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LA RÉVOLTE

DRAME

Représenté pour la première fois à Paris, sur le Théâtre

du Vaudeville, le 6 mai 1870

et repris au théâtre de l'Odéon, le 2 décembre 1896.

A LA MÊME LIBRAIRIE

DU MEME AUTEUR ;

Tribulat Bonhomet, un volume. L'Évasion, drame en un acte.

Tous droits de traduction, de reproduction et de représentation

réservés pour tous les pays,

y compris la Suède et la Norvège.

VILLIERS DE L'ISLE- ADAM

LA RÉVOLTE

DRAME

EN UN ACTE EN PROSE

DEUXIEME EDITION

PARIS I

STOCK, ÉDITEUR s^\ \

P.-V

15b, RUE SAINT-HONORÉ, 155 DEVANT LE T H É AT R E - F R A N Ç A IS

1910

7^\

A mon cher et illustre Ami

ALEXANDRE DUMAS FILS

Cette œuvre est dédiée.

ViLLIERS DE L'ISLE-ADAM.

7 nai 1870.

PERSONNAGES

Vaudeville. Odéon.

ELISABETH, ib ans. M"« Fargueil. Mœ« Segond-Weber. FÉLIX, 35 ans. ... M. Delannoy. M. Gémier.

La scène est à Paris, dans les temps modernes.

Genus irrilabile vatum.

Qu'il me soit permis d'abdiquer, pour un instant, le diadème de modestie qu'on « aime à voir » au front du Sage. Je tiens à faire preuve ici, au mépris des devoirs de l'hypocrisie la plus vulgaire, d'un orgueil presque égal aux vanités chétives de ceux-là même qui me le reprocheront.

S'occuper du Présent est chose assez originale chez les Poètes pour que l'on m'absolve si j'y con- descends une fois. La Postérité, d'ailleurs, fut toujours un peu commère - et les commentateurs futurs ne me sauront pas mauvais gré de leur avoir épargné des recherches sur les quelques noms (alors fort probablement tombés en oubli) de ceux dont l'ire sentencieuse a cru devoir me couvrir de dédains vers l'an de grâce 1870.

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Sans doute, il est fastidieux de ne pouvoir se distraire un peu aux de'pens des gens sans les cou- vrir d'un certain lustre; mais il est des jeux de prince moins innocents. On me passera donc celui-ci.

Voici les trois scènes, si simples, qui ont, un instant, mis quelque peu en émoi la Critique de France, et dont l'exécution au Théâtre du Vaude- ville a être arbitrairement interdite, à la cin- quième soirée, comme blessante pour la dignité et la moralité du public de la Bourse et des bou- levards.

J'eusse préféré le silence à tous ces volumineux articles qui ont jeté sur cette œuvre un semblant de célébrité.

Merci, toutefois, et « du cœur de mon cœur », comme dit Hamlet, à ces maîtres de la Pensée, de l'Art et du Style, qui l'ont si magnifiquement acclamée, expliquée ou défendue ! A Richard Wagner, à Théodore de Banville, à Théophile Gautier, à Franz Listz, à Leconte de Lisle, à Alexandre Dumas fils, sans la violente intervention duquel ce drame n'aurait même pas vu la lumière. Merci à tous ceux qui ont écrit, au sujet de La Révolte, ces belles pages dédaigneuses que de joyeux critiques se bornaient à répéter un peu à l'instar des oiseaux; à M. Mendès, à M. France, à

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M. d'Hervilly, à M. Camille Pelletan... Merci à ceux-là même qui, de'sorientés par les mutilations delà Scène, ont discuté, du moins impartialement, ce qu'ils avaient entendu ! A M. Claretie, à M. Ranc,... et à d'autres encore!... Et aux deux vaillants artistes qui ont imposé à toute la salle l'obsession de ces trois scènes! Et à toute cette jeunesse enthousiaste qui applaudissait et qui avait le courage de sa pensée, comme devant toute la « Bêtise au front de taureau », j'avais le courage de la mienne.

Eu égard, maintenant, à la façon toute privilé- giée avec laquelle des écrivains ont cru devoir se comporter à mon sujet, il ne serait peut-être pas de mauvais goût de se laisser aller à quelque amer- tume... que je pourrais, d'ailleurs, leur faire am- plement partager. Mais le certain souffle glo- rieux qui m'a passé autour du front a dissipé en moi le souci de répondre à cette sorte d'ennemis. Je ne tiens ni à leur estime ni à conquérir celle des gec^ ^ui ont pu les croire jamais. Ils peuvent dormir sur les deux oreilles : l'oreiller sera large st doux. Je ne ferai pas droit à leurs objections, par la raison qu'on ne décharge pas de batteries de canons contre des cloportes : je les manquerais. Quant à ceux qui m'ont injurié dans leurs articles, comme on crie : « touche ! » dans les salles

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d'armes, ils m'ont, simplement, donne' cette victoire d'exciter leur indignation, alors qu'ils ne sauront jamais m'inspirer que de l'indifférence.

Ils s'écrieront, demain, et ce sera de bonne guerre : « Pauvre jeune homme!... Il s'est em- porté contre nous!... C'est bien naturel, après ce que nous lui avons dit!... Nous sommes sûrs qu'il fera mieux, quand sa colère sera passée. » Et on les croira ! On aura peut-être raison de les croire... Allons : ainsi soit-il !

Il est contrariant que tous ces gens d'esprit ne puissent pas savoir jusqu'à quel point leurs blâmes, leurs « éloges », leurs enthousiasmes, leur indifférence, et tous les états ils s'évertuent, ne feront pas dévier d'une ligne le système que, forts de nos travaux et de nos pensées, nous sommes déterminés à suivre. Ils cesseraient alors de s'oc- cuper de nous, qui ne tenons nullement à la « cé- lébrité i>. Nous leur laissons cela, puisqu'ils l'ai- ment. — Nous voulons autre chose. Et cette autre chose viendra nous trouver d'elle-même et à son heure, sans que nous ayons à faire un pas vers elle, si réellement nous en sommes dignes, et si nous n'en sommes pas dignes, à quoi bon s'oc- cuper de nous?

Un critique, M. Barbey d'Aurevilly, insoucieux des droits et des devoirs de sa profession, a ,re-

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proche à ce drame d'être signé du Nom que je porte. Re'clamez donc l'Egalité !..." Qu'est-ce que mon nom peut ajouter ou retirer à la valeur littéraire et humaine de ce que j'écris?... M. le chevalier d'Aurevilly désire, sans doute, que je ressuscite l'empereur Soliman et que je contraigne ce dernier à revenir assiéger Rhodes?... Sous pré- texte que je suis de haute maison, dois-je avoir affaire à des échappés de Petites-Maisons?... - sont donc les causes plus belles et plus no blés aujourd'hui que celle de la Pensée ? Ce gentil- homme doit se croire déshonoré lui-même, puis- qu'il s'occupe de littérature ? En vérité, il est attristant de voir un loup s'efforcer de braire avec les ânes!

Parmi ses collègues, un seul m'a surpris : c'est M. de Saint- Victor. Il s'est demandé pourquoi ma- dame Elisabeth n'avait pas d'amants. Dans cet ordre d'idées, il eût été plus original de se de- mander pourquoi M. Félix n'avait pas de maî- tresses. En ajoutant ce petit ùc'Tail, qui eût fait d'ELiSABETH une femme sympathique pour tout le monde (et compréhensible .'... comme dirait M. Ma- gnard), j'eusse obtenu quelque succès, je pense ; mais M. de Saint- Victor est un peu curieux. Sa petite question me rappelle, par une analogie d'idées, le mot assez amusant d'un ancien ministre

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de l'Instruction Publique, en France. Il s'agissait de décider entre Y Apollon et la Vénus de Milo. « J'accorde l'e'galité de beauté, messieurs !... mais... (ici, le personnage ouvrit les mains, sourit d'un air galant et ajouta, en baissant le ton :) mais, que vous dirais-je... La Vénus est une femme !... » Pour un peu, je pense qu'il se serait écrié le vers fameux : Tombe aux pieds de ce sexe !... etc.

Ce qu'il y a de fort plaisant dans tout ceci, c'est qu'on nous appelle les « jeunes ». Soit. Mais comment faut-il appeler les « vieux » qui disent ou écrivent de ces sortes de critiques et qui prétendent nous instruire et instruire la foule, alors qu'ils ne comprennent même pas ce dont nous leur par- lons? Il n'y a plus ici, désormais, ni jeunes ni vieux, je crois. Il y a d'impassibles intelligences éprises seulement de libre lumière, de progrès et de beauté ! Celles-là se sentent vigoureuses et créatrices. Elles ne s'irritent même pas contre l'In- justice ou la Sottise. Elles plaignent, tout au plus. Elles sont sûres de ce qu'elles conçoivent, et cela leur suffit. Quant aux idées ennemies qu'elles éveillent dans les cerveaux environnants, il n'y a pas lieu de s'étonner de ce qu'un coup de vent fasse 'lever delà poussière, voilà tout.

