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LA RUSSIE

ET

L'ÉGLISE UNIVERSELLE

DIDLIOTIlftQUE COSMOPOLITE

a fr. 75 le volume.

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Les Soutiens de la Société.

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Souvenirs autobiographiques du Mangeur d'Opium.

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Les Confessions. Récits popur laires. Un vol.

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La Mort d'Ivan Ilitch, la Somte à Kreutzer, etc. Un vol.

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ED. WIIITE. ~ Terres de Silence.

OSCAR WILDE. Le Portrait de Dorian Gray.

Le Crime de Lord Arthur Savile.

E.<;sais de Littérature et d'Es- thétique.

Nouveaux Essais de Littérature et d' Esthétique.

D rniers Essais de Littérature et d' Esthétique.

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Tliéâlre. 3 vol.

B. GUEVIN

Ittrrj5iEFl.i D5 LA9NT

VLADIMIR SOLOVIEV

LA

ET

L'ÉGLISE UNIVERSELLE

1922

QUATRIÈME ÉDITION

Toi' s droits de traduction rëservës pour tous les ps^s, y compris la Suècla et la Norvège,

LIBRAIRIE STOCK

DELAMAIN, BOUTELLEAU ET C", ÉDITEURS - PARIS

155, Rue Saint-Hoiioré, Place du Ïhéàlra-Fiançais et 7. Rue du Yieai-Golûinbiâr.

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TABLE DES MATIÈRES

IlfTRODUCTlON I-LXIV

LIVRE PREMIER ÉTAT REL^G1EUX DE LA RUSSIE ET DE L'ORIENT CHRÉTIEN

I. La légende russe sur saint Nicolas et Saint

Cassien. Son application aux deux Eglises séparées. . ^ 1

II. Question sur la raison d'être de la Russie. . . ! . 8 m. L'orthodoxie véritable du peuple russe et la

pseudo-orthodoxie des théologiens anticalho- iiques 14

IV. . Les dissidents russes. Vérité relative du Raskol.

M*' Philarète, de Moscou, et son idée de l'Eglise universelle 24

V. Les slavophiles russes et leurs idées sur l'Eglise.

Remarques critiques 31

VI. Liberté religieuse et liberté ecclésiastique. . . . 40

VIL J. S. Aksakovv, sur l'Eglise officielle en Russie. . 40

Vlll. Rapports entre TEglise russe et l'Eglise grecque.

La Bulgarie et la Serbie S9

VI TADLIi DKS MATIÈRES

IX. Une prophétie accomplie. Critique du césaro-

pa[)isme .... 07

X. Projet d'une quasi-papauté à Con.^lantinoole ou

à Jérusalem , 77

LIVRE DEUXIÈME

LA MONARCHIE ECCLÉSIASTIQUE FONDÉE PAR JÉSUS-CHRIST

I. La pierre de J'Eglise 87

IL La primauté de saint Pierre, comme institution

permanente. Les trois pî'errt s de la chrétienté. 98

III. w Pierre » et « Satan »...., 109

IV. L'Eglise, comme société universelle. Le principe

de l'amour 113

Y. Les clefs du Royaume 121

VI. Le gouvernement de l'Eglise universelle. Centre

d'unité 125

VII. Les monarchies de Daniel. Roma et Âmor .... 134 Vill. Le Fils de l'Homme et la Pierre 144

IX. Ms"^ Philarète, de Moscou ; saint Jean Chrysos-

tome, David Strauss et M. de Pres^ensé, sur la

primauté de Pierre , . 148

X. L'apôtre Pierre et la papauté 156

XI. Le pape saint Léon le Grand, sur la primauté. . . 166

XII. Saint Léon le Grand, sur le pouvoir papal .... 171

XIII. Les idées du pape saint Léon approuvées par les

Pères grecs. Le « brigandage » d'iilphèse. . 181

XIV. Le concile de Chalcédoine. Conclusion du

second livre 494

TABLE DES MATIÈRES VII

LIVRE TROTSTÈME

LE PRINCIPE TRINITAIRE ET SON APPLICATION SOCIALE

I. La Trinité divine rationnellement déduite de

l'idée de l'être 203

IL Les trois hypostases divines; sens propre de leurs

noms 214

III. L'essence divine et sa triple manifestation. . . . 222

IV. L'âme du monde. Principe de la création, de l'es-

pace, du temps et de la causalité mécanique. 229

V. Le monde supérieur. La liberté des purs esprits. 240

VI. Les trois degrés principaux du processus cosmo-

gonique 248

VIL Triple incarnation de la Sagesse divine 256

VIII. L'Homme-Messie. Le chaos humain. Eléments

primitifs de la sociélé triniiaire 265

IX. Préparation messianique chez les Hindous, les

Grecs et les Hébreux 281

X. Souveraineté absolue du Christ. Trinité sociale.

Sacerdoce et paternité 207

XI. Royauté et filiation. Prophétisme. Les trois

sacrements des dro/76' de l'homme 314

XII. Les quatre sacrements des devoirs de Ihomme. 330

INTRODUCTION

Il y a cent ans, la France, cette avant-garde de Thu- manité a voulu inaugurer une époque nouvelle de l'his- toire en proclamant les droits de V homme. Il est vrai que le Ghristianisnne avait déjà, bien des siècles auparavant, conféré aux hommes le droit et le pouvoir de devenir fils de Dieu eSioxsv auxoT(; l^oujiav Ts^va 6êou '^iï^i(5^0L\.

(Ev. Job., 1,12). Mais, dans la vie sociale de la chrétienté, ce pouvoir souverain de l'homme était à peu près oublié; et la nouvelle proclamation française n'était pas du tout superflue. Je ne parle pas des abus de fait, mais des prin- cipes reconnus par la conscience publique, exprimés par des lois, réalisés dans les institutions. C'était par une ins- lilution légale que l'Amérique chrétienne privait les nègres chrétiens de toute dignité humaine et les livrait sans merci à la tyrannie de leurs maîtres, qui eux aussi professaient la religion chrétienne. C'était une loi qui,

INTRODUCTION

dans la pieuse Angleterre, vouait au gibet tout homme qui, pour ne pas mourir de faim, volerait des vivres à son riche voisin. C'était enfin une loi et une institution qui, en Pologne et dans la « sainte > Russie, permettaient au sei- gneur de vendre ses serfs comme du bétail K Je n'ai pas la présomption de juger les affaires particulières de la France ni de décider si la Révolution comme des écri- vains distingués et plus compétents que moi l'affirment a fait plus de mal que de bien à ce pays*. Mais il ne faut pas oublier que, si chaque nation historique travaille plus ou moins pour le monde entier, la France a surtout le privilège d'une action universelle dans le domaine politique et social.

Si le mouvement révolutionnaire a détruit beau- coup de choses qui devaient être détruites; s'il a em- porté et pour toujours mainte iniquité, il a misérable- ment échoué en essayant de créer un ordre social fondé sur la justice. La justice n'est que l'expression pratique, l'application de la vérité ; et le point de départ du mou- vement révolutionnaire était faux. L'affirmation des droits de l'homme, pour devenir un principe positif d'ins-

* Je rappelle qu'en 1861 la Russie a fait son acte de justice en émancipant les serfs.

2 Voir, entre les publications récentes, l'écrit très remarquable de G. de Pascal, •< Révolution ou évolution. Centenaire de 1789 ». Paris, Saudax, éditeur.

INTRODUCTION XI

tauration sociale, demandait avant tout une idée vraie sur rhomme. Celle des révolutionnaires est connue : ils ne voyaient et ne comprenaient dans l'homme que l'in- dividualité abstraite, un être de raison dépouillé de tout contenu positif.

Je ne me propose pas de dévoiler les contradictions intérieures de cet individualisme révolutionnaire, de mon- trer comment « l'homme > abstrait se transforma tout à coup en « citoyen » non moins abstrait, comment l'in- dividu libre et souverain se trouva fatalement esclave et victime sans défense de l'Etat absolu, ou de la < nation ^, c'est-à-dire d'une bande de personnages obscurs portés par le tourbillon révolutionnaire à la surface de la vie publique et rendus féroces par la conscience de leur nul- lité intrinsèque. Il serait sans doute très intéressant et très instructif de suivre le fil dialectique qui rattache les principes de 1789 aux faits de 1793. Mais ce qui me parait encore plus important, c'est de constater que le irpwxov TTasuSoç (mensonge primordial) de la Révolution le principe de l'homme individuel considéré comme un être complet en soi et pour soi que cette fausse idée de l'individualisme n'avait pas été inventée par les révo- lutionnaires, ni par leurs pères spirituels, les encyclopé- distes, mais qu'elle était la conséquence logique, quoi- que imprévue, d'une doctrine antérieure pseudo-chré-

XII INTRODUCTION

tienne ou semi-chrétiennne— cause radicale de toutes les anomalies dans l'histoire et dans l'état actuel de la chrétienté.

L'humanité a cru qu'en professant la divinité du Christ elle était dispensée de prendre au sérieux ses paroles. On a arrangé certains textes évangéliques de manière à en tirer tout ce qu'on voulait, et on a fait la conspiration du silence contre d'autres textes qui ne se prêtaient pas aux arrangements. On répétait sans cesse le commande- ment : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » pour sanctionner un ordre de choses qui donnait à César tout, et à Dieu rien. Par la parole : Mon Royaume n'est pas de ce monde », on tâchait de justifier et de confirmer le caractère païen de notre vie sociale et politique comme si la société chrétienne dût fatalement appartenir à ce monde, et non pas au Royaume du Christ. Quant aux paroles : « Tout pouvoir m'est donné dans les cieux et sur la terre » on ne les citait pas. On acceptait le Christ comme sacrificateur et comme victime expiatoire, mais on ne voulait pas de Christ-Roi. Sa dignité royale fut remplacée par toutes les tyrannies païennes, et des peuples chrétiens ont répété le cri de la plèbe juive : « Nous n'avons pas d'autre roi que César ! » Ainsi l'histoire a vu et nous voyons encore le phénomène étrange d'une société qui professe le christianisme comme

INTRODUCTION XIÏI

sa religion et qui reste païenne non pas dans sa vie seulement, mais quant à la loi de sa vie.

Ce dualisme est une faillite morale et non pas une inconséquence logique. On l'aperçoit bien au caractère hypocrite et sophistique des arguments employés ordinai- rement pour défendre cet état de choses. « L'esclavage et les peines cruelles disait il y a trente ans un évêque célèbre en Russie ne sont pas contraires à l'esprit du Christianisme : car la souffrance physique ne nuit pas au salut de l'âme, objet unique de notre religion. » Gomme si la souffrance physique infligée à des hommes par un autre homme ne supposait pas dans celui-ci une dépra- vation morale, un acte d'injustice et de cruauté certaine- ment dangereux pour le salut de son âme. En admettant même ce qui est absurde que la société chrétienne puisse être insensible aux souffrances des opprimés, peutrolle être indifférente au péché des oppresseurs ? C'est la question.

L'esclavage économique, plus encore que l'esclavage proprement dit, a trouvé des défenseurs dans le monde chrétien, c La société et l'État, disent-ils, ne sont nul- lement obligés de prendre des mesures générales et régu- lières contre le paupérisme; l'aumône volontaire suffit : le Christ n'a-t-il pas dit qu'il y aura toujours des pauvres sur la terre? » Oui il y aura toujours des pauvres,

XIV INTRODUCTION

comme il y aura toujours des malades, cela prouve-t-i) l'inutilité des mesures sanitaires ? La pauvreté en elle- même n'est pas un mal, ni la maladie non plus : le mal, c'est de rester indifférent aux souffrances de son prochain. Et il ne s'agit pas seulement des pauvres : les riches, eux' aussi, ont droit à notre compassion. Ces pauvres riches! On fait tout pour développer leur bosse, et puis on les invite à passer dans le Royaume de Dieu par l'oriGce imperceptible de la charité individuelle. Du reste on sait qu'une exégèse bien informée a cru que « l'orifice de l'aic'uille, » n'était autre chose que la traduction littérale du nom hébreu donné à l'une des portes de Jérusalem [Negéb-ha-khammath ou Khour-hakhammath) dont le pas- sage était difficile aux chameaux. Ce ne serait donc pas l'infiniment petit d'une philanthropie individualiste, ce serait plutôt la voie étroite et laborieuse, mais tout de même praticable, de la réforme sociale que l'évangile pro- poserait aux riches.

On voudrait borner Taction sociale du christianisme à la charité; on voudrait priver la morale chrétienne de toute sanction légale, de tout caractère obligatoire. C'est une application moderne de l'ancienne antinomie gnos- tique (le système de Marcion en particulier) maintes fois anathématisée par l'Eglise. Que tous les rapports entre les hommes soient déterminés par la charité et par l'amour

INTRODUCTION XV

fraternel c'est sans doute la volonté définitive de Dieu, le but de son œuvre; mais dans la réalité histo- rique — comme dans Foraison dominicale l'accomplis- sement de la volonté divine sur la terre n'a lieu qu'après la sanctification du nom de Dieu et l'avènement de son Royaume. Le nom de Dieu, c'est la vérité; et son Royaume, c'est la justice. Le triomphe la charité évangélique dans la société humaine a donc pour condi- tions la connaissance de la vérité et la pratique de la jus- tice.

En vérité, tous sont un; et Dieu l'unité absolue est tout dans tous. Mais cette unité divine est cachée à nos regards par le monde du mal et de l'illusion con- séquence du péché de l'homme universel. La loi de ce monde est la division et l'isolement des parties du Grand Tout; et l'humanité elle-même, qui devait être la raison unifiante de l'univers matériel, s'est trouvée fractionnée et dispersée sur la terre et n'a pu parvenir par ses propres efforts qu'à une unité partielle et instable (la monarchie universelle du paganisme). Cette monarchie, représentée d'abord par Tibère et par Néron, reçut son vrai principe unifiant quand « la grâce et la vérité » furent manifestées par Jésus-Christ. Rattaché à Dieu, le genre humain retrouva son unité. Pour être complète, cette unité devait être triple : elle devait réaliser sa perfection idéale sur la

XVI INTRODUCTION

base d'un fait divin et dans le milieu de la vie humaine. Puisque l'humanité est réellement séparée de l'unité divine, il faut que cette unité nous soit donnée d'abord comme un objet réel qui ne dépend pas de nous-mêmes le Royaume de Dieu qui vient à nous, l'Eglise extérieure et objective. Mais, une fois rattachée à cette unité extrin- sèque, l'humanité doit la traduire en action, l'assimiler par son propre travail le Royaume de Dieu est à prendre par force ; et ceux qui font des efforts le possèdent. Manifesté d'abord powrnotts et puis par nous, le Royaume de Dieu doit enfin se révéler en nous avec toute sa per- fection intrinsèque et absolue, comme amour, paix et joie dans l'Esprit-Saint.

Ainsi l'Eglise Universelle (dans le sens large du mot) se développe comme une triple union divino -humaine : il y a Vunion sacerdotale, l'élément divin, absolu et im- muable domine et forme l'Eglise proprement dite le Temple de Dieu; il y a Vunion royale, domine l'élément humain et qui forme l'Etat chrétien (Eglise, comme corps vivant de Dieu) ; il y a enfin Vunion prophétique, le divin" et l'humain doivent se pénétrer dans une conjonction libre et réciproque, en formant la société chrétienne par- faite (Eglise, comme Epouse de Dieu).

La base morale de l'union sacerdotale ou de l'Eglise proprement dite est la foi et la piété ; l'union royale de

iNTRODUCïiaN xvr

l'Etat chrétien est fondée sur la loi et la justice ; l'élément propre de l'union prophétique ou de la société parfaite est la liberté et l'amour.

L'Eglise proprement dite, représentée par l'ordre hié- rarchique, réunit l'humanité avec Dieu par la profession de la vraie foi et par la grâce des sacrements. Mais, si la foi que l'Eglise communique à l'humanité chrétienne est une foi vivante et si la grâce des mystères sacrés est une grâce efficace, l'union divino-humaine qui en résulte ne peut pas être confinée au domaine spécialement reii- gieux, mais doit s'étendre à tous les rapports publics des hommes, régénérer et transformer leur vie sociale et politique. Ici s'ouvre pour l'humanité un champ d'action propre. Ici l'action divino-humaine n'est plus un fait accompli comme dans l'Eglise sacerdotale, mais une œuvre à faire. Il s'agit de réaliser dans la société humaine la vérité divine, il s'agit àe pi^atiquer la. vérité. Or, dans son expression pratique, la vérité s'appelle /ws^ice.

La vérité c'est l'existence absolue de tous dans l'unité, c'est la- solidarité universelle qui est éternellement en Dieu, qui a été perdue par l'Homme naturel et regagnée en principe' par l'Homme spirituel— le Christ. Il s'agit donc de continuer par l'action humaine l'œuvre unifica- trice de l'Homme-Dieu en disputant le monde au prin- cipe contraire de l'égoïsrae et de la division. Chaque être

XVin INTRODUCTION

particulier nation, classe, individu en tant qu'il s'af- firme pour soi et s'isole de la totalité divino-humaine, agit contre la vérité ; et la vérité, si elle est vivante en nous, doit réagir et se manifester comme justice. Ainsi, après avoir reconnu la solidarité universelle (l'uni-tota- lité) comme vérité, après l'avoir pratiquée comme justice, l'humanité régénérée pourra la ressentir comme son essence intérieure et en jouir complètement dans l'esprit de la liberté et de l'amour.

Tous sont un dans l'Eglise par l'unité de la hiérarchie, de la foi et des sacrements; tous sont unifiés dans l'État chrétien par la justice et la loi; tous doivent être un dans la charité naturelle et la coopération libre. Ces trois modes, ou plutôt trois degrés de l'unité, sont indis- solublement liés entre eux. Pour imposer aux nations, aux classes et aux individus, la solidarité universelle, le Royaume de Dieu, l'Etat chrétien doit y croire comme à la vérité absolue révélée par Dieu lui-même. Mais la révé- lation divine ne peut pas s'adresser immédiatement à l'État comme tel, c'est-à-dire à l'humanité naturelle et extra-divine : Dieu s'est révélé, Il a confié sa vérité et sa grâce à l'humanité élue, qu'il a sanctifiée et organisée lui- même, c'est-à-dire à l'Eglise. Pour soumettre l'humanité à la justice absolue, l'Etat produit lui-même des forces humaines et des circonstances historiques doitse justi-

ÏNTRODUCTIOÎ* XIX

fier en se soumettant à l'Eglise, qui lui fournit la sanc- tion morale et religieuse et la base réelle de son œuvre. Il est non moins évident que la société chrétienne par- faite ou l'union prophétique, le règne de l'amour et de la liberté spirituelle, suppose l'union sacerdotale et royale. Car pour que la vérité et la grâce divines puissent déterminer complètement et transformer intérieure- ment l'être moral de tous, il faut qu'elles aient aupa- ravant une force objective dans le monde, qu'elles soient incarnées dans un fait religieux et maintenues par une action légale, qu'elles existent comme Eglise et comme Etat.

L'institution sacerdotale étant un fait accompli et la fraternité parfaitement libre étant un idéal, c'est surtout le terme moyen l'Etat dans son rapport avec le chris- tianisme — qui détermine les destinées historiques de l'humanité.

La raison d'être de l'Etat en général c'est de défendre la société humaine contre le mal en tant qu'il se produit extérieurement ou publiquement contre le mal mani- feste. Le vrai bien social étant la solidarité de tous la justice et la paix universelles le mal social n'est autre chose que la solidarité violée. La vie réelle de l'hu- manité nous présente une triple violation de la solida- rité universeUe ou de la justice : celle-ci est violée,

XX INTRODUCTIOPf

1°) quand une nation attente à l'existence ou à la liberté d^une autre nation; 2») quand une classe de la société en opprime une autre; 3") quand un individu se révolte ouvertement contre l'ordre social en com- mettant un crime.

Tant qu'il y avait dans l'humanité historique plusieurs États particuliers absolument indépendants l'un de l'autre, la tâche immédiate de chacun d'eux dans le domaine de la politique extérieure se bornait à défendre cette indépendance. Mais l'idée ou plutôt l'instinct de la solidarité internationale existait toujours dans l'huma- nité historique, se traduisant tantôt par la tendance à la monarchie universelle tendance qui a abouti à l'idée et au fait de la paix romaine (pax romana) tantôt (chez les Juifs) par le principe religieux affirmant Tunité de nature et l'origine commune de tout le genre humain de tous les bené-Adam, idée complétée en- suite par la religion chrétienne qui à cette unité natu- relle superposa la communion spirituelle de tous les hommes régénérés et devenus fils du second Adam, le Christ bené-Mashiah.

Cette nouvelle idée fut très incomplètement il est vrai réalisée dans la Chrétienté du moyen âge, qui, malgré son état turbulent, regardait généralement toute guerre entre nations chrétiennes comme une guerre in-

INTRODUCTION XXI

testine, comme im péché et un. crime. Après avoir ébranlé la base de cette unité imparfaite mais réelle la monarchie papale les nations modernes ont cependant donner un surrogat à l'idée delà chrétienté catholique dans la fiction de l'équilibre européen. Sincèrement ou non, la paix universelle est reconnue de tout le monde comme le vrai but de la politique interna- tionale.

Il faut doac constater deux faits également évidents : il y a une conscience générale de la solidarité humaine et un besoin de l'unité internationale, de la pax chris- tiana ou si l'on préfère humana; 2^) cette unité n'existe pas actuellement, et le premier des trois problèmes so- ciaux est aussi peu résolu de nos jours qu'il l'était dans le monde ancien. La même chose est vraie pour les deux autres problèmes.

La solidarité universelle suppose que chaque élément du grand tout chaque nation, chaque société et chaque individu a non seulement le droit d 'exister, mais possède encore une valeur propre et intrinsèque qui ne permet pas d'en faire un simple moyen du bien-être général. L'idée positive et vraie de la justice peut être exprimée par la formule suivante : chaque être particulier (tant collectif qu'individuel) a toujours une place pour soi dans l'organisme universel de l'humanité. Cette justice posi-

^^" INTRODUCTION

tive était inconnue à l'État ancien qui se défendait pl maintenait l'ordre social en exterminant les ennemis à la guerre, en réduisant à l'esclavage la classe des tra- vailleurs, en torturant et en tuant les criminels. Le Chris, tianisme, en attribuant une valeur infinie à tout êfre humain, devait changer du tout au tout le caractère et l'action de l'État. Le mal social restait toujours le même dans sa triple manifestation, internationale, civile et cri- mmelle ; l'État avait comme auparavant à combattre le mal dans ces trois sphères, mais le but définitif et les moyens de la lutte ne pouvaient pas rester les mêmes. Il ne s'agissait plus de défendre un groupe social particu- lier; ce but négatif était remplacé par une tâche positive: en présence des discordes nationales, il fallait établir la solidarité universelle; contre l'antagonisme des classes et régoïsme des individus, il fallait réagir au nom de la vraie justice sociale. L'État païen avait affaire à l'ennemi, à l'esclave, au criminel. L'ennemi, l'esclave, le criminel n^avaient pas de droits. L'État chrétien n'a affaire qu'aux membres du Christ, souffrants, malades, corrompus : il doit apaiser la haine nationale, réparer l'iniquité sociale, corriger les vices individuels. Ici l'étranger a le droit de cité, l'esclave a droit à l'émancipation, le criminel a droit à la régénération morale. Dans la cité de Dieu il n'y a [pas d'ennemi et d'étranger, d'esclave et de proie-

INTRODUCTION XXIII

taire, de criminel et de condamné. L'étranger est un frère qui demeure loin; le prolétaire, un frère malheu- teux qu'il faut secourir; le criminel, un frère tombé qu'il faut relever.

Il s'ensuit que dans l'Etat chrétien trois choses sont absolument inadmissibles : premièrement les guerres inspirées par l'égoïsme national, les conquêtes qui élèvent i;ne nation sur les ruines d'une autre, car pour l'Etat chrétien, l'intérêt dominant, c'est la solidarité univer- selle ou la paix chrétienne; puis l'esclavage civil et économique qui fait d'une classe l'instrument passif d'une autre ; et enfin les peines vindicatives (surtout la peine de mort) que la société applique à l'individu cou- pable pour faire de lui le rempart de la sécurité publique. En commettant un crime l'individu prouve qu'il regarde la société comme un simple milieu et le prochain comme l'instrument de son égoïsme. A cette injustice on ne doit pas répondre par une autre, en ravalant la dignité humaine dans le criminel lui-même, en abais- sant celui-ci au niveau d'une instrumentante passive par une peine qui exclut son amélioration et sa régéné- ration.

Dans le domaiae des rapports temporels, dans Tordre purement humain, l'Etat devait réaliser la solidarité absolue de chacun et de tout le monde, que l'Eglise repré-

^^^^ INTRODUCTION

sente dans l'ordre spirituel avec l'unité de son sacer- doce, de sa foi et de ses sacrements. Avant de réaliser cette unité il fallait y croire, avant de devenir chré-

; tien de fait, l'État devait embrasser la foi chrétienne.

' Ce premier pas fut fait à Gonstantinople; et toute l'œuvre chrétienne du Bas-Empire se réduit à ce com- mencement.

La transformation byzantine de l'Empire romain inau- gurée par Constantin le Grand, développée par Théodose et fixée par Justinien, ne produisit qu'un État chrétien nominal. Des lois, des institutions, et une partie des mœurs publiques - tout cela conservait certains carac- tères du vieux paganisme.

L'esclavage se perpétua comme institution légale; et la vindicte des crimes (surtout des délits politiques) était exercée de droit avec une cruauté raffinée. Ce contraste entre le christianisme professé et le cannibalisme pratiqué se personnifie très bien dans le fondateur du Bas Empire ce Constantin qui croyait sincèrement au Dieu chrétien, qui honorait les évéques et discutait avec eux sur la Tri- nité, et qui en même temps n'avait aucun scrupule à exercer le droit païen de mari et de père en mettant à mort Fausta et Crispus.

Cependant une contradiction aussi manifeste entre la foi et la vie ne pouvait durer longtemps sans que des ten-

INTRODUCTION XXV

tcitives de conciliation se produisissent. Au lieu de sacrifier sa réalité païenne, l'Empire byzantin essaya, pour se justi- fier, d'altérer la pureté de l'idée chrétienne. Ce compromis eutre la vérité et l'erreur est l'essence propre de toutes les hérésies qui quelquefois inventées et toujours, sauf quelques exceptions individuelles, favorisées par le pouvoir impérial affligèrent la chrétienté depuis le iV^ jusqu'au ix® siècle.

La vérité fondamentale, l'idée spécifique du christia- nisme c'est l'union parfaite du divin et de l'humain, accomplie individuellement dans le Christ et s'accom- plissant socialement dans l'humanité chrétienne le divin est représenté par l'Eglise (concentrée dans le pontificat suprême) et l'humain par l'État. Ce rapport intime de l'État avec l'Eglise suppose la primauté de celle-ci, puisque le divin est antérieur et supérieur à l'humain. L'hérésie attaquait précisément l'unité parfaite du divin et de l'humain dans Jésus-Christ pour saper par la base le lien organique de l'Eglise avec l'État et pour attribuer à ce dernier une indépendance absolue. On voit maintenant pourquoi les empereurs de la seconde Rome, qui tenaient à conserver dans la chrétienté l'absolutisme de l'État païen, étaient si favorables à toutes les hérésies qui n'étaient que des variations multipliées d'un thème unique:

XXVI INTRODUCTION

Jésiis-Ghrist n'est pas le vrai Fils de Dieu consubstaii- tiel au Père; Dieu ne s'est pas incarné; la nature et l'hu- manité restent séparées de laDivinité, ne lui sont pas unies; et par conséquent l'État humain peut à bon droit gar- der son indépendance et sa suprématie absolues voilà une raison suffisante pour Constance ou pour Yaiens de sympathiser avec ïarianisme.

L'humanité de Jésus-Christ est une personne com- plète pour soi et unie seulement par un rapport avec le Verbe divin; conclusion pratique : l'État humain est un corps complet et absolu, ne se trouvant que dans un rapport extérieur avec la religion. C'est l'essence de l'hérésie nestorienne, et on voit bien pourquoi à son apparition l'Empereur Théodose II l'a prise sous sa pro- tection et a fait son possible pour la soutenir.

L'humanité en Jésus-Christ est absorbée par la Divi- nité— voilà une hérésie qui semble être juste le con- traire de la précédente. Il n'en est rien cependant : si la prémisse est autre, la conclusion est absolument la même. L'humanité du Christ n'existant plus, l'incarnation n'est qu'un fait du passé, la nature et le genre humain restent absolument en dehors de la Dvinité. Le Christ a emporté aux cieux tout ce qui était à lui et a abandonné la terre à César. Avec un juste instinct le même Théodose II, sans s'arrêter à la contradiction apparente, transporta toutes

INTRODUCTION XXVIt

ses faveurs du nestorianisme vaincu au monophysilisme naissant, qu'il fit accepter formellement par un concile quasi œcuménique (le brigandage d'Ephèse). Et après que l'autorité d'un grand pape eût prévalu sur celle d'un concile hérétique, les empereurs, plus ou moins secondés par la hiérarchie grecque, ne cessèrent pas de tenter de nouveaux compromis. L'hénoticon de l'Empereur Zenon, (cause d'une première scission prolongée entre l'Orient et l'Occident le schisme d'Acacius), les entreprises perfides de Justinien et de'Théodora furent suivies d'une nouvelle hérésie impériale, le monothélisme. Il n'y a pas de volonté et d'action humaines dansl'Homme-Dieu, son humanité est purement passive, exclusivement dé- terminée par le fait absolu de sa divinité. C'est la néga- tion de la liberté et de l'énergie humaine, c'est le fata- lisme et le quiétisme. L'humanité n'a rien à faire dans l'œuvre de son salut : Dieu seul opère. Se soumettre passivement au fait divin, représenté quant au spirituel par l'Église immobile et quant au temporel par le pou- voir sacré du divin Auguste, voilà tout le devoir du Chrétien. Soutenue pendant plus de cinquante ans par l'Empire et par toute la hiérarchie Orientale, à l'excep- tion de quelques moines qui durent chercher un refuge à Rome, l'hérésie monothélite ne fut vaincue à Constanti- nople (en 680) que pour céder bien vite la place à un

XXVni INTRODUCTION

nouveau compromis impérial entre la vérité chrétienne et l'antichristianisme.

L'union synthétique du Créateur et de la créature ne s'arrête pas dans le christianisme à l'être rationnel de l'homme, mais elle embrasse aussi son être corporel et, par l'intermédiaire de celui-ci, la nature matérielle de l'uni- vers entier. Le compromis hérétique a tenté en vain de soustraire (en principe) à l'unité divino-humaine, d'abord 'P) la substance même de l'être humain en la déclarant tantôt absolument séparée de la Divinité (dans le nesto- rianisme) tantôt en l'y faisant disparaître complètement (dans le Imonophysitisme) ; puis 2*» la volonté et l'action humaines, l'être rationnel de Thomme, en l'absorbant dans l'opération divine (le monothélisme) ; après cela il ne restait que 3*^ la corporéité, l'être extérieur de l'homme et, par lui, de toute la nature. Nier toute possibilité de rédemption, de sanctification et d'union avec Dieu pour le monde matériel et sensible voilà l'idée fondamentale de l'hérésie iconoclaste.

Jésus-Christ ressuscité en chair a montré que l'exis- tence corporelle n'était pas exclue de la réunion divino- humaine et que l'objectivité extérieure et sensible pouvait et devait devenir l'instrument réel et l'image visible de la force divine. De le culte des saintes images et des re- liques, de la croyance légitime aux miracles matériel-

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lement conditionnés par ces objets sacrés. Ainsi, en fai- sant la guerre aux images, les empereurs bysantins s'at- taquaient non pas à une coutume religieuse, à un simple détail du culte, mais à une application nécessaire et infi- niment importante de la vérité chrétienne elle-même. Prétendre que la divinité ne peut pas avoir une expres- sion sensible, une manifestation extérieure, que la force divine ne peut pas employer pour son action des moyens visibles et représentatifs c'est ôter à Tincarnatioû divine toute sa réalité. C'était plus qu'un compromis : c'était la suppression du christianisme. Gomme dans les hérésies précédentes, sous l'apparence d'une discussion purement théologique, se cachait une grave question sociale et politique, de même le mouvement inconoclaste sous le prétexte d'une réforme rituelle voulait ébranler l'organisme social de la Chrétienté. La réalisation maté- rielle du divin signifiée, dans le domaine du culte, parles saintes images et les reliques, est représentée dans le domaine social par une institution. Il y a dans l'Eglise chré- tienne un point matériellement fixé, un centre d'action ex- térieur et visible, une image et un instrument dupouvoir divin. Le siège apostolique de Rome cette icône mira- culeuse du christianisme universel, était directement engagé dans la lutte iconoclaste, puisque toutes les héré- sies aboutissaient à renier la réalité de l'incarnation

XXX ' INTRODUCTION

'divine dont la perpétnitô dans l'ordre social et politique était représentée par Rome. EtThistoire nous montre en effet que toutes les hérésies activement soutenues ou passivement acceptées par la majorité du clergé grec rencontraient un obstacle infranchissable dans l'église romaine et venaient se briser contre ce roc évangélique. C'était surtout le cas pour l'hérésie iconoclaste qui, en reniant toute forme extérieure du divin dans le monde, s'attaquait directement à la chaire de Pierre dans sa raison d'être comme centre objectif et réel de l'église visible. Un combat décisif devait être livré par l'empire jiseudo- chrétien de Byzance à la papauté orthodoxe, qui était non seulement la gardienne infaillible de la vérité chrétienne, mais encore la première réalisation de cette vérité dans la vie collective du genre humain. En lisant les lettres émouvantes du pape Grégoire II à l'Isaurien barbare, on sent qu'il y allait de l'existence même du Christianisme. L'issue de la lutte ne pouvait être douteuse. La der- nière des hérésies impériales finit comme les précédentes, et avec elle le cercle des compromis théoriques ou dogma- tiques entre la vérité chrétienne et le principe païen, tpntésparles successeurs de Constantin, fut clos définiti- vement. L'ère des hérésies impériales fut suivie par l'évo- lution du byzantinisme « orthodoxe >. Pour bien com- prendre cette nouvelle phase de l'esprit antichrétien il

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faut remonter à ses sources, dans la période précédente. Dans toute l'histoire des grandes hérésies orientales durant cinq siècles, depuis Arius jusqu'aux derniers icono- clastes, on rencontre invariablement dans l'Empire et dans l'Eglise de l'Orient trois partis principaux dont les vic- toires et les défaites successives forment la trame de cette curieuse évolution. Nous voyons en premier lieu les adhérents des hérésies formelles habituellement excités et soutenus par la cour impériale. En fait d'idée religieuse, ils représentaient la réaction du paganisme orientai contre la vérité chrétienne ; en fait d'idée poktique, ils étaient les ennemis déclarés du gouvernement ecclésiastique indé- pendant fondé par Jésus-Christ et représenté par le siège apostolique de Rome : ils commençaient par reconnaître au César qui les protégeait un pouvoir illimité non seule- ment dans l'administration de l'Eglise, mais aussi dans les questions dogmatiques ; et quand le César, poussé par la majorité du peuple orthodoxe et par la crainte de donner beau jeu au pape, finissait par trahir ses propres créatures, les chefs du parti hérétique cherchaient ailleurs un appui plus solide en exploitant les tendances particularistes et semi-payennes des différentes nations émancipées ou tendant à s'émanciper du joug romain. Ainsi l'arianisme religion impériale sous Constance et Valons, mais abandonnée par leurs successeurs domina pendant des

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Biècles les Goths et les Longohards ; ainsi ie nestorianisme, trahi par son protecteur Théodose II, fut pendant un certain temps accueilli par les Syriens orientaux ; et le monophysitisme, expulsé de Byzance malgré tous lesi efforts des empereurs, devint définitivement la relio-ion nationale de l'Egypte, de l'Abyssinie et de l'Arménie. Au pôle opposé de ce parti hérétique, triplement anti- chrétien — dans ses idées religieuses, dans son sécula- risme et dans son nationalisme, nous trouvons le parti absolument orthodoxe et catholique qui défendait l'idée pure du christianisme contre tous les compromis païens, et le gouvernement ecclésiastique libre et universel, contre les attentats du césaropapisme et les tendances du particularisme national. Ce parti n'avait pas pour soi les faveurs des puissances terrestres, il ne comptait parmi le haut clergé que des représentants isolés ; mais il s'ap- puyait sur la plus grande puissance religieuse de ces temps-là les moines et aussi sur la foi simple de la masse des fidèles (du moins dans les parties centrales de de l'empire byzantin). Et puis ces orthodoxes catholiques trouvaient et reconnaissaient dans la chaire centrale de, saint Pierre le puissant palladium de la vérité et de la liberté religieuse. Pour caractériser la valeur morale et l'importance ecclésiastique de ce parti, il suffit de dire que c'était le parti de saint Athanase le Grand, de saint

INTRODUCTION XXXIII

Jean Chrysostome, de saint Flavien, de saint Maxime le Confesseur, de saint Théodore le Studite.

Mais ce ne fut ni le parti franchement hérétique, ni le parti vraiment orthodoxe, qui fixa pour de longs siècles les destinées de l'Orient chrétien. Le rôle décisif dans cette histoire fut joué par un troisième parti qui, tout en occupant une place intermédiaire entre les deux autres, n'était pas cependant séparé d'eux par de simples nuances, mais avait une tendance tout à fait déterminée et poursuivait une politique profondément méditée. La grande majorité du haut clergé grec appartenait à ce parti que nous pouvons appeler semi-orthodoxe, ou plutôt or- Ihodoxe-anticatholique. Ces prêtres, soit par conviction théorique, soit par sentiment routinier, soit par atta- chement à la tradition commune, tenaient beaucoup au dogme orthodoxe. Ils n'avaient rien en principe contre l'unité de l'Eglise universelle, mais seulement à la con- dition que le centre de cette unité se trouvât chez eux ; et puisque de fait ce centre se trouvait ailleurs, ils aimaient mieux être grecs que chrétiens et acceptaient une Eglise divisée plutôt que l'Eglise unifiée par un pouvoir à leur- yeux étranger et ennemi de leur nationalité. Gomme chrétiens ils ne pouvaient pas être césaropapistes en prins cipe, mais comme patriotes grecs avant tout, ils préféraient le césaropapisme byzantin à la papauté romaine. Leur

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grand malheur était que les autocrates grecs se signalaient pour la plupart comme hérétiques ou même comme héré- siarques; et ce qu'ils trouvaient encore plus insupportable, c'est que les rares moments les empereurs prenaient l'orthodoxie sous leur protection étaient précisément les moments l'Empire et la Papauté étaient en accord. Troubler cet accord, attacher les empereurs à l'ortho- doxie tout en les détachant du catholicisme ce fut le but principal de la hiérarchie grecque. Dans ce but, elle était prête, malgré son orthodoxie sincère, à faire des sacrifices même en matière dogmatique.

L'hérésie formelle et logique répugnait à ces pieux personnages, mais ils n'y regardaient pas de près quand le divin Auguste voulait bien leur offrir le dogme orthodoxe un peu arrangé à sa façon. Ils aimaient mieux recevoir des mains d'un empereur grec une formule altérée ou inachevée que d'accepter la vérité pure et complète de la part d'un pape : Vhènoticon de Zenon remplaçait à leurs yeux avec avantage l'épitie dogmatique de saint Léon le Grand. Dans les six ou sept épisodes successifs que pré- sente l'histoire des hérésies orientales, la ligne de con- duite que suivait le parti pseudo-orthodoxe était toujours la même. Au commencement, quand Thérésie triom- phante s'imposait avec violence, ces hommes sages ayant une aversion prononcée du martyre se soumettaient

INTRODUCTION XXXV

bien qu'à contre-cœur. Grâce à leur accession passive, les hérétiques pouvaient réunir des assemblées générales aussi ou même plus nombreuses que les vrais conciles œcuméniques. Mais après que le sang des confesseurs, la fidélité des couches populaires et l'autorité menaçante du pontife romain avaient forcé le pouvoir impérial à aban- donner la cause de l'erreur, les hérétiques involontaires revenaient en masse à l'orthodoxie et, comme les ouvriers de la dernière heure, recevaient leur ample salaire. Les confesseurs héroïques survivaient rarement aux persécu- tions, et c'étaient les prudents qui jouissaient de la vic- toire de la vérité. Ils formaient la majorité dans les con- ciles orthodoxes comme ils l'avaient fait auparavant dans les conciliabules hérétiques. Et s'ils ne pouvaient pas refuser leur adhésion aux représentants du pape leur envoyant une formule exacte et définitive du dogme orthodoxe, si même au premier moment ils exprimaient cette adhésion avec un enthousiasme plus ou moins sin- cère, le triomphe manifeste de la papauté les faisait vite revenir à leur sentiment dominant, la haine jalouse contre le siège apostolique. Alors tous les efforts d'une volonté tenaceettoutes les inventions d'un esprit astucieux étaient employés pour contrebalancer le succès de la papauté, pour la priver de son influence légitime, pour lui opposer un pouvoir usurpé et factice. Le pape leur avait servi

XXXVI INTRODUCTION

contre l'hérésie, mais celle-ci une fois vaincue ne pouvait- on pas se passer du pape ? Le patriarche de la nouvelle Rome ne pourrait-il pas supplanter celui de l'ancienne? Ainsi à chaque triomphe de l'orthodoxie, qui était tou- jours le triomphe de la papauté, succédait invariable- ment à Byzance une réaction anticatholique entraînant même les orthodoxes de bonne foi mais peu clairvoyants.

Cette réaction particulariste durait jusqu'à ce qu'une nouvelle hérésie plus ou moins impériale vint troubler les consciences orthodoxes et leur rappeler l'utilité d'un magistère vraiment ecclésiastique.

Quand, après 50 ans de domination dans l'empire d'Orient, l'arianisme officiel échoua dans ses tentatives d'envahir l'Église occidentale, et quand un espagnol, béni par les pontifes de Rome et de Milan, vint à Gonstanti- nople pour y restaurer l'orthodoxie, le rôle prépondérant que la papauté avait joué dans la grande lutte et dans le triomphe définitif du vrai dogme trinitaire ne manqua pas d'exciter la jalousie des sages hiérarques grecs, qui étaient semi-ariens sous Constance et Valens et qui devinrent tout à fait orthodoxes sous Théodose. Réunis (en 380) dans une assemblée qu'un grand saint de ce temps-là * a caractérisée par des paroles trop connues, ils

* Saint Grégoire le Théologien,

INTRODUCTION XXXVII

se constituèrent à eux seuls en concile œcuménique comme si toute la chrétienté occidentale n'existait pas , remplacèrent arbitrairement le symbole de Nicée cet étendard commun de l'orthodoxie universelle tant en Orient qu'en Occident par une nouvelle formule de provenance exclusivement Orientale ; ils couronnèrent leur œuvre anticanonique en accordant à l'évêque de de Gonstantinople, qui n'était qu'un suffragant de l'ar- chevêque d'Héraclée, la dignité de premier patriarche de TEglise orientale au préjudice des sièges apostoliques d'Alexandrie et d'Antioche confirmés dans leurs droits par le grand concile de Nicée. Si les souverains pontifes avaient été en général aussi ambitieux qu'on aime à les représenter, ou mieux si la défense de leur droits légi- times leur avait tenu plus à cœur que le maintien de la paix universelle, la séparation des deux Eglises au- rait été inévitable dès 381. Mais la générosité et l'esprit chrétien du pape Damase surent prévenir cette calamité. Considérant que le symbole de Gonstantinople était aussi orthodoxe que celui de Nicée, et que l'article supplémen- taire sur l'Esprit-Saint avait sa raison d'être vu la nou- velle hérésie des pneumatomaques qui niaient que l'esprit procédât du Père, en faisant de la troisième hypustaseune simple créature du Fils, le pape approuva, en son nom et au nom de toute l'Eglise latine, l'acte dogmatique du

XXXVm INTRODUCTION

concile grec auquel il corii'éra par la valeur d'un vrai concile œcuménique. Quant à Tusurpation du patriarcat par le siège de Gonstantinople, elle fut passée sous silence. Plus grand encore que dans les luttes ariennes du iv*' siècle fut le rôle de la papauté au siècle suivant, dans l'histoire des principales hérésies christologiques. La ma- jorité des évêques grecs (notre troisième parti) se com- promit honteusement par sa participation passive au brigandage d'Èphèse, la foule des prélats orthodoxes dut non seulement assister à l'assassinat de saint Flavien, mais encore souscrire une profession de foi hérétique. Par contraste avec cette faiblesse criminelle, la papauté apparut dans la personne de saint Léon le Grand avec toute sa puissance morale et toute sa majesté. A Ghalcé- doine, les nombreux évêques grecs qui avait pris part au brigandage de Dioscore durent demander humblement pardon aux légats du pape Léon, qui fut acclamé comme le chef divinement inspiré de l'Eglise Universelle. Un tel hommage à la justice et à la vérité était trop fort pour la médiocrité morale de ces hiérarques corrompus» La réaction anticatholique se manifesta tout de suite, à ce même concile de Ghalcédoine. Après avoir applaudi avec enthousiasme à l'épitre dogmatique du pape comme à la «parole même du bienheureux apôtre Pierre», les évêques byzantins essayèrent de substituer à cette parole aposto-

INTRODUCTION XXXIX

Jique une formule équivoque laissant la porte ouverte à l'hérésie ^ Et quand ils eurent échoué, ils transportèrent leur action anticatholique sur un autre terrain, en proclamant dans une séance illégale la primauté de juri- diction du patriarche inipérial sur tout l'Orient et son égalité avec le pape. Cependant cet acte, dirigé contre le souverain pontife, dut être humblement soumis par les grecs à la confirmation du pape lui-même, qui le cassa complètement. Ainsi, malgré tout, le concile de Chalcé- doine resta dans l'histoire comme un triomphe éclatant de la papauté. Le parti des orthodoxes anticatholiques ne pouvait pas se résigner à un tel résultat. La réaction fut cette fois décisive et persistante. L'orthodoxie pure étant trop romaine, on fit des avances à l'hérésie. Le patriarche Acacius favorisa l'hénoticon de l'empereur Zenon, un compromis avec le monophysitisme. Ex- communié par le pape, il eut le triste privilège de donner son nom au premier schisme formel entre l'Orient et l'Occident. Mais les principales circonstances de cette réac- tion anticatholique l'empêchèrent de se transformer en une scission définitive. Le parti semi-orthodoxe s'était dis- crédité dans le schisme d'Acacius par les concessions qu'il

* Ce triste épisode est cfuelque peu gazé dans les actes du Concile, mais il res>;on avec une parfaite clarté dans le récit de l'historien ecclésiastique Evagrius.

XL INTRODUCTION

avait faire à l'hérésie manifeste concessions qui, en troublant la conscience religieuse des fidèles, ne satis- faisaient nullement aux prétentions des hérétiques. Ceux- ci, enhardis par l'hénoticon qu'ils avaient rejeté avec mé- pris, mettaient en feu toute l'Egypte et menaçaient de la séparer de l'Empire. D'un autre côté les religieux ortho- doxes, exaspérés par la trahison de la hiérarchie, fomen- taient des troubles en Syrie et dans l'Asie Mineure; et à Gonstantinople même la foule applaudissait le moine qui accrochait au manteau du patriarche schismatique la bulle d'excommunication lancée par le pape.

Il n'était pas de bonne politique de maintenir un tel état de choses; et par l'initiative du gouvernement impé- rial les successeurs d'Acacius se montrèrent de plus en plus conciliants. Enfin sous l'empereur Justin le Vieux, la paix ecclésiastique fut conclue aii profit et à l'honneur de la papauté. Les évêques orientaux, pour prouver leur orthodoxie et pour être reçus dans la communion de l'Eglise romaine, furent obligés d'accepter et de souscrire sans réserve la formule dogmatique du pape Hormisdas, c'est-à-dire de reconnaître implicitement l'autorité doctri- nale suprême du siège apostolique ^ La soumission des

' Le patriarche de Gonstantinople, Jean, écrivait au pape : prima salus est quia in sede apostolicâ inviolabilis semper caLhO" lica custoditur religio. (Labbe, Concil. VIII, 451-2.)

INTRODUCTION XLI

hiérarques grecs n'était pas sincère : ils rêvaient toujours une entente avec les monophy sites contre le siège de saint Pierre. Mais leurs sourdes menées n'empêchèrent pas une nouvelle manifestation de la puissance pontificale (consignée dans les livres liturgiques de l'église gréco- russe), quand le pape saint Agapète, venu à Gonstanti- nople pour des raisons politiques, déposa, par sa propre autorité, un patriarche suspect de monophysitisme, le remplaça par un orthodoxe et obligea tous les évéques grecs à souscrire de nouveau la formule d'Hormisdas. Cependant les armes de Justinien triomphaient en Afrique et en Italie ; Rome était reprise aux Ostrogoths et le pape redevenait de fait un sujet de l'empereur byzantin. Dans ces conditions et sous l'influence des velléités monophy- sitesde son épouse, Justinien changea de conduite àl'égard du chef de l'Eglise. Le parti anticatholique leva la tête, et le pape Vigile, prisonnier à Gonstantinople, dut subir toutes les conséquences d'une réaction victorieuse. Le docteur suprême de l'Eglise sauvegarda son orthodoxie, mais il se vit profondément humilié dans sa dignité de chef souverain du gouvernement ecclésiastique ; et bientôt après un évêque de Gonstantinople se crut assez fort pour usurper le titre de patriarche œcuménique. Cet évêque, orthodoxe dans sa doctrine, ascète exemplaire dans sa vie privée, réalisait l'idéal du grand parti anticatholique.

XLII IIST^OPUCTION

Mais une nouvelle fantaisie impériale suffit pour dissiper l'illusion de cette orthodoxie précaire. Dans l'idée de l'emperei^r Héraclius, le monothélisme, en réunissant les orthodoxes avec lesmonophysites modérés, devait rét^^blir la paix dans l'empire, consolider la religion grecque et l'émanciper définitivement de toute influence romaine.

1/6 h^ut clergé dans tout l'Orient embrassa ces vues sans réserves. Les sièges patriarcaux furent occupés par des séries interrompues d'hérétiques plus ou moins zélés, et le monothélisme devint pour ua demi-siècle la religion officielle de tout l'empire grec comine le semi-arianisme rayait été du temps de Constance. Les champions hé- roïque^ de l'orthodoxie, quelques moines avec saint Maxime le Confesseur à leur tête se réfugièrent à Rome. Et encore une fois l'apôtre Pierre confirma ses frères.

Une longue succession de papes, depuis Sévérin jusqu'à saint Agathon, opposèrent à l'erreur impériale une résis- tance inébranlable ; et l'un d'eux, saint Martin, arraché de l'autel par des soldats et traîné comme un criminel de lionie à Gonsta^atinople et de en Crimée, 4onna sa vie PQUI* la foi orthodoxe. La vérité religieuse et la force mo- rale après cinquante ans de lutte eurent enfin le dessus. L'empire puissant, avec son clergé mondain, capitula en- core une fois devant un pontife pauvre et désarmé.

Au concile de Gpnstantinople (sixième œcuménique),

INTRODUCTION XUTI

on glorifia le siège apostolique de Rome comme une auto- rité demeurée inaccessible à l'erreur; et les évêques grecs répétèrent à l'adresse du pape Agathou les acclamations par lesquelles Ips pères de Ghalcédoiue avaient salué jadis saint Léon le Grand. Mais cette fois encore une réaction puissante ne tarda pas à succéder à un moment d'enthousiasme. Si les vrais héros de l'orthodoxie, comme saint Maxime le Confesseur, ne trouvaient pas de parr'es assez fortes pour exalter la dignité et les mérites du siège de Rome, les orthodoxes anticatholiques, tout en profitant de ses mérites, étaient trop jaloux de sa dignité pour la reconnaître comme un fait accompli. Humiliés et irrités par la longue liste d'hérétiques et d'hérésiarques qui avaient souillé la chaire de Gonstantinople et qui devaient être anathématisés par le concile, les évêques grecs in- ventèrent à titre de revanche l'hérésie du pape Hono- rius et imposèrent cette fable à la bonhomie des légats romains. Non contents de cela, quelques années après le concile, ils se rassemblèrent de nouveau à Gonstantinople dans le palais impérial {in Trullo) et tentèrent, au moyen de fictions absurdes, d'attribuer une autorité œcuménique à ce conciliabule, tantôt en le représentant, contrairement à l'évidence, comme la continuation du sixième concile, tantôt (telle est la duplicité habituelle du mensonge) en faisant de lui l'épilogue du cinquième et du sixième con-

XLIY INTRODUCTION

ciles sous le nom bizarre de quini-sexle. Le but de ces fraudes absurdes ressortait clairement de certains canons publiés par les pères du Trullanum, qui condamnaient plusieurs usages disciplinaires et rituels de l'Eglise ro- maine. C'était une justification anticipée du schisme; et si celui-ci ne se produisit pas alors déjà, deux siècles avant Photius, ce fut grâce à l'empereur iconoclaste Léon risaurien, qui vint bientôt embrouiller les plans artificieux des orthodoxes anticatholiques.

Ce fut la plus violente, mais aussi la dernière, des héré- sies impériales. Avec elle toutes les négations indirectes et masquées de l'idée chrétienne étaient épuisées. Après la condamnation des iconoclastes, le dogme orthodoxe fondamental (l'union parfaite du créateur et de la créa- ture) était déterminé dans toutes ses parties et devenait un fait accompli. Mais le septième concile œcuménique (en 787), qui a achevé cette œuvre, avait été réuni sous les auspices du pape Adrien I et avait accepté comme norme de ses décisions une épitre dogmatique de ce pontife. C'était encore un triomphe de la papauté ; ce ne pouvait donc pas être « le triomphe de l'Orthodoxie ». Ce dernier fut remis à un demi-siècle quand, après une réaction ico- noclaste comparativement faible (celle de la dynastie arménienne), le parti des orthodoxes anticatholiques réussit enfin, en 842, à vaincre sans le secours du pape

INTRODUCTION XLV

les derniers restes de l'hérésie impériale et à l'englober avec toutes les autres dans un anathème solennel *. En effet, l'orthodoxie byzantine pouvait triompher en 842 : sa lumière et sa gloire, le grand Photius, apparaissait déjà à la cour de la pieuse impératrice Théodora (celle qui fit massacrer cent mille hérétiques pauliciens) pour pas- ser bientôt au trône des patriarches œcuméniques.

Le schisme inauguré par Photius (867) et consommé par Michel Gérullaire (1054) était intimement lié au « triomphe de l'orthodoxie » et réalisait complètement l'idéal rêvé depuis le iv" siècle par le parti des orthodoxes anticatholiques. Le vrai dogme définitivement établi, toutes les hérésies condamnées sans retour et le pape devenu inutile, il ne restait qu'à couronner l'œuvre en se séparant formellement de Rome. C'était aussi la solu- tion qui convenait le mieux aux empereurs byzantins, qui comprirent enfin qu'il ne valait pas la peine d'éveiller, par des compromis dogmatiques entre le christianisme et le paganisme, la susceptibilité religieuse de leurs sujets et de les jeter dans les bras de la papauté quand on pou- vait très bien concilier une stricte orthodoxie théorique avec un état politique et social purement païen. Fait très

' La mémoire de cet acte a été perpétuée par une fête qui porte le nom de « triomphe de l'orthodoxie » et l'on répète l'ana- thème de 842.

XLVI INTRODUCTION

sigijififcatif et pas assez tèrrtarqué : depuis 842, il n'y eut plus un seul empereur hérétique ou hérésiarque à Constan- tiliople et concorde entre l'ÉgliSe et l'État grecs ne fut pas une seule fois sérieusement troublée. Les deux pouvoirs se comprirent et se donnèrent la main : ils étaient liés ensemble par une idée commune : la négation du chris- tianisme comme force sociale, comme principe moteur du progrès historique. Les empereurs embrassèrent à tout jatnais Vorthodoxie comme dogme abstrait, et lès hié- rarques orthodoxes bénirent in sxcula sœculorum le paga- nisme delà vie publique. Et puisque sine sanguine nullum pactum, une hécatombe magnifique de cent mille pauli- ciens scella l'alliance du Bas-Empire avecla Basse-Église. Cette soi-disant orthodoxie byzantine n'était en vérité que Vhérésie rentrée. Le vrai dogme central du christia- nisnle, c'est l'union intime et complète du divin et de l'humain sans confusion et sans division. La conséquence nécessaire de cette vérité (pour nous borner à la sphère pratique de l'existence humaine), c'est la régénération de la vie sociale et politique par l'esprit de l'Evangile, c'est l'État et la société christianisés. Ait lieu de cette union synthétique et organique du divin et de l'humain, on procé- da par la confusion des deux éléments, par leur division, par l'absorption et la suppression de l'un ou de l'autre. D'abord on a confondu le divin et l'humain dans la ma-

INTRODUCTION XLVII

jesté sacrée de l'Empereur. Gomme dans l'idée confuse des Ariens le Christ était un être hybride, pluâ <ju'ua homme et moins qu'un Dieu, de même le césaro-pa- pisme cet arianisme politique confondait sans les unit" la puissance temporelle et la puissance spirituelle et faisait de Fautocrate plus qu'un chef d'État, saiis pou- voir en faire le vrai chef de l'Eglise.

On sépara la société Religieuse de la société profane, en confinant la première dans les monastères et en aban- donnant le forum aux lois et aux passions païennes. Le dualisme tiestoriéù, condamné en théologie, devint base même de la vie byzantine. D'Un autre côté, bH réduisit l'idéal religieux à la contemplation pùrë^ c'est-à- dire à l'absorption de l'esprit humain dans la divinité idéal manifestement monophysite. Quant à la vie morale, ou lui ôta sa force active en lui imposant comme idéal suprême la soumission aveugle au pouvoir, l'obéissance passive, le quiêtisme, C'est-à-dire la négation de la volonté et de l'énergie humaines hérésie monothélite. Enfin, dans un ascétisme outré, on essaya de supprimer la nature corporelle, de briser l'image vivante de l'incarnation divine application inconsciente, mais logique, de l'hé- résie iconoclaste.

Cette contradiction profonde entre l'orthodoxie pro- fessée et l'hérésie pratiquée était un principe de mort pour

XLVIII INTRODUCTIOW

l'empire byzantin. C'est la vraie cause de sa ruine. 11 était juste qu'il pérît et il était encore juste qu'il pérît par l'Islam. L'Islam, c'est le byzantinisme conséquent et sincère, délivré de toute contradiction intérieure. C'est une réaction franche et complète de l'esprit oriental contre le christianisme, c*est un système le dogme est inti- mement lié aux lois de la vie, la croyance individuelle est en parfait accord avec l'état social et politique.

Nous savons que le mouvement antichrétien se mani- festant par les hérésies impériales avait abouti au vu® et au VIII® siècles à deux doctrines, dont l'une {celle des monothélites) niait indirectement la liberté humaine^ et l'autre (celle des iconoclastes) rejetait implicitement la phénoménalité divine. L'affirmation directe et explicite de ces deux erreurs constitua l'essence religieuse de l'Islam, qui voit dans l'homme une forme finie sans aucune liberté et dans Dieu une liberté infinie sans aucune forme. Dieu et l'homme étant fixés ainsi aux deux pôles opposés de l'existence, il n'y a plus de filiation entre eux, toute réali- sation descendante du divin et toute spiritualisation ascendante de l'humain sont exclues; et la religion se réduit à un rapport purement extérieur entre le créa- teur tout-puissant et la créature privée de toute liberté ei ne devant à son maître qu'un simple acte de dévouement aveugle (c'est le sens du mot arabe islam). Cet acte de

INTRODUCTION XUX

dévouement exprimé dans une courte formule de prière qu'on doit répéter invariablement chaque jour aux heures fixées voilà tout le fond religieux de l'esprit oriental, qui a dit son dernier mot par la bouche de Mahomet. A cette simplicité de l'idée religieuse correspond une con- ception non moins simple du problème social et politique: l'homme et l'humanité n'ont pas de progrès essentiels à faire; il n'y a pas de régénération morale pour l'individu et à plus forte raison pour la société; tout est rabaissé au niveau de l'existence purement naturelle; l'idéal est réduit dans une mesure qui lui assure une réalisation immédiate. La société musulmane ne pouvait pas avoir d'autre but que l'expansion de sa force matérielle et la jouissance des biens de la terre. Propager l'Islam par les armes et gouverner les fidèles avec un pouvoir absolu et selon les règles d'une justice élémentaire fixées dans le Koran voilà toute la tâche de l'État musulman, tâche qu'il lui serait bien difficile de ne pas remplir avec succès. Malgré le penchant au mensonge verbal, inhé- rent à tous les Orientaux comme individus, l'accord par- fait entre les croyances et les institutions donne à toute la vie musulmane un caractère vérité et d'honnêteté que le monde chrétien n'a jamais pu atteindre. Sans doute la chrétienté dans son ensemble est en voie de progrès et

de transformation ; et la hauteur même de son idéal ne

6.

INTRODUCTION

permet pas de la juger définitivement d'après ses diiïc- rents états passés et actuels. Mais le byzanlinisnne, qui a été en principe hostile au progrès chrétien, qui a voulu réduire toute la religion à un fait accompli, à une formule dogmatique et à une cérémonie liturgique cet anti- christianisme caché sous un masque orthodoxe a succomber dans son impuissance morale devant l'anti- christianisme franc et honnête de l'Islam. Il est curieux de constater que la nouvelle religion, avec son dogme fata- liste, est apparue juste au moment l'empereur Héra- clius inventait l'hérésie monothélite, c'est-à-dire la néga- tion masquée de la liberté et de l'énergie humaines. On voulait par cet artifice consolider la religion officielle, ramener à l'unité l'Egypte et l'Asie. Mais l'Egypte et l'Asie préférèrent l'affirmation arabe à l'expédient byzantin. Si l'on ne tenait pas compte du long travail antichrétien du Bas-Empire, il n'y aurait rien de plus surprenant que la facilité et la rapidité de la conquête musulmane. Cinq années suffirent pour réduire à une existence archéolo- gique trois grands patriarcats de l'Eglise orientale. Il n'y avait pas de conversions à faire, il n'y avait qu'un vieux voile à déchirer.

L'histoire a jugé et condamné le Bas-Empire. Non seu- lement il n'a pas su remplir sa mission fonder l'État chrétien mais il s'est appliqué à faire avorter l'œuvre

INTRODUCTION II

historique de Jésus-Christ. N'ayant pas réussi à falsifier le dogme orthodoxe, il l'a réduit à une lettre morte; il a voulu saper par la base l'édifice de la paix chrétienne en attaquant le gouvernement central de l'Eglise universelle ; il a remplacé dans la vie publique la loi de l'Evangile par les traditions de l'État païen. Les Byzantins ont cru qu'il suffisait, pour être vraiment chrétien, de garder les dogmes et les rites sacrés de l'orthodoxie sans se soucier de chris- tianiser la vie sociale et politique: ils ont cru licite et louable de renfermer le christianisme dans le temple et d'abandonner biplace publique aux principes païens. Ils n'ontpas eu àse plaindre de leur destinée. Ils ont eu ce qu'ils voulaient : le dogme et le rite leur sont restés, et ce n'est que la puissance sociale et politique qui est tombée dans les mains des Musulmans, ces héritiers légitimes du paganisme.

La mission de fonder l'État chrétien, répudiée par l'empire grec, fut transférée au monde romano-germain, aux Francs et aux Allemands. Cette transmission fut accomplie par le seul pouvoir chrétien qui avait le droit et l'obligation de le faire par le pouvoir de saint Pierre, possesseur des clefs du Royaume. Remarquons la coïnci- dence des dates. La première pierre du futur empire d'Occident futposée^ par le baptême et le sacre du roi franc Glovis, en 496, époque le schisme d'Acacius, après

La INTRODUCTION

quelques tentatives infructueuses d'accommodement, semblait devoir séparer définitivement de l'Eglise catho- lique toute la chrétienté orientale. Le synchronisme de Tannée 754 est encore plus remarquable : juste au momen t un grand concile iconoclaste àConstantinople confir- mait, par l'apparence d'une autorité œcuménique, la der- nière et la plus violente des hérésies impériales, spéciale- ment dirigée contre l'Eglise romaine, le pape Etienne sacrait à Reims (ou à Saint-Denis? qui me le dira? ) le père de Gharlemagne en lui disant : Quia ideo vos Dominus pei^ humilitatem meam mediante S. Petro unxit in reges ut per vos sua sancta exaltetur Ecclesia et prin- ceps apostolorum suam recipiat justitiam. La royauté car- lovingienne se rattachait à la papauté par un rapport de filiation directe. Le pape, dit une vieille chronique, per auctoritatem apostolicam jassit Pippinum regem fieri. Cet acte et ses conséquences nécessaires (la conquête de l'Italie par les Francs, la donation de Pépin et le couron- nement de Gharlemagne comme empereur romain) furent la cause réelle et prochaine de la séparation des Eglises. Le pape, en transférant le sceptre impérial à un barbare occidental, devenait doublement étranger et hos- tile aux Grecs. Pour lui ôter tout point d'appui à Constan- tinople, il fallait seulement que les empereurs renonças- sent définitivement à leurs velléités hérétiques, ce qui eût

INTRODUCTION LUI

permis l'union de tous les « orthodoxes » sous l'étendard anticatholique. Gela ne tarda pas à arriver : le « triomphe de l'orthodoxie » et le schisme de Photius furent la réponse byzantine au couronnement de Gharlemagne. 11 ne s'agissait pas d'une dispute théologique ni d'une riva- lité hiérarchique : c'était le vieil empire de Constantin qui ne voulait pas céder la place à la nouvelle puissance occidentale née de l'alliance intime entre la papauté et le royaume franc. Tout le reste n'était que prétexte et accessoire. Ce qui confirme cette manière de voir, c'est qu'après Photius le schisme fut suspendu pendant un siècle et demi juste à l'époque la chrétienté occiden- tale, nouvellement organisée, semblait tomber en ruines; quand la papauté, asservie à une oligarchie dépravée, per- dait sa dignité morale et religieuse et que la dynastie car- lovingienne se consumait en luttes intestines. Mais, dès que le pouvoir impérial fût restauré en passant dans les fortes mains des rois allemands, et qu'en mémo temps le siège de saint Pierre fût de nouveau occupé par des hommes apostoliques, le mouvement anticatholique à Gonstantinople éclata avec violence et la séparation fut définitivement consommée.

L'empire franco-germain a fait des efforts sincères pour accomplir la mission que lui imposait sa dignité d'État chrétien. Malgré ses vices et ses désordres, la nou-

UV INTRODUCTION

velle société occidentale avait sur l'empire byzantin un avantage énorme : la conscience de ses maux et un besoin profond de s'en délivrer, témoins ces innombrables conciles convoqués par les papes, les empereurs et les rois pour faire des réformes morales dans l'Eglise, pour rap- procher l'état social de l'idéal chrétien. Le succès de ces réformes était incomplet, mais il est à remarquer qu'on s'en préoccupait, qu'on ne voulait pas accepter en principe la contradiction entre la vérité et la vie, comme l'a fait le monde byzantin qui n'a jamais pensé à accorder son état social avec sa foi, qui n'a jamais entrepris aucune réforme morale, qui ne s'intéressait dans ses conciles qu'à des formules dogmatiques et à des prétentions hié- rarchiques.

