans fonds!...
Je vous revois, jours de jadis... Et le soir chante
Dans la lampe qui fait sa romance touchante...
Une lumière luit sur un front rose et or...
Un front d'enfant jolie, un front chargé et de sorts...
Et voix tendre, quelqu'un se penche sous la lampe
Et'me parle et me met un baiser à la tempe,
Un baiser taciturne étrangement souffrant...
Ah! souvenir! passé qui remonte et vous prend!
Gomme il a de la vie encore, ce fantôme,
Que Ton croyait captif dans le morne royaume
II A Lit: s. 2i:i
l>e la Mort, et comme toujours loiil reste en nous
J)e ces temps d'autrefois si graves et si doux!
Je vous revois... Vous êtes là, jours de naguère...
C'est l'hiver, ou l'automne avec son cor de guerre
Dans la rouge forêt au feuillage tigré,
Dans la forêt qui meurt en un songe doré...
Et il y a dans l'ombre une fée, et j'écoute...
Dehors, il pleut sur le jardin bleui de gouttes...
Le toit grince... Une pie endeuille le mur blanc...
Sur le fleuve, somnole un long bateau tremblant...
Et puis, c'est le printemps, — le printemps rose et jaune.
Le printemps par lequel la nature bourgeonne
Et par lequel couvent, là-haut, les brouillards verts
Parmi des trombes d'eaux dans les cieux entr'ouverts!..
Et vous êtes en moi, beaux rêves de mon àme !...
Dans mon âme, j'entends l'espoir qui me réclame. .
Ah! voix chères, chantez en moi, voix du malin
De mon cœur! Belles voix qui venez du lointain
De ces superbes temps de l'enfance! Voix fortes!
Voix si douces! chantez dans mon âme qu'emporte
Et dirige, suivant une inllexible loi,
Notre appel toujours ferme et toujours clair en moi!...
2U LA ROMANCE DE l'hOMME
m
AYANT LE LEVER DU RIDEAU
A CamilJr /
C'est l'heure du miracle étrange... — Qu'on s'ennuie En ce monde ! On dirait qu'il tombe de la suie...
— Approchez, compagnons, et tirez le rideau Et que je voie, enfin, luire le beau château De mon rêve, étageant sur des cimes de toile Ses tourelles., parmi des couronnes d'étoiles!...
Ah! tout est vieux, je suis fourbu, rien ne va plu- Il me semble que j'ai tout vu, que j'ai tout lu... La Bête rit au fond des plus pures prunelles... La Mort autour de nous poste ses sentinelles Qui veillent, le fusil au bras, de l'aube au soir. Et nous errons, comme captifs et sans espoir...
— Ah ! levez le rideau de fer, mes camarades !
HALTES. 21j
Et que rillusion m'enlève hors des rades
Où Ton croupit comme un vaisseau désemparé...
Je voudrais retrouver mes élans, m'enivrer
Du vin de feu chanteur de mes jeunes années
Et ne plus me sentir pris par mes destinées !...
Théâtre, éclaire-toi ! Luisez, lampes ! 0 deuil
De la salle! Je songe, assis dans ce fauteuil
Où m'a planté tantôt le hasard et je guette
Les trois coups! Sonnez donc, solennelles trompettes!
Voix de cuivre du jour nouveau que l'on attend,
Éclatez ! Et que s'ouvre, entre les hauts portants,
La terrasse où la lampe allume une charmille.
Ou bien la chambre avec son cercle de famille
Sous le lustre et, dans le silence des pans verts,
La royale forêt où chantent les piverts...
Ah! Pyrame et Tysbé, vais-je vous voir paraître!
Et toi, brûlante Iseult qui fais par la fenêtre
Descendre avec ton chant tout l'amour de ton cœur,
Vais-je te découvrir, sorcière des langueurs!
Et toi, vieux roi criard dont les yeuX caves crachent
Du sang, lugubre Œdipe errant entre ses haches
De colère et de haine et de révolte aussi,
Vas-tu me divertir un peu de mon souci.
216
LA ROMANCE DE L HOMME.
Malheureux?...
Ah î levez le rideau! Que je sorte-' De moi-même! Chassez ces ombres! Que m'import Le spectacle! Et dùt-il n'être que crimes fous Et batailles et forfaits rudes, montrez-nous Autre Chose! Autre chose, enfin, que la banale Existence, écoulant ses heures trop normales!... Et que vos voix, telles de larges pavillons En flottant et flambant parmi ces tourbillons De la fièvre et de la souffrance rouge ou noire, Emportent mon Ennui sur leurs ailes de gloire!...
XV CANTATE POUR LA ROUTE
19
CANTATE POUR LA ROUTE
J'ai rêvé, — j'ai fait sur le sable Maints pauvres signes périssables...
Et puis, — car mon cœur en est lourd. J'ai beaucoup désiré l'Amour...
Et j'ai vu l'Amour doux et tendre Venir, puis s'enfuir, — ou m'attendre..
Et voici que, bientôt vieilli, Ce sera partout de l'oubli...
Ah ! comme la misère est grande
En ce monde où des mains se tendent.