Les reproches qui m'ont été adressés se résu-

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ment toujours à celui-ci, dont je ne nommerai même pas le gracieux auteur : « Si tout le monde allait rêver, l'Humanité' finirait : il est donc beau- coup plus utile de faire des bottes. » Brave homme, si tout le monde se mettait à faire des bottes, l'Humanité finirait également. Il est vrai que nos successeurs sur la planète pourraient s'écrier avec orgueil à la vue de nos produits : « Comme nos devanciers se chaussaient bien !... »

J'ai eu l'heur d'être « inintelligible » pour cer- tains experts dont la sagacité, la profondeur et l'intégrité sont devenues, cependant, proverbiales en ce pays (et le Lecteur vient de nommer, tout bas, oh! une pléiade!... à savoir : MM. Ma- gnard, Fournier, Siraudin, Sarcey, Tarbé et Wolff) ; mais j'ai quelque tendance ingénue à m'en con- soler plus aisément, peut-être, que si le contraire m'était arrivé. Il est, d'ailleurs, assez difficile de s'entendre lorsqu'on ne parle pas la même langue, et pouvais-je espérer que ces hommes de goût trouveraient, dans La Révolte, leur chemin de Damas ?

Plus je songe, plus je trouve que M. Wolff, par exemple, n'a rien de ce qu'il faut pour juger ces sortes de pièces. Elles ne peuvent être qu'insigni- fiantes à ses yeux. Les mots : «Je ne comprends pas ceci ! » ou « Je ne comprends pas cela! » revien-

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nent un peu trop souvent dans ses articles en ge'néral et, en particulier, dans celui qu'il a bien voulu me consacrer. Il faut précise'ment com- prendre lorsqu'on a pour métier de juger ; et si ces trois scènes lui paraissaient aussi nulles qu'il affirme les avoir trouvées, il eût, je pense, beau- coup mieux fait de s'attaquer à des œuvres plus viriles et, par conséquent, plus dignes de son atten- tion. Enfin : il paraît que ces trois scènes ont, au moins, mérité l'honneur d'être blâmées : ce qui, sans être très flatteur pour moi, n'est cependant pas à dédaigner...

Quant à M. Siraudin, je suis au désespoir de ne pas avoir réuni ses suffrages, car je n'ai, moi, que des éloges à lui faire. Oui, ses bonbons de l'année dernière m'ont paru excellents, c'est le mot! Il y avait surtout i*n certain coco dans lequel l'il- lustre critique (toujours si goûté de ses lecteurs) s'était réellement surpassé!... J'espère que l'année prochaine il nous trouvera quelque nouvelle sur- prise, et qu'à l'avenir il me ménagera davantage dans ses articles, puisqu'au lieu de lui en vouloir, je lui fais une petite réclame, comme on dit, je crois, dans l'industrie.

Voici La Révolte, telle quelle. Et (puisqu'on juge à présent la Littérature, dramatique au poids et à l'aune), je lui ai même restitué ses Ion-

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gueurs (i), n'étant pas de ceux qui veulent atte'nuer leur faute.

Il est des personnes qui ont daigne' s'enquérir de ce que j'avais voulu «y prouver.» A ces âmes inquiètes je répondrai que j'ai désiré, tout simple- ment, peindre dans La Révolte la triste situation d'un homme recommandable en proie à une femme exaltée; que \&Scène muette est une « inexpérience » dont je m'amenderai dans mes autres drames, et que, loin de cacher une signification profonde sous les dehors fleuris de ma pièce, je n'ai prétendu que faire deviser, sous une pendule, un Monsieur et une Dame, assez mal assortis, d'ailleurs.

Ces quelques réflexions frivoles une fois posées, il ne me reste plus qu'un point à bien éclaircir; le voici :

Le Théâtre de France, qui nous avait été laissé en bon état par Poquelin de Molière et Pierre Corneille, est devenu l'opprobre de l'Art moderne.

Toute pensée impartiale, jetée, pantelante, devant la Foule, est une source de colères, si elle ne sort pas du moule breveté. Le dédain des moyens con- nus, des gesticulations et des parades, est consi-

(i) Aujourd'hui « Etre ou n'être pas» est une longueur au Théâtre,

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déré par les critiques en vogue comme la plus haute preuve d'inhabileté scénique.

De sorte que le public a maintenant en horreur les phrases finies et les ide'es exprimées dans le style qui leur convient. Toute œuvre qui sort du «Cadre», soit grandiose comme Les Burgraves, soit hautaine comme Les Funérailles de l'Hon- neur, est accueillie par les huées de certains hommes publics. Grâce à ces derniers, nous sommes devenus les amuseurs des autres na- tions.

Ce sont ceux-là, dis-je, qui font autorité sur l'esprit de la Foule! Il faut le constater sans tris- tesse. Et il en fut toujours ainsi, parce que ces hommes souriants (dont nous savons bien ce que pèse le sourire) sont les sympathiques apôtres du Sens-Commun!... de ce digne Sens-Commun qui change d'avis à tous les siècles, qui est le jouet de l'opinion d'un pays, ou d'une mode, qui préjuge au hasard, qui « n'aime pas les montagnes trop hautes », qui, toujours, sut entraver, par ses rail- leries, les réactions de l'intelligence humaine, quitte à s'approprier la gloire et les fruits des déve- loppements de l'énergie et de l'initiative univer- selles! Car il s'appuie sur les sphères inférieures du Sentiment et delà Sensation irréfléchie! Il est l'arme de ceux qui sont incapables de faire usage

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de leur pensée! Il est, en un mot, l'Instinct à son apogée, fourvoyé dans une forme humaine par on ne sait quelle étrange maladie de la Terre, et insul- tant aveuglément l'Esprit-Humain, tout en sui- vant le chemin que celui-ci lui trace et lui intime de parcourir. Mais l'Esprit-Humain ne prend pas plus garde aux sarcasmes du Sens-Commun, que le Pâtre ne prend garde aux vagissements du troupeau qu'il dirige vers le lieu tranquille de la Mort ou du Sommeil... Que les apôtres du Sens-Commun nous critiquent donc éternelle- ment!

Aujourd'hui, le Théâtre aux règles posées par des hommes amusants (et qui nous encombre de sa Morale d'arrière-boutique, de ses Ficelles et de sa « Charpente, » pour me servir des expressions de ses Maîtres) tombe de lui-même dans ses propres ruines, et nous n'aurons malheureusement pas grands efforts à déployer pour achever son paisi- ble écroulement dans l'ignominie et l'oubli. On y assiste, on rit, mais on le méprise. On dit de ce qu'il enfante : «C'est un Succès!» Le mot Gloire ne se prononce plus.

Eh bien! et c'est pour cela que j'écris ces lignes, puissé-je garder cette illusion légitime de penser que La Révolte (si restreinte que soient les proportions de ce drame) est la première tenta-

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tive, le premier essai, risque's sur la scène fran- çaise, pour briser ces soi-disant règles déshono- rantes! C'est son seul mérite à mes yeux! Et j'ai tenu à le constater, voilà tout. Encore quelques aventures comme celle-ci, et la Foule se déci- dera à penser par elle-même et non par deux ou trois cerveaux dont l'intelligence , stérilisée par la fonction qu'elle exerce, est devenue notoire- ment impropre à saisir les aspects ou les pro- fondeurs d'une Œuvre, si celle-ci est en dehors des complications routinières s'agite leur ima- gination.

Oui, la Foule, juge tardif, mais seul juge, car on ne doit écrire que pour le monde entier, s'apercevra brusquement du but que poursuivent les deux ou trois incapables qui la bafouent, la mé- prisent et la trompent! Ils nous disent, sûrs de l'avoir suffisamment hébétée : « Le Public ne vous comprendra pas !.. » Et ils se frottent les mains. Mais, réveillée de leurs soi-disant « jugements», la Foule haussera bientôt ses vastes épaules, et il leur deviendra plus difficile, alors, de paralyser Matériellement toute tentative généreuse et haute de ceux-là seuls qui, de tout temps, furent les Créateurs de l'Art et non ses valets.

Ainsi justice sera faite. Et nous avons le temps d'attendre!...

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D'ailleurs, que nous importe même la justice!...

Celui qui, en naissant, ne porte pas dans sa poi- trine sa propre gloire, ne connaîtra jamais la signi- fication re'elle de ce mot.

V1LLIERS DE L'ISLE-ADAM.

LA RÉVOLTE

Le salon d'un banquier. Ameublement rouge, noir et or. Porte au fond, lustre, tapis. A droite, une causeuse près de la cheminée. Un peu de feu. A gauche, bien en scène, une table-bureau, chargée de livres de caisse, de papiers. Lampe et son abat-jour éclairant la table. Le reste du théâtre est un peu dans l'ombre. Une horloge, au-dessus de la porte au fond, marque bientôt minuit. La salle est très profonde.

Au lever du rideau, madame Elisabeth est assise près de la table. Elle est accoudée et pensive. Elle est vêtue très simplement, en noir. M. Félix, en face d'elle, compulse des lettres et des billets de banque.

SCÈNE PREMIÈRE ELISABETH, FÉLIX

feux, après un grand silence. Quelle heure ?

ELISABETH

Très tard.

félix, très froidement. Déjà minuit ? (// remonte la lampe en clignant des yeux.) Diable de lampe ! qu'est-ce qu'elle a donc ce

22 LA REVOLTE

soir ?... On n'y voit pas !... Baptistin !... François !... François !

Elisabeth, reprenant sa plume.

Comme ils étaient fatigués, je leur ai dit qu'ils pou- vaient monter dans leur chambre.

félix, entre les dents.