Mais en rendant toute la justice à Gharlemagne et à Othon le Grand, à saint Henri et à saint Louis, il faut avouer qu'en somme la monarchie du moyen âge, au- tant sous la forme fictive de TEmpire romain que sous la forme réelle d'une royauté nationale n'a pas rempli la mission de l'État chrétien, n'a pas réussi à organiser défi- nitivement la société selon l'idéal chrétien. Ces grands souverains eux-mêmes étaient bien loin de comprendre le problème social et politique du christianisme dans toute sa plénitude; et leur conception, tout imparfaite qu'elle fût, se trouva bientôt trop élevée pour leurs suc-

INTRODUCTION tV

>;esseurs. C'était la politique de l'empereur Henri IV et du roi Philippe le Bel, et non pas celle de leurs saints prédécesseurs, qui faisait la règle générale ; c'étaitla po- litique qui préparait la réforme de Luther et justifiait d'avance la Révolution française. L'empire allemand engendré parle pontificat romain rompit ce lien de filia- tion, se posa en 7ival de la papauté. Ce fut le premier pas et le plus important dans la voie révolutionnaire. La rivalité entre le fils et le père ne pouvait pas être le prin- cipe organique d'un ordre social. En épuisant ses forces durant deux siècles dans une lutte antichrétienne, en attaquant la, base même de l'unité catholique, l'empire allemand perdait de fait et de droit sa suprématie inter- nationale. Sans se soucier de cet empire romain fictif, tous les états européens se constituaient en corps complets et absolument indépendants. Et ce fut encore la papauté qui, tout en se défendant contre les attaques de l'empire allemand, dut prendre sur soi la grande tâche qu'il était indigne et incapable de remplir.

Nous n'avons pas à louer ou à défendre ici l'œuvre his- torique d'un Grégoire VII ou d'un Innocent III. Elle a trouvé dans ce siècle des apologistes et des panégyristes parmi des historiens protestants distingués, comme Voigt, Hurter, Neander. Dans tout ce que les grands papes du moyen âge, en dehors du domaine purement spirituel, ont

LVI INTRODUCTION

fait pour la culture des peuples européens, pour la paix internationale et le bon ordre social, il y a d'autant plus de mérite qu'ils remplissaient une fonction qui ne leur appartenait pas immédiatement. La zoologie et la médecine connaissent des cas un organisme jeune et vigoureux, atteint par accident dans un de ses organes essentiels, transporte temporairement la fonction de celui- ci à un autre organe bien portant (ce qu'on appelle organe vicartant, vikarirendes Organ). La papauté impériale ou l'empire papal d'Innocent III et d'Innocent IV était cet organe vicariant. Mais cela ne pouvait pas durer indé- finiment. Il fallait des hommes tout à fait exceptionnels pour pouvoir s'appliquer aux particularités d'une poli- tique mondaine vaste et compliquée, en les subordonnant toujours au but spirituel et universel. Après des papes qui ont élevé la politique à la hauteur d'une action mo- rale, il y en a eu nécessairement de plus nombreux qui ont abaissé la religion jusqu'au niveau des choses maté- rielles. Si des historiens protestants ont glorifié les hauts faits de TEmpire pontifical, sa décadence subite est attes- tée par le plus grand des écrivains catholiques, qui, dans des vers immortels, appelait un nouveau Gharlemagne pour mettre fin à la confusion funeste des deux pouvoirs dans l'Eglise romaine. (Dante, VInferno. canto XIX, il Purgalorio, canlo YP, XVI.)

INTRODUCTION LVH

Et en effet, si nous considérons l'état politique et social de l'Europe vers la fin du moyen âge, nous devons avouer que la papauté, privée de son organe séculier et obligée de cumulerles deux fonctions, n'apaspu donnerune orga- nisation vraiment chrétienne à la société qu'elle avait gouvernée. L'unité internationale, la paix chrétienne n'existait pas. Les peuples étaient livrés à des guerres fratricides, et une intervention surnaturelle a pu seule sauver l'existence nationale de la France.

La constitution sociale de l'Europe, qui avait pour base le rapport des conquérants et des conquis, gardait toujours ce caractère antichrétien d'inégalité et d'oppression. La vie publique dominée par l'orgueil du sang qui mettait une barrière infranchissable entre le noble et le vilain et par l'esprit de violence qui faisait de chaque pays un théâtre de guerres civiles et de rapines ; enfin une jus- tice pénale dont les atrocités semblaient être inspirées par les démons de l'enfer comment reconnaître dans tout cela les traits d'une société vraiment chré- tiennne ?

L'Eglise, faute d'un pouvoir impérial sincèrement chré- tien et catholique, n'a pas réussi à établir la justice sociale et politique en Europe. Les nations et les États modernes, émancipés de la tutelle ecclésiastique depuis la Réforme, ont essayé de faire mieux que l'Eglise. Les résultats de

LVm INTRODUCTION

l'expérience sont sous nos yeux. L'idée delà chrétienté cette unité très insuffisante mais cependant réelle qui em- brassait toutes les nations européennes a disparu; la philosophie révolutionnaire a fait des efforts louables pour remplacer cette unité par celle du genre humain : on sait avec quel succès. Militarisme universel transformant des peuples entiers en armées ennemies et inspiré lui- même par une haine nationale telle que le moyen âge n'en a jamais connu; antagonisme social profond et irré- conciliable ; lutte des classes qui menace de mettre tout à feu et à sang; abaissement progressif de la force morale, dans les individus, manifesté par le nombre toujours crois- sant des folies, des suicides et des crimes voilà la somme des progrès que l'Europe sécw/amee a faits depuis troi^ ou quatre siècles * .

Les deux grandes expériences historiques, celle du moyen âge et celle des temps modernes, semblent prou- ver avec évidence que ni l'Eglise privée du ministère d'un pouvoir séculier distinct mais solidaire avec elle, ni l'Etat

' Je parle ici du résultat général; quant aux progrès partiels, il y en a d'incontestables. Signalons seulement l'adoucissement des lois pénales, Tabolilion de la torture. L'avantage est considérable, mais peut-on le croire définitif? Si la guerre sociale éclatait un jour avec toute la furie d'une haine longtemps comprimée, on verrait des choses singulières. Des faits de mauvais augure, des actes mézenciens, ont déjà eu lieu entre Paris et Versailles en 1871.

INTRODUCTION LîX

séculier abandonné à ses propres forcés, ne peuvent réussir à établir sur la terre la justice et la paix chré- tiennes. L'alliance intime, l'union Organique dés deux pouvoirs sans confusion et sans division, voilà la condition indispensable du véritable progrès social. Il s'agit de savoir s'il y a dans le monde chrétien une puissance capable de reprendre avec un meilleur espoir l'œuvre de Constantin et de Gharlemagne.

Le caractère profondément religieux et monarchique du peuple russe, quelques faits prophétiques dans son passée la masse énorme et compacte de son Empire, la grande force latente de l'esprit national en contraste avec la pauvreté et le vide de son existence actuelle tout cela paraît indiquer que la destinée historique de la Russie est de fournir à l'Eglise Universelle le pouvoir pohtique qui lui est nécessaire pour sauver et régénérer l'Europe et le monde.

Les grandes œuvres ne peuvent pas être accomplies par de petits moyens. Il ne s'agit pas d'un compromis confes- sionnel entre deux hiérarchies, ni d'un traité diplomatique entre deux gouvernements : c'est un lien moral et intel- lectuel qu'il faut avant tout établir entre la conscience religieuse de la Russie et la vérité de l'Eglise Universelle. Et pour rendre acceptable à notre esprit la vérité d'un ^ principe dont l'apparition historique nous est étrangère

LX INTRODUCTION

et même hostile, il est nécessaire de remonter jusqu'aux premières raisons de cette vérité dans l'idée fondamen- tale du Christianisme.

Dans le premier livre de mon ouvrage (partie critique et polémique) j'ai voulu montrer ce qui manque à la Rus- sie actuelle pour pouvoir accomplir sa mission théocra- tique ; dans le second j'ai exposé théologiquement et his- toriquement les bases de l'unité universelle fondée par le Christ (la monarchie ecclésiastique); et dans le troisième je me suis proposé de rattacher l'idée de la théocra- tie (la Trinité sociale) à l'idée théosophique (la Trinité divine *).

Cet ouvrage est le résumé d'une œuvre plus étendue en langue russe et à laquelle je travaille depuis sept ans, mais qui n'a pu paraître dans mon pays ; le premier volume, pubhé à Agram (en Croatie) en 1887, a été interdit par la censure russe. Dans ces conditions il m'a semblé plus pratique d'abréger mon travail et de l'adresser à un

* J'ai quelquefois, pour appuyer ma pensée, employer une tra- duction littérale de certains passages bibliques. J'ai cru devoir v joindre le texte hébraïque, non pas pour étaler une science tout à fait élémentaire, mais pour justifier ma traduction qui pour- rait paraître bizarre et arbitraire. Puisqu'il n'y a pas de règle absolument obligatoire pour la transcription latine des mots hébreux, j'ai cherché à accommoder 1^ mienne à la prononciation française en évitant en même temps des complications typogra- phiques.

INTRODUCTION LXI

public plus vaste *. J'espère fermement voir le jour ma patrie aura le bien dont elle a d'abord besoin la liberté religieuse. Mais en attendant je n'ai pas cru qu'il me fût permis de garder le silence et j'ai vu dans cette publication française le moyen le plus efficace de faire entendre la vérité.

J'ai supprimé ou réduit au minimum dans les deux premières parties de mon travail tous les sujets sur les- quels je ne pouvais que répéter ce qui a été mieux dit par d'autres. Pour les détails concernant l'état de la religion et de l'Eglise en Russie, je suis heureux de pouvoir ren- voyer les lecteurs au IIP volume de l'ouvrage bien connu de M. Anatole Leroy-Beaulieu « l'Empire des Tsars ». Le lecteur occidental trouvera aussi des renseignements utiles et intéressants dans le livre du R. P. Tondini: « Le' pape de Rome et les papes des Eglises orientales. »

Pour finir cette trop longue préface, voici une parabole qui rendra peut-être plus clairs mon point de vue géné- ral et la raison d'être du présent ouvrage.

Un grand architecte en partant pour un voyage loin- tain appela ses disciples et leur dit : « Vous savez que

* Nous rappelons aux lecteurs la brochure l'Idée russe^ publiée en 1888 par M. Soloviev, à Paris, pour les mêmes motifs.

{Note de Véditeur.)

LXn INTRODUCTION

je suis venu ici pour rebâtir le principal sanctuaire (in pays, qui avait été détruit par un tremblement de terre. L'œuvre est commencée : j'ai tracé le plan général, le terrain est déblayé et les fondements posés. Vous me .remplacerez durant mon absence. Je reviendrai certaine- ment, mais je ne saurais vous dire quand. Travaillez donc comme si vous deviez faire toute 1^ besogne sans moi. C'est maintenant qu'il faudra appliquer les enseigne- ments que je vous ai donnés. J'ai confiance en vous et je ne vous impose pas tous les détails de l'œuvre. Gardez seulement les règles de notre art. Du reste je vous laisse les fondements inébranlables du Temple, posés par moi, et le pUu général que j'ai tracé : cela vous suffira si vous êtes fidèles à votre devoir. Et moi-même je ne vous abandonne pas : en esprit et en pensée je serai toujours avec vous. » Et il les mena à l'emplacement de la nou- velle église, leur montra les fondements et leur transmit le plan. Après son départ, les disciples travaillèrent de commun accord; et un tiers à peu près du bâtiment fut bientôt élevé. L'œuvre étant très grande et extrêmement compliquée, les premiers compagnons ne suffirent pas et il fallut en admettre de nouveaux. Une contestation grave ne tarda pas à se produire entre les principaux chefs des travaux. Il s'en trouva qui prétendirent que des deux choses léguées par le maître absent, les fondements

INTROPUCTION LXIII

de l'édifice et le plan général. ce dernier seul était important et obligatoire, tandis que rien n'empêchait d'abandonner les fondements posés et de bâtir sur un autre emplacement. Combattus avec énergie par le reste de leurs collègues, ces gens allèrent, dans la chaleur de la querelle, jusqu'à affirmer (contrairement à leur propre sentiment maintes fois manifesté), que le maître n'a jamais ni posé ni indiqué les fondements du Temple ; que ce n'était qu'une invention de leurs adversaires. Quant à ceux-ci, il y eii eut plusieurs qui, à force de défendre l'importance des fondements, tombèrent dans un autre extrême et affirmèrent que la seule chose vraiment sérieuse dans toute l'œuvre était la base de l'édifice posée par le maître ; que leur tâche à eux consistait uni- quement à garder, à réparer et a fortifier la partie déjà existante de Tédifice, sans penser à l'achever tout entier, car disaient-ils l'accomplissenjent de l'œuvre est réservée exclusivement au maître lui-même pour l'époque de son retour. Les extrêmes se touchent et les deux partis opposés se trouvèrent bientôt d'accord sur ce point : qu'il ne fallait p^s achever l'édifice. Seulement le parti qui tenait à conserver en bon état les fondements et la nef inachevée s'adonnait, à cet effet, à beaucoup de travaux secondaires et déployait une énergie infatigable, tandis que le parti qui croyait pouvoir se passer de la base unique

LXTV INTRODUCTION

du Temple, après de vains efforts pour bâtir sur un autre emplacement, déclara qu'il ne fallait faire rien du tout : l'essentiel dans l'art de l'architecture, selon eux, c'était la théorie_, la contemplation de ses modèles et la méditation sur ses règles et non pas l'exécution d'un plan déterminé; et si le maître leur avait laissé son plan du Temple, ce n'était nullement dans le but de les faire travailler en commun à sa construction réelle, mais uni- quement pour que chacun d'eux, en étudiant ce plan parfait, pût devenir pour sa part un architecte accompli. Et là-dessus les plus zélés d'entre eux consacrèrent leur vie à méditer sur le projet du Temple idéal, à apprendre et à réciter par cœur tous les jours les explications de ce projet, faites par quelques-uns des anciens compa- gnons, d'après les paroles du maître. Mais la majorité se contentait de penser au Temple un jour par se- maine, et tout le reste du temps chacun vaquait à ses affaires.

Il se trouva cependant parmi ces ouvriers séparatistes quelques-uns qui, en étudiant le plan du maître et ses explications authentiques, y aperçurent des indications précises, desquelles il résultait que la base du Temple était réellement posée et ne pouvait jamais être changée; ils tombèrent entre autres sur cette parole du grand archi- tecte : « Voici les fondements inébranlables que j'ai posés

INTRODUCTIOy LXV

moi-même; c'est sur eux que mon Temple doit être cons- truit pour pouvoir toujours résister aux tremblements de terre et à toute action destructive. » Frappés de ces paroles, les bons ouvriers prirent la résolution de renoncer à leur séparatisme et de s'associer tout de suite aux gardiens des fondements pour prendre part à leur œuvre conser- vatrice. Il se trouva cependant un ouvrier qui dit : < Re- connaissons nos torts, rendons toute la justice et tous les honneurs à nos anciens compagnons, réunissons-nous avec eux auprès du grand édifice commencé que nous avons lâchement abandonné et qu'ils ont eu le mérite inappréciable d'avoir gardé et conservé en bon état. Mais avant tout il faut ôtre fidèle à la pensée du maître. Or le maître n'a- pas posé ces fondements pour qu'on n'y touche pas, mais pour que son Temple soit bâti sur eux. Il nous faut donc nous réunir tous pour élever sur les fondements donnés l'édifice tout entier. Aurons-nous ou non assez de temps pour l'achever avant le retour du maître ? c'est une autre question qu'il n'a pas voulu résoudre lui-même. Mais il nous a expressément com- mandé de travailler pour faire avancer son œuvre et il a même ajouté que nous ferons plus que lui. » L'exhorta- tion de cet ouvrier parut étrange à la plupart de ses com- pagnons. Les uns l'appelèrent utopiste, d'autres l'accu- sèrent d'orgueil et de présomption. Mais la voix de la

LXVI INTRODUCTION

conscienco lui disait clairement que le maître absent était avec lui en esprit et en vérité.

N. B. Gomme membre de la vraie et vénérable Eglise orthodoxe orientale ou gréco-russe qui ne parle pas par un synode anti-canonique, ni par des em- ployés du pouvoir séculier, mais par la voix de ses grands Pères et Docteurs, je reconnais pour juge suprême en matière de religion celui qui a été reconnu comme tel par saint Irénée, saint Denis le Grand, saint Athanase le Grand, saint Jean-Chrysostome, saint Cyrille, saint Flavien, le bienheureux Téodoret, saint Maxime le Con- fesseur, saint Téodore le Studite, saint Ignace, etc. à savoir l'apôtre Pierre, qui vit dans ses successeurs et qui n'a pas entendu en vain les paroles du Seigneur « Tu es Pierre et sur cette pierre j'édifierai mon Eglise. Con- firme tes frères. Pais mes brebis, pais mes agneaux. >

Esprit immortel du bienheureux apôtre, ministre invi- sible du Seigneur dans le gouvernement de son Eglise visible, tu sais qu'elle a besoin d'un corps terrestre pour se manifester. Deux fois déjà tu lui as donné un corps social : dans le monde gréco-romain d'abord et puis dans le monde romano-germain, tu lui as soumis l'empire de Constantin et l'empire de Charlemagne. Après ces deux incarnations provisoires elle attend sa troisième et

INTRODUCTION LXVII

dernière incarnation. Tout un monde plein de forces et de désirs, mais sans conscience claire de sa destinée, frappe à la porte de l'histoire universelle. Quelle est votre parole? peuples de la parole. Votre masse ne le sait pas encore, mais des voix puissantes sorties de votre milieu l'ont révélé déjà. Il y a deux siècles, un prêtre croate l'a prophétiquement annoncé, et de nos jours un évêque de la même nation l'a proclamé maintes fois avec une élo- quence admirable. Ce qui a été dit par les représentants des Slaves occidentaux, le grand Krizanic et le grand Strossmayer, n'avait besoin que d'un simple amen de la part des Slaves orientaux. Cet amen, je viens le dire au nom de cent millions de chrétiens russes, avec ferme et pleine confiance qu'ils ne me désavoueront pas.

Votre parole, ô peuples de la parole, c'est la théo- cratie libre et universelle, la vraie solidarité de toutes les nations et de toutes les classes, le christianisme pratiqué dans la vie publique, la politique christianisée ; c'est la liberté pour tous les opprimés, la protection pour tous les faibles, c'est la justice sociale et la bonne paix chré- tienne. Ouvre-leur donc, porte-clef du Christ, et que la porte de l'histoire soit pour eux et pour le monde entier la porte du Royaume de Dieu.

LA RUSSIE

ET

L'ÉGLISE UiNIVERSELLE

LIVRE PREMIER

ÉTAT RELIGIEUX DE LA RUSSIE ET DE L'ORIENT

CHRÉTIEN

CHAPITRE PREMIER

LA LÉGENDE RUSSE SUR SAINT NICOLAS ET SAINT CASSIEN SON APPLICATION AUX DEUX ÉGLISES SÉPARÉES

Saint Nicolas et saint Gassien, nous dit une légende populaire russe, envoyés du Paradis pour visiter la terre, aperçurent un jour sur leur che- min un pauvre paysan dont la charrette, chargée de foin, était profondément embourbée et qui dé- ployait des efforts infructueux pour faire avancer son cheval.

Allons donner un coup de main à ce brave homme, dit saint Nicolas.

Je m'en garderai bien, répondit saint Cas- sien : j'aurais peur de salir ma chlamyde.

Attends-moi alors, ou bien poursuis ton che- min sans moi, dit saiat Nicolas, et, s'enfonçant

1

2 LA RUSSIE

sans crainte dans la Loue, il aida vigourcusenienl le paysan à tirer sa charretle de Torniëre.

Lorsque, la besogne terminée, saint Nicolas re- joignit son compagnon, il était tout couvert de fange et sa chlamyde salie et déchirée ressemblait à un vêtement de pauvre > Grande fut la surprise de saint Pierre lorsqu'il le vit arriver en cet état à la porte du Paradis.

Ehl qui t'a arrangé de cette façon? lui dc- manda-t-il.

Saint Nicolas raconta le fait.

Et toi, demanda saint Pierre à saint Cassien, ii'étais-tu pas avec lui dans cette rencontre ?

Oui, mais je n'ai pas l'habitude de me mêler de ce qui ne me regarde pas et avant tout j'ai songé ai ne pas ternir la blancheur immaculée de ma chlamyde.

Eh bien, dit saint Pierre, toi, saint Nicolas, pour ne pas avoir eu peur do te salir en tirant de peine ton prochain, tu seraF fêté dorénavant deux fois chaque année et tu seras considéré comme le plus grand des saints après moi par tous les pay- sans de la sainte Russie. Et toi, saint Cassien, contente-toi du plaisir d'avoir une chlamyde imma- culée : tu n'auras ta fête que les années bissextiles -^ une fois tous les quatre ans.

On peut bien pardonner à saint Cassien son aver-. sion pour le travail manuel et pour la boue des

ET l'Église universelle 3

grands chemins. Mais il aurait absolument tort s'il voulait condamner son compagnon pour avoir com- pris autrement que lui les devoirs des saints envers riiumanité. Nous aimons bien l'habit pur et splen- dide de saint Cassien, mais puisque notre charriot est encore au beau milieu de la boue, c'est surtout de saint Nicolas que nous avons besoin, de ce saint intrépide toujours prêt à se mettre à l'œuvre pour nous secourir.

L'Eglise occidentale, fidèle à la mission aposto- lique, n'a pas crciint de s'enfoncer dans la fange de la vie historique. Ayant été pendant de longs siècles le seul élément d'ordre moral et de culture intellectuelle parmi les populations barbares de l'Europe, elle a pris sur elle toute la tâche du gou- vernement matériel aussi bien que de l'éducation spirituelle de ces peuples à l'esprit indépendant et aux instincts farouches. En se vouant à ce dur tra- vail, la Papauté, comme le saint Nicolas de la légende, pensait moins à sa propreté apparente qu'aux besoins réels de l'humanité. L'Eglise Orien- tale, de son côté, avec sou ascétisme solitaire et son mysticisme contemplatif, avec son éloigne- ment de la politique et de tous les problèmes sociaux qui intéressent l'humanité entière, désirait avant tout, comme saint Cassien, arriver au para* dis sans une seule tache sur sa chlamyde. Là, on voulait employer les forces divines et humaines à un but universel ; ici, il ne s'agissait que de garder

LA RUSSIE

sa pureté. Voilà le principal point de difTéronce et la cause la plus profonde de la séparation entre les deux Eglises.

Il s'agit d'un idéal différent de la vie religieuse elle-même. L'idéal religieux de l'Orient chrétien séparé n'est pas faux, mais il est incomplet.

Pour la chrétienté orientale depuis mille ans, la religion s'est identifiée avec la piété personnelle*, et la prière est reconnue comme œuvre religieuse unique. L'Eglise Occidentale, ne méconnaissant pas la piété individuelle comme le vrai germe d toute religion, veut que ce germe se développe et porte des fruits dans une activité sociale organisée pour la gloire de Dieu et pour le bien universel de rhumanité. L'Oriental prie, l'Occidental prie et travaille. Lequel des deux a raison ?

Jésus-Christ a fondé son Eglise visible non seule- ment pour contempler le ciel, mais aussi pour tra- vailler sur la terre et pour combattre les portes de l'enfer. Il a envoyé ses apôtres non pas dans le désert et la solitude, mais dans le monde pour le conquérir et le soumettre au Royaume qui n'est pas de ce monde, et II leur a recommandé non seulement la pureté des colombes, mais aussi la prudence des serpents. S'il ne s'agissait que de garder la pureté de l'âme chrétienne, pourquoi

Dans la vieille langue russe on employait ordinairement le terme piété (blagotchestié) pour désigner l'orthodoxie, t-t le terme foi pieuse (blagotchestivaïa viéraj, au lieu de foi ortliO'iciitî,

L*T l'église universelle

tonte cette organisation sociale de FEgiise, pour- quoi ces pouvoirs souverains et absolus dont le Christ l'a munie, en lui donnant la faculté de lier et de délier sans appel sur la terre et dans les cieux? Les moines de la sainte montagne d'Athos, ces vrais représentants de l'Eglise orientale isolée usent toutes leurs forces depuis des siècles à prier et à contempler la lumière incréée du ïha- bor *. Ils ont raison, puisque la prière et la contem- plation des choses incréées sont indispensables à la vie chrétienne. Mais peut-on admettre que cette occupation de l'âme constitue la vie chrétienne tout entière ? et c'est ce qu'on est forcé de faire, quand on veut mettre l'Orient orthodoxe, avec son caractère particulier et sa tendance religieuse spé- ciale, à la place de l'Eglise Universelle. Nous avons en Orient une Eglise qui prie^ mais oij est, chez nous, VEglise qui agit, qui s'affirme comme une force spirituelle absolument indépendante des puis- sancesterrestres? est, en Orient, l'Eglise du Dieu vivant, l'Eglise qui, à chaque époque, donne des lois

> Par certains procédés physiologiques et psychologiquos qui, dans leur ensemble, ont reçu chez nous le nom d'ojo.era/ion men- tale [oMmwoxé diélanié), les solitaires d'Athos parviennent à un •itat extatique ils éprouvent des sensations singulières et pré- tendent voir la lumière divine qui s'est manifestée lors de la Trans- figuration de Notre-Seigneur. Le plus curieux, c'est qu'on regarde ce phénomène comme une réalité subsistante et étecnelle. Des dis- putes acharnées se sont produites dans l'Eglise grecque au XIV* siècle pour élucider la nature propre de la lumière thabo- rienne et ses rapports avec l'essence de la Divinité.

b LA RUSSIB

à rhumaiiité, qui détermine et développe les for- mules de la vérité éternelle pour les opposer aux transformations continuelles do Terreur? est l'Eglise qui travaille à réformer toute la vie sociale des nations selon l'idéal chrétien, et à les mener vers le but suprême de la création, l'union libre et parfaite avec le Créateur?

Les partisans d'un ascétisme exclusif devraient se souvenir que Tllomme Parfait n'a passé que quarante jours dans le désert ; les contemplateur» de la lumière du Thabor ne devraient pas oublier que celte lumière ii''est apparue qu'une seule fois dans la vie terrestre du Christ, qui a prouvé, par son exemple, que la vraie prière et la vraie con- templation ne sont qu'un appui de la vie active. Si cette grande Eglise, qui ne fait que prier pendant des siècles, n'a pas prié en vain, elle doit se mani- fester comme une Eglise vivante qui agit, qui lutte et qui triomphe. Mais il faut que nous le voulions bien nous-mêmes. Il nous faut avant tout recon- naître l'insuffisance de notre idéal religieux tradi- tionnel, et faire des efforts sincères pour réaliser une conception plus complète du christianisme. Il n'est pas besoin de rien inventer et de rien créer pour cela. Il ne s'agit que de rendre à notre reli- gion son caractère catholique ou universel, en nous reconnaissant solidaires de la partie active du monde chrétien, de cet Occident centralisé et organisé pour une action universelle et possédant

ET l'Église universelle

tout ce qui nous fait défaut. On ne nous demande pas do changer notre nature orientale ou de renier le caractère spécifique de notre esprit religieux. 11 faut seulement reconnaître sans réserve cette vérité toute simple: à savoir, que nous, l'Orient, ne sommes qu'une partie de l'Eglise Universelle, et une partie qui n'a pas son centre en elle-même, et qu'il nous faut par conséquent rattacher nos forces particulières et périphériques au grand centre universel que la Providence a placé en Occident. Il ne s'agit pas de supprimer notre individualité religieuse et morale, mais de la compléter et de la faire vivre d'une vie universelle et progressive. Tout notre devoir à nous, o'est seulement de nous reconnaître pour ce que nous sommes en réalité,

une partie organique du grand corps chrétien,

et d'affirmer notre solidarité spirituelle avec nos frëres de l'Occident. Cet acte moral, cet acte de justice et de charité, serait par lui-même un progrès immense pour nous et la condition indis- pensable de tout progrès ultérieur.

Saint Cassien n'a pas besoin de devenir un autre homme, et de négliger la pureté de ses habits im- maculés. Il lui faut seulement reconnaître que son confrère a certaines qualités importantes qui lui manquent à. lui-même, et au lieu de bouder ce tra- vailleur énergique, il doit l'accepter franchement pour compagnon et pour guide dans le voyage terrestre qui leur reste à faire.

CIIAPITriE II QUESTION SUR LA RAISON D'ÊTRE DE LA RUSSIE

Mais ici je suis interrompu par la voix bien connue de mes compatriotes : a Qu'on ne nous parle pas de nos besoins, de nos défauts et surtout de nos devoirs envers cet Occident qui est en déca- dence ! Vixit. Nous n'avons pas besoin de lui et nous ne lui devons rien. Nous avons chez nous tout ce qu'il nous faut.^/;2 (sic) Oriente lux^. Le vrai représentant et le produit définitif du christia- nisme, c'est la sainte Russie. Et que nous importe la vieille Rome décrépite quand nous sommes nous- mêmes la Rome de l'avenir, la troisième et der- nière Rome^? L'Eglise Orientale a accompli sa grande tâche historique en christianisant le peuple russe, ce peuple qui s'est identifié avec le christia-

' Titre d'une pièce de vers dédiée par un poète connu à feu Katkof.

- C'est ainsi que quelques moines grecs et russes ont désigné U Moscovie après la chute de l'Empire byzantin.

LA RUSSIE ET l'ÉGLISE UNIVERSELLE

nisme et auquel appartient tout Tavenir de l'huma- nité. » Le but définitif du christianisme dans l'histoire et la raison d'être du genre humain se réduiraient ainsi à l'existence d'une seule nation. Mais pour accepter une semblable assertion, il fau- drait d'abord renier formellement l'idée même de l'Eglise Universelle. On nous propose un retour à l'ancien judaïsme avec cette différence que le rôle exceptionnel du peuple juif dans les plans de la Providence est attesté par la parole de Dieu, tandis que l'importance exclusive de la Russie ne peut être affirmée que sur la parole de certains publi- cistes russes, dont l'inspiration est loin d'être infaillible.

Du reste, puisque les idées de nos patriotes exaltés, au sujet des bases de la foi religieuse, ne sont pas tout à fait claires et déterminées, il faut nous mettre sur un terrain plus général et exa- miner Jeurs prétentions au point de vue purement naturel et humain.

Il y a quarante ou cinquante ans que le patrio- tisme russe s'acharne à répéter, en la variant sur tous les tons, une phrase invariable : la Russie est grande, et elle a une mission sublime à remplir dans le monde. En quoi précisément consiste cette mission et que doit faire la Russie, que devons- nous faire nous-mêmes pour Taccomplir? cela demeure toujours dans le vague. Ni les vieux sla- vophiles, ni leurs épigones actuels, ni M. Kaikof

10 LA RUSSIE

liii-inôme n'ont rien dit d'explicite à cet égard*. Ils ont parlé de la lumière venant de l'Orient, mais il ne paraît pas du tout que cette lumière ait déjà illuminé leur intelligence et qu'ils aient nu clair. Qu'il nous soit donc permis, tout en rendant justice aux sentiments patriotiques de ces hommes respec- tables, de poser nettement la question qu'ils s'ef- forcent d'éluder, la grande question de la conscience nationale : Quelle est la raison d'être de la Russie dans le monde?

Pendant dos siècles, l'histoire de notre pays ten- dait à un seul but : la formation d'une grande monar- chie nationale. La réunion de l'Ukraine et d'une par- tie de la Russie Blanche à la Russie moscovite, sous le tsar Alexis , a été un moment décisif dans cette œuvre historique , car cette réunion terminait le débat de primauté entre la Russie du nord et celle du midi , entre Moscou et Kief , et donnait une portée réelle au titre de « tsar de toutes les Russies ». Dès lors on ne pouvait plus douter du succès de k tâche laborieuse entreprise par les archevêques et les princes de Moscou depuis le xiv" siècle. Et il est d'une logique providentielle que ce soit précisément le fils du tsar Alexis, qui, allant au delà de l'œuvre de ses devanciers, pose hardiment le problème ulté- rieur : Que doit faire la Russie réunie et devenue

* Les panslavistes politiciens voudraient que la Russie détruisît l'Empire auU'ichien pour former une confédération Slave. Et après ?

ET l'Église universelle 11

nu Etat puissaat? La réponse provisoire doimée par le grand empereur à cette question fut, que kl Russie doit aller à Técole des peuples civilisés de rOccident pour s'assimiler leur science et leur culture. C'était, en effet, tout ce qu'il nous fallait jyDur le moment. Mais cette solution si simple et si claire devenait de plus en plus insuffisante à mesure que la jeune société russe avançait d'une classe à l'école européenne : il s'agissait de savoir désormais ce qu'elle aurait à faire après ses années d'apprentissage. La réforme de Pierre le Grand introduisait la Russie dans l'arsenal européen pour lui apprendre à manier tous les instruments de la civilisation, mais elle était indifférente aux principes et aux idées d'ordre supérieur qui déterminaient l'application de ces instruments. Ainsi cette réforme, en nous donnant les moyens de nous affirmer, ne révélait pas le but définitif de notre existence natio- nale. Si l'on avait raison de demander : Que doit faire la Russie barbare? et si Pierre a bien répondu en disant : Elle doit être réformée et civilisée, on n'a pas moins raison de demander : Que doit faire la Russie réformée par Pierre le Grand et ses successeurs, quel est le but de la Russie actuelle? Les slavophiles ont eu le mérite de comprendre toute la portée de ce problème, quoiqu'ils n'aient rien pu faire pour le résoudre. Par réaction contre cette poésie vague et stérile du panslavisme, des patriotes plus prosaïques ont affirmé de nos jours

12 LA RUSSIE

qu'il n'est pas indispensable qu'un peuple porte en lui-môme une idée déterminée et poursuive un but supérieur dans l'humanité, mais qu'il suffit pleine- ment d'être indépendant, d'avoir des insLitulions appropriées à son caractère national et assez de puissance et de prestige pour défendre avec succès ses intérêts matériels dans les affaires du monde. Désirer tout cela pour son pays, travailler à le rendre riche et puissant en voilà assez pour un bon patriote. Cela revient à dire que les nations vivent du seul pain quotidien, ce qui n'est ni vrai ni désirable. Les peuples historiques ont vécu non seulement pour eux-mêmes mais aussi pour Fhuma- nité entière en achetant par des œuvres immortelles le droit d'affirmer leur nationalité. C'est le carac- tère distinctif d'une grande race ; et le patriotisme qui n'en comprend pas le prix est un patriotisme de mauvais aloi.

On ne demande pas quelle est la mission histo- rique des Ashantis ou des Esquimaux. Mais quand une nation chrétienne aussi étendue et nombreuse que la nôtre, comptant mille ans d'existence et pourvue des moyens extérieurs nécessaires pour jouer un rôle dans l'histoire universelle, affirme sa dignité de grande nation et prétend à une hégémo- nie sur les peuples de la même race et à une influence décisive sur la politique générale, on doit bien savoir quels sont ses vrais titres à un tel rôle historique, quel principe ou quelle idée elle

ET l'église universelle 1

q

apporte au monde, ce qu'elle a fait et ce qu'elle a encore à faire pour le bien de l'humanité, entière ?

Mais, dit-on, répondre à ces questions, ce serait anticiper sur l'avenir. Oui, s'il s'agissait d'un peuple enfant, de la Russie kiévienne de saint Vladimir ou de la Russie moscovite de Jean Kalita. Mais la Russie moderne, qui depuis deux cents ans ne cesse de se manifester sur la scène de l'histoire univer- selle, et qui au commencement du siècle s'est me- surée avec la plus grande partie de l'Europe, cette Russie ne devrait pas ignorer complètement elle va, ni ce qu'elle compte faire. Que l'accom- plissement de notre mission historique appartienne à l'avenir nous le voulons bien ; mais il faut que nous ayons au moius une idée de cet avenir, et qu'il se trouve dans la Russie actuelle un germe vivant de ses destinées futures.

On ne fait pas grand'chose quand on ignore ce qu'on doit faire. Nos ancêtres du xv° siècle avaient îine idée très nette de l'avenir auquel ils tra- vaillaient — l'empire de toutes les Russies. Et nous, pour qui ce but suprême de leurs efforts est déjà un fait accompli, pouvons-iious être moins éclairés qu'eux sur notre avenir à nous, pouvons- nous croire qu'il sera réalisé sans nous, en dehors de notre pensée et de notre action?

CHAPITRE III

L'ORTHODOXIE VÉRITABLE DU PEUPLE RUSSE

ET LA PSEUDO-ORTHODOXIE

DES THÉOLOGIENS ANTI-CATHOLIQUES

Le caractère éminemment religieux du peuple russe, ainsi que la tendance mystique qui se mani- feste chez nous dans la philosophie, dans les lettres * et les arts paraît réserver à la Russie une grande mission religieuse. C'est aussi vers la religion que se tournent bon gré, malgré nos patriotes, quand ils sont pressés de déclarer en quoi consiste la vocation suprême de notre pays ou « Tidée russe », comme on Tappelle aujourd'hui. L'orthodoxie ou la religion de l'Eglise gréco-russe, en opposition

Nos meilleurs écrivains modernes, en cédant à une aspira- tion religieuse plus forte que leur vocation esthétique, ont quitter le terrain trop étroit des belles-lettres pour se montrer avec plus ou moins de succès moralistes et réformateurs, apôtres ou prophètes. La mort prématurée de Pouschkine ne nous permet pas de juger si la tendance religieuse que révèlent ses œuvres les ^lus accomplies était assez profonde pour devenir avec le temps son idée dominante et lui faire abandonner le domaine de la poé- sie pure, comme il advint à Gogol (la c Correspondance avec mes amis »;, à Dostoïevski (le « Journal d'un écrivain), à L. Tolstoï (Confession, « Ma religion, etc.). Il paraît que le génie russe ne trouve pas dans la production poétique son but définitif et lo milieu adapté à Tincarnation de son idéal essentiellement reli-

LA RUSSIE ET L^ÉGLISE UNIVERSELLE 45

aux communions occidentales, constituerait, selon eux, le vrai fond de notre essence nationale. Voici de prime abord un cercle vicieux des plus évidents. Si nous demandons quelle est la raison d'être his- torique de l'Eglise orientale séparée, on nous dit : C*est d'avoir formé et élevé spirituellement le peuple russe. Et quand nous voulons savoir quelle est la raison d'être de ce peuple, on répond : C'est d'ap- partenir à l'Eglise Orientale séparée. On est amené dans cette impasse par la difficulté de bien déter- miner ce qu'on entend par l'orthodoxie qu'on vou- drait monopoliser à notre profit. Cette difficulté n'existe pas pour les gens du peuple qui sont vrai- ment orthodoxes en bonne conscience et dans la simplicité de leur cœur. Interrogés avec intelligence sur leur religion, ils vous diront qu'être orthodoxe c'est être baptisé chrétien, porter sur la poitrine une croix ou une sainte image quelconque, adorer le Christ, prier la sainte Vierge très immaculée*

gieux. Si la Russie est appelée à apporter sa parole au monde, ce n'est pas des régions biûllaiites de l'art et des lettres, ni des hau- teurs superbes de la philosophie et des sciences, ce n'est que des sommets sublimes et humbles de la religion que cette parole doit retentir. Mes lecteurs russes et polonais peuvent trouver la preuve détaillée de cette thèse dans la deuxième édition de mon ouvrage « La Question nationale en Russie, » dont ie dernier chapitre a été traduit en polonais par M. Bénoni et publié en bro- chure sous le titre « La Russie et l'Europe. »

* « Très immaculée » ou « toute immaculée » (vsénéporotchnaïa) est répithète constante ajoutée au nom de la sainte Vierge dans nos livres liturgiques, traduite du grec TcavTa|jia)[jLoc; et autres mots analogues.

*Î6 LA RUSSIE

et tons les saints roprésofités par les imag-es ol les reliqiK^s, cliômtir les jours de fèLe et jeûner selon l'ordnî traditionnel, vénérer la fonction sacrée des évêques et des prêtres et participer aux saints sacre- ments et au service divin. Voilcà la véritable ortho- doxie du peuple russe et la nôtre également. Mais elle n'est pas celle de nos patriotes militants. Il est clair que la véritable orthodoxie n'a en soi rien de particulariste et ne peut en aucune façon consti- tuer un a^'-ribut national ou local, nous séparant quand mêh.e des peuples occidentaux; car la plus grande partie de ces peuples (la partie catholique) a absolument le même fond religieux que nous. Tout ce qui est saint et sacré pour nous l'est aussi pour eux. Pour n'indiquer qu'un seul point essen- tiel : non seulement le culte de la sainte Vierge, un des traits caractéristiques du catholicisme, est praiiqué par la Russie orthodoxe* en général, mais li y a même des images miraculeuses spéciales vénérées en commun par les calhoHques-romains et par les orthodoxes russes (par exemple la sainte Yierye de Gzenslochovo en Pologne). Si la piété est vraiment le caractère distinctif de notre esprit Balioij.il, le fait que les principaux emblèmes de cetlr piété nous sont communs avec les Occidentaux nou> iMjige à reconnaître notre solidarité avec eux

* Je iTexclus pas de cette qualification les « vieux croyants > propreinfnl dits, dont les différends avec l'Eglise d'Etat ne '^e rap- portent pas au véritable objet de la religion.

ET l'Église universelle 17

dans ce que nous considérons comme le plus essen- tiel. Quant au contraste profond que présente la piété contemplative de l'Orient avec la religion active des Occidentaux, ce contraste subje^.tif et purement humain n'a rien à voir avec les objets divins de notre foi et de notre culte, et, loin d'être un juste motif de séparation, il devrait plutôt por- ter les deux grandes parties du monde chrétien à une réunion plus intime pour se compléter mutuel- lement.

Mais sous l'influence du mauvais principe qui ne cesse d'agir ici-bas, on a abusé de la diiYérence pour en faire une division. Et au moment la Russie recevait le baptême de Constantinople, les Grecs, quoique formellement en communion encore avec Rome après le schisme temporaire de Pho- tius ^ , étaient déjà fortemeu t imbus du particularisme national nourri par la rivalité hiérarchique, par la politique des empereurs et les querelles d'école. Il s'ensuivit que le peuple russe dans la personne do saint Yladimir acheta la perle évangélique toute couverte delà poussière byzantine. Le corps de la

i La rupture définitive qui n'a eu lieu que plus tard, en 1054, n'a été du reste qu'un simple fait sans aucune espèce de sanction légale et obligatoire, puisque l'anathème des légats du pape Léon IX n'était pas dirigé contre l'Eglise Orientale, mais unique- ment contre la personne du patriarche Midiol Côrullaire et contre « les partisans de sa folie » (folie assez manifeste à vrai dire) ; et, de son côté, l'Eglise Orientale n'a jamais pu rassembler un concile œcuménique qui, selon nos théologiens eux-mêmes, est le seul tribunal compétent pour juger nos diflérends avecla papauté.

18 LA RL'SSIS

nation que n'intéressiiicnl pas les ambitions et les haines cléricales ne comprenait rien aux fictions Ihcologiques qui en étaient le fruit, le corps do la nation reçut et garda l'essence du christianisme orthodoxe pur et simple, c'est-à-dire la foi et la vie religieuse déterminée par la grâce divine et se manifestant en œuvres de piété et de charité. Mais le clergé (recruté parmi les Grecs au commence- ment) et l'école ecclésiastique acceptèrent la suc- cession néfaste des Photius et des Cérullaires comme une partie intégrante de la vraie religion. Cette pseudo-orthodoxie de notre école thcologique, qui n'a rien de commun avec la foi de l'Eglise Universelle ni avec la piété du peuple russe, ne con- tient aucun élément positif : ce ne sont que des négations arbitraires produites et nourries par une polémique de parti-pris.

« Dieu le Fils ne participe pas dans Tordre divin à la procession du Saint-Esprit. »

« La sainte Vierge n'a pas été immaculée dès le premier moment de son existence*. »

« La primauté de juridiction n'appartient pas au siège de Piome et le pape n'a pas Tautorité dogma- tique d'un pasteur et d'un docteur de l'Eglise Universelle. »

» Mim CCS ihéaloîriens aveuglés par la haine osent renier la croyance manifeste de l'Eglise Orientale tant grecque que russe, qui proclame sans cesse la sainte Vierge toute immaculée, imma- culée par excellence.

lîT l'Église universelle 10

Telles sont les négations principales que non? aurons à examiner ailleurs. Ici, il nous suffit de constater d'abord que ces négations n^ont reçu aucune espèce de sanction religieuse etnes'appuienL sur aucune autorité ecclésiastique acceptée comme obligatoire et infaillible par tous les orthodoxes. Aucun concile œcuménique n'a condamné, ni même Jugé les doctrines catholiques anathéuiatisées par nos polémistes; et quand on nous présente ce nou- veau genre de théologie négative comme la vraie doctrine de l'Eglise Universelle, nous ne pouvons y voir qu'une prétention exorbitante provenant do l'ignorance ou de la mauvaise foi. En second lieu, i! est évident que celte fausse orthodoxie, ne pourrait, pas plus que la vraie, servirde base positive à « l'idée russe ». Essayons, en effet, de substituer des quan- tités réelles à cet X algébrique de « l'orthodoxie » qu'une presse pseudo-patriotique ne cesse de pro- clamer avec un enthousiasme factice. L'essence idéale de la Russie, selon vous, c'est l'orthodoxie, et cette orthodoxie que vous opposez spécialement au catholicisme se réduit pour vous aux différences entre les deux confessions. Le fond vraiment reli- gieux qui nous est commun avec les Occidentaux ne paraît avoir pour vous qu'un intérêt médiocre ; ce sont surtout les différences qui vous tiennent à cœur. Eh bien î mettez ces différences déterminées à la place du terme vague de « l'orthodoxie » et déclarez ouvertement que l'idée religieuse de la

20 LA RUSSIE

Russie consiste à nier le « filioque^ rimmaculéo Conception, l'autorité du pape ». C'est ce dernier point surtout qui vous importe. Les autres vous le savez bien ne sont que des prétextes, mais le Souverain Pontife, voilà l'ennemi. Toute votre « orthodoxie » et toute votre « idée russe » n'est donc, au fond, qu'une protestation nationale contre la puissance universelle du pape. Mais an nom de quoi? C'est ici que commence la vraie difficulté de votre situation. Cette haine protestante contre la monarchie ecclésiastique devrait, pour parler à l'esprit et au cœur, être justifiée par quelque grand principe positif. A la forme du gouvernement théo- cratique que vous désapprouvez, il vous faudrait opposer une autre forme meilleure. Et c'est préci- sément ce qu'il vous est impossible de faire. Quelle espèce de constitution ecclésiastique avez-vous pour en faire bénéficier les peuples occidentaux? Irez-vous leur préconiser le gouvernement conci- liaire, leur parler de conciles œcuméniques? Afeû?/ce, ciirate ipsum ! Pourquoi TOrient n'a-t-il pas opposé un vrai concile œcuménique à celui de Trente, ou à celui du Vatican? D'où vient ce silence impuis- sant de la v^vHq en face de Terreur qui s'affirme solennellement ? Depuis quand les gardiens de l'or- thodoxie sont-ils devenus des chiens lâches qui ne savent aboyer que derrière le mur? De fait, tandis que les grandes assemblées de l'Eglise continuent à occuper une place marquée dans la doctrine et

ET l'Église universelle 21

dans la vie du calholicisme, c'est l'Orient chrétien qui, depuis mille ans, est privé de cette manifesta- tion importante de l'Eglise Universelle , et nos meilleurs théologiens (Philarète de Moscou, par exemple) avouent eux-mêmes qu'un concile œcu- ménique est impossible pour l'Eglise orientale tant qu'elle demeure séparée de l'Occident. Mais il n'en coûte rien à nos soi-disant orthodoxes d'opposer un concile impossible aux conciles réels de l'Eglise catholique et de défendre leur cause avec des armes qu'ils ont perdues et sous un drapeau qu'on leur a enlevé.

La papauté est un principe positif, une institution réelle, et si les chrétiens orientaux croient que ce principe est faux, que cette institution est mauvaise, c'est à eux de réaliser l'organisation désirable de l'Eglise. Au lieu de cela, on nous renvoie à des souvenirs archéologiques, toutens'avouant impuis- sant à leur donner une portée pratique. Et ce n'est pas sans raison que nos anticatholiques vont si loin chercher un point d'appui pour leur thèse. Oseraient-ils, en effet, s'exposer à la risée du monde entier en déclarant le synode de Saint-Pétersbourg- ou le patriarchat de Constantinople le vrai repré- sentant de l'Eglise Universelle? Mais comment parler recourir tardivement aux conciles œcu- méniques quand on est forcé d'avouer qu'ils ne sont plus possibles? Ce n'est qu'un effort dt*ns le vide qui découvre complètement le côté faible de

22 LA Russii:

cette orthodoxie anticalholique. Si rcrganisation normale de l'Eglise Universelle et la vraie forme do son gouvcruemeiit tiennent aux conciles œcu- méniques, il est évident que l'Orient orthodoxe, fatalement privé de cet organe indispensabJe de la vie ecclésiastique, n'a plus la vraie constitution ni le gouvernement régulier de l'Eglise. Durant les trois premiers siècles du christianisme, TEglise, cimentée par le sang des martyrs, ne convoquait pas de conciles universels, parce qu'elle n'en avait pas besoin ; l'Eglise orientale actuelle, paralysée et démembrée, ne peut pas le faire tout en en éprou- vant le besoin. Cela nous met dans rallernative suivante : ou bien avouer, avec les sectaires avan- cés, que l'Eglise a perdu depuis un certain temps son caractère divin et n'existe plus réellement sur la terre, ou bien, pour éviter une conclusion si dangereuse, reconnaître que l'Eglise Universelle, n'ayant pas d'organes gouvernementaux et repré- sentatifs en Orient, les possède dans sa partie occidentale. Cela reviendrait à reconnaître une vérité historique avouée de nos jours par les pro- testants eux-mêmes, à savoir : que la papauté ac- tuelle n'est pas une usurpation arbitraire, mais un développement légitime des principes qui étaient en activité manifeste avant la division de l'Eglise, et contre lesquels cette Eglise n'a jamais protesté. Mais, si l'on reconnaît la papauté comme une ins- titution légitime, que fera-t-on de « l'idée russe »

ET l'Église universelle 23

et du privilège de Torthodoxie nationale? Notre avenir religieux ne pouvant s'appuyer sur TEglise officielle, ne pourrait-on pas lui trouver des bases plus profondes dans le peuple russe lui-même?

CHAPITRE lY

LES DlSSIDEilTS RUSSES. - VÉRITÉ RELATIVE DU RASSKOL

lîlONSEIGNEUR PHILARËTE DE MOSCOU ET SON IDÉE

DE L'ÉGLISE UNIVERSELLE

Quand on veut réduire l'orthodoxie à l'idée natio- nale russe, on est logiquement conduit à chercher la véritable expression de cette idée parmi nos GcC- taires indigènes et non pas dans le domaine de l'Eglise officielle, grecque d'origine et organisée à l'allemande par Pierre le Grand. Privé de tout principe déterminé et de toute indépendance pra- tique, ce « ministère des affaires spirituelles de la confession orthodoxe » ne fait que reproduire le cléricalisme impérial byzantin tempéré par la bon- hommie et l'insouciance de notre race et par le bureaucratisme allemand de notre administration. En faisant abstraction des causes particulières qui ont produit le rasskoi^ et qui n'ont qu'une impor-

* Le nom générique dei'asskol (schisme) est employé chez nous pour désigner spécialement ceux des dissidents qui se séparèrent de l'Eglise officielie pour des questions de rites et qu'on appelle aussi siarovères (vieux croyants). La séparation fut consommée dans les années 1666 et 1667, quand un concile convoqué à Moscou anathé- matisa les vieux rites.

LA RUSSIE ET L'ÉGLISE UNIVERSELLE 23

tance historique, on peut affirmer sans crainte d'erreur que la raison d'être permanente de ce schisme national est l'insuffisance manifeste du gouvernement ecclésiastique russe unie à des pré- tentions exorbitantes. Soumise sans réserves au pouvoir séculier et privée de toute force intérieure, cette Eglise, « établie » par le tzar, n'en abuse pas moins du principe hiérarchique en s'arrogeant sur le peuple une autorité absolue qui n'appartient de droit qu'à l'Eglise Universelle et indépendante fondée par le Christ. L'inanité de ces prétentions, plutôt sentie que reconnue, a poussé un parti de nos dissidents à des tentatives infructueuses pour constituer une Eglise orthodoxe russe indépendante de l'Etat, tandis qu'un autre parti plus nombreux a tout simplement proclamé que la vraie Eglise a complètement disparu du monde depuis 1666 et que nous vivons sous le règne spirituel de l'anté- christ résidant à Saint-Pétersbourg. On voit la raison pour laquelle les partisans de « l'idée russe » se gardent bien de fouiller le rasskol et d'y chercher cette idée énigmatique. Une doctrine qui proclame que la monarchie el l'Eglise russes se trouvent sous l'empire absolu de Tantéchrist, et qui remet à la fin du monde tout espoir d'un meilleur état de choses, cette doctrine est évidemment peu favo- rable à un patriotisme outré qui représente la Russie telle qu'elle est, comme le second Israël, le peuple élu de l'avenir. Néanmoins, il n'est pas sans

Z

26 LA RUSSIE

intérêt de rejnarquer que ceux-là précisément qui voudraient imposer une mission religieuse parti- culière à la Russie, (les slavophilos) sont forcés d'ignorer ou de méconnaître le seul phénomène historique Tesprit religieux du peuple russe se soit manifesté avec une certaine originalité. D'un autre côté, quelques cercles de nos libéraux et radicaux « occidentalistes * » prennent volontiers, malgré ses formes barbares, notre protestantisme national sous leur protection, et pensent y aperce- voir la pensée d'un avenir meilleur pour le peuple russe. Quant à nous, n'ayant aucun motif ni pour déprécier, ni pour surfaire ce phénomène caracté- ristique de notre histoire religieuse, nous pouvons le juger d'une manière plus objective. Nous ne mé- connaissons pas la grande part qui revient à l'ignorance la plus profonde, aux tendances ultra- démocratiques et à Fesprit de révolte dans l'origine du rasskol. Nous n'y chercherons donc aucune vérité supérieure, aucun idéal religieux positif. Et cependant, nous devons constater qu'il y eut tou- jours une étincelle du feu sacré dans cette agitation grossière, voire même absurde, des passions popu- laires. Il y avait une soif ardente de la vérité religieuse, le besoin urgent d'une Eglise véritable et vivante. Notre protestantisEQe national dirige

* C*est le nom {zapadniki, en russe) qu'on donne au parti litté- raire opposé aux slavophiles et tenant aux principes de la civilisa- tion européenne.

ET l'église universelle 27

ses coups contre une manifestation partielle et imparfaite du gouvernement ecclésiastique, et non contre le principe de TEgiise visible. Môme pour le parti le pliis avancé de nos vieux croyants, une Eglise réelle et organisée est tellement indispen- sable que, privés d'elle, ils se croient déjà sous le règne de l'antéchrist. Abstraction faite de l'igno- rance qui les conduit à prendre la Russie pôiir l'univers, on trouve du fond de toutes ces erreurs bizarres l'idée ou le postulatum d'une Eglise indé- pendante de l'Etat et intimement liée à toute la vie sociale et privée du peuple, d'une Église libre, puissante et vivante. Et si, en voyant l'Eglise offi- cielle — russe et grecque sans indépendance et sans force vitale, nos dissidents déclarent qu'elle n'est pas la vraie Eglise du Christ, ils sont complè- tement dans leur tort.

La vérité négative du rasskol reste inébranlable. Ni les persécutions sanglantes des siècles passés, ni l'oppression bureaucratique moderne, ni la polé- mique officielle de notre clergé n'ont de prise sur cette thèse irréfutable : // 7i existe pas de gouverne- meni vrairnent spirituel dans l'Eglise gréco-russe. Mais la vérité de notre protestantisme national ne s'étend pas plus loin. Dès que les vieux croyants, abandonnant la simple négation, prétendent ouvrir une issue quelconque à leurs besoins religieux et réaliser leur idéal ecclésiastique, ils tombent dans des contradictions et des absurdités manifestes qui

S3 LA RUSSIE

donnent beau jeu à leurs adversaires. Il est facile à ceux-ci de prouver contre les popovtsi^ qu'une so- ciété religieuse qui a été pendant des siècles privée de l'épiscopat et qui n'a rétabli en partie cette insti- tution fondamentale qu'à l'aide de procédés antica- noniques ne peut pas être la continuation authen- tique de l'ancienne Eglise et la gardienne unique de la tradition orthodoxe. Il n'est pas moins facile d'établir contre les bez'popovtsP que le règne de Tantéchrist ne peut avoir une durée indéfinie et que, pour être conséquents, ces dissidents devraient re- nier non seulement l'Eglise actuelle, mais aussi celle des temps anciens qui, selon leur avis, a été détruite, l'an de grâce 1666 ; car une Eglise contre laquelle les portes de l'enfer ont prévalu ne peut pas avoir été la vraie Eglise du Christ.

Gomme fait historique, le ra»skol avec ses milliers de martyrs manifeste et c'est sa grande importance la profondeur du sentiment reli- gieux chez le peuple russe, l'intérêt vivant que lui inspire l'idée théocratique de l'Eglise. S'il est très heureux d'un côté que la majorité de la population soit restée fidèle à l'Eglise officielle qui, malgré l'absence d'un gouvernement ecclésiastique légi-

* Parti modéré qui, par des moyens illégitimes, se trouve en pos- session d'un sacerdoce et depuis 1848 même d'un épiscopat (qui a son centre en Autriche, à Fontana Alba).

" Parti radical qui croit que le sacerdoce et tous les sacrements, excepté le baptême, ont complètement disparu depuis 16G0.

ET l'Église universelle 29

time*, a gardé néanmoins la succession aposto- lique et la validité des sacrements, il serait d'autre part déplorable que le peuple russe tout entier se contentât de cette Eglise officielle telle quelle : cela prouverait à coup sûr qu'il n'a aucun avenir reli- gieux à espérer. La protestation véhémente et tenace de ces millions de paysans nous fait prévoir la régénération de notre vie ecclésiastique. Mais le caractère essentiellement négatif de ce mouvement religieux est une preuve suffisante que le peuple russe, aussi bien que toute autre puissance humaine abandonnée à ses propres moyens, est incapable de réaliser son idéal suprême. Toutes ces aspirations et toutes ces tentatives vers une Eglise véritable ne dénotent qu'une capacité religieuse passive qui, pour se réaliser effectivement dans une forme orga- nique déterminée, attend un acte de régénération morale venant de plus haut que l'élément purement national et populaire.

Si l'Eglise officielle gouvernée par un employé civil n'est qu'une institution d'Etat, une branche secondaire de l'administration bureaucratique, l'Eglise rêvée par nos dissidents ne serait tout au plus qu'une Eglise nationale et démocratique. C'est

* La nomination de tous nos évêques se fait d'une manière absolument prohibée et condamnée par le troisième canon du sep- tième concile œcuménique, canon qui, au point de vue de notre Eirti>e (Mlf-iïièire n'a jamais pu être abrogé (faute de conciles œcu- méniiiues ultérieurs). Nous aurons encore à revenir sur ce sujet.

30 I^A RUSSIE

l'idée de Y Eglise Universelle qui manque de part et d'aiilre. L'article du symbole touchant l'Eglise 2/;<<^, sninte, catholique et apostolique, bien que chanté a chaque messe et récité à chaque baptême, demeure kttre morte pour les vieux orthodoxes aussi bien que pour « l'Eglise dominante ». Pour les premiers, l'EgHse, c'est le peuple russe dans sa totalité jusqu'aux temps du patriarche Nicon, et, après lui, dans sa partie restée fidèle au vieux rite national. Quant aux théologiens de l'Eglise officielle, leurs idées sur ce sujet sont aussi vagues que contradic- toires. Mais Ce qui se retrouve dans toutes leurs variations et ce qui leur est Commun, malgré toutes leiirs ditîérences, c'est l'absence d'une foi positive dans l'Eglise Universelle; Pour ne nous arrêter qu'à un seul écrivain qui en Vaut plusieurs, voici la théorie de l'Eglise exposée par l'habile Philarète, archevêque métropolitain de Moscou, dans un de ses ouvrages les plus importants *.

La vraie Eglise chrétienne embrasse toutes les Eglises particuhères qui confessent Jésus-Christ « venu en chair ». La doctrine de toutes ces sociétés religieuses est au fond la même vérité divine ; mais elle peut être mêlée à des opinions et des erreurs humaines. De là, il y a dans V enseignement de ces Eglises particulières une différence de plus ou de moins de pureté. La doctrine de l'Eglise orientale est

* « Conversation d'un examinateur et d'un convainod sur la vérité ^e l'Eglise Orientale, ».

ET l'égljse universelle 31

plus purei que les autres et même on peut la recon- naître comme tout à fait pure, puisqu'elle n'associe aucune opinion humaine à la vérité divine. Mais comme, du reste, chaque communion religieuse a absolument la même prétention à une pureté par- faite de foi et de doctrine, il ne nous convient pas de juger les autres, mais il faut abandonner le jugement définitif à l'Esprit de Dieu qui gouverne les Eglises.

Tel est le sentiment de M^'" Philarète, et la meil- leure partie du clergé russe pense comme lui. Ce qu'il y a de large et de conciliant dans cette ma- nière de voir ne peut pas en couvrir les défauts essentiels. Le principe d'unité et d'universalité dans l'Eglise n'est rattaché ici qu'au fond commun de la foi chrétienne (le dogme de l'Incarnation). Mais cette foi vraiment fondamentale en Jésus- Christ, THomme-Dieu, n'est pas considérée comme le germe vivant et fécond d'un développement ulté- rieur : le théologien moscovite veut y voir l'unité définitive du monde chrétien et la seule qu'il croie nécessaire. Il se contente de faire abstraction des différences actuelles dans la religion chrétienne et se déclare satisfait de l'unité purement théorique qu'il obtient de cette manière. C'est l'unité de l'in- différence large, mais vide, ne supposant aucun lien xsrganique et ne demandant aucune com- munauté effective entre les Eglises particulières. L'Eglise Universelle est réduite à un être de raison.

3!2 LA RUSSIE

Les parties sont réelles, mais le tout n'est qu'une abstraction subjective. S'il n'en a pas toujours été ainsi, si l'Eglise dans sa totalité a été autrefois un corps vivant, ce corps est aujourd'hui en proie à la mort et à la décomposition : ce n'est que l'existence des parties séparées qui se manifeste actuellement, tandis que leur unité substantielle a disparu dans les régions du monde invisible.

Et cette idée de V Eglise morte ^ ce n'est pas seu- lement une conséquence qui nous parait implici- tement contenue dans les thèses de notre illustre théologien : il a pris soin de nous décrire l'Eglise Universelle comme il la concevait sous l'image d'un corps inanimé composé d'éléments hétérogènes et désunis. Il lui vint en effet l'inspiration d'appliquer à l'Eglise du Christ et aux phases de sa vie histo- rique la vision de la grande idole racontée dans le livre de Daniel. La tête d'or de l'idole c'est l'Eglise chrétienne primitive ; la poitrine et les bras d'argent c'est « l'Eglise qui se fortifie et s'étend » (époque des martyrs); le ventre d'airain, c'est « l'Eglise abondante » (triomphe du christianisme, époque des grands docteurs). Enfin l'Eglise actuelle « l'Eglise divisée et fractionnée » est représentée par les deux pieds avec les orteils oti Vargile est mêlé au fer par la mmin des hommes. Pour accepter sérieusement ce symbole sinistre, il faut renier l'Eglise de Dieu fondée pour toute la durée des siècles, l'Eglise une, infaillible et inébranlable.

ET l'Église universelle 3.*>

L'auteur Ta bientôt senti et, dans les éditions ulté- tieures de son ouvrage, il a rayé toute cette allé- gorie, mais il n'a rien trouvé pour la remplacer. Du reste, en limitant l'application de cette image à l'Eglise officielle gréco-russe, on doit avouer que l'éminent représentant de cette institution ne man- quait ni d'esprit ni d'impartialité. Le fer et Fargilo confondus par la main des hommes la violence et l'impuissance et une unité factice qui n'attend qu'un choc pour tomber en poussière on ne sau- rait mieux peindre l'état actuel de notre établisse- ment ecclésiastique.

GHAPrrfeE V

LES SLAVCPHILES RUSSES ET LEURS IDÉES SUR L^ÉGLISE tlEMARQUES CRITIQUES

M^"* Philarëte a mis à nu, sans le vouloir, l'état réel de FEglise orientale séparée. Les slavophiles ont voulu couvrir cette nudité du voile transparent d'une théorie idéaliste de l'Eglise « dans son unité libre et vivante basée sur la grâce divine et la cha- rité chrétienne ». Comme idée générale de l'Eglise sous l'aspect d'un organisme moral, la doctrine des slavophiles est parfaitement vraie, et ils ont le grand mérite d'avoir insisté en principe sur l'unité essentielle et indivisible de cet organisme, si mé- connue par nos théologiens officiels et par nos dis- sidents. Du reste, ceux qui seraient d'avis que les slavophiles, en exposant Vidée positive de Y Eglise Universelle se tiennent trop dans le vague et dans les généralités trouveront cette même idée de l'Edise, développée avec beaucoup plus d'ampleur ^t clarté par certains écrivains catholiques, sur-

LA RUSSIE ET L'ÉGLISE UNIVERSELLE 35

tout Y iWnstre Mœhier dans son admirable ouvrage die Symbolik der C hristlicheii KircheK

« L Eglise est une », tel est le titre que Khomia- kof (le chef du cercle slavophile en Russie) a donné à un opusculje dogmatique qui, quoique insignifiant par lui-même, mérite d'être noté comme la seule tentative de la part des slavophiles de préciser et de systématiser leurs idées théologiques. L'unité de l'Eglise est déterminée par l'unité de la Grâce divine qui, pour pénétrer les hommes et les trans- former en Eglise de Dieu, exige d'eux la fidélité à la tradition commune, la charité fraternelle et Yac* cord libre des consciences individuelles qui est la garantie définitive de la vérité de leur foi. C'est sur ce dernier point surtout que les slavophiles insistent en définissant la vraie Eglise comme la synthèse spontanée et intérieure de limité et de la liberté dans la charité.

Que trouverait-on à redire à un idéal semblable ? Quel est le catholique romain qui, si on lui mon- trait l'humanité entier^ ou une partie considérable de l'humanité pénétrée de l'amour divin et de la charité fraternelle, n'ayant qu'une âme et un cœur et demeurant ainsi dans une union libre et tout à fait intérieure, quel est, dis-je, le catholique

Cet ouvrage est loué et souvent cité dans les Prselectiones theÇ" logicx du dogmaliste officiel de l'Eglise latine, le feu Père ^errona (professeur au ÇoUegium romanum et membre de la société de Jésus).

36 LA RUSSIE

romain qui voudrait imposer à une telle société l'autorité extérieure et obligatoire d'un pouvoir religieux public? Y a-t-il quelque part des papistes qui croient que les séraphins et les chérubins ont besoin d'un pape pour les gouverner? Et d'un autre côté, oti est le protestant qui, en voyant la vérité définitive réellement acquise par « la perfection de la charité » insisterait encore sur l'emploi du libre examen?