220 LA ROMANCE DE L HOMxME.
Suppliantes de toutes parts,
Vers quels seuils ! et pour quels départs !,
Ah! les cloches noires qui sonnent, Là-bas, leur plainte monotone !
Comme la mort et le chagrin Font donc un lamentable train!
J'ai songé... — j'ai vu que la vie N"est qu'une ombre folle, suivie
D'un cortège, dans du brouillard, De spectres sur des corbillards,
Qui roulent, comme ivres, et grincent Sans fin, par nos blêmes provinces...
Et pourtant, j'ai connu l'orgueil De lutter dans l'ombre çt le deuil !...
Mais, quand trop de mal nous terrasse Et que 1 âme pleure, en disgrâce,
CANTATE POUR LA ROUTE. 221
Et qu'il fait trop noir et qu'il pleut, D'en ne sait plus d'où/trop de feu,
Trop de laves d'or et de boues, Je me sens faiblir, je l'avoue !...
Ah! qu'est-ce que cela, mon cœurî... Dis, mon pauvre cœur en langueur,
Qu'est-ce donc que tous ces mots vagues Qu'obstiné, j'écris sur la vague!...
Et ces songes d'Amour brûlant, D'Amour grave, candide et blanc.
Dont mon âme poursuit la trace D'une course qui me harasse !...
Qu'est-ce, dis, mon cœur, qu'est-ce donc!... Et d'où vient que, dans l'abandon
Et les transes de la souffrance. Je m'élance vers l'Espérance,
19.
222 LA ROMA?îCE DE l'hOMxME.
Vers l'humble Espérance qui luit, A travers la mort, dans la nuit I
L'Espérance très fière et claire, Et très pure d'une autre terre
Où, chacun se tenant la main, Tous les hommes, par les chemins
De deuil et de peine du monde, Iraient, sans peur du ciel qui gronde!
Iraient, l'un à l'autre appuyés, Les riches et les ouvriers !
Iraient, parmi cette détresse
Qui nous enserre et qui nous presse 1
Iraient en troupes, comme autant De bon frères, bénis du temps 1...
Oh ! ces rêves!.*. — Ah î sur le sable, Tant de signes si périssables!...
APPENDICE
APPENDICE
I
Page 3.
Dans mes premiers poèmes, réunis vers la vingtième année, sous le titre d'Églé, je ne pratiquais pas le vers libre, mais enfin les règles de la prosodie classique, si étroites et si compliquées, ne m'avaient pas encore entièrement soumis. — Aujourd'hui, par contre, je trouve à celles-ci un grand charme. Plus l'esprit ren- contre de contraintes, plus sa qualité s'affirme et dans ces petites compositions, si excentriques au fond et si par- faitement artificielles que l'on appelle des poésies, la jouissance provient en partie du sentiment quonypeut jouir de combinaisons inconnues dans la nature. Je sais bien, d'ailleurs, que pour le véritable artiste la licence apparente du vers de Gustave Kahn n'ofl're pas moins de bizarrerie et ne comporte pas moins de commande- ments que la prosodie de Racine ou de Rimbaud. Mais, pour mon goût propre, la technique traditionnelle, loin de n'éveiller en moi que des émotions monotones, me semble extraordinairement riche, prodigieusement cap-
22b LA ROMANCE DE L HOMME,
tirante. Du reste, personne plus que moi ne suit avec amitié et nadmire davantage ce qui se fait dans des sens différents, chez Emile Verhaeren, par exemple, chez Francis Vielé-Griffin et chez Paul Fort.
II
Po.ge iO.
Au lecteur, trop tenté de prendre à la lettre certaines expressions dont on trouvera la trace dans ce volume, je rappellerais volontiers ce qu'un écrivain a fait dire un jour à Renan, à savoir que les mots renferment des symboles et qu'il faul les interpréter. La poésie est It- monde du rêve; jouer avec les puissances du mystère constitue l'une des séductions de cet art singulier et incomparable. C'est ainsi que dans Gœthe, par exemple, les nymphes et les anges font des apparitions qui n'indiquent chez le poète aucune foi particulière. Mais pour exprimer les minutes pathétiques où l'âme s'élance hors des sphèreshabituelles delà vie, où il semble quelle entende un appel supérieur, il importe évidemment de recouriràdes images qui en suggèrent l'idée. De là vient la place que peuvent prendre, parfois, dans certains de ces morceaux, les mots de Dieu, de séraphin ou d'ange. C'est avec lu même aisance, et avec autant d'indifférence en matière religieuse, que, dans d'autres pièces, j'intro- duirais des figures du paganisme. Ce ne sont pour moi que des termes poétiques, et les personnes curieuses d'histoire littéraire pourraient retrouver dans mes
APPENDICE. 227
premiers essais, comme VHiver en Méditation, des mélanges semblables. La poésie verrait du reste étrange- ment réduire son royaume si elle ne pouvait s annexer, au gré de son caprice, ni les séjours du ciel ni l'Olympe.
III
Page 91.