Fatigués !... fatigués !... Eh bien! et nous? Tu t'en laisses imposer, ma chère amie. Ces gaillards-là ne valent pas la corde pour les pendre. Ils abusent. (// se lève et allume un cigare à un candélabre sur la chemi- née; puis, le dos au feu, les basques relevées sur les mains, il fume.) Ils abusent. D'ailleurs, assez pour aujourd'hui... tu te feras mal.

Elisabeth, souriante. Oh ! vous êtes trop bon...

félix, lent et glacial. As-tu fait passer les quittances Farral, Wintcr et Cie?

Elisabeth, tout en écrivant. Les reçus en sont épingles, deuxième tiroir, à la caisse.

FÉLIX

Et l'assignation Lelièvre ?

Elisabeth Insolvables. Ce sont de pauvres, de très pauvres gens.

SCÈNE PREMIÈRE 2 3

félix, secouant la cendre de son cigare. L'immeuble vaut toujours bien quelque chose.

Elisabeth, après un instant. En ce cas, expédiez vous-même l'ordre d'assigna- tion.

félix, d'un ton léger. Hein?...(/1 part.) Ah oui!... l'attendrissement?... Pas de ça!... (Haut.) Écoute, il faut des yeux secs pour y voir clair, en affaires. Si nous attendons l'expro- priation, nous ne serons payés qu'au prorata. Elisabeth, un peu moqueuse. Ce serait horrible, il est vrai.

FÉLIX

Oui... au prorata! au prorata des dividendes!... après homologation du concordat!... et caetera ! et caetera ! et caetera!... Comprends-moi bien, mon en- fant, je n'actionne impitoyablement ces pauvres Le- lièvre que par principe. Je puis pleurer sur leur sort, mais, sarpejeu ! il faut être sérieux en affaires !... (// tire les pointes de son gilet pour le mieux tendre.) A. pro- pos... quels déboursés?

ELISABETH

J'ai souscrit à vingt-cinq actions des Houilles de Si- lésie. Tiroir C.

félix, sec. Un peu aventurées, ces obligations-là? Oui, par-

24 LA REVOLTE

bleu, Conseils d'administration flamboyants ! affiches multicolores, n'est-ce pas?... Fanfares de la presse financière!... Que de pauvres diables soient impa- tients d'y consacrer leurs dernières ressources, je le comprends ; mais je ne m'explique pas que toi, si pru- dente, si clairvoyante en affaires, tu te sois liée par une opération ferme sur la foi de...

Elisabeth, tout doucement, sans cesser d'écrire. Je connais la valeur. J'ai couvert avec des accepta- tions Gaudrot, Goudron et Cie. J'ai formé l'appoint en espèces.

FÉLIX

Ah!... c'est différent. Et tu as toujours bien fait d'écouler ces effets véreux qui...

ELISABETH

Pardon; mais ces acceptations étaient excellentes et de tout repos... Je les ai revêtues, au surplus, de la signature de la Maison. Je n'ai prétendu gagner que l'escompte et la commission.

Félix, après un temps de réflexion.

Ah !.. . Enfin, si tu es sûre de l'opération principale, tout pesé tu as encore bien fait !.. . Commercialement, un, scrupule n'est jamais perdu... Et... la recette?

Elisabeth, consultant un registre. Deux mille six cent quatre francs vingt-deux cen- times, net.

SCENE PREMIERE 2 5

FÉLIX

Bien. (L'heure sonne à une église.)

Elisabeth, fermant ses livres de comptes.

(A part.) Minuit. (Elle reste accoudée, les yeux vagues, les paupières baissées, la main plongée dans les cheveux.)

félix, la regardant avec complaisance.

Là!... C'est égal, je puis dire que j'ai en toi une brave petite femme, et surtout une femme de tête. Positivement, depuis les quatre ans et demi que nous sommes en ménage, je ne me suis jamais repenti de t'avoir épousée. Non, vrai!... Comme tenue des livres, tu es un excellent comptable; comme femme, il paraît que tu es très bien et point bête, ce qui est quelque chose. Enfin, comme caractère laborieux, tu passes mes espérances. Déplus, tues la douceur personnifiée. Je n'ai pas un reprocheà t'adresser, pas un seul!... Et, si j'ai triplé ma fortune, je puis bien dire que c'est grâce à toi. (Il fume et fait les cent pas.) Elisabeth, douce et souriante.

Quelle femme ne serait fière de tels éloges! félix, galamment.

Oui, grâce à toi ! Je ne rougis pas de l'avouer. Sans tes conseils, j'eusse fait bien des pas de clerc, bien des écarts, autant dire, mille sottises! Défalcation faite de la grâce de ton sexe, tu jouis d'une pénétra-

a

26 LA RÉVOLTE

tion... presque virile!... Tu as, en un mot, le tact des affaires. C'est énorme cela !... Et puis, enfin, tes goûts sérieux... Ce n'est point toi qui me ruineras en toi- lette! Tu as même tort de ne pas voir le monde. Tu mènes une vie casanière... presque cénobitique. Pour- quoi donc as-tu rompu si brusquement avec tes amies de pension, depuis leurs mariages?

ELISABETH

J'ai la faiblesse, vous le savez, d'estimer seulement les femmes qui, malgré la mode, se refusent à en- freindre leurs devoirs.

félix, se rasseyant. Et je t'en félicite ! Mais, sarpejeu ! les affaires avant tout ! Et l'on doit fréquenter les gens, ne serait-ce que par intérêt ! N'exagérons rien, ou nous tomberons dans l'utopie.

Elisabeth, enjouée.

Il me semblait néanmoins que, pour se priver de cette compagnie brillante, la Maison ne s'en discrédi- tait pas plus.

félix, avec désinvolture.

Petite barre de fer, va !... Voyons ! pas de don-qui- chottisme !... Quant au crédit ds la Maison, parbleu, l'on sait bien que je ne suis pas homme à disparaître du soir au lendemain, comme tant d'autres, en emportant la caisse et en m'écriant: Je suis dans le vrai! Non, je

SCENE PREMIERE

27

ne me fais pas meilleur que je suis... Foncièrement parlant, peut-être n'étais-je même pas un homme très scrupuleux de ma nature. (Elisabeth le regarde.) Ceci entre nous. L'éducation m'ayant appris à discerner mes véritables intérêts, je suis devenu un honnête homme... comme on est honnête aujourd'hui...

Elisabeth, plaisantant.

Oui, par politesse. (Félix tousse.)

félix, allant se chaujer les pieds.

Tu devrais me faire du tilleul. Je crains de m'enrhu- mer. Sous de solides apparences, je suis d'une com- plexion délicate: le moindre vent coulis réveille mon lombago... Mets-y un peu de capillaire, c'est pré- conisé.

Elisabeth, avec une sorte de gracieuse inquiétude.

En effet, mon ami, vous êtes d'une délicatesse !... Je m'en suis maintes fois aperçue.

félix, s'élirant sur le canapé.

A propos, écoute... Je ne veux plus que tu te fa- tigues !... Je ne le veux plus. Tu m'entends, n'est-ce pas ? Vois comme on p«ut tomber malade facilement ! Tu comprends, je t'aime beaucoup et je ne me soucie pas de te voir indisposée. A qui me fier pour la tenue des livres, si tu tombais malade?... Non. Doréna- vant, nous irons deux fois la semaine (les jours de so- leil... ceux d'échéances exceptés, bien entendu) nous

28 LA RÉVOLTE

retremper parmi les beaux spectacles de la nature. D'ailleurs, voici le printemps, ça me ragaillardit. Tu verras. (// sourit malicieusement.) Je ne déteste pas la campagne, une fois le temps. Elle inspire des idées fraîches, souvent lucratives. C'est comme le théâtre. Nous vivons trop retirés. Pourquoi n'irions-nous pas au spectacle, parfois?... L'on peut y rencontrer de bonnes occasions... Et puis enfin, cela distrait... cela distrait. C'est dit. J'aurai des billets de faveur facile- ment, vu ma position. Tiens, par notre ami Vaudran !. .. Comme il te fait la cour les jours de thé, ça me fera une petite vengeance... doublée d'une économie!... hé?...

Elisabeth, après un silence, près d'une croisée, distraitement.

Le temps est très sombre, cette nuit.

FÉLIX

Ça m'est égal ! Je n'ai pas de navire en mer, et le toit de ce vieil hôtel est solide. Nos bons aïeux s'en- tendaienf , en bâtisses. {Reprenant son idée.) Par exemple, quand nous irons au théâtre, tâchons d'évi- ter ces pièces de mauvais goût, tu sais?... Il y a au théâtre, à ce que dit le journal, une tourbe, une clique de novateurs qui cherchent toujours à compliquer, à se battre les flancs, à vouloir faire mieux que les autres... et qui, en définitive, n'arrivent à rien, à rien et à rienl...