L'union parfaitement libre et intérieurs des hommes avec la Divinité et entre eux, c'est le but suprême, le port vers lequel nous naviguons. Nos frères occidentaux ne sont pas d'accord entre eux quant aux meilleurs moyens d'y parvenir. Les cathoHques croient qu'il est plus sûr de traverser la mer ensemble dans un grand vaisseau éprouvé, construit par un maître célèbre, gouverné par un pilote habile, et muni de tout ce qui est nécessaire pour l*e voyage. Les protestants prétendent au con- traire que chacun doit se fabriquer une nacelle à sa guise pour voguer avec plus de liberté. Cette dernière opinion, tout erronée qu'elle soit, se laisse cependant discuter. Mais que pourrait-on entre- prendre contre ces soi-disant orthodoxes, selon les- quels le vrai moyen d'arriver au port c'est de s'ima- giner qu'on y est déjà. C'est par qu'ils se croient au-dessus des communions occidentales qui, à vrai dire, n'ont jamais soupçonné que la grande ques- tion religieuse puisse se résoudre si facilement.

ET l'Église universelle 37

L'Eglise est une et indivisible, cela ne l'empêche pas de contenir des sphères différentes qu'on ne doit pas séparer, mais qu'on doit distinguer nettement, sans quoi on ne parviendra jamais à rien com- prendre dans le passé et le présent, ni à rien faire pour l'avenir religieux de l'humanité. La perfection absolue ne peut appartenir qu'à la partie supérieure de l'Eglise, qui s'est déjà approprié et assimilé défi- nitivement la plénitude de la grâce divine (l'Eglise triomphante ou le règne de la gloire). Entre cette sphère divine et les éléments purement terrestres de l'humanité visible, il y a l'organisme divino- humain de l'Eglise, invisible dans sa puissance mystique et visible dans ses manifestations actuel- les, participant également à la perfection céleste et aux conditions de l'existence matérielle. C'est l'Eglise proprement dite et c'est d'elle qu'il s'agit pour nous. Elle n'est pas parfaite dans le sens absolu, mais elle doit posséder tous les moyens nécessaires pour avancer avec sécurité vers l'idéal suprême l'union parfaite de toute la créature en Dieu à travers des obstacles et des difficultés sans nombre, par les luttes, les tentations et les défaillances humaines.

L'Eglise n'a pas ici-bas l'unité parfaite du royaume céleste, mais elle doit cependant avoir une certaine unité réelle, im lien, organique et spiri- tuel en même temps, qui ia détermine comme une institution solide, comme un corps vivant et comme

38 LA RUSSIE

une individualité morale. N'embrassant pas maté- riellement et actnellemenL tout le genre humain, elle est cependant universelle^ en tant qu'elle ne peut pas être attachée exclusivement à une nation ou à un groupe de nations quelconque, mais doit avoir un centre international pour se propager dans l'univers entier. L'Eglise d'ici-bas fondée sur la révélation divine et gardant le dépôt de la foi n'a pas pour cela la connaissance absolue et immédiate de toutes les vérités ; mais elle est infaillible, c'est- à-dire qu'elle ne peut pas se tromper en détermi- nant à un moment donné telle ou telle vérité reli- gieuse et morale dont la connaissance explicite lui est devenue nécessaire. L'Eglise terrestre n'est pas absolument libre puisqu'elle est soumise aux conditions de l'existence finie, mais elle doit avoir assez àJ indépendance pour pouvoir lutter continuel- lement et activement contre les puissances enne- mies, pour ne pas permettre aux portes de l'enfer de prévaloir contre elle.

Telle est l'Eglise véritable sur la terre, TEgliso qui, quoique imparfaite dans ses éléments humains, a reçu de Dieu le droit, la puissance et tous les moyens nécessaires pour élever l'humanité et la diriger vers son but définitif. Si elle n'était pas une et universelle, elle ne pourrait pas servir de base à l'unité positive de tous les peuples, et c'est sa mission principale. Si elle n'était pas infaillible, elle ne saurait guider l'humanité dans la vraie voie,

ET L'ÉGLISE UNIVERSELLE 39

elle serait alors un aveugle conduisant un aveugle. Et enfin si elle n'était pas indépendante, elle ne pourrait remplir aucune de ses fonctions sociales, et, en devenant un instrument des puissances de ce siècle, elle manquerait complètement à sa mis- sion.

Les caractères essentiels et indispensables de la vraie Eglise sont, à ce qu'il paraît, suffisamment clairs et déterminés. Et cependant, nos nouveaux orthodoxes, après avoir confondu dans leurs ré« flexions nébuleuses le côté divin et le côté terrestre de l'Eglise, ne trouvent aucune difficulté à identifier cet idéal confus avec l'Eglise Orientale actuelle, l'Eglise gréco-russe telle que nous la voyons..... Ils la proclament la seule et unique Eglise de Dieu, la véritable Eglise universelle et ne regardent les autres communions que comme des associations antichrétiennes. Ainsi tout en acceptant en principe ridée de l'Eglise universelle, les slavophiles la renient en fait et réduisent l'universalité chrétienne à une Eglise particulière qui d'ailleurs est fort loin de répondre à l'idéal qu'ils professent eux-mêmes. La véritable Eglise selon leur pensée, c'est, nous le savons, « la synthèse organique de la liberté et de l'unité dans la charité » et c'est dans l'Eglise gréco- russe qu'il nous faut chercher cette synthèse? Tâ- chons de garder notre sérieux et voyons ce qui en est.

CHAPITRE VI LIBERTÉ RELIGIEUSE ET LIBERTÉ ECCLÉSIASTIQUE

Dans le domaine de la religion et de l'Eglise, on peut entendre par liberté deux choses très diffé- rentes : 1** l'indépendance du corps ecclésiastique (tant clergé que lidèles) par rapport au pouvoir extérieur de l'Etat; et l'indépendance des indivi- dus en matière de religion, c'est-à-dire le droit con- cédé à chacun d'appart*^-nir ouvertement à telle ou telle communion, de passer librement de l'une d'elles à une autre, ou de n'appartenir à aucune et de professer impunément toute espèce de croyances et d^idées religieuses tant positives que négatives*. Pour éviter toute confusion, nous appellerons la première liberté ecclésiastique, et la seconde liberté religieuse* . Toute Eglise suppose une cer-

* Nous n'avons pas à parler ici d'une troisième espèce de liberté, celle des diiïérents cultes reconnus par l'Etat. Une certaine liberté des cultes (dans leur slatu quo) est imposée par la force des choses à un empire qui, comme la Russie, compte plus de trente millions de sujets en dehors de l'Eglise dominante.

* Les termes usités dans ce dernier sens liberté de conscience et liberté de confession devraient être rejetés comme impropres :

LA RUSSIE ET l'ÉGLISE UNIVERSELLE 44

taine somme de croyances communes, et quiconque ne les partage pas ne peut jouir dans la commu- nauté des mêmes droits que les croyants. Le pou- voir de réagir par tous les moyens spirituels contre les membres infidèles et de les exclure définitive- ment de la communauté est un des attributs essen- tiels de la liberté ecclésiastique. Quant à la liberté religieuse, elle n'entre dans le domaine propre de l'Eglise que d'une manière indirecte : ce n'est que le pouvoir temporel de l'Etat qui peut directement admettre ou restreindre le droit de ses sujets à professer ouvertement tout ce que chacun croit en matière de religion. L'Eglise ne peut qu'exercer une influence morale pour déterminer l'Etat à être plus ou moins tolérant. Aucune Eglise n*a jamais regardé d'un œil indiff'érent la propagande des croyances étrangères qui menaçaient de lui arra- cher ses fidèles. Mais il s'agit de savoir quelles armes doit employer l'Eglise pour combattre ses ennemis : doit-elle se borner aux moyens spirituels de la persuasion, ou doit-elle recourir à rEtat pour profiter de ses armes matérielles la contrainte et la persécution? Ces deux manières de lutter contre les ennemis de l'Eglise ne s'excluent pas absolu- ment. On peut distinguer (si l'on a les facultés nécessaires pour cela) entre l'erreur intellectuelle et la mauvaise volonté et en agissant par la persua-

la conscience est toujours libre et personne ne peut empêcher un martyr de confesser »a foi,

'42 LA RUSSIE

sion contre la première se défendre de la seconde en lui enlevant les moyens de nuire*. Mais il y a une condition absolument indispensable pour que la lutte spirituelle soit possible : c'est que l'E^^liso elle-même soit en possession de la liberté ecclésias- tique, qu'elle ne se trouve pas assujettie à l'Etat. Qui a les mains liées ne peut se défendre par ses propres moyens, force lui est de s'abandonner au secours d'autrui. Une Eglise d'Etat complètement assujettie au pouvoir séculier et n'existant que par ses bonnes grâces a abdiqué sa puissance spirituelle et ne peut être défendue avec quelque succès que par les armes matérielles ^

Dans les siècles passés, l'Eglise catholique romaine (qui a toujours eu en partage la liberté ecclésiastique et qui n'a jamais été une Eglise d'Etat) tout en luttant contre ses ennemis par les

Nous admettons cette distinction en principe [in abstracto)., mais nous sommes bien loin de la recommander comme règle pratique.

* Gela est avoué avec beaucoup de naïveté i)âr nos écrivains ecclésiastiques eux-mêmes. Par exemple, dans une série d'articles de la Revue orthodoxe (Pravoslavnoïé Obozrénié) concernant luttcdu clergé russe contre les dissidents, l'auteur (M. Tchistiakov), après avoir exposé les exploits de l'évêque Pitirime (de Nijn-Nov- gorod), dont le zèle était invariablement soutenu par les troupes du vice-gouverneur Rjevski, arrive à la conclusion que le mission- naire célèbre est redevable de tout son succès à ce secours du pou- voir séculier et au droit d'amener par force les dissidents à écou- ter sa prédication. [Pra^. Oboir., octobre 1887, p. 348). On peut trouver de semblables aveux au sujet d^A missions contemporaines parmi les païens de la Sibérie Orientale ;^dans la même Revue (année 188:iJ.

ET l'Église universelle 43

armes spirituelles de l'enseignement et de la pré- dication, autorisait les Etats catholiques à servir par le glaive temporel la cause de l'unité religieuse. Il n'y ^ plus d'Etats catholiques aujourd'hui ; l'Etat est athée en Occident, et l'Eglise romaine continue d'exister et de prospérer en s'appuyant unique- ment sur le glaive spirituel, sur l'autorité morale et la prédication libre de ses principes. Mais une hiérarchie qui s'est abandonnée au pouvoir tem- porel et qui a prouvé par que la puissance inté- rieure lui a manqué, comment pourrait-elle exer- cer l'autorité morale qu'elle a abdiquée? Notre institution ecclésiastique actuelle a embrassé exclu- sivement les intérêts de l'Etat pour recevoir de lui la garantie de son existence menacée par les dissi- dents. Le but étant purement matériel, les moyens ne peuvent pas avoir un caractère différent. Les mesures de contrainte et de violence consignées dans le Code pénal (de l'Empire voilà au fond les seules armes défensives que notre orthodoxie de par fEtat sache opposer aux dissidents indigènes ainsi qu'aux communions étrangères qui voudraient lui disputer l'empire des âmes. Si des agents cléricaux ont fait en ces derniers temps quelques tentatives de lutte contre les sectaires au moyen des discus- sions semi- publiques *, le manque de bonne foi trop

* J'entends « les conversations (sobésiédovania) avec les vieux croyants >j à îiazan, à Kalouga et surtout à Moscou. Malgré les conditions gênantes de ces disputes et l'abstention des chefs du

44 LA RUSSIE

manifeste de ces débats, Tune des parties est prédestinée à avoir tort quand même et ne peut dire que ce que ses adversaires lui permettent, n'a servi qu'à mettre en relief l'impuissance morale de cetteEglise établie qui est trop complaisante à l'égard des pouvoirs terrestres pour être respectée, et trop implacable envers les âmes pour être aimée. Et ce serait elle qui nous représenterait Tunion libre des consciences dans l'esprit de la charité !

Les slavophiles dans leur polémique anticatho- lique ont eu soin de confondre la liberté ecclésias- tique avec la liberté religieuse. Comme l'Eglise catholique n'a pas toujours été tolérante et qu'elle n'admet pas le principe de l'indifférence en matière de religion, il n'était que trop facile de déclamer contre le despotisme romain en passant sous silence la grande prérogative de la liberté ecclésiastique que le catholicisme seul a toujours gardée parmi toutes les communions chrétiennes. Mais quand il s'agit de notre propre cause, la confusion de ces deux libertés ne sert à rien, puisqu'il est clair que nous ne possédons ni l'une ni l'autre. Et personne n'a exposé cette triste vérité avec plus de force et de chaleur que le défunt J. Aksakov, le dernier

rasskol, les représentants de l'Eglise officielle n'y ont pas toujours l'avantage. Un journal « la Voix de Moscou » (GolosMoskvy), qui a osé imprimer (en 1885) des comptes-rendus sténographiques de ces débats, a eu à se repentir de sa témérité. Ce journal n'existe plus maintenant.

ET l'église universelle 4o

représentant émincnt de l'ancienne école slavophile. Nous n'avons qu'à citer quelques passages remar- quables de ses écrits*.

Aksakov a été pendant loni^temps poursuivi par Tadministrafion russe pour la franchise de ses critiques. Ce n'est que dans les (irr- nières années de sa vie qu'il partagea avec Katkov le privilège de dire librement sa pensée privilège exclusif de ces deux hommes et qui est mort avec eux.

CHAPÎTRE vn ' J.-S. AKSAKOV, SUR L'ÉGLISE OFFICIELLF: If IIJSSIE

« Les aiguillettes (achselband) d'aide de camp gé- néral dont a été décoré (sous Paul V') M^'" Iréiiée, archevêque de Pskov et membre du Saint Synode', représentent d'une manière significative les rap- ports de FEglise et de l'Etat en Russie. Cette déco- ration laïque et même militaire recouvrant la sou- tane de l'archevêque ne doit pas nous paraître étrange : elle prouve seulement que l'idée fonda- mentale de notre constitution ecclésiastique a reçu depuis Pierre le Grand des développements logi- ques *. On sait que l'Eglise russe est gouvernée par un conseil administratif appelé collège spirituel ou Saint Synode, dont les membres sont nommés par l'empereur et subordonnés à un employé civil ou militaire (le procureur supérieur du Saint Synode) auquel appartient toute l'initiative du gouverne- ment ecclésiastique. Les diocèses (éparchies) sont nominalement gouvernés par des évêques, nommés

•Recueil complet des œuvres de J.-S. Aksakov, t. IV, p. 119.

lA RUSSIE ET L'ÉGLISE UNIVERSELLE 47

par le chef l'Etat sur la recortimandation dti Synode, c'est-à-dire du procureur supérieur qui les déplace eusuite selon son bon plaisir.

« Les degrés hiérarchiques du clergé ont été con- signés dans « la Table des rangs » et mis en cor- respondance exacte avec les grades militaires. Un métropohte équivaut à un maréchal général complet » selon l'expression russe), un archevêque à un général de division général-lieutenant »), un évêque à Un général de brigade général- major >)). Quant aux prêtres, ils peuvent avec un peu de 2èle parvenir jusqu'au grade de colonel. Paul I" n'a été que conséquent en décorant de cordons militaires les hauts personnages de l'Eglise*.

« Sont-ce des détails itisignifiants, des choSe^ purement extérieures? Mais dans bei extérieur se reflète l'état intérieur de notre Eglise. Iricdrporés au service de l'Etat, les serviteurs de l'autel sfe considèrent eux-mêmes comme des employés et des instruiîieiits du pouvoir séculier. Si ce dernier récompense les services du clergé par des décora- tions laïques, c'est que le clergé lui-même est avide de telles récompenses *. Le Synode de Saint-Péters- bourg, dès les premières années de son existence, tenait à affit-mer son caractère d'institution impé-

*Aksakov, ibid, p. 120. •/ôîd., p. 121,

48 RUSSIE

riale et ne manquait jamais de citer le pouvoir temporel comme la vraie source de son autorité. Dans tous les actes de sa premièreépoque, il rap- pelle sans cesse qu' « il est ordonné » (povéliéno) par le souverain à tout le monde « aux personnes de tout rang, ecclésiastiques et laïques, de consi- dérer le Synode comme un gouvernement impor- tant et puissant » et qu'on ne doit pas diminuer « la dignité qui lui est donnée par Sa Majesté tsa- rienne ». On conçoit facilement que l'élément tem- porel oh le Synode croyait puiser sa force, a nécessairement prévaloir sur tous les autres élé- ments et asservir complètement cette institution hybride qui, tout en s'affirmant comme un organe du pouvoir séculier, prétendait néanmoins à l'au- torité d'un concile*. La dignité accordée par Sa Majesté tsarienne ne pouvait être diminuée par personne excepté Sa Majesté. Et c'est ainsi que le procureur supérieur Jakovlev a obtenu un ordre impérial qui défendait sévèrement au Synode d'en- tretenir une correspondance immédiate avec qui que ce fût : toutes les communications tout papier » selon l'expression russe) concernant les affaires de l'Eglise devaient être transmises au pro- cureur.

« Ainsi notre Eglise, du côté de son gouverne- ment, apparaît comme une espèce de bureau ou do

•Aksakov, ibid., p. 122,

ET l'église universelle 49

chancellerie colossale qui applique à l'office de paître le troupeau du Christ tous les procédés du bureaucratisme allemand avec toute la fausseté officielle qui leur est inhérente *. Le gouvernement ecclésiastique étant organisé comme un départe- ment de l'administration laïque et les ministres de l'Eglise étant mis au nombre des serviteurs de l'Etat, l'Eglise elle-même se transforme bientôt en une fonction du pouvoir séculier, tout simplement elle entre au service de l'Etat. (Avec « les droits et les privilèges du fisc (kazna) o que le code russe attribue à TEglise établie, l'élément fiscal (kazenny) pénétra dans sa vie intérieure.) En apparence, on n'a fait qu'introduire l'ordre nécessaire dans l'Eglise, c'est son âme qu'on lui enleva. A l'idéal d'un gouvernement vraiment spirituel, on substitua celui d'un ordre purement formel et extérieur. 11 ne s'agit pas du pouvoir séculier seulement, mais sur- tout des idées séculières qui entrèrent dans notre milieu ecclésiastique et s'emparèrent à un tel point de l'âme et de l'esprit de notre clergé que la mis- sion de l'Eglise dans son sens véritable et vivant leur est devenue à peine compréhensible '. »

Cette assertion est confirmée par toute une masse de traités et de projets de réforme ecclésiastique que le parti « intelligent et progressiste » de notre

Aksakov, îAid., p. 124, *lbid., p. 125, 126.

LA RUSSIE

clergé envoyait à Aksakov et qui, tous sans excep- tion, portaient le même caractère de sécularisme antireligieux *.

« Les uns recommandent, pour ranimer le zèle des prédicateurs, un nouveau système de récom- penses officielles au moyen de décorations spéciales. D'autres insistent sur la nécessité de garanties for- melles assurées par l'Etat, pour défendre le bas clergé contre le pouvoir épiscopal . Et d'autres encore rattachent notre avenir religieux à Taugmentatioa des revenus ecclésiastiques et voudraient pour cette lin que l'Etat accordât aux Eglises le monopole de certaines branches de Tindustrie. Il y en a qui pro- posent d'introduire des taxes déterminées pour l'administration des saints sacrements... Quelques- uns vont jusqu'à affirmer que notre vie religieuse n'est pas assez réglementée par le gouvernement et demandent un nouveau code de lois et de règles pour l'Eglise. Et cependant dans le Code actuel de l'Empire on trouve plus de mille articles détermi- nant la tutelle de l'Etat sur l'Eglise, et précisant les fonctions de la police dans le domaine de la foi et de la piété.

« Le gouvernement séculier est déclaré par notre Code le conservateur des dogmes de la foi domi- nante et le gardien du bon ordre dans la sainte Eglise ? » Nous voyons ce gardien, le glaive levé,

•Aksakov, i6ic?., p. 126.

ET l'Église universelle SI

prêt à sévir contre toute infraction à cette ortho- doxie élablie moins avec l'assistance du Saint-Esprit qu'avec celle des lois pénales de l'Empire russe*.

« Le procureur supérieur du Synode, comme chef responsable de l'Eglise, présente chaque année à l'Empereur un compte -rendu de l'état de cette institution. Il n'y a aucune différence quant à la forme et au style entre ces comptes-rendus et ceux des autres ministères, par exemple le Ministère des Voies de communication. On y voit les mêmes divisions et subdivisions de matières; seulement, au lieu des titres : « chaussées », « chemins de fer », « fleuves navigables », le compte-rendu de M. le procureur supérieur porte les rubriques : « affir- mation et pî'opagation de la foi s, « activité pas- torale », « manifestations du sentiment religieux, de dévouement à la personne sacrée de Sa Maj estera, etc.^. » Le compte-rendu de l'an 1866, analysé par Aksakov, se termine par cette conclusion caracléris- tiqiie : « L'Eglise russe^ infiniment redevable de sa prospérité à l'attention auguste du souverain, est entrée dans la nouvelle année de son existence avec des forces renouvelées et des promesses pluf grandes pour l'avenir'. »

L'Eglise a abdiqué sa liberté ecclésiastique; et l'Etat en échange lui a garanti son existence et sa

'Aksakov, ibid,., p. 84. ^ IbicL, p. 75. *lbid., p. 77,

^2 LA RUSSIE

qualité d'Eglise dominante, en supprimant la liberté religieuse en Russie. « il n'y a pas d'unité vivante et intérieure, dit Aksakov, l'intégrité exté- rieure ne peut être soutenue que par la violence et la fraude*. »

Le mot du patriote moscovite est cruel, mais il est juste. L'unité fragile et douteuse de notre Eglise ne tient qu'aux fraudes et aux violences protégées ou exercées par le gouvernement. Depuis les actes controuvés d'un concile fictif contre un hérétique imaginaire^ jusqu'aux falsifications récentes dans la traduction des actes des conciles œcuméniques (publiée par l'Académie ecclésiastique de Kazan), toute l'action offensive et défensive de notre Eglise n'est qu'une série de fraudes accomplies dans la plus parfaite sécurité, grâce à la protection vigilante de la censure ecclésiastique qui prévient toute tentative de les dévoiler. Quant à la violence en matière de foi, elle est reconnue en principe et développée en détail dans notre Gode pénal. Toute personne née dans l'Eglise dominante ou convertie

* Aksakov, ibid., p. lOQ.

'J'entends les actes du prétendu concile de Kiev en 1157, l'on a mis sur le compte d'un hérétique du xn' siècle, Martin l'Arménien (qui du reste n'a jamais existé), toutes les opinions des « vieux croyants » des xvii' etxviii* siècles. Cette invention était si gros- sière et si invraisemblable que notre école ecclésiastique elle-même en a eu honte un moment. Mais en ce dernier temps le revirement de l'obscurantisme offi^M^ a mis de nouveau sur le tapis l'invention de révêquePitirime.(VoirrarticlecitéduPraï;.C>6ozr,, octobre 1887, p. 306, 307, 314.)

53

à l'orthodoxie, si elle embrasse uae autre religion, même chrétienne, est inculpée de crime et doit être jugée par les tribunaux au même rang que les faux monnayeurs et les voleurs de grands chemins. Celui qui sans employer aucun moyen de contrainte et de violence, par la persuasion seule a amené quel- qu'un à abandonner l'Eglise dominante est privé des droits civils et déporté en Sibérie ou jeté en prison.

Cette sévérité n'est pas lettre morte chez nous; et Aksakov a eu occasion de la constater à propos d'une persécution cruelle contre une secte protes- tante dans la Russie méridionale.

« Supprimer par la prison la soif spirituelle quand on n'a rien pour la satisfaire; répondre par la prison au besoin sincère de la foi, aux questions de la pensée religieuse qui s'éveille ; prouver par la prison la vérité de l'orthodoxie c'est saper par la base toute notre religion et rendre les armes au protestantisme victorieux. Avec de tels moyens de défense, avec de tels procédés pour établir la vérité orthodoxe, le zèle des pasteurs devenu superflu s'évanouit bientôt, tout feu sacré doit s'éteindre. Les prescriptions sévères des chefs ecclésiastiques qui, sous peine d'amende, obligentle clergé à fonder des écoles ne pourront jamais établir une véritable instruction religieuse du peuple et même mais ne sommes-nous pas trop sceptiques? même Voukaze récent qui accorde aux prêtres travaillant dans le domaine de l'éducation populaire le droit

54 LA RUSSIB

à la croix de Saiiite-Anne du 3' degré et à la dii^iiité de chevalier sera insuffisant pour susciter de nouveaux apôtres*. »

Et cependant il se trouve que les lois pénales sont absolument indispensables pour consei'vor « l'Eglise dominante ».

Les défenseurs les plus sincères de cette Eglise (par exemple l'historien Pogodine, cité par notre auteur) avouent que la liberté religieuse une fois admise en Russie, la moitié des paysans passeront aurasskolet la moitié du grand monde (les femmes en particulier) deviendront catholiques. Que signi- fie un aveu semblable? demande Aksakov : « Que la moitié des membres de l'Eglise orthodoxe ne lui appartiennent qu'en apparence ; qu'ils ne sont rete- nus dans son sein que par la crainte des peines temporelles. Tel est donc l'état actuel de notre Eglise ! Un état indigne, affligeant et affreux. Quelle surabondance de sacrilège dans l'enceinte sacrée, de l'hypocrisie qui remplace la vérité, de la terreur au lieu de l'amour, de la corruption sous r;i|)parence d'un ordre extérieur, de la mauvaise foi dans la défense violente de la vraie foi, quelle négation, dans l'Eglise mérite, des principes vitaux de l'Eglise, de toute sa raison d'être, le mensonge et l'incrédulité tout doit vivre, être et se mouvoir par la vérité et la foi... Cependant

'Aksakov, ibid., 72.

ET L*ÉGLISE UNIVÎjIRSELLE B5

le danger le plus grave, ce n'est pas que le mal ait pénétré parmi les -croyants, mais c'est qu'il y ait reçu droit de cite\ que cette situation de TEgliso soit créée par la loi, qu'une anomalie semblable soit une conséquence nécessaire delà norme accep- tée par l'Etat et par notre société elle-même*.

« En général chez nous, en Russie, dans les choses de l'Eglise, comme dans toutes les autres, c'est l'apparence, le décorum qu'on tient surtout à gar- der; et cela suffit à notre amour envers l'Eglise, à notre amour paresseux, à notre foi fainéante. Nous fermons volontiers les yeux et, dans notre crainte puérile du scandale, nous nous efforçons de cacher à nos propres regards et aux regards du monde entier, tout le grand mal qui, sous un voile conve- nable, dévore comme un cancer l'essence vitale de notre organisme religieux ^ Nulle part ailleurs on n'a la vérité en telle horreur que dans le domaine de notre gouvernement ecclésiastique ; nulle part ailleurs la servilité n'est plus grande que dans notre hiérarchie spirituelle; nulle part « le men- songe salutaire » n'est pratiqué sur une échelle plus large que tout mensonge devrait être abhorré. Nulle part ailleurs on n'admet, sous prétexte de prudence, autant de compromis qui rabaissent la dignité de l'Eglise et lui enlèvent son autorité.

Aksakov, ibid., p. 9L.

* làiii., p. 42.

56 LA RUSSIE

La cause principale de tout cela, c'est qu'on n*a pas une foi suffisante dans la force de la vérité *. Ce qui est le plus grave, c'est que tous ces maux de notre Eglise nous les connaissons et nous nous sommes arrangés avec eux et nous vivons en paix. Mais cette paix honteuse, ces compromis deshonorants ne peuvent pas soutenir la paix de l'Eglise, et dans la cause de la vérité ils signifient une défaite sinon une trahison'.

« S'il faut en croire ses défenseurs, notre Eglise est un troupeau vaste, mais infidèle, dont le pas- teur est la police qui, par force, à coups de fouet, fait entrer dans le hercail les brebis égarées. Une image semblable répond-elle à la vraie idée de l'Eglise du Christ ! Et si elle n'y répond pas, elle n'est plus l'Eglise du Christ, et alors qu'est-elle donc? Une institution d'Etat qui peut être utile aux intérêts de l'Etat, à la discipline des mœurs. Mais l'Eglise, il ne faut pas l'oublier, est un do- maine oii aucune altération de la base morale ne peut être admise, aucune infidélité au principe vivifiant ne peut rester impunie, où, si l'on ment, on ne ment pas aux hommes mais à Dieu. Si une Eglise est infidèle au testament du Christ, elle est dans le monde entier le phénomène le plus sté- rile et le plus anormal, condamné d'avance parla

Aksakov, ibid., p. 35.

Ihid., p. 43.

ET l'Église universelle 57

parole divine*. Une Eglise qui fait partie d'un Etat, c'est-à-dire d'un « royaume de ce monde » a abdi- V que sa mission et devra partager la destinée de tous les royaumes de ce monde ^ Elle n'a en elle- même aucune raison d'être, elle se condamne à l'impuissance et à la mort ^

La conscience russe n'est pas libre en Russie, et la pensée religieuse reste inerte; « l'abomination de la désolation » s'établit au lieu saint; le souffle de la mort remplace l'esprit vivifiant, et le glaive spirituel la parole se couvre de rouille, rem- placé par le glaive de l'Etat, et près de l'enceinte de l'Eglise, au lieu des anges de Dieu, gardant ses entrées et ses issues, on voit des gendarmes et des inspecteurs de police ces gardiens des dogmes orthodoxes, ces directeurs de notre cons- cience *. »

Nous n'avons pas oublié que les slavophiles voient dans notre Eglise la seule véritable Eglise du Christ et la synthèse vivante de la liberté et de l'unité dans l'esprit de charité. Et voici la con- clusion à laquelle arrive le dernier représentant de ce parti après un examen impartial de nos affaires ecclésiastiques : « L'esprit de vérité, l'esprit de charité, Tesprit de vie, l'esprit de liberté c'cyl

'Aksakov, ibid., p. 91, 92.

Ibid., p. 111.

Jbid., p. 93.

Ibid., p. 83, 84.

LA RUSSIE ET l'i^:GLISE UNIVERSELLE

son Koufflo rahitaire qui fait défaut à TEgliso

russe ^ »

Ainsi, selon le témoignage non suspect d'un orthodoxe et d'un patriote russe éminent, notre Eglise nationale abandonnée par l'Esprit de Vérité et de Charité n'est pas la véritable Eglise de Dieu. Pour éviter cette conséquence qui s'impose, on a l'habitude chez nous d'évoquer ad hoc le souvenir des autres Eglises orientales (auxquelles on ne pense pas autrement). « Nous n'appartenons pas, dit-on, à l'Eglise russe, mais à l'Eglise orthodoxe et œcuménique de l'Orient. » On conçoit facilement que les partisans de l'Eglise Orientale séparée ne demandent pas mieux que de lui atlribîier une Knité réelle et positive. 11 reste à savoir si cette unité lui appartient elfectivcment,

Ak^akov, ibld., p, 127,

CHAPITRE VIII

RAPPORTS ENTRE L'ÉGLISE RUSSE ET L'ÉGLISE GRECQUE LA BULGARIE ET LA SERBIE

Le corps de l'Eglise Orientale n'estpas homog-ène. Entre les nations différentes dont elle se compose, les deux principales ont donné leur nom à cette Eglise qui s'appelle officiellement l'Eglise gréco- russe. Ce dualisme national (qui soit dit en pas- sant — rappelle singulièrement les deux pieds d'argile dont parle Ms'' Philarète) permet de donner une forme concrète à la question de notre unité ecclésiastique. Il nous importe de savoir quel est le. lien réel et vivant qui rattache l'Eglise russe à l'Eglise grecque pour faire des deux un seul orga- nisme moral. On nous dit que les Russes et las Grecs ont une foi commune, et que c'est l'essen- tiel. Mais il faut savoir ce qu'on entend ici par le mot foi ou religion {viéra). La vraie foi est celle qui embrasse toute notre âme et iSe manifeste comme principe moteur et directeur de toute notre exis- tence. La profession d'uae seule et même croyance abslj aite, ne déterminant pas la conscience et la vie^

60 LA RUSSIE

ne constitue aucun lien social, ne peut vraiment ui! r personne, et il est après tout indifférent do sa\oir si Ton a ou non cette foi morte en commua avec qui que ce soit. L'unité de la foi réelle, au contraire, devient nécessairement une unité vivante et active, une solidarité morale et pratique.

Si l'Eglise russe et l'Eglise grecque ne mani- festent leur solidarité par aucune action vitale, leur « unité de foi » n'est qu'une formule abstraite qui ne crée rien et n'oblige à rien. Un laïque, préoccupé des questions religieuses, demanda un jour au métropolite Philarète (que le lecteur ne s'étonne pas de retrouver toujours ce nom sous notre plume : c'est le seul personnage public vraiment remarquable que FEglise russe ait pro- duit au XIX* siècle) un laïque demanda donc à rillustre prélat : Que pourrait-on faire pour vivifier les rapports entre l'Eglise russe et l'Eglise- mère? Mais à propos de quoi peuvent-elles avoir des rapports entre elles ? répliqua l'auteur du catéchisme gréco-russe. Quelques années avant cette conversation curieuse, avait eu lieu un inci- dent qui permet d'apprécier les paroles du prudent archevêgue à leur juste valeur. Un membre éminent de l'Eglise anglicane et de l'université d'Oxford, William Palmer, voulut s'unir à l'Eglise orthodoxe. Il alla en Russie et en Turquie pour étudier l'état actuel de l'Orient chrétien et pour s'informer des conditions auxquelles il pouvait

ET l'Église universelle 61

communier avec les orthodoxes orientaux. A Saint- Pétersbourg et à Moscou on lui dit qu'il n'avait qu'à abjurer les erreurs du protestantisme devant un prêtre qui lui administrerait ensuite le sacre- ment du saint chrême (la confirmation). Mais à Constantinople il apprit qu'il devait être baptisé de nouveau. Comme il se savait chrétien et ne voyait aucune raison de suspecter la validité de son bap- tême (parfaitement reconnu d'ailleurs par l'Eglise russe orthodoxe), il regarda un second baptême comme un sacrilège. D'un autre côté, il ne put se résoudre à embrasser l'orthodoxie selon les règles particulières de l'Eglise russe^ puisqu'alors il ne devenait orthodoxe qu'en Russie tout en demeu- rant païen aux yeux des Grecs. Ce n'était pas à une Eglise nationale, mais à l'Eglise orthodoxe universelle qu'il voulait se réunir. Personne ne put résoudre celte difficulté et il devint catholique romain *. On voit qu'il y a des questions à pro- pos desquelles l'Eglise russe pourrait et devrait entrer en rapport avec sa métropole, et si l'on évite soigneusement d'y toucher, c'est qu'on est sûr d'avance qu'en posant nettement ces questions on n'aboutirait qu'à un schisme formel. La haine

' On trouvera dans une note, à la lin du volume, quelques détails historiques sur la question du second baptême de l'Eglise péco- russe. Ces faits, que Palmer connaissait sans doute, ont l'affer- mir dans sa dernière résolution de ne pas chercher la vérité universi'lle le mystère fondamental de notre religion est devenu un instrumcul de la politique nationale.

62 LA RUSSIE

jalouse des Grecs envers les Russes, à laquelle ces derniers répondent par une hostilité rnélée de mépris, voilà le fait dominant qui détermine les rapports réels de ces deux Eglises nationales qui demeurent officiellement en communion reli- gieuse. Mais cette unité officielle elle-même ne lient qu'à un fil et toute la prudence sacerdotale de Saint-Pétersbourg et de Constantinople n'est pas de trop pour éviter de laisser se rompre ce lien si fragile. Ce n'est certes pas par charité chré- tienne qu'on veut maintenir ce simulacre d'unité. Mais on craint une révélation fatale : le jour de la rupture formelle entre l'Eglise russe et l'Eglise grecque, tout le monde verra que l'Eglise Orientale œcuménique n'est qu'une fiction, qu'il n'existe que des Eglises nationales isolées en Orient. Voilà le vrai motif qui impose à notre hiérarchie une conduite prudente et modérée envers les Grecs, laquelle consiste à éviter toute espèce de rapports avec eux*. Quant à l'Eglise de Constantinople qui, dans son orgueil particuiariste s'appelle « la Grande Eglise » et « l'Eglise œcuménique », elle serait satisfaite peut-être de se débarrasser des barbares du Nord qui ne sont qu'un obstacle à ses tendances panholléniques. Dans ces derniers temps, le pa-

* C'est aussi la seule raison pratique pour laquelle, en dépit du soleil et des astres, mous tenons toujours au calendrier Julien : on ne saurait le changer sans entrer en pourparlers avec les Grecs, et c'est ce qu'on craint le plus dans nos sphères cléricales.

ET l'Église universelle 63

triarcat de Constantinople a été deux fois sur le point d'anathématiser l'Eglise russe \ Des considé- rations purement matérielles ont seules empêché cet éclat : l'Eglise grecque de Jérusalem, qui de fait est complètement assujettie à celle de Constanti- nople, dépend d'un autre côté, pour ses moyens d'existence, presque exclusivement de la piété russe. Cette dépendance matérielle dans laquelle le clergé grec se trouve par rapport à la Russie dale de très loin et constitue actuellement la seule base réelle de l'unité gréco-russe. Il est évident que ce lien purement extérieur n'est pas de nature à transformer les deux Eglises en un seul corps moral doué d'une unité de vie et d'action.

On sera encore confirmé dans cette conclusion, si l'on prend en considération les Eglises nationales de moindre importance qui, étant sous la juridiction du patriarche de Constantinople, faisaient autrefois partie de l'Egiise grecque et devenaient autocé- phales à mesure que les petits Etats correspondants recouvraient leur indépendance politique. Les rap- ports de ces prétendues Eglises entre elles, avec la métropole byzantine et avec l'Eglise russe, sont à peu près nuls. Même des relations purement officielles et de convenance comme celles qui se

' Eli 1872, quand le synode de Saint-Pétersbourg refusa de s'as- sccirtr explicitement aux décisions du concile grec qui a excommu- nié les Bulgares, et en 1884, quand le gouvernement russe sollicita la Porte de nommer deux évêques bulgares dans des (iiocèses que les Grecs considèrent comme leur appartenant sans partage.

64 LA RUSSIE

maia tiennent entre Saint-Pétersbourg et Constan- linople ne se sont pas établies <ïi^oje sache entre la Russie et les nouvelles Eglises autocéphales de la Roumanie et du royaume hellénique. C'est pire encore pour la Bulgarie et la Serbie. On sait que les patriarches grecs ont, avec l'assentiment du synode d'Athènes, excommunié, en 1872, tout le peuple bulgare pour des motifs de politique nationale.

Les Bulgares ont été condamnés pour \q\iv pJiylé- tisme, c'est-à-dire la tendance à soumettre l'Eglise aux divisions de race et de nationalité. L'accusation était vraie; mais ce phylétisme, qui était une héré- sie chez les Bulgares, était l'orthodoxie même chez les Grecs.

L'Eglise russe, tout en sympathisant avec les Bul- gares, voulait se mettre au-dessus de cette querelle nationale. Elle aurait pour cela parler au nom de l'Eglise Universelle ; mais comme ce droit appar- tenait aux Russes aussi peu qu'aux Grecs, le Synode de Saint-Pétersbourg, aulieud'unedéclarationnette, se contenta de bouder la hiérarchie byzantine et, ayant reçu les décisions du concile de 1872 avec l'invitation de les approuver, elle s'abstint de dire oui ou non. De naquit un état de choses qui n'avait pas été prévu ou, pour mieux dire, qu'on avait jugé impossible selon les canons ecclésias- tiques. L'Eglise russe est restée en communion formelle avec l'Eglise grecque et en communion réelle avec l'Eglise bulgare sans avoir protesté

ET l'Église universelle 65

expliciLement contre l'acte canonique d'excommu- nication qui a séparé ces deux Eglises et sans en appeler ne fût-ce que pour la forme à un con- cile œcuménique. Une complication du môme gonro eut lieu avec la Serbie. Quand le gouvernement athée de ce petit royaume publia des lois ecclésias- tiques qui établissaient la hiérarchie de l'Eglise serbe sur la simonie rendue obHgatoire (puisque toutes les disrnités sacrées devaient être achetées à une taxe déterminée) et quand, après la déposition arbi- traire du métropolite Michel et des autres évêques, on créa, au mépris des lois canoniques une nou- velle hiérarchie, celle-ci, formellement rejetée par TEglise Russe, acheta en revanche l'adhésion du patriarche de Gonstantinople. Pour cette fois, ce fut « la grande Eglise » qui se trouva être en commu- nion avec deux Eglises qui ne l'étaient pas entre elles. Faut-il ajouter encore que toutes ces Eglises nationales ne sont que des Eglises d'Etat absolu- ment privées de toute espèce de liberté ecclésias- tique? On devine aisément l'influence néfaste que cet abaissement de l'Eglise peut exercer sur la reli- gion elle-même dans ces malheureuses contrées. L'indifférence religieuse des Serbes est assez con- nue ainsi que leur manie d'employer l'orthodoxie comme un instrument politique dans leur lutte fratricide contre les Croates catholiques*. Quant

Pour ne citer à ce sujet qu'un écrivain slavophile qui a long-

66 LA RUSSIE ET LÉGLISh; UNIVERSELLE

à la Bulgarie, voici un témoignage dont l'autorité ne peut être mise en doute. M^'' Joseph, exarque de la Bulgarie, exposa dans un discours solennel prononcé à Constantinople, lors de la fête de Saint Méthode (I880), l'état atlligeant de la religion chez lui. La niasse du peuple, dit-il, est froide et indif- férente. Quant à la classe cultivée, elle est décidé- ment hostile à tout ce qui est saint ; et ce n'est que la crainte des Russes qui l'empêche d'abolir l'Eglise en Bulgarie \ Nous n'avons pas besoin de prouver que la condition religieuse de la Roumanie et celle du royaume hellénique ne diffèrent pas essentielle- ment de ce qu'on trouve chez les Serbes et les Bul- gares. Dans un compte-rendu présenté à l'empe- reur de Russie par le procureur du Saint-Synode et publié l'année dernière, l'état religieux et ecclé- siastique des quatre pays orthodoxes de la pénin- sule est présenté sous les couleurs les plus sombres. Il ne saurait en effet être plus misérable. Mais ce qui est vraiment surprenant, c'est l'explication qu'en donne le document officiel. Le régime coiistitiition- nel serait, à en croire le chef de notre Eglise, la seule et unique cause de tous ces maux ! S'il en est ainsi, quelle est donc la cause de l'état déplorable de l'Eglise russe ?

temps vécu en Serbie, nous renvoyons à l'article de P. K ky dans la Houss d'Aksakov (1885, 12).

* Ce discours a été reproduit in extenso dans le journal de Katkov {Gazette de Moscou),

CFIAPITRK IX

'JNE PROPHÉTIE ACCOMPLIE. - CRITIQUE DU CÉSARO-PAPISME

Un ami d'Aksakov et comme lui membre éminent diJ. parti ou cercle slavophile, George Samarine \ écrivait dans une lettre particulière à propos du concile du Vatican: « L'absolutisme papal n'a pas tué la vitalité du clergé catholique, ceci doit 7Î0US faire réfléchir, car un jour ou l'autre on pro- clamera chez nous l'infaillibilité du tsar, autre- ment dit, celle du procureur du Saint-Synode, car

le tsar n'y sera pour rien Ce jour se trou-

vera-t-il chez nous un seul évoque, un seul moine, un seul prêtre pour protester ! J'en doute. Si quc>

* Disciple fervent de Khomiakof, dont il n'avait pas Ifes qualités brillantes, mais auquel il était supérieur parla science cl l'esprit critique, Youry (George) Fedorovitch Samarine (f 1876; a bien mérité de la Russie en prenant une part très active à l'émancipa- tion des serfs en 1861. En dehors de cela son intelligence cultivée et son talent remarquable sont restés (comme il arrive souvent en Russie) à peu près stériles. Il n'a pas laissé d'ouvi'ages consi- dérables et s'est signalé, comme écrivain, surtout par des polé- miques de parti pris contre les Jésuites et les Allemands des pro- vinces Baltiques. La lettre que nous citons était adressée à une dame russe (M»»' A.-O. Smirnov) et datée du 10/22 décembre 1871,

68 LA RUSSIE

qu'un proteste ce sera un laïque, votre serviteur, et Ivan Sergueïevitch (^Aksakov), si nous sommes do ce monde alors. Quant à notre malheureux clergé, que vous trouvez plus malheureux que coupable (et vous avez peut-être raison), il sera muet ».

Je suis heureux de recueillir ces paroles, car je ne connais pas beaucoup de prophéties de ce genre qui se soient réalisées d'une manière aussi exacte. La proclamation de l'absolutisme césaro-papisle en Russie, le silence profond et la soumission com- plète du clergé, enfin la protestation isolée d'un laïque, tout cela s'est passé comme Samarine l'avait prévu.

En 1885, un document officiel émanant du gou- vernement russe *, déclarait que l'Eglise Orientale a renoncé à son pouvoir et l'a remis entre les mains du tsar. Peu de personnes ont remarqué cette ma- nifestation. Samarine était mort depuis des années. Aksakov n'avait plus que quelques mois à vivre; il publia cependant dans son journal (la « Rouss ») la protestation d'un écrivain laïque qui n'apparte- nait pas, du reste, au groupe slavophile. Cette pro- testation unique n'ayant été ni autorisée ni soutenue par aucun représentant de l'Eglise, ne faisait que mieux ressortir par son isolement l'état déplorable de la religion en Russie ^ D'ailleurs, le manifeste

* Règles des examens d'Etat pour la faculté des droits.

Note pour les lecteurs russes. Je n'ai pas signé l'article en question Philosophie d'Etat dans les programmes de l'Univer-

ET l'Église univërsellb 69

césaro-pa^^iste des bureaucrates pétersbourgeois n'était que l'aveu formel d'un fait accompli . On ne saurait nier que l'Eglise Orientale n'ait vraiment abdiqué son pouvoir en faveur du pouvoir séculier; on se demande seulement si elle avait le droit de le faire et si, après l'avoir fait, elle pouvait encore représenter Celui à qui tous les pouvoirs ont été donnés dans les cieux et sur la terre. On aura beau tourmenter les textes évangéliques relatifs aux pouvoirs éternels que Jésus-Christ a légués à son Eglise, on n'y trouvera jamais le droit de se démettre de ces pouvoirs entre les mains d'une puissance temporelle. La puissance qui prétendrait remplacer TEglise dans sa mission terrestre devrait au moins avoir reçu les mêmes promesses de stabilité.

Nous ne croyons pas que nos hiérarques aient renoncé volontairement et de propos délibéré à leur pouvoir ecclésiastique. Mais si l'Eglise Orientale a perdu, par suite des événements^ ce qui lui appartenait de droit divin, il est évident que les portes de l'enfer ont prévalu contre elle et que, par conséquent, elle n'est pas l'Eglise inébranlable fondée par le Christ.

silé », Rouss, septembre 1885), parce que je croyais y exprimer le sentiment général de la société russe. C'était une illusion, et je puis maintenant revendiquer mon droit exclusil à cette vox claman- tis in deserto. Il ne faut pas oublier du reste qu'en dehors de ce qu'on appelle la société, il y a en Russie douze à quinze millions de dissidents qui n'ont pas attendu l'année 1885 pour protester contre le césaropapisme moscovite et pétersbourgeois.

70 LA RUSSIE

Nous ne voulons p;is non plus rendre le gouver- nement séculier responsable de la situation anor- male de l'Eglise yis-à-vis de TEtat. Ce dernier a eu raison de maintenir son indépendance et sa supré- matie à l'égard d'un pouvoir spirituel qui ne représentait qu'une Eglise particulière et nationale séparée de la grande communauté chrétienne. En affirmant que TEtat doit se soumettre à l'Eglise, on ne peut entendre que l'Eglise établie par Dieu une, indivisible et universelle.

Le gouvernement d'une Eglise nationale séparée n'est qu'une institution historique et purement humaine. Mais le chef de FEtat est le représentant légitime de la nation comme telle, et un clergé qui veut être national et rien que national doit, bon gré, mal gré, reconnaître la souveraineté absolue du gouvernement séculier. La sphère de l'existence nationale ne peut avoir en elle-même qu'un seul et unique centre, le chef de l'Etat. L'épiscopat d'une Eglise particulière ne peut, par rapport à l'Etat, prétendre à la souveraineté du pouvoir apostolique qu'en rattachant réellement la nation au Royaume Universel ou international du Christ. Une Eglise nationale, si elle ne veut pas se soumettre à l'abso- lutisme de l'Etat, c'est-à-dire cesser d'être Eglise pour devenir un département de l'administration civile, doit nécessairement avoir un appui réel en dehors de l'Etat et de la nation ; attachée à celle-ci par des liens naturels et historiques, elle doit, en

ET l'église universelle 71

mémo temps, appartenir en sa qualité d'Eglise à un cercle social plus vaste, avec un centre indé- pcudantetune organisation universelle dontl'Egliso locale ne peut être qu'un organe particulier.

Les chefs de l'Eglise russe ne pouvaient, pour résister à l'absolutisme absorbant de l'Etat, s'appuyer sur leur métropole religieuse qui n'était elle-même qu'une Eglise nationale depuis longtemps assujettie au pouvoir séculier. Ce n'est pas Ja liberté ecclé- siastique, c'est le césaro -papisme qui nous est venu de Byzance oii ce principe antichrétien se développa sans obstacles depuis le ix® siècle. La hiérarchie grecque, en rejetant elle-même le puis- sant appui qu'elle trouvait auparavant dans le cen- tre indépendant de TEglise Universelle, se vit abandonnée complètement à la merci de l'Etat et de son autocrate. Avant le schisme, chaque fois que les empereurs grecs envahissaient le domaine spi- rituel et menaçaient la liberté de l'Eglise, les repré- sentants de celle-ci, soit saint Jean Chrysostome, soit saint Flavien, soit saint Maxime le Confesseur, soitsaintThéodore leStudite, soitlepatriarche saint Ignace, se tournaient vers le centre interna- tional de la chrétienté, recouraient à l'arbitrage du Souverain Pontife, et s'ils succombaient eux-mêmes, victimes de la force brutale, leur cause, la cause de la vérité, de la justice et de la liberté, ne man- quait jamais de trouver à Rome un soutien iné- branlable qui lui assurait le triomphe dédaitif.

LA RUSSIE

L'Eglise grecque, drins ces temps-là, était et se sen- tait une partie vivante de l'Eglise Universelle, intimement liée au grand tout par le centre com- mun de l'unité la chaire apostolique de Pierre. Ces rapports de dépendance salutaire envers un successeur des apôtres suprêmes, envers un pon- tife de Dieu, ces rapports purement spirituels, légitimes et pleins de dignité, furent remplacés par un assujetissement profane, illégal et humiliant au pouvoir de simples laïques et d'infidèles.

Il ne s'agit pas ici d'un accident historique, mais de la logique des choses, qui enlève nécessairement à toute Eglise purement nationale son indépendance et sa dignité et la met sous le joug plus ou moins pesant, mais toujours déshonorant, delà puissance temporelle.

Dans tout pays réduit à une Eglise nationale, le gouvernement séculier (qu'il soit autocratique ou constitutionnel) jouit de la plénitude absolue de toute autorité; et l'institution ecclésiastique ne figure que comme un ministère spécial dépendant de l'administration générale de l'Etat. h'Etat na- tional est ici un corps réel et complet, existant par soi et pour soi, et l'Eglise n'est qu'une partie, ou pour mieux dire un certain côté de cet organisme social du tout politique et n'existant pour soi que dans l'abstraction.

Cette servitude de l'Eglise est incompatible avec Ba dignité spirituelle, avec son origine divine, avec

ET l'église universelle iO

sa mission universelle. D'un autre côté le raison- nement démontre, et l'histoire confirme, que la coexistence prolongée de deux pouvoirs et de deux gouvernements également indépendants et souverains, bornés à la même région territoriale, dans les limites d'un seul Etat national, est abso- lument impossible. Une telle dyarchie aimhnQ néces- sairement un antagonisme qui ne peut aboutir qu'à un triomphe complet du gouvernement séculier, car c'est lui qui représente réellement la nation, tandis que l'Eglise, par sa nature même, n*est pas une institution nationale et n'en peut devenir une qu'en perdant sa vraie raison d'être.

On nous dit que l'Empereur de Russie est un fils de l'Eglise. C'est ce qu'il devrait être comme chef d'un Etat chrétien. Mais pour qu'il le soit effecti- vement il faut que l'Eglise exerce une autorité sur lui, qu'elle ait un pouvoir indépendant et supérieur à celui de l'Etat. Avec la meilleure volonté du monde le monarque séculier ne saurait être véritablement le fils d'une Eglise dont il est en même temps le chef et qu'il gouverne par ses employés.

L'Eglise en Russie, privée de tout point d'ap- pui, de tout centre d'unité en dehors de l'Etat na- tional, a fini nécessairement par être asservie au pouvoir séculier; et ce dernier, n'ayant plus rien au-dessus de lui sur la terre,, n'ayant personne de qui il aurait pu recevoir une sanction religieuse, une délé8:ation partielle de l'autorité du Christ, a non

74 LA RUSSIE

moins nécessairement abouti à l'absolutisme anti- chrétien.

Si l'Etat national s'affirme comme un corps social complet et se suffisant à lui-même, il ne peut plus appartenir comme membre vivant au corps universel du Christ. Et s'il est en dehors de ce corps, il n'est plus un Etat chrétien, il ne fait que renouveler le césarisme antique supprimé par le christianisme.

Dieu s'est fait homme dans la personne du Messie juif au moment l'homme se faisait dieu dans la personne du César romain. Jésus-Christ n'a pas attaqué César et ne lui a pas disputé son pouvoir ; mais il a déclaré la vérité sur lui. Il a dit que César n'était pas Dieu et que le pouvoir césarien était en dehors du royaume de Dieu. Rendre à César la monnaie qu'il fait battre et à Dieu tout le reste, c'était ce qu'on appelle aujourd'hui la séparation de l'Eglise et de l'Etat, séparation nécessaire tant que César est païen, impossible dès qu'il devient chrétien. Un chrétien, qu'il soit roi ou empereur, ne peut pas rester en dehors du Royaume de Dieu et opposer son pouvoir à celui de Dieu. Le comman- dement suprême « Rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu )) est nécessairement obligatoire pour César lui-même s'il veut être chrétien. Lui aussi doit rendre à Dieu, ce qui est à Dieu, c'est-à-dire, avant tout, le pouvoir souverain et absolu sur la terre ; car pour bien comprendre la parole sur César, adressée par le Seigneur à ses ennemis avant sa

ET L EGLISE UNIVERSELLE

passion, il faat la compléter par cette autre pai oie plus solennelle qu'après sa ressurection. Il dit à ses disciples, aux représentants de son Eglise : « Tout pouvoir m'est donné dans les cieux et sw la terre » (Math., xxvm, 18). Voilà un texte formel et décisif et qu'on ne saurait en bonne conscience interpré- ter de deux manières. Ceux qui croient vraiment à la parole du Christ n'admettront jamais un Etat séparé du Royaume de Dieu, un pouvoir temporel absolument indépendant et souverain. Il n'y a qu'un seul pouvoir sur la terre, et ce pouvoir n'appartient pas à César mais à Jésus-Christ. Si la parole à propos de la monnaie a déjà ôté à César sa divinité, cette nouvelle parole lui ôte son autocratie. S'il veut régner sur la terre il ne le peut plus de son propre chef, il doit se faire le délégué de Celui à qui tout pouvoir est donné sur la terre. Mais comment pourrait-il obtenir cette délégation?

En révélant à l'humanité le Royaunie de Dieu, qui n'est pas de ce monde, Jésus-Christ a pourvu à tous.lesmoyensnécessairespour réaliser ce Royaume dans le monde. Ayant annoncé dans sa prière pon- tificale l'unité parfaite de tous comme la fin de son œuvre, le Seigneur a voulu donner à cette œuvre une base réelle et organique en fondant son Eglise visible et en lui proposant, pour sauvegarder son unité, un chef unique dans la personne de saint Pierre. S'il y a dans les évangiles une délégation de pouvoir, c'est celle-ci. Aucune puissance tempo-

76 LA RUSSIE ET l'ÉGLISE UNIVERSELLE

relie n'a reçu de Jésus-Christ une sanction ou une promesse quelconque. Jésus-Christ n'a fondé que l'Eglise, et II l'a fondée sur le pouvoir monarchique de Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre j'édi- fierai mon Eglise. »

L'Etat chrétien doit donc dépendre de l'Église fondée par le Christ, et l'Église elle-même dépend du chef que le Christ lui a donné. C'est en défini- tive par Pierre que le César chrétien doit participer à la royauté du Christ. Il ne peut posséder aucun pouvoir sans celui qui a reçu la plénitude de tous les pouvoirs, il ne peut régner sans celui qui a les clefs du Royaume. Pour être chrétien l'Étal doit être soumis à l'Église du Christ ; mais pour que cette soumission ne soit pas fictive, l'Église doit être indépendante de l'État, elle doit avoir un centre d'unité en dehors de l'État et au-dessus de lui, elle doit être en vérité l'Église Universelle.

Dans ces derniers temps on a commencé à com- prendre en Russie qu'une Église purement natio- nale, abandonnée à ses propres forces, devient nécessairement un instrument passif et inutile de l'Etat, et que l'indépendance ecclésiastique ne peut être assurée que par un centre de pouvoir spirituel international. Mais, tout en admettant la nécessité d'un tel centre, on voudrait le créer sans sortir des limites de la chrétienté orientale. Cette création future d'un quasi-pape oriental est la dernière pré- tention anti-catholique qu'il nous reste à examiner.

CHAPITRE X

PROJET D'UNE QUASI-PAPAUTÉ A CONSTANTINOPLE ET A JÉRUSALEM

Le désir préconçu de placer quand même îe centre de l'Eglise Universelle on Orient révèle déjà un amour-propre local et une haine de race plus capable de produire des divisions que de fonder lunité chrétienne. Ne vaudrait-il pas mieux, sans rien préjuger, chercher le centre universel il est ? Et s'il ne se trouve nulle part, n'est-il pas puéril de vouloir Finventer?

La nécessité d'un tel centre pour l'existence normale de l'Eglise une fois acceptée, il faut recon- naître aussi que le Divin Chef et Fondateur de l'Eglise a prévu cette nécessité et n'a pas aban- donné la condition indispensable de son œuvre au hasard des événements et à l'arbitraire humain. Si, en cédant à l'évidence, on accorde que l'Eglise ne saurait être libre et active sans un centre interna-

78 La RUSSIE

tional d'unité, on doit bion avouer que l'Orient chrétien, privé qu'il est depuis mille ans de cet organe essentiel, ne peut à lui seul constituer l'Eglise Universelle. Celle-ci a pendant une si longue période manifester ailleurs son unité. Que ridée de trouver quelque part en Orient un gou- vernement central pour l'Eglise Universelle ou d'instituer un anti-pape oriental que cette idée hybride n'ait rien de sérieux et de pratique, on le voit assez par l'incapacité de ses partisans à s'ac- corder sur la question suivante, même à titre de projet théorique ou de pium desiderium : auquel des dignitaires ecclésiastiques de l'Orient cette mission problématique pourrait être dévolue? Lo candidat des uns est « le patriarche œcuménique » de Constantinople ; les autres préféreraient le siège de Jérusalem, « la mère de toutes les Eglises ». Si nous nous proposons ici de faire justice en quel- ques mots de ces tristes utopies, ce n'est pas à cause de leur importance intrinsèque qui est absolument nulle, mais seulement par égard pour quelques écrivains respectables qui, en désespoir de cause, ont voulu opposer ces fictions à l'idée de la vraie réunion des Eglises.

Si le centre d'unité n'existe pas de di^oit divin, il faut que l'Eglise actuelle (qu'on considère cepen- dant comme un corps complet), après avoir vécu dix-huit siècles, se crée elle-même la condition de son existence. C'est comme si l'on imposait à un

ET l'Église universelle 79

corps humain tout fait, mais privé de cerveau, la tâche de se fabriquer cet organe central. Cependant puisque l'absurdité générale de la théorie ne frappe pas l'esprit de nos adversaires il nous faut entrer dans les détails de leurs projets.

En attribuant à l'un de ses pasteurs la primauté de juridiction, l'Eglise peut régler son choix ou bien sur des faits de l'histoire religieuse consacrés par la tradition ecclésiastique, ou bien sur des con- sidérations d'ordre purement politique. Pour donner un simulacre de sanction religieuse à leurs préten- tions nationales, les Grecs byzantins ont affirmé que leur Eglise avait été fondée par l'apôtre saint André qu'ils nomment Protoclète (le premier ap- pelé). Le lien légendaire qui rattache Gonstanti- nople à cet apôtre ne pourrait, même s'il était plus solide *, conférer à la ville impériale aucune prérogative ecclésiastique, puisque ni l'Ecriture sainte, ni la tradition de l'Eglise n'attribue à saint André aucune espèce de primauté dans le collège apostolique. L'apôtre ne pouvait donc pas commu- niquer à son Eglise un privilège qu'il n'avait pas lui-même. Et en 451, lors du concile œcuménique de Ghalcédoine, les évêques grecs, en voulant attri- buer au siège de Gpnstantinople la primauté en Orient et la seconde place dans l'Eglise Universelle

' C'est à la ville de Patras que revient le privilège d'avoir été consacrée par le martyre de saint André et d'avoir possédé en pre- mier lieu ses reliques.

80 LA RUSSIE

nprès l'évèqno de « la vieille Rome», se gardèrent bien de recourir à saint André, mais ils appuyèrent leur projet uniquement sur la dignité politique de la ville împéi'iale (êaatXsuoùaa Trô).^). Cet argument, qui est au fond le seul en faveur des prétentions byzantines, ne peut les justifier ni pour le passé ni pour l'avenir*. Si la primauté ecclésiastique tient à l'avantage delà basilevousa polis, alors l'ancienne Rome, qui n'avait plus cet avantage, devait aussi perdre dans l'Eglise la première place que personne cependant n'osa lui contester. Bien loin de là, ce fut au pape lui-même que les évêques grecs adres- sèrent leurs humbles supplications pour qu'il dai- gnât confirmer la primauté relative et partielle du patriarche byzantin. Quant à la question actuelle, si la primauté doit appartenir à celui des patriarches qui est préposé à la résidence de l'empereur ortho- doxe, comment faire aujourd'hui qu'il n'y a pas d'empereur orthodoxe à Constantinople et qu'il n'y a pas de patriarche à Saint-Pétersbourg? Mais supposons cette difficulté vaincue et Constanti- nople redevenue la ville régnante du monde ortho- doxe, la résidence d'un empereur d'Orient, russe, grec ou gréco-russe, ce ne serait pour l'Eglise qu'un retour au césaropapisme du Bas-Empire.

* Nous aurons encore à nous occuper de cette première grande manifestation du césaro-papisme bysantin, qui dans tous les cas n'a rien de commun avec l'autorité infaillible des décrets dogma- tiques formulés par le concile.

ET l'Église universelle 81

Nous savons, en elFet, que la primauté factice du patriarche impérial a été le tombeau de la liberté et de l'autorité ecclésiastique en Orient. Ceux qui, pour éviter le césaropapisme de Saint-Pétersbourg', voudraient le transporter à Constantinople ne font évidemment que se jeter dans le fleuve pour se préserver de la pluie.

Jérusalem, le centre sacré de la théocratie natio- nale de l'Ancien Testament, n'a aucun droit à la suprématie dans l'Eglise Universelle du Christ. La tradition nomme saint Jacques le premier évêquc de Jérusalem. Or, saint Jacques, pas plus que saint André, n'avait aucune espèce de primauté dans l'Eglise apostolique et ne pouvait communiquer à son siège aucun droit exceptionnel. D'ailleurs, pendant longtemps, il n'a pas eu de successeur. A rapproche des légions de Vespasien, les chrétiens abandonnèrent la cité condamnée qui dans le siècle suivant perdit même son nom. La restauration accomplie par Constantin trouva le siège de saint Jacques subordonné hiérarchiquement à l'arche- vêque métropolitain de Césarée en Palestine (comme Tévèque de Byzance Tétait jusqu'à 381 au métro- politain de Héraclée en Thrace). Même, dans la suite, Jérusalem ne fut longtemps qu'un patriarcat pure- ment honoraire et, après avoir obtenu enfin une juridiction indépendante , elle n'occupa que la dernière place dans l'ordre des sièges patriar- caux.

82 LA RUSSIE

Aujourd'hui « la mère de toutes les Eg-lises » est réduite à une coterie au service du phylé- tisme phanariote et poursuivant une politique exclusivement nationale. Pour faire de Jérusalem ](i centre hiérarchique de TEglise Universelle il faudrait déposséder la confrérie panhelléniste et créer ex nihilo un nouvel ordre de choses. Mais si même une toile création était d'une manière géné- rale possible, il est évident qu'elle ne pourrait être réalisée que par la Russie au prix d'une rupture définitive avec les Grecs. Mais alors à quoi se réduirait-elle cette Eglise Universelle pour laquelle la Russie doit forger de toutes pièces un pouvoir central et indépendant? Il n'y aurait même plus d'Eglise gréco-Yw^SQ ; et le nouveau patriarche do Jérusalem ne serait au fond que le patriarche de toutes les Russies. Ce ne seront pas certes les Bulgares et les Serbes qui soutiendront l'indépen- dance ecclésiastique, et nous voilà donc de nou- veau revenus à une Eglise nationale, dont le chef hiérarchique ne peut être qu'un sujet et un servi- teur de TEtat.

L'impossibilité manifeste de trouver ou de créer en Orient un centre d'unité pour l'Eglise Univer- selle nous impose le devoir de le chercher ailleurs. Avant tout il faut nom reconnaître pour ce que nous sommes en réalité une partie organique du grand corps chrétien et affirmer notre solidarité intime avec nos frères de l'Occident qui possèdent l'organe

ET l'Église universelle 83

central qui nous manque. Cet acte moral, cet acte de justice et de charité serait par lui-même un pro- grès immense pour nous et la condition indispensable de tout progrès ultérieur.

LIVRE DEUXIEME LA MONARCHIE ECCLÉSIASTIQUE

FONDÉE PAR JÉSUS-CHRIST

« André, frère de Simon Pierre, était Tun des deux qui avaient entendu ce que Jean disait et qui avaient suivi Jésus. Il trouva le premier Simon son frère et lui dit : nous avons trouvé le Messie (ce qui veut dire l'Oint). Et il l'amena à Jésus. L'ayant regardé Jésus dit : Tu es Simon, fils de Jonas ; tu seras appelé Céphas (ce qui signifie Pierre). » (Ev. saint Jean, i, 41-43.)

L'église gréco-russe, nous l'avons vu, prétend à un patronage spécial de saint André. Le bienheu- reux apôtre, rempli de bienveillance pour son frère, le présente au Seigneur et reçoit de la bouche divine la première parole sur la destination future de Simon d'être la pierre de l'Eglise. On ne voit pas dans les évangiles ni dans les actes des apôtres que saint André ait jamais conçu quelque senti-

8G LA RUSSIE ET i/i':glise universelle

rneul d'envie contre saint Pierre ou qu'il lui ait disputé sa primauté, i^n voulant justilier pour notre part la prétention de la Russie d*ètre l'église de saint André, nous tâcherons d'imiter son exemple et de nous pénétrer du même esprit de bienveillance et de solidarité religieuse envers la grande Eglise qui serattache spécialement à saintPierre. Cet esprit, en nous préservant de l'égoïsnie local et national source de tant d'erreurs nous permettra de soumettre le dogme de la pierre ecclésiastique à l'essence même do la vérité divino-humnine, pour puiser en elle les luiouns éternelles de ce dogme.