La Réalité, telle qu'elle se présente au hasard des rues et des événements, c'est un simple avatar de la vie éter- nelle ; c'est une pâle épave de l'azur, perdue sur terre, la Vérité est comme le Pauvre de l'Écriture : elle attend l'homme qui travaillera à son rachat. Du reste, en art tout est affaire de forme et les meilleures bonnes volon- tés peuvent ne tisser que des mirages qui rapidement s'évaporent. A celui qui macule le papier de son encre une humilité infinie devrait convenir. Car nous ne som- mes jamais que des apprentis et, à mesure qu'on avance davantage dans la vie, on se rend mieux compte du carac- tère tout ensemble captivant et fourbe, attirant et rebelle à l'étreinte, de la Beauté. D'ailleurs je croirais assez volontiers que les vieux mots très antiques et très simples, même chantés sur les anciens rythmes, sont encore les meilleurs dont on puisse disposer quand on regarde notre art comme une communion et qu'on pense aux hommes comme à des amis, comme à des compa- gnons en marche, dont on aimerait pouvoir se rappro- cher. C'est pourquoi la Simplicité est la déesse que je
228 LA ROMANCE DE l'hOMME.
IV
Page 199.
A quel besoin bizarre et enchanteur — à quel inex- plicable appel répondrait la poésie — cette mystérieuse opération de la plus savante magie spirituelle — si une absurde envie de s'épancher ne talonnait tous les" êtres ? Nous vivons d'ordinaire comme des gens en affaires qui ne hasardent rien sur leurs intentions, nous nous obser- vons comme des joueurs et nul ne connaît nos arrière- pensées. Dans les vis-à-vis lugubres de ce monde, nous nous gardons étrangement à carreau, il semble que la franchise soit le plus sûr ennemi et qu'elle doive nous pré- cipiter dans d'innombrables périls. Les gens, vraiment, ont l'air loin de leur âme, 'et le plongeur qui file vers les abîmes des mers a encore bien plus de chance d'y découvrir des perles que nous n'en avons dans la société d'entendre un seul mot sincère. Nous nous tenons en expectative en présence les uns des autres, comme des étrangers qui s'épient ou comme des partenaires soup- çonneux et taciturnes et il faut d'étranges catastrophes pour nous faire sortir de notre mutisme. Pourtant il est certain que le silence nous pèse et, si l'on proférait les phrases révélatrices, si l'on consentait à paraître tel que l'on est, comme l'on reconnaîtrait ses frères!
TABLE DES MATIÈRES
Pages. Dédicace v
LE VAGABOND MALHEUR Le vagabond Malheui' 3
I
EXISTENCES
Des hommes 9
Les vagabonds 13
II
LES POÈTES DAMNÉS Les poètes damnés 21
230 TABLE DES MATIÈRES.
III
PARMI LES JOURS PASSÉS
Pages.
Jeunesse 35
Enfance 39
Tristesse des amants 43
Le Cavalier 47
IV
LE VOYAGE EN AUTOMOBILE
Le Voyage en automobile 53
V
AMOUR
Hymne 61
Romance 64
Réminiscences 67
La malade 70
Poème d'automne 74
Chant d'amour 78
Féerie dans l'ombre 81
TABLE DES .MATIÈRES. 231
I
VI
PAYSAGES ET INTÉRIEURS
Pages.
Ile ; 87
Mysticité 90
Filles près des gares 91
Soir. 9o
Lupanar 97
Eulalie 102
Soleil couchant 103
VII
NOSTALGIES
Inquiétudes 1U7
Intime 109
Jacinthie 112
Foire 113
Spleen sentimental 114
Le songe 116
Élégie d'automne 117
Pluie nocturne 123
Passant 125
232 TABLE DES MATIÈRES.
VIII
VILLES ET CAMPAGNES
Pages.
Rédemption 129
Province 131
Perspectives 133
Émeute 135
Saisons 137
Forêt d'automne 140
Simultanéités 142
Gare 143
Bateaux 144
Train, au petit jour 146
IX
DESTINÉES
Les amants 151
Rue, avant l'aube 155
L'iiomme qui marche 160
X
IMAGES
Gruchet Saint-Siméon ; . . 165
A Mademoiselle Véra Sergine 168
Anlhéor 110
TABLE DES MATIÈRES. 233
Pages.
In memoiiam 1"2
A Madame Segond-Weber 1"4
A Madame Sarah Bernhardt 116
XI
TRAGÉDIE INCONNUE
Tragédie inconnue 181
XÏI
ODES HÉROÏQUES
Sur la mort d'Emile Zola 189
Méditation sur Jean-Jacques Rousseau 194
XIII AUX COMPAGNONS DES ANCIENS JOURS
Aux compagnons des anciens jours 203
XIV
HALTES
Je vous revois 211
Avant le lever du rideau 21;
234 TABLE DES MATIÈRES.
XV
CANTATE POUR LA ROUTE
Pages. Cantate pour la route 219
APPENDICE
Appendice 225
Pawt. — Typ. Pm. Rbxocard, 19, rue de» Saints-Pères. — 3332
La Bibliothèque
Université d«Ottawa
Echéance
The LIbrary Unîversîty of Ottawa Date Due
Il
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LA PC^ANCE C