SCENE PREMIERE 20,

qu'à rendre inquiets les gens honorables, en leur pro- curant on ne sait quelles émotions... presque dange- reuses. C'est absurde. On devrait défendre cela, posi- tivement. Moi, je vais au théâtre pour rire, comme on doit aller dans ces endroits-là... J'aime les choses simples, simples comme la nature. Est-ce que la nature n'est pas simple ? Est-ce que la vie n'est pas simple? Est-ce que tout n'est pas simple? Je n'aime pas les montagnes trop hautes, ni dans les personnes ni dans la nature. Je préfère, en toute chose, une modération honnête. Si l'on veut être... sublime... qu'on le soit, du moins, avec discrétion !... La peste soit des nova- teurs ! J'aime les vieilles pièces. Elles sont bonnes, et quand une chose est bonne, il faut Vi-mi-îer et s'en tenir là. (Tisonnant.) Ce n'est pas à dire, cependant, que... parfois... et dans... de certaines circonstances, il ne puisse être de bon goût de glisser... d'intro- duire...

Elisabeth, prêtant l'oreille. Pardon ! (Bruit d'une voilure qui s'arrête devant le portail. A part.) La voiture, bien. (Elle va près de la fenêtre et regarde à travers les vitres.)

félix, se détournant.

Tiens!... As-tu entendu?... Quelle visite peut nous venir à cette heure-ci?... Et ce Baptistin ! Et ce... (// se lève.) Je les chasse!... Comment!... personne

30 LA RÉVOLTE

pour annoncer ! Et il faut que j'aille moi-même... (// prend un flambeau.)

Elisabeth, se détournant, brusque, le visage livide et fier, le regard calme, le sourire glacé, la v:ix stri- dente.

Ce serait inutile, monsieur. Il n'y a personne dans la voiture qui vient de s'arrêter devant le portail, et il serait d'autant moins à propos de vous déranger, que j'ai, moi-même, une... petite confidence... à vous faire. Je crois de votre intérêt de m'accorder quelques ins- tants... Toutefois je ne vous y contrains pas. félix, un peu troublé, et s" arrêtant court, le candélabre à la main. Hein?... comment ?... Tu veux badiner?

Elisabeth, s' asseyant. Vous en jugerez vous-même tout à l'heure. félix, la regardant, à son tour, entre les deux yeux.

Ah çà, mais tu es pâle ! tu es malade ! Pourquoi m'appelles-tu monsieur ?

ELISABETH

Je ne vous prendrais pas votre temps aussi tard, s'il ne s'agissait que de moi seule.

félix, posant le candélabre, avec un air un peu égaré. Ce ton... ces hésitations... (Bondissant, d'une voix sujjoquée.) Farral et Winter ont fait faillite ?...

SCÈNE PREMIÈRE 3l

Elisabeth, tirant un portefeuille d'un casier. Non.

félix, balbutiant, quoique évidemment rassuré. Mais en vérité, ma bonne amie, je ne t'ai jamais vu cet air-là !... {Silence. Félix se laisse tomber dans le fauteuil près de la table, en face de sa femme.)

Elisabeth, feuilletant les papiers d'un portefeuille.

Oh ! l'air que j'ai, moi, monsieur, ne signifie jamais rien. (Après un court silence et d'une voix brève.) Voici le compte exact de votre fortune, triplée, en effet, de- puis quatre ans et demi... soit un million deux cent soixante-dix mille francs. J'ai gagné, personnellement, sur cette somme, cinquante mille deux cent quatre- vingts francs, représentant les commissions dont ci- joint les notes détaillées, non compris mes appointe- ments, à dix heures de travail, chaque jour (le dimanche excepté), depuis quatre ans et sept jours, dont voici le compte, sans intérêts. La loi vous donne droit, à titre de chef de la communauté, aux deux tiers de ces bénéfices et rémunérations. Soustraction faite, il me reste trente-deux mille francs, moins seize francs trente centimes, que voici. [Elle pose quelque argent sur la- table.) Ce porte-monnaie contient environ deux cents francs. Il me vient d'autrefois. C'est ma bourse de jeune fille. Elle est en dehors de ma dot: c'est un bien dont le Code civil m'octroie l'administration. Je puis

32 LA RÉVOLTE

donc payer avec ceci l'excédent des trente-deux mille francs... si vous voulez bien le permettre, monsieur.

FÉLIX

Que signifie ?... Perds-tu le Sens Commun ? Elisabeth, d'un ton coupant et bref.

Quant au prix de mes vêtements, en voici le détail, déduit et soldé depuis quatre ans et cinq mois : dix- huit cent dix-sept francs juste. Je vous ferai observer que la loi vous a obligé à m'abriter et me nourrir, de- puis le jour vous m'avez mis au doigt cet anneau. [Elle ôle son alliance et la pose sur la table sans affec- tation.) Les dentelles, les diamants de ma corbeille de noces et les autres bijoux sont en haut, dans mon se- crétaire. En voici le relevé, lié à la clef de ma cham- bre {Elle pose la clef sur la table.) Ma dot vous appar- tient de droit : n'en parlons plus. Ces deux cent mille francs serviront, je pense, à l'éducation et au mariage de votre fille, de l'enfant que je vous ai donnée, et que la loi, constamment prévoyante, ne me permet pas d'emporter avec moi. Gardez-la. Je l'ai embrassée ce soir, pour la dernière fois sans doute, en la couchant dans son berceau.

FÉLIX

Elisabeth !

Elisabeth, très simplement. Vous remarquerez, monsieur, dans le compte que

SCÈNE PREMIÈRE 33

je viens de placer sous vos yeux, la déduction des ap- pointements de quatre mois et vingt-deux jours durant lesquels il m'a été impossible de travailler, à cause de mon état intéressant, comme vous disiez à vos amis. Si je m'apercevais plus tard d'une omission, de quelque chose que je vous doive encore selon la loi, je m'em- presserais de vous en faire parvenir le montant avec l'intérêt commercial, depuis ce jour jusqu'au jour de réception, y compris. En cas de décès de votre part, il serait convenable que cette somme, s'il y a lieu, fût réversible soit sur les maisons de charité, soit sur la tète de votre fille ; veuillez bien aviser en testant.

félix, à part.

Bonté divine !... Est-ce un accès de folie? Elisabeth, mettant ses gants.

Bref, les trente-deux mille francs qui constituent ma fortune sont placés de manière à ce que, sans qu'il soit besoin de subir encore différentes choses, je puisse, au nom de mon travail passé, avoir droit à un peu de pain jusqu'à la mort. En un mot, j'ai payé ma dette sociale. (Un silence. Elle ôte un papier de son corsage et le pose sur la table près de la clef et de Vanneau.) Voici la pro- curation qui me confère la signature de votre Maison. Vous m'avez fait l'honneur de m'en investir ; je vous la remets, telle que je l'ai reçue. (Elle se lève.) Mainte- nant, monsieur, je pense que toute explication de cette

34 LA RÉVOLTE

petite scène intime est au moins inutile : en consé- quence... (Elle prend son chapeau et sa mante sur la chaise près d'elle.)

FÉLIX

Ah çà! veux-tu me dire ce que tu as? ce qui te prend ? Oui ou non ? Est-ce à cause de l'assi- gnation Lelièvre ? Bon Dieu! j'abandonne volontiers ces trois mille seize francs et même les frais de la pro- cédure ! Mais, enfin, parle !

ÉLISABkTH

J'ai pai lé. (Elle se dirige vers la porte du fond, tran- quillement.) Adieu, monsieur, je vous salue... et je vous prie d'oublier jusqu'au son de ma voix.

félix, debout devant la porte, brusque et se croisant les bras.

Est-ce que tu aurais un amant, par hasard ? Elisabeth, s'arrêtant à ce mot et devenue encore plus pâle.

Ah ! Un outrage ! Vous voulez donc me forcer à vous dire ?... Au fait, vous y avez droit : j'obéis. (Elle a descendu la scène. Elle s'appuie debout contre le ve- lours de la cheminée; sa tête est éclairée par le candé- labre derrière elle. Elle parle d'un ton froid et très calme.) Ce n'est point très enjoué... mais vous inter- rogez de manière à mériter d'entendre, en effet. (Elle le regarde en face.) Vous ne méconnaissez peut-être pas

SCÈNE PREMIÈRE 3)

bien, monsieur ?... Oui... je crois que vous avez quel- ques illusions sur ma véritable nature. (Elle sourit d'une manière bigarre. Félix reste interdit.) Voici le fait. (Un silence.) Vous vous rappelez sans doute ma famille, et quelle était mon existence lorsque vous vîntes me de- mander en mariage, à la maison? Vous vous souvenez de ce magasin d'armes, de cristaux et d'antiquités ? Mon père et ma mère étaient des gens très positifs. Ils m'avaient appris de bonne heure ce que coûte la moindre pièce d'or. C'est pourquoi je sais un peu compter et pourquoi je ne suis pas tout à fait indigne de vos remercîments.

FÉLIX

Est-ce que je rêve ?... Je t'assure, ma bonne amie... Tu me fais presque peur !

Elisabeth, amèrement. Oh ! remettez-vous. Donc, malgré l'éducation que l'on me donnait et malgré les exemples qui m'en- touraient, je n'attribuais peut-être pas une importance assez absolue à ce que l'on est convenu d'appeler, au- jourd'hui, le « Positif » de la vie. Toutefois, comme j'avais la modestie qui convient aux enfants, je m'ef- forçais de comprendre les choses à la manière de ma famille; je me disais: Ils ont raison, puisqu'ils sont plus âgés et qu'ils sont mes parents... Saisissez- vous bien ceci, monsieur ?

36 LA RÉVOLTE

félix, balbutiant. Mais... je... assieds-toi, voyons!