CHAPITRE I

LA PIERRE DE L'ÉGLIS E

Il serait trop long d'examiner ici ou senlomeiit d'énuméror toutes Jes doctrines et toutes les théo- ries concernant l'Eglise et sa constitution. Mais si, dansceproblèmefondamentaldelareligion positive, on tient à savoir la vérité pure et simple, on est frappé par la facilité providentielle que l'on trouve à l'apprendre. Tous les chrétiens étant parfaitement d'accord entre eux sur ce point : que l'Eglise a été instituée par le Christ, il s'agit de voir comment et dans quels termes II l'a fait. Or il n'y a qu'un seul et unique texte évangélique qui parle directe- ment, explicitement et formellement de l'institution de l'Eglise. Ce texte constitutif devient de plus en plus lumineux à mesure que l'Eglise elle-même développe en grandissant les formes déterminées do son organisation; et aujourd'hui les adversaires de la vérité ne trouvent ordinairement rien de

"" LA RUSSIE

mieux que de tronquer la parole créatrice du Christ pour l'adapter à leur point de vue confos- siouncl*.

« Jésus-Christ, étant arrivé aux confins de la Césaree de Philippe, demanda à ses disciples qui disent les hommes que Je suis, Moi le Fils do 1 Homme ? _ Et ils Lui répondirent : les uns - Jean-Baptiste; les autres -Élie; d'autres encore Jeremie, ou l'un des prophètes. H leur dit et vous, qui dites-vous que Je suis? Et, répon- dant, Simon Pierre dit : Tu es le Christ Fils du Dieu vivant. - Et, répondant, Jésus lui dit : Bien- heureux es-tu, Simou bar Jonâ, car ce n'est pas la chair et le sang- qui te l'ont révélé, mais Mon Père qui est aux cieux. Et Moi Je te dis que tu es F'.erre et sur cette pierre j'édifierai Mon Église et iet: portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Et Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux. Et ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux! » (Ev. saint Mathieu, xvi, 13-19 ) L'union du divin et de l'humain, qui est le but de la création, s'est accomplie individuellement (hypostatiquement) dans la personne unique de Jesus-Christ, . Dieu parfait et Homme parfait unis- sant les deux natures d'une manière parfaite sans

Ainsi le texte en question est tronqué même dans . le i-m chisme orthodoxe . de m PlnU.ète, deMoscoT

ET l'église universelle 89

confusion et sans division* ». L'œuvre historique de Dieu entre dorénavant dans une phase nouveMe. Il ne s'agit plus d'une unité physique et individuelle, mais d'une réunion morale et sociale. L'Homme- Dieu veut unir à Lui d'une union parfaite le genuo humain plongé dans le péché et les erreurs. Com- ment procëdera-t-Il ? S'adressera-t-Il à chaque âme humaine séparément? Se bornera-t-Il à un lien pure- ment intérieur et subjectif ? Il répond non : OlxoSo- |jn^<i(u xTjv exxXrjCTiov \lo\> f édifierai Mon Eglise. C'est une œuvre réelle et objective qui nous est annon- cée. Mais soumettra-t-11 cette œuvre à toutes les divisions naturelles du genre humain? S'unira-t-Il à des nations particulières comme telles en leur don- nant des Eglises nationales indépendantes? Non, puisque sa parole n'est pas : J'édifierai Mes Eglises, mais Mon Eglise ttjv exxXr^crtav uo5. L'humanité réunie à Dieu doit former un seul édifice social et il s'agit de trouver une base solide à cette unité.

Une union véritable est basée sur l'action réci- proque de ceux qui s'unissent. L'acte de la vérité absolue qui se révèle dans l'Homme -Dieu (ou l'Homme parfait) doit rencontrer de la part de l'hu- manité imparfaite un acte d'adhésion irrévocable qui nous rattache au principe divin. Le Dieu incarné ne veut pas que sa vérité soit acceptée d'une ma- nière passive et servile, Il demande, dans sa nou-

* Formule du pape saint Léon le Grand et du concile do GhaN cédoine.

4t

90 LA RUSSIE

velle dispeasation, à êtro reconnu par un acte libr() de l'humanité. Mais il faut en même temps que cet acte libre soit absolument dans le vrai, qu'il soit infaillible. Il s'agit donc de fonder dans Thumanilé déchue un point lixe et inébranlable sur lequel Faction édificatrice de Dieu puisse s'appuyer im- médiatement un point la spontanéité humaine coïnciderait avec la Vérité divine dans un acte syn- thétique, purement humain quant à la forme et divi- nement infaillible pour le fond.

Dans la production de l'humanité physique et individuelle du Christ, l'acte de la toute-puissance divine n'exigeait pour son efficacité qu'une adhésion émincxamQïii passive et réceptive de la nature férni- nine dans la personne de la Vierge Immaculée : Tédilication de l'humanité sociale ou collective du Christ, de son corps universel (l'Eglise) demande moins et en même temps plus que cela. Moins parce que la base humaine de l'Eglise n'a pas besoin d'être représentée par une personne absolu- ment pure et immaculée, car il ne s'agit pas ici de créer un rapport substantiel et individuel ou une union hypostatique et complète des deux natures, mais seulement de fonder une conjonction actuelle et morale. Mais si ce lien nouveau (le lien entre le Christ et l'Eglise) est moins profond et moins in- time que le précédent (celui entre le Verbe divin et la nature humaine dans la sein de la Vierge Im- macuiée) j il est plus positif humainement parlant

ET L'ÉGLtSK UNIVERSELLE 91

et plus vaste. Plus positif parce que celte nouvelle conjonction dans l'Esprit et la Vérité demande une volonté virile qui va au-devant de la révélation et une intelligence virile qui donne une forme déterminée à la vérité qu'elle accepte. Ce nouveau lien est plus étendu puisqu'en for- mant la base constitutive d'un être collectif il ne peut pas se borner à un rapport personnel, mais doit être perpétué comme une fonction sociale per- manente.

Il fallait donc trouver dans l'humanité telle quelle ce point de cohésion active entre le divin et l'hu- main pour former la base ou la pierre fondamentale de l'Eglise chrétienne. Jésus dans sa prescience surnaturelle avait d'avance indiqué cette pierre. Mais pour nous montrer que Son choix est exempt de tout arbitraire, Il commence par chercher ail- leurs le corrélatif humain de la vérité révélée. Il s'adresse d'abord au suffrage universel, Il veut voir s'il ne peut pas être reconnu, accepté, affirmé par l'opinion de la foule humaine, par la voix du peuple : quem dicunt homines esse Filiiim Hominis pour qui les hommes Me prennent-ils? Mais la vérité est une et identique, tandis que les opinions des hommes sont multiples et contradictoires. La voix du peuple qu'on prétend être la voix de Dieu n'a répondu que par des erreurs arbitraires et discor- dantes à la question de l'Homme-Dieu. Il n'y a pas de conjonction possible entre la Vérité et les erreurs ;

92 LA RUSSIB

rhiimanité ne peut pas entrer en rapport avec Dieu par le suffrage universel, l'Eglise du Christ ne peut pas être fondée sur la démocratie.

L'affirmation humaine de la vérité divine ne se trouvant pas au moyen du suffrage universel, Jésus-Christ s'adresse à ses élus, au collège des apôtres, à ce concile œcuménique primordial : Vos autem qiiem me esse dicitis et vous pour qui me prenez-vous? Mais les apôtres se taisent. Quand il s'agissait tout à l'heure de présenter les opinioas humaines les douze ont parlé tous ensemble ** pourquoi laissent-ils la parole à un seul quand il s'agit d'affirmer la vérité divine ? Peut-être ne sont-ils pas tout à fait d'accord entre eux. Peut- être Philippe n'aperçoit-il pas bien le rapport essen- tiel entre Jésus et le Père céleste, peut-être Thomas a-t-il des doutes sur la puissance messianique de son maître? Le dernier chapitre de saint Mathieu nous apprend que même' sur la montagne de la Galilée ils furent appelés par Jésus ressuscité, les apôtres ne se sont pas montrés unanimes et fermes dans leur foi : quidam autem dubitaverunt. (Math., XXVIII, 17.)

Pour que le concile témoigne unanimement de la vérité pure et simple il faut que le concile soit concilié. L*acte décisif doit être un acte absolument individuel, l'acte d'un seul. Ce n'est ni la foule des croyants ni le concile apostolique, c'est Simon bar Jonâ tout seul qui répond à Jésus. Respondens

KT l'Église universelle 93

Simon Petrus dixit : Tu es Filins Dei vivi. Il répond pour tous les apôtres, mais il parle de son propre chef sans les consulter, sans attendre leur assenti- ment. Quand les apôtres avaient tout à l'heure répété les opinions de la foule qui suivait Jésus ils n'avaient répété que des erreurs ; si Simon n'avait voulu exprimer que les opinions des apôtres eux- mêmes peut-être n'aurait-il pas atteint la vérité pure et simple. Mais il a suivi l'impulsion de son esprit, la voix de sa propre conscience ; et Jésus en l'approuvant solennellement déclare que ce mou- vement, tout individuel qu'il fût, provenait cepen- dant du Père céleste, c'est-à-dire que c'était un acte humain et divin à la fois, une véritable con- jonction entre l'Etre absolu et le sujet relatif.

Le point ferme, la roche ou la pierre inébran- lable pour y appuyer l'opération divino-bumaine est trouvé. Un seul homme qui, assisté par Dieu, répond pour tout le monde, voici la base constitu- tive de l'Eglise universelle. Elle n'est fixée ni dans l'unanimité impossible de tous les croyants, ni dans l'accord toujours douteux d'un concile, mais dans l'unité réelle et vivante du prince des apôtres. Et, dans la suite, chaque fois que la question de la vérité sera posée devant l'humanité chrétienne, ce n'est ni du suffrage universel ni du conseil des élus qu'elle recevra sa solution déterminée et déci- sive. Les opinions arbitraires des hommes ne feront naître que des hérésies ; et la hiérarchie décentra-

04 LA RUSSIE

lis(^e et abandonnée à la merci du pouvoir séculier s'abstiendra de se manifester ou se manifestera par des conciles comme le brigandage d'Ephëse. Ce n'est que dans son union avec la pierre sur laquelle elle est fondée que l'Eglise pourra assembler de véritables conciles et, au moyen de formules authentiques, fixer la vérité. Ce n'est pas une opinion, c'est un fait historique tellement impo- sant qu'en des époques solennelles il a été attesté par l'épiscopat oriental lui-même, tout jaloux qu'il était des successeurs de saint Pierre. Non seule- ment l'admirable traité dogmatique du pape saint Léon le Grand a été reconnu comme une œuvre de Pierre par les Pères grecs du quatrième concile œcuménique, mais c'est à Pierre aussi que le sixième concile rapporta la lettre du pape Agathon (qui était loin d'avoir la même autorité personnelle que Léoa) : « Le chef et le prince des apôtres, « disaient les pères orientaux, combattait avec « nous On voyait l'encre (de lalettre), et Pierre

« parlait par Agathon (Kal fxiXav ètpatvsto, y.<x\ 81 AYaÔwvoi; « ô néxpoç èoôivYÊXo) *. »

Et s'il eu est autrement, si dans la manifestation active de la vérité TEglise universelle peut se passer de Pierre, qu'on nous explique donc ce mutisme singulier de l'épiscopat oriental qui retient cepen- dant la succession apostolique après qu'il s*est

* CoUectio coneiiiorum (Mai) si), t. XI, col. 658

ET l'église universelle

séparé de la chaire de saint Pierre. Serait-ce un pur accident ? Un accident qui persiste depuis mille ans ! Aux antioatholiques qui ne veulent pas voir que leur particularisme les sépare de la vie univer- selle de l'Église nous n'avons qu'une seule propo- sition à faire : qu'ils réunissent sans le concours du successeur de saint Pierre un concile qu'ils puissent eux-mêmes reconnaître comme œcuménique, et c'est alors seulement qu'il y aura lieu d'examiner s'ils ont raison.

Partout et toujours quand Pierre ne parle pas ce ne sont que les opinions humaines qui élèvent la voix, et les apôtres se taisent. Mais Jésus- Christ n'a approuvé ni les sentiments vagues et discordants de la foule ni le silence de ses élus : c'est la parole ferme, décisive et autoritaire de Simon hâr-Jonâ qu'il a ratifiée. N'est-il pas évident que cette parole qui a satisfait le Seigneur n'avait besoin d'aucune confirmation humaine ? qu'elle retenait toute sa valeur? etiam sine consensu Ecclesise^. Ce n'est pas au moyen d'une délibération collective, c'est avec l'assistance immédiate du Père céleste (comme Jésus-Christ lui-même l'a attesté) que Pierre a formulé le dogme fondamental de notre religion; et sa parole a déterminé la foi des chré- tiens par sa propre force et non pas par le consen-

« Même sans le consentement de l'Eglise, » forniule rtu dernier concile du Vatican.

96 LA RUSSIE

tement des autres ex sese, non autem ex con- sensu Ëcclesiœ.

Aux incertitudes de l'opinioa la parole de Pierre oppose la fermeté et l'unité de la vraie foi ; à l'étroitesse des sentiments nationaux concernant le Messie^ reproduits par les apôtres, elle oppose l'idée messianique dans sa forme absolue et uni^ verselle. L''idée du Messie qui a crû sur le ter- rain de la conscience nationale d'Israël tend à dépasser ce terrain dans les visions des prophètes postérieurs à l'Exil. Mais le sens réel de ces visions pleines de mystères et d'énigmes était à peine deviné par les écrivains inspirés eux-mêmes. Quant à l'opinion publique des Juifs elle restait exclusivement nationaliste et ne pouvait voir dans le Christ qu'un grand prophète national (comme Elie, Jérémie, Jean-Baptiste) ou tout au plus un dicta- teur tout-puissant, libérateur et chef du peuple élu, comme Moïse ou David. Telle était l'opinion la plus exaltée que le peuple qui suivait Jésus pro- fessait à son égard ; et nous savons que les élus eux-mêmes, jusqu'à la fin de sa vie terrestre, par- tageaient ces sentiments populaires (Ev. Luc, xxiv, 49-21). Ce n'est que dans la confession de Pierre que l'idée messianique se dégage de tout élément nationaliste et revêt pour la première fois sa forme universelle définitive. « Tu es le Christ, Fils du Dieu vivant. » Il ne s*agit plus d'un prophète ou d'un roi national ; le Messie n'est plus un second

ET l'église universelle 97

Moïse ou un second David. Il porte désormais le nom unique de Celui qui, pour être le Dieu d'Israël, n'en est pas moins le Dieu de toutes les notions. Cette confession de Pierre en s'éievant au-dessus du nationalisme juif a inauguré l'Eglise Universelle de la Nouvelle Alliance. Et c'est une raison de plus pour que Pierre soit le fondement de la Chré- tienté et pour que le souverain pouvoir hiérarchi- que qui, lui seul, a toujours maintenu le caractère universel ou international de l'Eglise, soit le véri- table héritier de Pierre et le possesseur réel de tous les privilèges que le Christ a accordés au prince des apôtres.

CHAPITRE II

LA PRIMAUTÉ DE SAINT PIERRE COMME INSTITUTION

PERMANENTE

LES TROIS PIERRES DE LA CHRÉTIENTÉ

« Et moi, jeté dis que tu es Pierre », etc.

Des trois attributs qui, selon ce texte constitutif, appartiennent de droit divin au prince des apôtres (1° la vocation d'être la base de l'édifice ecclésias- tique par la profession infaillible de la vérité; la possession du pouvoir des clefs, et le pouvoir de lier et de délier), ce n'est que le dernier qui lui est commun avec les autres apôtres. Tous les orthodoxes * sont d'accord que ce pouvoir aposto- lique de lier et de délier n'a pas été attribué aux douze comme à des personnes privées ou à titre de privilège passager, mais qu'il est j'origine et la source authentique d'un droit sacerdotal perpétuel qui a passé des apôtres à leurs successeurs dans l'ordre hiérarchique aux évèques et aux prêtres

* Et parmi les non-orthodoxes tous les auteurs de bonne foi, comme par exemple l'éminent penseur juif Joseph Salvador dans son livrç sur « Jésus-Christ et son œuvre ».

LA RUSSIE ET l'eGLISE UNIVERSELLE 99

de J'Eglise Universelle. Mais, s'il en est ainsi, les deux premières attributions attachées d'une manière encore plus solennelle et plus significative à saint Pierre en particulier ne peuvent être non plus des privilèges privés et accidentels *. Cela serait d'autant plus impossible qu'au premier de ces pri- vilèges le Seigneur a expressément rattaché la permanence et la stabilité de son Eglise dans sa lutte future contre les puissances du mal.

Si le pouvoir de lier et de délier accordé aux apôtres n'est pas une simple métaphore ni un attribut purement personnel et passager, s'il est au contraire le germe réel et vivant d'une insti- tution universelle et perpétuelle embrassant toute l'existence de l'Eglise, comment les avantages par- ticuliers de saint Pierre proclamés en termes expli- cites et solennels, comment pourraient-ils être des métaphores sans conséquence ou des privilèges personnels et temporaires ? Ne doivent-ils pas aussi s'appliquer à une institution fondamentale et permanente, dont le personnage historique de Simon bâr Jonâ n'est que le représentant princi- pal et typique ? L'Homme-Dieu ne fondait pas des institutions passagères. Dans ses élus II voyait au travers et au delà de leur individualité morlelle

' CeUe conclusion est parfaitement acceptée par le remarquable écrivain Israélite que nous venons de nommer. Il voit dans la pri- mauté de Pierre la clef de voûte de l'édifice ecclésiastique tel qu'il a été désigné et fondé par le Christ lui-même.

100 LJl RUSSIE

les principes et les types permanents de son œuvre. Ce qu'il disait au collège apostolique embrassait l'ordre sacerdotal, l'Eglise enseignante dans sa totalité. La parole sublime qu'il adressa à Pierre seul créait dans la personne de cet apôtre unique le pouvoir souverain et indivisible de l'Eglise Universelle dans toute sa durée et dans tout son développement à travers les siècles futurs. Et si ce n'est pas au pouvoir commun des apôtres que le Cbrist a voulu rattacher l'institut'on formelle de son Eglise et la garantie de sa permanence (puis- qu'il n'a pas été dit au collège apostolique : sur vous j'édifierai Mon Église), cela prouve évidem- ment que le Seigneur n'a pas considéré l'ordre épiscopal et sacerdotal (représenté par les apôtres en commun) comme suffisant par lui-même pour constituer la base inébranlable de l'Eglise Univer- selle dans sa lutte inévitable contre les portes de l'Enfer. C'est à la lutte contre le mal que Jésus pensait avant tout en fondant son Eglise visible; et pour assurer à son œuvre l'union qui donne la force, Il a préposé à l'ordre hiérarchique une ins- titution unique et centrale absolument indixisibla et indépendante, possédant de son propre chef la plénitude des pouvoirs et des promesses : tu es Pierre et sur cette pierre f édifierai Mon Église; et les portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre elle.

Tous les raisonnements en faveur du pouvoir

ET L ÉGLISE UNIVERSELLE 401

r

central et souverain de l'Eglise Universelle auraient une valeur fort médiocre à nos propres yeux s'ils n'étaient que des raisonnements. Mais ils tiennent à un fait divino-humain qui s'impose à la foi chrétienne en dépit de toutes les interprétations artificielles par lesquelles on voudrait le sup- primer.

Notre tâche n*est pas d'exposer la nécessité abstraite d'une institution qui e reçu du Christ une actualité vivante.

Quand les théologiens orientaux nous démon- trent la nécessité de Tordre hiérarchique dans l'Église en général, leurs arguments ne sauraient nous convaincre sans \q fait évangélique primitif:

le choix des douze apôtres pour l'iustruclion de

tous les peuples jusqu'à la fin des siècles. De même quand nous voulons prouver la nécessité d'un centre indivisible de la hiérarchie elle-même, c'est le fait de l'élection spéciale de Pierre pour servir de point d'appui humain à la vérité divine dans sa lutte perpétuelle contre les portes de l'en- fer, — c'est le fait de cette élection unique qui donne une base inébranlable à tous nos rai- sonnements.

Si l'on entend par Eglise la réunion parfaite de Inhumanité avec Dieu, le règne absolu de l'amour et de la vérité, on ne peut admettre dans l'Eglise aucun pouvoir et aucune autorité. Tous les membres de ce Royaume Céleste sont des

'102 lA RUSSIE

prêtres et des rois absolument égaux entre eux sous ce rapport, et le seul et unique centre d'unité est ici Jésus-Christ Lui-même. Mais ce n'est pas dans ce sens-là que nous parlons de l'Eglise puisque ce n'est pas dans ce sens-là que le Christ en a parlé. L'Église parfaite, l'Église triomphante, le règne de la gloire supposent la puissance du mal et les portes de l'Enfer définitive- ment supprimées, et c'est cependant pour com- battre les portes de l'Enfer que le Christ édifie son Eglise visible et c'est pour cette fin qu'il lui donne un centre d'unité humain et terrestre quoique toujours assisté de Dieu.

Si l'on ne veut pas tomber dans les extrêmes opposés d'un matérialisme aveugle ou d'un idéa- lisme impuissant, on est forcé d'admettre que les besoins de la réahté et les exigences de l'idéal s'accordent et vont ensemble dans l'ordre établi par Dieu. Pour représenter dans l'Eglise le prin- cipe idéal de l'humanité et de la concorde, Jésus- Christ institue, comme type originel du gouverne- ment conciliaire, le collège ou le concile primordial des douze apôtres égaux entre eun et unis par l'amour fraternel. Pour qu'une telle unité idéale puisse être réalisée dans tous les lieux et dans tous les temps ; pour que le concile des chefs ecclésias- tiques puisse partout et toujours triompher de la discorde et faire aboutir la variété des opinions privées à l'uniformité des décrets publics ; pour

ET l'église universelle 40S

que les débats puissent finir et Tunité de l'Eglise se manifester réellement, pour ne pas exposer cette unité aux accidents des conventions humaines, pour ne pas édifier Son Eglise sur ce sable mou- vant, l'Architecte divin découvre la Pierre solide, la Roche inébranlable de la monarchie ecclésias- tique et II fixe l'idéal de l'unanimité en le ratta- chant à un pouvoir réel et vivant.

La pierre de l'Église, nous dit-on, c'est le Christ vérité qui n'a jamais été contestée par aucun chrétien. Mais il ne serait guère raisonnable s'il était sincère le zèle de ceux qui, pour défendre le Christ d'une injure imaginaire, s'obstinent à méconnaître sa volonté réelle et à renier l'ordre qu'il a établi avec tant d'évidence. Car II a non seulement déclaré que la pierre de Son Eglise est Simon, l'un de ses apôtres, mais pour nous impo- ser avec plus de force cette nouvelle vérité, pour la rendre plus expressive et plus évidente. Il fait de cette vocation d'être la pierre de l'Eglise le nom propre et permanent de Simon.

Voilà donc deux vérités également incontes- tables : le Christ est la pierre de l'Eglise, et Simon bâr Jonâ est la pierre de l'Eglise. Si c'est une con- tradiction, elle ne s'arrête pas ici. Car nous voyons ce même Simon-Pierre, qui seul a reçu du Christ cet attribut exceptionnel , proclamer cependant dans une de ses épîtres que tous les croyants sont des pierres vivantes de Tédifice divino-humain

104 LA RUSSIE

(prima Pétri, II, 4,?)). La pierre unique de l'Église c'est Jésus; mais, si nous en croyons Jésus, la pierre par excellence de son Eglise c'est le coryphée des apôtres ; et si nous voulons en croire celui-ci, la pierre de l'Église c'est chaque vrai croyant.

A la contradiction apparente de ces trois vé- rités , nous n'avons qu'à opposer leur accord réel et logique. Jésus-Christ, la seule pierre du Royaume de Dieu dans l'ordre purement religieux ou mystique, pose le prince des apôtres et son pou- , voir permanent comme la pierre fondamentale de rÉglise dans l'ordre social, pour la communauté des chrétiens ; et chaque membre de cette commu- nauté, unie au Christ et demeurant dans l'ordre par Lui établi, devient un élément individuel constitu- tif, une pierre vivante de cette Église qui a Jésus-Christ comme fondement mystique et (actuel- lement) invisible et le pouvoirmonarchique de Pierre comme fondement social et visible. La distinction essentielle de ces trois termes ne fait que mieux ressortir leur union intime dans l'existence réelle de l'Eglise qui ne saurait se passer ni du Christ, ni de Pierre, ni de la multitude des fidèles. Pour voir dans l'idée de ce triple rapport une contradic- tion quelconque, il faut Ty mettre d'avance en prêtant aux trois termes fondamentaux un sens absolu et exclusif qui ne leur est nullement propre.

ET l'Église universelle 105

On oublie, en effet, que le terme « pierre (c'est- à-dire fondement) de l'Eglise » est un terme de relation et que le Christ ne peut être la pierre de l'Église que dans son union déterminée avec l'hu- manité qui constitue l'Eglise ; et puisque cette union, dans l'ordre social, est effectuée en premier lieu par un rapport central que le Christ Lui-même a rattaché à saint Pierre, il est évident que ces deux pierres le Messie et son principal apôtre loin de s'exclure mutuellement ne font que deux termes indivisibles d'un rapport unique. Quant à ce qui regarde la pierre ou les pierres du troisième ordre la multitude des croyants s'il est dit que chaque fidèle peut devenir une pierre vivante de l'Eglise, il n'est pas dit que chacun le devienne par lui-même ou en se séparant du Christ et du pouvoir fondamental qu'il a établi.

La base de l'Eglise, pour parler d'une manière tout à fait générale, c'est la réunion du divin et de l'humain. Cette base (la pierre) nous la trouvons en Jésus-Christ en tant qu'il réunit hypostatique- ment la divinité avec la nature humaine imma- culée ; cette base nous la retrouvons aussi dans chaque vrai chrétien en tant qu'il se réunit au Christ par les sacrements, la foi et les bonnes œuvres. Mais ne voyons-nous pas que ces deux modes de réunion entre le divin et l'humain (la réunion hypostatique dans la personne du Christ et la réunion individuelle du croyant avec le Christ)

i06 LA RUSSIE

ne suffisent pas encore à constituer l'unité spéci- fique de TEglise dans le sens strict du mot l'Eglise comme un être social et historique ? L'in- carnation du Verbe est un fait mystique et non pas un principe social ; la vie religieuse indivifluelle ne donne pas plus une base suffisante à la société chrétienne : on peut vivre saintement en restant seul dans le désert. Et si néanmoins dans TEg^lise, outre la vie mystique et la vie individuelle, il y a encore la vie sociale il faut bien que cette vie sociale ait une forme déterminée basée sur un principe d'unité qui lui soit propre. Et quand nous disons que ce principe spécifique de twiité sociale de rÉglise n'est immédiatement ni Jésus-Christ, ni la masse des croyants, mais le pouvoir monar- chique de Pierre au moyen duquel Jésus-Christ a voulu se réunir à F humanité comme à un être social et politique notre sentiment est coniirmé par ce fait remarquable que l'attribut d*être la pierre de l'Eglise n'a conservé la valeur d'un nom propre et permanent que pour le prince des apôtres, qui est ainsi lui seul la pierre de l'Eglise dans le sens spécial et strict de ce terme la base unifiante de la société chrétienne historique.

Trois fois seulement dans toute l'histoire sacrée (des deux Testaments), il est arrivé que le Seigneur a changé Lui-même le nom d'un homme. Quand Abraham, par une foi sans bornes, se dévoua au Dieu vivant, Dieu, en changeant son nom, le pro-

ET l'Église universelle 107

clama père de tous les croyants père de la mul- titude »). Quand Jacob, dans une lutte mystérieuse, opposa au Dieu vivant toute l'énergie de l'esprit humain, Dieu lui donna un nom nouveau qui le signala comme père immédiat de ce peuple singu- lier et unique qui a lutté et qui lutte encore avec son Dieu. Quand le descendant d'Abraham et de Jacob, Simon bar Jonâ, réunit en lui l'initiative énergique de Tesprit humain et l'assistance infailli- ble du Père céleste pour affirmer la vérité divino- humaine, l'Homme-Dieu changea son nom et le mit à la tète des nouveaux croyants et du nouvel Israël. Abraham, le type de la théocratie primitive, représente l'humanité qui se dévoue et s'abandonne à Dieu ; Jacob, le type de la théocratie nationale juive, représente l'humanité qui commence à s'oppo- ser à Dit>u ; enfin, Simon-Pierre, le type de la théocratie universelle et définitive, représente l'hu- manité qui répond à son Dieu, qui l'affirme libre- ment et se rattache à Lui par un lien réciproque et indissoluble. La foi illimitée en Dieu, qui a fait d'Abraham le père de tous les croyants, s'est réunie en Pierre à l'affirmation active de la force humaine, qui avait signalé Jacob-Israël ; le prince des apôtres a reflété dans le miroir terrestre de son esprit cette harmonie du divin et de l'humain dont il voyait dans son maître la perfection absolue ; et il est devenu par le premier-né et l'héritier par excellence de l'Homme-Dieu, le père spirituel

i08 LA RUSSIE ET L'ÉGLISE UNIVERSELLE

de la nouvelle génération chrétienne, la pierre fondamentale de cette Église Universelle qui est l'accomplissement et la perfection de la religion abrahamite et de la théocratie dlbraël.

CHAPITRE III

PIERRE ET SATAN

Ce n'est pas comme apôtre que Simon a chan- L;er de nom. Ce changement annoncé d'avance n'a pas eu lieu lors de l'élection et de la mission solen- nelle des douze. Et ceux-ci, excepté Simon seul, ont conservé dans l'apostolat leurs noms propres; aucun d'eux n'a reçu du Seigneur une appellation nouvelle et permanente d'une signification générale et supérieure*.

Hormis Simon, tous les apôtres ne se distinguent entre eux que par leurs caractères naturels, par leurs qualités et leurs destinées individuelles, ainsi que par des différences ou des nuances de sentiment personnel que leur maître pouvait avoir à leur égard. Au contraire, le nom nouveau et significatif que Simon seul reçoit en dehors de l'apostolat com- mun ne dénote ni un trait quelconque de son carac- tère naturel ni une affection personnelle du Seigneur

' Je ne parle pas des surnoms ou des épithètes accidentelles et passagères comme celle de fio&nerguès donnée à Jean et à Jacques.

l'A RUSSIE

pour lu. mais ce nom tient uniquement au rôlo

tout à fau à part que le fiis de jLâ est appe f a emphr dans ^E.Hse du Christ. Il ne lui a pa t du . Tu es Pzerre parce que je te préfère aux autr

ou parce que tu as naturellement un caractère ferme et solide (ce qu. ne serait pas d'ailleurs tout à fTit conforme a la vérité), mais : Tu es Pierre etZ cette pierre f édifierai mon Église

La profession de Pierre, qui par une adhésion spontanée et infaillible rattachait l'humanUr a" Chnst et fondait l'Eglise libre du Nouveau Testa- ment „ étant pas une simple manifestation de son caractère habituel, ne pouvait être non plus u." élan accidentel et passager de «on âme. Peut-on admettre en effet que pour un tel élan, pour Z moment d'enthousiasme, non seulement le'nom ^t hange a Simon comme autrefois à Abraham et à Jacob, mais que ce changement eût été prédit longtenips à l'avance comme devant arriver infaSlt blement, ce qui lui donnait une place marquée dans es plans du Seigneur ? Et qu'y a-t-il de plus gt dans 1 œuvre messianique que la fondation de

EghseUn.verselle,expressémentrattachéeàSimon transormeenPierre?Lasuppositionqueleprere; décret dogmatique de saint Pierre n'émanât que de sa personnahté purement humaine et privée est dn reste rendue absolument impossible p'a;Te t moi! gnage direct et explicite du Christ : Ce n'est S la cha. et le sany ,u: te font ré.élé, ma. rLiple

ET L*ÉGLTSE UNIVERSELLE 411

qîii est aux deux. C'était donc un acte siii generis que cette profession de Pierre un acte par lequel l'être moral de l'apôtre est entré dans un rapport particulier avec la Divinité; et grâce à ce rapport la parole humaine a pu manifester infailliblement la vérité absolue du Verbe et créer une base iné- branlable à l'Église Universelle. Et, comme pour enlever toute espëce de doute à ce sujet_, le récit inspiré de l'Evangile ne tarde pas à nous montrer ce même Simon, naguère proclamé par Jésus la Pierre de l'Eglise et le porte-clefs du Royaume cé- leste, abandonné cBsuite à ses propres forces et parlant d'ailleurs avec les meilleures intentions du inonde, mais sans l'assistance divine, dans l'esprit de sa personnalité naturelle et privée. « Et après cela Jésus commença d'exposer à ses disciples qu'il lui fallait aller à Jérusalem et souffrir beaucoup de la part des anciens et des scribes et des princes des prêtres, être mis à mort, ressusciter le troisième jour. Et Pierre l'ayant pris à part commença de le réfuter en disant : Que cela soit loin de toi. Seigneur, cela ne t' arrivera pas. Et lui en se retournant dit à Pierre : Va-fen, Satan, tu es un scandale pour moi, car tu n'entends pas ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes. » (Év. Math., xvi, 21-23.) Ira-t-on, avec nos polémistes gréco-russes, oppo- ser ce texte à celui qui précède pour détruire les paroles du Christ les unes par les autres? Faut-il croire que la vérité incarnée ait si vite changé

112

LA RUSSIE ET l'ÉGLISE UNIVERSELLE

d opinion et supprimé tout d un coup ce qu'elle venait à peine d'énoncer? Et, d'un autre côté, com- ment concilier le « Bienheureux »et le «Satan i>? Comment admettre que la « pierre de scandale » pour le Seigneur Lui-même soit la pierre de son Eglise inébranlable aux portes de l'Enfer? Que celui qui ne pense qu'aux choses humaines reçoive les révélations du Père céleste et obtienne les clefs duRoyaum.e de Dieu?

Il n'y a qu^un seul moyen d'accorder ces textes que l'évangéliste inspiré n a pas juxtaposés sans raison. Simon Pierre, commç pasteur et docteur suprême de l'Eglise Universelle, assisté de Dieu et parlant pour tous est le témoin fidèle et l'expli- cateur infaillible de la vérité divino-humaine ; il est en cette qualité la base inébranlable de la maison de Dieu et le porte-clefs du Royaume céleste. Le même Simon Pierre, comme personne privée parlant et agissant par ses forces naturelles et par son enten- dement purement humain, peut dire et faire des choses indignes, scandaleuses et même sataniques Mais les défauts et les péchés personnels sont passagers, tandis que la fonction sociale du mo- narque ecclésiastique est permanente. < Salan » et le « scandale » ont disparu, mais Pierre est resté.

CHAPITRE IV

L'ÉGLISE COMME SOCIÉTÉ UNIVERSELLE LE PRINCIPE DE L'AMOUR

L'existence de toute société humaine étant déter- minée par les idées et les institutions, le bien-être et le progrès social dépendent principalement de la vérité des idées qui dominent dans la société et du bon ordre qui règne dans son gouvernement. L'Église comme société directement voulue et fon- dée par Dieu doit posséder ces deux qualités à un degré éminent ; les idées religieuses qu'elle pro- fesse doivent être infailliblement vraies ; et sa cons- titution doit réunir la plus grande stabilité à la plus grande puissance d'action dans la direction voulue.

L'Église est avant tout une société établie sur la vérité. La vérité fondamentale de l'Église c'est l'unité du divin et de l'humain, le Verbe fait Chair, le Fils de l'Homme reconnu comme le Christ, Fils du Dieu vivant. Sous un aspect purement

114 LA RUSSIE

objectif \dL pierre de TÉglise est ainsi le Christ lui- même, la vérité incarnée. Mais pour être réelle- ment fondée sur la vérité, TÉi^lise, comme société humaine, doitêtreréunieàcettevérité d'une manière déterminée.

Puisque la vérité n'a pas d'existence immédiate- ment manifeste et extérieurement obligatoire dans ce monde des apparences, l'homme ne peut se réunir à elle que par la foi qui nous rattache à la substance intérieure des choses et présente à notre esprit tout ce qui n'est pas visible extérieurement. On peut donc affirmer, du point de vue subjectifs que c'eBt la foi qui constitue la base ou la « pierre » de l'Église. Mais quelle foi? La foi de qui? Le simple fait d'une foi subjective chez telle ou telle personne ne suffit pas. La foi privée la plus forte et la plus sincère peut nous mettre en rapport non seulement avec iasubstance invisible de lavérité et du souverain Bien, mais aussi avec la substance invisible du mal et du mensonge, ce qui est abondamment prouvé par l'histoire des religions. Pour être vraiment rattaché par la foi à son objet désirable la vérité absolue, il faut être conforme à cette vérité.

La vérité de l'Homme-Dieu, c'est-à-dire Tunité parfaite et vivante de l'absolu et du relatif, de l'in- fini et du fini, du Créateur et de la créature cette vérité par excellence ne peut se borner à un fait historique, mais elle révèle, au moyen de ce fait) un principe universel qui contient tous les

ET l'Église universelle 115

trésor» de la sagesse et embrasse tout dans son u:iilé.

La vérité objective de la foi étant universelle, et le véritable sujet de la foi devant être conforme à son objet, il suit que le sujet de la vi^aie 7'eligion est nécessairement universel. Ce n'est pas à l'homme individuel et isolé, c'est à Thumanité entière dans son unité que peut appartenir la vraie foi ; et l'in- dividu ne peut y participer que comme un membre vivant du corps universel. Mais l'unité réelle et vivante du genre humain n'étant pas immédiate- ment donnée dans Tordre physique, elle doit être créée dans l'ordre moral. Les bornes de l'indivi- dualité finie qui s'affirme exclusivement, les bornes de l'égoïsme naturel, doiventêtre brisées par r«?wowr pour rendre l'homme conforme à Dieu qui est Tamoun Mais cet amour qui doit transformer les fractions discordantes du genre humain en une unité réelle et vivante l'Eglise Universelle cet amour ne peut pas être un sentiment vague, pure- ment subjectif et impuissant : il faut qu'il se tra- duise par une action constante et déterminée qui donne au sentiment intérieur une réalité objective. Quel est donc l'objet réel de cet amour actif ? L'amour naturel, ayant pour objet les êtres qui nous sont le plus proches, crée une unité collective réelle la. famille; l'amour naturel plus étendu, qui a pour objet tous les gens d'un même pays et d'une même langue, crée une unité collée-

116 LA RUSSIE

tive plus vaste et plus compliquée, mais toujours réelle la cité, TEtat, la nation *. L'amour qui doit créer l'unité religieuse du genre humain, ou l'Eglise Universelle, doit dépasser les limites de la nationa- lité et avoir pour objet la totalité des êtres humains. Mais le rapport actif entre la totalité du genre humain et l'individu n'ayant pas pour base, dans ce dernier, un sentiment naturel analogue à celui qu'inspire la famille ou la patrie, ce rapport se réduit nécessairement (pour le sujet particulier) à l'essence purement morale de l'amour, c'est-à- dire à l'abdication libre et consciente de la propre volonté, de l'égoïsme individuel familial et natio- nal. L'amour envers la famille et l'amour envers la nation sont en premier lieu des faits naturels qui peuvent en second lieu produire des actes moraux; l'amour envers TEglise est essentiellement un acte moral l'acte de soumettre la volonté particu- lière à la volonté universelle. Mais pour que la volonté universelle ne soit pas une fiction, il faut qu'elle soit toujours réalisée dans un être déter- miné. La volonté de tous n'étant pas une unité réelle, puisque tous ne se trouvent pas immédia- tement d'accord entre eux, il faut un moyen pour les accorder, c'est-à-dire une volonté unique qui

L'habitation dans une même contrée et l'identité du langage ne suffisent pas par elles-mêmes pour produire l'unité de la patrie ; elle est impossible sans le patriotisme, c'est-à-dire sans un amour spécifié.

ET L'ÉGLISE UNIVERSELLE 117

puisse unifier toutes les autres. Il faut que chacun puisse s*unir effectivement à l'ensemble du genre humain (manifester positivement son amour envers l'Eglise) en rattachant sa volonté à une volonté unique non moins réelle et vivante que la sienne, mais en même temps universelle et à laquelle toutes les autres volontés doivent être également soumises. Mais on ne peut admettre une volonté sans celui qui veut et qui manifeste son vouloir ; et tant que tous ne sont pas immédiatement un, force nous est de nous unir à tous dans la personne d'un seul pour pouvoir participer à la vraie foi universelle.

Puisque chaque homme en particulier ne peut, pas plus que l'humanité entière dans son état naturel de division, être le sujet propre de la foi universelle, il faut que cette foi soit manifestée par un seul qui représente l'unité de tous. Chacun, en prenant cette foi vraiment universelle pour règle de sa propre foi, produit par un acte réel de sou- mission ou d'amour envers l'Eglise, acte qui le rend conforme à la vérité universelle révélée à l'Eglise. En aimant tous dans un seul (puisqu'on ne peut pas les aimer autrement), chacun participe à la foi de tous déterminée par la foi divinement assistée d'un seul; et ce lien permanent, cette unité si large et cependant si ferme, si vivante et cepen- dant si immuable, fait de l'Eglise Universelle un être moral collectif, une société véritable, beaucoup plus vaste et plus compliquée mais non moins réelle

118 LA RU8SIB

qu'une nation ou un Etat. L'amour pour rE;^lise est manifesté par une adhésion constante à sa volonté et à sa pensée vivante représentées par les actes publics du chef ecclésiastique suprême. Cet amour qui dans son origine n'est qu'un acte de morale pure, Faccomplissement d'un devoir par principe (robéissance à Timpératif catégorique selon la terminologie kantienne), peut et doit devenir la source de sentiments et d'affections non moins puissants que l'amour filial ou le patriotisme. Ceux qui, tout en voulant fonder l'Eglise sur l'amour, ne voient l'unité ecclésiastique universelle que dans une tradition cristallisée et privée depuis onze siècles de tous les moyens de s'affirmer réei- lementj devraient prendre en considération qu'il est impossible d'aimer d'un amour vivant et actif un souvenir archéologique, un fait éloigné qui, comme les sept conciles œcuméniques, est abso- lument inconnu des masses et ne peut parler qu'aux érudits. L'amour pour l'Eglise n'a de sens réel que chez ceux qui reconnaissent toujours à l'Eglise un représentant vivant, un père commun de tous les fidèles susceptible d'être aimé comme l'est un père dans sa famille ou le chef de l'Etat dans un pays monarchique.

Le caractère formel de la vérité est de ramener à une unité harmonieuse les multiples éléments du réel. Ce caractère ne manque pas à la vérité par excellence, à la vérité de l'Homme -Dieu qui dans

ET l'Église universelle 419

son unité absolue embrasse toute la plénitude de la vie divine et humaine. Au Christ, à l'être un, centre de tous les êtres, doit correspondre l'Eglise collectivité aspirant à l'unité parfaite. Et tant que cette unité intérieure et parfaite de tous n'est pas réalisée, tant que la foi de chacun n'est pas encore en elle-même la foi de tous, tant que l'unité de tous nest pas manifestée immédiate- ment par chacun^ elle doit être effectuée par le moyen dun seul,

La vérité universelle parfaitement réalisée dans un seul (le Christ) attire à elle la foi de tous déter- minée infailliblement par la voix d'un seul (le pape). En dehors de cette unité, nous l'avons vu, Topinion de la multitude peut être erronée et la foi des élus eux-mêmes peut demeurer indécise. Mais ce n'est pas une fausse opinion ni une foi vacillante, c'est une foi infaillible et déterminée qui, en réunissant le genre humain à la vérité divine, constitue la base inébranlable de l'Eglise Universelle, Cette base, c'est la foi de Pierre vivant dans ses succes- seurs, — une foi qui est personnelle pour se mani- fester aux hommes et qui (par l'assistance divine) est surhumaine pour être infaillible. Et nous ne cesserons de le répéter si l'on croit que ce centre d'unité permanent n'est pas nécessaire, qu'on essaie seulement de manifester sans lui l'unité vivante de l'Eglise Universelle, qu'on essaie de produire sans lui un acte ecclésiastique intéressant la chrétienté

1!20 LA RUSSIE ET L'ÉGLISE UNIVERSELLE

entière, qu'on essaie de donner une réponse déci- sive et autoritaire à l'une des questions qui désu- nissent les consciences chrétiennes ! Mais on voit bien que les successeurs actuels des apôtres à Cons- tantinople ou à Pétersbourg imitent le silence des

apôtres eux-mêmes à Césarée de Philippe

Résumons en quelques mots les réflexions pré- cédentes. L'Eglise Universelle est basée sur la vérité affirraée 'par la foi. La vérité étant une., la vraie foi doit l'être aussi. Et cette unité de foi ri existant pas actuellement et immédiatement dans la totalité des croyants (puisque tous ne sont pas unanimes en matière de religion), doit résider dans l autorité légale d'un seul chef, garantie par r assistance divine et acceptée par l'amour et la confiance de tous les fidèles. Yoilà la pierre sur laquelle le Christ a fondé sou Eg-Uso et les portes de l'enfer ue prévaudront pas contre elle.

CHAPITRE V

LES CLEFS DU ROYAUME

Comme s'il ne voulait laisser aucun doute pos- sible sur l'intention et la portée de ses paroles con- cernant la pierre de l'Eglise, Jésus les complète en conférant explicitement le pouvoir des clefs, l'intendance suprême de son Royaume, au pouvoir fondamental de TEglise, institué dans la personne de Simon Pierre. « Et je te donnerai les clefs du Royaume des cieux. .*> Ici il nous faut tout d'abord écarter un contre-sens que nos polémistes « ortho- doxes » attribuent à Jésus-Christ. Pour elfacer le plus possible la différence entre Pierre et les autres apôtres, on affirme que le pouvoir des clefs n'est autre chose que le pouvoir de lier et de délier. Après avoir dit : « Je te donnerai les clefs » Jésus aurait répété la même promesse en d'autres termes. j\]ais quand on parle de clefs, il faudrait dire fermer et oiwrir et non lier et délier, comme nous lisons en effet dans l'apocalypse (pour nous borner seule- mont au Nouveau Testament) : 'O exo>v xr^v xXeiSa

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ryz LA RUSSIE

rrov AaviS, o avoiywv xai ouoetç xX&tet, xat xXsiet, xat

oj^sic avoiyet. (Celui qui a la clef de David, Celui qui ouvre et personne ne ferme, et qui ferme et personne n'ouvre. (Apoc, m, 7). On peut fermer et ouvrir une chambre, une maison, une ville, mais on ne peut lier et délier que les êtres et les objets particuliers qui se trouvent dans la chambre, dans la jïiaison, dans la ville. Le texte évangéliquc qui est en question est une métaphore, mais une méta- phore n'est pas nécessairement une absurdité. L'image des clefs du Royaume (de la résidence royale bèth-ha-mélék) doit nécessairement repré- senter un pouvoir plus vaste et plus général que l'image de lier et de délier.

Le pouvoir spécial de lier et de délier ayant été donné à Pierre dans les mêmes termes que ceux dans lesquels il a été conféré plus tard aux autres apôtres (Mathieu, xviii, 18), il est aisé de voir par le contexte de ce dernier chapitre que ce pouvoir infé- rieur ne regarde que les cas individuels si ton frère pèche contre toi, etc. ))),cequi correspond par- faitement au sens de la métaphore employée par l'Evangile. Les cas de conscience personnels et -les destinées des âmes individuelles tombent seules sous le pouvoir de lier et de délier qui a été donné aux autres apôtres après Pierre. Quant au pouvoir des clefs du Royaume, conféré uniquement à Pierre, il ne peut (d'après le sens précis de notre texte ainsi que d'après Tanalogie biblique) se rapporter

ET l'église universelle 1123

qu'à la totalité de l'Eglise en signifiant un pouvoir suprême social et politique, le gouvernement géné- ral du Royaume de Dieu sur la terre. On ne doit ni séparer de l'organisation de l'Eglise Universelle la vie de l'âme chrétienne ni la confondre avec cette- organisation. Ce sont deux ordres de choses différents quoique intimement liés ensemble.

Comme la doctrine de l'Eglise n'est pas un simple composé de croyances personnelles, de même le gouvernement de l'Eglise ne peut être réduit à la direction des consciences individuelles et de la vie morale privée. Basée sur Yunité de la foi^ l'Eglise Universelle, comme un corps social réel et vivant, doit manifester encore une unité d'action^ suffisante pour réagir avec succès à chaque moment de son existence historique contre les efi'orts réunis des puissances ennemies qui veulent la détruire en la divisant. L'unité d'action pour un corps social vaste et compliqué suppose tout un système de fonctions organiques subordonnées à un centre commun qui puis&e les faire mouvoir à chaque moment donné dans la directid^ voulue. Comme l'unité de la foi orthodoxe est définitivement garan- tie par l'autorité dogmatique d'un seul qui parle pour tous, de même l'unité de l'action ecclésiastique est nécessairement conditionnée par le pouvoir dirigeant d'un seul, s'étendant sur toute l'Eglise. Mais dans l'Eglise une et sainte, basée sur la vérité, le gouvernement ne saurait être séparé do la doc-

124 LA RUSSIE ET l'ÉGLISE UNIVERSELLE

trine ; et le pouvoir central et suprême dans l'ordre ecclésiastique ne peut appartenir qu'à celui qui, par une autorité divinement assistée, représente et manifeste, dans l'ordre religieux, l'unité de la vraie

foi.

C'est pour cela que les clefs du Royaume n'ont été données qu'à celui qui est, par sa foi, la Pierre de l'Église,

CHAPITRE VI

LE GOUVERNEMENT DE L'ÉGLISE UNIVERSELLE CENTRE D'UNITÉ

L'Église est non seulement la réunion parfaite des hommes avec Dieu dans le Christ, elle est en- core ï ordre social que la volonté suprême a établi pour accomplir en lui et par lui cette union divine- humaine. Basée sur la v^nVe éternelle, l'Eglise est non seulement la perfection de la vie dans l'avenir elle a été aussi dans le passé et elle est encore dans le présent la voie qui mène à cette per- fection idéale. L'existence sociale de l'humanité sur la terre ne peut rester en dehors de la nouvelle union du divin et de l'humain réalisée dans le Christ. Si les éléments de notre vie matérielle elle-même sont transformés et sanctifiés dans les sacrements, comment serait-il possible que l'ordre social et poli- tique, qui est une forme essentielle de l'existence humaine, soit abandonné sans défense à la lutte des intérêts égoïstes, au jeu des passions meurtrières,

12G LA RUSSIE

au conflit des opinions fallacieuses? L'homme étant nécessairement un être social, le but définitif de Topération divine dans l'humanité est la créa- tion d'une société universelle parfaite. Mais ce n'est pas une création ex nihilo, La matière de la société parfaite est donnée, c'est la société im- parfaite, l'humanité telle quelle. Elle n'est ni ex- clue ni supprimée par le Royaume de Dieu, elle est au contraire attirée dans la sphère de ce Royaume pour être régénérée, sanctifiée, transfi- gurée. Quand il s'agit de rattacher au Christ l'être individuel de l'homme, la religion ne se contente pas de la communion invisible et purement spiri- tuelle, elle veut que l'homme communie avec son Dieu dans la totalité de son existence, même par Tacte physiologique de la nourriture. Dans cette communion mystique mais réelle la matière du sacrement n'est pas simplement détruite et anéantie, mais elle est transsiibstantiée, c'est-à-dire que la substance intérieure et invisible du pain et du vin est exaltée dans la sphère de lacorporéité divinisée du Christ et absorbée par elle, tandis que l'actualité phénoménale ou l'apparence extérieure de ces ob- jets demeure sans aucun changement sensible pour pouvoir agir dans les conditions données de notre existence physique en la rattachant au corps de Dieu. De même quand il s'agit de la vie collective et publique de l'humanité, elle aussi doit être mys- tiquement transsubstantiée tout eu gardant les

ET l'Église universelle 127

espèces ou les formes extérieures de la sociélé ter- restre : ces formes elles-mêmes ordonnées et con- sacrées d'une manière déterminée doivent servir de bases réelles et d'instruments visibles à Vaction sociale du Christ dans son Eglise,

Au point de vue chrétien l'œuvre de Dieu dans l'humanité n'a pas pour but définitif la manifesta- tion de la puissance divine (idée musulmane), mais l'union libre et réciproque des hommes avec Dieu. Et, pour accomplir cette œuvre, le moyen propre n'est pas l'action occulte de la Providence qui mène les individus et les peuples par des voies inconnues à des fins qu'ils ne comprennent pas. Cette action absolument et exclusivement surhumaine est tou- jours indispensable, mais elle ne suffit pas à elle seule. Surtout depuis la réunion réelle et historique du divin et de l'humain dans le Christ, l'huma- nité doit prendre elle-même une part positive dans ses destinées, doit communier socialement avec le Christ. Mais s'il faut que les hommes mortels parti- cipent ici~bas réellement et actuellement au gou- vernement invisible et surnaturel du Christ, il est nécessaire que ce gouvernement soit revêtu des e5;?<?C(?5 sociales visibles et naturelles. Pour opérer dans l'humanité imparfaite et conjointement avec elle, la perfection de Ja grâce et de la vérité divines en Jésus-Christ doit être représentée et servie par une institution sociale, divine par son origine, son but et ses pouvoirs et humaine par ses moyens

128 LA RUSSIE

d'action adaptés à toutes les exigences de la vie hislorique.

Pour diriger la vie publique de Thumanité entière vers le but de l'amour divin et pour déterminer l'opinion publique dans le sens delà vérité divine;, il faut qu'il y ait dans l'Eglise un gouverueineiil universel divinement autorisé. Ce gouvernement doit être défini et manifeste pour que tout le monde puisse le connaître et il doit être permanent pour que l'on puisse toujours y faire appel; il doit être divin dans sa substance pour s'imposer définitive- ment à la conscience religieuse de tout homme bien informé et bien intentionné, et il doit être humain et imparfait dans sa manifestation historique pour rendre la résistance morale possible, pour laisser une place aux doutes, à la lutte, aux tentations, à tout ce qui constitue le mérite de la vertu libre et vraiment humaine.

Pour former la première base de réunion entre la conscience sociale de l'humanité et le gouver- nement providentiel de Dieu, pour participer à la Majesté divine et être en même temps adapté à l'actualité humaine, le pouvoir suprême de l'Eglise, tout en donnant place aux différentes formes gou- vernementales variant selon les temps et les lieux, doit toujours, comme centre d'unité, garder son caractère purement monarchique. Si TEglise Uni- verselle avait un gouvernement exclusivement col- lectif, si son pouvoir suprême n'était représenté

ET l'Église universelle 429

que par un concile, Tunité de son action humaine (la rattachant à l'unité absolue de la vérité divine) ne pourrait avoir que deux bases : ou Taccord unanime et parfait de tous ses membres, ou bien la majorité des voix, comme dans les assemblées laïques. Cette dernière supposition est incompa- tible avec la majesté de Dieu qui serait obligé d'ac- commoder chaque fois sa volonté et sa vérité aux groupements fortuits des opinions et au jeu des passions humaines. Quant à l'unanimité et à la concorde complète et permanente, un tel état de la conscience sociale pourrait sans doute, par son excellence morale intrinsèque, correspondre à la perfection divine et manifester infailliblement l'action de Dieu dans l'humanité. Mais si le principe politique de la majorité des voix est au-dessous de la dignité divine, le principe idéal de Tunanimité immédiate, spontanée et constante est malheureu- sement trop au-dessus de la condition humaine actuelle. Cette unité parfaite que Jésus-Christ, dans sa prière pontificale, nous a présentée comme le but définitif de son œuvre ne peut pas être suppo- sée comme la base réelle et manifeste de cette œuvre. Le moyen le plus sûr de ne jamais allein- dre la perfection désirée, c'est de s'imaginer qu'elle est déjà atteinte. L'unanimité et la solidarité cons- ciente, r..mour fraternel et la concorde libre, c'est l'idéal de TEglise idéal accepté de tout le monde.

130 LA RUSSIE

Mais la diiïérence entre un songe creux el l'idéal divin deFunité, c'est que celui-ci a un point d'ap- pui réel (le ôox; (lot uoD (TT(ij de la mécanique sociale) pour gagner peu à peu du terrain ici-bas et pour triompher graduellement et successivement de toutes les puissances de la discorde. Un principe d'unité réel et indivisible est absolument nécessaire pour résister aux tendances profondes et vivaces de division dans le monde et dans l'Eglise elle- même. En attendant que l'unité religieuse l'unité de la grâce et de la vérité devienne dans chaque croyant l'essence même de sa vie et le lien partait et indissoluble qui le rattache a tout le prochain, il faut que le principe de cette unité universelle existe objectivement et agisse sur tout le monde sous les « espèces » d'un pouvoir social visible et déterminé.

L'Eglise une et universelle est parfaite par la concorde et l'unanimité de tous ses membres, mais pour qu'elle puisse être au milieu de la discorde actuelle, il lui faut un pouvoir d'unification et de conciliation, pouvoir inaccessible à cette discorde et réagissant continuellement contre elle, s'affirmant au-dessus de toutes les divisions, groupant autour de lui tous les hommes de bonne volonté, dénon- çant et condamnant tout ce qui est contraire au Royaume de Dieu sur la terre. Quand on veut ce Royaume, il faut bien vouloir la seule voie qui y mène l'humanité collective. Entre l'actualité odieuse

ET L*ÉGLÎSE UNIVERSELLE ^31

de la discorde qui règne dans ce monde et l'unité désiriible de l'amour parfait Dieu règne, il y a le chemin nécessaire de l'unité légale et autoritaire rattachant le fait humain au droit divin.

Le cercle parfait de l'Eglise Universelle a besoin d'un centre unique non pas pour être parfait, mais pour être, L'Eglise terrestre appelée à embrasser la multitude des nations devait, pour rester une société réelle, opposer à toutes les divisions natio- nales un pouvoir universel déterminé ; l'Église ter- restre qui devait entrer dans le courant de l'histoire et subir, dans ses circonstances et ses rapports extérieurs, des changements et des variations incessantes, avait besoin, pour sauvegarder son identité, d'un pouvoir essentiellement conservateur et cependant actif, inaltérable au fond et souple dans les formes ; enfin, l'Eglise terrestre destinée à agir et à s'affirmer contre toutes les puissances du mal au milieu d'une humanité infirme, devait être munie d'un point d'appui absolument ferme et irréfragable, plus fort que les portes de l'enfer, Or, nous savons d'un côté que le Christ a prévu cette nécessité de la monarchie ecclésiastique en confé- rant à un seul le pouvoir suprême et indivisible dans son Eglise ; et nous voyons d'un autre côté que, de tous les pouvoirs ecclésiastiques du monde chrétien, il n'y en a qu'un seul et unique qui main- tienne perpétuellement et invariablement son carac- tère central et universel et qui en même temps, par

132 LA RUSSIE

une tradition ancienne etgénérale,soitspécialemonl rattaciié à celui à qui le Christ a dit : Tu es Pierre et sur celte pierre f édifierai mon Église et les portes de l enfer ne prévaudront pas contre elle. La parole du Christ ne pouvait rester sans effet dans l'histoire chrétienne; et le principal phénomène de cette his- toire devait avoir une cause suffisante dans la parole de Dieu. Qu'on nous trouve donc pour la parole du Christ à Pierre un effet correspondant autre que la chaire de Pierre, et qu'on découvre pour cette chaire une cause suffisante autre que la promesse faite à Pierre.

Les vérités vivantes de la religion ne s'imposent pas à toute intelligence comme des théorèmes géo- métriques. Du reste, on risquerait de se tromper si l'on croyait que les vérités mathématiques elles- mêmes sont acceptées unanimement par tout le monde pour la seule raison de leur évidence intrin- sèque : on s'accorde à les reconnaître parce que personne n'est intéressé à les rejeter. Je n'ai pas la prétention naïve de convaincre les esprits qui trouvent des intérêts plus puissants que la recher- che de la vérité religieuse. En exposant les preuves générales de la primauté permanente de Pierre comme base de l'Eglise Universelle, je n'ai voulu qu'aider le travail intellectuel de ceux qui sont opposés à cette vérité non pas par des intérêts et des passions, mais seulement par des erreurs incons- cientes et des préjugés héréditaires. En continuant

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ET l'Église universelle 433

cette tâche, je dois maintenant, les yeux toujours fixés sur le phare lumineux de la parole biblique, aborder pour un moment le domaine obscur et mobile de l'histoire universelle.

CnAPITRE VII

LES MONARCHIES DE DANIEL «ROMA» ET«AMOR»

La vie historique de rhumanité a commencé par la confusion de Babel (Gen., xi), elle finira par l'harmonie parfaite de la Nouvelle Jérusalem. (Apoc, xxi). Entre ces deux termes extrêmes, con- signés dans le premier et dans le dernier livre de rÉcriture, prend place le processus de l'histoire universelle, dont l'image spnbolique nous est donnée dans un livre sacré qu'on pourrait consi- dérer comme une transition entre l'Ancien et le Nouveau Testament, le livre du prophète Daniel (Dan., ii, 31-36).

L'humanité terrestre n'étant pas et ne devant jamais être un monde de purs esprits, elle a besoin, pour manifester et développer l'unité de sa vie intérieure, d'un organisme social extérieur qui doit être d'autant plus centralisé qu'il devient plus «étendu et plus différencié. Comme la vie de l'esprit humain individuel se manifeste au moyen du corps

LA RUSSIE ET l'ÉGLISE UNIVERSELLE 133

humain organisé, de même l'esprit collectif de Fhumanité régénérée l'Eglise invisible de- mande une organisation sociale visible, image et instrument de son unité. De ce point de vue, l'his- toire de l'humanité se présente à nous comme la formation successive de Têtre social universel ou de l'Eglise une et catholique, dans le sens large du mot. Cette œuvre est nécessairement divisée en deux parties principales : V l'unification exté- rieure des nations historiques ou Ja formation du corps universel de l'humanité par le travail plus ou moins inconscient des puissances terrestres sous l'action invisible et indirecte de la Providence, et l'animation de ce corps par le souffle puissant de l'Homme-Dieu et son développement ultérieur par l'action combinée de la grâce divine et des forces humaines plus ou moins conscientes. En d'autres termes, nous avons ici, d'un côté, la forma- tion de la monarchie universelle naturelle^ et, d'un autre côté, la formation et le développement de la monarchie spirituelle ou de l'Eglise Universelle sur la base et dans le cadre de l'organisation naturelle correspondante. La première partie de la grande œuvre constitue essentiellement l'histoire ancienne ou païenne; la seconde détermine principalement l'histoire moderne ou chrétienne. Le trait d'union est l'histoire du peuple d'Israël qui, sous une action spéciale du Dieu vivant, a préparé le milieu organique et national à l'apparition de l'Homme-

136 LA RUSSIE

Dieu qui est le principe spirituel d*unité pour lo corps universel et le centre absolu de l'histoire.

Pendant que la nation sacrée préparait la corpo- réité naturelle de l'Homme-Dieu individuel, les nations profanes élaboraient le corps social de l'Homme-Dieu collectifs de l'Eglise Universelle. Comme cette œuvre du paganisme était produite par des efforts purement humains qui n'étaient qu'indirectement et invisiblement dirigés par la Providence divine, il fallait bien que cette œuvre procédât par des essais et des ébauches. Avant la monarchie effectivement universelle, nous voyons surgir des monarchies nationales prétendant à l'universalité, mais impuissantes à l'atteindre.

Après la monarchie assyro-babylonienne, cette tête d'or du despotisme le plus pur et le plus cen- tralisé — vient la monarchie médo-perse la poi- trine et les bras d'argent symbolisant une puissance despotique moins centralisée, moins pure, mais en revanche beaucoup plus vaste, enserrant dans ses bras toute la scène historique d'alors entre la Grèce d'un côté et l'Inde de l'autre. Puis vient la monarchie macédonienne d'Alexandre le Grand ce ventre d'airain qui dévore l'Hellade et l'Orient. Mais malgré son abondance dans le domaine de la culture intellectuelle et esthétique, l'hellénisme se montra impuissant dans l'action pratique, incapable de créer un cadre politique et un centre d'unité pour toute la multitude des

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nations qu'il avait envahies. Comme gouverne- ment, il adopta sans aucun changement essentiel l'absolutisme des despotes nationaux qu'il trouva dans l'Orient; et, tout en imposant au monde con- quis l'unité de sa culture, il ne put l'empêcher de se diviser en deux grands Etats nationaux à moitié grécisés, le royaume helléuo-égyptien des Ptolé- mée et le royaume helléno-syrien des Séleu- cides. Tantôt en guerre acharnée, tantôt en alliance instable au moyen de mariages dynastiques, ces deux royaumes étaient bien représentés par les deux pieds du colosse le fer du despotisme pri- mitif se mêlait à l'argile ramollie d'une culture en décadence. Ainsi le monde païen partagé entre deux puissances rivales avec deux centres poli- tiques et intellectuels Alexandrie et Antioche ne possédait pas une base historique suffisante pour l'unité chrétienne. Mais il y avait une pierre Capito H immobile saxiim une petite ville d'Italie dont l'origine était enveloppée de fables mysté- rieuses et de miracles significatifs, et dont le vrai nom même était inconnu. Cette pierre lancée par la Providence du Dieu de l'histoire vint frapper les pieds d'argile du monde gréco-barbare de l'Orient, renversa et mit en poussière le colosse impuissant et devint une grande montagne. Le monde païen reçut un centre réel d'unité. Une monarchie embrassant l'Orient et l'Occident, vraiment inter- nationale et universelle, fut fondée. Elle était non

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seulement beaucoup plus étendue que la plus vaste des monarchies nationales, elle contenait non s-eu- lement beaucoup plus d'éléments hétérogènes (de nationalité et de culture), mais elle était surtout puissamment centralisée, elle transformait ces élé- ments variés en un tout réel et actif. Au lieu d'un simulacre monstrueux composé de parties hétéro- gènes, rhumanité devint un corps organisé et homogène l'Empire Romain avec un centre individuel et vivant César-Auguste, le déposi- taire et le représentant de toutes les volontés unies du genre humain.

Mais qu'est-ce que César et comment est-il arrivé à représenter le centre vivant de l'humanité? Sur quoi est fondé son pouvoir? Une expérience longue et douloureuse a convaincu les peuples de l'Orient et de l'Occident que la division et la lutte conti- nuelle sont un mal et qu'un centre d'unité est nécessaire pour amener la paix du monde. Ce désir vague, mais très réel de la paix et de l'unité, jeta le monde païen aux pieds d'un aventurier qui remplaçait avec succès les croyances et les prin- cipes par les armes des légions et par sa propre audace. L'unité de l'Empire avait ainsi comme fondements uniques la forcel et la chance. Si le premier des Césars paraissait mériter sa fortune par Son génie personnel, si le second la justilia dans une certaine mesure par sa piété calculée et sa modération prudente, le troisième était un

ET L*ÉGLISE UNIVERSELLE 139

monstre et il eut pour successeurs des idiots et des fous. L'Etat universel qui devait être Tincarnatiou de la Raison sociale elle-même était réalisé dans un fait absolument irrationnel dont Tabsurdité n'était rele- vée que par le blasphème de l'apothéose impériale.