ELISABETH

Je me souviens que mon père me parlait souvent comme à une grande personne. C'était un homme de quelque intelligence. Il me disait, à la promenade, en me montrant les wagons, les fils électriques, le gaz, la fumée : « Tiens, enfant ! vois autour de toi l'Œuvre humaine qui marche, la Science qui se déploie et qui délivre ! Les inventions pleines de force et de gran- deur I Le passé, c'est l'enfance. C'est depuis cent ans, à peine, que l'homme, ayant renoncé aux supersti- tions et aux rêves, peut lever le front sous le grand soleil ! Sois donc une femme positive ; sois honnête et sois riche ; le reste, c'est vanité ! »

félix, se rapprochant d'Elisabeth. Eh bien, mais ce n'est pas trop mal tourné, cela... surtout la fin.

ELISABETH

J'écoutais avec attention ces enseignements, mais je trouvais, malgré mon respect filial, qu'en comparaison de ce... reste... que mon père et ma mère appelaient « Vanité », ce qu'ils trouvaient eux-mêmes « positif et important » était de valeur secondaire.

FÉLIX

Secondaire !

SCÈNE PREMIÈRE "ij

ELISABETH

Oui... Et à cause de cette nature malheureusement exceptionnelle peut-être, mais qui était en moi et dont personne ne daignait tenir aucun compte, j'éprouvais pour ce que la plupart des gens nomment aujourd'hui « la vie réelle » et soi-disant « pratique », vous comprenez?... un éloignement si profond, un dé- goût si terrible, si éternel, que je baissais la tète, si- lencieusement. Voyez-vous, monsieur, si les autres ne sont pas dupes des mots, moi je ne suis pas dupe des faits ! Et toutes les fois qu'une impression, qu'une simple idée me semble belle, m'élève au-dessus de la vie et me fait oublier mes servitudes et mes soucis, je donnerai toujours tort au fait qui se permettra de vou- loir en démentir la réalité, quelque spécieux que puisse paraître ce fait. Et cela, simplement parce que, exis- tence pour existence, en ce monde, en cette bonne réalité à trois cent soixante-cinq jours par an, tenez, je crois qu'il vaut encore mieux être dans les nuages que dans la boue, quelle que soit l'épaisseur et la soli- dité de cette dernière. {Un silence.)

félix, à lui-même, comme hébété. Enfin, qu'est-ce qu'elle dit ? qu'est-ce qu'elle dit ?

Elisabeth, très simplement. Cependant vous vîntes. Je me rendis par reconnais- sance et selon mon devoir aux bonnes raisons que ma

3

38 LA RÉVOLTE

famille me donna. Je vous acceptai... (Souriante.) Et vous ne sauriez vous figurer cependant, monsieur, le... l'indifférence que vous m'avez toujours inspirée. félix, froidement et commençant à se remettre. Tu sais, Elisabeth ! si c'est une plaisanterie, sarpe- jeu ! qu'elle finisse !

ELISABETH

Pendant que, sans même savoir à quoi je m'enga- geais, je vous jurais fidélité jusqu'à la mort, devant ce monsieur qui portait autour de la taille une écharpe de couleurs voyantes, je me disais : « Cet homme, qui tient ma main dans la sienne, c'est mon mari, c'est sur lui que je dois désormais m'appuyer ! C'est un homme d'un extérieur sage et dont les jugements sont, selon toute prévision, plus droits, plus sûrs, plus éclai- rés que les miens. Je lui dois mes pensées et toute ma confiance. Je mets le reste de mes espérances en lui, puisqu'il paraît que c'est, encore, mon devoir. » félix, un peu calmé et railleur.

Bien 1 très bien !... Tu vois, quand tu dis des choses à peu près sensées, je suis de ton avis.

ELISABETH

Trois jours après, j'eus la simplicité, ne comprenant pas votre silence, de vous proposer de vivre avec moi selon la vie que le sort nous faisait. Je vous parlai des choses admirables de la terre, je vous parlai de la vraie

SCÈNE PREMIÈRE 3û,

réalité, de celle qu'il faut choisir ; je jetai tous les tré- sors de mon cœur et de mon esprit à vos pieds, pêle- mêle !... Enfin je vous parlai d'une vie intelligente et paisible. Et je sentais que j'étais digne d'être une femme aimée! une compagne vertueuse! une mère charmante !

félix, se caressant le menton. Mais... je n'ai souvenance que... de...

ELISABETH

Que de votre attitude en m'écoutant, n'est-ce pas?... Elle est inoubliable, en effet. C'était à cette heure-ci, à cette place même, il y a quatre ans et demi... Vous vîntes à moi, non sans un sourire doux et compassé... presque paternel... et ce fut pour me donner, avec vos deux doigts, une petite tape amicale sur la joue, en ajoutant de cet air entendu et expérimenté... vous savez?... « Petite folle! allons, allons, il faut cal- mer cette imagination dévergondée. » C'est ainsi que vous m'avez accueillie. Et je compris, sur-le-champ, que l'on avait eu beau nous marier, on ne nous avait pas unis ensemble. Je vis qu'il y avait une différence d'espèce tout à fait essentielle entre nos deux carac- tères, enfin que j'étais perdue. Je résolus de m'arra- cher de vous, et même de vous prouver, en le faisant, que mes idées n'étaient pas en deçà, mais au delà des vôtres. Je m'efforçai, par de rapides et avantageuses opérations de vous dédommager, autant que possible,

40 LA RÉVOLTE

du préjudice que mon départ futur pourrait vous causer. De mon assiduité, mes services clairvoyants et une fortune augmentée : c'est ma rançon !...

félix, avec un commencement de colère. Ta ! ta ! ta ! ta ! Tu dis des folies! Je me fâcherai à la fini Je connais les femmes... je puis pardonner leurs vivacités. Mais, enfin, qu'est-ce que tu veux? Spécifie, une fois pour toutes, ce que tu veux !

ELISABETH

Je veux vivre ! entendez-vous, insensé que vous êtes ! Vous ne comprenez pas cela, vous, qu'on puisse raisonnablement vouloir vivre ? Enfin, j'étouffe ici, moi! Je meurs de mon vivant! J'ai soif de choses sérieuses! Je veux respirer le grand air du ciel ! Em- porterai-je vos billets de banque dans la tombe? Com- bien croyez-vous donc qu'on ait de temps à vivre ? (Un silence; puis, pensivement.) Vivre?... Est-ce même ce que je désire? ce que je puis désirer aujour- dhui?... Un amant, disiez-vous?... Hélas, non! je n'en ai pas, je n'en aurai jamais! J'étais faite pour aimer mon mari, entendez-vous? je ne lui deman- dais qu'une lueur d'humanité!... Aujourd'hui, ne comprenez-vous pas que c'est fini, et que l'orgueil de l'amour s'est éteint dans mes veines ?... que je ne puis revenir sur mes pas? que vous m'avez pris, comme rien, à moi stupide et dans l'angoisse, tout ce que j'aurais

SCENE PREMIERE

4>

voulu donner, oh ! follement ! et pour toujours ! et sans regrets? Je ne vous souhaite pas de vous douter jamais de ce que vous avez perdu !... Vous êtes comme un juif aveugle qui a laissé tomber ses pierreries sur le chemin.

félix, la regardant avec inquiétude. (A part.) Je la crois atteinte !... (Haut, d'un ton lent et glacial.) Voyons, voyons, calme-toi !... Ce sont des mots, tout cela, vois-tu. Il ne faut pas, comme cela, se monter la tête avec des phrases... Si tu allais un peu dormir, hein ?... C'est une idée, cela ?...

Elisabeth, impassible.

Des mots?... Et avec quoi voulez-vous que je vous réponde?... Avec quoi me questionnez-vous?.. Je n'entends sonner que de l'argent dans vos paroles : si les miennes sont plus belles et plus profondes, plai- gnez-moi ! C'est un malheur irréparable, mais, enfin, c'est ma manière de parler. Et puis, qu'importe cela, désormais! Nous avons raison tous les deux, vous dis-je ! Mais il ne s'agit plus seulement d'avoir raison ici ! Je sais bien que ce sont « des mots » pour vous, l'immense désir d'aimer, au moins, la lumière et la splendeur du monde, lorsqu'on ne peut plus rien aimer socialement, pas même le lucre !... Je sais bien que cela vous fait hausser les épaules, l'espé- rance, le soir et la solitude auprès d'une belle jeune

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LA REVOLTE

femme silencieuse!... Je sais bien que le mystérieux univers ne fera naître éternellement sur vos lèvres qu'un sourire frais et reposé (car rien ne fut jamais triste ou mystérieux pour vous, même la Science humaine!) Je sais bien qu'en esprit éclairé, vous ne dédaignez pas, « une fois le temps, » l'espace, le vent de la haute mer, les rochers, les arbres des montagnes, le soleil, les bois, l'hiver et la nuit, et les cieux étoiles, si toutefois il est encore, pour vous, des cieux ! Vous trouvez cela « poétique ? » vous appelez cela « la campagne ? » Moi, j'ai une autre façon de regarder ces choses ! Et comme le monde n'a de signification que selon la puissance des mots qui le traduisent et celle des yeux qui le regardent, j'estime que considérer toutes choses de plus haut que leur réalité, c'est la Science de la vie, de la seule gran- deur humaine, du Bonheur et de la Paix.

félix, avec pitié et impatience. La Science de la vie, c'est de ne jamais rêver !... Je te demande un peu ce que c'est que ça, rêver ?... Elisabeth, assombrie. Promettez-vous de comprendre ?... félix, se montant. Elisabeth!... Non : je me suis juré d'entendre jusqu'à la fin ; je veux savoir ce que tu penses, me réservant de te répondre, ensuite, à ma façon.

SCÈNE PREMIÈRE 43

Elisabeth, tranquillement. Eh bien, rêver, c'est, d'abord, oublier la toute-puis- sance des esprits inférieurs mille fois plus abjects que la Sottise ! C'est cesser d'entendre les irrémédiables cris des spoliés éternels! C'est oublier les humiliations que chacun subit et que tous infligent et que vous appelez la vie sociale ! C'est oublier ces soi-disant devoirs qui révoltent la conscience et ne sont autres que l'amour des intérêts bas et immédiats au nom des- quels il est permis de demeurer distrait devant la mi- sère des déshérités ! C'est contempler, au fond de ses pensées, un monde occulte dont les réalités extérieures sont à peine le reflet!... C'est renforcer l'invincible espoir dans la mort, déjà prochaine, monsieur! C'est se ressaisir dans l'Impérissable ! C'est se sentir soli- taire, mais éternelle ! C'est aimer l'idéale Beauté, librement, comme courent les fleuves à la mer ! Et le reste des passe-temps ou des devoirs ne vaut pas un soleil dans ces temps maudits je suis forcée de vivre. Au fond, rêver, c'est mourir ; mais c'est mourir, au moins, en silence et avec un peu de ciel dans les yeux ! Je ne désire plus que cela ! Je n'ai plus de caresses ! Je n'ai plus d'enthousiasmes !... je n'ai plus d'entrailles !...

félix, insolemment. Tiens, veux-tu que je te dise ?... Tu auras lu, autre-

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fois, quelques mauvais romans, qui te troublent le cer- veau dans ce moment-ci !

Elisabeth, impassible. Mais quand bien même rêver ne serait que con- templer stérilement sa propre solitude, ne serait-ce pas encore plus utile que de passer le temps à jouer avec la ruine des autres? A commettre quotidiennement mille fraudes, mille bassesses forcées ? A dégoûter de leur tâche ceux qui travaillent, en leur donnant, à chaque instant, le spectacle de ces opérations permises qui enrichissent en une heure?... Mais vous n'avez que le Néant à m'offrir à la place des rêves !

félix, éclatant de rire. Et tu veux me faire croire que tu es une femme sans principes?... Toi ? Ma parole d'honneur, tu es, ce soir, dans le Bleu!. ...Et dire que, tout à l'heure, tu étais là, si tranquille, si raisonnable !... C'est à ne pas y croire !... Tu me reproches la dot de notre enfant ?

ELISABETH

Si encore je pouvais vous plaindre!... Mais ces pape- rasses, ces chiffres, cette caisse bien garnie, ces procès, ces liquidations, ces affaires contentieuses, sont votre élément. Vous vous y trouvez comme l'oiseau dans les airs ! Vous y attrapez les billets de banque, au vol, comme des papillons!... En un mot, le soleil ne res- plendit, le vent ne souffle, l'homme n'a rêvé et souffert

SCÈNE PREMIÈRE 45

avec patience, les deux ne s'étendent sur les tom- beaux, les jours ne vous sont comptés que pour l'aug- mentation incessante d'un capital, à prime, dividende et intérêts... composés, s'il se peut. Et ce n'est pas une folie noire, cela ! Dépouiller les autres et se priver de vivre soi-même, par une monomanie d'affaires ! par une soif d'argent presque machinale, inextinguible ?.. .

félix, frappant du pied. Les capitaux sont de la considération et de l'estime en portefeuille !... et tu le sais bien, à la fin !

ELISABETH

Allons, soit. Mais vos joies ne sont pas les miennes. Moi, qui me connais en affaires vraiment établies et sûres, je tiens les choses que vous trouvez frivoles et futiles pour les seules réalités qui méritent que l'on meure pour elles. Ce que vous regardez comme une distraction, je le regarde, moi, comme la véritable uti- lité, comme la chose nécessaire, tout d'abord , au souffle vital ! Et ce sont vos occupations, l'on perd les jours importants delà vie, que je déclare enfantines et nuisibles !... Y songer, même pour les condamner, me semble déjà une condescendance stérile, une perte de temps. Le pain quotidien n'est payé ce prix-là que par ceux qui ne sont capables que d'en manger.

félix, furieux. Positivement, je...

3.

46 LA RÉVOLTE

Elisabeth, assise, les yeux fixes, presqu'à elle-même, à voix basse. Ah ! vraiment ! le respect filial et la fidélité conjugale n'ont pas justifié ma confiance aveugle, et ma cons- cience est interdite devant ces résultats de mon devoir accompli ! Ces grands mots, au bout du compte, m'ont conduite, sous prétexte de ce même devoir, à une jeu- nesse assassinée ! A une beauté qui s'efface avant l'âge ! Aux plus admirables soirs profanés sur ces livres de caisse ! A une enfant que je n'ose pas élever !... A un mari dont la seule présence... et certains souvenirs qui s'y rattachent me font monter aux yeux... ah ! tenez, monsieur... des larmes de honte !... A un avenir sans famille et sans amis autour du foyer ! A la destruction de tout ce que je voulais aimer ! Aux choses les plus charmantes de mon âme avilies et comprimées! Et, à travers ces ruines, si je les laissais voir, j'entendrais pour toute consolation le gros rire des passants qui me traiteraient de femme incomprise, poétique, etc.. ; sans autre motif que celui-ci : avoir l'air « sérieux. » Car insulter ou gourmander le malheur, et pronon- cer le mot « rêve » ou le mot « poésie » ou le mot « nuages » d'une certaine façon méprisante, cela donne tout de suite un air « pratique » aux esprits frappés simplement d'incapacité, et qui ne tiendraient peut-être pas cinq minutes, sur une simple question d'affaires contentieuses, devant moi !... Et... je l'ai

SCENE PREMIERE

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prouvé, ce me semble!... Oui !... Voilà les choses réelles que j'ai perdues, sous prétexte que deux et deux font quatre (ce que je sais aussi bien et mieux, peut-être, que vous-même). Et ces choses irréparables, tout le soi-disant sens commun ne me les rendra ja- mais ! Voilà mon passif!... voilà le bilan de ma vie : c'est pourquoi je le résigne, cette nuit, entre vos mains désastreuses.

Félix, haussant les épaules. Ah!... ton exaltation ridicule fatigue ma patience, à la fin : cesse de récriminer ! Conclus.

Elisabeth, se levant. Vous le voyez : il n'est pas d'explication possible entre nous. Si vous pouviez vous rendre compte, un seul instant, de ce que vous m'avez fait, le remords empoisonnerait pour toujours votre quiétude incons- ciente. Vous ne pouvez pas le savoir, ni le com- prendre, de sorte que, pour comble d'ennuis, je n'ai même pas, avec yous, la ressource de la haine. Ah ! mon âme est comme une enfant volée par des bate- leurs !... mon cœur est comme un vase d'or rempli de fiel !... Mais enfin, je veux un peu de délivrance, moi. Et si c'est mon devoir de rester, je ne me sens plus la force de l'accomplir!... Et je vous quitte ! Et je m'en vais ! Et, grâce à vous, je n'ai plus de temps à perdre si je veux conserver encore quelques forces, quelques

48 LA RÉVOLTE

lueurs dans le regard, pour jouir de mes derniers rayons de soleil !...

félix, ivre d'étonnement.

Mais, puisque je te propose la campagne deux fois par semaine !

Elisabeth, continuant sans l'entendre.

Il est loin d'ici (en Islande, en Sicile ou en Norwège, peu importe !...) dans un pays comme je les aime, une maison bien déserte ; je l'ai gagnée, je l'ai achetée de mes deniers... Au lieu d'être séquestrée derrière les grilles de ce bureau, je vais me cloîtrer dans cette bonne retraite lointaine ; je vais voir un peu d'horizon : c'est utile. Quant à l'entourage que vous recevez le mercredi soir, je préfère celui des arbres, comme infiniment plus salubre. J'aime mieux entendre le vent de l'hiver que les madrigaux de M. Vaudran... j'ai cette aliénation mentale.

félix, stupéfait.

Comment !... Vaudran te dit des madrigaux ? Elisabeth, sans s' interrompre.

Je vais rouvrir enfin d'anciens livres, ces bons com- pagnons du soir! Je vais renouer avec le Silence, c'est mon vieil ami. Ne tremblez donc point pour votre nomi que je ne puis m'arracher. Je tiens l'honnêteté (vous devriez le savoir) pour ce qu'il y a de plus pré- cieux au monde, quoi que dise ou fasse le monde en- tier, et le jour je cesserais d'être strictement ver-

SCENE PREMIERE 49

tueuse, je mourrais comme les lampes qui s'éteignent. Je suis une femme faite de cette manière, et je m'aime pour cela... Je suis celle qui ne veut pas mentir. félix, inquiet, railleur et froid . Tu as acheté une propriété ?