Le Verbe divin, uni individuellement à la nature humaine et voulant unir à Lui socialement l'être collectif de l'humanité, ne pouvait prendre comme point de départ de cette union ni la discorde d'une foule anarchique, ni l'arbitraire d'une tyrannie. Il ne pouvait s'unir à la société humaine qu'au moyen d'im pouvoir fondé sur la Vérité. Dans le domaine social, il ne s'agit pas directement et en premier lieu des vertus et des défauts personnels. Si nous considé- rons comme mauvais et faux le pouvoir impérial de la Rome païenne, ce n'est pas seulement à cause des forfaits et des folies des Tibères et des Nérons, c'est surtout parce que le pouvoir impérial lui-même, représenté soit par un Caligula, soit par un Antonin, était fondé sur la violence et couronné par le men- songe. L'empereur ree/ créature improvisée des légionnaires et des prétoriens n'était confirmé que par la force aveugle et grossière; l'empereur idéal celui de Tapothéose était une fiction impie.

A rhomme-dieu faux de la monarchie politique le véritable Dieu-Homme opposa le pouvoir spiri- tuel de la monarchie ecclésiastique basé sur la Vérité «t l'Amour, La monarchie universelle, l'unité internationale devaient rester ; le centre

140 LA RUSSIE

d'unilé ne devait pas changer de place. Mais le pou- voir central lui-même, son caractère, son origine, sa sanction devaient être renouvelés.

Il y avait chez les Romains eux-mêmes un pres- sentiment vague de cette transformation mysté- rieuse. Si le nom vulgaire de Rome signifiait /brce en grec et si un poète de l'Hellade décadente saluait les nouveaux maîtres en ce nom : ^^tpe fioi Pwfjia, B\j^axrip Ap7)o<; les citoyens de la Ville Eternelle, en lisant son nom selon la façon sémitique, croyaient découvrir sa vraie signification : Amor; et l'antique légende renouvelée par Virgile ratta- chait le peuple romain et la dynastie de César en particulier à la mère de l'Amour et par elle au Dieu suprême. Mais leur Amour était le serviteur de la mort et leur Dieu suprême était un parricide. La piété romaine, leur principal titre de gloire et le fondement de leur grandeur, était un sentiment vrai rapporté à de faux principes. C'est précisément d'un changement de principes qu'il s'agissait. Il s'agis- sait de révéler la vraie Rome basée sur la vraie religion. En remplaçant les triades infinies de dieux parricides par la seule Trinité divine consubstan- tielle et indivisible, il fallait donner pour fondement à la société universelle, au lieu d'un empire de la Force, une Eglise de l'Amour. Est-ce par l'effet d'un pur hasard qu'en voulant proclamer sa vraie monar- chie universelle fondée, non sur la servilité des sujets et l'arbitraire d'un maître mortel, mais sur

ET l'église universelle 141

l'adhésion libre de la foi et de l'amour dans l'homme à la Vérité et à la Grâce de Dieu, Jésus-Christ choisit le moment II arriva avec ses disciples aux confins de la Césarée de Philippe de cette ville qu'un esclave des Césars a dédiée au génie de son maître? Est-ce encore un effet du hasard que, pour donner la dernière sanction à son œuvre fonda- mentale, Jésus choisit les environs de la Tibériade et, en face des monuments qui parlaient du maître actuel de la fausse Rome, consacra le maître futur de la vraie Rome en lui indiquant le nom mystique de la cité éternelle et le principe suprême de Son nouveau Royaume : Simon bar Jonâ^ mAIMES-tu plus que ceux-là?

Mais pourquoi l'Amour vrai qui ne connaît pas d'envie et dont l'unité n'a rien d'exclusif, pourquoi doit-il se concentrer en un seul et revêtir dans son œuvre sociale la forme monarchique de préférence à toutes les autres?

Comme il ne s'agit pas de la Toute-Puissance de Dieu, qui pourrait imposer extérieurement la vérité et la justice aux hommes, mais de l'amour divin auquel Thomme participe par une adhésion libre, l'action directe de la divinité doit être réduite au minimum. Elle ne peut être tout à fait suppri- mée puisque tout homme est mensonge et qu'au- cun être humain, tant individuel que collectif, abandonné à ses propres moyens, ne saurait se maintenir dans un rapport constant et progressif

14Î La RUSSIE

avec la Divinité. Mais l'Annoiir fécoiul de Dieu réuni à la Sagesse divine qtix in superfluis non abundat, pour assister l'infirmité humaine tout en laissant agir les forces de l'humanité, choisit la voie dans laquelle l'action unifiante et vivifiante delà vérité et de la grâce surnaturelles sur la masse de l'humanité rencontre le moins d'obstacles natu- rels et trouve un milieu social extérieurement conforme et adapté à la manifestation de la vraie unité. Cette voie qui facilite l'union divino-humaine dans l'ordre social, en formant dans l'humanité elle-même un organe central unifiant, est la voie monarchique. Pour produire chaque fois de nou- veau une unité spontanée sur la base chaotique des opinions indépendantes et des volontés discor- dantes, il faudrait chaque fois une nouvelle action immédiate et manifestement miraculeuse de la Divinité, une opération ex nihilo qui s'imposerait aux hommes et les priverait de leur liberté morale. Comme le Yerbe divin n'est pas apparu sur la [terre dans Sa splendeur céleste, mais dans l'humi- lité de la nature humaine; comme aujourd'hui en- core pour se donner aux croyants II revêt l'humble apparence des espècsê matérielles, de même II n'a pas voulu gouverner la société humaine directe- ment par sa puissance divine, mais lia préféré em- ployer comme moyen régulier de son action sociale une forme d'unité déjà existante dans le genre humain la monarchie universelle. Il fallait seu-

ET l'église universelle 143

lement régénérer, spiritiialiser, sanctifier cette forme sociale en substituant au principe de la mort, à la violence et à la fraude, le principe éter- nel de la Grâce et de la Vérité. Au lieu d'un chef de soldats qui, dans l'esprit du mensonge, se reconnaissait pour dieu, il a fallu placer le chef des croyants qui, selon l'esprit de vérité, a reconnu et confessé dans son Maître le Fils du Dieu vivant ; au lieu d'un despote furieux qui aurait voulu faire du genre humain asservi sa victime sanglante, il a fallu élever le ministre aimant d'un Dieu qui a versé son sang pour l'humanité.

Dans les confins de la Césarée et sur les bords du lac de Tibérias Jésus détrôna César non pas le César du denier, ni le César chrétien de l'avenir, mais le César de l'apothéose, le César souverain unique, absolu et autonome de l'univers, centre d'unité suprême pour le genre humain. Il l'a détrôné puisqu'il a créé un nouvel et meilleur centre d'unité, un nouvel et meilleur pouvoir sou- verain fondé sur la foi et l'amour, la vérité et la grâce. Et, tout en détrônant l'absolutisme faux et impie des Césars païens, Jésus confirma et éternisa la monarchie universelle de Rome en lui donnant sa vraie base théocratique. Ce ne fut dans un cer- tain sens qu'un changement de dynastie ; la dynas- tie de Jules César, pontife suprême et dieu, fut remplacée par la dynastie de Simon Pierre, pontife suprême et serviteur des servitei^rs de Dieu,

CHAPITRE VIII

LE « FILS DE L'HOMME » ET LA « PIEF.RE »

Le point de vue que nous venons d'exposer nous permet de comprendre pourquoi la vision prophé- tique des grandes puissances païennes aussi complète et précise qu'une telle vision pciitl'êlre ne fait aucune mention de la plus grande puissance entre toutes de l'Empire Romain. C'est que cet Empire n'était pas une partie du colosse mons- trueux condamné à la ruine, mais le cadre et le moule matériel permanent du Royaume de Dieu. Les grandes puissances du monde ancien n'ont fait que passer dans l'histoire : Rome seule vit toujours. La roche du Capitole fut consacrée par la pierre biblique, et l'empire romain se transforma en' la grande montagne qui, dans la vision prophétique, était née de cette pierre. Et la pierre elle-même, que peut-elle signifier, sinon le pouvoir monar- chique de celui qui fut appelé Pierre par excellence et sur qui l'Eglise Universelle cette montagne de Dieu mt fondée?

L'image de cette pierre mystérieuse dans le livre

LA RUSSIE ET L*ÉGLISE UNIVERSELLE 145

de Daniel est ordinairement appliquée à Jésus-Christ lui-même II est à remarquer pourtant que Jésus, en faisant un fréquent usage du prophète Daniel dans sa prédication, a pris chez ce prophète pour eu faire l'application à sa personne, non pas l'imago do la pierre, mais une autre désignation dont 11 a fait presque son nom propre, le Fils de C Homme. C'est le nom même qu'il emploie dans le texte fon- damental de saint Matthieu : qiiem dlciint homines esse Filtum Hominis PJésusestleFilsde l'Homme vu par le prophète Daniel (Daniel, vu, 13); quantàla pierre (Daniel, ii, 34, 35, 45), elle ne désigne pas directement Jésus, mais le pouvoir fondamental de l'Eglise, au premier représentant duquel le Fils de l'Homme lui-même a appliqué cette image: et moi je te dis que tu es Pierre,

Notre manière de voir est directement confirmée par le contexte de la prophétie de Daniel. Il y est (question d'un Royaume venant de Dieu, mais cepen- dant visible et terrestre, qui doit remplacer les grands empires païens après les avoir dominés et détruits. L'apparition etle triomphe de ce cinquième Royaume qui, dans un texte parallèle, est appelé « le peuple des saints du Très-Haut» (Daniel, vu, 18,27) et qui est évidemment l'Eglise Universelle, sont symboliquement représentés par cette pierre qui après avoir brisé les pieds du colosse devient une grande montagne et s'étend sur toute la terre. Si donc « la pierre » de Daniel signifiait directement

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lo Christ, il faudrait admettre que c'est le Christ lui-même qui est devenu « la grande montagne », c'est-à-dire la monarchie universelle de l'Eglise remplaçant les empires païens. Mais pourquoi irions- nous attribuer gratuitement à l'écrivain vraiment inspiré de ce livre merveilleux une image si con- fuse et si incongrue, quand il y a une explication claire et harmonique qui, non seulement est admis- sible, mais encore qui nous est tout simplement im- posée par la comparaison de ces textes prophétiques avec le texte évangélique^correspondant? comme ici, chez Daniel comme dans saint Mathieu, il y a le Fils de l'Homme et il y a la Pierre de l'Eglise. Or comme il est absolument certain que le Fils de l'Homme du livre prophétique et le Fils de l'Homme de l'Evangile désignent une seule et même per- sonne — le Messie, l'analogie exige que l'image de la Pierre ecclésiastique ait dans les deux cas un sens identique. Mais dans l'Evangile la Pierre est évidemment le prince des apôtres tu es Pierre ei^go la pierre du prophète Daniel préfigurerait aussi le dépositaire primordial du pouvoir monarchique dans l'Eglise Universelle, pierre qui n'a pas été prise et lancée par des mains humaines, mais par le Fils dîi Dieu vivant et par le Père céleste lui-même qui révèle au monarque de l'Eglise la vérité divino- humaine cause première de son pouvoir.

Signalons encore celte coïncidence admirable : c'est le grand roi de Babylone, le représentant

ET l'église universelle 147

typique de la fausse monarchie universelle, qui a vu dans un songe mystérieux le représentant princi- pal de la monarchie universelle véritable^ il Ta vu sous rimage significative d'une pierre qui est devenue son nom propre. Et il a vu aussi le con- traste parfait des deux monarchies : l'une commen- çant par la tête d'or finit par les pieds d'argile qui tombent en poussière; l'autre commençant par une petite pierre finit par la montagne imnieuiàe qui remplit le monde.

CHAPITRE IX

Uro<- PHILARËTE, DE MOSCOU; SAINT JEAN-CHRYSOSTOME ;

DAVID STRAUSS ET M. DE PRESSENSÉ, SUR LA PRIMAUTÉ DE PIERRE

Des orthodoxes de bonne foi forcés par Tévi- dence nous ont dit : « Il est vrai que Jésus-Christ a institué dans la personne de saint Pierre un pouvoir central et souverain pour l'Eglise ; mais on lie voit pas comment et pourquoi ce pouvoir aurait passé à l'Eg-lise romaine et à la papauté. » On recon- naît la pierre détachée sans le secours des mains hu- maines, mais on ne veut pas voir la grande mon- tagne qui en est sortie. Cependant le fait est bien expliqué dans FEcriture sainte au moyen d'images et de paraboles qu'on connaît par cœur, mais qu'on ne comprend pas mieux pour cela.

Si une pierre transformée en montagne n'est qu'un symbole, la transformation d'un germe simple et à peine visible en un corps organique infiniment plus grand et plus compliqué est un fait réel. Et c'est précisément par ce fait réel que le Nouveau

LA RUSSIE ET L'ÉGLISE UNIVERSELLE 149

Testament explique d'avance le développement de rEgiise, de ce grand arbre qui était au commen- cement une graine imperceptible et qui aujour- d'hui donne un large abri aux animaux terrestres et aux oiseaux des cieux.

Or, on a vu parmi les catholiques eux-mêmes des esprits ultra- dogmatiques qui, en admirant justement le chêne immense qui les couvre de son ombre, se refusent absolument à admettre que toute cette abondance de formes organiques soit sortie d'une structure aussi simple et aussi rudi- mentaire que celle d'un gland ordinaire. A les entendre, si le chêne est provenu du gland, celui-ci devait contenir d'une manière distincte et mani- feste, sinon toutes les feuilles, au moins toutes les branches du grand arbre : il devait non seulement être substantiellement identique avec lui, mais lui ressembler du tout au tout. La-dessus des esprits d'une tendance opposée des esprits ultra-cri- tiques — se prennent à examiner le pauvre gland minutieusement de tous les côtés. Naturellement ils n'y découvrent rien qui ressemble au grand chêne, ni racines entrelacées, ni tronc robuste, ni branches touffues, ni feuilles ondulées et résis- tantes. Humbug que tout cela ! disent-ils : le gland n'est qu'un gland et ne peut jamais être autre chose ; quant au grand chêne avec tous ses attributs on ne sait que trop d'où il vient : ce sont les Jésuites qui l'ont inventé au concile du Vatican, nous

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Tavons vu de nos propres yeux dans le livre de

Janus,

Au risque de paraître libre-penseur aux dogma- tistes outrés et d'être en même temps déclaré Jésuite déguisé par les esprits critiques, je dois attester cette vérité absolument certaine : que le gland a vraiment une structure tout à fait simple et rudimentaire; qu'il est impossible d'y découvrir toutes les parties constituantes d'un grand chêue et que néanmoins celui-ci est vraiment sorti du gland sans aucun artifice et aucune usurpation, mais de bon droit, voire même de droit divin. Puisque Dieu, qui n'est pas sujet aux nécessités du temps, de l'espace et du mécanisme matériel, voit dans la semence actuelle des choses toute la puissance cachée de leur avenir. Il a dans le petit gland voir, déterminer et bénir le chêne puis- sant qui devait en sortir ; dans la graine de sénevé ; de la foi de Pierre, Il a aperçu et annoncé l'arbre immense de FEglise catholique qui devait couvrir la terre de ses branches.

Ayant reçu de Jésus-Christ le dépôt du pouvoir souverain universel qui devait subsister et se déve- lopper dans l'Eglise pendant toute sa durée sur la terre, Pierre n'a exercé personnellement ce pouvoir que dans la mesure et dans les formes que compor- tait l'état primitif de l'Eglise apostolique. L'action du prince des apôtres ressemblait aussi peu au gouvernement des papes modernes qu'un gland

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ressemble à un chêne, ce qui n'empêche pas la papauté d'être le produit naturel, logique et légi- time de la primauté de Pierre. Quant à cette pri- mauté, elle est si bien marquée dans les livres histo- riques du Nouveau Testam^ent qu'elle n'a jamais été contestée par aucun théologien de bonne foi, fût-il orthodoxe, rationnaliste ou juif. Nous avons mentionné déjcà Téminent écrivain israëlite Joseph Salvador comme témoin impartial de l'institution positive de l'Eglise par Jésus-Christ et du rôle pré- pondérant que Pierre reçut en partage dans cette institution*. Un écrivain non moins libre de tout

Les auteurs protestants n'ont pas en général autant de bonne foi. Pourtant les meilleurs d'entre eux avouent le fait tout en faisant des efforts inutiles pour l'expliquera leur façon. Voici, par exemple, les paroles de M. de Pt'essensé (Histoire des trois pre- miers siècles du Christianisme^ 1" éd., t. l, p. 358, 359, 360,i: « Pendant tous ces premiers temps l'apôtre Pierre exerça une influence prépondérante. On a vu dans le rôle qu'il joua alors une preuve de sa primauté. Mais, à y regarder de près, on recon- naît qu'il n'a tait que déployer ses dons naturels (!) purifiés et agrandis par l'Esprit divin. » < Du reste le récit de saint Luc ne justifie en rien les idées hiérarchiques. Tout est naturel et spon- tané dans la conduite de saint Pierre. Il n'est pas président cTof- fice d'une espèce de collège aoostolique.» (M. de Pressensé confond évidemment Vaccident d'une officialité plus ou moins prononcée avec la substance de la primauté). « Il n'agit qu'avec le conseil de ses frères » (il paraît que d'après les idées protestantes le conseil exclut l'autorité), « soit pour le choix d'un nouvel apôtre, soit à la Pentecôte, soit devant le peuple, soit devant le sanhédrin. Pierre avait été h> plus humilié des premiers chrétiens, voilà pourquoi il lut le plus promptement élevé. » C'est avec de mauvaises plaisan- teries de ce. genre que le protestantisme veut éluder des textes formels de l'Ecriture Sainte, après avoir proclamé cette Ecriture comme source unique de la vérité religieuse.

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préjugé catholique, David Strauss, le chef bien connu de l'école critique allemande, s'est trouvé forcé de défendre la priniauté de Pierre contre les polémistes protestants qu'il accuse de parti pris*. En ce qui re<^arde les représentants de l'orthodoxie orientale nous ne pouvons mieux faire que de citer encore une fois notre théologien unique^ Philarëte, de Moscou. Pour lui, la primauté de Pierre est « claire et évidente^ ». Après avoir rappelé que Pierre a reçu du Christ la mission spéciale de con- firmer ses frères (Luc, xxii, 32), c'est-à-dire les autres apôtres, l'éminent hiérarque russe continue en ces termes : « En effet, quoique la résurrection du Seigneur eût été révélée aux femmes myro- phores, cela n'a pas confirmé les apôtres dans leur foi en icelle (Luc, xxiv, 11). Mais quand le Res- suscité fût apparu à Pierre, les autres apôtres, même avajit r apparition commune à eux tous, dirent avec fermeté : « En vérité le Seigneur est ressuscité et il est apparu à Simon » (Luc, xxiv, 34). Enfin s'agit-il de remplir le vide laissé dans le chœur apostolique par l'apostasie de Judas, c'est Pierre qui le pre- mier le remarque et prend une décision. Faut-il, immédiatement après la descente du Saint-Esprit, inaugurer solennellement la prédication évangé-

* Vie de Jésus, Irad. Littré. Paris, 1839, t. I, 11* partie, p. 5S4, cf. p. 37y.

* Sermo7is et Discours de Philarète, métropolite de Moscou, 1873, ssq. t. II, p. 214.

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lique Pierre en se levant j etc. S*a^it-il de jeter les fondements de l'Eglise chrétienne parmi les païens ainsi que parmi les Juifs, Pierre donne le bap- tême à Cornélius, et ce n'est pas pour la première fois que s'accomplit en lui la parole du Christ : « ïu es Pierre, » etc.*.

Dans ce témoignage qu'il rend à la vérité^ l'élo- quent docteur de l'Eglise russe moderne n'est qu'un faible écho du docteur plus éloquent encore de l'ancienne Eglise grecque. Saint Jean-Chrysos- tome a victorieusement réfuté d'avance les objec- tions contre la primauté de Pierre, qu'on tire encore aujourd'hui de certains faits de l'histoire évangé- lique et apostolique (la défaillance de Simon dans la cour du grand-prêtre, ses rapports avec saint Paul, etc.). Nous renvoyons nos lecteurs ortho- doxes aux arguments du grnnd docteur œcumé- nique*. Aucun écrivain papiste ne saurait affirmer avec plus de force et d'insistance la primauté de pouvoir (et non seulement d'honneur) qui apparte- nait à Pierre dans l'Eglise apostolique. Le prince dc^s apôtres, à qui tous ont été confiés (axa auxo; TiivTaç èvy^iipiaôsi;) par le Christ, était, selon notre saint auteur, en puissance de nommer de son

* Ibidem.

* On sait que l'Eglise gréco-russe attribue ce titre en particulier à trois anciens hiérarques : saint Basile de Césarée, dit le Grand, saint Grégoire de Nazianze, dit le Théologien, et saint Jean-Ghry- sostome. Ils ont une fête en commun le 30 janvier de notre calen- drier.

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propre chef le remplaçant de Jtidas et si, à celte occasion, il a fait appel au concours des autres apôtres, ce n'était nullement une obligation, mais l'effet de son bon plaisir *.

L'Ecriture sainte nous parle de la primauté de Pierre ; son droit au pouvoir souverain et absolu dans l'Eglise est attesté par la tradition orthodoxe; mais il faudrait être privé de tout tact historique et même du plus simple bon sens pour chercher dans FEg-lise primitive (non seulement du temps « la multitude des croyants avait un seul cœur et une seule âme », mais encore longtemps après) des pouvoirs juridiquement fixés et fonctionnant selon des règles déterminées. Ce sont toujours les branches du chêne qu'on voudrait découvrir dans le gland. Le germe réel et vivant du souverain pouvoir ecclésiastique que nous reconnaissons dans le prince des apôtres ne pouvait se manifester dans l'Eglise primitive que par l'initiative pratique que Pierre prenait dans toute affaire intéressant l'Eglise Universelle, comme on le voit en effet dans les Evangiles et les Actes des Apôtres ^.

•loh. Chrys. 0pp., t. IX, col. 27, 30, 31.

" Ceux de nos lecteurs orthodoxes qui, pour reconnaître le rô'e exceptionnel de Pierre dans l'histoire du Nouveau Testament, i;e trouveraient pas suffisante l'autorité des Saints Pères tels q^e Jean Ghrysostomo, ni même celle des Théologiens russes tels (|ue Mb'" Philarète, seront peut être accessibles à une preuve pour ainsi dire statistique. Eii considérant que parmi les disciples immédiats de Jésus aucun n'a autant de droits à une place marquée que saint Jean, Tapôtre bien-aimé, j'ai compté combien de fois les

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Puisqu'il se trouve des critiques qui ne voient pas la personnalité de saint Paul dans ses épîtres, il y en aura toujours qui ne remarqueront pas le rôle prépondérant de saint Pierre dans la fondation de TEglise. Nous ne nous arrêterons pas plus long- temps à les réfuter et nous passerons à Tobjection qu'on soulève contre la succession romaine du pécheur galiléen.

Evangiles et les Actes font mention de Jean et combien de fois de Pierre. Il se trouve que le rapport est de 1 à 4 à peu près. Saint Pierre est nommé 171 fois (114 dans les Évangiles et 57 dans les Actes), et saint Jean 46 fois seulement (38 fois dans les Évan- giles — y compris les cas il parle de lui-même d'une manière indirecte et S fois dans l«s Actes).

CHAPITRE X

L'APÔTRE PIERRE ET LA PAPAUTÉ

L'apôtre saint Pierre a la primauté de pouvoir; mais pourquoi le pape de Rome serait-il le succes- seur de cette primauté? Nous devons avouer que la portée sérieuse de cette question ainsi posée nous échappe absolument. Du moment Ton admet dans l'Eglise Universelle un pouvoir fondamental et souverain établi par le Christ en la personne de saint Pierre, on doit admettre aussi que ce pouvoir existe quelque part. Et l'impossibilité évidente d<3, le trouver ailleurs qu'à Rome est déjà, ce nous funnble, un motif suffisant pour adhérer à la thèse catholique.

Puisque ni le patriarche de Constantinople, ni le synode de Saint-Pétersbourg n'ont et ne peuvent avoir la prétention de représenter la pierre de l'Eglise Universelle, c'est-à-dire l'unité réelle et fondamentale du pouvoir ecclésiastique, il faut, ou renoncer à cette unité et accepter l'état de division,

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de désordre et de servitude comme l'état normal de l'Eglise ; ou bien reconnaître les droits et la valeur réelle du seul et unique pouvoir existant qui se soit toujours manifesté comme centre d'unité ecclésiastique. Aucun raisonnement ne saurait sup- primer l'évidence de ce fait : qu'il n'y a en dehors de Rome que des Eglises nationales (comme l'Eglise arménienne, l'Eglise grecque), des Eglises d'Etat (comme l'Eglise russe, l'Eglise anglicane), ou bien des sectes fondées par des particuliers (comme les luthériens, les calvinistes, les irvingiens, etc.). Seule l'Eglise catholique romaine n'est ni une Eglise nationale, ni une Eglise d'Etat, ni une secte fondée par un homme. C'est la seule Eglise au monde qui conserve et affirme le principe de l'unité sociale universelle contre l'égoïsme des individus et le particularisme des nations ; c'est la seule qui conserve et affirme la liberté du pouvoir spiri- tuel contre l'absolutisme de l'Etat ; c'est la seule en un mot contre laquelle les portes de l'Enfer n'ont pas prévalu.

« C'est par leurs fruits que vous les connaîtrez. » Dans le domaine de la société religieuse, le fruit du catholicisme (pour ceux qui sont restés catholiques) est l'unité et la liberté de l'Eglise; le fruit du pro- testantisme oriental et occidental pour ceux qui y ont adhères, c'est la division et la servitude : la division surtout pour les Occidentaux, la servitude surtout pour les Orientaux. On peut penser et dire

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tout ce que Ton veut de l'Eglise romaine ou de la pcipauté ; nous sommes très éloignés nous-mème (Vj voir ou d'y chercher la perfeclion atteinte, l'idéal réalisé. Nous savons que la pierre de l'Eglise n'est pas l'Eglise, que le fondement n'est pas l'édi- fice, que la voie n'est pas le but. Tout ce que nous avançons, c'est que la papauté est le seul pouvoir ecclésiastique international q\. indépendant^ la seule base réelle et permanente pour l'action universelle de FEglise. C'est un fait incontestable, et il suffit pour faire reconnaître dans le pape le dépositaire unique des pouvoirs et des privilèges que saint Pierre a reçus du Christ. Et puisqu'il s'agit de la monarchie ecclésiastique universelle qui devait transsubstancier la monarchie universelle politique sans la supprimer complètement, n'est-il pas natu- rel que le siège extérieur de ces deux monarchies correspondantes soit resté le même ? Si, comme nous l'avons dit, la dynastie de Jules César devait, dans un certain sens, être remplacée par la dynastie de Simon Pierre le césarisme par la papauté, celle- ci ne devait-elle pas se fixer dans le centre réel de l'empire universel?

La translation à Rome du souverain pouvoir ecclésiastique fondé par le Christ dans la personne de saint Pierre est un fait patent attesté par la tra- dition de l'Eglise et justifié par la logique de§ choses. Quant à la question de savoir comment et dans quelles formes le pouvoir de Pierre a été transmis

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h l'évêque de Rome, c'est un problème d'histoire qui, faute de documents, ne saurait être résolu d'une manière scientifique. Nous croyons à la tra- dition orthodoxe, consignée dans nos livres litur- giques, qui affirme que saint Pierre étant venu à Rome y avait fixé définitivement son siège et qu'avant de mourir il avait nommé lui-même son successeur. Dans la suite on voit les papes élus par la communauté chrétienne de la ville do Rome jusqu'à ce que le monde actuel de l'élection par le collège des cardinaux eût été définitivement établi. En outre, nous avons dès le ii® siècle (les écrits de saint ïrénée) des témoignages authentiques qui prouvent que TEglise de Rome était déjà considérée, par tout le monde chrétien, comme le centre de l'unité, et que l'évêque de Rome jouissait constam- ment d'une autorité supérieure, quoique les formes dans lesquelles cette autorité supérieure se mani- festait dussent nécessairement varier selon les temps, en devenant plus déterminées et plus impo- santes à mesure que toute la structure sociale de l'Église se compliquait, se différenciait et se déve- loppait de plus en plus.

« De fait, c'est un historien critique et ratio- naliste qui parle de fait en 196, les chefs élus des Églises tentaient de constituer l'unité ecclésias- tique : l'un d'eux, le chef de l'Église de Rome, semblait s'attribuer le rôle de pouvoir exécutif au sein de la communauté et s'arroger l'office de sou-

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verain pontife »*. Mais ce n'est pas du pouvoir exécutif seulement qu'il s'agissait; le même écri- vain un peu plus loin fait l'aveu suivant : « Tertul- lien et Cyprien paraissent saluer dans l'Église de Rome l'Eglise principale et, dans une certaine mesure, gardienne et régulatrice de la foi et des pures traditions*. » »

Le pouvoir monarchique de l'Église Universelle n'était qu'un germe à peine perceptible, mais plein de vie, dans le christianisme primitif; au n* siècle ce germe s'est développé d'une manière visible comme en témoignent les actes du pape Victor ; au ceux des papes Etienne et saint Denys, et au IV® ceux du pape Jules I". Au siècle suivant nous voyons déjà cette autorité suprême et ce pouvoir monarchique de l'Église romaine s'élever comme un arbuste vigoureux avec le pape saint Léon I"; et enfui vers le ix® siècle la papauté est déjà l'arbre majestueux et puissant qui couvre l'univers chrétien de l'ombre de ses branches.

C'est le grand fait, le fait principal, la mani- festation et l'accomplissement historique de la parole divine : Tu es Pierre, etc. Ce fait général s' est produit de droit divia, tandis que les faits particuliers con- cernant la transmission du pouvoir souverain, l'élec- tion papale, etc., tiennent au côté purement humain

* B. Aube. Les chrétiens dans VEmpire Romain^ de la fin des Antonins au milieu du m* siècle, p. 69.

* lOid., p. 146.

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de l'Eglise et ne présentent qu'un intérêt tout à fait secondaire au point de vue religieux. Ici encore l'Empire romain, qui préfigurait dans un certain sens l'Église romaine, peut nous fournir une comparaison. Rome étant le centre incontes- table de l'Empire, l'homme proclamé Empereur à Rome était immédiatement reconnu par l'univers entier qui ne demandait pas si c'était le Sénat, les prétoriens ou les vœux de la plèbe qui l'avaient porté au pouvoir suprême. Dans des cas exception- nels, quand l'Empereur était élu en dehors de Rome par les légions, son premier soin était d'aller dans la ville impériale sans l'adhésion de laquelle son élection n'était regardée par tout le monde que comme provisoire. La Rome des papes devint pour la chrétienté universelle ce que la Rome des Césars était pour l'univers païen. L'évêquedeRome était par cette qualité xaèvaQ le souverain pasteur et docteur de l'Eglise entière, et personne n'avait à se préoccuper du mode de son élection qui dépendait des circonstances et du milieu historique. En gé- néral, on n'avait pas plus de motifs pour douter de la légitimité de l'élection dans le cas de Tévêque de Rome que dans le cas de tout autre évêque. Et l'élec- tion épiscopale une fois reconnue, le chef de l'Église centrale, occupant la chaire de saint Pierre, possé- dait 60 ipso tous les droits et tous les pouvoirs rat- tachés par le Christ à la pierre de TÉglise. Il y eut des cas exceptionnels l'élection pouvait être dou-

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teiise, et l'histoire a connu des antipapes. De faux Démétrius et de faux Pierre III n'enlèvent rien h l'autorité lég-itimo de la monarchie russe ; de même les antipapes ne peuvent fournir aucune objection contre la papauté. Tout ce qui peut paraître anor- mal dans l'histoire de l'Eglise appartient aux espèces humaines et non à la substance divine de la société religieuse. S'il a pu arriver qu'on employât un vin falsifié et même empoisonné pour le sacrement de l'eucharistie, ce sacrilège portait-il la plus légère atteinte au sacrement lui-même ?

En professant que Févéque de Rome est le véri- table successeur de saint Pierre et comme tel la pierre inébranlable de l'Église et le porte-clef du Royaume des cieux, nous faisons abstraction de la question si le prince des apôtres a été corporelle- ment à Rome. Le fait est attesté par la tradition de l'Eglise, tant orientale qu'occidentale, et nous n'avons personnellement aucun doute à ce sujet. Mais s'il se trouve des chrétiens de bonne foi plus sensibles que nous aux raisons apparentes des sa- vants protestants, nous n'avons pas à discuter cette question avec eux. En admettant même que saint Pierre ne soit jamais allé corporellement à Rome, on peut au point de vue religieux affirmer une trans- mission spirituelle et mystique de son pouvoir sou- verain à l'évêque de la ville éternelle. L'histoire du christianisme primitif nous présente un exemple éclatant d'un rapport analogue. Saint Paul ne se

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rattache pas à Jésus-Christ dans Tordre naturel, il n'a pas été témoin de la vie terrestre du Seigneur et il n'a pas reçu sa mission d'une manière visible et manifeste ; et pourtant il est reconnu par tous les chrétiens comme l'un des plus grands apôtres. Son apostolat était un ministère public dans l'Eglise et cependant l'origine de cet apostolat le rapport de Paul avec Jésus-Christ est un fait mystique et miraculeux. De même qu'un phénomène d'ordre surnaturel forma le lien primordial entre Jésus- Christ et saint Paul et fit de celui-ci le vase d'élec- tion et l'apôtre des Gentils, sans que pourtant cette mission miraculeuse empêchât l'activité ultérieure de l'apôtre d'entrer dans les conditions naturelles de la vie humaine et des événements historiques; de même le premier rapport entre saint Pierre et la chaire de Rome rapport qui créa la papauté pouvait bien tenir à un acte mystique et transcen- dental, ce qui n'enlève nullement à la papauté elle- même, une fois constituée, le caractère d'une ins- titution sociale régulière se manifestant dans les conditions ordinaires de la vie terrestre. L'esprit puissant de saint Pierre, dirigé par la volonté toute - puissante de son Maître, pouvait bien, pour perpé- tuer le centre d'unité ecclésiastique, se fixer dans le centre de l'unité poUtique préformé par la Provi- dence et faire de l'évêque de Rome l'héritier de sa primauté. Le pape, dans cette hypothèse— qui, il ne faut pas l'oublier, ne deviendrait nécessaire

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que s'il était positivement démontré que saint Pierre n'est pas allé à Rome, le pape devrait être con- sidéré comme le successeur de saint Pierre dans le même sens spirituel et pourtant tout à fait réel [miitatis mutandis) saint Paul doit être reconnu comme véritable apôtre élu et envoyé par Jésus- Christ qu'il n'a connu cependant que par une vision miraculeuse. L'apostolat de saint Paul est attesté par les Actes des Apôtres et par les Epîtres de saint Paul lui-même ; la primauté romaine comme suc- cession de saint Pierre est attestée par la tradition constante de l'Eglise Universelle. Pour un chrétien orthodoxe cette dernière preuve n'est pas essentiel- lement inférieure à la première.

Comment la pierre fondamentale de TEg^lise a été transportée de la Palestine en Italie, nous pou- vons bien l'ignorer; mais qu'elle a été vraiment transportée et fixée à Rome, c'est un fait iné- branlable qu'on ne saurait rejeter sans renier la tradition sacrée et l'histoire même du Christianisme.

Ce point de vue qui subordonne le fait au principe et tient à une vérité générale plus qu'à la certitude extérieure des phénomènes matériels ce point de vue ne nous est pas du tout personnel : c'est l'opinion de l'Eglise orthodoxe elle-même. Citons un exemple pour faire mieux comprendre notre pensée. Il est tout à fait certain que le premier cpncile œcuménique de Nicée a été convoqué par l'Empereur Constantin et non pas par le pape saint

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Sylvestre. Cependant l'Eglise gréco-russe, dans l'office du 2 janvier elle célèbre la mémoire de saint Sylvestre, lui a décerné des louanges spéciales pour avoir convoqué les 318 pères à Nicée et pour avoir décrété le dogme de la vraie foi contre l'im- piété d'Arius. Ce n'est pas une simple erreur his- torique — l'histoire du premier concile était bien connue dans l'Eglise Orientale c'est plutôt la ma- nifestation d'une vérité générale qui, pour la cons- cience religieuse de l'Eglise, était beaucoup plus importante que l'exactitude matérielle. La primauté des papes une fois reconnue en principe, il était naturel de rapporter à chaque pape tous les actes ecclésiastiques qui avaient lieu sous son pontificat. Ainsi, ayant en vue la règle générale et constitutive de la vie ecclésiastique et non les détails historiques d'un cas particulier, on attribua au pape saint Syl- vestre les honneurs et les fonctions qui lui appar- tenaient selon l'esprit et non selon la lettre de l'histoire chrétienne. Et on a eu raison de le faire, s'il est vrai que la lettre tue et que l'esprit vivifie.

CHAPITRE XI

LE PAPE SAINT LÉON LE GRAND, SUR LA PRIMAUTÉ

Ce n'est pas ici le lieu d'exposer tout le dévelop- pement historique de la papauté et de reproduire les témoignages innombrables de la tradition ortho- doxe qui prouvent la légitimité du pouvoir souve- rain des papes dans l'Eglise Universelle.

Pour montrer le fondement historique de notre thèse à ceux de nos lecteurs qui ne sont pas versés dans l'histoire ecclésiastique, il nous suffira de nous arrêter à une seule époque mémorable dans les destinées de la papauté, époque assez ancienne pour imposer le respect à nos orthodoxes tradition- nalistes et qui, en même temps, est éclairée par, le plein jour de l'histoire, parfaitement documentée et ne présente dans ses traits essentiels rien d'obscur ou de douteux. C'est le milieu du v* siècle le temps l'Eglise romaine était si dignement repré- sentée par le pape saint Léon le Grand.

Il est intéressant pour nous de voir comment ce pontife romain, qui est en même temps un saint

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de l'Eglise gréco-russe, considérait lui-même son pouvoir et comment ses affirmations étaient reçues dans la partie orientale de l'Eglise.

Dans un de ses sermons, après avoir rappelé que le Christ est le seul pontife dans le sens absolu du mot, saint Léon continue en ces termes : « Or, il n'a pas délaissé la garde de son troupeau ; et c'est de son pouvoir principal et éternel que nous avons accepté le don abondant de la puissance aposto- lique, et son secours n'est jamais absent de son œuvre. Car la solidité de la foi louée dans le prince des apôtres est perpétuelle, et comme ce que Pierre a cru dans le Christ demeure permanent, ainsi demeure permanent ce que le Christ a institué dans Pierre {et sicut permanet qiiodin Ckrkto Petrus credidûy ita permanet quod in Petro Chrutus insti- tuit). Elle reste donc la disposition de la vérité; et le bienheureux Pierre persévérant dans la force acceptée de la Roche, n'a pas abandonné les rênes de l'Eglise qu'il a reçues. Ainsi, si nous agissons et si nous discernons avec justice, si nous obtenons quelque chose de la miséricorde de Dieu par des supplications quotidiennes, c'est Tœuvre elle mérite de celui dont la puissance vit et dont l'autorité excelle dans son siège. »

Et en parlant des évêques rassemblés à Rome pour la fête de saint Pierre, saint Léon dit qu'ils ont voulu honorer par leur présence « celui qu'ils savent être, sur ce siège (de Rome), non seulement

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le président, mais aussi le primat de tous les évêques* ».

Dans un autre discours, après avoir exprimé ce que nous pouvons appeler la vérité ecclésiastique fondamentale, à savoir que dans le domaine de la vie intérieure, la vie de la grâce, tous les chrétiens sont des prêtres et des rois, mais que les différences et les inégalités sont nécessaires dans la structure extérieure du corps mystique du Christ, saint Léon ajoute : « Et cependant de l'univers entier Pierre seul est élu et c'est lui qui est préposé à tout : et à la convocation de toutes les nations, et à tous les apôtres, et à tous les Pères de l'Eglise, afin que, quoiqu'il y ait dans le peuple de Dieu plusieurs prêtres et plusieurs pasteurs, tous cependant soient proprement régis par Pierre, étant principalement régispar le Christ. C'est là, ôbien-aimés, une grande participation (magnum consortium) à la puissance que la volonté divine a accordée à cet homme. Et si elle a voulu que les autres chefs eussent quelque chose en commun avec lui, elle n'a jamais donné autrement que par lui ce qu'elle n'a pas refusé aux autres. Et Moi je te dis : c'est-à-dire comme Mon Père t'avait manifesté Ma divinité, ainsi Je te fais connaître ton excellence, giœ tu es Pierre : c'est-à-dire, si Je suis la Roche inviolable, Moi la pierre angulaire faisant de deux un. Moi le fonde-

* s. Leonis Magniy opp. éd. Migne. Parisiis, 1846 sqq., t. I, col, 145-7.

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ment en dehors duquel personne n'en peut placer d'autre, tu es pourtant aussi la Roche, étant rendu solide par ma force et ayant en commun avec Moi par participation ce que J'ai en propre par ma puissance*.

Le pouvoir de lier et de délier a passé aussi aux autres apôtres et par eux à tous les chefs de l'Église ; mais ce n'est pas en vain qu'on a confié à un seul ce qui appartient à tous. Pierre est muni de la force de tous, et l'assistance de la grâce divine est ordonnée d'une telle manière que la fermeté qui est donnée par le Christ à Pierre est conférée par Pierre aux apôtres '.

Comme Pierre participe au pouvoir souverain du Christ sur l'Église Universelle, de même Tévê- que de Rome occupant le siège de Pierre est le représentant actuel de ce pouvoir.

« Pierre ne cesse pas de présider à son siège, et sou consorthim avec le Pontife éternel ne lui fait jamais défaut. Car cette solidité qu'il reçut fait pierre lui-même du Christ qui est la pierre passa en ses héritiers, et partout se manifeste quelque fermeté, c'est sans doute la force du pas- teur par excellence qui apparaît. Qui, en esti- mant la gloire du bienheureux Pierre, serait assez ignorant ou assez envieux pour prétendre qu'il y a quelque partie de l'Eglise qui ne soit pas régie

* S. Leonis Mngni^ col. 149, t Jbid.y col. 151, 2. Cf, 429-32,

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par sa sollicitude, qui De croisse pas par son secours* ? »

« Quoique tous les pasteurs particuliers com- mandent à lem-s troupeaux par une sollicitude spéciale et savent qu'ils rendront compte des brebis qui leur ont été confiées, c'est nous seuls cepen- dant qui devons partager le soin avec tous, et l'administration de chacun est une portion de notre labeur. Car comme de tout l'univers on a recours au siège du bienheureux apôtre Pierre, et cet amour envers l'Eglise Universelle, qui lui a été com- mandé par le Seigneur, est exigé aussi de la part de notre dispensation, nous sentons sur nous un poids d'autant plus lourd que notre devoir envers tous est plus grand ^. »

La gloire de saint Pierre est pour saint Léon inséparable de la gloire de l'Église romaine qu'il appelle « la race sainte, le peuple élu, la cité sacer- dotale et royale, devenue la tête de l'univers par le siège sacré du bienheureux Pierre ' ».

« Celui-ci, le chefde l'ordre apostolique, estdestiné à lacitadelle de l'Empire Romain afin que la lumière de la vérité qui se révélait pour le salut de toutes les nations, s'écoule d'une manière plus efficace de la tète elle-même par tout le corps du monde*. »

* s. Leonis Magni, col. 1|5, ^

* Ibid., col. 153. *IUc/., col. 423. */6irf., col. 4ti4.

CHAPITRE XII

SAINT LÉON LE GRAND, SUR LE POUVOIR PAPAL

Solon cette notion du pouvoir souverain do Pierre (lomeurant en permanence dans l'Egiise romaine, saint Léon ne pouvait se considérer autrement que comme « le recteur de l'univers chrétien* », res- ponsable de la paix et du bon ordre dans toutes les Eglises ^ « Yeiller assidûment à cette tâche immense était pour lui un devoir religieux. » La raison de la piété [ratio pietatis), écrit-il aux évo- ques de l'Afrique, exige qu'avec la sollicitude que nous devons, par une institution divine, à l'E^liso Universelle, nous nous etforçions de connaître I.i vérité certaine des choses. Car l'état et l'ordre do toute la famille du Seigneur seraient ébranlés si quelque chose dont le corps aurait besoin ne so trouvait pas dans la tète*. »

C'est ainsi qu'il est désigné cKuis la constitution de rempereujf Valentinien lil. Voir les œuvres de saint Léon, t. I, col. C37. - Jbid., col. 664. •/^U, col. 646.

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lA RUSSIE

Le même sentiment est exprimé avec plus do d ve oppements dans 1 epître aux évêquef de la feic.le . « Nous sommes sollicité par les précepte.

Ko L f'-TT '"'''' «"r l'état de toutes les

hen ' ' /^ """"^^ *î"^'*î"« '^^''^ de repré- hensible nous devons avec un soin diligent avertir le coupable tantôt d'ignorance imprudente, tantôt d usurpation présomptueuse. Sous l'empire de la parole du Seigneur, qui a pénétré le bienheureux Pierre par la triple répétition de la sanction mys- tique pour que celui qui aime le Christ paisse les brebis du Christ, - la révérence de son siège que nous occupons, par l'abondance de la grâce divine, nous oblige à éviter autant que nous^e pouvon^ ie péril de la paresse ; pour qu'on ne cherche pas en vain chez nous la profession du Saint Apôtre par laquelle il s'est affirmé comme disciple du i^eigneur. Car celui qui paît avec négligence le troupeau tant de fois transmis est convaincu de ne pas aimer le souverain pasteur ' »

.aimpr" '^l''"' ^"'P*'"arche de Constantinople, samt Flavien, le pape s'attribue la lâche de con- server intacte la foi catholique par l'amputation des dissensions, d'avertir par son autorité (no.^.^f

ceux dont la foi est approuvée».

* Jàid., col. 695, 6. " làid., col. 733.

ET L'ÉGtISE UNIVERSELLE 473

Quand l'empereur Théodose II voulut intercéder auprès de saint Léon en faveur de l'archimandrite Eutychès (l'initiateur de l'hérésie monophysite), le Souverain pontife répondit qu'Eutychès pouvait être pardonné s'il rétractait les opinions condam- nées par le pape. Celui-ci décide définitivement dans la question dogmatique. « Quant à ce que l'Eglise catholique croit et enseigne sur le mystère de l'incarnation du Seigneur cela est pleine- ment contenu dans mon écrit envoyé à mon frère et coévèque Flavien *. »

Saint Léon n'admettait pas que le conseil œcu- ménique eût à décider du dogme qui était déjà défini par le pape ^ Dans l'instruction que le pape donne à son légat, l'évèque Paschasinus, il lui indique son épître dogmatique à Flavien comme la formule complète et définitive de la vraie foi*. Dans une autre lettre à l'empereur Marcien, saint Léon se déclare instruit par l'esprit de Dieu pour apprendre et enseigner la vraie foi catholique *. Dans une troisième lettre au même, il fait savoir qu'il n'a demandé la convocation du concile que pour rétablir la paix de l'Eglise Orientale *, et, dans î'épître adressée au concile lui-même, il dit qu'il

. Ibid., col. 783.

Epître de saint Léon à l'empereur Maicien. Ibid., col. 918. » Ibid., col. 927.

* Ibid. y col. 930. •;6id., col.932.

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LA aussiE

ne l'accepte qu'eu « réservant le droit et l'honneur appartenant au siège du bienheureux Pierre TApô- tre », et il exhorte les évêques orientaux à « s'in- terdire entièrement l'audace de disputer cc^ntre la foi divinementinspirée » telle qu^il l'a déterminée dans son épître dogmatique. « Il n'est pas permis, dit-il, de défendre ce qu'il n'est pas permis de croire ; puisque dans nos lettres envoyées à l'évêque Flavien, de bienheureuse mémoire, nous avons déjà expliqué très complètement et avec la plus grande clarté (plenissime et lucidissime), selon les autorités évangéliques, les paroles prophétiques et la doctrme apostolique, quelle est Ja pieuse et pure confession concernant le mystère de l'incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ ^

Et voici en quels termes saint Léon fait part aux évêques gaulois des résultats du concile de Chai- cédoine :

t( Le saint Synode, en adhérant avec une pieuse unanimité aux écrits de notre humilité, renforcés par l'autorité et le mérite de monseigneur le bien- heureux apôtre Pierre, a effacé cet opprobre abo- minable de l'Eglise de Dieu » (Phérésie d'Eutychès et de Dioscore) ^

Mais, outre ce résultat approuvé par le pape, on sait que le concile de Chalcédoine fut signalé par

' Epttre de saint Léon. IhnL, coi. 937, 9. «/ôîU, col,987.

ET L*ÉGLISB UNIVERSELLE 175

un acte d'un genre différent : dans une séance irré- guliëre, les évêques orientaux soumis au patriarche de Constantinople promulguèrent le célèbre canon, le vingt huitième, par lequel ils décernèrent à leur chef hiérarchique la primauté en Orient au détri- ment des patriarches d'Alexandrie et d'Antioche. Il est vrai qu'ils déclarèrent eux-mêmes ce canon provisoii'e et le soumirent humblement au jugement de saint Léon. Celui-ci le rejeta avec indignation; et ce lui fut une nouvelle occasion d'affirmer ses principes hiérarchiques et l'étendue de son pouvoir. Il fait remarquer en premier lieu (dans sa lettre à l'empereur) que les prétentions du patriarche cons- tantinopolitain se fondant sur des considérations politiques n'ont rien de commun avec la primauté de saint Pierre qui est une institution divine. « Autre est la raison des choses séculières, et autre est celle des choses divines ; et en dehors de la seule Roche que le Seigneur a posée comme fonde- ment aucune construction ne sera stable. Qu'il lui suffise (au patriarche Anatole) d'avoir obtenu l'épiscopat d'une telle ville avec l'aide de votre piété et par l'assentiment de ma faveur. Il ne doit pas dédaigner la cité royale qu'il ne peut pas trans- former en siège apostolique ; et qu'il n'espère d'aucune façon pouvoir augmenter sa dignité par rolîense des autres. Qu'il pense bien à cela, puisque c'est à moi que le gouvernement de l'Eglise est confié. Je serais responsable si les

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LA RUSSIE

^^glefl ecclésiastiques étaient violées par suite de ma complaisance (que cela soit loin de moi !), et si la volonté d'un seul frère avait plus do valeur auprès de moi que l'utilité commune de la maison universelle du Seigneur*. »

« Les conventions des évêques qui répugnent aux samts canons de Nicée, nous les déclarons non avenues, et, par l'autorité du bienheureux apôtre Pierre, nous les annulons entièrement par une définition générale *. »

Dans sa réponse à la supplique des évêques du quatrième concile, le pape confirme son approba- tion de leur décret dogmatique (formulé d'après sonépître^à Flavien) ainsi que l'annulation du vingt- huitième canon. « Avec quelle révérence, leur écrit- il, le siège apostolique observe les règles des Saints Pères, votre sainteté pourra l'apprécier en lisant mes écrits par lesquels j'ai repoussé les prétentions de l'évêque constantinopolitain ; et vous compren- drez que je suis, avec l'aide du Seigneur, le gardien delà foi catholique et des constitutions paternelles». » Quoique saint Léon, comme nous venons de le voir, ne pensât pas qu'après les définitions de sou épître un concile œcuménique fût nécessaire dans l'intérêt de la vérité dogmatique, il le trouvait très désirable au point de vue de la paix de l'Eglise ; et

Epîlrp (le saint Léon, etc. Ibid., col, 995, » Ibid., col. 1000.

* Ibid., col, 1027 ssq.

ET l'Église universelle 177

l'adhésion spontanée et unanime du concile à ses décrets le remplit de joie. Cette unité libre réali- sait selon lui l'idéal des rapports hiérarchiques. « Le mérite de l'office sacerdotal, écrit-il à l'évêque Théodoret de Cyre, acquiert une grande splendeur l'autorité des supérieurs est conservée de telle façon que la liberté des inférieurs ne paraisse nulle- ment diminuée. Le Seigneur n'a pas permis que nous souffrions aucun détriment dans nos frères, mais ce qu'il a défini auparavant par notre ministère II le confirma ensuite par le sentiment irrélractable de la fraternité universelle ; pour montrer que c'est vraiment de Lui que provenait « l'acte dogmatique » qui, émis auparavant par le premier de tous les sièges, fut reçu par le juge- ment de tout l'univers chrétien, pour qu'en cela aussi les membres soient d'accord avec la tète^. » On sait que le savant Théodoret, accusé de nes- torianisme, a été disculpé au concile de Chalcé- doine : mais il ne regardait lui-même ce jugement que comme provisoire et il s'adressa au pape pour avoir de lui un arrêt définitif. Saint Léon le déclara orthodoxe en ces termes : « Au nom de notre Dieu « béni dont la vérité invincible t'a démontré pur « de toute tache d'hérésie selon le jugement du siège apostolique^ » et il ajoute : « Nous reconnais- sons le très grand soin que prend de nous tous le

Epître de saint Léon, etc. Ibid.y col. 1048. « Ibid., col. 1046, 7.

i7Ô tA RUSSIE

bienheureux Pierre qui, après avoir affirmé le juge- ment de sou siège dans la définition de la foi, a justifié les personnes injustement condamnées ^ » Tout en reconnaissant dans l'accord libre l'idéal do l'unité ecclésiastique, saint Léon distinguait clairement dans cette unité l'élément de l'autorité et l'élément du conseil : le Saint-Siège qui décide et le concile œcuménique qui consent. Ce consen- tement de la fraternité universelle est exigé par l'idéal de l'Eglise ; la vie ecclésiastique est incom- plète sans l'unanimité de tous; mais sans l'acte décisif du pouvoir central le consentement uni- versel lui-même manque de base réelle et ne sau- rait avoir son effet, comme l'histoire de TEglise le prouve suffisamment. Le dernier mot dans toute question de dogme, la confirmation définitive de tout acte ecclésiastique appartiennent au siège de saint Pierre. C'est pour cela qu'en écrivant au patriarche de Constantinople, Anatole, à propos d'un clerc constantinopolitain, Atticus, qui devait rétracter ses opinions hérétiques et se soumettre au quatrième concile, saint Léon fait une différence essentielle entre sa part à lui dans les décisions du concile œcuménique et la part qui revient au patriarche grec : « Il (Atticus) doit professer qu'il maintiendra sur tous les points la définition de la foi du concile chalcédonien, à laquelle ta charité a

* Epître de saint Léon, etc. Ibid., col. 1053.

ET l'église Universelle 179

consenti en la soiiscrivajit et qui a été confirmée par l autorité du siège apostolique ^ «

On ne saurait mieux formuler le principe cons- titutif du gouvernement ecclésiastique qu'en y dis- tinguant, commelefaitsaiutLéon, l'autorité qui con- firme de la charité qui consent. Ce n'est certes pas une primauté d'honneur que revendique le Pape pnr ces paroles. Bien loin de là, saint Léon admet- tait parfaitement l'égalité d'honneur entre tous les évèques; à ce point de vue, tous étaient pour lui des frères et des coévêques. C'était, au contraire, la difTérence du pouvoir qu'il affirmait en termes explicites. La fraternité de tous n'exclut pas pour lui l'autorité d'un seul.

En écrivant à Anastasius, évêque de Salonique, sur les affaires qui ont été confiées à sa fraternité par Y autorité àw bienheureux apôtre Pierre "^ il ré- sume ainsi la notion du principe hiérarchique : « Entre les bienheureux apôtres eux-mêmes il y a eu dans la similitude d'honneur une différence de pouvoir; et, si l'élection était égale pour tous, la prééminence sur les autres a été pourtant donnée à un seul. De cette forme est venue aussi la dis- tinction des évèques, et il a été disposé, selon un grand ordre providentiel, que tous ne puissent s'arroger toute chose, mais que dans chaque pro- vince il y eût quelqu'un qui possédât sur les frères

* Epîlre de saint Léon, etc. Ibid., col. 1147. « Ibid., col. 668.

180 LA RUSSIE ET l'ÉGLISE UNIVERSELLK

la primauté de juridiction (littéralement : la pre- mière sentence)', et de nouveau dans les cités plus grandes ont été institués ceux qui reçurent une charge plus étendue, et par ceux-ci le soin de l'Eglise Universelle revient au siège unique do Pierre, et rien ne doit se séparer de son chef*. )^ Quant à la garantie et à la sanction définitive de ce « grand ordre providentiel » elles consistent, selon saint Léon, en ce que le chef unique de l'Eglise, auquel se rattachent les droits et les devoirs de tous, ne tient pas son pouvoir des ins- titutions humaines et des circonstances historiques, mais représente la pierre inébranlable de la Vérité et de la Justice posée par le Seigneur Lui-même comme base de Son édifice social. Ce ne sont pas les considérations d'utilité seulement, c'est surtout la ratio pietatis qu'invoque celui qui a reçu l'admi- nistration de l'Eglise entière e divinâ instUutlone^ .

» Epître de f:aint Léon, etc. Itid., col. 676. * Ibid.y col. 6i6,

CHAPITRE XTII

LES IDÉES DU PAPE SAINT LÉON APPROUVÉES PAR LES PÉRÈS GRECS. LE « BRIGANDAGE » D'ÉPHÉSE

Dans les écrits et les actes de Léon I" ce n'est plus le germe de la papauté souveraine que nous voyons, c'est cette papauté elle-même qui se ma- nifeste dans toute l'étendue de ses attributions. Pour ne mentionner que le point le plus important, quatorze siècles avant Pie IX la doctrine de l'in- faillibilité ex cathedra a été proclamée. Saint Léon affirme que l'autorité de la chaire de saint Pierre suffît à elle seule pour résoudre une question dog- matique fondamentale et il demande au concile œcuménique non pas de définir le dogme, mais de consentir, pour la paix de l'Eglise, à la définition donnée par le pape qui, de droit divin, est le gar- dien légitime de la vraie foi catholique. Si cette thèse, qui n'a été que développée parle concile du Vatican (dans sa constitutio dogmatica de Ecclesiâ Christijy e^t une hérésie comme on l'a prétendu chez

182 LA RUSSIE

nous, le pape saint Léon le Grand est nn hérétique manifeste ou même im hérésiarque puisque per- sonne avant lui n'a affirmé cette thèse d'une ma- nière si explicite, avec tant de force et tant d'insis- tance.

Voyons donc quel accueil l'Eglise orthodoxe a fait aux affirmations autoritaires du pape saint Léon. Prenons les actes des conciles grecs contem- porains de ce pape (les volumes Y, VI et VII delà collection Mansi) et lisons les documents. Nous trouvons d'abord une lettre remarquable de l'évêque Pierre Chrysologue à Tarchimandrite Eutychès. Quand le patriarche de Constantinople, saint Fla- vien, après avoir, d'accord avec son synode, con- damné l'archimandrite d'un des couvents de la capitale grecque, Eutychès, pour cause d'hérésie, s'adressa au pape Léon pour obtenir de lui la con- firmation de cette sentence, Eutychès, d'après des conseils qu'on lui donnait à la cour impériale, il avait des protecteurs puissants, chercha à gagner à sa cause quelques évêques orthodoxes. Il reçut de l'un d'eux, Pierre Ghrysologue, la réponse sui- vante : « Surtout nous te conseillons, frère véné- rable, de t'en tenir avec la plus grande confiance aux écrits du bienheureux pape de la ville de Rome ; puisque le bienheureux apôtre Pierre qui vit et qui préside dans sa propre chaire donne à ceux qui cherchent la vérité de la foi. Quant à nous, soucieux de la paix et de la foi, nous ne pouvons connaître

ET l'Église universelle i83

des causes concernant la religion sans le consen- tement de Tévêque de Rome ^ »

Pierre Chrysologue, quoique grec et écrivant à un grec, était cependant évêque de Ravenne et partant à moitié occidental. Mais quelques pages plus loin nous découvrons la même doctrine chez le représentant de la métropole Orientale, Fla- vien, un saint et un confesseur de l'Eglise ortho- doxe : « Toute cette affaire, écrit-il au pape à pro- pos de l'hérésie d'Eutychès, n'a besoin que de votre seule et unique sentence qui peut arranger tout pour la paix et le calme. Ainsi l'hérésie qui s'est élevée et les troubles qui s'ensuivirent seront complètement supprimés, avec l'aide de Dieu, par votre écrit sacré ; ce qui rendra inutile la convo- cation, d'ailleurs si difficile, d'un concile ^ »

Après le saint patriarche de Constantinople écou- tons le très savant évêque de Cyre, Théodoret, que l'Eglise grecque a béatifié. « Si Paul, écrit-il au pape Léon, si Paul, le héraut de la vérité, la trompe du Saint-Esprit, a eu recours au grand Pierre, nous, simples et petits, devons-nous d'autant plus recourir à votre trône apostolique pour recevoir de vous la guérison des plaies qui affligent les Eglises. Car la primauté vous appartient pour toutes les raisons. Votre trône est orné de toute espèce de prérogatives, mais surtout de celle de la foi; et le

* Conciliorum oniplissima co/^ec^/o (Mansi), t. V, col. 1,349. « lùid., col. 1,356.

184 La RUSSIE

divin apôtre est un témoin sûr quand il s'écrie on parlant à l'Eglise de Rome : votre foi est annon- cée dans tout l'univers... C'est votre siège qui possède le dépôt des pères et docteurs de la vérité, Pierre et Paul, illuminant les âmes des fidèles. Ce couple divin et trois fois bienheureux est apparu en Orient et il a distribué partout ses rayons ; mais c'est en Occident qu'il a voulu recevoir la délivrance de la vie et c'est de qu'il éclaire maintenant l'univers. Ils ont manifestement illuminé votre trône et c'est le comble de vos biens*.

« Et moi je n'ai qu'à attendre la sentence de Votre trône apostolique. Et je supplie, et je demande à Votre Sainteté de m'ouvrir à moi, le calomnié, Votre droit et Juste Tribunal : ordonnez seule- ment et je cours pour recevoir de Vous ma doctrine dans laquelle je n*ai voulu que suivre les traces apostoliques ^ »

Ce n'étaient pas de vaines paroles, des phrases de rhéteur, que les représentants de l'orthodoxie adressaient au pape. Les évêques grecs avaient de bonnes raisons pour tenir fermement à l'autorité suprême du siège apostolique. Le « brigandage d'Ephèse » venait de leur montrer ad ocidos ce que pouvait être un concile œcuménique sans le pape. Rappelons-nous les circonstances instructives de cet événement.

* Conciliorum collectio, t. VI, 36, 37.

* Ibid., col. 40.

ET l'Église universelle 485

Depuis le iv** siècle, la partie hellénisée de FEglisej souffrait de la rivalité et de la lutte continuelle! ^ entre deux centres hiérarchiques : l'ancien patriar- cat d'Alexandrie et le nouveau de Constanti- nople. Les phases extérieures de cette lutte dépen- daient principalement de la position que prenait la cour de Byzance ; et si nous voulons savoir par quoi était déterminée cette position du pouvoir séculier à l'égard des deux centres ecclésiastiques de rOrient, nous constatons un fait remarquable. On pourrait croire a priori que l'Empire byzantin avait, au point de vue politique, à choisir entre trois lignes de conduite : ou bien il soutiendrait le nouveau patriarcat de Constantinople comme sa propre création qui se trouvait toujours entre ses mains et ne pouvait jamais parvenir à une indé- pendance durable ; ou bien le césarisme byzantin, pour ne pas avoir à réprimer chez soi les tendances cléricales et pour s^affranchir d'un lien trop étroit et trop importun, pouvait préférer avoir le centre du gouvernement ecclésiastique quelque part plus loin, mais toujours dans la sphère de sa puissance; et dans ce but il trouverait bon de soutenir le patriarcat d'Alexandrie qui satisfaisait à ces deux conditions et avait en outre pour appuyer sa pri- mauté relative (sur l'Orient) la raison traditionnelle et canonique ; ou bien enfin le gouvernement impé- rial choisirait le système de l'équilibre en proté- geant tantôt l'un, tantôt l'autre des sièges rivaux,

7

186 Ï^A RUSSIE

selon les circonstances politiques. On peut voir cependant qu'il n'en était rien en réalité. En faisant une large part aux accidents individuels et aux rapports purement personnels, on doit reconnaître qu'il y avait une raison générale qui déterminait la conduite des empereurs byzantins dans la lutte hiérarchique de l'Orient; mais cette raison était en dehors des trois considérations politiques que nous venons d'indiquer. Si les empereurs variaient dans leurs rapports avec les deux patriarcats en appuyant tantôt Fun, tantôt l'autre, ces variations ne tenaient pas au principe de l'équilibre : la cour byzantine soutenait toujours non pas celui des deux hiérar- ques rivaux qui était le plus inoffensif au moment donné, mais celui qui avait tort au point de vue religieux ou moral. Il suffisait à un patriarche, soit de Constantinople, soit d'Alexandrie, d'être héré- tique ou pasteur indigne pour s'assurer pendant longtemps, sinon pour toujours, la protection éner- gique de l'Empire. Et, au contraire, un saint ou un champion de la vraie foi, en montant sur la chaire épiscopale, dans la ville d'Alexandre aussi bien que dans celle de Constantin, devait se pré- parer d'avance aux haines et aux persécutions im- périales et souvent même au martyre.

Cette tendance irrésistible du gouvernement by- zantin vers l'injustice, la violence et l'hérésie, et cette antipathie invincible pour les plus dignes représentants de la hiérarchie chrétienae se rêvé-

ET L'ÉGtISÈ UNIVERSELLE 187

lèrent de bonne heure. L'Empire vient à peine de reconnaître la religion chrétienne qu'il persécute déjà la lumière de l'orthodoxie, saint Athanase. Tout le long- règne de Constance, fils de Constantin le Grand, est rempli par la lutte contre le glorieux patriarche d'Alexandrie, tandis que les évêques hérétiques de Constantinople sont protégés par l'Empereur. Et ce n'était pas la puissance du siège alexandrin, c'était la vertu de celui qui l'occupait qui était insupportable au César chrétien. Quand un demi-siècle plus tard les rôles changèrent, quand ce fut la chaire de Constantiaople qui se trouva oc- cupée par un grand saint Jean Chrysostome, tandis que le patriarcat d'Alexandrie était tombé aux mains d'un homme des plus méprisables, Théo- phile, c'est ce dernier qui fut favorisé par la cour de Byzance ; et celle-ci usa de tous les moyens pour faire périr Chrysostome. Est-ce bien le caractère indépendant du grand orateur chrétien qui, seul, faisait ombrage au palais impérial? Cependant, peu après, l'Eglise de Constantinople eut pour chef un esprit non moins indomptable, un caractère non moins indépendant— Nestorius ; mais, commeNes- toriusréunissaitàcesqualités celle d'un hérésiarque déterminé, il reçut toutes les faveurs de l'empereur Théodose II, qui n'épargna rien pourle soutenir dans sa lutte contre le nouveau patriarche d'Alexandrie, saint Cyrille, émule sinon par les vertus privées, du moins par le zèle orthodoxe et la science théo-

188 LA RUSSIE

logique du grand Athanasc. Nous allons voir immédiatement pourquoi le gouvernement impérial ne réussit pas à maintenir l'hérétique Nestorius et à perdre saint Cyrille. Peu de temps après, les rôles changèrent de nouveau : le patriarcat de Constantinople eut en saint Flavien un digne suc- cesseur de Jean Chrysostome, et le siège d'Alexan- drie passa à un nouveau Théophile, Dioscore, surnommé le pharaon d'Egypte. Saint Flavien était un homme doux et sans prétentions; Dioscore, souillé de tous les crimes, se signalait surtout par une ambition démesurée et par un esprit despo- tique auquel il devait son surnom. Au point de vue purement politique il était évident que le gou- vernement impérial n'avait rien à craindre de saint Flavien, tandis que les aspirations dominatrices du nouveau « pharaon » devaient inspirer une juste méfiance. Mais saintFlavienétait orthodoxe ; etDios- core avait le grand avantage de favoriser la nouvelle hérésie monophysite. A ce titre il obtint la protec- tion de la cour de Byzance*; et un concile œcumé- nique fut convoqué sous ses auspices pour donner à sa cause une autorité légale. Dioscore avait tout

* Le plus curieux et ce qui donne une confirmation éclatante à notre thèse (sur la prédilection des empereurs byzantins pour l'hérésie comme telle), c'est que le même empereur Théodose II, qui avait soutenu l'hérésie nestorienne, condamnée malgré lui par l'Église, devint ensuite le protecteur zélé d'Eutychès et de Dioscore qui représentaient l'opinion diamétralement opposée aux nesto- nanisme mais également hérétique.