Elisabeth, jouant distraitement avec un petit pistolet de voyage. Personne ne me découvrira, jamais, dans le pays je serai bientôt. Et le goût que j'ai pour le monde, la galanterie, les toilettes, le bal et le tourbillon des plaisirs, ne m'en fera sortir qu'une fois : ce sera, sans doute, par quelque matinée de décembre, sous la pluie froide, dans le triste chemin, sous le ciel pâle, escortée d'une vieille servante et d'un homme avec une bêche.

FÉLIX

Il n'y a plus à douter !... Un médecin !... Elle est folle! Mais c'est Robinson que tu me racontes là!... (Elisabeth, froide, s'enveloppe de sa mante et met son chapeau et s&s gants. ^interrompant.) Ah çà ! vas-tu ? J'espère bien que tu vas finir cette scène ridi- cule, que tu vas aller te coucher comme une femme sensée, hein?... La campagne, la campagne, à la fin !... c'est bon pour les petits oiseaux, ça... Je me fâchais tout à l'heure : j'avais tort de prendre au sérieux... Voyons! laissons cette idée de départ à laquelle tu ne songes pas plus que moi et dont l'absurdité ne se discute pas : cela fait compassion. Je n'aurais qu'un

50 LA RÉVOLTE

mot à dire pour te le prouver. Tu m'oublies ? Soit ! Mais, et tes devoirs de mère?... Tu me parles de grands arbres, de compagnons du soir !... Et ta fille? Voilà, voilà ton vrai compagnon du soir, entends-tu ?... Tu dois l'élever! lui inculquer l'amour filial ! lui ensei- gner ce qu'une femme doit savoir, la tenue des livres, les notions saines, la vie utile et active!... Tu peux même lui apprendre ses patenôtres : je te le permets. Oui, oui. J'ai remarqué, déjà, que tu donnais dans le Mysticisme, dans les giries ! Plus un mot là-des- sus!... et va dormir dans ta chambre !... Demain ma- tin, quand tes idées seront plus nettes... tu seras la première à reconnaître...

Elisabeth, s'arrêtant court, et fronçant les sourcils.

Monsieur, vous savez que je vous connais un peu. Vous n'essayez de ressusciter en moi les entrailles d'une mère, que pour tâcher de retenir par cette chaîne un caissier passable et sûr. J'y vois affreusement clair, vous savez ! j'ai l'habitude des nuages. Hier en- core, vous vouliez que votre fille fût élevée au couvent jusqu'à son mariage, « comme toutes les autres, » et y entrât le plus tôt possible !

félix, près delà frapper et s'arrêtant. Malheureuse ! Enfin vois donc si tu as raison !... Tu ferais peser le poids de tes soucis à dormir debout sur toute l'existence d'une pauvre petite innocente!... Tu

SCENE PREMIERE J I

n'en as pas le droit. Je ne te crois point lâche et déna- turée.

Elisabeth, devenue de plus en plus concentrée, presque menaçante. Ma fille !... oh ! que de fois, la nuit, je l'ai prise entre mes bras, essayant de la refondre sous mes ca- resses, de m'y réfugier, de m'y incarner, de lui insuffler toute mon âme!... Trop tard!... Je me sens absente, dans cette enfant, qui a des façons de me regarder... comme si j'étais une étrangère !... Je ne vois que vous seul, au fond de ses yeux, vous m'avez poursuivie jusque-là!... Eh! sans cela, croyez-vous donc que je ne l'eusse pas volée?... ne fût-ce que pour me con- vaincre qu'elle m'appartient !... Croyez-vous que j'eusse hésité à en faire ma compagne de malheur ?... Mais, si certains désespoirs ont leur grandeur et leur beauté, le mien, en tombant dans la nature de votre enfant, n'y deviendrait qu'un poison ! Tenez, mon cœur a saigné goutte à goutte tout son amour !... Je suis une morte : je glacerais ma fille en l'embrassant. Je la quitte, comme je quitte cette maison, n'ayant plus rien à sacrifier ici... m'y trouvant inutile, nui- sible!... Et puis... j'ai d'autres devoirs à remplir désormais, et ce n'est plus de tout cela qu'il s'agit. Adieu! le foyer est éteint: les cendres sont froides. {Elle s'enveloppe à la hâte de son manteau et se dirige vers le seuil.)

52 LA RÉVOLTE

félix, se croisant les bras devant elle. Elisabeth!... tu ne sortiras pas! Suis-je le maître, ici?... Tu parles de quitter ta fille et ton mari ! toi, une honnête et digne femme!... Allons donc ! Tu as des vapeurs, te dis-je : c'est impossible !

Elisabeth, se détournant et lui montrant simplement un presse-papier en cristal sur le bureau.

Pourtant je vous laisse, en souvenir de moi, ce bloc de cristal. L'ombre de ces cahiers ne peut même pas le ternir... Toute lumière, même celle de ce flambeau, se reflète dans ses profondeurs, avec mille feux merveil- leux ! Réfléchir toute lumière, c'est sa vie. Les angles en sont durs et tranchants ; il est poli, transparent et sincère ; il est glacé. S'il vous arrive de songer à moi, regardez-le, monsieur. (Elle baisse son voile et, pous- sant de ses mains étendues les battants de la grande porte, elle sort, pendant la stupeur de Félix, et disparaît dans les ténèbres.)

félix, avec un mouvement pour se précipiter. Ah !... sacr. !... (// s'arrête sur le seuil et paraît se raviser tout à coup.)

[Un profond silence.)

SCÈNE DEUXIÈME 53

SCÈNE DEUXIÈME FELIX, avec une colère froide et méprisante.

C'est pour me faire peur. Elle ne me laisserait pas sa fille !... J'ai été trop patient : j'aurais dû... Oui. J'aurais aller prendre ma canne ! Elle croit que je vais courir dans l'escalier. .. pas si bête! C'est égal : elle lisait trop les Tribunaux pendant ma sieste, après le dîner, ces jours-ci; je lui trouvais un air tout drôle depuis quelque temps. Ah ! je connais les femmes. C'est une attaque de nerfs; une crise de nerfs !... Si j'ai compris quelque chose à ses reproches, je veux bien que... Enfin, qu'est-ce que je lui ai fait, moi ? Je ne lui ai rien fait!... N'importe, il ne faut point laisser passer cette première algarade... elle est sans doute montée et je vais... {Bruit d'une voiture qui s'éloigne.) Hein?... (Se jetant à la croisée et l'ouvrant.) Comment !... non, ce n'est pas possible... Elle n'aban- donne pas son mari et son enfant, cette femme ! Bap- tistin ! attelez! attelez! Bapti.... (Il se frappe le front et s'arrête.) Mon Dieu!... Trop tard !... Ah! c'est elle qui les a envoyés dans leurs chambres, ce soir! C'est elle qui a fait venir la voiture ! La malheureuse !... Elle a osé!... Je... j'étouffe. (// arrache sa cravate.) Qu'est-ce que j'ai dans la poitrine ! j'ai beau ôter ma cravate, je ne peu pas respirer! j'ai la fièvre ! je ne

54 LA RÉVOLTE

me croyais pas si impressionnable que ça! Partie!... partie!... Eh bien, mais je ne ris plus, moi ! (// tombe sur un fauteuil près de la table.) Comment! on quitte donc sa fille et son mari pour aller « rêver » aujour- d'hui!... (Un silence.) Oh! ces meubles... cette plume qu'elle tenait... voilà sa montre abandonnée... Cet anneau !... Je ne peux pas me mettre ça dans la tête qu'elle me laisse tout seul avec sa fille. Est-ce donc vrai qu'elle est partie? Mais enfin, c'est infâme, c'est impossible !... (// se lève et marche à grands pas.) Non ! elle ne reviendra pas, non, jamais ; c'est un ca- ractère indomptable... Je commence à la comprendre, maintenant. Je la connais, je suis seul. Elle a tout prévu. . je suis... (Avec un cri et s1 asseyant sur une chaise dans un coin du salon.) Ah ! ces murs ! Comme c'est nu, ici ! Je ne l'avais pas remarqué. (D'un air égaré s'interrompant, à voix basse.) La petite maison, le vent d'hiver, le silence, toujours, la solitude. La solitude!... et moi?... (Se redressant.) Au secours !... je ne peux pas comprendre ce que j'ai... Je n'ai rien, et c'est l'enfer ! Mais il me semble que je me noie, qu'on m'arrache l'existence du corps! Elisabeth!... El... (// fait quelques pas en chancelant, les bras étendus comme un fou, puis il s'affaisse sur un fauteuil auprès de la porte.) Je ne sais pas... mais je souffre beaucoup... positivement.

(// s'évanouit.)

SCÈNE TROISIÈME 55

SCÈNE MUETTE. La pendule au-dessus de la porte sonne une heure du matin: musique sombre; puis, entre d'assez longs silence-, deux heures, puis deux heures et demie, puis trois heures, puis trois heures et demie et enfin quatre heures. Félix est resté évanoui. Le petit jour vient à travers les vitres, les bougies s'éteignent; une bobè- che se brise d'elle-même, le feu pâlit.

La porte du fond se rouvre violemment; entre madame Elisabeth trem- blante, affreusement pâle; elle tient son mouchoir sur la bouche. Sans voir son mari, elle va lentement vers le grand fauteuil, pi es de la che- minée. Elle jette son chapeau, et, le front dans ses mains, les yeux fixes, elle tombe assise et se met à rêvera voix basse. Elle a froid: ses dents claquent et elle frissonne.