ET l'Église universelle 189

Il 11^ 1

pour lui : l'appui du bras séculier, un clergé bieri discipliné qu'il amenait avec lui de l'Egypte et qui lui était aveuglement dévoué, une foule de moines hérétiques, un parti considérable dans le clergé des autres patriarcats et enfin la lâcheté de Ja majorité des évêques orthodoxes qui n'osaient pas résister ouvertement à une erreur quand elle était protégée par (( la majesté sacrée du divin Auguste ». Saint Fiavien était condamné d'avance, et avec lui l'or- thodoxie elle-même devait s'écrouler dans toute l'Eglise orientale, si cette Eglise était abandonnée à ses propres forces. Mais il y avait en dehors d'elle un pouvoir religieux et moral avec lequel les « pha- raons » et les Empereurs étaient obligés de compter. Si dans la lutte des deux patriarcats orientaux la cour byzantine prenait toujours le parti du coupable et de l'hérétique, la cause de la justice et de la vraie foi, qu'elle fût représentée par Alexandrie ou par Constantinople, ne manquait jamais de trouver un vigoureux appui auprès du siège apos- tolique de Rome. Le contraste est vraiment frap- pant. C'est l'empereur Constance qui persécute sans relâche saint Athanase : c'est le pape Jules qui le soutient et le défend contre tout l'Orient. C'est le pape Innocent qui proteste énergiquement contre la persécution de saint Jean Chrysostome et qui, après ia mort du grand saint, prend l'initiative pour réhabiliter sa mémoire dans l'Eglise. C'est encore le pape Célestin qui appuie de toute son autorité

190 LA RUSSIE

saint Cyrille dans sa lutte hardie contre l'hérésie de Nestorius protégée par le bras séculier; et l'on ne saurait douter que sans Taide du siège aposto- lique le patriarche alexandrin, quelque énergique qu'il fût, n'aurait pas pu vaincre les forces réunies du pouvoir impérial et de la majeure partie du clergé grec. Ce contraste entre l'action de TEmpiro et celle Je la papauté pourrait être constaté plus loin à travers l'histoire de toutes les hérésies orien- tales, qui, non seulement étaient toujours favori- sées,mais quelquefoismême inventées parles empe- reurs(l'hérésiemonothélète de l'empereur Héraclius, l'hérésie iconoclaste de Léon l'Isaurien). Mais nous devons nous arrêter au v* siècle, à la lutte des deux patriarcats et à l'histoire instructive du « brigan- dage )) d'Ephèse.

On savait donc, par une expérience réitérée, que dans les disputes des deux chefs hiérarchiques de rOrientlepape occidental n'avait pas de préférences et de parti pris, mais que son appui était toujours assuré à la cause delà justice et de la vérité. iVinsi Dioscore, le tyran et l'hérétique, ne pouvait compter à Rome sur le même secours que son prédécesseur saint Cyrille. Le plan de Dioscore était d'obtenir la primauté du pouvoir dans toute l'Eglise orien- tale par la condamnation de saint Flavien et par le triomphe du parti égyptien, plus ou moins mono- physite, dont lui, Dioscore, était le chef. Ne pouvant espérer le consentemeutdu pape pour la réalisation

ET l'i^gltse universelle 194

ri'im tel plan, il résolut d'atteindre son but sans le pape ou n^ême contre lui.

L'an 449 un concile œcuménique en forme se rassembla à Ephèse. Toute l'Eglise orientale y était représentée. Les légats du pape saint Léon y assis- taient aussi, mais on ne leur permit pas de présider le concile. Dioscore protégé par les officiers impé- riaux, entouré de ses évêques égyptiens et d'une foule de clercs armés de bâtons, siégeait comme un roi au milieu de sa cour. Les évêques du parti ortho- doxe tremblaient et se taisaient. « Tous, lisons- nous dans les Menées russes (vie de saint Flavien), tous aimaient les ténèbres plus que la lumière et préféraient le mensonge à la vérité, en voulant plutôt plaire au roi terrestre qu'à celui des cieux ». On soumit saint Flavien à un jugement dérisoire. Quelques évêques se jetèrent aux pieds de Dioscore eu implorant sa miséricorde pour l'accusé. Ils furent maltraités par les égyptiens; ceux-ci criaient à tue- tète : quon coupe en deux ceux qui séparent le Christ ! On distribua aux évêques orthodoxes des tablettes sur lesquelles rien n'était écrit et sur lesquelles ils étaient contraints d'apposer leurs signa- tures. Ils savaient qu'on allait y inscrire ensuite une formule hérétique. La plupart signèrent sans protester. Quelques-uns voulur^int ajouter des ré- serves à leurs signatures, mais les clercs égyptiens leur arrachèrent de force les tablettes en leur bri- sant les doigts à coups de bâton. Enfin Dioscore se

192 LA RUSSIE

leva et prononça au num du coucilo la sentence de condamnation contre Flavien, qui était déposé, ex- communié et livré au bras séculier. Flavien voulut protester, mais les clercs de Dioscore se jetèrent sur lui et le maltraitèrent à ce point qu'il expira deux jours après.

Quand l'iniquité, la violence et Terreur triom- phaient ainsi dans un concile œcuménique, était- elle TEglise infaillible et inviolable du Christ? Elle était présente et elle se manifesta. Au moment saint Flavien était meurtri par les brutalités des ser- viteurs de Dioscore, quand les évêques hérétiques acclamaient bruyamment le triomphe de leur chef, en présence des évoques orthodoxes tremblants et muets, Hilaire, diacre de FEg-lise romaine, s'écria: ^iContradicitur^ ! )) Ce n'était pas certes la foule terrifiée et silencieuse des orthodoxes orien- taux qui représentait en ce moment l'Eglise de Dieu. Toute la puissance immortelle de l'Eglise s'était concentrée pour la chrétienté orientale dans ce simple terme juridique prononcé par un diacre romain : contradicitur. On a l'habitude chez nous de reprocher à l'Eglise occidentale son caractère éminemment juridique et légaliste. Sans doute les principes et les formules du droit romain ne sont pas reconnus dans le Royaume de Dieu. Mais « le brigandage d'Ephèse » était bien fait pour donner

1 Conciliorum collectio (Mansij, VI, 908.

ET l'Église universelle 193

raison à la justice latine. Le « contradicitiir » du diacre romain c'était le principe contre le fait, le droit contre la force brutale, c'était la fermeté mo- rale imperturbable devant le crime triomphant des uns et la lâcheté des autres, c'était en un mot la Roche inébranlable de l'Eglise contre les portes de l'Enfer.

Les meurtriers du patriarche de Constantinople n'osèrent pas toucher au diacre de l'Eglise romaine. Et dans l'espace de deux années seulement le contra- dicitur romain changea « le très saint concile œcu- ménique d'Ephèse» en «brigandage d'Ephèse, » fit déposer l'assassin mitre, valut à la victime la cano- nisation et amena la réunion, sous la présidence des légats romains, du vrai concile œcuménique de Chalcédoine.

CHAPITRE XIV

LE CONCILE DE CH ALC ÉDOI NE. COîiCLUSION DU SECOND LIVRE

Le pouvoir central de FÉglise Universelle est la base inébranlable de la justice sociale, parce qu'il est Forgane infaillible de la vérité religieuse. Il s'agissait pour le pape Léon, non seulement de rétablir dans l'Orient chrétien l'ordre moral ébranlé par les méfaits du patriarche alexandrin, mais encore d'affermir ses frères orientaux dans la vraie foi menacée par l'hérésie monophysite. Il y allait de la vérité spécifique du Christianisme de la vérité de THomme-Dieu. Les monophysites, en affirmant que Jésus-Christ après l'incarnation est exclusivement Dieu, son humanité ayant été com- plètement absorbée par sa divinité, voulaient reve- nir, sans le soupçonner peut-être, au Dieu inhu- main du paganisme oriental, à ce Dieu qui consume toute créature et qui n'est qu'un abîme insoL:4able pour l'esprit humain. C'était au fond une négation dissimulée de la révélation et de l'incarnation per-

La RUSSIE ET l'Église universelle i95

manente. Mais parce que c'était une négation dissi^ muiée, abritée sous la grande autorité théologique Je saint Cyrille (qui, eu insistant contre Nestorius sur l'unité de la personne en Jésus-Christ, avait laissé échapper de sa plume une formule inexacte :

Mia ^uffiç Toù Osoo Aoyoù ffe{iap5(^ojj.Évr). La nature

une du Dieu Verbe, incarnée), il était néces- saire de donner à la vérité de Thumanité divine une nouvelle formule, claire et définitive. Tout le monde orthodoxe attendait cette formule du successeur de saint Pierre. Le pape Léon lui-même était pénétré de l'importance de la question. « Le Sau- veur du genre humain, Jésus-Christ, disait-il, en établissant la foi qui rappelle les impies à la jus- tice et les morts à la vie, versait dans l'esprit de ses disciples les admonitions de sa doctrine et les miracles de ses œuvres, afin que le même Christ soit reconnu comme le Fils unique de Dieu et comme le Fils de l'Homme. Car l'une de ces croyances, sans l'autre, ne profitait pas au salut, et il était également périlleux de croire le Seigneur Jésus-Christ seulement Dieu et non homme, ou seulement homme et non Dieu (en se faisant dans le premier cas inaccessible à notre infirmité, et, dans le second, impuissant à nous sauver). Mais il fallait confesser l'un et l'autre, car de même que la véritable humanité était inhérente à Dieu, ainsi la vraie diMnité était inhérente à l'Homme. C'est donc pour confirmer la çoiinaissance éminemment

196 LA RUSSIE

salutaire (saluberrimam) que le Seigneur interrogea ses disciples; et l'apôtre Pierre, parla révélation de TEsprit du Père, surmontant le corporel et sur- passant l'humain, vit par les yeux de l'intelligence le Fils du Dieu vivant et confessa la gloire de la Divinité, car il envisageait autre chose que la seule substance de chair et de sang. Et il s'est tellement complu dans la sublimité de cette foi que, déclaré bienheureux, il acquît la fermeté sacrée de la pierre inviolable, sur laquelle l'Eglise étant fondée doit prévaloir contre les portes de l'Enfer et contre les lois de la mort. C'est pour cela que dans le juge- ment de toutes les causes rien ne sera ratifié aux cieux que ce qui est établi par l'arbitre de Pierre *. » Professant que la fonction fondamentale de l'au- torité ecclésiastique celle d'affirmer et de déter- miner la vérité chrétienne est permanente dans la chaire de saint Pierre qu'il occupait, Léon regarda comme son devoir d'opposer à l'hérésie nouvelle un nouveau développement de la con- fession apostolique. En écrivant sa célèbre épitre dogmatique à Flavien, il se considère comme inter- prète inspiré du prince des Apôtres; et toutl'Orient orthodoxe le considéra ainsi. Dans le limonaire^^ de saint Sophronius, patriarche de Jérusalem (au vil* siècle), nous trouvons la légende suivante : « Quand saint Léon eut écrit son épître à saint

S. Léonis magni opéra (Migne), t. I, col. 309.

* Une sorte de chrestomatie de récits édifiants.

ET l'église universelle 197

Flavien, évêque de Constantinople, contre les impies Eutychès et Nestorius, il la plaça sur le sépulcre du suprême apôtre Pierre et, par des prières, des veilles et des jeûnes, il supplia le sou- verain apôtre lui-même en disant : Si, comme homme, j'ai commis une erreur, supplée à ce qui manque à mon écrit et supprime ce qui s'y trouve de trop, toi à qui notre Sauveur, Seigneur et Dieu, Jésus-Christ, a confié ce trône et l'Église entière., Après quarante jours révolus, l'apôtre lui appa- rut pendant qu'il priait et lui dit : J'ai lu et j'ai corrigé. Et ayant pris son épître du sépulcre du bienheureux Pierre, Léon l'ouvrit et la trouva cor- rigée par la main de l'apôtre ^ »

Cette épitre, vraiment digne d'un tel correcteur, déterminait avec une clarté et une vigueur admi- rables la vérité des deux natures dans la personne unique du Christ et rendait désormais impossibles dans l'Eglise les deux erreurs opposées celle de Nestorius et celle d'Eutychès. L'épître de saint Léon ne fut pas lue au brigandage d'Ephèse, ce qui constitua la principale cause de cassation invo- quée contre les décrets du faux concile. Dioscore, qui avait pu contraindre toute rassemblée géné- rale des évoques orientaux à condamner saint Flavien et à souscrire une formule hérétique, ren- contra une résistance inattendue quand il osa se

' Voir dans les Menées russes, vie de saint Léon le pape.

198 LA RUSSIE

révolter ouvertement contre le pape. Celui-ci, ins- truit par se» légats de ce qui s'était passé à Ephèse, rassembla aussitôt un concile desévêques latins, à Rome, et avec leur approbation unanime condamna et déposa Dioscore. Le « pharaon » qui était revenu en triomphe à Alexandrie voulut donner le change au pape : il dut s'apercevoir bientôt qu'il ne se heurtait pas à de vaines prétentions, mais à un pouvoir spirituel vivant qui s'imposait partout aux consciences chrétiennes. L'orgueil et l'audace de l'usurpateur ecclésiastique se brisèrent contre la vraie pierre de l'Eglise : avec tous les moyens de de violence qui lui étaient habituels il ne parvint à forcer que dix évêques égyptiens à lui prêter leurs noms pour condamner le pape Léon*. En Orient même, tout le monde regarda cette insulte impuis- sante comme un acte de démence qui acheva de perdre le « pharaon » égyptien.

Le défenseur des deux hérésies opposées, le protecteur de Nestorius et de Dioscore, l'empereur Théodose II, venait de mourir. Avec l'avènement de Pulchérie et de son époux nominal Marcien, s'ouvrit une phase très courte, pendant laquelle le gouvernement impérial, par conviction religieuse à ce qu'il paraît, se mit décidément au service de la bonne cause. Cela suffit en Orieut pour rendre tout leur courage aux évêques orthodoxes et pour

Conciliorum collectio (Mansi), VI, 510.

ET l'Église universelle 499

attirer à Torthodoxie, professée par le nouvel empereur, tous ceux qui ne s'étaient attachés à l'hérésie que pour complaire à son prédécesseur.' Mais l'empereur orthodoxe lui-même avait peu de confiance en ces évoques versatiles. Pour lui, l'autorité suprême en matière de foi appartenait au pape. « En ce qui concerne la religion catho- lique et la foi des chrétiens, lisons-nous dans la lettre impériale à saint Léon, nous avons trouvé juste de nous adresser premièrement à ta sain- teté qui est l'inspecteur et le chef de la foi divine

TCtffxéwc;) *. C'est par l'autorité du pape (aoù auôevcoOvxoç) que le futur concile doit, selon la pensée de l'empereur, éloigner de l'Eglise toute erreur impie et inaugurer une paix parfaite parmi tous les évêques de la foi catholique*. » Et dans une autre lettre qui suit de près la première, l'em- pereur affirme de nouveau que le concile devra reconnaître et exposer pour l'Orient ce que le pape a décrété à Rome \ L'impératrice Pulchérie tient le même langage en assurant le pape que le con- cile : « définira la confession catholique, comme « l'exigent la foi et la piété chrétienne, par ton

« autorité (aoù auôevxoûvxoç) *. »

* Conciliorum collectio (Mansi), Ibid., 93.

* Ibid.

« Ibid., 100. *Ibid., 101.

200 LA RUSSIE

Le concile œcuménique s'étant assemblé à Chal- cédoine (en 45d), sous la présidence des légats romains, le premier d'entre eux, Févêque Pascha- sinus, se leva et dit : « Nous avons des instruc- « tions du bienheureux évoque apostolique de la « ville de Rome, qui est le chef de toutes les « EgliseSy et il nous est prescrit de ne pas admettre « Dioscore au sein du concile *. » Et le second légat Lucentius expliqua que Dioscore était déjà con- damné pour avoir usurpé le droit de juger et pour avoir convoqué un concile sans le consentement du siège apostolique, ce qui n'était jamais arrivé auparavant et ce qui était interdit (ô'^ep ouoIttots ysYovEv oùSs è'^ov ^svéaBat) ^. Après de longs pour- parlers, les représentants de l'empereur décla- rèrent que Dioscore ne siégerait pas comme mem- bre du concile, mais qu'il comparaîtrait comme accusé, puisque après sa condamnation par le pape il avait encouru l'accusation sur de nouveaux chefs ^.

Le jugement fut précédé de la lecture de Fépitre dogmatique du pape que tous les évêques ortho- doxes acclamèrent en s'écriant : Pierre a parlé par la bouche de Léon * / Dans la séance suivante plu- sieurs clercs de l'Eglise d'Alexandrie présentèrent une supplique adressée « au très saint et aimé de

* Conciliorum collectio (Mansi), Ihid.y 580, 1, 2 Ibid. " IhicL, 645.

* Ibid., 972.

ET l'église universelle 201

iDieu archevêque universel et patriarche de la grande Rome, Léon, et au saint concile œcumé- nique à Chalcédoine ». C'était un acte d'accusation contre Dioscore qui disaient les plaignants « après avoir confirmé l'hérésie à un concile de « brigands et après avoir tué saint Flavien, tenta (( un crime encore plus grand Texcommunica- « tion du très saint et très sacré trône apostolique « de la grande Rome * » . Le concile ne crut pas de son droit de juger de nouveau un évêque déjà jugé par le pape et proposa aux légats romains de prononcer la sentence contre Dioscore ^ ; ce qu'ils firent en ces termes (après avoir énuméré tous les crimes du patriarche alexandrin) : « Le très saint et bienheureux archevêque de la grande et ancienne Rome , Léon, par nous et par le saint concile ici p?'ésent, avec le trois fois bienheureux et très glo- rieux apôtre Pierre, qui est la roche et le fonde- ment de l'Eglise catholique et la base de la foi orthodoxe, a privé ledit Dioscore du rang épiscopal et Fa privé de toute dignité sacerdotale *. »

La reconnaissance solennelle de l'autorité su- prême du pape au concile de Chalcédoine fut cou- ronnée par l'épître des évêques orientaux à Léon, oti ils lui attribuaient le mérite de tout ce qui avait été fait au concile : « C'est toi, lui écrivaient-ils,

Conciliorum collectio (Mansi), Ibid., i,005, 9, *[bid., 1,045. ' Ibid., 1,048.

202 LA RUSSIE ET l'ÉGLTSE UNIVERSELLE

qui par tes vicaires as dirigé et commandé (tiys- {jLovéue?) toute la multitude des pères comme la tête commande aux membres (wç xscpaXrj (leXcLv) en leur montrant le vrai sens du dogme *.»

Pourrejeter comme une usurpation et une erreur la primauté de pouvoir et l'autorité doctrinale du siège romain, il ne suffit pas, comme on le voit, de déclarer usurpateur et hérétique un homme tel que saint Léon le Grand : il faut encore accuser d'hérésie le concile œcuménique de Chalcédoine et toute l'Eglise orthodoxe au v* siècle. Telle est la conclusion qui découle avec évidence des témoignages authentiques qu'on vient de lire.

« Conciiiorum coUeciio (Mausi), Ibid.y i48.

LIVRE TROISIEME

LE PRINCIPE TRINITAIRE ET SON APPLICATÎOÎ^

SOCIALE

CHAPITRE PREMIER

LE PRINCIPE TRINITAIRE ET SON APPLICATION SOCIALE

La véritable Eglise temple, corps et Epouse mystique de Dieu, est une comme Dieu lui-même. Mais il y a unité et unité. Il y a l'unité négative, soli- taire et stérile, qui se borne à exclure toute pluralité. C'est une simple négation qui suppose logiquement ce qu'elle nie et se manifeste comme un commen- cement, arbitrairement arrêté, d'un nombre indé- terminé. Car rien n'empêche la raison d'admettre plusieurs unités simples et absolument égales entre elles et de les multiplier ensuite jusqu'à l'in- fini. Et si les Allemands appellent à bon droit un tel processus « mauvais infini » (die schlechte Unendlichkeit*), l'unité simple, qui en est le prin-

En allemand Schlecht mauvais et schlicki sinfiple sont au fond un seul et même terme, ce qui a fourni à Hegel l'occasion de son calembour qui a fait fortune, dans la philosophie germanique. Du reste Axisrtote avait déjà exposé la même idée sarxs j«u de mots.

204 LA RUSSIE

cipe, peut bien être désignée comme mauvaise unité. Mais il y a l'unité véritable qui n'est pas opposéfi à la pluralité, qui ne Texclut pas, mais qui, dans la jouissance calme de sa propre supériorité, domino son contraire et le soumet à ses lois. La mauvaise unité est le vide et le néant : la véritable est l'êlre un quia^ow^enlui-même. Cette unitépositiveetféconde, en demeurant toujours ce qu'elle est, au-dessus de toute réalité bornée et multiple, contient en soi, déter- mine et manifeste les forces vivantes, les raisons uniformes et les qualités variées de tout ce qui existe. C'est par la profession de cette unité par- faite, produisant et embrassant tout, que commence le credo des chrétiens : in unum Deum Patrem Omnipotentem (iravxoxpaxopa).

Ce caractère d'unité positive [et uni-totalité ou (T uni-plénitude) appartient à tout ce qui est ou doit être absolu dans son genre. Tel est en soi le Dieu tout-puissant, telle est idéalement la raison humaine qui peut comprendre toute chose, telle doit être enfin la véritable Eglise essentiellement universelle, c'est-à-dire embrassant dans son unité vivante l'humanité et le monde entier.

La vérité est une et unique en ce sens qu'il ne peut y avoir deux vérités absolument indépendantes l'une de l'autre, et à plus forte raison contraires l'une à l'autre. Mais en vertu même de cette unité, la vérité unique ne pouvant avoir en elle rien de borné, d'ar- bitraire et d'exclusif, ne pouvant être partielle etpar-

ET l'église universelle 205

tiale, doit contenir dans un système logique les rai- sons de tout ce qui existe, doit suffire à expliquer tout. De même la véritable Eglise est une et uni- que en ce sens qu'il ne peut y avoir deux véritables Eglises indépendantes l'une de l'autre et à plus forte raison enlutte l'une contre l'autre. Mais par même, commeorganisationw?i2^2/e delà vie divino- humaine, la véritable Eglise doit embrasser, dans un système réel, toute la plénitude de notre existence, doit déterminer tous les devoirs, suffire à tous les vrais besoins, répondre à toutes les aspirations humaines.

L'unité réelle de l'Eglise est représentée et garan- tie par la monarchie ecclésiastique. Mais puisque l'Eglise, étant une, doit être universelle, c'est-à-dire embrasser tout dans un ordre déterminé, la monar- chie ecclésiastique ne peut pas rester stérile, mais doit engendrer tous les pouvoirs constitutifs de l'existence sociale complète. Et si la monarchie de Pierre, considérée comme telle, nous présente un reflet de l'unité divine et en même temps une base réelle et indispensable pour l'unification progressive de l'humanité, nous verrons aussi, dans le dévelop- pement ultérieur des pouvoirs sociaux de la chré- tienté, non seulement un reflet de la fécondité immanente de la Divinité, mais encore un moyen réel pour rattacher la totalité de l'existence humaine à la plénitude de la vie divine.

Quand nous disons d'un être vivant qu'il est.

20B tA RUSRIB

nous lui attribuons nécessairement une nnilé. une dualité et une trinité. Il y a unité puisqu'il s'a^^it d'un être. Il y a dualité puisque nous ne pouvons pas affirmer qu'un être est sans affirmer en même temps qu'il est quelque chose, qu'il a une objecti- vité détermiaée. Les deux catégories fondamen- tales de tout être sont donc : son existence comme sujet réel et son essence objective, ou son idée (sa raison d'être). Enfin il y a une trinité dans l'être vivant : le sujet de l'être se rattache de trois ma- nières différentes à l'objectivité qui lui appartient essentiellement; il la possède en premier lieu par le fait même de son existence, comme réalité en soi, comme sa substance intérieure ; il la possède en second lieu dans son action propre qui est néces- sairement la manifestation de cette substance; il la possède enfin en troisième lieu dans le sentiment ou \d^ jouissance de son être et de son action, dans ce retour sur soi-même qui procède de l'existence manifestée par l'action. La présence sinon simultanée, du moins successive de ces trois modes d'existence est absolument indispensable pour constituer un être vivant. Car s'il va sans dire que l'action propre et le sentiment supposent l'existence réelle du sujet donné, il est non moins certain qu'une réalité complètement privée de la faculté d'agir et de sentir ne serait pas un être vivant, mais une chose inerte et morte. W est incontestable que les trois manièi-es d'être

ET l'Église universelle 207

quenousvenons d'indiquer ont, considérées en elles- pêmes, un caractère tout à fait positif. Gomme un sujet qui existe réellement est plus qu'un être de rai- son, de même un sujet agissant et sentant est plus qu'une matière passive ou une force aveugle. Mais dans l'ordre naturel, chez tous les êtres créés, les modes constitutifs de l'existence complète ne se trouvent jamais dans leur pureté : ils y sont insé- parables de certaines limites et de certaines néga- tions qui altèrent profondément leur caractère positif. En effet, si l'être vivant créé a l'existence réelle, elle ne lui appartient jamais comme un fait absolu et primordial ; sa réalité tient à une cause extérieure, il n'est pas absolument en soi. De même l'action propre d'un être créé n'est jamais Ja manifestation pure, simple et unique de son être intérieur, mais elle est nécessairement déterminée par le concours des circonstances et l'influence des motifs extérieurs, ou du moins compliquée par la possibilité idéale d'une autre manifestation. Enfin le sentiment de soi-même dans l'être créé, procé- dant d'une existence fortuite et d'une activité extérieurement déterminée, ne dépend pas de l'être lui-même ni dans sa qualité, ni dans sa quantité, ni dans sa durée. Ainsi l'être fini, qui n'existe pas primordialement en soi et qui n'agit pas unique- ment joar soi, ne peut pas non plus revenir complè- tement à soi-même, mais a toujours besoin d'un complément extérieur.

-'^^ LA RUSSIE

En d'aulres termes l'existence finie n'a jamais sa raison d'être en elle-même; et, pour justifier ou expliquer définitivement le fait de cette existence, il faut la rattacher à l'être absolu ou Dieu. En affir- mant qu'il est, nous devons nécessairement lui attribuer les trois modes constitutifs de Têtre com- plet. Puisque l'existence réelle, l'action et la jouis- sance sont des attributs purement positifs en eux- mêmes, ils ne peuvent manquer à l'être absolu. b il est ce n'est pas comme un être de raison mais comme une réalité; s'il est une réalité, il n'est pas une réalité morte et inerte, mais un être qui se ma- nifeste par son action propre ; enfin s'il agit, ce n^est pas comme une force aveugle, mais avec conscience de soi-même, en sentant son être, enjouissant de sa manifestation. Privé de ces attributs, Il ne serait plus Dieu mais une nature inférieure, moins qu'un homme. Mais pour la même raison que Dieu est Dieu, c'est-à-dire l'être absolu et suprême, onnedoit lui attribuer les trois modes constitutifs de Texistence complète que dans ce qu'ils ont d'essentiel et de positif, en supprimant toute idée qui ne provient pas de la notion même de 1 être, mais qui tient seule- ment à la condition d'un être contingent. Ainsi l'existence réelle qui appartient à Dieu, ne pouvant lui venir d'aucune cause extérieure, est un fait primordial et irréductible. Dieu est en soi et par soi; la réalité qu'il possède en premier lieu est pa- rement intérieure, elle est une substance absolue

ET l'Église universelle 209

Et de même l'action propre ou la manifestation essentielle de Dieu, ne pouvant être ni déterminée ni compliquée par aucune cause étrangère, n'est que la reproduction pure et parfaite (absolument adéquate) de son propre être, de sa substance unique. Cette reproduction ne peut être ni une nouvelle création ni une division de la substance divine : elle ne peut pas être créée puisqu'elle existe de toute éternité, et elle ne peut pas être divisée parce qu elle n'est pas une chose matérielle, mais une actualité pure. Dieu, qui la possède en soi, la mani- feste pour soi et se reproduit dans un acte purement intérieur. Par cet acte il arrive à la jouissance de soi-même, c'est-à-dire de sa substance absolue, non seulement comme existante, mais encore comme manifestée.

Ainsi l'existence complète de Dieu ne le fait pas sortir de lui-même, ne le met en aucun rapport extérieur : elle est parfaite en elle-même et ne sup- pose pas l'existence de quelque chose en dehors d'elle.

Dans les trois modes constitutifs de son être. Dieu se rapporte uniquement à sa propre substance.

1 . Il la possède en soi, dansl'acte premier (/mYabsolu).

2. Il la possède pour soi en la manifestant ou en la produisant de soi-même dans l'acte second [action absolue). 3. Il la possède dans le retour à soi-même en retrouvant en elle, par l'acte troisième, l'unité parfaite de son être et de sa manifestation {jouis-

210 LA RUSSIE

sance absolue), il ne peut pas en jouir Kans l'avoir nif^anifeslée et il ne peut pas la manifester sans l'avoir en soi. Ainsi ces trois actes, ces trois états ou ces trois rapports (ici ces termes coïncident), indissolublement liés entre eux, sont des expressions différentes mais égales de la Divinité tout entière. En manifestant sa substance intérieure ou en se reproduisant par Lui-même, Dieu n'a aucun inter- médiaire et ne subit aucune action externe qui pourrait altérer sa reproduction ou la rendre incom- plète : le produit est donc parfaitement égal au producteur en tout excepté ce rapport même que l'un est le producteur et l'autre le produit. Et, comme toute la Divinité est contenue dans sa reproduction, elle est contenue toute dans la jouissance qui en procède. Ne tenant à aucune condition extérieure, cette jouissance rie peut pas être un état accidentel inadéquat à l'être absolu de Dieu : elle est le résultat direct et complet de l'existence et de l'action divines. Dieu en tant que jouissant procède de Lui- même en tant que producteur et produit. Et comme . je troisième terme (le Procédant) n'est déterminé que par les deux premiers, parfaitement égaux entre eux, il ne peut manquer de leur être égal en tout excepté ce rapport même qui fait qu'il procède d'eux et non vice versa.

Ces trois actes n'étant pas des parties séparées de la substance absolue ne peuvent pas être non plus des phases successives de l'existence divine.

i

ET l'église universelle 211

Si l'idée de partie suppose l'espace, l'idée de phase suppose le temps. En écartant ces deux formes de la nature créée, il faut affirmer que la substance absolue est contenue dans les trois modes de l'exis- tence divine, non seulement sans division, mais aussi sans succession. Or, cela suppose dans l'unité absolue de la substance divine trois sujets relatifs ou trois hypostases. En effet, si les trois modes de l'existence absolue pouvaient être successifs^ alors un seul sujet suffirait, une seule hypostase pourrait se trouver successivement dans les trois rapports diffé- rents avec sa substance. Mais l'être absolu, ne pou- vant pas chang-er dans le temps, n'est pas suscep- tible d'une évolution successive ; les trois modes constitutifs de son existence complète doivent être en Lui simultanés ou coéternels. D'un autre côté_, il est évident qu'un seul et même sujet (hypostase) ne peut pas s'affirmer à la fois comme non-mani- festé, comme manifesté et comme procédant par sa manifestation. Il est donc nécessaire d'admettre que chacun des modes de l'existence divine est toujours représenté par un sujet relatif distinct ; qu'il est éternellement hypostasié et que, par con- séquent, il y a en Dieu trois hypostases coéternelles. Cette nécessité peut encore être présentée sous un autre point de vue. Puisque, dans le premier mode de son existence. Dieu, comme non-produit et non- manifcsté (m.iis se reproduisant et se manifestant), est nécessairement un véritable sujet ou une hypos-

«4 1 «4

LA RUSSIE

tase, etpiiisqiiele secondmode de l'existence divine (Dieu comme reproduit ou manifesté) est parfaite- mont égal au premier en tout, excepté la différence spécifique de leur rapport mutuel, il est nécessaire que le premier, étant une hypostase, le second le soit aussi. Car la seule différence relative qui les dis- tingue ne tient pas à la notion de l'hypostase mais à la notion de produire et d'être produit. Ainsi, si l'un est une hypostase produisante, l'autre est une hypostase produite. Le même raisonnement est absolument applicable au troisième mode de Texis- tence divine, qui procède des deux premiers, en tant que Dieu, par sa manifestation accomplie, rentre en soi dans la jouissance absolue de son être mani- festé. En éloignant de ce dernier rapport l'idée du temps et l'image d'un processus successif, nous arrivons nécessairement à admettre une troisième hypostase coéternelle avec les deux autres et procé- dant de toutes les deux comme leur unité ou leur synthèse définitive, fermant le cercle de la vie divine. La jouissance en Dieu (Dieu comme jouis- sant) ne peut pas être inégale à son action et à sa réalité primordiale : si donc celles-ci sont des hypostases distinctes, celle-là le sera aussi.

La trinité des hypostases ou des sujets dans l'unité de la substance absolue est une vérité qui nous est donnée par la révélation divine et la doc- trine infaillible de l'Eglise. Nous venons de voir que cette vérité s'impose à la raison etpeut être logique-

ET l'Église universelle 213

_ *

ment déduite dès qu'on admet que Dieu est dans le sens positif et complet de ce terme. La révélation divine ne nous a pas seulement appris qu'il y a trois hypostases en Dieu, mais elle les a encore désignées par des noms spécifiques ; et il ne nous faudra que compléter notre argument précédent pour montrer que ces noms ne sont pas arbitraires, mais qu'ils répondent parfaitement à l'idée trini- taire elle-même.

CHAPITRE II

LES TROIS HYPOSTASES DIVINES; SENS PROPRE DE LEURS NOMS

Dieu possède l'existence positive et complète, Il est le Dieu vivant. Qui dit vie dit reproduction. La reproduction ou la génération est la causalité par excellence^ Faction propre d'un être complet et vivant. Dans cette causalité parfaite, la cause productrice doit en premier lieu contenir en soi son produit ou son effet, car, si elle ne l'avait pas en elle-même, elle ne pourrait être qu'une cause occa- sionelle et non la cause véritable du produit. Cette première phase de la vie absolue, l'effet vivant paraît absorbé dans l'unité de la cause primordiale, n'est qu'une supposition nécessaire de la seconde celle de la production actuelle, le produisant se distingue actu de son produit, l'engendre effecti- vement. Mais il nous est acquis que le produit immédiat de l'être absolu, ne pouvant avoir aucune autre cause secondaire ou participante qui aurait troublé la pureté de l'action productrice, est uéces-

lA RUSSIE ET l'église UNIVERSELLE 245

sairemeiit la reproduction absolument adéquate de la cause première. Ainsi le processus éternel de la vie divine ne peut pas s'arrêter au second terme, à la différenciation ou au dédoublement de l'être absolu comme producteur et comme produit. Leur égalité et l'identité de leur substance font que la manifestation de leur différence actuelle et relative (dans l'acte de la génération) aboutit nécessaire- ment à nne nouvelle manifestation de leur unité. Et cette unité n'est pas une simple répétition de l'unité primordiale, la cause absolue renferme et absorbe en soi son effet. Puisque celui-ci est actuellementmanifestéetse trouve être l'égal du pro- duisant, ils doivent nécessairement entrer dans un rapport de réciprocité. Cette réciprocité n'existant pas dans l'acte de la génération (oii celui qui engendre n'est pas engendré et vice versa) demande néces- sairement un acte nouveau déterminé à la fois par la cause première et par son produit consubstau- tiel. Et puisqu'il s'agit d'un rapport essentiel à rÈtre divin, ce nouvel acte ne peut pas être un accident ou un état passager, mais il est de toute éternité fixé ou hypostasié dans un troisième sujet procédant des deux premiers et représentant leur unité actuelle et vivante dans la même substance absolue.

Après ces explications, il nous sera facile de voir que les noms Père, Fils et Esprit donnés aux trois hypostases de l'être absolu, loin d'être des meta-

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LA RUSSIE

phores, trouvent dans la Trinité divine leur appli- cation propre et complète, tandis que dans l'ordre naturel ces termes ne peuvent être employés que d'une manière imparfaite et approximative. Et d'abord, pour les deux premiers, quand nous disons père et fils, nous ne voulons signifier par aucune autre idée que celle du rapport tout à fait intime entre deux hypostases d'une même nature, essen- tiellement égales entre elles, mais dont la première donne seulement l'existence à la seconde et ne la reçoit pas d'elle, et la seconde reçoit seulement son existence de la première et ne la lui donne pas. Le père, en tant que père^ ne se distingue du fils que parce qu'il l'a produit, et le fils, en tant que fils ^ ne se distingue du père que parce qu'il est produit par lui.

C'est tout ce qui est contenu dans l'idée de la paternité comme telle. Mais il est évident que cette idée déterminée, si claire et si distincte, ne peut pas être appliquée dans sa pureté et sa totalité à aucune espèce d'êtres créés que nous connaissions : pas dans sa totalité^ puisque dans l'ordre naturel le père n'est qu'une cause partielle do l'existence du fils et le fils ne tient qu'en partie son existence du père ; pas dans sa pureté, puisqu'en dehors de la distinction spécifique d'avoir donné et d'avoir reçu l'existence il y a entre les pères et les fils, dans l'ordre naturel, des différences individuelles innom- brables, tout à fait étrangères à l'idée même de la

ET l'Église universelle 217

paternité et delà filiation. Pour trouver la véritable application de cette idée il faut s'élever jusqu'à l'Être absolu. nous avons vu le rapport de la paternité et de la filiation dans sa pureté, car le Père est la seule et unique cause du Fils ; nous avons vu ce rapport dans sa totalité, parce que le Père donne toute l'existence au Fils et le Fils n'a en lui rien que ce qu^il reçoit du Père. Il y a entre eux une distinction absolue quant à l'acte de l'existence, et une unité absolue dans tout le reste. Etant deux^ ils peuvent s'unir par un rapport actuel et produire en commun une nouvelle manifestation de la subs- tance absolue ; mais puisque cette substance leur appartient en commun et sans partage, le produit de leur action réciproque ne peut être que l'affir- mation explicite de leur unité sortant victorieuse- ment de leur différence actuelle. Et comme cette unité synthétique du Père et du Fils, manifestés comme tels, ne peut être représentée ni par le Père comme tel ni par le Fils comme tel, elle doit néces- sairement être fixée dans une troisième hypostase, à laquelle le nom d'Esprit convient parfaitement sous deux rapports. Premièrement, c'est dans cette troisième hypostase que l'être divin, par son dédou- blement intérieur (dans l'acte de la génération), arrive à la manifestation de son unité absolue, revient à soi, s'affirme comme vraiment infini, se possède et jouit de soi-même dans la plénitude de sa conscience. Or c'est le caractère spécifique do

218 LA kussiE

^e^;pril (dans son sens intérieur, métaphysique et psychologique) en tant qu'on le distingue de l'âme, de l'intelligence, etc. Et d'un autre côté, la divinité ayant atteint son accomplissement intérieur dans sa troisième hypostase, c'est dans celle-ci en parti- culier que Dieu possède la liberté d'agir en dehors de lui-même èi de mettre en mouvement un milieu extérieur. Mais c'est précisément la liberté parfaite d'action ou de mouvement qui caractérise l'esprit dans le sens extérieur ou physique de ce mot Ttvsufxa^ spiritus^ c'est-à-dire souffle, respiration. Puisqu'on aucùii être créé on ne saurait trouver ni cette possession parfaite de soi-même, ni cette liberté absolue de l'action extérieure, on a le droit d'affirmer qu'aucun être de l'ordre naturel n'est esprit dans le sens complet du mot, et que le seul esprit proprement dit est celui de Dieu FEsprit Saint.

S'il est indispensable d'admettre trois modes iiypostasiés dans le développement intérieur de la vie divine, il est impossible d'en admettre plus. En prenant comme point de départ la plénitude de l'existence appartenant nécessairement à Dieu, nous devons dire qu'il ne suffit pas à Dieu d'exister simplement en soi, mais qu'il lui faut manifester cette existence pour soi, et que cela ne suffit pas encore s'il ne jouit pas de cette existence mani- festée, en affiriîiant son identité absolue, son unité inaltérable qui triomphe par l'acte même dudédou-

ET l'Église universelle 219

blement intérieur. Mais cette dernière affirmaLioa, cette jouissance parfaite de son être absolu étant donnée, le développement immanent delà vie divine est accomplie. Posséder son existence comme acte pur en soi, la manifester pour soi dans une action absolue et en avoir la jouissance parfaite c'est tout ce que Dieu peut faire sans sortir de son être intérieur ; s'il fait autre chose, ce n'est plus dans lo domaine de sa vie immanente, mais en dehors de lui, dans un sujet qui n'est pas Dieu.

Avant de passer à ce sujet nouveau, notons bien que le développement trinitaire de la vie divine, éternellement fixé dans les trois hypostases, loin d'altérer l'unité de l'être absolu ou la Monarchie suprême, n'en est que l'expression complète, et cela pour deux raisons essentielles. La monarchie divine est exprimée en premier lieu par l'unité indivisible et le lien indissoluble entre les trois hypostases qui n'existent pas du tout à l'état séparé. Non seule- ment le Père nest jamais sans le Fils et l'Esprit, ainsi que le Fils ;i>s^ jamais sans le Père et l'Esprit et celui-ci sans les deux premiers, mais il faut aduiettre encore que le Père n'est P<?re, ou premier principe, qu'en tant qu'il engendre le Fils et qu'il est avec lui la cause de la procession de TEsprit Saiut.

Le Père n'est eu général une hypostase distincte, et spécialement la première hypostase, que dans le rapport trinitaire et en vertu de ce rapport. II ne

220 IiA RUSSIE

pourrait pas être la cause absolue s'il n'avait pas dans le Fils son effet absolu et s'il ne retrouvait pas dans l'Esprit l'unité réciproque et synthétique de la cause et de Telfet.

Il n'en est pas autrement [mutatis mutandis) pour les deux autres hypostases. D'un autre côté, malgré cette dépendance mutuelle ou plutôt à cause d'elle, chacune des trois hypostases possède la plénitude absolue de l'être divin. Le Père n'est jamais limité à l'existence en soi ou à la réalité absolue et pri- mordiale {actus punis) ^ Il traduit cette réalité en action, Il agit et II jouit, mais II ne le fait jamais seul, Il agit toujours par le Fils et II jouit tou- jours avec le Fils dans l'Esprit. Le Fils, de son côté, est non seulement l'action ou la manifesta- tion absolue. Il a aussi l'être en soi et la jouis- sance de cet être, mais II ne les a que dans son unité parfaite avec les deux autres hypostases : Il a l'être en soi du Père et la jouissance du Saint- Esprit. Celui-ci enfin, comme l'unité absolue des deux premiers, est nécessairement ce qu'ils sont et possède actu tout ce qu'ils ont, mais II l'est et le possède par eux et avec eux.

Ainsi chacune des trois hypostases possède l'être absolu et cela d'une manière complète : en réalité, en action et en jouissance. Chacune est donc vrai Dieu. Mais comme cette plénitude absolue de l'être divin n'appartient à chacune que conjointement avec les deux autres et en vertu du lieu indissoluble

ET l'église universelle 221

qui Tunit à elles, il s'en suit qu'il n'y a pas trois dieux. Car pour être comptées les hypostases devraient être isolées. Or, isolée des autres, aucune d'elles ne peut être vrai Dieu, ne pouvant pas même être dans une telle condition. Il est permis de se représenter la Sainte Trinité comme trois êtres séparés, car on ne saurait se la représenter autre- ment. Mais l'insuffisance de l'imagination ne prouve rien contre la vérité de l'idée rationnelle, clairement et distinctement reconnue par la pensée pure. En vérité il n'y a qu'un seul Dieu indivisible, se réa- lisant éternellement dans les trois phases hyposta- tiques de l'existence absolue; et chacune de ces phases, se trouvant toujours intérieurement com- plétée par les deux autres, contient en soi et repré- sente la Divinité entière, est vrai Dieu par l'unité et dans l'unité, et non pas par exclusion et à l'état séparé.

Cette unité effective des trois hypostases tient à l'unité du principe et c'est la seconde raison de la monarchie divine ou pour mieux dire un second aspect de cette monarchie. 11 n'y a dans la Trinité qu'une seule cause première le Père, et de provient un ordre déterminé faisant dépendre ontologiquement le Fils du Père, et l'Esprit-Saint du Père et du Fils. Cet ordre est basé sur le rap- port trinitaire lui-même. Car il est évident que l'action suppose la réalité et que la jouissance sup- pose les deux ensemble.

GHAPITRE III

L'ESSENCE DIVINE ET SA TRIPLE MANIFESTATION

Dieu est. Cet axiome de la foi est confirmé par la raison philosophique qui, selon sa propre nature, recherche l'être nécessaire et absolu celui qui a toute sa raison d'être en lui-même, qui s'explique par soi-même et peut expliquer toute chose. Eu partant de cette notion fondamentale nous avons distingué en Dieu : le triple sujet, supposé par l'exis- tence complète, et son essence objective ou la subs- tancej absolue possédée par ce sujet sous trois rap- ports différents dans l'acte pur ou primordial, dans l'action seconde ou manifestée et dans le troi- sième état ou la jouissance parfaite de soi-même. INous avons montré que ces trois rapports, ne pou- vant être basés ni sur une division de parties, ni sur une succession de phases (deux conditions éga- lement incompatibles avec la notion de la Divinité), cela suppose dans l'unité de l'essence absolue l'exis- tjs^ce éternelle de trois sujets relatifs ou hypostases consubstantielles et indivisibles auxquelles les noms

LA RUSSIE ET l'ÉGLISE UNIVERSELLE 223

sacrés de la révélation chrétienne Père, Fils et Esprit appartiennent dans un sens propre et émi- nent. Il s'agit maintenant de définir et de nommer l'objectivité absolue elle-même, la substance unique de cette Trinité divine.

Elle est une ; mais ne pouvant pas être une chose entre plusieurs, un objet particulier, elle est la substance universelle ou tout da?is runité. En la possédant, Dieu possède tout en elle; c'est la pléni- tude ou la totalité absolue de Têtre, antérieure et supérieure à toute existence partielle.

Cette substance universelle, cette unité absolue du tout est la sagesse essentielle de Dieu (Khocmah, Socp'la). Possédant en elle la puissance cachée de toute chose, elle est possédée elle-même par Dieu et l'est sous un triple mode. Elle le dit elle-même : Jahvé qanani reshith darco , qedemmiphealav,meaz Donumis possedit me capitulurn viœ suœ, oriens opei^ationum suarum, abexordio. Et encore : Me- kolam nissacti^ merosh^ miqadmé arets Ab seterho ordinata siim, a capite^ ab anterioribus terrœ * . Et pour compléter etexpliquer cette triplemanière d'être, elle ajoute encore : Vaëhieh etslo^amon^ vaëhieh shaas- houim iom iom et eram apud eum [scilicet Domi- num Jahveh), ciincta componens, et delectabar per singulos dies^. Ab œterno eram apud eum Il me possède dans son être éternel ; a capite cuucta compo-

•Prov.,Sal. VIII, 22,23. * Ibid, VIII, 30.

224 LA RUSSIE

nens dans l'action absolue; antequam terra fip.rci delectahar dans lajoiiissancepureet parfaite. Kn d'autres termes, Dieu possède sa substance unique et universelle ou sa sagesse essentielle comme Père éternel, comme Fils et comme Saint-Esprit. Ayant ainsi une seule et même substance objective, ces trois sujets divins sont consubstantiels.

La Sagesse nous a dit en quoi consiste son ac- tion — c'est de composer le tout [eram cuncta com- ponens). Elle va nous dire aussi en quoi consiste sa jouissance : mesakheqeth lephanav becol heth; mesakheqeth bethebél artso, veshahashonhaî eth-bené Adam ludens coram eo omni tempore ; ludens in universo terrœ ejus, et deliciœ meœ cum filiis ho- mmzs* —jouant devant Lui tout le temps, jouant dans le monde terrestre, et mes délices avec les fils de l'Homme.

Quel est donc ce jeu de la Sagesse divine et pourquoi trouve-t-elle ses délices suprêmes dans les fils de l'homme ?

Dieu dans sa substance absolue possède la totalité del'être. Il est un dans le tout, et 11 a tout dans son unité. Cette totalité suppose la pluralité, mais une pluralité réduite à l'unité, actuellement unifiée. Et en Dieu, qui est éternel, cette unification est éter- nelle aussi; en Lui la multiplicité indéterminée n'a jamais existé comme telle, ne s'est jamais produite

Prov., Sal., VIIl, 30. 31,

ET l'église universelle

actUy mais s'est trouvée de toute éternité soumise et réduite à l'unité absolue sous ses trois modes indivisibles : unité de l'être simple ou en soi dans le Père unité de l'être activement manifesté dans le Fils qui est l'action immédiate, l'image et le Verbe du Père enfin unité de l'être pénétré d'une jouissance complète de soi-même dans l'Esprit- Saint qui est le cœur commun du Père et du Fils. Mais si l'état éternellement actuel de la substance absolue (en Dieu) est d'être tout dans l'unité, son état potentiel (en dehors de Dieu) est d'être tout dans la division. C'est la pluralité indéterminée et anarchique, le chaos ou aWpov des Grecs, die schlechte Unendlichkeit des Allemands, le tohou-va- bohou de la Bible. Cette antithèse de l'Etre Divin est de toute éternité supprimée, réduite à l'état de pure possibilité par le fait même, par Tacte pre- mier de l'existence divine. La substance absolue et universelle appartient de fait à Dieu, Il est éter- nellement et primordialement tout dans l'unité : Il est, et cela suffit pour que le chaos n'existe pas. Mais cela ne suffit pas à Dieu Lui-même qui est non seulement l'Etre, mais l'Etre parfait. Il ne suffit pas d'affirmer que Dieu est, il faut pouvoir dire pourquoi II est. Subsister primordialement, suppri- mer le chaos et contenir tout dans l'unité par l'acte de sa Toute-Puissance c'est le fait divin qui demande sa raison. Dieu ne peut pas se contenter d'être de fait plus fort que le chaos, Il doit l'être

?^26

tA RUSSIE

aussi de droit. Et pour avoir le droit de vaincre le chaos et de le réduire éternellement à néant, Dieu doit être plus vrai que lui. Il manifeste sa vérité en opposant au chaos non seulement l'acte de Sa Toute-Puissance, mais encore une raison ou une idée. Il doit donc distinguer sa totalité parfaite de la pluralité chaotique et, à chaque manifestation possible de celle-ci, répondre en son Verbe par une manifestation idéale de la vraie unité, par une rai- son qui démontre l'impuissance intellectuelle ou lo- gique du chaos qui veut s'affirmer. Contenant tout dans l'unité de la Toute-Puissance absolue, Dieu doit aussi contenir tout dans l'unité de l'idée uni- verselle. Le Dieu fort doit être aussi le Dieu vrai, la Raison suprême. Aux prétentions du chaos infi- niment multiple II doit opposer, non seulement Son Etre pur et simple, mais encore un système total d'idées, de raisons ou de vérités éternelles dont chacune, par son lien logique indissoluble avec toutes les autres, représente le triomphe de l'unité déterminée sur la pluralité anarchique, sur le mau-

vaisinfini.Latendancechaotique,quipousse chaque être particulier à s'affirmer exclusivement comme s'il était le tout, est condamnée comme fausse et injuste par le système des idées éternelles qui donne à chacun une place déterminée dans la tota- lité absolue, manifestant ainsi, avec la vérité de Dieu, sa justice et son équité.

Mais le tnomphe de la raison et de la vérité ne

Et l'église universelle 227

suffit pas encore à la perfection divine. Puisque le mauvais infini ou le chaos est un principe essen- tielle irrationel, la manifestation logique et idéale de sa fausseté n'est pas le moyen propre pour le réduire intérieurement. La vérité est manifestée, la lumière s'est faite, mais les ténèbres restent ce qu'ils étaient : et lux in tenebris lucet, et tenehrsB eam non comprehenderunt. La vérité est un dédou- blement et une séparation, c'est une unité relative, car elle affirme l'existence de son contraire comme tel, en se distinguant de lui. Et il faut à Dieu Tunité absolue. Il Lui faut pouvoir embrasser dans son unité le principe opposé lui-même en se mon- trant supérieur à lui, non seulement par la vérité et par la justice, mais encore par la bonté. L'excel- lence absolue de Dieu doit se manifester non seule- ment contre le chaos, mais aussi pour lui, en lui donnant plus qu'il ne mérite, en le faisant parti- ciper à la pléni'ude de l'existence absolue, en lui prouvant par une expérience intérieure et vivante, et non seulement par la raison objective, la supé- riorité de la plénitude divine sur la pluralité vide du mauvais infini. A chaque manifestation du chaos en révolte la Divinité doit pouvoir opposer non seulement un acte de la force qui supprime l'acte contraire, non seulement une raison ou une idée qui Taccuse de fausseté et l'exclut de l'être véritable, mais encore une grâce qui le pénètre, le transforme et le ramène librement à l'unité. Cette

228 LA RUSSIE ET l'ÉGLISE UNIVERSELLE

triple unification du tout, cette triple réaction vic- torieuse du principe divin contre le chaos possible est la manifestation intérieure et éternelle de la substance absolue de Dieu ou de la Sagesse essen- tielle qui nous le savons est tout dans l'unité. La force, la vérité et la grâce; ou bien la puissance, la justice et la bonté; ou bien encore la réalité, l'idée et la vie toutes ces expressions relatives de la totalité absolue sont des définitions objectives de la substance divine correspondant à la Trinité des hypostases qui la possèdent éternellement. Et le lien indissoluble entre les trois personnes de l'être suprême se manifeste nécessairement dans Tobjectivité de leur substance unique, dont les trois attributs ou qualités principales se tiennent mutuellement et sont également indispensables à la Divinité. Dieu ne pourrait pas pénétrer le chaos par sa bonté s'il ne se distinguait pas de lui par la vé- rité et la justice, et II ne pourrait pas se distinguer de lui ou l'exclure de Soi, s'il ne le contenait pas dans sa puissance.

CHAPITRE IV

L'AME DU MONDE PRiNClPE DE LA CRÉATION, DE L'ESPACE, DU TEMPS ET DE LA CAUSALITÉ MÉCANIQUE

Nous pouvons comprendre maintenant ce que signifie le jeu de la Sagesse éternelle dont elle nous parle dans l'Écriture Sainte. Elle « joue » en évoquant devant Dieu les possibilités innombrables de toutes les existences extra-divines et en les absor- bant de nouveau dans sa toute-puissance, sa vérité absolue et sa bonté infinie. Dans ce jeu de sa Sagesse essentielle, le Dieu un et triple, en supprimant la force du chaos possible, en illuminant ses ténèbres et en pénétrant son abîme, se sent intérieurement et prouve à Lui-même de toute éternité qu'il est plus puissant, plus yrai et meilleur que tout être possible en dehors de Lui. 11 Lui est manifesté par ce jeu de sa Sagesse que tout ce qui est positif Lui appartient de fait et de droit, qu'il possède éter- nellement en Lui-même un trésor infini de toutes les forces réelles, de toutes les vraies idées, de tous les dons et de toutes les grâces.

230

LA RUSSIE

Dans les deux premières qualités essentielles de la Divinité, Dieu pourrait se borner à sa manifesta- tion immanente*, au jeu éternel de Sa Sagesse; comme tout-puissant, comme juste et vrai. Il pourrait bien se contenter de triompher en soi' sur l'existence anarchique dans la certitude intérieure de Sa supériorité absolue. Mais cela ne suffit pas à la grâce et à la bonté. Dans cette troisième qualité la Sagesse divine ne peut pas se complaire en un objet purement idéal, elle ne peut pas s'arrêter à une réalisation seulement possible, à un simple jeu. Si dans sa puissance et sa vérité Dieu est tout, Il veut dans son amour que tout soit Dieu. Il veut qu^il y ait en dehors de Lui-même une autre nature qui devienne progressivement ce qu'il est de toute éternité le tout absolu. Pour arriver elle-même à la totalité divine, pour entrer avec Dieu dans un rapport libre et réciproque, cette nature doit être séparée de Dieu et en même temps unie à Lui. Séparée par sa base réelle qui est la Terre, et unie par son sommet idéal qui est THomme. C'est surtout dans la vision de la terre et de Thomme que la Sagesse éternelle déployait son jeu devant le Dieu de l'avenir : mesakheqeth bethebél artso, veshahashouhaï eth bené Adam,

Nous savons que la possibilité de l'existence chaotique, éternellement contenue en Dieu, est

t Immanente par rapport à Dieu et transcendante par rapport à

nous.

ET l'Église universelle 231

éternellement supprimée par Sa puissance, con- damnée par Sa vérité, absorbée par Sa grâce. Mais Dieu aime le chaos dans son néant et II veut qu'il existe, car II saura ramener à l'unité l'exis- tence rebelle, Il saura remplir de sa vie abondante le vide infini. Dieu donne donc la liberté au chaos, Il s'abstient de réagir contre lui par sa toute- puissance dans le premier acte de l'Être divin, dans l'élément du Père, et fait sortir par le monde de son néant.

Si l'on ne veut pas renier Tidée même de la Divinité, on ne saurait admettre en dehors de Dieu une existence en soi, réelle et positive. L'extra- divin ne peut donc être autre chose que le divin transposé ou renversé. Et c'est ce que nous voyons avant tout dans les formes spécifiques de l'exis- tence finie qui séparent notre inonde de Dieu. Ce monde en effet est constitué en dehors de Dieu par les formes de l'étendue, du temps et de la cau- salité mécanique. Mais ces trois conditions ne sont rien de réel et de positif, elles ne sont qu'une négation et une transposition de l'existence divine dans ses catégories principales.

Nous avons distingué en Dieu s*on objectivité absolue représentée par sa substance ou essence qui est le tout dans une unité indivisible; 2** Sa subjectivité absolue ou son existence intérieure représentée dans sa totalité par trois hypostases indissolubles se conditionnant et se complétant

232 LA RUSSIE

mutuellement ; enfin sa relativité libre, ou son rapport avec ce qui n'est pas Lui-même repré- sentée d*abord par le jeu de la Sagesse divine, puis par la création (et comme nous verrons dans la suite par l'incarnation). Le caractère général de l'Être divin dans ces trois catégories ou sous ces trois aspects est son autonomie ou son autocratie parfaite, l'absence de toute détermina- tion extérieure. Dieu est autonome dans sasubstanco objective, car, étant tout en elle-même, elle ne peut être déterminée par rien ; Il est autonome dans son existence subjective, car elle est absolu- ment complète dans ses trois phases coéternelles et hypostatiques qui possèdent solidairement la totalité de Têtre ; enfin II est autonome dans son rapport avec ce qui n'est pas Lui, car cet autre n'est déterminé à l'existence que par un acte libre de la volonté divine. Ainsi les trois catégories que nous venons d'indiquer ne sont que des formes et des expressions différentes de l'autonomie divine. Et c'est pour cela que dans le monde terrestre, qui n'est qu'une image renversée de la Divinité, nous trouvons les trois formes correspondantes de son hétéronomie : l'étendue, le temps et la causalité mécanique. Si l'expression objective et substantielle de l'autocratie divine est tout dans l'unité^ omnia simul in wio, l'objecti- vité hétéronome de l'étendue consiste au contraire eu ce que chaque partie du monde extra-divin est

ET l'église universelle 233

séparée de toutes les autres ; c'est la subsistance de chacun en dehors du tout et du tout en dehors de chacun c'est la totalité à l'envers. Ainsi notre monde, en tant qu'il est composé de parties étendues, représente r objectivité divine renversée. De même, si l'autonomie subjective de l'existence divine trouve son expression dans l'actualité égale et le lien intime et indissoluble des trois termes de cette existence qui se complètent sans se succéder, la forme hétéronome du temps nous offre au contraire la succession indéterminée de mo- ments qui se disputent l'existence. Chacun de ces moments pour jouir de l'actualité doit exclure tous les autres, et tous ces moments au lieu de se compléter se suppriment et se supplantent mutuel- lement, sans arriver jamais à la totalité de l'exis- tence. Enfin, comme la liberté créatrice de Dieu est l'expression définitive de son autonomie, rhétéronomie du monde extra-divin se manifeste complètement dans la causalité mécanique, en vertu de laquelle l'action extérieure d'un être donné n'est jamais l'effet immédiat de son acte intérieur, mais doit être déterminée par un enchaînement de causes ou de conditions matérielles indépendantes de l'agent lui-même.

Le principe abstrait de l'étendue c'est que deux objets, deux parties du tout, ne peuvent pas occuper à la fois une seule et même place et que, de même, un seul objet, une seule partie du tout ne peut pas

234 LA RUSSIE

se trouver simultané mont dans deux lieux difTé- rents. C'est la loi de la division ou de l'exclusion objective entre les parties du tout. Le principe abstrait du temps est que deux états intérieurs d'un sujet (états de la conscience selon la terminologie moderne) ne peuvent pas coïncider dans un seul moment actuel et que, de même^ un seul état de la conscience ne peut se conserver comme actuelle- ment identique dans deux moments différents de l'existence ; c'est la loi de la disjonction perpétuelle des états intérieurs de tout sujet. Enfin, d'après le principe abstrait de la causalité mécanique, aucun acte et aucun phénomène ne se produit spontané- ment ou de soi-même, mais est complètement déter- miné par un autre acte ou phénomène qui lui-même n'est que Feffet d'un troisième, et ainsi de suite ; c'est la loi du rapport purement extérieur et occa- sionnel des phénomènes. Il est aisé de voir que ces trois principes ou ces trois lois n'expriment qu'un effort général tendant à fractionner et à dissoudre le corps de l'univers, à le priver de tout lien inté- rieur et à priver ses parties de toute solidarité. Cet effort ou cette tendance est le fond même de la nature extradivine ou du chaos. Un effort suppose une volonté, et une volonté suppose un sujet psy- chique pu une âme. Comme le monde que cette âme s'efforce de produire le tout fractionné, disjoint et ne se tenant que par un lien purement extérieur comme ce monde est l'opposé ou l'en-

ET l'Église universelle 235

vers de la totalité divine, l'âme du monde elle- même est l'opposé ou l'antitype de la Sagesse essen- tielle de Dieu. Cette àme du monde est une créature, et la première de toutes les créatures, la materia prima et le vrai substratum de notre monde créé. En effet, puisque rien ne peut subsister réel- lement et objectivement en dehors de Dieu, le monde extradivin ne peut être, comme nous Tavons dit, que le monde divin subjectivement transposé et renversé : il n'est qu'un faux aspect ou une représentation illusoire de la totalité divine. Mais, pour cette existence illusoire elle môme, il faut encore qu'il y ait un sujet qui se mette à un faux point de vue et produise en soi l'image défigurée de la vérité. Ce sujet ne pouvant pas être ni Dieu, ni sa Sagesse essentielle, il faut admettre, comme principe de la création proprement dite, un sujet distinct, une âme du monde. Comme créature, elle n'existe pas éternellement en elle-même, mais elle existe de toute éternité en Dieu à l'état de puis- sance pure, comme base cachée de la Sagesse éternelle. Cette Mère possible et future du monde extradivin correspond, comme complètement idéal, au Père éternellement actuel de la Divinité.

En sa qualité de puissance pure et indéterminée, l'àme du monde a un caractère double et variable (yî àopicToç Sua;) : elle peut vouloir exister pour soi, en dehors de Dieu, elle peut se mettre au point de vue faux de l'existence chaotique et anar-

236 tA RUSSIE

chiquo, mais elle peut aussi s'anéantir devant Dieu, s'attacher librement au Verbe divin, ramener toute la création à l'unité parfaite et s'identifier avec la Sagesse éternelle. Mais pour y parvenir l'âme du monde doit d'abord exister réellement comme dis- tincte de Dieu. Le Père éternel la créa donc en retenant l'acte de sa toute-puissance qui suppri- mait de toute éternité le désir aveugle de l'existence anarchique. Ce désir, devenu acte, manifesta à l'âme la possibilité du désir opposé; et ainsi l'âme elle-même reçut comme telle une existence indé- pendante, chaotique dans son actualité immédiate, mais capable de changer dans son contraire. Après avoir conçu le chaos, après lui avoir donné une réalité relative (pour elle) l'âme conçoit le désir de se délivrer de cette existence discordante qui s'agite sans but et sans raison dans un abîme téné- breux. Tirée dans tous les sens par des forces aveugles qui se disputent l'existence exclusive; déchirée, fractionnée et pulvérisée en une multi- tude innombrable d'atomes, l'âme du monde éprouve le désir vague mais profond de l'unité. Par ce désir elle attire l'action du Verbe (le divin actif ou dans sa manifestation) qui se révèle à elle au com- mencement, dans l'idée générale et indéterminée de l'univers, du monde un et indivisible. Cette unité idéale se réalisant sur le fo«d de l'étendue chaotique prend la forme de l'espace indéfini ou de l'immensité. Le tout reproduit, représenté ou

ET l'église universelle 237

imaginé par l'âme dans son état de division chao- tique ne peut pas cesser d'être tout, perdre com- plètement son unité ; et puisque ses parties ne veulent pas se compléter et se pénétrer dans une totalité positive et vivante, elles sont forcées, tout en s' excluant mutuellement, de rester cependant ensemble, de coexister dans l'unité formelle de l'es- pace indéfini image tout à fait extérieure et vide de la totalité objective et substantielle de Dieu. Mais l'immensité extérieure ne suffit pas à l'âme ; elle veut aussi éprouver la totalité intérieure de l'existence subjective. Cette totalité, qui triomphe éternellement dans la trinité divine, est supprimée pour l'âme chaotique par la succession indéter- minée de moments exclusifs et indifférents, qu'on appelle le temps. Ce faux infini, qui enchaîne l'âme, la détermine à désirer le vrai ; et à ce désir le Verbe divin répond par la suggestion d'une nouvelle idée. Par son action sur l'âme, la trinité suprême se reflète dans le torrent de la durée indéfinie sous la forme des trois temps. En voulant réaliser pour soi l'actualité totale, l'âme est forcée de com- pléter chaque moment donné de son existence par le souvenir, plus ou moins effacé, d'un passé sans commencement et par l'attente, plus ou moins vague, d'un avenir sans fin.

Et, comme base profonde et immuable de ce rap- port changeant, ce sont les trois états principaux de l'âme elle-même, ses trois positions à l'égard

238

LA RUSSIE

de la Divinité qui se trouvent fixées pour elle sous la forme des trois temps. L'état do son absorption primitive dans l'unité du Père éternel, sa subsis- tance éternelle en lui comme pure puissance ou simple possibilité, est désormais définie comme ie passé de l'âme; l'état de sa séparation d'avec Dieu par la force aveugle du désir chaotique cons- titue son présent; et le retour vers Dieu, la réu- nion nouvelle avec lui, devient l'objet de ses aspi- rations et de ses efforts, son avenir idéal.

Comme au-dessus de la division anarchique des parties étendues le Verbe divin établit pour l'âme l'unité formelle de l'espace; comme sur le fond de la succession chaotique des moments II produit la trinité idéale des temps, ainsi, sur la base delà cau- salité mécanique, il manifeste la solidarité concrète du tout par la loi de l'attraction universelle, qui l'attache par une force intérieure toutes les frac- tions éparses delà réalité chaotique, pour en faire un seul corps compact et solide, première maté- rialisation de l'âme du monde, première base d'opération pour la Sagesse essentielle.

Ainsi, par l'effort aveugle et chaotique qui impose à l'âme une existence indéfiniment divisée dans ses parties, exclusivement successive dans ses moments et mécaniquement déterminée dans ses phénomènes ; par le désir contraire de l'âme elle- même aspirant à l'unité et à la totalité ; et par l'action du Verbe divin qui répond à ce désir par

^

ET L*ÉGLTSE UNIVERSELLE 2P»9

l'opération combinée de ces trois agents, le monde inférieur ou extra-divin reçoit sa réalité relative ou, selon l'expression biblique, les fondements de la terre sontposés. Mais, dans l'idée de la création, la Bible, ainsi que laraison théosophique, ne sépare pas le monde inférieur et le monde supérieur, la terre et les cieux.

Nous avons vu, en effet, comment la sagesse éternelle évoquait les possibilités de l'existence irrationnelle et anarchiqne pour leur opposer des manifestations correspondantes de la puissance, de la vérité et de la bonté absolues. Ces réactions divines, qui ne sont qu'un jeu dans la vie imma- nente de Dieu, se fixent et deviennent des exis- tences réelles quand les possibilités antidivines qui les provoquent cessent d'être de pures possibilités. Ainsi, à la création du monde inférieur ou chao- tique correspond nécessairement la création du monde supérieur ou céleste : Bereshith bara Elo/iim eih hashainmaim v 'eth haaréis.

^'"^^vtUTS Or /:;r .. ..

CHAPITRE V

LE MONDE SUPÉRIEUR. LA LIBERTÉ DES PURS ESPRITS

Bereshith h ap^^ri ou mieux h xecpaXaiéj) * in prijicipio, seu potms in capitula.

Il faudrait absolument méconnaître le génie de la langue hébraïque, ainsi que l'esprit général de l'O- rient antique, pour croire que ces mots qui commen- cent la Genèse ne présentent qu'un adverbe indéter- miné, comme nos termes modernes : au commence- ment, etc. Quand l'Hébreu employait un substantif, il le prenait au sérieux, c'est-à-dire pensait bien à un être ou à uu objet réel désigné par ce substantif. OrjilestincontestablequelemothébreuresAzVAqu'on traduit «p^^yj, principium, est un vrai substantif du genre féminin. Le masculin correspondant estro5^, caput, chef» Ce dernier terme, au sens éminent, est

* C*est ainsi que le terme « bereshith » a été (d'après le témoi- gnage des Hexaples d'Origène) traduit pa.vÀquila,C{i docteur célèbre à qui le Talmud applique les paroles du psaume ; « Tu es plus beau que les fils de l'homme, »

LA RUSSIE ET l'ÉGLISE UNIVERSELLE 241

employé par lathéologie juive pour désigner Dieu, le chef suprême et absolu de tout ce qui existe. Mais que peut être, à ce point de vue, reshith le féminin de rosh? Pour répondre à cette question, nous n'avons pas besoin de recourir aux fantaisies cabalistiques. La Bible est pour nous donner une solution péremptoire. Dans le chapitre viii des Proverbes de Salomon que nous avons déjà cités, la Sagesse substantielle, la Khocma^ nous dit (v. 22) : jahveh qanani reshith darco Jahveh me posséda comme principe (féminin) de sa voie. C'est donc la Sagesse éternelle qui est la reshith^ le prin- cipe ou le chef féminin de tout être, comme Jahveh Elohim, le Dieu tri-un, en est le rosh, le principe ou le chef actif. Or, selon la Genèse^ Dieu créa le ciel et la terre dans cette reshith^ dans sa Sagesse essentielle. Cela veut dire que cette Sagesse divine représente non seulement l'unitotalité essentielle et actuelle de l'être absolu ou la substance de Dieu, mais qu'elle contient aussi en soi la puissance uni- fiante de l'être divisé et fractionné du monde. Etant l'unité accomplie du tout en Dieu, elle devient aussi l'unité de Dieu et de l'existence extra-divine. Elle est ainsi la vraie raison d'être et le but de la création, le principe dans lequel Dieu a créé le ciel et la terre. Si Elle est en Dieu substantiellement et de toute éternité, elle se réalise elTectivement dans le monde, s'y incarne successivement en le ramenant à une unité de plus en plus parfaite. EHq

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est reshith au commencement, l'idée féconde de l'unité absolue, la puissance unique qui doit uniiiei tout ; elle est Malkhouth (BaatXsia, Regnum) à la fin Royaume de Dieu, unité parfaite et complète- ment réalisée du Créateur et de la créature. Eilo n'est pas l'âme du monde, l'âme du monde n'est que le véhicule, le milieu et le substratum de sa réalisation. Elle se rapproche de Tâme du monde par l'action du Verbe et Telève successivement à une identification avec soi de plus en plus complète et réelle. L'âme du monde, considérée en elle- même, est le sujet indéterminé de la création éga- lement accessible au mauvais principe du chaos, et au Verbe de Dieu. La Khocma, la Socpta^ la Sagesse divine n'est pas l'âme, mais l'ange gardien du monde couvrant de ses ailes toutes les créatures pour les élever peu à peu à l'être véritable comme im oiseau qui couve ses petits. Elle est la substance de l'Esprit-Saint qui s'est porté sur les eaux téné- breuses du monde naissant. Ve roitakh (féminin) jE'/o- him merakhépheth liai pené hammoïm. Mais sui- vons l'ordre du récit sacré : Bereshith bora Elohim eth hashammaïni v'eth haaréts. Nous n'avons pas besoin de faire des recherches pour savoir comment il faut entendre ici le dernier terme haaréts-Terre. L'écri- vain inspiré nous l'explique immédiatement : ve- haarets, dit-il, haïethah tohou va hohou. Et la Terre était le chaos. Mais si, par la Terre, dans le récit biblique de la création, il faut entendre le

ET l'église universelle 243

chaos, l'univers inférieur ou extra-divin dans son état chaotique, il est évident que le terme ha sham- maïm, lescieux, que le texte sacré met en rapport étroit avec la terre comme le pôle opposé de la création, nous indique l'univers supérieur ou le monde invisible des réactions divines, fixées ou réalisées d'une manière distincte, comme contre- poids à l'existence chaotique.

Ce monde invisible n'est pas sans raison désigné en hébreu (ainsi que dans l'ancien slave) par un mot au duel (rendu par le pluriel dans les langues occidentales). Ce duel correspond h la division principale du monde divin.

Nous savons que la cause efficiente («px^i t^c Y£vr,(T£io<) de la création est l'acte de la volonté par lequel Dieu s'abstient de supprimer par sa toute- puissance la réalité possible du chaos, ou cesse de réagir contre cette possibilité par la force spéciale de snpremière hypostase en se bornant à réagir par la seconde et la troisième par la justice et la bonté, la vérité et la grâce.

Puisque la première bypostase de la Très-Sainte Trinité, le Père Eternel, s'est abstenue de réagir contre le chaos possible dans sa qualité spécifique (en le supprimant par sa Toute-Puissance), et que telle a été la première condition ou la cause effi- ciente de la création (raison pour laquelle Dieu le Père est par excellence le Créateur du monde) il s'ensuit que, pour constituer la sphère des réactions

244 LA RUSSIE

divines contre le chaos, nous n'avons que les mani- festations spécifiques des deux autres hypostases; ce qui détermine une dualité principale dans l'univers invisible. Nous avons : 1"* un système de réactions créatrices (immédiates) du Verbe, qui forment le monde idéal ou intelligible proprement dit, la sphère des intelligences pures, des idées objectives, des pensées divines hypostasiées; et 2** un système de réactions de l'Esprit-Saint, plus concrètes, plus subjectives et plus vivantes, formant le monde spi- rituel, la sphère des esprits purs ou des anges.

C'est dans la sphère créatrice du Verbe et du Saint-Esprit que la substance divine, la Sagesse essentielle, se détermine et apparaît dans sa qualité propre comme l'être lumineux et céleste séparé des ténèbres de la matière terrestre. La sphère propre du Père est la lumière absolue, la lumière en soi, qui n'a aucun rapport avec les ténèbres. Le Fils ou le Verbe, c'est comme la lumière manifestée, c'est le rayon blanc qui éclaire les objets exté- rieurs, non pas en y pénétrant, mais en étant réfléchi par leur surface. L'Esprit-Saint enfin est le rayon qui, réfracté par le milieu extra-divin, se dé- compose et crée, au-dessus de ce milieu, le spectre célestre des sept esprits primordiaux, comme autant de couleurs de l'arc-en-ciel.

Les intelligences pures qui forment le monde des idées sont des êtres absolument contemplatifs, impassibles et immuables, Etoiles fixées au firma-

ET l'église universelle 245

ment du monde invisible, elles sont au-dessus de tout désir, de toute volonté et partant de toute liberté. Les purs esprits ou les anges ont une exis- tence subjective plus complète ou plus concrète. Outre la contemplation intellectuelle, ils connais- sent les états affectifs et volitifs, ils ont le mouve- ment et la liberté.

Mais la liberté des purs esprits est bien différente de celle que nous connaissons par notre propre expérience. N'étant pas soumis aux limites de la matière, de l'espace et du temps objectifs et à tout le mécanisme du monde physique, les anges de Dieu ont la puissance de fixer toute leur existence ultérieure par le seul acte intérieur de leur volonté. Ils sont libres de se déclarer pour Dieu ou contre lui; mais comme, par leur nature (en tant que créa- tures immédiates de Dieu), ils possèdent dès le commencement une lumière et une force supé- rieures, ils agissent en connaissance de cause et avec une efficacité complète et ne peuvent plus revenir sur leurs actions. En vertu de la perfection même et de la grandeur de leur liberté, ils ne peuvent l'exercer que dans un seul acte décisif, une fois pour toutes. La décision intérieure de leur volonté, ne rencontrant aucune entrave extérieure, produit immédiatement toutes ses conséquences et épuise le libre arbitre. Le pur esprit qui se déter- mine librement pour Dieu entre immédiatement en possession de la Sagesse divine et devient comme

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un membre organique et inséparable de la Divinité: ramour envers Dieu et la participation volontaire à Taction divine sont dorénavant sa nature. De son côté, l'esprit qui s'est déterminé dans le sens con- traire ne pourra non plus changer de résolution. Car il Ta fait en sachant parfaitement ce qu'il fai- sait et il ne peut avoir que ce qu'il voulait. Il vou- lait se séparer de Dieu parce qu'il a conçu une aversion pour Dieu. Cette aversion ne pouvant avoir aucune espèce de motif car il ne peut se trouver en Dieu l'ombre d'un mal quelconque pour justifier ou expliquer un sentiment hostile contre lui cette hostilité est un acte simple et pur de la volonté spirituelle, ayant toute sa raison en lui- même et inaccessible à aucune modification : elle devient la nature même ou l'essence de l'ange déchu. Indépendante de toute cause et de toute circonstance extérieure et temporelle dans son acte moral, absolument maîtresse de soi, la volonté anti- divine est nécessairement éternelle et irrévocable. C'est un abîme indni, l'esprit rebelle est immé- diatement précipité et d'oîi il peut rayonner dans son sens à travers le chaos matériel, la créatiou physique et jusqu'aux limites du monde divin. Il savait bien aussi, en se déterminant contre Dieu, que le champ d'action ne lui manquerait pas ; car la volonté divine avait déjà évoqué du néant l'âme du monde, en éveillant en elle le désir chaotique base et matière de toute la création. Cette âme

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du monde est un principe indéfini et indéterminé (aTteipov xai aopiaxov) et elle communiquera toujours ce caractère dans une certaine mesure à tout ce qui proviendra d'elle. Ainsi il y aura un milieu mixte immense qui restera en suspens entre Dieu et son adversaire, donnant à celui-ci les moyens de nour- rir sa haine, de réaliser sa révolte et de prolonger sa lutte. Son existence ne sera donc pas immobile et vide, il aura une activité abondante et variée, mais la direction générale et la qualité intérieure de tout ce qu'il fera sont d'avance déterminées par l'acte primordial de sa volonté qui l'a séparé de Dieu. Changer cet acte, revenir à Dieu est une impossibilité absolue pour lui. La doctrine con- traire d'Origèue, réprouvée par l'Eglise, montre aussi que cet esprit si élevé et si richement doué n'avait cependant qu'une bien pauvre idée de l'es- sence du mal moral, ce qu'il a d'ailleurs prouvé dans une autre circonstance en employant un pro- cédé purement matériel et extérieur pour se délivrer dos mauvaises passions.

CnAPITRE VI

LES TROIS DEGRÉS PRINCIPAUX DU PROCESSUS COSMOGONIQUE

Dans la pensée de Dieu, les cieux et la terre, le monde supérieur et le monde inférieur, furent créés ensemble dans un seul principe qui est la Sagesse substantielle l'unité absolue du tout. L'union des cieux et de la terre, posée en principe [reshith) au commencement de l'œuvre créatrice, doit être réalisée de fait par le processus cosmogonique et historique aboutissant à la manifestation parfaite de cette unité dans le Royaume de Dieu {malkhout). L'union actuellement réalisée suppose une sépa- ration préalable séparation se manifestant par l'existence chaotique de la Terre, existence vide et stérile, plongée dans les ténèbres (khoshée) et dans l'abîme {teJwm). Il s'agissait de combler cet abîme, d'illuminer ces ténèbres, de rendre fécond ce sein stérile et enfin, par une action combinée des deux mondes, de produire une existence à demi- terrestre et à demi-céleste, capable d'embrasser

lA RUSSIE ET L'ÉGLISE UNIVERSELLE 249

dans son unité la totalité de la créature etdelaratta- .cher à Dieu par un lien libre et vivant, en incarnant -* dans une forme créée l'éternelle Sagesse divine. Le processus cosmique est l'unification succes- sive du monde inférieur ou terrestre, créé à l'ori- gine dans l'état chaotique et discordant tohou va bohou. Dans ce processus, comme le révèle le récit sacré de la Genèse, nous voyons deux prin- cipes ou deux facteurs productifs - l'un absolu- ment actif Dieu par son Verbe et son Esprit, et l'autre en partie coopérant par sa propre force à l'ordre et au plan divin et les réalisant et en partie ne présentant qu'un élément purement pas- sif et matériel. Il est dit en effet quand il s'agit de produire les plantes et les animaux : vaïomer Elo- him: tad'shé haarets deshe heseb mazriah zerah, etc. et dixit Deus : g er minet terra herbam viventem ctfadentem semen, etc. ; et ensuite : vattotsé haa- rets deshe heseb mazriah zerah leminehou, etc -- et PRODuxiT terra herbam viventem et facientem semen juxta genus suum. Et plus loin : vaïomer Elohim : toisé haarets nephesh chaïah leminah, etc Dixit qiioqiie Deus : producat terra animam viventem in génère suo. Il est donc évident que Dieu ne crée pas immédiatement les différentes manifestations de la vie physique, mais qu'il ne fait que détermi- ner, diriger et ordonner la force productive de cet agent appelé terre, c'est-à-dire la nature terrestre, la matière première, l'âme du monde inférieur!

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250 LA RUSSIE

Cette âme n'est en elle-même qu'une force indéter- minée et désordonnée, mais capable d'aspirer à l'unité divine, désireuse de se réunir aux cieux. C'est sur ce désir qu'agissent le Verbe et l'Esprit de Dieu, en suggérant àTâmeignorante les formes de plus en plus parfaites de la conjonction du céleste et du terrestre et en la déterminant à les réaliser dans le milieu du monde inférieur. Mais puisque l'âme de ce monde est en soi une dualité indéfinie (aopiaxoç Suaç), elle est aussi accessible à l'action du principe antidivin qui, n'ayant pu con- traindre la Sagesse supérieure, obsède sou antitype inférieur, l'âme du monde, pour la forcer à demeurer dans le chaos et la discorde et, au lieu de réaliser en des formes harmoniques et réguliè- rement ascendantes la conjonction des cieux et de la terre, à produire des monstres désordonnés et fantastiques. Ainsi le processus cosmique étant, d'un côté, la rencontre pacifique, l'amour et le ma- riage des deux agents céleste et terrestre, est, d'un autre côté, la lutte mortelle entre le Verbe divin et le principe infernal pour la possession de l'âme du monde. Il s'ensuit que l'œuvre de la créa- tion, en tant que processus doublement compliqué, ne peut se produire que d'une manière lente et graduée.

Qu'elle n'est pas l'œuvre immédiate de Dieu, la Bible vient de nous le dire formellement. Et cette parole sacrée est amplement confirmée par le fait.

ET l'Église universelle 251

Si la création de notre monde physique émanait directement et exclusivement de Dieu Lui-même, elle serait une œuvre absolument 'parfaite, une production calme et harmonique, non seulement dans le tout, mais dans chacmie de ses parties.

Mais la réalité est loin de répondre à une telle idée. Ce n'est qu'à son point de vue qui embrasse tout [kol asher hosah) d'un seul regard sub spe- cie œteniitatis que Dieu peut déclarer la créa- tion parfaite tob méod, valde bona. Quant aux différentes parties de l'œuvre considérées en elles- mêmes, elles ne méritent dans la parole de Dieu qu'une approbation relative ou n'en méritent pas du tout. En cela comme dans tout le reste la Bible est d'accord avec l'expérience humaine et la vérité scientifique. Si nous considérons le monde terres- tre dans son état actuel et surtout dans son histoire géologique etpaléontologique, très bien documentée de nos jours, nous y découvrons un tableau carac- térisé d'un processus laborieux, déterminé par desj principes hétérogènes qui n'arrivent qu'à la longue et par de grands efforts à une unité stable et harmo- nique. Rien ne ressemble moins à une œuvre absolument parfaite provenant immédiatement d'un seul artifex divin. Notre histoire cosmique est un enfantement lent et douloureux. Nous voyons des signes manifestes d'une lutte intérieure, des secousses et des convulsions violentes, des tâton- nements aveugles, des ébauches inachevées de

252 LA RUSSIE

créàlions manquées, des naissances monstrueuses et des avoiiements. Tous ces monstres antédilu- viens, ç.^^paléozoa^ les jnégathériums , lesplésio^ sauves j les ichtyosaures, les ptérodactyles, etc., peuvent-ils appartenir à la création parfaite et immédiate de Dieu? Si chaque espèce de ces créa- tures monstrueuses était tob méod {valde bona) pourquoi ont-elles disparu définitivement de notre terre en faisant place à des formes plus réussies, plus harmoniques et mieux équilibrées?

La création est un processus graduel et laborieux ; c'est une vérité biblique et philosophique ainsi qu'un fait de la science naturelle. Le processus, en supposant l'imperfection, suppose par même un progrès déterminé, qui consiste dans une unifi- cation de plus en plus profonde et complète des éléments matériels et des forces anarchiques, dans la transformation du chaos en cosmos, en un corps vivant capable de servir à l'incarnation de la Sagesse divine. Sans entrer dans des détails cos- mogoniques, je signalerai seulement les trois prin- cipaux degrés concrets de ce processus unifiant. Nous avons indiqué déjà le premier de ces degrés déterminé ^divldi gravitation universelle, qui fait du monde inférieur une masse relativement compacte, et crée le corps matériel de l'univers. C'est V unité mécanique du tout. Les parties de l'univers, tout en restant extérieures l'une à l'autre, sont cependant retenues ensemble par une chaîne indis-

ET l'Église universelle 253

soliible la force de l'attraction. Elles ont beau persister dans leur égoïsme il est démenti par l'attrait invincible qui les pousse Tune vers l'autre, manifestation primordiale de r altruisme cosmi- que. L'âme du monde atteint sa première réalisa- tion comme unité universelle et fête sa première union avec la Sagesse divine. Mais, excitée par lo Verbe créateur, elle aspire à une unité plus parfaite ; et dans cette aspiration elle se dégage de la masse pondérable et transforme sa puissance en une nouvelle matière subtilisée et raréfiée qu'on appelle éther. Le Yerbe s'empare de cette matière idéalisée, comme du propre véhicule de son action formatrice; projeté des fluides impondérables dans toutes les parties de l'univers; enveloppe tous les membres du corps cosmique d'un réseau éthéré ; manifeste les différences relatives de ces parties, les met dans des rapports déterminés et crée ainsi une seconde unité cosmique plus parfaite et plus idéale l'unité dynamique réalisée par la lumière, l'électricité et tous les autres impondérables, qui ne sont que des modifications ou des transforma- tions d'un seul et même agent. Le caractère de cet agent est le pur altruisme, c'est une expansion illimitée, un acte continuel de se donner. Si par- faite que soit en elle-même l'unité dynamique du monde, elle ne fait qu'envelopper la masse maté- rielle dans toutes ses parties, mais elle ne s'en empare pas intérieurement, ne les pénètre pas jus-.

254 LA RUSSIE

qu'au fond de leur être, ne les régénère pas. L'âme du monde, la terre , voit dans l'éther lumineux l'image idéale de son céleste bien-aimé, mais elle ne s'unit pas à lui réellement. Cependant elle aspire toujours à cette union, elle ne veut pas se borner à contempler les cieux et les astres brillants, à se baigner dans les fluides éthérés, elle absorbo la lumière, la transforme en feu vital et, comme fruit de cette nouvelle union, produit de ses entrailles toute ârae vivante dans les deux règnes des plantes et des animaux. Cette nouvelle unité runité organique, qui a la matière inorganique et les fluides éthérés comme base et comme milieu, est d'autant plus parfaite qu'elle forme et gouverne un corps plus compliqué par une âme plus active et plus universelle. Par les plantes, la vie est mani- festée objectivement dans ses formes organiques ; elle est en plus sentie par les animaux dans ses mouvements et ses effets subjectifs; enfin elle est comprise par l'homme dans son principe absolu.

La terre, qui à l'origine était vide, ténébreuse et informe, pour être ensuite graduellement envelop- pée par la lumière, formée et difl'érenciée, la terre, qui, à la troisième époque cosmogonique seulement, avait vaguement senti et confusément exprimé, comme en un rêve, sa puissance créatrice dans les formes de la vie végétale ces premières conjonctions de la poussière terrestre avec la beauté des cieux la terre qui, dans ce monde des

ET l'église universelle 255

plantes, sort pour la première fois d'elle-même à la rencontre des influences célestes, puis se sépare de soi-même dans le mouvement libre des quadru- pèdes et s'élève au-dessus de soi-même dans le vol aérien des oiseaux, la terre, après avoir répandu son âme vivante dans les espèces innom- brables de la vie végétale et animale, se con- centre enfin, rentre en soi et revêt la forme qui lui permet de rencontrer Dieu face à face et de recevoir directement de lui le souffle de la vie spirituelle. Ici la terre coiinaît le ciel et est connue de lui. Ici les deux termes de la création, le divin et Textra- divin, le supérieur et l'inférieur deviennent réelle- ment un, s'unissent actuellement et jouissent de cette union. Car on ne peut se connaître véritable- ment que par une union réelle, la connaissance parfaite devant être réalisée, et l'union réelle devant être idéalisée pour devenir parfaite. C'est pour cela que l'union par excellence, celle des sexes, est appelée connaissance par la Bible. La Sagesse éternelle, qui est en principe l'unité de tout, et entièrement l'unité des opposés, unité libre et réciproque trouve enfin un sujet dans lequel et par lequel elle peut se réaliser complète- ment. Elle le trouve et se réjouit. Ma joie, dit-elle, ma joie par excellence est dans les fils de l'Homme.

CHAPITRE VU

TRIPLE INCARNATION DE LA SAGESSE DIVINE

Et formavit Fîiturus Deoriim hominem piilvis (sic) ex homo (yajitser Jahveh Elohim eth haadam haphar min haadamah).

Si la terre en général signifie l'âme du monde inférieur, la poussière de la terre indique Tétat d'abaissement ou d'anéantissement de cette âme quand elle cesse de s'affirmer et de s'exalter dans le désir aveugle d'une existence anarchique ; quand, repoussant toutes les suggestions infernales et renonçant dans une humilité parfaite à toute résistance et à toute lutte contre le Verbe céleste, elle devient capable de comprendre sa vérité, de s'unir à son action et de fonder en soi le Royaume de Dieu. Cet état humilié, cette réceptivité absolue de la Nature terrestre est objectivement fixée par Ja création de l'Homme (humiis-hiimilis-homo) ; l'âme sensitive et Imaginative du monde physique devient l'âme rationnelle de l'humanité. Arrivée à une conjonction intérieure avec les cieux, contem-

LA RUSSIE ET l'ÉGLISE UNIVERSELLE 257

plant la lumière intelligible, elle peut embrasser dans une unité idéale (par la conscience et la rai- son) tout ce qui existe. Etre universel en idée, dans sa puissance rationnelle (image de Dieu), l'homme doit devenir effectivement semblable à Dieu en réalisant activement son unité dans la plénitude de la création. Fils de la terre par la vie inférieure qu'elle lui donne, il doit la lui rendre transformée en lumière et en esprit vivifiant. Si par lui par sa raison la terre s'est élevée jusqu'aux Cieux,

par lui aussi par son action, les cieux doi- vent descendre et remplir la terre ; par lui tout le monde extradivin doit devenir un seul corps vivant

incarnation totale de la Sagesse divine.

C'est dans l'homme seulement que la créature se réunit à Dieu d'une manière parfaite, c'est-à-diro librement et réciproquement, parce que, grâce à sa double nature, l'homme seul peut garder sa liberté et rester continuellement le complément moral de Dieu, en s'unissant à Lui de plus en plus intime- ment par une série suivie d'efforts conscients et d'actions délibérées. Il y a une dialectique admi- rable dans la loi vitale des deux mondes. La per- fection surnaturelle même de la liberté chez un pur esprit, l'absence de toute limite extérieure fait que cette liberté, en se manifestant complète- ment, s'épuise dans un seul acte; et l'être spirituel perd sa liberté à force d'en avoir eu trop. Au contraire, les entraves et les obstacles que le milieu extérieur

258 LA RUSSIE

du monde naturel oppose à la réalisation de nos actes intérieurs, le caractère limité et condi- tionné de la liberté humaine rend l'homme plus libre que les anges, lui permet de conserver et d'exercer continuellement son libre arbitre, et de rester, même après la chute, le coopérateur actif de l'œuvre divine. C'est pour cela que la Sagesse éternelle ne trouve pas ses délices dans les anges, mais dans les fils de l'Homme.

La raison d'être de l'Homme est en premier lieu l'union intérieure et idéale de la puissance terrestre et de l'acte divin, de l'Ame et du Verbe, et en second lieu la réalisation libre de cette union dans la totalité du monde extra-divin. Il y a donc, dans cet être composé, centre et périphérie la personnalité humaine et le monde humain, l'homme individuel et l'homme social ou collectif. L'indi- vidu humain, étant en soi ou subjectivement l'union du Verbe divin et de la nature terrestre, doit com- mencer à réaliser objectivement ou pour soi cette union en se dédoublant extérieurement. Pour se connaître réellement dans son unité l'homme devait se distinguer comme sujet connaissant ou actif (hom- me proprement dit) de soi même comme objet connu ou passif (femme). Ainsi le constraste et l'union du Yerbe divin et de la nature terrestre se repro- duisent pour l'homme lui-même dans la distinction et l'union des sexes.

Uessence ou la nature humaine est complète-

ET l'Église universelle 2^9

ment représentée par l'homme individuel (les deux sexes); l'état social ne saurait rien y ajouter; mais il est absolument nécessaire pour l'extension et le développement de l'existence humaine, pour la réalisation actuelle de tout ce qui est potentiâ con- tenu dans l'individu humain. Ce n'est que par la société que l'homme peut atteindre son but défi- nitif — l'intégration universelle de toute existence extra-divine. Mais l'humanité naturelle (homme, femme et société), telle qu'elle résulte du processus cosmogonique, ne contient en soi que la possibilité d'une telle intégration. La raison et la conscience de l'homme, le cœur et l'instinct de la femme, enfin la loi de la solidarité ou de l'altruisme qui forme la base de toute société ne sont qu'une préfiguration de la véritable unité divino-humaine, un germe qui doit encore pousser, fleurir et porter son fruit. Le développement successif de ce germe s'accomplit par le processus de l'histoire univer- selle; et le triple fruit qu'il porte est : la femme parfaite, ou la nature divinisée, l'homme parfait ou l'homme-Dieu, et la société parfaite de Dieu avec les hommes incarnation définitive de la Sagesse éternelle.

L'unité essentielle de l'être humain dans l'hom- me, la femme et la société, détermine l'unité indivisible de l'incarnation divine dans Thumanité. L'homme proprement dit (l'individu masculin) con- tient déjà en soi, in potentiâ, toute l'essence

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humaine : ce n'est que pour la réaliser actu qu'il doit r se dédoubler ou objectiver son côté maté- riel dans la personnalité féminine, et se multi- plier ou objectiver l'universalité de son être ration- nel dans une pluralité d'existences individuelles, organiquement liées ensemble et formant un tout solidaire la société humaine. La femme n'étant que le complément de l'homme, et la société n'étant que son extension ou sa manifestation totale, il n'y a au fond qu'un seul être humain. Et sa réunion avec Dieu, quoique nécessairement triple, ne constitue cependant qu'un seul être divino-humain , la 2o<pt'a incarnée, dont la manifestation centrale et parfaitement personnelle est Jésus-Christ; le complément féminin la Sainte Vierge et l'extension universelle TÉolise. La Sainte Vierge est unie à Dieu d'une union purement réceptive et passive; elle a engendré le second Adam, comme la terre a engendré le premier en s'anéantissant dans l'humilité par- faite; il n'y a donc pas ici de réciprocité ou de coopération proprement dite. Et quant à l'Eglise, elle n'est pas unie à Dieu immédiatement^ mais par l'incarnation du Christ dont elle est la conti- nuation. C'est donc le Christ seul qui est vraiment l'Homme-Dieu, l'homme immédiatement et réci- proquement (activement) uni à Dieu.

C'est en contemplant dans sa pensée éternelle la Sainte Vierge, le Christ et l'Église, que Dieu

ET L*ÉGLISE UNIVERSELLE 261

a donné son approbation absolue à la création entière en la proclamant tob meod^ valde bona. C'était le propre sujet de la grande joie qu'éprouvait la Sagesse divine à l'idée des fils de l'Homme ; elle y voyait l'unique fille d'Adam pure et immaculée, elle y voyait le Fils de l'Homme par excellence, le seul juste, elle y voyait enfin la multi- tude humaine unifiée sous la forme d'une société unique basée sur l'amour et la vérité. Elle con- templait sous cette forme son incarnation future et, dans les enfants d'Adam, ses propres enfants; et elle se réjouissait en voyant qu'ils justifiaient le plan de la création qu'elle offrait à Dieu : Et justifîcata est Sapientia a filiis suis. (Math., xi, 19.)

L'humanité réunie à Dieu dans la Sainte Vierge, dans le Christ, dans l'Eglise, est la réalisa- tion de la Sagesse essentielle ou de la substance absolue de Dieu, sa forme créée, son incarnation. En vérité c'est une seule et même forme substan- tielle (désignée par la Bible comme semen mulieris, scilicet Sophiœ) qui se produit en trois manifesta- lions successives et permanentes^ réellement dis- tinctes, mais essentiellement indivisibles, en s'appe- lant Marie dans sa personnalité féminine, Jésus dans sa personnalité masculine et gardant son propre nom pour son apparition totale et universelle dans l'Eglise accomplie de l'avenir, la Fiancée et l'Épouse du Verbe divin.

Cette triple réalisation de la Sagesse essentielle

^202 LA RUSSIE

dans riiumanité est une vérité religieuse que la Chrétienté orthodoxe professe dans sa doctrine et •manifeste dans son culte. Si, par la Sagesse subs- tantielle de Dieu, il ne fallait entendre que la per- sonne de Jésus-Christ exclusivement, comment pourrait-on appliquer à la Sainte Vierge tous les textes des livres sapientiaux qui parlent de cette Sagesse? Or cette application, qui se faisait dès les temps les plus anciens dans les offices de l'Eglise latine ainsi que de FEglise grecque, a reçu de nos jours une sanction doctrinale dans la bulle de Pie IX sur l'Immaculée Conception de la Très Sainte Vierge. D'un autre côté, il y a des textes de l'Ecriture que les docteurs orthodoxes et catho- liques appliquent tantôt à la Sainte Vierge, tantôt à l'Eglise (par exemple le texte de l'apocalypse concernant la femme vêtue du soleil, couronnée des étoiles et ayant la lune sous ses pieds). Enfin on ne saurait révoquer en doute le lien intime et l'analogie parfaite entre l'humanité individuelle et l'humanité sociale du Christ, son corps naturel et son corps mystique. Dans le sacrement de la com- munion, le corps personnel du Seigneur devient d'une manière mystérieuse mais réelle le principe unifiant de son corps collectif la communauté des fidèles. Ainsi l'Eglise, la société humaine divinisée, a au fond la même substance que la personne in- carnée du Christ, son humanité individuelle, et celle-ci n'ayant d'autre origine et d'autre essence

ET L EGLISE UNIVERSELLE

que la nature humaine de la Sainte Vierge, Mère de Dieu, il s'en suit que l'organisme de l'incar- nation divino-humaine, ayant en Jésus-Christ un seul centre personnel actif, a aussi dans sa triple manifestation une seule et même base substantielle

la corporéité de la Sagesse divine en tant que cachée et révélée dans le monde inférieur : c'est l'âme du monde complètement convertie, purifiée et identifiée avec la Sagesse elle-même, comme la matière s'identifie avec la forme dans un seul être concret et vivant. Et la réalisation parfaite de cette substance divino-matérielle, de ce semen mulieris^ c'est l'humanité glorifiée et ressuscitée

le Temple^ le Corps et l'Epouse de Dieu.

La vérité chrétienne, sous cet aspect définitif l'iiicarnation totale et concrète de la Divinité a particulièrement attiré l'âme religieuse du peuple russe, dès les premiers temps de sa conversion au christianisme. En dédiant ses plus anciens temples à sainte Sophie, la Sagesse substantielle de Dieu, il a donné à cette idée une expression nouvelle inconnue aux Grecs (qui identifiaient la Soo(a avec le Aoyoc;). Tout en rattachant intimement la sainte Sophie à la Mère de Dieu et à Jésus- Christ, l'art religieux de nos ancêtres la distinguait nettement de l'une et de l'autre, en la représentant sous les traits d'un être divin particulier. C'était pour eux l'essence céleste recouverte par les appa- rences du monde inférieur, Tesprit lumineux de

264 LA RUSSIE ET l'ÉGLISE UNIVERSELLE

rhumanité régénérée, l'Ange gardien de la Terre, apparition future et définitive de la Divinité.

Ainsi, à côté de la forme humaine individuelle du divin, à côté de la Vierge-Mère et du Fils de Dieu le peuple russe a connu et aimé, sous le nom de sainte Sophie, Fincarnation sociale de la Divinité dans l'Eglise Universelle. C'est à cette idée, révélée au sentiment religieux de nos ancêtres, à cette idée vraiment nationale et absolument universelle qu'il nous faut maintenant donner une expression rationnelle. Il s'agit de formuler la Parole vivante que l'ancienne Russie a conçue et que la Russie nouvelle doit dire au monde.

CHAPITRE VIII

L'HOMME-MESSIE. LE CHAOS HUMAIN. ÉLÉMENTS PRIMITIFS DE LA SOCIÉTÉ TRINITAIRE

Intermédiaire des Cieux et de la terre, THomme était destiné à être le Messie universel qui sauve- rait le monde du chaos en l'unissant à Dieu, en incarnant dans Jes formes créées la sagesse éter- nelle. Cette mission impliquait pour l'Homme un triple ministère : il devait être prêtre de Dieu, roi du monde inférieur et prophète de leur union absolue, Prêtre de Dieu, en lui sacrifiant son propre arbitraire, l'égoïsme humain ; roi de la nature inférieure, en la dominant par la loi divine ; pro- phète de l'union, en aspirant à la totalité absolue de l'existence et en la réalisant progressivement par la coopération continuelle de la grâce et de la liberté, en régénérant et en transformant de plus en plus la nature extra-divine jusqu'à son intégra- tion universelle et parfaite, ^ àiroxeîxa arxàaiç 'cwviravctov.

Se soumettre à Dieu et dominer la nature pour la sauver voilà en deux mots la loi messianique.

^66 LA RUSSIE

L'Homme la rejeta en préférant atteindre le but im- médiatement^ par lui-même, en violant l'ordre déter- miné par la raison divine. 11 voulut s'unir à la nature inférieure arbitrairement, en vertu de son propre désir, croyant par s'approprier une royauté sans condition, une autocratie absolue, égale à celle de Dieu. Il ne voulut pas soumettre sa royauté à son sacerdoce; et par il devint incapable de satisfaire à ses vraies aspirations, de remplir sa mission pro- phétique. Le désir désordonné de s'unir avec la nature inférieure devait nécessairement soumettre l'Homme à cette nature; et, comme conséquence inévitable, l'homme a contracter les traits dis- linctifs du monde matériel et extra-divin, il a du se transformer selon l'image et selon la similitude de ce dernier. Or nous savons que le caractère essentiel de la nature en dehors de Dieu s'exprime par une pluralité indéterminée dans l'espace ou la division infinie des parties; par un change- ment indéterminé dans le temps ou la disjonction infinie des moments et comme résultat de cette double division; 3** par la transformation de toute causalité en mécanisme. Il est vrai que cette puis- sance du fractionnement infini et de la discorde universelle , caractère essentiel du Chaos , est limitée dans la création par Faction du verbe imifiant qui, sur le fond chaotique, construit le Cos- mos. Mais dans la nature inférieure (avant l'appa- rition de l'boname) le fond du Chaos n'est pas sup-

ET l'Église universelle 26t

primé, il persiste comme un feu sous la cendre, comme une tendance dominante qui s'éveille à toute occasion. C'est en cette qualité que la puis- sance du chaos a passé à l'homme déchu et a créé ce qu'on appelle improprementl'humanité natu- relle et ce qui est en effet l'humanité chaotique. Dans cette masse humaine nous distinguons clai- rement les trois traits fondamentaux de la nature extra-divine. Le fractionnement infini des parties matérielles dans l'espace se traduit, dans le genre humain, par la pluralité indéterminée etanarchique des individus coexistants; à la disjonction infinie des moments dans le temps correspond, dans l'exis- tence de l'humanité, la succession indéterminée des générations qui se disputent l'actualité et se supplantent à tour de rôle ; enfin le mécanisme matériel du monde physique passe à l'humanité sous la forme de l'hétéronomie ou de la fatalité qui soumet la volonté de l'homme à la force des choses, son être intérieur à l'influence dominante du milieu extérieur et des circonstances tempo- relles.

Nous savons cependant que la chute de l'Homme pouvait ajourner et non pas annuler sa vocation. Les entraves bienfaisantes de l'espace, du temps et de la causalité mécanique, tout en l'éloignant du but suprême, l'empêchaient en même temps de le manquer absolument et définitivement. La plura- lité indéterminée des individus une déchéance

2(j8 LA RUSSIE

considérée en elle-même est la première condition du salut pour Fhumanité; car si une partie de cette multitude propage de plus en plus le péché origi- nel en l'aggravant par des crimes nouveaux, il reste toujours quelques justes pour atténuer les effets du mal et pour préparer un milieu au salut futur ; grâce à cette multiplication indéterminée, Abel est remplacé par Seth, Saiil est supplanté par David. La succession indéfinie des générations est 'une seconde condition du salut: elles ne dis- paraissent pas sans que chacune laisse quelque chose pour faciliter l'œuvre de ses héritiers, pour élaborer une forme historique plus parfaite, satis- faisant mieux aux vraies aspirations de l'âme humaine. Ainsi ce qui ne pouvait se manifester ni dans Eve, ni dans Thamar, ni dans Rahab, ni dans Ruth, ni dans Bathshabah, se manifesta un jour dans Marie.

Enfin l'hétéronomie de notre existence est la troisième condition du salut, non moins indispen- sable que les deux premières. Car si la volonté humaine tant bonne que mauvaise avait une effica- cité immédiate, il en serait fait de l'humanité et de la création. Le fratricide Gaïn se serait alors immédiatement précipité dans le fond de l'enfer avant de construire une ville et de fonder la civi- lisation antique ; le bon Seth serait monté au ciel ou au moins dans les limbes comme son frère Abel avant de procréer les ancêtres de Jésus-Christ; et

ET l'Église universelle 260

le moncfe inférieur, la terre, privée de son centre d'unité et d'action serait retombée dans le triste état de tohoii va bohou elle était avant la créa- tion. Et il n'y aurait personne alors pour faire la joie et les délices de la Sagesse éternelle.

Si donc notre assujetissement aux conditions du monde matériel est une conséquence de la chute et une peine du péché, nous voyons que cette peine est un bienfait et que cette conséquence néces- saire du mal est un moyen nécessaire du bien absolu.

Gomme la terre chaotique n*a pu se soustraire à Faction cosmogonique du Yerbe, qui la trans- forma en un monde équilibré, illuminé et vivant, de même le chaos humain^ créé par la chute de l'Eden, dut être soumis à l'opération théogonique du même Verbe, qui tend à le régénérer en une huma- nité spirituelle réellement unifiée, éclairée par la vérité divine, et vivante de la vie éternelle. La forme de FHomme-Messie, rejetée par le premier Adam, ne fut pas anéantie dans l'humanité natu- relle, mais seulement réduite à l'état de puissance latente ; elle y resta comme un germe vivant— semen mulieins [idest Sophiae) se réalisant partiellement et progressivement pour s'incarner enfin dans le se- cond Adam. Ce processus théogonique, la création de l'Homme trinitaire, de l'Homme-Messie ou de l'Homme-Dieu, par lequel la Sagesse divine s'in- carne dans la totalité de l'univers ce processus

210 tA RUSSIE

présente, dans l'ordre du temps, trois degrés princi- paux : la série des anticipations messianiques clans l'humanité naturelle ou dans le chaos humain avant le christianisme; l'apparition du Messie individuel dans la personne de Jésus-Christ; et 3" la transformation messianique de l'humanité en- tière ou le développement de la Chrétienté.

Avant J.-C. l'humanité, privée de centre réel n'était qu'un organisme en puissance, de fait il n'y avait que des organes séparés, des tribus, des cités et des nations, dont quelques-unes tendaient à la domination universelle, ce qui était déjà une anticipation de l'unité future. Mais dans cha- cune de ces parties disjointes de l'humanité, qu'elle aspirât ou non à remplacer le tout sous la forme d'une monarchie universelle, il y a eu dès le com- mencement une certaine réalisation, dans le do- maine social, delà forme messianique ou trinitaire tendant à représenter, dans des limites plus ou moins étroites, la totalité de l'existence humaine.

Cette forme trinitaire a une base très générale dans Tètre humain. Toute existence humaine est formée par trois termes principaux : l'' les faits accomplis conservés par la tradition du passé, 2*^ les actes et les travaux imposés par les besoins du présent, et les aspirations à un état meilleur dé- terminées par un idéal plus ou moins parfait de l'avenir.

Il y a une analogie évidente, mais aussi une dif-

ET l'église universelle 271

férence essentielle, entre ces trois modes constitu- tifs de l'existence humaine et les trais modes cor- respondants de l'existence divine (sans parler du caractère hypostatique de ces derniers). La raison générale de cette différence est qu'en Dieu, comme être absolu, le premier mode détermine totalement le second, et les deux ensemble déterminent totale- ment le troisième, dans lequel l'être divin se pos- sède définitivement et jouit de soi-même d'une manière complète. L'homme au contraire, pour ne mentionner ici que le troisième mode de sa subjectivité ne peut posséder actuellement la totalité d'existence qui n'est pour lui qu'un avenir plus ou moins éloigné. Cet avenir idéalemen! anti- cipé ne peut pas être l'objet d'une jouissance pro- prement dite, mais seulement d'une aspiration.

Dans notre vie matérielle ou animale, cette forme trinitaire existe déjà, mais elle y est plutôt un sym- bole naturel qu'une réalité. Le fait accompli est représenté ici par la génération passée, les pères ou les anciens ; l'actualité, c'est la génération présente, les hommes d'aujourd'hui ; enfin les aspi- rations naturelles vers l'avenir s'incarnent dans les enfants, dans la génération future. On voit bien que la forme trinitaire a ici un caractère purement relatif et au fond illusoire : la vie naturelle s'efforce de fixer les termes du rapport, mais elle n'y parvient jamais, et chaque génération passe également par l'état de l'avenir , de l'actualité et du passé, pour dispa-

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LA RUSSIE

raîtro dans le néant et l'oubli. Chaque génération

veutpossédertouteractualité,mais,puisquechacuno aie même droit à celte possession, aucune ne peut l'obtenir eflectivemenl; et toutes, après de vains eiïorts pour retenir le torrent de l'existence tem- porelle, y sont englouties à tour de rôle. xMais ce changement continuel de générations n'épuise pas toute l'existence humaine. Ce n'est que l'humanité animale, et il y a encore l'humanité sociale qui n'a jamais été bornée à l'actualité matérielle, qui ne s'est jamais contentée de poursuivre et de maintenir le fait réel de l'existence. La société humaine, aux degrés les plus inférieurs de son développement, a toujours doublé le fait d'un principe, la réalité d'une idée.

Le moment présent, l'actualité, pour une société humaine, n'est jamais ni une succession, purement mécanique dans le temps un simple postea de son passé, ni un antécédent purement mécanique et temporel, un simple aniea de son avenir : cette actualité est toujours rattachée aux deux autres termes par un lien intérieur et spirituel qui fixe le passé et l'avenir et qui, s'il n'arrête pas le torrent de Texistence matérielle, le fait au moins rentrer dans un lit déterminé et transforme le mauvais infini du temps naturel en un système de dévelop- pement historique. Dans toute société humaine toute barbare qu'elle soit en dehors et au-dessus des intérêts matériels du moment -, il y a une

ET L'ÉGLISE UNIVERSELLE 273

tradition religieuse et un idéal prophétique. Le passé, au lieu d'être supplanté sans pitié à la ma- nière de ces sauvages qui tuent et mangent leurs vieux parents, est conservé avec piété filiale comme la base et la sanction permanente de l'actualité; et Favenir, au lieu d'être appréhendé comme une fata- lité impitoyahle ou sacrifié au feu de l'égoïsme comme les enfants hrûlés dans la statue ardente de Moloch, est appelé et évoqué comme le vrai but et la vraie raison d'être du présent, sa joie et sa cou- ronne. Ainsi, à la tête de chaque société humaine, nous voyons une trinité plus ou moins différenciée de classes dirigeantes -^ se rattachant en partie, mais ne s'identifiant jamais au triple rapport na- turel des générations successives. Il y a en premier lieu les prêtres ou sacrificateurs correspondant aux pères, à la vieille génération ; et, en effet, à l'ori- gine, dans la vie des tribus et des familles dispersées, les fonctions sacerdotales étaient remplies par les pères de la famille; et le foyer domestique étaitle prin- cipal autel. Cependant, même dans cet état primitif, le père représentait plus que le fait particulier de la paternité naturelle : il se rattachait, par sa dignité sacerdotale, au fait absolu de la paternité divine, à ce passé éternel précédant et conditionnant toute existence. A la différence des animaux, dans la personne des pères humains, la génération maté- rielle était devenue une institution sociale et une puissance religieuse. Et si le père vivant était

274 LA RUSSIE

prêtre, médiateur du présent et du passé, rancôtre défunt^ eu rentrant dans le monde invisible, se con- fondait avec le passé absolu lui-même, avec la Di- vinité éternelle, devenait l'objet du culte. Le culte des ancêtres en effet est un élément universel do la religion*. Ainsi le ministère du passé immédiat, des pères vivants, des prêtres, reliait l'actualité humaine à un passé plus éloigné et plus général, aux faits mystérieux qui précèdent et déterminent notre existence avec une nécessité absolue. En second lieu nous voyons la classe des guerriers qui, par la force et par l'audace, assuraient à la société les moyens réels de l'existence, satisfaisaient aux besoins pressants du moment donné. Cette classe naturellement se recrutait surtout parmi les fils des familles, la génération actuelle. Et, quoique la vieille génération prît part aussi aux entreprises militaires, ce n'était pas cependant Priam ou Nestor, mais bien Hector et Achille qui commandaient les guerriers tout en cédant pieusement la première place aux vieux pères dès qu'il s'agissait d'obtenir, par des sacrifices, la faveur des dieux. Ainsi le rapport entre les deux premières classes principales de la

* La thèse a été développée de notre temps avec une certaine exagération par M. Fustel de Goulanges [Cité antique) et avec une exagération beaucoup plus grande par M. Herbert Spencer {Sociologie). 11 n'est pas difficile de séparer le fond vrai et très important de ces idées des conclusions erronées provenant (sur- tout chez le savant anglais} d'un point de vue trop exclusif et borné.

ET l'église universelle 275

société correspond assez bien au rapport entre les deux générations la présente et la passée de la vie naturelle. Mais si cette analogie allait plus loin^ si r avenir du corps social se trouvait aussi représenté seulement ou principalement par la génération future, par les enfants qui remplacent leurs ancêtres pour être eux-mêmes remplacés par leur propre progéniture et ainsi de suite, l'existence sociale se confondrait avec le mauvais inlini de la vie naturelle, il n'y aurait plus d'his- toire, plus de progrès, mais seulement un change- ment continuel et inutile. En vérité il n'en est pas ainsi. Dans chaque société il y avait, depuis les temps les plus anciens, outre les prêtres et les guer- riers, une catégorie d'hommes de tous les âges, de tous les sexes et de tous les états, qui anticipaient l'avenir humain et répondaient aux aspirations idéales de la société ils vivaient. Dans la vie natu- relle le troisième terme, au lieu d'être la véritable unité du second et du premier, n*est au fond que leur simple répétition. La génération future no représente l'avenir que d'une manière illusoire et éphémère, comme dans une série indéterminée un membre ne vaut pas plus qu'un autre. Dans l'ordre de la succession naturelle, la nouvelle génération, pour venir après les vieilles, n'est pas par elle- même plus avancée qu'elles, plus proche de l'idéal et de la perfection. C'est pour cela que le vrai pro- grès social, indépendamment de la succession

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LA RUSSIE

infinie des générations, demande qu'il y ait des représentants réels de lavenir, des hommes effec- tivement plus avancés dans la vie spirituelle, ca- pables de satisfaire aux aspirations de leurs con- temporains et de présenter à la société donnée son idéal, dans la mesure oii elle peut le concevoir et oh ils peuvent eux-mêmes le réaliser. A ces hommes de l'avenir idéal je donne le nom général de pro- phètes. Vulgairement on entend par quelqu'un qui prédit l'avenir.

Entre un diseur de bonne-aventure et le vrai prophète il y a à peu près la même différence qu'entre le chef d'une bande de brigands et le sou- verain légitime d'un grand Etat, ou bien entre le père d'une famille primitive qui sacrifie aux mânes des ancêtres et le pape qui donne sa bénédiction tirai et orbi et ouvre le ciel aux âmes du purgatoire. Mais en dehors de cette différence, qui tient à la sphère d'action plus ou moins large, il y a encore une autre distinction à faire. Ou peut prédire l'ave- nir, non seulement en paroles, mais, aussi en ac- tion, en anticipant partiellement des états et des rapports qui n'appartiennent pas à la condition actuelle de l'humanité. C'est le prophétisme pro- prement dit, qui présente encore des modifications et des gradations indéterminées. Le sorcier afri- cain, par exemple, a ou prétend avoir la puissance de faire selon son bon plaisir la pluie et le beau temps. Ce pouvoir supérieur de la volonté humaine

ET l'Église universelle 277

sur les lorces et les phénomènes de la nature ma- térielle est un attribut de l'être humain en tant que celui-ci se trouve en une union parfaite avec la Di- vinité créatrice et toute-puissante. Une telle union, généralement étrangère à notre élat actuel, n'est que le but idéal, l'avenir éloigné auquel nous aspi- rons; et l'exercice d'un pouvoir appartenant à cet état futur est une anticipation de l'avenir ou un acte prophétique. Mais ce n'est pas le vrai prophé- tisme que celui du sorcier, qui ne possède et même ne connaît pas les conditions religieuses et morales du pouvoir surnaturel ; et s'il l'exerce réellement ce n'est que d'une manière purement empirique. D'un autre côté, même dans le cas ce pouvoir ma- gique n'est qu'une prétention frauduleuse, c'est néanmoins une anticipation, ne fût-ce que dans le désir et l'aspiration, d'un état supérieur, d'un avenir idéal réservé à l'homme. Et, en passant d'un sorcier africain à un vrai thaumaturge chrétien, comme saint François d'Assise, nous trouvons dans ses miracles le même pouvoir de la volonté humaine que possède ou prétend posséder, sur les forces, de la nature extérieure, le magicien d'une tribu sauvage. Ce pouvoir est borné dans les deux cas ; car la force miraculeuse des plus grands saints n'a jamais été ni constante dans sa durée ni universelle dans son application. Mais la grande différence est que le saint connaît et possède la condition intérieure principale du pouvoir surnaturel pour l'homme

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runion morale avec la Divinité. Ainsi son pouvoir, basé sur sa supériorité morale, est une image fidèle et directe, quoique faible et limitée, de la Toute- Puissance divine, qui n'est pas une force aveugle, mais la conséquence logique de la perfection intrin- sèque et essentielle de l'être absolu. Dans la mesure le saint participe à cette perfection, il participe aussi à la puissance divine et présente une antici- pation de notre état défmitif, non seulement réelle, mais intérieurement vraie, parfaite en soi, quoique extérieurement incomplète.

Comparons maintenant, dana un tout autre domaine du prophétisme, le grand sage grec avec un nabi hébreu. Platon, dans sa République^ nous donne Pidéal de la société humaine organisée sur les principes de la justice et de la raison. C'est l'anticipation d'un avenir réalisé en partie par la société européenne du moyen âge *. Platon était donc prophète, mais il l'était comme le sorcier afri- cain est thaumaturge : il ne possédait et ne connais- sait même pas les vraies conditions dans lesquelles son idéal devait être réalisé. Il ne comprenait pas que, pour l'organisation équitable et rationnelle de l'être social, la justice et la raison humaines ne suffisent pas : que l'idéal d'une société juste et sage, pensé par un philosophe, doit encore être fécondé

* Voir entre autres sur cette analogie de la République platoni- cienne et de la République chrétienne, Ranke^ dans son Histoire Universelle.

ET l'Église universelle âlO

par une action morale correspondante de la part de la société elle-même. Pour s'organiser d'après l'idéal du bien, la société réelle, dominée par le mal, doit être sauvée et régénérée. Mais la médita- tion abstraite ne sauve pas. Tout en anticipant la vérité sociale, l'idéalisme platonique ne possédait pas la voie pour y parvenir et ne pouvait pas donner la vie à sa conception. C'est la grande différence entre le prophétisme philosophique des Hellènes et le prophétisme religieux des Hébreux. Le 7iabi Israélite à qui la vérité se révélait par un rapport personnel avec le Dieu vivant, le Dieu de l'histoire, anticipait l'avenir idéal, non pas par la pensée abstraite, mais par l'âme et par le cœur. Il frayait la voie, il éveillait la vie. Dans ses prophé- ties, il y avait, comme chez Platon, un idéal de la société parfaite; mais cet idéal n'était jamais séparé de la condition intérieure qui déterminait sa réali- sation — la réunion libre et active de l'humanité avec Dieu. Et les vrais nebiim savaient bien que cette union s'accomplit au moyen d'un processus divino-humain long et compliqué, par une série d'actions réciproques et de conjonctions entre Dieu et l'homme ; et ils le savaient, non seulement en principe général, mais ils savaient et proclamaient à chaque moment donné ce que l'humanité, dans son organe central provisoire, la nation juive devait faire pour coopérer efficacement au progrès de l'œuvre divino-humaine. Leur action était com-

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LA RUSSIE ET L*ÉGLISE UNIVERSELLE

plète, puisque, cPun côté, ils montraient le but absolu dans l'avenir lointain et, d'un autre côté, ils indi- quaient pour le moment présont le moyen efficace pour porter l'humanité vers ce but. Ainsi en réunissant sous le terme général de prophétisme toutes les anticipations humaines de l'avenir idéal nous ne méconnaissons pas la différence essentielle et immense qui sépare, non seulement des sorciers

demoniaques,mais aussi des génieslesplus.ublimes de 1 h'imamté profane, les vrais prophètes du Dieu vivant.

CHAPITRE IX

PRÉPARATION MESSIANIQUE CHEZ LES HINDOUS, CHEZ LES GRECS ET CHEZ LES HÉBREUX

Au commencement de Thistoire, chaque père de .a maison est prêtre ou sacrificateur, chaque fils de la maison est guerrier à droit égal avec tous les autres et n'obéissant qu'à des chefs temporaires. Mais, à mesure que l'unité sociale s'étend et s*organise, les prêtres particuliers commencent à se rassembler dans un seul corps formant une société spécialement religieuse, un clergé plus ou moins concentré dans la personne d'un prêtre prin- cipal, d'un pontife ; en même temps, la partie active de la population tend à se fixer et à s'organiser sous les ordres d'un souverain, qui n'est plus seule- ment commandant militaire en temps de guerre, mais aussi chef de la société pendant la paix, dans toutes les affaires et les questions pratiques qu'une vie sociale plus compliquée fait naître. Quand la société n'est plus une simple famille, les inté- rêts multiples, n'étant plus immédiatement conciliés

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^82 LA RUSSIE

par la parenté naturelle et la nécessité évidente d'une solidarité étroite, il se produit des collisions et des luttes et un pouvoir innpartial devient indis- pensable pour établir l'équilibre. Ainsi la principale fonction pacifique du souverain est celle de juge comme nous le voyons dans tous les états primi- tifs. Conduire les peuples aux champs de bataille et juger ses différends eri teinps de paix, voilà les deuxbesbins princit)àul auxquels devait satisfaire l'institution monarchique à son origine.

Tandis que les éléments fractionnés et dispersés du corps spirituel et du corps naturel de l'humanité se rassemblaient ainsi sous l'actibil du Yei-be his- torique en des unités partielles d'Eglises et d'Etats rudimentaires, Fâme de l'humanité, èh répétant sur une échelle plus élevée les phases du processus cosmogonique, déployait ses efforts pour entrer en une conjonction de plus en plus intime avec l'Es- prit de la Sagesse éternelle.

Dans rinde, l'âme de l'humanité se manifes- tant d'abord par les intuitions des sages et des saints du Brahmanisme orthodoxe, puis par la doctrine du sage orthodoxe Kapila, fondateur de Li philosophie Sankhia, et définitivement par la rehgion nouvelle de Ëouddha Shakhia-xMouni, re- connut et ainia l'Absolu surtout sous sa forme négative, comme le contraire de l'existence extra- divine, de la nature du rhonde. Ce fut la première fois qu'elle sentit profondeniënt vanité de la vie

ET l'Église universelle 283

matérielle, conçut un dégoût invincible pour cette v^e illusoire qui est plutôt mort que vie, puisqu'elle se dévore continuellement sans jamais pouvoir se lixi'r et se satisfaire.

Mais 1^ dégoût de la fausse vie ne révélait pas encore la vraie. Et l'âme humaine, dans sa mani- festation indienne, tout en affirmant avec une cer- titude parfaite et une force admirable que l'absolu ne se trouve pas dans la vie matérielle, qu'il n'est pas la nature et le monde, ne fut pas capable de savoir et de dire il se trouve et ce qu'il est. Mais au lieu de reconnaître cette incapacité et d'en rechercher les causes, la Sagesse indienne affirma son impuissance comme le dernier mot de la vérité et proclama que l'Absolu se trouve dans le Néant, qu'il est la non-existence Nirvana.

L'Inde, dans ses sages, a servi un moment d'organe national à l'âme universelle de l'humanité quand elle 3^ compris la vanité de l'existence naturelle et s'est dégagée des liens du désir aveugle. C'était, en effet, un acte universel de cette âme que la pensée et le sentinfientqui s'emparèrent de Bouddha et de ses disciples quand ils affirmèrent que l'Absolu n'est pas quelque chose, qu'il n'est rien do ce qui existe dans la nature. Jj'âme de l'humanité devait passer par cette vérité négative avant de concevoir l'idée positive de l'Absolu. Mais la sagesse ou plutôt la folie orientale consiste à prendre une vérité relative et provisoire pour la vérité complète

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et définitive. La faute n'en est pas à l'âme humaine mais à l'âme de ces sages et des nations qui adop- tèrent leur doctrine. En s'arrêtant à un degré nécessaire mais inférieur du processus universel, ces nations n'arrêtèrent pas le progrès historique mais elles restèrent elles-mêmes en dehors du mouvement progressif de l'humanité plongée dans un particularisme barbare. L'âme universelle les abandonna et alla chercher chez d'autres nations des organes spirituels pour ses nouvelles unions avec Tessence divine. Par les sages, les poètes et les artistes inspirés de l'Hellade, elle comprit et aima l'Absolu, non plus comme le Néant du Boud- dhisme, mais comme Fldée platonique et le monde idéal, un système éternel des vérités intelligibles reflétées ici-bas dans les formes sensibles de la Beauté.

L'idéalisme hellénique était une grande vérité, plus positive et plus complète que le nihilisme indien, mais ce n'était pas encore la vérité par- faite et définitive, tant que le monde idéal était considéré sous son aspect purement théorique et esthétique; tant qu'il était seulement contemplé en dehors de la réalité et de la vie, ou réalisé exclu- sivement dans les formes superficielles de la beauté plastique. Si le monde idéal est plus vrai que le monde matériel, il ne peut pas être impuissant vis- à-vis de ce dernier. Il doit le pénétrer, le vaincre intérieurement, le régénérer. La lumière intelligible

ET l'église universelle 285

du monde supérieur doit se transfuser dans la vie morale et pratique du monde inférieur ; la volonté divine doit s'accomplir sur la terre comme dans les cieux. Le Verbe de Dieu n'est pas seulement le soleil de la vérité qui se reflète dans le torrent troublé de la vie naturelle : il est encore l'ange bienfaiteur qui descend dans ce torrent pour en purifier les eaux, pour ouvrir, sous la bourbe des passions et sous le sable des erreurs humaines, la source de l'eau vive qui coule dans l'éternité. La sagesse grecque, comme celle des Hindous, voulut s'arrêter définitivement au degré de la vérité qu'elle avait atteint. Le dernier mot de cette sagesse hellé- nique — la philosophie des néoplatoniciens -— insista plus encore que Platon lui-même sur le caractère purement théorique ou contemplatif de la vie pratique. Le vrai sage, selon Plotin, doit être étranger à tout but pratique, à toute activité, à tout intérêt social. Il doit fuir le monde pour s'élever d'abord par la méditation abstraite jusqu'au monde intelligible et pour être ensuite extatique- ment absorbé par l'abîme sans nom de l'unité absolue. Le Protée des erreurs humaines est au fond un être identique et cette identité se manifeste surtout dans les résultats définitifs des systèmes en apparence hétérogènes. Ainsi l'absorption finale dans l'Absolu inénarrable du néoplatonisme ne se distingue que dans les termes du Nirvana boud- dhique. Si les deux grandes nations aryennes se

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l)ornèrent en dernier résultat à cette révélatiou négative de l'Absolu, la révélation positive se créa un organe national dans le peuple sérnitjque des Hébreux. La vie et Thistoire religieqse de Thuma- nité se concentrèrent dans ce peuple unique parce que lui seul cherchait, dai^s l'Absolu, le Dieu vivant, le Dieu de V histoire : l'avpnir définitif de l'humanité fuji préparé et révélé dans ce peuple parce que lui seul voyait en Dieu, non seulerpent celui qui est mais aussi celui qui sera, Jahvé, le Dieu de l'avenir. Le salut est venu des Juifs et ne pouvait venir que d'eux parce qu'ils étaient les seuls à comprendre le vrai salut non pas Yabsorption dans le Nir- vana par un suicide moral et physique, non pas V abstraction de l'esprit dans l'idée pure par une contemplation théorique, mais la sanctification et la régénération de tout l'être humain et de toute son existence par une activité vivante, morale et reli- gieuse, par la foi et les œuvres, par la prière, le travail et la charité.

Si les Hindous et les Hellènes s'arrêtèrent à des aspects partiels de la divinité qu'ils eurent la folie de prendre pour le tout, transformant ainsi la vérité en erreur, les Hébreux avaient reçu, au moyen de leur religion révélée, le germe vivant de l'essence divinp dans sa vérité complète et définitive.

Ce n'est pas que cette essence leur fût manifestée simultanémenj. dans toute sa perfection absolue : au contraire ses manifestations étaient graduelles

ET l'église universelle 287

et très imparfaites, mais elles étaient réelles et vitales. Ce n'étaient pas des reflets éloignés et des rayons épars de l'idée divine illuminant l'esprit d'un sage isolé, c'étaient des manifestations substantielles de la sagesse divine elle-même, pro- duites par raciibn personnelle du Verbe et du Saint- Esprit, ël s'adréssant à toute la nation dans son être social. La sagesse divine entrait non pas seule- ment dans l'intelligence des Israélites, elle s'em- pàiràit de leur cœur et de leur âme, et en même temps elle leur* apparaissait dans des formes sen- sibles.

Nous voyons en effet dans l'Ancien Testament une double série de manifestations divines : les phénomènes de la conscience subjective par les- quels Dieu parle à l'âme de ses justes, les patriarches et les prophètes; et les apparitions objectives par lesquelles la puissance ou la gloire divine [shékhinah) se manifeste devant tout le peuple en se fixant sur des objets matériels, comme l'autel du sacrifice ou l'arche d'alliance.

Ce double processus de la régénération morale et des théophanies extérieures devait atteindre son but ; ces deux courants théogoniques devaient se rencontrer et coïncider dans la création d'un être individuel qui, absolument Saint et pur, dans son âme et dans son corps, pouvait incarner en soi Dieii non seulement moralement mais aussi physique- ment, réunir en son seul être JacOb et la pierre

288 LA RUSSIE

de Béthel, Moïse et l'Arche d'alliance, Salomon et son temple.