SCÈNE TROISIÈME FÉLIX, ELISABETH

Elisabeth, comme glacée, à elle-même. Trop tard : je n'ai plus d'àme. Lorsqu'à travers les vitres de la voiture j'ai voulu regarder quel air avait la nuit, lorsque ma poitrine, avide de liberté et gonflée de tristesse, s'est soulevée, j'ai frissonné du froid de l'exil. Je me sentais comme des chaînes de plomb. Un moment je crus que je m'étais exagéré, vrai- ment, l'attrait des pays désirés !... Le bruit des roues me faisait mal. Il me semblait que je voulais me ca- cher quelque chose. Mon orgueil même me quittait. La solitude m'étonnait, seulement. Peut-être suis-je malade, me disais-je. Cette rupture m'aura sans doute surexcitée. Mais, autrefois, être malade ne changeait rien à mes croyances ! Non ! ce n'était pas cela ! j'étais accablée. J'étais impuissante radicalement. C'était la

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défaillance et la détresse!... Enfin, je me trouvais comme les autres !... Je sentais l'Irrémédiable, et que c'était un fait profond et non passager. Et des siècles se passaient à chaque minute. Je me voyais demain, après-demain, dans huit jours, dans trois mois, seule et triste, au fond de cette solitude enviée, regret- tant peut-être l'atonie de l'ancienne existence. (Elle s'accoude pensivement.) Les ronces frappaient les vitres de la voiture ; lescieux brillaient sur les arbres dans le bois traversé ; oui, lescieux! Mais ils m'apparaissaient comme défendus. Je sentais que je n'avais plus les yeux voulus pour les regarder d'une façon haute et utile ! Et salutaire ! Chose horrible ! Je savais bien qu'au- tour de moi passaient les souffles sacrés de la Vie, et je les écoutais, indifférente ! Je ne les sentais plus me pénétrer !... Je ne pouvais plus éprouver la soif exclu- sive de l'Oubli, ni me ressaisir, comme autrefois, dans le recueillement sublime!... Je ne me rappelais plus comment il fallait regarder les choses pour vivre dans l'Esprit du monde et cesser à jamais d'entendre le rire du genre humain ! C'en était fait!... (Silence.) Oh ! je le vois, seigneur Dieu ! Trop tard ! On ne met pas impunément le pied sur la terre, même pour sa rançon! J'ai trop consenti. Je me suis exagéré, comme tant d'autres, h valeur du pain quotidien ! (S'essuyant les yeux.) Non, je n'ai plus les yeux de ma jeunesse en- sevelie dans ce tombeau ! Je ne me sens plus digne de

SCÈNE TROISIÈME Sj

ces sortes d'ivresses. Je ne comprends plus les exalta- tions de l'Art, ni les apaisements du Silence. Cet homme a bu comme de l'eau toute ma beauté. Toute énergie est épuisée en moi. La concession que j'ai faite pendant quatre ans de ma vie brève en comprimant les forces de mon esprit les a diminuées! On n'efface pas ! Je me suis vantée en voulant vivre. Je ne peux plus. Je suis devenue semblable à celles dont les yeux n'ont ja- mais perçu les Clartés lointaines!... Hélas! il ne me gène plus, ce meurtrier! Sa vie ou sa mort ne change- ront rien à mon abandon ! Son sourire perpétuel m'a rempli l'âme de poison et de ténèbres !... Ses chiffres m'ont aveuglé l'esprit. Qu'il vive ou meure, je suis in- capable d'être autre que .. ce que je suis devenue. Le monde est vide pour moi désormais... Je ne suis ni folle ni malade, mais il me semble que je suis atteinte de cet ennui éternel auquel les femmes comme moi sont condamnées, et qui, tout pesé, ne pardonnera ja- mais. — C'est fini, voilà tout. Pourquoi m'enfuir? Ici ou ailleurs, qu'importe je dormirai ?... Sais-je même pourquoi je suis revenue ?... Ah ! oui, je me rap- pelle... Je ne savais aller. Le froid du matin m'a sai- sie, je suis rentrée. Voilà ce que c'est. (Un long si- lence.) Reste une issue. Emporter ma fille!... M'y rattacher comme une naufragée! m'y incarner mainte- nant! En faire une femme de bronze, capable de ré- sister à tous les désenchantements et à tous les dé-

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goûts ! Pour cela, je dois m'enfuir avec elle ! Et accep- ter, comme tant d'autres, le front haut... (Elle sourit amèrement.) Quoi donc?... Ai-je le droit de l'acca- bler sous le poids de mon avenir?... (Elle s'arrête.) Non ! je ne veux pas, je ne peux pas ! On n'est au-dessus de la Loi qu'à condition de s'y soumettre. Point de soucis de cet ordre. Pas de choses romanes- ques à me reprocher à l'heure de la mort. Je suis rivée à un malheureux qui m'a tuée. Le mort a saisi la vi- vante!... Ma place est bien réellement ici ! Il n'y a pas d'issue possible! Je dois rester. Fuir, sans forces, pour un isolement désormais sans grandeur, se- rait une lâcheté banale. J'élèverai ma fille tout bon- nement. Je reprendrai demain mon train d'existence. Tout est consommé ! L'épreuve est faite. Je suis vain- cue. (Un silence.) Et, maintenant, plus de bouillonne- ments ni de hontes! Sein brisé, ferme-toi! Tu étais fait pour engendrer les hommes vaillants, ceux qui dé- livrent!... Tu étais fait pour endormir le front généreux d'un compagnon de liberté. Il paraît que c'est inutile. Il paraît que demeurer sous ce toit, c'est le devoir, l'honnêteté, la dignité de la vie ! (Après un instant.) Ah ! c est égal, c'est bien étonnant tout de même ! (Elle se reatC^se.) Allons ! (Elle rajuste sa toilette de- vant la glace, jette sa mante de voyage et redevient la femme qu'elle paraissait être au commencement de la première scène.) Oh ! ce froid petit jour pâle ! (Regar-

SCÈNE TROISIÈME 5o,

dant autour d'elle.) Il me semble que des années se sont passées depuis que j'ai quitté ce salon !... (Elle traverse lentement la distance qui la sépare de la table: arrivée près de la lampe, elle la ranime, rouvre ses livres de caisse et reprend ses manches de lustrine.) Il y a des heures tient toute la vie et qui sonnent tous les adieux!... Au travail, maintenant. (Elle s'assoit et prend sa plume, dans la même attitude qu'au lever du rideau.)

félix, revenant à lui et la regardant avec stupeur.

Vous !... vous, ici ! Je ne rêve pas au moins ?... Tu as donc renvoyé la voiture ? tu n'es donc pas par- tie?... Mais... j'ai failli mourir, moi ! (// voit l'heure tout à coup.) Quatre heures du matin !... quatre heures du... (Il regarde Elisabeth. Un silence.) Ah ! je com- prends ! (Ricanant.) Il n'y a que les folles qui ne re- viennent pas. (Se croisant les bras.) Eh bien, comment se portent la Sicile, la Hongrie et la Norvège ! Ah ! vraiment ? tu as cru qu'on pouvait déserter ses devoirs et s'en aller au pays des chimères!... Tu as pensé que les rêves de l'imagination étaient applicables!... In- sensé que j'étais de me bouleverser le sang au lieu te dire : « Ma chère amie, la porte est ouverte : Va! Essaye!... » (Mouvement d'Elisabeth.) Ne parle pas, je te pardonne ;... et je sens bien que cette fois tu ne t'en iras plus i Tiens, je ne regrette pas le mal que

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tu m'as fait : l'expérience a été bonne. Cette colère m'a prouvé que tu m'étais plus nécessaire que je ne le croyais : elle t'a prouvé que tu étais non-seulement ma comptable, mais ma femme, entends-tu?... Et elle nous a prouvé, à tous deux, que tant qu'il y aura de la « poésie » sur la terre, les honnêtes gens n'auront pas la vie sauve.

Elisabeth, avec un doux sourire. Et quand je pense, mon ami, que je parlais de vous quitter au moment de la balance du semestre ! ... Enfin, cela n'avait pas le sens commun ?...

félix, sous le charme. Allons donc !... Tu vois !... Tiens, c'est un mot qui me prouve que tu es bien guérie. Donne- moi la main. Faisons la paix. Eh ! que deviennent les rêves de- vant cette bonne réalité? La Poésie, oui... une attaque! Je comprends cela, vois-tu?... J'ai eu ça moi-même. (// lui prend lamain. Elisabeth chancelle un peu, par fatigue sans doute. Félix la regarde avec un amour vrai. Elisabeth, toujours souriante, parait toute confuse et heureuse. // approche de ses lèvres la main de sa femme ; puis, à part, en clignant de l'œil.) C'est égal : je ne suis pas fâché qu'elle soit un peu humiliée ! [Haut.) Tu vois?... Je ne suis pas un méchant?... (// lui baise la main. Un moment de si- lence. Elisabeth est debout près du fauteuil. Elle

SCÈNE TROISIÈME 6l

est redevenue taciturne. Félix ne la voit pas. Elle semble perdue dans d'effrayantes pensées.)

Elisabeth, inclinée sur lui, d'une voix lente et grave.

Pauvre homme!... (Elle le regarde avec une miséri- corde et une mélancolie profondes.)

Le rideau tombe.

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