Tous les peuples (ou presque tous) ont eu dans leurs religions l'idée d'une femme divine et d'un homme divin, d'une Mère- Vierge et d'un fils de Dieu descendant sur la terre pour lutter contre les forces du mal, pour souffrir et pour vaincre. Mais on ne peut nier que ces idées universelles ont pris corps, qu'elles sesontréellementhypostasiéesseule- ment au sein du peuple juif, dans les deux personnes historiques la Vierge Marie et Jésus-Christ. Ce phénomène unique suppose bien unehistoire unique, une préparation ou une éducation spéciale de ce peuple. Cetteconclusion devrait être obligatoire pour les rationalistes eux-mêmes. Et en effet, en dehors de tous les faits miraculeux dans le sens propre du terme, il y a dans le domaine social et politique un fait général qui distingue l'histoire du peuple d'Israël et lui donne un avantage essentiel sur les deux grandes nations qui, par leur génie original et créateur, sembleraient être appelées à un rôle prépondérant dans les destinées de l'humanité. Tandis que le développement national des Hindous ainsi que des Grecs s'est fait par la voie essentiel- lement critique et révolutionnaire et n'a abouti qu'à des résultats négatifs, le développement du peuple hébreu s'accomplissait généralement d'une manière organique ou évolutionnaire et a abouti à un résultat positif d'une valeur universelle im-

ET L'ÉGLISE UNIVERSELLE 289

mense le Christianisme. D'un côté, nous ne voyons que des images tronquées et défigurées de l'homme trini taire, ou de la forme messianique, d'un autre côté, nous trouvons les trois éléments réels du messianisme social dans leur rapport normal et harmonique préfigurant et préparant l'apparition du vrai messie personnel. Aux Indes, la caste sacerdotale des Brahmes, les représentants de la tradition religieuse, du passé sacré et invio- lable, voulant garder pour soi une domination exclu- sive, opprimaient la vie actuelle par un légalisme impitoyable, supprimant toute possibilité de mou- vement libre de l'esprit et de progrès social. Mais les prêtres qui veulent immédiatement gouverner le monde succombent inévitablement devant une alternative fatale : ou bien ils gouvernent réellement en entrant dans les détails matériels de l'actualité profane, et alors ils compromettent leur prestige religieux, abaissent leur dignité sacrée et finissent par perdre leur autorité aux yeux de la masse et avec cela toute leur puissance; ou bien, tout en gardant le pouvoir immédiat dans la société, ils veulent rester de vrais prêtres, et alors ils perdent dans leur gouvernement le sens de la réalité et ne pouvant satisfaire aux besoins légitimes des gouvernés, ruinent la société si elle leur reste fidèle, ou sont destitués et remplacés par la partie active du peuple. Aux Indes, la caste sacerdotale dût céder à la

!29Q LA. jiussiE

classe guerrière une grande pî^r^ie de sa prédomi- nance, mais elle en g^rfla assez pour arrêter le libre dévelpppenae]it de vie nationale. Cette lutte fut compliquée par l'action crqissante du troisième des ordres sociaux* —les sages qui, en s'éloignant de plus en plus fi^ la doctrine orthodoxe et de la discipline traditionnelle, finirent par pntr^r en anta- gonisme ouvert avep les Brahmanes. La classe mi- litaire ou royale se divisa dans cette lutte, mais elle finii par prépare ps^rlj pour les représentants du passp ; et. les prophètes hindous les sages du Boud- dhisme, après des persécutions cruelles, furent expulsés ^e l'Infie. Si, 4'un côté, la sagesse négative du Bqvfddhisme, hostilement opposée au présent et au passé, n'était quuîie utopie vide et stérile; d'autre p^rt, le sacerdoce et la royauté, en se coalisapt coptre le ^louveau mouvement de la pen- séi^'et m le supprima^t par la violence, ont privé l'Inde de |:oute liberté et lui ont ôté toute possibilité de progrès hjstorique. Malgré la supériorité de la race aryenne, paalgré les grandes qualités du génie national, l'Inde est restée depuis lors une esclave impuissante, se donnant ^ans résistance à tous les maîtres qui ont voi^lu d'eUp.

L'prigipe de la culturq Jndienpe ^st signalée par la prédoniinance de la classe ^acerdotale, repré-

* Il va sans dire que la division des castes indiennes est un phénomène local qu'on ne doit pas confondre avec les trois minis- tères dirigeants q^ii existent dans toi^te §pci^îé.

ET L'ÉGtIâÈ UNIVERSELLE 2l9l

sentant passé, et la tradition commune; les origines de l'Hellade histoHque sont marquées ail contraire par la domination de pàt-tie active de la société, dics guerriers, dfes hommes de la force qui s'affirme, qui veut se manifester, qui Cherche des exploits. Si la supériorité de cet élément social a été au cothmencbitienl éminemment favorable au progrès de toutes les activités humaines, l'a cris- tailisâtioii de la classe militaire dans deè cités oii des États ne mariqiià pas de deveiiit- par la suite tih péril et un ohstiacle àii libre lîi'ouvement de l'es- prit national et en dét'errtiinà caractère révolu- tionnaire. Une s'dbiété fixée daris un seul côi'ps purettient politique dégeiière nécessairement en uil état despotique, quelle (i[ùe soit d'ailleurs la forme de son gouveri, ^ment. Les hommes de l'actualité, les hommes pratiqués qui gouvernent les États absolus (républiqties ou monarchies) ne croient pas au passé et craigaent l'avenir. reste, tout eii manquant de vraie piété et de vraie foi, ils admettent cotïime inoffensifs ou hiême utiles les représentants de la tradition religieuse, à côiidition que ceux-ci demeurent inactifs ; ils dohneht une place d'honneur à un sacerdoce officiel, d'iih côté, pour doniïiier foule aveuglé et, d'un abtre côté, pour servir de com- plément décoratif à l'édifice de l'État tout-jiuissànt. Mais ils ont Une' haine implacable pour tout thôii- vbihènt religieux libre et spontané, poiir tout ce qui ouvre à l'âme humaine des horizons nouveaux

292 ' LA RUSSIE

pour tout ce qui doit rapprocher l'humanité de son avenir idéal. Le gouvernement athénien, tout dé- mocratique qu'il fût, devait nécessairement exiler Anaxagore et empoisonner Socrate, au nom de Ja patrie, c'est-à-dire de l'Etat absolu. Dans ces condi- tions, le mouvement progressif de la pensée reli- gieuse et philosophique est fatalement amené à rompre avec les puissances du présent et la tradi- tion du passé, avec lEtat et la religion d'État. La pensée devient cosmopolite ; et si Socrate et Platon méprisaient la démocratie athénienne, Aristote méprise toutes les constitutions républicaines des cités grecques en leur préférant la monarchie à demi barbare des Macédoniens ; et enfin les philo- sophes cyniques et stoïques rejettent toute idée de patrie et d'État, se déclarant étrangers à tout intérêt public. L'indépendance et l'organisation politique de l'Hellade furent détruites par la philo- sophie et la religion philosophique, qui ne mit rien à la place de la patrie en ruines.

Cet antagonisme entre l'actualité nationale, repré- sentée par les républiques grecques, et la pensé© supérieure, l'avenir de la nation représenté par l'idéalisme grec; cette lutte entre l'État et la philo- sophie fut fatale à l'un et à Tautre. L'État y perdit sa raison d'être; l'idéal des sages manqua de toute application concrète et vivante. L'État, qui vou- lait s'appuyer exclusivement sur la force, périt par la force; et la sagesse, qui méprisait trop la réalité,

ET l'église universelle 293

resta un idéal abstrait et impuissant. Et il était juste qu'il en fût ainsi. Un résultat plus positif de la vie nationale pour les Grecs, ainsi que pour les Hindous, était non seulement impossible, mais il n'eût pas été désirable. Puisque les deux pensées les plus élevées qui inspirèrent le génie de ces deux nations le pessimisme indien avec son Nirvana et l'idéalisme grec avec son absorption dans l'absolu n'étaient ni Tune ni l'autre la vérité com- plète et définitive, elles ne pouvaient ni ne devaient recevoir une réalisation harmonique durable. Un pessimisme nihiliste créant une organisation sociale, un idéalisme contemplatif comme pouvoir dimi- nuant l'actualité ce seraient des contradictions in adjecto. Et si, malgré cette contradiction intrin- sèque, les deux idées nationales imparfaites s'étaient fixées et éternisées par un équilibre extérieur de forces sociales, l'humanité n'en aurait aucun pro- fit : il n'y aurait eu que trois Chines au lieu d'une seule.

Si l'histoire des Hébreux a présenté un caractère différent et a porté d'autres fruits, c'est que la vie nationale d'Israël était basée sur un principe reli- gieux complet et capable d'un développement or- ganique. Ce principe se manifesta dans la forme trinitaire de la théocratie juive les trois pouvoirs sociaux, se déployant dans un rapport normal har- monique, préfiguraient et préparaient le Règne du vrai Messie. Nous n*oublions pas les infidélités du

294 tA RUSSIE

peuple juif et les eiïorts répétés pour briser rimagc triiiitaire de la théocratie ihosaïque. Nous savons bien que le roi Saiil massacra les prêtres de Jahvé à Nob, et que les rois postérieurs tant à Samarie qu'à Jérusalem persécutèrent et firent périr les vrais prophètes. Mais ces faits trop certains rie doivent pas nous empêcher de reconnaître trois vérités historiques incontestables : l°que l'idée de la théo- cratie trinitaire, c'est-à-dire de la coopération orga- nique et de l'harmonie morale entre les trois pou- vois dirigeants de la société complète, que cette idée^ tout à fait étrangère aux Hindous comme aux Hellènes, était toujours présente à la conscience d'Israël ; 2** que cette idée, dans les moments les plus solennels de l'histoire juive, prenait corps et se réalisait effectivement ; que les représentants du progrès national, les hommes de l'avenir, ceux qui faisaient l'histoire en un mot les prophètes, n'entraient jamais dans la voie purement révolu- tionnaire et, tout en châtiant par leur parole ins- pirée les abus des prêtres et des princes nationaux, ne rejetaient jamais en principe ni le sacerdoce d'Aaron, ni la royauté de David.

Moïse, le plus grand des prophètes, ne s'arrogeait ni le jiouvoir sacerdotal qu'il abandonnait à Aaron, ni le commandement militaire qu'il conférait à Josué. 11 ne prétendait pas non plus à l'exercice exclusif de la puissance prophétique qu'il conlmuniquà aux soixante-dix représentants du peuple en exprimant

ET l'Église universelle 29o

le vœu que tous les Israélites pussent recevoir le don de prophétie. De même David, le roi théocra- tique par excellence, fut le restaurateur et le défen- seur du sacerdoce. Il ne faisait rien sans consulter rorack"* infaillible [des Urim et Thummim) attaché au pontificat suprême; et en même temps, quoique prophète lui-même par le don individuel, il s'incli- nait devant l'autorité morale duprophétisme public. L'histoire théocratique de FAncien Testament at- teint son point culminant la différenciation ache- vée et l'accord parfait des trois pouvoirs quand, vers la fin du règ^ne de David, le fils de celui-ci, Sa- lomon, est élevé au trône et sacré roi par le grand- prêtre Tsadok et le prophète Nathan. Et quand, après les chutes et les défaillances des rois de Juda et de leurs rivaux d'Ephraïm, l'élite du peuple, cor- rigée par la ruine de Samarie et de Jésusalem, par la captivité de Ninive et de Babylone, revint dans la terre sainte pour rétablir sous la protection perse la société de Jahvé, nous voyons le pro- phète Zacharie insister sur la formule trinitaire de la théocratie rétablie, sur la solidarité et l'harmonie entre le sacerdoce dans la personne de Josué, fils de Joasédek, et la principauté temporelle dans la personne de Zérubabel, fils de Sealthiel, deux pouvoirs dont lui, le prophète, était le lien vivant et le conciliateur inspiré.

Les fils d'Israël n'ont jamais oublié que la société est le corps de l'Homme parfait, et que celui-ci est

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nécessairement trinitaire : prêtre du Très-Haut, roi de la terre et prophète de l'union divino-hu- maine. Ce peuple unique anticipait et préparait l'avènement de THomme-Dieu, non seulement par les intuitions de ses voyants, mais par sa ^oi isti- tution sociale, par le fait même de sa théocratie tri- nitaire.

On sait que l'onction sacrée des souverains était chez les Hébreux l'attribut commun des pontifes, des rois et des prophètes. Ainsi l'Oint par excel- lence (le Messie ou le Christ) devait réunir en soi les trois pouvoirs. Et en effet II se manifesta comme pontife ou sacrificateur absolument pur et saint en offrant au Père céleste le sacrifice complet de son humanité ; comme vrai roi du monde et de la nature matérielle qu'il arracha, par sa résurrection, à la loi de la mort et qu'il conquit à la vie éternelle ; enfin comme prophète parfait en montrant aux hommes, dans son ascension au ciel, le but absolu de leur existence et en leur donnant, parla mission du Saint-Esprit et par la fondation de l'Eglise, les forces et les moyens nécessaires pour atteindre ce but.

CHAPITRE X

SOUVERAINETÉ ABSOLUt DU CHRIST. - TRINITÉ SOCIALE, SACERDOCE ET PATERNITÉ

Comme Dieu dans la Trinité de ses hypostases possède d'une manière absolue la plénitude de sa substance divine, son corps céleste ou sa sagesse essentielle, de même l'Homnàe-Dieu dans la Trinité de ses pouvoirs messianiques possède complète- ment l'Eglise Universelle, son corps divino- humain, céleste et terrestre à la fois ; l'Epouse parfaite du Verbe incarné. « Tout pouvoir m'a été donné aux cieux et sur la terre. » Ce pouvoir uni- versel n'est pas la toute-puissance divine qui appar- tenait éternellement au Yerbe et par conséquent ne pouvait Lui être donnée. C'est du pouvoir mes- sianique de THomme-Dieu qu'il s'agit du pou- voir qui ne se rapporte pas à Tunivers extra-divin comme tel, mais à l'univers réuni à Dieu, coopérant avec Lui et incarnant dans le temps Son essence étemelle. Si la plénitude de ce pouvoir appartient de droit au Christ et à lui seul puisque Lui seul

298 LA RUSSIE

a pu le mériter, l'exercice do ce pouvoir diviuo- humain demande la soumission libre et la coopé- ration vivante de l'humanité elle-même. L'action du Christ est donc déterminée ici par le développe- ment progressif de l'humanité, graduellement at- tirée dans la sphère divino-humaine, assimilée au corps mystique du Christ, transformée en Eglise Universelle.

Si Dieu, si le Christ glorifié voulait imposer aux hommes sa vérité et sa volonté d'une manière immédiate et surnaturelle ; s'il voulait sauver le monde par force, Il aurait bien pu le faire; comme ayant sa glorification, Il aurait pu demander au Père céleste d'envoyer une légion d'anges pour le dé- fendre contre les agents de Caïphe et les soldats de Pilate. L'histoire du ippnde eût été alors bientôt achevée, mais aussi elle n'aurait pas atteint son but : il n'y aurait pas eu de coopération libre de l'homme £ivec Dieu, il n'y aurait pas eu de vraie union et de conjonction parfaite entre la créature et le créa- teur, et l'hugiaîiité elle-même en perdant son libre arbitre eût ét^ assimilée au monde physique. Mais ce n'est pas pour donner raison au matérialisme qWQ le Verbe djvia s'est incarné sur la terre. Après cette ificarnatipii la liberté humaine est toujours sauvegardée, et J'Eglise Universelle a une histoire. Il fallait que le Christ, élevé aifx cieux, gouvjernât l'Eglise par l'interrpédiairp de painistres humains auxquels il délégât la plénitude morale et juridique

ET l'Église universelle 299

des trois pouvoirs messianiques, sans leur commu- niquer polit* cela l'efficacité immédiate de sa toute- puissance qui aurait lié la liberté des hommes. Nous savons en effet qu*en fondant l'Eglise, le Christ lui a délégué ses pouvoirs; et, dans cette délégation, Il a suivi ce que nôiis pouvons appeler la raison de la Trinité^ ratio tiinitàtis.

La Trinité de Dieu est révolution de l'unité absolue qui contient en soi toute la plénitude de l'être se déployant dans trois modes hypostàsiés de l'existence divine. Nous savons que l'unité absolue est sauvegardée dans Trinité : par la primauté ontologique de la première hypostase qui est la cause originelle ou le principe des deux autres, mais non vice versa; par la consubstantia- litê de toutes les trois qui fait qu'elles sont indivi- sibles quant à l'être ; et pat* leur solidarité par- faite, qui ne leur permet pas d'agir séparément. La Trinité sociale de l'Eglise Universelle est révo- lution de la monarchie ecclésiastique, qui contient en soi toute la plénitude des pouvoirs messianiques se déployant dans les trois formes de la souverai- neté chrétienne. Comme dans la Divinité, l'unité de l'Eglise Universelle est sauvegardée : l** par la primauté absolue du premier entre ces trois pou- voirs — le pontificat, qui est âeule souveraineté directement et immédiatement instituée de Dieu et partant, au point de vue dii drôîl, la cause et la condition nécessaire des deux autres; 2°parlacom-

300 LA RUSSIE

munauté essentielle de ces trois pouvoirs en tant que contenus dans le même corps du Christ, parti- cipant à la même substance religieuse à la même foi, à la même tradition, aux mêmes sacre- ments ; par la solidarité morale ou communauté de but, qui, pour tous les trois, doit être Tavëne- ment du règne de Dieu, la manifestation parfaite de l'Eglise Universelle.

La communauté religieuse et la solidarité morale des trois pouvoirs souverains sous la primauté absolue du pontificat universel, c'est la loi su- prême, l'idéal définitif de la Chrétienté sociale. Mais si en Dieu la forme de l'unité trinitaire existe actuellement de toute éternité, dans TEglise elle ne se réalise que graduellement. De il y a non seulement une différence, mais même un certain contraste entre la Trinité divine et la Tri- nité sociale. La donnée primitive de l'existence divine, c'est l'unité absolue, dont la Trinité est le déploiement immédiat, parfait et par éternel. La donnée primitive de l'Eglise est, au contraire, la pluralité indéterminée de l'humanité naturelle et déchue. Dans l'être divin la Trinité est la forme par laquelle l'unité absolue et positive s'étend et se déploie ; dans l'être social du genre humain la Trinité est la forme par laquelle la pluralité indéterminée des éléments particuliers est réduite à une unité synthétique. Ainsi le développement de r Eglise est un processus à^ unification, en rap-

^ / 8T. MICKAEL'S Xj -^

ce

ET l'église universelle 301

port, idéalement fixé mais réellement variable, entre ruiiité de droit et la pluralité de fait ce qui suppose deux opérations principales : la centrali- sation graduée du corps ecclésiastique donné, et l'action unifiante et synthétique de l'Eglise centra- lisée tendant à s'incorporer l'humanité entière. Les hypostases de la trinité divine sont absolument simples en elles-mêmes et leur rapport trinitaire est parfaitement pur et immédiat. Les pouvoirs souverains de la société trinitaire ou de l'Eglise Universelle ne sont pas simples, ni par eux-mêmes ni par les conditions dans lesquelles ils doivent être réalisés. Ils ne sont pas simples par eux- mêmes, car ce ne sont que des centres relatifs d'un tout collectif. Le mode de leur réalisation est com- pliqué, non seulement par la pluralité indéterminée du milieu humain dans lequel ils doivent se mani- fester, mais aussi de par le fait que la révélation messianique parfaite trouve dans l'humanité natu- relle des essais plus ou moins réussis d'une unifi- cation partielle, sur lesquels l'œuvre unifiante de l'Eglise doit se greffer. Si cela facilite matérielle- ment l'opération divino-humaine, cela lui commu- nique en même temps un caractère moins pur, moins régulier et harmonique. Le chaos qui n'est que recouvert par la création physique affirme encore ses droits non seulement dans l'histoire de l'humanité naturelle, mais aussi dans l'histoire de k Religion et de l'Eglise.

3ÔÉ HUèSlE

Le but de rdeUvre divino-humaine est de sauver tous les hoihiiies également, de transformer tout ce monde en lin sacerdoce royal et prophétique, en une société de Dieu les hommes se trouvent eh un rapport immédiat avec le Christ et n'ohl pas besoin de soleil (c'est-à-dire d'iih pontificat spécial) ni la lune (c'est-à-dire d'une royauté spéciale), ni déâ étoiles (c'ést-à-dire du pr'ophétisme comme fonction publique). Mais il ne suffit pas d'affirmer ce but poiir qu'il soit déjà atteint. îl n'est que tr-op évident que la niasse des homines ne possède pas individuellement et subjectivement la piété, la justice et la sagesse à un degré suffisant pour entrer en rapport immédiat avec la divinité, pour donner à chacun la qualité de prêtre, toi et de pi'ophète. Dès lors il faut que ces trois attributs messianiques s'objectivent et s'organisent dans la vie sociale et publique; qu'il se fasse une différen- ciation fixée dans l'organisme universel pour que le Christ ail des organes spécifiques de son action sacei*dotalë, royale et prophétique. Le peuple d'Israël au pied du Sinaï dit à Moïse : « Nous ne pouvons pas souffrir la présence de Jahvé, nous mourrons tous. Toi, va à notre place parler à Jahvé et tu nous rapporteras tout ce qu'il te dira pour nous ; ainsi tu seras un médiateur entre nous et te Très- Haut pour que nous puissions vivre. » Et le Seigneur dit à Moïse : « Ce que ce peuple fa dit, il Va bien dit. » Et par l'ordre de Jahvé, Moïse non

ET l'églisp universelle 3()o

seulement servitpersonnellementdemédi^teur entre la Divinité et le peuple ; mais encore, tQ^t en décla- rant que le peuple a été appelé à devenir malkhoy^th cohanimj (rfiyaiitq ^acerdoLc^le), I^Ioïse, comme nous l'avons vu, ii:istitua les trois pquypirs par lesquels ^ahvé devait exercer son action sociale en Israël. Le n[iédiateur huipain de r4^Pien Testçiment préfi- gurait ainsi le médiateur diviup-hqmain de la Nou- velle-Alliance. Jésus-Christ, tout en annonçant \% Poyaume des Cieux qui est au-dedans de nous la grâce et la véfité tout en procl^^miant l'uuité parfaite, l'unité de J'amouretde la liberté, comme loi suprjême de son Eglise, procède cependant par voie d'élection pç^iir organiser le corps ecclésiasti- que et pour lui donner vin organe pentral. Tous dpiveutêt.re parfaiteipent légaux, tptfs doivent être uïi, et cependant il n'y a que douze apôtres au:^^- quels le ppuvojr du Christ est délégué, et parmi les dpijze jl u'y a qij'un seul auquel ce ppuvoir est cQnfépé d'une manière con^plète et al^splue.

Nous sayç|ns que le principe dp l'existence chao- tique pu extradiviup sq manifeste dans Ja vie humaine naturelle par la succession indéterminée des générations, l'act^jalifé s'empresse à sup- planter le passé pour être elle-même continuelle- ment supplantée par un avenir illu^pire et éphé- mère. Les fils parricides, en deyenapt pères, ne peuvent engendrer qu'une nouvelle génération de parricides et ainsi à l'infini. Telle est la mauvaise

304 LA RUSSIE

loi de la vie mortelle. Pour régénérer l'humanité, pour lui donner la vraie vie, il fallait donc avant tout fixer le passé humain en organisant une ^6r^«??'- nité permanente. La société purement humaine donne déjà à la paternité passagère de la vie natu- relle trois fonctions distinctes : le père produit et soutient Yexistence de Tenfant en l'engendrant, en pourvoyant à ses besoins matériels; il dirige le développement moral et intellectuel de l'adolescent, il l'élève ; enfin à l'égard d'un fils majeur le père reste la mémoire vivante et vénérable de son passé. Le premier rapport est pour l'enfant une dépen- dance complète; le second impose à l'adolescent le devoir de X obéissance ; le troisième ne demande que la piété filiale, un sentiment libre de vénéra- tion et une amitié réciproque. Si, dans la vie de famille, la paternité se manifeste successivement sous ces trois aspects, elle les revêt simultanément dans la vie sociale régénérée de l'humanité entière. Car il y a toujours des individus et des peuples qui doivent encore être engendrés à la vie spirituelle et recevoir la nourriture religieuse élémentaire; il y a des peuples et des individus qui sont dans r enfance morale et intellectuelle ; d'autres à chaque époque doivent comme des adolescents développer leurs forces et leurs facultés spirituelles avec une certaine liberté, mais ils ont besoin cependant d'être constamment surveillés et dirigés dans la vraie voie par le pouvoir paternel, qui se manifeste

ET l'Église universelle 305

surtout à ce degré comme autorité pédagogique et enseignante. Enfin il y a toujours, sinon des peu- ples entiers, du moins des individus, qui ont atteint l'âge majeur de l'esprit ; chez eux la vénération et l'amour filial pour la paternité spirituelle sont d'au- tant plus grands qu'ils sont plus conscients et plus libres.

A un autre point de vue, il y a nécessairement une gradation hiérarchique dans la paternité spi- rituelle selon l'étendue des unités sociales qu'elle embrasse. Nous savons que l'Eglise est l'humanité naturelle transsiibstantiée . Or, l'humanité naturelle est constituée selon l'analogie d'un corps physique vivant. Celui-ci est une unité complexe formée d'unités relativement simples de différents degrés dans un rapport compliqué de subordination et de coordination. Les degrés principaux de cette hié- rarchie physique sont au nombre de trois. Le degré inférieur est représenté par les unités (relativement) simples, les organes élémentaires ou éléments organiques du corps. Au degré moyen nous trou- vons les membres du corps et les organes propre- ment dits, qui sont plus ou moins composés. Enfin tous ces membres et tous ces organes sont subor- donnés à l'unité du corps entier régi par un organe central. De même dans le corps politique de l'hu- manité naturelle, qui devait être régénéré par le christianisme, des unités sociales (relativement) simples, des tribus, des clans, des communes rura-

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les, de petites cités étaient réunis en collectivités composées, plus bu moins subdivisées, des nations plus bii moins développées, des provinces plus ou moins étendues ; enfin toutes les pro- vinces et toutes les nations se réunissaient, dans la monarchie universelle, gouvernée par un organe social unique, la ville de Rome une cité qui concenti'ait en soi l'univers entier, qui était à la ioisurds et or Us.

C'était l'organisation qui a être transsubs- tantiée par le christianisme. Le corps de l'huma- nité historique a être régénéré dans toutes ses parties selon l'ordre de sa composition. Et puis- qu'à la base de la régénération le Christ a posé une paternité spirituelle, cette paternité devait se constituer selon les différences données de l'arti- culation sociale. Il y a eu donc trois degrés princi- paux de la paternité spirituelle ou du sacerdoce : chaque unité sociale élémentaire, chaque commune transsubstantiée en Eglise reçut un père spirituel, un prêtre ; et tous ces prêtres ensemble formèrent le clergé inférieur ou le sacerdoce proprement dit. Les provinces de l'Empire, transsubstantiées en éparchies ou diocèses de différents ordres, formè- rent chacune une grande famille avec un père commun dans la personne de Varchiereus ou évêque, përe immédiat des prêtres subordonnés à lui et, par eux, de toute la chrétienté de son diocèse. Mais toutes les sociétés spirituelles de ce second ordre

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représenté parTépiscopat ]es églises particulières des citQS, des provinces et des nations gouvernées par des pontifes de tous rangs (simples évêques, ircheveques, métropolitains, primats ou patriar- ches) — ne sont que les membres de l'Eglise Univer- selle qui doit se manifester distinctement comme yne unité supérieure embrassant tous ces membres. La simple juxtaposition des parties ne suffit pas en effet pour constituer un corps vivant. Il lui faut mie unité formelle p^ une forme si^bstantielle embrassant actu et d'une manière déterminée toutes les unités particulières, les éléments et les organes dont le corps est composé. Et si les familles spirituelles particulières qui partagent entre elles l'humanité doivent former réelleme;at une seule famille chrétienne, une seule Eglise Uni- verselle — elles doivent être sov^mises à une pater- nité commune embrassant toutes les nations chré- tiennes. Affirmer qu'il n'y a réellement que des Eglises nationales, c'est affirmer que Içs membres d'un corps existent en soi et pour soi et que io corps lui-même n'a aucune réalité. Cependant le Christ n'a immédiatement fondé aucune Eglise particulière. Il les a créées toutes dans l'unité réelle de l'Eglise Universelle qu'il a confiée à Pieyre, représentant supérieur et unique de la paternité di- vine à l'égard de toute la famille des fils de l'homme. Ce n'est pas en vain que Jésus-Christ a rapporté spécialement à la première hypostase divine, au

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Pè7'e céleste, l'acte divin o-hiimain qui a fait de Simon bar Jonâ le premier père social de la famille humaine tout entière et l'infaillible maître d'école de l'humanité. « Ce n'est pas la chair et le sang, etc., mais mon père qui est aux deux. » La Sainte Trinité dans son action ad extra est aussi indivisible que dans sa vie intérieure. Si saint Pierre a été inspiré par Dieu, il l'a été par Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit autant que par Dieu le Père ; et puisqu'il s'agit à' inspiration, il pourrait sembler plus juste de mentionner spécialement le Saint-Esprit qui a parlé par les prophètes. Mais c'est précisément ici que nous voyons la raison divine qui a déterminé chaque parole du Christ et le sens universel de son discours à Pierre. Car il ne s'agissait pas de constater que Simon, dans ce cas particulier, a été inspiré d'en-haut, ce qui pou- vait se produire pour lui comme pour tout autre de ses collègues, miiis il s'agissait d'inaugurer en sa faveur l'institution unique de la paternité universelle dans TEglise image et organe de la paternité divine ; et c'est au Père céleste que devait être rapportée par excellence la raison et la sanction suprêmes de cette institution.

Il est pénible de quitter l'air pur des montagnes galiléennes pour affronter les miasmes de la mer Morte. Nos polémistes anticatholiques, tout en admettant que les églises paroissiales et diocésaines ont besoin de prêtres et d'évêques, de pères visi-

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blèîs, d'organes humains de la paternité divine, ne veulent pas entendre parler d'un père commun pour toute FEglise Universelle; le seul chef do l'Eglise c'est Jésus-Christ. Cependant rien n'empêche une paroisse et un diocèse d'être gouvernés par un ministre visible; et tout orthodoxe reconnaît volon- tiers un vicaire de Jésus-Christ dans chaque évê- que et dans chaque prêtre, tout en criant au blas- phème quand les catholiques donnent ce nom au premier des patriarches, au successeur de saint Pierre. Mais ces particularistes orthodoxes recon- naissent-ils réellement Jésus-Christ comme chef de l'Eglise? S'il était vraiment pour eux le Chef sou- verain, ils obéiraient à sa parole. Est-ce pour obéir au maître qu'ils se révoltent contre l'intendant qu'il a nommé Lui-même? Ils veulent bien permettre au Christ d'agir par des ministres dans telle ou telle partie de son royaume visible, mais ils croient évi- demment qu'il a outrepassé les limites de son pou- voir et abusé de son droit en donnant à Pierre les clefs du Royaume tout entier. C'est comme si un sujet anglais, tout en accordant à l'Impératrice des Indes le pouvoir de nommer un gouverneur à Madras et un juge de paix à Bombay lui con- testait la nomination du vice-roi à Calcutta.

Mais, pourrait-on dire, l'Eglise Universelle, dans sa totalité, dépasse les bornes de l'humanité ter- restre, elle embrasse les saints au paradis, les âmes du purgatoire et ajoute Khomiakotï les

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Ames de ceux qui ne sont pas iiés. Nous x\e c^:oyons pas que le pape tienne beaucoup à étendre son pouvoir sur les âmes qui ne sont pas nées encore. Pour parler sérieusenient, il ne s'agit pas de FEglise Universelle dans sa totalité absolue e\, éternelle, mais dans sa totalité relative et tempo- relle ; il s'agit ^e l'Eglise visible dans cbaque montent donné de son existence historique. Pour FEglise comme pour un honf^me individuel, il y a la totalité invisible ou l'âme, et la totalité visible, ou le corps. L'^me hunaaine dépasse les limites de l'existence terrestre, elle survit à l'organisme phy- sique, et dans le monde des esprits elle pense et agit sans l'intermédiaire d'un cerveau matériel ; mais si quelqu'un voulait conclure de que dans son existence terrestre aussi l'homme se passe du cerveau, ui>e telle conclusion ne serait accep- table qu'à l'égard de celui-là.

Il y a encore une manière d'éluder par un rai- sonnement général la nécessité de la paternité universelle. Puisque le principe paternel représente la tradition, la uiémoire du passé, on croit qu'il suffit à l'Eglise, pour avoir la vraie paternité spiri- tuelle, de garder la tradition, de conserver la mémoire de son passé. La paternité spirituelle serait, à ce point de vue, représentée uniquement par les grands ancêtres défunts de la société reli- gieuse — - les pères de l'Eglise. Mais pourquoi ne pas étendre ce raisonnement aux églises particu-

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lières? Pourquoi les fidèles d'une paroisse lie se contenteiil-ils pas, en fait de paternité spirituelle, des souvenirs historiques concernant les premiers fondateurs de lèiir église paroissiale, pourquoi ont- ils encore besoin d*uh père spirituel vivant, d'un curé permanent? Et pourquoi les habitants de Moscou ne se tiennent-ils pas complètement satis- faits d'avoir une tradition sacrée et uii pieux sou- venir des premiers chefs de leur Eglise, des saints métropolitains Pierre et Alexis, pourqiibi veulëiii- ils encore avoir avec eiix ùii évêque vivant, un repré- sentant perpétuel de cette ancienne tradition? C'est méconnaître l'essence meine, la raison d'être de l'Eglise que de reléguer sa paternité spiritiiellè dans le passé proprement dit, dans le passé qui n'a plus qu'une existeiice idéale pour nous. Les ancêtres barbares de l'humanité étaient plus sages : ils reconnaissaient la survivance des ancêtres, ils en fai- saient même le principal objet de leur culte, mais, polir maintenir continuellement ce culte, ils exi- geaient que l'ancêtre mort eût toujours un sùcbès- seur vivant, l'âme de la famille, le prêtre, le sacri- ficateur, l'interriiédiaire permatient entre la divinité invisible et la vie actuelle.

Sans un seul père commun à toute la famille humaine la vie terrestre des enfants d'Adam sera abandonnée à toutes les divisions, et l'Unité n'aura ici-bas qu'une existence idéale. L'unité réelle serait chassée danâ les ciêux comiîiè la tïiythiijue

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Astrée ; et le Chaos régnerait sur la terre. Le but du Christianisme serait alors manqué. Car c'est pour unifier le monde inférieur, c'est pour tirer la terre du chaos et la mettre en rapport avec les cieux que le Verbe s'est fait chair. Pour fonder une Église invisible, le Christ docétique de la gnose, le Christ fantôme serait plus que suffisant.

Mais le Christ réel a fondé une Eglise réelle sur la terre et II lui a donné pour base uue paternité per- manente universellement distribuée dans toutes les parties de l'organisme social, mais réellement concentrée pour le corps entier dans la personne du père commun de tous les fidèles, le pontife suprême l'ancien ou le prêtre par excellence le pape.

Le pape comme tel est immédiatement le père de tous les évêques et par eux de tous les prêtres; Il est ainsi père des pères. Et il est constant que le pape est le seul évêque qui fût dès les plus anciens temps appelé par les autres évêques non seulement frère mais aussi père : et ce n'étaient pas des évêques isolés seulement qui reconnaissaient son autorité paternelle sur eux, mais des assemblées de tout l'épiscopat aussi imposantes, par exemple, que le concile de Chalcédoine. Mais cette paternité du pape par rapport à l'Eglise enseignante ou au clergé n'est pas sa paternité absolue. Sous certains rapports, non seulement tous les évêques, mais aussi tous les prêtres sont des égaux du pape. Le pape n'a aucun avantage essentiel sur un simple

ET l'Église universelle 313

prêtre dans le ministère des sacrements excepté celui de Tordre et, par rapport à ce dernier, le pape n'a aucun privilège sur les autres évêques. C'est pour cela que le pape appelle les évêques, non seulement ses fils, mais aussi ses frères et qu'il a été de même appelé frère par eux. Ainsi, dans les limites de l'Egalise proprement dite, le pape n'a qu'une paternité relative et sans analogie complète avec la paternité divine. Le caractère essentiel de celle-ci est que le Père est tel d'une manière absolument unique, qu'il est seul Père, et que le Fils et l'Esprit, tout en participant à la divinité, ne participent d'aucune manière et en aucune mesure à la paternité divine. Mais les évêques et les prêtres (toute TEglise enseignante) participent plus ou moins à la paternité spiri- tuelle du pape. Au fond, cette paternité spirituelle ou le pouvoir sacerdotal chez le pape n'est pas quelque chose d'essentiellement différent du même pouvoir chez les évêques : la papauté est la pléni- tude absolue du pouvoir épiscopal, de même que celui-ci est la plénitude relative du pouvoir des prêtres.

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CHAPITRE XI

ROYAUTÉ ET FILIATION. - PROPHÉTISME. - LES TROiS SACREMENTS DES DROITS DE LHOMME

Si la papauté, à l'image de la paternité divine, doit engendrer un second pouvoir social, ce n'est pas celui des évêques, qui sont pères eux-mêmes, mais un pouvoir essentiellement filial, dont le repré- sentant n'est nullement père spirituel et, à aucun degré ; comme dans la Trinité le Fils éternel est absolument Fils et ne possède la paternité en aucun sens. Le second pouvoir messianique est la Royauté chrétienne. Le prince chrétien, roi, empereur ou autre, est par excellence le Fils spirituel du pon- tife suprême. Si Tunité de l'État se concentre et se réalise dans le pontife suprême, et s'il y a un rapport de filiation entre l'Etat chrétien comme tel et l'Eglise, ce rapport doit exister réellement et pour ainsi dire hypostatiquement entre le chef de l'État et le chef de l'Eglise. Il appartient à la science histo- rique d'examiner dans le passé et àla politique oppor- tuniste de déterminer pour le moment présent les

LA RUSSIE ET L*ÉGLISE UNIVERSELLE 315

rapports entre l'Eglise eiVÉiai païen. Mais s'il s'agit de l'Etat chrétien, il est incontestable qu'il représente le second pouvoir messianique, la Royauté du Christ et qu'il est comme tel engendré (en principe) par le premier pouvoir messianique, la paternité universelle.

La mission positive de l'Etat chrétien est d'in- carner dans Tordre social et politique les principes de la vraie religion. Ces principes sont repré- sentés et gardés par l'Eglise (dans le sens strict du mot), la société religieuse qui a pour base h paternité spirituelle concentrée dans le pape, organisée dans Tépiscopat et dans le sacerdoce, et pieusement reconnue par le corps des fidèles. L'Eglise, dans ce sens, est le fait religieux fonda- mental et la seule voie de salut que le Christ a ouverte à l'humanité. Mais le Christ, dans son œuvre non moins que dans sa personne, ne divise pas la voie de la vérité et de la vie. Et si la vérité est basée pour nous sur la doctrine de l'Eglise, et la vie spirituelle sur ses sacrements, il ne faut pas oublier que les fondements n'existent pas pour eux-mêmes , mais pour l'édifice complet . La religion véritable et vivante n'es* pas une spécialité, un domaine séparé, un coin à part dans l'existence humaine. Révélation directe de l'absolu, la religion ne peut pas être quelque chose : elle est toutou rien. Dès qu'on la reconnaît on est obligé de l'introduire, comme principe suprême et diri-

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géant, dans toutes les sphères de la vie întclloc- tuelle et pratique, de lui subordonner tous les inié- rèts politiques et sociaux.

Car le Christ est non seulement prêtre, mais encore Roi ; et son Eglise doit au caractère sacer- dotal unir la dignité royale. En réconciliant avec Dieu par le sacrifice perpétuel la nature humaine viciée, en régénérant et en élevant les hommes parle ministère de la paternité spirituelle, TEglise doit encore prouver la fécondité de cette paternité en associant à Dieu la vie collective tout entière.

Pour sauver le monde qui « repose dans le malin », le Christianisme doit se mêler à ce monde; mais pour que les représentants humains du fait divin, les gardiens et les organes terrestres de la vérité transcendante et de la sainteté absolue, ne compro- mettent pas dans la lutte pratique contre le mal leur dignité sacrée, et pour qu'ils n'oublient pas les cieux en voulant sauver la terre, leur action politique ne doit pas être immédiate. Comme le Père divin agit et se manifeste dans la création par le Fils son Yerbe, de même l'Eglise de Dieu, la pater- nité spirituelle, la papauté universelle doit agir et se manifester dans le for extérieur au moyen de l'État chrétien, par la Royauté du Fils. L'État doit être l'organe politique de l'Église, le souverain temporel doit être le Verbe du souverain spirituel. De la sorte, la question de la suprématie entre les deux pouvoirs tombe d'elle-même : plus ils

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sont ce qu'ils doivent être, plus ils sont égaux entre eux et libres tous deux. Quand l'Etat, tout en se limitant au pouvoir séculier, demande et reçoit sa sanction morale de l'Eglise, et quand celle-ci , en s'afiirmant comme autorité spirituelle suprême, confie son action extérieure à l'Etat, il y a un lien intime entre les deux, une dépendance mutuelle, et cependant toute collisiou et toute oppression sont également exclues. Quand l'Eglise garde et expli- que la loi de Dieu, et quand FEtat s'applique à exécuter cette loi en transformant Tordre social selon l'idée chrétienne, en produisant les conditions pratiques et les moyens extérieurs pour réaliser la vie divino-humaine dans la totalité de l'existence terrestre il est évident que tout anta- gonisme de principes et d'intérêts doit disparaître, en laissant la place à la division pacifique du travail dans une œuvre commune.

Mais si cette dépendance mutuelle de l'Eglise et de l'Etat, qui constitue leur vraie liberté, est une condition indispensable pour réaliser l'idéal chré- tien sur la terre, ne paraît-il pas évident que cette condition elle-même, cet accord et cette solidarité des deux pouvoirs n'existent que dans l'idéal, en dehors du fait religieux et de l'actualité poli- tique ?

L'Eglise proprement dite (représentée par le sacerdoce), ayant pour base générale la tradition sacrée, considère la vérité religieuse principale-

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ment comme un fait accompli, elle tient surtout à la donnée primordiale de la révélation. A ce point de vue, l'incarnation du Christ, la réalité de riIomme-Dieu (principe fondamental de la vraie religion) est avant tout un événement histo- rique, un fait du passé se rattachant à l'actualité pour ainsi dire sub specie prœteriti par une série d'autres faits religieux qui se produisent régulièrement dans un ordre immuable établi dès l'origine une fois pour toutes (l'enseignement ivù.- ditionnel reproduisant le â?ejD0527wm/?^e2, la succes- sion apostolique transmise d'une manière uniforme, le baptême et les autres sacrements déterminés, par des formules invariables, etc.) * . Ce principe tra- ditionnel, ce caractère immuable et absolument déterminé, est essentiel à l'Eglise (dans le sens strict) ; c'est son propre élément. Mais si elle s'y renferme exclusivement et, contente de son origine supérieure, ne veut savoir rien de plus, elle donne raison à l'absolutisme de l'Etat qui, voyant dans la religion une chose du passé, vénérable mais sans portée pratique, se croit en droit de prendre pour lui toute l'actualité vivante et de l'absorber toute entière dans la politique des intérêts tem- porels.

* La présence réelle du Christ dans la Sainte-Eucharistie est sans doute une actualité vivante, mais essentiellement mystique el, comme telle, ne détermine pas directement et manitestement l'eiiis- Uuce pratique et sociale de i'Uumanité terrestre.

ET l'église universelle 319

« Je suis l'unité, dit l'Eglise ; j'embrasse toutes les nalions comme une seule famille universelle. » « Je le veux bien, répond TÉtat : que toutes les nations de la terre s'unissent dans l'ordre mystique et invisible, je ne m'oppose pas à la communion des saints, ni à l'unité des âmes chrétiennes dans une seule foi, une seule espérance et un seul amour. Quant à la vie réelle, il en est autrement. Ici la nation séparée et indépendante est tout ; son propre intérêt est le but suprême, sa force matérielle est le principe, et la guerre est le moyen. Ainsi les âmes chrétiennes divisées en armées ennemies n'ont qu'à s'entretuer sur la terre pour réaliser plus vite dans les cieux leur union mystique. »

« Je représente la vérité immuable du passé absolu, » dit l'Eglise. « Parfaitement, répond l'Etat plus ou moins chrétien : je ne demande pour moi que le domaine relatif et mobile de la vie pratique. Je vénère l'archéologie sacrée, je m'incline devant le passé s'il veut l'être pour tout de bon. Je ne touche pas aux dogmes ni aux sacrements, pourvu qu'on ne se mêle pas des actualités profanes qui m'appartiennent sans partage : l'école, la science, l'éducation sociale, la politique intérieure et exté- rieure. Je suis la justice: siium cuique. Une insti- tution divine n'a rien à voir à toutes ces choses purement humaines. A Dieu les cieux, le tem- ple au prêtre, et tout le reste à César. »

Mais que donnera-t-on au Christ, qui est Homme

320 lA RUSSIE

et Dieu à la fois, prêtre et roi, souverain des cieux et de la terre? Cette justice égoïste, ce divorce anti-chrétien des deux mondes est naturel et logique tant qu'on s'arrête à la dualité indéterminée et abstraite du spirituel et du séculier, du sacré et du profane, en oubliant le troisième terme, la synthèse absolue de r Infini et du fini^ éternellement accom- plie en Dieu et s'accomplissant dans l'humanité par le Christ. C'est l'esprit même du christianisme qu'on oublie l'accord harmonique du tout, l'union nécessaire et libre, unique et multiple, avenir véritable qui satisfait le présent et ressuscite le passé.

L'Eglise et FEtat, le pontife et le prince, actuel- lement séparés et hostiles, ne peuvent trouver leur unité véritable et définitive que dans cet avenir prophétique dont ils sont eux-mêmes les prémisses et les conditions déterminantes. Pour être soli- daires, deux pouvoirs différents doivent avoir un seul but qu'ils ne peuvent atteindre que d'un com- mun accord, chacun selon son propre caractère et ses propres moyens. Or le but commun de l'Eglise et de l'Etat, du sacerdoce et de la royauté, n'est vraiment représenté ni par l'un ni par l'autre de ces deux pouvoirs pris en soi ou dans leur élément spécifique. A ce point de vue, chacun des deux a son but particulier qui ne regarde pas l'autre. S'il s'agit pour l'Eglise de perpétuer la tradition reli- gieuse, elle peut bien le faire à elle seule sans aucun

ET l'église universelle 321

secours de l'Etat. S'il s'agit pour celui-ci de défen- dre ses sujets contre l'ennemi et de maintenir par les tribunaux et la police un bon ordre extérieur il peut bien se suffire à lui-même sans appeler à son aide l'Eglise chrétienne.

Mais le Christ n'a pas réuni le divin et l'humain dans sa personne individuelle pour les laisser sépa- rés dans son corps social. Prêtre, Roi et Prophète, il a donné à la société chrétienne sa forme absolue dans la monarchie trinitaire. Avant fondé TEorlise sur son Sacerdoce, ayant sanctionné TEtat par sa Royauté, il a pourvu aussi à leur unité et à leur progrès solidaire en laissant au monde l'action libre et vivante de son esprit prophétique. Et comme le sacerdoce et la Royauté de THomme- Dieu manifestent son essence divine au moyen d'organes humains, il ne peut pas en être autrement pour son prophétisme. Il faut donc admettre dans le monde chrétien un troisième ministère principal unité synthétique des deux premiers, offrant à l'Eglise et à l'Etat l'idéal parfait de l'Humanité divinisée, comme but suprême de leur action com- mune.

L'esprit prophétique n'a pu s'épuiser et s'éteindre lans le corps universel du Christ. Il souffle oii il veut et il parle à tout le monde, aux prêtres, aux rois et aux peuples. Il dit aux gardiens de la tradi- tion sacrée : « Ce n'est pas une tradition morte et iuorte qui vous est confiée; la révélation du Dieu

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3^2 LA RUSSIE

vivant et tlo son Christ ne peut être un livre fermo et scellé. Le Christ n'est pas un fait du passé seu- lement, mais surtout le principe de l'avenir, du mou- vement lihre et du vrai prog^rès. Vous avez le dépô' de la foi ; est-ce un capital qu'on cache dans un coliVe ou qu'on enfouit dans la terre? Ministres fidèles du Seigneur, vous n'imiterez pas le serviteur trop pru- dent de la parabole é vangélique, vous ne réduirez pas la doctrine du Christ à un fait accompli. Dans la doc- trine aussi, qui est sa vérité_, le Christ est le principe et la pierre angulaire. Faites donc du dogme chrétien la base solide mais large, le principe inaltérable mais vivant de toute philosophie et de toute science; ne le confinez pas dans un domaine séparé, indifférent ou hostile à la pensée et à la connaissance humaines. La théologie est la science divine, mais le Dieu des chrétiens s'est uni à l'humanité d'une union indis- soluble. La théologie de l'Homme-Dieu ne peut pas être séparée de la philosophie et de la sience des hommes. Vous êtes orthodoxes dans votre profes- sion de foi, vous rejetez également l'hérésie de Nes- torius et celle d'Eutychès : soyez donc orthodoxes dans l'application de votre foi. En réalisant la vérité du Christ dans le domaine intellectuel de la chré- tienté — distinguez, mais ne séparez pas les natures, maintenez dans vos idées et dans vos doctrines l'union intérieure, organique et vivante du divin et de l'humain, sans confusion et sans division. Pre- nez garde d'admettre, en nestoriens inconscients,

ET l'église universelle 323

deux sciences et deux vérités complètes et indépen- dantes l'une de l'autre. N'essayez pas non plus, à la façon des monophysites, de supprimer la vérité hu- maine, la raison philosophique, les faits de la science naturelle et historique ; n'exagérez pas leur importance, mais ne rejetez pas de parti pris la certitude de leur témoignage au nom du dogme chrétien : c'est un sacrifice déraisonnable que la Raison incarnée ne vous demande pas et qu'EUe ne saurait accepter.

« Mais ce n'est pas seulement le principe absolu de la science, c'est encore le principe de l'ordre social qui vous est confié, pères de l'humanité régénérée! Et ici encore, en vrais orthodoxes, vous avez à suivre la voie royale entre les deux hérésies oppo- sées : le faux libéralisme nestorien et le faux pié- tisme monophysite. Le premier voudrait séparer définitivement l'Etat de l'Eglise, le profane du sacré, comme Nestorius séparait dans le Christ l'humanité de la divinité. Le second voudrait absorber l'âme humaine dans la contemplation du divin, en aban- donnant à leurs destinées le monde terrestre, les Etats et les nations; c'est l'application sociale du monophysitisme, qui faisait disparaître la nature humaine du Christ dans son être divin. Mais vous, pontifes orthodoxes, qui avez dans le vrai dogme christologique la formule infaillible de l'union libre et parfaite, vous maintiendrez toujours le lien intime qui rattache l'Etat humain à l'Eglise de Dieu

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comme rhumanité du Christ était rattachée en Lui au Verbe divin. A l'absolutisme de l'Etat, qui veut devenir païen et athée, vous n'opposerez pas un clé- ricalisme absolu qui se renferme en soi-même et se complait dans son isolement; vous ne combat- trez pas Terreur avec une vérité incomplète, vous maintiendrez la vérité sociale absolue qui demande, à côté de l'Eglise, un Etat chrétien, la Royauté du Christ, image et instrument de la filiation divine, comme vous êtes l'image de la paternité éternelle. Vous ne vous soumettrez jamais au pouvoir sécu- lier, car le Père ne peut pas être soumis au Fils, mais vous ne tenterez pas non plus de l'asservir, car le Fils est libre.

« Pontifes et prêtres, vous êtes les ministres des sacrements du Christ. Dans le dogme révélé, le Christ est le principe de toutes les vérités ou de toute la vérité, unique au fond, infiniment mul- tiple dans son contenu matériel et triple dans sa forme constitutive : théologique, philosophique et scientifique (comme le Christ est un dans son hypos- tase, infiniment multiple en tant qu'il contient et manifeste le cosmos idéal, et triple en tant qu'il réunit la substance divine avec l'âme rationnelle de l'homme et avec la corporéité matérielle) de même, dans les saints sacrements, le Christ est le principe de la vie^ de toute la vie, non seulement spirituelle, mais aussi corporelle, non seulement individuelle, mais encore sociale. Vous, sacrifica-

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leurs, vous êtes établis pour déposer dans l'huma- nité le germe mystique mais réel de la vie divi- no-humaine, vous semez dans notre nature la matière divinisée, la corporéité céleste. Le com- mencement de cette œuvre, la source première de la vie surnaturelle dans le corps de l'humanité ter- restre, doit être un fait absolu, dépassant la raison humaine un mystère. Mais tout mystère doit être révélé; les éléments mystiques que la grâce des sacrements implante dans la nature humaine par votre ministère doivent germer, croître et se manifester dans l'existence visible, dans la vie sociale de l'humanité en la transformant de plus en plus en vrai corps du Christ. Cette œuvre de sanc- tification n'appartient donc pas au sacerdoce tout seul : elle demande aussi la coopération de l'Etat chrétien et de la société chrétienne. Ce que le prêtre commence par son rite mystérieux, le prince sécu- lier doit le continuer par sa législation et le peuple fidèle doit l'accomplir dans sa vie. »

L'esprit prophétique du christianisme dira donc aux princes et aux peuples chrétiens : « L'Eglise vous donne les mystères de la vie et du bonheur, c'est à vous de les révéler et d'en jouir. Vous avez le baptême qui est le sacrement ou le mystère de la liberté. Le chrétien racheté par le Christ est avant tout l'homme libre. Le principe éternel et absolu de cette liberté est conféré par la grâce sacra- mentale et ne peut pas être détruit par les rapports

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extérieurs, par la situation sociale de rhomm '. Mais dans le monde chrétien ces rapports extérieurs doivent-ils rester en contradiction avec le don de Dieu? Le chrétien baptisé garde sa liberté même sil est esclave, mais doit-il Têtre dans une société chrétienne? Abolissez donc, rois et peuples chré- tiens, les dernières traces de Tignominie païenne, supprimez Tesclavage et la servitude sous toutes ses formes, directes et indirectes, car elles sont toutes la négation du baptême négation qui, tout impuissante qu'elle est pour détruire la grâce inté- rieure, empêche cependant sa réalisation extérieure. Mais notre Dieu n'est pas un Dieu caché, et s'il s'est manifesté et incarné, ce n'est pas sans doute pour maintenir la contradiction entre l'invisible et le visible. Ne souffrez donc pas que l'homme émancipé par le Dieu vivant soit forcé de redevenir un ser- viteur des choses mortes, un esclave des ma- chines.

« Vous avez Xa confirmation sacrement ou mys- tère de V égalité. L'Eglise du Christ communique à chaque chrétien sans distinction la dignité messia- nique (perdue par le premier Adam et restaurée par le second) en donnant à chacun l'onction sacrée des souverains. Nous savons que l'état social parfait préfiguré par ce sacrement (l'état de malkhouth cohanim regnum sacerdotale) ne saurait être réalisé immédiatement ; mais vous, puissants de la terre, n'oubliez pas de vrtre côté que c'est

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le but réel du christianisme. En maintenant à tout prix par intérêt égoïste les inégalité sociales, vous justifierez la réaction envieuse et haineuse des classes déshéritées. Vous profanez le sacrement du Saint- Chrême si vous transformez les oints du Seigneur en esclaves révoltés. La loi de Dieu n'a jamais sanctionné l'inégalité de naissance ou de fortune, et si dans votre conservatisme impie vous érigez en principe absolu et éternel ce qui n'est qu'un fait passager vous prenez sur vous tous les péchés du peuple et tout le sang des révolu- tions.

« Et vous, peuple chrétien, sachez que l'Eglise en vous donnant, par la confirmation, la dignité mes- sianique, en faisant de chacun parmi vous, l'égal des pontifes et des rois, ne vous a pas conféré un titre vain et dérisoire, mais une grâce réelle et permanente. C'est à vous d'en profiter; car eu vertu de cette grâce chacun peut devenir un organe de l'Esprit-Saint dans Tordre social. En dehors du sacerdoce et de la royauté, il y a dans la société chrétienne un troisième ministère souverain le ministère prophétique qui ne dépend ni de la nais- sance, ni d'une élection publique, ni de l'ordination sacrée. Il est validement conféré à chaque chrétien par la confirmation et peut être licitement exercé par ceux qui ne résistent pas à la grâce divine, mais coopèrent à son action par leur liberté. Ainsi chacun de vous, s'il le veut, peut de droit divin et

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par la grâce de Dieu exercer le pouvoir souverain à l'égal du Pape et de l'Empereur*. »

Est-ce la faute du christianisme si ce droit su- prême qu'il offre à tout le monde est vendu par i;. masse humaine à Satan pour un plat de lentilles?

L'égalité de dignité souveraine, qui appartient de droit à chaque chrétien, n'est pas l'égalité de l'indifférence. Tous ont une importance égale, cha- cun a un prix infini aux yeux de tous ; mais tous n'ont pas la même fonction. L^unité du peuple chrétien, basée sur la paternité divino-humaine, est l'unité d'une famille idéale. L'égalité morale parfaite entre les membres d'une telle famille n'empêche pas les fils de reconnaître pieusement la primauté et l'autorité du père commun, ni de se distinguer entre eux par des vocations et des caractères différents. L'égalité véritable et positive, ainsi que la vraie li- berté, se manifeste et se réalise dans la solidarité ou la fraternité, qui fait que plusieurs deviennent comme un seul. Le baptême de la liberté et la con- firmation de l'égalité sont couronnés par le grand sacrement de la communion^ accomplissement de la prière du Christ : « qu'ils soient tous un comme Je

* Il va sans dire que le ministère prophétique dont l'exercice est déterminé uniquement par des conditions intérieures et purement spirituelles ne peut avoir aucun caractère extérieurement obliga- toire. Représentant dans la société humaine l'idéal absolu, le pro- phète chrétien serait inconséquent et infidèle à sa mission s'il agissait par des moyens qui ne sont propres qu'à un état social imparfait.

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suis un avec toi, mon Père. » En réunissant tous ses disciples dans une seule communion, Jésus- Christ n'a pas voulu s'arrêter devant les divisions nationales, Il a étendu sa fraternité sur toutes les nations. Et si cette communion mystérieuse du corps divin est véritable et réelle, nous devenons, en y participant réellement, des frères sans distinction aucune de race et de nationalité ; et si nous nous entretuons au nom des soi-disant intérêts na- tionaux, nous sommes, non pas métaphoriquement mais tout à fait réellement, des fralricides.

CHAPITRE Xri

LES QUATRE SACREMENTS DES « DEVOIRS " DE L'HOWME

Les trois sacrements du baptême, de la confir- mation et de la communion, en faisant tous les chrétiens libres, égaux, frères les uns des autres et tous fils de Dieu (incorporés dans son Fils unique Jésus-Christ) leur confèrent la dignité messia- nique et les droits souverains. L'homme a le droit d'être fils de Dieu, car c'est pour cela que Dieu l'avait créé. Mais étant fils de Dieu de droit et non de fait, l'homme a encore le pri\dlège de se faire lui-même en réalité ce qu'il est en idée, de réa- liser son principe par sa propre action. Ainsi les devoirs de l'homme se déduisent de ses droits sou- verains comme étant la condition qu'il doit remplir pour user de sa souveraineté.

Puisque l'homme n'est d'abord fils de Dieu qu'e^^ principe, son premier devoir est de reconnaître qu'en fait il ne l'est pas, de reconnaître la dis- tance immense entre ce qu'il est et ce qu'il doit être. C'est la condition négative de tout progrès

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positif, le devoir humain par excellence le devoir de rhumilité, fixé par l'Eglise dans le sacrement de la pénitence et de la confession. Le protestantisme, pour assurer d'avance Fimpénitence de ses adhé- rents, a rejeté ce sacrement. Mais plus coupables que les protestants hérétiques sont les faux ortho- doxes qui voudraient borner le devoir de l'humi- lité aux individus, en abandonnant sans retour les corps sociaux, les États et les nations à la vanité, à l'orgueil, à l'égoïsme, à la haine fratricide. Tel n'était pas le sentiment des prophètes de l'An- cien Testament, qui excitaient à la pénitence les villes, les nations et les chefs des Etats. Telle n'était pas non plus la pensée du prophète unique du Nouveau Testament, qui, dans ses épîtres aux anges des Eglises, leur reprochait les vices et les péchés publics de leurs communautés.

Au fond de tout le mal humain, de tous les péchés et de tous les crimes individuels et sociaux il y à un vice et une infirmité radicale qui ne nous permettent pas d'être réellement fils de Dieu. C'est le principe chaotique, base primordiale de tout être créé ; réduit à l'impuissance (ou à la puissance /?2/re) dans l'Homme, mais éveillé de nouveau par la chute d'Adam il est devenu l'élément fondamental de notre existence bornée et égoïste qui, tout en tenant à sa fraction infiniment petite de l'être véri- table, veut faire de cette fraction le centre unique de l'univers. Cette affirmation égoïste qui nous

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isole et nous sépare de la vraie totalité divine, no peut être détruite que par l'amour. L'amour est la force qui nous fait dépasser intérieurement les limites de notre existence donnée, nous réunit au Tout par un lien indissoluble et, en nous faisant réellement fils de Dieu, nous fait participer à la plé- nitude de sa Sagesse essentielle et à la jouissance de son esprit.

L'œuvre de Tamour est Vintégration de l'homme et, par l'homme, de toute l'existence créée. Il y a une triple union à accomplir. Il s'agit 1** de réinté- grer l'homme individuel en l'unissant d'une union véritable et éternelle à son complément naturel la femme. Il s'agit de réintégrer Thomme social en réunissant dans une union stable et déterminée l'individu à la collectivité humaine. Il s'agit de réintégrer l'homme universel en restaurant son union intime et vivante avec toute la nature du monde, qui est le corps organique de l'humanité.

L'homme est séparé intérieurement de la femme par le désir de la posséder extérieurement, au nom d'une passion aveugle et irrationnelle. Ils sont réu- nis par la force de l'amour véritable qui identifie les deux vies dans leur substance absolue, éternel- lement fixée en Dieu et qui n'admet le rapport matériel que comme une dernière conséquence et une réalisation extérieure de la relation mystique et morale. C'est l'amour le plus concentré et le plus cfincret, et pour cela le plus profond et le plus

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intense c'est la vraie base et le type général de tout autre amour et de toute autre union. La parole de Dieu Ta prescrit et l'a béni, et l'Eglise perpétue cette bénédiction dans le sacrement du mariage, qui fait de l'amour sexuel véritable la première base positive de l'intégration divino-humaine. Car cet amour sanctifié crée les vrais éléments individuels de la société parfaite, de la Sophia incarnée.

Mais pour constituer l'homme social, l'élément individuel (réintégré par le vrai mariage) doit être réuni à la forme collective déterminée.

L'individu est intérieurement séparé de la société par le désir de valoir et de dominer extérieure- ment au nom de sa propre personnalité. Il rentre dans l'unité sociale par l'acte moral de Tabné- gation, en subordonnant sa volonté, son intérêt et tout son ego à la volonté et à l'intérêt d'un être supérieur reconnu comme tel. Si l'amour conjugal est essentiellement une coordination de deux existences égales quoique différentes, l'amour social se traduit nécessairement par une subordi- nation déterminée des unités sociales de différent ordre. Il ne s'agit pas ici de briser Fégoïsme bru- tal de l'homme par un sentiment intense qui le force à s'identifier avec un autre être (ce qui est déjà fait par Tamour sexuel) il s'agit de ratta- cher l'existence individuelle à une hiérarchie géné- rale dont les degrés sont fixés par le rapport for- mel entre le tout et ses parties, plus ou moins

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considérables*. La perfection de Tamour social ne peut donc pas consister dans l'intensité du senti- ment subjectif, mais dans sa conformité avec la raison objective qui nous dit que le tout est plus grand que chacune de ses parties. Le devoir de cet amour est donc enfreint et la réalisation de l'homme social est empêchée non seulement par le simple égoïsme, mais aussi et surtout par le particu- liarisme qui nous fait séparer l'intérêt des groupes inférieurs^ auxquels nous sommes rattachés plus étroitement, et l'intérêt des groupes supérieurs et plus larges. Quand on sépare l'amour pour sa famille, sa corporation, sa classe sociale ou son parti politique, de l'amour pour sa patrie, ou quand on veut servir cette dernière en dehors de l'huma- nité ou de l'Eglise Universelle, on sépare ce que Dieu a uni et on devient un obstacle à l'intégration de l'homme social.

Le type et la réalité fondamentale de cette inté- gration sont donnés dans la hiérarchie ecclésias- tique formée par le sacrement de V Ordre. C'est le triomphe de l'amour social, car aucun membre de cet ordre ne fonctionne et n'agit de soi-même ou en son nom ; chacun est ordonné et investi par un supérieur, représentant d'une unité sociale plus large. Depuis le prêtre le plus humble jusqu'au pape, le serviteur des serviteurs de Dieu, tous sont ici, quant à leur ministère sacré, absolument purs de l'égoïsme qui s'affirme et du particularisme

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qui s'isole chacun n'est qu'un org^ane déterminé d'un tout social solidaire, de l'Eglise Univer- selle.

Mais la réintégration humaine ne peut pas s'ar- rêter à l'homme social. La loi de la mort divise l'Eglise Universelle elle-même en deux parties, l'une visible, sur la terre, et l'autre invisible, dans les cieux. L'empire de la mort est établi ; les cieux et la terre sont séparés par le désir de l'homme de jouir immédiatement et matériellement de la réalité terrestre, de l'existence finie ; l'homme a voulu éprouver ou goûter tout par la sensation extérieure. Il a voulu unir son esprit céleste à la poussière de la terre par une union périphérique et superficielle. Mais une telle union ne peut durer; et elle aboutit nécessairement à la mort. Pour réu- nir l'humanité-esprit à l'humanité-matière et pour vaincre la mort, il faut que l'homme se rattache au tout, non point par la surface sensible, mais par le centre absolu qui est Dieu. L'homme universel est intégré par l'amour divin, qui, non seulement élève l'homme jusqu'à Dieu mais qui, en l'identifiant inté- rieurement avec la Divinité, lui fait embrasser en elle tout ce qui est, en l'unissant à toute la créa- ture d'une union indissoluble et éternelle. Cet amour fait descendre la grâce divine dans la nature terrestre et triomphe non seulement, du mal moral, mais 'encore de ses conséquences physiques, la maladie et la mort. L'œuvre de cet amour est la

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Résurrection finale. Et l'Eglise, qui enseigne cello résurrection dans sa doctrine révélée, formulée dans le dernier article de son symbole, la préfigure et l'inaugure par le dernier de ses sacrements. En vue de la maladie et dans le péril de la mort, Tex- trême-onction est le symbole et le gage de notre immortalité et de notre intégrité future. Le cycle des sacrements ainsi que le cycle de la vie univer- selle est fermé par la résurrection de la chair, par l'intégration de l'humanité totale, par l'incarnation délinitive de la Sagesse divine.

E. G RE VIN

IMPRIMERIE DE LAGNY

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